FRANCESCA BOURGAULT

CE QUI VIENDRA suivi de la manifestation du silence dans La terre ferme et Après la nuit rouge de Christiane Frenette

Mémoire présenté à la faculté des études supérieures de l'Université Laval dans le cadre du programme de maîtrise en études littéraires pour l'obtention du grade de Inaîtrise avec mémoire (M.A.)

D~PARTEMENTDESLITTéRATURES FACULT~DESLETTRES UNIVERSIT~ LA VAL QU~BEC

2009

© Francesca Bourgault, 2009 ~ -~~~ ------,

RésUDlé

Le silence prend une place importante dans la VIe réelle tout comme dans la littérature. Le texte de création intitulé Ce qui viendra montre comment le silence s'épanouit dans une œuvre de fiction, alors que l'analyse portant sur La terre ferme et Après la nuit rouge de Christiane Frenette procède à l'inventaire des formes qu'il emprunte, des thèmes qui lui sont connexes et des éléments qui constituent sa typologie. L'analyse privilégie surtout la façon dont le silence recoupe la psychologie des personnages pour devenir un signe avant-coureur de la quête identitaire de ceux-ci. 1 --~-----~ ------,

III

Abstract

Silence plays an important role both in real life and in literature. The original creative work entitled Ce qui viendra (What Is To Come) shows how silence permeates a work of fiction, while the subsequent analysis of Christiane Frenette's novels La terre ferme and Après la nuit rouge deals with the way in which silence develops, the forms it takes, related themes, the typology that characterizes it, and especially its impact on the psyches of the characters. This research project leads us to perceive silence as a symptom of the characters' quest for identity. Avant-propos

Je remercie Monsieur Neil Bissoondath, directeur de mémoire inespéré, pour son accompagnement dans la réalisation de ce projet et pour la confiance qu'il a manifestée à mon égard tout au long du chemin que nous avons parcouru ensemble. Merci également à Monsieur Aurélien Boivin, codirecteur précieux dont la rigueur intellectuelle a orienté mon travail dans la bonne voie. J'ai une pensée pour Monsieur Alain Beaulieu, examinateur de ce mémoire, et pour chacun des professeurs, des chargés de cours et de experts de l'Université Laval qui m'a fourni les outils nécessaires à l'atteinte de mes objectifs. J'exprime aussi ma reconnai sance au CRSH pour son soutien non négligeable.

Messi~urs Daniel Forgues, Charles Gaucher, Pierre-Paul Lachapelle et Stéphan D. Perreault, m'ont livré généreusement des renseignements sur la communauté ourde du Québec. Merci à vous. Avec ma main gauche, à la hauteur de mes lèvres, je signe merci à l'attention de madame Diane Demers. Steve Lessard et Mylène Deraspe, futurs médecins de famille adorables, m'ont brillamment renseignée sur l'aspect médical de la surdité chez l'adulte et sur les causes possibles de ce handicap. Philippe Lachance aussi. Merci, à vous trois. À Jocelyn Bérubé, collègue irremplaçable avec qui j'ai des discussions qUI alimentent la finesse de mes réflexions, j'adresse mes remerciements. Merci à Vanessa Bernier, Sarah Pelletier et Pierre Morin pour leur présence et leur appui. Je ne pourrais prétendre apposer la touche finale à ce mémoire sans la lecture méticuleuse de Benoît Toussaint, un ami spécial qui tombe toujours pile après de longs silences. Je remercie mes parents, France Leblanc et Marien Bourgault, ainsi que ma sœur Jessica et son conjoint Jean-Philippe. ils ont su me faire sentir à la hauteur. Merci à Guillaume Fournier, compagnon de tous les jours, qui m'a soutenue au cours de ce périple un peu fou. Table des matières

Résumé ...... ii Abstract...... iii Avant-propos ...... iv Table des matières ...... ~ ...... v Introduction ...... 9 PARTIE 1 Section création ...... 10 Ce qui viendra ...... Il Prologue, deux mille quatre tabous ...... 12 Mille neuf cents à deux mille lamelles de tuf ...... 19 Mille neuf cent quatorze gélivures ...... 22 Deux mille quatre silences ...... 35 Mille neuf cent trente chevaux de bataille ...... 37 Deux mille quatre racines ...... 53 Mille neuf cent soixante-neuf secrets ...... 56 Deux mille quatre grincements de dents ...... 86 Mille neuf cent soixante-dix -neuf chagrins ...... 89 Deux mille quatre battements de coeur...... 96 Mille neuf cent quatre-vingt-cinq vagues ...... 98 Deux mille quatre raisons ...... ~ 117 Mille neuf cent quatre-vingt-treize wagons ...... 119 Deux mille quatre ramilles ...... 135 Deux mille une jalousies ...... 137 Deux mille quatre herbes folles ...... 143 Deux mille quatre pièces de casse-tête ...... 145 Épilogue, deux mille quatre jours sans amour ...... 183 PARTIE II Section d 'analyse...... 191 La manifestation du silence dans La terre ferme et Après la nuit rouge de Christiane Frenette ...... 192 1. Introduction ...... 193 2. Résumé des œuvres à l'étude ...... 195 2.1 La terre ferme ...... 195 2.2 Après la n~lit rouge ...... 197 3. Définition et typologie du silence ...... :...... 197 3.1 Définition négative et positive ...... 197 3.2 Typologie du silence ...... 200 4. Le silence et le non-dit dans la forme ...... 201 4.1 Aposiopèse et litote ...... 201 4.2 Omission et brachylogie ...... 202 4.3 Antiphrase, circonlocution et euphémisme ...... 203 5. Le silence comme thème ...... 204 5.1 Un thème connu ...... 204 5.2 La manifestation de la thématique chez Frenette ...... 205 5.3 Le thème du silence dans La terre ferme et Après la nuit rouge ...... 207 5.4 Le fleuve et son silence ...... 208 VI

6. Le silence, quête d'une identité ...... 209 6.1 La quête identitaire ...... 210 6.2 La crise des personnages de Christiane Frenette ...... 212 6. 3 Le dénouement de la crise ...... 21 5 7. Des personnages préoccupés, pour un livre de silence ...... 218 lA terre ferme, le radeau de mon œ·uvre ...... 220 Bibliographie ...... 222 À ceux qui ont rêvé avec moi « L'être et la VIe ne coïncident pas: ma VIe · et, par réfraction, toute ma vie, peut m'apparaître comme à jamais inadéquate à quelque chose que je porte en moi, qu'à la rigueur je suis, mais que cependant la réalité repousse et exclut. » Gabriel Marcel Introduction '

Il Y avait les mots et le silence qui me parlaient de la mer. C'est ainsi que je me suis mise à écrire dans tout ce silence.

Ce qui viendra est né d'un besoin d'exprimer le non-dit de nos jours gris, de nos jours roses aussi. J'ai longuement écrit et lentement relu, puis j'ai découvert, sous la peau fragile de la fiction, un silence qui se terrait. De toute évidence, j'avais mis en mots ce qui m'apparaît comme la tare de bien des relations, c'est-à-dire la communication déficiente. Les personnages s'expriment, mais entre eux, il existe toujours un silence. Après avoir pris conscience de ce thème, j'ai désiré poursuivre une réflexion approfondie sur le sujet.

J'ai écrit des centaines de pages de création et effectué quelques entrechats exploratoires, pour finalement trouver deux œuvres qui allaient devenir les piliers de ma recherche: La terre ferme et Après la nuit rouge de Christiane Frenette. À ces œuvres contemporaines encore en vogue, exelnples frappants du silence dans la littérature, j'ai juxtaposé plusieurs ouvrages théoriques issus de divers champs d'études. J'ai étudié les non-dits, les mensonges, les omissions, les réticences et le vocabulaire du silence, mais il me manquait un élément important. En relisant Ce qui viendra, La terre ferme et Après la nuit rouge, l'étincelle a jailli.

Le silence m'est apparu comme le signe avant-coureur d'un mal plus insidieux, celui de la quête d'une identité à reconstruire chez les personnages, phénomène plus subtil que la manifestation du silence qui, en elle-même, sautait aux yeux. Je laisse Ce qui viendra transporter le lecteur dans le monde du doute. Je préciserai ensuite le concept du silence et de la quête identitaire des personnages de la littérature. PARTIE 1 Section création Ce qui viendra PROLOGUE, DEUX MILLE QUATRE TABOUS 13

N anfrage d'Élie J'ai couché avec lui. C'est arrivé comme ça. La mer rageait, le vent soufflait trop fort, nous avons échoué. On n'entendait que le bruit des murs d'eau qui s' affaissaient autour de nos deux corps en épaves. Pas d'oiseau. Pas de train. Juste un crachat immense qu'on aurait dit venu de la bouche d'un surhomme. Un gros son gras avec quelques notes étincelantes. Des perles. Nous avons fait l'amour sans nous voir, sans penser à ce que nous étions. Le blanc du ciel et le gris de notre refuge, en toile de fond, faisaient écran à nos errements. Doucement, ses doigts, des ailes, ont survolé ma peau tendre. Madone en présence de son fils , j 'ai offert mes seins à l'homme-enfant qui les a soupesés à travers le tissu de mon chemisier. Je n'avais pas peur. Pour se glisser entre nles cuisses, il a descendu ma culotte jusqu' à mes chevilles innervées de traces de sel. Le rythme qui battait en moi ressemblait à la mesure du ressac. n tremblait. Deux coups, une vague, un retour du courant, deux coups sur le butoir de mon corps qui le contentait. J'étais muette. Je ne songeais à rien. Un jour, je me dirai que j ' aurais dû articuler quelque chose dans la grotte de nos enfances. J'ai couché avec lui. n y a eu trois vagues et deux ressacs,' puis il a déferlé. J'ai senti son nuage de chaleur me gicler dans le ventre. J'ai pensé à une bulle de savon, à l'arête du roc qui m'usait les reins et la nuque depuis la deuxième vague et à nos gestes fous. Deux vagues, deux ressacs. Je me suis accroupie pour évacuer sa semence. En voulant essuyer le reste avec mes doigts, la goulée est restée collée à mon auriculaire que j'ai secoué dans une flaque entre deux pierres. Le liquide a formé une araignée diaphane torturée dans une danse grotesque. Devant moi, une verge mouillée rapetissait. Je ne voyais pas bien le visage du garçon en contre-jour. Je crois qu'il me fixait. J'ai examiné ses mains dissimuler son pénis dans son caleçon et remonter sa fermeture à glissière. Rien, dans ce que je percevais ne ressemblait aux cliquetis habituels qui accompagnent ce geste. Que de l'eau en vacarme. 14

J'ai rassemblé mes jambes vers ma poitrine avec le reste de mes vêtements abaissés à la hâte. Recroquevillée, petite fille naïve que je n'étais pas, j'offrais mon sexe, encore nu, à son regard. li a tourné les talons alors que j'avais la tête baissée. Je suis demeurée dans la grotte à écouter le vent siffler au contact des brèches de mon enclos, puis j'ai osé sortir. L'eau montait jusqu'à la jeunesse de mes cuisses à cause de la marée, ce qui gênait mon équilibre. Une vague m'a renversée et mon visage a heurté un rocher. J'ai blasphémé. Aussitôt, ma voix s'est noyée. J'ai atteint la grève et j'ai retiré un à un mes vêtements, méduses de chiffon collées à n10n corps transi. J'ai traîné mon chemisier et ma jupe à bout de bras. Ma culotte avait pris le large et flottait, .non loin, mimant un débris de débauche. Doucement, j'ai gravi la pente jusqu'à la maison. Nue. Complètement nue. Nue comme une huître sans sa coquille. Je l'ai vu, lui, à l'est. li était assis près de la voie ferrée. Il m'a suivie des yeux, puis s'est détourné. J'aurais juré qu'il avait peur. Mes seins petits et ronds, emblèmes de l'enfance en moi qui ne veut pas mourir, pointaient devant, drapeaux de mon indifférence. J'ai joué à l'émancipation et, gracile, j'ai franchi le seuil de la maison. Je me dirigeais vers ma chambre quand, dans la cuisine, ma lnère s'est mise à gesticuler. Elle a eu le temps de me jeter une serviette sur les épaules àvant que je monte. Mon bras corbeau a largué mes habits imbibés dans l'évier de la salle d'eau. J'étais débarrassée de ma proie. Je me suis lancée sur mon lit et séchée dans les draps à l'odeur de fleurs et de foin. La main sur mon ventre, j'ai rêvé dans un sommeil impatient.

J'ouvre les yeux. Les égratignures sur mon front ont laissé des marques brunâtres sur les couvertures. Je cherche un sous-vêtement dans mes tiroirs, le plus horrible de tous, pour sceller ma solitude. Je veux être seule, complètement indésirable, et rire devant le large miroir de ma chambre. Je sais, en dépit de la modestie nécessaire et malgré les pirouettes pour nier les compliments, que je ne suis pas laide. Élancée, délicate, grande pour mon âge, j'ai des jambes de cigogne, musclées, longues, sensuelles. J'ai dix-huit ans, je suis belle et j'écris sur les murs avec mon crayon à croquis. 15

A vec calme, je trace dans tous les sens les ramifications de ma vaste ville intérieure. Je lui ajoute, en cascades, des ruelles, des ruisseaux, des marais. Je lui dessine des orages, de fins nuages rieurs et des oiseaux, des centaines d'oiseaux. Je suis un grand héron. Mes ailes embrassent le ciel et glissent à la surface de l'eau comme une bruine matinale. Je suis un œil ouvert, un rire complice, un cœur sur la main. Je suis toutes les petites filles oubliées dans de la soie et toutes les mères sourdes qui ne veulent rien comprendre. Je suis une conque que caressent des mains malhabiles. Je suis une part de ces femmes qui se taisent, éteintes, parce que l'amour a besoin de mots et qu'elles en ont trop dit. Pas assez entendus. Joël n'a pas saisi l'elnpreinte des mots. Il est parti sans comprendre et moi, sans lui expliquer. Pour me prouver qu'il avait tort, j'ai fait l'amour sans lui aujourd'hui. Même silence, pourtant. Je compose avec mes doigts un casse-tête de grains de 'sable. Bientôt, les lettres forment ~n sablier prodigieux d'où mon souffle dégoutte, au rythme d'un liquide blanchâtre dans une culotte enfilée à la hâte. Ma mère est sourde, Inais pas aveugle. J'empoigne une de mes gommes à effacer d'artiste, énorme et brune. Elle n'est plus qu'un pois dans ma main une fois le palimpseste fignolé. Mes traces s'entassent dans les fissures du plancher de bois d'érable. Le n1ur a retrouvé sa pâleur maladive. Je me sens mieux. Ma chambre et moi, on a perdu notre laque. Qui estompera les empreintes dans ma tête? Je souris à mes délires et me jette en étoile sur le lit. Je ne suis pas victime ni coupable. C'est comme ça. Pour moi, il n'y a pas d'outrage, juste une touche d'étrangeté. Pas une larme, pas un brin de panique, pas de . remords. Je n'ai jamais été aussi sereine. J'appréhende seulement les ouï-dire: «Ces choses-là, c' est croch~. C'est sale. Famille de fous! » Personne ne le saura. Les tabous sont grands.

Nœuds de vipères Engluées dans l'air humide, les particules au bas du mur refusent de se disperser. J'agrippe une barrette, celle que Joël m'avait offerte, et quelques autres babioles que 16 j'enfouis dans un sac. Je vais prétendre vouloir préparer ma prochaine session d'école, prendre le train et partir. Les soupçons des autres seront tués dans l' œuf. Je descends de ma chambre. Il n' y a pas d'urgence. L'été est encore jeune. Voilà ce que ma mère me mime quand je passe la porte. Elle sort derrière moi, m'agrippe le bras, me force à me tourner vers elle. Je l'embrasse sur les deux joues, l'avertis qu'elle devra aller quérir mon vélo à la gare où je le laisserai en partant et disparais. Facile d'éviter les discussions avec une mère qui n'entend rien. Derrière moi, un rideau de pluie gris. Je jette un coup d'œil à la crique. Mon amant n'est plus là. J'enfourche ma bicyclette et je pédale de toutes mes forces dans la boue visqueuse. La route est longue sous ce torrent. Trempée, je plonge dans la gueule de la gare et me réfugie aux toilettes, où l'air sent le vieux cuir, pour changer de tenue.

Je cède ma place dans la file à une femme enceinte. Soudain, j'ai la sensation que la pluie froide tombe en dedans de moi, que mes cheveux imbibés poussent dans ma tête. Nœuds de vipères. 1, 2, 3 pour m'occuper l'esprit, comme lorsque je comptais les voitures du train, petite Élie sur la grève de mes étés. De toute façon, je ne regrette rien, non, rien,

sinon de quitter mon village. 1

Bluff Rosa m'invite à m'installer à la dernière table du restaurant de la gare et me présente un menu. - Il faudra bien manger d'ici la fin de ce que j'ai à te dire, Élie. Je la dévisage sans comprendre. Ni gêne ni frayeur. Quand la serveuse arrive à notre table, nous sommes assises, l'une en face de l'autre, en silence, nos vestes entassées sur une chaise inoccupée tout près. J'attendais pour acheter mon billet quand quelqu'un a tambouriné doucement sur mon poignet gauche. Mouvement de stupeur devant la Tortue qui me souriait. Son visage sans âge est encadré de cheveux blancs et malgré sa petite taille, elle arbore la prestance des grands chênes. Difficile de refuser quoi que ce soit, à cette brave incarnation de la vieillesse lucide. C'est pourquoi, lorsqu'elle m'a fait signe de la suivre et qu'elle m'a susurré un «s'il vous plaît» plus ferme que doux, j'ai dit « oui ». 17

Est-ce parce qu'un jour mon frère m'a parlé d'elle, ou parce qu'elle est la grand­ mère de Joël? J'ai donné quelques battements d'ailes hors champ, pour trouver des réponses peut -être. On dit que les vieilles personnes sont aussi sages qu'elles sont riches en rides. J'ai emboîté .I.e pas à la sagesse. Je suis là, j'attends qu'elle parle. - Je m'appelle Rosa, même si, pour toi et pour les habitants de ce village, je suis la Tortue. C'est ton frère qui m'a donné ce surnom, le savais-tu? Mais je dois commencer par le début. J'ai beaucoup à te raconter. Au même nloment, la serveuse largue mon assiette sur mon napperon à la propreté douteuse. - Élie, dit Rosa, je sais ce qui s'est passé aujourd'hui. Je m'étouffe! - Et il s'est passé quoi, Madame Rosa? dis-je, presque maître de moi. - N'aie pas peur, Élie. Je veux t'aider. - Pourquoi j'aurais peur? Ma réponse, trop sèche pour nier ma frousse, sonne creux. Rosa tapote doucement sa tempe droite avec son index maigre et ajoute: - C'était écrit ici. Elle bluffe, c'est sûr.

Voltiges d'une naufragée Je prends une bouchée, tentative de lien entre nos deux mondes, à Rosa et à moi. Dégoûtée, je repousse mon assiette en déglutissant. Les œufs· sont trop cuits. Pendant que je manège pour rincer ma bouche des restes de pain collant, le chat surveille la souris. Sait-elle vraiment? Tout s'est passé si vite dans le ventre de la pierre et dans le mIen. Que faire si, à Joël, elle jase de moi, de lui, de l'autre aussi? M'accrocher à ma branche, voilà ce que je me répète. Au fond de ses yeux, là où je croyaIS trouver une sécheresse, une menace, Je déchiffre de l'espoir, de la tendresse aussi. Me suis-je trompée sur toute la ligne? 18

Je n'ai besoin de personne, je refuse d'être sauvée. Elle parlera jusqu'à ce qu'elle manque de salive, mais j'infirmerai tout. Parce que personne ne peut comprendre. Personne, pas même moi. J'ai couché avec mon frère. MILLE NEUF CENTS À DEUX MILLE LAMELLES DE TUF 20

C'est le nôtre Le Village de la Crique porte un nom de Saint que personne n'utilise. Tous les quatre ans, la tradition a raison des candidats à la mairie, un peu. collet monté,·qui remettent sur la table cette sainte appellation. Le vieux nom est resté collé en moustache sur toutes les lèvres et le facteur répète souvent: «Le Village de la Crique, c'est le Village de la Crique.

C'est tout. Dans le monde, il y a un Village de la Crique, et c'est le nôtre! » Si bien que, dans tout le pays, ceux qui ont fait une halte à la Crique connaissent la double identité de la paroisse, qui s'étend d'est en ouest sur quelques kilomètres, au sud du fleuve, et surplombe une baie abrupte. Les habitations des villageois s'enracinent dans une couche de verdure, en contraste avec la couleur mauve du tuf de la falaise qui plonge dans un fleuve houleux. Solidaire à un principe de parallélisme, la rue de l'Estragon longe le chemin de fer et surveille les marées. Le rang Alphonse, le rang Gauvin, le rang Toussaint et les autres, moins populeux,

~ivisent les terres au sud et rejoignent perpendiculairement la rue de l'Estragon par la route du Nord. Chacun d'eux recèle des trésors patrimoniaux. La petite école de la route du Nord fait partie de ces souvenirs. On peut sentir, à travers les carreaux, l'agitation des écoliers, du temps où la bâtisse était fraîchement peinte et le rythme de la musique des adolescents qui organisaient entre ses murs frêles des fêtes clandestines, une fois l'école désaffectée.

Elle a été le repaire de bien des mystères. La mairie n'ose pas la démolir, ~i y investir, c'est pourquoi on écoute son bois gris s'ennuyer les jours de grands vents. D'immenses zones agricoles et des boisés touffus pon·ctuent le paysage de la bourgade. Les maisons poussent à l'ombre des peupliers, des ormes et des amélanchiers, dans le giron d'une vallée et sur les crête~ des collines. La majorité de la population vit recluse dans les rangs. Les feuilles, le vent et la mer remplissent l'atmosphère "de leurs babils distincts et les oiseaux chantent au-dessus de cet orchestre. Pour briser la distance, la rumeur voyage bon train. L'inévitable commérage des petites gens échoue dans les extrémités des rangs ou se perd dans l'air marin .. Depuis des générations, le caquetage rebondit contre la porte des Florent, imperméables aux médisances. Leur domaine, une grosse maison coloniale, surplombe une partie de la crique où un adoucissement de la falaise facilite l'accès à l'eau. Défricheurs, cultivateurs et maires de 21 père en fils, ils ont vécu dans un logis d'allure noble, mais sans prétention. li a la couleur d'une orange trop mûre. Les armoiries familiales, sculptées sur chacun des volets ancestraux, le toit pointu, les lucarnes anguleuses et les lattes de la galerie majestueuse reflètent une fierté muette. Sous la véranda peinte en jaune, une chaise à berceau attend ses vieux jours. À côté, un potager immense sépare le terrain de la demeure orange de celui de la voisine. La maison bleue, à côté, est presque aussi ancienne. On raconte que le père Florent de la deuxième génération l'avait fait construire pour y loger une famille à son emploi dont le ménage avait flambé en plein cœur de l'hiver. Ce don généreux a souligné le caractère.irréprochable de la lignée. Une modeste propriété de bois, penchée comme un arbre agité par le vent, se trouve à un demi-kilomètre à l'est. C'était le toit de Maria et de son mari Émile, avant d'appartenir à Rosa. Aux pieds de cette chaumière cascade une maigre rivière qui s'éteint dans le fleuve. En amont, une école et un hôpital se tiennent debout, résultat d'une subvention gouvernementale salvatrice pour la région. Sur la colline, à l'est de tous les champs, sont regroupés un bistrot, une boulangerie, une épicerie, un hôtel, une cordonnerie et un amas d'autres commerces. Les rénovations et les agrandissements des bâtiments donnent l'impression que ceux-ci ont été construits d'un bloc sans un quelconque souci d'esthétique. Se dégage de cette hétéroclite tentative d'adaptation au temps un charme pittoresque. Une jetée commerciale de peu d'envergure esquisse des lignes en bas de la butte où on a érigé la gare, qui offre une vue en plongée sur le fleuve. Près de cette station ont poussé des kiosques rudimentaires qui servent d'ombrelles aux étalages d'aliments frais. Entre l'église et la gare, la place publique accueille, depuis belle lurette, un marché à aire ouverte tous les samedis, de juin à octobre. La locomotive siffle au passage. Personne n'y fait maintenant attention, mais si son chant disparaissait, cela ferait jaser. Le train, le fleuve et la crique constituent les trois piliers du Village. Les trois brins d'un tricot serré. .MILLE NEUF CENT QUATORZE GÉLIVURES 23

Solitude en miroir Madeleine hume l'air de l'automne qui tarde à s'installer en étendant une brassée de blanc sur la corde à linge. Le temps n'est ni clair ni sombre, .le vent, ni froid ni chaud. Le mois d'octobre construit son nid pendant qu'un premier contingent canadien de trente-deux mille soldats part outre-mer, escorté par sept croiseurs britanniques. Depuis le matin, le télégraphe du bureau de poste ne connaît pas de trêve. C'est une journée simple éclaboussée par. une nouvelle qui agit comme une tache de vin rouge sur une nappe de dentelle. Sur la route du Nord, à quatre kilomètres de la rue de l'Estragon, dans une maison isolée au cœur d'un bocage dense, Madeleine s'apprête à laver les bottines de son homme, parti besogner à l'aurore, quand une première crampe lui fend l'abdomen. Elle est jeune, enceinte de sa nuit de noces et déjà ronde comme un oeuf. Dans un seau, elle vomit à plusieurs reprises. La dernière fois, elle n'a pas la force de tout nettoyer. Entre deux contractions, Madeleine prie, mais sa solitude lui répond en miroir. Journée interminable.

Le soleil tombe, indolent, sous la touffe d'épinettes bleues qui entoure la maison. li s'éteint dans l'herbe grasse au moment où Frédéric arrive avec son vieux compagnon, le cheval que son beau-père lui a donné en cadeau de mariage. li entre. Des bottes cirées traînent dans la cuisine et de la vaisselle accumulée dans l'évier attire les mouches pourtant sustentées. Une odeur de sueur et de sang emplit la pièce. li trouve Madeleine agonisante sur sa couche. L'enfant, spontanée créature, veut exister, entre la vie et la mort de sa mère. Le teint cireux de Madeleine épouvante Frédéric, qui empoigne la menotte bouffie, naguère effilée et soyeuse, de sa douce. La nausée, horrible résultat de ses regrets, prend l'homme.

Ses idées, aussi noires que les ailes des corbeaux qui croassent au-d~hors, s'entrechoquent. Il est trop tard pour aller chercher le médecin. Voilà qui prendrait du temps, une vie, peut-être deux: celles de Madeleine et du bébé. Sa femme expulse de son ventre l'enfant qui la brusque. Un ange passe entre les trois êtres réunis. Le bébé, qui ne pleure pas, s'appellera Rosa. Le gémissement de Madeleine froisse en Rosa une fibre intérieure. Il ouvre une brèche sur le monde qui l'entoure. La voix de sa 24 mère trouve son écho partout, même dans le battement des vêtements blancs, oubliés sur la corde à linge. - Sauve-la, Frédéric. Sauve-la! murmure Madeleine avant de les abandonner, Rosa et lui.

Frédéric et sa fille - Calme-toi, Ti-gars! On va aller faire un tour. J'ai besoin de toi. Sur le mur de la grange, d'énormes crochets retiennent le harnais que Frédéric agrippe d'une main par les attelles et de l'autre par la partie arrière du cuir. Il dépose le lourd attirail sur le dos de la bête docile et négocie l'ajustement de la sangle. - Ti-gars, tu vas nous amener jusqu'à l'Estragon. La charrette bringuebalante rebondit sur la route cahoteuse et fonce droit chez Maria, la sœur de Frédéric. Frédéric s'est saisi du bébé, l'a secoué légèrement, lui a nettoyé le visage d'une maIn et l'a libéré du cordon qui la reliait à sa mère. Dans une taie d'oreiller, qu'elle pointillait de ses poings minuscules, il l'a emmaillotée. Le corps meurtri de Madeleine, luisant, encore chaud, gisait au milieu des décombres de leurs nuits d'amour. Dehors, les arbres tendaient leurs branches pour embrasser la chaumière de l' homme dépouillé. Frédéric ne voyait pas l'enfant ni sa vigueur fragile. Il voyait plutôt Madeleine, menton mou, mimique falote, fragmentée. Les minutes s'écoulaient. L'enfant affamée s'épuisait. Frédéric a obéi au commandement de son amour. Il lui fallait sauver le bébé. Mû par une énergie nouvelle, il est sorti de sa torpeur, a enroulé le poupon dans une vieille mante de feutre et a passé la porte pour atteler le cheval. Maintenant, il fait claquer les cordeaux au vent et fouette le dos de l'animal poussif. Dans ses bras, Rosa ne pleure plus, ses forces l'abandonnent. Trop petite dans ce grand monde. Fou de remords, Frédéric descend de voiture et frappe violemment à la porte de Maria. Il trépigne sur le pen~ on comme un bruant nerveux sur une branche trop molle. Maria vient tout juste de raviver le feu. Hébétée, elle ouvre à son frère. Sa carrure arrondie par une bonne couche de chair lui donne des manières d'homme que ses hanches rebondies, ses courtes jambes et sa poitrine généreuse adoucissent. Derrière elle, le repos 25 s'éloigne doucement de la demeure, tel un filet de fumée blanche. Les plus VIeux des enfants, alertés par le bruit de la charrette, brûlent les mèches des chandelles dans la cuisine avec des allumettes à longues tiges. Une lueur crémeuse enrobe la pièce et une odeur de soufre fait renifler la cadette. L'oncle Frédéric est là, dans l'entrée, une boule d'étoffe dans les bras. Maria prend le bébé sans poser de questions. Une femme de son expérience sait quoi faire d'un nouveau-né qu'un homme apporte, désarmé. Elle a toujours su, même si c'est la première fois que cela lui arrive. Elle tiédit du lait et installe le poupon, lavé et nourri, dans un panier d'osier qu'elle place sur le panneau ouvert du four chauffé au bois. Une chaleur réconfortante se répand. Maria renvoie sa progéniture au lit d'une voix plus tendre qu'à l'habitude, car les bébés intimident toujours les mères. Les souffles las du sommeil se faufilent entre les lattes des cloisons et emplissent la pièce principale. Frédéric est resté debout dans le vestibule pendant tout ce temps, l'air lessivé. Il ne regarde pas sa sœur quand il chuchote: - Elle est morte. Le bébé s'appelle Rosa. C'est ça que Madeleine aurait voulu. Frédéric ne peut en prononcer plus. Maria ne retient pas son frère, qui passe la porte, les dents serrées. Il abandonne derrière lui la pièce de feutre, la taie d'oreiller souillée et le trésor que les tissus contenaient à son arrivée. L'obscurité, amante malhabile, accueille Frédéric, qui rentre le cou pour se dégager de son empnse. Le nœud coulant se resserre. Frédéric regrette soudain la douceur des bougies. En bas de la falaise, le fleuve scande une litanie. Frédéric s'approche de l'escarpement où les flots s'affalent avec langueur et produisent une écume phosphorescente qui se soulève en une bruine aux effluves de varech et de sel. Frédéric ne saute pas. Sa femme et sa tristesse l'attendent pour un rendez-vous obligé. li a un paradis à offrir à Madeleine. Derrière la fenêtre, Maria soupire de soulagement. . Frédéric quitte la cour de sa sœur avec le même empressement qu'à son arrivée. - Vas-y, Ti-gars! M'a te donner d'l'avoine au bercail. La route, noire comme la robe d'une veuve, ondule devant lui et la lune, hideuse lanterne, renvoie à Frédéric l'image d'un pendu, visage enflé, jaune, grimaçant. Il faut vider la maison, la débarrasser de ses diables. 26

Mardi, jour de messe Mardi, jour de messe. On célèbre la délivrance de Madeleine, qui repose dans un cercueil trop grand pour elle, le seul que Frédéric a pu trouver à bon prix. L'embaumeur lui a proposé de l'enterrer dans sa plus belle robe: «Je sais, elle était belle même avec une poche de patates sur le dos, mais on va pas y mettre ça! Je sais que c'est pas ça que tu voulais dire. Va faire un tour chez vous te reposer, pis ramène-moi des vêtements pour ta

. défunte à soir, OK? » Frédéric n'a pas hésité et ne s'est pas délassé. TI a remis au croque­ mort la robe blanche que Madeleine avait confectionnée elle-même pour leur mariage, neuf mois plus tôt. La voilà vêtue de son éphémère bonheur. Les trois jours d'exposition ont eu lieu dans la maIson des Talbot, comme de coutume. Le père Camile a serré la main de Frédéric au moins trois fois. TI lui a offert du thé noir pour passer la nuit, par pitié, parce que la nuit, normalement, on ferme les portes de la cuisine d'été pour que personne ne reste. Frédéric, lui, a veillé dans la pièce où l'on avait camouflé avec des rideaux noirs, suspendus par de fines épingles plantées dans les carreaux du plafond, les armoires et le vaisselier. Le plus jeune de la famille, Yvan, l'a entraîné dehors, un quart d'heure, le dernier SOIr, sous prétexte de déménager une grosse pièce de cuir dont le père, cordonnier de métier, avait besoin dans sa boutique. Cela lui changerait les idées, le sortirait de son cloître morbide. Yvan lui a parlé de la guerre, de l'envie qui le prenait de s'enrôler malgré le désaccord de son père, un sujet futile pour un homme affligé. Quand Yvan a raccompagné Frédéric dans la cuisine où une mariée ne souriait plus, il a eu un frisson. On aurait dit que des diablotins ricanaient, dans les plis des tissus noirs, à l'ange aux ailes cassées. Yvan a pensé à sa mère qu'il avait observée, il y a très longtemps, teindre de vieux draps en noir pour ces occasions où on transformait la rallonge de la maison en salon pour les morts. TI avait vu plusieurs cadavres, toujours droits, toujours blancs, dormir dans le décor modifié de sa demeure. La mort ne s' appri voise pas. Maria pleure en silence, debout dans le premier banc de l'église, Rosa dans les bras. Émile ne bronche pas. Leurs six enfants grouillent de malaise dans la première rangée parce que la messe s'étire. La foule s'impatiente, heurtée par le sermon et par la jeunesse de la 27 défunte. L'air surchauffe entre les vitraux. TI faut sortir d'ici. Le glas résonne et le ruisseau des gens étourdis se disperse en plusieurs ramilles dans les rues du patelin. L'enterrement est réservé à la famille. Une grimace transforme le visage de Frédéric lorsque vient son tour de jeter une poignée de terre dans la fosse. Une tradition immonde dont il se serait passé. Les manifestations de protocole ont toujours suscité des impressions contradictoires chez lui. D'un côté, il a le sentiment d'une solennité de circonstance, de l'autre, l'étrange sensation d'être humilié. La terre s'abat dans un bruit sourd sur la coquille du cercueil. TI quitte les lieux avant la fin de l'oraison. Maria l'attrape par le bras, le relâche, spontanément, comme un aigle laisse tomber de dépit une proie plus forte que lui. Marcher rassérénera Frédéric. Marcher jusqu'à perdre le nord. Longtemps, il déambule, imaginant la suite de la cérémonie sans lui. Des prières sont sorties de la bouche de Maria, la foule s'est dispersée et les faits se sont rassemblés pour révéler l'inacceptable : Madeleine est morte. Le froid de la terre et la chaleur de la putréfaction guettent ce qui reste de son corps et de sa robe blanche. Frédéric entre dans sa maison sale et songe un instant à Ti-gars qu'il a laissé à l'église avec son attelage. Émile le reconduira sûrelnent dans la veillée. Frédéric s' effondre sur le canapé. Le premier soir de son veuvage, il a jeté le drap et la couverture de son lit, les seuls de son pauvre ménage. Depuis cette nuit-là, il dort sur le sofa. TI s'entête à refuser l'hospitalité de Maria. La maison de la route du Nord a besoin de lui et il a besoin d'elle, pour survivre à la perte. Quelques plats préparés par Maria attendent, sous la trappe de la cuisine, qu'on les réchauffe au coin d'un feu et qu'on les digère lentement. Pourtant, Frédéric n'a pas faim. TI respire, d'un grand coup, l'air de cette baraque qui réussit à se tenir debout dans le drame. L'odeur de la forêt persiste. Ce bois si étanche qu'il a étouffé les appels à l'aide de Madeleine. La forêt guérira les blessures de l'homme déchiré qui pleure sur le divan. Frédéric, las, écoute le vent faire couiner les clous dans la tôle du toit. - Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit. Un espoir naît dans sa tête. TI a trouvé une réponse. Un projet, une manière de sentir le temps passer plus vite. Bientôt, il agira. Il faudra parler à Yvan. La maison a bien bordé son homme. 28

Langes de l'ange Rosa partage ses journées entre le confort des bras de sa tante et le roulis du berceau que son père a rapporté du fond de la route du Nord, les deux dans la bicoque de la rue de l'Estragon. Frédéric passe voir sa fille, maintenant baptisée, le soir. Durant des heures, il l'observe dans ses langes, y cherchant une trace de Madeleine. Parfois, il suspend ses visites pendant plusieurs jours. Le travail lui sert de prétexte. Madeleine est partie. L'enfant ne lui ressemble pas.

Rosa l'enfant Les fleurs rouillées des hydrangées dressent le portrait de ce mois de septembre. Les enfants courent derrière le coq et, ce faisant, cassent des branches de l'arbuste. Maria chasse les garnements des bosquets et agrippe une poule qui allait mordiller les mollets de Rosa. ,Rosa a presque un an. Son père s'est enrôlé avec Yvan et ils sont partis, la laissant aux soins de Maria. Tout a commencé par l'assassinat de l'archiduc François-Ferdinand d'Autriche, à Sarajevo, il y a longtemps déjà. Rosa poussait à la chaleur du ventre de sa mère alors que la Première Grande Guerre se préparait à éclore. Dans la cour, avec les poules, Rosa farfouille pour se distraire. Jasmine, de cinq ans sa cadette, la plus jeune des enfants de Maria, la suit partout, parce que sa mère le lui a ordonné et parce qu'elle est curieuse, surtout. Maria pétrit du pain, cuit des tartes, sarcle le potager, nourrit les volailles et balaie autant qu'elle peut en trimbalant la petite pour l'empêcher de pleürnicher. Rosa a une mère adoptive qui la voit grandir, mais son père a déserté. Son oncle Émile est une ombre qui claque les panneaux d'armoire, le matin de bonne heure. Il revient entre chien et loup, plus souvent à l'heure des loups, et ne s'occupe pas de Rosa, pas plus que de ses propres enfants. Il ne les connaît pas. Il'travaille pour leur offrir une vie alors que l'argent refuse de s'accumuler.

Talbot Frédéric est parti en bateau à l'automne 1915 et il n'est jamais revenu. Maria a reçu une lettre du gouvernement 1' ,an passé, qu'elle a jetée sans même l'ouvrir dans le feu du 29

four à pain. Elle savait que la missive officielle ne remplacerait jamais toutes celles jamais écrites de la main de son frère. Une fois la paix signée, par un matin d'août 1918, un homme se présente à la maison penché.e. Maria l'accueille, le visage impassible. Derrière elle, Rosa joue avec une cuillère de bois dans un coin de la cuisine. Le visiteur retire sa coiffe et lisse ses sourcils touffus avec son auriculaire, une manie qui trahit sa nervosité. - Je suis Yvan Talbot, le plus jeune du cordonnier, Camile Talbot. Me r'placez­ vous? J'étais dans la gang de la crête de Vimy. Vous savez de quoi je parle, Madame Maria? C'était au printemps de l'an dernier. Ça se passait dans l'Nord de la France. Mon père m'a dit que les nouvelles se rendaient bien icitte. J'peux prendre quelques minutes de votre temps? Je vous dérangerai pas longtemps, vous pourrez cuire votre pain de ménage en paix. C'est bien gentil. J'vais m'asseoir sur la chaise, juste là. On était sur l'même bateau, votre frère pis moi. J'ai pensé que je devais venir vous raconter. Des fois, apprendre ce qui est arrivé, ça aide à accepter. Vous dites rien, Madame . Maria? Arrêtez-moi, si ça fait pas. Le neuf avril 1917, Madame, il était cinq heures et demie du matin pis, pour la première fois, les quatre divisions canadiennes en sol européen avançaient vers un même objectif. On a gagné la bataille, Madame. Le douze avril, on avait pris l'dessus! Mais sur le lot, sept mille soldats ont été blessés pis trois mille quelques autres sont morts, dont votre frère. Ça faisait pas si longtemps qu'on était en Europe. On avait creusé des tranchées et des tunnels en piochant comme des bœufs. J'ai pensé à l'histoire sainte, au bout où Jésus divise le pain pis le poisson pour nourrir toute une foule. Il m' semble que les tas de terre s' multipliaient. Des fois, il pleuvait pis la boue coulait dans les trous à mesure qu'on pelletait. Y' a juste la gelée du sol qui pouvait régler notre problème, elle est venue, plus tard, avec d' la neige, ça nous a permis d'avancer. Avant ça, ben un matin, il faisait gris, mais le soleil papillonnait entre deux nuages. On espérait que le beau temps revienne. J'ai donné une tape dans l' dos du soldat Kingston

pis j'ai dit : « Go get the Queén, the bouette is going to dry! » Tout le monde a ri. Lui aussi, même s'il a rien compris. Kingston venait de l'Ontario. Il trouvait ça pas mal étourdissant 30 de s'retrouver avec une gang de Canadiens français. Nous autres, on l'agaçait avec des expressions de chez nous, mais surtout avec la reine! Si j'avais su ce qui se passerait, j'aurais probablement dit quelque chose de plus intelligent. Mais c'est toujours de même. On peut pas deviner. Hein, Madame Maria? Ab, vous êtes pas obligée d'avoir une opinion là-dessus! Moi, je pense que, quand la mort arrive, on a des regrets. Jusqu'"à ce qu'on s'habitue à voir mourir des gens. Mais ça, c'est une autre histoire. Celle des soldats, en général. Non, non. Dérangez-vous pas. J'aime pas beaucoup le thé, mais vous gênez pas pour moi. Je peux me taire pis vous laisser mettre de l'eau à bouillir sur le poêle. Vous êtes sûre? D'accord, si vous y tenez, je vais continuer. Qu'est-ce que je disais? Ah oui! Le soldat Kingston. On s'affairait à toutes sortes de besognes au moment où les Allemands se sont mis à tirer. Au début, c'était excitant, mais on a vite déchanté. C'est ça la guerre. On est jeune, vaillant, on a du cœur au ventre, on va se battre, mais la fusillade commence pis on pense à notre lnère. Des fois, pas tout le temps. Notre commandant hurlait des directives, pis on obéissait. La guerre nous rentrait dedans. On respirait d'la fumée pis d'la terre. Ce qui s'enflammait brûlait pas longtemps, à cause de l'humidité. Kingston est sorti du corridor où on se trouvait. J' me rappelle pas l'ordre du commandant. En tout cas, Kingston a sauté par-dessus le remblai. TI fallait pas. TI a essayé de revenir, mais un explosif a éclaté à côté de lui. La panique lui a scié les jambes pis il s'est couché à plat ventre. J'ai pensé que le boches l'avaient abattu, mais il remuait. Le commandant a gueulé après lui: «Viens-t'en, Kingston! Come on! » Le vacarme était assourdissant. Tout ce qui pouvait attirer son attention, c'était son nom qui se répercutait dans l'air. Vous êtes sûre que vous voulez pas vous faire un thé, Madame? OK, si vous le dites. C'est votre frère, le soldat Beaulieu, qui s'est décidé le premier à aller chercher Kingston. TI s'est rué en dehors du trou, Madame Maria, pour ramper jusqu'à l'Anglais, qui devait être en train de prier ou de chier dans son pantalon. Beaulieu a agrippé la veste du gars, pis il a fini par le ramener, plié en deux. TI l'a fait rouler dans notre crevasse. Avant de se mettre à l'abri, une balle de l'autre camp s'est logée dans son dos, puis une autre et peut- 31

être encore quelques autres. Les Allemands tiraient avec des mitrailleuses fortifiées. Rien à faire avec ça. Il a marché croche pendant un moment. Au lieu de s' approcher, il s'est pris dans les barbelés. On aurait dit qu'il était ivre mort. Je suppose qu'il voyait plus clair à cause de la fumée, sans parler de la douleur. Une ombre noire a viré dans la face à Kingston. Ça aurait pu être lui, troué comme un tamis! Il a repris ses esprits, a lâché un gros mot que je reprendrai pas ici, pis il a retrouvé son sang-froid. Vlan! Quand il s'est encore une fois jeté en dehors de la tranchée, plusieurs d'entre nous l'ont traité de fou, mais finalement il a fait son devoir. Je l'ai admiré plus tard pour ça. TI a crié qu'il allait chercher Beaulieu. Je l'ai suivi. On se traînait par terre. De vrais vers dans la merde! Beaulieu était collé dans un tas de broches qui nous déchiraient les doigts. TI devait beaucoup aimer sa femme, parce qu'il répétait son nom: «Madeleine, Madeleine ... » J'ai revu, dans ma tête, le cortège de sa noce défiler devant chez mon père, pis celui de son enterrement. De ça aussi je me souvenais. Elle est partie trop vite. En couches, en plus. Le bébé, c'est vous qui l'avez gardé? Ah oui, cette petite bonne femme-là! Elle ressemble à son père. Bonté divine! C'est pas croyable! Beaulieu a pris le champ quand Madeleine est morte, hein? J'avais passé une veillée avec lui pour l' sortir de chez nous où il restait jours et nuits en attendant le service. J'avais parlé de la guerre. Je me suis demandé si c'était à cause de JIloi qu'il s'était enrôlé, mais je pense pas que ce soit juste moi. C'est elle aussi. En tout cas, on a essayé de le dégager des fils de fer, mais il hurlait comme un damné. C'était terrifiant. J'ai jamais entendu quelqu'un mourir de même. On dirait que sa voix a secoué les Allemands pis qu'ils ont interrompu leurs tirs le temps que votre frère .passe de l'autre bord. On l'a ramené dans notre creux. J'ai vomi à côté de lui. Ça a été une maudite journée. Le commandant a chialé après nous parce qu'on n'avait pas obéi. TI l'aurait jamais avoué, mais il était fier que nous nous soyons tenus. Kingston, lui, a supporté tout le reste sans broncher. Des fois, je me demande s'il a vraiment flanché. C'est grâce à lui si votre frère a pas été perforé par quelques centaines d'autres plombs, seul dans une pile de cartouches vides et d'aunes en fer. Finalement, je crois que, ce soir-là, tous ceux qui l'avaient vu mourir ont prié comme des fous. Même les non-croyants pis les protestants. 32

Pour plusieurs, le premier de notre gang venait de partir. On a perdu des gars bien intentionnés. Kingston, par exemple, quelques heures après. Mais on n'oubliera jamais Beaulieu. Votre frère nous a donné notre leçon de guerre. On a compris que c'était pas un jeu. Mieux vaut tard que jamais. J'voulais pas vous virer à l'envers, Madame. Vous disiez rien, tantôt, j 'pensais que votre idée était faite. J'ai les deux pieds dans la même bottine quand une femme pleure. Peut-être bien que je pourrais trouver à me marier, si j'avais des plus belles choses à raconter aux filles. Madame, je vous ai apporté l'écusson de son uniforme. C'est tout ce que j'ai pu récupérer de lui avant qu'on le dépouille. J ' avais aucune idée de ce que j ' allais en faire. C'est seulement hier que j'ai réalisé qu'il vous revenait. Je vous l'donne, Madame Maria. Faites-en ce que vous voulez. Tous les soldats en ont des insignes comme ça, mais je vous jure que celui-là, c'est le sien. Je vais partir maintenant. Je n'ai rien de mieux ou de pire à raconter. C'est mon père qui m'a dit que vous aviez pas cru la .liste officielle, les journaux. Madame, votre frère 'est mort, mais si vous voulez mon avis, la mort de sa femme l'avait tué bien avant.

Yvan quitte la maison, emportant avec lui ses souvenirs hantés. C'était sa dernière mission. Maria n'a pas l'habitude de rendre grâce, mais elle se promet de recommander Frédéric à Dieu. Elle priera aussi pour Yvan Talbot.

Bohémienne Les effets personnels de Frédéric sont transportés définitivement chez Maria. On organise une vente aux enchères pour se débarrasser des articles inutiles à la famille. Les rigoles et les flaques d'avril rendent la tâche difficile, car il ne faut pas mouiller les meubles en bois. Dans le ménage, Maria découvre une boîte de couture recouverte d'un brocart usé. Une lettre manuscrite de la main de sa belle-sœur, roulée comme un papyrus et entourée d'un ruban rose, se trouve à l'intérieur ainsi qu'un petit miroir cerclé d'argent, une plume, un encrier et une menue tortue en pierre à savon polie. 33

La bohémienne a vu mon ventre. Elle m'a regardée dans les yeux et m'a dit que je mourrais avant de connaître mon bébé, puis elle m'a donné cette petite tortue que j'ai d'abord refusé de prendre. Elle a insisté pour que je la laisse à la petite fille que j 'allais mettre au monde. Elle m'a dit que cette enfant serait différente de toutes les autres. J J ai peur. J 'écris cette lettre en priant pour que cette gitane ait tort au sujet de ma mort. Bel enfant, je t'aime. Qui sait si tu seras une fille ou un garçon? Si Maria était superstitieuse, la coïncidence l'ébranlerait. Même si elle a mis du temps à accepter la mort de son frère, ce qu'elle considère comme la grande faiblesse de sa vie, elle est solide, terre-à-terre et lucide. Par respect pour sa belle-sœur, elle rapporte le coffre chez elle, donne la tortue à !-

Rivière jaune - Je lui ai dit d'rester autour d'la maison, mais elle fait à sa tête, dit Maria au laitier. Des fois, elle revient juste pour l' souper! Mon Dieu! C'est déj à ça! Si' était pas aussi d'adon, la ptite, je serais bien forcée de la punir. Mais quand a's'promène, à part que d'me virer les sangs, a fait du tort à parsonne. Juillet rougit le tuf de la falaise pendant que Rosa tue l'été de ses cinq ans le long de la rivière jaune qui barbote devant le domicile de sa tante. Rosa marche depuis presque une demi -heure quand, à la hauteur de la clinique, sur la rive vaseuse, elle aperçoit une grosse tortue. Fascinée, elle observe la bête qui disparaît derrière une roche proéminente du cours d'eau. Rosa plonge sa main dans sa poche, y pêche sa petite sculpture moirée, froide dans la paume, et tourne le dos au ruisseau. Au fil des jours qui suivent, elle attire ses cousins les plus hardis à la rivière pour leur montrer l'animal. Aucun d'eux ne peut le voir: «Ça se peut pas. Une tortue de cette 34 taille, dans une rivière aussi petite! Tu hallucines, Rosa!» Elle effleure le bibelot dans sa poche. Le SOIr, elle questionne sa tante au sujet de la délicate tortue de pierre. Maria écarquille les yeux, désigne un espace de rangement à l'extrémité de la maison et dit : - C'est ta mère qui t' a laissé c'te babiole-là, avec quelques autres objets reçus en cadeau d'noces. Le reste est dans une boîte à couture, dans l'placard. Rosa fouille dans le coffre hérité de sa mère et découvre la plume, l'encrier, le miroir, la lettre et l'insigne. Jasmine lui lit le message avec minutie, alors que Rosa se désole de ne pas savoir ce que c'est, une gitane. Quelques jours après son escapade avec les garçons, ceux-ci développent une fièvre cuisante qui oblige Maria à les tremper dans un bain froid et à leur éponger le front avec du vlnalgre. Coïncidence? Rosa ne compromettra plus jamais ses proches. À cinq ans, elle perçoit la vie à la manière des vieillards et se construit une carapace, qui lui vaudra plus tard · son surnom. Sous ce bouclier, Rosa nourrit ses secrets: elle apprend à se taire et dissimule ses intuitions dans un épais linceul de silence. Trois jours plus tard, par hasard ou par conviction, le mal s'évapore avec les dernières vapeurs de vinaigre. DEUX MILLE QUATRE SILENCES 36

Elle parle Dans le brouhaha de la gare, devant Rosa qui me raconte son histoire, je garde le silence. Elle continue sur sa lancée: - Pour moi, Élie, c'était clair. Je croyais qu'il s' agissait d'une malédiction. Tu sais, Je voyais des images. Je pouvais parfois prévoir certains événements, toujours les plus sombres. Ça se produisait surtout quand je contemplais le ciel alors, pour éviter les complications, je jouais dans le gravier et marchais la tête basse. Les visions m'ont rattrapée assez vite pour que mes stratagèmes s'avèrent inefficaces. Je repensais souvent au départ de mon père. Jasmine déclarait que j'étais trop petite pour pouvoir m'en souvenir: « Moi, maman m ' a raconté que quand j ' avais un an, j'ai été tellen1ent malade que le docteur Chauvin a fait venir le curé! Finalement, je suis pas morte parce que le docteur, il savait bien la médecine des petites filles comme moi. Quand on est bébé, on peut pas se rappeler. De toute façon, moi, j'ai un père, pis il faut jamais le déranger! Ton père à toi, il avait l' air d'un mort-vivant. Ça, je m'en souviens! » C'est ça qu'elle me ~isait, Jasmine. Je ne la jugeais pas. Elle ne pouvait pas comprendre, je ne comprenais pas moi-même. - Pourquoi m'en parler maintenant, Madame Rosà? Pourquoi moi? À vous entendre, je vais développer une fièvre affreuse d'ici pas longtemps! - Tu crois? Jete soignerai avec de l'eau froide et du vinaigre, répond Rosa en clignant d'un œil. Tu as raison d'avoir peur, moi aussi, ça m'effraie, mais je pense que, si tu ne ln' écoutes pas, le dénouement sera pire encore. Pourras-tu oublier, sans l'aide de personne, ce qui s'est passé ce matin? Je ne veux pas savoir. MILLE NEUF CENT TRENTE CHEV AUX DE BATAILLE 38

Beauté incolore Maria se réveille à six heures, plus tard que de coutume. La place d'Émile à ses côtés est froide. Rien d' étonnant! Elle enfile ses grosses chaussettes de laine de mouton, sa jupe de toile bleue et son chemisier jaune avant de sortir nourrir les lapins. Dans l' enclos à cochons, son mari, assis contre un poteau de là clôture, ferme les yeux sur sa vie. Maria tire Rosa hors du lit : - Rosa! Rosa! Va chercher le m ' sieur Florent! Rosa se couvre et court, des larmes plein les joues. Le voisin et son fils Antoine la ramènent chez Maria en voiture. Ils soulèvent Émile, taché de boue et de fumier de porc, le dévêtent et le transportent dans la maison. La tante Maria renifle pendant deux heures, le temps que le croque-mort vienne chercher le corps, puis elle déclare: - Bon, c'est assez. C'est à peine si je le connaissais de toute façon. TI m ' a fait de beaux enfants. Comment savoir qu'il était pris du cœur? II parlait pas! Elle entreprend de dépoussiérer le crucifix accroché à un clou au -dessus de l'évier, les yeux secs et le cœur à l'ouvrage. - TI faut te ressaisir, Maria, dit-elle. Les Florent fixent le sol. Rosa jette un œil vers la fenêtre où le ciel se taille un nid bleu. Elle songe à la veille, alors qu' un drap de nuage a secoué devant elle les images d'aujourd' hui, puis sort prendre l'air. Un à un, ses cousins ont quitté la maison de bois pour aller travailler aux chantiers ou pour épouser une paysanne de la région. Ses cousines se sont éparpillées dans les bras de quelques ouvriers et portent chacune un enfant par année. Jasmine est partie aussi, avec le beau Germain qui lui vole sa patience. Assise sur un tas de mauvaises herbes, Rosa réfléchit à la jeune femme qu'elle devient, d' une beauté incolore, seule, encore seule. Elle a bien pensé à trouver un homme, mais son mariage se changerait forcément en une solitude partagée. Trop de choses à cacher. À quinze ans, il lui arrive de sentir sur sa nuque une fièvre d'adolescence qu'elle s'empresse de décomposer. Elle obtient peu à peu la faveur d'une sérénité proche de celle des jeunes filles chastes des couvents. 39

L'oncle Émile est mort et Maria ne reprochera plus à Rosa son célibat, elle la gardera auprès d'elle pour l'aider à supporter l'isolement. Rosa a un plan, moins risqué que la noce et plus près de ce qu'elle est. Elle soignera des femmes et des hommes pour ressusciter une parcelle de sa mère et de son père. Elle travaillera à la clinique, aux flancs de l~quelle elle a connu autrefois un mystère vivant: la tortue. Antoine Florent sort devant son père, sa coiffe dans les mains. Maria les remercie et rentre, perplexe. Antoine salue Rosa d'un geste de la tête, comme il le fait si souvent à l'école, les jours de semaine. Elle aimerait qu'il reste, avec son chapeau de cuir et ses bottines neuves, pour parler de leur jeunesse, mais, quand elle le voit, elle devine un autre malheur et se contente de baisser les yeux pour répondre à son salut. Son geste, comme elle, manque de couleur.

Bruits de vaisselle Maria meurt, éreintée, et Rosa hérite de la petite maison de bois fichée dans sa lllontagne de roc. La crise économique a miné la confiance des gens, la fatigue ronge les traits des villageois et la malnutrition laisse des traces chez les enfants. Les femmes sont maigres, les hommes, barbus. Malgré tout, quelques sourires persistent à travers les ombres. Antoine Florent est de ceux qui ont eu le vent de leur côté, car il possède une entreprise forestière qui fournit du bois au gouvernement pour la construction des bâtiments de guerre. Depuis la mort de Maria, ses COUSIns et cousInes rendent visite à Rosa les dimanches avec leur ribambelle d'enfants qui batifolent autour de la maison, désormais munie d'une cour arrière depuis que Rosa s'est débarrassée des cochons. Rosa accueille les invités, un plateau de dinde rôtie dans les mains. Elle bat la meringue en rêvassant et sourit de l'agitation qui trouble sa solitude coutumière. Ses cousins parlent entre eux, alors que les femmes allaitent les plus petits et furètent comme des frelons autour d'une ruche dans l'espoir d'apporter un peu d'aide ou de prévenir une chute dans la trâlée d'enfants. Les dimanches de Rosa sont sucrés, comme la tarte aux fraises des champs meringuée que la famille se partage en buvant du thé noir. Les lundis matin, un calme apprécié revient dans la maison de Rosa, mais l'isolement le suit de près. Elle avale son 40 déjeuner de travers, se fouette un peu pour se donner du courage et part au travail en se répétant que la vie est généreuse. Elle se réconcilie avec ses craintes et rentre, le SOIr, apaisée. La semaine est coupée en deux par la visite de Jasmine. Seule chez elle avec son garçon Jacques, elle a tendance à angoisser. Elle attend son mari, pêcheur de métier, toujours parti en excursion, et compte les jours qui la séparent de sa prochaine grossesse. Elle a pris l'habitude de venir voir Rosa, le mercredi, sur le balcon de la maison de leur enfance ou dans la cuisine, les jours de pluie. Encore aujourd'hui, Jacques pêche dans la bassine qui recueille l'eau de pluie, sous le chéneau, au coin de la véranda. Le temps est à l'orage, la mer, agitée. Rosa fixe le ciel où deux taches orange flottent dans la masse de nuages obscurs, comme deux gilets de sauvetage dans une eau boueuse et hérissée de débris. Le toit du monde raconte une histoire. Rosa n'écoute plus Jasmine depuis quelques minutes déjà. Elle enfouit sa main dans la poche de sa jupe, tout en tournant la petite pierre à savon entre ses doigts. Jacques accourt vers les deux femmes attablées. - Ma tante Rosa, qu'est-ce que vous cachez dans votre poche? Je peux voir? L'orage éclate. Rosa esquive la question, rassemble les tasses, embrasse Jacques sur le front et entraîne Jasmine à l'intérieur dans un bruit de vaisselle et de pluie.

L'air du temps Les journaux suivent les jours, un après l'autre, mais Rosa ne les lit plus. Elle répète les mêmes gestes, les mêmes sourires, les mêmes rêves la nuit. Elle ne s'intéresse pas à la tentative d'assassinat contre Franklin Delano Roosevelt, ni au tremblement de terre terrible au Pakistan l'année suivante. En 1936, Rosa accorde un peu d'importance à la nouvelle loi créant un ministère de la Santé, puis l'encre coule, encore et encore, et les nuits passent, avec lassitude.

Nuit blanche Les musiciens battent la mesure et les notes sont balayées par le vent. La musique s'écrase contre les carreaux de la maison de bois et s'entortille autour des jardinières de la 41 véranda. Rosa a été invitée, mais elle préfère se bercer sur le perron en écoutant les échos de valses et de blues. Une plainte, presque inaudible, se mêle aux accords et se glisse dans les oreilles de Rosa pour lui rappeler sa mère. Rosa se berce, pour la paix, en marmonnant des noms de fleurs. On demandera à Rosa, demain, pourquoi elle n'est pas venue à la réception: «Ça t'aurait fait du bien, Rosa, de voir tout ce beau monde heureux. » Rosa leur répondra quelque chose, elle ne sait pas encore quoi. Elle cherche. Elle passe toute la nuit à chercher pour justifier son absence. Un nouveau conflit mondial se prépare nerveusement. L'air du temps paraît aussi instable que le climat politique. Les agriculteurs se plaignent des bourrasques qui plient les épis, les marins critiquent la houle et les bûcherons invectivent les moustiques qui envahissent à la tonne les bois des environs. Rien ne roule, sauf pour les Florent. Ce soir, c'est la noce. Ces derniers temps, Rosa ne manquait pas de saluer Antoine lorsqu'elle le rencontrait, rue de l'Estragon, avec la petite Marion Veilleux du rang Gauvin qui s'accrochait à son bras. Les amoureux avaient le rire facile, l' œil brillant et le pas léger. Ils inspiraient une telle adnliration à Rosa, qu'elle se punissait de sa jalousie en se mordant la lèvre inférieure. Cela ne durait pas longtemps. Le goût métallique de son sang lui rappelait son choix. Elle retrouvait alors son calme et sa sérénité. Antoine et Marion ont annoncé rapidement leur mariage et la population a promis d'oublier sa misère le temps d'une soirée. Les hommes sont rentrés moins tendus à la maison et les femmes ont sorti des placards leur plus belle robe. Rosa se lève. Ses doigts embrouillent une toile d'araignée suspendue entre deux piliers de la galerie. Ironie du sort. Un filet collant, voilà ce qui se referme sur elle. Ses oreilles captent des rires échappés dans le vent. Elle entend presque l'alcool ruisseler et les bulles de champagne se mêler au fleuve. La fête des voisins s'étire jusqu'à tard dans la nuit. Les ventres pleins se mettent au lit en souriant et les deux amoureux consument leur union à une dizaine d'arpents de chez Rosa. L'idée lui déplaît. La rosée du matin est tombée et le silence habite de nouveau la crique. Rosa rentre. Elle n'a pas sommeil, se dévêt, fait couler l'eau dans sa baignoire, glisse à l'intérieur et pense: « Au travail, il faudra sourire. » 42

La peau de ses doigts commence à se plisser. Elle se sèche. Tant bien que mal, elle avale une rôtie, tartinée de gelée de prune, suçote ses dents entre les bouchées, dépose ses ustensiles sur le comptoir de la cuisine, attrape une pomme dans le panier près du poêle et sort. L'air sent le pollen. Rosa se compose un sourire et marche vers le sud où la clinique l'attend à bras ouverts. Quand la question guillotine lui tombe dessus, elle répond: - C'est bête, je me suis endormie après le souper. J'étais exténuée. Elle se hait de ne pas avoir trouvé mieux, consciente que sa nuit blanche maquille ses traits. On lui répond: - Pauvre Rosa, tu travailles trop. Non, elle ne travaille pas trop. Elle est seule.

Concerto de William . Au couchant des années trente, un garçon potelé aspire sa première bouffée d'air au seIn d'une famille déjà bien garnie du Nouveau-Brunswick. Il braille à faire tomber le clocher de l'église où on se prépare à le baptiser William Légaré. Sa mère, une Acadienne à la bonne humeur éternelle, a dit au prêtre: « William, it' s a royal name! ». S'il porte un nom français, c'est parce que son père est un Légaré d'Abitibi qui, après avoir été conquis par les provinces maritimes et par les femmes qui y fleurissaient, s'est inventé cheminot dans l'est pour y élire domicile. Son épouse pond des rejetons à intervalle régulier. William sera le dernier. Le prêtre écourte la cérémonie, expédie les sacrements et donne congé à la famille, excédée. Une fois sorti de l'église, le bébé joue les ténors un peu complaisants, puis sourit, fière de son concert. Son enfance tranquille fait retomber la poussière du jour mémorable de son baptême. William grandit sur les rives de la rivière St-Jean, large et puissante. Il forge son caractère en nageant à contre-courant dans les eaux tumultueuses et développe son charme les soirs de soleil orange, couché sur le dos à voguer à la dérive. TI se chamaille avec des copains au bord des jetées, culbute dans les talus sur les berges de la rivière et assène des coups de poing à des combattants imaginaires. Il a le sourire malicieux des gens confiants 43 et le pas léger des rêveurs. Ses frères aînés le traînent un peu partout parce qu'ils aiment se moquer lorsque, sous la menace, ils le font chanter. Les dimanches après-midi d'été, son père lui enseigne quelques mots de français pour l'amuser, tout en sculptant un oiseau dans un rebut de bois. William répète: « Bonjoour-au-revoir-s'il-vous-plé-meerci-je-mange-oune-pomme-Madame-je-veux-oune­ crème-glacée-mon-père-a-oune-voiture-rouge ... » . Une fois le chapelet récité, le père marmonne à lui-même: «Bonjour Madame, mon père veut manger vos pommes comme de la crème glacée. Embarquez donc dans sa voiture rouge! S'il vous plaît. Merci. Au revoir. » Puis il grimace à son oiseau. Toute l'éducation de William se fait dans la langue de sa mère. Sa ville, ses amis et son école sont anglophones. Ses parents trouvent plus profitable de l'inscrire à la chorale de l'église qu' à des cours de langue. L'exercice rapporte de piètres résultats. William chante faux et les répétitions avec les filles sont pour lui un calvaire. Ce qui l'intéresse, c'est la musique. À la fin de chaque rencontre, il passe près de l'orgue démesuré de l'église sur lequel il pianote. La chef de chœur le toise pendant que le son se répercute dans la grande demeure de Dieu. William ne sera jamais ce qu 10n attend de lui. Rosa l'attend au Village de la Crique dans vingt ans.

Claire, de lune Marie-Ange a mis Claire au monde dans un bouillon de sang. Rosa s'est offerte au mari, Joseph Pelletier, à venir relever la mère. Joseph, un de ses hommes maigres qui, s'ils avaient de l'argent, le distribueraient sans gêne, ne pouvait se payer une garde-malade à la maison. « Je viens, c'est tout », lui a dit Rosa. Elle est venue pour bercer Claire, une nuit, et quand les grands yeux bleutés du nouveau-né s'ouvraient sur une passion, Rosa prenait sa menotte et murmurait: « Attention au silence, ma belle enfant. » Le poupon clignait de l' œil, celui sous lequel une tache de vin étoilée étirait ses pointes curieuses. Claire aura une vie remplie de secrets, mais Rosa n'y peut rien. 44

Des coussins sous les reins, Marie-Ange se questionne en observant Rosa de loin. Sans homme et sans enfant, de quoi Rosa peut-elle rêver? Pas de rubans blancs, de robe de tulle, de baisers volés sous le voile. Pas de tétée, de premiers mots, de premiers pas. Marie­ Ange ne sait pas que les patients de Rosa sont sa famille et que le délaissement est devenu son amant. La mère partage par compassion. Marie-Ange se remet lentement et Rosa, agacée par les faveurs de la jeune maman, quitte les Pelletier de plus en plus promptement. Un soir, elle signe son départ d'un tendre baiser sur le front de l'enfant, puis marche au loin sous les offres généreuses de Joseph, qui, pauvre diable, insiste pour la raccompagner.

Barbe de Jacques Jacques .observe sa barbe naissante dans le miroir de la salle de bain et prépare l'exécution d'un rituel particulier, son premier rasage. La moitié de son visage est recouverte de crème quand sa mère l'appelle d'urgence dans la cuisine. - Quoi? - Chut! Écoute! Jasmine fait taire sa marmaille alors que la radio crache sa nouvelle vénéneuse:

« Aujourd'hui, le 10 septembre 1939, Canada, blabla" guerre, blablabla, Allemagne ». - Va chercher ton père! C'est la guerre! Jacques bondit et ramène Germain, qui entre dans la cuisine les poings fermés. Les plus jeunes avalent leurs sanglots. Ils n'y comprennent rien, sauf que l'heure est grave. Germain écoute pendant une longue minute, l'oreille tendue, avant de prononcer un mot. Le premier choc passé, il se tourne vers Jacques, dont le menton dégoulinant ferait rire en d'autres circonstances. - Mon gars, va finir de te raser, dit-il en baissant le volume du haut-parleur. On s'en va au village! Matelot obéissant, Jacques s'exécute. - C'est quoi la guerre, Maman? demande un des gamins. 45

Jasmine ne répond pas. Elle regarde le vide, quelque part entre le portrait de sa mère accroché à la cheminée et l'ouvrage de broderie maladroitement encadré à côté. Elle voudrait retenir ses hommes, mais Germain ne lui donne pas le choix. - La mère, tu restes icitte tranquille avec les petits, moi j'ai besoin du grand. La porte claque. Jacques suit son père dans un bistrot du village. - Tu es un homme maintenant. Il faut que je t'enseigne à naviguer comme un vrai Bélanger. Au comptoir, un pêcheur aux yeux délavés leur fait signe. - Salut, Edmond! lui dit Germain. Jacques, je te présente Edmond. Edmond, voici m'on plus vieux. La vie de marin, ça commence sur terre, mon jeune! En un jour, un rasage, un bar et un job, c'est tout un rituel. Matelot devient capitaine.

Uniforme - Ça a pas de bon sens! dit Germain. On a juste vingt avions, pis ils disent que nos navires de guerre sont pas performants! Je cré ben! Mais il faut faire quelque chose! Six . contre-torpilleurs, c'est pas assez! On court à notre perte! Qui est-ce qui voudrait donner sa vie pour un pays mal foutu d'même! Ils peuvent ben manquer d'hommes! Accoudé au comptoir du bistrot, Edmond lui répond: - Moi, j'en reviens pas qu'il y ait quasiment soixante mille volontaires qUI se soient pointés en un mois! C'est-tu possible? Ça devait être juste des Anglais. - Je r' garde le gouvernement aller, pis je me dis qu'il fait mieux de pas revenir sur sa parole, intervient un autre lourdaud. Pas de conscription. Il faut que ça reste de même. On le fait notre effort de guerre nous autres avec. Le village au complet travaille pour les Florent. À ce rythme-là, on va leur en fournir des navires. Après, peut-être bien qu'on va avoir plus envie d'aller à la guerre, peut-être bien que non aussi. Ah! Ah! - C'est pas mêlant, les femmes travaillent asteure, crie pn vieux loup de mer accoudé au comptoir. Ça fabrique des munitions pis des uniformes, ces petites bêtes-là! Mais qu'à commencent pas à s'embarquer dans le Women 's Volunteer Reserve Corps! Et le lourdaud d'ajouter: l

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- Une femme, c'est faite pour faire des bébés pis tenir maison. Si a veut, a peut faire des bottines pour les militaires, j'en fais mon affaire, mais que je la vois pas commencer à vouloir s'enrôler! Une femme, c'est feluette. C'est pas une machine de guerre. Prenez la petite criasse à Pedneault, par exemple! Ça veut rentrer dans l'armée! Une dévergondée, celle-là, je vous dis r Tout ce qu'elle veut, c'est se taper le plus de gars possible. Une vraie petite Joan Kennedy! - Je connais pas la petite Pedneault, mais je connais sa mère. J'aurais pas cru ça d'elle. Ma femme Jasmine, ni aucune de mes filles d'ailleurs, va enlever ses jupons pour mettre une culotte de soldat! Pis encore moins enlever sa culotte de soldat pour se faire ' mettre! J'aimerais mieux mourir. - Germain! Attention, tout à coup que ta plus jeune s'amuse à se prendre pour Margaret Eaton pis qu'à se fait nommer adjudante générale du CWAC! Ah! Ah! Les hommes rient gras autour de bières râpeuses. Jacques, accoutumé à fréquenter un monde de femmes, celui de sa mère, n'a jamais entendu son père parler de la sorte. La honte lui rougit les oreilles plus vite que ne le fait l'alcool; son verre est encore plein. Le gaillard préoccupé par la «petite Pedneault » lui donne une vigoureuse claque dans le dos pour le ragaillardir, ce qui lui fait renverser deux grosses lampées de bière sur le plancher déjà collant. - Ça me fait penser! Edmond pis luoi, on a constaté que le port d'Halifax en prenait pour son rhume. Toute transite, par là! Ça marche, leur affaire. C'est pas comme icitte. Nous autres, on fait le bois pis les bateaux, eux autres, ils shippent, dit Germain. La conversation continue ainsi pendant une heure. Les esprits échauffés finissent pas se calmer sous l'effet de l'alcool. Chacun rentre chez lui, la gueule de bois, les jambes molles pour recommencer à brasser des opinions le lendemain. En sortant, Jacques entend une voix bourrue, derrière, qUI vocifère, celle du lourdaud : - Moé, je ... je ... j'l'aurais ben gardé .... j'l'aurais ben gardé pour moé, la petite criasse à Pedneault. 47

Absence - Les miens sont jeunes, sauf mon grand Jacques bien évidemment. Un vraI tournesol, il pousse à vue d' œil pis il se tourne vers le soleil. Ça adonne que, son soleil, c'est la mer en ce moment! Instant de silence. - Ils ne pourront pas tous me les prendre. Hein, Rosa? . Jasmine n'attend pas de réponse à sa question. - Jacques devient marin! Absent comme son père! Mautadine de mer! Pire qu'une maîtresse celle-là! Ma chère Rosa, imagine-toi donc, que Germain pense être recruté par la mariI).e canadienne. Pour que Jacques prenne sa relève, mon mari s'est mis dans la tête d' Y enseigner son métier. Il prend ça bien au sérieux, le jeune. Trop à mon goût. C'est pas de son âge! Bah! Peut-être que je dis ça parce que je refuse de le voir se planter les deux pieds dans la vraie vie. Tu sais, Rosa, il se contenterait de pêcher dans ton baril d'eau de pluie encore aujourd'hui et ça ferait mon bonheur. Mais Germain n'a pas tort, il faut que le pain pis le beurre continuent de rentrer dans la maison. J'ai des marmots à nourrir. Jasmine montre de la main ses enfants éparpillés dans la cuisine et, pour achever son geste, caresse son ventre. Son nombril paraît à travers sa robe de coton, un troisième téton. - Il Y a celui-là qui aura aussi besoin de pain. Germain est bien intentionné, même s'il m'éloigne de mon gars. J'aurais voulu qu'il reste encore un peu à la maison, qu'il m'aide avec le bois de chauffage pis les grosses corvées! Si l'armée choisissait le fils plutôt que le mari! Non, non. Il est ben trop jeune. Ils peuvent pas faire ça! Mais j'y pense pareil, ma belle Rosa. J'y pense tout le temps. C'est pour ça que je suis venue aujourd'hui. Je me suis levée à matin pis j'ai songé au bon vieux temps des dindes rôties et des tartes aux fruits. J'ai pensé à nos rires en pleine récession et je me suis dit que c'était le temps de reprendre ça. Me v'là! Ben non! Je veux pas que tu me fasses de la dinde et de la tarte aux fraises, je veux juste me rappeler comment c'était. On pourrait monter des œufs pour une meringue, pour se souvenir? C'est ce qu'elle dit, Jasmine, parce qu'elle craint que l'armée débarque chez elle pour briser sa vie. Rosa sait que Jacques ne mourra pas à la guerre. Germain ne sera même pas recruté. Elle pourrait le dire à Jasmine, mais elle aurait à expliquer pourquoi et elle 48 attirerait le malheur. Elle se contente d'écouter sa cousine et de la rassurer comme elle peut, en montant des œufs en neige. - T'es ben fine de m'écouter. Des fois, Rosa, je me dis que tu dois être bien toute seule. C'est pas que j'aime pas ma famille, au contraire, je voulais une tonne d'enfants, pis quand j'étais pas capable d'en avoir, après Jacques, ben je me faisais du mauvais sang. Mais aimer du monde, ça fait mal, parce qu'on s'inquiète. Le regard de Rosa dérive dans la petite pièce centrale de la maison aux fenêtres trop étroites. li fait sombre. Rosa ne relève pas le commentaire de sa cousine qui ne sait pas que la vie donne aussi des inquiétudes aux femmes seules et que l'avenir pèse lourd pour ceux qui mettent un seul couvert sur la table pour le repas du soir. Elle n'a aucune idée de ce à quoi peut ressembler la réalité de Rosa parce qu'elle ne pense qu'à son chagrin. Jasmine n'est pas égoïste, seulement un peu naïve, obnubilée par son existence. Rosa ne lui parle pas de la petite Claire qui changera la vie de Jacques. li est trop tôt. Elle ne lui souffle pas un mot à propos de l'étranger qui viendra au village dans quelques années, ni de son rôle. Elle ne dit rien au sujet des circonstances de la mort de Jacques qu'elle connaît depuis ce jour d'orage, quand il avait cinq ans, et garde pour elle le cri qui résonne dans sa poitrine le soir, parfois le matin, à l'occasion dans la journée. Ce qu'elle sait, elle s'abstient de le révéler parce que, de toute manière, Jasmine ne sera p~us de ce monde pour assister à ce spectacle. Elle sera déj à ailleurs, le ventre encore rond de sa dernière grossesse. - J'espère que Dieu m'entend, ma belle Rosa, dit Jasmine. J'espère aussi qu'il t'écoute mieux que moi. Je suis pas ben bonne. Oui, Rosa, je suis sûre que Dieu est avec toi. li me semble que tu as quelque chose d'une sainte, toi. Rosa n'ajoute rien. Quand l'institutrice parlait des miracles de Dieu, à la petite école, elle échangeait des regards incrédules avec son voisin de pupitre, Antoine Florent. Rosa croit que la mort a beaucoup trop à voir avec sa vie pour que Dieu soit mêlé à cela. Elle l'a renié, Lui et les autres. La tasse de Jasmine tinte contre la soucoupe. 49

Liqueur de prune - Pas assez subtil, non vraiment pas! La Deuxième Guerre mondiale, oiseau de proie, chasse les soucis personnels de tout un chacun. La peur immédiate perdure, ainsi que l'espoir farouche et les fragments d'une frivolité salvatrice. Les boisés des alentours accueillent des dizaines de fugitifs en âge d'être conscrits, car le plébiscite a joué contre les Canadiens français. Rosa cache chez elle quelques déserteurs, jamais plus de deux à la fois parce que les allées et venues trop fréquentes attireraient les soupçons. Sa maison, malgré le fait qu'elle soit celle d'une vieille fille, n'est pas un bon refuge. Elle longe le fleuve et surplombe la crique tel un champignon sur une butte de fumier. Celui qui va être le dernier des protégés de Rosa répète, entre deux gorgées de jus de prune, par un soir de ciel jaune: - Pas assez subtil! Il demande un pot d'encre, une plume et une feuille de papier à Rosa pour écrire une lettre destinée à sa famille. Rosa fouille dans le placard au fond du couloir et sort la boîte héritée de sa mère. Tard, vers onze heures, elle l'observe tremper sa plume dans l' œil noir de l'encrier, tracer des mots avec minutie et ajouter aux caractères des courbures de camouflage. Elle sourit de son zèle. Pour elle, ce combat est vain. On n'échappe pas à son destin en changeant son écriture. À l'aube, son pensionnaire est déjà loin. Il est parti avec l'encrier, la plume et le reste de papier. Rosa n'avait pas prévu qu'il lui volerait ses souvenirs. La vie lui réserve encore des surprises. Elle se promet de ne jamais oublier cet homme qui a déjoué habilement ses intuitions. Au fond du coffret gît, seul, l'insigne de Frédéric.

Japon La guerre a duré assez longtemps pour user les billes des chapelets égrainés par les vieux, pour marquer plusieurs calendriers sur lesquels les jeunes ont compté les jours et pour élargir les trous dans le cuir des ceintures de ceux qui se sont privés. - Est-ce possible que l'humanité en soit arrivée là? lance Rosa à haute voix. 50

- Ça l'air que oui! L'homme est un loup pour l'homme, lui répond Camille, la boulangère, en faisant sonner les pièces dans le tiroir à monnaie. Le commentaire de Camille irrite Rosa alors que son départ est ponctué par la clochette de la porte du commerce. Il yale Japon, que personne ne parvient à oublier. Ce pays lointain qu'on connaissait à peine avant la guerre~ Voilà qu 'il s'est incrusté dans la pensée collective, qu'il a buriné les imaginaires. Dire que, là-bas, plus rien n'a de sens, que le ciel emprunte la couleur de terre. La fin du conflit approche, mais les dégâts sont démesurés. Des gen s'étouffent dans la fumée et les radiations. Dans la rue, Rosa croise des femmes qui pleurent pour un oui ou pour un non. Les dernières années ont été bonnes pour celles qui se sont impliquées dans les usines, mais d'autres ont dû enterrer des enfants, des frères et des maris ayant servi dans l'armée. Devant le miroir des employés, à l' hôpital, Rosa s'attarde sur la tige frêle de son cou qui dépasse de son sarrau, trop grand depuis quelques semaines. Pendant gu ' elle rêvasse, l'affreuse nouvelle glisse sur le carrelage terne des corridors. Trois jours plus tard, Nagasaki brûle à son tour. Heureusement, Rosa ne devine pas les drames planétaires, ni les vols anodins des passants. Cette réflexion calme son angoisse. Il y a pourtant tout le reste à venir.

Lombardie La guerre finie, la mairie plante des peupliers nOIrs le long des routes et des clôtures. Nouvelle mode horticole. Les experts prétendent que ces arbres longs et minces agissent en brise-vent naturels en plus d'ajouter un peu d'exotiS111e à la vue. On fait ce que l'on peut pour distraire la population, égayer ses journées, changer les humeurs grises en paysages verts. Rosa s' y habitue. Elle en sème trois, de ces grands fouets, sur son terrain, le jour où Marion Florent accouche de celui qui sera son dernier enfant, Louis, fils d'Antoine Florent.

Sur un air d'Elvis Au Nouveau-Brunswick, la rivière coule encore. On a recommencé à vivre, on a repris ses anciennes habitudes. La guerre est chose du passé depuis plusieurs années déj à. 51

William, perché en haut de l'escalier en colimaçon, frappe à la porte d'un immeuble à logements. - One moment please, entend-il à travers la cloison. Il s'assoit sur une marche, son paquet dans les bras. William rêve d'être musicien, de s'appeler Elvis, ce qui sonne beaucoup plus royal à son sens, et d'aller à Memphis. C'est pourquoi il travaille chez Bob Radio, un commerce de son quartier qui vend des chaînes stéréo et des guitares. Le premier jour, William est entré, a demandé à voir de plus près l'instrument verni de la vitrine, puis a offert ses services au propriétaire en échange du joyau. Bob a répondu:

« Yau 're ganna wark ten years ta earn that guitar! It's ak, 1 need an emplayee! Yau start tomorrow. » En attendant de se satisfaire, William sort le soir avec le cadeau de ses quinze ans que son père a déniché dans un bazar, une vieille « Brassens ». Pendant que ses amis pigent parmi les bonbons de la jeunesse et s'emplissent les mains de rondeurs féminines, William, pantalon blanc et chemise blanche, caresse sa guitare. Il attend, juché sur la vingt-quatrième marche de fer noir, que la cliente de Bob se décide à~ ouvrir pour signer la livraison. La boîte qu'il trimbale pèse lourd. li s'impatiente, puis se lève pour cogner à nouveau. Une femme se présente dans l'embrasure, une cigarette au coin des lèvres, un croissant de fard noir sur les paupières et une grappe de cils interminables autour de ses iris couleur de lune. Intimidé, effrayé même, William détourne les yeux et tend son paquet à bout de bras, sur le rythme de la musique qui provient du fond de l'appartement miteux. Un air d'Elvis se faufile dans le nlalaise de William qui, dépourvu, dépose la boîte au pied de la chatte langoureuse et dit : - What are. you doing, naked outside like a ... - Like what? Come in, boy. l 'm freezing! Elle l'agrippe par le pantalon d'une manière qui ne se refuse pas, à dix -sept ans, quand la honte s'y met. La porte se referme derrière eux dans la froideur d'un courant d'air. Elle le prend, pour se réchauffer.

William sort de l'appartement, achoppe sur la radio restée sur le palier, se rebraguette et se promet de ne plus jamais effectuer de livraisons, il en va de son honneur. Pourtant, il est grisé. 52

L'aventure crée un inconfort avec Bob qUI , fier de sa . manIgance, taquine ouvertement le jeunot incrédule. Le vendredi suivant, William se laisse convaincre par ses compagnons et expérimente la stratégie des bonbons. li connaît ainsi quelques femmes et quelques filles auxquelles il refuse de s'attacher. li brise des cœurs, le sien aussi, puis finit par se lasser. Sa réputation de bon garçon perd des plumes, car les filles blessées ont mauvaise langue. William, déçu, délaisse les soirées populaires et trébuche sur les lignes du trottoir pendant quelque temps avant d'abandonner son travail et sa guitare et de décrocher un emploi à la gare où travaille son père. Il rentre à la maison, un soir, avec une moue de gamin. Sa mère tente de le faire sourire, mais se heurte à une porte fermée. William passe toute la soirée dans sa chambre, au deuxième étage,"à remplir et à vider une valise rouge qu'il a dégotée dans un marché aux puces. Il se décide une fois pour toutes, vers onze heures, à remonter la fermeture à glissière qui cède sous la pression du contenu. William jure, ramasse quelques effets, les jette dans un sac de cuir et envoie valser la valise rouge au pied de l'escalier. - What's going on, son? William tient de son père son nom, mais aussi son besoin d'aventure. - Nothing, Dad. li claque la porte de sa chalubre. Pas ce soir, ni demain, mais un jour, il partira. DEUX MILLE QUATRE RACINES 54

Racines de vie Rosa parle, comme le fleuve coule sans demander son reste. Il arrive qu'une rame s'arrête devant la station dans un grincement horripilant. Rosa fait une pause, puis reprend une fois le calme revenu. - Je sais, Élie. Il est tard. Jet' ai fait manquer ton train, mais il sera encore temps demain. Crois-moi. Veux-tu rester? Je hoche la tête. Elle paraît soulagée.

- D'accord. Je suis contente. Je savais que tu co~prendrais. J'aurais souffert si tu avais choisi de prendre tes affaires, de te lever et de partir parce que je t'aime bien. Je te parlais des arbres de la municipalité, tout à l'heure. Eh bien, j'en ai mis dans le fond de ia cour, près des espaces abandonnés au fétuque. Là où il y avait eu un enclos, là où l'oncle Émile était mort. J'ai fêté la naissance du jeune Florent en plantant trois petites pousses frêles dans ùn sol sec. Tu as vu les grands feuillages, Élie? C'était pour ton père. Ta mère est née quatre ans plus tard quelque part dans le bout de Québec. On t' a déjà dit que tes grands-parents possédaient une agence de voyages et qu'ils visitaient le monde comme j'ai exploré ma paroisse? C'était banal pour eux. Au cours de l'année 1953, ils se sont résolus à fonder une famille et ont accueilli une petite fille sédentaire qui rêverait d'un fleuve, d'un homme et d'un enfant sur la grève de ses seize ans. Elle s'appelait Simone. À mesure qu'elle grandissait, là-bas, il se passait, ici au village, bien du remue­ ménage. J' ai pleuré ma cousine Jasmine et marié mon neveu Jacques dans les années qui ont suivi. Eh, oui! Il a connu la jeune Claire et a demandé la permission de mouiller à son quai. Elle l'a trouvé poète. Lui, grand pêcheur, il est tombé amoureux sans filet. TI rêvait d'elle en crinoline d'écume et en souliers, vernis. Il voulait des cloches pour célébrer son amour. Elle lui a donné sa main en cinquante-neuf et cela a jalonné leur merveilleuse histoire. TI s'en est écoulé du temps depuis. C'est presque difficile à imaginer! Lorsqu'il était loin de Claire, Jacques écrivait dans des cahiers. TI était le genre d'homme à gonfler ses joues doucement, en travaillant, pour évoquer le ventre rond de sa femme. Il a bien essayé de r~mettre pied à terre une fois pour toutes, mais la mer le rappelait. Parce que, sur la terre, il tanguait. 55

Il mettait sa dOUCè enceinte entre les vents du nord. Luc est né. Tu ne l'as pas connu, pas plus que tu n' as rencontré Jacques, d' ailleurs. Pourtant, Luc est toujours vivant quelque part. Le soir de sa naissance, la radio a grésillé la nouvelle à un J ~cque s, tout heureux. À l'autre bout de son monde, sur son bateau avec les gars de pêche, le marin n' avait pas de chance dans les jeux d' argent. Son hasard, c'était sa reine Claire, et son prince Luc. il est revenu sous son toit avant l'hiver et est reparti au chantier. ils ont bûché plus qu ' à l'ordinaire à l'hiver soixante-sept. Jacques a trouvé que c'était ardu de marcher droit sur la terre ferme pendant toute une saison. Aux États, comme il disait, il s'ennuyait plus qu 'à son tour, même s'il y avait toujours un homme pour conter des blagues vulgaires dont tout le monde riait jaune. Jacques abattait d' énormes cèdres pour mieux dormir le soir. Il était là quand Luc a fait ses premiers pas, comme un marin qui n'a pas mis pied à terre depuis trois jours. Claire a pourtant essayé de lui apprendre à prononcer « Papa » . Sans succès. Jacques a fait semblant de rire, triste. Il aurait aimé racheter sa dette, son absence envers son fils et à l'égard de sa douce, mais sa seule richesse se comptait en amour et en diamants peu ordinaires, ceux de l'eau par beau temps, facettes de miroir salées. Femme de pêcheur ne connaît pas les gemmes, disait-il. Jacques amenait Luc sur le pont, lui montrait des poissons plus gros que lui, s'amusait de ses gencives nues quand il riait, mais l'enfant ne gloussait pas longtemps. Il avait la nausée. «Mon père serait bien en peine devant un petit-fils qui n'est pas né pour l'eau,_mai s mon père aurait tort, car tu as raison, belle Claire. Luc sera un enfant de la terre, l'enfant de sa mère. » Il disait ça, le beau Jacques, pour apprivoiser la différence. Aurait-il pu comprendre, pour William? Je ne sais pas. Je demande à Rosa: - Quel est le rapport avec William? MILLE NEUF CENT SOIXANTE-NEUF SECRETS 57

Fleurs de pommiers - Simone, il n'est pas d'ici, ça se voit tellement. Ça se voit trop! -Chut! Simone a à peine seize ans. Elle écoute les albums des Beatles quand la nuit tombe. Devant son miroir, elle prend des poses qu'elle ne répètera jamais ailleurs que dans l'intimité de sa chambre. Elle chante Yellow Submarine, les rideaux fermés et Ail My Loving, les draps sur la tête. À la bibliothèque de Sillery, où elle travaille, un jeune homme de la campagne, auquel le soleil des moissons a généreusement distribué ses faveurs, la fait sourire plus souvent qu'à son tour. TI est bronzé, bien bâti et charmant. Des caractéristiques propres aux Florent, elle le découvrira plus tard. Après quelques entrechats périlleux, Simone obtient le privilège de passer une soirée en compagnie du r:nystérieux étudiant. Une conférence d'auteur, organisée par le conseil de la bibliothèque, lui donne une excuse bien juteuse, un samedi soir d'avril. Lors du départ des admirateurs, Simone offre un cola à un Louis plutôt décontracté, sur le parvis de la bibliothèque. Ils passent une partie de la nuit, assis dans les escaliers de ciment, à parler de la famille de Louis, de son travail d'ouvrier à la ferme l'été, de ses études. Simone raconte les voyages de ses parents, le travail, les diplômes qu'elle n'a pas en poche. Ils finissent blottis l'un contre l'autre pour parer à la brise fraîche de minuit. Elle lui demande un prochain rendez-vous. Un dimanche, sous prétexte que les pommiers fleurissent, ils. vont pique-niquer sur une plage de banlieue. Au-dessus d'eux, un pont à chevalets immense joue à sàute-mouton entre deux montagnes, pour le chemin de fer. - Ici,. Simone, ça ressemble un peu à mon village. Il yale fleuve, le train et la falaise. La différence, c'est que le train roule sur le tuf par chez nous, pas dans les airs! - Ce doit être beau, chez toi. - À mon avis, il n'y a pas un seul pays au monde que tes parents aient visités, qui soit digne du Village de la Crique! Mais ils ont le droit d'argumenter, je n'ai pas beaucoup voyagé! Il voulait rire, elle voulait croire. 58

- Je te crois, mais la Thaïlande, y paraît que c'est beau, ajoute-t-elle en levant un peu le coude. Elle rit, tremblante d'un baiser qui ne viendra pas. Pas tout de suite.

Louis prend le train, début mai, devant une Simone mi -souriante qui piétine le trottoir en faisant de grands gestes de la main. Avant la fin de la saison sèche, c'est décidé, elle partira à la conquête de l'homme et du Village de la Crique.

Going on a trip - ]'m going on a trip, annonce William à son père à l'heure du repas du midi. - Do it, boy, but don 't forget your old father like 1 did myself, dit son père. William ne prête pas attention à la remarque qui insinue qu'il ne reviendra pas. À trente ans, usé à force de se chercher, trop vieux pour en détenir la légitimité, il part se 1. trouver ailleurs. - Where are you going, son? William pourrait répondre n'importe quoi. - Abitibi. If 1 see Grandpa, j'm gonna tell him you don 't speak French anymore.

Son père accouche d'un gloussement difficile, imaginé à partir d'un de ses « life is life » répété en boucle. William lui tourne le dos et, comme s'il avait saisi le sens de ses pensées, lui lance: - My life is waiting for me.

William revoit les événements de la journée, se surprend de son audace, puis se ravise, se traite de lâche: il n'a pas dit au revoir à sa mère. Le train tangue. Le roulis continuel, lequel a d'abord stimulé William, devient ennuyeux. Patience. L'angoisse, comme la nuit, ne se fuit pas, elle cède sa place au jour.

Il se demande «pourquoi? », «où? », «comment? » et «quand?» Il y a bien un

« qui? » aussi. Seul sur sa banquette, perdu dans ses cauchemars en plein réveil, étranglé par des mains invisibles, il respire avec difficulté. La rame s'arrête des heures plus tard dans un village coquet au bord d'un fleuve mille fois plus large que la rivière où William a appris à nager. « Un signe? » se dit-il. 59

- Monsieur. Si vous descendez maintenant, le train partira sans vous. Monsieur! - 1 don 't speak French. - Sorry, Sir, 1 was telling you that your ticket is for Abitibi. The transfer is not here. - 1 know, répond William en mettant pied à terre. Les jambes raides, le torse courbé, il observe les voitures s'éloigner. Les passants jettent dans sa direction des regards intrigués auxquels il ne s'attarde pas. Il fixe plutôt la grande horloge au-dessus de laquelle des carrés amovibles indiquent «28 mai 1969 », la date du jour. Comme si les gens ne savaient pas l'année, quand ils montent dans le train.

« Ridiculous! », pense William. La locomotive se perd à l'horizon et la queue de la rame glisse à sa suite. William prend du recul pour s'intéresser à l'anxiété qui le cloue sur place. Un homme ne peut pas perdre la tête. Un homme ne peut pas avoir peur. Un homme ne peut pas pleurer. Ses idées préconçues tranchent nette la question. Il devient fou. À force de se juger, de réprimer son envie de brailler, de se dire qu'il n'appartient pas à son temps et de se traiter de déséquilibré, il entretient la souffrance intérieure qui se moque de lui. Quand la pluie se met à tomber en grosses gouttes, il décide de s'abriter. Un homme ne peut pas se laisser tremper.

Tapisserie Il marche jusqu'au comptoir de' service et demande le nom du village où il se trouve. - Monsieur? 1 don 't speak English. Vous êtes au Village de la Crique, Monsieur. Vous avez manqué votre correspondance, Monsieur? La dame parle fort, comme si le volume de sa voix pouvait briser la barrière de la langue. Il n'est pas sourd parce qu'il parle anglais. Elle se rend stupide. - HoteZ, pZease, dit-il. - Un hôtel, monsieur? Prenez ce dépliant. 60

Elle lui indique avec de grands gestes comment se rendre à l' hôtel qui se trouve à quelques centaines de mètres au sud d"e la gare. Il se cramponne à son sac de cuir, enjambe les bagages d'un monsieur à moustache, trop occupé à converser avec une dame à chapeau pour dégager le passage, et sort. La porte épaisse de la station se referme derrière William dans un bruit de coffre-fort. Il sursaute et examine le billet qu'il tient si fermement entre ses doigts moites que l'encre s'y étend. L'averse a cessé. li aboutit à l'hôtel, secoue son habit, passe la main dans ses cheveux et entre. Le décor vieillot lui déplaît. Une lampe des années trente, à l'abat-jour scintillant, orne le petit meuble d'accueil. À droite, un grand babillard tapissé de petites annonces est rivé au mur. Une femme parle au téléphone d'une voix pointue à faire grincer les ardoises. Elle dépose le combiné et éructe quelques sons peu harmonieux à l'intention de William qui, interloqué, n'y comprend rien. La réceptionniste hausse un sourcil. - A raam, please. -A roume? Yes, oui, a roume! Laquelle? William finit par se faire comprendre avec son «whatever» mimé. Il monte à sa chambre, pose son sac au pied du lit et étend tout son corps sur les couvertures au motif

« fleurs artificielles ». Sur les murs dérangés par le dégel, un affreux papier peint suggère une ambiance de pot-pourri. «Enaugh flawers ta make me feel hay fever! », se dit-il. Il constate que ses joues sont tendues. Il n'a pas souri depuis longtemps. Ses mains vigoureuses massent son visage pendant de longues minutes avant de retomber de chaque côté de son torse. Il se lève d'un" bond, va inspecter les toilettes et décide de prendre un bain. La salle est peinte en brun. Sur le comptoir, une poupée russe fait un clin d' œil au rideau de douche couleur d'urine. William se dévêt et laisse traîner son index sur ses côtes apparentes. Ses yeux sont d'un noir profond, comme ses cheveux. Ses pommettes saillantes lui donnent du charme, mais il reconnaît que son regard est éteint. Il ferme les robinets et s'installe dans l'eau fumante qui le revigore sans le guérir. Au sortir, il se sèche en évitant de scruter l'homme maigre dans le miroir.

Avertissement

Rosa est venue à la marina pour acheter du sel à la « Boutique du Marin ». Debout sur la pièce massive de ciment qui retient le quai flottant, là où des enfants jouent aux 61 billes, elle s'est dit, à propos des pêcheurs en train d' accoster: «Qu'ils arrivent ou qu 'ils partent, les pères voyageurs ont souvent le même sourire chagriné de l'éloignement. On croirait qu'ils ont peur de ne pas reconnaître, ou de n'être pas reconnu d'un enfant. » Au bout de la digue, vers l'ouest, Jacques pose des caisses sur le bois noirci par l'humidité. Rosa avance à sa rencontre. Il a changé depuis le temps. Ses bras sont découpés au couteau. Ses pommettes rondes et ses yeux perçants, cachés dans une orbite profonde, sont entourés d'une peau striée de ridules. TI a toujours ses jambes courtes de garçon, mais elles ont pris des rondeurs. Rosa se souvient de lui, qui pêchait dans la cuve sous la véranda, mais aussi de sa mère, Jasmine. La pauvre n'a même pas vécu la noce de son plus vieux. Elle a rejoint les vieillards à bout de souffle au cimetière municipal. Jasmine énumérait les noms de ses enfants en ordre croissant quand, après «Jacques », elle a expiré .. Une plainte sourde a lancé un duel au vent dans la vallée. « La voix de Madeleine », s'est dit Rosa. Rosa a pleuré cette mort, la fausse-couche, l'hémorragie et le destin qui lui arrachait une cousine, une amie, presque une sœur. Elle a pleuré de rage, pour une des premières fois sur son sort. C'est à cette nuit sans lune que Rosa pense en examinant Jacques qui s'affaire sur le pont. Elle songe aussi à Claire. - Mais qu'est-ce qui vous arrive, ma tante? On dirait que vous venez de voir un fantôme! - Oh rien. Je pensais à ta femme. - TI n'y pas de raison de faire cette tête-là! J'y pense aussi, vous pouvez pas savoir comment j'y pense, dit-il avec un large sourire. - Pense plus fort, mon garçon, murmure-t-elle pour elle-même avant qu'il enchaîne avec autre chose. - Vous devriez venir souper chez nous, ce soir, ma tante. Ça fait trop longtemps! J'irai vous chercher à la maison penchée vers cinq heures. Ne restez pas là, vous allez finir par tomber en bas du quai. Jacques, enrobé d'une odeur de hareng, lui prend le bras de sa main rugueuse et ferme. Elle se laisse guider jusqu'à la dalle de béton, puis dit : - Merci, mon grand poète! 62

- Ne remerciez pas un vieux marin pauvre poète! D'ailleurs, d'où savez-vous que je me prends pour un « écriveux »? - J'ai dit ça comme ça, pour rien.

Haricot noyé - Je porte un toast à la famille! dit Jacques, le verre bien haut. - Et moi, je lève mon verre à toi, qui sitôt arrivé doit repartir, dit Claire faussement détachée. Que Dieu te garde, chéri! Luc gigote sur sa chaise pour atteindre le bol de haricots verts. TI choisit le plus long en fouillant avec sa fourchette et met le légume en entier dans sa bouche. Les adultes, trop occupés à trinquer, ne le remarquent pas. TI en prend alors une bonne quantité qu'il laisse tomber dans sa grande assiette fleurie, comme celle des adultes, un privilège accordé seulement lorsque son père revient de sa saison de pêche. Rosa picore poliment. C'est la première fois qu'elle vient chez Jacques et elle le regrette un peu. Pour l'enfant, elle est une étrangère. Pour Claire, c'est un peu la même chose. Pourtant, Rosa les connaît tous mieux qu'il ne faudrait. - Madame? Ma fève est tombée dans mon lait! lui dit Luc, quémandant du renfort, les yeux écarquillés. Rosa cueille le légume avec sa cuillère. Même les haricots se noient. Elle sourit, du mieux qu'elle peut, au cœur de cette famille heureuse qui s'éparpillera.

Boulangerie - Il est venu hier. Il casse son français, le p'tit monsieur. Je lui ai demandé son p'tit nom. TI m'a dit: Will quelque chose Légaré. J'ai répété: Légaré! Vous avez égaré votre français, mon bon monsieur! dit-elle en s'inventant un rire. - Je vais prendre un sac de danoises, dit Rosa. Celles aux noisettes.

- Oui, nla belle Rosa. Ça fait que moi je dis que c'est un « survenant ». Il n'y a pas juste la Guéremont qui en connaît des histoires de même. C'est un Anglais, beau jeune homme à part ça, qui va venir mettre le trouble. Ça, vous pouvez me croire. J'ai aussi des croissants au beurre aujourd'hui, en prendriez-vous un ou deux? - Germaine Guèvremont. 63

- Hein? Ah oui! Guéremont, Guèvremont, c' est du pareil au même. Rosa décline d'un signe de la main l'offre des croissants de Camille. - Vous êtes sûre, Rosa? TIs sont chauds! Rosa confirme son choix d'un mouvement de menton. Une cliente chargée de sacs à emplettes entre derrière elle. Le bruit de papier froissé couvre la voix de la commère. - En tout cas, c'est pas souvent qu'on voit des étrangers ici. Peut-être que c' est lui qui a acheté la maison des Fleury. TI me semble qu'on l'aurait su. Un étrange! - Ben, voyons, Camille! C'est pas le premier touriste qui s' aventure ici, dit Madame Soucy, nouvellement entrée, pis ça sera pas le dernier. Tu devrais être contente qu'il vienne dépenser son argent dans le coin. J ' vais acheter de tes petits croissants aujourd'hui, avec un pain au levain. Rosa laisse parler les dames et paie le total. Un dix sous tombe sur un carreau de céramique reluisant. Rosa se penche, fouille un peu sous le meuble. Sa main touche une pièce qu' elle glisse vers elle, prend et dépoussière. Un vingt-cinq sous. Elle sourit, dépose la monnaie sur le comptoir et s'apprête à sortir. La voix de Madalne Soucy lui parvient à travers les bruits de la rue. - TI nous a loué le petit chalet de la route du Nord pour une sen1aine. - Aille, Rosa, t'as oublié ton vingt-cinq cents, dit Camille. Rosa se retourne, coincée dans l'embrasure de la porte qui n'arrête plus de sonner. - TI n'est pas à Inoi, on a dû l'égarer. Elle sort en riant de son jeu de mots. Camille n' a pas tort. Le nouveau laissera sa trace au village. Rosa l'attendait malgré elle, ce survenant.

Femme sereine Fini les papiers peints de bouquets, les murs bruns et les plafonds de stucco. William a repéré une annonce, signée par des Soucy, sur le tableau d'affichage de l'hôtel. TI s'est retrouvé dans leur chalet, beaucoup plus confortable qu'il ne l'aurait cru. La peau d'ours, sur la berceuse, lui procure du bonheur lors de ses soirées de lecture. Chaque semaine, il disparaît pendant quelques jours afin de répondre aux attentes de la compagnie ferroviaire qui lui a offert un poste de commis à temps partie]. li réapparaît le 64 jeudi ou le vendredi, la main tendue, chez les propriétaires qui se fient désormais à lui pour entretenir la pelouse de temps à autre. On lui remet les clés. Les samedis, William se traîne les pieds sur la place du marché et s'étonne de l'agitation des villageois. Il flâne tout le jour, parle peu et pointe du doigt selon sa demande. Il y a bien quelques orgueilleux qui lui mâchonnent des phrases en anglais pour se donner du prestige, mais William n' y comprend rien. La plupart du temps, il ob erve les gens à la dérobée, reconnaît quelques visages, celui de là boulangère, du marchand de fraises et de la vieille femme qu'il croise souvent et qu'il aimerait retenir. Pour lui dire quoi? De toute façon, elle sait déjà tout. Une jeune femme, calme comme un o'iseau en cage, attire aussi son attention. Elle a le regard franc, la lèvre généreuse, la chevelure épaisse et le pas décidé. L'approcher serait parjure, à moins de chanter le même langage. Il trouve, à la contempler, des forces nouvelles qu'il rassemble. Bientôt, il se sentira plus fort et se présentera à elle.

1 La femme sereine.

Parapets Sautera-t-il? William, indolent, marche sur le talus au bord de la chaussée. Il y a longtemps, il déambulait ainsi, les après-midi d'été, avec ses an1is. Ils grimpaient sur les rondins en forme d'écuelles renversées qui ornaient les bords de la marina. Les garçons s'imaginaient qu'en plus d'être ronds, les garde-fous étaient fragiles, ce qui obligeait les funambules des quais à se montrer délicats dans leurs numéros. William et ses copains finissaient toujours par tomber d'un côté ou de l'autre des murailles miniatures qui ne s'effritaient jamais. Alors que les gamins de son âge essayaient d'éviter la trempette, William s'amusait plutôt à tomber à l'eau. Il se demande maintenant si le plus amqsant serait de glisser du côté droit ou dli côté gauche du petit talus qui borde la rue. Le risque de se mouiller n'existe plus. Pourtant, il cherche un équilibre, hésite entre la satisfaction et la nostalgie, le devoir et le sens de l'aventure, la conformité et la rébellion. Son départ de chez lui était une manière de sauter à l'eau. Il y a toujours eu quelqu'un pour lui signaler de revenir à bon port, pour lui lancer une bouée qu'il devait accepter. Cette fois, il a nagé plus loin. Voilà qu'il traverse 'de 65 nouvelles villes et qu'il clopine sur des parapets différents de ceux de sa jeunesse. Le talus qui l'occupe, en ce moment, n'a pas la forme pansue des billes de bois. TI est plat, terreux et rude. C'est la rue de l'Estragon. William devra choisir entre les chemins tracés d' avance et les bordures vertes et fleuries des bords de mer où on se tord la cheville, parfois, dans le bosselé du terrain. Dans les deux cas, il faudra se mouiller. Aujourd'hui, il a opté pour le trajet qui mène à son chalet. Mais il parcourra d'autres chemins. Il ne le sait pas e.ncore, mais le Village de la Crique lui a trouvé un surnom qui lui collera à la peau bien après son départ. On l'appelle l'Étranger.

Souris William ne s'est jamais plaint de la chaise berceuse qui grince. TI n'a jamais dit aux Soucy qu'un soir les berceaux ont failli, qu'elle est tonlbée en morceaux et qu'il a mis deux heures à la remettre en état. Il ne leur dira jamais non plus qu'une souris est tombée dans sa baignoire et qu'elle s' y est noyée pendant qu'il fouillait dans son sac à la recherche de sa brosse à dents. Avec un bol à soupe, il la recueille. L'herbe -est rouge de soleil, au crépuscule. William pellette un trou près de la corde de bois de chauffage, car il refuse de laisser le cadavre à l'orée de la forêt où des charognards le décortiqueraient. La souris a-t-elle glissé? S'est-elle jetée à l'eau? li craint le présage et décide de prendre l'incident comme un avertissement. Il creuse donc ce trou, puis y dépose le bol avec la souris dedans avant de le recouvrir de terre. Il résiste à l'envie de lui fabriquer une croix, se traite de fou puis rentre vider sa baignoire sans s' y être trempé. Ce soir-là, il lit jusqu'à très tard. Le fait de vivre en marge, d'avoir fui son village natal et d'avoir un pied à ten-e quelque part l'a changé. TI sait dire «patate », «monnaie» et «viande hachée », en plus des quelques mots déjà appris auprès de son père. Honteux, pour un fils ct' Abitibien! Cela ne peut que s'améliorer. L'après-midi, des adolescents s'approchent du banc où il se repose. - Fuck, dit l'un. 66

- Shit, lance un autre. - Fucking shit, surenchère le dernier. Attente de réaction ... William ne les gronde pas. C'est ainsi que commencent les cours illicites de français du cheminot. Les sujets? Les voitures sport, les pièces musicales et les femmes. Les suggestions des adolescents n'égalent pas toujours la finesse des tours de charme de William. TI apprendra à ses dépens que « You make me dream » ne se traduit pas forcément par « Vous me faites bander » .

Guet La femme sereine, dans la jeune trentaine, est arrivée par la grand-route, un bruit de ferraille sur ses talons. Son chariot à roulette accueille ses provisions, à mesure qu'elle butine d'un étalage à un autre. Jamais de cancan, que des mots bien choisis . et des achats raisonnés. Elle vient tous les samedis. Le premier jour, elle avait repéré et salué poliment l'étranger. La semaine suivante, elle lui a souhaité discrètement la bienvenue. Après, elle ne lui a plus adressé la parole, mais levait parfois les yeux sur lui et, d'un simple mouvement du menton, lui signifiait qu'elle l'avait vu. Depuis, presque heureux qu'elle l'ignore, William l'observe plus attenti vement. Elle n'est pas dupe. Un regard insistant, c'est comme une main qui caresse, elle le sent. Voilà que, dans un nœud de chaleur, elle cesse de le bouder. Ce n'est que le samedi suivant son coup d'œil franc vers William qu'elle a deviné qu'il la suivrait. TI était assis sur un banc chaulé, occupé à détailler l'ourlet de sa jupe. William quitte son poste de guet, fasciné. Au bout d'un kilolnètre, la femlne s'arrête net et attend, sans se retourner. Arrivé à sa hauteur, William se place derrière elle et, sans la toucher, lui murmure à l'oreille: «Vous me faites bander ». Plus tard, il se dira qu'elle aurait pu le gifler. Elle n'en fait rien, ne bouge pas. Un combat intérieur raidit ses épaules. Pour la/rassurer, il passe ses mains dans son cou et, par de délicats sautillements des doigts, masse sa nuque, guitare vivante. Elle ne dit toujours rien, plantée au milieu de nulle part. TI la sent s'attendrir, se liquéfier, épouser ses formes à lui comme de la cire chaude. 67

William"ne peut lui parler, il n'a que «patate» à dire, en plus de quelques autres âneries. Il frôle son dos et fouille dans ses cheveux, délicieusement. La femme se ressaisit, au moment où il éprouve une puissante envie d'elle, et s'en va d'un pas rapide, ponctué par le pépiement de son chariot. William.la suit des yeux. Cette nuit-là, dans ses draps moites, il rêve d'elle. She makes him dream.

Trahison - Madame, il faut goûter à mes trésors ! C'est un instant étrange de juillet, entre le soleil et la pluie. Quelques traits de lumière, obstinés, percent le ciel couvert. Les teintes de vert des cèdres et des peupliers sont plus radieuses que par temps clair. L'air est lourd, suffocant. Elle cède. Les fruits chauds fondent sur sa langue, y laissant quelques akènes croustillants. Une perle rouge roule sur son menton, qu'elle essuie du revers de la main en haussant les sourcils. Le marchand salue l'Étranger qui approche. Elle ne se soucie pas de lui : le rituel. Des pièces grelottent dans son porte-monnaie qu'elle allège pour un casseau et un reçu. Elle dépose le paquet dans son sac avant de saluer le préposé bavard et de quitter les lieux. L'autre client décline les offres qu'on lui fait et part les mains vides en disant: «No merrcz ». Une fois éloignée de la foule, la femme perçoit le bruit plus distinctement. Un crissement de gravier contre une semelle plate. Elle emprunte la route du Nord. William pense: «Do not frighten the bird, if you want ta bring it out of the cage ». Lorsqu'il appuie sa main sur son avant-bras, la pluie COlnmence à tomber. Elle n'essaie pas de se dégager, mais marche rapidement. Les doigts de l'homme, plus pressants, glissent jusqu'à sa main. Elle dévie vers la vieille école, puis s'adosse contre le bardeau démodé. Cils papillonnants, regards fuyants. Le temps passe, manège immobile. ~l

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Jamais William n'a ressenti une telle urgence. Il prend dans ses mains le visage de la belle, effleure la tache de vin sur sa joue et embrasse ses lèvres presque violemment en formant de petits cercles insistants sur sa langue. Un moineau se pose sur la corniche, un ver de terre au bec, et disparaît avec son butin, à tire d'ailes,. effrayé par le bruit des corps qui se mêlent. Elle cherche du bout des doigts les mamelons de l'homme et tâte leur chair pour la sentir se hérisser sous le ti ssu léger. L'Étranger laisse courir sa bouche jusqu' à la gorge de la femme, après l'avoir longuement abreuvée. Elle cambre les reins et lui offre sa poitrine, vibrante. Un morceau de bardeau se décroche du mur et ricoche à leurs pieds. Elle sursaute. Il l~ prend par la taille d'une main et par la cuisse de l'autre. Son sexe trouve son chemin. Ils s'entrechoquent. L'orage gronde. Ils sont encorejeunes. Tonnerre. Ils se démêlent. Elle ferme les paupières et rassemble ses idées en silence. Un liquide chaud coule le long de sa cuisse, la pluie lui tombe dans les yeux, ses cheveux lui collent au visage. Elle reste là, essoufflée. Ivre, elle s'éloigne de la petite école, son sac de fraises flétries à la main. Le temps fixe leur prochain rendez-vous. Un dernier éclair fend le ciel; la femme pense à son fils.

Miroir de poche Les grands chalutiers n'attendent pas. Elle non plus. Elle est aSSIse sur la jetée devant la mer grise, et tourne le dos à l'Étranger. À distance derrière elle, William la contemple longuement. Elle porte un chandail dont le col à rabat dénude la demie d'une de ses omoplates découpées. Le rebord de sa robe flotte au vent, pareil aux mouvements des mains d'un chef d'orchestre. William remarque son peigne serti de perles et songe au temps où elle nouait ses cheveux très serrés en chignons. Maintenant, il la sent plus libérée. À peine quelques semaines se sont écoulées. Elle cherche dans son sac à main un baume qu'elle applique sur ses lèvres avec son majeur. Sa tête suit le parcours d'un canard bruyant pendant que ses doigts échangent le baume contre un miroir de poche. Elle retire une poussière de son œil. 69

La femme se lève sans hâte. Le bruit de ses escarpins se confond avec celui des rires d'un groupe d'enfants en contrebas. Il sait qu 'elle l'a vu, mais il ne peut pas la suivre. Pas maintenant. Plus tard. Il s'approche du siège qu'elle a quitté et s'assied au même endroit. La place dégage de la chaleur.

Ils se retrouvent plusieurs fois dans l'été, comme des icebergs qui se télescopent et . dont les parcelles tombent mollement dans une mer de matricaires. Ils noient de nombreuses brûlures et ravivent des feux à l'agonie. Elle ne va jamais chez lui , il ne connaît rien de plus que ce qu'il savait d'elle. Aujourd'hui, ils se verront plus tard, dans la mousse de la route du Nord. Sur le banc, près de l'Étranger, un cil sur un miroir de poche.

Fudge Simone trouve le trajet pour se rendre au Village de la Crique interminable; en partie à cause du soleil qui l'éblouit, mais aussi parce que, à ses côtés, un voisin trop proche d'elle et trop content d' Y être, la reluque. Dans le même compartiment, une femme négligée et une fumeuse à bout de nerfs se plaignent de la chaleur tropicale de la voiture et de tout le reste aussi. Simone s'impatiente. Quand la voix métallique du préposé annonce: « Village de la Crique » en oubliant le Saint, elle dégringole l'escalier pour humer la brise fraîche, laissant l'homme avec sa femme et sa fille. Sa première impression? À couper le souffle, en raison de la splendeur des lieux et du temps de canicule. L'air est aussi rafraîchissant qu'une vapeur de bouillon. Simone pense: «C'est pire qu'en Thaïlande! » Au loin, de grands peupliers nagent à la surface d'un ciel couleur de mer et chatouillent une multitude de collines qui, elles, trempent leur bec dans un fleuve plat délaissé par le vent. Son sac d'une main, son porte-monnaie de l'autre, Simone marche jusqu'à une cabine d'où elle appelle les Florent pour avertir Louis de son arrivée. Il est sorti pour une affaire urgente de faucheuse à doigts cassés que Simone n'écoute pas. Elle prendra un taxi, plus tard. Elle raccroche le combiné et marche ' un peu, sans se presser. Son sac léger ne la gêne pas dans ses mouvements. Une foule s'agglutine sur la place du marché. Des 70 adolescents, regroupés en bande, s'esclaffent de temps à autre et des femmes négocient pour une grappe de radis ou une pomme de laitue. Du poisson frais, des haricots, des fraises et d'autres denrées sont étalés sous des chapiteaux de fortune. Simone achète un Fudge et savoure la friandise dans un coin d'ombre. Auprès d'une femme d'âge mûr, dont l'œil vif paraît vingt ans de moins que sa paupière, elle se renseigne sur le domaine des Florent. La villageoise tique. - C'est à un peu moins de deux milles, dit-elle en indiquant une route de terre en bordure du fleuve. Suis la rue de l'Estragon. Si tu n'es pas pressée, tu peux m'attendre, j 'habite une vieille maison croche sur le même chemin. Simone refuse l'offre poliment. - Pas de problème, ma belle enfant. Qui es-tu? - Je suis une amie de Louis. - Ah oui! Et cette amie de Louis, elle a un prénom? dit la dame au vlsage transformé sous l' effet d'un sourire. - Simone, et vous? - Moi, c'est Rosa. Enchantée, SiInone. Ne t'éloigne pas de la rue principale, c'est plus sûr.

La chaleur est telle que Simone glisse dans ses chaussures. À l'intersection de la route du Nord, une affiche penche vers le fossé, comme un roseau cassé. Aucune maison ne se trouve à portée de . vue, mise à part une vieille école, construction têtue, qui attire l'attention de Simone. Elle connaît la basilique de Québec, le château et la terrasse, mais rien comme ce menu vestige. Simone s'approche de ce qui a été jadis la cour de l'établissement et se fraye un chemin à travers les ronces. Des plants de matricaires tapissent la couche de terre mince dont l'endroit s'est couvert avec le temps, le vent et l'abandon. Leurs minuscules boutons jaunes font face à la lumière. Plus loin, des milliers de fougères fondent sous les troncs résineux des conifères. 71

Simone dépose son sac de voyage près d'une talle de chiendent et constate que le bas de son pantalon de coton est parsemé de mousse de chardon. Elle se secoue, se pique les doigts, s'exaspère et s'avance vers la poignée de métal brûlant. Une plainte provient de l'intérieur de la bâtisse. Simone se fige, puis recule, ses mains suspendues dans leur mouvement interrompu. Elle ramasse ses effets personnels en vitesse et rebrousse chemin. Elle parcourt les trois cents n1ètres qu'elle vient de fouler au rythlue des battements de son cœur et ne ralentit qu'une fois an4 ivée vis-à-vis de l'Estragon. Elle considère l'heure, déteste subitement l'absence de Louis, responsable de cette suite d'événements, et poursuit son chemin jusqu'au domaine Florent. Rosa.1ui avait dit de ne pas s'éloigner.

Citronnade Marion, la mère de Louis, accueille Simone avec beaucoup de sourires et de baisers. Bienveillante, elle lui demande pourquoi elle a fait si longue route à pied, la réprimande du risque encouru sous ce soleil accablant et lui offre finalement un verre de citronnade. Pendant tout ce bavardage, un garçon joue dans un carré de sable près de l'escalier extérieur, entre deux plates-bandes. - C'est le fils de Claire, la voisine, dit Marion. TI s'appelle Luc. Dis bonjour à Simone, mon grand. Je le surveille pour que Claire fasse ses courses. Elle aussi, elle aime bien marcher. Moi, j'ai passé l'âge! COlnme ça, ma belle enfant, tu viens découvrir la campagne? Simone s'entend raconter toutes sortes de sottises, des «OUI-OUI» et des « non­ non» à propos de tout. Les événements, de la joùrnée l'ont fatiguée, effrayée. Elle répond avec politesse aux questions qui lui sont posées, retient le plus possible ses joues de rougir à l'évocation du nom de Louis et laisse Marion, pleine d'entrain, lui offrir un second verre de citronnade. Elle montre à Simone la chambre qu'elle occupera pendant son s,éjour, l'incite à y déposer ses affaires et l'entraîne au jardin. - Je ne coupe pas mes fleurs d'habitude, juste pour la grande visite. Toi, t'es une belle grande visite, ma fille. - Épargnez donc vos lys, Madame Marion. 72

~ J'y tiens. Au moment où Marion coupe une tige avec un sécateur, une dame s' approche du porager. - Bonjour, Madame Florent. Merci d'avoir gardé le petit. - TI est sage comme une image! Simone, je te présente Claire.

« Quelle assurance et quelle douceur! » se dit Simone. Elle détaille la robe blanche à plusieurs volants de la femme souriante, sa jupe en auréole gazeuse autour de ses jambes sveltes. Le corsage du vêtement couvre élégamment le haut de son corps, mais laisse jouir du beau temps une épaule fine et découpée. Claire, avec ses yeux bleus, son nez étroit et sa bouche rose, doit avoir à peine trente ans. Alors que les deux femmes bavardent, Simone reste plantée là, subjuguée. Soudain, une évidence la fouette et, sous le choc, elle s'agenouille dans l'herbe, les yeux fuyants. Les deux femmes, ahuries, la raccompagnent à l'ombre, lui offrent de l'eau et lui témoignent leur inquiétude. - Mon Dieu, ma douce, on dirait que t'as eu un coup de chaleur, dit Claire. - Elle a marché beaucoup, faudrait qu'elle se repose, ajoute Marion. Si au moins on pouvait trouver un coin à la fraîche pour qu 'elle puisse s'étendre. Marion porte les fleurs à la cuisine pendant que Simone se détend sous la véranda dans un fauteuil en rotin. Rassurée, Claire s'éloigne vers sa demeure, Luc sur ses talons. Simone connaissait Claire par les récits de Louis, mais elle se sent maintenant terriblement troublée par cette femme. Elle n'a pas eu un coup de chaleur. Elle a eu honte.

Grosse journée - Tu es là! Bon Dieu! Je te demande pardon, Simone, dit Louis en refermant la portière de sa voiture, brune de poussière. - La petite s'est rendue à pied, tu te rends compte, Louis? dit Marion en sortant sur le balcon où Simone patientait avec un livre. Louis embrasse Simone sur les joues. - Viens, on va aller voir la mer! 73

- La petite n'a sûrement pas assez marché aujourd'hui! lance Marion en riant. Louis, elle a failli être malade, soyez raisonnables. Filez! Je sonnerai la cloche pour le souper. Marion retourne à ses chaudrons en secouant son tablier, alors que Louis entraîne Simone vers le rivage. Lorsqu'ils sont hors de vue, il prend sa main dans la sienne et continue de marcher. Elle perd pied, séduite, et prétexte une ·roche inégale sur le sentier pour s'accrocher à son bras. Dans une petite alcôve creusée naturellement dans la pierre de la falaise, Louis lui propose de s'asseoir. - TI Y a eu cette faucheuse cet après-midi, j 'ai pas pu arriver plus tôt. Qu 'est-ce que t'as fait pendant tout ce temps? Maman a dit que t' étais venue à pied? C'est fou ... - Louis, c'est correct. Je voulais me dégourdir. - Le voyage en train, c'était comment? TI fait chaud. T'as été malade? -J' ai pas été malade, j'ai juste eu une bouffée de chaleur, tout à l'heure. Ta mère et la voisine en ont fait tout un plat! Louis lance un regard au fleuve qui brasille. L'eau brouillée lèche les cailloux mousseux à ses pieds. Le clapotis ponctue les phrases dont la gestation, dans l'imaginaire de Simone, est trop compliquée. Une goutte d'eau salée, pendue à la pointe d'une feuille, tombe à l'instant où Louis s'éclaircit la voix. -L'été a été long, Simone. Sans toi, je veux dire. Je me suis ennuyé. Sanglots, hoquets et fous rires se tiraillent dans la gorge de Simone, éberluée. -" Ben, voyons. Pleure pas, Simone. Tu ris là, ou tu pleures? TI s'approche d'elle, pose ses mains un peu partout sur ses bras sans se décider à la serrer contre lui. - Fais pas attention. J'ai eu une grosse journée, c'est tout, dit-elle. Il ne sait pas qu'en plus d'avoir voyagé en train, Simone a visité l'école de la route du Nord où elle a cru assister à une agonie, à cause des gémissements. TI ne soupçonne pas qu'elle a été prise d'un profond dégoût en réalisant que ces bestialités étaient celles d'un homme et d'une femme faisant l'amour, affamés. Simone les a vus par le carreau brisé de la porte. Elle était secouée, mais son embarras s'est accru lorsqu'elle a pris conscience, une fois de retour sur la chaussée de la rue de l'Estragon, qu'elle éprouvait de l'envie. À seize ans, ses expériences sexuelles se limitent à quelques rêves humides. 74

Comment charmer sans s'humilier? Est-ce que séduire veut dire se mettre à genoux? Raconter à Louis ce qu'elle a entendu est au-dessus de ses forces. Pendant que Simone cogite, Louis joue avec ses doigts sur un bout d'algue séchée. Le temps s'étire telle une friandise à la réglisse chauffée au soleil. . La clochette de Marion retentit et fait fondre le sucre de ce moment d'intimité. Louis saute sur ses pieds et présente sa main à Simone qui ·y joint la sienne. - Moi aussi, je n1e suis ennuyée, chuchote-t-elle à Louis comme ils entreprennent de monter vers le domaine. Louis salue Claire, qui, un enfant collé à ses jambes, suspend des serviettes sur la corde à linge. Simone choisit de se taire. C'est elle, Claire, sa robe blanche retroussée jusqu'à la taille, que Simone a vue par la fenêtre cassée de la petite école.

Baignade Le lendemain fleurit. Simone trouve Louis sous le porche où il remet en ordre des bicyclettes grugées par la rouille. De biais, la maison bleue lui rappelle qu'elle devra se taire pour épargner Claire et sa réputation, irréprochable jusqu'à ce jour aux yeux des Florent. Personne n'a besoin de savoir qu'elle s'envoie en l'air au lieu de faire des courses. - Va chercher ton costume de bain, on va se promener! dit Louis. Simone s'exécute pendant que les pneus et les selles des vélos su bissent leurs derniers ajustements. De retour, son sac sur l'épaule, elle enfourche sa monture et pédale à la poursuite de son après-midi avec Louis. - On s'arrête déjà? - Oui, madame, et on se baigne! Louis laisse tomber son vélo sans ménagement sur le bord du sentier, jette son sac à dos sur la terre battue, retire son chandail et entreprend d'ôter son pantalon. Simone se détourne subitement et s'intéresse à un amélanchier cassé par le dernier hiver. - Voyons, Simone, j'ai un maillot en dessous! Ils rient tous les deux de bon cœur. - Je vais faire comment pour me changer, moi? dit-elle 75

Louis saisit une serviette de bain avec laquelle il entoure Simone en formant un cylindre. - Je vais maintenir la serviette. Je verrai rien, je t'assure. À moins qu'il me prenne l'envie de tricher, comme ça ... - Aille, tiens-la mieux que ça, Louis Florent! Simone retire ses vêtements et enfile son costume de bain tout en surveillant les yeux de Louis. Elle ne lui en voudrait pas, au fond, s'il trichait. ,Quand elle positionne la dernière bretelle, il laisse tomber le linge qui les séparait et dépose un bais~r sur ses lèvres. Elle bat des cils, honteuse de l'effet que ça lui fait. - Viens te baignerr L ' eau est bonner crie-t-il en sautillant sur des îles de roches. Simone glisse rapidement dans l'eau en grimaçant. -C'est gluant! Le lit du cours d'eau est recouvert d'une mousse visqueuse. - Fille de ville! - Toi, t'es bronzé en habitant! - Toi, t'es blanche comme un pétoncle! Elle ferme les paupières. Le mouvement de l'eau l'étourdit et la force à ouvrir les yeux. Louis est là, devant elle. Surprise, elle lance un petit cri. - À quoi tu rêves? lui demande-t-il. -À toi. Louis reprend sa nage effrénée. Il se retire du Jeu pour lui donner le temps d'apprivoiser ses désirs. Elle n' a pas eu à dire non. Elle l' aurait repoussé.

~archersurlalune Simone pense à ses amours. Tellement que le père Florent la surprend en train de verser de la sauce au bœuf dans sa coupe. Il ne manque pas de la taquiner. Elle ne lui en veut pas. En fait, elle admire ce grand gaillard aux épaules larges et au crâne garni de cheveux blancs. Bien qu'il n'ait jamais vécu dans la pauvreté, Antoine n'est ni avare ni vaniteux. Il donne sans compter et reçoit sans s'excuser. Il est le grand-père de ses contes de fées, celui qu'elle n'a jamais connu. Ses parents à elle fuyaient les soupers de famille. ------,

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Antoine se tient en forme, même s'il vieillit. Assis au bout de la longue table de pique-nique, il parle de ses fils, plus vieux que Louis, tous partis travailler dans des mines, au nord. Il revient toujours à sa belle Marion, et à son fleuve. Le veau était suc.Culent, les carottes du jardin, sucrées, et le thé, juste a ez fort. Assise sur le balcon, sa tasse à la main, Simone sent le sommeil l' envahir. Antoine raconte encore des histoires en s'aidant de ses bras pour mimer les circonstances. li est au milieu d'un épisode de chasse quand il aperçoit Luc. - Luc? Viens ici, mon grand, dit-il. L'enfant est debout sur la galerie voisine. Sa mère le suit. Sa mère! Simone fixe sa soucoupe. - Ton papa va venir te voir bientôt, mon grand costaud? demande Antoine au gamin. N'est-ce pas, Claire? Tu m'as bien dit qu'il aurait un congé la semaine prochaine? Simone .toussote. L'homme avec Claire, dans la petite école, n'était donc pas son mari. Non seulement la situation s'avère plus gênante que Simone·ne l'avait cru, mais plus compromettante aussi. Chasser cette idée de ses pensées, l'envoyer valser, la rayer d'un trait. Elle note l'étincelle qui brille dans les yeux de Monsieur Florent lorsqu'il regarde Claire. li la respecte beaucoup. Louis aussi estime cette femme patiente qui élève seule son enfant et trime dur pour que la nourriture ne manque pas, que son mari soit toujours heureux de revenir au logis. Son histoire d'amour avec Jacques est bien connue. Claire a été la belle conquise par un fils honnête de pêcheur. lis se sont rencontrés, aimés et mariés dans la même année. Voilà ce que le village entier, même la boulangère, adepte de potins, croit fermement. Entre eux, il n'a jamais été question d'un mariage obligé. - Ton amour va être content de te revoir, ma belle Claire, reprend Antoine. T'as l'air radieux, même si tu t'inquiètes trop. Ce qu'il veut, ton Jacques, c'est te voir. Pas la peine de te fendre en quatre . . C'est vrai, se dit Simone. Sous le soleil du soir, Claire a le teint chaleureux des femmes qui passent leurs journées à bêcher, la chevelure lustrée, mais l' œil fatigué. La conversation dévie. Les premiers pas de Neil Armstrong sur la lune, annoncés le vingt juillet dernier, font jaser. Chacun y va de son opinion. - Est-ce possible que le drapeau bouge? Le drapeau américain, il avait l'air agité par le vent. Sur la lune, il y a du vent? Et si tout ça, c'était du bluff? dit Louis. 77

- Je ne SUIS pas un spécialiste du sujet, mon fils. Une chose est sûre: les Américains voulaient battre les Russes. Peu importe comment, avec ou sans scrupule. Justement, Simone se demande si Claire, qui a l'air tellement en contrôle d'elle­ même, est dénuée de scrupules.

Fin La femme sereine lui dit end un de ces samedis d'automne. li commence à faire froid, leurs rendez-vous ne suffisent plus à les réchauffer. Ils ne se sont jamais parlé, incapables de se comprendre par la parole. Leurs rencontres allaient au-delà des mots. La jeune femme signe le tableau inachevé de cette passion grandiose, un jour d'octobre. Elle quitte la vieille école comme elle y est entrée, dans un coup de vent. Pourtant, il jurerait qu'elle a chancelé. li n'y a pas eu de mépris dans sa voix, pas de désespoir, que la douleur des adieux. L'amante s'est servie de cette langue, qu'elle connaît à peine, pour dire au revoir. Il ne la suit pas. Pas cette fois. Toute la fougue qui le poussait à venir l'attendre au marché ou à l'école, semaine après semaine, se change en abandon. Il pense à la souris qui s'est aventurée trop près du gouffre. La peur de l'eau, soudain, le retient.

End

Quand elle a dit end à l'Anglais et qu' il l' a observée s' éloigner san~ la retenir, elle a su qu'elle avait raison. Elle l'a détesté de ne pas lui avoir demandé de rester, de ne pas lui avoir promis l'impossible. Elle marche dans la neige nouvelle qui s'accumule sur la chaussée. Un pan de vie retombe lentement derrière elle. Son regard de colère, elle ne l'adresse pas à l'Étranger. Claire ne sera plus jamais blanche. Ses pistes humides dans le frimas d'automne tracent une ligne entre ses deux mondes. Au bout du chemin, elle remercie son amant de ne pas l'avoir retenue. S'il l'avait fait, elle aurait créé un autre désert comme celui de ses amours avec Jacques. Le vide, le doute, la résignation et les trahisons auraient pris leur place, puis engendré une sécheresse de plus. Tout a été dit avec leurs corps. La vacuité de la vie de Claire n'empiétera pas sur . lui aussi, l'Étranger. 78

Elle a choisi. Au bout du chemin, elle fait volte-face. Il n'est pas à la fenêtre. L'idée de revenir sur ses pas en courant, de crier again et d'aimer encore lui traverse l'esplit, mais cela gâcherait tout. Elle se fie au scénario, marche en se trempant les pieds dans les flaques de la rue de l'Estragon. Antoine passe avec sa Chevrolet 1965, effectue un arrêt en queue de poisson à dix mètres devant elle et ouvre la portière du côté passager à laquelle Claire s' agrippe en reniflant. Elle ne justifie pas sa présence au bord de la route sans son sac à emplettes, tente quelques prétextes, «un oubli », «je suis bête », «en plus, la neige » puis se tait, encouragée par la discrétion d'Antoine. TI la dépose chez lui, inquiet. Plus tard, il la suit des yeux pendant qu'elle se rend chez elle, Luc dans les bras. Elle n'a rien dit en entrant, pas plus qu'en sortant, juste quelques mots de gentillesse à l'égard de Marion et quelques mercis adressés à Antoine, pour l'avoir protégée de la pluie, de la neige, de la saison folle. «Merci de ne pas avoir posé d~ questions », a-t-elle songé. Antoine redouble de délicatesse depuis l'incident qu'il appelle la première neige de Claire. La fragilité qu'il a décelée dans son attitude ne s'explique pas par la venue des premiers flocons. Il a vu, au fond de ses yeux rouges, un filet de fiel dans un ruisseau trop sec, s'est promis de ne pas laisser cette crevasse devenir un canyon. Claire n'a pas besoin d'une falaise de plus que celle qui borde sa Inaison. L'hiver sera long, mais Claire ne se tuera pas en bas de la crique.

Vases creux Jacques a-t-il seulement compris le poids de son absence? Un vide qui remplit l'espace et nourrit les idées de malaise. Claire fait tremper ses ongles dans du jus de citron, le soir, pour effacer les traces de petits fruits, et peut-être aussi pour estomper les autres marques. Elle n'est pas seule. Il y a Luc, à des kilomètres de sa réalité, sur une planète sans labours et sans sécheresse. TI est là quand elle pense à la mer et à tout ce néant qu'elle a vaguement essayé de combler avant de réaliser qu'il ne la quitterait jamais. Ni le vide, ni l'homme. Elle s'est résignée à ne plus chercher son bonheur ailleurs, s'est persuadée qu'elle ne trouverait que des vases creux et, résolue, s'est accrochée à sa progéniture. 79

Plusieurs fois par jour, elle caresse son ventre, par inoffensive vanité. Le père est loin devant, ou loin derrière.

Le village s'ennuie William maintient ses visites au village pendant quelque temps pour faire bonne figure. TI croit chasser les fantômes en tournant le fer dans la plaie, mais il se trompe. Quand il le réalise, il règle sa dernière location aux Soucy et disparaît. TI s'est demandé si son silence avait séduit ou bien fait fuir la femme sereine. TI n' a pas cherché à savoir où elle habitait. TI n' a pas essayé de s'immiscer dans sa vie. TI est parti, un point c' est tout. La boulangère, Camille, s'en félicite sur le coup, mais finit par s'ennuyer. Il n' a pas provoqué le fracas qu'elle avait prédit, n'a pas semé le trouble. Les villageois qui s'étaient habitués à sa présence le regrettent un peu au marché. De toute façon, il faut fermer les kiosques bientôt, l'hiver germe à la vitesse d'un chou. Les enfants qui s'amusaient sur le compte de William s'efforcent de trouver un autre sujet de moquerie alors que la routine se charge de balayer les re~tes de son passage sous le lit des jours qui se suivent. - Je m'demande c'était un Anglais de quelle région? Comment ça qu'il arrivait en train, puis il repartait? dit Camille à une cliente. - Pourquoi il faisait son tour dans le coin aussi souvent? lui dit la cliente en payant ses deux pains de ménage. On oublie de penser à la réalité. Personne ne s'explique les allées et venues de l'Étranger. Personne n'a compris qu'il travaillait pour les trains, ou plutôt personne ne l'a vraiment cru, trop occupé à se raconter des histoires. La majorité n'insinue rien. Il est venu, il est reparti, peu importe le reste. Les Soucy; qui en savent très peu sur lui, acquittent leur facture de taxes de cette année ayec un sourire avant de fermer le chalet pour l'hiver. On entrepose les kiosques du marché dans le sous-sol de l'église et on laisse la clameur des marchands mourir avec l' été. Une odeur de naphtaline parvient aux nez des paroissiens. Les gens ne parlent plus de l'Étranger, ni du Survenant. William a obtenu un nouvel emploi de chef de train, lequel lui fait voir du pays, sur des rails tracés d'avance. Il ne met pratiquement plus pied à terre, ne cherche plus dans 80 quelle eau se jeter et ne se préoccupe plus des milliers de kilomètres qu'il parcourt chaque jour. Dans sa maison croche au bord de la rivière, Rosa pense qu 'il ne reviendra pas ou alors peut-être, pour trouver son cœur qui, entre temps, aura séché au soleil.

Novembre Vendredi, le mois de novembre a pris racine, le givre griffe les carreaux et le frimas fige les flaques d'eau de la cour des Florent, le matin. Simone et Louis arrivent de la ville pour le souper. Les feuilles sont tOlnbées, les champs préparent leur hibernation et les pluies ont lessivé de grandes coulées de boue vers le fleuve. Le village respire sous une couverture de gelée blanche. Monsieur Florent accueille les deux jeunes gens, les paumes tournées vers le ciel. - On a eu une tempête de neige il y a quelques semaines, mais ça ne paraît plus, dit-il. Vous avez intimidé l'hiver, les jeunesses! Le fleuve est encore aussi beau. Je ne m'en passerais pas. Il nous rassemble. C'est la plus belle invention de Dieu, ce fleuve-là! Après la création de ma belle Marion évidemment! Antoine omet de raconter ce qui s'est passé pendant la tourmente. Même Marion ne sait pas. Simone se prend d'affection pour lui. Il gesticule en parlant, a le sourire facile, le cœur sur la main, l'oeil rêveur. Elle s'étonne de le savoir si touché au sujet de la neige. Claire arrive, accompagnée de Jacques et de Luc. Marion les a invités à prendre part au repas du soir. C'est la première fois que Simone rencontre Jacques. Elle lui trouve un air familier, peut-être à cause de tout ce qu 'on lui a raconté à son sujet. Chef de piste, Antoine anime la réunion. La casserole de légumes ~t de viande fume sur la table à côté des cornichons et de six menus pots de ketchup-maison, de gelée de menthe et de légumes marinés· préparés avec attention. Le septième est ajouté par Claire qui, tout sourire, pose sur la table sa dernière composition de concombres glacés. - Louis, je crois que tu voulais nous annoncer quelque chose, lance Antoine entre deux rires joyeux. On sait déjà ce que tu vas nous dire, mais on t'écoute quand même. - J'ai rien à annoncer! dit Louis, hébété. 81

Antoine soupire bruyamment et invente une moue que la moquerie chasse aussitôt de son visage. - On pensait que tu nous présenterais officiellement ta blonde. La première fois que Simone est venue, timide comme elle était, on sentait qu'elle ne faisait pas sa visite par obligation, mais là, à lui voir les yeux aussi brillants, on sait qu'elle a eu ce qu 'elle voulait. Je parle de ton cœur évidemment, mon gars! Il rit de bonne foi comme aux jours de ses vingt ans et partage sa bonne humeur. Marion touche le bras de Simone avec la tendresse d'une mésange et sourit avec fierté., - Nous sommes contents de t'avoir avec nous, Simone, dit-elle. La lueur dans les yeux des amoureux est celle de la c?mplicité, une forme d 'intimité plus solide que toutes les autres. Simone a offert à Louis tout ce qu 'elle porte en elle, lui a cédé les clés de ses moindres secrets. Sauf un. Et si le couple s'endort en cuillère tous les soirs, des parcelles de tissu entre leurs corps, les draps enroulés autour de leurs chevilles, les doigts liés dans un pacte de respect, c'est en raison de cette cachotterie. Ils ont fait l'amour autrement. Simone n'a pas dévoilé sa complète nudité à Louis. Il n'a pas goûté sa chaleur la plus intime, sa douceur la plus secrète. Ils dorment avec leurs sous-vêtements, parce que Simone a peur des bruits de l'amour, depuis ce jour d'août à la petite école. Il lui faudra du temps, beaucoup de temps. Les invités échangent des regards chaleureux. Quelques commentaires sont destinés au petit Luc, qui n'en fait pas grand cas et qui se contente de distribuer ses aliments dans son assiette : les carottes à gauche, les haricots à droite, le chou au milieu et le reste au bord. Il pige avec sa fourchette dans l'amoncellement de carottes au moins une fois sur deux. Sa minutie amuse Louis. - Comme ça, Jacques, t'es venu faire un tour entre deux contrats, dit Antoine. Comment c'est en haute mer, ces temps-ci? - Ça va, on est à la veille de plier les filets. Je me prépare pour le chantier d'hiver. Marion demande: - Voulez-vous du vin? Jacques? Claire? Les jeunes? - Certainement, Marion, répond Jacques. Merci. Comme je disais, l'hiver s'en vient. Je me demande comment ça va se passer.

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- Non, merci pour moi, Marion, dit Claire. C'est gentil. Si on avait le choix, tu . pourrais rester à la maison cet hiver, mon amour. C'est qu'on a des dépenses en vue. La causerie tourne autour du travail de Jacques, quoiqu'on ait essayé d'éluder l'aspect lié à l'éloignement qui fait toujours mal à Claire. Les assiettes sont encore bien remplies . . Jacques remercie Simone de lui avoir passé le pot de ketchup aux fruits, laisse traîner son regard sur les invités en se servant, puis se lève. L'hésitation lui fait échapper sa fourchette. Le bruit attire l'attention qu'il s'apprêtait à réclamer en levant son verre. On rit un peu de sa maladresse, puis on l'écoute. Claire pêche l'ustensile sous la table. - Si Louis n'a pas de nouveau, nous autres, on aurait quelque chose à vous dire, dit Jacques en se raclant la gorge. - Ça a l'air solennel. Rien de grave, j'espère? dit Marion. - Rien de grave! Claire et moi, on va avoir un autre enfant. Toute la maisonnée s'agite. Marion s'amuse du vin que Claire a refusé plus tôt: - Je te sais raisonnable, ma chère, mais une femme sent ces choses-là! - Moi, je pense qu'un enfant venant de cette belle Claire, c'est un cadeau de plus! Un beau geste pour l'humanité! clame Antoine. Simone contemple Claire avec dans le cœur un mélange de déférence et de peur. Parce que l'excitation est à son comble parmi les convives, sa fuite vers les toilettes est vite excusée. Marion sert une seconde portion de viande aux hommes et donne un bout de céleri cru à Luc qui mâchouille le légume en attendant le dessert. -' Pour fêter ça, on va ajouter un peu de crème fouettée au gâteau, lance-t-elle. Il n' y a pas de danger pour les femmes enceintes, la crème, ça fait pas de tort! On s'active et se fait rire alors que Simone regagne sa place. Malgré le fait qu'elle se sente merveilleusement accueillie chez les Florent, elle a la vague impression de ne pas entendre les choses de la même manière qu'eux. Elle jette un œil distrait à gauche et à droite, puis s'occupe de la table afin d'aider Marion. Simone a appris de ses parents ce que sont la malaria et l'hépatite. Elle a récité le nom des pays d'Orient, les règles de sécurité en Argentine et les quelques mots d'espagnol qu'elle a pu n1émoriser. Elle a posé beaucoup de questions pour lesquelles elle a reçu des 83 réponses attentionnées, mais jamais drôles comme dans la famille de Louis. La complicité n'a pas la même définition pour les deux foyers. Simone est aimée des Florent, elle le sent à travers chacun des gestes posés à son intention. La fierté de Louis s'en trouve décuplée. Un superbe gâteau au chocolat apparaît sur la table, accompagné d'un château de crème ferme dans un bol de verre. On découpe la pâte en plusieurs pointes généreuses et on tartine à la spatule la neige sucrée. Dans la . salle de séjour, Antoine pose un disque d'Aznavour sur le tourne-disque. La bohème se met à jouer. - Est-ce que tout va bien, Simone? Malgré elle, son émotion a transformé ses traits. De grosses larmes coulent sur ses joues. La maisonnée se tait. Louis la fixe avec l'insistance d'un père inquiet. Même Luc pose sa cuillère sur la tablette de sa chaise haute. Un roulement de tambour retentit dans la tête de Simone. C'est son cœur qui bat à rompre sa poitrine. Elle rit. - Je suis émue. Tant de chaleur! Rassurés, tous poussent un soupir délicat et retrouvent leur entrain. - Eh bien, ma belle enfant, ça, c'est l'influence de la mer! dit Antoine. Tu vas voir, je l'ai déjà dit, tu ne pourras plus t'en passer de ce bon fleuve gris. Simone ne parlait pas de la mer, elle parlait de cette famille, de cette ambiance, du bonheur d'être parmi eux, de leur confiance ~veugle, de l'ambivalence qui la tenaille devant Claire, qu'elle ne peut pas s'empêcher d'aimer. Peut-être le fleuve a-t-il quelque chose à voir avec la brillance du regard des gens d'ici? Ce soir-là, Simone s'installe sans bruit au secrétaire qu'Antoine utilise pour faire ses comptes. Elle choisit quelques feuilles de brouillon dans la corbeille et gribouille son secret. Ensuite, elle descend en maîtrisant les craquements de l'escalier, saisit la bouteille de vin vide du dernier repas et enfonce son message dans le goulot étroit. Au milieu de la nuit sans fond, elle franchit la porte avec, sur le dos, un manteau de laine trouvé dans le vestibule. Son ombre glisse vers le fleuve sans sommeil. Elle dépose la bouteille anonyme dans une houle d'écume. L'objet se brisera. Entre deux bulles, le message se répandra.

De février à mai Février. La neige tombe en mousse dehors. Claire se lève. Au fond de sa gorge, une humeur âcre s'installe, prépare sa défense au cas où l'on tenterait de la dénicher. Claire a la ~------.. --~------

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sensation d'avoir avalé l'odeur de sueur de tous les hommes du village ou une bière de mauvais goût qui saoule sans distiller les malaises. Un mélange de limon et de hareng salé. La culpabilité. Le pire, pour Claire, est de ne pas regretter, à cause de l'enfant à venir. C'est alors que le mal fait son travail. TI ronge les souvenirs et balafre les instants de paix. Claire a été dupée par ses propres émotions. Elle s'est donné le bonheur de quelques moments égarés pour ensuite se ruiner. La peur, la honte et l' amour cohabitent dans son cœur ballotté. Elle

se hait par épisodes et se pardonne qu~nd Luc court vers elle et enselTe ses jambes, si fines sous son tablier. Ses beaux enfants! C' est le soleil morne de janvier qui a agité devant le nez de Claire quelques pensées acides. li y a eu Noël, puis la, fête des Rois. TI y a eu le froid et les journées entières passées à l'intérieur, alors que la neige tombait en bancs complets. Claire pleure le soir dans sa baignoire. L'ombre de février a réveillé le mal.

Mars apporte quelques changements. Claire se sent lourde et, le soir, des crampes lui scient l'estomac. Elle pleure moins, se berce en examinant les étoiles par la fenêtre alors que Luç s'endort au rythme de la chaise qui grince sur ses berceaux. Souvent, Claire doit se lever pour replacer la berceuse qui, à force d'osciller, se déplace vers l'arrière. La lampe du salon demeure allumée une partie de la nuit. Quand les douleurs cessent, Claire reste assise, lasse et à demi assoupie, profitant de la douceur de la nuit·dans une fatigue infinie qui dilue ses remords. En mars, l'amour revient d'un long voyage. Quand Jacques se présente à la maison, dans sa permission de chantier d'hiver, Claire étend sa belle nappe de dentelles sous les couverts de porcelaine remplis de nourriture mijotée. Le soir, elle dort avec lui d'un sommeil léger. Parfois, elle se réveille en sursaut parce que, dormir à deux, elle en perd l'habitude. Elle se blottit contre lui dans le grand lit aux draps de coton et s'imprègne de sa présence. Il sent l'épinette et la fumée. De ses mains habiles, elle masse sa nuque. C'est pour elle une redécouverte. Mars promet un petit bonheur.

Avril. Luc ne comprend pas. Il n'a pas voulu cajoler le bébé que sa mère avait dans les bras ce matin. Après une crise inexplicable, il s'est réfugié dans sa chambre. Marion, qui le gardait en l'absence de Claire, est partie sans dire un mot. Sera-t.:.il jamais en paix? À quatre ans, il goûte à la fange des jours sans lumière. Avril s'effrite. 85

Les vents du début mai secouent Jacques, qui s'apprête à entrer chez lui. C ' e t un soir froid et neigeux, perdu dans les semaines du printemps. Jacques hésite sur le pas de la porte, décide de balayer un reste de neige en bas du perron et entre. Sa femme lui fait un clin d' œil, le nouveau bébé dans les bras. TI lui sourit. Luc, occupé à dessiner, ne remarque pas tout de suite l'arrivée de son père. À moins qu'il ne le reconnaisse pas. Jacques reste planté au milieu du tapis. Les quelques flocons accumulés sur sa tuque fondent doucement. La tiédeur du poêle transporte une odeur d'étrangeté. Assailli par cette senteur imnl0nde, il délace ses bottes, traverse la pièce, lance un bref bonjour à la volée et verrouille la porte de la salle de bain derrière lui. TI active la douche et s'y plonge dans l'espoir de se laver de cette puanteur. Le mal est fait. L'odeur le tient ferme, il en goûte l'aigreur. La culpabilité s'installe. Tant d'absences. Visiteur dans sa propre maison. Mai sape la confiance de Jacques. DEUX MILLE QUATRE GRINCEMENTS DE DENTS 87

Do ré mi Les années soixante-neuf et soixante-dix abritent le cocon d'un scandale. Je commence à avoir sérieusement envie de connaître la suite. Rosa poursuit : - Si tu savais, Élie. Durant ces longs mois, Claire se morfondait. Jacques, de son côté, comprenait mal ce qu'il lui arrivait, et pour cause, puisque sa femme le tenait à distance. Comment avaient-ils pu changer autant? Elle empotait des viandes et des légumes, réservait tout pour plus tard. Jacques ne s' y opposait pas, mais se demandait à quoi serviraient toutes ces conserves. Les carottes ne cesseraient pas de pousser demain! Elle se gardait occupée pour ne pas trop penser. Mais les idées ne se chassent pas si facilement. Cette année-l~, ses compotes n'étaient pas assez sucrées. TI a fallu les donner aux cochons gras des Talbot. En tout cas. Jacques est rentré au cours de l' hi ver. Claire s'est approchée de lui, a . touché son bras, comme quelqu'un qui craint qu'on l'abîme, qu'on le poignarde par­ derrière. Lui, il a souri pour la rassurer. Son désir à elle était mort. Son entrain à lui s'était éteint. Attendrie, Claire a tenu le fort. Il est parti au chantier, pour l'argent. Le froid était pris dans les cabanes, mais mon beau neveu a continué d'écrire en chauffant le poêle comme il pouvait entre deux pages! Il était tombé au moins six pieds de neige et il en restait encore quatre au moment où Jacques a reçu la nouvelle pour Julien. Claire lui a envoyé une lettre dans laquelle elle décrivait la naissance du petit et déplorait que son père soit si loin. Elle ne lui a pas dépeint la forme du nez du poupon, ,ni la couleur de ses cheveux, ni les détails de ses orteils. Jacques priait pour que son deuxième petit marin lui ressemble un peu. Il est revenu au village avec les autres hommes, de retour de la virée aux' États. Mai bariolait de neige la maison bleue quand Jacques est entré chez lui en tenant par la main une bouffée d'air froid. Claire l'attendait. J acque's a chancelé. Il a eu honte d'en vouloir à sa femme pour ses absences à lui. C'est là qu'il s'est prolnis de changer, avant de s'étouffer avec ses regrets. J'étais rendue là dans mon histoire. Il a tenu promesse cette fois et a refusé les contrats suivants au nom de ses enfants. Au lieu de geler sur le pont à attendre la morue, le flétan et la goberge, il a réparé la devanture de la maison et joué avec les garçons. Jacques a appris à être père cet été-là. 88

Je demande: - Us ont eu Rémi, d'après ce que je sais, peu de temps après la venue de Julien. Rosa reprend, heureuse de raconter un bonheur. - Oui, et Jacques l'a vu naître! li l'a pris dans ses bras. Le bonnet blanc formait une sorte de rosette de crème fouettée sur la tête du bébé. Claire et Jacques l'ont appelé Rémi, comme les deux notes de musique. MILLE NEUF CENT SOIXANTE-DIX-NEUF CHAGRINS 90

Sommeil blanc de Monsieur Florent Marion espère qu'Antoine se réveillera, qu 'il ou:vrira les yeux et qu'il la saisira par les épaules en riant: «Je t'ai bien eue, ma belle Marion! » Il n'en fait rien. Sa poitrine néglige de se soulever. Dans le grand lit aux draps blancs, la mort s'est blottie entre eux. - On ne meurt pas comme ça, Antoine Florent! Marion le secoue, puis tangue. Depuis combien de temps s'est-il envolé? Aucun battement d'ailes annonciateur. Qu'une surprise rude au réveil. Marion ne pleure pas, pas encore. Elle attend, étendue auprès de son homme, les secours qu 'elle a demandés, au téléphone, d' une voix neutre. On ne se défait pas d' un amour en une nuit. Elle lui en veut d' être mort sans elle. Elle s'en veut de lu{ en vouloir. Claire arrive en courant; alertée par les gyrophares de l'ambulance. Marion s'effondre dans ses bras. Antoine est mort, il avait tout juste la soixantaine. Il ne reviendra plus. Claire revoit en boucle des souvenirs liés à son voisin, ses sourires, ses charmes, ses discrétions, celles du jour end. Le secret est mort avec l'homme et l'ambulance démarre, emportant avec elle les restes d'un amour véritable. Marion s'accroche à une idée éteinte.

Rosa et les merles C'est une mauvaise journée pour mourir, l'hôpital est bondé. La rumeur tinte sur les instruments d'acier, la nouvelle se répand à la manière d'un virus: Antoine Florent est mort. Dans un sarrau blanc, au coin d'une petite pièce blanche, au fond d'un corridor blanc, Rosa cligne des yeux, devant la fenêtre et un paysage qu'elle ne voit pas. Pourtant, la

~ivière glisse entre les troncs, la forêt boréale danse un ballet funeste et les merles tendent l'oreille pour écouter le sanglot que Rosa émet de l'autre côté du verre. Elle se rappelle les jours d'école où Antoine croquait des bonbons aux patates entre les leçons de grammaire. Elle se souvient de lui, son chapeau à la main, sortant de chez elle au jour de la mort d'Émile. Il était généreux. Elle repense à la longue nuit des noces,aux peupliers oblongs plantés à la naissance de Louis et à la vieillesse souriante de l'homme pilier qu'Antoine était. La rivière a coulé, la forêt a poussé, le train est passé. Mille neuf cent soixante-dix -neuf est une année maudite. 91

Appelez-moi Louis Quelque part à Québec, dans une école secondaire, une secrétaire aime les cactus. Son bureau est un champ d'aiguilles à travers lequel elle doit naviguer pour répondre au téléphone, qui n'a jamais appris à se taire. Souvent, elle s'érafle un bras sur une épine en décrochant, mais cela n'est rien en comparaison avec les claques que lui donne son mari, le soir, lorsqu'il rentre ivre, ses vêtements de luxe imprégnés de l'odeur d'une autre femme, une autre secrétaire.

La sonnerie retentit et, contrairement à la coutume~ la femme répond sans heurt. La voix à l'autre bout du fil appartient à une dame d'un certain âge, qui veut parler à Louis, professeur de français. La réceptionniste sort de sa forêt d'oponces, appUIe sur quelques touches et demande Monsieur Louis Florent, de toute urgence. Il se parachute dans le secrétariat, soupçonneux, et prend l'appel au moment où elle lui dit tout bas, mais en articulant exagérément: - C'est votre n1ère. - Oui, dit Louis en répondant. - Salut, mon grand ... Louis, inquiet, se gratte l'oreille opposée. - Oui, Maman, qu'est-ce qui se passe? - C'est ton père ... Elle n'arrive pas à finir sa phrase. Le fils refuse de deviner. - Ton père est mort cette nuit. Je me suis réveillée, puis ... Louis s'agenouille devant le comptoir de l'accueil. La femme se précipite à sa rescousse; son fauteuil ergonomique à roulettes zigzague entre les pots. Il se pince le haut du nez, pour se donner du temps, pour ne pas voir la réalité en face, parce que c'est là, dans le front, que la douleur le pique à cet instant précis. Il est encore à genoux sur les dalles cirées quand sa mère, ressaisie, lui demande: - Penses-tu que tu pourrais venir à la crique ? Je, j'aurais besoin d'aide pour arranger tout ça. - - - ..

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Louis s'appuie sur la chaise de bureau. Il s' y hisse en hochant la tête, impressionné par la force de sa mère. Les mille questions qui pointent à son esprit l'empêchent de sangloter. -C'est sûr, je vais venir le plus vite possible. Qu 'est-ce qui, qu 'est-ce qui s'est passé, Maman? - Dans son sommeil. Louis, je ne serai pas capable de parler, pas au téléphone. Je dois raccrocher. Soyez prudents, Simone et toi. Louis tend le combiné à la réceptionniste qui se tient de profil pour cacher une ecchymose sur sa tempe. - Je vais vous trouver un suppléant, Monsieur Florent, s' empresse-t-elle de dire pour lui éviter de se justifier. - Mon père est mort, dit-il La jeune femme oublie sa joue tuméfiée, avance vers Louis dans un élan de compassion et renverse une plante qui étale sa terre ainsi que les miettes de son pot de grès à ses pieds. - Je vais tout arranger. Rentrez chez vous, Monsieur Florent. Je suis désolée pour votre père, pour votre mère au ssi et pour vous. Prenez congé, je m'occupe du reste, dit-elle en enjambant son dégât. Louis tourne le dos au comptoir et marche en automate jusqu'à la sortie. Un regard en arrière, à la femn1e agenouillée devant un minuscule désert, lui inspire la suite. - Appelez-moi Louis. Monsieur Florent, c'était mon père.

La route est longue Les mains de la veuve tremblent autant que les carillons du vestibule, mais elles ne jouent aucune musique. Leur mélodie s'est éteinte avec Antoine. Marion contient son agitation en tortillant autour de son index un bout de laine échappé d'un coussin du "sofa. Claire lui tient le bras. Tout a été dit. Un silence pesant tourne dans la pièce avec le même élan qu'une ombre. Marion jette la ficelle, exutoire froissé, sur le tapis et relève la tête dans un mouvement courageux : - J'ai téléphoné à tes frères. Ils vont venir demain, dit-elle à Louis. Claire, rassurée que Marion prenne la parole, chuchote à l'oreille de Simone: 93

- Je reviens dans une heure avec de la nourriture. Simone s'enracine dans le vestibule, spectatrice des retrouvailles de Louis et de sa mère. Une dizaine d'années déjà la sépare de sa première venue au domaine. Elle se rappelle la fois où elle se trouvait ici, émue à en pleurer, lors d'un repas familial. Antoine avait dit: «C'est la mer! » Simone se demande si la mer a quelque chose à voir avec la douleur.

On frappe timidement à. la porte. Claire leur a préparé une platée de champignons sauvages frits, une salade de pommes de terre et un plat de médaillons de porc. D'ordinaire, . Marion aurait été trop fière pour accepter. Le deuil creuse un fossé, encore quelques pelletées et le trou accueillera le cercueil. Simone remercie la voisine en la serrant dans ses bras. Celle-ci retourne à ses enfants avec, dans la tête, une image d'il y a dix ans: AntoiJ.1e, dans sa voiture, par un jour de première neige. Le souvenir refuse de mourir avec lui.

Le lendemain du désastre, la famille est réunie dans une salle comlTIunautaire si mal aérée qu'une buée se forme sur les vitres des fenêtres, voilant la misère de l'intérieur aux yeux du reste du monde. Pour la première fois, Simone rencontre tous les frères de Louis en même temps. Chacun, sans enthousiasme, entreprend une conversation fuyante. Un avant­ goût d'éternité se suspend dans l'air de cette journée d'avril. De retour au domaine, Louis place un album sur le tourne-disque, en souvenir de son père. Il prend Simone dans ses bras. Depuis deux jours, ils ne se sont presque pas touchés. Ce soir, tout est différent. La fin est signée. Louis enfouit son visage dans le cou de Simone. li l'embrasse doucement. Ses lèvres insistent sous le lobe de son oreille. Cela. fait dix ans qu'ils s'aiment. Sur un fond d'Aznavour, Louis murmure: - Si on se mariait?

Indépendance En ce lendemain de référendum, au mois de mai, Rosa grimace en traversant la voie ferrée: la rosée a trempé ses souliers de toile. Elle remonte le long de la rivière et atteint l'hôpital qui resplendit sous le soleil rose. Les oiseaux chantent leur réveil. 94

Une boîte à chaussure, sur un banc de parc, à droite des grandes portes principales, pique la curiosité de Rosa. Le couvercle de carton vacille dans la brise matinale et un miaulement provient de l'intérieur. Un nouveau-né affamé, blotti dans le berceau improvisé et emmailloté dans une couverture de laine, s'époumone. Rosa déplie le drap à l'affût d'une note ou d'une confession laissée par la mère. Rien. Elle entre en coup de vent dans l'édifice.

~ J' ai trouvé ce bébé sur le pas de la porte! Commotion. Les archivistes, occupées à déblatérer sur l'indépendance de la province, reportent leur attention sur Rosa. - Où ça? dit l'une. - TI était là, tout seul? Dans cette mince couverture? dit une autre en tâtonnant son toupet. - Ben, voyons! C'est qUOI, cette histoire-là? lance la troisième d'une VOIX caquetante. J' peux pas croire qu'il Y a encore -des gens qui donnent leur bébé à la charité. On est en 1980! - Peut-être que la mère a réalisé que le père du bébé était fédéraliste, ça fait qu'à s'est débarrassé des deux! se moque la suivante. La blague tombe à plat. Chacune, scandalisée, y va de son commentaire. Rosa passe son chemin, un troupeau de curieuses à sa suite, et mène le peloton vers le département de pédiatrie. Elle pousse les portes à battants et dépose le poupon pleureur sur une table à langer. En déboutonnant son pyjama, elle trouve un papier papillon sur lequel est inscrit un prénom. Rien de plus. Joël.

Sommeil gris de Marion Dans la même année, au cours de l'hiver qui promettait de rafraîchir le deuil des Florent, la famille prépare une nouvelle tombe. Le chagrin de Marion n'a pas gelé avec .décembre. Il a eu raison d'elle. Le givre dévore les fenêtres du premier étage. Les sentiers qu'il dessine sont creux de la défaite. Louis, à bout de souffle, se réjouit parce que la Inesse ne traîne pas en 95 longueur. Il sort tout de mên1e avant la fin. Une fosse bâille près de la stèle d'Antoine. Quand la terre se referme sur sa mère, Louis fri ssonne. Dans la maison orange, la famille se rassemble. Pour l'occasion, Simone a préparé une jarre de citronnade. Louis n' y voit pas l'intérêt en plein hiver, mais il n'intervient pas. Après tout, la mort de Marion affecte Simone autant que lui. Elles se sont tant aimées. Le testament lègue la demeure des Florent aux enfants. Les uns après le autres, les frères de Louis déclinent l'offre: « Trop loin » . La maison revient au plus jeune, sans histoire, sans chicane, sans fausse modestie. Louis décide d' acheter la part des autres et de ne rappliquer au domaine que lorsque sa peine s' atténuera. Sait-il que la mort l'appellera à revenir? DEUX MILLE QUATRE BATTEMENTS DE COEUR 97

Sainte Rosa Je suis touchée. C'est la première fois qu'on me raconte la mort de mes grands­ parents de cette manière. Ça me fait un peu drôle, aussi, d'entendre parler de Joël. Je repense à mon train, me demande si j'ai bien fait de rester. Rosa s'adresse encore à moi. - Ça a été une année difficile pour tes parents, Élie. Moi, j 'ai eu Joël pour me changer les idées. Je ne pouvais pas être plus heureuse qu'avec cet enfant dans les bras! Jacques est venu me rendre visite. La dernière fois qu 'il s'était essuyé les pieds sur le tapis de l'entrée, c'était, je crois, sous les ordres de la chère Jasmine, alors qu'il était encore Jeune.

Il a dit en entrant: « Tiens, si c'est pas la Sainte Vierge Rosa! » Il voulait rire, moi, j'ai seulement souri. Pour ne pas le mettre mal à l'aise, j'ai répliqué: « Veux-tu bien m'dire où est mon Joseph? Je le cherche depuis trente ans! » Quand Jacques riait, ça lui faisait des pattes-d'oie au coin des yeux. À ce moment-là, on aurait dit qu'une volée lui était passée dessus! Il a caressé le bébé et s'est tiré une chaise dans la cuisine, celle sur laquelle sa mère s'assoyait pour prendre le thé avec moi. J' C,li failli voir la pluie tomber dans le baril où il pêchait, au bout de la véranda. J'ai appris qu'il avait cessé d'écrire, que ses cahiers s'empilaient dans un coffre à hameçons sur La Madeline, le navire dont il avait mille fois briqué le pont. n m'a parlé de ses gars, qui grandissaient. Luc était toujours aussi sérieux, presque grave. Julien avait quelque chose de mélancolique dans l' œil, ce qui ne l'empêchait pas d'aimer J'eau, les voyages et l'aventure. Rémi courait partout, enfant docile. Quand Jacques eut raconté ses histoires, cajolé Joël et déposé son assiette dans l'évier, il me remercia pour la tarte meringuée, m'embrassa sur les joues et me quitta promptement. Avec de l'eau dans les yeux, j'ai regardé s'éloigner sa carrure. Je savais que je ne le reverrais plus. MILLE NEUF CENT QUATRE-VINGT-CINQ VAGUES 99

Octobre Le soleil est au zénith et l'air chaud transporte une odeur d'écorce à la surface du fleuve sans âge, fluide comme en été. TI faut attendre janvier pour que la glace le recouvre. Pourtant, en cette fin octobre, la ten1pérature de l'eau est déjà menaçante. En trois minutes, elle peut tuer. Pour Jacques et Julien, il s'agit d'une des dernières randonnées en chaloupe de la saison. lis ont prévu pêcher. Pour l'instant, ils rament sans effort, écoutent les goélands jacasser non loin et observent les oies retardataires patauger à leurs côtés tandis que l'automne étale ses couleurs sur la terre ferme. La journée est magnifique. Père et fils arrêtent d' avironner pour déguster la collation que Claire leur a préparée: des sandwiches au beurre d'arachide, des quartiers de pomme, et un message qui renferme les mots « amour », « prudence» et « sourire ». Jacques se sent bien sur cette minuscule coquille, loin des gros chalutiers, près de son fils. - Savais-tu, Julien, que l'été indien, ça s'appelle aussi l'été de la Saint-Martin? dit Jacques, le regard posé quelque part sur un bout de ciel lumineux. Le fils accueille la nouvelle comme un don.

Ils ont ramé une heure. La rive est devenue une bande de terre pourpre décorée de maisonnettes. Julien contemple la nature alors que Jacques adlnire son fils. Sauf pour ses yeux qui ne lui viennent, ni de Claire ni de Jacques, Julien a les traits délicats de sa mère: un nez étroit, des pommettes saillantes, un menton droit, des lèvres bien dessinées. Jacques s'attarde toujours aux yeux de son fils, noirs et profonds. L'été de la Saint-Martin achève et les hommes ne se doutent pas de ce qui viendra. Dans leur dos, l'automne leur tend un piège.

Trois minutes - Tiens la rame! À gauche, à gauche! Rame! - Ça tourne pas! - Droite, droite! 100

Le vent fourrage dans la mer avec son museau de bête énorme. Les deux hommes, loin de la rive, luttent contre une force surhumaine. Leur batelet a pris le large au fur et à mesure que la tempête plaçait ses pions. Elle est apparue d'un coup. Un tourbillon d'air frais a fait frissonner Julien, puis la trombe s'est réveillée ..En quelques minutes, l'orage a fondu sur eux. Les bras contractés par l'effort, le visage crispé de concentration, Jacques se démène, à fond d'énergie, alors que Julien rame à droite, en silence. À quinze ans, il fait confiance à son père. Les joints de l'embarcation se tordent, cèdent. Les vagues râpeuses jouent au poisson volant et sautent dans le navire de fortune. Jacques fixe son fils. Ses cheveux s'ébouriffent sur sa tête juvénile. À chacun des batteluents de pagaie, la peau sur sa nuque forme des petites ridules par-dessus les muscles tendus. - Lâche pas, mon gars! dit Jacques entre ses lèvres gercées. Ils ont taquiné la loche et voilà que le vent a mordu à l 'hameçon. Créature féroce. Un vacarme. Les yeux du père se posent encore sur Julien. Sans un mot, ce dernier se retourne entre deux vagues. Ils se regardent. Un étrange filet de compassion passe de l'un à l'autre. \ . Un monument d'eau s'écrase sur eux, renversant l'embarcation. La deuxième vague éparpille les rames, les cannes, la boîte à lunch et la barque, poussières de papier d'émeri · dans un océan. Jacques hurle : - Julien, Julien, bon Dieu! À quelques mètres de là, Julien s'accroche à une rame. - Je suis là, Papa! Son visage se crispe parce qu'il lutte contre la peur. Julien est courageux. La dernière fois que Jacques lui a vu cette expression, c'était le jour où Crabe s'est fait lacérer le thorax par les griffes d'une bête sauvage. Crabe, c'était le labrador que Jacques avait donné à Julien pour l'anniversaire de ses dix ans. Le chien avait hérité de ce nom le premier jour de son arrivée alors qu'il s'était rué hors de la voiture pour aller gambader sur la plage au bas de la crique. Son nouveau maître courrait derrière lui. Sur le sable graveleux, le chien avait rencontré un jeune crabe énergique qui lui avait signifié l'utilité de ses pinces. Le chiot, pour qui le tout premier contact avec la faune marine s'était fait devant l'aquarium de l'animalerie, n'avait 101 visiblement aucune notion de la nature des crustacés. Julien et son père, fous de nre, s'étaient amusés à répéter l'anecdote toute la soirée aux invités de la fête. Vite attaché à la bête blonde, l'enfant l'avait baptisé Crabe en l'honneur de son entrée majestueuse dans la famille.

Quatre ans plus tard~ un soir de juillet, Crabe était rentré au bercail la mine basse, la queue entre les pattes, le souffle court. Julien avait poussé la moustiquaire à battants pour s'agenouiller auprès de son compagnon qui, de toute évidence, avait été poursuivi et mordu par un coyote. Crabe saignait et sifflait de douleur. Jacques était apparu derrière son fils. D'un geste vif, il avait vidé sa tasse de café dans ce qui restait des géraniums à l'ouest de la galerie et s'était accroupi aux côtés de Julien pour lui proposer d'abréger la souffrance du labrador. Quelque chose, dans le regard de Julien, avait oscillé entre la confiance et l'incertitude, une mimique que Jacques reconnaît quelques mois plus tard, les pieds dans le vide de l'eau. Le corps ballotté dans un manège de mauvaIS goût, père et fils échangent un message par le noir de leurs pupilles. Ils arrivent à garder la tête hors de l'eau grâce à leur gilet de flottaison, mais le froid leur pique les cuisses. Un amour, plus fort qu'un ouragan, traverse la bruine salée. L'amour d'un père et de son fils. L'amour de la nature et de la mer qui les bouscule. Les poissons pêchés plus tôt flottent en épaves autour d'eux. Jacques et Julien, face à face, se dévisagent, les bras accrochés à la pointe de la barque qui ondoie avec hésitation. Ils rejoindront bientôt leurs captures et surnageront. La mer est un chien-loup et le froid, assassin. Ils s'aiment pendant trois minutes.

Le réveil du domaiIie Depuis la mort de sa mère, Louis n'a mis les pieds dans la maison familiale que trois à quatre fois par année pour faire du ménage et veiller au bon état des lieux. La serrure résiste: grince, et cède finalement sous l'impact d'un coup d'épaule. En son absence, Claire avait pour mandat de surveiller les bris majeurs etles vols. Aujourd'hui, l'âme encore à vif et la bague au doigt, Louis ouvre la porte du sanctuaire. La poussière s'est accumulée sur les toiles à bateaux qui recouvrent les meubles et l'odeur d'un pain moisi vagabonde. Il 102 faudra ventiler. Simone entre derrière son man, un garçon de trois ans calé contre sa hanche. Le soleil couchant d'automne dessine des arcs jaunes sur les spectres de l'ameublement. Simone et Louis n'éprouvent pas la force de tout aménager. Ils installent le matelas de camping sur le plancher du salon et le parc du bébé dans la cuisine.

Un an après le décès de Marion, ils ont célébré leur union dans une église de Sillery au clocher arrogant qui narguait le fleuve du haut de son perchoir. Les invités enta és dans les premiers bancs, près du chœur, écoutaient l'écho que provoquaient les mouvements anodins de chacun. On a dégusté la veillée à la petite cuillère et on a siroté le vin blanc. Les conVIves ont parlé, ri et rêvassé. Il n'y avait ni ballons, ni banderoles accrochés aux plafonds de la salle de réception, ni orchestre à l'amplificateur assourdissant, nI chansonnier qui tape du pied. Simone et Louis voulaient une noce d'aIllour, pas un concours de factures. Une seule gerbe de fleurs ornait la salle. Suspendue au-dessus de la porte, elle indiquait l'entrée aux invités. Des oiseaux du paradis, originaires d'Amérique centrale, des tulipes et des marguerites de Hollande, des ~cutellaires du Brésil et des dahlias du Mexique se pavanaient dans un drapé de soie. C'était un cadeau des parents de Simone. Un copain des nouveaux mariés jouait de la guitare acoustique. Il avait étudié avec Louis dans un prograInme d'enseignement à l'université avant de se réorienter vers la médecine. Tous les soirs, il répétait ses gammes dans son appartement sO,mbre plutôt que de réviser ses notes de cours. Il réussissait toujours ses exan1ens, moyennant quelques nuits blanches. Le soir des noces, il revêtait son plus beau costume à carreaux bleus, acheté quatre ans plus tôt pour assister à une remise de diplôme. À son bras, la secrétaire de l'école où Louis travaille souriait de toutes ses dents. Louis les avait présentés l'un à l'autre au cours de l'année. Un médecin musicien valait mieux qu'un mari infidèle et violent. Au son de la guitare, on a dansé quelques valses puis on s'est dispersé pour rouler jusque chez soi et mettre les enfants au lit. Quelques amis proches sont restés jusqu'à trois heures du matin afin de nettoyer le local et de ranger la nourriture. Dans le vestibule, des boîtes emballées dans du papier luisant s'empilaient: une nappe fleurie avec des serviettes de table assorties, une assiette à trempette, un bol à punch, un cactus et un service à fondue. Les bras chargés, SiInone a dit, exténuée: - Quelle grosse journée! 103

Louis a souri en pensant à cette phrase que Simone avait prononcée plusieurs années auparavant, sur la plage du domaine Florent.

Simone voulait impérativement des enfants. Malgré tout l'amour qu'elle éprouvait pour Louis et tout le désir qui la soulevait quand il glissait sa main sur son ventre, au creux de son cou, derrière son oreille ou son genou et finalement entre ses cuisses, elle s'abandonnait difficilement. Louis ramenait ses doigts vers son nombril. li dessinait des cercles sur ses côtes avec son index ou sous la courbe de son sein, ce qui, presque toujours, la faisait frén1ir et écarter les cuisses avec embarras et plaisir. Louis la pénétrait doucement, elle ne pouvait se détendre que s'il chuchotait du réconfort dans son cou et la berçait tendrement. Jamais il ne l'a forcée. Étienne est né d'un murmure patient. Garçon discret, mais enjoué, Étienne, perché dans les bras de sa mère, apprécie la maison drapée qu'il vient de découvrir. li saute de son phare et fouille sous les bâches à la recherche de trésors. La poussière lui pique les yeux alors que ses éternuements distraient ses parents, ' qui n'ont pas la force d'entamer une dispute avec lui pour le mett:t;e au lit. lis laissent l'enfant s'amuser dans les recoins du salon, écoutent distraitement son babillage et attendent que la fatigue vienne à bout de son énergie. lis ne se sont pas présentés chez Claire. Les lumières de la maison bleue étaient toutes éteintes à cette heure pourtant pas si tardive. Que lui dire de toute façon? Toujours de ' banales sympathies qui, au lieu d'atténuer la douleur, la ravivent comme un souffle sur une fla~me. Entre les quatre pattes du piano, la toile crée une sorte de tente de fortune dans laquelle Étienne gigote. - Un pitou, sifflote le gamin. Louis écarte la toile et surprend l'enfant à caresser une petite chose duveteuse. - Quoi? Touche pas, bébé! Simone, prends le petit! Louis lui tend Étienne à bout de bras. Simone aperçoit une souris, capturée dans un piège, sous le piano. Elle laisse échapper un cri de surprise qui terrorise Étienne. - Va lui laver les mains, Simone. Je vais me débarrasser de la souris. Étienne roule des yeux effrayés et émet un sanglot puissant quand Louis sort avec le piège. li ne comprend pas pourquoi son père lui a enlevé son ami, ni pourquoi sa mère a hurlé. On le fait sentir coupable. Il ne sait pas que des souris, dans un piège, c'est 104 dégoûtant, que les adultes ne veulent pas côtoyer la mort. Sa mère lui explique qu' on ne touche pas aux souris mortes, mais ne lui dit pas pourquoi on piège les petites bêtes si on les dédaigne. Pour lui, que la vie n'a pas encore taché de ses stigmates, la souris était belle, endormie peut-être, mais douce. Le fleuve roucoule dans la nuit noire. Louis jette le cadavre au bout de ses bras et dépose le piège désarmé sur le balcon. La réverbération des lumières de la rive opposée, sur l'eau, lui rappelle que la vie continue. « Tant qu'il Y aura des lampadaires à l' horizon, l'homme poulTa marcher droit et aussi longtemps qu'il y aura des phares, la mer coulera », se dit Louis. La réalité, il la connait: « Tant que le courant - plus fort que l'homme - s'écoulera, il y aura des phares. » Il en veut à ce fleuve que son père aimait tant. Si Antoine avait vu ce que la mer a fait! Louis entre et ferme la porte au nez de l' air marin. TI se lave les mains dans l'évier de la cuisine pendant que Simone rassure Étienne. Elle dégarnit quelques meubles au cas où d' autres rongeurs dissimulés entretiendraient, dans l'ombre, l'odeur d' abandon qui plane. Rien. Elle s' assoit pour bercer Étienne et sécher ses larmes. L'enfant s'endort et Simone se blottit contre Louis, qui cherche le sommeil. Les Florent sont de retour au domaine, appelés une fois encore par la voix de la mort. Demain, il faudra se rendre au cimetière. Jacques et Julien ont été retrouvés sans vie et sans phare. On les enterrera à dix heures.

Les cinq ans de Joël Joël a cinq ans, sa mère ne l'a jamais réclamé. Aucune lettre anonyme à la réception de l'hôpital, aucun paquet de gomme à mâcher agrémenté d'un message sur le banc devant la porte principale, rien dans le courrier, rien dans les dossiers. Joël a passé un certain temps en pouponnière, on l'a ensuite placé dans une famille d'accueil, le temps de régler ses papiers. Il avait six mois quand Rosa l'a adopté en contournant la procédure habituelle. Elle promettait de veiller sur lui. Rosa passe ses journées à quatre pattes dans le sable ou à genoux dans la mousse à construire des tours ou à capturer des lucioles. Elle connaît enfin la joie de se dévouer pour un enfant. Il n'est jamais trop tard. 105

Cinq ans déjà. li pose des questions, elle lui dit toute la vérité. lis ont convenu qu'elle serait sa grand-mère. Hier, Joël a pleinement vécu -sa première vraie tempête. Le soleil étincelait au début de la journée, puis de gros nuages noirs se sont déroulés en tapis tressés sur le toit du monde. En quelques minutes, la 'violence des vents et la puissance des vagues multipliées charriaient des moutons gris. Joël assistait, par la fenêtre à carreaux de la salle à manger, au spectacle de la pluie qui tombait en seau et du vent, irrité, qui rugissait en rafales. Une trace de nez brille encore sur le verre mal poli. Les bourrasques faisaient craquer la maison penchée et effrayaient les beaux grands yeux bruns de l'enfant, tout excité. TI était captivé par les vagues gigantesques, plus grosses que toutes celles qu'il avait vues auparavant, qui s'évasaient sur la falaise et propulsaient des amas de mousse impétueux dans le ciel de charbon. Aujourd'hui, Joël dessine dans la poussière avec une brindille de peuplier alors que le beau temps sourit au-dessus de la mer, réconfortée. Rosa le surveille, gênée d'être sans recours pour le protéger des dangers. Elle sent sa nuque se nouer en un filet de macramé. 1 Pendant que Joël observait l'orage, hier, Jacques s'est perdu en mer avec Julien. Ce que Rosa avait vu, par un n1ercredi avec Jasmine au temps 'des années de crise, s'est produit.

Photo de famille Huit mois ont passé. Les adolescents déposent le reste de leurs bagages dans le coffre: deux sacs, deux paires de bottes et deux boîtes à lunch. L'aîné prend le volant. Rémi s'assoit à ses côtés et insère une cassette de musique disco dans le lecteur. Les portières de la vieille Plymouth claquent comme des points d'exclamation.

Claire, les bras pendants le long du corps, n'a pas la force de s ~opposer à ce départ. Si elle manifestait son désaccord, ses fils quitteraient la maison de toute manière, par orgueil. Elle ne veut pas se brouiller avec eux. Quand ils ont annoncé leur intention de partir pour l'été, elle n'a vu qu'une image dans sa tête, celle d'un oiseau, assommé par une vitre. Dans ces moments-là, la mésange tombe dans la neige ou sur la plate-bande, parfois sur le perron, et Claire se précipite dehors pour assister au miracle. La puissance de la vie remet souvent sur pied les volatiles étourdis. lis restent immobiles, puis roulent sur eux- 106 mêmes afin de se relever, les ailes froissées. Après de longues minutes, et des dizaines de petits cris, ils volettent jusqu'à une branche où ils reprennent leur souffle. De temps à autre, Claire sort voir le blessé et le trouve inerte. Ses plumes remuent au le vent comme si tout ce qu'il y avait dessous n'était rien. La mort s'empare parfois de l'âme des mésanges surprises par un mur invisible. y a-t-il une paroi contre laquelle elle s'est heurtée? Elle volait en regardant derrière, dans un monde où Julien et Jacques existaient encore. Le chagrin et le désespoir, maçons infaillibles, ont. suffi à dresser une cloison que Claire, dans son empressement à vouloir tout comprendre, n'a pas vue.

~ Soyez prudents, puis appelez-moi, d' accord? dit-elle. - Oui, m'man. - Je veux que vous m'appeliez! - Oui, on le sait, on t'appelle en arrivant à Trois-Rivières. OK! Bye. - Au revoir, les garçons, dit-elle alors que la voiture démarre et que le bruit couvre sa VOIX. Luc fixe la route, mais Rémi risque un œil derrière. Il en fallait de peu pour qu'il envoie un baiser volant à sa mère. S'ils ne l'ont pas serrée dans leur bras pour lui dire au revoir et s'ils ne l'ont pas embrassée avant de partir, c'est à cause du mur qui les sépare d'elle. Elle les salue, tout comme elle le ferait à travers une fenêtre. Mus par un désir d'exil, les deux frères ont retiré de leurs comptes en banque toutes leurs économies des dernières années. Le produit de leurs efforts tient dans la petite voiture rouge rouille et dans les quelques billets qu'ils ont en poche pour payer leur première mensualité de loyer, une fois arrivés à destination. Derrière eux, un peu de poussière se soulève dans l'air de juin. Ils ne savent pas encore qu'on ne fuit pas la douleur, qu'elle s'attache aux tripes. Quelques souvenirs tombent dans la crique: des rires et trop peu de larmes. Claire avance vers sa maison où elle vivra désormais seule. Du regard, elle balaie la mer qui lèche une part de sa terre. - Toi et moi. On partage encore, dit-elle au fleuve, lasse. La cuisine, autrefois égayée par les rires des garçons et les histoires de pêche, n'a plus la même allure sans les bruits de la famille. Claire a eu du temps pour s'y habituer, 107 malS n'y arnve toujours pas, surtout pas aujourd'hui. Elle espérait un printemps, des bourgeons d'espoir. Le réfrigérateur ronronne, toussote et dégoutte dans une grande assiette d'aluminium placée sous son gros ventre. Elle n'est pas seule à s'ennuyer déjà. Dehors quelques rares voitures blinguebalantes roulent devant la maison. Leurs bruits sur le gravier gênent Claire autant que celui du moteur bien huilé de la Plymouth qui vrombissait tout à l'heure. Ses yeux se posent sur la photo de famille accrochée entre la porte de la salle de bain et celle de . sa chambre. Claire pleur~ pour tous les sourires d'une année, ceux qui sonnent faux. Ses lèvres goûtent le sel. Derrière la vitre de la porte d'entrée, en bas de l'anse: .le silence du fleuve. - On partage l'eau salée, lui dit-elle. Claire connaît le cycle des oiseaux qui se heurtent aux fenêtres en plein vol.

Champ Claire abandonne sa chaise pour aller s'allonger sur son lit, celui qu'elle a longtemps occupé avec Jacques. Elle fouille d'une main dans le meuble de chevet et ramène à elle une boîte de métal défraîchie, retrouvée sur La Madeline, la deuxième maison de Jacques. À l'intérieur: plusieurs cahiers aux pages ondulées, des centaines de fois mouillées et séchées. Dans le coffret, aussi, des feuilles plus récentes, fraîches, sur lesquelles l'encre ne s'est jamais étendue. Les lettres de Claire à elle-même. Elle en prend une. Cher amour, J'ai été autrefois ta capture heureuse. Quand tes bras en filets m'enserraient, tu n'avais plus besoin d'hameçon. Dis-moi, reviendras-tu? Tu me manques. Où puis-je trouver tes yeux maintenant? Où sont passés ceux de notre Julien? Le fleuve m'ignore quand je lui crie: « Rends-les-moi. Rends-les-moi! » Il me répond en bruits de . vagues qui ne veulent rien dire. Je paie pour des erreurs que tu ne connais pas. Je vous ai aimés. Je le jure. J'attendrai. J'ai acquis la patience du pêcheur. Claire abandonne la lettre sur le lit. Elle est seule maintenant avec ses souvenirs. Plus personne pour fouiller dans ses boîtes de chagrin. Elle descend du lit, sur lequel 108 quelques larmes ont laissé un cerne foncé, quitte la pièce, s'arrête devant la photographie de famille, pousse la porte et court vers la lande. S'éloigner du fleuve, marcher en perte d'équilibre. Elle ne pense à rien. Son esprit se vide de tout ce qui est parti sans elle: son mari, son fils, ses fils. Elle titube, s'écroule, et, à genoux, vocifère: - Salope de mer! Tu me prends Julien, Jacques et tu me sépares des deux fils qu'il me reste. Maudite chienne! Maudite sans coeur! Claire roule sur le dos, le souffle rapide, les yeux rivés au ciel. La fraîcheur commence à se faire sentir dans la prairie, mais Claire ne bouge pas. Étendue sur le sol, elle ramène à elle ses genoux et les enserre de ses bras. Ses yeux sont clos, ses lèvres, serrées. Elle entend un fracas non loin. Tout à coup, elle ' sort d'un long corridor d'écho. Les borborygmes qui lui parviennent se changent en voix, puis en paroles, puis en mots et finalement en phrases. Elle comprend: - Claire, c'est moi, Louis.

Arrivée des Florent Les Florent arrivent. Ce sera leur premier été en famille au domaine, puisque leur dernière visite remonte à la mort de Jacques et Julien, il y a huit mois. Simone déverrouille la porte et Louis ouvre le hayon de la fourgonnette. - Papa, j'pense qu'il y a une bibitte dans le champ à côté. - Approche pas, elle pourrait te manger! Grrr! fait son père en montrant les dents pour qu'Étienne rie. L'entreprise fonctionne, mais l'intrigue demeure. - Étienne, voudrais-tu apporter ce sac à Maman, s'il te plaît? Pendant ce temps, Louis scrute le pré. Étienne revient vers son père, le pas léger. - Papa, Maman m'a dit qu'elle va préparer une collation pendant qu 'on partira à la chasse aux bêtes sauvages, dit-il en fronçant les sourcils et en gesticulant comme s'il entamait un combat avec un géant. - Ah oui, je ferais n'importe quoi pour un chocolat chaud, dit Louis en prenant son fils dans ses bras et en le déposant dans le coffre ouvert de la voiture. On travaille à la chaîne! Simone, viens nous aider, ça ir~ plus vite! 109

La lumière qUI provient de l'intérieur de la maIson dessine l'ombre courbe de Simone qui, en raison de son ventre, prend beaucoup de place dans l'entrebâillement de la porte. La nuit est tombée doucement avec la rosée, la terre soupire en souffles tièdes dans la nuit et la lune luit sur le fleuve. Étienne descend de la voiture. - Maman, regarde, dit-il en montrant la chose de plus en plus difficile à distinguer dans le foin long et la noirceur. - Je devrais aller voir ce que c'est, dit son père. - Louis, et si c'est un animal? dit Simone. - Pas de problème, Louis Florent est un spécialiste! Mais il carbure au chocolat chaud! Au boulot! Il reste encore des bagages à décharger. Cette voiture a les reins fatigués! Sur ces paroles, il prend un tournevis dans le coffre de la voiture, la seule arme qui lui soit donnée, et avance vers la tache inhabituelle dans le paysage. Il s'applique à fouler le sol bruyamment pour annoncer son arrivée à la «bête» qui ne montre aucun signe d'inquiétude. Il s'arrête pendant quelques secondes, se convainc que c'est une,pierre dont il ne se souvenait pas, puis recule, surpris par le bruit d'une respiration rapide. - II Y a quelqu'un? Ses yeux commencent à s'habituer à la pénombre. Une femme est recroquevillée par terre, haletante. Elle ne le reconnaît pas, ne semble pas même le voir ni l'entendre. - Claire! C'est moi, Louis. Claire se tourne enfin vers lui. Le peu de lumière qui parvient de la véranda se

) reflète dans ses yeux. Elle cache son visage dans ses mains. - Qu'est-ce que vous faites là? dit Louis. - Ça ne se voit pas. Je prends l'air, dit-elle, mal assurée. Qui êtes-vous? Elle n'a aucune idée de ce qu'elle fabrique dehors. La seule chose à laquelle elle pense tout à coup, c'est de sourire. C'est tout ce qu'elle peut encore faire pour ne pas perdre la face, pour ne pas attirer la pitié, pour ne pas avouer ses fautes. Elle ne tolère pas qu'on s'occupe d'elle alors qu'elle s'en veut. - Claire, c'est moi, Louis, Louis Florent. Le fils d'Antoine Florent. On vient d'arriver à la maison pour l'été~ Vous allez me suivre, d'accord? 110

Louis la soulève par le bras gauche. Ses jambes sont aussi faibles que si elle avait dansé toute la soirée. Pourtant, elle ne se souvient d'aucune autre musique que celle des vagues qui l'ont rendue lasse. - Simone, c'est Claire! Prépare-lui un verre d'eau, s'il te plaît! crie-t-il à sa , femme, qui le rejoint au lieu d'exécuter sa demande. - Claire? Qu 'est-ce que vous faites là? Pour l'amour, dit-elle. Louis soutient la voisine et la guide vers le logis d'où émane une douce odeur de fumée. Avec précaution, ils montent les deux marches pour atteindre la galerie alors que Simone les devance pour verser de l'eau dans un gobelet. Louis assoit Claire sur le fauteuil le plus près du feu dont les flammes vigoureuses lèchent l'humidité accumulée entre les murs de la demeure. - Claire? C'est pas Claire elle, Maman! dit Étienne Simone lui donne presque raison. Elle masse le cuir chevelu d'Étienne d' une main et caresse son propre ventre de l'autre. Claire a le tient gris, l'air abattu. - Oui, allô, j'aimerais parler à une infirmière. Oui, voilà, c'est Louis Florent. Bonjour, Liliette. On vient d'arriver. Oui. Non. Claire est ici. Elle était assise dans le champ

à mon an4 ivée. Étienne l'a aperçue, je me suis approché, j'ai vu que c'était elle. Elle ne me reconnaît pas. Pas loin de chez elle. Je lui parle, mais elle a l'air ailleurs. Elle dit avoir mal aux yeux. Ses pupilles? Euh, je ne sais pas, attendez. Oui, je crois. Vous croyez? D'accord. Je vous l'emmène tout de suite. Merci, Liliette. Louis raccroche et dépose le tournevis qu'il tenait encore de sa main gauche. Mère et fils sont collés l'un à l'autre, mais Simone ne sourit plus. Louis lui tend le verre d'eau que Claire n'a pas bu et lui indique de s'asseoir. Simone pince les lèvres pour supporter la crampe. - J'ai parlé à Liliette, l'infirmière. Tu sais, la nièce d'Yvan Talbot. Elle m'a dit que Luc et Rémi partaient aujourd'hui pour l'été. En tout c'as, elle m'a dit aussi d'emmener Claire. Elle ne sait pas, mais ça ressemble à un état de choc. - Elle est choquée la madame, Maman? dit Étienne. 111

Lendemain Claire lave ses mains, gratte sous ses ongles, frotte entre ses doigts et secoue se poignets vigoureuseluent. Elle vient de prendre l'appel des garçons, ne leur a pas dit qu'elle avait dormi à l'hôpital. lis n'ont pas voulu laisser de numéro pour les joindre: «trop cher, pas d'argent, pas de téléphone. » Ce qu'elle a saisi ressemblait plus à une argumentation du genre: «Pas envie, on veut refaire nos vies, on ne veut pas d'appels. » Voilà ce qu'elle a compris. Elle a écouté leur absence, leur départ, leur non-retour évident avant longtemps et a raccroché comme on lance une rose sur la tombe d'un mari ou d'un enfant perdu. La distance des morts· se supporte mieux que celle des vivants. Claire fuit les miroirs. Elle fonce vers le réfrigérateur et déplace les victuailles sur les clayettes: le chutney, le lait, les marinades, le reste d'u'n pâté, le surplus d'une salade de carottes râpées et le rôti qui attend qu'on l'enfourne. Rien à faire. Elle s'impatiente, pousse la porte du réfrigérateur avec force et anticipe le claquement qui s'en suivra. La bande de caoutchouc absorbe l'élan. Soupir de déception. Elle prépare la viande qu'elle ne mangera pas, la met au four et descend à la cave. Elle revient les bras chargés d'une poche de terre, de casseaux et de sacs de semences. A vec méthode, elle verse du terreau dans les contenants verts, y enfonce une graine de persil ou de basilique, arrose un peu la surface, puis recommence avec une nouvelle promesse de vie. Le docteur Oemarais avait tort. Claire sait qu'une femme de pêcheur apprend à vivre en femme de pêcheur. Le fleuve est un remède puissant, malgré tout. Elle ne prendra pas les médicaments qu'on lui a prescrits, pas plus qu'elle n'ira consulter le psychologue recommandé hier. Elle ne se débarrassera pas de ses souvenirs non plus. Si elle sème des graines, c'est pour ne pas succomber à l'envie de lire les carnets de Jacques qu'elle ne détruira pas. Elle cède. Le rôti brûle entre deux signatures dans les cahiers de Jacques. 112

Navire cassé Un verre se brise sur le plancher verni. - Simone? -J'ai cassé le verre avec les voiliers dessus. -C'est pas grave, Simone. Laisse, je vais ramasser. - C'est celui que Jacques avait donné à ta mère. Des miettes de la voile se répandent sous le comptoir, la coque miroite près de la table, des gouttes de verre scintillent un peu partout. Étienne a trouvé un endroit pour poser se genoux. li observe les minces loupes de lumière dispersées sur la plage du bois franc.

~ Papa! Le petit navire, il brille! - Éloigne-toi de là, mon grand. Papa va ramasser. Tu vas te faire mal. - Non! répond le garçon sèchement. Il se tourne vers sa mère. - Maman, ça brille! Simone sourit, malgré les ombres qu'elle voit se glisser dans le verre en éclats sur le sol. Elle pense à Jacques, à la mer et au naufrage. Étienne fixe sa mère sans comprendre. Pourquoi le soleil couchant fait-il couler des larmes au coin des yeux de sa n1aman? Le secret de Simone est à jamais endormi, enterré entre les tombes de Jacques et de Julien. Depuis leur arrivée à la maison d'été, elle a peu dormi. Inquiète pour Claire le premier soir, puis pour son enfant à venir. Elle s'est rendue chez le médecin afin de connaître la cause de- ses crampes précoces, de ses malaises et de ses étourdissements. li n'a pas paru inquiet. Dans deux semaines, elle devrait mettre au monde une petite boule de plaisir, une fillette bien annoncée. Elle y réfléchit pendant qu'Étienne contemple la lumière sur les plumes de verre. - Maman, j'ai des piquants dans mes bas! Simone se lève, maladroite, puis s'agrippe au comptoir. - C'était une contraction? dit Louis. IlIa retient pour qu'elle ne s'effondre pas. - Retourne t'asseoir, je vais border Étienne et te faire un massage, dit-il en déplaçant le porte-poussière. - Enlève-lui ses chaussettes, il a marché sur du verre. 113

Simone reprend place dans le fauteuil de velours brun. Elle reconnaît ce mal. C'est une souffrance nonnale, préalable à une naissance, de toute évidence précipitée. Elle allonge ses jambes, change d'avis, se plie en deux, autant que son ventre le lui permet, bouge encore. Elle modifie sa posture plusieurs fois durant les crampes. Ses émotions agissent sur le bébé, sans doute. Elle prendra du repos et tout rentrera dans l'ordre. Étienne brosse ses dents, enfile son pyjama et monte dans son lit sous les recommandations de son père. Sa voix perce les couvertures, dont il s'est recouvert pour bouder, au moment où Simone s'exclame: - Je perds mes eaux, Louis! Louis accourt au salon, marche sur une figurine de plastique qui traînait, jure entre ses dents et sautille jusqu'au sofa. - TI faut y aller, Simone? - On dirait bien que oui! Simone émet un rire qui se coince dans sa gorge. Étienne s'est levé. Debout dans l'encadrement de la porte de sa chambre, il met ses parents au défi de le laisser derrière. Ceux-ci avaient convenu que Claire prendrait soin de lui lorsque Simone accoucherait. Mais les circonstances ont changé. Louis s'approche du garçon, le prend d'un bras tout en agrippant un jouet de l'autre. Il sort installer Étienne dans la voiture et revient chercher Simone, qu'il escorte jusqu'au véhicule. L'enfant pleurniche. - Maman est malade? - Maman va avoir son bébé, dit son père. - On va où? lance Étienne - On va à l'hôpital, dit sa mère. Fais dodo, mon grand. - Non! J'ai pas envie.

Diagnostic Il Y a plusieurs semaines déjà, Simone a donné vie à une petite fille qu'elle n'a pas encore tenue dans ses bras, parce qu'une mère malade ne peut pas prendre le risque de contaminer son enfant. Bientôt, elle la cajolera. 114

Dans un hôpital beige, sur la rive d'une rivière rousse, le silence est entré dans la tête de Simone sous la forme d'une lettre qu'une secrétaire a écrite pour elle alors que le médecin s'adressait à Louis. Quelques fibres se sont brisées. Une infection suivie d'une inflammation grave. Brusquement, la cochlée de l'oreille interne est touchée et une baisse brutèlle de l'audition s 'ensuit. À l'origine de cette pathologie, on pense à un virus ou à un problème vasculaire. Dans le cas de votre femme, c'est la méningite bactérienne. Nous l'avons traitée pour éliminer la bactérie, ce qui nous a permis de sauver sa vie, mais pas son ouïe. Son état est assez stable, mais malheureusement irréversible. Des implants ou des appareils pourront sûrement l'aider. Par contre, les chances de recouvrer l'audition de manière naturelle sont minces. Je suis désolé. Pour l'instant, des sons vagues lui parviennent. En vieillissant, elle risque de ne plus y avoir accès. Je sais, vous ne comprenez pas pourquoi. Vl?us êtes désorientée. C'est normal. On le serait à moins. Une méningite se développe tellement vite. La fièvre, bien sûr, et les raideurs nous ont alertés. Nous avons réagi le plus rapidement possible. Cela fait plusieurs semaines, vous êtes passés à travers de dures épreuves. Une méningite peut avoir de graves conséquences desquelles elle s'est brillamment remise. Dites-vous qu 'elle a de la chance de retrouver la santé. Elle aurait pu en mourir. Nous vous l'avons déjà expliqué durant le processus, évidemment. Nous travaillerons ensemble pour trouver une solution qui facilitera sa réinsertion sociale. Il vous faudra du courage. Je sais que le Fonds de recherche en santé du Québec finance une étude sur l'implant cochléaire, à l'heure actuelle. C'est une prothèse qui suppose- -une intervention chirurgicale et une r~adaptation fonctionnelle, même psychosociale. Les recherches sont au stade de l'expérimentation. D'ici les années quatre­ vingt-dix, on espère voir se développer la technique. On priorise surtout les enfants, parce qu'ils ont toute la vie devant eux et parce que la surdité perturbe leur développement. Vous comprenez ? Les chercheurs recueillent des données petit à petit. Je ne peux pas vous conseiller en ce sens pour l'instant. En attendant, des appareils auditifs pourront l'aider, mais leur effet sera insuffisant dans son cas. Voici un guide pour vous donner un coup de pouce dans le processus d'adaptation. Lisez-le attentivement. Je suggère aussi fortement à votre femme de se présenter au centre 115 régional de réadaptation en déficience physzque. Il offre des services dans le domaine de la déficience auditive. L'hiver, en ville, votre médecin pourra continuer le suivi, je lui transmettrai son dossier. Il n 'y a aucun problème à ce que votre femme continue de venir passer ses étés ici. Nous nous occuperons d'elle. Revenez ,ne voir tous les deux la semaine prochaine.

Le silence avait hameçonné Simone bien avant cette histoire d'infection et de surdité brusque. Elle avait peut-être même souhaité cette tranquillité autrefois. Une excuse pour ne pas se mêler à la foule, une fuite des conversations anodines. La certitude qu'elle n'entendra plus le badinage habituel et le papotage inutile de la ville la rassure presque. Elle retrouve la campagne dans sa tête. Sa vie ne sera jamais plus qu'un été au domaine, silencieux. Le son de la mer habite sa Inémoire. Le chant des oiseaux, elle l'a gravé dans le cœur. Les voix de ses enfants lui n1anquent plus que tout. Celle de Louis, aussi, qui murinure dans son cou. Elle porte le deuil de quelques bonheurs et tourne aussi la page sur ce 9ui l'a réduite au silence avant même de devenir sourde ~ Intoxiquée par la peur d'être mêlée une fois de plus à des bribes de conversation perçues contre son gré, elle s'est réfugiée dans son monde où sa musique intérieure couvrait les bruits ambiants. Cependant, elle craint encore plus de parler. Souvent, Louis devait la nOlnmer pour qu'elle sorte de sa distraction et écoute ce qu'il lui racontait. Elle est comme cela, Simone, et cette surdité, qui survient à la naissance de son deuxième enfant, lui semble venir de loin, presque souhaitée. Elle vit malgré tout des périodes d'angoisse depuis l'irrémédiable verdict. Oui, elle regrette les rires, les 'mots doux et l'amour dits tout bas. Quand elle vaque à ses occupations dans la maison, elle provoque des vacarmes inhabituels. Louis peut-il comprendre? Il croit à une révolte, l'estime frustrée, malheureuse et bruyante. Il l'entoure de ses bras et la berce doucement. Elle présume un rapprochement entre elle et lui. Comment peut-elle deviner qu'elle entrechoque bruyamment des couverts? L'incommunicabilité s'installe entre eux. Lorsque Simone maîtrise mieux la lecture labiale, plus tard, bien plus tard, Louis aborde le sujet. Alors, des larmes coulent. Pas à cause des bruits, ni à cause des câlins mal dirigés; mais parce que, pendant tout ce temps, leur complicité a été dupée par le nouveau «problème» : le silence. 116

Simone s'applique au maniement des ustensiles et des poêles. Elle accorde tant d'importance à ce détail, que Louis, attendri, continue de la réconforter. Alors, des rire fusent; des rires de connivence, entendus de l'intérieur, qui abattent les barrières, sans paroles ni sons. Dans une douceur inouïe, Louis la prend par la taille et la fait tourner vers' lui pour lui dire, dans un tout autre langage, qu'il l'aime encore. Ce langage, ils l'ont développé à force d'incompréhension et de méprise. C'est l'articulation du regard, plus fort qu'avant, plus fluide et plus doux. Us se réconcilient dans une union sereine. Louis parle des yeux à Simone.

Les âges d'Élie Élie a un jour. Un fracas de verre brisé l'a incitée à naître. Son père la berce à la pouponnière. Partout on voit: «Football for peace - 1986 Peace Year », sur les écrans qui diffusent des images de la coupe du monde de soccer au Mexique. La mère d'Élie n'est pas là. Elle est malade. Chut.

Élie a deux mois. Sa mère la cajole, mais ne se risque plus à chantonner. Elle a peur de fausser. La petite accepte ce silence qui se répand dans toute la maison telle un effluve de vanille. À moins que ce soit une odeur de poisson?

Élie a deux ans. Elle n'articule pas encore de mots.

Élie a trois ans. Les hivers à la ville la perturbent: la gadoue, les gros camions, les sirènes. Rien ne peut la calmer. Juste la paix.

Élie a quatre ans. La maison d'été lui procure du bonheur. Elle est volubile, elle parle de tout, et tout le temps, à elle-même, surtout. Elle ne s'emporte plus, construit des abris à ses amies les coccinelles et joue à cache-cache avec les chenilles. Elle leur donne des feuilles fraîches à grignoter pour parer à l' hi ver et aux murs de neige qui rompent les dialogues entre les enfants et les petites bêtes. Élie se crée un monde auquel sa mère, sans oreilles ni voix, n'appartient pas. DEUX MILLE QUATRE RAISONS 118

Étoupe Je me concentre sur l'effervescence de l'orangeade que je sirote pour oublier Rosa, qui lue raconte ma vie, mais je n'y arrive pas. - Tu sais, après la mort de ses parents, ton père a hésité longuement avant de passer un été entier au domaine. Ta mère et lui venaient en visite, jamais longtemps. Leurs souvenirs picoraient leur plaisir. À la naissance de ton frère, le vent a tourné. La résidence d'été est devenue l'endroit tout indiqué pour extirper la famille de la canicule urbaine, parce que l'enfance nécessite de grands espaces. Louis s'est engagé à travailler chez des agriculteurs du coin pour se désennuyer et ta mère a appris le jardinage aux côtés de Claire. Il y a eu toi et la méningite, un bonheur et une horreur aH même moment. Simone en a beaucoup souffert, alors que ton père ne s'en est jamais vraiment remis, je crois. La routine des étés à la campagne s'est installée. Tu as grandi, on t'a aimée. Le cœur plus léger, Louis a renoué avec la nature, la maison et le fleuve. Le passé était là, niché dans sa mémoire: la violence de la mer, la perte de ses parents, la mort de Jacques et de Julien, la disparition des enfants de Claire, le silence opposé au bruit régulier du train et au cri de son klaxon. Pourtant, une brise de renouveau soufflait. Louis est comme Antoine, ton grand-père. Toujours un projet en tête! li a entrepris de construire une barque, par défi, pour se prouver que la peur ne triompherait pas. Il insérait des rangées d'étoupe entre les lattes pour étanchéifier l'embarcation en écoutant le chant d'un merle bleu. Il voulait finir la chaloupe avant la neige, même si Claire, occupée dans le jardin, refusait d'y penser. Ton frère et toi, vous grandissiez. Étienne, toujours aussi réservé, toi, de plus en plus rebelle et loquace! Tu avais sept ans et Étienne onze ans, quand ... - Quand il m'a sauvée, lui dis-je. Oui, je m'en SOUVIens. C'est là que tout a cOlumencé. - Non, Élie, tout avait commencé bien avant. MILLE NEUF CENT QUATRE-VINGT- TREIZE WAGONS 120

À fond de train - 21,22,23 ... Le jour aiguise ses traits sur les rochers de la grève. Ses ombres bleues, ses éclats de soleil blanc, sa mousse verte sur le sable rude. La mer ne chante plus; le vacarme du convoi, là-haut sur la falaise, l'a rendue muette. - 30,31,32,33 ... Chaque fois que la mer se tait, Élie sent venir le train et lève les yeux vers lui. Une face voyageuse, ses phares comme de grands yeux ouverts sur l'horizon. Un sourire en grillage, une dentition d'acier sur un menton de métal. Elle est belle, la locomotive, pareille à une cane déterminée entraînant ses petits plus loin devant. - 45,46,47,48. y'en a donc ben des wagons aujourd'hui! 49, 50, SI. Elle se concentre sur son calcul. Ses doigts boueux dégagent son visage des cheveux qUI lui tombent dans les yeux et bariolent son front d'un mélange de sable mouillé et d'algues. Étienne est juché sur une énorme pierre de la digue. Il tient un long bâton au bout duquel une petite cheville de fil remplace le moulinet moderne. Si Étienne se trouvait près d'Élie, il rirait de la voir barbouillée ainsi. Elle aussi. - 57! Il Y en avait 57, Étienne! crie-t -elle à son frère. Il pointe sa ligne et mime le silence. Élie admire la patience de son aîné lorsqu'il pêche, même si elle lui répète souvent qu'il poireaute pour rien, qu'il devrait plutôt construire des pâtés dans la boue ou bien l'aider à creuser un fossé autour de son château pour protéger la princesse: «Les châteaux, on peut les voir », lui dit-elle, «Les poissons, eux, on ne les voit jamais ». Étienne s'acharne alors sur le sort des princesses dans les palais de sa sœur. « Les princesses, on ne les voit pas souvent non plus, à ce que je sache! » Ensuite, il prend sa canne pour aller patienter. Il capturera un poisson, même s'il doit attendre tout le jour. Les cinquante-sept rej etons de la locomotive s'éloignent vers l'ouest, sur les rails sans fin. Le regard noisette d'Élie suit la course de l'engin. Elle n'en voit plus que la queue, au bout de son monde. Elle s'accroupit. L'écume salée lèche ses orteils et les algues s'accrochent à ses talons. Sur sa poitrine, dans ses mains humides, elle tient sa jupe chiffonnée. 121

Élie se rappelle le palais qui attend la protection d'un pont-levis et creuse un ravin. L'eau des nombreuses marées retenues par la berge trouve vite son chemin et apparaît peu à peu dans la cavité. Non loin, un crabe lourdaud visite les environs. Elle sautille sur les traces laissées par le crustacé, puis le cueille, les doigts sur la carapace graveleuse. - Tu seras le gardien de la princesse, lui souffle-t-elle d'aussi près que lui permet l'animal qui agite ses pinces. Le crabe, complice malgré lui, se réjouit de patauger dans le cercle vicieux du canal. -Eh! Viens voir, j'en ai un! crie son frère. Étienne tourne sur lui-même. Au bout du fil, accroché à un hameçon rouillé, se tortille un poisson qui scintille à l'égal d'une pierre précieuse sortie d'un coffre de pirates. - Arrête de tourner comme ça et montre-Ie-moi! lance Élie. Sous un rayon de soleil pesant, le fil se casse. La loche retombe sur une roche plate du remblai et rejoint l'océan. Flac. Elle exhibe son ventre blanc. L'enfant pêcheur perd la voix. Le bâton claque sur la pierre dans un bruit de bois sec. Élie oublie d'effacer l'expression de joie de son vIsage tant la mort de la capture l'a touchée violemment. Finalement, elle y pense. Elle entraîne son frère, le tient par une main. De l'autre, elle saisit la canne à pêche. La marée, affamée, entame une part du château et lèche les pattes du gardien congédié. La princesse a perdu son royaume, le prince est déchu. Frère et sœur quittent la berge. À la hauteur de la grange, Étienne, qui veut réfléchir, laisse tomber la main d'Élie pour franchir seul les larges portes à battants. Avant de se séparer d'elle, il se retourne et dit : - Élie, t'as le front tout sale.

Bal de paille - Viens cueillir des framboises, Élie.

- Tu n'iras plus pêcher? dit-elle, la voix mâchée. Étienne ne répond pas. li hausse les épaules. Élie approche de son visage la chenille qu'elle caresse depuis quelques minutes. - As-tu des amis poissons? lui dit-elle. 122

L'été est le même chaque année. Il apporte dans la Vie d'Élie ce paysage de campagne, la transporte dans les champs et sur le sable, lui fait oublier le macadam et les lampadaires. L'été, elle construit son avenir à coup de rêves et d'espérance. - Pense aux oiseaux qui s'envolent à l'automne et aux poissons qui meurent avant qu'on les attrape pour vrai. Il faut pas aimer les petites bêtes, Élie. Il faut ramasser des framboises. Il s'éloigne vers la talle de framboisiers aux branches en cheveux de sorcière.

Le monde est grand Simone Florent a depuis longtemps appns à jardiner avec amour, une passion qu'elle partage avec Claire. Toutes deux retournent la terre, sèment, désherbent, arrosent et cultivent leurs plants minutieusement. Claire plante toujours les carottes à deux doigts des oignons pour éloigner les vers de chacune des deux variétés. Elle en sait beaucoup, Claire. Lorsqu'elle jardine, elle s'accommode de la tranquillité de Simone, de son silence. Les deux femmes s' acti vent, entourées de champs abandonnés au chiendent et d'une vieille grange qui étire son ombre à côté du jardin. Elle abrite les jeux d'Élie et d'Étienne, qui sont partis au verger, où des framboisiers poussent en orgueil. Des hirondelles se querellent avec une crécerelle près de la poulie de la grange qui s'ennuie de son labeur d'antan. Les oiseaux virevoltent, agressifs. Simone les observe, car leur combat lui tient à cœur. Des mères protègent le~rs petits. Le monde est grand.

Le monde est petit Claire tourne parfois la tête vers l'est. Étienne et Élie, cachés dans les framboisiers, remplacent ses garçons, partis au loin. Ses yeux fouillent la grève. Son amour pour « son océan» est aussi grand que sa haine. C'est pourquoi elle ne le quitte plus. Elle a pleuré la moitié de son eau salée avant de se jurer qu'elle ne recommencerait plus. Son océan ne lui prendra pas ses petits Florent. Elle le surveille.

Le fleuve a contracté une dette envers Claire depuis qu'il a vomi son fils et son mari sur une ,des plages du BIC, beaucoup plus à l'est. Ce parc protégé de la région de Rimouski 123 n'avait pas l'habitude des scandales autres gu'écologiques. Les cadavres en son sein ont effrayé la population, au point que le nombre de phoques au BIC a diminué après la tragédie. On associe, dans les croyances populaires, la découverte des corps noyés à la tristesse des bêtes. La chanson du fameux phoque d'Alaska a été transformée pour servir l' histoire qui s'est changée en légende après seulement quelques années. Sur le manteau de la cheminée, Claire garde quelques photos décolorées de Luc et de Rémi, des images qui ne se renouvellent plus depuis plusieurs années. Semer des légumes la console. Préparer des pots de confiture qui s'empilent dans 1a cave avec les années aussi. Ces mêmes années ont vu la chevelure de Claire se teinter de reflets argentés. Plus vite que le temps qui passait, elle s'est retrouvée vieillie. Elle aime penser que c'est la mer, qui lui a tout donné, et tout repris, ou presque, la coupable. C'est une histoire d'amour unique entre une femme et un fleuve. Ses chaussures humides la ramènent à sa tâche d'arrosage. Distraite, elle s'est mouillé les pieds. Le terreau amoncelé autour des tiges de carottes a formé un petit cratère qu'elle comble avec de la terre sèche. Claire frotte ses ongles noircis sur ses pantalons en écoutant les hirondelles se quereller.

« Chicane de famille », pense-t-elle. Le monde est petit.

Mystère en étoile Les pommiers arborent une allure de vieillards: tronc voûté, posture usée et bras ballants. Leur écorce ridée se détache en écailles sous les doigts d'Élie, pressée de grimper au sommet. Assise en cowboy sur une branche, elle lance à son frère: - Les pommes d'été sont presque prêtes. Regarde celle-là! - Descends, les framboises sont près de la clôture, juste là. Élie tourne la pomIne suspendue devant elle pour que le pédoncule cède, enveloppe le trésor dans son chandail et l'astique afin que sa peau reluise. Étienne sort de sa poche un canif qu'il déploie méticuleusement. Élie descend de l'arbre, tend le fruit à son frère qui le tranche en deux. La pelure fend sous la lame et la chair s'exhibe. - Il y a des étoiles dans le cœur, dit Élie. C'est magique. - C'est un mauvais signe, comme celui du ciel. 124

Il ressent des secousses au creux de son ventre. Il ne sait pas pourquoi il a dit cela à sa sœur. - Quel signe? Pourquoi le ciel? Une abeille vole tout près de l'oreille d'Étienne. De sa main armée, il la chasse. L'insecte vacille, mais reprend vite son combat. Étienne dépose la pomme dépecée dans les mains de sa sœur. Sitôt fait, il s'attarde au sort de l'abeille qui s'accorde une pause fatale sur le rebord du bol. Dayid échoue contre Goliath; l'abeille aboutit dans l'herbe en pièces détachées. Étienne essuie son couteau contre son pantalon de toile, empoigne le plat prêt à rec,evoir leur cueillette, tourne le dos à sa sœur et se dirige vers la haie. - Tu l'as coupé en deux! Pourquoi tu dis rien, Étienne? Tu me fais peur! Pourquoi tu dis rien? Commence alors uri bourdonnement autour d'elle. La pomme qu'elle tient en deux morceaux dans sa main gauche tombe sur le sol. Telle une poche de son, Élie s'affaisse dans un bruit de feuilles froissées et de tiges renversées. Étienne cesse de l'ignorer. La mort de David a attiré les renforts.

David contre Goliath Une silhouette s'approche de la maIson de campagne, des mauvaIses herbes jusqu'aux hanches. Claire se penche vers le messager apparu. Simone plisse les yeux, parce qu'elle a perdu l'habitude de tendre l'oreille. Lorsqu'elle comprend, le choc la renverse. Son fils tient sa sœur dans ses bras, sa fille dont la tête balance au bout de son corps de chiffon. Claire s'exclame: - Mais qu'est-ce qui s'est passé? Élie, Élie, réponds-moi! La main molle et enflée d'Élie ballotte au-dessus des épis de dactyle et de mil. - Étienne? La voisine veut des mots, les yeux ne lui suffisent pas dans cette urgence. Claire est une femme brisée, elle supporte mal l'incertitude. Louis arrive sur l'entrefaite. - Bon Dieu, qu ' est-ce qui se passe? Les joues de Simone ruissellent de larmes alors que son menton, contracté par la peur, tient le rôle de gargouille. La voisine parle, Simone voit ses lèvres bouger. L'hôpital 125 se trouve à dix minutes de voiture. Le père installe les enfants sur la banquette arrière et démarre à toute vitesse. Simone regarde d'où est venue la forme à deux têtes entre les brins de mil. Son fils et sa fille unis dans Je malheur. Elle pose la main sur la rampe, observe Claire s'effacer vers les framboisiers, à l'est. Le soleil rutile sur le verre des fenêtres. Simone pense à des flaques de sang sur ses murs. Lorsque Claire revient, ses mains tiennent le récipient de framboises. Simone rage dans son silence, alors que sa fillette, à dix minutes de là, n'aime plus les petites bêtes qui ressemblent à des frelons.

Coup de vent L'hôpital jaune, entouré d'un décor vert, est bordé par une rivière couleur de bière. On le croirait oublié entre deux arbres, semé à tout hasard pareil à une graine de saule échappée par un oiseau dans une forêt boréale. Les fonds du Programme de subventions nationales à la santé, instauré en 1948, ont permis à la clinique de mieux s'équiper. Une partie de l'immeuble est réservée aux personnes âgées, le reste aux patients nécessitant des soins de courte durée. En arrivant, Étienne dit : - Des abeilles, papa. - Qu'est-ce que tu dis, Étienne? L'enfant ne répond pas. Il scrute les arbres qui, dehors, dessinent des chemins noirs dans le ciel presque blanc. - Étienne? - Des abeilles. Élie est toujours aussi enflée et muette. Louis la prend dans ses bras et l'amène en courant. Aux préposés qui le bombardent de questions, Louis marmonne: - Des abeilles. Puis il sort de sa torpeur et cherche Étienne. - Étienne! crie-t-il inquiet. Le son de sa voix résonne dans l'aire d'accueil. Les patients retiennent leur souffle. Quelque chose se passe enfin dans toute cette attente! La réceptionniste cesse de taper sur son clavier, les vieillards se taisent. Louis sort en coup de vent. 126

- Étienne! L ' enfant se trouve près de la rivière, façonnée à la dynamite à une époque où le ministère de l'Environnement n'avait pas encore toutes ses dents. De toute évidence, la faune a repris vie sans trop garder rancune. Louis rejoint Étienne au pas de course. - Je n'étais pas perdu, Papa. J' ai découvert un mystère, dit-il en montrant une grosse pierre à demi submergée. - Viens, les docteurs ont besoin de toi. n prend la main de son fils dans la sienne avec la douce fermeté qu'un père inquiet peut manifester et tourne le dos à l'énigme. Étienne se laisse guider tout en guettant la grosse roche par-dessus son épaule. Dans le hall, une voix perce au-dessus des autres. - Monsieur! Monsieur? dit la femme au comptoir d'accueil. Pendant que Louis répond aux questions de la réceptionniste, Étienne observe une dame tout au fond de la salle. Elle doit avoir près de quatre-vingts ans. Ses paupières, ridées et molles, cachent la moitié de ses iris perçants, voire taquins. Elle sourit. Contrairement aux personnes âgées qu'Étienne rencontre, normalement, elle ne tremble pas, ne cille pas en le' regardant. Étienne, étrangement, se dit : -' Elle connaît mon mystère.

Deuxième jour Le deuxième jour, Louis, tenant Simone par la taille, rappelle à son fils de le suivre à l'intérieur. Dans la salle d'attente, certains enfants s '-inventent des histoires intergalactiques. Étienne n'a pas envie de jouer à la navette spatiale. C'est ce qu'il répond à l'infirmière de sa sœur qui demande pourquoi il est aussi sérieux. - Mon garçon, fais-moi donc un beau sourire, dit-elle gentiment. - Vous connaissez la tortue? demande Étienne. - Non, mon garçon, je ne connais pas la tortue, malS Je saIS que ta sœur va beaucoup mieux. C'est grâce à toi si elle guérit. Étienne étire son cou. Élie ne va pas mieux. Elle va, c'est tout. Mais certainement pas mieux. Sa nuque est encore rouge et enflée. Ses mains, potelées plus que d'habitude. Autour de ses yeux, deux halos bleus semblent dessinés au feutre. Le lit est beaucoup trop 127 grand pour elle. Étienne la trouve terriblement seule. Si seulement elle pouvait ouvrir les yeux! Les médecins ont mentionné qu'Élie somnolerait pendant plusieurs heures encore, pour récupérer. Les appareils dans la salle émettent des bruits bizarres que seul le per onnel peut interpréter. Étienne regrette l'accident des abeilles, déteste la chambre d'hôpital et renifle pour sa sœur qui dort.

Enfant d'eau Étienne a l'habitude de la mer, du sel et des vagues. li connaît les poissons marins, les algues et les coquillages de couteau. Pour un enfant de la mer, cette rivière est un océan d'aventures nouvelles. Ses parents sont entrés voir Élie alors que lui, il a les pieds dans l'eau, malgré l'avertissement de son père. À côté du rocher se trouve une masse sombre: une bête à carapace. Elle le regarde d'un œil globuleux, peut-être, mais expérimenté. Des yeux doux, des paupières ridées. Elle a l'air de sourire de son bec en forme de cœur. Après ce qu'on pourrait appeler un clin d'œil, elle se réfugie dans sa coquille. Étienne sort de l'eau cuivrée, en se demandant: «Et si la tortue avait quelque chose à me dire? »

Rosa - 'Elle a les yeux de la tortue! dit Étienne en pointant la vieille dame assise sur le fauteuil au fond de la salle d'attente. - Étienne, qu ' est-ce que tu dis là? dit son père. La réceptionniste lève les sourcils, plus étonnée de la conviçtion du garçon que de ses propos. Puis le rire d'un vieillard, un octogénaire ayant gardé la rondeur de ses soixante ans, résonne en secousses. - T'as bien raison, Inon gars, elle ne marche pas plus vite qu'une tortue, notre Rosa! Un rire de connivence se répand parmi les patients. Rira-t-elle, celle qu'on taquine aussi ouvertement? Ses yeux bleus, complices sous ses paupières trop lourdes, se mettent à pétiller. - J'aime mieux être une tortue, Gérald, que d'être un cochon! 128

Éclat de rire général auquel Gérald participe. Simone patiente près de la porte, ambivalente. Elle n'a pas eu le temps de lire sur les lèvres de chacun. Elle n'a pas vu son fils parler de la tortue. Elle a vu la femme dire

« cochon », mais elle préfère attendre une explication du contexte. Voilà son carcan: un visage qui exprime l'ambiguïté. La vieille dame se lève pendant que quelqu'un s'exclame: - La voilà qui s'élance! Elle s'avance vers Étienne, lui fait SIgne de s'approcher. Les conversations reprennent, dans la pièce, entre les patients. La vieille Rosa dépose un objet dans la main d'Étienne en prenant bien soin de refermer les doigts du garçon sur la chose. li sent la douceur de sa peau et fixe ses yeux bleus qui lui donnent le mal de mer. Elle lui tourne le dos pour regagner son siège d'un pas tranquille. Étienne se demande ce qu'elle peut bien faire, depuis trois jours, dans cette salle d'attente.

Tic Antonine se redresse avec l'assurance d'une marionnette. - Vous "me disiez, votre migraine, ça ne passe pas? lui demande Rosa - Rosa, si vous saviez ... Rosa est arrivée à son heure, c'est-à-dire après les treize coups du clocher. Dans la salle d'attente tout comme dans l'aile sud, elle discute de tout et de rien, mais surtout de tout pour que le rien passe aisément, avec les patients et les résidents. C'est ainsi qu'elle apprend des secrets de vieillesse. Antonine a perdu un fils à la guerre et, depuis, elle n'a jamais rechanté à la messe. Yvan, le vieux garçon, s'ennuie des enfants qu'il n'a jamais eus alors que Gaétan aime encore sa femme malgré la mort qui les sépare. Rosa connaît les noms des petits-enfants de Jeannine et manifeste sa fierté lorsque Béatrice termine un nouveau tricot pour son fils, l'avocat. Gérald traîne un surplus de poids, qu'il combat par des cuillérées de pouding, en souriant plus qu'il n'en faut à une Rosa complice. Rosa sait qu'Antonine aime les carottes coupées en dés, qu'Yvan joue aux échecs tous les après-Inidi pour oublier Vimy, que Gaétan parle encore à sa femme le matin en taillant sa barbe, que Jeannine adore l'odeur des bonbons à la cannelle et que le fils de 129

Béatrice ne porte jamais les cardigans que sa mère lui confectionne en dehors de ses visites à la résidence sud. Elle sait aussi que Gérald lui pardonne, au fond, de refuser ses avances. Elle leur répond en humour et en parabole, écoute et observe avec l'attention de quelqu'un qui a tout à apprendre alors qu'elle a tout vécu. Ils prient p

Par la fenêtre Claire, par la fenêtre de sa CUISIne où elle s' affaire à brosser des légumes, voit Simone, sous la véranda, saluer Joël, qui arrive à l'instant, près de la maison orange où le vent fait valser la chaise à berceaux sur la galerie de la femme sourde. Étienne, sitôt sorti du domaine, saute en bas de l'escalier et presse le pas vers le rivage. De fil en aiguille, après la naissance d'Élie, la méningite et le mur de silence, Simone s'est mise à fréquenter le centre communautaire pour les gens atteints de déficience physique. Elle y a rencontré des éducateurs spécialisés et des membres de la communauté sourde avec qui elle a entretenu une relation de plus en plus agréable. Elle a appris la langue des signes auprès d'eux et s'est chargée de l'enseigner à Louis et à ses enfants.

Clair~ en a retenu de larges pans, par intérêt, pour briser la solitude, pour donner de l'amour à Simone. Joël, tout particulièrement, la fait sentir unique, car il a choisi d'apprendre sans en avoir la moindre obligation. Après avoir passé la matinée avec Élie à l'hôpital, en compagnie de médecins incapables d'articuler suffisamment pour lui permettre de lire sur leurs lèvres, Simone doit être soulagée de communiquer aisément avec lui. Claire voit s'éloigner Joël, une heure plus tard, vers la maison penchée. 130

Sur la crique Sur un angle de rocher, Étienne médite. Les coudes irrités par la surface de la pierre, il tient sa nuque entre ses mains. Parfois, il jette un coup d' œil devant ou derrière lui. TI l'a fait lorsqu'il a senti la présence de Joël sur la falaise. Un picotement a pris naissance dans son ventre. Immédiatement, il s'est retourné. TI s' agissait peut-être d'un reflet? Impossible. C'était un fourmillement, une excitation lente, un petit volcap jusque dans sa tête. TI s'est tourné et a aperçu Joël, là-haut, en route vers chez lui. Étienne a vu, dans une mouvance des nuages que Joël prendrait beaucoup de place dans la famille Florent. Il se laisse choir sur son lit de fortune, les yeux mi-clos posés sur la petite pierre à savon devant lui. Il la flatte du doigt pendant que les flots mous de cette journée d'été heurtent son inutile bâton de pêche, planté dans le gravier de la berge. La breloque verdâtre ·le fascine; un cadeau de la dame au regard bleu. Même sous le soleil, l'objet demeure frais au toucher. Si Élie voyait cela! Une tortue en pierre à savon.

Retour d'Élie Simone observe le paysage rural défiler à travers la vitre du camion. Le verre lui renvoie un reflet de la femme qu'elle est devenue. Une image silencieuse, pareille à toutes celles que sa tête garde en mémoire depuis quelques années. Des souvenirs sans paroles, des mains qui dansent pour traduire les lèvres qui bougent. Elle sent les doigts de Louis sur sa CUIsse. Parfois, elle lui dit: «Je t'aime ». C'est tout ce qu'elle prononce encore. «Je t'aime» au creux de son oreille lorsqu'il la caresse tard le soir. Elle murmure à peine, de peur de se tromper et s,ans savoir si les mots sonnent juste. Pourtant, elle aime voir dans les yeux de son mari la lueur de bonheur qui valse quand il entend de nouveau sa voix. Il la contemple toujours avec le même étonnement et la même candeur dans ces moments de paroles. Elle y pense, assise là dans la voiture à l'instant où ils croisent la voie ferrée en direction du domaine. Étienne a pris la main de sa sœur en sortant de l'hôpital. L'infirmière lui a dit qu'il était un gentil garçon. Il n'a rien répondu, ni même laissé tomber la main qu'il tenait ferme. Élie lui a souri. Elle sait très bien que les garçons de l'âge de son frère, en ville, ne tiennent 131 pas la main de leur sœur. Son frère est spécial, il pêche· des poissons et parle à la nature sans dire un mot. li voit des messages dans les pommes. li n'est pas comme les autres. Le camion s'arrête devant la haie pour que toute la famille descende. Étienne observe les petits points rouges que les piqûres ont laissés autour des oreilles de sa sœur. Son sourire à elle est encore aussi tendre, mais moins naïf. La peur laisse des traces. Au pied de la grange, l'effroi a aussi laissé une tache. Étienne la remarque.

Pot-pourri Élie sanglote, les pieds dans le fétuque et la tête ailleurs. Quand Simone a voulu lui expliquer que la nature avait ses prédateurs, la petite n'a pas regardé. Sa mère a pleuré aussi, plus de rage que de peine et Louis a mis des mots sur les gestes vains de sa femme. Cette fois, Élie a entendu malgré elle, se demande pourquoi les oreilles n'ont pas de paupières pour les fermer. Elle n'y pense pas sérieusement, s'occupe plutôt l'esprit à placer de la ouate dans une vieille boîte à bijoux. De la salle de séjour, elle a dérobé une poignée de fleurs séchées dans le contenant de pot-pourri. Elle sème des odeurs dans le lit mortuaire. Étienne manie la pelle. La terre rouge et graveleuse s'amoncelle à côté du trou. Louis s'approche à travers le champ. Ses mains gantées débordent de plumes agitées par la bise. li dépose sa charge minuscule dans la boîte décorée. Premier jour à la maison pour Élie. Le duel coutun1ier entre la crécerelle et l'hirondelle a fini au pied de la grange, cette fois. Même les oiseaux se déclarent la guerre. La crécerelle a vaincu; les partisans sont absents. Heureusement, les oisillons savaient déjà assez voler pour vivre sans leur mère. Le luenu cercueil repose au fond du trou, un bouquet de j argeau sauvage sur son couvercle. Étienne recouvre le lit de l'oiseau de terre et de motte de pissenlits. Élie plante sur le monticule une croix sur laquelle elle a écrit: « À Dieu et à la mer ». Élie sèche ses dernières larmes; une odeur de pot-pourri flotte dans l'air.

Rapace La brise d'été se transforme en vent dans les hauteurs et se glisse entre les plumes du faucon. L'oiseau plane au-dessus de la vieille grange. Il taquine au passage un des 132 oisillons, qui se met à piailler. Louis suit des yeux le pèlerin arrogant dans son plumage tacheté. Un garçon silencieux, là-bas, entre ciel et terre, marche sur la voie ferrée. Son père le surveille à distance pendant que ses mains maculées de colle auscultent les planches pour en déceler les imperfections. La courbe est presque parfaite. La chaloupe prend forme et, bientôt, père et fils, femme et fille pourront naviguer sur le fleuve par temps calme. Du côté du chemin de fer, Étienne n'est plus à portée de regard. Il a trouvé une talle de mousse verte pour s'étendre et s'inventer des scénarios. Les pieds sur le métal de la voie ferrée, il peut sentir venir le train à plusieurs lieues par la vibration. n admire le rapace qui virevolte encore au-dessus des terres dans un ciel sombre que des visions percent par moments. À travers les nuages noirs, Étienne voit sa sœur. Elle pédale sous la pluie. Mais vers quoi? Un bruissement de foin remué interrompt le vacarme des vagues. Étienne sort de sa torpeur. Étrangement, le ciel est parfaitement clair. À sa gauche, son père arrive à grands pas, le visage rougi, les traits tirés. n affiche l'expression de ses jours gris. Louis se penche vers son fils. - Viens, mon gars. Un bras sur son épaule, Louis entraîne Étienne vers la maison. Dans la grange, une chaloupe attend la fin du casse-tête alors qu'un sifflement du vent se fait entendre dans la crique. Louis y perçoit un écho étrange, les cris de Jacques et de Julien, qu'il n'a pourtant jamais entendus. Louis a peur de la mort.

Faire mouche Le train file et les rails grincent. Un bruit de métronome accompagne son passage. Parfois un sifflement, parfois un simple son métallique'. Élie compte les voitures, par la fenêtre. Elle n'a pas envie de descendre sur la plage. Quarante-quatre wagons. - Étienne, écrase-la! - C'est juste une mouche. - Elle me tourne autour. Enlève-la! Coup de tue-mouche. 133

- Ça y est. Elle est morte. Élie n'est pas sortie de la maison depuis l' enten"ement de l' hirondelle, soit depuis son retour. Joël arrive pour sa leçon. Étienne s'apprête à sortir, seul, quand sa mère lui demande d'amuser Élie. La fillette gesticule pour ne pas quitter le salon. - Je ne veux pas tuer ma sœur, signe-t-il à sa mère en sortant brusquement. Encore une fois, frère et sœur sont complices.

Il aime les enfants Le chauffeur du convoi en provenance des Provinces maritimes est un peu blasé de sa condition. li a roulé toute la nuit et traversé plusieurs ·villages. S'il n'y avait pas de ligne tracée d'avance par la voie ferroviaire, il se croirait en train de tourner en rond. Pourtant, il admet que le «passage de la crique », surnommé ainsi par les gens du métier, a de quoi réveiller sa vigilance, car le danger des équilibres précaires le ragaillardit. Chaque fois, que ce soit au lever du jour ou au coucher du soleil, le chef de train s'émerveille à la vue de l'anse de tuf et du fleuve. li repense à ses trente ans, à sa guitare, à la passion qu'une femme avait semée en lui entre les murs défraîchis de l'école de la route du Nord qu'il vient tout juste de dépasser. Au loin, sur les rails, une ombre attire son attention. Un second regard à la mer avant de fixer la tache. Le panorama perd. soudain sa grâce. Le chauffeur appuie sur le klaxon de toutes ses forces. Il tire comme si le bruit allait déplacer l'enfant. Il est trop proche et la distance de freinage, trop longue. L'homme se cramponne, les muscles des joues raidis par la peur. Au dernier moment, l'ombre roule sur elle-même loin du monstre de fer, suffisamlnent pour ne pas y laisser ses jambes. Affolé, le conducteur continue de tirer le klaxon, le bruit apaise sa panique. Les gens se servent des trains pour se suicider. Certains tombent en panne avec leur voiture sur les passages à niveau, d'autres y attachent des victimes. Le chauffeur d'aujourd'hui n'a fauché personne, mais il a éprouvé la peur de sa vie. William aime les enfants. 134

Klaxon Étienne essuie ses mains sur son pantalon. L'odeur fétide d'une algue envahissante s'y incruste. Simone tentera de la faire disparaître à la lessive, mais elle restera collée aux fibres, tel un souvenir. Étienne remonte la crique et étend ses longs membres dans le foin sauvage: le dos contre le sol, les mains derrière la tête, les pieds sur les rails. Calme plat. Il réfléchit, à demi endormi sur son matelas de mousse, puis ouvre les yeux sur un ciel en fusion, un tourbillon de grisaille. Encore une fois, sa sœur dans le brouillard. Le train émet un sifflement à déchirer les tympans. Étienne met du temps à comprendre le danger, trop concentré par sa vision céleste. Il tourne la tête vers le bruit. Maintes fois, il s'est imaginé qu'il n'entendait pas le train venir et que la bête le heurtait de plein fouet. Son imagination n' arri v ait pas à aller plus loin. Étienne revoyait donc en boucle ce montage macabre, et, lors de chaque impact, il pinçait les lèvres. Pendant un instant, il croit rêver, mais la boucle se brise. Le train fait vibrer le fil de fer. Étienne soulève sa tête, fixe les phares luisants de la locomotive, puis roule sur lui- . même, juste à temps pour éviter l' horreur. La mosaïque dans le ciel s'est effacée et le bruit du train effraie une escadrille d'oisillons 'orphelins qui traversaient le champ. On croirait le son venu d'une trompette de cirque triste. Alors que le dernier wagon grince sur les rails, Étienne réalise qu'un message lui parvient de très loin, il ne sait pas encore lequel. Il se lève et marche sur les traverses vers l'est jusque chez Rosa, le pied traînant et l'oreille aux aguets. Elle n'est pas à l'hôpital aujourd'hui. Étienne s'y attendait, mais ne saurait dire pourquoi. Lorsqu'elle ouvre la porte, il laisse retomber mollement un bras qu'il avait soulevé pour passer la main dans ses cheveux remplis de poussière, puis cligne de l' œil, perplexe. Elle lui a ouvert avant qu'il frappe.

- Ça com~ence par de petites choses: la mort d'un poisson ou celle d'un oiseau. Il te faudra développer ta patience, mon grand. Tu as toutes les réponses à tes questions. Même celles que tu ne voudrais pas avoir. DEUX MILLE QUATRE RAMILLES 136

Plomb sur blanc La gare est déserte. On dirait que le temps s'est arrêté. J'inspire. - Madame Rosa, il y a quelques heures, je refusais de vous parler. Je me suis même juré de ne pas ouvrir la bouche. Mais toute cette histoire, ça me touche. Ce matin, il me semble que c'est si loin, j'ai écrit sur un mur de ma chambre toute la cacophonie de mes cellules grises. Je ne pouvais pas perdre le fil de mes pensées, parce qu'il me suit partout depuis longtemps, il s'accroche dans les portes quand je passe, il me fait tourner la tête lorsqu'il s'emmêle dans les branches des grands arbres de Lombardie. Laissez-moi vous expliquer, Madame Rosa, si je ne peux pas faire mieux, comment j'ai si bien gribouillé. Les lettres à gauche étaient grosses, les verbes, rares. J'avais envie que tout le monde sache, mais je n' avais pas le courage de le crier bien haut. À vous, je vais me confier. Vous savez, derrière moi, dans les tas de chiffons roses, on cherche encore la petite fille que je ne suis plus. Voilà, c'est ça que je voulais dire. · DEUX MILLE UNE JALOUSIES 138

Châteaux de sable Joël sent se creuser une autre crique, cette fois impalpable, entre Élie et lui. Un fossé qui coïncide avec l' adolescence d'Élie. Elle n' est plus une enfant. Elle a changé: Elle ne parle plus aux garçons de la même façon et il est un garçon. De toute évidence, elle refuse de con1prendre pourquoi il s'entête à apprendre les signes du silence. Elle aimerait s'en passer, de cette langue et du silence aussi. Elle cesse de lui ouvrir la porte pendant un temps. Elle ne rit plus avec lui, n' exhibe plus ses dernières trouvailles de la mer. Elle ne court plus vers lui, ne lui saute plus au cou et ne l'accueille plus comme un grand frère. Elle ne le traîne plus par la main pour lui montrer ses châteaux de sable. Elle se bute dans ce silence de fillette qui grandit. Les taquineries et les chatouilles sont révolues. Il perd sa petite sœur. Un deuil.

Quitter le nid Une grosse orange chatoie dans l'eau. Étienne l'imagine répandre son jus sur les galets de la berge, rouge forge à cette période du jour. La nouvelle couvée d' hirondelle quitte le nid d'une façon inhabituelle à travers les nuages en mousse de fête foraine, moitié rose, moitié bleue. La naïveté des jeunes de l'âge d'Étienne ne lui colle pas à la peau. S'intégrer à des cercles d' amis exige de lui trop d'énergie. Avorton de la ville, il a suivi la famille à la can1pagne, déniché un emploi et choisi de passer le reste de son temps à réfléchir sur la grève. Dans sa bouche, un goût de terre persiste. Étienne ne veut pas pleurer. Pourtant, il en aurait enVIe. TI pense aux années écoulées, à sa barbe qui pousse, aux poils sous ses bras qui sont devenus foncés et aux érections qui le surprennent la nuit. Étienne n'est pas de ce monde. Il considère que l'adolescence lui va mal, n' aborde pas les jeunes de son âge, ne rit pas de leurs blagues vulgaires, ne s'amuse pas de leurs virées d' alcool en cachette. TI se voit dans les bourgeons en train d'éclore, se découvre dans les mousses sur les pierres d'eau qui s'emmêlent, se trouve en miroir dans le vol agité des oisillons. Aujourd'hui, il se sent seul avec ses questions. Il voudrait visiter Rosa la Tortue, mais refuse de prendre le risque de tomber nez à nez avec Joël. Étienne l'estime trop terre- 139

à-terre, trop discipliné, trop bien élevé, pas assez intuitif. Sans succès, il a tenté de l'éloigner de la famille, il revient toujours comme un boomerang, mais un jour, il partira. Étienne le sait et attend son heure de gloire. La jalousie.

Aimer Le lapin trépigne au bout de sa laisse, sous la véranda, quand Joël monte les quatre marches qui mènent à la porte. La petite bête blanche s'immobilise dans l'attente d'une caresse. Élie a argumenté longtemps pour avoir un animal de compagnie. Tellement, qu'elle en avait presque passé l'âge lorsque la permission lui a été accordée. Pour elle, pas question de mettre le lapin dans une cage. Le soir, elle l'apporte à la grange afin qu'aucun renard ne le dévore. Toute la journée, il se promène avec pour seule restriction la longueur de sa corde de cinquante pieds. Joël frappe à la porte. Un bruit de pas se fait entendre, étouffé par l'épaisseur de la cloison massive. Élie ouvre, essoufflée d'avoir couru pour répondre. Elle le salue et l'invite à entrer. Au même moment, Étienne bouscule Joël pour sortir. Élie hausse les sourcils devant Joël, interdit, dans l'embrasure. - Fais pas l'idiote, grogne Étienne en s'éloignant vers la plage. Joël voit passer une ombre qu'il ne s'explique pas, dans les yeux d'Élie. Étienne passe toujours en coup de vent et en coups d'épaule depuis quelque temps. Élie fait la moue, laisse passer Joël, puis retourne se fondre dans le canapé. Il n'a pas envie de gesticuler aujourd'hui. Il a voulu apprendre la langue des signes pour lui-même, pour son avenir, pour répondre à ses ambitions. TI a travaillé fort et ses désirs ont changé. C'est pour voir Élie qu'il persévère.

Sous la pluie Le tonneau, qui recueille l'eau de pluie à côté de la maison de Claire, s'est mis à déborder. Élie s'agite dans le domaine orange. Elle court d'un étage à l'autre en maillot de bain, tout énervée par cette pluie qui s'abat. Elle ouvre la porte à grands fracas et saute sur le balcon. L'air esrfrais, la pluie froide. Sous la gouttière du toit d'à côté, coule une douche 140 frigorifique qu'Élie savoure en dansant sur place et en riant de ses quinze ans. Collée aux carreaux, Simone aime voir sa fille s'esclaffer. Étienne sort derrière sa sœur, la regarde une seconde, puis deux. - Viens donc te baigner, Étienne! Il tourne la tête, marche à l'opposé d'Élie. Sous l'averse, son chandail colle à la courbe de ses pectoraux. Il examine ses pieds qui percent ses souliers, n'y fait pas attention et les traîne dans les mauvaises herbes. - Où tu vas? Va pas si loin! Étienne n'écoute pas sa sœur. De toute façon, il a envie de solitude. La pluie tombe de plus en plus fort à mesure qu'il s'éloigne de la maison. li sait qu'Élie rentrera bientôt, gelée, pour boire un chocolat chaud. TI n'en veut pas. Il veut un orage pour qu'éclatent ses pensées. Il lève la tête pour sentir l'eau dégoutter sur son front. Il a toujours aimé faire cela. Un ruissellement se forme sur le cap de son nez. Il choisit ce moment pour s'asseoir sur un tas de matricaires. Le tonnerre rugit. Si Élie n'est pas encore au sec, elle va se précipiter à l'intérieur. Elle et sa mère s'inquiéteront à peine de sa sortie à lui, tout habillé, sous la pluie. Elles ont appris à ne pas poser de questions. Les éclairs bleuissent la peau de ses doigts avant d'éclore en un raffut immense. Étienne est amoureux et il voit dans le ciel ce qui arrivera. Contrairement aux marées profondes qui restent calmes alors que la surface gronde, Étienne semble tranquille, mais la débâcle se produit en dedans. Être jaloux -fait mal. L'âge adulte lui souffle un besoin de liberté dans le cou. L'orage a laissé derrière lui des flaques, des rigoles et des souvenirs de pensées troublantes. Maculé de terre, ses cheveux collés au front comme des bouts de laine mouillée, Étienne attend patiemment la quiétude totale. Lorsque l'oiseau chantera, le soleil ne tardera pas. Il n'a pas le droit d'aimer. Pas elle.

Une main sur le cœur Il y a longtemps que Joël en rêve, des mois, des années. Il croise Élie sur la falaise. Le dos contre le crépuscule, elle lui fait face. Il sort une barrette de sa poche qu'il place 141 dans les cheveux d'Élie, puis il prend sa petite main douce dans la sienne et s'imagine la tenir jusqu'à ce que le soleil ait fait le tour de la terre. li lui dit qu'il s'ennuie de son sourire, qu'il a peur de son mutisme et qu'il cessera de suivre des cours, de venir au domaine. Une minute s'écoule entre leurs doigts gênés. Élie l'observe, sans un mot, puis retire sa main. Son corps, éclairé par-derrière, s'entoure d'une aura que Joël voudrait partager. li la fixe un temps. Elle dessine un geste que l'ombre happe. TI ne sait pas ce qu'"elle lui signe. Ils demeurent là, tous les deux, pendant quelques secondes. Élie ouvre la bouche la première : «Je déteste le silence, sauf en des moments très précis, comme celui-ci. » li n'ajoute rien. Cela lui plaît. Elle lui lance une boutade qui le convainc de revenir la semaine suivante. Élie courra à la porte pour l'accueillir comme avant. Elle rougira aussi parfois.

Voyeur Les goélands crient au-dessus de la tête d'Étienne. Leur clameur camoufle un autre vacarme, pourtant. Tous ses sens parlent fort. Il sent les fluides dans sa machine interne. Des accidents se produisent dans ses veines, ses muscles raidissent, cassent, flanchent. Son squelette est la seule béquille de son agitation profonde. Dans le creux de la crique où l'on perçoit les cris des oiseaux et les lamentations de la mer, Étienne entend sa propre mécanique. li capte aussi l'animalité inaudible des chairs qui se heurtent. Adossé à la falaise, il trouve le jour fade. Le soleil brille, le ciel bleu se mire dans le fleuve et la pêche serait bonne. Néanmoins, une ambivalence terrible le cloue sur place. À quelques pas de lui, les rochers forment une cavité que l'ombre visite toute la journée, même en ces jours de beau temps. Quelques rayons de lumière timides s'y infiltrent avant la tombée de la nuit. li n'est pas l'heure. Il y fait noir. Étienne connaît l'antre par cœur. Les reflets de l'eau illuminent probablement la paroi du plafond et dessinent des pochades étranges. Une pierre plane, aussi large que la table de la cuisine, gît sur le sol rocailleux. li a dormi souvent dessus en s'imaginant des histoires. En ce moment, divisé entre le désir vertigineux d'aller vers la grotte et la retenue de la pudeur, il n'agit pas. Il subit plutôt la douleur de la connaissance. Derrière les rochers, une jeune fille soupire. Son amant l'a d'abord étreinte, puis a délié son soutien-gorge et 142 exploré sa poitrine. Elle lui a dit quelques mots doux et il a glissé son bras sous ses fesses. Étienne connaît les rituels de l'amour même s'il n'a jamais eu la chance d'exécuter se~ fantasmes autrement que d'une main. Les goélands se sont posés sur le rivage pour picorer des restes de crustacés. Étienne devine que l'adolescent a étalé sa veste sur le rocher et puis sa belle sur la veste. Couchée, le dos contre la pierre froide, la fille a senti le garçon entrer en elle pour la première fois. Elle s'est sûrement figée le temps que son corps s 'babitue à cette nouvelle présence. Le jeune homme lui a caressé les cheveux et a bougé les hanches un peu plus pour que le va­ et-vient berce la douce. Étienne n'entend pas la jeune femme qui gémit ni le râle du garçon qui s' étend sur elle au bout de cette course qu'il croit sans mesure. Même si la musique de la mer camoufle leur présence, il est convaincu qu'ils sont là et voudrait intervenir, arrêter cette mascarade hideuse qui a pourtant fait partie de ses rêves. Il trouve l'amour laid, déteste le garçon et son sexe imposteur dans le ventre de la fille, maudit les minutes de grâce. Ce qui le fait vomir, contre la pierre sale, c'est de savoir sans raison valable, mais avec certitude que ce qu'il soupçonne se confirme chaque fois. Le bruit de son haut-le-cœur alerte les amoureux. Cette fois, quelques bribes de conversation percent le rocher. Sa nausée l'a trahi, mais il s'en fout. Le garçon sort de la grotte, la chemise humide de sueur. li toise l'espion avec dégoût, avant d'entraîner sa partenaire plus loin. Élie le tient par la main. Une bretelle du soutien-gorge qu'elle n'a pas remis dépasse du sac qu'elle garde contre son ventre. Elle ne regarde pas Étienne, n'est pas essoufflée. Élie est calme, un peu farouche.

Joël a vu l'érection d'Étienne. DEUX MILLE QUATRE HERBES FOLLES 144

Tache noire Comme on le ferait d'un vin rare qu'on veut garder pour soi, je verse mon histoire au compte-gouttes. Rosa m'écoute, attentionnée. - Continue, Élie, dit-elle. Je raconte: - Sur les tracés de droite, dans ma chambre, il y avait tous les détails, les petits riens qui créent les grands ensembles, ceux dénonçant ma vieille âme qui ondule au-dessus des herbes. Cette sensibilité me fait sentir comme une masse de lumière, mais une tache noire, quelque part, m'empêche de voler. Je me demande, comment être une grande âme dans une fleur fragile? Je suis fatiguée de ma fougue. Regardez mes mains, Rosa. Elles sont striées de plis, comme les vôtres, elles montrent les chemins de moi, peut-être même de mes vies d' avant. Voilà, j 'ai noirci mes murs avec ces mots-là, et avec bien plus encore, mais je ne peux pas tout raconter.

Je vous ai jugée, Madame Rosa, ce midi quand vous fi' avez affirmé connaître tout d' aujourd'hui. Je ne suis pas encore certaine de vous croire, d'ailleurs. En fait, je n'en ai pas enVIe. DEUX MILLE QUATRE PIÈCES DE CASSE-TÊTE 146

De l'eau jusqu'aux yeux - Qu'est-ce que tu ·as, Élie? À quoi tu penses? Élie est couchée sur le sable qu'elle a d'abord nettoyé de ses galets piquants. Joël, les pieds dans l'eau, l'invite à le suivre dans le courant. - Je pense à l'amour, dit-elle sans sourire. - Alors, tu rêves à moi! Excellent, continue! Ce doit être beau! Élie ne rit pas. - Viens donc marcher dans l' eàu! T'as l'air tellement sérieux, l'amour te rend grave! Élie le rejoint sur la pointe des pieds pour ne pas s'entailler un talon sur une aiguiile de tuf. IlIa serre contre lui, la soulève, puis feint de la jeter à l'eau. Elle se pend à son cou. - Aille! Ne me lâche pas! - T'as peur de te mouiller! Attends un peu! Coquin, il se reprend. Au moment où il devrait la retenir un peu plus fort pour éviter la chute, son pied gauche dérape sur une algue et lui fait perdre l'équilibre. Ils tombent dans l'eau salée et Joël, éberlué, se confond en excuses. - Ça :va? J'ai glissé! dit-il entre deux gloussements qu'il a du mal à contenir. Élie, immobile, ne répond pas. Joël met un instant à comprendre qu' elle pleure. - Tu t'es fait mal? Pardonne-moi. - Comment je peux te faire confiance? Sa voix, un cri étouffé, brusque Joël, qui recule. - J'ai glissé, Élie. Je voulais pas te laisser tomber. C'était un accident. Je te demande pardon. - J'ai peur, dit-elle en essuyant l'ondée de ses yeux. Joël ne comprend pas ce revirement. - De quoi as-tu peur? Élie ne répond pas. Sa gorge est obstruée par une émotion qui construit son nid depuis quelques mois. Les mots et les questions se sont agglutinés, comme les brindilles et les mousses dans un repaire d'étourneaux. - J'ai peur de tout. J'ai peur des départs, des arrivées. J'ai peur de vieillir, de ne pas arriver à temps, d'être en retard sur mon destin. J'ai peur des détours, mais je hais les 147 voies tracées d'avance. J'ai peur de la nouveauté, mais aussi de la routine. La solitude me glace, comme les gens parfois. J'ai peur du silence, mais je déteste le brouhaha des foules. J'ai peur de moi. D'où viennent ces idées auxquelles je n'ai jamais cru avant? Pourquoi me sautent-elles au visage maintenant? D'où sortent ces principes qui n'étaient pas les miens hier? Comment l'envie de partir en voyage pour fuir le tempo de ma famille a-t-elle fait surface? Pourquoi j'ai le goût de me mettre nue sur cette plage et sur toutes les autre de par le monde juste pour faire bande à part, pour montrer aux autres leur pudeur ridicule? D'où me vient cette idée folle de ne pas suivre les règles de la vie normale? D'où ça sort, ce besoin profond que j'ai de me réaliser sans attache, alors que j'ai peur d'être abandonnée? J'ai peur de moi et de toi, aussi. J'ai peur de nous. J'ai peur tout le temps. J'ai peur d'être jetée à la mer. Joël se laisse choir sur une vaguelette. - Tu as peur de moi? risque-t-il en se redressant. Mais Élie, tu sais bien que je ne t'ai pas jetée à la mer. Je ne te jetterai jamais à la mer. C'était un accident. Ça ne veut rien dire. - Eh bien, j'ai peur des accidents! dit-elle en souriant, plus à l'aise. Joël n'a plus le cœur à rire. Il sent cette peur, pas une peur qui claque, non, une peur cobra qui vous enserre et vous étouffe avant de vous avaler. Ses larmes à elle sont taries. - Je sais pas quoi te dire, Élie. Tu me fais peur à moi aussi. - C'est pas ce que je voulais, répond-elle. Alors que Joël trouve un réconfort dans cette phrase, Élie répète les mots dans sa tête. Elle ne voulait pas l'apeurer, mais ce n'est pas tout. Elle ne voulait pas se poser tant de questions. Elle ne voulait pas avoir peur de lui. Elle ne voulait pas en arriver là. Élie pense:

« C'est pas ce que je voulais. Je voulais aimer sans douter ». - Élie? -Oui? - Est-ce que tu m'aimes? - J'ai toujours aimé ce qui me faisait peur et j'ai toujours crains ce que j'aimais. La seule chose qui ne cessera jamais de m'effrayer et que je ne pourrai plus aimer, c'est une abeille. 148

Joël ailleurs Élie pleure. Joël va étudier dans une autre ville. L'Europe l'attend. - Je vais revenir. Je ne pars pas pour toujours. Elle le repousse. Une douleur aiguë mange son cœur. - Encore du vide! Encore du vide! Tu pars étudier ce métier pour les sourds. Tu pars et je te quitte, Joël. Parce que le silence me poursuit. Je suis damnée. Toute ma vie va de travers. Non, lâche-moL Si tu me tiens contre toi, je ne pourrai plus, je m'accrocherai. Élie refuse que Joël touche à sa tôle friable. Elle cèderait et attirerait la honte. - Laisse-moi pleurer en face de toi sans me retenir. Regarde-moi. Te souviens-tu, il y a trois ans? Nous étions ici, sur la falaise. Tu as pris ma main et tu as dit que tu abandonnerais les cours avec ma mère. Jet' ai convaincu de rester pour continuer à te voir. Dans l'ombre, je t'ai signé un message. Te souviens-tu? Je t'ai dit que je t'aimais avec mes doigts. Elle avait pensé que le silence se supportait mieux dans ces moments-là, où le soleil parle plus fort que la plaine. Aujourd'hui, le silence est plus fort qu'eux. Il les engloutit. Il les consume. Il assiste à leur fin parce qu'il les a cassés en pièces. Les souvenirs d'Élie et de Joël cheminent dans la rue de l'Estragon, arbustes d'un désert déracinés par le vent qui roulent sur eux-mêmes jusqu'à disparaître, ensevelis dans le sable. Élie veut qu'ils roupillent dans la grotte de leurs amours. Leur mémoire appartient à cette terre, elle prend vie dans chaque morceau de tuf mauve. - . Au fond, c'est moi qui pars. Je laisse la place à tes rêves, parce qu'entre eux et moi, il y a un combat. Me battre contre tes ambitions, ce serait me battre contre toi. Je n'ai pas le droit de te retenir et tu ne peux pas rester. Je ne t'abandonne pas, Joël. Je te libère de moi. ,Vas-y! Je te livre à tes projets. Tu es libre. Élie est trop faible pour le suivre et trop forte pour se laisser abattre. - N'attends pas. Il est tard, une vie t'appelle là-bas, mais je n'en fais pas partie. Je suis trop jeune en dehors, trop vieille en dedans. Tu vas te retourner, marcher vers chez toi, plier bagage et partir. Je resterai là. J'observerai notre dérive et je t'aimerai. Joël, sans voix, frissonne. La brise lui paraît froide, crue, indiscrète. Il voudrait retenir Élie, lui demander de l'attendre, lui promettre qu'il reviendra et qu'ils vivront heureux. Mais à quoi cela rimerait-il? li y a des mois qu'il attendait une réponse de 149 l'établissement d'enseignement où il avait posé sa candidature. Est-ce que le titre d'oto­ rhino-Iaryngologiste vaut plus cher que la vie à deux? Dans quelques jours, il bouclera ses valises. Élie a raison. Son départ à lui n'est pas le seul hic dans l'histoire. Des bout de rêves tombent en pluie de cendres entre eux. Même s'il revenait souvent, même s'il restait, leur vie divergerait. L'Europe, c'est loin. Pour ne pas pleurer, s'écrouler à ses pieds à elle et implorer une deuxième chance, il tourne les talons. Marcher droit devant jusqu'à la maison penchée. Ne pas donner au vent l'occasion de le distraire. Ne pas accorder d'attention au fleuve qui rugit,' faible lionceau, là, à ses côtés. Il sent Élie dans son dos. Il ne se . retournera pas. Elle l'a aimé, il le sait, malS l'amour est parfois bien sournois pour le cœur qui le ressent. Dans son pas empressé, Joël heurte une petite croix de bois sur laquelle il peut llre : « À Dieu et à la mer ».

Romarin Rosa ne l'a pas salué. Il espérait que, pour une fois, elle lui aurait demandé comment s'était déroulée l'annonce de la nouvelle, le sourire bien large, convaincue que tout le monde ne pouvait qu'être content pour son petit-fils. Non, Rosa n'est pas de ces grand-mères un peu naïves qui croient que les bonbons à la cannelle en forme de cœur créent des miracles et que la vie resplendit, tant qu'on est jeune. Elle laisse ses émotions tisser leurs toiles dans les coins. Joël, en entrant, voit les fils de sa propre tristesse pendouiller entre les poutres. Il ne voulait pas cela. n passe à pas feutrés, derrière sa grand-mère, pour aller s'enfermer dans la salle de bain. Dans le miroir, il se regarde, montre sa poitrine du doigt, pose sa main à plat sur son cœur, pointe ensuite son reflet. Je t'aime, dit-il en signe à une Élie disparue .. Il noiera son chagrin dans un bain bouillant. Joël emplit la baignoire, dans la pièce sans fenêtre, et parfume l'eau d'un soupçon de lavande malgré le fait que l'odeur de l'huile de romarin - il n'en reste plus une goutte dans la minuscule fiole - lui procure d'ordinaire un bien-être encore plus grand. L'eau atteint presque le rebord du bassin et miroite, docile. Les reflets créent des flaques de lumière au plafond, qui se meuvent en magnifiques cabrioles. 150

Il retire ses vêtements, agrippe une éponge .sur une tablette en osier au-dessus du siège de toilette et étire ses jambes dans la baignoire. L'éponge flotte sur l'eau et modifie les motifs au plafond. Joël respire longuement. Une bruine chaude chatouille son nez au passage. Toutes sortes de phrases lui viennent en tête qu'il aurait aimé dire à Élie, tout à l'heure sur la colline: «T'as raison. Nous deux, ça ne marche pas! », « J' allais dire la même chose! », «T'es une lâche! », «J'ai perdu mon temps alors? » ou encore « Va chez le diable! » . Cette dernière idée lessive le reste de ses pensées. Il se concentre sur cette expression qui diffère tellement de lui qu'elle lui donne une impression de pouvoir. Son cœur bat trop vite. Il est furieux . Joël sait que ça ne lui sert à rien, il n'aurait jamais dit cela à Élie. Jamais. «Je savais que ça finirait comme ça. Non, je craignais que ça finisse comme ça.

Maintenant que ça arrive, je ne le veux pas », se dit-il. Il Y avait toujours eu ce petit moment d'étrangeté où Élie lui paraissait sortie d'une existence parallèle à la sienne, mais pas convergente. Joël finissait par se moquer de lui-même, effrayé par le rejet. Alors, défait de ses appréhensions, il retombait amoureux d'elle et, chaque fois, il l'aimait un peu plus fort. Son amour, sa peur et ses rêves célèbrent respectivement sans lui leur perte, leur victoire et leur salut, dans une buée de lavande. Il prend une longue inspiration et immerge sa tête dans l'eau chaude. Le liquide pénètre sous ses paupières qu'il contracte au maximum. De son nez sortent des bulles obèses qui éclatent à la surface dans un bouillonnement accentué par la diffusion du son dans l'eau. L'air commence à lui manquer, mais il persiste dans sa fausse noyade. Attendre que l'urgence de respirer le tire hors de l'eau et fasse résonner en lui la fragilité de la vie. Sentir qu'il vit, voilà ce qu'il veut, supporter le manque d' ox ygène, contrôler les réflexes naturels qui lui indiquent de remonter à la surface et dompter la peur. TI patiente pour ressentir la joie complète et ronde de respirer. Son nez se dilate. Si Joël ne remonte pas bientôt, il avalera de l'eau. TI perd sa concentration, le manque d'oxygène l'affecte. À l'aide de ses bras, il redresse le haut de son dos d'un coup et emplit son gosier d'air. La salle est chargée d'humidité. L'effet espéré ne vient pas. Tout ce qui palpite en lui, c'est une grosse veine sur le front, dilatée par l'émotion. 151

Il aurait voulu se réjouir d'une inspiration d'air frais. Le goûter comme une barbotine à la cerise par une journée de canicule. Apprécier sa présence dans sa bouche, dans son nez, dans sa gorge et jusque dans chacun des alvéoles de ses poumons pour ensuite le sentir ressortir en un souffle apaisant. Au lieu de cela, une bruine de vapeur se condense dans ses bronches et le force à tousser. TI prend son visage dans ses mains et masse le contour de ses yeux. Non, l'air n'est pas frais ni revivifiant, mais la vie lui paraît plus sensée. Tellement qu'il s'effraie de ce qu'il vient de s'imposer. TI se traite de fou, maudit l'amour et Élie sans s'en convaincre. Sa respiration haletante se transforme en un sanglot étouffé. TI ouvre le robinet d'eau chaude pour que le gazouillis de la plomberie camoufle son manque de contenance. Mais les ruisseaux ne peuvent faire oublier le vacarme d'un barrage qui cède sous la pression. TI pleure son aile cassée, ses espoirs rompus, sa rage contenue, puis renifle bruyamment.

« Élie, j'étais prêt à t'aimer même si tu ne me comprenais pas. Mais pas toi. Voilà pourquoi tu me laisses et pourquoi je te laisse faire. » Cette pensée disparaît avec l'eau dans un tourbillon pressé. Joël se sèche, se rase de près et s'enroule dans une serviette pour sortir. Derrière lui, la porte se referme sur sa vie d'avant.

Départ Il Y a trois heures que Joël a quitté la maIson penchée avec des caIssons de vêtements identifiés à son nom. Le vert des arbres annonçait fièrement au ciel bleu le départ du jeune homme qui attendait le train. TI devait se déplacer jusqu'en ville pour qu'un avion l'amène de l'autre côté de l'océan. La vraie mer s'est soumise à cette séparation. Elle ne sait pas qu'il a jeté un œil au domaine en passant avec le train. Elle ne connaît rien des détails du vol, des turbulences, des papillons dans l'estomac de Joël. Joël n'a aucune idée de la peine d'Élie, de son abandon à la musique qu'elle écoute en boucle depuis sa disparition sous un- soleil fier. TI ne soupçonne pas qu'elle a compté les voitures du train, impuissante à deviner lequel des maillons de la chaîne abritait son échec. Le bruit du métronome, engendré par le passage de la locomotive sur les lattes, a accompagné la mélodie de l'éloignement. 152

Élie, assise sur un monticule de terre rouge et graveleuse, tresse des brins de mil. Sa .peau brûle sous cette lumière étourdissante. Des images de la ville vagabondent dans ses pensées entre deux mouvements de ses poignets. Une tige c.asse après six pouces de torsion blonde. Le film s' arrête. Joël est parti, loin vers l'est, à l'infini de son imagination. Élie . pense à fuir vers l'ouest pour retrouver ses amis, ses études et sa vie sans amour. Élie s'ennuie de son frère. _

Fièvre Élie attend sur la grève que le fleuve l'avale. La langue de l'eau brune, secouée par le temps, lèche les replis de sa jupe. Étienne s'approche, les mains vides. Élie braque ses yeux sur lui, pour la première fois depuis des mois. li n'a pas changé. Elle étire ses jambes fines, puis se lève pour faire face à son frère. Étienne, las dans l'ouverture de la grotte, survient après une trop longue absence. Élie s'avance dans un bruit de vêtements mouillés. Rien dans leurs gestes ne laisse présager de haine ou de culpabilité. lis se retrouvent complices. - Tu veux pêcher? demande Élie, droite dans le vent. - Tu veux parler aux chenilles? - Je veux parler sans dire un mot. - J'écoute.

Un corbeau casse sa VOIX qui écorche le rocher. Encore et encore, il chante un grincement lugubre qui charge l'air de tension. Un creux tiède dans l'épaule d'Étienne attire la joue d'Élie qui s'y pose avec la délicatesse d'un colibri épuisé. Elle n'enselTe pas son frère de ses bras fragiles. Us se tiennent droits tels des arbres fiers dont les branches ne s'entremêlent jamais. La sagesse évite les nœuds inutiles. Mais Élie et Étienne ne sont pas sages à tout prix. Leurs racines résistent au mélange, mais les feuilles, frivoles, claquent sous la brise. Après la joue vient le contact du torse ferme d'Étienne sur la poitrine de sa sœur. Leurs bras se croisent. Est-ce la tempête qui se lève qui les trouble autant? Entrer dans la danse contre les racines parentes qui crient au crime. L'eau prie plus fort que la terre en ce moment étrange d'immoralité, de retenue et d'erreur. Élie sent la verge dure de son frère à travers leurs fins vêtements d'été. Pourquoi eux? --- --~-~- --

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Parler aux chenilles n'a plus de sens. Pêcher des loches ne représente plus une .solution. Étienne n'attend pas le train, mais plutôt le klaxon de sa raison qui retentira tôt ou tard. TI roulera sur lui-même pour éviter qu'on lui coupe les jambes par sa faute. L'avertissement ne vient pas. Le convoi ~ccélère. Il ne s'arrêtera pas, c'est Élie qui conduit. TI caresse le bras de sa sœur, ses cuisses. Longtemps, il patiente. Élie guide la main d'enfant de son frère vers son sein pour le consoler de sa solitude, offrande généreuse, un peu égoïste aussi. Elle lui montre le chemin de son ventre qu'il cueille comme un fruit mûr. Jour de fièvre.

Gare La tempête s'essouffle, mais les racines ne cessent pas de crier même si le fleuve abandonne sa clameur. Étienne s'est enfui, laissant Élie repenser aux images de la ville, lesquelles lui promettaient une nouvelle terre. Elle est montée à sa chambre où l'appel de la honte a fini de la déraciner. Désertion. Elle part. Ne reviendra plus. L'école lui servira d'excuse pour évacuer le sperme fraternel de sa tourbe prometteuse. Sac sur le dos et bottines dans les pieds, elle enfourche son vélo sans l'accord définitif de sa mère qui s'inquiète de ce coup de tête et sans se douter qu'à la gare, Rosa l'attend.

Je ne te toucherai plus La roue arrière de son vélo lui catapulte des amas de boue dans le dos et lui mouille les fesses. La pluie drue lui pique les yeux. Élie revient au domaine. Elle n'a pas pris le train, car une mission lui a été confiée par Rosa, la vieille tortue. S'il fallait que la manœuvre se solde par un échec! La maison orange se dessine derrière une averse. Sur le pas de la porte, sa mère ouvre les bras et prend Élie contre elle. À cet instant précis, elle remercie Rosa de l'avoir convaincue, à la gare, de revenir sur ses pas. Elle doit trouver Étienne. Elle le repère dans le grenier de la grange, étendu dans la chaloupe. Les yeux fermés, même si Élie sait qu'il l'a entendue monter, il s'obstine à faire semblant de dormir.

Elle s'assoit sur une caisse abandonnée près de la barque, immobile, et s' arme ~e patience. Il prend du temps. - T'es pas partie à Québec? demande finalement Étienne sans ouvrir les yeux. 154

-Non. Étienne se redresse pour fixer Élie. L'observer est devenu intrigant avec le temps. À un point tel qu'il n'a pas reconnu en elle sa sœur dans la grotte ce matin. Maintenant qu'il la regarde mieux, il retrouve dans ses yeux la fillette qu'il a connue. Étienne a pensé à toutes sortes d' horreurs depuis qu'il l'a vue s'enfuir à bicyclette en matinée. TI a noyé sa culpabilité dans une brasse énergique au cœur du fleuve houleux de l'orage et a échoué sur les galets de la berge à bout de souffle, ses vêtements trempés. Il s'est tapi dans l'ombre de la grange après le repas pour écouter le martelage de la pluie sur la tôle rouillée du toit. Couché dans la barque oubliée de son adolescence, il a égrainé les minutes. Aujourd'hui, Étienne ne rêve pas de structure d'aluminium, ni de fenestration extraordinaire à incorporer à son projet d'études en architecture. Il cauchemarde. Voilà qu'Élie le rattrape dans ses délires. Elle se tient bien droite sur la vieille caisse de boisson gazeuse vert bouteille qu'ils ont un jour utilisée pour grimper jusqu'à la lucarne et admirer les hauteurs. Depuis qu'elle l'a trouvé, elle n'a pas cillé. Elle ne bougera pas de là avant d'être parvenue à ses fins. C'est justement de la fin qu'Étienne a peur. TI sort de la barque, -marche de long en large de la grange poussiéreuse et parle dans un débit inégal. - Élie. Je ne te toucherai plus. Je te le jure. Je ne voulais pas ça. Qu'est-ce qu'on a fait? Tu devais partir pour que, toi et moi, on oublie, mais tu es là. Je ne comprends pas. Je deviens fou. Tu es brave, mais que se passera-t-il ensuite? Tu veux que je t'explique? Élie, si je te parle, il pourrait t'arriver malheur. Tu crois savoir, mais tu ne sais rien. Te souviens­ tu des abeilles? De la pomme que j'avais coupée, du rriessage? C'est là que tout a commencé. J'ai senti un présage. Te souviens-tu? J'étais incapable d'en dire plus. Je ne savais pas encore interpréter çe qui me sautait au visage. On était jeune. Rien n'était clair. Les abeilles sont venues. Élie, j'étais terrifié. J'ai compris une chose: si je parlais, je te perdais. J'ai paniqué. À l'hôpital, le jour des abeilles, j'ai rencontré la vieille Rosa. Elle a glissé cette petite tortue de pierre dans ma main. Regarde. Je savais que tu l'aimerais, mais je ne pouvais pas te la montrer. Rosa m'avait dit, avec ses yeux bleus, de la garder pour moi. Rosa est comme moi. Non, non, tu ne peux pas savoir, Élie. Si je me confie aujourd'hui, c'est parce que tu es plus forte que moi. Je ne pouvais pas te protéger et je n'étais pas à l'abri de moi-même. Es-tu revenue pour me tuer, Élie? Vas-y donc! Je suis 155 fatigué, j'ai honte. Tue-moi, Élie. Toi qui as ce cran, agis. Dis au village que je t'ai touchée, que je t'ai aimée, que je t'ai fait l'amour. C'est pas toi. C'est moi qui me dégoûte. Dis à tout le monde ce que j'ai fait et ça me tuera. C'est facile. Raconte-leur que je sui fou, que je parle avec les nuages. Tu verras, ils t'écouteront. Dis-leur que je t'ai violée, puis tu auras ma mort, sans procès, parce que je ne nierai rien. Je ne témoignerai pas. Je garderai pour moi les images que j'ai en tête qui, malgré ma honte, me rendent heureux. Tu dénonceras l'injustice. Je suis prêt. J'en mourrai. Tu seras libre. Étienne tourne le dos à Élie et jette un œil par la lucarne. Il a grandi, le tabouret pour voir dehors est devenu inutile. Étienne écoute la nouvelle voix d'Élie, plus grave et plus calme qu'à l'habitude. - J'en sais plus que tu crois, Étienne. Rassure-toi et secoue-toi. Je n'ai pa besoin de parler. Je ne veux pas te tuer. Le courage que tu me reconnais et avec lequel tu me flattes ne m'appartient pas. Il est celui de Rosa qui m'a demandé de rester. Je· ne dirai rien à la rumeur. Je te jure. Promets-moi de ne pas te livrer. J'avais mal de Joël, parce que je l'avais éloigné de moi, et parce qu'en même temps je ne pouvais plus l'aimer. J'ai essayé de me donner une raison valable pour me détester. J'ai été égoïste. Je t'ai séduit. J'aurai pu nous détruire. Audacieuse? Moi? Étienne, je nous ai laissés ravager notre quotidien. Je me suis mise à nu pour te déconcerter. Je voulais sentir mon pouvoir de femme. J'ai eu tort. Je ne parlerai pas. Je souhaite que tu te taises. Je te demande ta confiance. Tu pourrais refuser, parce que je suis une lâche qui ne sait pas ce qu'elle cherche. S'il te plaît, cette fois, garde pour toi cette folie. Comme lorsque tu étais enfant et que tu couvrais mes idioties devant nos parents. Il faudra nous armer de patience. Chut. Attendons, à l'abri dans le noyau de notre secret. Il n' y aura pas de coupable. Pas d'accusation. Pas de débat. On n'a qu'à céder notre erreur au silence. Il la grignotera comme il a fait du reste de notre existence. Reviens t'asseoir avec moi sur cetté pierre plate et laisse le ciel se fourvoyer. Donne-moi une chance. C'est moi, aujourd'hui, qui rentre pour te sauver. 156

Sacrifice - Élie, viens sur la grosse roche, là, en bas. Je vais prêter serment pour toi. Élie a entièrement confiance en son frère. Il lui demande d' Y retourner pour décrocher la paix et effriter leurs maladresses entre deux lamelles de tuf. Elle le suit jusqu'à la pierre sur laquelle il s'accroupissait, autrefois, pour pêcher. - Élie, je ne sais pas ce qui nous guette. Je vais faire disparaître ce que je ne veux .léguer à personne. J'ai du mal à m'en départir. Cet objet me suit partout depuis des années. Il m'obsède. Écoute le train qui passe sur la falaise. Compte les wagons, Élie. Compte-les à haute voix. Au dernier chariot, je le ferai. Plus fort, petite sœur. Les vagues chantent et camouflent ta voix. Combien? Oui, j'attends la fin du tonnerre de ce convoi. Tu as dit cinquante-sept? C'était le dernier? Alors, voilà. Étienne lance à la mer le symbole de sa plaie et écoute se refermer le cercueil d'eau sur le bibelot sacré. - Je t'ai fait confiance, Élie. - Chut, Étienne. Au fond du fleuve s'éteint la petite tortue en pierre à savon.

Peinture à l'huile Devant Simone, un canevas vierge attend son baptême, bien étreint par les barrettes du chevalet de bois d'érable qu'elle a pris soin de placer dans un angle intéressant. Lorsqu'on demande à Simone depuis quand elle peint, elle répond avec ses mains :

« Depuis que j'ai appris à voir, plutôt qu'à écouter. » Certaines personnes comprennent la subtilité, se disent qu'-elles ne voient pas toujours ce qu'elles regardent et se promettent d'y porter attention. D'autres sont clouées sur place par le malaise, convaincues que Simone ne s'est jamais remise de sa surdité. Simone ne cherche pas à attirer la pitié, elle a juste appris à regarder tout ce qu'elle ne prenait pas le temps d' observer. Avant d'emménager pour l'été au domaine, il y a quelques années, elle a acheté un nécessaire de peinture : un chevalet, une multitude de tubes de peinture à l'huile, un canevas, une série de pinceaux, un pot de solvant sans odeur, un bocal d'huile de lin et une spatule. Elle a tout emballé dans un coffre et a placé le paquet sous son lit en attendant son départ pour la campagne. L'école des enfants terminée, la 157 famille a plié bagage et Simone a insisté pour apporter sa petite valise blanche sans en révéler le contenu. Ils ont pris la route, la routine estivale s' est installée et Simone s'est mise à peindre. Avec un mélange de térébenthine et de pigments, elle esquisse les grandes lignes de son inspiration sur la toile. Souvent, à ce stade, elle écrit des pensées qui seront recouvertes de couches successives de peinture, tout en demeurant incrustées dans la fibre apprêtée. Elle s' enorgueillit de ces mots qui roulent dans sa tête et agitent son bras pour s'échapper hors d' elle. Rien n' y paraîtra une fois le fond coloré, mais elle y tient à ce rituel de lignes tracées sous la peinture. Simone peint surtout des paysages. Elle a bien essayé, une fois ou deux, de dessiner des personnages, mais chaque fois, les visages se ressemblaient. Les nez, les yeux, la bouche les transformaient en poupées russes. Les figures des hommes et des femmes, unies par un gène envahissant ou tout simplement tracées par une main en manque de talent leur donnait un air niais, ce qui rendait Simone furieuse. Elle voyait, dans la foule de ses personnages, une assemblée de sourds. D'ailleurs, on ne distinguait jamais les oreilles des modèles: soit ils étaient toujours chapeautés, soit leurs cheveux cachaient les flancs de leur VIsage. Les tableaux les mieux réussis, ceux pour lesquels elle déploie un effort raisonnable et retire une grande satisfaction, représentent la nature. Tous les ciels et toutes les marées ont imprimé leurs traces dans la mémoire de Simone, ce qui lui permet de reproduire ses souvenirs sans image à l'appui. Pourquoi se priver, par contre, d'une vue réelle? Elle s'installe donc devant chez elle et se laisse aller. L'arbre est bien campé, quelques lignes suggèrent sa présence, alors que les montagnes au loin prennent forme. Avec un pinceau en éventail, elle applique du gris dans le ciel sombre. Le processus est lancé.' Elle peint en prenant soin de réserver des bouts de toile vierge pour les couleurs plus pâles. En matinée, Simone a vu son médecin. Claire est entrée avec elle dans le cabinet pour faciliter la tâche du spécialiste des oreilles relativement sourd à la langue des signes. Il excelle dans son travail, mais il n'a pas la touche pour parler avec ses doigts. Il lui a révélé une nouvelle importante dont elle ne sait que penser. 158

Elles sont revenues toutes les deux au domaine sans un geste. Simone aurait eu toutes les raisons du monde de sauter de joie. Pourtant, elle avait la sensation d'avoir reçu sur la tête un piano à queue. Lorsqu'elles se sont séparées, dans la cour, pour gagner leur maison respective, Simone a senti qu'elles étaient quittes. Mêlées aux secrets de l'une et de l'autre. En déverrouillant la porte, au retour de son rendez-vous, Simone a éprouvé l'envie de peindre quelque .chose. Cela ressemble à une voie ferrée ombrée par un arbre gigantesque qui surplombe des montagnes bleuies par la distance. Simone peaufine des courbes, des angles et des textures. Au milieu de la toile, une tache grise. Un trou sans couleur.

Pissenlits William met pied à terre. Il y a longtemps, il est parti de ce village les mains vides. Un rêve et un rejet lui avaient valu encore quelques mois de questionnement. Depuis son dernier arrêt, il a accédé à un poste de chef de train, c'est à partir de ce moment que ses collègues se sont chargés de lui reconstruire une nouvelle identité en l'appelant par son nom plutôt que par son prénom, cela fait plus français et moins royal. Légaré a faim. En descendant du wagon, il a remarqué, déçu, qu'on avait changé les affichettes indiquant la date, au-dessus de l'horloge, pour un tableau numérique de voyants rouges qui agressent l' œil fatigué. «Déjà deux mille quatre », s'est dit Légaré. Il a contourné la gare et marché vers les routes de gravier pour se dégourdir les jambes. Voilà deux heures qu'il a quitté la station. Il pose un pied devant l'autre, sans but et sans arrêt. Sa faim s'est tue, comme la plupart de ses rêves de jeunesse. Il se remémore le premier séjour qu'il a effectué au village, le porte-monnaie qu'il a renversé à la boulangerie, la commère qui n'aimait pas les «Anglais », la vieille, les jeunes, la femme sereIne. En s'arrêtant dans ce patelin, il croyait partir à la recherche d'un gamin. « Je vais le trouver pour lui dire quoi? Jeune homme, c'est moi qui ai failli te tuer avec mon train!

C'est ridicule! Ça fait onze ans! » Légaré marche encore. 159

Sans trop s'en rendre compte, il aboutit sur la route du Nord. La petite école, en trente-cinq ans, a perdu des plumes alors que le chalet des Soucy, plus loin, est méconnaissable. La peinture rouge de la devanture pèle sous les ongles. Légaré hé ite, avance dans la cour et scrute l'intérieur par les fenêtres à carreaux. La même vieille chaise d'autrefois trône au milieu de la pièce. Il suffirait d'appliquer un peu de force pour que le verrou de la porte cède. De toute évidence, l'endroit n' a pas été entretenu depuis un certain temps. Derrière, près de la corde de bois moisi, une pelle rouillée sert de tuteur à un arbrisseau abîmé par les derniers hivers. Le foyer extérieur est rempli de tiges de pissenlit et la forêt a pris du terrain. Les jeunes pousses s'aventurent dans l'espace ensoleillé de la

CaUf, là où, dans le temps, on tondait le gazon toutes les semaines. Légaré s'étend dans le foin à côté-d'un banc de granite qui s'enfonce de plus en plus dans le sol avec les pluies. Une colonie de fourmis monte et descend le long de la poutrelle qui soutient le siège. Légaré fixe le ciel parfaitement bleu au-dessus de sa tête. Les arbres forment un halo vert autour du soleil. Il reste là, un moment, jusqu' à ce qu'une dizaine de­ fourmis se faufilent sous sa chemise et qu'elles le poussent à se relever. Après s' être bien secoué, il étire ses muscles endoloris. Le temps a passé. La petite école .est décrépite, le chalet se dégrade et l'étranger aussi a vieilli. TI s'approche du jeune érable et le détache de son tuteur. La pelle en main, il avance vers l'amoncellement de bûches pourries, et creuse.

Les pots cassés des gens heureux Légaré retourne d'où il était venu, les mains terreuses, l'esprit dissipé. La gare n'est pas bien loin. Il prendra le premier convoi' et repartira n'importe où. Il n'ira pas à la rencontre de ce garçon, ni de cette femme. Il emportera avec lui les restes du plat qu'il a déterré poUr se souvenir de la souris qui s'était noyée dans sa baignoire et de la fatalité que cela représentait. Autour de l'église, où plusieurs voitures sont garées, Légaré s'arrête pour écouter les chants liturgiques qui percent les portes de chêne de l'édifice. Les rues sont vides. Il y a bien cet homme près du corbillard, le chauffeur, sans doute, que Légaré observe discuter innocemment avec un moineau. L'homme, ou plutôt l'adolescent, dans un costume emprunté à son père ou à son oncle, fume discrètement, l'autre main dans les poches. Légaré se demande ce que le moineau, qui sautille de-ci de-là, qui bouge le cou parfois 160 dans la direction du chauffeur, qui s'entête aussi à picorer des cailloux qu 'il confond avec des grains, pense des confidences du garçon. Si le jeune remarquait la présence de Légaré, il cesserait son manège, à regret, pour préserver son amour-propre. Pour ne pas réduire à néant un instant de communion entre les hommes et le ciel, Légaré reporte son attention sur l'horaire des messes. Une photo est affichée sur un babillard qu'une boîte de verre protège des intempéries. Ce que Légaré en comprend le frappe, tout comme les portes doubles qui s'ouvrent sans crier gare et qui lui effleurent le nez. Un cortège descend le parvis alors que le chauffeur écrase sa cigarette nerveusement et lisse son veston. Légaré passe inaperçu, comme l'oiseau oublié qui s'est précipité derrière la plus grande feuille du chêne, juste à côté du cimetière. Le cercueil est porté par des gardes paroissiaux en uniforme que la foule uit telle une trâlée de canetons anxieux. Le cimetière, à quelques pas de l'église, accueille toute cette foule de gens chavirés qui s'entassent comme des stèles vi vantes attendant la prière. Aujourd'hui, on a annulé le marché. Rosa est morte. Légaré, ému, se demande ce qu'il lui aurait dit, maintenant qu'il parle français, s'il l'avait croisée dans la rue, comme avant. La voix du prêtre résonne contre les pierres tombales et tournoie, entraînée par le vent. Elle invite les habitants rassemblés à chanter

« J'ai un amour qui ne veut pas mourir» pour accomplir la dernière volonté de Rosa. La chanson jouait en boucle quand une infirmière inquiète a trouvé Rosa dans son lit. Une odeur de romarin prenait racine dans la cuisinette mal isolée. Près de la radio, un insigne de soldat avait été cousu sommairement sur un napperon de chevet en dentelle. Du fil rouge pendait du chas de l'aiguille piquée dans la trame. Arrêt cardiaque pendant son somlneil, c'est ce que l'autopsie a révélé. Écartée, l'hypothèse du suicide. Oubliée, l'idée de la souffrance. La foule chante en chœur avec émotion. Autour de Légaré, qui s'est approché, des voix douces commentent: - C'est simple, Gérald n'arrête pas de pleurer, dit l'une. - Ben, ça faisait longtemps qu' il l' aimait, dit une autre. - Notre vieille Tortue! Te souviens-tu, Antonine, pourquoi on l'appelait la vieille Tortue? 161

La gare, déserte, à quelques pas de là, languit, malS Légaré ne partira pas aujourd'hui.

Chez Claire Claire se laisse tomber dans le VIeux fauteuil brun, dont elle ne s'est jamais débarrassée. Jacques disait que c'était le fauteuil le plus confortable au monde. Elle appuie ses pieds sur le bord de la table du salon et s'adonne à la rêverie. La journée a été difficile. Rosa était une femme de tête que le village aura du mal à oublier, mais ce n'est pas à cela que Claire réfléchit. Elle pense à Jacques, qui aimait tant sa tante. Une série de trois coups retentit. Ils proviennent de la porte de devant qUI n' a pratiquement jamais été utilisée, excepté par les vendeurs itinérants. Elle ouvre avec de bonnes manières. - Bonjour! Je n'achète rien. Merci quand même. - Bonjour! Ça tombe bien, je ne vends rien! Vous êtes Claire? - Oui. Et vous? - Je suis William Légaré. Dans ce village, on m'appelle l'Étranger.

Claire le décortiqtle du regard, bouche bée. « Il a vieilli », se dit-elle. Quelques images, qui lui paraissent soudain vulgaires, lui reviennent en tête. Lasse, elle souhaite se réveiller, sortir de ce mauvais rêve, mais elle ne dort pas. Légaré reprend: - J'ai cogné à la porte des voisins, on m'a dit que je vous trouverais ici. Je vous serrerais la main, mais je suis sale. J'aimerais vous parler, Madame. Claire met quelques secondes à comprendre. Elle aurait préféré qu'il se présente directement' chez elle, ou mieux, qu'il ne vienne pas. - Entrez, installez-vous au salon, dit-elle. Non, non, n'enlevez pas vos chaussures, entrez. - Excusez-moi, je pourrais me laver les mains? S'il vous plaît. Et je vais poser ça, je crois. J'aurais dû le laisser dehors. Je vous expliquerai. - Venez par ici, dit-elle Claire le guide jusqu' à l'évier et met une serviette à sa disposition. Légaré dépose au fond de l'évier d'acier inoxydable le bol cassé qu'il tenait, nettoie impatiemment ses mains et gratte la terre sous ses ongles. Claire s'efface pour le laisser marquer le parquet de 162 ses empreintes de bottines et lui préparer un verre d'eau. Elle ferme le robinet et fonce droit vers le salon. Le verre ruisselant fait un cerne sur la table. L'Étranger a pris place dans le vieux fauteuil de Jacques et a posé son sac à ses côtés. Claire tique, passe outre, s'installe sur le divan, les fesses au bout du coussin, et s'apprête à bondir. Il sourit timidement, avale une longue gorgée et ouvre la bouche. Claire fixe cette bouche, comme si le pire ou le meilleur pouvait en sortir et déterminer le, reste de son existence. Légaré, plus détendu, lance: - Claire. J'ai su votre nom des années après vous avoir connue, des années après avoir appris à parler français aussi. TI vous va bien. Claire, c'est lumineux. C'est difficile le français, ce n'est pas aussi clair que votre nom. Moi, dans le temps, je vous appelais la femme sereine. Un éclat de malice pétille dans ses yeux. Claire comprend pourquoi elle l'a déjà aimé. - J'ai beaucoup de choses à vous confier, Claire. Je vous demande de ne pas m'interrompre. Ce sera difficile, mais laissez-moi vous raconter. Je vous dirai tout ce que je sais. Mais ne soyez pas déçue si je ne peux pas satisfaire votre curiosité. Claire acquiesce, aux aguets. Légaré inspire profondément. - Il Y a onze ans, j'ai failli frapper un enfant, ici, dans les champs qui longent la rue de l'Estragon. La date vous dit peut-être quelque chose. Peut-être pas. J'appréciais la beauté du paysage quand j'ai vu ce garçon, couché sur le dos, les jambes sur la trac. J'ai paniqué, tiré le klaxon et freiné brusquement. Le gamin s'est reculé juste à ten1ps. J'ai eu peur de le tuer. J'aurais pas survécu à ça, je pense. Pas cette fois. En tout cas. Je me suis longtemps demandé pourquoi il ne m'avait pas entendu venir. Pourquoi il avait mis autant de temps à bouger? Voulait-il mourir? Il devait avoir dix ou onze ans. Légaré fait un geste d'impuissance avec ses bras. - Si je ne commence pas par le début, c'est que je n'ai pas préparé mon histoire. Voilà, je suis chef de train. En fait, je l'étais, mais j'ai pris ma retraite récemment. Mes collègues m'appelaient Légaré. J'ai fait le tour du pays et visité des tonnes d'endroits sans trouver ce que je cherchais. Peut-être parce que je ne savais pas ce que je voulais. J'ai habité plusieurs villes: Winnipeg, Ottawa, Montréal, même Toronto. J'ai rencontré des 163 gens de partout, des Chinois, des Belges, des Américains. J'ai aussi connu des Québécois et du monde du Nouveau-Brunswick, ma province d'origine. Je ne crois pas vous l'avoir déjà dit. Dans le temps, je ne parlais pas beaucoup! Je suis retourné quelques fois là-bas. Je fêtais Noël au bord de la grosse rivière de mon enfance avec mes .frères et ma mère. Mon père est devenu alcoolique, il n'était plus vraiment là. Les mêmes mains, les mêmes rides, mais rien dans ses poches, rien dans ses mots, rien pour me rappeler qu 'il était mon père. Il est mort il y a quelques années. Trop de boisson. On a sorti tous les petits oiseaux de bois qu 'il avait sculptés et qu 'il gardait dans des boîtes en carton pour les éparpiller dans l'église. Mauvaise idée. La cérémonie nous a crevé le cœur. Légaré prend une gorgée d'eau. - À la mort de mon père, je suis allé visiter l'Abitibi. C'était un projet de longue date, mais la vie m'avait fait prendre trente-cinq ans de détours. Le fait de m' arrêter ici, dans ce village, faisait partie des imprévus. Mais je n'ai eu aucun regret, à part un, peut­ être: celui de ne pas vous avoir retenue. Peu importe, j'ai demandé à être muté à une ligne ferroviaire qui reliait Senneterre à Montréal en passant par Hervey-J onction. Je voulais retrouver les traces de ma famille, à La Sarre. J'ai repéré la maison où avait habité mon père dans sa jeunesse. C'était un bungalow bleu et blanc mal entretenu. Les couleurs de votre maison, Claire. Mes grands-parents étaient morts, évidemment, mais j 'ai rencontré une de mes tantes qui avait repris la bâtisse. Légaré émet un rire court. - Elle en voulait encore à mon père d'être disparu sans donner de nouvelles. À l'entendre, toutes les fautes de la descendance des Légaré me revenaient! J'en ai eu assez et je ne l'ai pas revue. J'ai décidé de prendre un appartement à Senneterre. J'y ai connu beaucoup de jeunes hommes qui s' attendaient à trouver la fortune dans les mines. J' aimais bien les côtoyer, ces jeunes-là, qui essayaient de se bâtir une vie, ça me rappelait mes trente ans. Après quelques années, je constatais qu'ils étaient toujours là, pas aussi riches qu'ils auraient désiré l'être. Ça me faisait de la peine pour eux. C'est à Val-d'Or que j 'ai rencontré du monde qui venait du bas du :qeuve. Ces gars-là paraissaient tellement heureux d'apprendre que j'avais passé un été au Village de la Crique! Claire baisse les yeux. 164

- Certains d'entre eux se souvenaient de moi au village, du temps où ils .y habitaient encore. C'est eux qui m'ont -expliqué qu'à cette époque, on me surnommait l'Étranger. Ça m'a intrigué, san~ plus. Je ne leur ai jamais parlé de vous. Il respire un grand coup. - Un soir d'averse, je soupais seul dans un restaurant ordinaire. Un jeune homme est entré, il a balayé la pièce du regard avant de se diriger vers moi. Je le connaissais. TI devait être dans la trentaine et travaillait dans une mine d'or depuis un certain temps. Je le croisais souvent, mais je ne me rappelais pas lui avoir parlé. TI s'est assis devant moi. TI m'a confié qu'il détestait les journées d'orage et qu'il était content de trouver quelqu'un dans ce restaurant pour parler. li a commandé une bière. li m'a posé des questions ur le Village de la Crique. Était-il encore le même? Est-ce que les grands peupliers poussaient encore là• bas? Est-ce que j'avais vu la petite maison bleue, celle au bord du fleuve avec un grand jardin? Je ne connaissais pas cette maison. Je ne m'étais pas arrêté dans ce village depuis très longtemps. Déçu, il est passé à autre chose et a raconté d'un trait un pan de sa vie. TI était parti de chez lui très jeune, sans avoir terminé son école secondaire. Il a répété plusieurs fois qu'il n'aimait pas les orages, a parlé du fleuve et des tempêtes qui pouvaient s'y produire. Sa bière se réchauffait sur la table, il n'y avait presque pas touché. J'avais fini de manger, alors j'ai repoussé mon assiette qui a tinté contre sa bouteille. À ce moment-là, on dirait qu'il est sorti de sa torpeur. D'un coup, il a vidé sa bière. Après, il a pris une pause avant de se lancer dans ce que je considère le nœud de son histoire. Claire se gratte frénétiquement une paupière et se mord la lèvre inférieure. - Il avait un frère plus vieux qui travaillait avec lui sur les chantiers. C'est avec lui qu'il était parti. Dans sa maison, il ne restait que des fantômes. Son père était mort. Un de ses frères était mort. Il y avait sa mère qui était encore en vie la dernière fois qu'il avait entendu parler d'elle. La quitter avait été difficile. Son frère plus vieux l'avait convaincu que l'aventure était nécessaire, qu'elle les éloignerait du fleuve, des orages, de la mort. Il pensait souvent à sa mère. Il m'a parlé d'elle, des souvenirs qu'il en gardait. N'osait plus lui téléphoner. - Mon Dieu, mon garçon,.dit Claire la voix brisée. Légaré continue. 165

- Son aîné lui avait juré que leur n1ère avait trompé leur père avec un étranger. TI m'a raconté une histoire de bouteille à la mer que je ne n'ai pas bien comprise. Un message trouvé dans la crique, quelque chose de ce genre. Enfin, c'est pour ça qu'ils étaient partis et qu'ils n'étaient jamais revenus, convaincus que la trahison avait quelque chose à voir avec leurs malheurs. J'ai gardé le silence. Sa mère avait une tache de naissance sur la joue, une petite mouche en étoile sous son œil droit. Elle s'appelait Claire. J'ai compris qu'il me parlait de vous. Claire, secouée de sanglots inaudible, porte une main à sa joue. - Rémi a quitté le restaurant un peu saoul ce soir-là. Je lui ai appelé un taxi. Moi, j'étais sobre comme un rameau. Son histoire m'a obsédé pendant quelque temps. J'hallucinais des coïncidences, j'accumulais les erreurs au travail, je trouvais l'Abitibi trop

sèche, la rivière de ma jeunesse me manquait, le fleuve, la mer aussi. Mon employeur fi' a proposé plusieurs fois de me retirer. J'ai fini par plier bagage et j'ai vendu mes meubles dans un marché -aux puces de Senneterre. Je suis parti avec un sac à dos. À 6S ans! J'ai abouti à la.gare de ce village. Je suis descendu du train, puis j'ai déambulé jusqu'au chalet des Soucy où j'avais logé durant l'été soixante-neuf. Mon premier été de voyages. J'étais cheminot à temps partiel dans ce temps­ là. J'ai trouvé le chalet presque abandonné. Ça m'a perturbé. Je me suis souvenu d'une souris que j'avais enterrée près de la corde de bois sec. Elle était tombée dans ma baignoire pendant que je cherchais ma brosse à dents. Je l'avais recueillie avec un plat, celui que j'ai déposé tout à l'heure dans votre évier. J'ai creusé pour déterrer le plat cet avant-midi puis, songeur, je me suis dirigé vers la place publique. Le marché du samedi n'avait pas lieu. Ça m'a dérangé un peu. Sur la ·porte de l'église, il y avait la photo de cette vieille dame. J'avais l'impression de trouver des pièces de casse-tête, perdues il y a plus de trente ans, mais il en manquait encore une. Je ne pouvais pas partir maintenant À l'époque, l'épisode de la souris m'apparaissait un mauvais présage. Aujourd'hui, j'ai réalisé que le risque n'importait plus, il fallait que je saute, quitte à y laisser ma dignité .. Vous comprenez? Claire hoche la tête, hésitante. Elle ouvre la bouche, mais reste sans voix. Elle a

~ promis de garder le silence. 166

- J'ai repensé à cette maison mentionnée par Rémi. J'ai suivi la rue de l'Estragon. Vous vous éloigniez dans cette direction après nos rendez-vous. J'ai été bouleversé de reconnaître l'endroit où j'avais failli tuer un enfant. Je me suis arrêté chez vo voisins, parce que je ne me souvenais plus de la couleur de la maison dont Rémi m'avait parlée. Ça m'est revenu tout à l'heure, en parlant. J'ai sonné chez la dame à côté. C'est un garçon qui a ouvert. Je vous ai réclamé. TI a pointé du doigt votre maison. J'ai cru" que c'était lui, il y a onze ans. Je l'ai dévisagé. Qu'est-ce que je pouvais bien lui dire? Une femlne e t apparue derrière lui. Sa mère, je suppose. Je les ai remerciés avant de venir ici. J'ai tout de suite repéré la tache de naissance sur votre joue. La suite, vous la connaissez. En terminant, je ne saurais dire si je vous ai vraiment aimée tout ce temps parce qu'au fond je ne vous connais pas, mais il n'y a eu personne dans ma vi~ après vous. J'ai rencontré des femmes, jamais comme vous. Voilà, maintenant, peu importe ce qui m'aITive. J'aurai pris le risque. Claire le dévisage. Elle voudrait l'assaillir de questions au sujet de son petit Rémi et de Luc, le grand gaillard, et pleurer, peut-être, sur ses genoux. - Vous pouvez parler maintenant, dit Légaré avec un sourire. - Ne partez pas. Je ... mes fils vont bien? - Je n'en sais pas plus que ce que je vous ai dit. - Je comprends. Prendriez-vous .un autre verre d'eau, un jus? Non, sûrement qu'un whisky nous réconforterait. Je reviens. Claire va chercher la bouteille dans le vaisselier. Quand la solitude dévore ses journées, Claire retire le bouchon et respire l'odeur du liquide par le goulot. Elle n'en boit jamais, se contente de se souvenir. Cela lui rappelle Jacques. Chaque fois qu'il se servait un verre, il s'amusait à répéter qu'on écrivait Whisky en Écosse et Whiskey en Irlande. Pour lui, celui d'Écosse était meilleur, pour Claire, ça ne changerait rien. Elle sourit en y repensant et prépare deux verres qu'elle apporte au salon. - Monsieur, je vous dois aussi quelques éclaircissements. Voulez-vous m'écouter?

Confidencés La première gorgée d'alcool que prend Claire lui enflamme l' œsophage. Elle toussote devant Légaré, moqueur. 167

- Je n'en ai jamais bu! L'homme l'intimide. Tout était si différent lorsqu'ils se sont connus. - J'avais un garçon, une maison ... J'étais mariée lorsque je vous ai vu pour la première fois au marché. C'était en juillet, il me semble. Il faisait chaud. Je vous croisais les samedis. Au début, je vous trouvais mystérieux. Plus tard, ce mystère m'a fait tomber dans vos bras. Il y avait vos yeux aussi, si brillants. Mon mari était un homme bon, pêcheur sur de grands chalutiers dans les Maritimes. Nous nous étions rencontrés lors d'une de ses escales, entre deux de ses contrats. Jacques m'a promis qu'il reviendrait m'épouser à l'automne cinquante-neuf, j 'avais vingt ans, il en avait vingt-huit. Je l' ai cru et il est revenu. Il était charmant, me couvrait de compliments. Cette année-là, nous avons emménagé dans cette maison que Monsieur Florent nous a vendue à bon prix. Elle était inoccupée depuis un certain temps. Jacques partait plusieurs semaines, puis revenait, épanoui. Nous avons eu Luc. C' est là que j'ai senti un changement dans ma manière d'aimer mon mari. Je me sentais seule. Le bébé était là, avec moi, mais son père me manquait. J'ai demandé à Jacques s'il envisageait de changer de métier. Il refusait d' Y penser. La pêche, c'était toute sa vie, ça lui venait de son père. Il aimait l'eau, mon Jacques. Ses absences répétées pesaient lourd sur mes épaules. J'en ai développé du ressentiment. Je manquais de défi dans ma vie, me morfondais. Les tâches Inénagères, la cuisine, le jardin, tout cela ne me suffisait pas. La distance provoquait de grandes failles dans notre couple et j'étais la seule à m'en rendre compte. Notre enfant grandissait sans son père. J'avais honte. J'ai gardé la tête haute. Heureusement, les Florent étaient tout près. Ils m'invitaient à manger, à l'occasion, pour me désennuyer. Marion, enjouée, mais discrète, prenait de mes nouvelles régulièrement. Nous nous entraidions au potager. Je souriais. Je jouais à l'épouse parfaite. Je me suis rendu compte du tour que j'étais en train de me jouer, mais il était trop tard pour reculer. Je ne me sentais plus la force d'avouer mon ennui. Voilà que vous êtes arrivé au village. La rumeur parlait de vous. Vous ressembliez à Elvis! Votre jeunesse m'a séduite. Je vous ai salué un jour au marché et vous m'avez suivie. Quand vous avez ouvert la bouche pour me dire: «Vous me faites bander », j'aurais pu pouffer de rire. D' autres 168 femmes vous auraient peut-être frappé. Pas moi, pas à ce moment-là. J'avais envie de vous. Vous étiez mon extravagance. Les samedis, je me coiffais avec soin, j'enfilais une robe et j'allais au marché. Je refusais de tomber amoureuse de vous, c'était plus facile en ne pouvant pas vous parler. La barrière de la langue me sauvait. Jacques est revenu plusieurs jours au Inois d'août. Je me suis sentie très confuse. Puis, quelques semaines après, j'ai mis fin à nos rencontre . J'avais compris que le risque n'en valait plus la peine. J'avais peur de moi. J'avais peur de vous aimer. Ça n'avait pas de s'ens. Trahir son mari non plus. J'étais enceinte. Je Ine suis trouvée bien malhonnête envers l'un et l'autre. Je vous ai quitté avant que Jacques revienne de sa dernière expédition. TI neigeait ce jour-là. C'était en octobre. J' ai marché longtemps en me demandant si mes traces seraient vues. J'ai marché en regrettant que vous ne m'ayez pas retenue, puis en me félicitant de mon courage. Monsieur Florent e t passé en voiture, il revenait de faire une emplette au village. J'étais transie. TI m'a fait monter avec lui sans poser de questions. C'est Marion qui gardait Luc quand je partais vous rejoindre. Imaginez! Je lui disais que j'avais des courses à faire. C'était vrai, en partie. Je crois que personne n'a su pour nous deux. Je ne comprends pas comment Luc a pu apprendre cela. Jacques est arrivé peu de temps après. Tout concordait. Ma grossesse de trois mois s'expliquait par sa visite du mois d'août. C'était une chance pour moi de repartir à zéro. J'ai été forte. Je vous ai oublié. J'ai essayé. C'est durant l'hiver que ça a été le plus , dur. La culpabilité m'a dévastée. Je craignais d'être découverte, de parler dans mon sommeil une fois Jacques à mes côtés, bref, je ne donnais plus. Finalement, j'ai capitulé. TI ne me restait qu'à me pardonner. J'ai accouché de Julien en avril. Jacques était au large. Je me suis retrouvée dans les miettes de mon estime et me suis reconnue dans cette amoureuse que j'étais au jour de mes noces. Je n'ai jamais dit à Jacques que je l'avais trompé, il en serait mort. - Je remerciais le ciel de vous avoir fait disparaître. Excusez-moi. Ne plus vous voir au village était une libération. Cela m'évitait des remords. Jacques venait plus souvent à la maison. Il refusait même des contrats de temps à autre pour demeurer avec nous un peu plus longtemps. Notre famille s'est agrandie dès l'année suivante avec le petit Rémi. 169

Elle sourit. - Là seulement, j'étais une femme sereine. Je croyais vraiment que j 'avais trouvé le bonheur. Les garçons ont grandi. Contrairement à Luc, Julien aimait beaucoup la mer. Son père, je veux dire Jacques, en était particulièrement fier. L'été, par beau temps, même l'automne, Jacques et Julien descendaient la crique et mettaient la barque à l'eau. Julien avait quinze ans quand c'est arrivé. Rien ne présageait upe tempête de cette envergure. Jacques n'aurait pris aucun risque s'il avait été mis au parfum. Ils ont pris la chaloupe. Une heure plus tard, une tempête gigantesque s'est levée au-dessus du fleuve. Je n'avais jamais vu un tumulte pareil! Le village en parle encore. Je surveillais cette furie. J'avais le cœur au vif. Monsieur Florent est venu à ma rencontre, m' a couverte d'un imperméable, puis m'a serrée dans ses bras. À l'intérieur, Luc et Rémi faisaient des appels de détresse à la garde côtière. Elle leur demandait d'être patients. Jacques et Julien sont morts. Leurs corps ont échoué sur le rivage dans le coin de Rimouski. Je sai s que Jacques a tout fait pour protéger Julien. Leur mort m'a rendue distante. Je croyais qu 'elle était ma punition pour avoir trahi ma famille. Quelques semaines après la disparition de Jacques, un cartable abîmé m'a été rendu par ses collègues de bateau. Il contenait les mémoires de mon mari. Il y consignait ses états d'âme et y gribouillait des poèmes. Je n' ai rien lu. Je me suis mi se à écrire aussi. J'ai déposé le cartable et ma feuille barbouillée dans ma table de chevet pour en faire la lecture plus tard. Je n'y ai plus repensé. Luc et Rémi ont souffert probablement beaucoup de mon attitude renfrognée. Je craignais de gâcher leur vie à eux aussi, alors je me distanciais. J'ai couru à ma perte. Pendant un certain temps, ils ont planifié leur départ dans mon dos. Quand ils m'ont annoncé qu'ils voulaient aller travailler à Trois-Rivières, j'étais à court d'arguments. Je croyais qu'ils y passeraient l'été et qu'ils me reviendraient ensuite. Je les ai laissés partir, à contrecœur. Ce soir-là, j'ai fouillé dans ma table de nuit pour y trouver la lettre de ma main ainsi que les cahiers de Jacques. Ma lecture m'a causé une angoisse si grande que j ' ai passé la nuit à l'hôpital. 170

Simone et Louis, qui habitent à côté, ont pris soin de moi. Leur garçon s'appelle Étienne et la petite, Élie. Elle est née le lendemain de cette crise d'anxiété que j'ai essuyée après le départ de mes deux fils encore vivants. Depuis, je jardine, je prépare des confitures que j'attends de partager avec mes enfants et mes petits-enfants. Je finis toujours par tout donner aux voisins! Aujourd'hui, vous m'avez parlé de mes fils. Savoir qu'ils sont en vie me fait un grand bien. J'aimerais bien vous faire ce bonheur à vous aussi, mais je ne peux pa . Le whisky de Claire attend sur la table du salon. Elle n' y a pas touché depuis qu'elle s'est mise à parler. Elle fait tourner le liquide dans le verre plusieurs secondes. - William, Julien était votre fils . . Le silence s'installe. Les yeux noirs de Légaré s'emplissent de larmes qui débordent sur ses Joues. - Voudriez-vous voir des photos? Des photos de Julien?

Civil - Bonjour. C'est toi, Étienne?

L'homme se tient devant le garçon. Sa main droite tripote son poignet gauche. Un geste fortuit enclenché par la nervosité.

- Oui, c'est moi. Vous êtes le monsieur qui cherchait Claire hier. Qu'est-ce que vous voulez? Étienne est sur ses gardes. TI s'attend à tout, ces temps-ci. D'abord, il y a eu cette affreuse erreur qui devait éloigner sa sœur, mais qui n'a pas eu l'effet prévu. Élie est . revenue, elle lui a demandé de se taire et lui a promis d'en faire autant. Aurait-elle changé d'avis? Aurait-elle avisé cet étranger, peut-être un policier? Étienne pense à sa tortue en pierre à savon lancée à bout de bras, à Rosa que la mort a emportée, et à cet homme qui n'augure rien de bon. Même si les intuitions d'Étienne sont totalement brouillées depuis le retour d'Élie, ses impressions demeurent.

- TI y a onze ans, un train est passé près d'ici, sur la falaise. - TI en passe tous les jours des trains ici, Monsieur, soupire Étienne en laissant tomber sa main sur sa cuisse. 171

L 'homme devant lui ne relève pas le sarcasme. Il reprend, le dos voûté par un brin de vieillesse et un lot d'expériences.

- li Y a onze ans, un train est passé près d'ici, sur cette falaise. J 'en étais le conducteur et j'ai failli écraser un garçon qui était couché en travers de la voie. Au dernier moment, il a évité le pire.

Étienne expire bruyamment.

- Vous lui voulez quoi à ce petit gars? Lui faire la morale? Lui dire de ne plus jouer avec les trains? Vous croyez que ce petit gars, c'était moi?

- Étienne.

-Quoi?

- J'ai été secoué. Après l'incident, j'ai surveillé les journaux. J' avais peur que le garçon se soit suicidé, percuté par un train. Ça aurait pu arriver au conducteur de la rame après moi. Je n'ai jamais oublié cette histoire. C'est Claire qui m'a parlé de toi, qui m 'a dit . Je lui ai raconté ce qui s'était passé, elle a présumé que c'était toi.

- Qu'est ce que ça changerait à votre vie de savoir que c'est moi?

- Je ne sais pas ce que ça changerait à ma vie, Étienne. Je crois que ça me réconcilierait avec moi-même et, peut-être, avec le fait que je n'ai jamais connu mon propre fils.

Simone, dans la cuisine, reconnaît le visiteur de Claire et signale quelque chose à Étienne.

- Ma mère dit que vous êtes sûrement un ami de Claire, puisqu'on vous a vu hier. Elle vous invite à souper ce soir, tous les deux, traduit Étienne avec peu d'enthousiasme.

Légaré sourit. C'est la première fois qu'il rencontre quelqu'un qui s'exprime dans la langue des signes. 172

Pomme. grise

Dans la cuisine, les Florent discutent avec Claire et Légaré autour d'un ~essert aux framboises. lis ~ttendent la surprise que Simone est allée chercher dans un placard. Les pigments et l'huile se sont oxydés avec le temps, la toile est presque sèche.

Claire s'est présentée avec Légaré, annoncé comme un ami de longue date, chez les Florent à six heures. Spontanément, Élie leur a demandé s'ils avaient été amoureux. À cela,

Claire a répondu « non» au moment précis où Légaré répondait « oui » alors tout le monde a ri, même Simone, qui n'avait rien entendu, mais dont les yeux captaient tout. La conversation en est restée là. Étienne, de son côté, a baissé la garde.

Simone apparaît maintenant dans l'encadrement de la cuisine, une toile dans les mains. Sur le canevas, une voie ferrée s'enfonce dans une colline au foin long, alors qu'un arbre gigantesque exhibe ses pommes mûres. Au centre de l' œuvre, un fruit uspect se balance au bout d'une branche. Étienne plisse les yeux, Élie fait la moue, Légaré hausse les sourcils, Claire sourit et Louis écarquille les yeux. Soudain, il bondit vers Simone et la prend dans ses bras.

- Papa? dit Élie. Je comprends pas là, approche la toile!

C'est la première fois qu'Élie voit une œuvre de sa mère qui lui fait un effet aussi étrange; Étienne se penche sur son épaule.

- Ça ressemble à quoi?

Louis se dégage de l'emprise de Simone qui a les joues rougies par l'émotion.

- Élie, dit-il, au milieu du paysage que ta mère a peint, sous l'arbre, c'est une sorte d'implant pour ses oreilles. Un implant cochléaire.

Trois petits coups Quelques coups retentissent à la porte. Élie se lève pour répondre et son genou droit fléchit sous l'effet de la surprise. Le meuble porte-manteau lui sert de canne pendant une seconde. - Joël? lance-t-elle d'un ton grave. 173

Joël se tient dans l'embrasure de la porte, les bras mous et les épaules inégales d'un Sisyphe épuisé par son dur labeur. Élie ne trouve pas ses mots. Elle s'attendait à le croiser hier, aux obsèques de Rosa, l' a remarqué dans la foule, lui a serré la main en lui offrant ses sympathies, par politesse, mais n' avait pas pensé que, ce soir, il viendrait. Loin d'être naïve, elle savait qu'il dormirait seul dans la maison penchée quelques jours, le temps de vivre son deuil, mais elle refusait de l'inviter au domaine. On ne pouvait pas lui en vouloir. Les blessures d'amour sont longues à cicatriser. Louis explique aux invités en quoi consiste l'opération de Simone. L'intervention peut prendre deux ou trois heures. Les médecins insèrent un appareil électronique dans l'oreille interne, alors qu'une partie du dispositif demeure à l'extérieur du crâne. Le système stimule le nerf auditif en déviant la partie endommagée de l'oreille. - Quelques fibres du nerf auditif peuvent encore servir, dit Louis, et c'est ça qui est magique! Si tu nous en parles ce soir, c'est que tu as eu les résultats des derniers tests, mon amour? signe-t-il en parlant. Élie, méditative, dévisage Joël avant de se décider à parler. - Attends, je vais mettre une veste, on va parler dehors. L'ombre de la véranda efface Joël aux yeux des convives. Pourtant, Simone et Étienne échangent un regard. Autour de la table, Louis, Claire et Légaré s'émerveillent encore de la primeur. Élie s'éclipse en douce, abandonnant sa mère à son bonheur.

« Étienne saura quoi faire », pense-t-elle. - Élie, dit Joël, j'ai eu tort de t'écouter, de partir sans parler, le jour où tu m'as repoussé. J'avais des choses à dire. Délicate ignorance de la part d'Élie. Elle dit: - La perte de ta grand-mère doit te faire beaucoup de peine. Tu te sens seul. Si on allumait un feu dans le foyer de pierre? TI fait beau . .Déçu de ne pas être écouté à la mesure de ses attentes, Joël ajoute: - Si tu veux. Une étincelle jaillit entre les mains d'Élie, qui protègent la flamme contre le vent. L'écorce s'embrase rapidement et la chaleur irradie. Élie dispose des chaises de parterre autour du feu. La nuit voile le ciel d'étoiles depuis au moins une heure. - Pourquoi autant de chaises, Élie? 174

- Parce que les autres, plus tard, se joindront à nous. C'est une nuit spéciale.

Joël ne comprend pas. TI espérait s~ retrouver seul avec elle, luais ne se sent pas la force de répliquer. Un des grands fauteuils de bois accueille son corps fatigué par les émotions alors qu'Élie reste debout devant lui. Intimidé, il bondit sur ses pieds pour se mettre à sa hauteur. - Tu ne t'assois pas, Élie? - Oui, oui. Élie se recroqueville dans le fauteuil voisin et s'appuie sur le dossier latté. Le feu dévore le bois sec. Les flammes montent très haut, lèchent la nuit noire et maquillent les visages d 'Élie et de Joël d'une lumière chaude. - Élie, je peux te parler? Au luême moment, la visite sort du domaine en riant. On entend Étienne les inviter au feu. Tous saluent Joël avec bienveillance. - Mon bel enfant, dit Claire en le serrant dans ses bras. Je suis contente de te voir. - Je suis content de te voir aussi, Joël, dit Étienne. C'est la première fois qu'Étienne se montre aussi aimable avec lui. Il lui prend la main, lui sourit et lui souhaite la bienvenue parmi eux. Joël n'y comprend rien. Il aurait souhaité un peu d'intimité avec Élie. Perspicace, elle murmure:

\ - Reste, Joël, s'il te plaît. Je te promets, nous parlerons plus, tard. Je t'écouterai. J'aimerais que nous passions une belle soirée. Amuse-toi un peu, ris avec nous. Ta grand­ mère l'aurait voulu. - Ma grand-mère, tu la connaissais à peine, Élie. C'est facile à 'dire tout ça. - Je l'ai connue avant sa mort. Nous avons longuement discuté. Joël, j'aimerais que tu restes avec nous. Nous avons toute la nuit. Veux-tu? Étienne vient interrompre leurs chuchotis. - Voulez-vous des guimauves grillées? Joël se laisse gagner par la gentillesse des gens qui l'entourent. Légaré raconte des histoires de trains, de cheminots et de mineurs. Les anecdotes pleuvent dans le métier de conducteur, paraît-il. Il raconte la fois où un passager distrait avait pris la mauvaise ligne et avait parcouru des centaines de kilomètres à l'opposé de sa destination. L'homme colérique avait frappé un préposé parce que l'incident lui faisait manquer son propre mariage. 175

L'histoire avait fait le tour des gares et enflammé plus d'une conversation: chacun y allait de son grain de sel. L'employé au nez cassé connaissait la jeune fille promise par l'intermédiaire de sa belle-famille. Elle était la nièce d'une de ses cousines éloignées. Le salarié lui aurait apparemment écrit une longue lettre pour lui prouver que l'humiliation qu'elle venait de subir dans une église pleine à craquer en valait la peine: son homme était un rustre et elle devait se considérer chanceuse de ne pas l'avoir épousé. Supporter un carac~ère exécrable lui aurait peut-être un jour mérité le titre de sainte, mais surtout pas le bonheur! Simone arrive à bien suivre les histoires de Légaré, qui a plus d'un tour dans son · sac, car il prononce distinctement les mots, ce qui facilite la lecture labiale. TI accorde péniblement une vieille guitare, celle qu'il avait abandonnée dans le grenier des Soucy par une de ces journées d'automne soixante-neuf, et se met à jouer. En grattant les cordes, il nomme les notes pour que Simone puisse se faire une idée de la mélodie.

Claire rit. Il y a longtemps que les Florent l'ont vue aussi radieuse. Ce doit être le vin rouge ou la magie des bonnes nouvelles. La mer est calme, le vent est tombé, la nuit accueille leur réjouissance arrosée de porto. Les rires s'endorment doucement à mesure que les heures passent. Chacun gagne son lit, le cœur léger. Élie sommeille dans sa grande chaise. Joël ne bouge pas. - Élie, nous sommes seuls.

Papillon - Oui, je sais, je ne dors pas. Je rêve, dit Élie. - J'ai passé une belle soirée. Tu avais raison. Veux-tu marcher un peu avec moi? Élie s'étire, féline, se lève et prend Joël par la main. Un papillon bat des ailes dans l'abdomen du garçon. li y a longtemps qu'il n'avait pas senti ce frisson au contact de ses doigts à elle. lis posent un pied devant l'autre, lentement. - Élie, c'est ici que nous nous sommes reconnus pour la première fois, amoureux. Ils ont atteint le rebord de la falaise, à mi-chemin entre la maison de Joël et le domaine Florent. 176

- Oui, c'est ici. Il y avait des pommiers à cet endroit quand j'étais petite. Joël prend une longue inspiration. TI expulse l'air salé hors de lui avant de prolonger la conversation. - Élie, j'ai déchiffré le sens de ton rejet et j'ai compris ce qui nous avait éloignés. J'aurais voulu te dire que je me voyais t'épouser, faire de toi la mère de mes enfants. Je t'aimais à ce point. Mais il y avait ce silence. - Joël, même le silence est réversible. - Tu penses? - Ce soir, avant que tu arrives, ma mère nous a annoncé qu'elle recouvrerait l'ouïe grâce à un nouvel appareil auditif. C'est fou! Ce que je croyais irrémédiable ne l'est plus. Est-ce que c'est la même chose avec l'amour? Joël ne répond pas tout de suite. Élie reprend: '- Si tu veux, on pourrait reconstruire l'amitié que l'on a perdue dans les décombres de nos vies. - Élie, je venais te dire que j'acceptais la séparation. Je me suis rendu compte de mon erreur. Je suis allé trop vite. Je venais te donner raison sur la rupture, mais voilà que tu me parles de réversibilité. - Oui, je parle aussi d'amitié. J'aimerais nous retrouver. Si on recommençait à zéro maintenant. Tu n'es pas curieux de savoir où cela nous mènerait? Tout a changé. Ta grand-mère m'a appris à aller au-delà de ce qui semble écrit d'avance. La dernière fois que nous nous sommes parlé, toi et moi, je t'ai imposé une décision. Maintenant, je te donne le choix du chemin à suivre. C'est plus juste, tu ne trouves pas? - Dans ' les dernières semaines, je me suis efforcé de tuer mon amour pour toi. L'amitié après la passion, est-ce que ça existe? Mais si rien n'est irréversible, alors j'accepte d'être curieux. Élie serre un peu plus ses doigts dans les siens. Agir en amis, après avoir vécu l'intimité et le rejet, sera une tâche difficile. Elle sait qu'elle aura , soif de sa peau parfois, mais qu'elle bénira sa liberté. Elle aimerait bien qu'il l'embrasse, à ce moment précis où elle lui demande une relation platonique. Elle se trouve ridicule d'exiger l'attention qu'elle n'avait elle-même plus la force de donner, se questionne sur ce qu'elle aurait dit s'il l'avait suppliée de l'aimer à nouveau. TI n'en a rien fait. Peut-être aurait-il sauvé leur union en 177 s'accrochant plus fort, ou peut-être aurait-il étouffé le reste de respect qu'elle éprouvait pour lui. Elle ne saura jamais la suite de l'histoire.

~oël sent en lui la résurrection d'un amour impossible. TI voudrait poser es lèvres contre les siennes à nouveau et oublier tout le mal qu 'ils se sont fait. TI sait pourtant que l'espace d'un instant il y parviendrait, mais les déchirures persisteraient. Pourront-ils trouver un équilibre? TI change de sujet pour éviter les doutes. - Ton frère, qu'est-ce qui le rend si prévenant envers moi tout à coup? Sa pitié ou sa conscience? Élie écarquille les yeux. Le baiser ne viendra pas: «C'est mieux ainsi, oui, c'est mieux ainsi », se répète-t-elle. Elle répond: - La libération, Joël. Étienne n'a jamais été aussi libre. Joël ne saisit pas son propos. - De quoi parles-tu? - Tout ça, c'est grâce à ta grand-mère. - Hein? Explique-moi. - Je ne peux pas, mais je sais que Rosa ne pouvait pas souhaiter une plus belle mort. -C'est du charabia, tout ça. Étienne libéré de je ne sais trop quoi! Ma grand-mère heureuse dans sa n10rt! C'est quoi, ces histoires-là? Qu'est-ce que tu en sais? Tu m'as dit que tu lui avais parlé. Je ne comprends pas. Parle-moi. - Je sais que si je n'avais pas écouté Rosa, nous ne serions pas là tous les deux. Je ne peux rien dire de plus. Contente-toi d'exercer ta curiosité sur le présent, Joël. Laisse le passé derrière nous. Il ne doit pas devenir un boulet. - Je déteste les mystères. Élie le connaît bien. Elle sait qu'il voudrait une explication rationnelle qu'elle ne peut pas lui offrir. Heureusement qu'ils ne seront désormais que des alnis. ils ne pourront jamais vraiment se comprendre au-delà. Elle répond de sa voix la plus douce: - C'est exactement pour cela que je t'épargne les détails. Joël s'abstient d'insister, la tension s'apaise entre eux. L'espoir, phénix majestueux, renaît de ses cendres pour la millièlne fois. Élie rêve de tendresse et Joël, de bonheur, alors que leurs mains se réchauffent l'une contre l'autre. 178

Les verges d'or emplissent l'air de leur parfum de soufre et leurs épis chatouillent les cuisses découvertes d'Élie. Elle ne pourra jamais détester Joël. De son côté, il e t convaincu qu 'il n'oubliera jamais tout ce que cette fille aura ébranlé en lui. Le pardon vient plus facilement quand les deux s'aiment encore. Joël se pique un mollet sur une pousse de chardon, puis grogne entre ses dents. Le silence est rompu. - Je veux bien laisser les mystères où ils sont, Élie. Pourtant, tu parles de curiosité. Il y a bien quelque chose qui me rend curieux, depuis longtemps. Élie tend l'oreille. - Dis-moi. -J ' aimerais en savoir plus sur ma mère, ma vraie mère.

Mouiller - Étienne? ÉTIENNE! - Quoi? - Viens, approche-toi! Je' veux monter aussi. Étienne donne quelques coups de rame et frôle la rive. Élie trépigne, mouille ses pieds en voulant faire vite et grinlpe dans la barque qui ballotte avant de reprendre son mystérieux équilibre. Il n' y a qu'une paire de pagaies dans la chaloupe et c'est Étienne qui les étrenne. Louis, assis sur la roche pansue, observe ses deux matelots.

Il a préte~té quelques retouches lorsque les enfants l'ont asticoté pour mettre l'embarcation à l'épreuve de l'eau. Leurs arguments, au lieu de l'amadouer, renforçaient sa position. Plus ils insistaient, moins Louis était enclin à leur accorder la permission. Il a fini par exécuter sa menace et monter la chaloupe au grenier où il l'a suspendue au pignon avec des poulies. Il y a quelques étés de cela. En se levant ce matin pour aller uriner, Louis pouvait voir le fleuve endormi par la fenêtre. Une mer d'huile, s'est-il dit en pensant à l'expression qu'il avait lue dans un livre qui parlait des olives et du soleil crevant de l'Italie. Distrait, il a lllouillé son caleçon de quelques gouttes d'urine. La porte de moustiquaire a grincé au moment où il est sorti pour se rendre à la grange, un chandail enfilé à la hâte sur le dos et une paire de vieilles sandales dans les pieds. Pour descendre l'engin avec précaution, il fallait synchroniser les deux leviers qui la -~------

179 soutenaient au plafond. Sans se presser, Louis a décroché la barque de son support et l'a engagée dans la cage d'escalier pour la transporter hors de son sanctuaire, c'est-à-dire jusqu'à la berge, où un ancien château de sable narguait la mer, qui l'avait épargné pendant la nuit. TI a noué l'embarcation à une arête de fer que Jacques avait autrefois vissée à la paroi rocheuse. La chaloupe mouillait, rien d'autre ne comptait. La maison sentait le café moulu et la cannelle. Simone préparait des crêpes aux raisins tandis qu'Élie et Étienne scrutaient un insecte bleu sur le parquet du salon. - J'ai jamais vu ça, dit Étienne, on dirait que la mouche s'est baignée dans de l' huile à moteur! - Ben non! Moi, j'en ai déjà vu des comme ça. Sauf que celle-là est vraiment grosse! - Le bleu, le vert et le mauve, je sais pas trop, sur son dos. Ça lui fait toute sorte de ramage sur le pelage! - Le pelage? Élie a éclaté de rire et a donné une tape anodine sur le bras de son frère qui a fait mine de souffrir le martyre. - Voyons, Étienne, tu cherches des rimes ou bien tu perds ton vocabulaire!

- Ah! Quand j'ai dit « ramage », je pensais à la fable de La Fontaine. Étienne a pris une voix ampoulée de poète et a déclamé: - Si votre ramage se rapporte à votre ... - Plumage! Pas pelage! T'es drôle, toi! Aille! Étienne! Regarde, elle bouge. On croirait qu'elle est gelée! La mouche a trottiné, nettoyé ses ailes en les lissant entre ses pattes arrière qu'elle · avait très souples, et a pris son envol. Louis en a profité pour inviter les enfants à manger. La table était mise et les couverts reluisaient sur la nappe blanche du dimanche. Au-dessus de la pile de crêpes flottait un serpent de vapeur mue par le son d'une flûte absente. Après le déjeuner, les jeunes ont enfilé leurs maillots et sont sortis s'installer sur la plage pour savourer une de leurs dernières journées de vacances à la campagne. Louis les attendait dans la véranda, les bras de Simone encerclant sa taille. - Papa! T'as mis la chaloupe à l'eau! 180

Étienne a traduit pour sa mère ce qu'elle ne saisissait pas, pendant qu'Élie manifestait son contentement. Les enfants ont entraîné leur père sur la plage, après avoir revêtu des gilets de flottaison orange. Depuis, Louis les observe en retrait, assis sur une pierre qui lui pique les fesses. S'il le faut, il nagera jusqu'à eux. li leur a pourtant fait promettre de ne pas s'éloigner, de revenir dans une demi-heure, de rester à portée de regard, de ramer consciencieusement, de ne pas faire chavirer la barque, de vérifier constamment si la coque prenait l'eau ... Élie l'a arrêté. - Papa, je ne t'écoute plus! li Y a trop de choses à retenir dans ce que tu dis. Tu sais, Papa, il y a une phrase pour dire tout ça: «Faites attention à vous! » Voilà, c'est simple, hein? Louis a retroussé un coin de sa bouche pour montrer qu'il saisissait le sarcasme. - Levez l'ancre en vitesse avant que je ne change d'avis! Élie a roucoulé de plaisir alors qu 'Étienne est monté à bord pour se familiariser avec les pagaies. Ils sont loin maintenant, mais ils reviendront. Les pensées de Louis trébuchent soudain dans sa tête. Bientôt, à cause de l'étroitesse de l'espace qu'offre un cerveau pour accueillir une telnpête, Louis se sent troublé. li prend sa tête entre ses mains. Sur le sol de sa mémoire, repose tout ce qu'il a sorti des tiroirs. Louis a tué sa peur de la mer, de la mort et, maintenant, elle lui revient sous le visage du départ. Quand ses enfants ne dépendront plus de lui pour leur fabriquer des barques, que faudra-t-il faire? Tel un homme jaloux n'ayant pas trouvé de preuves justifiant son délire, Louis met de l'ordre, apprivoise ses craintes, comme des oiseaux sauvages, sous le soleil qui fait presque fondre les pierres. Il faut oublier Jacques et Julien. Devant, Étienne rame. Élie est aussi à bord, mais l'ombre de son grand frère la cache aux yeux de Louis. lis accostent, tout sourire. Louis s'avance pour les aider à hisser la chaloupe sur la berge et à l'attacher à la tige de fer. - Papa! Ta chaloupe est géniale! J' veux des rames moi aussi pour aller plus vite! Louis hoche la tête, une moue sur les lèvres, l'air de dire: «Je vais y penser, ma puce. » Il interroge Étienne d'un mouvement du menton. - Ça flotte bien, pas une goutte d'eau ne passe à travers. On ne penche pas d'un côté, tout est stable. Du beau travail, Papa. 181

Louis les observe un moment. Élie al' air inconfortable dans sa ceinture de écurité. Étienne, svelte, est aussi drôle à voir. Louis pivote et se dirige vers le domaine puis, sachant qu'ils le suivent, il leur demande: - C'était beau, l'Italie?

And aga in, end again Le train s'ébranle à l'instant où Légaré envoie la main à Claire, restée debout devant la grande horloge de la gare. Il pa~t, parce que leur histoire s'arrête là. Il est trop tard pour coller les morceaux. Il a plié bagage et acheté un billet pour l'Abitibi. Il pose son baluchon improvisé à ses côtés sur une banquette inoccupée. Par la fenêtre, il souffle un baiser à cette femme qu'il quitte pour la deuxième fois. Tout est différent à présent. Claire a di t : - Je ne pourrais pas revenir en arrière. J'ai été déchirée par deux hommes dans ma vie et je crois qu'il serait préférable pour moi de les laisser tous deux partir sans moi. Je vous ai blessé, j"ai offensé Jacques. Comment est-ce que je pourrais vous aimer maintenant, dans son dos? Je suis heureuse de vous avoir revu. Ça m'a réconciliée avec des parties de moi-même. J'ai appris de vous que mes fils sont vivants, je vous ai annoncé que le vôtre était mort. Nous avons trop de plaies à soigner l'un et l'autre. Nous unir nous forcerait à revenir dans le passé, à avouer nos fautes, à libérer nos démons. Je crois que je ne pourrais pas. Je ne regrette rien, mais, à n1es yeux, il est trop tard. - Vous avez raison. La différence entre nous, c'est que vous avez tourné la page avant moi. Finalement, ça vous arrive souvent de me devancer! Vous êtes la femme qui a le plus marqué mon parcours. Attendez, il y en a une autre, au Nouveau-Brunswick. Mon patron l'avait payée, a-t-il dit avec un clin d'œil. J'y pense encore parfois, quand l'envie me prend d'aller à Memphis! Tout ça, c'est des pacotilles. Vous, je vous aurais mariée, mais, à ce qu'on raconte, se mettre la corde au cou n'est pas toujours facile pour un homme. Vous m'avez épargné en me virant deux fois! Sourire moqueur, triste, déçu. - Claire, c'est vous qui le dites, nous ne sommes pas faits pour finir nos jours ensemble, beaux vieillards amoureux. Pour mieux aimer, il faut se détacher, a écrit un jour 182

un poète dont je ne me souviens pas le nom. J' ai trouvé son poème dans un restaurant de Percé. Légaré marque une pause. - J'ai été ravi de faire partie de votre vie quotidienne durant ces quelques jours. J'espère que vos adorables voisins veilleront sur vous. C'est ainsi qu'il quitte le Villagé de la Crique, avec des boîtes de conserve plein son sac. Il y en a pour lui, mais il rapporte aussi des provisions pour Rémi et Luc à qui Claire a également écrit une lettre. Elle s'éloigne de la gare. Sa mission à elle: recoller les pièces du bol à soupe des Soucy. ÉPILOGUE, DEUX MILLE QUATRE JOURS SANS AMOUR 184

Secret de Rosa Rosa a l'air tout à fait serein, mais je suis exténuée. Je lâche dans un souffle: - Madame Rosa, j'ai couché avec lui. Vous ne bluffiez pas, apparemment. Je vous en veux un peu, mais pas tellement. J'ouvre les vannes, j'abats les écluses et je me décharge de tout ce je n'ai pas encore dit. Je ne sais plus si j'aime le silence ou si je le hais. J'oscille entre les deux depuis longtemps. Petite fille, j'ai ressenti un choc quand j'ai entendu pour la première fois le vacarme des rues, les cris des autres enfants. Je ne connaissais que les signaux de ma mère et les mots doux de mon père. Étienne murmurait. J'ai eu peur du bruit, mais j'ai vite compris que le monde était grand, que les familles discutaient et que les parents des autres chantaient des comptines. J'ai défié le silence. Maman m'est apparue étrangère, absente, muette. Elle est sourde à cause de moi. Je haïssais sa résignation, son calme imperturbable. Son mutisme nle rappelait ma part de blâme. J'ai apprivoisé les mots, je parlais aux arbres, aux insectes, à la mer, sans attendre de réponse. Avec Étienne à mes côtés, je n'ai jamais éprouvé de honte. Encore aujourd'hui, ses cheveux, sa peau, ses yeux, ses doigts et ses muscles me racontent quelque chose. Il est mon complice. Je crois que j'ai beaucoup de choses à relater, Madame Rosa. Aurez-vous la patience de m'écouter? Mes lèvres vont bouger jusqu'à la fin de toutes les paroles qui m'habitent. J'ai déballé mon sac à la nature, mais personne ne peut témoigner de ma débâcle. Vous devriez peut-être commander quelque chose à manger à votre tour. Je prends un temps pour la laisser choisir. Elle ne cille pas. - Mes parents aimaient beaucoup Joël, il leur inspirait confiance. Je me souviens, mon père avait sollicité une conversation avec lui en privé pour lui demander de ne pas précipiter les choses, il voulait dire, les choses sexuelles: «li ne faut pas mettre le feu au bout de l'allumette! » L'image me fait encore sourire bêtement. Je ne pouvais m'empêcher d'imaginer l'allumette, vous voyez! Joël m'en a glissé un mot après et nous avons ri, gênés. C'est arrivé. Dans la grotte de la crique, nous avons brisé les barrières. Tout s'est passé très vite. Nous nous sommes remis de notre fièvre, puis Joël a senti une présence qui nous épiait. Nous sommes sortis de notre cachette, innocemment. Étienne était là. J'ai cru qu'il allait se jeter sur Joël, puis j'ai réalisé qu'il n'en ferait rien. Joël, à mon grand étonnement, 185 a paru le plus furieux des deux. Il une sorte de haine dansait dans -ses yeux, une répugnance à donner froid dans le dos. En d'autres temps, Étienne se renfrognait, Iuais Joël ne 'en formalisait pas. Peut­ être parce que justement, je me rapprochais de lui par la même occasion. Mais en ortant de la caverne, après notre brève relation, j'ai vu Joël remettre Étienne à sa place san dire un mot, sans me.me le toucher. Ça tenait -d'une force morale déconcertante. J'en suis restée sans voix. Il m'a entraînée hors de ce champ de mines. C'était ma première fois. J'avais eu mal un peu, juste un peu. Nous avons développé une vie intime, Joël et moi, dans laquelle nous trouvions un bonheur simple, celui de nous retrouver, d'être ensemble, d'être adulte. Je me suis brouillée avec mon frère. Rien de verbal, rien d'apparent. Nous avons cessé de nous confier l'un à l'autre pour de bon à partir de ce moment-là. Joël est devenu mon amour et mon ami. Je!' ai aimé, Joël, mais je l'ai repoussé. Il appartenait au silence que j'essayais de tuer. Il entretenait cette manie de vouloir ce que je tentais d'éloigner de moi. Plus nous nous fréquentions, plus il s'intéressait à ma Iuère ouvertement. Je passais outre, j'appréciais trop sa douceur et sa bienveillance pour lui tenir rancune de cette fascination qui me déconcen trai t. Il partageait ses projets d'avenir avec moi, m'incluait dans ses rêves auxquels j'adhérais sans y penser. Non, en fait je réfléchissais et au bout du compte, je découvrais une faille dans le déroulement des événements. Je ne me voyais pas dans les portraits qu'il me dressait. Je ne faisais pas partie des photos de son futur album. Je sentais le silence s'installer. Vous comprenez? Rosa, j'ai espéré secrètement que son école spécialisée le disqualifie pour qu'il reste et que tout s'arrange. Quand il Iu'a guidée à travers les champs pour m'annoncer la nouvelle, je ne l'ai pas félicité, je ne me suis pas pendue à son cou pour l'embrasser et lui montrer ma fierté. Je l'ai laissé à ses rêves. Vous devez déjà savoir, puisque vous devinez les malheurs. Il est parti et je lui ai dit de ne pas revenir. Je croyais couper les ficelles qui me retenaient à cette vie anormale. Je l'ai repoussé pour cela. Je l'ai perdu. Il lue semblait que c'était la seule solution. J'ai été nombriliste. Mais l'amour est un principe égoïste. On aime tant qu'on en retire du bien. Peu importe, je n'ai pensé qu'à moi. 186

J'ai fui plutôt que de m'expliquer. Je voulais me soustraire au silence, mais je n'ai pas été assez clairvoyante pour communiquer avant. C'est dire que nous ne sommes jamais vraiment ce que nous croyons être. Plus tard, j'ai compris que je l'avais éloigné de moi pour me garder la tête hors de l'eau. Pas parce qu'il m'entraînait vers le fond, mais parce que j'avais oublié comment nager sans lui et que cela me terrorisait. Voilà qu'il me demandait de sauter au milieu d'un océan. L' éloignement ne m'effrayait pas, nous avions déjà passé quelques hivers, moi en ville, lui ici, mais la distance dans notre tête m'indiquait un danger. Ma confiance a cédé. J'ai cru que je devais réapprendre à nager, loin de la menace qu'il représentait. C'est stupide! TI était ma bouée, mais je ne parvenais plus à le voir. Je l'ai quitté au cœur d'un champ abandonné où poussaient les marguerites et la luzerne avec lesquelles il me fabriquait des bouquets dans notre vie d'avant. Je n'avais pas préparé cette décision. Ou peut-être que oui, sans le saVOIr. Cela explique pourquoi je n'avais pas non plus anticipé sa réaction, au moment où je lui ai demandé de partir sans se retourner. Allait-il me supplier de l'aimer? Renoncerait-il à son projet d'études? Je ne le souhaitais pas, ni pour lui ni pour moi. Me cracherait-il au visage avec dans les yeux la même lueur brutale que celle qui vacillait en lui le jour de notre premier amour dans la grotte, devant mon frère qui nous avait espionnés? Pleurerait-il? Il est parti en silence, sans larme ni rancœur évidente. Je suis restée là, décontenancée et, comme promis, je l'ai observé s'éloigner. J'avoue que j'ai espéré qu'il coure vers moi pour me retenir. Mais Joël n'est pas comme ça. Je le savais. J'avais même tout mis en œuvre, tout dit pour qu'il marche sans un regard derrière. Plus tard, j'ai accepté mon choix. En apparence surtout.

Joël est parti il y a une seln~lÎne. Ce qui s'est passé aujourd'hui avec Étienne n'a rien de surprenant. Nous nous sommes retrouvés, frère et sœur. L'absence avait duré longtemps. Nos corps malhabiles se sont exprimés au-delà des limites acceptables. Quelle honte! Une fois de plus, j'ai souhaité enterrer en moi tout ce que je savais. Comme on fait avec un cadavre d'hirondelle. On lui fabrique un nid et on le dépose au fond d'un trou pour se donner à croire qu'il se reposera éternellement. Le problème, c'est que l'oiseau ne dort pas, il est mort et son éternité s'arrête au moment où les vers s'enthousiasment devant ce butin. 187

Qui se laisserait dévorer vivant? J'aurais dû penser que les parasites me tireraient de ma tanière. Quand vous m'avez repérée dans la foule et soustraite à la file, que vous avez insisté pour que je vous suive, j'ai eu envie de refuser. Vous étiez une épine dans ma peau pressée de déguerpir. Je ne comptais plus que sur le silence. C'est bizarre. Je me battrais cette fois pour préserver ce secret, le donner en pâture au néant et partir. J'ai même pensé à cela en pédalant jusqu'ici. Comment vais-je garder mes anges noirs sous le tapis si je reste? Je me dénoncerai. Je le trahirai. Voulez-vous me détruire? Je l'aime, Étienne, vous le savez. Tout ce qui s'est passé est une erreur, un nid-de-poule sur le parcours. Je m'en convaincrai plus facilement en m'éloignant. Je n'oublierai pas, mais je serais seule avec mon mystère. Vous me demandez de rester. Pourquoi le ferais-je? Pour vous empêcher de parler? Ce serait une bonne raison. Aimez-vous Joël? Certainement, de tout votre cœur. Ça se voit. S'il apprenait ce que j'ai fait, il aurait honte. Je ne m'attends plus de le retrouver, de toute manière, je ne pourrais plus le regarder en face, mais je ne veux pas le blesser plus encore. Laissons-le m'oublier. Sachant que vous ne provoqueriez pas vous-même le chagrin de Joël, pourquoi devrais-je répondre à votre demande et rester au Village de la Crique? - Pour changer ce qui viendra, Élie. - Et qu'est-ce qui se passera après? - Du soulagement, j'espère. Mais je ne peux pas prévoir. - Si Étienne n'arrive pas à soutenir l'affront de ma présence, que vais-je faire? TI pourrait rompre le vide et tout balancer. J'essaie de le protéger, Rosa. Je crois que je suis la plus forte des deux. Si je reviens, je le détruirai, parce que je serai la source de ses remords, comme ma mère l'a été pour moi. Je ne regrette rien. J'ai eu envie de lui aussi. C'est dur. Mon frère n'est pas un salaud. TI doit être en train de pleurer au bord de la voie ferrée. Je sanglote moi-même, à bout de nerfs. - Élie, je ne sais pas ce qui se produira si tu retournes au domaine au lieu de quitter les lieux. Mais la ligne sera rompue. Tu devais partir. Si tu restes, tu changes le cours des choses. Aujourd'hui, j'en ai assez. Toutes ces années, j'ai tenu à l'abri ce que la vie me révélait avant le temps. C'était la condition pour me garder vivante et la solution pour ne pas anéantir mes proches. En ce qui te concerne, j'étais au courant pour les abeilles, j'avais deviné au sujet de Joël et de ce qui se produirait avec Étienne et je savais que tu plierais 188 bagage. Cette fois, je crois que tout peut chavirer pour le mieux, ou pour le pire, mais il faudrait essayer. Je te laisse choisir, parce que tu écoperas des conséquences. Ce serait injuste de ma part de t'intimider. Si tu prends ce train, Élie, je ne dirai rien. Si tu restes, je garderai aussi ma langue. De toute façon, mon sursis est terminé. Ton frère a hérité d'un don semblable au mien. Il pressent des tragédies inévitables. Il n'y pouvait rien aujourd'hui. Tout a commencé alors qu'il était très jeune. Il a été le seul que je connaisse à voir la tortue dans la rivière jaune, à côté de l'hôpital. J'ai u tout de suite qu'il serait prisonnier de la même réalité que moi. Pourquoi? Il faudrait demander à une voyante que je n'ai jamais rencontrée. Ça n'a pas d'importance pour toi, Élie, cette femme doit être morte depuis le temps, j'espère pour elle! Si on m'appelle la Tortue, c'est parce que ton frère m'a surnommée ainsi, devant une foule de patients. Il a aussi senti, et il avait raison, que nous étions liés par cette bête énigmatique. Honnêtement, je ne croyais pas avoir autant de difficulté à te convaincre.

J' étais probabl~ment aveuglée par ma propre détermination. Tu es encore sur les rails, c'est à toi maintenant de décider d'actionner ou non le frein. Il est temps qu'on en finisse. Pour toi, pour ton frère, pour Joël que tu aimes, ma belle, pour ta mère qui souhaite ton bonheur, pour Claire, ta voisine et pour moi aussi. - Pourquoi Claire? - Tu comprendras plus tard. Si ta mère le veut bien. Je masse son visage à pleines mains. - Je vous connais peu, Madame Rosa. La rumeur des feuilles de peupliers et des trembles m'a raconté votre courage. Vous êtes la Tortue, le symbole de la longévité et de la sagesse. Joël vous admire. Mon frère a beaucoup de considération pour vous. Je suis fatiguée. Si vous pensez que c'est préférable pour Étienne, je le ferai. Je prendrai mon sac et mon vélo et je pédalerai jusqu'au domaine. Je le ferai. - Merci, Élie. Tu assisteras à la fin de tout. Je ne dirai rien de ce que je sais de toi. Promis. Pour te rassurer, j'aimerais te confier ce que je tiens de plus précieux. Si tu connais mon secret, alors nous serons quittes. Je hausse les épaules. La journée a été longue, je n'ai presque rien avalé, mon ventre creuse vers l'intérieur. Rosa, qui paraît en forme même si elle n'a bu qu'un verre d'eau depuis le début de l'histoire, reprénd : 189

- J'ai aimé un homme. Je l'ai aimé comme une femme aime ce qui lui est interdit. Je ne suis pas devenue obsédée, ni compétitive, ni rongée par la jalousie. Je suis demeurée fidèle à moi-même et à l'image qu'on attendait de moi. J'ai renoncé comme on renonce à ce qui nous est inaccessible avec la consolation qui vient du même argument: l'inatteignable. Je ne suis pas de celles-là, s'il en existe, qui s'apitoient indéfiniment sur un amour impossible. Le profil de l'héroïque martyre me va très mal. Pas d'espoir possible. C'est tout. Adolescente, Je savaIS déjà que cet homme appartenait à une autre, que Je ne pourrais jamais le toucher. La fille qu'il avait choisie, je la respectais beaucoup. Elle était belle, très aimante aussi, et douce. Son rire cristallin séduisait les hommes et ses yeux candides lui procuraient le pardon des femmes. Mon amour l'a,épousée et elle est devenue une mère extraordinaire. Je comprenais qu'il en soit tombé amoureux, parce que Je n'arrivais même pas à la détester. Je haïssais davantage l'injustice. Je me suis résignée. Il a offert à son amante tout ce que j'aspirais à recevoir de lui: son amour, sa bonté, ses enfants. Je' n'ai pas connu le èorps d'un homme, Élie. Sans vouloir te choquer, j 'ai toutefois imaginé sur ma peau l'effet de ses caresses et substitué mes ll1ains à l'absence des siennes, la nuit. J'ai rêvé ce que tu as expérimenté. Pour ne pas sombrer dans une existence pathétique, j'ai relnplacé mes rêves par le devoir social qui est devenu une passion. J'ai sauvé des vies, accompagné des mourants. Je trouvais dans ces gestes une manière de me libérer des fins atroces que je pouvais pressentir. C'est comme ça que j'ai vécu sans lui, sans l'amour. Cet homme est mort. Je ne lui ai jamais dit, je crois même qu'il ne s'est jamais douté que je l'aimais. Qu'est-ce que cela aurait changé? Un malaise de plus se serait enraciné et la rumeur aurait eu une raison légitime de claquer la langue. À son décès, je me suis promis de veiller sur sa famille. Puis il y a eu Joël, un an plus tard. Je l'ai cajolé avec dans le cœur un bonheur que je n'avais pas mérité, il me semble. li m'arrive encore de remercier sa mère de me l'avoir donné. Je crois que ce bébé, sur le parvis de l'hôpital, m'était destiné. Il ne pouvait pas en être autrement. J'ai beaucoup plus d'intuition pour les tragédies que pour les miracles! Va savoir pourquoi! Je n'avais pas soupçonné cette joie. Le plus inusité, c'est que, lorsque j'ai adopté Joël, je n'ai plus entendu dans ma tête le cri de ma mère qui me hantait depuis ma naissance. Je n'ai plus perçu ce son en écho à 190 travers les montagnes. Jamais plus ce délire ne s'est mêlé au bruissement de la rivière. Je trouvais le phénomène si surprenant que je m'installais parfois devant ma maison, pendant la sieste du bébé, et j'attendais une manifestation de mon obsession. Rien. Joël a signé la délivrance de ma mère. Le fleuve ne jongle plus avec sa voix. Je n'ai pas cessé de ressentir le poids de mes déductions, je continuais à voir dans les nuages des événements ~uturs, mais je n'entendais plus Madeleine. Un soulagement. L'arrivée de Joël dans ma vie a éteint ce feu-là et en a attisé un autre. Celui de la perte, celui de l'amour impossible que la mort avait scellé un an plus tôt. Ma baignoire était un endroit où je réfléchissais à ma s?litude. Je crois que Joël est comme ça aussi.

Élie, j 'ai aimé ton grand-père, Antoine Florent, à corps pe~du. PARTIE II Section d'analyse La manifestation du silence dans La terre ferme et Après la nuit rouge de Christiane Frenette 1. INTRODUCTION

Souvent, les adultes disent aux enfants: «Chut! » ou bien à l'inverse « Parle, dis­ moi ce qui s' est passé! » . Tant de contradictions sur ce qu'il faut dire ou ne pas dire, taire ou ne pas taire. De plus, nous avons tous en tête des exemples de non-dits qui ont causé de la confusion, des malentendus, des querelles et des mésinterprétations dans nos relations. L'existence humaine est un parcours de paroles prononcées et tues.

Plusieurs auteurs contemporains qui se sont inspirés de la réalité ont tenté de mettre en mot le silence dans la fiction. L'expérience s' est avérée souvent difficile, parce que nous sommes portés à croire que le silence signifie l'interruption de la communication. Au contraire, il détient un sens variable et riche en nuances. Qui n'a pas déj à écouté une personne totalement silencieuse, dont l' attitude criait au désespoir?

Notre objectif est de cerner le concept du silence et de mIeux cOlnprendre son impact sur les relations des personnages littéraires envers eux-mêmes et les autres. Pour ce faire, nous considérons que les personnages de fiction peuvent être analysés comme des personnes réelles, par des outils de psychologie, de sociologie ou de philosophie. De même, nous nous donnons comme mandat d'apporter des réponses aux questions suivantes, en nous appuyant sur des concepts théoriques: qu ' est-ce que le silence? Comment se manifeste-t-il dans la forme et da"ns les thèmes d'une œuvre littéraire? Que livre-t-il comme message? Peut-il être une manifestation de la quête identitaire des personnages?

Christiane Frenette s'est longtemps intéressée à la poésie avant d' expérimenter l'écriture romanesque. La terre ferme et, plus tard, Après la nuit rouge ont été les pierres angulaires du passage de Frenette de la poésie au roman. Ces deux romans illustrent bien la tendance actuelle des œuvres littéraires à exploiter le silence. Ils sont révélateurs d' une recherche d'identité des personnages qui se réfugient dans le silence. C'est pourquoi nous avons choisi de travailler à partir de ces deux œuvres. 194

Dans la première partie de cette étude, nous résumons La terre ferme et Après la nuit rouge pour ensuite présenter une définition et une typologie du silence construites à partir d'un ensemble de concepts provenant de différents ouvrages théoriques.

Le chapitre suivant montre comment la forme d'un texte témoigne du silence. C'est dans la poésie que le procédé d'incorporation du silence dans le texte a pris naissance, par la présence d'espaces ,blancs entre les vers, entre les mots et, même, entre les phonèmes. Nous verrons qu'un roman peut aussi s'inspirer de cette formule. N_ous poursuivons notre réflexion en clarifiant la signification rhétorique des figures de style associées au silence et en établissant un parallèle avec les occurrences de ces figures dans les deux œuvres. Nous aident en ce sens le Dictionnaire des figures de style de Nicole Ricalens-Pourchot 1 ainsi 2 que les écrits d'Aline Mura-BruneI . Avec un œil averti, il est possible de déceler dans les textes des aposiopèses, des litotes, des omissions, des brachylogies, des antiphrases, des circonlocutions et des euphémismes qui, somme toute, sont des figures de silence.

Dans un troisième temps, nous nous concentrons sur le silence en tant que thème. Nous recensons les mots issus du champ lexical du silence en opposition à ceux du champ lexical des sons et des bruits pour montrer le rapport entre les mots et les thèmes. Non seulement nous nous intéressons aux idées conductrices de La terre ferme et de Après la nuit rouge, mais nous tentons d'aller au-delà des lllotS, comme l'a fait Annette de La Motte3 dans son étude sur le silence dans la littérature française du XXe siècle, pour comprendre l'aboutissement du silence dans le texte. De plus, nous jetons un regard sur le thème du silence que révèle, entre autres, la présence du fleuve dans les romans.

Ensuite, nous établissons un lien entre la quête identitaire et le silence des personnages. En effet, Eni Puniccelli Orlandi4 nous a mise sur la piste du silence comme

1 Nicole RICALENS-POURCHOT, Dictionnaire des figures de style, Paris, A. Collin, 2003, 218 p. 2 Aline MURA-BRUNEL, Silences du roman: Balzac et le romanesque contemporain, Amsterdam, New York, Rodopi, 2004, 327 p. 3 Annette de LA MOTTE, Au-delà du mot. Une « écriture du silence » dans la littérature française au vingtième siècle, Kiel, Münster (coll. Ars rhetorica, 14),2004,267 p. 4 Eni Puccinelli ORLANDI, Les formes du silence: dans le mouvement du sens, Paris, Éditions des Cendres, 1996, ]52 p. 195

sIgne avant-coureur d'une recherche d'identité. Autrement dit, l'introspection se fait presque inévitablement dans le silence. Ce qui nous intéresse, c'est de montrer que les personnages de Christiane Frenette subissent ou imposent un silence à leurs compatriotes lorsqu'ils sont en période de doute par rapport à leur propre identité. Ainsi, nous croyons que leur silence est une conséquence de leurs questionnements intérieurs. Quelques auteurs comme Gérard 'ArtaudS et Anne Paoli6 sont cités afin de mieux définir la quête d'identité des personnages.

En conclusion, nous relions les silences mIS en évidence dans les œuvres de Christiane Frenette à ceux qui sont présents dans notre travail de création.

2~ RÉSUMÉ DES ŒUVRES À L'ÉTUDE

2.1 LA TERRE FERME

«Vous êtes devenus cette vague déferlée sur la ville, cette rumeur sous les feuillages, cette tristesse au fond des yeux. [ ... ] Deux adolescents ont pris le large sur un radeau de fortune. Ils ont laissé un message qui répète sans cesse les mots partir, 7 mensonge, pire,meilleur ». C'est ainsi que s'amorce La terre ferme, premier roman de . Christiane .Frenette. À cet égard, un critique de La Presse écrit: «L'écriture de La terre ferme est en conséquence signée, ne serait-ce que par l'emprunt à la poésie d'une certaine 8 insistance descriptive et de Iuétaphores généralement étrangères au discours en prose ». Ainsi, il n'est pas surprenant de retrouver une ambiance bien établie par les' choix poétiques du langage dans cette œuvre. De ce fait, l'atmosphère est chargée de doutes et d'espoirs retrouvés. La terre ferme raconte l'existence d'un village riverain du Bas-du-Fleuve dévasté par la disparition de deux adolescents n'ayant laissé qu'une note d'adieu sommaire derrière

5 Gérard ARTAUD, L'adulte en quête de son identité, Ottawa, Éditions de l'Université d'Ottawa, 1985, 122 p. 6 Anne PAOLI, Personnage en quête de leur identité dans l'œuvre romanesque de Carmen Martin Gaite, Aix-en-Provence, Université de Provence, 2000, 499 p. 7 Christiane FRENETTE, La terre ferme, Montréal, Les Éditions du Boréal, 2000, p. 13. Désormais, les citations qui proviennent de ce roman seront indiquées comme suit dans le texte (TF suivi de la pagination). 8 Réginald MARTEL, «Au-dessus du discours lénifiant » , La Presse, 2] septembre 1997, p. B-3. 196 leurs traces dans le sable. Ils sont partis sur un radeau et ne reviendront jamai . La petite ville s'en veut de ne pas avoir prévu le drame. Parmi les habitants du village, trois femmes de générations différentes vivent le deuil à leur manière. La jeune fille interprète le prétendu suicide (prétendu parce que jamais confirmé) des garçons comme un acte de courage. Elle flirte avec une détresse psychologique semblable à la leur, jusqu' au moment où elle s'abstient de reproduire leur geste. La mère de la jeune fille souffre de ce qui ne lui est pas arrivé à elle, soit la perte de ses enfants. Elle regarde, tous les jours, une photo des déserteurs qu 'elle a placée sur la porte du réfrigérateur. « Une autre femme, seule, dans la quarantaine avancée, obsédée par ce geste tragique, voit chaque matin les deux jeunes dans 9 son miroir » au milieu de son propre reflet. Elle revit, en pensées, une rnaternité avortée puis finit par renaître après avoir rencontré un homme qui la réanime peu à peu. Le village fait partie intégrante de l'histoire. Il vit chaque fête, pendant un an, comme une trêve coupable, chaque saison comme des clous de plus dans deux cercueils. Une année s'écoule dans la vie de cette petite ville qui retrouve lentement la terre ferme. En effet, selon Aurélien Boivin, «[b] ien qu'intitulé La terre ferme, le roman de Christiane Frenette accorde paradoxalement beaucoup d'importance à l'eau, ainsi qu'en témoignent les intitulés des trois parties qui le composent: L'arche et le radeau, Les désordres du fleuve et lo Regagner la rive ». Le cheminement que les personnages entreprennent pour revenir à la terre ferme est parsemé d'incommunicabilité: «Les personnages ont de la difficulté à cOlnmuniquer. C'est le cas de la jeune fille qui, renfermée, timide, réservée, est incapable de rejoindre sa mère, qui déplore d'ailleurs "l'heure de la distance" (p. 43) et de la séparation. Sa mère a, elle aussi, de la difficulté à établir le dialogue avec l'extérieur, tout comme l'autre femme Il ».

Les thèmes de la solitude, du recueillement et du silence qui accolnpagnent les personnages, occupent une place prépondérante dans le roman. Le village finit par prendre conscience de la continuité de la vie, alors son espoir renaît.

9 Aurélien BOIVIN, « La terre f erme ou l'espoir de vivre », dans Québecfrançais, n° 120 (hiver 2001 ) p.90. 10 Ibid., p. 92. Il Id. 197

2.2 APRÈS LA NUIT ROUGE

Après la nuit rouge est un roman plus narratif, donc moins poétique que La terre ferme. Il raconte la vie de Lou, une femme accomplie qui, à l'adolescence, a fui sa famille pour s'installer.aux États-Unis. Parallèlement à son histoire, le lecteur en apprend sur la vie de Thomas, un garçon interné pour soigner sa souffrance psychologique après l'incendie de Rimouski. Thomas sort de l'établissement de réhabilitation cinq ans plus tard, décidé à retourner voir sa famille oubliée. TI fait la connaissance de son alni d'enfance, un médecin respectable dont il n'~ aucun souvenir, et s'engage auprès de lui comme jardinier. La femme du médecin, Marie, bien qu'elle soit comblée, n'arrive pas à trouver le bonheur. Elle cherche depuis longtemps un sens à ses frustrations quand l'équilibre de son existence est dangereusement bousculé par l'arrivée de Thomas. Ce dernier, dont la vie quotidienne est marquée par les trous de sa mémoire et le silence constant de l'oubli, est aussi en quête de lui-même. Les chemins de Marie et Thomas se croisent le temps d'un après-midi d'été, qui donnera tout son sens à la naissance de Lou. Cette même Lou revient dans son village après trente ans d'absence et constate la distance entre elle et les siens. Après la nuit rouge est une œuvre sensible qui fait intervenir un silence lourd de non-dits et de mystère.

3. DÉFINITION ET TYPOLOGIE DU SILENCE

3.1 DÉFINITION NÉGATIVE ET POSITIVE

Quel est-il, ce silence? Il peut être considéré dans son acception positive ou négative. En effet, le silence se définit de plusieurs manières et souvent par la négation. D'abord, il est absence de bruit, interruption de la musique ou action de se taire, de ne pas dire ce qui pourrait être dit. Le bruit s'oppose au silence comme les mots se placent en rivalité avec le non-dit. Vus sous un angle sociologique, les renseignements implicites sont liés au silence. Oswald Ducrot explique l'origine de ce qui est implicite: « [1]1 y a, dans toute collectivité, même dans la plus apparemment libérale, voire libre, un ensemble non négligeable de tabous linguistiques. [ ... ] Ce qui importe davantage [ ... ] c'est qu'il y a des thèmes entiers qui sont frappés d'interdit et protégés par une sorte de loi du silence (il y a 198 des formes d'activité, des sentiments, des événements, dont on ne parle pas)1 2 ». Ainsi, le silence est cachottier. Il incarne l'ennui, le vide et l'inessentiel. «Glacial, le silence risque de blesser et d'anéantir [ ... ] l'absence des mots [ .. . ] peut devenir pesante, jeter l'alarme 13 dans le cœur et lui faire éprouver le poids d' un isolement », affirme Marie-Madeleine Davy dans Le silence intérieur. Par ailleurs, Jean Perrin met le silence en opposition avec les sons : «Le bruit est rassurant, il donne à la vie qui nous entoure une épaisseur qui la rend confortable, des prises où l'on peut s'accrocher; le silence au contraire place l'homme au bord de profondeurs intérieures qui le fascinent et le terrorisent à la fois 14 ». Selon Sylvie Durrer, le silence n'est « pas une posture facile à assumer. Souvent, il est la marque ls d'une souffrance. Associé à un secret honteux, il ronge les individus ». Dans sa définition négative, le silence est, soit chargé d'absence, d'information implicite ou de menace. Pourtant, ces caractéristiques trouvent leur contrepoids dans les aspects positifs qu'on reconnaît au concept.

En effet, le silence est aussi l'espace où l'esprit se recueille, se prend en charge, s'accepte. «La joie la plus intense s'exprime par le silence et le silence apparaît souvent l6 comme de la joie en suspens », écrit Jacques de Bourbon Busset. Non seulement est-il synonyn1e de bonheur, mais il provoque les rencontres, les communions au-delà des échanges de paroles. li est une pause dans un morceau de piano, un pont entre deux portées.

Il relie deux sons, unit deux mots. ~lutôt que de dire que le silence ne parle pas, il est l7 possible d'affirmer que le « silence signifie ». Ainsi, « [l]e silence n'est menaçant que si on le charge de ses propres terreurs 18» en d'autres temps, il peut être un lieu d'épanouIssement. Marie-Madeleine Davy ajoute que la parole risque toujours d'être « mal cOlnprise, faussement interprétée, favorisant ainsi les divisions. Par contre, le silence

J2 Oswald DUCROT, Dire ou ne pas dire, principe de sémantique linguistique, Paris, Hennann éditeurs des sciences et des arts (coll. Savoir: science), 1991, p.s. 13 Marie-Madeleine DAVY, « Le silence intérieur », dans Corps écrit, nO12, Paris, PUF, 1984, p. 69. 14 Jean PERRIN, « Le silence romantique », dans Corps écrit, nO12, Paris, PUF, 1984, p. 151. 15 Sylvie DURRER, Le dialogue dans le roman, Éditions Claire Hennaut, Paris, Nathan Université, 1999, 128 p. 16 Jacques de Bourbon BUSSET, « Le silence et la joie », dans Corps écrit, nO 12, Paris, PUF, 1984, p. 15. 17 Eni Puccinelli ORLANDI, Les formes du silence, op. cit., p. 39. I S Jacques de Bourbon BUSSET, « Le silence et la joie », op. cit. , p. 14. 199 remplit un rôle unificateur 19 ». Devant l'absence de mots, l'être humain tente de se rapprocher sans inhibition de ses semblables. Il arrive que le silence sauve les apparences. 1 Selon Ducrot, « [p Jour telle personne, à tel moment, dire telle chose, ce serait se vanter, se 20 plaindre, s'humilier, humilier l'interlocuteur, le blesser, le provoquer », le silence est donc 21 une solution pour «bénéficier [ ... ] de l'innocence ». Cela dit, Annette de La Motte, mentionne que l'écriture « tend à devenir éloquente et ceci à travers le silence, ce silence qui est au fond, la plus haute forme d'écriture, "langage pur,,22 ». Le silence peut être marqueur de deuil, de souffrance et de misère, mais il a la faculté de transmettre aussi la joie et la confiance. Il ne faut pas oublier que s'il.n'était entouré ni.de paroles ni de bruits, il ne serait pas ce qu'il est. Il se définit par rapport à son opposé, car sans cette dualité, il n' est rien. À ce sujet, Annette de La Motte cite Peter Haidu : « "Silence can be a mere absence of speech; at other times, it is both the negation of speech and a production of meaning ,,23 » . Il n'est donc pas uniquement synonyme d'absence puisqu'il est présence du sens.

L' une ou l'autre de ces définitions, négatives ou positives, est acceptable parce que le silence est destructeur lorsqu'il rime avec privation, mais source de recueillement quand il est souhaité. L'être humain isolé, dans l'impossibilité de parler, prisonnier d'un silence qu'il n'a pas choisi, dépérit. Par contre, s'il est victime d'incessants stimuli sonores, il s'effondre. Le silence peut guérir comme il peut achever l'homme qui en est victime. Il peut provoquer des rapprochements entre les êtres CODlme il peut les aliéner, les diviser, les rendre antipathiques l'un à l'autre. Il est multiple, il peut être approbation ou refus: « [L]a diversité du silence dans la vie humaine est immense. La philosophie prêche le silence stoïque qui s'épanouit dans l'acceptation muette du destin. La psychologie étudie les traumatismes langagiers comme l'autisme ou l'aphasie. La théologie recherche le silence comme recueillement et le silence comme dépassement. Quant à la linguistique, elle vante 24 les vertus exceptionnelles du silence dans le dOluaine de la communication ». Le silence est acte de langage puisqu'il est délibéré.

19 Marie-Madeleine DAVY, « Le silence intérieur », op. cil., p. 72. 20 Oswald DUCROT, Dire ou ne pas dire, op. cil., p. 6 21 Ibid., p. 12. 22 Annette de LA MOTTE, Au-delà du mot, op. cit., p. 2. 23 Ibid. , p. 1]. 24 Annette de LA MOTTE, Au-delà du mot, op. cit., p. 12. 200

3.2 TYPOLOGIE DU S~ENCE

Nous avons déjà beaucoup parlé du silence et de son lien étroit avec le non-dit. Y a­ t-il plusieurs silences? Dans le livre Silences paroles de psychanalystes, où des psychanalystes' sont invités à donner leurs points de vue, scientifique ou personnel, sur la question du silence, Fathi Benslama écrit: « Le silence a des propriétés différentielles aussi 25 étendues et complexes que l'être ». Il ajoute qu'il existe un silence de l'oubli, un silence menaçant et un silence·bruyant, celui du refoulement, synonyme de l'acte de taire quelque chose qui pourrait être dit. Nous reviendrons sur ce refus de la parole mais, tout d'abord, voyons ce que Hiroshi Mino a mis par écrit au sujet du silence de la mort:

S'il est vrai que le silence assure une communication immédiate avant la naissance de la parole, aussi et en même temps il arrive qu'il devienne un mur épais qui fait obstacle à la communication (l'homme lance alors son premier cri pour rompre le silence). D'ailleurs, comme le silence s'étend à la fois avant la naissance et apr~s la mort, le prem.ier silence, qui se trouve avant la naissance de la parole, évoque inévitablement le dernier, qui commence après la mort du langage. Ainsi, le silence ne peut pas ne pas être l'image de la mort26.

Dans un autre ordre d'idées,. Nathalie Georges émet un commentaire tourné en métaphore sur l'art de se taire. Elle prend l'exemple de la brebis égarée à qui l'on « ment par amour en lui disant qu'elle n'est pas seule, alors qu'elle est seule dans sa peau et qu'elle le sait d'un savoir d'autant plus insupportable qu'elle est seule, en effet, à savoir comment

27 elle s' y sent, dans cette peau qui est la sienne propre ». Le silence, c'est aussi cela: savoir se taire. Il yale silence du recueillement et de la réflexion qui sert à l'élaboration de la pensée, sans compter qu'il existe des pauses nécessaires dans le flux de· paroles pour faire place à l'écoute. La nature est une génératrice de bruits et de silences. La nuit, la canicule, la pluie, la mer sont des sources de silences déguisées. De ce fait, Mino écrit, dans Le 28 silence dans l'œuvre d'Albert Camus , que la mer a son propre silence et que celui-ci est plus menaçant lorsque la nuit tombe.

25 'Fathi BENSLAMA, «Il n'existe pas un silence », dans Silences; paroles de psychanalystes, Ramonville Saint-Agne, Erès, 2004, p. 25. 26 Hiroshi MINO, Le silence dans l'œuvre d'Albert Ca/nus, Paris, Libraü'ie José Corti, 1987, p. 16. 27 Nathalie GEORGES, «L'art de se taire », dans Silences; paroles de psychanalystes, Ramonville Saint­ Agne, Erès, 2004, p. 80. 28 Hiroshi MINO, Le silence danEI'œuvre d 'Albert Camus, op. cit. , 60 p. 201

De manière plus technique, il y a les silences du texte, dans le style d' écrit\lre, dans le rythme et dans la ponctuation. C'est ce que Marie Moscovici précise dans son étude, 29 «Les analystes ne parlent pas beaucoup du silence ». La forme du texte influence le déploiement du silence dans les thèmes. Voyons comment cela devient possible.

4. LE SILENCE ET LE NON-DIT DANS LA FORME

Le silence dans sa manifestation primaire peut se révéler par une rhétorique particulière. Nous survolons ici les principales figures qui évoquent le silence afin de montrer comment la forme d'un texte aide au dévoilement de sa thématique.

4.1 APOSIOPÈSE ET LITOTE

Jean Perrin écrit au sujet du silence et de ses manifestations formelles que « [l]e ressort rhétorique le plus courant est l'aposiopèse, ou réticence, au moyen de laquelle [ ... ] l'auteur joue avec son lecteur, en lui taisant ouvertement des détails croustillants ou en les 30 lui faisant deviner ». L'aposiopèse, selon le dictionnaire usuel, se caractérise par la brusque interruption d'une phrase, qui signale l'effet d'une émotion, d'une menace ou d'une hésitation. Voici un exemple d'aposiopèse repéré dans Après la . nuit rouge: «Écoute, Thomas, excuse-moi, j'avais envie d'un coin à moi. Je ne croyais pas que tu reviendrais, non, ce n'est pas ce que je veux dire, je ne veux pas te froisser, si j'avais 31 SU ... ». Cette figure est la mise en mot d'une idée inachevée dont la fin est signée, le plus souvent, par des points de suspension, «qui, comme leur nom l'indique, tiennent en

32 suspens les mots manquants, émaillent le texte en le marquantdes traces d'une absence ». C'est ce ,que Marie-Chantal Killeen ajoute à la définition de base de ce procédé linguistique. Les signes de ponctuation, en général, favorisent la compréhension cohérente de la lecture, car ils interrompent la coulée de la phrase et forcent le lecteur ~ prendre une

29 Marie MOSCOVICI, «Les analystes ne parlent pas beaucoup du silence », dans Silences; paroles de psychanalystes, Ramonville Saint-Agne, Erès, 2004, p. 175. 30 Jean PERRIN, «Le silence romantique », op. cit., p. 157. 31 Christiane FRENETTE, Après la nuit rouge, Montréal, Boréal compact, 2006, p. 31. Désormais, les citations qui proviennent de ce roman seront indiquées comme suit dans le texte (ANR suivi de la pagination). 32 Marie-Chantal KILLEEN, « "Effacé avant d'être écrit" : Maurice Blanchot et l'art du récit » , dans Marie­ Claire Ropars, Essai sur l'indicible, Jabès, Blanchot, Duras, Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes (L'imaginaire du texte), 2004, p. 138. 202 pause. Claudie Danziget, dans Le silence: la force du vide, parle ainsi de la ponctuation et de son lien avec le silence: « Les signes de la ponctuation sont donc visibles puisque graphiés, mais en mêIne temps ils servent à marquer l'invisible: souvent visibles comme place vide, espace blanc entre les mots ... ou encore visibles comme quelque chose d'inexprimable, de difficile à exprimer, quelque chose de suspendu à la limite du rien. C'est 33 pourquoi la ponctuation a partie liée avec le silence ».

Mis à part la ponctuation et les figures qui les utilisent, il nous faut nous demander si la litote intervient dans la question du silen~e. Aline Mura-BruneI cite Marguerite Duras et Pascal Quignard qui « pratiquent la litote et l ' ellipse, choisissant une parole brève, 34 retenue, lourde de silences . » La litote est un procédé qui consiste à dire moins de choses pour en faire entendre plus. Elle s'énonce par une expression telle qu '« il n'est pas fou » pour signifier « il est intelligent ». Frenette écrit: « Rimouski n'est pas le bout du monde » (ANR p. 28) plutôt que «Rimouski est proche ». Bien que la litote et l'aposiopèse soient deux figures du silence, les œuvres de Frenette montrent peu d'exemples éloquents de ces procédés rhétoriques. La terre ferme et Après la nuit rouge sont plutôt marquées par d'autres figures de l'absence, c'est-à-dire l'omission, la brachylogie, l'antiphrase, la circonlocution et l'euphémisme.

4.2 OMISSION ET BRACHYLOGIE

L'omission, plus draconienne que l'aposiopèse, est un trou de mémoire quasI orchestré. Nous entendons souvent qu'omettre n'est pas mentir, pourtant il s'agit bien de cacher une quelconque vérité. Encore une fois difficile à repérer dans la forme, l'omission se devine principalement à travers les dialogues. La phrase suivante est un exemple tiré d'Après la nuit rouge: «D'ailleurs, il l'avait bien senti ce silence quand sa mère s'était étranglée au téléphone. [ ... ] Elle n'avait pas pris de ses nouvelles, elle avait balbutié quelques banalités» (ANR p. 18-19). La mère de Thomas omet de prendre de ses nouvelles parce qu' elle craint la réponse. Un peu plus loin, Romain annonce à madame Beaurivage qu'il y aura de l'action au domaine familial, mais « [i]l n'en révèle pas plus» (ANR p. 99).

33 Claudie DANZIGER, Le silence: la force du vide, Paris, Éditions Autrement, 1999, p. 105. 34 Aline MURA-BRUNEL, Silences du roman, op. cil. , p. 102. 203

C'est ainsi que les personnages s'entourent de silence, par la force de tournures de phrases cornIlle celle-ci, marquées par l'omission. Cependant, d'autres figures créent un effet semblable. En effet, la brachylogie, une phrase elliptique qUI ne dépend pas du contenu, contribue au silence. Elle est un fait de style ou de syntaxe caractérisé par l'omission d'un ou de plusieurs éléments dans une phrase: « "Mais, Thomas, le boudoir, ta chambre, ton lit à la cave, ça n' a aucun sens!" Elle ne prononce jamais une phrase au complet, que des bouts tronqués, entrecoupés par sa respiration nerveuse et sifflante» (ANR p. 58). La brachylogie, dans cet exemple, est mise en évidence par la voix narrative. Voici un autre passage qui montre une phrase amputée de son complément: «Marie se sentira bien. Pas longtemps [ ... ] Mais cette pause brûlera tous les débuts de phrase qui se bousculent en elle et qui commencent toujours par "Je ne veux plus" » (ANR p. 16). Plus loin dans le roman, « Je ne veux plus» (ANR p. 16) devient «Je ne veux plus d'enfants» (ANR p. 16) mais en attendant, nous sommes témoins de l'ellipse. Pourtant, même si la syntaxe peut traduire un silence, elle n'est pas seule. Les figures comme l'antiphrase, la circonlocution et l'euphémisme sont aussi parties prenantes du processus de dévoilement du silence dans la forme du texte.

4.3 ANTIPHRASE, CIRCONLOCUTION ET EUPHÉMISME

L'antiphrase affiche ses couleurs par un emploi ironique ou euphémique d'un mot, d'une expression, dans un sens contraire à sa véritable signification. Dans l'œuvre de Frenette, les antiphrases sont rares, en voici un exemple: «Marie, que ses compagnes de couvent envient, Marie, le beau 'docteur, la belle maison, la belle voiture, les beaux enfants» (ANR p. 26). Ce passage illustre bien le malaise que ressent Marie. Elle a tout pour être comblée, mais elle n'en retire qu'une piètre satisfaction. Elle n'est pas heureuse, malgré le beau mari et les beaux enfants. L'énumération de ce qui devrait faire sa chance prend ainsi un sens ironique.

La circonlocution, pour sa part, est une manière indirecte de parler, par périphrases et détours prudents. Romain, par exemple, essaie de demander à. Thomas ce qu'il compte faire, de retour dans sa ville natale, mais il a du mal à aller jusqu'au bout: « "Ça ne doit pas 204

être facile de revenir après tout ce temps, tes parents et toi, vous ne vous étiez pas revus depuis" » (ANR p. 80); Thomas, perspicace, lui répond: «"Tu veux me parler? Va -y, tu sais, moi, les détours, ce n'est pas mon fort"» (ANR p. 80). Le dialogue cible la circonlocution qu'a établie Romain. Cette figure se caractérise par des diversions, alors que l'euphémisme, de son côté, adoucit des révélations brutales.

Effectivement, l'euphémisme mInImISe une expressIon jugée trop directe et choquante, comme « elle a fermé les yeux» plutôt qu' « elle est morte ». Lorsque la mère de Lou parle du caractère de sa fille, dans Après la nuit rouge, elle utilise des mots qui atténuent son opinion: « "Tu as une personnalité forte, mais réservée, malgré le vêtements que tu portes" [ ... ] C'était un point de vue qui en valait d'autres. Moi j'aurais dit "étrangère", oui, une personnalité étrangère, peut-être même étrange» (ANR p. 21-22). Sa mère qualifie son tempérainent ~e façon prudente pour ne pas dire ce que Lou, elle, pense. C'est ainsi que l'euphémisme se manifeste.

Nous ne nous étendrons pas sur le sujet du silence formel. Les blancs dans la poésie et les espaces vacants dans les textes en prose pourraient, à eux seuls, faire l'objet d'une étude approfondie. De toute évidence, les blancs sont des points de respiration qui, loin de dissoudre le sens du texte, lui donnent un souffle d'intelligibilité. C'est ce que plaide Annette de La Motte dans Au-delà du mot. Il est vrai que chaque section de La terre ferme est séparée par une page titre et que certaines phrases sont placées seules sur une ligne, entourées de blanc, isolées. Loin de nous l'idée d'ignorer ces marques formelles de silence, nous souhaitons plutôt nous attarder au thème du silence, qui établit un lien avec la quête que les personnages entreprennent par rapport à leur identité. Le silence surgit dans le choix des mots, dans les dialogues et dans l'attitude d'un personnage.

5. LE SILENCE COMME THÈME

5.1 UN THÈME CONNU

En guise de mise en contexte du silence en tant que thème, voyons comment le corpus romanesque québécois, par quelques exen1ples clés, véhicule les silences. Maria 205

3s Chapdelaine , personnage marquant de la littérature d'ici, quoIque son auteur soit d'origine française, vivait des périodes de doutes où la parole n'égalait pas le silence de sa ~ réflexion, de son attente aussi. Sans compter que, dans Angéline de Montbrun36 de Laure Conan, le silence est non seulement présent dans le grand domaine vide après la mort du père d'Angéline, mais il s'insinue dans les lettres des regrettés amoureux. Le non-dit latent demeure à l'état d'introspection dans la vie de la jeune héroïne et n'émerge jamais à la lumière du jour, au grand désespoir de Maurice, son fiancé, qui finit par se replier sur lui­ 37 38 même . À cela s'ajoute un titre marquant, car Un homme et son'péché de Claude-Henri Grignon ne fait pas exception. En effet, la douce Donalda vit dans le refus de l'affirmation d'un amour caché et dans l'acceptation d'une situation de vie intolérable. Tous les personnages détiennent un secret qu'ils gardent sous les replis d'un silence meurtrier. Sans aucun doute, la thématique du silence n'est pas nouvelle dans la littérature. Nous aurions pu citer encore plusieurs auteurs et nombre d' œuvres de fiction qui abordent le thème du silence. La littérature d'ici comme d'ailleurs regorge d'exemples éloquents. Nous optons pour une analyse plus approfondie de deux romans contemporains, ceux de Frenette, car La terre ferme et Après la nuit rouge, tout· en étant directement unis par le thème du silence, offrent un éventail varié de manifestations du concept.

5.2 LA MANIFESTATION DE LA THÉMATIQUE CHEZ FRENETTE

Un thème, à travers l'écriture, se devine par la récurrence de mots appartenant à un même champ lexical, mais surtout par la déduction d'un concept comnlun liant ces morceaux de phrase, comme le mentionne très justement Catherine Coulais dans son

mémoire. « [L]a thématique ne peut se résumer à un simple relevé de fréquences [ ... ] La critique thématique se donne donc pour mission non seulement de porter une attention privilégiée aux images, mais aussi de mettre à jour les réseaux d'associations significatives 39 et récurrentes d'une œuvre afin d'y retrouver la conscience qui s'y exprime ». Il n'en reste

35 Voir Louis HÉMON, Maria Chapdelaine, Montréal, Typo, 1998, 205 p. 36 Voir Laure CONAN, Angéline de Montbrun, Montréal, Éditions Typo, 1999,205 p. 37 Voir François OUELLET, «Les silences d'Angéline de Montbrun », dans Études françaises, vol. 36, nO3 (2000) p. 185-205. 38 Voir Claude-Henri GRIGNON, Un homme et son péché, Montréal, Stanké, 2008, ] 53 p. 39 Catherine COULAIS, « Au fil de l'eau suivi de Étude sur la thématique de la liquidité dans le roman Le portrait de Dorian Gray d' Oscar Wilde ». Mémoire de maîtrise en études littéraires anglaises, Québec, Université Laval, 2007, f. 91-92. 206 pas moins que la répétition de mots de même famille et le retour en boucle d'un même discours favorise la naissance d'un thème. Que ce soit dans La terre ferme ou dans Après la nuit rouge, le sens de l'ouïe est constamment sollicité. Les mots «paroles », «silence »,

« musique », « voix », «muet », «plainte » ne sont que des exemples de la multitude de références aux vibrations et à l' absence de vibration dans l'air. La terre ferme renferme plus de quatre cents occurrences de sonorités. Ce vocabulaire influence directement l' ambiance des romans et plonge le lecteur dans une recherche constante de finalité.

Voici un extrait du roman, dont la narration à la deuxième personne du pluriel contraste avec le silence omnîprésent dans l' œuvre: « Vous étiez silencieux [ . .. ] Vous n' avez rien dit » (TF p. 13-14). La prise de parole du narrateur dans tout ce silence est une conséquence directe de la disparition des adolescents. Le roman a cela de particulier que 40 « ni les personnages, ni les lieux ont des noms » et, curieusement, le narrateur semble être le village. Cette manière de raconter l'histoire, paradoxale par rapport au silence qui plane sur la comlllunauté, est pourtant la preuve ultime de la présence du non-dit dans le récit. La narration cible les creusets de la communication, les moments de non-transparence et les omissions. De ce fait, la narration aborde des non-dits du texte, un aspect du silence qu'Annette de La Motte décrit en ces termes :

[C]haque acte de langage (speech act) résulte d ' une interférence momentanée de quelque chose qui est dit et de quelque chose qui reste non dit. Aux yeux des linguistes, chaque dit est imparfait et incomplet, car il contient une énornle quantité de non-dits, une multitude d 'entités non exprimées et ainsi latentes, qui ne sont aucunement nuisibles, mais qui 4 1 enrichissent le dit et qui collaborent, subtilement, à multiplier le sens •

Quand le village, silencieux dans le dit, parle par sa petite voix intérieure, on assiste à une narration du non-dit. Autrement dit, le narrateur raconte ce que personne n' ose dire dans le village. C'est justement cette petite voix lucide qui sauve les habitants de la bourgade de l'effondrement et qui dorine un sens positif au silence, menaçant pour la vie de certains personnages. La voix narrative extériorise les douleurs des personnages rendus muets par le drame. Au fil du roman, elle ramène à la vie un village libéré peu à peu de son

40 Catrien NIJBOER, « Du fleuve à la terre ferme, du désert à la vie pleine », dans Études canadiennes, nO50 (2001) p. 199. 41 Annette de LA MOTTE, Au-delà du mot, op. cit. , p. 22. 207 malheur. Nous passons ainsi d'un silence à connotation négative, soit le refus de communiquer des personnages, à un silence positif, celui de la prise de conscience (le silence a un sens) et de la rédemption.

5.3 LE THÈME DU SILENCE DANS LA TERRE FERME ET APRÈS LA NUIT ROUGE

Au début de La terre ferme, les différents personnages installent leur silence: la jeune fille, la mère, la femme seule et les disparus. Premièrement, la jeune fille, prisonnière d'une curieuse impression d'abandon et admiratrice d'une disparition orchestrée, s'emmure dans un mutisme insondable. « [Elle] marche doucement, pleure en silence» (TF p. 15). De son côté, la mère vit une déchirure: « Et dans cette cuisine qui, le matin après le départ des siens, ressemble à un champ de bataille déserté par ses combattants, la lumière pauvre de cette fin de novembre la laisse sans voix ni geste» (TF p. 34). La femme seule fixe son miroir et s'adresse en pensées aux adolescents disparus qui y apparaissent: «Ce qu'elle trouve simple avec vous, c'est qu'elle n'a pas besoin d'ouvrir la bouche, de prononcer distinctement des mots pour que vous soyez là » (TF p. 46). Tout se passe dans le silence et ce qui vient brusquer ce recueillement est synonyme d'affront. Les disparus, pour leur part, ont pris le large en cachette, sans un au revoir, sans un appel à l'aide. Une simple lettre traîne derrière eux tel un aveu d'abandon.

Dans Après la nuit rouge, il y a Lou qui « ne disai[t] jamais un mot plus haut que l'autre, en fait [qui] n'en disai[t] pas beaucoup» (ANR p. 21). Elle rentre «[a]près une fugue qui aura duré trente ans» (ANR p. 23) mais demeure anonyme dans son village natal. Son mari est tenu dans l'ignorance de son passé, qu'elle ne dévoile jamais en détail. Thomas, de son côté, « ne réussi[t] pas à se souvenir de quoi que ce soit» (ANR p. 13); il a perdu la mémoire et ne peut mettre de mots sur son amitié d'avant avec Romain. TI parle au présent, de jardin et de fleurs, sans que ses paroles soient le reflet de ce qu'il a été quelques années plus tôt. À l'opposé, Marie vit dans le passé. Elle n'est pas heureuse et s'accroche à des rêves déchus pour cesser de penser à ce qui la ronge, pour ne pas affronter les mots que son cœur voudrait prononcer, mais qui la condamneraient à une solitude pire encore que celle qu'elle connaît. Être seule, entourée de Romain et des enfants, est plus tolérable que de l'être avec elle-mêlne. Elle peut donc tout dire, sauf la vérité, soit son manque d'amour 208 et de joie. Romain paraît heureux, attentionné, insouciant devant ses choix et son destin. TI s'investit dans l'amélioration de son couple, de ses amitiés et de sa famille sans se demander pourquoi les choses ne tournent pas rond. li fait tout comme il faut, choisit le métier de son père, marie la gentille fille du village, fonde une famille, travaille fort et prend soin de Thomas, mais il ne saisit pas les messages cachés de sa femme. Dans Après la nuit rouge, les mensonges sauvent les apparences et l'oubli prend toute la place. Ce sont des marques du silence présent en tant que thème.

5.4 LE FLEUVE ET SON SILENCE

Que ce soit dans l'un ou l'autre des romans à l'étude, l'eau, telle que Bachelard la conçoit dans L'eau et les rêves, joue un rôle important dans la construction de l' ambiance et du silence:

L'eau est aussi un modèle de calme et de silence. L'eau dormante et silencieuse met dans les paysages, comme le dit Claudel, des « lacs de chant » . Près d'elle la gravité poétique s'approfondit. L'eau vit comme un grand silence matérialisé [ ... ] Il semble que, pour bien comprendre le silence, notre âme ait besoin de voir quelque chose qui se taise; pour être 42 sûre du repos, elle a besoin de sentir près d'elle un grand être naturel qui dorme .

Ces dernières pensées expriment précisément ce qui se produit dans les deux œuvres de Christiane Frenette, plus particulièrement dans La terre ferme lorsque le fleuve devient un personnage à part entière, un acteur taciturne dans toutes les scènes. Malgré sa présence silencieuse qui apporte le repos, la mer est aussi l'incarnation de la peur. Le"fleuve peut être un compagnon ou un ennemi des personnages. Selon Mino, « [l]a nuit, le silence de la mer représente un autre visage. On n'y rencontre plus l'équilibre et l'harillonie avec le monde. L'obscurité fait ressortir du silence l'aspect négatif, l'image de la mort. [ ... ] La mer, 43 notamment la mer nocturne avec son silence, se présente comme une tentation de mort ». C'est dire que, dans La terre ferme, le fleuve silencieux est apaisant durant le jour par sa présence continuelle et est meurtrier lorsque la nuit tombe. Les adolescents se sont laissés gagner par cette mort en pleine nuit: «Vous avez bien orchestré votre départ: cette absence pour la fin de semaine, ce radeau dont nul ne connaissait l'existence, la nuir calme,

42 Gaston BACHELARD, L'eau et les rêves, essai sur l'imagination de la matière, Paris, Librairie José Corti, 1942, p. 258. 43 Hiroshi MINO, Le silence dans l'œuvre d 'Albert Camus, op. cit. , p. 54. 209 le froid» (TF p. 13). li en est de même au moment où la jeune fille, en attente du dénouement de sa vie, se penche sur le bord du quai: «Il existe autant de chances de s'écraser sur le cim~nt, le métal et le bois - le sol sous ses pieds - que de glisser le long du quai et de pénétrer dans la nuit mouillée du fleuve» (TF p. 87). La nuit, l'eau, dans le silence, n'a plus son caractère tendre et empathique, elle devient menaçante.

Dans Après la nuit rouge, l'impact du cours d'eau est plus subtil que dans La terre ferme, mais est tout de même présent. Marie, installée pour quelques semaines dans un chalet au bord d'une plage, part quelques heures rejoindre Thomas à la maison principale où le jardin luxuriant fleurira encore longtemps. De son côté, Lou revient chercher la paix dans une grande maison blanche au bord d'un fleuve qui guérira ses vieux jours et ceux de son mari. Les personnages ·retournent à leur point de départ, dans une ville riveraine que le feu a éventrée lors de la nuit rouge. L'incendie, éteint, ne représente plus une menace, mais n'apporte toutefois pas de baume aux blessures des personnages. Le fleuve, dans ce roman, semble le plus fort des deux éléments, soit l'eau et le feu, car il peut tuer, mais il peut guérir. Il devient alors rassembleur, un peu comme dans La terre ferme où son rôle, celui d'unir les personnages entre eux, paraît cristallisé.

Le silence est indubitablement un des thèmes des récits. Nous· savons qu'un thème met à jour des réseaux d'associations significatives qui révèlent l'idée générale de l' œuvre. Après réflexion, nous avons vu apparaître une idée qui dominait celle du silence. C'est de cette constatation qu'est né le concept de silence comme manifestation d'une quête identitaire. En vérité, les personnes en recherche d'elles-mêmes s'expriment principalement par le silence. À la lumière des écrits de Gérard Artaud, nous sommes en mesure d'exposer le résultat d'une analyse des personnages qui révèle leur ambivalence identitaire.

6. LE SILENCE, QUÊTE D'UNE IDENTITÉ

Qui n'a pas déj à gardé le silence sur des doutes qui l'assaillaient? Qui ne s'est pas déjà tu afin de déterminer sa place dans le monde? En effet, «dans le silence, advient le 210

44 ~ sens », éClit Eni Puccinelli Orlandi dans Les formes du silence: dans le mouvement du sens. li ajoute: «Comme pour la mer, c'est dans la profondeur, dans le silence, que se 45 trouve le réel du sens » . Souvent, le processus de reconnaissance et d'application de son identité demande une réflexion, un travail sur soi qui, lui, se fait comme une introspection, dans le silence. C'est pourquoi nous considérons que les romans de Christiane Frenette véhiculent non seulement le thème du silence, mais que ce silence cache autre chose, soit la quête, pour les personnages, de leur identité propre. Souvent calqués sur des vie réelles, ils ne sont pas exempts de subir la douleur du doute et de la remise en question. Dans son 46 étude sur les silences dans Angéline de Montbrun , François Ouellet écrit: «Dans tout le roman, une logique du récit aiguille la psychologie des personnages et camoufle une vérité 47 souterraine qui s'infiltre en marge du récit de surfaèe ». Cette affirmation s'applique aussi aux romans de Frenette. Voyons COlument les personnages de La terre ferme et d'Après la nuit rouge sont à la recherche d'eux-mêmes.

, 6.1 LA QUÊTE IDENTITAIRE

La quête identitaire n'est pas un phénomène unique dans une vie humaine. Chaque individu est appelé à redéfinir les fondements de sa personnalité plusieurs foi s dans son existence afin de respecter sa personnalité propre. La quête s'applique souvent à un moment de crise où la personne a perdu ses repères. «La crise n'apparaît plus comme une maladie passagère dont il faut se guérir, mais comme . une phase indispensable à la 48 croissance de la personne », aInSI que l'explique Gérard Artaud. Une période ~e questionnements et de tiraillements intérieurs intenses caractérise la crise identitaire. Elle est accompagnée d'un bouleverseluent sur le plan de l'amour éprouvé envers soi-même et envers les autres. Selon Erich Fromm, «le respect de sa propre intégrité et singularité, l'amour et la compréhension de son propre soi, sont inséparables du respect, de l "amour et 49 de la compréhension d' autrui ». Pour éprouver de l'amour fraternel, maternel, érotique ou religieux, il faut d'abord s'aimer soi-même. C'est précisément cet aspect qui est ébranlé

44 Eni Puccinelli ORLANDI, Les formes du silence, op. cil., p. 30. 45 Ibid., p. 32 46 Voir Laure CONAN, Angéline de Montbrun, op. cit., 205 p. 47 François OUELLET, «Les silences d 'Angéline de Montbrun » op. cil., p. 202. 48 Gérard ARTAUD, L 'adulte en quête de son identité, op. cil., p. 14. 49 Erich FROMM, L'art d 'aimer, Pari s, Éditions Épi, 1987, p. 78. 211 chez la personne au moment de mettre à jour son identité. La personne se reconstruit par rapport à elle-même au lieu de reproduire un comportement imposé par son éducation:

Il a connu un état de crise parce qu 'il a dû quitter une identité empruntée, parce qu'il a éprouvé toutes les émotions qui accompagnent habituel1ement un tel pa sage: culpabilité liée à la révolte contre ses parents, anxiété devant· les émotions nouvelles qui viennent bousculer les certitudes acquises, désarroi et peur devant l' inconnu, oscillation entre le so besoin de grandir et la tentation du retour aux écurités de l' enfance .

La crise qui en résulte entraîne une redéfinition de l'image de soi que l'individu croyait construite de manière définitive. Elle -se caractérise par un amalgame d'émotions contradictoires et déstabilisantes. Quand la personne entend la petite voix de sa sensibilité, elle préfère, grâce à la force de sa volonté, passer outre ses désirs pour s' as s ur~r une place sécuritaire dans la société. L'individu en vient à nier ses sensations, à les craindre même, ce qui l'empêche de se développer. Affirmer son individualité, c'est prendre le risque d' être rejeté, ce que peu de gens souhaitent au premier abord. Il s' ensuit une perte de connexion de la personne avec ses émotions. C'est donc dire que la personne se crée un masque qui correspond à ce qu'on attend d'elle. «L'élaboration d'une "persona" soumise aux normes collectives auxquelles elle satisfait constitue une concession énorme au Inonde extérieur, un vrai sacrifice de soi-même qui contraint directement le moi à s'identifier à la "persona", de

5 1 sorte qu'il existe réellement des individus qui croient être ce qu'ils représentent » . Un écrivain, Jean Sulivan, s'est prononcé sur la question en ces termes: « Quand on ne pouvait ou quand on n' avait pas le courage d'exister par soi-mênle, dans son interne et stricte vérité 52 [ ... ] on sculptait sa propre statue ».

Un phénomène marquant accompagne la recherche de son identité. En effet, avec l'introspection vient le silence. «Quand nous ne parlons pas, nous ne sommes pas seulement muets, nous sommes en silence: il y a de la "pensée", de l'introspection, de la 53 contemplation, etc. » . Ainsi, parce que les personnages de La terre fënne et d'Après la nuit rouge sont particulièrement songeurs et qu'ils cherchent leur position dans le monde, il n'est pas étonnant que le lecteur soit témoin de leur silence. Nous pourrions aussi dire que

50 Gérard ARTAUD, L'adulte en quête de son identité, op. cit., p. 10. 51 Carl Gustav JUNG, Dialectique du moi et de l'inconscient, Paris, Gallimard, 1964, p. 117. 52 Jean SULlY AN, Mais il y a la mer, Paris, Gallimard, 1964, p. 100. 53 Eni Puccinelli ORLANDI, Les f ormes du silence, op. cit. , p. 34. 212 le fait qu'ils véhiculent le silence est un indice de la quête qu'ils effectuent par rapport à eux-mêmes.

6.2 LA CRISE DES PERSONNAGES DE CHRISTIANE FRENETTE

Les personnages de La terre ferme, en commençant par les adolescents disparus, vivent des moments de crise. Selon Artaud, les manifestations de la crise identitaire sont les suivantes: « [1]1 s'agit la plupart du temps d'une anxiété diffuse dont on ne saisit pas bien la signification, d'un état habituel de tension qui risque de compromettre un équilibre interne péniblement conquis et en révèle la précarité, de phases dépressives accompagnées d'un sentiment de vide et de désarroi devant l'effritement de valeurs dont la stabilité s4 paraissait assurée ». Dans La terre ferme, les adolescents se conforment à leur rôle social, ne laisse rien voir de leurs débats intérieurs ni de la construction métaphorique de leur radeau pour s' échapper. Ils se lancent sur un fleuve qui ne les ramène jamais à bon port. Leur petite voix intérieure leur demande de l'air et obtient la noyade, quelque part entre le désespoir et la désillusion.

C'est précisément la peur de la mort qui fait en sorte que l'individu peut aimer et veut aimer, selon Erich Fromm. Lorsque cette peur n'est plus là, lorsque les limites temporelles font place à l'éternité, rien ne sert d'aimer. Alors, il semble à la personne concernée qu'il vaut .mieux mourir. Ce qui lui a manqué, c'est de l'amour de soi. Une personne qui s'aime trop peu ne peut pas aimer son monde ni les autres membres de la communauté ou de la famille qui l'entourent. «Ce manque d'affection et de sollicitude pour elle-même, qui n'est au fond qu'une expression parmi d'autres de son manque de 55 productivité, la laisse vide et frustrée ».

La terre ferme raconte la vie chamboulée de la jeune fille qui se croyait enfant et qui se trouve devant une tout autre réalité. Elle n'appelle pas à l'aide pendant sa nuit de fièvre, 'mais quitte la maison pour prendre un traversier afin de trouver des réponses à ses questionnements difficiles. «Elle ne sait même pas ce qui heurte. Elle a cherché des

S4 Gérard ARTAUD, L'adulte en quête de son identité, op. cit., p. Il. ss Erich FROMM, L 'art d 'aimer, op. cit. , p. 80 213 raisons. A fouillé du côté de l'enfance. Y a trouvé le même silence, la même immobilité du monde» (TF p. 29). Elle se dit qu'il « vaut mieux s'effacer, surtout ne pas alarmer ceux qui proclament que la jeunesse est un âge lumineux» (TF p. 28) et continue de délimiter les contours de sa personnalité. L'anxiété la fait taire, elle s'emmure dans le mutisme et s'éloigne du brouhaha propre à adolescence. Son rapport à l'amour est instable, elle ne s'aime plus suffisamment: «L'amour, elle en a connu les balbutiements et sait depuis l'enfance, par instinct, qu'il n'y a pas de grande fusion. Que ce n'est pas de lui que vient la rédemption» (TF p. 29). Elle baisse les bras. «L'affirmation de notre vie, de notre bonheur, de notre croissance et de notre liberté, s'enracine dans notre capacité d'aimer, c'est-à-dire dans la sollicitude, le respect, la responsabilité et la connaissance. Si quelqu'un est capable d'amour productif, il s'aime également; s'il ne peut aimer que les autres, il n'aime en aucune façon56 », écrit Fromm. La jeune fille cache un désintéressement menaçant pour sa vie. «[Elle] attend que les choses arrivent, qu'une bombe explose, fragmente l'univers et replace les choses en leur centre» (TF p. 15). Pour elle, les deux jeunes hommes disparus sont des idoles, des emblèmes de courage. À ses yeux, disparaître à jamais est un acte de volonté. «La jeune fille ne peut voir dans le geste des jeunes hommes l'expression particulière d'un désespoir. Pour elle, ils se sont levés brusquement, les poings dressés, et ont choisi de ne plus attendre» (TF p~ 16).

Pendant ce temps, la mère de famille redécouvre son monde que la routine avait réduit à un cercle vicieux. Chaque matin, au cœur des bruits quotidiens qui ne voulaient plus rien dire, elle mettait les couverts, regardait un écureuil à la fenêtre et attendait son mari. Voilà que le radeau est parti, que le journal publie la disparition de deux garçons et qu'une photo en noir et blanc, collée sur la porte du réfrigérateur, vient changer ses habitudes. «Une sorte de rage s'est emparée de ses gestes, de ses paroles. Elle n'a pas pleuré, ni tremblé. Elle est d'abord restée incrédule, puis a regardé un à un ses enfants en se disant gue ce pourrait être lui 'ou elle, gu' elle pourrait être cette mère, naufragée, dévastée, accrochée au radeau» (TF p. 19). Elle attend, comme la jeune fille, quelque chose qui ne vient pas et craint les réponses qu'elle ne veut pas entendre. Pour une mère, chercher un sens à sa vie en dehors de son rôle maternel n'est pas une tâche facile devant la peur de

56 Erich FROMM, L'art d'aimer, op. cit., p. 80 214 perdre ceux pour qui elle s'oublie. La photo, sur le réfrigérateur, lui rappelle la fragilité de l'équilibre de la vie et la lourde absence d'un enfant pour une mère: « Un frisson la parcourt: son univers à elle est intact» (TF p. 21). Pourtant, elle souffre des «si », des

« peut-être» et des « ça pourrait arriver ». Tout cela la guide vers le chemin dangereux du doute de soi. C'est alors que se déploient les forces de résistance, mécanisme de défense contre la peur d~ la nouveauté ou de l'inconnu. La mère vit une période de crise motivée par l'angoisse de perdre l'objet de son amour, soit sa famille. Cela la pousse, de manière contradictoire, à prendre ses distances et à se réfugier dans une sorte de léthargie que seul le choc d'une inquiétude réelle peut effacer, telle retard d' un enfant à son retour de l'école, par exemple.

La femlne seule est aussi la proie de sa petite voix intérieure. Le prétendu suicide des deux jeunes bouleverse son désir général de renoncement. Elle se croyait seule, damnée par une grossesse interrompue, par des blessures d'amour, par des jours sans soleil et par une détresse qui ne la pousse jamais vers les bas-fonds où elle aimerait trouver un tremplin.

« Sous sa douche elle pense que c'est cela, son drame: toujours retomber sur ses pattes, jamais d'extrêlne, de fracas, de dérive» (TF p. 97). Elle résiste aux changements, comme la jeune fille et la mère. Son angoisse à atteindre une nouvelle part d'elle-même est diffuse et insidieuse.

Les personnages du roman Après la nuit rouge se cherchent tout autant que ceux de La terre ferme. En effet, Thomas se questionne dans les décombres d'une nuit d'incendie. Il souffre d'une détresse psychologique qui le mène à l'asile, mais sa mémoire trouée résiste aux souvenirs. Il se demande ce qui le bouleverse tant.

De son côté, Marie vit un drame intérieur qui la rend irritable. Elle s'est toujours conformée aux attentes des autres sans s'expliquer pourquoi elle se sentait si mal, si haineuse aussi, parfois. Elle n'a jamais été franchement heureuse dans sa vie d'épouse ni dans sa vie de mère. Elle a besoin d'une oreille, d'une complicité que son mari, plutôt paternaliste, ne lui offre pas, malgré le fait qu'il veille à son bonheur de son mieux. Le mal­ être qu'elle transporte avec elle est le résultat d'une aliénation insidieuse, qui prend racine 215 dans une méconnaissance de ses besoins profonds, qu'elle a perdus de vue faute de pouvoir les exprimer. Elle marche tout droit vers la névrose, qui se définit comme une « distorsion d'une pulsion à la croissance et à l'accomplissement des possibilités personnelles 57 ». Marie tente de remporter une victoire sur elle-même en faisant taire la voix de ses désirs par diverses acrobaties de sa volonté, ce qui la pousse vers une rationalisation exagérée de son vécu. Malheureuse, elle déverse ses craintes en gestes d'amour maladroits. Pour sa part, Lou, la fille de Marie, est prisonnière d'une cloison invisible. Elle planifie sa fugue en se basant sur la dissonance de ce gu' elle ressent par rapport à ce qu'on attend d'elle. Elle coupe les liens avec sa famille, jusqu'au jour où, dépourvue, elle ressent le besoin de revenir sur les lieux de sa naissance. Lou ressort la photo de sa famille, se met à se demander ce qui a changé depuis son départ. Le passé la rattrape.

6.3 LE DÉNOUEMENT DE LA CRISE

Nous avons déjà laissé entendre que les doutes et les questionnements entraînent un mOinent de revirement, une Inanifestation des valeurs intérieures des individus. De fait, pour accéder à une redéfinition positive de soi-même, il est primordial de surmonter sa peur et d'abaisser ses armes tournées vers l'inconnu. Il est important que «l'inconscient cesse 58 d'être menaçant pour devenir un lieu de richesses inexploitées ». Ainsi, l'individu qui apprend à écouter la petite voix de son intuition apprend du même coup à être lui-même et à se laisser guider par ce qu'il ressent profondément.

Les personnages de La terre ferme traversent, non sans heurt, la tempête

émotionnelle de la crise. Trop profondément engloutis dans le silence, l~s adolescents en fuite abandonnent leur combat en se laissant mourir, on le suppose, sur. un radeau. Ils refusent l'inconfort de la dissonance, ils résistent tant aux changements de la vie que l'acceptation de leur vécu leur apparaît impossible. Les deux garçons n'ont pas trouvé le chemin de la réconciliation avec eux-mêmes. Ils se sont imaginé que leur rôle était de mettre fin à leur souffrance en disparaissant plutôt qu'en trouvant leur chemin dans une existence liée à leurs valeurs intrinsèques. Ils sont un exemple de l'avortement d'une quête

57 Gérard ARTAUD, L'adulte en quête de son identité, op. cil., p. 12. 58 Ibid. p. 71. 216 identitaire, de l'anéantissement que le silence peut cacher, du manque de mots pour demander de l'aide et de la chute de la confiance en soi. Leur échec dans la redécouverte de leur limite et la Inanière dont cette déchéance se manifeste amènent le village tout entier à se redéfinir. Selon Jacqueline Michel: «Sur tous les visages, ces "déserts", une vérité 59 insoutenable s'est gravée en silence; ce sont des visages qui savent et qui se taisent ». Voilà comment les villageois de La terre ferme subissent leur deuil, c'est-à-dire dans un silence presque total. Pourtant, les autres personnages survivent à leurs questionnements, ils finissent même par survivre à la mort des garçons, qui sont les seuls à avoir échoué leur quête. Certains pourraient dire que le suicide comme acte de volonté est un choix et non un échec, mais nous n'adhérons pas à cette morbide victoire de la volonté sur la vie. Voyons comment la vie a eu raison des autres personnages.

La jeune fille, par exemple, accepte ce qu'elle est, après de longues négociations entre sa raison et ses instincts. Elle ne se laisse pas envahir par le désir de mourir, engendré par un besoin d'autonomie non assouvi. Elle trouve une solution à sa souffrance, revient à la maison, plus femme que fillette, et accède à sa vie d'adulte avec en tête le souvenir d'avoir vaincu l'appel du désespoir.

La mère, personnage écorché par la peur, pardonne à la vie après le retour de la jeune fille. Elle a~cepte difficilement le passage du temps, qui donne un peu plus de liberté chaque jour aux enfants qu'elle aimerait garder sous sa protection encore longtemps, mais elle y parvient.

De même, la femme seule, qui n'est pas à l'abri de l'effondrement, évolue dans un monde qu'elle croyait tracé d'avance et vit son célibat dans un stoïcisme désarmant jusqu'au jour où un événement vient brusquer sa vertu, ses convictions et sa solitude. Elle se sent à la frontière d'une décadence. La femme seule brise le silence et réapprend à se connaître, pour finalement entrer en relation avec un homme. Elle s'abandonne à elle-même à petites doses. À ce sujet, Anne Paoli, auteure d'un livre sur la quête d'identité des

59 Jacqueline MICHEL, Une mise en récit du silence, Le Clézio, Bosco, Gracq, Mayenne, Librairie José Corti, 1986, p. 25. 217 personnages de l'écrivaine Carmen Martin Gaite, émet le commentaire suivant: «La recomposition de son passé, soumise aux fantaisies de sa mémoire, devient un facteur indispensable dans la construction de soi. Or, parvenir à se définir permet d'accéder à une 60 forme de réconciliation et de paix avec sa propre personne ». Au moment où la femme seule n'est plus seule, qu'elle trace de nouveaux contours à sa vie par rapport à ses valeurs essentielles, elle sent les premiers battements d'ailes d'un épanouissement prometteur. Sa crise identitaire se caractérise par la prise de· conscience de l'urgence d'effectuer un changement et «par un mouvement de recul [qui se produit] devant l'ampleur de la tâche à 61 accomplir, un réflexe de peur devant l'inconnu ». Si l'individu en crise surmonte cette peur, il accède plus facilement à lui-même. Une fois cet obstacle franchi, la femme seule découvre qui elle est et son anxiété s'évanouit d'elle-même.

Dans Après la nuit rouge, Thomas négocie avec ses valeurs et celles qui lui sont imposées. Chacun de ses gestes le mène vers la découverte de lui-même. TI se reconnecte différemment 'au monde après un passage dans un univers d'angoisse et retourne dans son village natal où il retrouve un ami d'enfance. Il quitte les lieux pour la deuxième fois dans sa vie, heureux de s'être trouvé, après avoir aimé Marie. Le silence accompagne ses intentions, un silence de renouveau, cependant, plus que de défaite.

De toute évidence, les gestes de Marie sont programmés par sa raIson plutôt qu'inspirés par son cœur. Pourtant, en refusant le changement, elle alimente sa névrose. Elle cesse de résister en s'abandonnant à Thomas le temps d'une relation sexuelle unique, 1 n1ais conséquente. Son aventure la libère momentanément de sa prison et lui permet d'accéder à une part d'elle-même qui lui était insoupçonnée. Elle passe le reste de son existence à se complaire dans ce souvenir de bonheur, secret que seuls Thomas et elle partagent.

Lou naît de la trahison de Marie envers son mari. Elle grandit dans le doute et dans l'ignorance des circonstances de sa naissance, puis s'enfuit de la maison très jeune, avec

60Anne PAOLI, Personnage en quête de leur identité, op. cil., p. 14. 6 \ Gérard ARTAUD, L'adulte en quête de son identité, op. cit. , p. Il . 218 l'espoir de se reconstruire ailleurs. Comme les autres personnages, elle passe par les différentes étapes de l'élaboration d'une identité propre. Elle est d'abord victime d'aliénation par rapport à un modèle familial appauvrissant, qui la pousse à divorcer d'avec elle-même. Très jeune, elle ressent l'anxiété des dimensions oubliées de sa personnalité et résiste quelque peu au changement. Sa fugue est le résultat de son inconfort incessant. Elle marie un homme plus vieux qu'elle, avec qui elle apprend à revivre tout en gardant dans ses tiroirs quelques pans de sa vie antérieure. La maladie frappe son amant et l'incite à se réconcilier avec son vécu. Elle accède à son identité complète, à sa nature intérieure et à ses valeurs nouvellement redéfinies en revenant sur les lieux de son enfance. Encore une fois, le processus d'introspection de ce personnage est majoritairement silencieux.

Pour conclure sur cet aspect de la quête identitaire, tributaire du silence du recueillement, nous tenons à revenir sur les étapes qui ont mené notre réflexion dans cette direction. Notre point de départ était le silence dans la forme des textes, par les figures de style, les figures de mot et les blancs dans le texte. Nous avons ensuite évalué le silence comme thème dans les œuvres sélectionnées de Christiane Frenette en recensant les occurrences de bruits comparées aux répétitions d'absence de son. Une fois le chan1p sémantique constitué, nous avons prouvé la validité du thème et utilisé cette information pour pousser plus loin notre réflexion. Nous nous sommes alors demandé ce qui pouvait provoquer autant de silence. La réponse est venue des écrits d'Eni Puccilleni Orlandi qui associe le silence à l'introspection. Voilà ce qui nous a incitée à considérer l'attitude des personnages, leur silence, comme un signe avant-coureur de la quête d'identité des personnages.

7. DES PERSONNAGES PRÉOCCUPÉS, POUR UN LIVRE DE SILENCE

Les deux œuvres de Christiane Frenette, La terre ferme et Après la nuit rouge, ont joué un rôle crucial dans le développement de notre pensée et l'élaboration d'une réflexion sérieuse sur la nature du silence, son rôle en tant que thème et ses causes, soit la recherche d'identité. Afin de bien construire notre argumentation, nous avons recueilli et lu des ouvrages issus de différents domaines du savoir, dont les voix s'unissaient en une seule, la plupart du temps, ou se complétaient. Nous avons vu que les figures du silence se 219 manifestaient sous différentes formes, par des points de suspension, des omissions dans le discours, des tournures ironiques. Des exemples puisés dans les œuvres de Frenette nous ont aidée à expliquer ces concepts et à développer notre étude qui remettait en question la présence et le rôle du silence dans les œuvres. De fil en aiguille, le lien entre la quête d'identité des personnages et le silence nous est apparu comme un pont jeté entre deux thématiques pourtant distinctes. En explorant cette avenue et en élargissant notre enquête au champ de la psychologie, nous avons constaté que ces deux idées étaient imbriquées. Nous sommes désormais convaincue que La terre ferme et Après la nuit rouge véhiculent le silence parce que les personnages qu'ils mettent en scène sont obnubilés par une recherche de leur identité. Reste à voir si le phénomène est repérable dans d'autres œuvres littéraires et de quelle manière. La terre ferme, le radeau de lllon œuvre

Après la nuit rouge, un roman remarquable, illustre bien les questionnements soulevés par cet essai, mais La terre ferme est assurément, des deux ouvrages abordés, celui qui soutient le mieux Ce qui viendra. J'ai d'abord été étonnée quand la ressemblance m'est apparue entre mon"histoire et celle de Christiane Frenette. Puis, spontanément, je me suis dit que quiconque a déjà regardé l'eau du "fleuve couler, assis sur une pierre ou debout les pieds sur les galets, le cœur ouvert, comprend l'expérience qui paraît unique à chacun, c'est-à-dire la suivante: la mer suivra son cours après que tout soit anéanti et reconstruit, remis en question et rétabli dans la vie d'un homme.

Les personnages de Ce qUl viendra vi vent des difficultés, affrontent l'incompréhension, le doute, le rejet, la solitude et le mensonge. Au fur et à mesure que leurs désirs évoluent, que leurs bonheurs se transforment et que leurs peines changent, ils apprennent à se connaître. Leur quête d'identité s'amorce par le silence et leur métamorphose intérieure se précise. Élie, enfant candide attirée par la nature et le dialogue avec les animaux, trouve la femme en elle, s'égare à travers ses pulsions et retrouve son cheluin après avoir dompté le silence, celui de sa mère, entre autres. Étienne, son frère, garçon " taciturne ayant constamment repoussé ses rêves, perd pied et commet l'inacceptable. Il souhaite la mort, la seule à pouvoir le délivrer de ses remords, mais y échappe. Il finit par se départir de l'objet de son malheur, en jetant la tortue en pierre à savon à la mer. Ce même colifichet appartenait à Rosa, témoin de tout, ou presque, au village. Rosa meurt heureuse, libérée, jusqu'à preuve du contraire, de son don et de son amour pour un homme à qui elle n'a jamais avoué ses sentiments. Autour de ces personnages gravitent les melnbres de la famille Florent qui, de ' génération en génération, causent et subissent des déchirures. Clqire, la voisine, sort d'elle-même à trente ans, tente l'aventure, fraye avec la trahison et se recompose. Simone entrevoit la fin de son mutisme lorsqu'une cure lui est proposée, alors que l'Étranger, éternel ambivalent, quitte définitivement le village de la Crique après y avoir vécu deux échecs amoureux avec la même femme. De son côté, Joël demeure dans son questionnement d'enfant abandonné. Il 221 connaît le chemin à suivre pour atteindre ses objectifs de carrière, mais l'anonymat de sa mère le perturbe encore dans ses racines profondes, à la conclusion du roman.

Les personnages traversent une crise, chacun à leur manière au fil des pages. Le fleuve, protagoniste inconstant, brise tantôt des vies et répare, parfois, les mén10ires meurtries. Finalement, dans l' œuvre de Frenette comme dans Ce qui viendra, le silence est une manifestation de la recherche d'identité des personnages. Bibliographie

Œuvres étudiées:

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