Cahiers balkaniques

45 | 2018 L'industrie en Méditerranée Des produits et des hommes Industry in the Mediterranean Η βιομηχανία στη Μεσόγειο

Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/ceb/10209 DOI : 10.4000/ceb.10209 ISSN : 2261-4184

Éditeur INALCO

Édition imprimée ISBN : 978-2-85831-294-8 ISSN : 0290-7402

Référence électronique Cahiers balkaniques, 45 | 2018, « L'industrie en Méditerranée » [En ligne], mis en ligne le 14 décembre 2018, consulté le 06 juillet 2021. URL : https://journals.openedition.org/ceb/10209 ; DOI : https:// doi.org/10.4000/ceb.10209

Cahiers balkaniques est mis à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale 4.0 International. Cahiers balkaniques

Numéro 45

Centre de Recherche Europes-Eurasie Presses de l’Inalco Directrice de publication Manuelle Franck Rédacteurs en chef Faruk Bilici, Joëlle Dalègre, Frosa Pejoska-Bouchereau Comité scientifique Faruk Bilici (Professeur Histoire de la Turquie ottomane et moderne, Inalco- Paris), Frosa Pejoska-Bouchereau (Macédonien, Inalco-Paris), Joëlle Dalègre (mcf-hdr, Civilisation de la Grèce moderne, Inalco-Paris), Cécile Folschweiller (MCF Inalco, langue, littérature et civilisation roumaine), Mehmet hacislihoglu (Professeur d’histoire, Directeur du centre d’études balkaniques et de la mer Noire, Univ. Yildiz, Istanbul), Anna-Marina katsigianni, (Professeur en littérature comparée, Univ. Patras, Grèce), Christina koulouri (Professeur d’histoire grecque moderne, Univ. Panteion, Athènes), Blagovest njagulov (Professor, Historical Studies Institute, Académie Bulgare des Sciences, Sofia), Ivana Pantelic (Professor, Institute of Contemporary History, Belgrade) Comité de lecture Faruk Bilici, Joëlle Dalègre, Frosa Pejoska-Bouchereau Secrétariat de rédaction Christina alexoPoulos, Alexandre laPierre, Andrew Mc cormick, Nicolas Pitsos, Gaultier roux

Préparation de copie : Joëlle Dalègre

Édition et mise en page : Cedric raoul

Maquette : Marion chauDat pour Studio Topica et Cedric raoul

Contacts : Faruk Bilici ([email protected]), Joëlle Dalègre (joelle.dalegre@ wanadoo.fr), Frosa Pejoska-Bouchereau ([email protected])

Fabrication de couverture : Cedric raoul Illustration de couverture : Fours de production du gaz d’éclairage à Gazi, rue du Pirée (Athènes). Photographie : Vincent Gouzi, 2016.

Ce numéro a été réalisé avec Métopes, méthodes et outils pour l’édition structurée XML-TEI développés par le pôle Document numérique de la MRSH de Caen.

CC-BY-NC-SA 4.0 2019, Presses de l’Inalco 2, rue de Lille – 75343 Paris Cedex 07 – France ISSN : 0290-7402 ISBN : 978-2-85831-294-8 Cahiers balkaniques

L’industrie en Méditerranée Des produits et des hommes

Numéro dirigé par Joëlle Dalègre et Vincent Gouzi

Numéro 45 – Année 2017

Éditorial

Joëlle Dalègre

Ce numéro des Cahiers Balkaniques, comme les précédents, comprend un dossier principal, consacré à un sujet spécifique traité lors d’une des journées d’étude de l’Inalco et des varia, articles nés des travaux des membres et amis des Cahiers. Cette année, nous marquons avec joie le retour – ou l’entrée – dans notre publication des données économiques et géographiques. Elles n’ont jamais été exclues, mais se sont toujours trouvées minoritaires au profit des travaux littéraires ou historiques. Priorité est donc donnée, à partir d’exemples français, italiens, grecs et turcs, à l’industrie dans l’espace méditerranéen, un bassin qui, peut-être, porte un « modèle » industriel original. La Grèce, les Balkans, la Méditerranée, semblent un champ particulier d’étude où renouveler les problématiques liées à l’industrie : au niveau de la définition et du contenu du secteur secondaire, au niveau de l’apparition de nouveaux rapports de production, au niveau des espaces de l’industrie et à celui de l’histoire économique et monétaire. De nouvelles approches de l’histoire incitent à l’élargissement des études sur l’industrie en tant qu’instrument de transformation sociale ; c’est pourquoi on présente ici une vision élargie de l’industrie, un peu moins « économique » et un peu plus anthropologique, un peu moins mécaniste et plus ouverte sur la gestion de l’incertitude. L’histoire, la littérature et la géopolitique ne sont pas absentes néanmoins, et se retrouvent dans les varia où l’on se réjouit de l’arrivée de nouveaux contributeurs importants et d’un retour (amorcé dans le numéro 43) du domaine albanais, absent depuis assez longtemps. On y voit même une extension vers le Caucase, avec lequel l’Union européenne et, particulièrement, les pays des Balkans (la Grèce en particulier) entretiennent des relations étroites et multiformes. En fin de publication, les comptes rendus de lecture font part de deux ouvrages récents et peu connus, liés à notre Centre par leurs auteurs et leurs sujets. L’équipe des CEB souhaite bonne lecture à tous et reste ouverte à toutes les contributions futures.

Liste des sigles et abréviations utilisés dans ces textes

Acronyms and abreviations used in these texts

Συντομογραφίες και ακρωνύμια χρησιμοποιημένα σ’ αυτά τα κείμενα

AKP : Adalet ve Kalkınma Partisi, Parti de la Justice et du Développpement. BIT : Bureau international du Travail. CITI : Classification internationale Type par Industries CITP : Classification internationale par type de professions. CPA : Classification des Produits Associés aux activités UE. CPC : Central Cassification of Products, Classification centrale des Produits ONU. DİSK : Türkiye Devrimci İşçi Sendikaları Konfederasyonu, Confédération des syndicats révolutionnaires de Turquie. DTO : Deniz Ticareti Odası, Chambre de Commerce maritime. EFIM : Ente partecipazioni e finanziamento industrie manifatturiere, Organisme public de participation et de financement de l’industrie manufacturière. ELSTAT -ΕΛΣΤΑΤ : Ελληνική Στατιστική Αρχή, Autorité Statistique Grecque. ENEL : Ente nazionale per l’energia elettrica, Organisme public pour l’énergie électrique. ENI : Ente Nazionale Idrocarburi, Organisme public des Hydrocarbures. ESP : Ezilenlerin Sosyalist Partisi, Parti socialiste des opprimés. FMN : Firme multi-nationale. GDP -PIB : Gross Domestic Product, Produit Intérieur Brut. GISBIR : Gemi İnşa Sanayicileri Birliği, Union des Industriels de la Construction navale. CAHIERS BALKANIQUES 8 L’industrie en Méditerannée

GSEE : Γενική Συνομοσπονδία Εργατών Ελλάδας, Confédération Générale des Travailleurs de Grèce. HAK-İŞ Konfederasyonu : Confédération des droits des travailleurs. IIS : Institut international de la Statistique. INSEE : Institut national de la Statistique et des Études Économiques. IPEMED : Institut de prospective économique du monde méditerranéen. IRI : Istituto per la Ricostruzione Industriale, Institut pour la Reconstruction Industrielle. ISCO : International Standard Classification of Occupations = CITP : Classification international standard des professions. ISI : Industrialisation par Substitution d’Importations (Turquie). ISIC : International Standard Industrial Classification, Classification international standard des industries ISIS (CITI en français) : International Standard Industrial System, Système industriel internationale standard. KAMU-SEN : Türkiye Kamu Çalışanları Sendikaları Konfederasyonu, Confédération des Travailleurs du secteur public de Turquie. KESK : Kamu Emekçileri Sendikası Konfederasyonu, Confédération syndicale des employés du secteur public (Turquie). KOSGEB : Küçük ve Orta Ölçekli İşletmeleri Geliştirme ve Destekleme İdaresi Başkanlığı, Organisation pour le développement des petites et moyennes entreprises (Turquie). MCN : Machines à commande numérique. MEMUR-Sen : Memur Sendikaları Konfederasyonu, Confédération des syndicats des Employés (Turquie). MSHA : Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine. MÜSIAD : Müstakil Sanayici ve İşadamları Derneği, Association d’industriels et d’hommes d’affaires indépendants (Turquie). NACE : Nomenclature des Activités dans la Communauté Européenne OCEMN : Organisation de Coopération économique de la mer Noire fondée en 1992 à Istanbul. PIB : Produit Intérieur Brut. PATHE : Patras-Athènes-THEssalonique. PME : Petites et moyennes entreprises. Prodcom : Productions communautaires. SDN : Société Des Nations. SHS : Sciences Humaines et Sociales. SMEs : Small and medium-sized enterprises, Petites et moyennes entreprises. SOEs : State Owned Enterprises, Entreprises d’État. LISTE DES SIGLES ET ABRÉVIATIONS UTILISÉS DANS CES TEXTES 9

SSE : Système Statistique Européen. STAKOD : Στατιστική ταξινόμηση των κλάδων οικονομικής δραστηριότητας, Classification statistique des secteurs d’activité économique. STP : Software Test Professionals, Professionnels des tests logiciels. TACIS : Technical Assistance to the Commonwealth of Independant States-CEI, programme créé en décembre 1991. TER : Tableau Emploi Ressources. TIC : Technologies de l’Information et de la Communication. TRACECA : Transport Corridor Europe-Caucase-Asie, programme de transport international né en 1993 impliquant l’Union européenne et quatorze États membres de l’Est européen, du Caucase et de l’Asie centrale (Arménie, Azerbaïdjan, Bulgarie, Géorgie, Kazakhstan, Kirghizistan, Iran, Moldavie, Ouzbékistan, Roumanie) Türk-İş : Türkiye İşçi Sendikaları Konfederasyonu, Confédération des syndicats de travailleurs turcs. TÜSİAD : Türk Sanayicileri ve İşadamları Derneği, Association des industriels et des entrepreneurs de Turquie. TVA : Taxe à la Valeur Ajoutée. UE : Union Européenne. VA : Valeur Ajoutée.

DOSSIER

Introduction Introduction Εισαγωγή

Vincent Gouzi CREE/Inalco/USPC

Nous sommes ici, je crois, parce que nous pensons qu’il est intéressant de réfléchir à l’évolution de la place de l’industrie dans nos économies depuis le tournant libéral des années 1970. Et parce qu’il est intéressant de le faire dans l’espace méditerranéen, à la fois parce qu’on ne l’a pas beaucoup fait et parce qu’il est peut-être porteur d’un « modèle » industriel original. On porte encore aujourd’hui un regard très « orienté » sur le processus d’industrialisation. La révolution industrielle qui s’est produite en Angleterre puis en Europe du Nord a été un phénomène si extraordinaire et qui a engendré une telle transformation, qu’il a absorbé pour longtemps l’attention des historiens et des économistes. Les révolutionnaires de 1917 ne pensaient qu’à elle, comme les artisans de la reconstruction de l’Europe en 1945 ou les décolonisateurs du tiers-monde. L’Europe du Sud reste ainsi à l’écart, sa révolution industrielle paraît aux chercheurs tardive, imitative, limitée. Comme le dit Gérard Chastagnaret : « La croissance économique en Méditerranée entrait mal dans le prêt-à-porter conceptuel du développement » 1. Et pourtant, des industries rentables, en forte croissance et innovantes, ne manquent pas en Méditerranée. La fonderie carthagénoise (dont les techniciens vont nourrir celle du Laurion), la minoterie grecque ou le textile du Pirée, l’étonnant Andréas Hatzikyriakos, créateur des premières cimenteries espagnole, grecque, turque comme les réseaux énergétiques du Sud-Ouest français, en témoignent largement pour le passé.

1. Gérard Chastagnaret, 1997, « L’industrie en Méditerranée : une histoire en construction », Méditerranée, Tome 87, p. 5-12. CAHIERS BALKANIQUES 14 L’industrie en Méditerranée

C’est un développement continu que montrent encore récemment la fonderie d’aluminium d’Aspra Spitia en Grèce, les districts industriels italiens, l’espadrille espagnole, en Turquie l’électronique et la construction navale. La Grèce, les Balkans, la Méditerranée semblent un champ particulier d’étude où renouveler les problématiques liées à l’industrie :

• Au niveau de la définition et du contenu du secteur secondaire : ainsi du glissement de l’agriculture vers l’agro-industrie et de l’intégration de ces dernières dans un concept de régime, d’écologie diététique, spécifique aux données géographiques de la zone ; ainsi de l’externalisation de pans entiers de la production vers des sous-traitants ultra-spécialisés comme les laboratoires pharmaceutiques. Ainsi de l’internationalisation de la recherche et des industries culturelles. Ainsi des processus d’innovation. • Au niveau de l’apparition de nouveaux rapports de production : l’histoire du travail en Grèce fait apparaître des spécificités, à la fois archaïques et modernes : importance de l’entrepreneur individuel, du travailleur indépendant informaticien, artisan ou chercheur, au sein d’un réseau dense de PME (petites et moyennes entreprises), utilisant des formes de travail et de contrat très souples. Le rôle institutionnel de l’entreprise dans le développement, le rapport entre l’État et l’entreprise, autour du thème de la liberté d’entreprendre, s’y définissent de manière originale. • Au niveau des espaces de l’industrie grecque : leurs propriétés sont l’occasion de renouveler la réflexion sur les processus de localisation ou d’agglomération spatiale, sur les carrefours ou nœuds d’échange et de production, sur les réseaux. De même les processus complexes à l’œuvre dans les districts industriels italiens, français ou balkaniques, dans les grandes métropoles industrielles. • Au niveau de l’histoire économique et monétaire : l’actualité de la Grèce en fait un objet d’étude particulièrement riche. L’alimentation en liquidité de l’entreprise industrielle, clé de l’investissement et de l’exportation, est l’occasion d’interroger le rôle des intermédiaires dans la distribution de monnaie.

De nouvelles approches de l’histoire incitent à l’élargissement des études sur l’industrie en tant qu’instrument de transformation sociale :

• En mettant en valeur les temps différents qui composent l’histoire, Fernand Braudel plaçait plutôt l’industrie dans le temps court, celui des changements rapides et des innovations. Il notait, en 1986, dans L’Identité INTRODUCTION Vincent GOUZI 15

de la France, le changement radical vécu dans les quarante années précédentes par rapport à celui intervenu depuis le néolithique. Certaines permanences demeurent pourtant : l’obsidienne de Milos, le passage de l’Égée (la marine grecque), certains champs culturels (l’orthodoxie, la Méditerranée), la permanence du climat. Il s’interrogeait aussi sur les dates, sur la périodisation de l’histoire, ce que l’on peut utilement faire à propos de la datation de la révolution industrielle dont l’apparition est largement précédée par des activités dites préindustrielles, et qui se décompose elle-même en plusieurs révolutions successives, la dernière, celle de l’informatique. • En faisant appel au concours des sciences sociales, géographie, sociologie, économie, anthropologie, il invitait à élargir l’approche de l’industrie et à mieux éclairer l’objet : études des processus d’agglomération spatiale, anthropologie du monde du travail, en particulier des nouvelles formes du travail, des réseaux, des migrations et du monde de l’entreprise en s’intéressant aux formes de propriété, à la famille, à l’économie de l’innovation ; c’est également une étude de l’économie institutionnelle, qui n’oublie pas les transferts de valeur ajoutée, les comportements de l’homo-economicus, les mécanismes institutionnels de la croissance. Il n’est pas jusqu’à la préhistoire, qui n’éclaire l’industrie, sous l’angle du rapport entre l’homme et l’outil, ou de l’archéologie spatiale.

Compte tenu de toutes ces données et réflexions, les interventions ont donc été regroupées en trois parties : le produit (interventions de Vincent Gouzi, Christophe Bouneau et Christina Agriantoni), l’entreprise (interventions de Vera Negri Zamagni et Nabil Erouihane), l’emploi (interventions de Léda Papastefanaki, Isil Erdinç et Akis Palaiologos).

• Le produit : la division du travail a une traduction géographique, celle des avantages résultant du climat et de la fertilité des sols, par exemple la diète méditerranéenne, fondée sur des systèmes agroalimentaires localisés ou les fonderies sur l’eau qui s’appuient sur les produits du sous-sol, bauxite, cuivre, argiles industrielles, ou matériaux de construction. Mais pas le charbon et l’acier. Elle a aussi une dimension historique dans laquelle l’innovation joue un rôle déterminant, qui fait émerger des produits nouveaux, de plus en plus immatériels, des produits culturels et des services à l’industrie comme en France. • Ensuite l’entreprise : il y a évidemment un esprit d’entreprise vigoureux dans ce bassin. Mais il présente des traits que l’on considérait comme CAHIERS BALKANIQUES 16 L’industrie en Méditerranée

archaïques jusqu’à ce que l’essor italien prouve le contraire. La famille méditerranéenne a sans aucun doute subverti le modèle entrepreneurial de la révolution industrielle anglaise et l’on n’a pas fini d’en découvrir les replis. L’artisanat se réinvente un sens moderne, celui que lui donnent les districts italiens, les petits sous-traitants de l’Aérospatiale, utilisateurs de MCN (machines à commande numérique), les informaticiens à domicile. Les grands donneurs d’ordre internationaux actualisent la sous-traitance en confiant le conditionnement, mais aussi une partie de la recherche à des industriels grecs de la pharmacie. L’ouverture des marchés contribue à ces réévaluations. • L’emploi enfin, la représentation du travail, les conflits professionnels ne peuvent pas ne pas réagir à l’évolution du produit et de l’entreprise ou s’adapter à leurs traits propres. Une société profondément marquée par ses traits culturels méditerranéens (famille, État), s’adapte à l’innovation, s’insère à sa façon dans le jeu de l’offre et de la demande.

Voilà sans doute une vision élargie de l’industrie, un peu moins « économique » et un peu plus anthropologique, un peu moins mécaniste et plus ouverte sur la gestion de l’incertitude. Elle interroge l’évolution du processus industriel : doit-on parler de désindustrialisation des années 1980-1990 ou d’émergence de nouvelles formes industrielles, étroitement liées à des formes d’emploi et de relations professionnelles, dans lesquelles le service nourrit à la fois l’ensemble de la chaîne de production et l’emploi des acteurs ? Nomenclatures industrielles en Grèce. Variations du champ du secteur secondaire et limites de comparabilité

Industrial nomenclatures in . Variations of the field of the secondary sector and limits of comparability

Βιομηχανικές ταξινομήσεις στην Ελλάδα. Αλλαγές στον πεδίο του δευτερογενή τομέα και περιορισμοί στην συγκρισιμότητα

Vincent Gouzi CREE/Inalco/UPSC

Nomenclature, classification, taxinomie (en grec), échelle technologique (technologiki klimax)… quel que soit le mot, il désigne ce travail premier du chercheur pour mettre un peu d’ordre dans les produits des activités humaines, dans ce « bazar » qu’évoque Adolphe Quételet 1. Il le fait pour les outils de la préhistoire (André Leroi-Gourhan), pour les pierres à meules (Margarita Vrettou Souli), pour les outils de la culture du blé en Méditerranée (Pascal Rivet et Serge Luquet) et pour bien d’autres. Une nomenclature est l’inventaire détaillé d’activités dans des temps et des espaces donnés, c’est aussi le moyen de les rendre intelligibles et comparables entre elles.

1. « [… ] lors de la grande Exposition de Londres, ce bazar universel où toutes les parties du monde civilisé sont venues étaler les merveilles de leur art et de leur industrie, ce n’était pas seulement la confusion des langues qui faisait obstacle à l’échange des idées ; c’était surtout l’insuffisance où l’on était de comparer tant de choses et de ramener à une même appréciation les forces et les richesses de tant de nations ». « Il devenait indispensable d’employer les mêmes méthodes et d’observer les mêmes instruments, portant les mêmes échelles et gradués de manière homogène ». Quételet, 1873, p. 7. CAHIERS BALKANIQUES 18 L’industrie en Méditerranée

Pour caractériser la Révolution industrielle, on a construit des nomenclatures. Aussi, pour traiter de l’industrie en Méditerranée, ai-je interrogé les nomenclatures de produits, leur histoire, leur division économique en secteurs et branches, la répartition statistique des items et de certains résultats par branches. J’esquisserai d’abord un bref historique, raccrochant la Grèce à l’activité internationale. Je développerai ensuite une analyse économique des transferts de valeur entre secteurs et branches et de leurs causes. Je livrerai enfin quelques hypothèses résultant de l’analyse statistique des nomenclatures industrielles dans cinq pays méditerranéens, comparée à celles de l’Union européenne (UE) à 27 et de l’Allemagne comme pays de référence.

Une brève histoire des nomenclatures

Le tableau de Quesnay de 1758 est probablement une des premières nomenclatures d’activités économiques, car leur essor est plutôt contemporain de la Révolution industrielle. Pour simplifier, on distingue ici trois étapes : le milieu du xixe siècle, l’entre-deux-guerres et l’après-guerre. Le milieu du xixe siècle est marqué par la Révolution industrielle qui touche à la fois les produits et la société. Le besoin d’enregistrer ces transformations est pressant : Adolphe Quételet, statisticien et sociologue, anime les Congrès internationaux de statistiques qui se réunissent de 1853 à 1876 et dont l’influence sur la création de commissions ou de bureaux statistiques dans les pays participants, et sur le lancement d’enquêtes industrielles, est déterminante. L’Institut International de Statistique (IIS) créé en 1885 prend le relais. De son côté, la Grèce délègue au Congrès statistique de Paris, en 1855, le Secrétaire général du ministère de l’Intérieur, Spyridon Spiliotakis. Le même est commissaire de la Grèce à l’Exposition universelle, la même année, à Paris. Alexandre Mansolas, dont on présente les chiffres, participe aux deux congrès statistiques de Saint-Pétersbourg en 1872 et de Budapest en 1876. Le tableau ci-dessous compare les « groupes » de produits grecs à ceux de l’Exposition universelle : NOMENCLATURES INDUSTRIELLES EN GRÈCE Vincent GOUZI 19

Tableau 1. Les groupes de produits grecs à l’Exposition universelle de 1867

Classes Classes Exposants Objets Expo % exposants % objets Mansolas grecs exposés Univ.1867 Groupe 1 Œuvres d’art 5 5 18 44 Matériel et applications Groupe 2 8 5 23 76 Des arts libéraux Meubles et Groupe 3 objets pour 13 5 18 38 l’habitation Vêtements (tissus Groupe 4 compris) et 13 10 81 161 19,37 18,92 autres Objets portés Produits bruts et ouvrés des Groupe 5 7 6 135 172 industries extractives Dont agriculture 3 3 80 109 14,83 16,92 non alimentaire Instruments et Groupe 6 procédés des 21 5 7 10 arts usuels Aliments frais ou conservés à Groupe 7 7 6 291 350 50,79 41,13 divers degrés de préparation

To t a l 74 42 573 851 100 100

Notons que les recensements de population de 1861 et de 1889 s’intéressent aux activités, mais moins aux produits qu’aux professions.

Source : Exposition universelle de 1867, Alexandros Mansolas, Πολιτειογραφικαί πληροφορίαι περί Ελλάδος, 1867, [Renseignements statistiques sur la Grèce], Βασιλικό τυπογραφείο [Imprimerie royale, Athènes]. CAHIERS BALKANIQUES 20 L’industrie en Méditerranée

Tableau 2. Les professions dans le recensement grec de 1861

Recensement de 1861 en Grèce Propriétaires fonciers 16 122 Industriels 32 801 Agriculteurs 147 507 Bergers 38 953 Ouvriers 19 592 Domestiques hommes 12 651 Domestiques femmes 7724 Voituriers et loueurs de chevaux 2307 Artistes 1346 Ecclésiastiques 5102 Petits marchands 9452 Gros négociants 793 Marins de la marine royale 510 Marins de la marine marchande 19 303 Employés et fonctionnaires 3553 Employés des communes 5199 Maîtres et professeurs 1176 Avocats 394 Journalistes 68 Médecins 398 Pharmaciens 161 Sages femmes 832 Étudiants garçons 42 680 Étudiants filles 9035 To t a l 377 659

Source : Elstat [INSEE grec], Απογραφή Πληθυσμού 1861 [Recensement de population de 1861], Βασιλικό τυπογραφείο [Imprimerie royale, Athènes]. NOMENCLATURES INDUSTRIELLES EN GRÈCE Vincent GOUZI 21

L’IIS et le Bureau international du Travail (BIT) 2 sont les deux chevilles ouvrières de la normalisation de l’entre-deux-guerres. Le premier participe à la Commission d’étude de la Société des Nations (SDN) pour l’unification des méthodes de statistiques économiques. La Convention de 1928 charge un Comité d’experts de préparer une classification des industries qui aboutit, en 1938, à recommander une classification internationale par branches des activités économiques. Le BIT s’intéresse aux professions, mais recommande, par souci de rigueur, de caler ces classifications sur celles des activités et des produits. En Grèce, Georges Chomatianos met en relation les travaux du recensement de 1907 et ceux des congrès statistiques internationaux et ceux de l’IIS. Le recensement de la population de 1928 cite les travaux du Comité d’experts de la SDN qui a développé « un projet de nomenclature des branches d’activité ». D’ailleurs, la participation des statisticiens grecs à ces activités internationales mériterait sans doute un éclairage supplémentaire. Enfin, en janvier 1947, la Commission de Statistique de l’ONU fait adopter l’International Standard Industrial Classification (ISIC). En 1970, Eurostat construit la Nomenclature des Activités économiques dans la Communauté européenne (NACE), harmonisée en 1988 avec l’ISIC et désormais obligatoire pour les États membres. La Grèce adopte les nomenclatures internationales. Le recensement industriel de 1958 sous la direction de Pierre Kouvelis, se réfère à l’ISIC de 1948 : La codification des branches d’activité a été opérée selon la Classification internationale type de toutes les branches d’activité économique, révisée par la Commission de Statistique de l’ONU, et dont les activités ont été subdivisées pour tenir compte des caractéristiques spéciales des « unités économiques » de la Grèce, afin que les données recueillies pussent être classées d’après leur cas d’espèce 3. Les nomenclatures d’activités, produits, professions, résultats de cette activité, sont toutes alignées sur les mêmes principes de comparabilité. Elles sont toutes

2. Albert Thomas, premier directeur du BIT participe en 1914, au ministère de l’Armement, à l’organisation de la production industrielle en temps de guerre, puis il y est comme sous-secrétaire d’État, puis comme ministre. François Simiand, l’historien des fluctuations économiques, l’assiste au ministère, et Lucien March, précédemment responsable de la Statistique à l’Office du travail, est alors directeur de la Statistique générale de la France. 3. Elstat, Απογραφή βιομηχανίας 1948 [Recensement industriel de 1948], Βασιλικό τυπογραφείο, Αθήνα, [Imprimerie royale, Athènes]. CAHIERS BALKANIQUES 22 L’industrie en Méditerranée

construites sur des regroupements partiels par classes, branches et secteurs, affectés de codes décimaux. Elles prennent en compte à la fois le produit « naturel » et sa filière, le processus technologique et l’entreprise productrice. Telle est la dynamique historique qui sous-tend l’évolution des nomenclatures. Voyons la dynamique économique qui, elle aussi, entre en ligne de compte.

Théorie économique et secteurs d’activité

Les trois secteurs, primaire, secondaire et tertiaire n’ont pas seulement une valeur descriptive : on a essayé de théoriser la dynamique de passage d’un secteur à l’autre et, plus récemment, d’expliquer la désindustrialisation des années 1970. Dans cet esprit, une brève analyse quantitative des items des nomenclatures met en évidence la transformation profonde et des secteurs et des nomenclatures.

Les transferts intersectoriels. L’économie politique à la fin duxvii e siècle s’accompagne des premières nomenclatures, divisions analytiques de « la richesse des nations ». Les physiocrates pensent que la seule activité économique est l’agriculture (plus largement les produits du sol, dont les mines) et que l’industrie consomme ses propres produits en les fabriquant et n’ajoute donc aucune valeur. William Petty, précurseur, note en 1682 : « Il y a beaucoup plus à gagner par l’industrie que par l’agriculture, et beaucoup plus par le commerce que par l’industrie… » 4. Adam Smith fonde sur la division du travail l’enrichissement des nations et dessine une première esquisse des secteurs, calée sur l’offre 5. Thomas Malthus, lui, s’intéresse à la distinction entre biens matériels et biens immatériels, mais pour rejeter ces derniers 6. Jean-Baptiste Say, enfin, parmi ces précurseurs, considère que c’est l’utilité qui inspire l’activité économique, qu’il répartit entre les trois

4. William Petty, 1905. 5. Smith, 2012, p. 354: “Of the different employment of capital: A capital may be employed in four different ways: first in procuring the rude produce [primaire], or secondly in manufacturing and preparing the rude produce [secondaire], or thirdly in transporting either the rude or the manufactures produce or lastly in dividing portions of either…”[tertiaire, transport et commerce] 6. Malthus, 1969, Chapitre 1, Des définitions de la richesse : « La ligne qu’il est le plus naturel et le plus utile de tracer nettement est celle qui sépare les objets matériels des objets immatériels ». NOMENCLATURES INDUSTRIELLES EN GRÈCE Vincent GOUZI 23 secteurs 7. La valeur, l’utilité, et donc plutôt la demande, fondent l’économie, le reste est simple affaire de classification. Il faut attendre Colin Clark et Allen Fisher en 1939 et 1940 pour une analyse dynamique des secteurs 8. Leur définition repose sur la nature de leurs inputs, autrement dit de leur processus de production. Les glissements de l’activité de l’agriculture à l’industrie sont expliqués (Fisher) par l’élasticité des revenus à la demande, le tertiaire accueillant les produits, dont l’élasticité à la demande est la plus forte. Jean Fourastié et Alfred Sauvy, en 1947, après la Seconde Guerre mondiale, montrent que c’est l’amélioration de la productivité, alimentée par l’innovation, qui constitue le moteur à la fois du déplacement de la demande (par la baisse des prix qu’elle engendre) et de l’emploi (en libérant une main-d’œuvre disponible pour d’autres secteurs) 9. Alfred Sauvy parle de déversement. Ces analyses se réfèrent à la loi d’Ernst Engel de l’élasticité de la demande au revenu qui décroît des biens primaires aux biens tertiaires 10.

Désindustrialisation ou dématérialisation de l’industrie ? La mutation profonde des activités dans les années 1970 est décrite souvent comme une désindustrialisation et une tertiarisation des économies. David Flacher et Jacques Pelletan montrent que les nomenclatures répondent mal aux mutations industrielles 11 : la succession des trois Révolutions industrielles se caractérise par une multiplication considérable des produits, liée à l’évolution des besoins 12.

7. Say, 1803. Livre premier, chapitre II : « Lorsqu’elle (notre industrie) se borne à les (les produits de la nature) recueillir des mains de la nature, on la nomme industrie agricole, ou simplement agriculture. Lorsqu’elle sépare, mélange, façonne les produits de la nature, pour les approprier à nos besoins, on la nomme industrie manufacturière. Lorsqu’elle met à notre portée les objets de nos besoins, qui n’y seraient pas sans cela, on la nomme industrie commerciale, ou simplement commerce ». « Toutes (les activités) donnent une utilité à ce qui n’en avait point ». 8. Fisher, 1939, p. 24-38, Clark, 1940. 9. Fourastié, 1952, Sauvy, 1981. 10. Engel, créateur de l’Office saxon des Statistiques en 1850, décrit en 1857 le résultat de son analyse des budgets ouvriers. 11. Flacher & Pelletan, 2007, p. 13-46, « Le nom même d’industrie, tel qu’il a été façonné par l’histoire, plus qu’un simple découpage statistique, doit beaucoup au modèle de civilisation de la révolution industrielle occidentale, qui repose sur les innovations techniques et organisationnelles dans la production, sur les nouveaux produits, mais aussi sur les tensions et les luttes sociales ». 12. Caron, 1997. CAHIERS BALKANIQUES 24 L’industrie en Méditerranée

L’innovation, sa diffusion rapide dans l’économie, fait éclater le dispositif classificatoire. Mais ils soulignent également la « dématérialisation » progressive à la fois du produit et de la demande. On a insisté sur le rôle de l’innovation, sur le déplacement de l’entreprise le long des secteurs à la recherche du profit et sur le flou consécutif des frontières (mines, agro-industrie, construction). Je voudrais insister sur la dématérialisation de la production et sur la modernité économique qui s’attache à l’immatérialité des biens. Jonathan Guershunny relève à ce sujet trois cas 13 :

• Les biens culturels : la loi d’Engel, les goûts des ménages, l’innovation, se traduisent par une explosion de cette catégorie de biens, l’édition de contenus culturels sur tous supports – de moins en moins coûteux –, une production artistique déjà marchandisée depuis le début du siècle, l’importance croissante de la recherche et des logiciels. • Les services à l’industrie : le produit industriel se dématérialise, incorpore une valeur ajoutée intellectuelle de plus en plus grande, tels le design et les logiciels. L’entreprise externalise de nombreuses fonctions et les sous-traite, ainsi le marketing, la comptabilité, l’audit, la gestion de l’emploi, la gestion locative d’immeubles, de machines, de salariés. • Enfin émerge une économie de self-service, d’autoproduction des ménages, de bricolage, liée à la montée du temps libre sous toutes ses formes, caractérisée par l’achat de biens d’équipement à prix relatif bas pour économiser un service. L’« autostegasi » en Grèce me paraît relever de ce cas 14.

Analyses chiffrées des lignes de nomenclature

La simple analyse quantitative des items des nomenclatures par secteur montre ces évolutions : approfondissement de la division du travail par multiplication du nombre des items dans le temps, dans l’entre-deux-guerres et surtout l’après Seconde Guerre mondiale. En revanche, la fluidité des secteurs et les déversements de l’agriculture vers l’industrie, puis les services ne sont pas vraiment avérés. Mais une analyse plus fine par branche confirme le « déversement » de l’industrie vers les services à l’industrie et les produits culturels. Les tableaux 3 et 4, en annexe, concernent la Grèce : curieusement, dans ce pays, la description des professions met l’accent sur les professions libérales,

13. Gershuny, 1978. 14. Autoconstruction (par les ménages et non par des professionnels). NOMENCLATURES INDUSTRIELLES EN GRÈCE Vincent GOUZI 25 puis, lentement, sur les professions industrielles. L’industrie, à partir de 1907, trouve sa place qui croît jusqu’en 1928. La décroissance des services en 1928 est une anomalie. Après la Seconde Guerre mondiale, l’industrie, comme activité, maintient sa place jusqu’en 2002, avant de décroître au profit des services. Les tableaux 5, 6 et 7 décrivent successivement les nomenclatures d’activités ISIC, de produits CPC et CPA, de professions (STP et ISCO). Au niveau des activités, il y a bien montée, puis décroissance de l’industrie, et inversement, des services. Au niveau des produits, en revanche, l’inflation des items industriels plus faciles à identifier empêche les services de trouver leur place : ce n’est qu’en 2008 que le toilettage se fait. Au niveau des professions, la décroissance de l’industrie est vive et se fait au profit des services : la sensibilité de la statistique aux structures sociales est plus grande. Le tableau 6 détaille les services. Le tableau 9 aussi, mais il décrit la difficulté d’un pays du Sud, la Grèce, à rentrer dans le cadre général de l’Union européenne à travers l’onomatologia 15 de 2008. Celle-ci spécifie les caractéristiques grecques : le commerce de détail (à huit chiffres il est vrai) y représente 1036 items, contre 202 dans le CPA de l’UE à six chiffres et le commerce de gros 1635 contre 106. Inversement, l’industrie est nettement mieux représentée dans le CPA que dans l’onomatologia. C’est le premier indice d’inadaptation des nomenclatures européennes aux réalités méditerranéennes.

Nomenclatures industrielles en Méditerranée

Ce travail sur les nomenclatures nous permet, à partir des résultats observés sur les pays méditerranéens qui nous intéressent, de tenter de vérifier l’existence d’un profil méditerranéen comparé à l’ensemble de l’UE à 27 et à titre de référence, à l’Allemagne. J’ai utilisé deux cadres statistiques homogènes, les tableaux emplois ressources des comptabilités nationales et les enquêtes Prodcom (productions communautaires). Voir Τableaux emplois ressources des comptabilités nationales (Tableaux 10 et 11 en annexe) La moyenne des quatre pays méditerranéens (hors Turquie) comparée aux valeurs correspondantes de l’Allemagne met en évidence, au niveau des PIB, la part de l’agriculture et celle des services, nettement supérieures, et inversement celle de l’industrie, nettement inférieure. Toutefois, l’Italie et l’Espagne présentent un profil industriel plus proche de celui de l’Allemagne que de ceux de la France ou de la Grèce et, pour l’Italie notamment, dans le cas des machines. Pour l’Espagne

15. « Dénomination » des produits soumis à tarifs douaniers. CAHIERS BALKANIQUES 26 L’industrie en Méditerranée

cependant, il faudrait corriger l’anomalie que constitue la construction : la part de l’industrie rejoindrait la moyenne européenne. En revanche, la moyenne des quatre pays méditerranéens ne s’écarte de celle de l’UE 27 que pour affirmer un profil inverse où la part de l’industrie est plus élevée, et celle des services, moindre. Indices de développement plus que de localisation : Chastagnaret a sans doute raison. L’analyse fine des services fait apparaître un profil sinon méditerranéen, en tout cas spécifique. Le rapprochement Grèce-France est très remarquable, si l’on considère l’administration publique, mais la moyenne des quatre ne diffère pas de celle de l’UE, et à peine de celle de l’Allemagne. En revanche, services immobiliers, produits culturels, commerce - transports - télécoms distinguent nettement les quatre pays méditerranéens de la moyenne européenne, et plus encore de l’Allemagne. Si l’on peut hésiter au niveau des PIB, on ne le peut pas au niveau des Valeurs Ajoutées et des Output. Le cas français des services à l’industrie (14,2 % de la VA) mériterait une étude à part, qui corrige, en partie, la faiblesse de la part de l’industrie commune aux trois autres pays du Sud. Notons le profil très spécifique de la Grèce, intégrant une vision particulière du commerce et le rôle stratégique des transports et des communications (presse, audiovisuel, télécom). Depuis 2010, l’activité du port du Pirée connaît la plus forte croissance en Europe, ce qui renforce la part de ce poste.

Tableaux prodcom

Les limites inhérentes aux TER n’existent pas ici. Les produits industriels sont classés par branches, mais on dispose du détail à l’intérieur des branches. De plus, Eurostat dispose des enquêtes par pays jusqu’en 2014. La seule limite est qu’ils ne comportent ni les produits agricoles ni les biens immatériels et services. La première observation (Tableau 12) concerne le remplissage des cases par chacun. Les zones non renseignées correspondent à des absences de production. La Grèce, et à un moindre degré, la Turquie, ont un taux élevé de lignes non renseignées, l’Allemagne ayant le taux le plus bas. France, Italie, et Espagne ont des taux très bas, proches de ceux de l’Allemagne. La confidentialité n’est pas forcément un trait méditerranéen, l’Allemagne ayant un taux plus élevé que la Grèce, et l’Italie ayant le taux le plus bas. La deuxième observation est relative au nombre d’items par branche : les industries traditionnelles, y compris l’agroalimentaire, ne représentent que le tiers des lignes, alors que la métallurgie et les machines et matériels en représentent 48 %, et la chimie et ses dérivés 19 %. On rejoint la remarque ci-dessus sur l’onomatologia grecque : la nomenclature est faite pour des pays dont le profil NOMENCLATURES INDUSTRIELLES EN GRÈCE Vincent GOUZI 27 industriel est bien précis, et comme par hasard, proche du profil allemand. Là encore, la Méditerranée ne rentre pas bien dans la focale. L’analyse des contenus nous semble confirmer l’existence d’un modèle industriel méditerranéen, dont les valeurs moyennes occupent une place symétriquement inverse de celle de l’Allemagne par rapport à la moyenne européenne. Le tableau 13 expose les parts de branches industrielles dans le total Prodcom, dans les quatre pays méditerranéens, en Allemagne et dans l’UE 27. En mode simplifié, on a regroupé ces quatre pays, l’Allemagne et l’UE 27 pour les IAA (Industries agroalimentaires), la chimie (plus plastiques et pharmacie) et l’industrie « lourde » (NACE, 24 à 30). Il nous semble bien que les 4 pays méditerranéens partagent des caractéristiques nettement différentes de celles de l’Allemagne. Le poids des IAA leur est commun, et, même si l’Italie détonne, son « régime alimentaire » reste bien caractérisé. Les industries « traditionnelles » comme le textile, le bois, le papier, les matériaux de construction ont en général un poids particulier (encore l’Espagne et la Grèce ont-elles un secteur immobilier en plein effondrement). L’Italie, qui se rapprocherait plutôt de l’Allemagne, s’en distingue nettement au niveau des industries « traditionnelles », qui représentent 15 % de sa production, contre 10 % en Allemagne, indiquant l’importance de la Troisième Italie. Inversement, les industries « lourdes » pèsent en Allemagne d’un poids exceptionnel. Enfin, la chimie et ses dérivés, sauf en Italie, ont un poids assez proche, ce qui montre que la Méditerranée n’exclut pas par nature ce type d’activités. Le tableau 14 reprend ces mêmes données Prodcom par pays, pour extraire le poids des branches d’un pays lorsqu’elles y représentent au moins 10 % de la production de l’UE 27. C’est une sorte de mesure de la concentration de certaines productions dans certains pays. C’est aussi une invitation à regarder de plus près encore ces productions : les mines en Grèce, bauxite, bentonite et perlite, sont une spécialité de dimension européenne, encore plus nette si l’on y ajoute les produits métalliques (alumine et aluminium et tubes de cuivre), comme aussi certaines fabrications textiles spécialisées (fourrures, fils de coton peigné pour tapis de sol, sacs plastiques, filets à maille noués et cordages en textile naturel ou synthétique). L’Espagne et l’Italie se distinguent aussi dans ces branches traditionnelles du textile, de l’habillement et du cuir (on peut y ajouter l’ameublement). L’originalité des profils est donc très prononcée et cette sélection l’amplifie. À la détermination géographique, il nous semble cependant nécessaire d’ajouter une détermination historique : ancienneté de l’industrialisation, aléas politiques, et peut-être une détermination culturelle, manière de répondre aux défis du siècle. CAHIERS BALKANIQUES 28 L’industrie en Méditerranée

Conclusions

• Les nomenclatures sont filles des Lumières (transparence, universalité). • L’industrie a changé de forme et avec elle, sans doute, l’emploi, l’organisation du travail et les formes de conflits sociaux. • Le profil méditerranéen existe, mais il faut l’apprécier au niveau détaillé des productions industrielles ; ce n’est qu’à ce niveau fin qu’il subvertit les nomenclatures et dénonce le regard qu’elles portent sur lui, mais aussi se révèle. • On pressent que ces formes d’industries propres à ces pays méditerranéens sont liées à la localisation des matières premières, mais qu’elles induisent des formes d’emploi elles aussi « méditerranéennes ». À vrai dire, ces produits dessinent une anthropologie que l’exploration des comportements des hommes approfondirait, révélant la « méditerranéité » qui nous échappe encore.

Annexes

Tableau 3. Nomenclatures professionnelles dans les recensements de population en Grèce de 1861 à 1928.

Répartition des items par secteur dans les recensements Elstat 1861 1907 1920 1928* Agriculture 2 10 20 23 Industrie 2 87 113 137 Services 20 100 114 94 24 197 247 254 Répartition des items par secteur dans les recensements Elstat en % Agriculture 8,33 5,08 8,10 9,06 Industrie 8,33 44,16 45,75 53,94 Services 83,33 50,76 46,15 37,01 100 100 100 100 NOMENCLATURES INDUSTRIELLES EN GRÈCE Vincent GOUZI 29

Tableau 4. Nomenclatures d’activité en Grèce après la Seconde Guerre mondiale d’après les recensements

Items 1951 1960 1971 1980 Stakod91 Stakod32002 Stakod82008 Agriculture 23 40 37 39 23 34 39 Industrie 210 391 365 396 289 294 284 Services 299 325 280 324 224 236 291 % Agriculture 4,32 5,29 5,43 5,14 4,29 6,03 6,35 Industrie 39,47 51,72 53,52 52,17 53,92 52,13 46,25 Services 56,20 42,99 41,06 42,69 41,79 41,84 47,39 100 100 100 100 100 100 100

Tableau 5. Évolution des items des nomenclatures CITI (Classification Internationale Type par Industrie) (ISIS) de l’ONU Classification Internationale Type par Industrie. En nombre et en %

1948 Rév 1 1958 Rév 2 1968 Rév 3 1989 Rév 4 2008 CITI 1948 1958 1968 1989 2008 nombres Agriculture 5 8 7 10 36 Industrie 40 76 94 141 173 Services 35 40 59 134 219 total 80 124 160 285 430 CITI en % Agriculture 6,25 6,45 4,38 3,51 8,84 Industrie 50 61,29 58,75 49,47 40,23 Services 43,75 32,26 36,88 47,02 50,93 To ta l 100 100 100 100 100 CAHIERS BALKANIQUES 30 L’industrie en Méditerranée

Tableau 6. Nomenclatures de produits CPC (ONU) et CPA (Union européenne)

CPC CPC CPC CPA CPA CPA 1989 2002 2008 1993 2002 2008 Items Agriculture 80 83 113 94 96 204 Industrie 1145 1122 1379 1541 1813 2006 Services 586 893 814 670 699 1008 To ta l 1811 2098 2306 2305 2608 3218 % Agriculture 4,42 3,96 4,90 4,08 3,68 6,34 Industrie 63,22 53,48 59,80 66,85 69,52 62,34 Services 32,36 42,56 35,30 29,07 26,80 31,22 To ta l 100 100 100 100 100 100

Tableau 7. Nomenclatures professionnelles en Grèce et internationales (ISCO)

1973 1992 ISCO ISCO ISCO ISCO Items 3 chiffres 4 chiffres 1958 1968 1998 2008 Agriculture 43 40 5 16 20 26 Industrie 129 145 108 119 134 100 Services 135 216 202 285 464 436 To ta l % Agriculture 14,01 9,98 2,48 5,61 4,31 5,96 Industrie 42,02 36,16 53,47 41,75 28,88 22,94 services 43,97 53,87 44,06 52,63 66,81 71,10 To ta l 100 100 100 100 100 100 NOMENCLATURES INDUSTRIELLES EN GRÈCE Vincent GOUZI 31

Tableau 8. Détail des Services dans les nomenclatures d’activités grecques (Stakod) et ONU

Stakod 3 Stakod 8 ISIC ISIC ISIC Services Stakod 91 2002 2008 1968 1989 2008 Transports 21 21 23 5 17 20 Services 30 32 56 4 25 41 industrie Informatique 6 7 8 0 6 6 Produits 16 17 32 3 11 27 culturels Services 6 11 16 4 7 15 personne

Tableau 9. Items dans 2 nomenclatures de produits CPA (Union européenne) et Grèce

Items CPA 2008 Onomatologia 2008 % CPA % Grèce Agriculture 205 190 6 4 Industrie 1921 555 59 11 Services 1147 4087 35 85 To ta l 3273 4833 100 100 Source Elstat/Ramon 8 chiffres

Tableau 10. PIB, en % du PIB total, de quelques pays de l’UE et de la Turquie, par secteur (TER Eurostat), en 2010

Moyenne PIB Grèce Espagne Italie France UE 27 Allemagne Turquie des 4 Agriculture 2,94 2,14 1,83 1,67 2,15 1,68 0,80 10,52 Industrie 23,56 31,47 29,72 24,11 27,21 25,34 34,75 33,74 Services 73,50 66,40 68,46 74,22 70,65 72,98 64,45 55,74 PIB Agriculture 8,39 5,62 4,87 4,62 5,87 3,73 3,79 15,65 + IAA Travail métaux et 2,80 4,69 7,42 4,54 4,87 6,83 12,33 5,64 machines CAHIERS BALKANIQUES 32 L’industrie en Méditerranée

Tableau 11. Étude de profils Services (VA Eurostat 2010)

Étude de profil VA Allemagne Quatre pays UE 27 Administration 18,32 19,57 19,41 Produits culturels 4,39 7,83 5,54 Commerce, transp. Télécom. 12,07 17,12 15,54 Immobilier 16,54 18,87 16,77 Services industrie 12,57 9,88 11,9 Étude de profil output Allemagne Quatre pays UE 27 Administration 12,82 13,4 13,47 Produits culturels 4,16 7,1 5,25 Commerce, transp. Télécom. 12,1 17,2 15,15 Immobilier 12,47 15,5 14,34 Services industrie 10,25 9,5 10,46

Tableau 12. Enquêtes Prodcom : taux de remplissage des 3814 lignes de produits en 2014

Grèce France Italie Espagne Allemagne Turquie Non renseigné 57 10 10 12 7 24 Confidentiel 23 38 18 26 29 40 Renseigné 20 52 71 62 65 36 To ta l 100 100 100 100 100 100 NOMENCLATURES INDUSTRIELLES EN GRÈCE Vincent GOUZI 33

Tableau 13. Part de certaines branches dans le total Prodcom 2014 par pays

Grèce Espagne Italie France Allemagne UE 27 Industries 47,53 32,03 17,58 28,45 14,20 19,32 agroalimentaires Textile 3,56 3,30 6,81 1,61 0,97 2,64 habillement cuir Bois 1,47 2,31 4,06 2,61 2,98 3,20 ameublement Papier presse 5,41 4,53 4,75 4,05 3,69 4,21 Chimie pharmacie 15,84 14,91 13,04 17,21 16,86 16,56 plastiques Produits non 5,18 3,63 3,88 3,70 2,39 3,06 métalliques Métallurgie de 10,90 5,71 7,57 2,58 6,99 6,99 base Prod. électr. électron. 7,35 29,23 36,78 31,54 46,43 38,44 Mach-mat transp. Réparation 0,90 3,00 2,96 6,09 3,38 2,98 installation

Ou en simplifiant : Industries lourdes regroupe Métallurgie de base, produits électriques, électroniques, machines et matériels de transport. CAHIERS BALKANIQUES 34 L’industrie en Méditerranée

Tableau 14. Part des branches dans Prodcom 2014, par pays, lorsqu’elles y représentent plus de 10 % du total UE

Plus de 10 % Grèce Espagne Italie France Allemagne Mines 14,3 1,8 1 1,3 0,6 IAA 38,1 21,5 9,1 18 9,1 Textile 14,3 6,7 8 3,8 2,5 Habillement 4,8 6,7 5,4 1,1 0,4 Cuir 4,8 2,5 2 1,1 0,2 Bois 0 2,1 1,7 2,1 1,3 Papier 4,8 3 2,7 3 2,6 Impression et autres 0 1,1 1,1 1,3 1 media Chimie 0 15,3 7,8 12 13,3 Pharmacie 0 1,1 0,8 1,2 1,1 Caoutchouc, Mat. 0 3,1 4,1 4,6 4,8 plastiques Autres prod. non 4,8 4,9 4,2 4,8 3,8 métall. Métallurgie de base 9,5 4,8 6,7 3 6,7 Produits métalliques 0 7,7 10,3 10,2 10,5 Électronique, optique 0 1,1 2,4 4,7 7,1 Mat. électrique 4,8 2,5 5,7 5,7 6,7 Machines, 0 6,6 17 10,6 19,1 équipement Véhicules à moteur 0 1,1 1 1,6 1,6 Autres transports 0 1,1 1,5 1,2 1,2 Ameublement 0 0,7 1,2 0,8 0,9 Divers industries 0 2,1 3,7 3,7 3,2 Réparation, 0 2,4 2,4 4,1 2,3 installation To ta l 100 100 100 100 100 NOMENCLATURES INDUSTRIELLES EN GRÈCE Vincent GOUZI 35

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Zarka Claude, 1965, « Intensité du progrès technique et classification des activités économiques en trois secteurs », Revue économique, vol. 16, no 2, p. 199-211. CAHIERS BALKANIQUES 38 L’industrie en Méditerranée

Autres sources

Archives statistiques françaises

Enquête sur les manufactures de Colbert, 1669.

Enquête sur l’industrie, 1861.

INSEE : guide des nomenclatures.

La France économique : statistique raisonnée et comparative par Alfred de Foville, 1887.

La statistique avant l’I.N.S.E.E., 1971, Économie et statistique, no 24, juin. p. 14-16.

Nomenclature de 1913 des industries et professions.

Statistique générale de la France : « Industrie 1847 ».

Statistique générale de la France : « Industrie, enquête de 1861-1865 », Paris, 1873.

Statistique générale de la France : « Recensement de 1896. Industrie ».

Tableau de Quesnay, 1758.

Tableau des principales industries de la France de Tolosan, 1788.

Tableau de l’état physique et moral des ouvriers de Villermé, 1840.

Résumé : Vincent Gouzi s’est penché sur les nomenclatures industrielles en Grèce et, à travers leur histoire et leur structure, sur les variations du champ du secteur secondaire et les limites de comparabilité. Les nomenclatures industrielles ont profondément évolué en Grèce comme en France ; depuis le milieu du xixe siècle, elles ont été profondément influencées par les institutions internationales. Les moteurs de cette évolution sont l’innovation, les conceptions de l’organisation industrielle, et le besoin de comparabilité. Ce papier a pour but de rappeler en premier lieu la théorie économique des NOMENCLATURES INDUSTRIELLES EN GRÈCE Vincent GOUZI 39 nomenclatures (notamment leur structure évolutive entre les trois secteurs d’activités) ainsi que l’histoire des nomenclatures industrielles. En second lieu, il tente de définir une spécificité méditerranéenne à travers les items constitutifs de différentes nomenclatures, l’analyse des tableaux d’emplois et ressources de la comptabilité nationale des cinq pays étudiés et l’analyse de leurs productions industrielles.

Mots-clefs : nomenclature, industrie, catégorie, secteur, branche, Grèce, spécificité méditerranéenne, recensement, théories économiques, désindustrialisation, époque contemporaine, histoire économique, histoire sociale

Abstract: Vincent Gouzi bend over industrial classifications in Greece, and, through their history and their structure, over the variations of the field of the secondary sector and the limits of comparability. The industrial classifications profoundly evolved in Greece as in France since the middle of the 19th century, profoundly influenced by the international institutions. The boosters of this evolution are the innovation, the conceptions of the industrial organization and the needs for comparability. This paper aims first at reminding the economic theory of the classification of activities (in particular their evolutionary structure between the three economic sectors) as well as the history of the industrial classifications. Secondly, it endeavours to define a Mediterranean specificity through the constituent items of different classifications, the analysis of the input‑output tables of the national accountings of the five countries and of their industrial productions.

Keywords: classification, industry, category, branch, sector, Greece, Mediterranean specificity, census, economic theories, des‑industrialization, contemporary period, social history, economic history

Περίληψη: Αυτή η έκθεση αφορά τις βιομηχανικές ταξινομήσεις στην Ελλάδα, και μέσα από την ιστορία και τις δομές τους, μελετά τις αλλαγές στο πεδίο του δευτερογενή τομέα και τους περιορισμούς τους στην συγκρισιμότητα. Οι βιομηχανικές ταξινομήσεις έχουν αλλάξει βαθειά και στην Γαλλία και στην Ελλάδα από το 19ο αιώνα και επιρρεάστηκαν από τους διεθνείς θεσμούς. Οι κινητήρες αυτής της εξέλιξης είναι η καινοτομία, οι έννοιες για την βιομηχανική οργάνωση, και η ανάγκη συγκρισιμότητας. Αυτό το άρθρο έχει σκοπό να υπενθυμίζει την οικονομική θεωρία της ταξινόμησης των δραστηριοτήτων [ειδικά τη εξέλιξη των δομών ανάμεσα στους τρείς τομείς δραστηριότητας], και ταυτόχρονα, την ιστορία των βιομηχανικών ταξινομήσεων. Εξ άλλου, το άρθρο προσπαθεί να καθορίζει μία μεσογειακή ιδιαιτερότητα από τα στοιχεία CAHIERS BALKANIQUES 40 L’industrie en Méditerranée

των διαφορετικών ταξινομήσεων, την ανάλυση των πινάκων των εθνικών λογαριασμών των πέντε χωρών, και της βιομηχανικής παραγωγής τους.

Λέξεις‑κλειδιά: ταξινόμηση, βιομηχανία, κατηγορία, κλάδος, τομέας, απογραφή, Ελλάδα, μεσογειακή ιδιαιτερότητα, οικονομικές θεωρίες, αποβιομηχανοποίηση, σύγχρονη εποχή, Μεσόγειος, βιομηχανία, κοινωνική ιστορία, οικονομική ιστορία

Anahtar Kelimeler: terminoloji, sanayi, kategori, şube, sektör, Yunanistan, Akdeniz özgüllüğü, sayım, ekonomik teoriler, sanayisizleşme, çağdaş dönem, Akdeniz, sosyal tarih, ekonomik tarih,

Ключевые слова: класификација, индустрија, категорија, гранка, сектор, Медитеранска специфичност, пописот, економските теории, деиндустријализацијата, современа ера, Грција, Медитеранот, социјална историја, економска историја Trajectoires d’innovation, logiques spatiales et processus d’industrialisation : un modèle « industriel » méditerranéen ?

Innovation trajectories, spatial dynamics, and industrial process: addressing an “industrial” Mediterranean pattern?

Τροχιές καινοτομίας, χωρικές λογικές και διαδικασίες εκβιομηχάνισης ως «βιομηχανικό» μεσογειακό μοντέλο

Christophe Bouneau Professeur d’histoire économique à l’université Bordeaux Montaigne, Président du Conseil scientifique de l’Association académique de recherche en histoire et sociologie de l’énergie (AARHSE-FNCCR)

Cette contribution vise à proposer un cadre de réflexion interdisciplinaire pour l’étude des trajectoires d’industrialisation de la Grèce et plus largement de l’espace méditerranéen, à partir des deux programmes de recherches transversaux conduits à la Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine (MSHA) sur les Logiques spatiales de l’Innovation et sur Les Trajectoires de l’Innovation 1. La combinaison dans le champ SHS (Sciences humaines et sociales) de l’innovation, appliqué ici aux territoires méditerranéens, d’une logique spatiale et systémique à une perspective diachronique et historique, s’avère en effet fructueuse à de multiples points de vue. Elle permet de mettre à jour les formes de proximité, la construction de réseaux et leurs mises en tension, l’émergence et la déconstruction permanente

1. Parmi les nombreuses publications collectives et personnelles issues de ces deux programmes interdisciplinaires de la MSHA, LSI et LTI, nous souhaitons ici en retenir quatre : Bouneau & Lung (dir.), 2006, les mêmes, 2009, Bouneau (dir.), Burigana & Varsori, 2010, et Bouneau & Lung, 2014. CAHIERS BALKANIQUES 42 L’industrie en Méditerranée

de systèmes régionaux d’innovation sous le signe du district. L’historien peut alors tenter de déterminer et de caractériser les small events, les bifurcations, les verrouillages et les processus d’irréversibilité, avec toujours à l’horizon la gestion d’un régime d’incertitudes. En considérant l’histoire contemporaine comme une trajectoire nourrie par trois révolutions industrielles successives, voire quatre aujourd’hui avec l’aurore, ou plutôt la promesse politique, d’une transition énergétique pour la croissance verte, le bassin méditerranéen, en tant qu’espace péricentral, voire périphérique, permet de réexaminer la nature de l’industrie et ses territoires du xixe au xxie siècle. En clair existerait-il un modèle « industriel » méditerranéen ? Cette interrogation n’a rien de marginal puisqu’il faut rappeler historiquement que la Méditerranée, pensée comme un réseau à la fois géographique, technique et culturel, alimente, comme un creuset, les idéologies, utopies ou uchronies industrialistes. Du manifeste saint-simonien Le Système de la Méditerranée de Michel Chevalier en 1832 2, matrice de la première révolution industrielle et de ses réseaux internationaux, au Nouveau Monde méditerranéen de Jean-Louis Guigou, délégué général de l’Institut de prospective économique du monde méditerranéen (IPEMED) en 2012, manifeste pour une symbiose industrieuse entre transition énergétique et révolution numérique en Méditerranée, la filiation est évidente 3. Deux siècles d’industrialisme nous contemplent du haut des pyramides du développement durable avec trois idées-forces administrées par l’histoire économique de Mare Nostrum :

• Les révolutions industrielles ont un caractère de moins en moins spécifiquement « industriel », c’est-à-dire manufacturier, et ont intégré d’emblée une proportion déterminante de services. Les réseaux de transport et les réseaux bancaires chers aux saint-simoniens du xixe siècle ne furent-ils pas le cœur de l’industrialisation ? La trajectoire de l’économie touristique méditerranéenne, du produit de masse du sol y playa 4, aux produits de semi-luxe du tourisme culturel, au-delà du mythe du laquais dévalorisant le tourisme par rapport à la noblesse de la chaîne de montage automobile 5, n’est-elle pas profondément industrielle ? Le tourisme, secteur clef d’innovations globales dans l’ensemble des pays méditerranéens

2. Chevalier, 1832 ; Musso, 2008. 3. Guigou, 2012. 4. Segreto, Manera & Pohl (eds), 2009. 5. Barnu & Hamouche, 2014. TRAJECTOIRES D’INNOVATION, LOGIQUES SPATIALES ET PROCESSUS D’INDUSTRIALISATION Christophe BOUNEAU 43

bien avant le second conflit mondial, amène à repenser les catégories de l’industrie et les rapports entre sa dénomination, ses signifiants et son signifié 6. Par là même, les processus et trajectoires de désindustrialisation doivent être profondément relativisés, tout particulièrement dans l’espace méditerranéen. • L’espace méditerranéen qui, au-delà des critères culturels et surtout géostratégiques, relève quand même largement de l’artefact, illustre bien la critique récurrente des théories économiques de la centralité et de la concentration, renouvelées par la vogue de la séduction des classes créatives des métropoles financiarisées 7. Grâce, en particulier, aux ressources plastiques de la proximité et de ses effets de district, les espaces méditerranéens péricentraux ou périphériques peuvent valoriser sur une trajectoire historique durable des formes de proto-industrialisation ou d’industrialisation douce, dans des créneaux à fort coefficient de main d’œuvre ou de « typicité ». L’entreprise multidivisionnelle chandlérienne, muée en FMN (Firme Multi-Nationale), n’a pas le monopole de la dynamique d’innovation méditerranéenne, loin de là : sous le signe de l’innovation incrémentale, discrète, voire « frugale », les PME (petites et moyennes entreprises), sans verser dans la séduction facile du small is beautiful, présentent souvent des performances intéressantes où les services diversifiés jouent un rôle crucial. Dans cette perspective, l’appropriation des Smartgrids (réseaux électriques intelligents) ne saurait être l’apanage des métropoles de l’Europe du Nord-Ouest ou nord-américaines. • Dans les processus d’industrialisation croisant dans le bassin méditerranéen trajectoires d’innovation et logiques spatiales, interviennent les réseaux sociaux, formels certes, avec les chambres de commerce, les associations patronales et les syndicats, mais aussi informelles, avec les différentes formes de sociabilité et surtout d’économie souterraine, marquée par les compromis et les stigmates, difficilement quantifiables, de l’économie parallèle ou souterraine… Ainsi dans ce modèle « industriel » méditerranéen, difficilement réductible et donc scientifiquement et spatialement largement introuvable, le rôle déterminant de l’État, des politiques publiques et de la dimension économique des administrations ne doit pas être surestimé, même vis-à-vis de la technostructure européenne et de la troïka, avec le spectre du Grexit qui est aussi celui du Brexit, voire de l’Europexit…

6. Tissot (dir.), 2003. 7. Florida, 2002. CAHIERS BALKANIQUES 44 L’industrie en Méditerranée

Des logiques spatiales d’innovation aux trajectoires d’industrialisation

Notre démarche s’inscrit dans une perspective qui prend comme point de départ la diversité des dynamiques d’innovation. Si l’observation d’une telle diversité est immédiate, un effort est indispensable pour théoriser cette diversité, et la réinterroger. La penser et la conceptualiser à partir d’analyses comparatives multidisciplinaires ne peut se limiter à l’établissement d’une typologie, même s’il peut s’agir d’une étape utile. La démarche vise à saisir les interactions entre les différentes composantes du processus d’innovation qui doit être doublement contextualisé dans le temps et dans l’espace. Ceci nous conduit à nous focaliser sur l’analyse des trajectoires de l’innovation, en synthétisant les approches qui mettent l’accent sur la dimension temporelle du processus et son épaisseur historique, dans la mesure où cette dynamique est le résultat d’une dialectique entre le développement d’un potentiel technologique associé à l’état des savoirs, et son évolution, et le jeu complexe des stratégies des acteurs. Nous nous inscrivons naturellement dans la continuité de l’importante littérature qui s’est développée au cours des trois dernières décennies sur la question de l’innovation, renouvelant les premiers travaux précurseurs de Joseph Aloïs Schumpeter. En réaction à des approches généralistes et abstraites de l’innovation, Paul David 8 rappelait que « l’histoire compte ! » (history matters !), et il proposait des catégories qui sont entrées dans la boîte à outils de l’analyste de l’innovation, comme les small events (petits évènements), le lock in (effet de verrouillage), la path dependency (dépendance de sentier), etc. En miroir, d’autres proclamaient que « la géographie compte ! » 9, et la réussite emblématique de la Silicon Valley en Californie a marqué de son empreinte les nombreux développements portant sur la dynamique localisée de l’innovation, de la redécouverte des districts industriels marshalliens de la troisième Italie 10 à la canonisation des systèmes productifs locaux par les fameux clusters de Michael Porter 11. Tout en s’inscrivant dans ces approches, nos travaux collectifs et personnels, dans le cadre des programmes de la MSHA, ont visé à mettre au cœur de l’agenda de la recherche une dimension relativement négligée dans les précédents travaux : la variété des trajectoires. Dans la littérature, l’accent mis sur la dépendance de sentier tend à focaliser l’analyse sur la figure de la singularité des trajectoires de

8. David, 1985, p. 332-337. 9. Massey & Allen (eds), 1984. 10. Becattini, 1979, p. 7-21. 11. Porter, 2000, p. 15-34. TRAJECTOIRES D’INNOVATION, LOGIQUES SPATIALES ET PROCESSUS D’INDUSTRIALISATION Christophe BOUNEAU 45 chaque technologie ou de chaque firme (hypothèse d’hétérogénéité radicale des agents chez les évolutionnistes). Nous avons donc tenté de préciser la figure de la diversité limitée des trajectoires que l’on peut identifier dans différents champs d’analyse, sans avoir pour autant l’ambition de produire une théorie générale et englobante de l’innovation, mais en vue d’aboutir à des modélisations sur des dynamiques locales. Il s’agit de comprendre comment, au-delà des différentes théories cycliques, les trajectoires de l’innovation se sont déployées dans une tension permanente entre la diversité des expériences locales et nationales, ce qui renvoie tant à l’empirisme historique qu’à la recherche de modèles de dynamiques, produits de compromis institutionnels bricolés entre des acteurs pour stabiliser, voire pérenniser, les relations. Dans cette tension de tout processus d’innovation, la dynamique des systèmes constitue une contrainte qui, en limitant le jeu des possibles, réduit les espaces d’intervention des acteurs, mais crée aussi des espaces de compromis possibles. La trajectoire industrielle des réseaux électriques européens et depuis une vingtaine d’années la montée en puissance des projets euro-méditerranéens illustre bien cette tension historique des logiques spatiales d’innovation. L’économiste Michel Chevalier dans son essai séminal déjà évoqué Le Système de la Méditerranée proposait, dès 1832, une société internationale structurée par des réseaux de transport (chemin de fer et navigation) et constamment nourrie par les flux financiers et humains. Dans la filiation directe de cette pensée saint-simonienne, universelle et circulaire 12, les réseaux électriques ont été à partir de la fin du xixe siècle des leviers majeurs du développement des sociétés européennes, puis, à partir des années 1950, des vecteurs structurants de la construction de l’Europe 13. Cette contribution des technologies à la dynamique sociopolitique européenne, avec ses contradictions, ses tâtonnements et ses échecs que ne doivent pas occulter ses succès, a été trop longtemps méconnue, voire volontairement occultée 14. L’électrification en Europe ne fut pas uniquement conçue comme l’innovation d’une société du luxe puis du confort anglo-saxon, ni à l’inverse comme un levier de collectivisation, selon la célèbre formule de Lénine, mais bien comme un indicateur global de développement humain. Avec le nouveau défi, sinon la nouvelle ère, des transcontinentaux électriques, les gestionnaires de réseaux et les gouvernements projettent à moyen terme une Mare Nostrum de l’électricité. En effet au-delà de l’intégration très progressive

12. Voir la préface de Laurens, 2012, p. 7-10. 13. Voir Vleuten & Kaijser (eds), 2007. 14. Voir Misa & Schot, 2005, p. 1-19. CAHIERS BALKANIQUES 46 L’industrie en Méditerranée

des réseaux de l’ancien bloc soviétique, l’horizon de l’interconnexion européenne a franchi aujourd’hui les frontières continentales pour concerner l’ensemble du bassin méditerranéen, à la fois avec l’Afrique du Nord, d’abord avec la liaison par le détroit de Gibraltar, et avec le Proche-Orient, par l’intermédiaire de la Turquie. Dans cette perspective stratégique, qui s’affiche à l’horizon 2025, le gouvernement français a lancé à la fin de l’année 2010 le projet Medgrid, dans le cadre du Plan Solaire Méditerranéen de l’Union pour la Méditerranée. Il s’agissait de concevoir un projet de transport à courant continu sur longue distance reliant des centrales solaires ou éoliennes aux lieux de consommation des deux côtés de la Méditerranée, en initiant en même temps les premiers pas d’un partenariat industriel. L’objectif de Medgrid était de promouvoir le développement d’un réseau électrique de transport et d’interconnexion entre les pays du pourtour de la Méditerranée, en renforçant la coopération technologique et industrielle entre les pays du Nord et du Sud et en promouvant des solutions adaptées au contexte méditerranéen. Du Système de la Méditerranée à Medgrid la boucle paraît bouclée, au moins conceptuellement si elle ne l’est pas encore territorialement : le grand réseau technique, malgré ses coûts multiples à l’heure du développement durable, reste une ligne de vie, et donc de civilisation, partagée par la discipline formatrice de la solidarité électrique, celle de l’interconnexion.

De la fragilité des modèles d’industrialisation à la diversité des territoires et des acteurs industriels

Aucune échelle territoriale n’épuise le jeu de l’innovation et, comme un palimpseste permanent, les processus diffus d’industrialisation en Europe, largement nourris par le développement et la diversification des services, tout particulièrement dans le bassin méditerranéen, inscrivent en flux tendus la compétition des territoires et de leurs articulations. L’articulation des échelles spatiales d’organisation des processus d’innovation, des systèmes locaux d’innovation à la dynamique du « technoglobalisme », véhiculée par les stratégies des firmes ou bien aux interactions tissées par la trame des associations et communautés, mérite d’être approfondie. Les dynamiques d’innovation n’interviennent pas dans un univers abstrait, elles s’inscrivent dans l’articulation de différentes formes de proximité (géographique, organisationnelle, institutionnelle) qui permettent aux acteurs d’agir simultanément sur différents espaces et registres. L’attention portée sur les milieux innovateurs ou les territoires de l’innovation a conduit au développement des approches en termes de proximités qui montrent, à partir de l’analyse de la coordination des agents, que la proximité géographique TRAJECTOIRES D’INNOVATION, LOGIQUES SPATIALES ET PROCESSUS D’INDUSTRIALISATION Christophe BOUNEAU 47 n’est qu’un mode de coordination parmi d’autres dans les processus d’innovation. Loin de répondre à une logique déterministe basée sur l’efficacité de relation à proximité (physique), il apparaît que l’hétérogénéité des agents est porteuse de diversité dans les échelles spatiales de l’innovation. Le besoin d’interactions se traduit par la mobilisation de partenaires localisés à proximité, notamment dans l’agglomération urbaine, mais aussi dispersés dans l’espace, aussi bien à l’échelle nationale qu’internationale. La question des conflits générés par le déploiement des logiques spatiales de l’innovation s’apparente à bien des égards à un véritable nœud gordien. La conflictualité est en effet constitutive des processus d’innovation en transformant les espaces, dans leurs différentes échelles, en territoires à la fois appropriés et contestés. Elle doit être envisagée dans toute son épaisseur historique, en particulier dans la moyenne durée des cycles d’industrialisation. Par leur capacité à accélérer les reconfigurations, à rendre caduques les équilibres qu’ils avaient eux-mêmes contribué à mettre en place, les réseaux, techniques, mais aussi sociaux, en tant que communautés d’acteurs, constituent un élément décisif dans la confrontation de logiques impliquant des territoires géographiquement très éloignés. Ainsi dans ce dialogue entre innovation et territoire, l’espace ne s’avère jamais neutre. Comme « construit social », en devenant territoire, il devient le champ de multiples conflits où l’on retrouve le rôle clef des réseaux dans leurs configurations immatérielles comme matérielles. Dresser une typologie des conflits croisant innovation et territoire est d’autant plus difficile qu’ils portent à la fois, de façon souvent inextricable, sur :

• les technologies proprement dites ; la confrontation entre les systèmes techniques entraîne nécessairement des équilibres territoriaux très instables, qui se construisent au gré de l’obtention des concessions ; • les relations entre acteurs du processus d’innovation, en termes de pouvoir (autonomie, intervention et domination), de gouvernance (articulation des acteurs publics et privés sur les territoires innovants) ou de partage de la rente associée à l’innovation ; les arbitrages de conflits, avec toutes les déclinaisons du compromis, ont très souvent une dimension territoriale essentielle ; • l’espace lui-même, qu’il s’agisse de la compétition des espaces pour capter l’innovation ou les facteurs favorables à l’innovation, par exemple lors de la localisation des grands équipements scientifiques et technologiques, ou des conflits dans l’usage de l’espace pour les territoires de l’innovation.

Cette typologie pourrait cependant reposer sur une trilogie d’approche et de statut spatial. Une première catégorie correspondrait aux conflits suscités par CAHIERS BALKANIQUES 48 L’industrie en Méditerranée

l’innovation où l’espace est considéré simplement comme un cadre contraignant, par exemple quand il s’agit du cadre institutionnel des barrières nationales face au mouvement de globalisation. D’autre part se développent des conflits où l’espace n’est plus seulement un cadre même contraignant, mais un enjeu territorial spécifique. Dans une compétition où les conflits d’intérêts sont aussi des enjeux identitaires, nous retrouvons à l’échelle du district industriel, du milieu innovateur ou du système productif régional, des logiques de frontières, de marquage et de contrôle, qui renvoient pratiquement à la métaphore féodale. La mise en œuvre de l’innovation territoriale, terme désormais consacré, par exemple dans les nouvelles politiques urbaines chargées de résorber la question sociale des cités, relève bien souvent aussi de cette catégorie. Enfin, la confrontation de plusieurs innovations ou systèmes d’innovation sur un même espace amène à distinguer les conflits d’usage où les normes techniques sont souvent englobées dans une vision politique de l’utilité publique et de ses priorités. Les espaces étant socialement construits à travers un ensemble de normes et de pratiques institutionnelles, le conflit représente un moment nécessaire et incontournable de ce processus de construction sociale de chaque territoire. La logique coopérative ne résorbe pas, mais renforce au contraire la compétitivité des territoires dans une rivalité qui devient prégnante, la coopération n’étant qu’un mode de gestion des conflits entre les différents espaces.

De la critique à la déconstruction de l’injonction de la centralité industrielle

De nombreuses politiques de développement ont reposé dans le monde occidental sur l’hypothèse qu’une dynamique durable d’innovation doit, pour être efficace, concentrer son intervention dans un nombre limité de grands pôles, en vue d’y regrouper l’essentiel des moyens en matière de recherche scientifique et technologique. Or, paradoxalement, cette hypothèse n’a pas de fondements scientifiques solides ni au plan théorique ni au plan empirique. Essentiellement pragmatique, généralisant les conclusions d’études de cas de réussite exemplaire, à commencer par celui de la fameuse Silicon Valley que tous s’efforcent de reproduire, elle véhicule une représentation largement partagée, par les experts comme par les politiques, quant à la dimension géographique des trajectoires de l’innovation. Cette représentation privilégie deux figures pour saisir cette dynamique spatiale : la centralité (l’innovation émerge en un centre, puis se diffuse dans l’espace) et, de manière associée, l’agglomération (la nécessaire concentration spatiale des activités scientifiques et technologiques dans ces lieux centraux). TRAJECTOIRES D’INNOVATION, LOGIQUES SPATIALES ET PROCESSUS D’INDUSTRIALISATION Christophe BOUNEAU 49

Yannick Lung, avec une équipe d’économistes de la proximité, propose de repenser la dimension géographique des trajectoires de l’innovation 15. Il contribue à déconstruire cette représentation dominante qui, si elle traduit bien certaines dimensions des dynamiques d’innovation, est incapable d’intégrer des phénomènes macroéconomiques déterminants : la montée en puissance des innovations dans les pays du Sud, mais aussi dans les espaces « périphériques », précisément dans le bassin méditerranéen, les réussites scientifiques et technologiques en dehors des grandes villes métropolitaines ou encore les risques d’une perte d’efficacité résultant d’une concentration excessive des activités dans les régions centrales. Ces évolutions majeures invitent à déconstruire les figures exclusives de la centralité et de l’agglomération. Les représentations géoéconomiques ont en effet trop souvent privilégié l’opposition centre/périphérie, les différents corpus théoriques étant réticents à intégrer des visions plus complexes comme la polycentralité. L’appréhension spatiale de la dynamique de l’innovation n’y a pas échappé, même si les évolutions récentes conduisent justement à changer cette représentation. Sophistiquant la célèbre théorie des économies-mondes de Fernand Braudel 16, organisées autour d’un centre qui exerce une domination sur les périphéries et les marges, Jacques Attali 17 a proposé une mise en perspective historique qui retrace le basculement des centralités du monde par des innovations obéissant à la même logique géométrique : celle d’une centralité générant une innovation qui se diffuse progressivement à travers l’espace vers les périphéries. La théorie ancienne du cycle de vie du produit de Robert Vernon 18 illustre directement cette vision. L’innovation apparaît au centre, tout particulièrement aux États-Unis, qui concentre les ressources technologiques et organisationnelles nécessaires pour concevoir les nouveaux produits. Les firmes innovatrices et les consommateurs les plus avancés sont les premiers bénéficiaires de ce lancement et du démarrage du marché, exportant le produit vers le reste du monde. Avec le ralentissement de la croissance, l’entrée dans la phase de maturité réduit les avantages de compétitivité du centre initial, en contestant son monopole d’innovation. La production se déplace alors vers les pays imitateurs, centres secondaires correspondant aux autres pays industrialisés. Dans une troisième phase, la demande décline dans les pays centraux et le produit s’oriente vers sa fin de vie dans les pays en développement qui offrent à la fois de nouveaux marchés et

15. Lung, 2014, p. 201-223. 16. Braudel, 1979. 17. Attali, 1981. 18. Vernon, 1966, p. 190-207. CAHIERS BALKANIQUES 50 L’industrie en Méditerranée

de faibles coûts de fabrication. Tout au long du XXe siècle, l’industrie automobile a illustré ce type de mécanisme, les constructeurs délocalisant vers les pays en développement des modèles de voiture initialement conçus et produits dans les pays industrialisés (la Coccinelle de Volkswagen de l’Allemagne au Mexique, la 2 CV de Citroën de la France au Portugal, la Taunus de Ford de l’Allemagne en Turquie). La montée des pays émergents, catégorie au demeurant très diversifiée, a conduit à une remise en cause de la prédominance de la figure de la centralité à un double niveau. D’une part, contrairement au schéma du cycle du produit qui supposait que les espaces périphériques pouvaient devenir des marchés pour les produits en fin de cycle, la demande de ces pays se porte vers des produits non plus obsolètes, mais intégrant des technologies les plus récentes. D’autre part, dans le même temps, la production d’innovations échappe en partie aux espaces centraux pour se déplacer vers les pays émergents, sous l’effet de la délocalisation d’activités de conception vers les espaces péricentraux (Europe centrale et orientale, voire Afrique du Nord pour l’Union européenne) et de la montée en puissance des compétences scientifiques et technologiques des grandes économies des Suds (Chine et Inde en premier lieu). Dans les pays en développement, particulièrement dans les pays émergents et encore plus dans les espaces péricentraux ou périphériques, dont le bassin méditerranéen, focus de notre approche théorique et historique globale, constitue l’archétype, il est devenu impossible de vendre des produits obsolètes, en fin de cycle comme le modélisait Vernon. Les attentes des consommateurs de ces pays ont convergé vers celles des pays industrialisés pour ce qui concerne les classes moyennes, alors que les ménages les plus riches sont parfois plus exigeants, la consommation ayant un rôle symbolique et ostentatoire afin d’afficher sa réussite sociale. Alors que dans les pays industrialisés il est parfois de bon ton d’avoir un comportement écologiquement responsable ou de privilégier la fonction utilitaire, les nouveaux riches des pays émergents, dans le sens le plus large, s’affichent. Quand les petites voitures, y compris les low cost comme la Logan, deviennent le principal segment du marché automobile européen, les ventes de voitures de luxe s’envolent en Russie ou en Chine. Même dans les véhicules d’entrée de gamme, les marchés émergents absorbent les versions les plus onéreuses : le tout-terrain Duster de Renault/Dacia est ainsi vendu avec des équipements complets sur les marchés indien et russe alors qu’il est dépouillé en France ou en Allemagne 19 ; cela traduit une inversion complète de la hiérarchie des marchés puisque les pays industrialisés sont demandeurs d’un

19. Jullien, Lung & Midler, 2012. TRAJECTOIRES D’INNOVATION, LOGIQUES SPATIALES ET PROCESSUS D’INDUSTRIALISATION Christophe BOUNEAU 51 produit plus sobre technologiquement que les marchés émergents. Dans les pays émergents, les classes moyennes ne se contentent plus d’un modèle en fin de vie, mais optent pour des produits de gamme intermédiaire fabriqués sur place ou pour un véhicule d’occasion de gamme supérieur, doté des dernières technologies disponibles deux ou trois ans auparavant, et importé des pays industrialisés. Il faut noter auparavant que la voiture dite à 5000 euros conçue par Renault pour les pays émergents, notamment l’Europe centrale et orientale, la Logan, a connu un franc succès essentiellement dans les pays industrialisés d’Europe où les véhicules assemblés en Roumanie ont pris une part de marché importante, plus que dans les pays d’Europe centrale et orientale pour lesquels elle était a priori destinée. Contrairement à ce qui est souvent admis, les relations entre performances économiques et sociales et densité scientifique et technologique ne sont donc pas univoques : ainsi l’étude réalisée par Christophe Carrincazeaux et Frédéric Gaschet 20 sur l’ensemble des régions européennes remet en cause la relation souvent postulée entre densité scientifique et technologique et performances économiques et sociales des régions. Ces représentations ont pu avoir une validité dans un contexte historique donné, mais elles perdent de leur pertinence dans un changement socio-économique en voie d’accélération. C’est manifestement le cas de l’hypothèse de centralité dans la dynamique d’innovation : celle-ci intervient aussi dans les espaces péricentraux et aux marges, comme dans certains pays de l’espace méditerranéen. Aujourd’hui où la mondialisation assure une diffusion quasi immédiate des nouvelles modes et des nouveaux concepts, une prudence s’impose pour prendre de la distance face aux affirmations tirées de quelques études de cas, certes fascinants. Globalement, la réplication des « bonnes pratiques » dans un environnement institutionnel différent peut conduire à des impasses, et le bassin méditerranéen offre un terrain privilégié d’aurores de l’expansion et de success stories annoncées se transformant en impasses durables et donc douloureuses.

Conclusion

Dans ce réexamen des tensions dans les processus d’industrialisation entre les polycentralités, les espaces péricentraux et les périphéries, l’histoire à la fois connectée et tourmentée de « l’industrie touristique » méditerranéenne est tout à fait emblématique. Progressivement en deux siècles, du début du xixe siècle jusqu’à la seconde décennie du xxie siècle, « l’économie » touristique s’est constituée en Europe méridionale, largement à partir des ressources offertes par le

20. Carrincazeaux & Gaschet, 2012. CAHIERS BALKANIQUES 52 L’industrie en Méditerranée

bassin méditerranéen 21 ; elle s’est diffusée progressivement à l’ensemble de l’espace européen, en conservant des gradients d’intensité très différents. Mais, dans l’ensemble, dans les dynamiques spatiales et économiques, les stations touristiques, avec toutes les tensions d’aménagement liées à un système d’innovation radicale et les crises diversifiées, dans une graduation allant jusqu’à leur disparition pure et simple, sont passées de la marge, de la périphérie au cœur du système socio-économique européen, alors que leur emprise territoriale n’investit qu’une très faible part de l’espace européen. L’économie touristique comme l’histoire touristique, à la fois méconnues et mal-aimées, sont en définitive sous-évaluées dans leurs fondements et leurs implications sociétales globales. Elles n’auraient pas – a priori – l’ancienneté et la noblesse théorique de la mystique physiocratique de l’agriculture ou de la mystique industrialiste des nouvelles technologies qui ne voient l’innovation schumpétérienne que dans le spectre de l’industrie et de ses services. Pourtant « l’industrie touristique », y compris dans sa segmentation culturelle ou/et écoresponsable à forte valeur ajoutée, constitue un secteur clef, « technocritique », des trajectoires de développement des pays euro-méditerranéens, mais aussi de la Turquie, de la Tunisie et du Maroc, en dépit de la forte corrélation avec à la fois les crises géopolitiques et la conjoncture économique internationale 22. Globalement, nos programmes collectifs de recherche et travaux personnels ont essayé de confirmer que les dynamiques de l’innovation, derrière la diversité des expériences, des logiques spatiales et institutionnelles et des inscriptions territoriales, génèrent une combinaison de jeux d’acteurs où la gestion des irréversibilités et leur anticipation laissent toujours une place majeure aux incertitudes. La destruction créatrice de ces trajectoires de l’innovation se nourrit, comme un Minotaure, de ces modèles sans cesse renouvelés de déploiement de l’innovation, où la complexité doit être considérée comme une grille de plus en plus heuristique, sans pourtant se suffire à elle-même et au risque de devenir une machine emballée. Mais l’emballement des trajectoires de l’innovation reste une figure majeure de cette construction-déconstruction sociale de l’innovation du xixe au xxie siècle.

21. Dritsas (ed.), 2008. 22. Bouneau, 2014, p. 48-60 ; Bouneau & Lung (dir.), 2006 ; Bouneau (dir). Burigana & Varsori, 2010 ; Bouneau (dir.) & Lung, 2014. TRAJECTOIRES D’INNOVATION, LOGIQUES SPATIALES ET PROCESSUS D’INDUSTRIALISATION Christophe BOUNEAU 53

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Résumé : notre contribution vise à proposer un cadre de réflexion interdisciplinaire pour l’étude des trajectoires d’industrialisation de la Grèce et de l’espace méditerranéen, à partir des deux programmes de recherches transversaux conduits à la Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine sur les Logiques spatiales de l’Innovation et Les Trajectoires de l’Innovation. La combinaison dans le champ SHS de l’innovation, d’une logique spatiale et systémique à une perspective diachronique et historique, s’avère en effet fructueuse à de multiples points de vue. Elle permet de mettre à jour les formes de proximité, la construction de réseaux et leurs mises en tension, l’émergence et la déconstruction permanente de systèmes régionaux d’innovation sous le signe du district. L’historien peut alors tenter de déterminer et de caractériser les small events, les bifurcations, les verrouillages et les processus d’irréversibilité, avec toujours à l’horizon la gestion d’un régime d’incertitudes.

Mots-clés : industrialisation, désindustrialisation, innovation, industrie, bassin méditerranéen, réseaux, spécificité méditerranéenne, logique spatiale, diversité, Méditerranée, époque contemporaine, histoire économique, histoire sociale

Abstract: this paper aims suggesting an interdisciplinary theoretical frame, providing tools for innovative research focusing on industrial trajectories of Greece and of the whole Mediterranean area. It is fed by the results of two transversal research programs led within the Maison des sciences de l’Homme d’Aquitaine, the first one onThe Spatial Logics of Innovation and the second one on The Trajectories of Innovation. Combining within the field of social sciences of innovation, a spatial and systemic analysis and a diachronic and historical perspective can be fruitful for addressing a hypothetic “industrial” Mediterranean pattern. It allows emphasizing types of proximity, the building process of economic and social networks, the emergence and the permanent crisis of regional systems of innovation. As an historian, the challenge remains determining the “small events”, the bifurcations, the lockouts and irreversibility processes, pointing out the crucial question of uncertainty regimes.

Keywords: industrialization, desindustrialization, innovation, industry, mediterranean area, networks, mediterranean specificity, contemporary period, social history, economic history CAHIERS BALKANIQUES 56 L’industrie en Méditerranée

Περίληψη: η συμβολή μας σκοπεύει να προτείνει ένα πλαίσιο διεπιστημονικής σκέψης για την μελέτη των τροχιών εκβιομηχάνισης της Ελλάδας και της μεσογειακής περιοχής. Ξεκινάμε από δύο εγκάρσια ερευνητικά προγράμματα που διεξάγει η Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine, Χωρικές λογικές Καινοτομίας και Tροχιές της Καινοτομίας. Στον τομέα των κοινωνικών και ανθρωπιστικών επιστημών της καινοτομίας που εφαρμόζεται εδώ στο πεδίο των μεσογειακών εδαφών, ο συνδυασμός μιας χωρικής και συστημικής λογικής με μια διαχρονική και ιστορική προοπτική, αποδεικνύεται όντως επιτυχής σε πολλαπλές απόψεις. Επιτρέπει ενημέρωση των μορφών εγγύτητας, κατασκευή δικτύων και ενεργοποίησής των, ανάδοση και μόνιμη αποξήλωση των περιφερειακών συστημάτων καινοτομίας, κυρίως των βιομηχανικών. Ο ιστορικός μπορεί τότε να επιχειρήσει, να προσδιορίσει τα « small events », τις διακλαδώσεις, τα κλειδώματα και τις μη αναστρέψιμες διαδικασίες. Επισημαίνοντας πάντοτε το κρίσιμο ζήτημα της διαχείρησης μίας κατάστασης αβεβαιοτήτων.

Λέξεις‑κλειδιά: βιομηχανοποίηση, αποβιομηχανοποίηση, καινοτομία, βιομηχανία, μεσογειακή λεκάνη, δίκτυα, μεσογειακή ιδιαιτερότητα, λογική, spatial analysis, κοινωνική ιστορία, οικονομική ιστορία, σύγχρονη εποχή

Anahtar Kelimeler: sanayileşme, sanayisizleşme, yenilik, sanayi, Akdeniz havzası, Ağlar, Akdeniz özgüllüğü, mekansal mantık, çeşitlilik, çağdaş dönem, sosyal tarih, ekonimik tarihi

Ключевые слова: индустријализација, деиндустријализација, иновации, индустријата, Медитеранскиот слив, мрежи, Медитеранска специфичност, просторна логика, разновидност, економската историја, општествената историја Marchés, produits et innovation

Markets, products and innovation

Αγορές, προϊόντα και καινοτομία

Christina Agriantoni Professeur émérite d’histoire, université de Thessalie, Grèce

Depuis longtemps déjà, la grande entreprise américaine n’est plus le modèle universel d’efficacité industrielle. L’émergence des nouveaux pays industriels a ouvert les horizons de la pensée historique, et l’on a pu découvrir les « variétés du capitalisme », les multiples voies possibles de l’industrialisation, et mettre un terme à la disqualification d’une série de branches autres que celles supposées être à la pointe du progrès technologique et organisationnel. Philip Scranton a montré, il y a presque vingt ans, que, même aux États-Unis, ce type d’entreprise managériale, taylorienne et aux produits standardisés n’a pas été la règle 1. En même temps, Gérard Chastagnaret évoquait la nécessité de reconsidérer l’industrialisation en Méditerranée 2.

Les structures de l’industrie grecque de la fin duxix e siècle à 1970

Pour parler du cas de la Grèce dans un cadre méditerranéen et comparatif, il me semble propice de centrer mon exposé sur une condition qui lui est plus ou moins particulière, à savoir les dimensions restreintes du marché national. La Grèce, on le sait, est un petit pays, qui était encore plus petit au xixe siècle - moins de la moitié du territoire actuel. Environ un million et demi d’âmes en 1870, deux millions, après l’annexion de la Thessalie en 1881, 5,5 millions en 1920 après l’annexion

1. Scranton, 1997. 2. Chastagnaret, 1997, p. 5-12. CAHIERS BALKANIQUES 58 L’industrie en Méditerranée

de la Macédoine, 6,2 millions en 1928, après l’installation des réfugiés d’Asie Mineure. C’est, en plus, une économie où domine le secteur agricole au moins jusqu’en 1940, la population rurale (agglomérations de moins de 2000 habitants) représentant encore 52,4 % du total en 1940. Sans doute, la taille du marché ne peut-elle être un critère unique pour des comparaisons pertinentes. Il suffit d’essayer de comparer l’industrialisation de la Grèce avec celle d’autres petits pays (du point de vue du marché) de l’Europe, comme les pays scandinaves ou les pays balkaniques, pour se rendre compte du fait que les convergences ou les divergences s’établissent sur la base d’autres facteurs, comme l’histoire politique, la culture technique ou les ressources naturelles. Et pourtant, la taille du marché est un élément capital pour comprendre les comportements et les stratégies des entrepreneurs. On oublie souvent, dans les études sur la grande entreprise industrielle née aux États-Unis vers la fin du xixe siècle, que ce type, ce format, comme dirait Scranton, d’unité de production qu’a décrit et glorifié Alfred Chandler, n’aurait pas pu émerger sans la perspective d’un grand marché. Les choix, les comportements des industriels en Grèce face au problème des débouchés émergent à la croisée de l’étroitesse du marché local, de la technologie et de la nature des produits. Avant de les examiner, il faut rappeler, en bref, quelques traits essentiels de l’industrialisation de la Grèce - en commençant par son timing. Les premières cheminées d’usines se dressent au cours des années 1860-1870 : textile (coton et soie), minoterie, savon, cuir, alimentaire, constructions mécaniques, secteur minier 3. Ce démarrage coïncide avec celui de plusieurs pays de la périphérie européenne, mais aussi du Moyen-Orient et du Japon. La seconde vague, beaucoup plus importante, diffuse et multiforme, démarre vers la fin du xixe siècle et se combine avec la crise agricole et l’exode rural. Chimie, électricité, ciment sont les nouveaux acquis de cette période, ainsi qu’une vague de fusions et l’émergence des premières grandes entreprises. Après les anomalies de la décennie de guerres (balkaniques, mondiale, gréco-turque), l’élan donné par l’agrandissement du pays, puis par l’installation des réfugiés (élargissement du marché donc), prolonge cette vague tout au long de l’entre-deux-guerres. Peu de nouveautés dans l’ensemble au niveau des branches : automobile (carrosserie), bauxite, tabac, phonographie, cinéma 4. Après la Seconde Guerre mondiale, les années 1955-1975 représentent l’âge d’or de l’industrie grecque, en particulier avec de gros investissements avec du capital étranger - l’usine de Pechiney est le fleuron de la période - et les secteurs remarquables des constructions navales,

3. Agriantoni, 1986. 4. Hatziiossif, 1993 ; Agriantoni, 1999, vol. 1, p. 173-221. MARCHÉS, PRODUITS ET INNOVATION Christina AGRIANTONI 59 de la métallurgie de l’acier, de l’automobile (assemblage), et de l’industrie pharmaceutique 5. Par la suite, les grands bouleversements, connus, de l’économie au niveau mondial ont affecté l’industrie en Grèce comme en Europe, et je ne me hasarderai pas dans cette période récente dont l’aboutissement est plutôt douloureux pour le pays. Il serait cependant utile pour mon propos de signaler que les survivants, parmi les entreprises d’une certaine taille tout au moins, sont en grande majorité ceux qui ont réussi à sortir des frontières du pays, c’est-à-dire à gagner des parts de marché à l’étranger. Voilà pour la temporalité de l’industrialisation. Quant à son caractère, elle se rapproche de ce type d’industrialisation labour intensive qui, d’après des études récentes, a été le modèle dominant de l’industrialisation des pays asiatiques, un modèle opposé à l’industrialisation capital intensive britannique ou américaine 6. En effet, à l’exception d’une bonne partie duxix e siècle, lorsque le développement dynamique du secteur agricole exportateur absorbait toutes les disponibilités, le facteur travail a été plutôt abondant en Grèce, à cause du déclin du secteur agricole à partir de la fin du XIXe siècle, puis, pendant l’entre-deux-guerres, grâce à l’arrivée des réfugiés. Ensuite, il faut rappeler que malgré la dispersion, en milieu rural, d’une foule de petites unités de traitement des produits agricoles, l’industrialisation en Grèce a été une affaire de villes, dont certaines sont même devenues de vraies villes industrielles se rapprochant du modèle des clusters où l’on rencontre des interdépendances entre firmes, des économies externes engendrées par le voisinage, voire des formes de coopération comme les transferts de commandes ou les sous-traitances, l’usage partagé de machines spéciales, la cession temporaire d’espaces disponibles au voisin, etc. Si les petites entreprises familiales représentent la grande majorité, les grandes entreprises et les grandes dynasties familiales ne manquent pas. Et enfin, si les secteurs du textile et de l’agroalimentaire ont été largement dominants jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, il y a eu en même temps une impressionnante variété d’industries lancées dans le pays, ne serait-ce qu’à petite échelle. En dehors de la rapidité de la circulation de l’information technologique 7, il faudrait attribuer ce phénomène à une idéologie bien ancrée parmi les élites politiques et sociales qui étaient favorables à la modernisation et à l’européanisation, mais aussi, probablement, à la promptitude du monde entrepreneurial à chercher de nouvelles opportunités.

5. Iordanoglou, 2003, vol. 9, p. 59-86. 6. Par ex. Austin & Sugihara (eds), 2013. 7. Voir à ce sujet, Chatzis, 2004, p. 3-23. CAHIERS BALKANIQUES 60 L’industrie en Méditerranée

Les entreprises face au problème des débouchés

La diversité des productions

En effet, le premier élément du comportement des entreprises face au problème des débouchés, c’est la diversité de leurs productions. On sait maintenant, grâce à plusieurs études, qu’il s’agit d’une stratégie (differentiation strategy) de survie ou de croissance, qui est l’opposé, dans tous les cas, de la stratégie de la réduction des coûts à travers la standardisation et l’augmentation de la productivité. Les constructions mécaniques représentent l’exemple le plus typique de cette stratégie de diversification que l’on rencontre d’ailleurs dans d’autres pays méditerranéens 8 ; mais ils ne sont pas les seuls : Jonathan Zeitlin a montré les limites de l’américanisation de l’industrie mécanique européenne, en étudiant le cas des constructeurs britanniques qui ont refusé, après la Seconde Guerre mondiale, d’abandonner leur capacité à produire des machines et outils très divers contre une standardisation plus poussée, à coûts réduits, comme le conseillaient les experts américains 9. Sans doute, le problème des Britanniques n’était-il pas, comme dans notre cas, l’insuffisance des débouchés, mais la volonté de pouvoir répondre à la demande très diversifiée d’une clientèle mondiale. Les constructeurs grecs ont pourtant essayé, dès leurs débuts, de fabriquer des articles en série, signe qu’ils en comprenaient les avantages. Il apparaît que les moulins à huile représentaient une importante clientèle potentielle qu’ils ont essayé de gagner avec des pressoirs en fer. On rencontre même deux efforts successifs d’invention technologique dans ce domaine (1888, 1905), par deux constructeurs du Pirée, concernant une machine à extraire les noyaux des olives qui a été présentée même en Italie et brevetée en France et en Angleterre 10. À la même époque, une grosse fonderie du Pirée a essayé de standardiser la production de chaudières. Ces démarches n’ont pas été concluantes. La concurrence s’est vite développée pour les pressoirs à huile, les machines inventées étaient défectueuses et, quant aux chaudières, la concurrence des Babcock & Wilcox, massivement importées alors par les industries, était très forte. L’industrie mécanique a donc résolument adopté la stratégie de la diversité des productions et de la flexibilité. Concentrés surtout au Pirée, mais aussi à Ermoúpolis, Volos, plus tard à Thessalonique, les fonderies et les ateliers de

8. Daumalin & Raveux, 2001, p. 153-176. 9. Zeitlin, 1995, p. 277-286. 10. Kremmyda, 2005, tome 42, p. 159-176. MARCHÉS, PRODUITS ET INNOVATION Christina AGRIANTONI 61 mécanique fabriquaient toutes sortes d’outils et d’éléments d’équipement industriel sur commande, des répliques de machines importées, des articles pour le bâtiment (balustrades en fer…) ; ils offraient des services de réparation et de maintien aux industries de la place, et vers la fin de l’entre-deux-guerres, certains ont même entamé la production de petits moteurs à pétrole. Les plus grandes entreprises du secteur ont accaparé les trois débouchés les plus importants, en parfaite harmonie avec ce profil de travail sur commande : constructions et réparations navales, pour les entreprises du Pirée et d’Ermoúpolis, grandes constructions métalliques des travaux publics, pour les constructeurs d’Athènes et du Pirée, instruments, petites machines et roues hydrauliques destinées la clientèle rurale, pour ceux de Volos. La diversification a été d’ailleurs la règle dans l’ensemble du secteur des métaux avant la Seconde Guerre mondiale ; de grands noms des fabricants de l’électroménager de l’après-guerre, comme Pitsos ou Izola, ou même de la métallurgie de nos jours comme Mytilinaios, débutèrent alors avec des ferblanteries aux produits et services très divers. Les industries de traitement des produits agricoles d’exportation n’avaient pas en réalité de problème de débouchés. Dans ce cas, leur trait principal était le lien très étroit entre le commerce et l’industrie, et la possibilité de repli de l’un à l’autre. Car, en fait, l’apparition même de ces industries a été le résultat des pressions exercées par les marchés extérieurs sur les prix. Ainsi l’égrenage mécanique du coton a débuté avec la flambée des prix du coton et l’extension de la culture en Grèce au cours des années 1860 ; le triage mécanique et l’emballage du raisin sec sont apparus à leur tour au moment de la baisse des prix du raisin sec au cours des années 1890 ; les premières machines à cigarettes ont été introduites au temps de la montée des prix du tabac au début du xxe siècle tandis qu’à l’inverse, les nouvelles méthodes d’emballage du tabac exporté en feuilles ont été introduites dans les grands entrepôts du Nord du pays pendant la dépression de l’entre-deux-guerres. Et évidemment, pour l’ensemble du secteur minier, l’exploitation des gisements a suivi les fluctuations du mouvement international des prix des matières premières concernées 11. Mais on retrouvait la diversité lorsqu’il fallait s’adresser au marché intérieur.

Diversification par l’introduction de nouveaux produits Diversification signifiait souvent introduction de nouveaux produits : la Société des Vins et Spiritueux, fondée au début du xxe siècle pour exploiter les tonnes de raisins secs invendus qui s’entassaient dans les dépôts publics au titre de « parakratima » (une retenue à la source pour alléger le marché saturé et soutenir

11. Bellavilas & Papastefanaki (dir.), 2009. CAHIERS BALKANIQUES 62 L’industrie en Méditerranée

les prix) a lancé sur le marché l’alcool de raisin sec pour éclairage et pour des moteurs spécialement adaptés, en dehors de l’alcool pour boissons, des gâteaux et marmelades de raisin, et des vins à marque commerciale (Votrys). En mixage avec de l’essence de térébenthine, cet alcool a alimenté les moteurs des voitures au cours de la Grande Guerre, en raison du manque d’essence. La diversification par le lancement de nouveaux produits a été la principale condition de croissance de l’industrie huilière. Les méthodes traditionnelles de production de l’huile d’olive par des milliers de petits moulins disséminés sur la plus grande partie du territoire qui délivraient à chaque producteur ses propres tonneaux d’huile tirée de sa récolte personnelle (système qui fonctionne encore de nos jours, d’ailleurs), ne laissaient guère de marge d’action aux entrepreneurs intéressés par des secteurs autres que le négoce de l’huile. Mais, déjà à ce niveau, on décèle une innovation importante, lorsque deux négociants athéniens qui achetaient leur huile au sud du Péloponnèse ont introduit, les premiers vers 1904, l’emballage en boîtes métalliques avec étiquette et la marque (le brand name) Minerva. Il n’est pas sans intérêt de noter que « Minerva » exportait aux États-Unis, c’est-à-dire aux Grecs des États-Unis, à savoir le marché de la diaspora hellénique, point sur lequel il faudra revenir. À noter aussi que « Minerva », aujourd’hui une des firmes d’huile bien connues en Grèce, est longtemps demeurée une firme commerciale et n’a fondé son installation de raffinage qu’en 1957 12. En fait, l’industrie huilière, qui a commencé effectivement par le raffinage au cours des années 1920, s’est développée en contournant l’huile d’olive pour se tourner vers les graines oléagineuses (de lin, coton, arachides, palme, sésame) et proposer une gamme constamment élargie de nouveaux produits, des substituts moins chers de l’huile d’olive ou du beurre ; ce furent les diverses huiles de graines, les graisses végétales (c’est ELAIS qui a lancé le premier brand name, la Fytini, en 1932), puis, après la guerre, les margarines (le VITAM, encore par ELAIS la plus grande firme du secteur, absorbée par Unilever en 1976) 13. Pour les industries des biens intermédiaires, industries le plus souvent capital intensives, le problème des débouchés se présentait sous la forme de l’offre précédant la demande, ce qui est souvent considéré comme un des changements importants du système productif, survenu au temps de la seconde révolution industrielle. Les industries du ciment, un bon exemple de ce cas de figure, introduites en Grèce au cours de la première décennie du xxe siècle avec une capacité qui excédait la demande (car la technologie de la production imposait un certain seuil pour que l’investissement soit rentable), ont essayé de faire face au problème en

12. Hekimoglou & Roupa, 2006 ; Melios & Bafouni, 2004. 13. Melios & Bafouni, 2006. MARCHÉS, PRODUITS ET INNOVATION Christina AGRIANTONI 63 s’étendant vers l’aval, pour créer leur propre demande ; presque dès leur début, des industriels du secteur ont fondé des entreprises de construction de bâtiment et de travaux publics. On peut trouver des exemples analogues dans la tannerie où certains industriels ont créé des entreprises de chaussures, ainsi que dans le cas de la société Réfrigérateurs du Pirée qui a créé une entreprise d’importation, traitement et vente de morues, en collaboration avec la plus grande industrie de bière (Fix), manifestement parce que tous les deux avaient une surcapacité en installations frigorifiques. L’autre solution, pour ces industriescapital intensive, était la promotion systématique du produit et la monopolisation du marché. Ce fut la solution adoptée par la plus grande entreprise industrielle de la Grèce d’avant la Seconde Guerre mondiale, la Société des Engrais et Produits chimiques (1909), qui a mené toute une campagne pour promouvoir l’usage de ses engrais, avec publications spéciales, création de champs-modèles où les engrais étaient testés, et développement d’une politique de collaboration sous contrat avec les agriculteurs. S’étant assuré le monopole dans le domaine des engrais, la société a vu ses ventes multipliées par cinq entre 1932 et 1938. Par ailleurs, les cimenteries aussi ont essayé de monopoliser le marché, et des cinq entreprises des années 1920, il en est resté deux après la crise.

Une industrie de biens de consommation Mais ce ne sont là que quelques cas plutôt exceptionnels. L’industrie grecque était majoritairement une industrie de biens de consommation, de produits finis. L’ancrage à la consommation assurait la capacité de sonder directement les tendances de la clientèle, les changements des goûts, et de s’adapter aux fluctuations d’un marché restreint et instable qui incitait donc à la flexibilité et la diversité des produits. Si l’on associe tout cela à la disponibilité du facteur travail, on comprend mieux pourquoi, dans le cas de chaînes productives de produits complexes comme l’automobile, les fabricants grecs de l’entre-deux-guerres se sont placés à la dernière étape de la chaîne, celle qui était encore plutôt labour intensive, pour fabriquer des carrosseries de toute sorte, en fonction des commandes, sur des châssis et des moteurs importés. Si après la Seconde Guerre mondiale quelques entreprises du secteur ont acquis une certaine importance en produisant des autobus et des poids lourds en collaboration avec les constructeurs européens des moteurs, elles ne se sont jamais spécialisées en un seul type de voiture. Ce n’est que dans les années 1970 que la première véritable chaîne de montage de voitures Nissan a été installée en Grèce (mais elle n’a pas survécu à la crise des années 1990). CAHIERS BALKANIQUES 64 L’industrie en Méditerranée

Conclusion

Pour conclure, deux mots sur ce qui aurait pu être une alternative permettant de se débarrasser des contraintes d’un marché restreint : les exportations. Les industries grecques ne se sont pas trompées sur leur importance, lorsqu’elles ont essayé d’exporter dès leurs premiers pas au xixe siècle, et certaines, comme les filatures de coton ou les tanneries, y ont même réussi ; ce fut le cas également lorsque, à la fin du même siècle, au temps de la grande crise du raisin sec, elles ont été des dizaines à se bousculer dans la production et l’exportation de vins, du « cognac » grec ou de l’alcool de vin. Or, elles n’ont jamais réussi à gagner durablement des parts de marché à l’étranger. Les raisons en sont diverses, mais pour faire simple sur une question assez compliquée, on peut dire que, si l’on excepte l’affirmation finalement assez banale que, de toute façon, il serait très difficile pour l’industrie d’un pays late comer de concurrencer les champions de l’industrialisation, les raisons de cet échec ont été essentiellement politiques.

• Raisons de politique extérieure d’abord – ou de relations internationales : les exportations industrielles de la Grèce se sont principalement dirigées vers les pays voisins des Balkans, vers la Turquie et le Proche-Orient ou l’Égypte, à une époque où le coût des transports maritimes permettait encore de profiter de la proximité. Mais à partir de la fin du xixe siècle, cet avantage a été annulé par le développement des transports, et surtout, le déclin des communautés de la diaspora hellénique dans ces pays, qui étaient un point d’appui important des exportations, ainsi que le climat conflictuel - voire guerrier - qui s’installa dans la région au temps de la montée des nationalismes, ont perturbé les échanges et fait monter des barrières insurmontables aux exportations grecques. Seule la nouvelle diaspora hellénique aux États-Unis a offert un débouché durable, notamment aux industries agroalimentaires comme « Minerva », dont nous avons parlé, « Metaxás » (cognac) et d’autres. • Politique interne ensuite : il s’agit tout simplement du fait que la classe politique grecque n’a jamais cru en la possibilité du développement industriel du pays avant la Seconde Guerre mondiale (mais en réalité, on trouve encore aujourd’hui les traces de cette mentalité). Il n’y a pas d’économie sans politique, même lorsque celle-ci brille par son absence. MARCHÉS, PRODUITS ET INNOVATION Christina AGRIANTONI 65

Bibliographie

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Résumé : Cette communication étudie le rapport entre marchés, produits et innovation en Grèce. Jusqu’à une période récente, les industries grecques dépendaient presque entièrement du marché intérieur. C’est la raison principale pour laquelle elles avaient peu d’opportunités de croissance. Dans ce contexte, l’innovation portait presque exclusivement sur le produit, le lancement d’articles nouveaux et de services, dans la mesure où le marché intérieur pouvait les absorber. Cette étude décrit en premier lieu la structure de l’industrie grecque de la fin MARCHÉS, PRODUITS ET INNOVATION Christina AGRIANTONI 67 du xixe siècle jusqu’en 1970, examine ensuite les initiatives d’introduction de nouveaux produits sur le marché intérieur, en ce qui concerne la technologie importée et le marketing des nouveaux produits, discute enfin le problème des exportations industrielles grecques.

Mots-clés : industrie, histoire de l’industrie, innovation, marché, technologie, produits, importations, exportations, Grèce, époque contemporaine, histoire économique, histoire sociale

Abstract: this paper studies the relationship between markets, products and innovation in Greece. Until recent period, the Greek industries depended almost completely on the internal market. It is the main reason for which the Greek companies had few growth opportunities. In this context, the innovation concerned almost exclusively the product, the launch of new articles and services, as far as the internal market could absorb them. This study describes first the structure of the Greek industry from the end of the 19th century until 1970, examine then the initiatives of introduction of new products in the internal market, as regards the imported appropriate technology and the marketing of the new products; it discusses finally the problem of the Greek industrial exports.

Keywords: industry, industrial history, innovation, market, technology, products, imports, exports, Greece, contemporary period, industry, economic history, social history

Περίληψη: αυτή η ανακοίνωση ασχολείται με τις σχέσεις μεταξύ αγορές, προϊόντα και καινοτομιά στην Ελλάδα. Ως μία πρόσφατη περίοδο, οι ελληνικές βιομηχανίες εξαρτιόνταν σχεδόν αποκλειστικά από την εσωτερική αγορά. Επομένως, οι ελληνικές εταιρείες είχαν λίγες δυνατότητες ανάπτυξης. Σ’αυτό το πλαίσιο, η καινοτομία αφορούσε μόνο το προϊόν, το λανσάρισμα νέων προϊόντων και υπηρεσιών, όσο μπορούσε η εσωτερική αγορά να τα απορροφά. Αυτή η μελέτη περιγράφει πρώτα την υποδομή της ελληνικής βιομηχανίας από το τέλος του 19ού αι. ως 1970, και εξετάζει τις τότε πρωτοβουλίες εισαγωγής καινούργιων προϊόντων στην εσωτερική αγορά σχετικά με τις κατάλληλες εισαγόμενες τεχνολογίες και το μάρκετινγκ αυτών των προϊόντων. Τελικά συζητείται το πρόβλημα των ελληνικών βιομηχανικών εξαγωγών.

Λέξεις‑κλειδιά: βιομηχανία, ιστορία της βιομηχανίας, καινοτομίες, αγορά, τεχνολογία, εξαγωγές, εισαγωγές, Ελλάδα, σύγχρονη εποχή, οικονομική ιστορία, κοινωνική ιστορία CAHIERS BALKANIQUES 68 L’industrie en Méditerranée

Anahtar Kelimeler: endüstri, endüstri tarihi, yenilik, pazar, teknoloji, ürünler, ithalat, ihracat, Yunanistan, çağdaş dönem, sosyal tarik, ekonomik tarih

Ключевые слова: индустрија, историја на индустрија, иновации, пазар, технологија, производи увоз, извоз, Грција, современа ера, индустрија, економската историја, општествената историја Advantages and disadvantages of the Italian entrepreneurial talents

Les talents de l’entrepreneuriat italien, avantages et désavantages

Gli aspetti originali dell’imprenditorialità italiana

Vera Zamagni Professeure, Scuola di Economia, université de Bologne, Italie

The structure of the Italian economy Italian industry has very ancient roots, going back to the Middle Ages, when the Italian merchants conquered European markets with their manufactured products, becoming leaders in Europe for cultural, artistic, technical and economic innovations. Italian manufacturing later declined, although it did not disappear altogether, especially in the manufacture of silk, and resurrected at the end of the 19th century, some decades after the unification of the country. Italian entrepreneurs have been capable since take off (1884-1913) to modernize, adopting international technology and occasionally contributing to innovation in specific fields (electricity, chemicals, engineering), but they have normally kept their firms smaller than in the rest of the advanced world. Big businesses have been exceptional and, as a result of WWI and the 1929 crisis, most of them fell in the hands of the State that produced a very original bailing out operation ended with the creation of a public holding called IRI 1, which controlled 40 % of the Italian joint stock companies of the time. The reconstruction after WWII confirmed IRI and developed other state-owned holdings (ENI, EFIM, ENEL are the most

1. There is now (2012-2015) a comprehensive history of IRI in six volumes, Storia dell’IRI (1933‑2000), Laterza, Bari. CAHIERS BALKANIQUES 70 L’industrie en Méditerranée

important ones) shaping a dualism of the Italian industrial sector: big business was in the hands of the State (SOEs), with very few exceptions (Fiat, Pirelli, Olivetti), while private enterprise managed the very large amount of SMEs 2. The management of big business by the Italian State did not show the same degree of effectiveness of its French counterpart, but it was not entirely negative. Among the 9 largest Italian companies appearing in the Fortune list of the Global 500 in 2013, 6 are former SOEs partly privatized, and one is still 100 % state-owned. Among the largest and most successful former SOEs, Finmeccanica 3 stands out as the most technologically advanced (it produces helicopters, aircrafts components, missiles, satellites, electronic systems for defence and aviation, space instruments). It has some joint ventures with the French Thales, and has acquired the British Helicopter company Westland, and the American defence company DRS. But the control by the State of the largest Italian enterprises had two perverse effects:

• a) It prevented the formation of a class of managers capable of administering big business, because state managers were too protected and “parochial” to be able to contribute to the privatization wave. This meant that during privatization since the 1990’ it was not easy to find “private” managers capable of making the old SOEs competitive. • b) It prevented the internationalization of Italian industry, because SOEs remained “national” and this remains a problem largely unsolved even today.

Private enterprises being practically confined in Italy to SMEs tried to reach excellency under this size constraint using two instruments, specialization and networks. Italian SMEs started specializing in all those sectors in which design and customization mattered, taking advantage of the centuries old manufacturing traditions and of the artistic heritage of the country. Italian SMEs have become famous in the world not only for the highly differentiated consumer goods (the “made in Italy” fashion), but also for engineering and chemical products tailored to the needs of their clients. They have also been capable of exploiting the implication of the electronic revolution that has exploded the process of production at the world level, becoming suppliers of components for many multinational corporations. Perhaps the best example is the Brembo company

2. Zamagni, 1993, Felice, 2015, Ascesa e declino. Storia economica d’Italia. 3. Zamagni, 2009. ADVANTAGES AND DISADVANTAGES OF THE ITALIAN ENTREPRENEURIAL TALENTS Vera ZAMAGNI 71 from Bergamo, which produces brakes for all the automobile and motorcar companies of the world. Not being able to exploit economies of scale because of their limited size, Italian entrepreneurs have tried to exploit economies of scope, but not in one single plant (as it happens in corporations), rather building up tight networks. Networks can be of different type; in Italy, the practice of networks has been extensive particularly in two versions: industrial districts (geographical clusters) and what has been named “fourth capitalism”. The industrial districts are a geographical conglomeration of SMEs specialized in different versions of the same product: the place becomes a permanent exhibition of all the varieties of one single product. We have a ceramic district in Sassuolo, a spectacles district in Friuli, a packaging machinery district in Bologna, a bicycle saddles district in Veneto, and other hundreds of them spread around North and Central Italy (only a few exist in the South, among which a sofas district in Puglia) 4. “Fourth capitalism” is instead less geographically defined phenomenon including a few thousands medium size companies 5 capable of internationalising and becoming world leaders in final products, outsourcing the production of intermediate parts to the smaller producers of the area 6. They are also called “pocket multinationals”. Italy has become highly competitive in a large number of “niche” products (about 1000), which have allowed the country to support exports, even across the present crisis. This is why Italy still has industry, as table 1 shows.

4. For a general overview of industrial districts, see Belussi & Sammarra (eds), 2009; Becattini, Bellandi & De Propis (eds), 2009; Jones, Dimitratos, Fletcher et al. (eds), 2009, p. 16. 5. Of the 10 700 companies examined by the Mediobanca sample of companies with 50 499 employees, 1450 were eliminated because they were controlled by large enterprises and 4900 because they did not meet the revenue requirement for medium size companies. Around 4000 form therefore the core of “Fourth capitalism”. See Mediobanca-Unioncamere, 2009. The data bank is updated every year. 6. With reference to “Fourth capitalism”, see Colli, 2006, p. 7. See also by the same author, 2003, and 2002. CAHIERS BALKANIQUES 72 L’industrie en Méditerranée

Table 1: Some comparative economic indicators

Some comparative economic indicators Trade Exports of Mean balance, manufacturd Manufacturing Per capita wealth Public Debt Total goods Production GNP per adult As % of products Billions Billions euros EU=100 Thousands GDP Billions Euros $ euros 2014 2014 2013 2003 2014 2013 1995 2014 Italy 330 43 906 112 97 241 Germany 941 220 1976 116 124 192 France 342 -72 877 111 107 296 UK 259 -134 611 123 108 243 48 89 Spain 69 -25 447 100 93 124 62 98 Netherlands … 67 309 133 130 186 73 69 Sweden 91 1 217 127 124 299 70 44 Greece 8 - 20 56 93 72 … … 177

Sources: EU official statistics. Mean Wealth per capita comes from a survey of the Credit Suisse, Global Wealth databook 2013.

The challenges to be faced

Having said this, there are a number of serious problems with the present Italian industrial basis. The most important ones are in my opinion the following:

• Globalization has offered some advantages to Italian industry, as mentioned before, but has raised also very serious challenges: Italy does not have leading multinationals, with all that this implies. It does have plants from foreign multinationals, which find it interesting to produce in Italy, for reasons which are different from sector to sector, but this is obviously not the same thing, especially, because research is often kept outside Italy. This means that Italian highly qualified young people have often to move abroad to find jobs adequate to their qualification. Italy presently suffers of a serious brain drain. • All over the world SMEs are administered by families and these are not always ready to managerialize and to provide generational change, ADVANTAGES AND DISADVANTAGES OF THE ITALIAN ENTREPRENEURIAL TALENTS Vera ZAMAGNI 73

producing a high rate of firms shut down, especially as the country shows a great decline in birth rates. • Italy still has the “Mezzogiorno” problem, the solution of which needs a different approach, after the ages of infrastructures building, of subsidization of capital invested there in capital-intensive plants, and of welfare transfers. The Mezzogiorno does not host many industrial districts and accounts for a very few successful medium size companies, while the former SOEs presence has shrunk everywhere. Probably, industrialization is no longer the appropriate policy, at the exception of agro-industry. Rather, a number of services could be better developed: tourism (including agri-tourism), logistics, ports and sea transportation. • Politics must be persuaded that public debt is not a way of facing the country problems; on the contrary, it is a way of causing additional problems, as it has happened in the recent crisis. Having a too high public debt accumulated in previous years, the Italian State could not support domestic demand which contracted in a drastic way, causing a fall in GDP incomparable with that of most European countries and a dramatic rise in youth unemployment. Reforms are needed to redress competitiveness of the system and possibly allow the strengthening and enlarging of at least some Italian companies.

Conclusions In my opinion, Italy is now trying to part company from her previous mistakes. The present government seems to have learned some lessons in terms of how to put public finances under control and promote reforms. A more adequate managerialization of SMEs also seems underway, but the road to strengthening big business is still at the very beginning. What is not in sight yet is a change of approach with our Mezzogiorno problem. My hope is that, if the change of our Constitution, which is underway, transforming the Senate in a Chamber of the autonomies will in fact take place, decision making in general will be made more rapid and the responsibilities of Regions and Municipalities directly represented in Parliament to produce wiser projects of development will become clearer. CAHIERS BALKANIQUES 74 L’industrie en Méditerranée

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Abstract: the essay presents the original features of Italian entrepreneurship, that, for historical reasons, in so far was mostly focused on developing SMEs (small and medium sized enterprises). To make them internationally competitive, the strategy followed with some success by Italian entrepreneurs has been that of specialization and networking. However, globalization raises challenges that have to be faced through institutional reforms and the consolidation of medium size companies, i.e. the “Fourth capitalism”.

Keywords: industry, entrepreneurship, SMEs (small and medium sized enterprises), specialization, networking, Italy, globalization, contemporary period, economic history, social history

Résumé : cet essai présente les traits originaux de l’entrepreneuriat italien qui, pour des raisons historiques, s’est jusqu’à présent focalisé sur des PME (Petites et Moyennes Entreprises). Pour les rendre compétitives sur le plan international, les entrepreneurs italiens ont développé avec un certain succès une stratégie de spécialisation et de construction de réseaux. Cependant la globalisation a présenté des défis auxquels il faut faire face par des réformes institutionnelles avec par la consolidation des entreprises de dimension moyenne, c’est‑à‑dire, le « Quatrième capitalisme ».

Mots‑clés : industrie, entrepreuneriat, PME (petites et moyennes entreprises), spécialisation, réseau, Italie, globalisation, époque contemporaine, histoire sociale, histoire économique

Riassunto: il saggio analizza gli aspetti originali dell’imprenditorialità italiana, che, per ragioni storiche, si è focalizzata finora soprattutto sulle PMI (piccole‑medie imprese). Per renderle competitive sul piano internazionale, gli imprenditori italiani hanno sviluppato con un certo successo una strategia di specializzazione e costruzione di reti. Tuttavia, la globalizzazione ha presentato sfide che devono essere affrontate con riforme istituzionali e con il consolidamento delle imprese di medie dimensioni, il “Quarto capitalismo”.

Parole: industria, imprenditorialità, PMI (piccole‑medie imprese), specializzazione, reti, Italia, globalizzazione, tempi contemporanei, storia sociale, storia economica

Anahtar Kelimeler: sanayi, girişimcilik, KOBİ’ler (küçük ve orta ölçekli işletmeler), uzmanlaşma, ağlar, İtalya, küreselleşme, çağdaş dönem, ekonomik tarih, sosyal tarih CAHIERS BALKANIQUES 76 L’industrie en Méditerranée

Ключевые слова: индустрија, претприемништво, МСП (мали и средни претпријатија), специјализација, мрежи, Италија, глобализацијата, современа ера, економската историја, општествената историја

Λέξεις‑κλειδιά: βιομηχανία, επιχειρηματικότητα, ΜΜΕ (μικρές και μεσαίες επιχειρήσεις), ειδίκευση, δίκτυα, Ιταλία, παγκοσμιοποίηση, σύγχρονη εποχή, οικονομική ιστορία, κοινωνική ιστορία Un enjeu géostratégique : l’implantation des industries d’armement sur la côte méditerranéenne française de 1871 à 1940

A geostrategic stake: the setting‑up of the industries of armament on the French Mediterranean Coast from 1871 till 1940

Ένα γεωστρατηγικό στοίχημα : η δημιουργία των εργοστασίων όπλων στη γαλλική μεσογειακή ακτή από το 1871 ως το 1941

Nabil Erouihane Université de Bordeaux Montaigne

Le présent article est une partie de notre thèse de doctorat, qui a pour sujet Les relations de l’État français avec les entreprises d’armement, de 1870 à 1981. On étudie ici quatre usines de production d’armes navales de la côte méditerranéenne française, fraction spatiale et temporelle d’un continuum plus large dont elle subit les effets. Pour en saisir, donc, le sens, une présentation brève des contextes politiques, économiques et militaires est nécessaire. On peut parler d’unité politique de la France pendant ces 69 années, car le pays ne connaît qu’un seul régime politique institutionnel, la iiie République, proclamée le 4 septembre 1870 1 et régie principalement par les lois constitutionnelles

1. JO du 05/09/1870, no 244, p. 1. Les premières mesures de cette République sont de nature militaire, comme le décret qui rend « La fabrication, le commerce et la vente des armes […] absolument libres ». Cette République est militariste, dans son essence même, non seulement à cause de sa double fondation lors d’une guerre, puis d’un conflit civil, mais surtout à cause de l’idéologie et de l’attitude très agressive de ses fondateurs (Gambetta puis Thiers). Le premier parle de son régime, comme d’une « République de combat à outrance » et se félicite dans une circulaire du 5 novembre 1870 de l’augmentation de la production d’armes jadis bloquée par des « lois funestes ». CAHIERS BALKANIQUES 78 L’industrie en Méditerranée

du 17 juillet 1875 2. Elle a la particularité, trop souvent oubliée, et qui nous intéresse ici particulièrement, d’être née doublement de la guerre et de faire des préoccupations militaires, le fondement de son existence. Malgré de multiples crises politiques internes au régime 3, ses gouvernements successifs n’ont eu que peu de différends stratégiques et ont maintenu en permanence deux axes majeurs 4. Le premier est la préparation à une lutte terrestre contre l’Allemagne unifiée et ses alliés continentaux ou maritimes ; le second est le soutien continu à l’expansion coloniale en Afrique et en Asie. Sur le plan strictement militaire, l’innovation technologique est ainsi, elle aussi, nourrie en permanence. S’ajoute à cela une certaine homogénéité économique, reposant sur un triple phénomène, qui influe beaucoup sur les industries militaires de la fin duxix e et du début du xxe siècle. C’est une croissance économique presque permanente tout au long de ces sept décades (sauf entre 1880 et 1890), tirée par les secteurs de tête de la deuxième industrialisation 5 ; mais c’est aussi l’importance grandissante des cadres techniciens et la concentration de plus en plus généralisée des industries. Ces trois axes, que la bibliographie a traités avec abondance, méritent d’être liés dans notre étude plus restreinte pour mettre en question les raisons, autant conjoncturelles qu’idéologiques, qui ont poussé l’État français à stimuler la production d’armes navales sur ses rivages méditerranéens et à s’en assurer le contrôle. Si ces deux objectifs font office de finalité unique, les modalités et les temporalités d’exécution divergent.

2. JO du 18/07/1875. Cette loi est d’un intérêt militaro-politique certain puisqu’elle vient légaliser et légitimer le pouvoir quasi exclusif de facto qu’avaient les chefs de l’exécutif et leurs administrations sur la chose militaire, notamment avec les articles 8 et 9 du texte. Dès que le vote de la loi de finances est acté, les parlementaires n’ont plus qu’un contrôle réduit sur le déroulement des constructions d’armes ou sur leur achat. 3. La crise institutionnelle de 1877, la crise boulangiste, les affaires Dreyfus, celle des fiches en 1904 et les manifestations du 8 février 1934. 4. Ceci relève à première vue d’un paradoxe, lorsque l’on compare les idéologies des différents chefs de gouvernement et de leurs ministres. Malgré cela, leurs conceptions de l’État et des armées ne sont éloignées que par des nuances. 5. Carré, Dubois & Malinvaud, 1974, p. 19. UN ENJEU GÉOSTRATÉGIQUE Nabil EROUIHANE 79

Le port‑arsenal de Toulon : pivot de la stratégie navale de la France en Méditerranée

Le port de Toulon dans la stratégie française

Le site et la situation géographique de l’arsenal de Toulon expliquent la centralité de ces unités de production dans la stratégie de l’État français. Il se trouve au centre des côtes méditerranéennes françaises, dominant avec facilité la mer Ligure à l’est (pour protéger Nice) et le golfe du Lion à l’ouest (pour protéger Marseille 6). Le site est de très grande qualité, puisque le port et l’arsenal sont serrés au nord et à l’est de la petite rade, elle-même protégée par la grande rade, mettant à l’abri du mistral 7. Néanmoins, l’avantage majeur de l’arsenal, qui est bien perçu par les différents gouvernements et les États-majors, est qu’il forme avec Mers-el-Kebir en Algérie et Bizerte en Tunisie 8, un triangle de ports militaires qui offrait à la France l’illusion de dominer la Méditerranée occidentale 9.

6. La cité n’a pas seulement un intérêt comme grand port de commerce, son importance est aussi stratégique comme port de départ pour les troupes coloniales : Morienval, 1893, p. 26. 7. Mangin, 1904, p. 25-26. Son témoignage est précieux, puisqu’il a été autorisé par le préfet maritime « à visiter en détail » l’arsenal varois. 8. Lanessan, 1885, p. 202. 9. En 1886, les expériences maritimes de 1886 : la campagne de printemps de l'escadre et de la division des torpilleurs. Les grandes manœuvres tournent autour de la défense du port de Toulon et de la Corse face à une attaque venue du sud qui ne saurait être qu’anglaise ou italienne. En réalité, et de l’aveu même de certains décideurs, ce triangle stratégique donnait à la France une supériorité à la marine française dans la bataille sur toutes les autres forces navales, la Royal Navy exceptée, jusqu’à l’Entente cordiale en 1904. Face aux Anglais, le triangle n’a pour but que de peser dans les négociations. CAHIERS BALKANIQUES 80 L’industrie en Méditerranée

Figure 1. Situation stratégique de Toulon, Mers-el-Kébir et Bizerte en Méditerranée occidentale en 1900 Source : Nabil Erouihane, Les relations entre l’État et les industries de l’armement en France : 1870‑1981. De l’émiettement originel à la naissance d’un système. Thèse en cours.

Sa position exceptionnelle en fait le point de départ des expéditions coloniales depuis l’ouverture du canal de Suez. Il est utilisé pour les expéditions de conquête dans l’océan Indien (Madagascar, 1896-1905) 10, en Asie de l’Est (Chine-Tonkin, 1881-1885) 11 et en Chine (1899-1905), qu’il s’agisse de blocus, de prises d’îles et d’exploration de fleuves ; il a permis aussi la conquête de la Tunisie en 1881 et la pacification de l’Algérie. Il a facilité également l’envoi de navires pour les opérations d’intimidation dans les Balkans, au Maroc 12, au Levant et en Égypte.

10. Service historique de la Défense : BB8 776. Circulaire du 17 octobre 1884, ministre de la Marine au préfet maritime de Toulon. 11. Loir, 1894. 12. Ministère de la Marine, 1913, les opérations de la Marine au Maroc (1907‑1908) rédigé, sous la direction de l'amiral Philibert, par le capitaine de frégate Fossey et le lieutenant de vaisseau Godard. UN ENJEU GÉOSTRATÉGIQUE Nabil EROUIHANE 81

En outre, il participa activement à la conquête et à l’administration de l’AOF 13, de l’AEF et de la Syrie mandataire en 1920. Alexandre Peyron, ministre de la Marine de Jules Ferry, en fait la « tête de ligne des Transports à destination de nos Colonies de la Mer des Indes et de l’Indochine » 14. Sa proximité avec les côtes italiennes est également appréciable, puisque l’Italie est désignée comme ennemi maritime potentiel de la France ; son arsenal principal à La Spezia, et les grandes villes commerciales que sont Gênes et Naples sont désignés comme cibles dans les combats simulés de la Marine 15, plaçant l’arsenal de Toulon, au cœur du dispositif d’attaque.

La mutation des installations et l’évolution des productions Toulon fait partie du 5ème arrondissement maritime avec un préfet maritime à sa tête. Étant donné son statut d’institution publique sous l’autorité directe du ministère de la Marine 16, le port-arsenal connaît une série de grands aménagements qui doivent lui permettre de remplir son triple rôle 17 : la construction navale, la protection des navires en chantier (contre la houle, le vent et les incendies) et le stationnement de la flotte. De 1870 à 1875, l’arsenal amorce la modification de la

13. Badin, 1895, Aublet, 1894-1895. 14. SHD : BB8 776. Lettre du ministre de la Marine au préfet maritime de Toulon du 17 octobre 1884. 15. SHD : BB8 752. La hiérarchie militaire française désigne ces lieux comme cibles. En témoignent les lettres du 21 mars 1874, échangées entre les ministres de la guerre et de la marine sur la qualité des défenses maritimes transalpines. Rope, 1888. Dans ce grand Kriegspiele simulant une guerre maritime menée par la marine française en Baltique et en Méditerranée, une attaque rapide de La Spezia est prévue, en même temps qu’un débarquement d’un corps expéditionnaire, la destruction des voies ferrées littorales et des combats navals contre la marine italienne. 16. Tous les aspects de la vie de l’arsenal sont sous l’autorité du ministre et de son administration centrale. Cela est vrai d’un point de vue légal, puisque des directeurs de l’arsenal sont soumis à l’autorité administrative et réglementaire du préfet maritime de Toulon, mais aussi d’un point de vue factuel, puisque le ministre de la Marine traite des caractéristiques techniques des bâtiments à différentes échelles temporelles. Il reçoit un rapport annuel, transmis par le comité d’examen des travaux de la marine de tous les arsenaux, il a des réunions hebdomadaires au ministère avec son directeur du matériel et il est en contact permanent avec des amiraux, l’inspecteur général et le directeur du matériel par notes confidentielles et conférences « secrètes » lorsqu’il s’agit de traiter des caractéristiques techniques des bâtiments (BB8 752 : Note du 17 février 1876). 17. JO du 02/10/1898, no 267, p. 6162. Par ce décret du 7 septembre signé par Félix Faure et par le ministre de la Marine Édouard Lockroy, la Marine prend le contrôle d’un terrain militaire à Toulon. CAHIERS BALKANIQUES 82 L’industrie en Méditerranée

nature de ses productions et de son aménagement. Il abandonne la production des plus grands bâtiments de la flotte, c’est-à-dire des cuirassés. Le Revanche et le Savoie sont mis en chantier en 1861, les derniers mis en chantier à Toulon le sont en 1872, ils sont finis en 1880 pour leMagenta , et en 1882 pour le Courbet. L’arsenal se tourne donc vers la production de torpilleurs et de sous-marins pour des raisons de rentabilité, de complémentarité (avec les Chantiers de La-Seyne-sur-mer). Mais cette raison n’est pas unique, puisque l’engouement pour ces bâtiments est aussi dû à une école de pensée maritime de la fin du xixe siècle, la Jeune École 18. Pour faciliter cette nouvelle production, l’activité se concentre sur le Mourillon. On construit en permanence de nouveaux bassins durant les deux décennies 1880 et 1890 (Missiessy et Castigneau) et l’on aménage le Grand Bassin Vauban de 1910 à 1927. L’importance croissante des installations pousse les ministres à lui adjoindre toujours plus de terrains, par achat ou par expropriation 19. On modernise l’outillage et les installations de production à proprement parler avec de nouvelles machines et une chaudronnerie pour les forges ainsi que l’installation d’un laboratoire de chimie. Cela lui permet de produire quatre des torpilleurs numérotés français, des croiseurs cuirassés et des sous-marins, dont le Rubis construit en 1929. Pour soutenir cette activité, les gouvernements font voter des lois d’augmentation de crédit pour la production de navires, indépendamment des lois de finances, qui elles-mêmes, augmentent continuellement les crédits de la Marine et de constructions de bâtiments 20.

18. Cette école n’a jamais dominé au point d’imposer ces vues, mais un de ces membres, l’amiral Aube, et un de ses partisans, Auguste Gougeard, ont tous les deux ont été ministre de la Marine. Guerre de course, importance géostratégique des colonies et concentration industrielle concordent avec les évolutions de la production, mais la guerre d’escadre de grands navires n’est pas abandonnée. Les deux types de navires ont coexisté. Aube, 1882 ; Aube, 1885. Gougeard, 1884. 19. JO du 18/03/1897, no 172, p. 5619. Loi du 12 mars 1897, promulguée par Félix Faure et contresignée par les ministres Billot (Guerre), Louis Barthou (Intérieur) et Georges Cochery (Finances). 20. JO du 27/11/1889, no 321, p. 5889. UN ENJEU GÉOSTRATÉGIQUE Nabil EROUIHANE 83

Figure 2. Plan d’ensemble des bassins du port de Toulon en 1896 Source : Service historique de la Marine de Toulon, http://www.netmarine.net/ forces/operatio/toulon/arsenal.htm

L’augmentation de cette production, et donc l’importance croissante de l’arsenal explique son organisation administrative. Le site industriel est totalement soumis à l’autorité de l’État avec une codification très stricte du statut des ouvriers par plusieurs décrets qui les hiérarchisent et leur donnent un numéro de matricule pour faciliter leur contrôle 21. D’ailleurs, leur surveillance policière est secrètement

21. Déjà, un décret du 12 janvier 1892 du ministre Édouard Barbey avait organisé le personnel ouvrier des arsenaux. Mais, c’est entre les années 1900 et 1912, qu’une législation de plus en plus solide et détaillée est produite pour clarifier leur situation. JO du 22/06/1900, no 167, p. 3991. Dans le rapport précédent le décret du 21 juin 1900, que remet le ministre de la Marine, Lanessan, au président Émile Loubet, il reconnaît que l’importance nouvelle qu’il donne aux représentants ouvriers dans l’augmentation de leurs collègues est une disposition tactique pour faire cesser les « incriminations incessantes que provoque dans le personnel ouvrier de nos ports » le pouvoir arbitraire des chefs de service. JO du 04/10/1900, no 269, p. 6544. Dans une note du même ministre du 3 octobre 1900, adressée à ses vice-amiraux et aux chefs des établissements sous son autorité, il leur explique que les primes accordées aux ouvriers des arsenaux, par le décret du 2 octobre, avaient pour objectif de les pousser « à augmenter leur rendement ». JO du 14/06/1907, no 159, p. 4140. Les articles 30 et 31 du décret du 13 juin 1907, du ministre Gaston Thomson, règle la discipline stricte à laquelle sont soumis les arsenaux. CAHIERS BALKANIQUES 84 L’industrie en Méditerranée

organisée par le ministre et le préfet maritime, qui, dans des missives confidentielles, affirment vouloir prévenir « les connivences coupables » et « l’affiliation à des sociétés secrètes » 22. On craint une infiltration par l’Internationale, c’est-à-dire par le syndicalisme socialo-communiste et son militantisme politique, mais on redoute également des infiltrations étrangères. Néanmoins, face au développement qualitatif et quantitatif de l’action ouvrière, le simple contrôle coercitif n’a plus été possible. L’État est passé à un contrôle plus souple, mêlant le légalisme et la négociation. La toute-puissance du conseil de discipline de l’arsenal contre les revendications de la Fédération nationale des travailleurs réunis de la Marine de l’État est réaffirmée par la circulaire Delcassé du 24 juin 1912. Néanmoins, la Fédération a acquis une reconnaissance désormais légale 23,

JO du 15/05/1912, no 133, p. 4465. Le rapport du ministre Delcassé au président de la République Armand Fallières du 12 mai 1912, précédant le décret de la même date, rappelle que cette réforme se fixe pour but de rétablir dans ses avantages, « l’autorité responsable, dont le droit de récompense est la prérogative la plus précieuse et la plus essentielle ». En somme, elle lui permet de contrôler l’activité des ouvriers non pas négativement, mais positivement pas l’avancement. « En ce qui concerne la discipline, le décret accroît les pouvoirs des ingénieurs, des directeurs et des préfets maritimes » : c’est le pouvoir de l’administration militaro-technique sur la main d’œuvre jugée comme devant être un facteur de production docile. Celle-ci accepte sa condition, car lui est octroyée la représentation symbolique dans les conseils de discipline et une augmentation des salaires. Le décret prévoit sept types de sanctions, notamment la mesure contre les grèves de l’article 17-3 qui provoque « une rupture de contrat entre l’ouvrier et l’État » en cas d’absence de plus de quinze jours. JO du 21/05/1912, no 138, p. 4632. L’article 8 du décret de Delcassé du 18 mai 1912 place les ouvriers auxiliaires (non matriculées) sous le même régime de discipline et de sanctions que les autres accroissant davantage son contrôle sur tout le personnel. JO du 26/06/1912, no 172, p. 5619. JO du 15/05/1912, no 133, p. 4465. Le décret du 12 mai 1912, signé par Armand Fallières et contresigné par Delcassé, va même jusqu’à fixer la proportion de chaque catégorie d’ouvriers. 22. SHD : BB8 767. Circulaire confidentielle du ministre de la Marine du 6 juin 1876 : L’amiral Fourichon, fraîchement nommé, demanda aux préfets maritimes de placer encore plus étroitement sous surveillance policière, les ouvriers des arsenaux. La réponse du préfet de Toulon arrive deux jours plus tard, pour annoncer à son supérieur que quelques ouvriers socialistes se sont organisés clandestinement pour revendications sociales et qu’ils sont pistés par la police. 23. JO du 26/06/1912, no 172, p. 5619. Dans une instruction de Delcassé, le conseil de discipline émet un avis sur le jugement de l’ouvrier incriminé, transmis au préfet maritime directement sous l’autorité du ministre, qui statue sur son cas. Cette circulaire ne fait en réalité que clarifier les procédures prévues par les trois décrets d’organisation du personnel ouvrier des ports-arsenaux militaires. UN ENJEU GÉOSTRATÉGIQUE Nabil EROUIHANE 85 puisqu’elle a un accès immédiat au ministre et à son cabinet pour les négociations 24. L’arsenal joue également un rôle de représentation diplomatique. Dans cette optique, l’organisation de visites pour des délégations étrangères a lieu plusieurs dizaines de fois chaque année avec des objectifs très précis. Elles concernent des militaires ou des civils alliés lorsqu’il s’agit de les inciter à acheter des navires français ou à affermir leur alliance avec la France.

Les chantiers de La Seyne‑sur‑Mer : centre de la production des grands bâtiments de guerre

Le rôle dévolu aux Chantiers par l’État

L’installation et l’épanouissement des Forges et Chantiers de la Méditerranée dans l’ouest de la petite rade toulonnaise sont une conséquence de la présence à Toulon du port, même de deux ports, distants de six kilomètres, qui dispensent l’État d’installer des défenses supplémentaires. Malgré le statut d’entreprise privée dont jouissait la société, on constate qu’elle entretenait des liens très étroits avec l’État, et ce depuis son origine. Elle fut fondée par un haut fonctionnaire 25, Armand Béhic, inspecteur des Finances, directeur au ministère de la Marine, député et sénateur, connaissant parfaitement le fonctionnement de son principal client qu’était la Marine, aussi bien sur le plan du pouvoir législatif, des rouages administratifs que des préoccupations financières 26. L’État exerce d’ailleurs une

24. Fédération nationale des travailleurs réunis de la Marine de l’État, 4ème Congrès tenu à Paris, Toulon : Petit Var, 1905, p. 7. Les représentants ouvriers y contestent une circulaire disciplinaire de Camille Pelletan. 25. De Oliveira, 2012 ; Robert & Cougny, 1890, p. 238. Fils du banquier Louis Béhic et d’Henriette de Montrogon de Salvert, licencié de droit, Inspecteur des finances, attaché à la trésorerie de l'armée lors de l'expédition d'Alger, en 1830, puis directeur du contrôle et de la comptabilité générale au ministère de la Marine. Il devient directeur de forges et hauts fourneaux de Vierzon, avant d’être conseiller d’État en 1849. En 1853, il est inspecteur général des Messageries maritimes, puis membre du conseil d’administration et enfin président. Il s’occupe du transport militaire de laguerre de Crimée en 1854 et achète les chantiers navals de La Seyne-sur-Mer en 1856, pour fonder la Société des Forges et chantiers de la Méditerranée. Il est par la suite seulement député et sénateur. Il se maria à Suzanne Doumerc, fille de Louis Doumerc, munitionnaire général des Vivres, banquier, et d’Amélie de Chapeaurouge. Ce sont des fonctionnaires et de banquiers d’élite unis à la noblesse. 26. Gaignebet, 1948, p. 411-424. Spéc. p. 417. Bien qu’A. Béhic soit un cadre de la bourgeoisie bonapartiste (Il siégea au Sénat de 1876 à 1879 dans le groupe, L’A p p e l CAHIERS BALKANIQUES 86 L’industrie en Méditerranée

pression et un droit de regard de fait, par sa position de législateur tout puissant et de client principal, qui va jusqu’à l’autorisation accordée à la société de changer de forme par le décret de Jules Grévy du 29 juin 1882 27. Le conseil d’administration et la direction des Chantiers connaissent parfaitement cette situation et demandent une autorisation au ministre par courrier pour toute action importante comme pour les exportations 28. Par ailleurs, la forme très servile des demandes à la personne du ministre dénote clairement d’un rapport de soumission 29, car les gouvernements successifs ont à plusieurs reprises interdit les exportations d’armes par décrets 30. Le contrôle ne s’arrêtait pas là, puisque le conseil d’administration, en plus de subir la surveillance de l’avancement des travaux par les ingénieurs du

au peuple), cela n’a pas empêché les Forges de fournir à Gambetta, 340 bouches à feu et 1200 prolonges d’artillerie, en 1870, contre les Prussiens. Cette absence de loyauté politique, alors que Gambetta était violemment anti-bonapartiste, est assez fréquente dans les entreprises d’armement. Leur soutien va aux forces étatistes et centralisatrices, avec assez peu d’intérêt pour les détails idéologiques, dans la mesure où la propriété privée et l’accroissement des dépenses militaires sont assurés. Il a également fourni plusieurs bâtiments de guerre aux Versaillais et au gouvernement monarcho-conservateur du maréchal de Mac Mahon et du duc de Broglie. 27. JO du 02/07/1882, n° 179, p. 2. La Société nouvelle des Forges et Chantiers de la Méditerranée obtient, en accord avec son conseil d’administration présidé par A. Béhic, le statut de société anonyme tel que prévu par la loi du 25 juillet 1867. Gaignebet, 1948, p 417. Par ailleurs, les FCM comptent quelques transfuges d’importance, comme l’ingénieur en chef et administrateur, Lagane, issu du corps du Génie maritime. 28. SHD : BB8 771. On peut prendre comme exemple la demande faite par le conseil d’administration de l’entreprise, le 22 septembre 1874, par lettre au ministre, pour vendre des boulets à la Chine. Le ministre donne son accord par une missive expédiée quatre jours plus tard, le 28 septembre. L’argumentaire des administrateurs, donne tout son sens au rôle stratégique que jouent ces industries. Ils affirment que cela donnerait « un nouvel aliment pour nos chantiers et ateliers ». Ils expliquent aussi qu’il faut saisir cette occasion pour « notre industrie nationale, et ne pas la laisser à des constructeurs étrangers ». Ils mettent ici en relief la convergence des intérêts des entreprises d’armement avec l’État français, qui consiste pour les premiers à réaliser des bénéfices, tout en permettant au second d’accroître son influence diplomatique et de lutter contre le sous-emploi. 29. SHD : BB8 771. Les remerciements personnels envoyés au ministre de la Marine par les Chantiers et Forges de la Méditerranée, le 9 novembre 1878, pour leur avoir confié la construction du grand croiseur à batterie, Le Tourville en 1873, fini en 1876. L’extrême soumission présente dans la forme de cette missive, ne laisse que peu de doute quant à l’attachement vital de l’entreprise aux commandes de l’État. 30. Vers l’Espagne (1873 et 1876), puis vers l’Afrique du Nord en 1881 et la Chine, avant une interdiction générale en novembre 1915. UN ENJEU GÉOSTRATÉGIQUE Nabil EROUIHANE 87 ministère, devait discuter avec le ministre en personne des devis, adjudications et du déroulement des travaux 31.

L’évolution de la production vers la complémentarité La relation particulière qu’entretiennent les Forges et Chantiers de la Méditerranée avec les pouvoirs publics pousse à la spécialisation de l’entreprise et à sa complémentarité avec l’arsenal de Toulon. Celui-ci abandonne la construction des cuirassés volumineux, ce qui fait des Forges l’entreprise toute désignée pour accomplir cette tâche. Ceci est d’autant plus souhaité qu’aucune flotte ne réside à La Seyne-sur-Mer, ce qui libère l’espace nécessaire pour fabriquer les coques géantes des cuirassés. En 25 ans, soit de 1870 à 1895, les Forges ont construit et livré pas moins de 215 bâtiments, dont 12 cuirassés, 22 croiseurs, 33 torpilleurs, 19 canonnières et 20 dragues. Parmi eux, l’on compte les cuirassés Tourville et Duperré, terminés la même année, en 1876, le sous-marin Gymnote, en 1881, et le croiseur protégé D’Entrecasteaux, en 1896. L’activité des chantiers est telle, et à l’instar de l’arsenal de Toulon, qu’ils procèdent à l’achat de 22 hectares de terrains à partir de 1895. Depuis leur création, les FCM avaient aussi un atelier mécanique à Marseille auquel ils adjoignirent un chantier au Havre, leur permettant de maintenir leur niveau de production, tout en construisant des cuirassés aux grandes coques comme le Paris, lancé le 28 septembre 1912 32. La soumission quasi totale à l’État durant la Première Guerre mondiale 33, pendant laquelle la production navale française est sacrifiée à l’armement terrestre contraint les Forges à fabriquer de l’artillerie dès 1914, ainsi que plus d’une dizaine de modèles de chars blindés pour le compte de l’armée de terre, dès 1916 34, dont le Seyne de 68 tonnes. La deuxième partie des années 1910 fut assez difficile, car La Seyne n’est pas concernée par le programme Delcassé de 1914 qui devait ajouter 174 000 tonneaux aux 964 000 tonneaux de la flotte française. Mais la production reprend sur un rythme soutenu, dès 1920, avec la production de huit avisos dont l’Amiens et le Montmirail, le porte-avions Béarn en 1927, mais également le croiseur Dupuy de Lôme et le cuirassé Porthuau (sous-traité à Granville). Trois sous-marins sont commandés aux chantiers en 1929, Monge (1929), Protée (1930)

31. SHD : BB8 771. Le premier cas de figure est attesté par une lettre du 21 avril 1876 à propos du croiseur Tourville, et le second concerne les bâtiments de transports de type Mytho à coque en fer, par une lettre du 21 juillet de la même année. 32. Gaignebet, 1948, p. 418. 33. Avec le ministère de l’Armement d’Albert Thomas. 34. Gaignebet, 1948, p. 418. CAHIERS BALKANIQUES 88 L’industrie en Méditerranée

et Tonnant (1934). Suivant le mouvement de réarmement naval des années 1930 35, les chantiers ne chôment pas non plus dans les années 1930, et bien que dévolus à la fabrication de navires lourds, ils s’adaptent là encore aux desiderata de l’État, en construisant une partie de la flotte légère renouvelée par Georges Leygues. En sortent donc, trois contre-torpilleurs dont l’Indomptable et le Montcalm en 1933, puis six torpilleurs identiques dont le Corsaire et l’Intrépide en 1938 36. Pour maintenir ce niveau de productions, les Forges réalisèrent des hausses de capital en 1920 (23 millions) et en 1937 (37 millions) 37. Elles ne se contentent pas de produire pour la Marine française, puisque les productions pour les pays étrangers sont nombreuses 38. Les chantiers ont construit entre autres le pré-dreadnought Pelayo (1888), pour l’Espagne, le Spetsai (1889) et le croiseur Navarchos Miaoulis (1878) pour la Grèce, les croiseurs Matsushima (1890) et Itsukushima (1890), pour le Japon, les croiseurs Bayan (1900) et Amiral Makarov (1906) et le pré-dreadnought Tsarevich (1902), pour la Russie. L’indispensable autorisation de l’État pour ces constructions et ces ventes fait des Forges un des instruments de la diplomatie française. On note bien que les clients de l’usine suivant le moment des ventes sont souvent des alliés de la République. C’est assez évident pour les Grecs, épaulés face à l’Empire ottoman et les Russes, après la signature de la convention militaire en 1892.

La tardive production de torpilles françaises

Évolution stratégique et innovation technologique

L’invention de la torpille automotrice a été faite en Autriche, par l’ingénieur anglais Robert Whitehead 39. Les nouvelles théories de la Jeune École poussent l’État français à s’en procurer, bien qu’il n’ait pas sa propre industrie de torpille moderne. La dépendance vis-à-vis de l’étranger était patente, puisque la marine

35. Frankestein, 1980, p. 751. 36. Gaignebet, 1948, p 421. 37. Gaignebet, 1948, p. 419. 38. Gaignebet, 1948, p 417. 39. Robert Whitehead invente la première torpille autopropulsée en 1866. Sa première commande lui vient de la marine autrichienne en 1868, mais son grand contrat de fabrication sous licence en Angleterre est signé avec la Royal Navy en 1872. Sa grande usine était à Fiume, sur la côte adriatique austro-hongroise. Ce monopole technologique lui a permis de vendre 800 torpilles à la France, l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie, le Royaume-Uni, le Danemark, la Russie, le Japon, l’Argentine et la Suède. UN ENJEU GÉOSTRATÉGIQUE Nabil EROUIHANE 89 française s’approvisionnait auprès des usines du Britannique à Fiume 40. Cette situation comportait une dangerosité stratégique, car l’Autriche-Hongrie, pays de production, était désignée par les États-majors français comme l’un des ennemis potentiels 41. S’ajoutait à cela le fait que Whitehead était un Anglais encore lié à la mère-patrie qui, avant l’Entente cordiale en 1904, était la principale rivale maritime et coloniale de la France. Whitehead fournissait toutes les puissances possédant des torpilleurs et des sous-marins, faisant des caractéristiques techniques de l’armement français, une information connue de ses ennemis. En outre, Fiume, lieu de production de Whitehead, faisait partie des terres irrédentes convoitées par les expansionnistes italiens, principaux ennemis maritimes en Méditerranée occidentale, ce qui rendait ce territoire peu sûr pour les approvisionnements futurs, et faisait de l’usine une cible stratégique de choix 42. À la mort de Robert Whitehead, le 14 novembre 1905, l’entreprise est rachetée par Vickers et Armstrong Whitworth & Co, qui en devient l’actionnaire majoritaire, faisant passer complètement l’entreprise dans le giron britannique. Parallèlement, Schneider, fidèle producteur d’artillerie de la France est sollicité par son client pour installer un atelier de réglage de torpilles en 1907 à La Londe-les-Maures, commune située entre Saint-Tropez et Toulon. Il ne disposait point encore du savoir-faire technologique pour produire ces torpilles ; donc ses installations qui ont coûté 4 millions de francs de 1908 à 1914, n’étaient qu’un atelier de réglage des gyroscopes, un laboratoire de recherche et d’essais, ainsi que d’un bureau d’observations avec des appareils d’optique 43.

40. SHD : BB8 758. À cet égard, la procédure d’achat des torpilles par le ministère de la Marine auprès de l’industriel britannique démontre le danger qu’occasionne pour la France l’achat d’armes auprès d’une industrie étrangère. La triple relation entre le ministre de la Marine, l’ambassade de France à Vienne et Whitehead le prouve. En juin 1878, le simple fait d’avoir accès au plan des torpilles anglo-autrichiennes, présente une difficulté, puisque c’est l’ambassade de France qui est chargée de les transmettre au ministre, après que celui-ci en ait fait la demande à Whitehead en personne. Le ministre est parfaitement conscient de cette difficulté, et souhaite dans une lettre à l’ambassadeur, le 28 juin 1878, que « ces tracés ne tombent pas en des mains indiscrètes ». 41. Le Moal, 2010, p. 63-73. C’était une puissance membre de la duplice, mais surtout un agent de l’influence germanique au bord de la Méditerranée par son autoritédans la péninsule balkanique. 42. Journal Jour de Guerre du 14/08/1916. La fabrique Whitehead de Fiume fut bombardée par l’aviation italienne le 11 août. La ville passe sous diverses autorités avant son annexion par l’Italie en 1924, ce qui prouve que ces craintes étaient réelles. 43. Beaud, 1995, p. 120. CAHIERS BALKANIQUES 90 L’industrie en Méditerranée

Ce n’est que lorsque Whitehead, alors propriété de Vickers-Zaharoff décide de s’installer en France en 1912 44, que Schneider se lance dans un bureau d’études aux Bormettes, en 1912 puis dans un grand atelier à La-Londe, en 1913. Avant la Première Guerre mondiale, l’entreprise avait fabriqué 234 torpilles. Comme toute entreprise privée, elle subit la volonté de l’État dirigiste de la Première Guerre mondiale et construisit des moteurs électriques. Après cet intermède, l’usine continua son développement avec la construction par Schneider d’une ligne de chemin de fer pour transporter la main d’œuvre et le matériel. En 1921, l’usine s’intègre davantage dans le système varois de production d’armes navales, en réalisant le montage de torpilles étudiées et essayées à Toulon.

Figure 3. Concentration spatiale de l’industrie militaire navale sur la côte varoise après 1912 Source : Nabil Erouihane

44. Afin d’éviter les droits de douane et les coûts de transport pour un client régulier aux commandes importantes. UN ENJEU GÉOSTRATÉGIQUE Nabil EROUIHANE 91

La reprise en main par l’État

La Société française des torpilles Whitehead est fondée en novembre 1912 par Whitehead Torpedo Ltd, Vickers Ltd et Armstrong-Whitworth. Mais l’autorité en revenait à l’actionnaire majoritaire, représenté par son directeur, le comte Edgar von Hoyos. Elle fabriqua des torpilles, des tubes-torpilles et des mines sous-marines avec un capital initial de 735 000 francs. Son conseil d’administration représentait tous ces actionnaires avec le vice-amiral Aubert, comme président. Il était le représentant des intérêts de l’État français au sein de l’entreprise, avec un rôle de surveillance, mais aussi d’influence dans la gestion et dans les décisions importantes. Sa nomination à ce poste était une condition de l’implantation de l’entreprise en France 45, montrant que l’État ne pouvait souffrir de laisser une entreprise d’armement sur son sol, hors de son contrôle. Jusqu’à sa cession forcée à un groupe d’entreprises françaises, l’usine de Saint-Tropez était en des mains anglo-germaniques 46. Cette situation a duré une dizaine d’années. En 1914, la marine française lui commanda 150 torpilles.

45. Il est chef d’état-major de la Marine en 1912, et connaît parfaitement l’enjeu géostratégique de la région puisqu’il a commandé la base de Bizerte et surtout, qu’il a été le signataire du projet de convention navale avec la Russie le 16 juillet 1912, ainsi que de la convention pour l’échange de renseignements entre les marines russe et française. 46. En effet, si Vickers-Zaharoff était majoritaire, une grande partie des actionnaires était liée encore à la famille Whitehead, et par elle, à des cercles de pouvoir allemands et autrichiens. Robert Whitehead avait marié ses enfants, tous actionnaires, à des membres de la noblesse germanique ou anglaise. Sa fille Alice Whitehead (1851-1936) épouse Georg Anton Graf von Hoyos. Leurs enfants qui eurent les situations les plus importantes sont Edgard von Hoyos (1875-1952), responsable dans l’entreprise française, et le comte Alexander von Hoyos, chef de cabinet au ministère des Affaires étrangères austro-hongrois en 1914. Marguerite (1871-1945) von Hoyos devient elle, princesse von Bismarck en épousant Herbert, le fils du chancelier. Leopoldine Camilla von Hoyos (1870-1835) fut mariée à Ludwig von Plessen-Cronstern, diplomate plénipotentiaire allemand. Son fils, Sir James Beethom Whitehead (1858-1928) est, quant à lui, resté très lié aux milieux de pouvoir anglais à tel point qu’il fut anobli pour son service rendu au Foreign Office comme plénipotentiaire britannique dans le royaume de Serbie de 1906 à 1910. Son mariage avec Marian, la fille du parlementaire vicomte de Midleton en fait le beau-frère du comte William St John Fremantle Brodrick, secrétaire d’État à la Guerre. Son frère aîné, John Whitehead, fut marié à la fille d’August Johan Graf Breuner von Enkevoirt (fils d’un aristocrate [Breuner], parlementaire, propriétaire terrien et capitaliste). De cette union est née Agathe (1891-1922) mariée à Georg von Trapp, officier supérieur de la marine austro-hongroise. Ellen Whitehead épousa successivement deux officiers de marine, l’allemand Ludwig Hassenpflug, fils du Premier ministre hessois, puis Sir Charles Drury, amiral de la Navy. Enfin, sa dernière fille prit pour époux, un ingénieur de Whitehead, Annibale Plöch. CAHIERS BALKANIQUES 92 L’industrie en Méditerranée

Pendant la Première Guerre mondiale, l’usine dut adapter sa production à la demande de l’État en armes terrestres, en fabriquant des obus. Entre 1917 et 1922, les 150 torpilles sont livrées, auxquelles s’ajoutent cent pour la marine italienne. En 1922, la France commande 150 autres torpilles puis 100 en 1924 47. Cependant, très vite, l’État, dans la seconde moitié des années 1920, commence une reprise en main de l’usine Whitehead. Pour pallier tous les désavantages d’avoir une filiale étrangère comme fournisseur, il menace Whitehead d’arrêter ses commandes s’il ne vend pas l’usine à une entreprise française, ce qui est fait le 5 novembre 1925 pour les Société des Batignolles et Firminy. L’affaire fut indiquée à la SCB [Société de Construction des Batignolles] par Louis Lorieux, ingénieur des Ponts et Chaussées lié à la famille Goüin II 48. Les commandes vinrent d’Italie, d’Espagne, de Grèce, de Turquie, de Finlande, de Lettonie et d’Estonie. La Marine, très favorable à la SCB, a mis à sa disposition l’ingénieur du Génie maritime Strohl, spécialiste des torpilles [ils étaient seulement trois en France : deux à Toulon et un chez Schneider] à Toulon 49. Le 5 novembre 1925, un accord est passé entre Whitehead, SCB et SAC Firminy [Société anonyme des aciéries et forges de Firminy] 50 pour la cession du capital de 735 000 fr. pour 165 000 £. Le 10 novembre, les deux entreprises françaises prennent le contrôle, chacune de 47,5 % du capital, laissant 5 % à André Vincent 51, président de la Banque Nationale de Crédit et actionnaire de la SCB. Pour baisser le prix de revient, les entreprises sous-traitent une partie des torpilles à d’autres de leurs filiales [Paris et Nantes]. Le capital est augmenté pour atteindre 7 millions de francs en 1927, avec l’émission de 14 000 actions ne pouvant être détenues que par des Français. En 1929, il est porté à 15 millions puis à 25 millions en 1930 52. En difficulté, Firminy vend alors des parts à SCB qui devient majoritaire [de deux

Moine, 2006, p. 144. Malgré tout, par l’intermédiaire de Zaharoff, la firme avait des attaches avec les élites françaises. Elle fournissait la France pendant le premier conflit mondial et Michel Clemenceau, fils du « Tigre », était l’« un des dirigeants de la filiale française de Vickers-Armstrong ». 47. Brunel, 1995, p. 151. 48. Ibidem. 49. Brunel, 1995, p. 152. 50. Société anonyme des aciéries et forges de Firminy, 1874, Lahure, Paris. Cette entreprise, comme presque toutes les grandes entreprises de métallurgie, a fabriqué des pièces d’artillerie et des projectiles pour le compte de la Marine. 51. Il est aussi administrateur d’une vingtaine de sociétés à base coloniale. 52. Brunel, 1995, p. 153. UN ENJEU GÉOSTRATÉGIQUE Nabil EROUIHANE 93 actions] faisant de son directeur administrateur général Albert Lebert 53, l’homme d’importance de l’entreprise. L’État a usé de sa place de client privilégié pour faire pression sur ces entreprises de taille assez réduite. Cependant, il va encore plus loin pour s’octroyer l’exclusivité d’une technologie militaire rare, en incluant les usines de Schneider et Whitehead dans les entreprises nationalisées par le Front populaire en 1936 et 1937. L’influence de l’idéologie socialiste, autant que l’intérêt électoral pousse le gouvernement de Léon Blum à faire voter la loi du 11 août 1936 sur la nationalisation des usines de guerre 54 qui place directement les deux usines sous l’autorité de l’administration de la marine qui s’y installe respectivement le 4 février 1937, et le 7 avril 1937 55. Cependant, l’idéologie n’a pas été le seul moteur de cette décision. Les deux fabriques sont réunies au sein de l’Établissement de Construction d’Armes navales qui permettent une plus grande intégration de l’industrie militaire de la côte. L’usine de La Londe fut destinée à la fabrication après les plans faits à Toulon et les études faites à Saint-Tropez. C’était donc aussi une logique purement économique et gestionnaire, permettant de spécialiser les unités géographiques avec une concentration des compétences et une baisse du coût de revient et donc du prix d’achat de la torpille.

53. Cette société était liée à l’État pour diverses raisons et par plusieurs biais. D’abord, sa forte implication dans les colonies en faisait un allié organique de la marine, conquérante et administratrice de l’Empire. Elle eut, de plus, comme président de son conseil d’administration, le colonel Étienne Thouzellier de 1926 à 1928. Parmi les actionnaires de l’entreprise, l’on trouve des partenaires financiers liés à l’État français par ailleurs, comme les banques Lazard, Rothschild, les Rodrigues-Henriques et Einchthal. Le réseau humain indispensable dans les relations entre les élites est également présent. Albert Lebert et son fils Jean sont de parfaits représentants des élites françaises, insérés dans de multiples réseaux familiaux, bancaires, industriels et confraternels. Louis Lerieux, ingénieur, intermédiaire entre l’État et la société, est marié avec la fille de Jules Édouard Goüin, régent de la Banque de France et président de la SCB, petit-fils d’Abraham Édouard Rodrigues-Henriques, lié par sa fille, Félicité, aux Eichthal. Son fils, Ernest ii Goüin devient président en 1931. Son autre grand-père était aussi régent de la banque de France. Sur le plan de l’État, c’est le socialiste Alexandre Millerand qui est le plus lié aux membres de ce réseau industrialo-bancaire. Jean Millerand, son fils, est le gendre d’Albert Lebert ; Jacques, son autre fils est le gendre de Christian Lazard (Associé de la banque) et Marthe, sa fille, est mariée au petit-fils d’Eugène d’Eichthal. En somme, sur le plan sociologique, il s’est agi pour l’État français de soustraire la société à l’autorité d’un réseau élitaire familial militaro-industriel anglo-germanique pour la livrer à un réseau industrialo-bancaire à base nationale. 54. JO du 12/08/1936, no 188, p. 8674. 55. Brunel, 1995, p. 154. CAHIERS BALKANIQUES 94 L’industrie en Méditerranée

Conclusion

Pour synthétiser tout ceci, on peut affirmer que l’État français a parfaitement saisi les impératifs stratégiques que lui imposait sa géographie méditerranéenne. Dans cet espace, ses objectifs étaient de protéger ses côtes, d’avoir une base de lancement pour une partie importante de ces expéditions impérialistes et hégémoniques, et d’avoir une supériorité stratégique certaine en Méditerranée occidentale après son éviction de la Méditerranée orientale en 1882 à la fin de la guerre anglo-égyptienne. Les moyens pour atteindre ces objectifs étaient clairement définis : contrôler complètement une industrie militaire navale fortement capitalistique, concentrée géographiquement, immédiatement disponible et à la pointe de la technologie. On peut affirmer que ces objectifs ont été remplis par différents modes opératoires : la gestion directe, le contrôle indirect, l’influence, l’infiltration, les pressions et enfin la nationalisation. Cette situation fait qu’en 1939, au déclenchement du second conflit mondial, la Méditerranée occidentale est bien le pivot de la puissance navale française pour la sécurité de son empire, représentant un enjeu important pour les puissances contendantes. UN ENJEU GÉOSTRATÉGIQUE Nabil EROUIHANE 95

Bibliographie

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JO du 18/07/1875. UN ENJEU GÉOSTRATÉGIQUE Nabil EROUIHANE 97

JO du 02/07/1882, no 179, p. 2.

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JO du 18/03/1897, no 172, p. 5619.

JO du 02/10/1898, no 267, p. 6162.

JO du 22/06/1900, no 167, p. 3991.

JO du 04/10/1900, no 269, p. 6544

JO du 14/06/1907, no 159, p. 4140.

JO du 15/05/1912, no 133, p. 4465.

JO du 21/05/1912, no 138, p. 4632.

JO du 26/06/1912, no 172, p. 5619.

JO du 15/05/1912, no 133, p. 4465.

JO du 26/06/1912, no 172, p. 5619.

JO du 12/08/1936, no 188, p. 8674.

SHD (Service historique de la Défense) : BB8 752.

SHD : BB8 758.

SHD : BB8 767.

SHD : BB8 771.

SHD : BB8 776. CAHIERS BALKANIQUES 98 L’industrie en Méditerranée

Résumé : l’auteur s’intéresse à l’enjeu géostratégique qu’a représenté l’implan- tation des industries d’armement sur la côte méditerranéenne française de 1871 à 1940. Dès l’instauration de la iiie République, la France connaît une période de grande homogénéité économique et stratégique. Dans l’optique stratégique née de la politique impérialiste, la côte méditerranéenne trouve une place de choix dans la pensée militaire hexagonale. Elle rencontre la mentalité industrialiste, de plus en plus prégnante chez les élites politiques, militaires et économiques. C’est avec l’arsenal de Toulon, modernisé à plusieurs reprises, qu’elle trouve à s’exprimer le plus tôt. D’autres installations voient le jour comme les usines de torpilles Whitehead à Saint-Tropez, en 1912, et les usines Schneider à La Londe-Les-Maures, en 1908, toutes deux nationalisées en 1937. Les rapports multiples et complexes entre l’État et ces industries se placent dans la logique de la négociation autant que dans celle de la domination. Mots-clés : France, côte méditerranéenne, Toulon, arsenal, usines d’armement, politique d’État, géostratégie, usines de torpilles, optique coloniale, XIXe siècle, XXe siècle, histoire économique, histoire sociale

Abstract: Nabil Erouihane is interested in the geostrategic stake represented by the setting‑up of the industries of armament on the French Mediterranean Coast from 1871 till 1940. From the institution of the iiird Republic, France knows a period of big homogeneity in the fields of economy and strategy. In the strategic optic created by the imperialist policy, the Mediterranean Coast finds a special place in the hexagonal military thought. It meets the industrialistic mentality, more and more pregnant among the political, military and economic elites. It is with the arsenal of Toulon, modernized and enlarged on and on, that it finds the soonest to express. Other installations emerge, as Whitehead factories of torpedoes in Saint‑Tropez, in 1912 and Schneider factories in La Londe‑Les‑Maures, in 1908, both nationalized in 1937. The multiple and complex relations between the State and these industries, take place in the logic of the negotiation as much as in that of the domination.

Keywords: France, Mediterranean coast, Toulon, industries of armament, geostrategy, state policy, torpedoes factory, colonialist policy, 19th ‑20th centuries, economic history, social history

Περίληψη: Nabil Erouihane ενδιαφέρεται για το γεωστρατηγικό στοίχημα της δημιουργίας εργοστασίων όπλων στη γαλλική μεσογειακή ακτή από το 1871 έως το 1940. Από τη γέννηση της 3ης Δημοκρατίας, η Γαλλία γνωρίζει μια περίοδο μεγάλης ομογένειας τόσο οικονομική όσο στρατηγική. Από τη στρατηγική άποψη, εξ αιτίας της ανάπτυξης UN ENJEU GÉOSTRATÉGIQUE Nabil EROUIHANE 99

της αποικιοκρατίας, η Μεσογειακή ακτή αποκτά μία ιδιαίτερη θέση για το στρατό, και αυτό συμπίπτει με τη βιομηχανική σκέψη η οποία εξελίσσεται μέσα στις ελίτ. Εκφράζεται με το οπλοστάσιο της Τουλόν, το οποίο εκσυνχρονιστήθηκε και εκεκτάθηκε πολλές φορές. Άλλες εγκαταστάσεις εμφανίστηκαν σαν τα εργοστάσια τορπιλών του Whitehead στο Saint‑Tropez το 1912, και τα εργοστάσια του Schneider στο La Londe‑Les‑Maures το 1908, τα δύο εθνικοποιήθηκαν το 1937. Οι πολύπλοκες και πολύμορφες σχέσεις μεταξύ του Κράτους και αυτών των βιομηχανιών γίνονται μέσα στη λογική της διαπραγμάτευσης όσο και της κυριαρχίας.

Λέξεις‑κλειδιά: μεσογειακή ακτή, Γαλλία, Τουλόν, εργοστάσια όπλων, κρατική πολιτική, γεωστρατηγική, εργοστάσια τορπιλών, αποικιοκρατική όψη, 19ος‑ 20ος αιώνας, οικονομική ιστορία, κοινωνική ιστορία

Anahtar Kelimeler: Fransa, Toulon, Akdeniz bölgesi, tophane, silah sanayileri, jeostratejisi, devlet politikası, torpido fabrikası, sömürge optiği, 19.‑20. Yüzyil, ekonomik tarih; sosyal tarih

Ключевые слова: Франција, Тулон, медитерански брег, арсенал, оружје индустрии, геостратегија, државна политика, торпедо фабрика, колонијална оптика, 19‑20 век, економската историја, општествената историја

Salaires, division sexuée du travail et hiérarchies sociales dans d’industrie textile grecque, 1912‑1936

Salaries, gender division of labour and social hierarchies in the Greek textile industry, 1912‑1936

Μισθοί, έμφυλος καταμερισμός εργασίας και διαμόρφωση των κοινωνικών σχέσεων εργασίας στην ελληνική κλωστοϋφαντουργία, 1912‑1936

Léda Papastefanaki Département d’Histoire et d’Archéologie, Professeure assistant université de Ioannina

L’historiographie grecque sur les salaires La rémunération du travail est un des problèmes les plus cruciaux de l’histoire économique et sociale, car elle reflète d’une part le coût du travail pour l’entrepreneur et d’autre part, le niveau de vie des salariés, lorsqu’on la compare aux prix des biens de consommation courante. On ne peut vraiment comprendre le lien social – historiquement dynamique –, qui relie le travail au capital, soit les rapports de production capitaliste, qu’en concentrant la recherche sur la production et notamment sur les mécanismes qui régulent la production des revenus et leur répartition entre salaires et profits. Depuis l’entre-deux-guerres, lorsque l’économiste Xénophon Zolotas faisait valoir qu’en raison de l’offre de travail, « les bas salaires prévalaient pendant toute la période de développement de l’industrie » 1, jusque dans les années 1980, quand

1. Zolotas, 1964, p. 64. CAHIERS BALKANIQUES 102 L’industrie en Méditerranée

certains historiens prétendirent que le coût de la main-d’œuvre au xixe siècle était trop élevé à cause de la pénurie de main-d’œuvre, l’histoire économique de la Grèce n’a pas franchi un grand pas dans ce domaine 2. Certes, un intérêt théorique et méthodologique se manifesta pendant les années 1980 en faveur de la définition du concept de salaire mensuel et de salaire journalier auxix e siècle, mais les recherches n’ont pas abouti à de vastes approches historiographiques sur l’évolution des salaires et des rémunérations à la journée. Au contraire, l’accent a été mis sur un seul aspect de cette problématique, celui des prix, et notamment sur le fonctionnement et l’organisation du marché des produits 3. Ces considérations ont conduit à l’étude de l’évolution des salaires et de la rémunération globale des employés de la Banque Nationale de Grèce et de la fixation de leurs revenus à partir du matériel des Archives historiques de cette banque 4. L’étude a révélé qu’au cours du xixe siècle, les employés de banque étaient mieux rémunérés que tous les autres employés du secteur des services, et que leurs revenus avaient une portée sociale accrue. D’aucuns prétendent que la dimension sociale de la rémunération du travail dans le système bancaire amorce des mécanismes d’intégration sociale des employés en prenant la forme de primes et de participation aux bénéfices. La rémunération globale dont bénéficient les employés en tant que membres du personnel bancaire, outre leur salaire, constitue le moyen de reproduction physique et sociale des travailleurs. On estime que « le salaire de l’employé de banque n’est pas fonction de la durée et de la quantité de travail offerte, également soumis à la demande générale de travail, mais le résultat de sa présence à la banque, donc du fait qu’il fait partie du personnel bancaire » 5. Cette approche tend à sous-estimer le poids spécifique du travail salarié des employés et mettrait en évidence l’avantage social et le prestige. Il n’en demeure pas moins que cette étude est la seule à avoir tenté à ce jour de quantifier les données salariales dans le secteur tertiaire. S’agissant de la rémunération du travail dans le secteur secondaire au xixe siècle, on a soutenu que « la rémunération de la main-d’œuvre dépendante s’affiche en permanence étonnamment élevée », ce qui constitue une « spécificité du marché du travail grec, qui vient s’ajouter à tant d’autres spécificités qui caractérisent l’évolution de la formation sociale grecque » 6. Après un rapprochement des

2. Pour une discussion historiographique du problème « travail salarié » en Grèce, voir Papastefanaki, 2006, p. 253-291. 3. Asdrachas, 1983, p. 175-198 ; Mitrofanis, 1985, p. 216-222. 4. Pizanias, 1985. 5. Pizanias, 1985, p. 48. 6. Tsoukalas, 1979, p. 23. SALAIRES, DIVISION SEXUÉE DU TRAVAIL ET HIÉRARCHIES SOCIALES DANS D’INDUSTRIE TEXTILE GRECQUE, 1912‑1936 Léda PAPASTEFANAKI 103 données éparses sur les salaires des travailleurs grecs et des rémunérations des travailleurs dans les pays industrialisés européens, ainsi qu’une comparaison des prix des denrées alimentaires de base avec les salaires journaliers, le sociologue Constantin Tsoukalas conclut que « la Grèce, à aucun moment, du moins jusqu’à la fin du siècle, ne semble être confrontée à une situation de misère absolue telle que celle que l’on retrouve dans le prolétariat des autres pays » 7. Ces conclusions se fondent cependant sur des indices hétéroclites et ne forment pas une série statistique. L’absence de données statistiques suffisantes et le manque de traitement et de valorisation des sources disponibles au moyen de méthodes quantitatives contribuent à la simple mention par la recherche historique d’éléments isolés et fragmentaires qui « témoignent » de l’existence de hauts salaires journaliers dans diverses branches et zones géographiques du pays 8. Toutefois, les salaires élevés et les grandes variations de salaires observées entre régions ne suggèrent pas une pénurie de main-d’œuvre, mais plutôt le caractère fragmenté et inachevé du marché national. Il convient d’appréhender les informations éparses et contradictoires sur les salaires journaliers comme un « symptôme de la fragmentation du marché qui génère dans des limites géographiques et temporelles restreintes des salaires élevés qui s’effritent à la moindre augmentation de l’offre de travail » 9. Ainsi, l’irrégularité et la flexibilité des salaires journaliers trahissent-ils l’absence d’un large marché du travail, sans être nécessairement synonymes d’absence de main-d’œuvre disponible. Le recensement des salaires journaliers dans les entreprises manufacturières se limite au xxe siècle et se fonde sur la confection de séries à partir de sources officielles publiques (rapports de l’Inspection du travail pour la période 1913-1935 et recensement des salariés de 1930) 10. On en déduit que la rémunération du travail, notamment de la main-d’œuvre masculine qualifiée, s’est maintenue au cours de la première moitié du xxe siècle à un niveau élevé, étant donné que de larges pans de la population active ont été absorbés par les petites manufactures, privant ainsi le marché d’une main-d’œuvre spécialisée. On en conclut donc que « la principale forme de mobilité sociale qui caractérise la formation de la société grecque, c’est le passage de la petite exploitation agricole à la petite bourgeoisie urbaine » 11, tandis que l’arrivée des réfugiés (dès 1922) a renforcé les rangs de

7. Tsoukalas, 1979, p. 26. 8. Agriantoni, 1986, p. 290-293 ; Kardassis, 1987, p. 154-156, 166-167. 9. Hadziiossif, 1993, p. 33. 10. Riginos, 1987. 11. Riginos, 1987, p. 249. CAHIERS BALKANIQUES 104 L’industrie en Méditerranée

la petite bourgeoisie. Pour la période 1900-1912, cette étude n’échappe pas au risque d’utiliser des informations fragmentées et hétérogènes pour conclure que, au cours de la première décennie du xxe siècle, « les salaires journaliers industriels se sont maintenus à des niveaux [élevés] » 12. Pendant les guerres balkaniques de 1912-1913, il semblerait que la demande de biens de consommation ait augmenté, donnant une impulsion à l’industrie alimentaire et textile grâce aux commandes de l’État. En revanche, on constate une pénurie de main-d’œuvre due à la mobilisation qui entraîne tout naturellement une hausse des salaires. Selon cette analyse, le salaire nominal moyen des hommes a enregistré une hausse importante dans l’industrie textile (43 %), l’industrie chimique (22 %) et l’industrie agroalimentaire (21 %) 13. Les calculs aboutissent à la conclusion que, pour la période 1914-1935, les « salaires [réels] dans l’industrie textile affichent une relative stabilité face aux conjonctures et se maintiennent pendant la majeure partie de la période à des niveaux supérieurs à ceux de la période 1914-1916 » 14. L’étude sur l’évolution des salaires journaliers au sein de la plus grande industrie textile du Pirée, l’entreprise Retsinas, qui se base sur la fabrication d’une « série » pendant la période 1912-1940 comme en témoignent les registres de salaires de l’entreprise, ne corrobore pas la conclusion ci-dessus 15. Au contraire, la situation varie considérablement : de 1912 à 1915, les salaires nominaux journaliers moyens, pour les hommes comme pour les femmes, restent à peu près stationnaires, ils ne sont donc pas affectés par la demande conjoncturelle résultant des guerres balkaniques. Au contraire, la Première Guerre mondiale a agi comme un catalyseur sur le revenu des travailleurs dans le textile et sur leur niveau de vie : les salaires journaliers réels ont perdu près de 9 % de leur pouvoir d’achat déjà en 1915. Pendant la période 1915-1936, le salaire réel des travailleurs, hommes et femmes, dans l’industrie textile Retsinas demeure stable, en dessous de l’indice du coût de la vie, contribuant ainsi à des pertes considérables du pouvoir d’achat atteignant jusqu’à 30 à 40 %. En outre, on observe une variation significative des salaires des hommes et des femmes, constituée à partir de la division sexuée du travail au sein de l’entreprise 16.

12. Riginos, 1987, p. 153-154. 13. Riginos, 1987, p. 155-156. 14. Riginos, 1987, p. 228. 15. L’industrie textile Retsinas, fondée en 1872, dispose cinq usines au Pirée vers la fin du xixe siècle et emploie environ 2000 ouvriers et ouvrières par an. Voir Agriantoni, 1991, p. 213-226 ; Papastefanaki, 2009, p. 139-195. 16. Papastefanaki, 2009, p. 261-269. SALAIRES, DIVISION SEXUÉE DU TRAVAIL ET HIÉRARCHIES SOCIALES DANS D’INDUSTRIE TEXTILE GRECQUE, 1912‑1936 Léda PAPASTEFANAKI 105

Les données sur les salaires réels des hommes et des femmes dans des professions spécifiques de l’espace urbain constituent, vraisemblablement, la seule source d’informations solide et fiable sur la répartition du revenu et le niveau de vie dans le pays. Par ailleurs, elles sont certainement un indice plus fiable du revenu par habitant. De plus, les données sur les salaires réels peuvent être un outil d’approche comparative (pour les pays méditerranéens, l’Empire ottoman et l’Europe). Il est certain que les revenus des travailleurs sont affectés et déterminés par la taille et la composition de leur famille, par les changements de niveaux d’emploi (sous-emploi, chômage), par le degré respectif de participation des hommes, des femmes et des enfants au travail rémunéré, par les revenus complémentaires – souvent hors marché – qui alimentent aussi le ménage. La constitution du revenu des travailleurs par des formes et des mécanismes multiples est un phénomène qui caractérise mondialement presque tous les ménages au xixe siècle et au début du xxe siècle. Aussi, la critique exercée à l’égard de la recherche historiographique en matière de salaires réels fait valoir que le pouvoir d’achat réel des salariés n’est pas un critère de prospérité suffisant pour les familles de travailleurs, étant donné que leur revenu est constitué de sources diverses que l’étude ne peut vérifier. Cette critique ne remet pas en question l’importance de la recherche et la valeur probante du salaire réel. En dépit des variations et de la diversité des relations de travail salarié ainsi que de l’origine des revenus, le lien entre les salaires réels et le niveau de vie reste fort. Toute dégradation des salaires réels entraînait une baisse du niveau de vie des ménages, contraints dès lors de consacrer plus de temps au travail pour se procurer la même quantité de biens. Par la même occasion, travailler plus et effectuer un travail plus pénible équivalait à une autre forme de réduction des revenus (de la petite exploitation agricole ou de l’auto-emploi), ou à une réduction du temps libre (ou les deux à la fois). De ce point de vue, la recherche historiographique sur les salaires réels des hommes et des femmes, malgré la critique exercée sur le plan théorique et méthodologique, ne cesse d’offrir des méthodes de plus en plus élaborées permettant d’évaluer les tendances des salaires réels à long terme, et créant ainsi un système fiable d’analyse comparative 17. L’établissement de séries quantitatives sur les salaires réels pratiqués dans des catégories professionnelles homogènes et spécifiques (selon certains critères) de l’espace urbain dès le xixe siècle est désormais possible, même sur le territoire grec, grâce aux nouveaux fonds

17. Scholliers & Zamagni (dir.), 1995 ; Allen, 2001, p. 411-447 ; Őzmucur & Pamuk, 2002, p. 292-321. Pour une discussion générale sur les divers modes de rémunération, voir Scholliers & Schwarz (dir.), 2006. CAHIERS BALKANIQUES 106 L’industrie en Méditerranée

d’archives disponibles. Les salaires réels peuvent ainsi constituer une composante macroéconomique sûre pour l’étude du niveau de vie des salariés.

Les salaires dans l’industrie textile du Pirée, 1912‑1936

Les observations sur l’évolution des salaires journaliers dans l’industrie textile du Pirée sont associées à la fois à des phénomènes structurels de la croissance économique au cours du xxe siècle (tels l’inflation et le chômage), ainsi qu’à des événements conjoncturels de l’histoire de la Grèce (telle l’offre excédentaire de main-d’œuvre avec l’arrivée des réfugiés). Néanmoins, les observations sur l’évolution des salaires réels et le pouvoir d’achat ont également, semble-t-il, un impact sur le xixe siècle, bien que le fonds d’archives d’avant 1912 n’ait pas encore été exploité. Ces constatations soulèvent certaines questions de nature méthodologique. Il convient de citer, tout d’abord, le problème du volume des sources, en fonction de l’angle et de l’objectif sous lesquels celles-ci sont établies. En l’occurrence, l’écart entre les sources officielles publiques et les statistiques de l’État, comparées aux archives d’une grande entreprise industrielle, illustre de manière éloquente la question. L’établissement de séries de salaires basées sur les archives des entreprises et leur traitement quantitatif diversifie ou nuance les interprétations précédentes, tout en posant le problème des salaires réels et du niveau de vie des salariés. Dans la firme textile Retsinas, les hommes et les femmes travaillent à des postes différents et se voient assigner des tâches distinctes dans la division technique du travail. La division sexuée du travail, centrale tant pour le coût de travail que pour la hiérarchie sociale, est également liée au marché du travail, aux choix technologiques, à l’organisation et au contrôle du travail, ainsi qu’au degré d’organisation syndicale. C’est ce qui explique par ailleurs la grande diversité observée dans la division sexuée du travail dans les industries textiles du monde entier. En 1936, dans la filature Retsinas, les hommes travaillent aux cardes et aux batteurs, les femmes aux diverses machines à filer. Au tissage, les femmes travaillent au dévidage, canetage, ourdissage et aux métiers, alors que les hommes travaillent à l’encollage et à l’emplacement de la chaîne sur le métier à tisser. Les hommes travaillent aussi à la finition. Certaines filières emploient exclusivement des hommes : la teinture, la machinerie, la chaufferie et l’entrepôt. Dans les bureaux de la firme, les hommes remplissent des fonctions d’encaisseur, de clerc et d’huissier, alors que les femmes sont chargées du nettoyage et de la centrale téléphonique 18.

18. Papastefanaki, 2009, p. 245-249. SALAIRES, DIVISION SEXUÉE DU TRAVAIL ET HIÉRARCHIES SOCIALES DANS D’INDUSTRIE TEXTILE GRECQUE, 1912‑1936 Léda PAPASTEFANAKI 107

On dispose de peu de renseignements sur la composition de la main-d’œuvre par âge 19. Mais il semble que la main-d’œuvre est nettement jeune en 1936, en même temps que la présence des femmes de 31 à 50 ans est assez forte (voir Tableau 1).

Tableau 1. Composition par âge de la main-d’œuvre, 1936, en pourcentage (%)

Âge Femmes Hommes To t a l 14-18 14, 9 2,64 17,5 19-25 29 7,7 36,7 26-30 11 6 17 31-35 4,6 2,7 7,4 36-40 6,7 1,5 8,3 41-45 3,3 0,7 4 46-50 3,4 1,5 5 51-55 0,9 0,1 1,00 56-60 0,1 1,3 1,4 61-65 0,2 0,6 0,8 >65 0 0,3 0,3 100

Source : Archives de l’entreprise textile « Retsinas Frères S.A. », Liste du personnel, 1936.

Dans la période 1912-1940, coexistent dans la firme Retsinas plusieurs formules de rémunération : une rémunération en fonction du temps de travail (salaire journalier), une rémunération à l’heure, une rémunération selon la performance (forfaitaire), des systèmes de sous-traitance ainsi qu’un salaire mensuel (voir Tableau 2). Le personnel ouvrier est payé à l’heure ou à la tâche (rémunération forfaitaire et sous-traitance). Dans toutes les filières de l’usine, les ouvriers et les ouvrières perçoivent un salaire journalier, à l’exception des tisserandes qui sont rémunérées à la pièce (forfaitaire) tout au long de la période 1912-1940. Le pourcentage de tisserandes rémunérées au forfait représente 20 à 35 % de l’effectif total. Dans les années 1930, la rémunération forfaitaire se répand dans d’autres secteurs du tissage et dans la filature. Cette forme de rémunération

19. Papastefanaki, 2009, p. 201-214. CAHIERS BALKANIQUES 108 L’industrie en Méditerranée

tentait d’assimiler sur le plan salarial les tâches les plus complexes et spécialisées, tel le tissage, aux tâches plus simples et moins qualifiées 20. La rémunération à la pièce (associée parfois à des systèmes de sous-traitance) était une méthode de rémunération largement répandue dans le monde du textile : dans les ateliers de tissage, notamment aux métiers à tisser, ainsi que dans toute autre filière du processus de production où il était techniquement possible de calculer le paiement à la pièce 21. En Grèce, la plupart des usines de tissage appliquaient ce système de rémunération 22.

Tableau 2. Formules de rémunération dans l’industrie textile « Retsinas Frères S.A », 1912-1937 (en pourcentage %)

1912 1915 1919 1925 1928 1930 1935 1937 Salaires 67,9 65,5 81,5 82,9 82,4 79,5 68,54 76,67 journaliers Salaires 32,1 34,5 18,5 17,1 17,6 20,5 25,6 17,3 à la pièce Salaires mixtes ------5,86 6,03 To t a l 100 100 100 100 100 100 100 100

Source : Archives de l’entreprise textile « Retsinas Frères S.A. », Registres de salaires 1912-1937.

Dans l’usine Retsinas du Pirée, la rémunération forfaitaire génère de fortes inégalités de revenus parmi les tisserandes, mais également parmi tous ceux qui sont payés selon cette formule au cours des années 1930. L’âge, la condition physique, l’expérience sont autant de facteurs qui conditionnent la performance et le niveau des salaires 23. Nous pouvons suivre l’évolution des salaires, hommes et femmes, à travers le temps. On constate ainsi une forte variation entre les deux sexes. Pendant la période 1912-1936, les salaires les plus élevés des femmes sont inférieurs de 20 à 30 % aux salaires moyens des hommes, et cet écart se creuse lorsqu’on compare le salaire journalier moyen des femmes à celui des hommes : le salaire

20. Papastefanaki, 2009, p. 249-258. 21. Lazonick, 1990, p. 27-67 ; Bourdin, 1990, p. 101-109 ; Scholliers, 1996, p. 120-131 ; Marty, 1996, p. 62 ; Canning, 1996, p. 293. 22. Papastefanaki, 2009, p. 253. 23. Papastefanaki, 2009, p. 253-255. SALAIRES, DIVISION SEXUÉE DU TRAVAIL ET HIÉRARCHIES SOCIALES DANS D’INDUSTRIE TEXTILE GRECQUE, 1912‑1936 Léda PAPASTEFANAKI 109 journalier moyen des hommes est de 60 à 70 % plus élevé que celui des femmes (voir Graphique 1). L’écart se réduit à 50-55 % dans les années 1930, lorsque les salaires des hommes baissent plus que ceux des femmes 24.

Graphique 1. Salaires journaliers masculins et féminins dans l’entreprise textile “Retsinas Frères S.A”, 1916 Source : Archives de l’industrie textile « Retsinas Frères S.A », Registres de salaires 1916.

On observe des écarts de salaires non seulement entre hommes et femmes, mais également au sein des diverses filières de l’usine. Les ouvriers du tissage perçoivent en général des salaires plus élevés que ceux de la filature. La nouvelle usine de tissage, qui commence à fonctionner en 1932 et est équipée de nouvelles machines destinées à traiter des tissus de meilleure qualité, pratique des salaires plus élevés que l’ancien atelier de tissage, bien que cet écart tende à s’atténuer au fur et à mesure que la rémunération à la pièce s’étend dans la nouvelle filière. Dans la hiérarchie des salaires masculins, la « mécanique et la forge » occupent le premier rang (en termes de salaire moyen nominal et de salaire plus élevé) pendant la période 1912-1925, enregistrant par la suite une régression. Ce recul sur le plan salarial est probablement lié à la crise qui frappa l’industrie mécanique en général pendant l’entre-deux-guerres. Depuis 1925, la filière du tissage et le travail qualifié masculin (au tissage, agent de maîtrise) occupent le plus haut rang dans la hiérarchie des salaires tant en termes de salaire moyen que de salaires plus

24. Papastefanaki, 2009, p. 263, 454. CAHIERS BALKANIQUES 110 L’industrie en Méditerranée

élevés. La « teinture » maintient jusqu’en 1930 environ la deuxième place dans la hiérarchie des salaires (salaire nominal moyen), mais régresse à partir de cette année-là. L’innovation technologique opérée à cette époque est à l’origine de cette dégradation salariale. Il convient de noter que l’« entrepôt », un département non productif de l’usine associé à l’entreposage sécurisé et à la manutention des produits, figure en haut de la hiérarchie des salaires. Tout au long de la période 1912-1938, l’entrepôt occupe la deuxième ou la troisième place dans la hiérarchie salariale, en compétition avec l’atelier de teinture et de forge. Aux derniers rangs de la hiérarchie des salaires figurent la filature et la finition. La place de la finition aux derniers rangs de la hiérarchie suggère que cette dernière étape du traitement des tissus est une moindre préoccupation pour l’entreprise qui se tourne vers la production de tissus grossiers. D’ailleurs, l’équipement mécanique destiné à la finition et au traitement final des tissus demeure rudimentaire 25. Dans la firme Retsinas, le salaire réel moyen (hommes et femmes) se situe de manière constante entre 1915 et 1936 en dessous de l’indice du coût de la vie (voir Graphique 2). Les graves pertes du pouvoir d’achat, l’expansion de la rémunération à la pièce et l’extension des heures de travail dans de nombreuses entreprises textiles ont provoqué des mouvements de grève en 1932-1933. En outre, pendant cette même période, les travailleurs se mobilisent dans d’autres branches dans les grandes villes. En 1933, une vague importante de grèves éclate dans l’industrie textile d’Athènes et du Pirée avec comme revendication l’augmentation des salaires de 40 %, la suppression de la rémunération à la pièce et des heures supplémentaires ainsi que l’instauration universelle de la journée de 8 heures. Dans l’usine textile Retsinas, la grève qui a éclaté en 1933 sur ces mêmes revendications dura un mois, mais n’a pas abouti. Les salaires journaliers ont à peine augmenté de 3 à 5 %, un peu moins que les pertes enregistrées en 1930, alors que la rémunération à la pièce n’a pas été abolie 26.

25. Papastefanaki, 2009, p. 263-264. 26. Papastefanaki, 2009, p. 264-272. SALAIRES, DIVISION SEXUÉE DU TRAVAIL ET HIÉRARCHIES SOCIALES DANS D’INDUSTRIE TEXTILE GRECQUE, 1912‑1936 Léda PAPASTEFANAKI 111

Graphique 2. Évolution du salaire réel moyen (hommes et femmes) dans l’entreprise textile “Retsinas Frères S.A”, 1914-1935 (1914=100) Source : Archives de l’entreprise textile « Retsinas Frères S.A », Registres de salaires 1912-1937.

L’application des conventions collectives de travail dès 1936 va stabiliser le revenu des travailleurs à des niveaux élémentaires en fixant un taux de salaire minimal. La reprise de la firme Retsinas après la crise ne se situe pas en 1933, comme le suggèrent certains indicateurs de l’activité économique qui l’associent aux résultats de la politique protectionniste et de la libéralisation de la circulation monétaire. En dépit des augmentations qu’entraîna l’instauration des conventions collectives pour les salaires des ouvriers et des ouvrières, l’inégalité des salaires entre hommes et femmes est désormais inscrite dans la législation 27. L’historiographie grecque comporte un volet spécial, à savoir la question de la main-d’œuvre des réfugiés d’Asie Mineure qui arrivent en Grèce après 1922 (1 400 000 personnes sur une population d’à peine 5 531 474). D’aucuns estiment que la rémunération du travail qualifié dans l’industrie grecque était onéreuse, y compris pendant le xxe siècle, car peu abondante. D’autres, par ailleurs, prétendent que l’insertion professionnelle des réfugiés n’était pas orientée vers l’industrie, mais plutôt vers la petite entreprise artisanale et l’auto-emploi,

27. Papastefanaki, 2009, p. 269. CAHIERS BALKANIQUES 112 L’industrie en Méditerranée

secteurs dans lesquels les réfugiés ont déployé une faible activité entrepreneuriale. Il semblerait que l’orientation professionnelle des réfugiés priva l’industrie d’une main-d’œuvre qualifiée, en maintenant les salaires masculins à un niveau élevé. Ainsi, l’absence de main-d’œuvre bon marché « qualifiée » n’aurait pas entraîné, conjointement avec d’autres facteurs, la « valorisation qualitative » de l’industrie 28. Les données issues de l’entreprise textile Retsinas dévoilent une image différente. Il apparaît ainsi que la rémunération du travail masculin n’était pas élevée (telle celle des teinturiers) et par conséquent, que la main-d’œuvre n’était pas coûteuse pendant l’entre-deux-guerres, du moins pour cette firme. En outre, la forte présence d’hommes réfugiés parmi les ouvriers embauchés - ne fut-ce que temporairement - par l’usine textile entre 1933 et 1938 (représentant 32 %), illustre l’abondance de l’offre de main-d’œuvre issue de ces réfugiés dans le secteur industriel et les pressions ainsi exercées sur les salaires 29.

Le revenu des travailleurs et la famille

Le revenu des travailleurs est affecté et dépend de la taille et de la composition de la famille, des changements au niveau de l’emploi, de la participation respective des hommes, des femmes et des enfants au travail salarié, des revenus complémentaires - souvent hors marché - qui alimentent le ménage. Les revenus issus du travail salarié et des activités parallèles assurent la reproduction de la force de travail et son maintien en périodes de sous-emploi et de chômage. Face à la politique de bas salaires pratiquée dans l’industrie textile du Pirée qui affecte les familles des couches populaires, de plus en plus de membres de ces familles sont contraintes de recourir au travail salarié. Pendant les périodes de dépression et de coupes salariales, les conditions de vie de ces familles se sont fortement détériorées. Toute dégradation des salaires réels générait une baisse du niveau de vie des ménages, contraints dès lors de consacrer plus de temps au travail pour se procurer la même quantité de biens. Par la même occasion, travailler plus et effectuer un travail plus pénible équivalait à une autre forme de réduction des revenus et/ou à une réduction du temps libre 30. Les salaires révèlent des habitudes sociales et sont le reflet de relations sociales de pouvoir liées à la place et au rôle des hommes et des femmes dans la famille et dans le processus de production 31, correspondant parfaitement aux objectifs

28. Riginos, 1987, p. 141-144, 170-171, 251. 29. Papastefanaki, 2009, p. 269-274. 30. Papastefanaki, 2009, p. 274-279. 31. Kessler-Harris, 1990. SALAIRES, DIVISION SEXUÉE DU TRAVAIL ET HIÉRARCHIES SOCIALES DANS D’INDUSTRIE TEXTILE GRECQUE, 1912‑1936 Léda PAPASTEFANAKI 113

économiques des entreprises. De ce point de vue, le niveau des salaires masculins et féminins résulte de l’interaction entre les choix économiques rationnels des entreprises et les conceptions sociales sur la nature du travail des hommes et des femmes. La politique des employeurs, soit l’octroi de bas salaires, est en lien direct avec les conceptions sociales sur la « complémentarité » du travail des femmes dans le revenu familial, contribuant à la fixation du niveau des rémunérations salariales. La politique des bas salaires appliquée par les employeurs intègre des notions de genre qui renforcent certaines formes de comportement social et économique. Les bas salaires féminins accroissent l’attachement à la famille, la soumission (continue ou intermittente) au système de l’usine. En revanche, les salaires masculins élevés favorisent un comportement fondé sur la mobilité géographique et sociale qui récompense les caractéristiques « masculines », telles que la spécialisation, la formation et l’expérience.

Les revendications ouvrières et hiérarchies sociales

Le genre jouait un rôle important dans l’organisation du processus de production, le marché et la division du travail, et la rémunération 32. Dans l’industrie textile, le statut inférieur des ouvrières dans le milieu du travail était lié aussi bien aux stratégies des employeurs (réduction du coût du travail) qu’aux pratiques sociales et aux relations de pouvoir à l’intérieur comme à l’extérieur de l’usine, l’intérieur comme à l’extérieur de la famille. Les revendications des travailleurs de l’industrie textile grecque, au début du xxe siècle et pendant l’entre-deux-guerres, étaient formulées dans un contexte de capitalisme industriel : hausse des salaires, abrogation de la rémunération forfaitaire, réduction du temps de travail, respect de la législation en matière de travail, instauration de la sécurité sociale 33. Ces demandes formulées par le syndicalisme communiste concernent théoriquement les hommes et les femmes de la même façon, car, dit-on, les hommes et les femmes sont unis dans la lutte commune pour l’amélioration des conditions de vie face à l’exploitation capitaliste. Cependant, ces revendications ne remettent pas en cause la division sociale du travail en vigueur ni la position subordonnée des femmes, car, non seulement, elles insistent sur le maintien de la législation prévoyant une protection spécifique à l’égard des femmes et des enfants considérant ainsi indirectement les deux catégories comme

32. Avdela, 1990. Sur l’historiographie grecque de l’histoire du travail et du genre, 2006 ; Papastefanaki, 2015, p. 79-106. 33. Pour les détails de ces revendications et les luttes ouvrières pendant la période, voir Papastefanaki, 2009, chapitre 10. CAHIERS BALKANIQUES 114 L’industrie en Méditerranée

étant « sans défense », mais aussi, car aucune critique n’est exercée sur la division sexuelle du travail dans les lieux de production. La distinction entre « personnel technique » masculin et main-d’œuvre féminine imprègne toutes les publications faisant référence aux conditions et aux questions salariales dans l’industrie textile. La revendication du principe « à travail égal, salaire égal », formulée pendant l’entre-deux-guerres, reste sans écho puisque les hommes et les femmes ne font pas le même travail dans le textile, comme il a déjà été démontré dans cette étude. En fait, lorsque les travailleurs revendiquent une augmentation des salaires, parfois satisfaite, celle-ci tient compte des écarts de salaires déjà existants entre hommes et femmes. Par ailleurs, quand les communistes revendiquent la participation des femmes (et des jeunes) aux syndicats professionnels avec un droit d’élire et d’être élu, ils préconisent une réduction des cotisations des femmes « en fonction de leur salaire ». Ainsi, la division sociale du travail entre les sexes et l’inégalité des salaires entre hommes et femmes sont considérées comme évidentes et restent en dehors du champ de la critique syndicale. De ce point de vue, l’industrie textile illustre remarquablement bien la manière dont le syndicalisme s’est construit sur un modèle masculin 34. Dans les entreprises grecques, le manque de modernisation des moyens technologiques, et les multiples investissements entrepreneuriaux étaient compensés par l’exploitation intensive de la main d’œuvre. Les usines du Pirée se spécialisaient dans la fabrication de produits grossiers destinés à l’armée et aux couches sociales à faibles revenus. Le retard technologique et les priorités différentes des industriels (par ex. l’activisme politique quasi exclusif ) au tournant du xxe siècle changent l’orientation des pratiques entrepreneuriales. Dans la mesure où la modernisation des moyens technologiques restait inachevée, du moins au xxe siècle, il était vital pour les entreprises de maintenir le coût de la production à un niveau bas. Face à la dépendance des commandes publiques et au marché intérieur restreint, confronté périodiquement à des crises de surproduction, un système d’emploi flexible a été mis en place dans lequel une grande partie de la main d’œuvre travaillait occasionnellement et de manière cyclique, en vue de la réduction des coûts de la main-d’œuvre 35. La politique de mobilité de la main-d’œuvre [turn‑over] est associée aux cycles de vie des ouvrières alors que la faible qualité des produits n’exigeait pas un niveau de spécialisation élevé ni la stabilité du personnel 36. La répartition technique

34. Papastefanaki, 2009, p. 434-437. 35. Papastefanaki, 2009, p. 214-240. 36. Papastefanaki, 2009. SALAIRES, DIVISION SEXUÉE DU TRAVAIL ET HIÉRARCHIES SOCIALES DANS D’INDUSTRIE TEXTILE GRECQUE, 1912‑1936 Léda PAPASTEFANAKI 115 du travail se fondait sur une répartition par sexe qui s’avérait extrêmement utile aux entreprises. La division sexuée engendrait tout d’abord une inégalité de rémunération entre hommes et femmes, un élément important dans la réduction du coût de la production. En outre, l’exploitation par les employeurs des relations de pouvoir en vigueur entre les sexes consolidait ces relations de pouvoirs sexués à un niveau intraclasse, minant l’alliance entre les classes. Les relations de pouvoir qui se créaient ainsi entre les sexes soutenaient la division sexuée du travail au sein des usines, car elles renforçaient le caractère « complémentaire » et « occasionnel » du travail féminin, consolidant sur le plan politique et idéologique aussi bien les termes de l’hégémonie de la bourgeoisie que les relations sociales inégales entre les hommes et les femmes de la classe ouvrière. L’inégalité salariale renforçait l’inégalité des relations de pouvoir entre les ouvriers et les ouvrières ainsi qu’entre les membres d’une même famille d’ouvriers, puisqu’elle était source de dépendance des femmes vis-à-vis de leur famille, celles-ci étant « sous-payées » et exerçant un travail « complémentaire ». Par ailleurs, elle cultivait l’autonomie relative du travail masculin adulte. L’intensification du travail se réalisait grâce à la mise en place d’un régime de travail au forfait et aux systèmes de sous-traitance. Il s’agissait de systèmes de rémunération à double effet : a) réduction du coût du travail pour l’entreprise et b) transfert apparent du contrôle du travail entre les mains des ouvriers, hommes et femmes, ce qui renforçait l’hégémonie idéologique de la bourgeoisie et la rupture de la collégialité dans le milieu du travail. Dans les industries textiles, la constitution des qualifications professionnelles se fondait sur la division sexuelle du travail, sur la différenciation systématique des tâches masculines et féminines, sur l’accès différencié des hommes et des femmes à l’« enseignement technique » et sur l’usage différent de l’équipement mécanique promu au sein du travail. Bien que l’intervention humaine et un certain niveau de spécialisation de la main-d’œuvre fussent encore nécessaires - pendant l’entre-deux-guerres -, dans de nombreuses étapes du processus de production, la dépréciation et la « dé-qualification » du travail étaient de plus en plus apparentes et concernaient le travail féminin. Le processus de « dé-qualification » qui caractérisait – principalement – le travail des femmes dans le secteur textile ne portait pas tant sur l’absorption des connaissances et des capacités techniques de l’homme par les machines que sur l’intégration dans un système hiérarchique de bas salaires, d’absence de prestige et d’impossibilité d’avancement professionnel 37.

37. Papastefanaki, 2009, chapitre 7. CAHIERS BALKANIQUES 116 L’industrie en Méditerranée

Conclusion

Les revendications des travailleurs ont été particulièrement militantes dans certaines périodes de l’entre-deux-guerres. Cependant, elles ne contestaient pas la division sociale du travail en vigueur entre les sexes ni l’inégalité de rémunération entre hommes et femmes. En somme, les relations de pouvoir sexuées au sein du travail et de la famille n’étaient pas remises en cause. SALAIRES, DIVISION SEXUÉE DU TRAVAIL ET HIÉRARCHIES SOCIALES DANS D’INDUSTRIE TEXTILE GRECQUE, 1912‑1936 Léda PAPASTEFANAKI 117

Bibliographie

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Résumé : l’article examine l’historiographie grecque sur les salaires et porte sur l’évolution des salaires dans l’industrie textile de Grèce (1912-1936). En nous fondant sur les sources des archives d’une grande entreprise textile du Pirée, nous voulons étudier non seulement l’évolution des salaires sur le marché du travail, mais aussi la division sexuée du travail et la formation sociale des hiérarchies aux lieux du travail.

Mots-clés : historiographie, salaires, industrie textile, Le Pirée, genre, division du travail, Grèce, première moitié du xxe siècle, histoire sociale

Abstract: the article examines the Greek historiography on salaries and discusses the evolution of salaries in the textile industry of Greece during the period 1912‑1936. Based on the sources of the archives of a big textile company in Piraeus, the article wants to study not only the evolution of salaries on the labour market, but also the gender division of labour and the social formation of hierarchies in the workplace.

Keywords: historiography, salaries, textile industry, Piraeus, gender, division of labour, Greece, first part of the xxth century

Περίληψη: το άρθρο εξετάζει την ελληνική ιστοριογραφία για τους μισθούς και παρακολουθεί την εξέλιξη των μισθών στην ελληνική κλωστοϋφαντουργία την περίοδο 1912‑1936. Η έρευνα βασίζεται στο αρχείο μιας μεγάλης κλωστοϋφαντουργικής επιχείρησης του Πειραιά. Επιδιώκεται όχι μόνο να εξεταστεί η εξέλιξη των μισθών στην αγορά εργασίας, αλλά και να διερευνηθεί ο έμφυλος καταμερισμός εργασίας και η διαμόρφωση των κοινωνικών σχέσεων εξουσίας στους χώρους εργασίας της κλωστοϋφαντουργίας.

Λέξεις‑κλειδιά: ιστοριογραφία, μισθοί, κλωστοϋφαντουργία, Πειραιάς, φύλο, καταμερισμός εργασίας, Ελλάδα, πρώτο μέρος του 20ου αιώνα, κοινωνική ιστορία

Anahtar Kelimeler: tarih yazımı, ücretler, tekstil endüstrisi, Pire, cinsiyet, işbölümü, Yunanistan, 20. yüzyılın ilk yarısı, sosyal tarih

Ключевые слова: историографија, платите, текстилната индустрија, Пиреја, пол, поделба на трудот, Грција, првата половина на 20 век, социјалната историја La transformation des stratégies syndicales en Turquie sous le gouvernement du Parti de la Justice et du Développement (Adalet ve Kalkınma Partisi, AKP) Précarisation du marché du travail et fragilisation de l’action syndicale

Transformation of trade union strategies in Turkey under the Justice and Development Party (Adalet ve Kalkınma Partisi, AKP) rule

Türkiye’de Adalet ve Kalkınma Partisi (AKP) döneminde sendikal stratejilerin dönüşümü

Isil Erdinç CESSP, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Nous voulons aborder ici la précarisation du marché du travail dans différents secteurs d’activité en Turquie et son impact sur la transformation des stratégies syndicales. Nous mettrons en avant l’impact des pratiques autoritaires et des politiques néolibérales du gouvernement de l’AKP (Adalet ve Kalkınma Partisi, Parti de la Justice et du Développement), au pouvoir depuis 2002. Ce travail s’appuie sur des matériaux recueillis dans le cadre d’un travail de terrain réalisé entre décembre 2011 et novembre 2015 à Istanbul, Ankara, Sakarya et Izmir. Nous avons réalisé des entretiens semi-directifs avec 55 dirigeants et 55 permanents syndicaux et confédéraux travaillant au sein de trois principales confédérations syndicales des travailleurs. Notre corpus est composé de quinze permanents et vingt dirigeants de la DİSK (Türkiye Devrimci İşçi Sendikaları Konfederasyonu, Confédération des syndicats révolutionnaires CAHIERS BALKANIQUES 122 L’industrie en Méditerranée

de Turquie), quinze permanents et quinze dirigeants de la Türk-İş (Türkiye İşçi Sendikaları Konfederasyonu, Confédération des syndicats de travailleurs turcs), vingt-cinq permanents et vingt dirigeants de la Hak-İş (Hak‑İş Konfederasyonu, Confédération des droits des travailleurs). La première partie de ce travail présentera brièvement le processus de la précarisation du marché du travail et de la fragilisation de l’action syndicale. La deuxième partie, quant à elle, sera consacrée au renouveau des stratégies syndicales et à la transformation des rapports de force au sein du champ syndical à la suite des interventions gouvernementales dans différents secteurs d’activité, ainsi les transports aériens, la production alimentaire, le textile, la métallurgie et le secteur pétrolier. Nous analyserons en particulier le renforcement des syndicats proches de l’AKP qui opèrent au sein des secteurs d’activités industriels, du secteur forestier, des services municipaux et de la communication. Finalement, nous nous concentrerons sur une étude de cas afin de mettre en évidence les alliances construites entre les acteurs politiques et syndicaux marginalisés : la construction navale.

Le processus de la précarisation du marché du travail et la fragilisation de l’action syndicale

Précarisation du marché du travail

Serkan Öngel constate que les réformes qui visaient à augmenter la compétitivité de certains secteurs d’activité et à apporter une plus grande capacité à s’ouvrir au commerce international ont eu deux conséquences principales : la multiplication des réglementations juridiques et des politiques sectorielles, et la mise en place de mesures pour augmenter les investissements étrangers et la compétitivité des entreprises nationales par le biais d’exonérations fiscales. La responsabilité et les obligations des entreprises en matière de santé, de sécurité au travail et de paiement des salaires, de cotisations de sécurité sociale et d’indemnité d’ancienneté pour les salariés sont devenues moins contraignantes. Les acteurs gouvernementaux ont commencé à pénétrer les structures économiques afin de capter des ressources locales issues du développement sectoriel et du commerce international. Ainsi se sont formées des alliances entre les acteurs économiques et gouvernementaux pour restructurer l’industrie et le commerce. Aslı Odman et Nevra Akdemir notent par exemple que : Tuzla a été déclaré zone de construction navale par le Conseil des ministres en 1969. Cela faisait partie d’un projet urbain visant LA TRANSFORMATION DES STRATÉGIES SYNDICALES EN TURQUIE Isil ERDINÇ 123

à étendre les frontières des zones industrielles d’Istanbul vers l’ouest de la ville. Suite au glissement de la construction navale du centre-ville 1 vers l’ouest, Tuzla est devenu petit à petit, par différentes interventions étatiques, le centre de la construction navale 2.

À partir de 2002, le gouvernement de l’AKP a lancé une série de réformes en vue de développer le commerce maritime et la construction navale 3. Les médias en coopération avec les chambres de commerce et les organisations patronales ont fait la promotion de ces réformes : Les réformes ont été diffusées largement dans des médias proches des membres de la Chambre du Commerce maritime, Deniz Ticareti Odası (DTO) et de l’Union des Industriels de la Construction navale, Gemi İnşa Sanayicileri Birliği (GİSBİR) avec des slogans comme Denizci dostu hükümet, « Le gouvernement : ami de la Marine » et Denizcilik sektörü çağ atladı, « Grand progrès dans la Marine » 4. Il existe également des liens entre les armateurs, les propriétaires des docks de Tuzla et les membres du gouvernement : Les membres des familles Yardımcı et Türkter sont députés de l’AKP. Cengiz Kaptanoğlu, propriétaire de la compagnie de Desan a été député de l’AKP aux élections précédentes et avait présidé la commission de Défense nationale 5. De plus, le ministre des Transports, Binali Yıldırım, est ingénieur en construction navale et ses enfants, comme ceux d’un autre député de l’AKP, Osman Pepe, travaillent dans ce même secteur 6. Or l’AKP a promulgué des lois qui réduisent les taxes sur le commerce maritime et facilitent la construction de nouveaux ports pendant la première période du ministère de Binali Yıldırım,

1. La Corne d’Or (Haliç) était la zone principale de la construction navale à Istanbul à l’époque ottomane et au début de la période républicaine. 2. Akdemir & Odman, 2008, p. 51. 3. Ibid. p. 53. 4. Ibid. 5. Ibid. p. 53-54. 6. Ibid . p. 54. CAHIERS BALKANIQUES 124 L’industrie en Méditerranée

de 2002 à 2006 7. Le gouvernement AKP s’installe ainsi dans les structures de la production industrielle et commerciale du secteur portuaire et de la construction navale. Un réseau composé de membres du gouvernement, d’hommes d’affaires et de patrons des médias émerge progressivement et ce processus s’accompagne de la précarisation du marché du travail. L’ouverture économique internationale a provoqué de fait la précarisation du marché du travail au sein de la majorité des secteurs d’activité. Cette précarisation, nous le verrons, a entraîné la fragilisation de l’action syndicale, et, par la suite, la marginalisation de l’affiliation syndicale et la criminalisation des mobilisations ouvrières.

Fragilisation de l’action syndicale Conformément à la loi sur les syndicats et les négociations collectives en vigueur, le gouvernement peut faire repousser une grève de soixante jours pour des raisons de sécurité nationale. Or, depuis l’arrivée au pouvoir de l’AKP en 2002, plusieurs grèves ont été reportées. Citons quelques exemples : la grève des ouvriers de Petlas (compagnie pétrolière), affiliés au Petrol-İş de la Türk-İş, reportée en juillet 2003, la grève des ouvriers d’Erdemir (compagnie minière), affiliés à Maden-İş de la Türk-İş, reportée en septembre 2005, la grève des ouvriers de Şişecam (une compagnie de l’industrie du verre) affilié à Kristal-İş de la Türk-İş, reportée en juin 2014, la grève des ouvriers de Turkish Airlines en mai 2013 ; plus récemment, la grève des ouvriers affiliés à Birleşik Metal-İş de la DİSK a été reportée en janvier 2015. Quand nous analysons les secteurs d’activité, nous notons que la sous-traitance influence le pourcentage des mobilisations syndicales : les secteurs au sein desquels la sous-traitance est plus pratiquée y occupent une place plus importante que les secteurs avec moins de sous-traitance.

7. “Binali Yıldırım’ın karnesi pekiyi” [Les résultats des activités de Binali Yıldırım sont parfaits], URL: http://www.denizhaber.com.tr/guncel/6468/binali-yildirim39in- karnesi-pekiyi.html, 18 décembre 2006, consulté le 17 mai 2013. LA TRANSFORMATION DES STRATÉGIES SYNDICALES EN TURQUIE Isil ERDINÇ 125

Tableau 1. Nombre de travailleurs qui ont participé à des grèves depuis 2002 Source : İrfan Kaygısız, 2014, “2014 ocak-haziran dönemi işçi sınıfı eylemleri üzerine değerlendirme” [Évaluation des activités de la classe ouvrière pendant la période de janvier-juin 2014], Disk-Ar, n° 3, novembre 2014, p. 114.

Tableau 2. Le pourcentage des conflits qui résultent d’une grève Source : İrfan Kaygısız, 2014, “2014 ocak-haziran dönemi işçi sınıfı eylemleri üzerine değerlendirme” [Évaluation des activités de la classe ouvrière pendant la période de janvier-juin 2014], Disk-Ar, n° 3, novembre 2014, p. 114. CAHIERS BALKANIQUES 126 L’industrie en Méditerranée

Tableau 3. Les secteurs d’activité selon la répartition des mobilisations (de gauche à droite : santé et domaine social, travaux généraux, construction, textile, énergie, secteur minier, métallurgie, secteur pétrolier et chimique, commerce et bureau, transport, alimentation, défense et sécurité, ciment, construction navale, bois et papeterie, logement et loisirs, chasse-pêche, agriculture et forêts, presse et journalisme). Source : İrfan Kaygısız, 2014, “2014 ocak-haziran dönemi işçi sınıfı eylemleri üzerine değerlendirme” [Évaluation des activités de la classe ouvrière pendant la période de janvier-juin 2014], Disk-Ar, n° 3, novembre 2014, p. 114. LA TRANSFORMATION DES STRATÉGIES SYNDICALES EN TURQUIE Isil ERDINÇ 127

Tableau 4. Les syndicats selon la répartition des mobilisations Source : İrfan Kaygısız, 2014, “2014 ocak-haziran dönemi işçi sınıfı eylemleri üzerine değerlendirme” [Évaluation des activités de la classe ouvrière pendant la période de janvier-juin 2014], Disk-Ar, n° 3, novembre 2014, p. 114.

Les quatre premiers syndicats sont des syndicats affiliés à la DİSK. Seul Liman-İş (construction navale) est affilié à la Hak-İş. six sont affiliés à la DİSK alors que dix sont affiliés à la Türk-İş. CAHIERS BALKANIQUES 128 L’industrie en Méditerranée

Tableau 5. Les confédérations selon la répartition des mobilisations Source : İrfan Kaygısız, 2014, “2014 ocak-haziran dönemi işçi sınıfı eylemleri üzerine değerlendirme” [Évaluation des activités de la classe ouvrière pendant la période de janvier-juin 2014], Disk-Ar, n° 3, novembre 2014, p. 114.

Il est intéressant de comparer le taux de syndicalisation et la répartition des mobilisations. Alors que 66 % des ouvriers syndiqués sont affiliés à la Türk-İş, le taux de participation de ce syndicat dans les mobilisations est de 46 %, tandis que la DİSK regroupe 9 % des ouvriers syndiqués en son sein, mais organise 46 % des mobilisations ! Hak-İş, quant à elle, organise 4 % des mobilisations alors que 21 % des ouvriers syndiqués se trouvent au sein de cette confédération, 1 % des mobilisations sont organisées par des syndicats autonomes. La différence entre les chiffres est évidemment très parlante quant aux dispositions politiques ou combatives des syndicats.

La transformation des rapports de force au sein du champ syndical et le renouveau des stratégies syndicales

Il ressort de notre enquête qu’une des conséquences principales de l’intervention du gouvernement AKP dans le fonctionnement et la structuration du champ syndical est le changement de l’équilibre entre les organisations en termes d’effectifs et de cotisations. L’augmentation des effectifs des syndicats conduit à celle de leurs ressources et de leur influence puisque, quand ils ont plus d’adhérents, le montant des cotisations s’élève et, avec elles, leurs ressources financières. Or, nous constatons que le nombre d’adhérents de la Hak-İş augmente alors que le nombre d’adhérents de la DİSK et de la Türk-İş est en déclin ou stagne. La part de la Hak-İş dans la croissance des effectifs devient plus importante en LA TRANSFORMATION DES STRATÉGIES SYNDICALES EN TURQUIE Isil ERDINÇ 129 raison de l’augmentation du nombre des secteurs d’activités au sein desquels les syndicats qui lui sont affiliés sont représentés. Le changement des effectifs sous le gouvernement AKP est lié à plusieurs raisons, la structure du marché du travail et la précarité, la mise en place des nouvelles réglementations, les pratiques discriminatoires antisyndicales et les transferts forcés entre syndicats.

Le renforcement des syndicats proche du gouvernement AKP et le changement de l’équilibre entre les organisations syndicales L’évolution la plus significative au cours des années 2000 s’observe dans le taux de syndicalisation des fonctionnaires qui s’est élevé de 68,77 % à 70,3 % entre 2012 et 2014. 91 % de cette augmentation sont dus à la Confédération des syndicats fonctionnaires Memur-Sen (Memur Sendikaları Konfederasyonu, Confédération des syndicats des Employés) alors que 5 % viennent de la Confédération des syndicats du secteur public de Turquie (Türkiye Kamu‑Sen, Türkiye Kamu Çalışanları Sendikaları Konfederasyonu, Confédération des Travailleurs du secteur public) et 3 %, de la KESK (Kamu Emekçileri Sendikası Konfederasyonu, Confédération syndicale des employés du secteur public). Entre 2002 et 2015, nous constatons une croissance de 1897,8 % dans la Memur-Sen. Parmi les syndicats affiliés à la Memur-Sen, la Kamu-Sen a perdu sa représentativité dans le secteur des Fondations et de la direction des affaires religieuses en 2004, dans le secteur forestier, en 2008, et dans le secteur de la santé, en 2009. La KESK, quant à elle, a perdu sa représentativité dans le secteur de l’administration locale en 2006 8.

Tableau 6. Taux de syndicalisation des fonctionnaires de 2002 à 2015.

Kamu-Sen KESK Memur-Sen Autres To ta l Juin 2002 329 065 262 348 41 871 17 448 650 770 Juin 2015 445 729 236 202 836 505 160 592 1 679 028 Changement (%) 35, 45 -9,9 1 897,8 820,4 132

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juillet 2015 conformément au code des syndicats et des conventions collectives n° 6356], http://www.csgb.gov.tr/csgbPortal/csgb.portal?page=uye, consulté le 23 août 2016. Nous avons calculé les chiffres à partir des données du ministère du Travail et de la Sécurité sociale. Voir ministère du Travail et de la Sécurité sociale, « Nombre d’adhérents des syndicats des fonctionnaires selon la loi numéro 4688 », http://www. csgb.gov.tr/csgbPortal/csgb.portal?page=sendikauye, consulté le 19 août 2015.

Selon les chiffres officiels donnés par le ministère turc du Travail et de la Sécurité sociale, la Türk-İş comprend 69,4 % des ouvriers syndiqués, la Hak-İş 16,4 % et la DİSK 10 %. Le taux de syndicalisation dans le secteur privé s’est élevé de 9,2 % à 10,65 % de 2013 à 2015. Cependant, cette croissance est inégalement distribuée entre les trois confédérations principales. Alors que 44 % de cette augmentation concernent les syndicats affiliés à la Hak-İş, 39 % touchent les syndicats affiliés à la Türk-İş et 17 %, les syndicats de la DİSK. De janvier 2014 à juillet 2014, la progression des effectifs de la Hak-İş (31 %) est plus élevée que celle de la DİSK (3,95 %) et de la Türk-İş (2,33 %) 9. En 2014, les syndicats de la Hak-İş sont majoritaires dans quatre des vingt secteurs d’activité retenus dans le code des syndicats et des conventions collectives n° 6356, alors qu’en 2013, ils n’avaient la majorité que dans trois secteurs 10. Ces secteurs sont l’agriculture et les forêts, la production alimentaire, les charpentiers et papetiers et le secteur des services généraux et municipaux. La Türk-İş a perdu la majorité dans le secteur de la production alimentaire dans l’année 2013, alors que la DİSK n’a aucun syndicat majoritaire dans un secteur quelconque d’activité. Dans les secteurs de la communication, de la métallurgie, du transport maritime, du textile et du tourisme, les syndicats de la Hak-İş ont systématiquement augmenté leur nombre d’adhérents. La structure du marché du travail et la précarisation sont parmi les raisons principales de la fragilisation des ouvriers syndiqués. De fait, l’augmentation des

9. “İstatistikler açıklandı” [Les statistiques sont déclarées], http://www.emek.org.tr/ istatistik-aciklandi-11-milyondan-fazla-isci-sendikasiz-ergun-iseri.html, consulté le 24 août 2014. 10. Ministère du Travail et de la Sécurité Sociale, “6356 Sayılı Sendikalar ve Toplu İş Sözleşmesi Kanunu Gereğince ; İşkollarındaki İşçi Sayıları ve Sendikaların Üye Sayılarına İlişkin 2013 ve 2014 Ocak Ayı İstatistikleri” [Statistiques sur le nombre des ouvriers distingués selon les secteurs d’activité et sur le nombre d’adhérents des syndicats pour les mois de janvier 2013 et de janvier 2014 conformément au code des syndicats et des conventions collectives numéro 6356], http://www.csgb.gov.tr/csgbPortal/csgb. portal?page=uye, consulté le 19 août 2015. LA TRANSFORMATION DES STRATÉGIES SYNDICALES EN TURQUIE Isil ERDINÇ 131 effectifs de la Hak-İş vient principalement des pratiques discriminatoires et des menaces de licenciement utilisées par les employeurs. Les secteurs de l’agriculture, des forêts et des charpentiers et papetiers sont des secteurs majoritairement publics. La croissance de la Hak-İş dans la production alimentaire se fonde principalement sur les petites et moyennes entreprises proches de l’AKP. La syndicalisation dans les secteurs de la communication et du tourisme s’effectue au sein des institutions publiques et des entreprises privées proches de l’AKP. Quant aux secteurs de la métallurgie, du transport maritime et du textile, ce sont les secteurs précaires au sein desquels les ouvriers, risquant le licenciement, sont contraints d’adhérer à un syndicat « acceptable » et « souhaitable » par les employeurs et par l’État. La mise en place de nouvelles réglementations juridiques concernant les modalités d’adhésion à un syndicat facilite également le changement des effectifs en faveur de la Hak-İş. Deux changements inscrits dans le nouveau code des syndicats entré en vigueur en 2012 ont ainsi concerné l’adhésion des ouvriers à un syndicat :

• l’obligation de passer par un notaire afin d’attester son affiliation syndicale a été abrogée et un système d’adhésion en ligne l’a remplacée ; • la cotisation de solidarité que payent les ouvriers non-syndiqués ou les membres d’un autre syndicat afin de bénéficier des clauses d’une convention collective signée au sein d’une entreprise par le syndicat représentatif a baissé.

Le système électronique d’adhésion a permis à des employeurs et des dirigeants d’un syndicat adverse de saisir le code confidentiel de l’ouvrier pour le changer de syndicat en ligne sans sa volonté. Selon l’article 22 du code des syndicats n° 2821, les ouvriers étaient obligés de passer par un notaire pour obtenir une attestation de départ d’un syndicat et d’adhésion à un autre. Avec le changement de loi en 2012, cette obligation a été supprimée. Un système électronique a été mis en place qui a rendu les ouvriers plus fragiles face aux employeurs. Une dirigeante syndicale de la DİSK explique comment, selon les témoignages des ouvriers, l’employeur confisque le mot de passe des ouvriers pour les faire adhérer au syndicat qu’il préfère : CAHIERS BALKANIQUES 132 L’industrie en Méditerranée

Les ouvriers, n’ayant pas accès à l’internet ou ne connaissant pas le système électronique, adhèrent à un syndicat avec l’aide d’un dirigeant ou d’un représentant syndical ou en présence de l’employeur. La majorité des employeurs gardent les mots de passe des ouvriers pour être sûrs qu’ils n’adhèrent pas à un syndicat sans le préavis de leur employeur. Ils laissent les dirigeants d’autres syndicats prendre les mots de passe des ouvriers pour les faire adhérer à leur syndicat 11.

Il ressort de nos entretiens avec les dirigeants syndicaux que le second point, la baisse de la cotisation de solidarité, a réduit la motivation des ouvriers non-syndiqués ou des ouvriers membres d’un syndicat non représentatif au niveau de l’entreprise, à changer de syndicat. Les pratiques discriminatoires antisyndicales et les transferts forcés entre les organisations syndicales font également partie des raisons de l’augmentation des effectifs de la Hak-İş. Au cours de nos entretiens, nous avons appris que les transferts forcés des ouvriers sont principalement obtenus de trois façons : par l’employeur (menace de licenciement), par l’État (l’intervention de la concurrence syndicale) et par le syndicat adversaire (violence physique contre les ouvriers syndiqués au sein d’un autre syndicat). Cependant, l’observation donne à voir que la discrimination syndicale n’a pas les mêmes conséquences sur tous les syndicats. L’ensemble des cas de pratiques discriminatoires déclarés dans le secteur public concerne les syndicats affiliés à la KESK de tendance socialiste. La Memur-Sen et la Türkiye Kamu-Sen ne sont pas touchées par la discrimination syndicale. Dans le secteur privé, il n’existe aucun cas déclaré de discrimination syndicale concernant la Hak-İş, alors que 52 % des cas déclarés touchent la Türk-İş et 48 %, la DİSK. Il existe plusieurs cas de transferts forcés au sein des entreprises publiques, ou partiellement publiques, vers des syndicats de la Hak-İş, qui, gagnant de l’opération, n’est évidemment pas victime de discrimination. On peut citer quelques exemples. Les ouvriers travaillant au sein de la compagnie publique de production de thé de Çaykur ont été forcés d’adhérer au syndicat du secteur alimentaire de la Hak-İş, Öz Gıda-İş en 2013, car menacés de licenciement 12. Tek Gıda-İş, syndicat du secteur de l’alimentation de la Türk-İş avait lancé une grève en avril 2013 à Çaykur, compagnie publique de la production de thé, à la suite d’un litige concernant les négociations collectives. Attila Özsever explique :

11. Entretien avec une dirigeante syndicale à la DİSK, Istanbul, 27 juin 2013. 12. Özsever Attila, “AKP ile hesaplaşma : Çaykur grevi” [Règlement de compte avec l’AKP : la grève de Çaykur], Yurt, 20 avril 2013. LA TRANSFORMATION DES STRATÉGIES SYNDICALES EN TURQUIE Isil ERDINÇ 133

Tek Gıda-İş était représenté à Çaykur depuis 60 ans. La direction générale de Çaykur voulait inclure un article qui prévoyait que les ouvriers affilés à l’Öz Gıda-İş (affilié à la Hak-İş) puissent bénéficier des avantages de la nouvelle convention collective qui sera signée entre Tek Gıda-İş et Çaykur. Par contre, Tek Gıda-İş a refusé d’ajouter cet article et lancé une grève 13.

En octobre 2013, le ministère du Travail et de la Sécurité sociale déclare Öz Gıda-İş représentatif, et la direction de Çaykur signe alors une convention collective avec lui en novembre 2013. Le secrétaire général de la Türk-İş explique : Ils ont éloigné les ouvriers de notre syndicat. C’était Tek Gıda-İş qui était représentatif au niveau de l’entreprise, mais ils ont menacé nos ouvriers. Les responsables gouvernementaux eux-mêmes ont fait des déclarations soutenant Öz Gıda-İş, ce qui n’est finalement pas surprenant. Certains ouvriers ont changé de syndicat, donc nous avons perdu notre représentativité 14. Les employés de l’Agence Presse Anatolienne et du Journal officielont changé de syndicat en 2013 et ont été encartés par leurs employeurs à Medya-İş, le syndicat du secteur de la communication et de la presse de la Hak-İş, fondé en 2012 15. Le transfert forcé des ouvriers travaillant dans des municipalités de l’AKP, notamment à la Municipalité d’Istanbul, vers le syndicat des ouvriers municipaux de la Hak-İş, Hizmet-İş, a été mis en avant dans des rapports sur la violation des droits et des libertés syndicaux publiés par la CSI (Confédération syndicale internationale) 16. Un permanent au syndicat des ouvriers municipaux de la DİSK, Genel-İş, indique :

Ici, il s’agit de l’adhésion des ouvriers au syndicat affilié à la Hak-İş. Quand la municipalité a déclaré qu’elle n’allait pas

13. Ibid. 14. Entretien avec un dirigeant syndical au sein du Tek Gıda-İş, Istanbul, 22 août 2014. 15. “Devlet eliyle büyüyen sendika: Medya-İş” [Le syndicat qui se renforce par le biais de l’État: Medya-İş], 23 novembre 2013, http://haber.sol.org.tr/sonuncu-kavga/ devlet-eliyle-buyutulen-sendika-medya-is-haberi-83201, consulté le 22 juillet 2014. 16. Il s’agit de l’adhésion des ouvriers au syndicat affilié à la Hak-İş quand la municipalité refuse de négocier avec les ouvriers affiliés aux autres confédérations en vue de signer des conventions collectives. (ITUC, “Turkey - Intimidation of public sector trade unionists (2012)”, http://survey.ituc-csi.org/Intimidation-of-public-sector. html?lang=en, consulté le 22 juillet 2014). CAHIERS BALKANIQUES 134 L’industrie en Méditerranée

négocier avec les ouvriers affiliés aux autres confédérations en vue de signer des conventions collectives, les ouvriers ont été obligés de changer de syndicat pour pouvoir être couverts par une convention collective 17.

Il existe également d’autres transferts des employés vers les syndicats affiliés à la Hak-İş fondés entre 2008 et 2013 comme Öz Orman-İş au sein de la Direction générale des Forêts, du ministère de l’Environnement et des Forêts et du ministère de l’Agriculture et de l’Élevage, Öz Büro-İş au sein du ministère de la Culture et du Tourisme 18 et Öz Finans-İş, au sein des banques partiellement publiques comme Halkbank et Ziraat Bankası 19. Même si l’article 25 du code des syndicats et des conventions collectives prévoit la protection des syndicalistes contre la discrimination syndicale, la mise en place de la loi pose problème pour les ouvriers. Ceux qui sont licenciés et saisissent le tribunal de travail pour être réintégrés dans leur poste doivent en effet faire face à de longs procès et aux frais de justice qui sont à leur charge.

Les alliances sectorielles locales entre les partis politiques et les syndicats La construction d’alliances locales et la circulation des ressources entre le champ syndical et le champ politique s’observent au niveau de l’entreprise dans les logiques de recrutement et pendant les périodes électorales. Ainsi, on peut se demander quelles sont les ressources dont disposent les syndicats pour se renforcer et influencer les politiques gouvernementales. Un amendement législatif en 2010 a rendu obligatoire pour les dirigeants et permanents syndicaux de démissionner de leur poste syndical avant de présenter leur candidature aux élections législatives. Cela a eu pour effet que les syndicalistes et les militants politiques ont cherché de nouvelles stratégies pour s’investir en politique. Les partis politiques de tendance socialiste, avec en moyenne de 1 à 3 % des voix aux élections, n’ont pas ou peu de chance d’accéder à l’Assemblée nationale en raison du seuil minimum de 10 % des voix nécessaires au niveau national pour être élu ; le nombre de candidats-syndicalistes a donc baissé aux élections législatives entre 2011 et 2015, de même qu’aux élections locales de 2014. De fait,

17. Entretien avec un permanent syndical au Genel-İş à la DİSK, Ankara, 19 septembre 2012. 18. Savaş Alparslan, “Türk-İş’ten kaçarken Hak-İş’e yakalanmak” [S’échapper de la Türk-İş, se trouver à la Hak-İş], Sol, 19 février 2013. 19. Koç Yıldız, “Sendikal operasyonda sıra bankalarda” [C’est au tour des banques dans l’opération syndicale], Sol, 24 août 2013. LA TRANSFORMATION DES STRATÉGIES SYNDICALES EN TURQUIE Isil ERDINÇ 135 la reconversion du capital syndical en capital politique est devenue plus difficile au niveau national. Autrement dit, la valeur du capital syndical et son taux de change par rapport au capital politique a baissé. Comme les dirigeants et les permanents syndicaux du Limter-İş, membre de l’ESP (Ezilenlerin Sosyalist Partisi, Parti socialiste des opprimés), n’ont pas pu se présenter aux élections nationales, les ressources militantes et le niveau local ont été valorisés. Les alliances entre les petits partis politiques socialistes et les syndicats à faibles ressources ont commencé à apparaître, moins dans les candidatures aux élections législatives nationales, mais davantage lors du recrutement des permanents syndicaux, de l’organisation des activités syndicales dans les docks, au niveau local et à celui des campagnes municipales. Limter-İş a cherché à construire des alliances avec les acteurs locaux, en particulier les acteurs des partis 20. Ainsi, l’alliance entre le Parti socialiste des Opprimés et Limter-İş s’est construite au cours des années 2000. Avec moins de 2 % des voix aux élections législatives, l’ESP n’a pas accès à l’Assemblée nationale, mais l’analyse de cette alliance permet de comprendre comment en dépit du non-accès aux acteurs nationaux et internationaux, les alliances interchamp au niveau local servent à accumuler des ressources, à convertir les ressources et se renforcer au sein des champs syndical et politique. Dans ce contexte de marginalisation du Limter-İş (syndicat des dockers) et de l’ESP, une quasi-fusion entre eux s’est effectuée. Ils ont mutualisé leurs ressources, leurs militants et leurs activités au niveau local à Tuzla. Les dirigeants du Limter-İş sont tous devenus membres de l’ESP. Le parti a fait embaucher ses militants aux docks pour qu’ils puissent adhérer après au Limter-İş. Levent, dirigeant au Limter-İş, explique 21 :

Je travaillais dans un atelier de textile, mais ils m’ont licencié quand ils ont vu que je cherchais à convaincre les ouvriers pour qu’on adhère tous à un syndicat. Nous avons noté, au sein du Parti, que les docks apparaissaient comme un espace de lutte important pour la lutte révolutionnaire, des dizaines de dockers étaient morts au travail. Donc nous avons décidé, j’ai commencé à travailler dans les docks, j’ai adhéré au Limter-İş et notre lutte révolutionnaire partisane continue au sein des docks et du syndicat.

20. Le bureau central du Limter-İş se situe à Tuzla, proche des docks. Limter-İş n’a pas d’autre branche en Turquie. 21. Entretien avec Levent, dirigeant syndical au Limter-İş, Istanbul, 23 juillet 2013. CAHIERS BALKANIQUES 136 L’industrie en Méditerranée

L’alliance entre ces deux acteurs (syndicat et parti politique) à faibles ressources leur a permis d’augmenter le volume des capitaux dont ils disposent pour lutter contre la répression étatique et la marginalisation à Tuzla. Quant aux ressources matérielles issues de l’alliance entre l’ESP et le Limter-İş, Hakkı explique :

À l’ESP, ils diffusent des nouvelles concernant nos manifestations, ils les publient sur leurs journaux et leur site Internet, etha.com. tr. Ils envoient leurs militants à nos manifestations contre notre marginalisation et les menaces de licenciement de nos membres. Les ouvriers commencent à travailler à 8 h, et si vous organisez une manifestation il faut être devant l’usine à 7 h. Donc les ouvriers ne pourront pas venir. Parfois, ils ne veulent pas que les employeurs les voient protester devant l’entreprise, donc ils ne participent pas aux manifestations après le boulot non plus. La présence des militants du parti est donc très importante. Comme ça, nous sommes plus visibles dans des médias, les employeurs nous voient, ils voient que nous restons là malgré la violation de nos droits syndicaux par la force et la répression. Limter-İş et l’ESP se sont alliés au cours des manifestations. Quand il y a un accident aux docks à Tuzla, cela n’est pas seulement le problème de Limter-İş, mais de tous les acteurs qui luttent pour les droits des ouvriers et les conditions de travail. Les partis politiques et les syndicats doivent être capables de se réunir. La politique ne peut pas nier les syndicats, et les syndicats doivent savoir utiliser la politique afin de transmettre leurs demandes. Nos problèmes sont liés. La santé, l’environnement, le futur de nos enfants, les problèmes économiques et sociaux sont liés aux processus politiques.

Ainsi, par le biais des ressources syndicales et de celles des partis, les dirigeants du Limter-İş visent à proposer une solution aux dockers-adhérents dans un contexte de déséquilibre croissant entre les organisations syndicales. Lors de nos observations dans les docks, nous avons noté également que les militants de l’ESP participent aux manifestations du Limter-İş à Tuzla ; le syndicat utilise les ressources matérielles (les autobus, les pancartes, les banderoles) et les ressources humaines (les militants) du parti. En échange, les militants du parti ont la possibilité de discuter avec des ouvriers lors des déjeuners, des pauses café à l’usine et des réunions syndicales. LA TRANSFORMATION DES STRATÉGIES SYNDICALES EN TURQUIE Isil ERDINÇ 137

Dans ce contexte, les alliances entre les différents acteurs au niveau local permettent de construire des stratégies de résistance contre la marginalisation et la criminalisation de l’action syndicale. La mutualisation des causes et la reconversion des ressources servent à renforcer la capacité de mobilisation du syndicat et du parti au niveau local. Les ressources syndicales de Limter-İş sont utilisées par l’ESP comme une base électorale et les ressources politiques de l’ESP donnent à Limter-İş la possibilité d’obtenir une certaine légitimité et un soutien dans sa lutte au sein du secteur portuaire et de la construction navale. L’augmentation des interventions et de la criminalisation par le gouvernement AKP fait évoluer les modes de la circulation des ressources à Tuzla. L’observation montre que la quasi-fusion entre l’ESP et Limter-İş devient plus solide quand l’intervention étatique s’accélère. Les stratégies de reconversion et de mobilisation des ressources pour capter des ressources étatiques locales deviennent plus visibles. L’ESP et Limter-İş utilisent la dissidence et leur marginalisation pour tirer bénéfice de leur stigmatisation et de leur exclusion au sein du champ syndical et du champ politique. Le processus de sélection des candidats de l’ESP est réalisé au niveau local. La direction centrale du parti cherche à présenter des candidats localement reconnus, elle présente donc des militants et des membres du parti qui sont des acteurs importants des mobilisations à Tuzla, qui mobilisent leurs ressources et leur base populaire locale, et s’inspirent des avis et des propositions des électeurs pour construire leur agenda. Les élections ne sont pas seulement des mécanismes pour élire des représentants pour Limter-İş. Les militants syndicaux politiques les considèrent comme des périodes importantes pour sensibiliser les ouvriers. Kamber Saygılı parle ainsi de son but, lorsqu’il s’était présenté comme candidat au cours des élections locales et législatives de 2009 et 2007 :

Quand on est candidat, notre but n’est pas seulement d’être élu. Le but est de rendre les ouvriers conscients de leur situation.

En insistant sur le fait que son but n’était pas que d’exprimer les revendications des ouvriers s’il se présentait comme candidat aux élections, Hakkı explique :

Notre but au cours des périodes électorales c’était d’organiser des meetings et des réunions au niveau local, de faire de la politique ouvertement, et d’expliquer les revendications des ouvriers et le socialisme. Les périodes électorales sont des périodes au cours desquelles le degré de la politisation du peuple est plus élevé. CAHIERS BALKANIQUES 138 L’industrie en Méditerranée

Conclusion

La structure et le fonctionnement du champ syndical en Turquie sont pris dans un processus de transformation. Depuis son arrivée au pouvoir en 2002, l’AKP s’est insérée dans les institutions étatiques pour capter des ressources publiques et les redistribuer de manière sélective aux organisations qui lui sont proches par des liens organiques, historiques, idéologiques, politiques ou pragmatiques. Elle met en place de nouvelles règles juridiques, utilise la répression étatique et la violence policière et construit un discours discriminant afin de définir un type de « syndicalisme préférable et acceptable » par le gouvernement, face à un « syndicalisme dangereux ». Elle reconstruit ainsi le champ syndical par le biais du droit, de la force et du discours. Conséquence logique de cette reconstruction, le gouvernement AKP transforme l’équilibre des forces entre les syndicats, reconfigure les alliances et conduit à la bipolarisation du champ syndical. Au terme de notre étude, nous avons noté qu’il existe des collusions entre les acteurs syndicaux et politiques au niveau local. L’AKP met en place un système de redistribution sélective des ressources ; elle sélectionne également des partenaires privilégiés afin de pénétrer dans d’autres champs, dans notre cas, le champ politique et le champ syndical, et y modifier les rapports de force et l’équilibre entre les organisations. En dépit des ressources au niveau national, différentes ressources sont mobilisées au niveau local par Limter-İş par exemple, pour se renforcer au sein du champ syndical et mettre en valeur un syndicalisme plus combatif dans le secteur portuaire et la construction navale à Tuzla. Les politiques autoritaires et répressives jouent donc un rôle important dans le processus de renouveau des stratégies syndicales et politiques dans un contexte de la mise en place de politiques économiques néolibérales. La structuration des secteurs d’activité se transforme avec l’ouverture internationale du commerce et la mise en place des politiques économiques visant à augmenter la compétitivité de l’industrie en Turquie. Cela provoque la précarisation progressive du marché du travail et la fragilisation de l’action syndicale. Les organisations de tendance socialiste sont marginalisées à l’intérieur du champ syndical, et les partis politiques socialistes marginalisés dans le champ politique. Il est donc possible de parler d’une homologie de positions qui résultent de l’intervention de l’État dans les relations industrielles et de l’implantation des politiques néolibérales. Des causes communes donnent lieu à des alliances sectorielles locales entre les syndicats et les partis politiques autour de mobilisations sociales locales. Dans ce cadre, les résultats de notre recherche offrent quelques premières pistes pour étudier les conséquences de l’intervention étatique sur le fonctionnement d’autres champs sociaux et sur l’évolution des relations interchamp. Nos propos LA TRANSFORMATION DES STRATÉGIES SYNDICALES EN TURQUIE Isil ERDINÇ 139 sur le champ syndical en Turquie offrent également des pistes pour analyser la mobilisation des ouvriers auxquels le champ syndical doit son existence et sa légitimité 22.

22. Bourdieu constate que le propre des stratégies des travailleurs ne sont efficaces que si elles sont collectives, donc conscientes et méthodiques, c’est-à-dire médiatisées par une organisation chargée de définir les objectifs et d’organiser la lutte, Bourdieu, 1984, p. 259-260. CAHIERS BALKANIQUES 140 L’industrie en Méditerranée

Bibliographie

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Bourdieu Pierre 1984, Questions de sociologie, Éditions de Minuit, Paris, 277 p.

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Ressources internet

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Articles de presse

Sol, 24/08/2013, “Sendikal operasyonda sıra bankalarda” [C’est au tour des banques dans l’opération syndicale], Koç Yıldız.

Sol, 19/02/2013, “Türk-İş’ten kaçarken Hak-İş’e yakalanmak” [S’échapper de la Türk-İş, se trouver à la Hak-İş], Savaş Alparslan.

Yurt, 20/04/2013, “AKP ile hesaplaşma : Çaykur grevi” [Règlement de compte avec l’AKP : la grève de Çaykur], Özsever Attila.

Résumé : nous abordons ici la question de la précarisation du marché du travail dans différents secteurs d’activité et de son impact sur les stratégies syndicales. Nous montrons l’impact des pratiques autoritaires et des politiques néolibérales du gouvernement AKP, au pouvoir depuis 2002. Les réformes ont visé à augmenter la compétitivité de certains secteurs par une plus grande ouverture au commerce international. Notre enquête montre que cette ouverture a précarisé le marché du travail dans la majorité des secteurs et entraîné la fragilisation de l’action syndicale, la marginalisation de l’affiliation syndicale et la criminalisation des mobilisations ouvrières. Nous nous concentrons sur les trois confédérations syndicales ouvrières principales nées de différents courants politiques, la DİSK, la Hak-İş et la Türk-İş, en nous fondant sur une enquête menée depuis 2011 auprès des syndicats et d’une centaine d’entretiens avec des dirigeants et permanents syndicaux à Istanbul, Ankara et Sakarya.

Mots-clés : Turquie, Ankara, Istanbul, Sakarya, Tuzla, Izmir, marché du travail, action syndicale, AKP, globalisation, précarisation, intervention de l’État, syndicats turcs, époque contemporaine, histoire économique, histoire sociale CAHIERS BALKANIQUES 142 L’industrie en Méditerranée

Abstract: in this work, we have addressed the issue of precarity in the labour market in different sectors and its impact on the transformation of trade union strategies. We have highlighted the impact of authoritarian practices and neoliberal policies of the AKP government, in power since 2002. The reforms aimed to increase the competitiveness of certain industries by opening up to international trade. We can conclude in the light of our research that the international economic trade caused the precarization of the labour market in most sectors and has generated the weakening of trade union action, the marginalization of union membership and the criminalization of labour mobilizations. We will focus on three labour union confederations, DİSK, Hak‑İş, Türk‑İş, coming from different political families. Our results are based on a doctoral research conducted since 2011, through ethnographic observations in the unions along with a hundred interviews with union leaders and experts in Istanbul, Ankara, and Sakarya.

Keywords: Turkey, Ankara, Istanbul, Izmir, Sakarya, Tuzla, labour market, AKP, precarization, Union action, trade‑union membership, globalization, State’ intervention, Turkish trade unions, contemporary period, economic history, social history

Özet: bu çalışmada birçok işkolunda emek piyasasının güvencesizleşmesini ve bu güvencesizleşmenin sendikal stratejiler üzerindeki etkilerini tartışmayı amaçladık. 2002’den beri hükümette olan AKP dönemindeki otoriter pratiklerin ve neoliberal politikaların etkisi üzerinde durduk. Uluslararası rekabete daha açık olan bazı işkollarında rekabet kapasitesini arttırma amaçlı reformların sonucu olmuştur. Araştırmamızın sonuçları göstermektedir ki uluslararası ticaret ve serbest piyasa ekonomisi işkollarının büyük çoğunluğunda güvencesizleşmeye sebep olmuştur. Güvencesizleşme ise sendikaların çoğunun zayıflamasına, bu sendikalara üyeliğin marjinalize edilmesine ve işçi sendikalarının birçoğunun eylemlerinin suç unsuru haline gelmesine yol açmıştır. Çalışma boyunca Türkiye’deki üç farklı siyasi çizgiden gelen üç ana işçi sendikası konfederasyonu (DİSK, Hak‑İş, Türk‑İş) üzerinde duracağız. Çalışmanın sonuçları sendika yöneticileri ve uzmanlarıyla gerçekleştirilmiş yüz adet yarı yapılandırılmış derinlemesine görüşmelerden ve sendikalarda yaptığımız gözlemlerden oluşan ve 2011 yılından beri İstanbul, Ankara ve Sakarya’da yürüttüğümüz doktora araştırmamıza dayanmaktadır.

Anahtar Kelimeler: Türkiye, Ankara, Istanbul, Sakarya, Tuzla, AKP, İzmir, sıradanlaştırılması, birlik, işgücü piyasası, sendika üyelik, küreselleşme, devlet mühadalesi, Türk sendikaları, çağdaş dönem, ekonomik tarih, sosyal tarih LA TRANSFORMATION DES STRATÉGIES SYNDICALES EN TURQUIE Isil ERDINÇ 143

Ключевые слова: Турција, Анкара, Истанбул, Сакарја, Измир, пазарот на работна сила, АКП, поларизација, синдикално дејствување, глобализацијата, државната интервенција, турските синдикати, современи времиња, економска историја, социјална историја

Λέξεις‑κλειδιά: Τουρκία, Άγκυρα, Κωνσταντινούπολη, Σαγγαριά, Τουζλά, Σμύρνη, αγορά εργασίας, ΑΚΠ, προσωρινοποίηση, συνδικάτα, συνδικαλιστική δράση, παγκοσμιοποίηση, κρατική επέμβαση, τουρκικά συνδικάτα, σύγχρονη εποχή, οικονομική ιστορία, κοινωνική ιστορία

The industrial unionism movement in Greece during the first years of the political change after the fall of the Junta (1974‑1981)

Le mouvement syndical ouvrier, en Grèce pendant les premières années après la chute de la Junte (1974‑1981)

Το κίνημα του εργοστασιακού συνδικαλισμού στην Ελλάδα, κατά την πρώιμη Μεταπολίτευση (1974‑1981)

Akis Palaiologos Histoire moderne et contemporaine, université de Ioannina

On July 24th 1974, the transition to democracy took place following the collapse of the military dictatorship. In short, the term Μεταπολίτευση ("", in English: Policy Change), denotes the restoration of democracy. The fall of the military dictatorship happened in parallel with the weakening of the post-civil war mechanisms of the State which, from 1949, the year the Greek Civil war ended, until 1974, were controlling all the social activities within the country. The autocratic governance, the ban on left-wing political parties, the military interventions in politics, the rampant action of far-right parastatal organizations, the strict policing as well as the suffocating control of trade-unions, were constituting the major pillars of the State, the winners of the Civil War had established. The legalization of all left-wing parties, the referendum which abolished monarchy in 1974, the unadulterated elections in the same year, the new constitution of 1975, the conviction of the military junta leaders, the gradual return of the political exiles, the extrication of the military from politics and freedom of the press formed the basis of the . 1

1. Voulgaris, 2001, p. 25-32; Ioannidis, 2010, p. 26-27. CAHIERS BALKANIQUES 146 L’industrie en Méditerranée

At the economic level, since the beginning of the 1960's, rapid industry growth took place which, during the dictatorship period (1967-1974), grew even further as the Greek industry expanded in mass production sectors, like the chemical industry, metallurgy and the manufacturing of electrical appliances. 2 During this time, industrial businesses were operating within a climate of protectionism with a selective system of incentives, of foreign investment attraction and development laws, which resulted in a cheap money supply for businesses to cover their excess production costs and survive. 3 The Metapolitefsis era, however, which almost coincided with the global oil crisis, found the Greek industry to be overcharged by loans on the one hand, and, on the other hand, without the capacity to undertake protective measures. 4 At the social level, during the first years of Metapolitefsis, social unrest and mass mobilisations were prevailing. Thοse years were colored by strikes and mobilizations of industrial workers, public sector and private sector employees, farmers and students. The early Metapolitefsis era, with its political, democratic and syndicalist liberties formed a completely new political and social framework within which those movements had developed. 5 Within this framework, in many industries and mining businesses, new forms of collective labour action emerged, more specifically, the industrial unionism movement, which was a protagonist in the assertive struggles of the Greek labour movement during the early days of Metapolitefsis (1974-1981). The term “industrial unionism” refers to the industrial sector workers' assertions, which were expressed by workers and employees in every business, who had either formed a union or a committee and who, in most cases, were taking action autonomously, beyond any action undertaken by the official sectoral union representatives. 6 The industrial unionism movement seems to have been born in 1974, at the ‘National Can’ canning factory in Eleusina, near Athens, when its 500 employees called for a general assembly, in order to discuss the hideous working conditions and the gruelling working hours. Management fired at once one of the workers who held a leading role in the events, a move that led to a four-day strike which ended with the worker’s re-hiring. 7 The mobilisation at National Can was the first

2. Giannitsis, 1983, p. 117-135. 3. Hadziiossif, 2000, p. 310-313; Milios & Ioakimoglou, 1990, p. 95. 4. Ioakimoglou, 1993, p. 44-49; Rallis, 2005, p. 155-160. 5. Voulgaris, 2001. 6. Doukouri, 2013, p. 47. 7. Efthimiou, 1975, p. 33-37. THE INDUSTRIAL UNIONISM MOVEMENT IN GREECE Akis PALAIOLOGOS 147 big scale strike after the collapse of the military dictatorship and spurred dynamic actions in other factories too. The peak of the industrial unionism movement was between 1975 and 1977. During that period, dynamic strikes and mobilisations took place mainly in electrical appliance manufacturing plants, as well as in other industrial sectors. The industrial unionism movement did not limit itself geographically to Attica; on the contrary, it was geographically dispersed, and found expression in cities like and Patras but also in smaller provincial towns and in mining businesses of Northern and Central Greece. At a later stage, between 1977 and 1979, the industrial action and the strikes were in decline and became almost extinct during 1979-1981, with only very few sporadically taking place. 8 The strikes of the movement were of substantial length. Indicatively, we may refer to the 40-day strike at Pitsos electrical appliance industry (Athens, December 1975-January 1976), the 45-day strike at the ITT communications equipment industry (Athens, 1975), the 80-day strike at the MEL paper industry (Thessaloniki, 1975), the 93-day strike at the Ladopoulos paper industry (Patras, 1975), the 110-day strike at the LARKO mining and metallurgy (Larymna, Central Greece, 1977) and the 2-month strike at the Mantoudi mine (May-April 1976) in Central Greece. 9 However, strike action as a means of assertion was not automatically the first or the only option in the hands of employees. Other forms of mobilisation, tailored to the organisational form of the factory, like the systematic deceleration of production or sudden work stoppages, were taking place very frequently. 10 Meanwhile, more aggressive forms of mobilisation made their appearance, like factory squats, the most well-known being the squat of the ESKIMO electrical appliance industry in 1975. 11 Next, the causes of the birth of the industrial unionism movement will be presented, along with its demands and its efforts to connect with society, as well as the innovative elements it offered to the Greek labour movement and its confrontation with the official syndicalism and the state will also be presented. Finally, a reference to the industrial unionism movement in Patras will be made, which constitutes the subject of my-in progress-PhD thesis.

8. Kiriakopoulos, p. 23-67; Sakellaropoulos, 2001, p. 514. 9. Palaiologos, 2013, p. 45-46. 10. Manikas, 1984, p. 16-17. 11. Melistas, 2012, p. 15. CAHIERS BALKANIQUES 148 L’industrie en Méditerranée

The current announcement is based on the entirety of the available bibliography on the industrial movement. The bibliography is rather poor and contradictory, and is comprised mainly of articles, both academic and not. However, during the last few years, MA dissertations have highlighted various aspects of the movement. As far as sources are concerned, the national and Patras press is primarily used, along with data from economic censuses pertinent to the national industrial activities, as published by the Hellenic Statistical Authority.

The causes

• One major factor leading to the appearance of the industrial unionism movement were the radical changes pertinent to the social division of labour that took place during the 1960’s resulting in the birth of a new industrial working class. The increase in industrial employment was substantial: during the decade 1971-1981, more than 81 000 new workers were added to the industrial labour. At the same time, along with the increase in industrial employment, a concentration thereof was noted in mid- and large-scale production activities: in 1978, 54,2 % of the total of 406 831 industrial workers were working in 751 units employing 100 or more individuals each. 12 • A second cause was that the industrialization during the dictatorship period as well as that of the post-civil war era, was substantially supported by the low level of workers’ wages, which remained constant for several years. 13 In essence, the post-civil war industrialisation was based on a policy of economic exploitation of a non-negotiable, state-guaranteed, cheap labour. • A third factor was the collapse of the post-civil war mechanisms in relation to trade-unions. The state unionism entities were incapable of operating effectively after the fall of the dictatorship and there was no access to industrial workers on their part. On the other side, already since the junta period the left-wing entities of the pre-dictatorship era had been expelled from the unionist areas. 14 In this framework, almost immediately after

12. In 1960, out of the total of 255 000 industrial employees, 48,1 % was employed in 436 units, each employing 100 people or more. Ioannou, 1984, p. 36. 13. Characteristically, the share of wages in industry value added fell from 44 % in 1958 to 31,6 % in 1973, while the daily wage fell from 32,8 % to 19,7 %. Papantoniou, 1979, p. 135-139. 14. Ioannou, 1984, p. 38-39. THE INDUSTRIAL UNIONISM MOVEMENT IN GREECE Akis PALAIOLOGOS 149

the fall of the Junta, in many factories, with an almost total absence of collective bodies, initiatives spun, which aimed toward coordinating the unionism struggles of workers at the business level, and revolved around claiming wage increases as well as the workers’ basic right of negotiating wage levels and working conditions. 15

If we can attempt to describe the characteristics of the industrial workers who participated in the hundreds of actions organised by industrial unionism movement, these were the following: First, they were young, and, at a conscious level, the military dicta- torship seemed completely delegalised to them. 16

• Second, a large portion of this labour was unskilled. Many industrial businesses, with most prominent example the businesses in the electrical home appliance industry, were mainly assembly units and not units of mechanical specialisation. 17 To a great extent, these workers, being unskilled, were not supporting the divisions and segregations contained in skilled labour. • The third element has to do with the labour intensification itself in many Greek industrial units. More specifically, the unfavourable working conditions, the labour intensification, the timing of work phases, the numerous occupational accidents and the insufficient health and security standards constituted a deeply wounding experience at both personal and collective level. 18

The demands and the connection with society The above roughly outlines the framework of the interpretation of the core demands expressed via mobilisations undertaken by the industrial unionism movement: wage raises, amelioration of working conditions and re-hiring of fired union members. Apart from these actions, the factory unions made numerous interventions against the intensification of work and were often openly expressing doubts about the managerial privilege. In this direction, some more radical

15. Kravaritou-Manitaki, 1986, p. 289. 16. Ioannidis, 2008, p. 10. 17. Doukouri, 2013, p. 43. 18. Ioannidis, 2008, p. 45. CAHIERS BALKANIQUES 150 L’industrie en Méditerranée

demands were vocalised, related to co-management forms of factory operation and administration. 19 At the same time, the industrial unionism movement extended laborious efforts in order to connect with society, asking for its support. Various efforts were made in this direction: publications of tracts and special strike-related newspapers in order to sensitise the public, artistic shows held at the premises of the strike in progress, open meetings in public spaces, road seizures and protests. 20 In whole, “the need to connect the struggles with society was emerging from the fermentations of a class awareness process and the formation of new collective mentalities, which produced new speech, in stark contrast with the outworn ideology of the Civil War winners. The industrial workers’ struggles were taking on a wider class dimension that was expressed also through these initiatives”. 21

The innovative elements

The foundational contribution of the industrial workers’ movement is that the establishment of the industrial unionism, contributed to the collapse of the traditional structure of the same-profession and sectoral trade unionism, which prevailed until that time in Greece. The industrial unionism brought internal, everyday functional democracy to the industrial workers’ movement, when same-profession trade unionism was reproducing the technical division of labour and sectoral trade unionism was placing union action, its organisation and its control outside of the daily collective action of every factory's workers and employees. 22

The multilevel confrontation

The appearance and the dynamism of the industrial unionism movement clashed with the institutionalised trade union structures. It should be said that the state unionism had a number of malaises: paternalistic unionism phenomena, disintegration of labour unions, governmental dependency of senior union institutions as well as a complex and austere legislative context. 23

19. Manikas, 1984, p. 13. 20. Canavaros, 1983. 21. Melistas, 2012, p. 16. 22. Ioannou, 1984, p. 35. 23. Koukoules, 1997, p. 58-65; Kouzis, 1999, p. 258-259; Sakellaropoulos (ed.), 1999, p. 61-62. THE INDUSTRIAL UNIONISM MOVEMENT IN GREECE Akis PALAIOLOGOS 151

The afore mentioned malaises stood in stark contrast to the organisational structure of industrial unionism. Therefore, the industrial unionism movement strongly confronted the traditional state unionism entities, as this was expressed by the General Confederation of Greek Workers (ΓΣΕΕ), which took a hostile stance towards the industrial unionism movement from the start. 24 More than anything else though, the industrial movement confronted state repression. The industrial movement was constituting a threat in many ways:its dynamic radicalism, grafted with wider social approval, was practically impossible to be absorbed and institutionally integrated, whereas its political imperatives were constituting, even if only embryonically, views concerning the overall questioning of capitalist production. As a result, the industrial movement was severely attacked. Institutionally, the reference point in this whole process was law no. 330/1976, which placed suffocating restrictions on any strike activity, institutionally levelled workers strike and employer lock-out, legalized strikebreaking mechanisms and banned non-declared strikes by legally established unions. Based on this law thousands of lay-offs, trials and convictions of labour union members followed; on top of that, police violence at mobilised workplaces reached its climax. The forceful confrontation of the mobilisations led, on the one hand, to the decimation of the workers leading the labour struggles of this era, and on the other, to the industrial unionism movement’s enfeeblement taking place in 1979. Overall it constituted the most essential reason for its weariness and, eventually, its dissolution.

Patras and industrial unionism

Patras is the third most populated city in Greece and its industrial activity begins during the second half of the 19th century. 25 During the period under examination, the city had a population of 130,000 citizens and a substantial labouring class comprised of 16,000-18,000 industrial workers, employed in more than 2000 industrial and craft-related businesses. 26 The industrial sectors employing the largest portion of the workforce were the textile, ready-to-wear

24. Belantis, 1995; Ioannou, 1984, p. 40. 25. Agriantoni, 1986, p. 77-82, 114, 118, 124, 126, 232-234. 26. ΕΣΥΕ [Hellenic Statistical Authority], 1981, Αποτελέσματα της απογραφής βιομηχανίας ‑ βιοτεχνίας, εμπορίου και άλλων υπηρεσιών της 30 Σεπτεμβρίου 1978, [Résultats du recensement industrie-artisanat, commerce et des autres services du 30 septembre 1978] Αθήνα, vol. 1, table 2, p. 90. For the second half of 1970's, nationwide newspapers, as well as Patras local press reckon the number of city's industrial labor in 18,000. CAHIERS BALKANIQUES 152 L’industrie en Méditerranée

clothing, cement, chemical and paper manufacturing sectors. As far as the division of labour is concerned, a large portion of the city’s workforce was employed in units comprising over 30 workers. More specifically, the national industrial census carried out by the Hellenic Statistical Authority in 1978, notes the existence of 68 plants with more of thirty employees each and a total of 9.097 employees. 27 All in all, during the 1971-1981 decade, Patras was the provincial town with the greatest industrial activity, following the Attica basin and Thessaloniki. 28 Based on the available sources, between 1974 and 1981, 10 cases of industrial union establishment are noted, as well as the establishment of numerous factory committees. The majority of industrial unions and committees were established in the ready-to-wear clothing sector, and also in other industrial sectors, like those of cement, leather tanning and beverage bottling. It should be mentioned that the establishment of industrial unions and committees was informal; the industrial unions would be legally recognized, in 1982, with the law no. 1264. 29 It should also be noted that the industrial activity of Patras did not include sectors like electrical appliance manufacturing or mining and metal processing, in which, as we have seen, the industrial unionism movement was massively developed. The ready-to-wear industry developed this unionism activity since the majority of its workers were unskilled. On top of that, the factory unions and committee’s establishment efforts were met with mass lay-offs, especially in the clothing industry during 1976-1977. 30 At the level of practices and organisation though, mobilisations which were fully in line with the industrial unionism methodology took place. One such characteristic case will be presented. The strike that took place at the Ladopoulos paper industry commenced on September 17th 1975, with whole of its 800 workers fully participating in the action, having as core demand the payment of accrued salaries. The strike ended 93 days later, on December 18th, with majority of workers’ demands fulfilled. 31 This particular strike had characteristics that bear great resemblance to the practices of the industrial unionism movement.

27. ΕΣΥΕ [Hellenic Statistical Authority], 1981, Αποτελέσματα της απογραφής βιομηχανίας‑βιοτεχνίας, εμπορίου και άλλων υπηρεσιών της 30 Σεπτεμβρίου 1978, [Résultats du recensement industrie-artisanat, commerce et des autres services du 30 septembre 1978], table 4, p. 328. 28. Leontidou, 1990, p. 123. 29. Vamiedakis, 2009, p. 91-109. 30. Palaiologos, 2014, p. 4, 7. 31. Rizospastis-Ριζοσπάστης, 18/9/1975, 19/12/1975. THE INDUSTRIAL UNIONISM MOVEMENT IN GREECE Akis PALAIOLOGOS 153

First, Ladopoulos’ workers made serious efforts towards the connection of their struggle with the local community. During the industrial action, the workers would carry out protest marches into the centre of the city, they would appeal to entities and unions for material and political support, they would use the local press as a means to communicate their demands and they would hold open meetings. 32 The highlight of these efforts was the all-workers rally for support, organised by the strikers as well as numerous other entities and took place in the centre of Patras on October 16th; the protesters were estimated to be around 10,000. 33 The second qualitative characteristic was the organisational structures chosen by the strikers in order to assert their claims. The major organisational mobilisation activities were undertaken by the strike committee which was established from the first day of the strike. The committee consisted of representatives of every specialisation, from paper manufacturing workers to factory accountants. 34 This organisational structure unified the majority of the staff since it gave every factory worker a chance to participate in decision-making, regardless of their professional specialisation. 35

Conclusion

The industrial unionism movement by “leveraging” the circumstantial potential of the Metapolitefsi era, expressed the activity of the new industrial working class in Greece. It was a movement organically tied to society and this is precisely the reason why it was successful in bringing change to employment relations in Greek industry through strike activity. 36 The wage adjustments reflect, at a primary level, these changes. During 1975-1978 the annual wage increases for an industrial worker amounted to 23 % in nominal terms and 8.6 % in real terms, while during 1979-1980 the aforementioned indicators’ values were 23.4 % and 5.5 % respectively. 37 An even

32. Imera-Ημέρα, 29/9/1975, 1/10/1975, 2/10/1975, 5/10/1975, 8/10/1975, 14/10/1975; Rizospastis-Ριζοσπάστης, 1/10/1975, 17/10/1975, 25/10/1975, 15/11/1975. 33. Rizospastis-Ριζοσπάστης, 22/10/1975. 34. Imera-Ημέρα, 2/10/1975. 35. Palaiologos, 2014, p. 6. 36. Ioannou, 1984, p. 41. 37. Iordanoglou, 2008, p. 138. CAHIERS BALKANIQUES 154 L’industrie en Méditerranée

more substantial change though, was that the movement managed to impose wage adjustment while uncoupling wage determination from low productivity levels. 38 All considered, the industrial unionism movement constituted an original attempt for democracy at work, which included workers’ control, equal participation in decision-making, and connection with society. Furthermore, the industrial unionism movement led to the restructuring of the wider Greek labour movement, by shifting the centre of gravity to the industrial working class. This may very well be its greatest contribution. For the first time in the history of the Greek labour movement, the industrial working class took centre stage within the general socio-political framework, not just as a collective entity but as a mass carrier of worker emancipation.

38. Doukakis, 1988, p. 50. THE INDUSTRIAL UNIONISM MOVEMENT IN GREECE Akis PALAIOLOGOS 155

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Press

(National press) - Ριζοσπάστης – Rizospastis (1975)

(Local press of Patras) - Ημέρα –Imera (1975)

Abstract: the announcement focuses on the industrial unionism movement in Greece, which was developed during the second half of the 70’s. Firstly, the main political, economical and social transformations, following the collapse of the military dictatorship (1974), are presented, along with the culmination and decline phases of the industrial unionism movement. Next, the causes of the birth of the industrial unionism movement are presented, along with its demands and its efforts to connect with society. The innovative elements it offered to the Greek workers’ movement as well as its confrontation with the official syndicalism and the state are also presented. Finally, a reference to the industrial unionism movement in the city of Patras is made.

Keywords: industrial unionism movement, strikes, Patras, Greece, contemporary period, social history, trade- unions

Résumé : cette communication traite du syndicalisme ouvrier qui s’est développé en Grèce dans la seconde moitié des années 1970. On présente d’abord les principales transformations politiques, économiques et sociales qui ont eu lieu après l’effondrement de la dictature militaire en 1974, de même que les différentes phases de développement et de déclin de ce syndicalisme ouvrier. Ensuite, on développe les raisons de la naissance de ce mouvement, ses demandes et ses efforts pour rester en lien avec la société. On présente également les éléments novateurs qu’il a offert au mouvement des travailleurs grecs, de même que son affrontement avec le syndicalisme officiel et l’État. Enfin on fera référence au mouvement syndical ouvrier dans la ville de Patras.

Mots‑clés : mouvement syndical ouvrier, Patras, grèves, Grèce, histoire sociale, histoire contemporaine

Περίληψη: η ανακοίνωση πραγματεύεται το κίνημα του εργοστασιακού συνδικαλισμού στην Ελλάδα, το οποίο αναπτύχθηκε στο δεύτερο μισό της δεκαετίας του 1970. Αρχικά, παρουσιάζονται οι κυριότεροι πολιτικοί, οικονομικοί και κοινωνικοί μετασχηματισμοί, που έλαβαν χώρα μετά την κατάρρευση της στρατιωτικής THE INDUSTRIAL UNIONISM MOVEMENT IN GREECE Akis PALAIOLOGOS 161

δικτατορίας το 1974, καθώς και τα στάδια ανάπτυξης και παρακμής του κινήματος του εργοστασιακού συνδικαλισμού. Έπειτα, αναπτύσσονται τα αίτια γέννησης του κινήματος του εργοστασιακού συνδικαλισμού, η αιτηματολογία του και η προσπάθεια σύνδεσής του με την κοινωνία. Ακόμη, τα καινοτόμα στοιχεία που προσέφερε στο ελληνικό εργατικό κίνημα, καθώς και η σύγκρουσή του με τον επίσημο συνδικαλισμό και το κράτος. Τέλος, θα γίνεται αναφορά στο εργοστασιακό κίνημα στην πόλη της Πάτρας.

Λέξεις‑κλειδιά: εργοστασιακός συνδικαλισμός, απεργίες, Πάτρας, Ελλάδα, σύγχρονη εποχή, κοινωνική ιστορία, συνδικάτα

Anahtar Kelimeler: işçi sendikası hareketi, grevler, Patras, Yunanistan, çağdaş dönem, sosyal tarih, sendikalar

Ключевые слова: синдикално движење, штрајкови, Патрас, современи времиња, економска историја, социјална историја, синдикати

Structure industrielle, esprit entrepreneurial et conscience ouvrière en Turquie néolibérale

Industrial Structure, Entrepreneurial Spirit and Working‑class Consciousness in Neoliberal Turkey

Neoliberal Türkiye’de Endüstriyel Yapı, Girişimcilik Ruhu ve İşçi Sınıfı Bilinci

Cem Özatalay Maître de conférences en sociologie,université Galatasaray, Istanbul

Introduction Il existe aujourd’hui une vaste littérature en sciences sociales qui soutient l’idée que dans le capitalisme contemporain le modèle d’industrialisation basé sur la grande entreprise et la production de masse est remplacé par un autre, fondé sur la petite entreprise et la spécialisation flexible. Cette tendance a fait ses premiers pas au tournant des années 1970-1980, dans le sillage des débats sur la crise du fordisme, des thèses proposées dans The Second Industrial Divide par Michael Piore et Charles Sabel 1 ainsi que des travaux d’Arnaldo Bagnasco 2 sur l’industrialisation originale de la « Troisième Italie » portant sur la petite entreprise ; aujourd’hui, même ceux qui ne sont pas totalement d’accord avec les défenseurs des thèses du post-fordisme ne nient pas le rôle joué par les PME dans l'innovation et la création d'emploi.

1. Piore & Sabel, 1984. 2. Bagnasco, 1977 ; bagnasco & Trıgılıa, 1988 ; Benko, Dunford & Lipietz, 1996, p. 119-135 ; Daumas, 2017, p. 131. CAHIERS BALKANIQUES 164 L’industrie en Méditerranée

La Turquie ne fait pas exception en la matière. Le poids des subventions orientées par les gouvernements vers les PME ainsi que les chiffres montrant que 99 % des entreprises, 64 % des emplois et 36 % de la valeur ajoutée sont fournis par ces dernières en confirment la réalité. De ce fait, la structure industrielle de ce pays a connu des transformations pendant les dernières trois décennies engendrant également des effets moraux et idéologiques dans le monde entrepreneurial autant que dans le monde ouvrier. Cet article veut montrer d’abord comment et dans quelle mesure la structure industrielle de la Turquie s’est relativement transformée en faveur des PME après les années 1980 et, par la suite, discuter les effets de cette transformation sur la productivité et la structure de l’emploi du pays en accordant une attention particulière aux métamorphoses de l’esprit entrepreneurial et de la conscience ouvrière.

Sur le rôle des PME pendant l’industrialisation tardive

Le géographe Maurice Wolkowitsch attire l’attention en 1978 3 sur le fait que les pays riverains de la Méditerranée, restés à l’écart de la première révolution industrielle, ne seraient entrés dans ce processus de changement qu'après la Seconde Guerre mondiale sous l'impulsion des acteurs étatiques. Pour expliquer ce retard, Wolkowitsch souligne le rôle des problèmes politiques et démographiques auxquels faisaient face les pays méditerranéens, pendant que la révolution industrielle se déployait au xixe siècle en Europe du Nord. Alice Amsden (2001) fait, à son tour, une distinction similaire entre les pays occidentaux et les pays du « reste du monde », y compris certains pays méditerranéens, qui sont entrés dans la voie de l’industrialisation au xxe siècle, notamment après la Seconde Guerre mondiale. La caractéristique de cette industrialisation tardive est qu’elle porte principalement sur l’apprentissage de connaissances technologiques transférées de l’étranger plutôt que sur l’innovation et l’invention, et que l’intervention étatique y joue un rôle primordial pendant la période de croissance économique. Selon Amsden : The premise of late industrialization is a reciprocal relationship between the state and the firm. This does not simply mean close cooperation, which is sometimes the way business government relations in Korea and Japan are simplistically depicted. It means that in exchange for subsidies, the state exacts certain performance

3. Wolkowitsch, 1978, p. 3-11. STRUCTURE INDUSTRIELLE, ESPRIT ENTREPRENEURIAL ET CONSCIENCE OUVRIÈRE EN TURQUIE NÉOLIBÉRALE 165 Cem ÖZATALAY

standards from firms. The more reciprocity characterizes state-firm relations, the higher economic growth 4.

En fait, le retard des pays du tiers-monde parmi lesquels se trouvent plusieurs pays méditerranéens, et les causes de ce retard sont étudiés par de nombreux économistes, sociologues, géographes et historiens. Jusqu’à la fin des années 1970, l’explication de ce retard partait principalement de la théorie de la modernisation, c’est-à-dire d’une approche supposant que le développement est lié « à l'industrialisation de l'agriculture, à la grande industrie, aux pôles de croissance et à la grande dimension » 5. Et dans une vision dualiste, le manque de ces éléments était conçu, dans la majorité des cas, comme le signe d’un « sous-développement », et parmi ses symptômes, figurait la forte présence des PME dans des économies nationales. Cette approche dualiste a été mise en cause après les années 1960 d’abord par la théorie de la dépendance, et puis par celle du « système-monde », selon lesquelles le « sous-développement » du tiers-monde n’était pas le résultat d’une arriération de cette partie de l’humanité, mais un produit moderne de l’expansion capitaliste mondiale depuis le xve siècle. Dans cette optique structuraliste, l’économie informelle, dominée essentiellement par les PME à forte intensité de travail, a été abordée comme une conséquence de la restructuration organisationnelle de la production capitaliste 6. C’est ainsi que la vision dualiste du développement qui oppose traditionnellement l’agriculture à l’industrie, les PME aux grandes entreprises et le secteur informel au secteur formel a été abandonnée, et que les formes diversifiées de la production capitaliste ont été conçues comme les parties d’un tout. Mais, bien évidemment, un tout composé de parties entre lesquelles il existe des rapports de domination. Pour une approche qui accorde une fonction positive aux PME, il a fallu attendre les travaux menés à la fin des années 1970 sur l’industrialisation en Italie. C’est Arnaldo Bagnasco qui, le premier, a attiré l’attention en 1977 sur l’originalité du modèle d’industrialisation diffuse caractéristique de la « Troisième Italie » 7. Le terme de « Troisième Italie » désignait la partie de l’Italie qui s’étend de la Toscane à l’Ouest, aux confins de l’Autriche et de la Slovénie au Nord-Est, dont la caractéristique est un développement grâce à des petites entreprises à faible

4. Amsden, 1987, p. 149. 5. Courlet, 1989. 6. Portes, Castells & Benton, 1989 ; Tabak & Crichlow, 2000. 7. Bagnasco, 1977 ; Bagnasco & Trigilia, 1988. CAHIERS BALKANIQUES 166 L’industrie en Méditerranée

intensité en capital qui ont une productivité assez basse ainsi qu’une main-d’œuvre moins chère. En soulignant que le succès de cette région fut le résultat d’une voie spécifique de développement reposant sur la diffusion du « travail autonome » et de la petite entreprise, il renverse l’approche traditionnelle qui voyait là autant de symptômes d’un développement pathologique. En 1979, pour caractériser l’industrialisation de la « Troisième Italie », un autre économiste italien, Giacomo Becattini, a réactualisé la notion de « district industriel » qui avait été forgée pour la première fois en 1890 par Alfred Marshall. L’apport de Becattini (2004) était un remaniement de l’approche de Marshall pour qui [...] les entreprises d’un district industriel tirent avantage d’avoir accès à des biens intermédiaires et des services spécialisés à moindre coût, à une main-d’œuvre spécialisée et qualifiée, et à un réservoir de connaissances techniques communes reposant sur l’apprentissage collectif et le partage des informations 8. À la différence de Marshall qui définit le district industriel en ne se focalisant que sur l’accumulation du savoir-faire et sur le système des entreprises, Becattini tient également compte des caractéristiques de la communauté locale. Plus précisément, il met en exergue le rôle des interactions entre les besoins techniques et financiers de l’activité productive et ceux de la cohésion sociale de la communauté locale pendant le développement industriel dans la « Troisième Italie » dont la force motrice étaient fondamentalement les PME. À la différence de l’Italie, en Turquie, les PME n’ont pu se développer qu’après les années 1980 lorsque le pays a changé de stratégie de développement industriel en substituant le modèle orienté vers l’exportation au modèle de l’ISI (Industrialisation par substitution d’importations). Il serait donc pertinent de distinguer les caractéristiques de cette période pour pouvoir mieux positionner les PME dans le processus d’industrialisation du pays.

Le poids des PME dans l’industrie turque

La périodisation du processus de l’industrialisation de la Turquie varie selon l’approche adoptée. Les économistes qui veulent souligner l’importance du rôle économique joué par l’État dans ce processus en Turquie qualifient les années 1930 d’aurore de l’industrialisation 9 alors que les autres démarrent le processus dans

8. Daumas, 2007, p. 135. 9. Pour une telle périodisation, voir Boratav, 1998. STRUCTURE INDUSTRIELLE, ESPRIT ENTREPRENEURIAL ET CONSCIENCE OUVRIÈRE EN TURQUIE NÉOLIBÉRALE 167 Cem ÖZATALAY l’après-guerre. Or, entre 1948 et 1960, d’une part, le PIB avait augmenté de 91 %, et, d’autre part, la part industrielle dans le PIB s’était pour la première fois agrandie visiblement au détriment de la part agricole 10. C’est pourquoi, la périodisation du processus de l’industrialisation de Marcel Bazin et Stéphane de Tapia nous parait tout à fait pertinente :

• les débuts ottomans marqués par la satisfaction des besoins du Palais et de l'Armée, • le début de la période républicaine marqué par la recherche de l'indépendance économique et d'une relative autarcie, • une première ouverture économique timide due à l'obligation de rattraper les retards accumulés face à l'Occident, encadrée par un dirigisme étatique mâtiné d'incitations à la création d'un secteur privé (1950-1980), • le tournant de 1980 impulsé par Turgut Özal, alors ministre de l'Économie et des Finances, devenu ensuite Premier ministre, puis président de la République. L'industrie connaît depuis lors une vague libérale, caractérisée par la déréglementation, les privatisations et un fort appel aux capitaux étrangers 11. • À ces quatre périodes peut s'en ajouter une cinquième démarrée à la fin des années 1990 ; depuis lors, le processus de néo-libéralisation a pris une nouvelle tournure qu’il convient de qualifier de « néolibéralisme communautaire » 12.

Dans cette périodisation, il serait raisonnable de regarder de plus près les troisième et cinquième périodes qui se distinguent par les effets sérieux qu’elles engendrent sur l’évolution des PME.

Les PME dans l’embarras en raison de la stratégie de l’industrialisation par substitution d’importations (ISI) Mises en vigueur de facto pendant les années 1950, les politiques d'ISI sont institutionnalisées en Turquie après le coup d'État militaire de 1960. En tant que stratégie de développement fondée sur l’économie domestique, l’ISI prévoyait impérativement la production industrielle des biens de consommation. Pour le fonctionnement de cette stratégie, l’État devait assumer la mise en place

10. Makal, 2007. 11. Bazin & De Tapia, 1997. 12. Pour ce concept, voir Özatalay, 2016 ; Van Houdt & Schinkel, 2013 ; Van Houdt, Suvarierol & Schinkel, 2011. CAHIERS BALKANIQUES 168 L’industrie en Méditerranée

d’une infrastructure et produire les intrants nécessaires. En ce sens, les activités publiques et privées étaient complémentaires 13. Étant donné que la condition de la production des biens de consommation de la part des entreprises privées dépendait directement de l’obtention des intrants fabriqués par le secteur public, la bureaucratie d’État a pu facilement contrôler et dominer les marchés. C’est ainsi que, en collaboration avec la bureaucratie d’État, de grands groupes industriels ont pu se développer durant cette période, tandis que les petites entreprises, loin de bénéficier des subventions publiques, se débrouillaient, tant bien que mal, pour ne pas faire faillite. L’institutionnalisation de l’ISI a donc pour conséquence de saper le réseau de petites et moyennes entreprises (PME) développé dans les provinces du pays, tout au long des années 1940 et 1950 : tandis qu’on dénombrait, en 1963, 160 000 entreprises employant 10 salariés et plus, dont 178 produisant 50 % de la production totale, après 1967, 287 entreprises sur 3328 réalisaient 68 % de la production totale 14. Pendant les années 1960 et 1970, le taux de faillite des PME augmenta constamment. Quant à l’esprit entrepreneurial, comme Faroz Ahmad le souligne, même dans les années 1950, il n’existait pas au sens vrai du terme : In Turkey there was an articulate and disgruntled business community with a developed sense of group consciousness but lacking what might be described as "the spirit of capitalism". […] This group, composed of politicians, bureaucrats, and even military officers, left the arduous task of establishing industry to the state and concentrated its attention on the more profitable activity of banking and commerce 15. Enfin, après le tournant des années 1960, grâce à la stratégie d’ISI, une grande bourgeoisie industrielle a pu se construire. Quand on regarde de plus près les traits communs des patrons des grands conglomérats industriels en plein essor dans cette période, on constate certains points remarquables : à la différence des patrons des petites et moyennes entreprises dont les familles furent majoritairement d’origine rurale, comme le montre Ayse Buğra dans son travail novateur sur les relations entre les milieux d’affaires et l’État en Turquie (1994), les patrons des conglomérats industriels venaient des familles ayant des rapports étroits avec les

13. Ercan, 2002. 14. Ahmad, 1981, p. 12. 15. Ahmad, 1977, p. 137. STRUCTURE INDUSTRIELLE, ESPRIT ENTREPRENEURIAL ET CONSCIENCE OUVRIÈRE EN TURQUIE NÉOLIBÉRALE 169 Cem ÖZATALAY cadres fondateurs de la République - que ce soit en tant que commerçant ou en tant que fonctionnaires. Cette bourgeoisie, fut toujours très dépendante de l’État. D’autre part, en 1960, le taux des salariés atteint pour la première fois dans l’histoire moderne de la Turquie le chiffre de 18,74 % de la population active et, en 1963, l’adoption de la nouvelle loi relative aux syndicats (loi no 274) et celle relative aux conventions collectives, à la grève et au lock-out (loi no 275) permettent aux ouvriers de construire au moins deux types d’identité collective : la première s’est épanouie dans le secteur public, l’autre dans le secteur privé. En fait, l’émergence de la première identité ouvrière remontait aux années 1930 quand se sont implantés les plans d'industrialisation et de développement sous l'autorité de la bureaucratie d'État. Cette période est qualifiée par l’historien social Şehmus Güzel de période de la « production de l’ouvrier industriel en serre » 16. Étant donné que la présence de l’État turc dans les secteurs d’activité industrielle dits stratégiques s’élevait à un taux d’environ 40 % en 1960 et 50 % en 1970 17, une identité ouvrière a émergé pour laquelle les rapports avec l’État, qui se veut paternaliste et protecteur, sont constitutifs. L’autre identité ouvrière s’est épanouie au sein des ouvriers des entreprises industrielles privées qui ont été créées pendant cette période. Par exemple, 11 entreprises sur 16 dans l’industrie automobile turque ont été fondées entre 1960 et 1980 (Voir tableau 1) et les ouvriers qui ont été embauchés dans ces nouvelles usines - et dans celles fondées par les entrepreneurs privés pendant la même période dans des autres secteurs d’activité - furent les pionniers du syndicalisme de contestation en Turquie. Mais la majorité des ouvriers travaillaient toujours dans le secteur public dont la croissance a continué à un rythme stable entre 1960 et 1980. D’où le fait que la dépendance étatique a été la caractéristique dominante tant de l’esprit ouvrier que celui entrepreneurial jusqu’au tournant néolibéral.

16. Güzel, 2007. 17. Boratav, 1986, p. 125. CAHIERS BALKANIQUES 170 L’industrie en Méditerranée

Tableau 1 : Les entreprises dans l'industrie automobile en Turquie

Lieu de Date de Participation du Entreprise Licence production fondation capital étranger MASSEY UZEL İstanbul 1962 0 % FERGUSON OTOYOL IVECO Sakarya 1963 27 % ASKAM CHREYSLER Kocaeli 1964 0 % BMC İzmir 1964 0 % AIOS ISUZU Kocaeli 1966 29,74 % KARSAN PEUGEOT Bursa 1966 0 % MAN Türkiye MAN Ankara 1966 99,90 % DEUTZ / LANDROVER / OTOKAR Sakarya 1966 0 % FERUEHAUF / AM GENERAL MERCEDES MERCEDES İstanbul, 1968 85 % BENZ TÜRK BENZ Aksaray OYAK RENAULT Bursa 1971 51 % RENAULT TOFAŞ FIAT Bursa 1971 37,80 % FORD Eskişehir, FORD 1983 41 % OTOSAN Kocaeli TEMSA MITSUBISHI Adana 1987 0 % HONDA HONDA MOTOR CO. Kocaeli 1997 100 % TÜRKİYE LTD. HYUNDAI HYUNDAI MOTOR Kocaeli 1997 70 % ASSAN COMPANY TOYOTA TOYOTA Sakarya 1994 100 %

Source : Karbus, Çalişkan & Silahçi, 2008.

Les PME et le tournant néolibéral qui brise le joug de la stratégie de l’ISI Dans la période post-1980, la Turquie échangea la stratégie d’industrialisation par substitutions d’importations (ISI) pour un autre modèle dit « industrialisation orienté vers l’exportation ». La politique de suppression du contrôle des changes avait permis l’élargissement des activités aptes à rapporter des devises, notamment STRUCTURE INDUSTRIELLE, ESPRIT ENTREPRENEURIAL ET CONSCIENCE OUVRIÈRE EN TURQUIE NÉOLIBÉRALE 171 Cem ÖZATALAY les exportations. Tout au long de la période de l’ISI, les subventions d’État avaient été accordées à l’industrie à grande concentration de capital qui était aussi sous la protection douanière. Mais dans la période post-1980, elles se sont orientées également vers les industries à forte densité de main-d’œuvre, telles que le textile, la confection et l’industrie agroalimentaire, qui avaient un potentiel d’exportation et étaient potentiellement accessibles aux petites et moyennes entreprises (les PME). La libéralisation de l’économie et la suppression des tarifs douaniers pendant cette période ont engendré une grande transition démographique en suscitant un exode rural inédit. La population résidant dans les zones rurales (population de moins de 20 000 habitants) a atteint 25 millions en 1980 et a commencé à décliner lentement par la suite. Le taux de la population rurale est tombé en dessous de 50 % dans les années 1980 et 30 % en 2007. Cette transformation a également eu un impact significatif sur le marché du travail : l'accroissement de la sous-traitance, du travail à domicile, de la main-d'œuvre contractuelle et des formes d'emplois temporaires. Celles-ci ont réduit les salaires réels des travailleurs urbains et ont dérégulé les marchés du travail, mettant les migrants des villes industrielles en situation de précarité. Les effets de cette transformation sur la productivité et sur la structure de l’emploi du pays méritent d’être regardés de plus près en accordant une attention particulière aux métamorphoses de l’esprit entrepreneurial et de la conscience ouvrière qui se révélaient dépendant de l’État avant les années 1980.

Entrepreneurs et ouvriers des PME turques dans la période néolibérale

Les théories de la recherche de rente soulignent, depuis les travaux de Gordon Tullock (1967) et Alan Krueger (1974), que les acteurs économiques sont enclins à engager des ressources dans le processus politique afin d’obtenir des interventions publiques leur assurant des positions à l’origine de détournement de surplus économique 18 .L’approche des choix publics suggère que la recherche de rente est le résultat d'un cadre institutionnel basé sur un État interventionniste et de puissants groupes d'intérêt, et afin de surmonter ce problème, selon les défenseurs de cette même approche, il faut limiter « la puissance du premier et le rôle du dernier » 19. Selon cette optique, la dépendance des entrepreneurs et des ouvriers vis-à-vis des acteurs étatiques qui favorise inévitablement des comportements clientélistes parmi ces agents, fut l’un des résultats de ce même

18. François & Sauger, 2015, p. 120. 19. Udehn, 1996. CAHIERS BALKANIQUES 172 L’industrie en Méditerranée

cadre institutionnel corrompu nécessitant d’être changé en profondeur par les réformes néolibérales. La suppression des barrières douanières et la création de soutien financier à la croissance des PME sont donc vues et appliquées comme les moyens néolibéraux pour démocratiser les marchés et pour substituer à la recherche de rente la recherche de profit. Dans le cas de Turquie,l’Organisation pour le développement des petites et moyennes entreprises (KOSGEB), organisme associé du ministre de l’Industrie et du Commerce a été fondée en 1990 pour répondre à cet objectif, à savoir pour exécuter les politiques industrielles en faveur des PME 20. Son rôle prévu est de mettre en œuvre les mécanismes de soutien pour accroitre la compétitivité des PME dans tous les secteurs et d’encourager l’entrepreneuriat et les nouvelles entreprises 21. D’un autre côté, les PME sont également soutenues pour leurs capacités de création d’emploi, pour leurs niveaux élevés de transformation et d’adaptation, pour leurs compétences à l’innovation et enfin pour leur apport à la croissance économique. En fait, les indicateurs principaux confirment l’apport des PME à la croissance économique de Turquie (Voir Figure 1).

Figure 1. Principaux indicateurs selon l’échelle d’entreprises Source : TÜİK Haber Bülteni, 2016.

Mais, malgré l’apport des PME en termes d’emploi, il est évident que leur contribution en termes de productivité est très restreinte (voir Figure 2). Alors qu’il s’agit d’une évolution dans l’utilisation de la technologie relativement élevée

20. En Turquie sont définies comme PME les entreprises de moins de 250 salariés. 21. Stevenson, 2012, p. 252. STRUCTURE INDUSTRIELLE, ESPRIT ENTREPRENEURIAL ET CONSCIENCE OUVRIÈRE EN TURQUIE NÉOLIBÉRALE 173 Cem ÖZATALAY notamment après le milieu des années 1990 avec l’augmentation de l’importance des industries de moyenne technologie (telles que la machinerie et l’automobile) en face des industries de faible technologie (telles que le textile et la confection), la grande majorité du secteur des PME est toujours composée des micro-entreprises qui « engagent des dépenses d’équipement comparativement assez réduites, génèrent une relativement faible valeur ajoutée, ne contribuent que peu aux exportations de la Turquie » 22. Or, il n’est guère possible de parler de l’essor de l’innovation dans le secteur des PME en Turquie comme tel était le cas en « Troisième Italie ». Mais ceci ne signifie pas qu’il n’existe pas d’esprit entrepreneurial entre les dirigeants des PME ni non plus de conscience ouvrière entre les travailleurs de ces entreprises.

Figure 2. Entreprises selon le niveau technologique Source: TÜİK Haber Bülteni, 2016

Les patrons des PME : Valeurs et motivations La Turquie, dont le taux de croissance économique atteignait près de 5,2 % par an en moyenne entre 2002 et 2012, a bien évidemment été l’objet d’analyses problématisant le rôle des PME et de leurs patrons pendant ce processus. Le rapport publié par European Stability Initiative en 2005, dont l’intitulé exact « Les Calvinistes Islamiques ‑ Changements et conservatisme en Anatolie centrale » problématisait essentiellement la transformation des valeurs traditionnelles des patrons « conservateurs » avec son rapport à l'essor économique vécu par l'Anatolie centrale pendant cette période de croissance 23.

22. OCDE, 2004, p. 25. 23. European Stability Initiative, 2005. CAHIERS BALKANIQUES 174 L’industrie en Méditerranée

En fait, l’accent avait été déjà mis par Mahmut Arslan sur l’émergence d’une nouvelle couche entrepreneuriale en Turquie, qui avait interrogé la relation entre l’éthique du travail des nouveaux entrepreneurs et les dynamiques d’accumulation du capital apparues après les années 1980 en Turquie 24. En s’appuyant sur les résultats d’une étude de terrain comparative menée auprès d’entrepreneurs britanniques, irlandais et turcs, Arslan constate que l’orientation vers la réussite est plus forte chez les entrepreneurs turcs et irlandais que chez leurs homologues britanniques, et qu’elle entraine l’émergence d’un engagement ferme à l’égard de l’éthique « protestante » du travail chez les Irlandais catholiques et les Turcs musulmans, à la différence des Britanniques protestants. Selon Arslan, même si cette différence est le corolaire d’inégalités matérielles, dans le cas de la Turquie, le rôle de l’islam dans la formation de cette nouvelle éthique du travail ne devrait pas être négligé. En fait, la MÜSIAD (Association d’industriels et d’hommes d’affaires indépendants) fondée en 1990 à l’initiative d’un groupe de patrons « musulmans » s’efforçait depuis plus d’une dizaine d’années de former un « éthos du travail » basé sur les principes islamiques et de le propager au sein des patrons défavorisés du champ patronal qui était dominé depuis 1971 par la TÜSİAD (L'Association des industriels et des entrepreneurs de Turquie), club de grands patrons majoritairement stambouliotes et pro-occidentaux engraissés en collaboration avec la bureaucratie étatique tout au long de la période d’ISI. Dans son étude sur la construction du patronat islamique (2013), Dilek Yankaya montre avec un grand succès, comment cette contre-élite, sans avoir aucune prétention au départ à représenter les intérêts des « tigres anatoliens » ni ceux des PME, transforme la MUSIAD en l’organisation principale des PME, négligées jusqu’alors par les associations patronales qui orientaient principalement leurs activités autour des intérêts des grands conglomérats industriels et commerciaux. Afin de regarder de plus près les valeurs et les motivations des dirigeants des PME et de les distinguer de celles des cadres de grandes entreprises et des entreprises de haute technologie, nous pouvons nous référer à certains résultats de notre enquête de terrain menée entre 2011 et 2013 à Istanbul 25. Cette étude était une étude exploratoire auprès d’un échantillon représentatif de managers (N=345) travaillant dans différents types d’entreprises capitalistes à Istanbul et son objectif était d’examiner et de distinguer les logiques d’action des cadres

24. Arslan, 2000 & 2001. 25. Projet de recherche intitulé « Les entrepreneurs musulmans ont-ils vraiment une morale spécifique ? », soutenu financièrement par le comité des recherches scientifiques de l’université Galatasaray dans le cadre du Fonds de recherche (Projet n° 11.502.001). STRUCTURE INDUSTRIELLE, ESPRIT ENTREPRENEURIAL ET CONSCIENCE OUVRIÈRE EN TURQUIE NÉOLIBÉRALE 175 Cem ÖZATALAY moyens de grandes entreprises ou des entreprises de haute technologie et celles des entrepreneurs des petites entreprises et des microentreprises, et enfin de montrer l’homologie structurelle entre les positions occupées par les individus dans le champ économique et leurs engagements moraux. Selon les résultats de cette étude les différences en termes de valeurs et motivations entre les deux groupes de dirigeants pourraient être illustrés comme suit (Voir Tableau 2) :

Tableau 2 : Caractéristiques stylisées des différents types de cadres en Turquie

Cadre d’une entreprise Dirigeant d’une petite entreprise de haute technologie, à faible technologie ou d’une multinationale, ou d’une « knowledge-based firm » Faible niveau d’éducation Haut niveau d’éducation (enseignement primaire, (au moins licence, souvent master) secondaire et au plus lycée) Aucune, ou presque aucune, Maitrise au moins connaissance de langue étrangère d’une langue étrangère Presque pas de relations d’affaires Relations d’affaires intenses avec des entreprises et clients étrangers avec des partenaires et clients étrangers Issus des classes défavorisées Issus des classes aisées Forte ambition Forte ambition pour l’ascension sociale pour améliorer sa qualité de vie Fort attachement aux liens Fort attachement aux valeurs communautaires et identitaires d’individualisme et d’autonomie Très fort engagement religieux Faible engagement religieux et une éthique « protestante » et un business éthique compatible du travail élevé avec le nouvel esprit du capitalisme

Si l’on tient compte du fait que presque les trois quarts de l’emploi sont créés par les PME et que les 95 % de l’ensemble des entreprises sont des microentreprises, il ne serait pas erroné de dire que l’esprit entrepreneurial hégémonique en Turquie ne promet pas de grandes performances en termes d’innovation et de créativité. Mais les liens communautaires dans lesquels ces dirigeants se trouvent leur permettent au moins d’établir des relations de confiance afin de surmonter les incertitudes des marchés. Dans leurs études sur la confiance et la proximité, Claude Dupuy et André Torre soulignent qu’il s’agit de deux pôles de la relation de confiance : un pôle sous‑socialisé, pour lequel la confiance n’est que le produit d’une interaction CAHIERS BALKANIQUES 176 L’industrie en Méditerranée

« rationnelle », et un pôle sur‑socialisé, pour lequel elle est « totalement » insérée dans des réseaux sociaux 26. Cette dernière correspond, selon les auteurs, à une relation de confiance communautaire «au sein duquel l’action est encastrée dans un jeu de règles souvent informelles ». Dans des pays comme la Turquie où le marché du travail a une structure duale, dont le premier segment est caractérisé par le haut salaire, la sécurité sociale, la protection sociale, l’opportunité de carrière et la grande entreprise, et le second segment par les manques des traits du premier, comme Michael Piore et Sean Safford le montrent 27, le fonctionnement du second segment du marché du travail renforce la dynamique de « ghettoïsation » identitaire du monde du travail. Mais il faut ne pas négliger le fait que cette dynamique concerne non seulement le monde salarial, mais aussi le monde patronal. Les relations identitaires sont très répandues au sein du patronat des PME qui est majoritairement faible en termes d’innovation et d’application de la R&D, en matière de développement de produits, et donc à la recherche d’une force de travail sans qualification et bon marché ainsi que de débouchés à travers des réseaux interpersonnels et clientélistes. Les données obtenues auprès des dirigeants des PME pendant la mise en œuvre de l’enquête sont assez significatives en la matière. Selon les résultats de l’analyse de regroupement en deux étapes, trois profils de dirigeants pourraient être distingués : Le premier profil de dirigeant diffère des deux autres profils, tout d’abord, par les résultats de ses composants selon leur engagement à l’égard de l’éthique protestante du travail. Et contrairement à d’autres groupes, le premier groupe était composé essentiellement de cadres et d’employeurs de microentreprises qui sont presque tous des hommes, faibles en éducation et en qualification, issus des classes défavorisées et toujours très intégrés à leurs communautés identitaires. Le troisième profil, au contraire, regroupait des cadres, femmes et hommes, ayant un niveau très élevé d’éducation et de qualification, maîtrisant au moins une langue étrangère, qui travaillent dans des entreprises de haute technologie, ou des entreprises en réseaux, ou bien dans de grandes multinationales. Et enfin le second profil regroupait des dirigeants qui se situent dans une position entre-deux. Issu majoritairement des classes défavorisées, ce profil est représenté par des hommes et des femmes ayant accompli leurs études supérieures, mais sans être autant qualifié que le troisième groupe.

26. Dupuy & Torre, 2004. 27. Piore & Safford, 2007. STRUCTURE INDUSTRIELLE, ESPRIT ENTREPRENEURIAL ET CONSCIENCE OUVRIÈRE EN TURQUIE NÉOLIBÉRALE 177 Cem ÖZATALAY

Tableau 3. Positionnement des profils de dirigeant vis à vis de l’État, du marché et de la justice sociale

Cluster 1 Cluster 2 Cluster 3 Q7. A self-regulating market economy will result in an increase in the well-being of 2,1±0,8 (2) c 2,4±1,0 (2) c 3,1±1,1 (3) ab <0,001 individuals as well as consolidation of social justice. Q8. In order to establish social justice the state must intervene 4,4±0,7 (4,5) c 4,2±0,8 (4) c 3,6±0,9 (4) ab <0,001 in markets through its regulatory agencies Q9. Social justice could be established only in a market made up of 1,7±0,7 (2) bc 2,2±1,1 (2) ac 2,8±1,3 (2) ab <0,001 players with high moral values.

Le tableau 3 nous montre manifestement que soit la représentation du marché autorégulé, soit l’éthique de business ne sont adoptées que par le troisième profil de dirigeant, alors que le premier profil très fréquent chez les dirigeants des microentreprises, soutient l’idée que l’État intervienne dans les marchés en faveur des agents économiques relativement faibles. Il y a donc une corrélation entre la qualification du dirigeant et sa position vis-à-vis de l’intervention de l’État dans l’économie. Autrement dit, plus la qualification du dirigeant diminue, plus sa croyance en l’utilité de l’intervention étatique dans l’économie augmente. En fait, l’approche redistributive adoptée par l’AKP après sa venue au pouvoir en 2002 reposait sur une sorte de néolibéralisme « communautariste » comme un instrument « néo-populiste » véhiculé pour le soutien électoral 28, et les PME ont toujours su profiter de ces politiques clientélistes. Le second pilier de ces politiques redistributives était de mobiliser les réseaux informels pour renforcer les activités de charité et de solidarité entre son électorat. L’importance accordée à la communauté de proximité par les dirigeants des PME s’est également relevée pendant notre enquête (Voir Tableau 4).

28. Öniş, 2012. CAHIERS BALKANIQUES 178 L’industrie en Méditerranée

Tableau 4. Confiance interpersonnelle vs confiance communautaire :

After an economic defeat, such as a bankruptcy or a dismissal, which of the following factors would be most important to start over in your career? S13. Support of your 3,7±0,8 (4) c 3,9±1,1 (4) c 4,5±1,3 (4) ab <0,001 friends

S15. Support of the community of 3,7±1,0 (4) c 3,5±1,4 (3) c 2,6±1,6 (3) ab <0,001 proximity

Ces résultats montrent que dans les pays émergents dont la Turquie fait partie la structure industrielle est duale, et comporte, d’un côté, une structure composée de grandes entreprises établies et des entreprises en réseau dirigées par les cadres bien éduqués et qualifiés ayant une croyance croissante dans la méritocratie et l’individualisme, et de l’autre, une autre structure composée des microentreprises à forte intensité de main-d’œuvre, dont les managers sont bien inscrits dans des réseaux communautaires qui les rendent accessibles aux subventions étatiques ainsi qu’à la coopération à la fois professionnelle et communautaire avec leurs pairs. En ce qui concerne cette dernière catégorie, il serait juste de parler d’un essor industriel et technologique qu’elle entraine en créant une valeur ajoutée remarquable pour l’économie nationale. De la même manière, à l’encontre des attentes des fondamentalistes de marché, les activités de recherche de rente et clientélistes continuent toujours à exister au sein de cette catégorie.

La segmentation du marché du travail et une diversité des consciences ouvrières Depuis le déclenchement du processus de néo-libéralisation, un parallélisme a été établi entre la structure duale du champ patronal et celle du champ ouvrier. En fait, à la suite des décisions du 24 janvier 1980, l’abandon de la stratégie d’industrialisation par substitution aux importations a eu deux conséquences majeures : d’abord, l’épanouissement d’activités industrielles très demandeuses de main-d’œuvre, qui transforme la Turquie en un paradis de la main-d’œuvre bon marché ; puis, en raison de l’arrêt des subventions agricoles, une grande vague migratoire vers les grandes villes, surtout vers Istanbul. Le taux de la population urbaine qui était de 43,7 % en 1980 passe à 53 % en 1985, à 59 % en 1990, à 64,9 % en 2000. Aujourd’hui, les trois quarts de la population vivent dans les grandes villes. Les nouveaux prolétaires immigrés vers les grandes villes sans avoir de qualification professionnelle sont introduits en général sur le marché du travail à travers les secteurs d’activité à forte intensité de main-d’œuvre. Autrement dit, STRUCTURE INDUSTRIELLE, ESPRIT ENTREPRENEURIAL ET CONSCIENCE OUVRIÈRE EN TURQUIE NÉOLIBÉRALE 179 Cem ÖZATALAY cette dynamique de prolétarisation massive est survenue dans des conditions de précarité caractérisée par des niveaux de salaires faibles, ainsi que par le manque de protection sociale, en engendrant le développement du secteur informel au détriment de l’emploi formel. Cette transformation a engendré des tensions au sein du monde ouvrier, notamment entre les travailleurs qui avaient mené la grande partie de leurs carrières professionnelles dans une condition ouvrière basée sur la protection du travail et sur la méritocratie, et ceux et celles qui sont entrés dans le marché du travail secondaire sans avoir de la protection sociale, ni de la qualification. Nous avions observé cette opposition lors de notre enquête de terrain en 2007 entre les ouvriers qualifiés et protégés et les ouvriers sans qualification. Lors de notre entretien, Saim, mineur de la TTK (Institution des mines de charbon de Turquie) âgé de 39 ans, avait décrit cette opposition comme suit :

Il y a un sentiment de vengeance du bas vers le haut. Ceux qui sont sans boulot réagissent contre ceux qui ont un boulot au salaire minimum ; ces derniers contre ceux qui travaillent dans des boîtes syndiquées, etc. Quand tu lui demandes s’il est hostile à l’ouvrier qui gagne plus que lui, il te répond qu’il ne l’est pas. Mais en vérité il le déteste 29.

Les énoncés de Doğan, âgé de 26 ans et mineur en secteur privé à Ereğli, confirmait les observations de Salim mentionnées ci-dessus :

Il s'agit d'une grande injustice en termes de salaire entre le secteur public et le secteur privé. En plus, les résultats de la rémunération des ouvriers du secteur public influencent défavorablement notre pouvoir d'achat. Par exemple à l’Erdemir ou au TTK, les salaires ouvriers sont plus élevés par rapport à celles des autres ouvriers et cela augmente directement les prix des biens. Par exemple un jean coûte 60-70 livres turques. Cela résulte du niveau élevé des salaires des ouvriers publics. C'est pourquoi, nous nous disons le bas peuple. Nous sommes des opprimés. Je ne travaille pas moins que les ouvriers du TTK et tout en gagnant moins qu'eux 30.

29. Özatalay, 2010, p. 212. 30. Ibid. p. 21. CAHIERS BALKANIQUES 180 L’industrie en Méditerranée

Cette confrontation entre deux groupes ouvriers se traduit par une divergence d’opinion sur la question de mérite. Un ouvrier âgé de 43 ans en pétrochimie, Yusuf, renvoie au processus de son recrutement à Petkim (La Société anonyme pétrochimique de Petkim) après avoir réussi le concours organisé par l’administration de l’entreprise pour exprimer son approche de justice :

Pendant la période où j’ai déposé ma candidature pour travailler à Petkim, il n’y avait pas beaucoup de diplômés en lycée professionnel. C’est-à-dire le nombre de candidats n’était pas très élevé. En plus, il n’existait pas à l’époque le favoritisme partisan pendant l'embauche comme c’est la règle aujourd’hui. Parce que le concours a été organisé au lendemain du coup d’État de 1980 où les partis politiques qui mènent toujours des politiques d’encadrement partisan et qui exercent conventionnellement le favoritisme en faveur de leurs sympathisants n’étaient pas présents sur les lieux 31.

Tous les entretiens que nous avons réalisés auprès des ouvriers de Petkim révélaient que l’appréciation de l’éducation et de la formation était une posture commune. En revanche, ce n’était pas le cas pour les ouvriers sans qualification. Par exemple quand nous avions demandé sa formation scolaire à Doğan, jeune mineur mentionné ci-dessus, il nous a répondu qu’il avait quitté le lycée professionnel et a ajouté :

Oui, je sais que c’était ma faute. J’avais fait mon secondaire dans le village, à Kandilli. Puis, j’ai participé au concours du lycée professionnel qui se situe à la ville d’Ereğli. Et je l’ai réussi. Mais je fis bien souvent l'école buissonnière. Pourquoi ? Parce que, j’ai supposé être parvenu à la liberté. J’étais loin de ma famille dans une ville plus développée que mon village d’origine. Et je recevais aussi quelques sous de mes parents. J’ai voulu vivre librement à ma guise. Enfin, en résultat de l’absentéisme j’ai dû abandonner l’école. […] Oui je me repens de ne pas avoir continué l’école. Mais à vrai dire, si je n’avais pas abandonné l’école et même si j’avais fait des études dans une fac pendant deux ans, ma vie professionnelle ne serait pas si différente. Je pourrais probablement être embauché dans cette entreprise où je travaille, au mieux, comme technicien. Dans notre boite, il y a des techniciens qui ne gagnent pas plus que moi.

31. Özatalay, 2010, p. 202-203. STRUCTURE INDUSTRIELLE, ESPRIT ENTREPRENEURIAL ET CONSCIENCE OUVRIÈRE EN TURQUIE NÉOLIBÉRALE 181 Cem ÖZATALAY

[…] Vous savez, aujourd’hui le diplôme ne vaut pas grand-chose. Pour mon embauche, mon diplôme a été moins déterminant que l’entremise de mon grand frère. […] J’ai un autre frère qui travaille à l’étranger, en Allemagne. Il a fait du zèle, en personne pour y aller. En effet, il a trouvé un poste là-bas. Moi aussi je veux y aller. Je pense profiter de l’avantage d’avoir un proche en Allemagne 32.

Comme ces énoncés le montrent, à la différence de l’ouvrier de la pétrochimie âgé de 43 ans qui se plaint de la corrosion des principes de l’« égalité méritocratique des chances », l’ouvrier de la mine en secteur privé âgé de 26 ans s’inscrit dans une autre logique d’action radicalement différente qui porte essentiellement sur le « savoir pratique », construit « sur la route » ou « en action », en bref, sur un posture pragmatique. Plus précisément, à la différence de l’itinéraire professionnel suivi par l’ouvrier de l’ancienne génération qui avait été recruté par concours juste après être sorti diplômé de son lycée professionnel - et devint titulaire dans l’entreprise publique après avoir terminé son service militaire -, l’ouvrier de la nouvelle génération a pu entrer dans la vie active, le plus souvent dans une entreprise privée, probablement de petite taille. Son expérience personnelle lui avait plutôt appris que le savoir acquis à l’école ne répond pas toujours aux vrais besoins de la production, au moins pour ceux qui concernent l’activité ouvrière qui se décline progressivement en termes de compétence. D’où, une « hiérarchie » établie en fonction du « savoir scolaire » entre ceux qui exercent pourtant la même tâche au travail, et qui représentait pour lui la pire des injustices. Il avait fait face à cette injustice, en tant que mineur « sans diplôme » à chaque fois qu’une tâche sous terre lui était déléguée, ou bien en tant qu’ouvrier de sidérurgie ou de pétrochimie dans la sous-traitance lorsqu’il était rémunéré à peu près trois fois moins bien que les ouvriers titulaires. Souvent employé dans l’entreprise publique, l’« ouvrier protégé lui paraissait toujours « antipathique » et son « antipathie » provenait essentiellement de l’« injustice méritocratique » qu’il constata maintes fois tout au long de son expérience professionnelle. En bref, de la même façon que les grandes entreprises publiques et privés de haute technologie ont été concurrencées par les PME pendant la transformation néolibérale, les ouvriers qualifiés et protégés ont alors été ciblés par les ouvriers sans qualification.

32. Özatalay, 2010, p. 212-213. CAHIERS BALKANIQUES 182 L’industrie en Méditerranée

En guise de conclusion

La Turquie a connu un taux de croissance économique près de 5,2 % par an en moyenne entre 2002 et 2012. Dans cette période, le rôle des PME dans l’économie a mobilisé les intérêts des économistes et sociologues et on les appela les « tigres anatoliens », en référence aux tigres asiatiques des économies émergentes d'Asie du sud-est. Mais en 2000, 18,7 % des chiffres d’affaires des plus grandes 500 entreprises industrielles de la Turquie étaient de la valeur ajoutée nette, alors que ce taux a diminué à 11,4 % en 2012. D’où l’accent mis sur le rôle des PME dans le développement industriel et l’allocation des subventions publiques dans une logique néo-populiste entre les petits entrepreneurs semble faire tomber l’économie de la Turquie dans le piège du revenu intermédiaire. Le discours néo-populiste élaboré en Turquie pour décliner la structure monopolistique de l’économie de la période d’ISI qui est de plus en plus consolidé par l’aspiration au pouvoir de Tayyip Erdoğan et son parti l’AKP, entraîna dans le monde industriel un climat idéologique basé sur la dévalorisation de la qualification ainsi que le mépris des principes méritocratiques, comme nous avons essayé de montrer tout au long de l’article, autant chez les entrepreneurs de PME que chez leurs ouvriers. STRUCTURE INDUSTRIELLE, ESPRIT ENTREPRENEURIAL ET CONSCIENCE OUVRIÈRE EN TURQUIE NÉOLIBÉRALE 183 Cem ÖZATALAY

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Résumé : une tendance importante en sciences sociales partage la conviction que le modèle d’industrialisation basé sur la grande entreprise et la production de masse est remplacé dans le capitalisme contemporain par un autre, basé sur la petite entreprise et la spécialisation flexible. Cette tendance a fait ses premiers pas au tournant des années 1970-1980 ; aujourd’hui le rôle joué par les PME dans l’innovation et la création d’emplois n’est pas nié même par ceux qui ne sont pas totalement d’accord avec les thèses du post-fordisme. La Turquie n’est pas une exception en la matière. L’augmentation du nombre des rapports et des articles scientifiques publiés sur rôle des PME dans le développement du pays en est l’un des indices. Cette intervention veut montrer d’abord comment, et dans quelle mesure, la structure industrielle de Turquie s’est relativement transformée STRUCTURE INDUSTRIELLE, ESPRIT ENTREPRENEURIAL ET CONSCIENCE OUVRIÈRE EN TURQUIE NÉOLIBÉRALE 187 Cem ÖZATALAY en faveur des PME après les années 1980 ; par la suite, elle discutera les effets de cette transformation sur la productivité et la structure de l’emploi en accordant une attention particulière aux métamorphoses de l’esprit entrepreneurial et de la conscience ouvrière.

Mots-clés : PME, marché du travail, action syndicale, AKP, intervention de l’État, syndicats turcs, Turquie, époque contemporaine, histoire économique, histoire sociale

Abstract: there is a fairly significant trend in social sciences emphasizing that the industrialization model based on big business and mass production is replaced in contemporary capitalism by new one based on small business and flexible specialization. In the early 1980s, in the wake of the discussions of the crisis of Fordism, this trend has made its first steps; today the role played by SMEs in innovation and job creation is not denied even by those who don’t totally agree with the post‑ Fordism thesis. Turkey is not an exception in this regard. The increased number of reports and scientific articles published on the role of SMEs in economic development is one of the indicators of this trend. This intervention shows how and to what extent the industrial structure of Turkey is relatively turned in favour of SMEs after the 1980s, and subsequently discusses the effects of this transformation on productivity and on the employment structure of the country with a particular attention to the metamorphoses of the entrepreneurial spirit and the working‑class conscience.

Keywords: Turkey, SMEs, labour market, AKP, precarization, Union action, trade‑union, State’ intervention, Turkish trade unions, contemporary period, economic history, social history

Özet: büyük işletmenin ve kitlesel üretimin merkezinde olduğu sanayileşme modelinin, günümüz kapitalizminde yerini küçük işletme merkezli ve esnek uzmanlaşmaya dayalı bir modele bıraktığı sosyal bilimlerde genel kabul gören bir yaklaşım. Fordizmin krizi tartışmalarının sürmekte olduğu 1970’lerin sonu 1980’lerin başında, gerek Sabel ve Piore’nin “The Second Industrial Divide” başlıklı çalışmalarının, hem de Bagnasco’nun “Üçüncü İtalya’nın küçük sanayi temelli özgün sanayileşmesini ele aldığı incelemelerinin bu yaklaşımın öncü çalışmaları olduğu söylenebilir. Günümüzde KOBİ’lerin hem inovasyon konusunda hem de istihdam yaratma konusundaki rolü, post‑fordizm tezini benimsemeyenler tarafından dahi inkâr edilememektedir. Bu bakımdan Türkiye de bir istisnayı temsil etmez. 1980’lerden sonra Türkiye’nin iktisadi kalkınmasında KOBİ’lerin rolü üzerinde yazılmış olan bilimsel makalelerin ve raporların sayısındaki artışa bakıldığında CAHIERS BALKANIQUES 188 L’industrie en Méditerranée

dahi bu görülebilir. Ayrıca Türkiye’de toplam işletme sayısının %99’unun, istihdamın %64’ünün ve toplam katma değerin %36’sının KOBİ’ler tarafından sağlandığına işaret eden istatistikler de KOBİ’lerin Türkiye ekonomisindeki yeri hakkında oldukça fikir vericidir. Bu bildiri de, 1980’lerden sonra ekonomide ibrenin KOBİ’lerden yana dönmesinin hem verimlilik hem de istihdam yapısı bakımından sonuçlarına odaklanıyor. Bu yaparken de hem girişimcilik ruhunda hem de işçi sınıfının bilinçlilik biçimlerinde açığa çıkan çeşitlenmelere özel bir dikkat yöneltiyor.

Anahtar Kelimeler: Türkiye, KOBİ, sıradanlaştırılması, birlik, işgücü piyasası, sendika üyelik, küreselleşme, devlet mühadalesi, Türk sendikaları, çağdaş dönem, ekonomik tarih, sosyal tarih

Ключевые слова: Турција, МСП, пазарот на работна сила, АКП, поларизација, синдикално дејствување, глобализацијата, државната интервенција, турските синдикати, современи времиња, економска историја, социјална историја

Λέξεις‑κλειδιά: ΜΜΕ, Τουρκία, αγορά εργασίας, ΑΚΠ, προσωρινοποίηση, συνδικάτα, συνδικαλιστική δράση, παγκοσμιοποίηση, κρατική επέμβαση, τουρκικά συνδικάτα, σύγχρονη εποχή, οικονομική ιστορία, κοινωνική ιστορία

VARIA

Blood Brothers in Despair: Greek Brigands, Albanian Rebels and the Greek‑Ottoman Frontier, 1829‑1831

Frères de sang au désespoir : brigands grecs, rebelles albanais et la frontière gréco‑ottomane, 1829‑1831

Εξ αίματος αδελφοί: Έλληνες κλέφτες, Αλβανοί αντάρτες και τα ελληνο‑οθωμανικά σύνορα, 1829‑1831

Basil C. Gounaris Aristotle University of Thessaloniki

By the time the Greek War of Independence had reached its final stages in 1829, negotiations for the demarcation of the new state’s borders had not yet been completed. A long-drawn-out diplomatic process carried on until 1832. During a period of almost three years there was neither a formal frontier line nor de jure independence for Greece, while the Ottoman Empire was engaged in fierce domestic wars with Albanians, Bosnians and Egyptians. 1 The future of comparatively extensive provinces in Sterea Hellas (the Hellenic terra firma, also known in Greek as Roumeli) 2 was debated, and on paper changed ownership three times in a space of two years. 3 Half of the provinces that would eventually

1. Anscombe, 2014, p. 77-84. 2. The Greek term “Roumeli”, which denoted Sterea Hellas, should not be confused with the Ottoman term “Rumeli”, which covered all the European Provinces of the Empire. 3. The reference is (a) to the third London Protocol (March 1829) which set the Amvrakikos-Pagasitikos (gulfs) line as the northern frontier of Greece, and was endorsed by the Porte with the Treaty of Adrianople (September 1829), (b) to the fourth Protocol of London (February 1830) which reduced Greece to the Spercheios-Acheloos (rivers) CAHIERS BALKANIQUES 192 L’industrie en Méditerranée

be included in the Greek state constituted a disputed borderland. Following a disastrous decade of war, local Greek and Albanian military élites found themselves in an awkward position. The ceasefire of September 1829 and the indiscernible yet impending frontiers were restricting their options and threatened their welfare in unexpected ways. They could not and did not stay idle. They exploited tradition and modernity, most of all their rich experience in political manoeuvring, in order to bargain for a better position for themselves in the coming new era. Their choices varied, yet their method was uniform. It was the only method they knew in pursuing their cause: to bargain tough before compromising, even if the given choice involved extensive civil strife. Their adversaries, a crumbling Empire and the soon-to-be Greek nation-state, were unpredictable in their responses. Closely monitored by the European powers, the Grand Vizier Mehmed Reşid and Governor had to show determination and improvisation, in order to gain the necessary prestige and win back the disputed territories. The purpose of this paper is to analyse and explain the politics of survival adopted by the military élites of the new frontiers, the interaction between the two centres, the Sublime Porte and Kapodistrias, and their respective borderlands, in the absence of concrete territories and in the presence of a trans-ethnic network of delicate Greek-Albanian relations.

During the War of Independence: Albanians between and Turks

The last battle of the War of Independence was fought on September 12, 1829 at Petra in Boeotia, close to the battlefield of Aliartos, where the Thebans had defeated the Spartans in 395 BC. The Greek revolutionary forces were headed by Field Marshal Dimitrios Ypsilantis, a former officer of the Imperial Russian Army, and brother of Prince Alexandros Ypsilantis. The latter had kicked off Greek revolutionary activities in February 1821, when he crossed the Prut River into the Ottoman controlled Danubian Principalities and issued a proclamation urging Hellenes to rise for “faith and country.” By the time of Dimitrios’ victory in 1829, Alexander had already died in poverty in Vienna (Jan. 1828), having spent seven years in close confinement by the Austrians. The youngest brother completed the task the eldest had set, and made his martyrdom worthwhile. The symbolism was great and outlived the details of the Petra battle. 4 Few Greeks today know who were in charge of the defeated Ottoman forces and why they

line, and (c) to the fifth Protocol of London (September 1831) which cancelled the provisions of the fourth protocol. Papageorgiou, 2005, p. 282-283. 4. Kokkinos, 1960, vol. 12, p. 140. BLOOD BROTHERS IN DESPAIR Basil C. GOUNARIS 193 surrendered. Had they known, they would have acknowledged an additional symbolism, or perhaps a historical irony. One of the two compromised Ottoman leaders, on the head of a few hundreds Albanians, was a Tosk in his early twenties, A[r]slan Bey Puzzi, also called Aslan Μühürdar, i.e. the seal-keeper. It seems he was the son of Ali Pasha’s trusted seal-keeper Mehmed Bey Karamurat, who allegedly had inherited a quarter of his master’s legendary treasure. 5 After the battle of Petra, Aslan Bey and his co-leader Osman Agha, were quick to strike a deal with Ypsilantis, allowing them a safe passage to the north in exchange of some fortified positions which would secure Greek control up to Spercheios River. This compromise was crucial for diplomacy. The Greeks were anxious to secure a firm grip on Roumeli, yet unaware that nine days before, in Adrianople, the Russians had already imposed on the defeated Ottomans the Volos-Amvrakikos line as the future frontier of Greece. 6 The irony was that in the early stages of the Greek Revolution, in the summer of 1821, Dimitrios Ypsilantis had invited the “brave Tosks” to side with the Greeks, then at war with Ali Pasha. 7 Eight years on, the Tosks were still on the side of the Ottomans, defending the interests of the Ottoman government up to the very last battle. Apparently, the Greek appeal had been in vain. This narrative is somehow misleading, for some interesting episodes are missing. The Tosks are one of the two Albanian population groups, which, at the time, resided south of the Scubi River, as far south as the Gulf of Amvrakikos. Compared to their northern neighbours, the warlike, arrogant, and rough Suni Muslim Geghs, Tosks, especially the lowland Cham tribes, with their fair complexion, were considered by nineteenth-century observers as more friendly and hospitable, yet poor and filthy. They were the followers of the tolerant to the Christian faith Bektashi order and were in close social and economic contact with the Greeks of Southern Albania and Epirus. Greeks thought of the Geghs, or “Skodrins,” as a different tribe with a distinctiveethos . 8 British diplomats classified them as a different nation, whatever this term meant in their early nineteenth-century vocabulary. 9 This did not imply that Tosks were less involved in eighteenth-century raids against their Christian neighbours, especially against

5. Urquhart, 1838, vol. 1, p. 178-9, p. 253-5; Koutsonikas, 1863, vol. 1, p. 178-9; A[ravandinos] P[argeios], 1856, vol. 1, p. 384. 6. Papageorgiou, 2005, p. 253-5. 7. Philimon, 1861, vol. 4, p. 454. 8. Koutsonikas, 1863, vol. 2, p. 218 and 220 ; Lear, 1851, p. 177-178; Merdjanova, 2013, p. 37-41, 149-50. 9. FO 78/193, Meyer to Adam, Preveza, 19 Apr. 1830, f. 95r. CAHIERS BALKANIQUES 194 L’industrie en Méditerranée

the warlike and hard to subdue Souliots. However, within the court and the military apparatus of Ali Pasha Tepelenli, the notorious semi-independent Albanian ruler, a trilingual élite, of Tosk and Greek warlords, armatoles, pass-keepers, and army commanders, came into close contact. Bonds of trust and blood were formed between them but should not be overestimated. As the war the Porte had launched against Ali and the Greek insurgents overlapped, for a brief period of time, in 1820-1821 Tosk and Greek interests converged. The Souliots joined first on the side of their former pursuer to regain their homeland. It was in this context that Dimitrios Ypsilantis encouraged the Tosks to fight together with the Greeks for their freedom against their “tyrant”, the Sultan, and flattered them as descendents or “our ancestors” (i.e. the ancient Greeks), not related to the “pusillanimous Orientals and the infidel Skythians”. This coalition culminated into a joint and almost successful operation against numerous Ottoman forces holding the town of Arta by the armatoles of Aetolia and Akarnania, the Souliots and some Tosk leaders. The venture was short-lived. Before the end of 1821, it became clear to the Tosks that the Greeks were fighting for a different cause, for another faith, not for Ali Pasha but against Islam. Apparently, they had been deceived and had disgraced themselves for an unjust reason. They reinstated their allegiance to the Sultan, yet they treasured their military word of honour and took care that the Souliots drift away smoothly and safely. 10 A few months earlier, in September, General Theodoros Kolokotronis had also taken all the necessary precautions to secure a safe passage out of the Peloponnese for the Albanians of Tripolitsa, on the eve of the notorious massacre he carried out. 11 The following year (1822) the same Greek officer tried to win over the Albanians by exploiting the legacy of Ali Pasha, but his letter was intercepted; not that his appeal stood any chance. 12 By that time, the ruler of Epirus was dead, while operations against the Greeks, which included extensive plundering and slave trading, kept Tosks and Geghs alike extremely busy and content. On their head were some of Ali’s best warlords and adamant supporters, who had turned into a true menace for the insurgent Greeks. Yet, incidents of personal contact and mutual assistance between Greeks and Albanians did not cease throughout the war. Albanian active participation did not eliminate Ottoman mistrust, which went back to at least the late eighteenth century, long before Ali had built his

10. Kokkinos, 1960, vol. 3, p. 299-306, vol. 4, p. 78-91. 11. Ibid. vol. 3, p. 301-302. 12. Erdem, 2007, p. 219-22, 224-5. BLOOD BROTHERS IN DESPAIR Basil C. GOUNARIS 195 semi-autonomous state. 13 The Tosks in particular, the backbone of Ali’s state mechanism, were suspected of disloyalty to the Sultan and luck of true religious fervour for Islam. Even the famous general Omer Vrioni, with a distinguished record in the battles against the British in Egypt (1807), was not an exception. He had served Ali, but cut himself a deal with the Porte and abandoned his master just in time to fight against him. In Ottoman reports, it was regularly repeated that the Albanians’ motive was exclusively money. They were not fighting for their Sultan. They were true mercenaries and, in need of capital, they would sell their services to the highest bidder, even if he was not a Muslim. Numerous instances of refusing to join in the war against infidels without advance payment and various incriminating letters intercepted from time to time that testified to their contacts with the Greek revolutionary captains proved their perfidious nature. Mehmed Reşid Pasha, also known as Kütahı, then commander-in-chief (serasker) of the Ottoman forces that led the two sieges of Missolonghi was perhaps their most severe critic. Of Georgian origin and a faithful slave of the Porte since childhood (kapikulu), he was unable to comprehend the Albanians’ predilection to barter. Rumours run that he had been deliberately deceived by Omer Vrioni in 1822 when the latter, contrary to his view, tried to take Missolonghi by negotiations instead of an assault. Meanwhile the Greeks were reinforced and had been made aware of his plans. 14 By the time Aslan Bey and Osman Agha faced Ypsilantis at Petra, in September 1829, Mehmed Reşid Pasha had accumulated many additional reasons to be angry with the Albanians. The tide was clearly against the Ottoman Empire since 1827. In April 1827, Kapodistrias was instated as the governor of Greece; in July, European intervention on the Greek side was decided in London, and in October, it came into being at the naval battle of Navarino. General Richard Church, the Philhellene Chief-Commander of the Greek Army, had already begun to recapture Roumeli. 15 Then the Russo-Turkish War that broke out in April 1828 and the Russian advance during the following summer made crystal clear that Greek independence was forthcoming and war activities were inevitably coming to an end. Defeated and broken the Empire was badly in need of manpower but could not afford it. The unpaid Albanians in Ibrahim Pasha’s Egyptian army in the Peloponnese began to desert and negotiated with the Greeks

13. Sarris, 1993, p. 214-52. 14. Erdem, 2007, p. 213-40. Philimon, 1861, p. 153-66, 285-302. For Kütahı’ see Urquhart, 1838, vol. 2, p. 355-360. 15. Dontas, 1966, p. 17-85. CAHIERS BALKANIQUES 196 L’industrie en Méditerranée

the very castles they were supposed to guard. 16 Mustafa Pasha Busatli of Skodra asked for territorial concessions to move his Geghs against the Russians. The Tosk beys stubbornly rejected Kütahı’s pleas for assistance while he was trying to hold back the Greek invasion deep into the mountains of Western Roumeli. Instead, they had started pourparlers with the Greeks. Some were ready to trade their keeps and lands for a huge amount of cash. Other beys set off against the Greeks only when the Serasker moved to the Balkan front in March 1829; but it was too late. 17 The towns of Roumeli were turning Greek one after the other, without any serious resistance by their Albanian guards. Aslan Bey’s sudden and successful intrusion to the south, as far as the still Ottoman-held Athens, was not destined to change the outcome of the war. His compromise at Petra was almost inevitable. Busatli’s forces had also retreated from the Bulgarian front against the wish of the Ottoman generals. 18 The provision for a Greek-Ottoman boundary running between the gulfs of Volos and Amvrakikos, which was decided at Adrianople, was the fatal blow. Roumeli was lost for the Empire, seemingly for good, and Albanians had contributed significantly to that end, although this region was of vital economic interest for them. How come? In the summer of 1826, it became clear in the bloodiest way that the Porte was determined to form a regular army. This was a severe blow not only for the Janissaries but also for the Albanians, whose social structure depended heavily on the mercenary system. The prestige of the clan leaders was related to the number of their armed followers and their economic welfare to the advance payment forwarded to them by the Porte in order to recruit and sustain soldiery. Only a portion of this capital they gave cash to their men; the rest was borrowed with interest until the campaign was over and the accounts settled. As a rule recruits were less than those promised, thus permitting additional profit for contractors. Ransom, income generated from slave trade and other spoils, were extras, which warlords and their followers counted upon to make ends meet, especially if advances were delayed. As the Greek war was ending, this profitable system was also coming to an end. By that time, the Porte had already contracted a huge domestic debt of millions to Albanian veterans, which it was unable to cover. 19 Breaking up was not a priority for the prudent leaders. They had to buy time. In 1828, Mehmed Reşid managed to regain the post of vali in Ioannina and to oust

16. Kasomoulis, 1970, vol. 3., pp. 97-102. For an overall account see Papageorgiou, 2005, p. 235. 17. See Dontas, 1966, p. 169, appendix vii (Meyer to Adam, Preveza, 15 Dec. 1828). 18. For Bushatli, see Nedeljković, 2015, p. 92-3. 19. Dontas, 1966, p. 124-125, 169-171, appendix vii; Erdem, 2007, p. 230-3. BLOOD BROTHERS IN DESPAIR Basil C. GOUNARIS 197

Omer Vrioni. A compromise was reached at the highest level in Constantinople to appease the Albanians. Indirectly it prolonged the mercenary system in exchange for delayed payments. 20 The Serasker was still supported by a few beys, not all of them very influential. Veli Bey Yadji and his brother Muslim, Bekir Agha of Papouli, Suleiman Bey of Konitsa and the respectable Tahir Abazi, the ablest veteran chief of Ali Pasha, were among them. 21 Yet, these beys and their local commanders could not guarantee the discipline of the unpaid troops. The latter either levied onerous irregular taxes on Christians to compensate themselves or deserted their posts to avoid engagement with the Greeks, then approaching the gulf of Amvrakikos and moving to the mountainous region of Agrafa. Veli Bey’s own forces were insufficient to strike back. 22 All this did not imply that Albanian power had evaporated or that their wealth had been entirely exhausted. It was there, but it was outside Kütahı’s reach, in the hands of an informal anti-Ottoman confederacy headed by the wealthy Iliaz Bey Ziliftar Poda, once the right hand (sword-bearer) of Ali Pasha, an expert in conspiracies and politics and less so in military affairs. He had deserted and had been denounced by the Porte in 1823. 23 On his side stood Sahin Bey of Delvino and Ismail Bey of Vlora, scion of an illustrious family. 24 The most efficient military commanders of the confederacy were the aforementioned Aslan Bey Puzzi and his brothers Ragib and Kaplan. It could be argued that these men were following roughly on the tracks of Ali Pasha. Poda was steadily encouraging a rapprochement with the Roumeliot chieftains, his old acquaintances from the court of Ali; Sahin and Ismail were in contact with Kapodistrias’s elder brother, Viaros, in an attempt to rekindle Albanian-Greek relations and possibly to co-ordinate military operations. 25 However, they were not looking for a formal and binding alliance with the rebels or desired to live under Christian rule, as Mehmed Reşid suspected. In a letter addressed to other beys, Ismail Vliora stated that the Albanians would deal with the Greeks once they had protected their fatherland (vatan) and put their own miserable house in order. This should not be interpreted as a call for Albanian national independence. What they really wanted was to have a word in

20. Erdem, 2007, p. 226-9. 21. For Veli Bey Yatzi, see Aravandinos, 1856, p. 386 and Urquhart, 1838, vol. 1, p. 179, 184, 199. 22. Erdem, 2007, p. 232; Dontas, 1966, p. 108-21; Papadopoulos, 1962, p. 55, 97-118. 23. Urquhart, 1838, vol. 1, p. 179-180; Aravandinos, 1856, p. 378. 24. For the Vliora family see Papageorgiou, 2014, p. 2-29. 25. Dontas, 1966, p. 15, 44-5; Spyromilios, 1965, p. 145. CAHIERS BALKANIQUES 198 L’industrie en Méditerranée

Ottoman politics and to retain their military hegemony. As forced conscription to the regular army (nizam) was an imminent danger, Vliora urged them to stand up against the Serasker, who was determined to subdue Albania. Vliora was not an easy prey for Kütahı but eventually he was murdered in January 1829, following an impressive and cunning conspiracy. 26 Shortly afterwards Mehmed Reşid was appointed Grand Vizier and left for the Russian front. Aslan Bey, Ziliftar Poda and their followers were at large, trying to make the most out of this period of anarchy; at times, they were active against the Greeks but steadily refused to support the Serasker’s plans. As rumours about the collapse of the front in Bulgaria spread, this opportunistic attitude was shared by a growing number of Albanian beys. There was a widespread impression of a forthcoming and generalised revolution that expected its natural leader to break out. It was common knowledge that this was the mission for Mustafa Pasha Busatli of Skodra. No one else could equal his wealth and power or his political connections in the Balkans and Egypt. 27 Judging the policy of the anti-Ottoman Albanian party is impossible without a fair knowledge of the Greek camp in Roumeli. After the fall of Missolonghi (April 1826), the Greek struggle entered a most critical stage. When the Acropolis in Athens fell in late May 1827, few people believed that Greece had a chance to become a sovereign state and even less, that Roumeli would be part of it. The captains of the armatoles had to decide their future with caution. Their status as men of war depended on specific provinces, which their ancestors and they had been policing for generations, some times for centuries, under the auspices of the Porte and most lately by the grace and direct control of Ali Pasha. Within these provinces laid the lands and pastures they controlled and other sources of income, like tax-farming, which secured their own welfare and the maintenance of their armed followers (palikaria). A network based on intermarriage and on various other forms of social bonding protected their rights from usurpation. Alliances with the Albanian clans were also indispensible for survival at times of war and peace. Without allegiance to Ali Pasha, any warlord and his clan were doomed. The well-known sufferings of the Souliot clans bear witness to the misfortunes of neutrality. After Ali’s death, however, the practice of switching camps was in

26. Erdem, 2007, p. 234-7; Dontas, 1966, p. 172-174. 27. National Archives U.K., Foreign Office (hereafter FO) 78/193, Meyer to Rudsdell, Preveza, 21 Jan., ff. 11r-13v, 27 Jan. 1830, ff. 15r-18v, 1st Feb. 1830, ff. 21r-23v, 14 Feb., ff. 30r-35r, 19 Feb. 1830, ff. 36r-38v and to Aberdeen, 2 Feb., ff. 7r-8r and 20 Feb. 1830, ff. 25r-28r.The Morning Chronicle, 28 May 1829; The Times, 11 Nov. 1829. BLOOD BROTHERS IN DESPAIR Basil C. GOUNARIS 199 full swing. 28 In 1826-27, the restoration of Ottoman control in Sterea Hellas made certain that the armatole captains would have to take care of their own, of their followers and of their provinces. Capitulation, genuine or invented, was a traditional practice, a sign of wisdom rather than of cowardice. Of course, in the days of national revolution, capitulation could be and indeed was interpreted as treason; yet to several captains it looked a good idea at the time. 29 But then, in a few months time, the tide of war changed against the Ottomans and the successful expedition of Church in western Roumeli, encouraged some of them to reconsider. They did not disengage from the Ottoman camp all at the same pace nor with the same conviction. They had to play safe since there was no reassurance about the future frontier of Greece before the Treaty of Adrianople. Loyalty to the Porte could be used as advantage to resume their services. Their future prospect in the Greek camp was unclear, as Governor Kapodistrias was determined to turn the revolutionary forces into a regular army. ‘Regularity’ implied limited placements for officers, especially for high-ranking, the formation of units with registered soldiers, and a centrally controlled accounting system that would rationalize the flow of salaries. None of these measures was tempting but several chieftains gave it a try, motivated more by the favourable frontier provisions of the third London Protocol (March 1829) and less so by bribes in cash. Their contribution was crucial for tipping the balance of power as the Ottoman side was falling apart. It was a matter of impression first of all. It was common knowledge that they wouldn’t have changed sides unless they were convinced that the insurgents would prevail. The armatoles’ active but risky participation was expected to secure more territories for Greece. But they were useful in an additional way. They easily convinced their Albanian former comrades to quit unpaid resistance in exchange for a safe passage out of the besieged strongholds, which they personally guaranteed as trusted go-in-betweens. It was in this context of unofficial compromise and military disarray that the Albanian anti-Ottoman confederacy sought, throughout 1829, to recruit Greek allies against the Porte. As they were drifting apart from the Sultan, they assumed that the Greeks, then being on a weak offensive, had all the necessary motivation, as a state in the making and as individual marauders, to secure solid support for another round of warfare,

28. For the armatole networks, see Tzakis, 1997, p. 44-69; for a broader presentation, Pizanias, 2014, p. 305-335. 29. For capitulation and compromise between the Porte and the Greek chieftains see Papagiorgis, 2003, passim, and Tzakis, 1997, p. 205-38; Papadopoulos, 1962, p. 32-40, 69-71, 85; Dontas, 1966, p. 24-9. CAHIERS BALKANIQUES 200 L’industrie en Méditerranée

expected to facilitate a common yet extremely ill-defined cause. They were only partly correct in thinking so. 30

The treaty of Adrianople, the new frontier and the former armatoles

The Treaty of Adrianople was officially announced in Ioannina only in late January 1830. A few days later with the fourth Protocol of London, the Greece of Adrianople was shrunk in exchange of independence free of tribute. The new frontier would follow the flow of Spercheios and Acheloos, thus leaving to the Porte a considerable part of central Roumeli, including some places of strategic importance, and most of western Roumeli, i.e. Northern Aetolia and Akarnania. This sequence of diplomatic events over a period of more than six months (September 1829-May 1830) and the rumours preceding and following it fed both Greek and Albanian unrest, which soon turned into anger and despair over the loss of territory. Evidently, Church’s last campaign had been in vain. Subsequently he resigned his post, blamed Kapodistrias for the compromise, initiated a movement of protest among the warlords of Rumeli and, in May 1830, published a report entitled Observations on an Eligible Line of Frontier for Greece as an Independent State. Church placed much emphasis on the unjust disappointment of the brave Roumeliot veterans, who had to retreat and surrender their land to the defeated Albanians. 31 As prospects changed, keeping the veteran captains who had sided with Church on a short leash became a complicated issue. In late 1829, as warfare had officially ceased, Augustinos Kapodistrias, the Governor’s younger brother, took over the task to re-organise the Greek regular army. His plan was flexible enough to provide honorary and other policing positions in light units for the surplus of chieftains and to appease even those who had most recently been attracted to the Greek cause. Encouragement implied even paying a few reluctant captains. 32 Yet, it was impossible to satisfy them all. When the first regular light battalions were formed, dissatisfied, and redundant warriors and chieftains sought alternative careers with the Ottoman Empire. As the armatolik system was reinstated everywhere, reclaiming their family rights and offices in their distant homelands, in and Macedonia, was not meaningless. The same was true for the famous Agrafa armatolik, for the time being a no-men’s land, partly or wholly

30. Dontas, 1966, pp. 45-48, 108-121; Papadopoulos, 1962, p. 97-138. 31. Prevelakis & Glytsis (eds), 1975, vol. 1a, p. 236 (no 702); Papadopoulos, 1962, p. 149-53; The Morning Chronicle, 28 May 1830. 32. Papadopoulos, 1964, p. 144-69; by the same author, 1986. BLOOD BROTHERS IN DESPAIR Basil C. GOUNARIS 201 outside the Greek frontier. One of the local chieftains, Sotiris Stratos, although despised by the locals, was tolerated and given offices by both Greek and Ottoman authorities, for keeping his province neutral. 33 The really tough question, however, was faced by the former armatoles of those regions that Greece was expected to hand over to the Porte following the last protocol. They were still in control of the tax-framing system and had managed to embezzle part of the tributes, yet not without disputes with the central government. These men as a rule belonged to Kapodistrias’ opposition, led by Ioannis Kolettis, a former doctor in the court of Ali Pasha of Vlach origin and a well-known expert in political intrigues. 34 For the time being their mentor was inactive, hoping for an appropriate office by the Governor. Should they also stay idle? Should they challenge diplomacy with arms and join the rebel forces of Ziliftar Poda or renew their allegiance to the Sultan in exchange for profits that Kapodistrias was unable or unwilling to cede? The Governor knew these veterans could not be trusted. His special commissioner to western Greece, the educated and widely-travelled Konstantinos Rados, and the chief commander of the army units in the same region since September 1829, the Neapolitan experienced officer Vincenzo Pisa, were closely monitoring the veterans and reporting on their whereabouts. Kapodistrias was anxious to curtail any communication between the Greek captains and Mehmed Reşid, which could have been interpreted as evidence of loyalty to the Porte and of his own weakness to inspire order. What he was afraid of - in addition to local conspiracies and mutinies- was Ottoman retaliation in case these captains were involved in Albanian uprisings. A successful Ottoman invasion would eliminate any hope of altering the course of diplomacy in favour of Greece and would render the delivery of western Roumeli as well as his own demise inescapable. On the other side, the Grand Vizier, his son Emin Bey, stationed in Ioannina since April 1830, Mahmud Hamdi Pasha of , an efficient Circassian loyal to Mehmed Reşid, and Veli Bey Yatzi were all working for exactly the opposite cause as firmly as Kapodistrias. In fact, the policy of shaking off Greek political influence in Roumeli had begun much earlier, but was renewed and reshaped after the Russo-Turkish War and the fourth Protocol. In addition to re-allying with the armatoles, the Porte sought to restore law and order in its western provinces. Measures regulating taxation and tributes were issued. Relevant circulars were dispatched to all provinces, assuring the Sultan’s subjects that his primary concern

33. Papadopoulos,1962, p. 162; Bladas, 2014, p. 25-29 ; Urquhart,1838, vol. 1, p. 413-414. 34. Vakalopoulos, 1984, p. 76-7; Loukos, 1988, p. 48-9, 240-1, 250-1, 279. CAHIERS BALKANIQUES 202 L’industrie en Méditerranée

would be to alleviate the distress of the poor and to treat the Christians as equals. Flattering and threatening letters in equal measure were delivered to persons of influence. False rumours were disseminated to increase pressure. Declarations of loyalty to the Sultan were demanded and extracted. Regaining the allegiance not only of the warlords but also of the Greek notables, particularly in Roumeli, was essential for the smooth transition of power and for reducing emigration from the Empire to the Greek state, a threatening and easily observed sign of ill-administration. However, none of these measures was bound to bring any results as long as the Albanian mutineers were ravaging the provinces. Beating them down was not an easy task. 35 In 1830 Albanian rebels continued to fish for allies on the Greek side but they were running out of time and space as both the Greek and the Ottoman camp closed their ranks. They were dragged into an intra-armatoles clash in Agrafa, albeit without any strategic gains. Aslan Bey managed to recruit a few hundred Greek bandits (listes) led by a certain Theocharis but to no avail. Mahmud Hamdi Pasha struck an early blow to the rebels in April 1830, near Tsaritsani, in a passage between Macedonia and Thessaly. Ragib and Kaplan, the brothers of Aslan Bey Puzzi were severely beaten-up. Hundreds were killed and wounded. Aslan Bey, then in Lamia, had to manoeuvre through Greek territory to save himself and his followers. As Thessaly was being cleansed from the Tosk rebels, he and his new associate Tafil Buzi, once a follower of Omer Vrioni who had sided with the Greeks, ravaged the town of Kozani in south-west Macedonia. They were forced to evacuate it after a month of pillaging. 36 The Chams, yet unaware of Aslan’s accumulating troubles, were also on the move, besieging the pro-Sultan guards all around Epirus. Ziliftar Poda was on

35. Papadopoulos, 1962, p. 154-5, 204-7; ΜΕΙ, vol. 1a, p. 273 (no 800), p. 282-285 (nos 825-831). FO 78/193, Meyer to Adam, Preveza, 29 March, f. 76r-v, 19 Apr., f. 98r, 24 May 1830, f. 113r. General State Archives/Kerkyra Prefecture, Ioannis Kapodistrias Papers (hereafter GSA/KP/ICP), file 225, letters by Rados to Kapodistrias, Μissolongi, 12/24 May and 17/29 June 1830; file 288, Pisa to Kapodistrias, Vonitsa, 16/28 May 1830, circular of Mehmed Reşid to the notables of Preveza, Bitola 29 July/10 Aug. 1830; Veli Yatzi to Stathi [Katsikogianni], Preveza, 9/21 and 17/29 March 1830 and to the notables of Vonitsa (s.d.). 36. GSA/KP/ICP, file 225, Rados to Kapodistrias, Missolonghi, 12/24, 17/29 May, 22 May/3 June, 7/19 June, 1/13 July 1830; file 288, Pisa to Kapodistrias, Vonitsa, 16/28 May and 17/29 June 1830; FO 78/193, Meyer to Aberdeen, Preveza, 1 June, ff. 109r-11r and 8 June 1830, f. 165r; Meyer to Adam, Preveza, 24 May, ff. 113r-114v, 14 June 1830, ff. 160r-161r. Nederlands, Het Archief National (hereafter NL-HaNA.), Legatie Turkije en de Levant, vol. 138, Carboneri to de Testa, Thessaloniki, 27 May, no 50 and 25 June 1830, no 52. Vasdravellis (ed.), 1954, p. 304. BLOOD BROTHERS IN DESPAIR Basil C. GOUNARIS 203 their side and Mustafa Pasha of Skodra was still expected to put his weight and overwhelm the Ottomans. But the Chams were frustrated (or perhaps relieved) in the most unexpected way. Veli Bey Yatzi, who had been almost useless to the Grand Vizier so far, managed to come to terms with Aslan Bey. By that time Kütahı had established his position in Bitola escorted by units of the newly formed regular army. What followed is not unknown to historians. The vizier mustered in that town notable Christians and Muslims alike to indoctrinate them into his new mode of administration and the Albanian chieftains were paid their long due salaries. After massaging the Albanian chieftains with pardons and bribes for several days, on 9 August 1830 he summoned them, supposedly to attend a ceremonial salute parade of the regulars, and shot dead some hundreds of them, including Aslan and Veli. Their severed heads were duly salted and sent to Constantinople for exhibition. Two days later Emin Bey, the Vizier’s son, ambushed and killed Veli’s brother inside the fortress of Ioannina. Prudent Poda did not attend the Bitola meeting and was saved. Aslan’s brother Ragib, then in Ioannina, declined Emin’s invitation and also escaped slaughter. Mustafa Pasha and his Geghs army had not interfered at all. 37 The Tosks were puzzled and enraged by Mustafa Busatli’s treason and the Grand Vizier’s treachery; but they did not despair, at long as Ziliftar Poda was on their side. Their beys attended meetings, took oaths of revenge, and summoned their forces. They also sought assistance from the Greek side: the emigrant Souliots, the Christians of Himarë, even from Governor Kapodistrias. They received none. Kapodistrias explained to the two Cham beys who had written to him that peace with the Ottoman Empire had been restored and that its breach was against Greek interests. 38 Poda did not renew his efforts to save himself from extinction and his son, then a hostage in the hands of the Vizier, from death. The decisive moves of Kütahı during the fall of 1830 discouraged all his opponents.

37. FO 78/193, Meyer to Adam, Preveza, 8 July, ff. 180r-181v, 17 July, ff. 188v-190r, 14 Aug., ff. 205r-206r, 19 Aug. 1830, f. 219r-v; to Gordon, Preveza, 9 July, f. 170r-v, 6 Sept. 1830, f. 246v.; to Aberdeen, 26 July, f. 185r-v., 21 Αug. 1830, ff. 196v-200r. FO 78/190, Gordon to Aberdeen, Constantinople, 21 Aug. 1830, f. 232v. GSA/KP/ICP, file 225, Rados to Kapodistrias, Missolonghi, 4/16 and 12/24 Aug. 1830; file 288, Pisa to Kapodistrias, Vonitsa, 17/29 June 1830; David Urquhart, op. cit., vol. 1, pp. 190-2, 247-63, 308-12; Fanshawe Tozer, 1869, vol. 1, p. 167-9. The Times, 17 Sept. 1830; Aravandinos, 1836, p. 387-388. 38. FO 78/193, Meyer to Adam, Preveza, 14 Aug., f. 208r, 16 Aug., f. 213r. 28 Aug. 1830, f. 219r-v. GSA/KP/ICP, file 225, Rados to Kapodistrias, Missolonghi, 22 Aug./3 Sept., 26 Aug./7 Sept., 30 Aug./11 Sept. 1830; file 217, 17/29 Sept., 3/15 Nov., 1/13 Dec. 1830; file 290, Kapodistrias to Zéénelie and Loulé, Nafplio, 18/30 Oct. 1830. CAHIERS BALKANIQUES 204 L’industrie en Méditerranée

His pashas moved swiftly and, assisted by the Greekarmatoles , began to re-occupy Epirot towns and fortresses, and to replace irregular with regular guards. 39 In the following weeks, as the forces of Mahmud Hamdi moved to the Berat region to confiscate the properties of Aslan and Veli, the flow of the rebel beys and their families to the nearby island of Corfu escalated. 40 When he had left Ioannina for Bulgaria eighteen months earlier, Kütahı had promised with tears in his eyes to take revenge of the mutinous Albanians. He kept his promise. But this did not suffice to satisfy his master. His return from Bitola to Epirus ought to signal the restoration of rule and justice and he worked intensively to this end. Letters of amnesty were sent anew around Roumeli, within and outside the Sultan’s domains. He invited the people of Parga, who had taken refuge in Corfu 1817, to return to their homeland and encouraged pastoralists from Akarnania (Greek territory) to use their usual mountain summer pastures in Ottoman held Epirus. For local Christian notables and Muslim beys he reserved a mixture of flatter, pressure, threat and, mostly, punishment. This is what he knew best. All those who had made the poor people suffer in his absence would have to pay dearly. 41 Terror spread amongst them. After the Grand Vizier’s return to Ioannina (October 1830), nobody who had taken arms against the Sultan risked to approach him in person to ask for pardon or to negotiate a compromise; least of all the unscrupulous armatoles, who had been flirting with all sides. As winter approached, they were all asked to reduce their forces to a minimum. They were threatened but they did not succumb. In wintertime, armatoles were untouchable. 42 The diplomatic process was also coming to an end. Despite Greek disillusion,

39. GSA/KP/ICP, file 217, Rados to Kapodistrias, Missolonghi, 12/24 Aug. and 17/29 Sept. 1830; FO 78/193, Meyer to Aberdeen, Preveza, 24 Sept. 1830, f. 262r-v.; to Adam, Preveza, 14 Aug., ff. 209v-10r, 11 Nov. 1830, f. 297r. 40. FO 78/193, Meyer to Aberdeen, Preveza, 24 Sept. 1830, f. 262v; to Adam, 26 Sept., f. 290r, 22 Oct., f. 282r-v, 11 Nov. 1830, ff. 299r-300r. NL-HaNA., Legatie Turkije en de Levant, vol. 138, Carboneri to de Testa, Thessaloniki, 13 Oct., no 60 and 27 Oct. 1830, no 62. GSA/KP/ICP, file 217, Rados to Kapodistrias, Missolonghi, 6/18 Oct. and 3/15 Nov. 1830. 41. Aravandinos, 1836, p. 388-9. GSA/KP/ICP, file 225, Rados to Kapodistrias, Missolonghi, 26 Aug./7 Sept. 1830; file 217, 4/16 Oct., 9/21 Nov. 1830; FO 78/193, Meyer to Aberdeen, Preveza, 22 Dec.¿1830, ff. 303v-309r. For Mehmed Reşid’s dispach to the pastoralists see General State Archives/Archive of the General Secretariat (hereafter GSA/AGG), file 258b, Ioannina, 30 Dec. 1830/11 Jan. 1831. 42. FO 78/193, Meyer to Adam, Preveza, 14 Aug. 1830, ff. 209v-210r, 11 Nov. 1830, f. 297r. GSA/KP/ICP, file 225, Rados to Kapodistrias, Missolonghi, 12/24 Aug., 22 Aug./3 Sept., 26 Aug./7 Sept. 1830; file 217, 17/29 Sept., 3/15 Nov., 1/13 Dec. 1830. BLOOD BROTHERS IN DESPAIR Basil C. GOUNARIS 205

Akarnania was due to be evacuated by the Greek armed forces and handed over to the Porte in exchange for Athens and Euboea. Details were being arranged as a simultaneous transfer had been agreed upon. 43 The British Consul in Preveza, Edward Meyer, announced that perfect calmness had eventually been restored in Epirus after a decade of warfare. 44 He could not have been more wrong.

Turbulence, violence and insecurity

It was only a few days later, on 12/24 December, that the Grand Vizier stunned once more everyone. After detailed planning, he launched a surprise attack against all the active armatoles in Macedonia, Thessaly, and Epirus. Some of them were invited to receive their orders in person and upon arrival were murdered; others were ambushed at home or encircled at their hiding places by troops sent against them following a wide strategic plan in which the cavalry and the navy were also involved. In the following days and weeks, the initially clandestine operation evolved into a campaign with severe collateral damages, from Mt Pelion to Halkidiki and to Agrafa. In the latter, Ottoman forces, supported by a strong local militia recruited by a local Greek notable, swept the armatoles out of the region. Hundreds were killed during these mid-winter operations but only a few captains, most likely less than ten. Some of them, like the armatole captains of southern Macedonia, managed to escape thanks to the speedy mediation of the Russian and the French Consuls in Salonica to the Grand Vizier and the hefty purse delivered to the local pasha. 45

43. MEI, vol. 1a, pp. 215 (no 646), 295-302 (nos 867-78), 318-9 (no 920), p. 337 (no 978), p. 339-40 (nos 987-8, 990), p. 347 (no 1007), p. 349 (no 1012), p. 364 (no 1058), p. 365 (no 1060). GSA/KP/ICP, file 217, Rados to Kapodistrias, Missolonghi, 10/22 Sept. 1830. FO 78/193, Meyer to Aberdeen, Preveza, 24 Sept. 1830, f. 263r-v and Mehmed Reşid to Meyer, Bitola, 13/26 Sept. 1830, ff. 277r-278v. 44. FO 78/193, Meyer to Aberdeen, Preveza, 22 Dec. 1830, f. 303r. 45. Kasomoulis, 1970, p. 345. Γενική Εφημερίς της Ελλάδος [Journal général de Grèce], 3/15 and 10/22 Jan. 1831. Vakalopoulos, 1991-1992, p. 5-9, 13-17. Diplomatic and Historical Archive of the Ministry for Foreign Affairs, Greece (hereafter DHAMA), file. 1831/65/1.6, Moustoxydis to Kapodistrias, Thessaloniki, 16/28 Dec. 1830; Milaitis to Government Secretary, Skopelos, 28 Jan./9 Feb. 1831, no 169; Dimandis to Kapodistrias, Nafplio, 27 June/9 July 1831. NL-HaNA., Legatie Turkije en de Levant, vol. 138, Carboneri to de Testa, Thessaloniki, 31 Dec. 1830, no 67; vol. 285, 25 Jan., no 68, 10 Feb., no. 69, 28 Feb., no 70, 25 March 1831, no 72. MEI, vol. 1a, p. 464 (αρ. εγγρ. 1363). FO 78/203, Meyer to Rudsdell, Preveza, 2 Jan. 1831, f. 16v.; to Palmerston, 24 Jan. 1831, f. 46r. CAHIERS BALKANIQUES 206 L’industrie en Méditerranée

Not unlike what had happened in Bitola, the attack was directed against all the armatoles, regardless of their actual stance during the previous months. Petitions against them signed by village notables had been extracted and collected in advance. Kapodistrias had been briefed by the Grand Vizier on the sufferings caused by brigandage and had agreed to refuse them entry to Greece when pursued by the Ottoman army. When the powers protested for the unnecessary bloodshed, the Porte presented sufficient documents to prove that it was for a good cause and with Greek approval, from top to bottom. 46 The trick was that the armatoles in the service of Porte were deliberately confused with thieves, robbers and brigands; they were called listes (ληστές), a pejorative term employed instead of the well-know term kleft, a synonym of freedom fighter. Even if they deserved this confusion, still, for the time being, most armatoles were in reasonable if not in good terms with the Ottoman administration. In the following months, as a wider Albanian revolt broke out, it was thought that the December attack against the armatoles was a pre-emptive strike to undermine the Albanian morale and cut short their Christian reserves. This is not a plausible explanation. Had the Vizier foreseen or known the forthcoming open revolt of Mustafa Busatli Pasha, he would have strengthened instead of breaking his ties with the Greek captains so as to secure his back. It is more likely that Kütahı considered this operation as the final stage of a mission assigned to him by the Sultan to clear his domains from all the armed irregulars, Christian and Muslim alike, and to secure a “monopoly of violence” for the Porte. At least this is how he had explained his actions in a letter to the French and Russian Consuls. 47 Whether in the service of the Porte or not, the captains of the armatoles attracted around them irregulars and outlaws of all kinds; therefore, they contributed a lot to the state of anomaly, which Kapodistrias had exposed as a serious deficit of Ottoman administration and used as an argument against the annexation of Akarnania. In his view, local turbulence and insecurity were signs that the Porte did not possess the moral right to rule. Diplomacy was pressing the Ottomans in an additional way. Lord Palmerstone had already informed Kapodistrias that the fourth Protocol might be revised in favour of Greece and had advised him to postpone the evacuation of Akarnania. 48 The Grand Vizier had to move fast in

46. FO 78/198, Gordon to Palmerston, Constantinople, 26 Feb. 1831, ff. 93r-103r. Kapodistrias’s reply is also available at DHAMA, file 1831/4/1.4, Nafplio, 5/17 Jan. 1831. 47. FO 78/198, Résumé d’une lettre adressée par le Grand Vizir aux Consuls de France et de Russie, février 1831, ff. 148r-150v. 48. MEI, vol. 1a, pp. 215-6 (no 647). BLOOD BROTHERS IN DESPAIR Basil C. GOUNARIS 207 order to eliminate any possible gap that Kapodistrias might exploit. Yet, he had failed to accomplish his task. Most of the captains were at large. Kütahı’s new act of dishonesty unleashed the rage of the surviving Greek irregulars, armatoles and bandit thieves alike. As snow on the mountains began to melt, in early spring 1831, they came out of their hideouts and mustered anew, ready to extract revenge and per chance, after an honourable compromise, get their armatoliks back. Surviving captains were joined by the followers of the deceased and by many more common thieves from the Greek territory who foresaw a unique opportunity to plunder and pillage. Unpaid deserters from the Greek battalions, unemployed Souliot worriers, and young pastoralists merged with them; thus, by late spring, their marauding bands counted thousands of men. 49 This flow of men cannot be explained unless certain events are taken into account. From the early months of 1831, it was rumoured that Busatli Pasha would launch his long expected attack against the Grand Vizier. Ziliftar Poda, having freed his hostage son, was also expected to participate. Both leaders were in contact with the Cham refugees in the Ionian Islands and in Missologhi and had sent envoys to Greece, even inside the military camps, to recruit warriors. The Albanians and their allies were definitely supported both in theory and in practice by the circle of the discontent captains in Akarnania, the aforementioned opponents of Kapodistrias, who wished to renew the revolution and push Greek frontiers to the north against the provision of the last protocol. This is why the Greek brigand forces carried banners with the cross and portrayed themselves as liberators who had been pursued by their own government and forced to seek a better fortune in the Sultan’s domains. In fact, in May 1831 an army mutiny broke out against Kapodistrias. He managed, however, to preserve the control of all the battalions, while the mutineers merged with the brigands. However, enthusiasm was still running high as news were coming announcing the sacking of numerous Ottoman towns and villages and, most of all, the eventual involvement of Busatli and Poda. Christian brigands joined their forces with Albanian rebels and became even more daring. 50

49. GSA/KP/ICP, file 217, Rados to Kapodistrias, Missolonghi, 27 Dec. 1830/8 Jan. 1831, 9/21 Jan., 12/24, 15/27, 18/30, 21 Jan./2 Feb., 26 Jan./7 Feb. 1831. FO 78/203, Meyer to Adam, Preveza, 30 Jan. 1831, f. 57r; Meyer to Palmerston, Preveza, 9 Feb. 1831, ff. 51r-52r. 50. GSA/KP/ICP, file 217, Rados to Kapodistrias, Missolonghi, 27 Dec. 1830/8 Jan., 9/21 Jan., 30 March/11 Apr., 23 Apr./5 May, 28 Apr./10 May, 5/17 May, 29 May/10 June, 5/17 June 1831; Pappastathopoulos to Rodos, Vonitsa, 23 May/4 June 1831; General State Archives/The Archive of the Governor Plenipotentiary (hereafter GSA/AGP), file 18, Rados to Α. Kapodistrias, Missolonghi, 15/27 March, 2/14 May, 7/19 May 1831; CAHIERS BALKANIQUES 208 L’industrie en Méditerranée

Yet, despite the initial enthusiasm, the timing was far from perfect for the rebels. Mustafa Pasha had been preparing his come back, at least since January 1831. He had tried to secure support of every kind from Serbia, Egypt and Bosnia, mostly from the Bosnians, who shared his detest for the nizam. 51 Open warfare, however, began in the end of March when he moved to the south and occupied Skopje. Among his allies were also some Albanian ayans of Macedonia -one of them, Ali Bey Karafejzić of Tetovo, plundered the bazaars of Sofia- and the expatriate Peloponnesian Tosks of Lala. The Grand Vizier rushed to Bitola while major towns in Thessaly and Southern Macedonia were falling easy prey to the rebels. The odds were against him but he defeated Busatli and his Geghs twice in less than two weeks. Mustafa fled to Skoutari. 52 By that time, Poda had hardly moved his forces. He was checked and then besieged in his castle by Mahmud Hamdi Pasha of Larissa. The northern front had not been cleared yet - the Bosnians were coming and Busatli Pasha was still active. Yet in May the Grand Vizier was in a position to mobilise under the threat of severe punishment his old associates in Ioannina and put them urgently against the Greek-Albanian brigands, still unaffected by the course of warfare in the north. It was not an easy task, yet it was accomplished before the July revival of Cham revolutionary activities in Epirus, the Bosnian victorious offensive and the surprise exodus of Busatli’s besieged forces in Skoutari. By the end of June 1831, the main force of the Greek and Albanian brigands had been defeated and broken into small bands, vexatious but unable to pose a serious threat. Tafil Buzi and Aliko Liamtze, an uncle of the late Aslan Bey Puzi, were leading the strongest of them but proved

Kastanas to Α. Kapodistrias, Karvasaras, 27 March/8 Apr. 1831, Ligovisti, 15/27 Apr. 1831, Vonitsa, 30 Apr./12 May, 13/25 May 1831; Yannakis Yoldasis to Α. Kapodistrias, Karpenisi 23 May/4 June 1831; Tzanoglou to Α. Kapodistrias, Karpenisi, 23 May/4 June 1831, Rangos to Tzatzios, Chamoryanni, 4/16 June 1831; DHAMA, file 1831/4/1.4, Rados to Kapodistrias, Missolonghi, 29 May/10 June 1831. Kasomoulis, 1970, p. 366-82; Spiliadis, 2007, vol. 4, p. 525; Papageorgiou, 1985, p. 33. 51. Naci, 1986, p. 171-173, 177, 183. 52. FO 78/203, Meyer to Palmerston, Preveza, 9 Feb., f. 52r, 24 June 1831, f. 164v; Meyer to Adam, Preveza, 23 Apr., f. 119v., 26 Apr. 1831, f. 122r-v; Emin to Meyer, Ioannina, 12/24 Apr., f. 126r-v., 5 May 1831, f. 141r-v. NL-HaNA., Legatie Turkije en de Levant, vol. 285, Carboneri to de Testa, Thessaloniki, 8 May 1831, no. 80 and 9 May 1831, no 81. Nedeljković, 2015, p. 97-98. BLOOD BROTHERS IN DESPAIR Basil C. GOUNARIS 209 unable to break through and assist the besieged Poda. Apparently, the rebel forces and their allies were hardly coordinated. 53 As far as the Greek brigands were concerned, lack of coordination was only one of their problems. Of greater importance was the growing lack of support from the local Christian population. Christian villagers within the Sultan’s domains were unwilling to see the brigands’ power restored. They could no longer afford supporting them. At the same time, on the Greek side of the border their recent burst for revolutionary glory could not erase the stigma of Turcophilia. They had been deprived of state recognition and protection both in Greece and in the Ottoman Empire. Without Greek or Ottoman commission, they were not different from common outlaws on both sides of the border. 54 This view was shared by both the Grand Vizier and the Greek Governor as mentioned above. The cooperation of the two leaders for the annihilation of brigandage, though not really desirable, was inescapable. The Ottoman Empire and nascent Greece had to act like modern states in spite of recent bitter memories. By the time (June 1831) the brigands were defeated by the pashas who were sent after them, some progress had been made to restrict their movement, albeit it was not impressive. Their annihilation could not be realised as long as Greece would let them cross the border and seek refuge.

“Robbery” and negociations

Kütahı and his son Emin had begun to exercise considerable pressure on Kapodistrias soon after the initial attack against thearmatole captains in December 1830. The governor’s assertion that robbery (listeia/ληστεία) was evil and had to be checked was taken as an official commitment to support Ottoman endeavours and his later promise to seek out any intruding outlaws and force them out of Greece was interpreted as a guarantee for a relentless pursue. Yet soon, Emin Pasha was able to produce ample and detailed evidence that the governor

53. FO 78/203, Meyer to Palmerston, Preveza, 25 May 1831, f. 147r-v; GSA/AGP, file 18, « Ειδήσεις εξ Ιωαννίνων » [New from Ioannina], Vonitsa, 3/15 May 1831; Rados to Α. Kapodistrias, 18/30 May 1831; Pappastathopoulos to Α. Kapodistrias, Vonitsa, 23 May/4 June 1831; Yannakis Yoldagis to Α. Kapodistrias, Karpenisi, 23 May/4 June 1831. GSA/KP/ICP, file 217, Rados to Kapodistrias, Anatoliko, 9/21 May 1831 and Missolonghi, 23 May/4 June 1831; Velis to Rados, Langada, 21 May/2 June 1831. 54. GSA/KP/ICP, file 217, Rados to Kapodistrias, Missolonghi, 27 Dec. 1830/8 Jan. 1831, 9/21, 12/24, 15/27, 18/30 Jan., 2, 7 Feb. 1831. FO 78/203, Meyer to Adam, Preveza, 30 Jan. 1831, f. 57r; to Palmerston, Preveza, 9 Feb. 1831, ff. 51r-52r. CAHIERS BALKANIQUES 210 L’industrie en Méditerranée

could not keep his promise and conform to Ottoman expectations, although Ottoman aims were in line, in Emin’s view, with international law. 55 Ottoman allegations were employed by Kapodistrias to strengthen his case. He admitted bluntly his inability to control the border. He had tried hard and had documents to prove his willingness but he had limited resources. War and anarchy on the other side of the border, he argued, appealed to men who had warfare as their profession and weapons as their tools of trade. He suggested a rearrangement of the frontier line so that it would become defensible and controllable from the Greek side or else the hunting down of the brigands should be assigned to French troops. Both Kütahi and Kapodistrias were aware that in essence their correspondence and arguments on brigandage were linked to the larger and pending debate about the future frontier line. In this context, they both wanted to make clear that they were able to govern effectively their domains. Their shortcomings, therefore, were attributed mostly to each other. Yet, Kapodistrias knew that his arguments, no matter how suitable they were for the Europeans, were not going to save his country in case the Grand Vizier, in his anger and despair, ordered an invasion of Greece to hunt down the brigands. This was his constant and not entirely unsubstantiated concern. In May 1831 Kütahi asked him to urgently choose between stopping the brigands’ entry or allowing the Ottoman army to chase them inside Greece. His letter was also communicated to the European courts. In a final attempt to buy time, Kapodistrias proposed sending a mixed committee to negotiate with the Grand Vizier in Bitola. This was the civilised way to handle the issue. 56 The mission was assigned to Senator Ioannis Karapavlos, a close political friend of the governor, a notable of Koroni, who was escorted by the Russian Consul Ioannis Paparrigopoulos and the British Consul General William Meyer, an old acquaintance of the Grand Vizier since 1828. The Greek proposal consisted of three terms:

• All possible efforts would be made to stop the entry of brigands and rebels and to keep the intruders away from the border zone, • Brigands’ families would be relocated to Peloponnese or to the islands or else they would have to leave Greece,

55. DHAMA, file 1831/4/1.4, Emin to Kapodistrias, Ioannina, 15/27 Apr. 1831. 56. All the correspondence is available at DHAMA, file 1831/4/1.4. See also ΜΕΙ, vol. 1a, p. 485 (no 1412) and pp. 486-7 (nos 1415-6). FO 32/21, Dawkins to Palmerston, Nafplio, 19 June 1831, ff. 139r-141r. BLOOD BROTHERS IN DESPAIR Basil C. GOUNARIS 211

• To the extent that the spoils of looting could be distinguished from legal merchandise, such spoils could not be traded inside Greece. 57 The party moved from Nafplio to Ochrid via Missolonghi, Prevesa and Ioannina but when they arrived, three weeks later, the Grand Vizier was not there. He had departed on the eve of their arrival to face the Bosnian attack threatening Skopje.

In his stead Hati effendi, special envoy of the Porte, carried on the negotiation for two weeks. They reached a standstill when it became clear that the terms under discussion were not the same as those submitted by Kapodistrias to the European ambassadors in Constantinople. The latter had provided for the arrest and deportation of all those who would seek refuge in Greece. The return of the defeated and angry Kütahi two weeks later did not facilitate the negotiations. He would not accept anything less than the firm closure of the border, the arrest and deportation of the runaway rebels and robbers and the payment of indemnities by the perpetrators for damages caused. Even the entry of the Ottoman army into Greece as an ultimate measure was still on the table, though not submitted in writing. The mission of Karapavlos turned out to be impossible. 58 As soon as the envoys reported what had been discussed at Bitola and the new terms of the Grand Vizier were announced, Kapodistrias began preparing a feasible counter-proposal, which he communicated to the Powers. He made clear to his political commissioners and to his officers that if they did not follow his instructions to watch closely over the intruders and deport them the “most essential interests of the state” would be endangered. 59 The negotiations had been a failure by all accounts save one. The Greek Governor had bought some precious time when it was much needed. In late July, when Karapavlos was debating with Hati effendi in Bitola, the improvement of the frontier in favour

57. DHAMA file 1831/4/1.4, Kapodistrias to Karapavlos, Nafplio, 4/16 June 1831. 58. GSA/KP/ICP, file 217, Rados to Kapodistrias, Missolonghi, 13/25 June 1831. For the detailed reports submitted by to Palmerston, Rudsdell and Dawkins, and all the attachments see: FO 78/203, Meyer to Palmerston, Ioannina, 10 July 1831, ff. 172r-174r and 25 Aug. 1831, ff. 184r-188r; to Rudsdell, Ioannina, 9 July 1831, ff. 180r-182v; to Dawkins, Ioannina 22 Aug. 1831, ff. 190r-220r. See also the reports by Karapavlos to Kapodistrias, Ioannina, 27 June/9 July 1831 and Nafplio, 29 Aug./10 Sept. 1831) at DHAMA file 1831/4/1.4. 59. DHAMA/1831/4/1.4, Kapodistrias to Mehmed Reşid, Nafplio, 22 Sept./4 Oct. 1831, no 864; Kapodistrias to the vice-ambassadors, Nafplio, 22 Sept./4 Oct. 1831, no 865; Kapodistrias to Rückmann, Nafplio, 22 Sept./4 Oct. 1831, no 867; Kapodistrias to the commissioners of Eastern and Western Greece, Nafplio, 21 Sept./3 Oct. 1831, no 866. CAHIERS BALKANIQUES 212 L’industrie en Méditerranée

of Greece was finally decided in London, that is the restoration of the Adrianople line (Amvrakikos to Pagasitikos). Instructions were dispatched from London to Constantinople in late September. Most likely Kapodistrias was unaware of the details when he completed his counter proposal. It was only five days before his assassination. By that time, both Ziliftar Poda and the Cham beys of Epirus had been beaten up and capitulated to save their heads. 60 Three weeks later Busatli Pasha also succumbed. A bomb had blown up his gun powder store, in his mighty fortress. He was also pardoned on conditions. The fall of the Busatli house was not the end of the Porte’s Balkan troubles. The Bosnian uprising continued into 1832 and fresh Albanian uprisings took place between 1833 and 1836, Tafil Buzi always playing the leading part. 61 Illegal border crossings did not cease either and gradually became a permanent feature in Greek-Ottoman relations and a prerequisite of state sponsored irredentism. Soon after the assassination of Kapodistrias, Greece was dragged into another round of civil strife between the adherents of a Constitution, with pro-French and British leanings, and the pro-Russians, the followers of the Kapodistrias family and Kolokotronis. Needless to say, Kolettis and his Roumeliot armatole clients constituted the hard core of the former party. In this chaotic period (autumn 1831-winter 1831-32), numerous brigands easily crossed the frontier and some of their captains, Buzi included, were recruited as army officers by the opposition. 62 The Grand Vizier kept a low profile until he had to depart for Syria (spring 1832) to tackle the Egyptian invasion, coming too late to influence Albanian affairs. He watched the capitulated Albanian chieftains, especially Poda, who had sought shelter in Greece instead of going on a pilgrimage to Mecca as he had promised, and in vain protested to the Greek government; but he did not dare to intervene, as Kapodistrias had feared. 63 As a serasker of the old regime, most likely he wished to crash these brigand captains who were getting in his way

60. FO 78/203, Meyer to Palmerston, Ioannina, 25 Aug. 1831 ff. 186v-187v and Arta, 20 Oct. 1831, ff. 235r-236v. GSA/AGP, file 19, Rados to Α. Kapodistrias, Missolonghi, 1/13 Sept. 1831. 61. Sel Turhan, 2014, p. 66-9; Aličič, 1996, p. 305-12; Kamberović, 2002, p. 50-61; Pollo, 1984, p. 118-26; Thëngjilli, 1981. 62. GSA/KP/ICP, file 568, Rados to Α. Kapodistrias, Missolonghi, 20 Oct./1 Nov. 1831; Papageorgiou (ed.), 1992, p. 647-8 (no 686) and p. 630 (no 665); Kasomoulis, 1970, p. 487. Papageorgiou, 2005, p. 291-3; FO 78/216, Meyer to Palmerston, Preveza, 21 Jan. 1832, ff. 6v-7v.; Γενική εφημερίς της Ελλάδος [Journal général de Grèce], 10/22 Jan. 1832. 63. DHAMA, file 1832/4/1.7, Mehmed Reşid to Koundouriotis, Ypsilantis, Zaimis, camp in Syria, 13/25 July 1832. BLOOD BROTHERS IN DESPAIR Basil C. GOUNARIS 213 for a decade or so and accomplish the task once assigned to him by his Sultan. As a Grand Vizier, he knew that the days of brutal suppression were gone. The independence of Greece under King Otto was decided on 29 April/11 May 1832 and the remaining details of the frontier line four months later. All the Ottoman Empire could do was to behave and to reform. Although the problem of brigandage was not of the same scale for Greece and the Ottoman Empire, considering the general dislike of nizam in the Balkans and the extensive fighting to impose the will of the Sultan, both Governor Kapodistrias and Grand Vizier Mehmed Reşid did their best to solve it in a European like manner through diplomatic means. What was at stake was not merely to bring to end brigandage and deal effectively with beys and chieftains, Muslim or Christian, Albanian or Greek. Who would control the new borderland, a by-product of the Greek Revolution, was of outmost importance in the minds of both sides. New frontiers went hand-in-hand with new borderlands; a borderland between a new state, tormented by domestic political strives, Hellas, a crumpling Ottoman Empire, trying to pull itself together, and an Albanian indirect yet violent claim for some kind of territoriality. As diplomacy protracted, a much larger area acquired the characteristics of a borderland, since none of the three interested parties could impose its control. Its size was unspecified, Sterea Hellas, Thessaly, Epirus, South and North Macedonia, Albania, Bosnia.

Albanians at the heart of the problem

Albanians were at the heart of the problem. Vague signs of nationalism could be traced in the plans, letters and sayings of some of their leaders, Geghs or Tosks, but it is hard to argue that as a whole they were pursuing a national project. On the contrary, their beys and clan leaders were bound with bonds of blood and divided by vendettas. The number of their paid followers determined the social hierarchy of these networks. Leadership depended on the size of the purse. Thus, as stated above, their common and most serious concern was to keep alive the mercenary system, not to build a state. Their care for the preservation of the Islamic or any other local tradition reflected nothing more than this major financial concern. Tosks and Geghs sided with or against the Grand Vizier, with or against each other depending on the flow or the promise of salaries. If the Porte paid them, it could easily regain their loyalty. If not, they could –and they did– side with the Greeks without any religious reservation; yet this choice was tactical, an emergency solution for the rebels, not a sign of national convergence; unless the Albanian speaking Greeks (the Souliots included) were willing to renounce their recently acquired Greek veneer and turn Albanian. CAHIERS BALKANIQUES 214 L’industrie en Méditerranée

In order to escape the stigma of Islam Tafil Buzi, who invested heavily on the Greek camp, identified himself as an Epirot, a descendent of the ancient King Pyrrhus and the early modern Christian Albanian warlord Skanderbeg. 64 For other Albanian beys of his rank such arguments were redundant. Usually they tried to exploit old bonds of friendship, trust, alliance or the handy memory of Ali Pasha; a cause that did not necessarily reflect a real past but was socially acceptable. In any case, in the absence of regular payment, Albanian rebels were not in need of an alternative state mechanism. Looting and taxing freely an increasingly extensive region, from Prevesa and Trikala to Sofia and Skopje, especially the urban centres, made up for the loss of salaries. Next to and in contact with the Albanian rebels was the world of the Greek palikaria, the klefts or listes, the armatoles and their captains (kapetanioi), also dressed in their once white kilts and no less unwilling to replace them with any kind of European uniform. In this world, as stated above, flexibility was also a virtue necessary to survive, in addition to networks of power connecting chieftains, followers, political patrons, friends, and relatives. After ten years of warfare a surplus of armed palikaria had been created; young professional warriors, mostly Roumeliots, Epirots and , unable to secure their living in peacetime. The light Greek battalions were an option after 1829 but there was not enough room for hundreds of them or good prospects for regular remuneration. The same was true for their angry captains in search of high offices, which could prolong the irregular taxation of their respective provinces and the payment of their soldiers. Did they have a better option outside Greece? Both the Ottoman army and the Albanian rebels of Poda appeared willing to compensate them for their support. They could exploit the situation to regain their offices or even extract better terms of employment playing one employer against the other. If the Ottomans eventually re-gained Roumeli, then they would top the social hierarchy, being the ablest and most suitable to rule the Greeks anew. Flirting with the Albanians was indeed dangerous; but at least they could seek refuge for themselves and their families as well as markets for the booty in Greece, behind the frontier line. The December attack of Mehmed Reşid against friends and foes alike definitely changed the priorities of those who survived. The armatole career had seemingly come to an official end, but they had not run out of options, especially when Bushatli and Poda got actively involved. In this context, Greek brigands, jointly with the Albanians, could loot extensively Muslims and Christians alike. At the same time they could claim they participated in a revolutionary action to force the revision of the onerous fourth protocol, in a protest against the compromising

64. Σωτήρ [Sauveur], 19/31 May 1835, p. 90. BLOOD BROTHERS IN DESPAIR Basil C. GOUNARIS 215 policy of Kapodistrias and in favour of a constitutional government. Thus, they portrayed themselves as ardent nationalists deserving official pardon and restitution, as the impoverished victims of the governor’s domestic policy and active members of his opposition, ready to take over the government of Greece. Their choice was justified after the Kapodistrias’ assassination and even more so during the following decades, as the deeds of the klefts and the armatoles were purified and cherished in the context of Greek irredentism. Keeping under control and pacifying this turbulent border zone, the habitat of Greek and Albanian military élite, was a complicated task. Neither the Grand Vizier nor the Greek Governor had the necessary capital to buy out the brigand chiefs. For both sides forced conscription to the regular army was the only remedy for disorder but local recruits could not be trusted, having served for a long time as irregulars. Unlike Greece, which depended exclusively on locals recruits, the Empire had the option to move Asiatic troops to the Balkans. But trained reserves were in short supply considering the pressing strategic needs at the time and the novelty of the new model army. As a result, Ottoman regular forces were always outnumbered by Albanian rebels, and irregulars were badly needed to tip the balance of power. Control was not only a matter of military power but also of trust. But trust of the state was in short supply across both sides of the border since the future of those regions had not been decided yet. Kütahı and Kapodistrias relied on a number of trusted military officers, supported by special envoys and administrators (mütesellims in the Ottoman case), to administer taxation and oversee the loyalty of the rest. They also spent considerable effort to massage the notables and the clergy with promises of law and order in order to break loose from the captains’ tight control. In this task, the Grand Vizier proved more efficient than the Greek Governor. It was not only a matter of experience. Although his policy was closely monitored by the European powers, he could still employ mass violence and treachery to subdue his opponents as long as he could prove that this was his only option and a prerequisite for the new order. The efforts to control the borderland would have been more effective if a definite frontier line had been decided. Yet, even in its absence, a sense of territoriality had been developed to the benefit of both the states and the outlaws. The former had to converge over the border in order to secure trade, the movement of transhumant shepherds, passport control, quarantine, and most of all security. These could not be achieved without physical contact between the Ottoman pashas and the Greek majors, without direct or indirect communication between the Governor and the Grand Vizier. Outlaws had also benefited. Ravaging outside the line under the appropriate banner was not an evil act but a manifestation of Greek patriotism. Inside the line, as mentioned above, there was always a safe CAHIERS BALKANIQUES 216 L’industrie en Méditerranée

place for brigands, thieves, rebels and mutineers and chances to trade the spoils of plunder, mostly sheep and goats. Sometimes outlaws were dined, inebriated, and bribed by Greek officers to stay outside Greece and thus negate Ottoman allegations of offering them asylum. This set up involved even virtual skirmishes. On other occasions Greek officers extracted money and treats from the Muslim beys to secure safe pastures for their sheep inside Greece. Most likely, these were not the only occasions to extract bribes and they did not cease when the line was fixed.

Conclusion

To conclude, Greek independence and the end of warfare after the conclusion of the Russo-Turkish war affected in multiple ways the armed Greek and Albanian elites of the region. Territorial demarcation, the attempted restoration or building (in the case of Greece) of central control in order to monopolise violence, peace on non acceptable terms, and military modernisation went clearly against their traditional interests. Their world seemed to have come to an end. Their responses turned violent in direct ratio to the threat of extinction they encountered. But this did not imply that they were not willing to compromise. Turning brigand or rebel, as the case might be, were standard practices that facilitated a successful new agreement of terms. No doubt, this attitude was in the mind of everybody from top to bottom, from Mustafa Pasha of Skodra to the last Greek palikari. They did not want to break bad, but to regain their status, influence, and welfare. Only this time the scale was different. Generalised mutiny inside Greece and the Empire was undesirable for the Powers. This was clear to Kapodistrias and to the Grand Vizier. They both proved extremely willing to sacrifice the old élite of captains and beys for the needs of current diplomacy unless they succumbed and obeyed. In an unexpected way, however, the violent reaction of these agents of tradition, regardless of their true motives and slogans, fed back both Albanian nascent nationalism and Greek irredentism and tormented diplomacy for ages. Revenge is a dish always served cold. BLOOD BROTHERS IN DESPAIR Basil C. GOUNARIS 217

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General State Archives/Kerkyra Prefecture, Ioannis Kapodistrias Papers (hereafter GSA/KP/ICP)

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National Archives U.K., Foreign Office (hereafter FO).

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Nederlands, Het Archief National (hereafter NL-HaNA.)

Legatie Turkije en de Levant, vol. 138. CAHIERS BALKANIQUES 222 L’industrie en Méditerranée

Abstract: in the last stage of the disastrous war for Greek independence (1829-31), the suggested northern frontier line changed three times. The uncertain future of the region, the pressure of the central government to create regular armed forces and to safeguard security along the new border land brought the local Greek and Albanian military élites, after ten years of heavy fighting, in an awkward position. Their options were restricted and their welfare as mercenaries was threatened. The crumbling Empire and the soon-to-be Greek nation-state, were unpredictable in their responses either as allies or as enemies. Their choices of reaction varied, yet their method was uniform: to bargain tough before compromising, even if the given choice involved mutiny and extensive civil strife. Their opponents, on the other side, Governor Ioannis Kapodistrias and Grand Vizier Mehmed Reşid had to show in the eyes of the Great Powers determination and improvisation, in order to gain the necessary prestige and win back the disputed territories. Eventually the making of the frontier forced both warlords and politicians to transform their tactics and reconsider their alliances.

Keywords: robbers, armatols, klephts, betrayal/capitulation/agreement/ haggling, national cause/personal interest, tosk, gegh, Epiros, Greek independence war, Kapodistrias Ioannis, Reşid Mehmed-Kütahı, Greece, Albania, Greek war of independence, political history, diplomatic history

Résumé : dans les dernières années de la catastrophique guerre d’indépendance grecque (1829‑1831), la frontière nord de la Grèce qui fut suggérée, changea trois fois. Le futur incertain de la région, les pressions du gouvernement central en vue de créer une armée régulière et d’assurer la sécurité dans les nouvelles régions frontalières mirent les élites grecques et albanaises dans une position difficile, après dix ans de durs combats. Leurs options étaient réduites et leur prospérité, comme mercenaires, menacée. Les réactions, que ce soit comme alliés ou comme ennemis, de l’Empire ottoman déclinant et de l’État grec en construction étaient imprévisibles. Il y avait diverses réactions possibles mais leur choix fut le même : négocier sévèrement leur place avant de se soumettre, même si cela supposait une révolte et des luttes civiles. De l’autre côté, leurs adversaires, le gouverneur Ioannis Capodistria et le Grand vizir Mehmed Reşid devaient montrer aux grandes puissances à la fois leur volonté et leur capacité d’improvisation, pour conserver leur prestige et retrouver les territoires qu’ils risquaient de perdre. Le tracé d’une frontière contraignit finalement autant les combattants que les politiques à changer leur tactique et à revoir leurs alliances. BLOOD BROTHERS IN DESPAIR Basil C. GOUNARIS 223

Mots‑clés : brigands, armatoles, klephtes, trahison/soumission/accord/ marchandage, cause nationale/intérêt personnel, tosque, guègue, Épire, guerre d’indépendance grecque, Kapodistrias Ioannis, Mehmet Rechid‑Kioutachis.

Περίληψη: κατά το τέλος του καταστροφικού πολέμου της ελληνικής ανεξαρτησίας (1829‑1831), το προτεινόμενο βόρειο σύνορο της Ελλάδας άλλαξε τρεις φορές. Η ρευστότητα για το μέλλον της περιοχής, οι πιέσεις της κεντρικής εξουσίας για τη δημιουργία ενός τακτικού στρατού και συνθηκών ασφάλειας στις νέες παραμεθόριες περιοχές έφεραν την ελληνική και αλβανική ελίτ, μετά από δέκα χρόνια σκληρού πολέμου, σε δεινή θέση. Οι επιλογές του περιορίζονταν και η ευημερία τους, ως μισθοφόρων πολεμιστών, απειλούνταν. Η παραπαίουσα Οθωμανική Αυτοκρατορία και το υπό κατασκευήν ελληνικό κράτος ήταν απρόβλεπτοι στις αντιδράσεις τους είτε ως σύμμαχοι είτε ως εχθροί. Ακολούθησαν διαφόρους μεθόδους αντίδρασης, αλλά η βασικήμέθοδος ήταν η ίδια: να διαπραγματευτούν σκληρά τη θέση τους πριν συνθηκολογήσουν, ακόμη κι αν αυτό σήμαινε στάση και εμφύλιες συγκρούσεις. Οι αντίπαλοί τους, από την άλλη πλευρά, ο Κυβερνήτης Ιωάννης Καποδίστριας και ο Μεγάλος Βεζίρης Μεχμέτ Ρεσίτ (Κιουταχής) έπρεπε να επιδείξουν ενώπιον των Μεγάλων Δυνάμεων αυτοσχεδιασμό και αποφασιστικότητα, ώστε να διατηρήσουν το κύρος τους και να ανακτήσουν τις επαρχίες που κινδύνευαν να χάσουν. Ο σχηματισμός των συνόρων ανάγκασε τελικά τόσο τους πολεμιστές όσο τους πολιτικούς, να μεταβάλουν τις τακτικές τους, και να αναθεωρήσουν τις συμμαχίες τους.

Λέξεις‑κλειδιά: λήστες, αρματολοί, κλέφτες, προδοσία/συνθηκολόγηση/ συμφωνία/ παζάρεμα, εθνικό αγώνας/προσωπικό συμφέρον, τοσκικό, γκεγκικό, Ήπειρος, ελληνικός πόλεμος ανεξαρτησίας, Καποδίστριας Ιωάννης, Μεχμέτ Ρεσίτ‑Κιουταχής, Ελλάδα, Αλβανία, Ελληνικός πόλεμος απελευθέρωσης, διπλωματική ιστορία, πολιτική ιστορία

Anahtar Kelimeler: haivutlar, armatol, klepht, ihanet/kapitülasyon anlaşma/ pazarlık, ulusal neden/kişisel ilgi, tosk, geg, Epirus, Yunan Kurtuluş Savaşı, Kapodistrias Yannis, Reşid Mehmed, Yunanistan, Arnavutluk, Yunan bağımsızlık savaşı, siyasi tarih, diplomasi tarihi

Ключевые слова: разбојници, арматоли, клептес, предавство/ капитулација/договор/пазарење, национална, причина/личен, интерес, тоскиско, гегиско, Епир, Грчка војна за независност, Каподистријас Јоанис, Решид Мехмед‑Ќутахија, Грција, Албанија, грчката војна за независност, политичката историја, дипломатската историја

La dynamique de la politique européenne dans le Caucase

The European politics dynamics in Caucasus

Η δυναμική της Ευρωπαϊκής πολιτικής στον Καύκασο

Anastasia Ch. Lekka université du Pirée et université de Thessalie

Introduction Cet article se veut une introduction à l’étude de la nouvelle politique européenne dans le Caucase. L’étude des initiatives européennes régionales - politique européenne de voisinage, synergie de la mer Noire, partenariat oriental - cherche à promouvoir un dialogue scientifique autour de la stratégie européenne de coopération dans la région élargie du Caucase et des perspectives dans les relations de l’Union Européenne avec la Fédération de Russie et les États-Unis. Dans la bibliographie internationale, l’étude de la Transcaucasie et les évolutions dans les pays de cette région ont constitué un objet de recherche sur un plan théorique et empirique depuis le début de la décennie 1990, avec pour principal point de référence les républiques de l’ex-Union Soviétique et les efforts pour établir des institutions politiques et économiques. Nous avons la conviction que, bien que la région élargie du Caucase, aussi bien dans sa dimension historique que contemporaine, ait été examinée de façon exhaustive dans la bibliographie internationale, l’étude de la nouvelle politique européenne dans cette région peut apporter quelque chose de neuf au vu des évolutions qui ont lieu au début du xxie siècle. L’analyse de la politique européenne après la guerre froide en Europe du Sud-Est, dans la mer Noire et dans le Caucase ne relève pas, jusqu’à aujourd’hui, d’un acquis théorique et méthodologique accepté par tous les chercheurs. CAHIERS BALKANIQUES 226 L’industrie en Méditerranée

La présente étude se focalise sur l’interprétation des intérêts géopolitiques et géoéconomiques de la nouvelle stratégie européenne dans cette région, dans une approche réaliste, à travers le prisme de l’économie politique internationale. Cet article essayera de répondre aux deux questions suivantes : quelles sont les raisons qui ont amené l’Union européenne à prendre des initiatives dans la région du Caucase, et pourquoi le Caucase constitue la région la plus instable de l’ex-Union soviétique.

L’échiquier réaliste dans l’économie politique internationale

On considère ici l’approche réaliste à travers le prisme de l’économie politique internationale, comme l’outil méthodologique approprié pour contribuer à mieux comprendre les changements économiques survenus dans le système régional au début du xxie siècle. Le réalisme constitue l’ancienne école de pensée dans l’étude des relations internationales et il a permis d’analyser des sujets avec un grand succès. Cette théorie qui nous vient de Thucydide - le premier auteur réaliste -, est liée à une approche de l’économie politique internationale. Dans l’Histoire de la Guerre du Péloponnèse par exemple, Thucydide attribue la guerre entre les cités-États grecques à une série de changements économiques, dont l’augmentation du volume du commerce et l’émergence de nouvelles puissances commerciales comme Athènes et Corinthe. Il considérait la richesse comme une source de puissance militaire et estimait que la guerre n’est pas tant une affaire d’armes que d’argent 1. Dans cette approche théorique, nous tenterons de définir les composantes géoéconomiques et géopolitiques qui font du Caucase une région particulièrement importante aux yeux des acteurs internationaux et régionaux au début du xxie siècle. Il est clair que les questions économiques ont toujours influencé la conjoncture internationale et déterminé le comportement des États ; néanmoins, elles sont assurément de loin plus importantes depuis la fin de la guerre froide. Par ailleurs, dans les conditions de l’économie internationale, souligne Robert Gilpin, les États continuent d’user de leur autorité pour suivre des choix politiques profitables pour leurs intérêts et ceux de leurs citoyens 2, parmi lesquels la jouissance de

1. Cohn, 2005, p. 103 ; Gilpin, 2003, p. 105, et du même auteur, 2006, p. 125 ; Monten, 2006, p. 3-25. 2. Iphaistos, 1999, p. 332. LA DYNAMIQUE DE LA POLITIQUE EUROPÉENNE DANS LE CAUCASE Anastasia Ch. LEKKA 227 bénéfices ou de grandes parts de bénéfices provenant des activités économiques internationales, et la préservation de leur indépendance nationale 3. Un point-clé est que tous les États et toutes les régions qui produisent de grandes quantités de pétrole (à l’exception de l’Amérique du Nord) sont dans une situation instable, et pris dans différents conflits. L’Occident est certes actuellement moins dépendant du pétrole que par le passé, essentiellement en raison de l’adoption de nouvelles politiques énergétiques comme la création de stocks stratégiques de carburants ou la diversification des sources d’énergie en passant du pétrole à l’énergie nucléaire ou au gaz naturel, mais il reste que le pétrole continue à pouvoir provoquer une crise 4. Les objectifs de l’Occident -surtout des États-Unis - continuent d’être, entre autres, la stabilisation du prix international du pétrole brut au niveau le plus bas possible. Les États-Unis cherchent également à contrôler au maximum la production et le transport du pétrole et du gaz naturel vers les marchés occidentaux, en neutralisant les concurrents potentiels de l’Europe de l’ouest, de l’Orient (Russie et Chine) ou du Moyen-Orient. Dans ce contexte, l’Asie centrale et le Caucase, la mer Noire et les Balkans ont acquis une importance géostratégique particulière, soit en tant que régions productrices de pétrole et de gaz naturel, soit en tant que passages stratégiques pour le transport de ces produits. C’est ici qu’il faut chercher les raisons du nouveau jeu géoéconomique et géostratégique qui se joue après l’effondrement de l’Union soviétique. Plus spécifiquement, nous pouvons dire que les conflits qui ont lieu dans l’ensemble de la région sont en large part liés à l’exploitation du pétrole et du gaz. Lors de la guerre entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan que les grandes puissances de la région ont largement attisée, la Russie a soutenu militairement et politiquement l’Arménie, tandis que l’Iran et la Turquie ont soutenu l’Azerbaïdjan. L’instabilité en Géorgie, qui vient des tendances séparatistes des républiques d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud, tendances avivées par Moscou, s’explique par le rôle stratégique que joue l’Azerbaïdjan limitrophe dans l’acheminement du pétrole vers la Turquie. L’intervention russe en Tchétchénie est, elle aussi, liée au facteur pétrole 5. L’explosion du conflit entre la Russie et la Géorgie en août 2008 a constitué le sommet d’une guerre de faible intensité entre les deux États. Comme le signale Théodoros Tsakiris, « le pouvoir géorgien n’aurait jamais pu prendre la forme

3. Gilpin, 2003, p. 36. 4. Fouskas, 2008, p. 76-77, Iphaistos, 2000, p. 359. P. Iphaistos, traitant des causes de la guerre, soutient que « la quête de nouvelles ressources ou de ressources susceptibles d’offrir des bénéfices constitue, entre autres, une cause de guerre dans le monde actuel ». 5. Boniface, 2004, p. 144. CAHIERS BALKANIQUES 228 L’industrie en Méditerranée

agressive qu’il a prise s’il n’avait pas pensé avoir le soutien des États-Unis et de l’OTAN » 6. Toutefois, l’aventure géorgienne n’est pas parvenue à bouleverser les relations entre les États-Unis et la Russie et assurément pas les relations entre Russie et Union européenne. De son côté, la Russie cherche à renforcer son rôle régional et son rang international. Son changement essentiel au début du xxie siècle est que, tandis que jusque là elle semblait accepter la suprématie américaine dans d’importantes régions du monde, et se contentait de parlementer avec les Américains, elle cherche actuellement, en profitant de la conjoncture internationale, à exploiter le vide politique laissé par les politiques de Washington ; en mettant en doute la suprématie américaine, dans un avenir plus éloigné, elle veut revenir de manière dynamique sur la scène internationale, comme l’un des protagonistes d’un système international supposé plus juste et plus sûr 7. L’Union européenne a exprimé des inquiétudes similaires. Déjà dans Livre vert édité par la Commission européenne, on rappelle que le pétrole a une importance aussi vitale pour l’économie que le pain 8. La famille européenne joue le premier rôle dans l’adoption de programmes énergétiques depuis la décennie 1990, en cherchant à en tirer bénéfice. L’un de ces programmes, le TACIS (Technical Aid to the Commonwealth of Independent States), comprend deux projets de réseaux d’infrastructures, le TRACECA (TRAnsport Corridor Europe Caucasus Asia, corridor de transport entre l’Europe, le Caucase et l’Asie) et l’INOGATE (INterstate Oil and GAs To Europe pipelines). Les réalistes, prétend Theodore Cohn, insistent sur les bénéfices qu’ils apporteraient et leur intérêt pour la survie et la sécurité des États 9. L’instabilité persistante dans la région du Caucase, et la conviction des dirigeants européens que seules la stabilité et la sécurité peuvent assurer des profits ont contribué à la prise d’importantes initiatives. Ces initiatives, telles qu’elles sont analysées ci-dessous, visent à assurer à long terme la sécurité énergétique et ses avantages. Par ailleurs, les nouvelles républiques du Caucase attendent, elles aussi, des profits des fonds et programmes européens pour l’amélioration des réseaux d’infrastructure dans des domaines tels que l’énergie, les transports, l’environnement, l’adoption de nouvelles connaissances technologiques, etc.

6. Tsakiris, 2008, p. 14. 7. Philis, 2008, vol. 14/1, p. 13. 8. Fouskas, 2008, op. cit., p. 73. 9. Cohn, 2005, p. 126. Gilpin, 2003, p. 125-126. LA DYNAMIQUE DE LA POLITIQUE EUROPÉENNE DANS LE CAUCASE Anastasia Ch. LEKKA 229

Politique européenne de voisinage

La politique européenne de voisinage est la réponse de l’Union européenne aux nouveaux défis nés du cinquième et du sixième élargissement en 2004 et en 2007. Un nouveau cadre pour les voisins orientaux et méridionaux de l’Europe élargie a été mis en œuvre pour la période 2007-2013, puis s’est poursuivi pour la période 2014-2020. Ses objectifs essentiels sont d’étendre les avantages de l’Europe des 27 aux pays voisins, en renforçant la sécurité, la stabilité et la prospérité dans la région. Cette politique vise également à lutter contre le risque d’apparition de nouvelles lignes de démarcation entre l’Union européenne et ses nouveaux voisins et à leur offrir la possibilité de participer au marché intérieur et à d’importantes activités européennes, par le biais de la coopération économique et sociale, en collaborant à des questions concernant la justice, les affaires intérieures, la lutte contre le crime organisé et l’immigration irrégulière 10. La politique européenne de voisinage a renforcé la collaboration régionale et sous régionale et elle ambitionne de contribuer à régler les conflits régionaux 11. La promotion de la collaboration transfrontalière, avec la participation des autorités locales, régionales et des acteurs non gouvernementaux, devrait aider l’Union européenne à assurer la coopération et la coexistence pacifique dans les régions frontalières de l’Europe élargie. Cette politique encourage également les voisins de l’Union, qui ont signé des accords de coopération et de partenariat avec elle, à promouvoir des travaux d’infrastructure, surtout dans le domaine de l’énergie et d’autres domaines avec de nouvelles formes de coopération et d’interconnexion constructives 12. Un des premiers pas dans la concrétisation de cette politique est le plan d’action déjà mis en place, un autre pas sera le début de négociations qui aboutiront à la conclusion des Accords européens de Voisinage qui remplaceront les accords bilatéraux existants. Cette politique s’adresse aux pays qui se trouvent

10. http://www.consilium.europa.eu/en/press/press-releases/2015/04/20-council- conclusions-review-european-neighbourhoodpolicy. European Commission. Communication from the Commission Paving the way for a New Neighbourhood Instrument COM (2003) 293 Final 1.7.2003, et European Commission. Communication from the Commission: A Strong European Neighbourhood Policy, COM (2007) 774 Final, Brussels 05/12/2007, consulté le 2 mai 2017. 11. Council Conclusions review 20/4/2015. European Commission COM (2007) 774 Final, Brussels, 05/12/2007, p. 6. 12. European Commission. Communication from Commission in the Council and European Parliament. Progress report on implementation of the European Neighbourhood Policy, sectoral progress, COM (2009) 188/4, Brussels 23/04/2009. CAHIERS BALKANIQUES 230 L’industrie en Méditerranée

à la bordure extérieure des frontières de l’UE à la suite de l’élargissement. Elle peut donc s’appliquer à l’Europe orientale, à la Biélorussie, à la Moldavie, à tous les pays de la Méditerranée - à l’exception de la Turquie, dont les relations avec l’UE sont liées aux procédures de préadhésion - et à la région du Caucase du sud (Arménie, Azerbaïdjan, Géorgie). À partir de 2007, elle s’étend aux pays de l’Europe orientale et de la mer Noire qui ont contracté avec l’Union des Accords de coopération et de partenariat. Les relations UE-Russie se développent dans quatre espaces communs de collaboration, définis lors du sommet de Saint-Pétersbourg en 2003, un espace économique commun, avec l’accent mis sur l’environnement et l’énergie, la coopération sur les questions de sécurité, de justice, dans le domaine de la sécurité extérieure ainsi que dans celui de la recherche et de l’éducation, héritage culturel compris 13. Le plan d’action couvre deux aspects importants pour l’UE : l’engagement dans des activités précises qui devront renforcer la cohésion concernant les valeurs et les objectifs communs dans le domaine de la politique étrangère et de la défense et, ensuite, une mise en œuvre qui rapprochera les pays voisins - partenaires de l’UE - de la famille européenne, par leur participation à une série de domaines prioritaires. Par exemple, les pays associés créeront une zone de libre-échange, en surmontant les obstacles des droits de douane et les problèmes techniques. Le plan d’action de la politique européenne de voisinage adopte comme moyen de financement l’Instrument européen de Partenariat et de Voisinage (IEPV), qui vient compléter les programmes déjà existants et se concentre sur des secteurs comme la collaboration transfrontalière, transnationale et régionale ; il est appliqué depuis 2007. En résumé, la politique européenne de voisinage constitue un cadre réaliste qui se fonde sur un ensemble commun de valeurs de base, adapté aux besoins concrets de chaque partenaire sur une base bilatérale. Les plans d’action lancés depuis 2004 concernent Israël, la Jordanie, le Maroc, la Moldavie, l’Autorité palestinienne, la Tunisie, l’Ukraine, et ils se sont étendus ensuite à l’Arménie, la Géorgie et l’Azerbaïdjan. Au-delà de la politique de voisinage, c’est la création d’un cercle de « pays amis » autour de l’UE 14. L’IEPV a mis à disposition, pour les nouvelles républiques du Caucase, la somme de 1034,1 millions d’euros pour la période 2007-2013 et a couvert une

13. Nous rappelons que la collaboration entre l’UE et la Russie a été mise en route depuis la conclusion des Accords de Partenariat et de Coopération des deux parties impliquées. Voir European Commission Document, The EU’s relations with Russian 17.05.2001. http//europa.eu.int/comm/externalrelations/russia/sum.mit17.05.01/statementhtm. 14. L’IEPV a remplacé l'EPV pour la période 2014-2020 avec un nouveau budget de 15,4 billions d'euros. Voir www.enpi-info.eu/ENIEuropean-Neighbourhood-instrument. LA DYNAMIQUE DE LA POLITIQUE EUROPÉENNE DANS LE CAUCASE Anastasia Ch. LEKKA 231 grande zone d’activités, comme le soutien au processus de démocratisation et de bonne gouvernance, à la mise en place de réformes pour améliorer l’administration, au développement des infrastructures et à la réduction de la pauvreté. Des sommes dont l’IEPV disposait pour cela durant la période 2007-2013, l’Ukraine est le pays qui a reçu la plus grande part (494 millions d’euros). Puis vinrent la Moldavie (209,7 millions d’euros), la Géorgie (120 millions d’euros), l’Arménie (98,4 millions d’euros), l’Azerbaïdjan (92 millions d’euros) et la Biélorussie (20 millions d’euros). Les domaines qui reçurent de l’IEPV les crédits les plus importants sont le développement économique et la modernisation des infrastructures 15.

Synergie de la mer Noire

La région de la mer Noire a toujours constitué un nœud de communication pour le commerce mondial, un carrefour historique entre l’Occident et l’Orient, entre l’Europe et l’Asie, entre le Nord et le Sud. Les détroits du Bosphore relient les régions riches en matières premières de l’Asie centrale et de la Sibérie avec la Méditerranée, l’Europe et l’Afrique du Nord. C’est donc une voie de communication entre l’Europe et l’Asie centrale, ainsi qu’entre les marchés développés de la Chine et de l’Europe. L’Organisation de Coopération économique de la mer Noire (OCEMN) fondée en 1992 à Istanbul comprend la Grèce, la Bulgarie, la Roumanie et la Moldavie (à l’ouest), l’Ukraine et la Russie (au nord), la Géorgie, l’Arménie et l’Azerbaïdjan (à l’est) et la Turquie (au sud). Bien que l’Arménie, l’Azerbaïdjan, la Moldavie et la Grèce n’aient pas de littoral sur la mer Noire, l’histoire, la proximité et les liens étroits qu’ils ont tissés en font des acteurs régionaux naturels. Les pays de la mer Noire 16 forment un marché qui dépasse les 350 millions de consommateurs et ils ont en réserve un important capital industriel et humain, avec de sérieuses perspectives de développement. La politique régionale européenne en mer Noire veut collaborer avec l’OCEMN pour pouvoir faire face aux défis et aux perspectives offertes aux deux parties. La CEMN avait poursuivi dès ses débuts un plan pour collaborer avec l’UE et s’intégrer dans le développement mondial, avec pour objectif principal

15. European Commission Assistance programming documents: ENPI Armenia, Azerbaijan, Belarus, Georgia, Moldova, Ukraine, Country Strategy Paper 2007-2013 and National Indicative Programma 2007-2013. 16. Voir Lekka, 2000, p. 181-182. CAHIERS BALKANIQUES 232 L’industrie en Méditerranée

de renforcer la stabilité, la sécurité et la prospérité dans les pays de la mer Noire à travers la coopération économique et le développement 17. L’UE avait développé de nombreuses initiatives afin de soutenir les réformes économiques et politiques des pays ci-dessus, des accords bilatéraux, tels que le processus de préadhésion avec la Turquie, la politique de voisinage et la stratégie de partenariat avec la Fédération de Russie ; toutefois, malgré un cadre bilatéral de relations avec chaque pays de la région, elle n’avait pas développé de relations directes avec la CEMN. Les tentatives de rapprochement entre les pays de la mer Noire et l’UE ont débuté à Kiev le 14 février 2007 18. La synergie de la mer Noire, comme a été appelée la nouvelle initiative de coopération, vise à développer des relations plus étroites d’une part entre les pays membres de l’Organisation de Coopération économique de la mer Noire, et d’autre part entre ces pays (en tant qu’ensemble unique) et l’UE. Cette nouvelle initiative régionale a été élaborée par la Commission européenne depuis 2007 dans le cadre de la politique européenne de voisinage avec des pays qui ne sont pas destinés à adhérer et elle se concentre sur la promotion de la coopération transfrontalière et régionale 19. La Commission européenne participe à la synergie de la mer Noire en qualité d’observateur, ainsi que sept pays européens (Allemagne, France, Italie, Autriche, Pologne, Slovaquie et République de Tchéquie). La coopération concerne un large rayon d’activités dans des domaines tels que l’infrastructure, l’énergie, l’environnement, les transports, le commerce, les déplacements de citoyens dans de bonnes conditions de sécurité, le renforcement des institutions démocratiques et de la bonne gouvernance, la recherche et la technologie, la promotion de la recherche officielle et des programmes d’éducation.

17. “Opinion of the Committee of the regions and Black Sea Synergy - A new regional Cooperation initiative», Official Journal of the European Union (2008/C 105/10), 25.4.2008, and document of the European Commission BSEC-EU Interaction. The BSEC approach”, Brussels, 2006, pp. 3-4. Voir également Alexandros Yannis, 2008, The European Union and the Black Sea region: The new eastern frontiers and europeanisation, International Centre for Black Sea Studies – Αθήνα: ICBSS, Policy Brief no 7, p. 4. 18. “The joint Statement of the Ministers of Foreign Affairs of the Countries and the EU and of the Wider Black Sea Area, Kiev, 14 February 2008” et “European Communication - communication from the commission to the European Parliament: Black Sea Synergy – A new regional cooperation initiative” COM (2007) 160 Final, Brussels, 11 April 2007. 19. “Black Sea Regional Strategy 2009-2013. Promoting a region - wide interaction between BSEC and EU”, 2008, Working Paper submitted by the ICBSS to the ad hoc Group of Experts on BSEC-EU interaction, Athens, 26 September, pp. 2-3. LA DYNAMIQUE DE LA POLITIQUE EUROPÉENNE DANS LE CAUCASE Anastasia Ch. LEKKA 233

Un programme ambitieux signé par l’UE avec la Russie, en mars 2013, concerne la création d’un Marché énergétique paneuropéen qui doit se concrétiser d’ici 2050 20. Le programme du réseau régional de transport de la mer Noire, quant à lui, s’est achevé en décembre 2013 et a soutenu le développement d’un réseau électrique dans le Caucase en renforçant le réseau électrique de transmission géorgien et en augmentant la capacité d’interconnexion entre la Géorgie et la Turquie. Un programme complémentaire qui vise à l’interconnexion entre la Géorgie et l’Arménie est actuellement à l’étude. Le soutien financier de la nouvelle initiative s’appuie sur le principe de cofinancement de la part du programme communautaire de la politique de voisinage, de la Caisse de développement régional et d’autres programmes dont dispose l’UE, tout comme le soutien financier de la Banque européenne pour la Reconstruction et le Développement et de la Banque européenne d’Investissement. La synergie de la mer Noire promeut le dialogue entre ces pays pour développer leur politique et leurs activités régionales. L’initiative vise également à mieux coordonner les projets et les programmes régionaux existants en leur apportant ainsi une valeur ajoutée et en évitant les doublons. De plus, elle met en place, dans des domaines spécifiques, de nouvelles dispositions législatives qui contribueront à renforcer le climat de confiance mutuelle entre les pays de la région. Toutefois, l’expérience de ces dernières années met à l’épreuve la coopération régionale, dans un environnement composite et plus spécialement dans la situation géopolitique actuelle (le cas de l’Ukraine). La situation exige l’implication active d’un nombre toujours croissant d’acteurs, États membres de l’UE et pays membres de la mer Noire compris.

Partenariat oriental

Le partenariat oriental est une nouvelle politique européenne d’inspiration suédoise et polonaise, inaugurée à Prague en 2009, qui s’adresse à l’Arménie, l’Azerbaïdjan, la Géorgie, la Moldavie, l’Ukraine et la Biélorussie 21. Elle a été décidée en décembre 2008 à Bruxelles. Elle vise à apporter un soutien européen effectif et supplémentaire aux réformes dans les États de l’Europe orientale et du sud du Caucase en ce qui concerne la démocratie et l’économie de marché tout

20. “Black Sea Synergy review of a regional cooperation initiative”, European Commission, High Representative of EU for foreign Affairs and Security Policy. Brussels 21.1.2015, SWD (2015) 6 Final, p. 4. 21. La participation de la Biélorussie au partenariat oriental était liée à l’évolution globale de ses relations avec l’UE. CAHIERS BALKANIQUES 234 L’industrie en Méditerranée

en renforçant leur intégrité étatique et territoriale. Cette stratégie européenne promeut la stabilité, la sécurité et la prospérité de l’UE, de ses partenaires, et du continent tout entier 22. Il s’agit d’une ambitieuse structure institutionnelle dans le cadre de la politique européenne de voisinage, dont on attend qu’elle réajuste son niveau d’engagement politique et qu’elle aide à contracter des accords bilatéraux d’association de nouvelle génération. Les plates-formes officielles du programme sont :

• la démocratie, la bonne gouvernance et la stabilité ; • l’intégration économique et la convergence avec les politiques européennes ; • la sécurité énergétique ; • les contacts entre les peuples.

Le partenariat oriental a donc pour objectif également une harmonisation avec l’économie européenne et la possibilité, pour les citoyens des pays ci-dessus, un voyage plus facile dans les pays européens, à condition de respecter les conditions de sécurité ; il instaure de nouveaux accords améliorés de sécurité énergétique qui profiteront à tous les pays contractants, ainsi qu’un soutien financier renforcé 23. Ce partenariat a été accueilli avec enthousiasme par les voisins de l’Est de l’UE, car il répond à leur souhait de se rapprocher davantage des institutions européennes d’intégration. L’UE, elle, a des intérêts vitaux dans la région où, depuis la fin de la guerre froide, des changements radicaux se sont opérés. Par ailleurs, les élargissements successifs ont renforcé la proximité de ces pays avec l’UE, comme l’avait souligné le président de la Commission européennen Jose Manuel Barroso ; de surcroît, les réformes que soutient la politique européenne de voisinage ont déjà permis à ces pays de se rapprocher du système européen du point de vue politique et économique. L’UE veut resserrer ses relations avec ses voisins de l’Est, compte tenu du conflit en Géorgie en août 2008. Après le conflit dans le Caucase, le Conseil européen du 1er septembre a en effet invité la Commission à soumettre des propositions et à accélérer le processus de développement de la nouvelle initiative. Après avoir délibéré avec ses partenaires de l’Est, la Commission propose de développer des relations bilatérales plus profondes et de créer un nouveau cadre

22. European Commission, Communication from the Commission to the Council and the European Parliament, Eastern Partnership, COM (2008) 823 Final, Brussels, 31 December 2008, p. 3 ainsi que Commission Staff Working Document accompanying the Eastern Partnership, Brussels, SEC (2008) 297/4/3. 23. Eastern Partnership, Communication 31 December 2008, p. 8. LA DYNAMIQUE DE LA POLITIQUE EUROPÉENNE DANS LE CAUCASE Anastasia Ch. LEKKA 235 multilatéral de coopération. Les principaux nouveaux points de l’initiative sont les suivants 24:

• adoption de nouveaux accords d’association, dont des accords de libre-échange avec les partenaires qui sont prêts à prendre les engagements fermes que présupposent les accords d’association à l’égard de l’UE ; • programmes globaux financés par l’UE afin d’améliorer la capacité administrative des partenaires ; • intégration progressive dans l’économie de l’Union européenne ; • encouragement des pays partenaires à développer un réseau de libre-échange entre eux, qui pourrait à long terme mener à la création d’une communauté économique de voisinage ; • contraction de « pactes de mobilité et de sécurité » en vue de faciliter les voyages vers l’UE et, parallèlement, renforcement des efforts pour combattre la corruption, le crime organisé et l’immigration illégale. Les pactes devront également contribuer à la mise en conformité des structures d’octroi d’asile avec les normes de l’UE, dans le but plus éloigné d’abolir les visas d’entrée avec tous les partenaires qui y collaborent ; • étude par la Commission des possibilités de mobilité de la main-d’œuvre dans le but de l’ouverture du marché européen du travail ; • augmentation de la sécurité en matière d’énergie pour les partenaires européens et orientaux 25 ; • programmes pilotes concernant le développement économique et social dans les pays partenaires, et visant plus spécialement à régler les disparités économiques et sociales existant entre ces pays ; • création d’une politique multilatérale (plate-forme) dans quatre domaines : démocratie, bonne gouvernance et stabilité, intégration économique et convergence avec les politiques de l’UE, sécurité énergétique et contacts entre les peuples afin de renforcer les efforts de réforme entrepris par les pays partenaires ; • initiatives dans des domaines à part de collaboration, comme la promotion de marchés régionaux d’électricité, le développement d’un nouveau

24. European Commission about Eastern Partnership, questions and answers, p. 3 et Eastern Partnership Communication 31 December 2008, p. 4 et 11 (unités thématiques 3 et 4). 25. European Neighbourhood Policy (Action Plan), “Eastern Partnership – an ambitious project for 21st century European Foreign Policy”, by Commissioner for external relations and ENP. CAHIERS BALKANIQUES 236 L’industrie en Méditerranée

corridor énergétique et la coopération en matière de prévention et de réponse aux catastrophes naturelles ou d’autre origine ; • participation de la société civile et d’autres parties prenantes, Parlement européen compris ; • aide financière supplémentaire 26, à savoir, augmentation importante, passant de 450 millions d’euros en 2008 à 785 millions d’euros en 2013. L’aide présuppose un apport supplémentaire de 350 millions d’euros outre les ressources complémentaires pour la période entre 2010 et 2013. Est également prévue la répartition d’un montant de 250 millions d’euros qui a déjà été mis à disposition dans les programmes régionaux dans le cadre de la politique européenne de voisinage.

Cette structure institutionnelle du partenariat oriental, d’après la proposition de la Commission, doit faire preuve d’une souplesse d’adaptation 27 aux besoins des différents partenaires. On propose donc des rencontres bisannuelles au sommet des chefs d’État et des gouvernements des 27 pays membres de l’UE et des six pays partenaires, pour décider d’une politique générale et d’actions concrètes. Le partenariat devrait également progresser par des réunions annuelles au printemps des ministres des Affaires étrangères, qui fournissent des orientations politiques et suivent les progrès dans l’application des décisions. Des rencontres de hauts fonctionnaires ont lieu au moins deux fois par an, préparées par la Commission européenne qui préside à leurs travaux en fonction des domaines concernés, selon les quatre plates-formes thématiques. Des groupes de travail spécialisés sont organisés à l’appui de ces quatre plates-formes thématiques, et se réunissent chaque fois que cela s’avère nécessaire. La collaboration à un niveau bilatéral se poursuit dans le cadre du programme de la politique européenne de voisinage. Les relations du partenariat oriental avec les autres initiatives de coopération régionale en Europe sud-orientale, en mer Noire fonctionnent de manière complémentaire, mais leurs activités ne se recouvrent pas mutuellement. La synergie de la mer Noire a pour objectif de résoudre des problèmes qui exigent une participation des pays riverains et elle cherche à aligner les pays partenaires sur les institutions européennes d’intégration ; par conséquent, leur centre de gravité est Bruxelles 28.

26. European Commission Document, p. 4. 27. European Commission Document, p. 6. 28. European Commission document, pp. 7-8 et Yannis Tsantoulis, 2009, Black Sea Synergy and Eastern Partnership Different Centers of Gravity Complementary or Confusing Signals? International Centre for Black Sea Studies, Athens, ICBSS, 12 February 2009. LA DYNAMIQUE DE LA POLITIQUE EUROPÉENNE DANS LE CAUCASE Anastasia Ch. LEKKA 237

La Grèce, en tant que membre de la famille européenne, soutient le nouveau projet. Néanmoins, elle a formulé des réserves, en lien avec les inquiétudes sur sa politique intérieure, en insistant sur le fait qu’il ne faut pas négliger d’autres initiatives multilatérales régionales, tant au plan institutionnel qu’au plan économique, dans la mer Noire comme en Méditerranée. Le partenariat oriental constitue une initiative encadrée et délimitée dans des domaines de collaboration bien précis et il ne se rapporte pas au développement de la coopération à un niveau plus général. Il a été inauguré officiellement en mai 2009 par une réunion au sommet des chefs d’États et des gouvernements des États membres de l’UE et des pays partenaires. Ce sommet spécial a adopté un texte politique dans lequel sont mentionnés les objectifs, les principes essentiels et les caractéristiques principales du processus de coopération qui résultera de ce partenariat.

La nouvelle Stratégie européenne dans le Caucase. Relations UE – États‑Unis– Russie

L’UE s’est, de tout temps, intéressée au développement et au fonctionnement d’institutions politiques et économiques sur le modèle occidental dans la région voisine du Caucase. Les exaltations nationalistes, les tensions transfrontalières, les intérêts géostratégiques des États-Unis, de la Russie ainsi que d’acteurs régionaux émergents, ont pour conséquence que tous ces faits demeurent des plaies ouvertes au xxie siècle, exactement comme durant la décennie 1990 29. Le conflit russo-géorgien d’août 2008 a montré une fois encore combien le Caucase est important dans les préoccupations géoéconomiques et géopolitiques de l’UE, des États-Unis et, bien sûr, de la Russie. Moscou a imposé son image de superpuissance régionale, en déclarant aux dirigeants et aux pays de son voisinage que c’est elle qui contrôle la région, et elle a également montré que l’Occident était incapable en pratique de soutenir les pays du Caucase en cas de crise grave. Le pouvoir russe, en août 2008, est parvenu à diviser l’Europe occidentale et a montré que les États-Unis ont besoin de ses services dans des domaines d’importance autrement plus vitale (comme l’Iran, la Syrie, l’Afghanistan) que les tensions de plus petite envergure avec des pays du Caucase 30. La politique européenne, en août 2008, à l’égard de Moscou, a pu être qualifiée de modérée. L’utilité établie de la Russie pour la sécurité européenne, le volume de ses échanges commerciaux avec de nombreux États de l’UE et le besoin pour

29. Alexopoulos, 2001, p. 96. 30. Philis, 2008. CAHIERS BALKANIQUES 238 L’industrie en Méditerranée

Bruxelles de s’éloigner un peu des États-Unis, ainsi que les besoins en énergie sont les paramètres essentiels qui ont incité un bon nombre de pays membres de l’UE à une certaine réserve en ce qui concerne l’adoption d’une position plus dure face à la Russie. L’UE se rend compte que ce n’est que grâce au développement de liens plus étroits avec la Russie qu’elle sera à même d’exercer une influence plus efficace sur elle. Parallèlement, elle attend de la Russie qu’elle montre une attitude responsable quant aux thèmes d’importance majeure qui touchent l’Occident ; en revanche, une marginalisation de Moscou, de toute évidence, la dégagerait de cette obligation de responsabilité et conduirait à amoindrir ses relations avec l’Occident, tandis que les corrélations intérieures se différencieraient au profit des cercles nationalistes et de l’ordre établi (surtout militaire) conservateur. L’élection du président Obama a rendu clair le fait que les États-Unis tenteraient une approche globale avec les alliés européens en proposant le dialogue et la discussion au lieu d’entreprendre des démarches unilatérales. Par conséquent, on attendait entre les États-Unis et l’UE une collaboration plus étroite qui rendrait difficile l’émancipation de l’Europe par rapport à Washington 31. Une question d’importance vitale pour la sécurité et la stabilité de la région concerne la mer Caspienne. Son importance s’est accrue du fait que les intérêts géostratégiques de l’Occident, et en particulier des États-Unis, se consolideront davantage en cas de création de routes énergétiques qui contourneraient la Russie, limitant ainsi la dépendance de l’Europe par rapport à cette dernière. Par ailleurs, le projet et la construction de l’oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan constitue pour les États-Unis une priorité géopolitique essentielle 32. À long terme, l’achat d’énergie et la nécessité pour la Russie de trouver des fournisseurs alternatifs constituent les éléments essentiels qui détermineront les évolutions ultérieures. Toutefois, nous devons le signaler à propos de la Caspienne, les accords passés par la Russie avec le Kazakhstan (riche en pétrole), le Turkménistan (gaz naturel) et l’Ouzbékistan (important allié et fournisseur potentiel de gaz naturel), lui permettent de contrôler une grande partie de leurs exportations. Ainsi, Moscou a renforcé sa position par rapport à l’Occident et limite les possibilités des États en question de contracter un accord direct de fourniture d’énergie avec des pays tiers, sans sa participation ou son consentement.

31. Ibid., p. 10. 32. Bakatsianos, 2007, p. 83. LA DYNAMIQUE DE LA POLITIQUE EUROPÉENNE DANS LE CAUCASE Anastasia Ch. LEKKA 239

Conclusion

Les priorités économiques de l’UE dans la région élargie du Caucase sont liées aux questions énergétiques qui sont devenues particulièrement vives après 2005. L’augmentation de la demande en pétrole et en gaz naturel, les questions soulevées au sujet de formes d’énergie propre, pour faire face aux problèmes environnementaux, la lutte russo-ukrainienne (janvier 2006) pour le gaz naturel et le conflit russo-géorgien (août 2008) ont fonctionné comme des catalyseurs et ont clairement mis en évidence la dépendance énergétique des États européens et la nécessité pour eux de réagir. Les régions riches en ressources énergétiques du Moyen-Orient, d’Asie centrale, du Caucase possèdent d’importants stocks de pétrole et de gaz naturel, et, en même temps, concentrent la concurrence internationale. L’effondrement de l’Union soviétique a contribué à révéler les nouveaux producteurs en mer Caspienne, tandis que les grands acteurs de la région élargie qui soit produisent de l’énergie soit tentent de contrôler les conduites de transport du pétrole et du gaz naturel demeurent la Russie, l’Iran et bien sûr les États-Unis. Les opportunités géoéconomiques plus vastes composent une diplomatie européenne dynamique qui n’est pas dictée par des intérêts permanents dans la région. L’UE, en essayant de réagir à cet environnement international anarchique et concurrentiel, a pris une série d’initiatives, telles que la politique européenne de voisinage, la synergie de la mer Noire et le partenariat oriental, dans le but de diversifier sa dépendance de sources, de ressources et de routes énergétiques ainsi que d’assurer son bon approvisionnement. Elle a compris en effet que son approvisionnement énergétique est étroitement lié à la stabilité, la démocratisation et le développement économique de la région sensible du Caucase. CAHIERS BALKANIQUES 240 L’industrie en Méditerranée

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Eastern Partnership, Communication 31 December 2008.

“Black Sea Synergy review of a regional cooperation initiative”, European Commission, High Representative of EU for foreign Affairs and Security Policy. Brussels 21.1.2015, SWD (2015) 6 Final.

European Commission about Eastern Partnership, questions and answers, et Eastern Partnership Communication 31 December 2008, (unités thématiques 3 et 4).

European Neighborhood Policy (Action Plan), “Eastern Partnership – an ambitious project for 21st century European Foreign Policy”, by Commissioner for external relations and ENP. LA DYNAMIQUE DE LA POLITIQUE EUROPÉENNE DANS LE CAUCASE Anastasia Ch. LEKKA 243

Résumé : cet article étudie la politique européenne – initiatives régionales – dans la région élargie du Caucase au vu des évolutions qui ont lieu au début du xxie siècle. Les intérêts géopolitiques et géoéconomiques dans le système de relations Union Européenne-EU, UE.-Fédération de Russie, EU-Fédération de Russie constituent l’objet de la recherche dans la région examinée (Europe du Sud-Est, Mer Noire) à travers le prisme de l’approche réaliste dans le cadre de l’économie politique internationale.

Mots-clés : Grand Caucase, Union européenne, coopération régionale, matières premières, commerce, époque contemporaine

Abstract: this paper deals with the European policy –European regional initiatives– in the Greater Caucasus region according to developments at the beginning of the 21st century. Geopolitical and geo‑economic interests in the European Union relations system USA‑EU‑Russian Federation, USA‑ Russian Federation, constitute the object of the research in the region examined (South‑East Europe, Black Sea) through the prism of a realistic approach within the framework of the international political economy.

Keywords: Greater Caucasus, European Union, regional cooperation, raw materials, trade, contemporary period, European Union

Περίληψη: αυτό το άρθρο παρουσιάζει την ευρωπαϊκη πολιτική – ευρωπαϊκές περιφερειακές πρωτοβουλίες – στο μείζων Καύκασο ανάλογα με τις πρόσφατες εξελίξεις της αρχής του 21ου αιώνα. Γεωπολιτικά και γεωοικονομικά ενδιαφέροντα στο σύστημα των σχέσεων ΗΠΑ‑ΕΕ‑Ρωσσία, ΗΠΑ‑Ρωσσία, αποτελούν το αντικείμενο της έρευνας στην εξεταζόμενη περιοχή (Νοτιοανατολική Ευρώπη, Εύξεινος Πόντος) μέσω του πρίσματος μίας ρεαλιστικής προσέγγισης στο πλαίσιο της διεθνούς πολιτικής οικονομίας.

Λέξεις‑κλειδιά: Μείζων Καύκασος, Ευρωπαϊκή Ένωση, περιφερειακή συνεργασία, πρώτες ύλες, εμπόριο, σύγχρονη εποχή, Ευρωπαϊκή Ένωση

Anahtar Kelimeler: Büyük Kafkasya, Avrupa Birliği, Bölgesel işbirliği, Hammadde ticareti, çağdaş dönem

Ключевые слова: Голема Кавказ, Европска Унија, регионална соработка, суровини, трговија, современа ера, Европската унија

La symbologie de l’espace et du temps dans l’Albanie nouvelle : L’Accident d’Ismaïl Kadaré Space and time symbology in the New Albania: The Accident by Ismail Kadare Simbologia dello spazio e del tempo della nuova Albania in L’incidente di Ismail Kadaré

Roberto Gómez Martínez Universidad Complutense de Madrid

Traduction : Joëlle Dalègre

La situation géographique de la péninsule balkanique, un pont entre l’Orient et l’Occident, a été déterminante dans le rôle qu’elle a joué tout au long de l’Histoire : ambition de Rome, orgueil de Byzance, forteresse européenne d’Istanbul, incendie de la Première Guerre mondiale et large place dans la Seconde, trop de réalités pour prophétiser une fin de siècle pacifique. Les circonstances historiques ont donné aux Balkans des problèmes territoriaux, linguistiques, religieux, sociaux et politiques, et par voie de conséquence, identitaires. Et le thème de l’identité est justement essentiel pour survivre dans un lieu aussi agité que cette partie de l’Europe Orientale. Le sentiment d’appartenance à une nation est la cause qui déclenche une bonne partie des conflits, spécialement après la chute de l’oppresseur commun ottoman. Dans le présent article, on cherche à introduire les problèmes sociaux et politiques de l’Albanie des dernières années à travers le roman L’Accident, l’une des dernières publications de l’Albanais Ismaïl Kadaré en albanais, en raison du CAHIERS BALKANIQUES 246 L’industrie en Méditerranée

lien très fort qu’ont ses protagonistes avec les événements historiques de leur pays qui les font souffrir. Le caractère contemporain de l’œuvre et la symbologie complexe de la structure font que, à propos de L’Accident, il n’y a pas d’écrits, sauf différents articles de journaux qui se réfèrent au synopsis et, brièvement, au contexte historico-politique. L’univers créé par l’auteur pour ses personnages est également intéressant. Aussi étudiera-t-on l’importance de la création d’une réalité historique qui l’influence et le conditionne. Le temps dans lequel arrivent les événements contés est également essentiel, sans oublier le traitement des espaces, la symbologie des cités européennes qui apparaissent dans le roman et les non-lieux – selon les termes de Marc Augé – par lesquels passent les protagonistes.

Vie et œuvre d’Ismaïl Kadaré

Ismaïl Kadaré est né le 28 janvier 1936 à Argyrokastro (aujourd’hui Gjirokastër), une ville médiévale du sud de l’Albanie. Il vécut donc, enfant, la Seconde Guerre mondiale pendant laquelle sa ville fut envahie par les Italiens, les Grecs et les Allemands successivement. Diplômé en lettres à l’Université de Tirana, il obtint une bourse d’études de l’Union soviétique pour l’institut Gorki à Moscou, une institution stalinienne qui s’adressait aux jeunes écrivains élevés dans le communisme. Après la rupture entre l’URSS et l’Albanie, en 1960, il rentre dans son pays où il entame une carrière de journaliste. En 1963, à 27 ans, il publie son premier roman, le plus fameux, Le général de l’armée morte. Ismaïl Kadaré fut l’un des rares écrivains qui aient reçu le soutien du dictateur communiste Enver Hoxha, au pouvoir de 1944 à 1985 ; il a été élu député sans son autorisation, bien qu’accusé à plusieurs reprises par la Ligue des écrivains d’opinions contraires au régime. En 1990, déçu par la politique albanaise qui ne semble pas s’ouvrir encore à l’Europe ni à la démocratie, il demande l’asile politique à la France. Actuellement, il vit entre Paris et Tirana, avec sa femme, l’écrivaine Helena Kadaré. Il a reçu différents prix littéraires internationaux, comme le Prix Cino del Duca en 1992, le Manbooker International Prize en 2005, le prix Prince des Asturies pour la littérature, et l’Université de Palerme, en 2009, lui a décerné le doctorat honoris causa dans les sciences de la communication sociale et institutionnelle. De plus, il a été cité pour le Prix Nobel en plusieurs occasions. LA SYMBOLOGIE DE L’ESPACE ET DU TEMPS DANS L’ALBANIE NOUVELLE Roberto GÓMEZ MARTÍNEZ 247

L’argument de L’Accident

Le roman L’Accident fut écrit en 2003, même s’il n’a été publié que cinq ans plus tard, la traduction française, ayant précédé l’original albanais Aksidenti (2010). Comme tant d’autres œuvres de Kadaré, l’histoire se déroule comme une recherche inquiétante et malcommode dans la péninsule balkanique : un couple d’Albanais meurt lorsque leur taxi quitte la route qui les conduisait à l’aéroport de Vienne et plonge dans un ravin. Ce que l’on sait des victimes, c’est qu’il s’agit « d’un analyste travaillant pour le Conseil de l’Europe sur les questions des Balkans occidentaux ; elle, belle jeune femme stagiaire à l’Institut archéologique de Vienne » 1. L’accident suscite l’intérêt du service secret serbe-monténégrin et, donc, du service albanais. Sa mission diplomatique et son engagement contre la Yougoslavie dans la guerre du Kosovo en 1999, favorable aux bombardements de l’OTAN sur Belgrade, font que le protagoniste, Bessfort Y. est sous la surveillance de la Serbie. D’autre part, le chauffeur du taxi, hospitalisé, mais conscient, se rappelait seulement que ce qui l’avait distrait, était la tentative de ses clients de s’embrasser (Sie versuchten gerade sich zu küssen 2). Malgré l’étude approfondie et détaillée faite dans les deux pays, par l’analyse des déclarations des amis, des billets d’avion, des conversations téléphoniques et de la correspondance, l’impossibilité de résoudre l’énigme de l’accident fit que les services secrets ont abandonné l’affaire, tout en laissant le dossier ouvert. Mais il sera poursuivi par un enquêteur anonyme, qui, de façon quasi obsessionnelle, y consacre sa vie et toute son attention, et pour cela, décide de reconstruire les quarante dernières semaines de la vie du couple avant leur fin tragique. Dès lors, les suppositions de cet enquêteur qui nous sont racontées apparaissent dans le texte sous forme de flash-back. Le couple s’était connu neuf ans plus tôt à Tirana, où Bessfort, juste après avoir rencontré la jeune Rovena pour la première fois, l’invita à passer avec lui un week-end à Vienne. Dès lors, les deux personnages sont dans une errance continuelle à travers les hôtels de l’Europe centrale, et la jeune femme obtient même une bourse d’études pour aller en Autriche et faciliter leurs réunions. Néanmoins, la différence d’âge et son manque d’expérience des hommes font que Rovena ne se sent pas en sécurité et se voit dominée par son amant, ce qui le pousse à le traiter de tyran et à se lamenter « tu m’empêches de vivre » 3.

1. Kadaré, 2008, p. 11. 2. La citation est en allemand dans l’original albanais. « Ils cherchaient à s’embrasser », Kadaré, p. 14. 3. Ibid., p. 86. CAHIERS BALKANIQUES 248 L’industrie en Méditerranée

Après diverses disputes et son éloignement de Bessfort qui suivit, Rovena a des rapports avec Janek, un collègue slovaque, puis avec une pianiste autrichienne, Lisa Blumberg connue comme Lulu Blumb, qui lui demandera même de l’épouser. Mais Bessfort n’est pas jaloux, et permet l’infidélité de son amante (qui l’accuse même d’avoir détruit sa sexualité 4) pour pouvoir la récupérer et passer à une seconde phase dans le jeu de l’amour : le rapport qui s’établit entre une call-girl et son client, une relation sexuelle simple, étrangère à la peur, à la jalousie et à tout sentiment sentimental, appelé post-mortem. Les déclarations de Lisa, pleines de mystère, accusent Bessfort Y. d’être un assassin impitoyable, cause de la mort de son ex-partenaire, mort qu’il aurait préparée avec prudence et qui l’aurait fait elle aussi souffrir. Le soutien inconditionnel de Bessfort aux Albanais dans la guerre du Kosovo, son engagement anti-yougoslave pour les bombardements de l’OTAN, la satisfaction que, selon Lulu, il a éprouvée devant les destructions dans le pays voisin font que le protagoniste se rend volontiers au Tribunal pénal de La Haye, alors qu’y comparaissait le président serbe Slobodan Milošević, « le boucher des Balkans », et que les Albanais manifestaient dans la rue contre les nombreuses déportations et la purification ethnique menée dans les années 1990. Malgré le travail approfondi et méticuleux de l’enquêteur, l’affaire resta sans solution et les spéculations possibles infinies : Rovena pouvait avoir été assassinée par son amant et transportée en taxi, sans vie, ou la femme qui accompagnait Bessfort pouvait n’avoir été qu’une poupée. Il y avait aussi la possibilité que Rovena soit encore vivante, ce que soutenait Lulu qui assurait que son ex-partenaire était apparue une nuit sur son lieu de travail. D’autres aussi disaient avoir vu Bessfort à Tirana. L’enquêteur anonyme qui avait décidé volontairement d’étudier cet accident, décida de clore l’affaire, et considéra comme seul témoin fiable, le rétroviseur où tout commença (ou finit), le seul objet qui, enseveli, reflétera, mille ans après la mort, la cause de l’accident survenu à l’aube du 17 octobre au km 17 de la route de l’aéroport de Vienne. Structurellement, le roman est divisé en trois parties : dans la première, on se réfère à l’histoire de l’enquête, aux problèmes de la recherche, à l’obtention des données et des premiers témoignages ; la deuxième partie est la reconstruction des quarante dernières semaines de la vie du couple par l’enquêteur anonyme ; la troisième raconte comment furent obtenues les dernières données, les conclusions possibles et l’impossibilité d’éclaircir l’énigme mystérieuse de l’accident.

4. Ibid., p. 115. LA SYMBOLOGIE DE L’ESPACE ET DU TEMPS DANS L’ALBANIE NOUVELLE Roberto GÓMEZ MARTÍNEZ 249

Les espaces : villes et non‑lieux

L’errance des personnages à travers l’Europe et, particulièrement, leurs rencontres continuelles dans des villes qui sont des symboles du pouvoir et de l’histoire ne sont pas fortuites. Elles se produisent en des lieux comme Vienne, Strasbourg, Bruxelles et Luxembourg. Le fait que ce couple se forme en même temps que l’Albanie tente de construire son histoire contemporaine avec l’aide de l’Occident européen est également un fait important. Chacune de ces villes est le siège d’un organisme qui dirige, dans une plus ou moins grande mesure, le destin des nations, et particulièrement le destin de l’Albanie dans la période historique où se situe le roman (fin des années 1990, début duxxi e siècle) : le Conseil de l’Europe à Strasbourg comprend un département qui se consacre aux Balkans occidentaux (où travaille Bessfort) avec une représentation au Parlement européen de Bruxelles ; les réunions de l’OSCE (Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe) à Vienne ont été d’une importance capitale pour la solution des conflits albanais et surtout pour la guerre du Kosovo. Ces villes sont pour Bessfort des lieux de travail et de rencontre avec son amante, des lieux qui écrivent le destin de l’Albanie dans sa tentative de se rapprocher de l’Occident, tout comme le destin (tragique) du couple. L’identité de la protagoniste féminine se perd dans le manque d’identité des hôtels aux noms exotiques, loin de toute intimité, où elle rencontre Bessfort. Ces non‑lieux, selon Marc Augé, sont des espaces non marqués, où les personnages se trouvent de façon impersonnelle, sans aucune stabilité dans la connotation affective, identitaire ou d’appartenance à un ego bien net 5.

Les villes et le concept d’Europe

Comme on vient de le dire, un non‑lieu ne peut se définir comme un espace d’identité. Une ville, au contraire, est un lieu, un espace qui possède une identité et une histoire concrète. Dans L’Accident, les personnages se déplacent à travers l’Europe, un continent qui n’est jamais assez grand pour empêcher leurs rencontres amoureuses, mais dans lequel les problèmes politiques et sociaux, et même une climatologie défavorable, peuvent affecter leur psychologie. Le fait que Kadaré utilise le cadre de l’Europe occidentale comme espace pour sa trame argumentaire montre son désir de situer l’Albanie en Occident. Dans les interviews accordées à Denis Fernández-Récatala pour son livre Temps barbares : de l’Albanie au Kosovo, Kadaré affirme :

5. Augé, 1992, p. 44. CAHIERS BALKANIQUES 250 L’industrie en Méditerranée

La seule chose qui m’importe est l’orientation de l’Albanie, son ancrage à l’Ouest. L’Est, ça suffit pour l’Albanie […] L’Est est, pour l’Albanie […] c’est toujours l’Est soviétique, chinois, l’Est ottoman […] Autrement dit, l’Est est un malheur, une calamité. Depuis toujours, la culture albanaise, l’aspiration albanaise tend à rompre ses liens avec l’Est 6.

Le concept de l’Europe de Kadaré dans L’Accident se construit en recourant à des éléments ornementaux ou descriptifs comme le paysage ou la climatologie, de la plus haute importance. L’Europe a un rôle quasi messianique dans les confrontations balkaniques, le lieu le plus éloigné et désireux d’une reconstruction à l’intérieur du continent. Dans les Balkans règnent la confusion, la barbarie, le non-sens, le désespoir face à la mesure, à l’ordre, au bien-être de l’Occident.

La vision de Tirana dans L’Accident

Tirana, à l’intérieur du roman, est un espace de désolation : un lieu en continuel changement dans lequel tout est à recommencer, où les habitants demandent de l’attention et le respect de leurs droits. La capitale de l’État albanais est un chaos qui a besoin d’un ordre nouveau : c’est l’ère du post-communisme. En premier lieu, le climat est toujours contraire dans les espaces de Kadaré, des espaces de pluie, de boue et de basses températures. Cette habitude littéraire avait déjà été critiquée dans la période communiste : « Si, par exemple, un climat lugubre et triste prédominait, comme dans mon roman Le Général de l’armée morte, on me faisait observer que “notre vie” n’était en rien comparable à cette atmosphère » a-t-il dit 7. Dans un chapitre, Bessfort discerne les événements du haut de la Sky Tower et on y retrouve la même atmosphère : « Les déchaînements des nuits de février semblaient avoir laissé la capitale sur le flanc » 8. C’est comme si Kadaré punissait Tirana par ce climat hostile, en particulier après la période de relâchement qui suivit la chute du communisme, marquée par les fêtes continuelles à l’époque où les protagonistes se sont rencontrés pour la première fois. La psychologie et la conscience des habitants se reflètent aussi dans l’architecture, une idée platonicienne qui devient réelle dans L’Accident :

6. Fernández-Récatala, 1999, p. 175. 7. Ibid., p. 36. 8. Ibid., p. 110. LA SYMBOLOGIE DE L’ESPACE ET DU TEMPS DANS L’ALBANIE NOUVELLE Roberto GÓMEZ MARTÍNEZ 251

Les rares tours de luxe se renvoyaient leur tremblant reflet. Tandis qu’il arpentait le quartier autrefois interdit sans pouvoir décider dans quel café il allait entrer, Bessfort Y., sans le vouloir, crut capter sur les façades de verre des bâtiments toute la rancœur et la conscience meurtrie de la ville telle que les quotidiens s’en faisaient l’écho chaque matin. Tous rassemblés là, procès, griefs, dettes, vengeances inassouvies attendaient leur heure 9.

Cette ville serait un témoin oculaire de premier ordre de la dictature d’Enver Hoxha, d’un côté victime, d’un autre, non seulement complice des crimes du Guide, mais qui aussi a permis sa tyrannie, impassible, en devenant une grande dame décorée, soignée et cocotée. La corruption et la spéculation immobilière font que, des fondations au sommet du gratte-ciel il y a un contentieux avec les propriétaires, avec l’État, avec la Commune et même avec l’ambassade suisse dont le périmètre n’a pas été respecté. Son changement permanent fait que les protagonistes ne peuvent s’identifier à leur ville natale. Le fait de voyager en Albanie au début de la seconde période amoureuse du couple, celle post mortem, provoque chez tous les deux l’excitation et l’inquiétude : C’était bien normal que tous deux eussent leur curiosité piquée. Pour la première fois, ils se retrouvaient dans une autre sphère. Là où tout était si différent. À commencer par la langue.

Lors d’un de leurs rares coups de fil avant d’arriver, elle avait exprimé sa surprise par ces mots : Comme il est étrange que cela se passe à Tirana 10.

Toutefois, la première chose qui stupéfait Rovena, est le changement dans l’infrastructure de la capitale, l’apparition des non‑lieux, des espaces de consommation, « fils du capitalisme », en opposition au quasi cinquante années de totalitarisme austère du marxisme-léninisme : De part et d’autre brillaient les enseignes lumineuses des restaurants et des hôtels. Pour la première fois, elle s’anima en épelant à voix haute leurs noms. Hôtel Monte‑Carlo. Bar‑café Le Vienne. Motel Z. Motel Le Discret. Le New Jersey. Hôtel La Reine Mère.

9. Ibid., p. 110-111. 10. Ibid., p. 152. CAHIERS BALKANIQUES 252 L’industrie en Méditerranée

Comment est-ce possible ? répétait-elle de temps à autre. Quand donc ont-ils été construits ? 11

Le processus continuel du changement de la ville après la chute du communisme provoque également un malaise continu et confus : des palais nouveaux, des entités nouvelles et des manifestations. Les personnages ne comprennent plus leur monde, car ils ont été éduqués dans un système complètement différent et là, le « compatriote » se confond avec « l’autre », avec « l’inconnu ». La capitale albanaise de Kadaré joue le rôle d’une cité hostile, étrangère qui oppresse ses propres concitoyens.

Le temps historique

Dans ce roman, le temps est nettement historique et joue un rôle capital pour comprendre la symbologie du couple protagoniste. Le développement du rapport entre Bessfort et Rovena est intimement lié à l’histoire contemporaine de l’Albanie. Ils sont les symboles de la politique et de la société albanaise, une union impossible et destructrice dans laquelle l’un est toujours plus fort que l’autre et où l’égalité n’existe pas. Ismaïl Kadaré ne précise pas l’année dans laquelle est arrivé chacun des événements (tragiques en majorité) qui frappent ce petit pays. Le lecteur doit le découvrir à travers les données rares et marginales qui apparaissent au long du roman, outre leur transcendance et leur pertinence historique contemporaines, comme la guerre du Kosovo, la chute du communisme et la référence à l’ex-Président (et non plus le Président) de la Serbie. Par ailleurs, la relation entre Bessfort et Rovena dure neuf ans. En prenant en compte le fait historique le plus proche de leur mort à tous deux, l’accident aurait eu lieu en 2004, année de la dernière correction par Kadaré. Cette conclusion vient du dernier événement raconté avant la date de l’accident, le 17 octobre, la mort de Susan Cullen-Ward, la femme de l’héritier du trône, Leka d’Albanie, le 17 juillet à Tirana. La mort de Géraldine, la femme du roi Zog et la mère de l’héritier, à peine deux ans plus tôt, apparaît aussi dans le roman, un jour où le couple, cherchant à entrer dans la capitale albanaise et ne comprenait la confusion ambiante. En tenant compte de la date de l’accident, un 17 octobre 2004, on peut calculer aussi l’année dans laquelle tous deux se sont connus neuf ans plus tôt, c’est-à-dire 1995, en pleine époque du post communisme :

11. Ibid., p. 152-153. LA SYMBOLOGIE DE L’ESPACE ET DU TEMPS DANS L’ALBANIE NOUVELLE Roberto GÓMEZ MARTÍNEZ 253

En vérité, sa rencontre avec Bessfort au cours d’une réception avait chamboulé sa vie bien plus encore que le changement de régime. Sans dissimuler son attirance, il l’avait conviée à l’un de ces dîners de fête qui se donnaient alors sans cesse dans une Tirana chavirée 12.

Enver Hoxha mourut en 1985, mais le régime communiste n’est tombé qu’à la fin de 1991. Le post-communisme fut un moment de relax collectif, de redécouverte de la liberté personnelle qui permit la rencontre des amants et la possibilité de voyager à l’étranger, ce qui était impossible auparavant. Une fois défini le moment de la rencontre entre les protagonistes, il serait intéressant d’analyser les faits historiques qui apparaissent dans le roman (et ceux parfois oubliés) comme composant une ambiance qui détermine et accompagne leur vie. Cette reconstruction se divise en trois moments qui correspondent aux trois périodes que vivent les personnages et qui marquent la fin duxx e siècle : période communiste, période post-communiste et guerre du Kosovo.

La période communiste L’Albanie resta fidèle, au sens littéral du terme, au marxisme-léninisme de 1946 à 1991, rompant ses rapports avec Moscou en 1960 et avec la Chine en 1976, en raison du « révisionnisme » de ces deux pays 13. Pour Ismaïl Kadaré, ce moment historique a une importance vitale puisqu’il marque l’auteur de façon indélébile dans tous ses romans. La figure du Guide, tyran connu et proche, avec son nom et son prénom (Hoxha Enver), dont la proximité accentue le pouvoir et l’omnipotence, est un personnage de son œuvre. Kadaré présente un avant et un après le communisme, une idéologie qui, dans la vision de l’écrivain fait de la Nënë Shqipëria 14, une entité hostile pour les habitants, avant, pendant et après le régime, plutôt une marâtre. Dans une longue conversation déterminante entre les protagonistes à propos des complots continuels de cette époque, Rovena se rappelle : « J’avais douze ans lorsque le dernier complot à Tirana a eu lieu. Je m’en souviens, tous en parlaient […] C’était l’hiver. Le Premier ministre venait de se suicider » 15.

12. Ibid., p. 72. 13. Mori, 2006, p. 41. 14. Mère Albanie. 15. Kadaré, 2008, p. 138. CAHIERS BALKANIQUES 254 L’industrie en Méditerranée

Le Premier ministre dont elle parle est Mehmet Shehu ; il semble que sa mort, le 17 décembre 1981, ait quelque chose à voir avec un complot du parti communiste lui-même 16. Les complots politiques occupent un chapitre entier dans le roman. Rovena considère que leur existence aurait dû signifier une tentative de changement politique, d’amélioration pour l’Albanie, d’anticonformisme opposé à la réalité sociale, autrement dit, un peu d’espoir. Bessfort est d’un avis contraire : les complots étaient faux, comme les conspirateurs 17, à la base de cet acte théâtral dont tout le monde connaissait la fin (« une balle dans la nuque »), c’étaient pour montrer à la société le pouvoir du Parti et du Guide. Les faux conspirateurs étaient choisis dans les bureaux du Parti pour « feindre d’être des traîtres » et ils voyaient leur rôle comme une mission d’État. Cependant, cette mise en scène qui commençait dans le rire se terminait avec des menottes. La suite était une folie sans limites :

Les lettres de conspirateurs expédiées depuis la prison se faisaient de plus en plus idolâtres. Certains réclamaient des dictionnaires albanais, car les mots pour exprimer l’étendue de leur adoration pour le Guide leur manquaient. D’autres se plaignaient qu’on ne les torturât pas suffisamment […] En sus des cris « Vive le Guide ! » étaient consignées les dernières volontés des fusillés 18.

Impossible de savoir où voulaient en venir les conspirateurs et le Guide dans cette farce. Mais l’Enver Hoxha qui apparaît dans L’Accident est très différent de celui qu’on voit dans les autres romans, car, dans ce livre, c’est un être cruel par nature, sans scrupules ni miséricorde, traître et sanguinaire.

Il avait asservi le pays d’un bout à l’autre et les louanges des conspirateurs lui tenaient désormais lieu d’ultime couronnement. Certains poussaient leur analyse encore plus loin : rassasié de l’amour des fidèles, il recherchait l’autre, en apparence impossible, l’amour des traîtres. Celui derrière lequel se cachaient l’Occident, l’OTAN, la CIA 19.

16. Mori, 2006, p. 83-84. 17. Kadaré, 2008, p. 138 18. Ibid., p. 140. 19. Ibid., p. 141. LA SYMBOLOGIE DE L’ESPACE ET DU TEMPS DANS L’ALBANIE NOUVELLE Roberto GÓMEZ MARTÍNEZ 255

Dans L’Accident, ce n’est plus un pauvre malade paranoïaque qui souffre de problèmes psychiques, mais un homme sain d’esprit. Son narcissisme le pousse à haïr profondément ses plus fidèles adorateurs et il veut aller au-delà : être aimé de ceux qui lui ont tourné le dos. Tito, le dictateur communiste de la Yougoslavie, est très apprécié en Occident, alors « Pourquoi l’autre est-il accepté par le monde, et moi pas ? Qu’est-ce qui l’empêchait ? Puis il avait enfin cru en trouver la cause : c’étaient ses fidèles qui le lestaient » 20. Il y a là un exemple clair de la suprématie du pouvoir politique sur la société (le pouvoir de Bessfort sur Rovena), il réunit aussi un moment où les plaintes de ses fidèles contre le dictateur se confondent avec les reproches déjà connus de la jeune femme contre son amant :

Ils s’agrippaient aux pans de son manteau, et impossible de s’en défaire. Au pied même de l’arc-en-ciel, ils l’empêchaient de prendre son envol. (Tu m’empêches de vivre.) Ils s’agrippaient à ses bras, à ses boutons, à ses bottes ensanglantées : Ta vie est parmi nous, pas avec eux, ne nous abandonne pas ! Il avait envie de hurler : Immonde ramassis de fidèles, c’est vous qui m’engluez. (Tu as détruit ma sexualité.) 21

Bessfort est conscient de cette « empreinte-héritage » d’Enver Hoxha sur lui. Il est le symbole de la politique albanaise des dernières décennies et il cherche à soumettre une société jeune et libre qui veut appartenir à l’Europe, éléments que représente Rovena, infidèle en raison de ses rencontres avec le collègue slovaque et la pianiste autrichienne (qui représentent l’Occident tentateur, séducteur et méconnu). Donc, le protagoniste lui aussi veut l’amour des traîtres, en l’occurrence de la jeune fille après son infidélité. Mais il ne comprend que cette nouvelle période dans le couple, celle qui est appelée post mortem, a à voir avec le post-communisme et la transition vers la démocratie qui provoque l’immigration massive des Albanais vers l’Europe de l’Ouest. Dans cette période il n’y a plus qu’un rapport entre une call‑girl (stéréotype européen des migrantes albanaises après la chute du communisme et son client) :

Bessfort Y. se détourna pour quitter le compartiment.

Il se sentait las et le bruit du train ajoutait à son hébétude. La question de Rovena, indéfiniment traînée par les roues, se répétait

20. Ibid., p. 141. 21. Ibid., p. 141. CAHIERS BALKANIQUES 256 L’industrie en Méditerranée

inlassablement : pourquoi faisait-il ça, qu’est-ce qu’il cherchait, pourquoi ? Il cherchait incontestablement l’impossible. À l’instar de l’autre... le dictateur... l’amour des traîtres...

Monstre, comment es-tu parvenu à nous transfuser ton mal ? songea-t-il 22.

La lutte finale entre la politique et la société de l’Albanie nouvelle se joue dans le taxi qui, au lieu de conduire les protagonistes à l’aéroport, les mène (au moins, c’est ce qu’il semble) à la mort, comme la barque de Charon. Ce qui provoque la distraction du chauffeur est justement la tentative du couple de s’embrasser de toutes les façons, ce qui est interdit entre une prostituée et son client, ce que montre Bessfort qui veut que Rovena revienne à ce qu’elle était avant la période post mortem :

Reviens, redeviens celle que tu étais. Mais elle ne peut pas. En aucun cas. Des minutes, des années, des siècles entiers, jusqu’à ce que tout se fissure. Et que du stuc, dans un fracas, le nom enfin surgisse : Eurydice ! Alors la vibration cesse soudain. À croire que le taxi a brusquement quitté le sol. C’est bien ce qu’il semblerait […] Trop tard, désormais. Plus rien n’est rattrapable. Rovena et Bessfort Y. ne sont plus. Anevor… … ednom ec ed sulp tnos en. Y trofsseB te anevoR 23.

Avec l’anagramme de son nom, Anevor, Rovena se présente à lui, selon le témoignage de Lulu à la fin du roman, dans le lieu où ils s’étaient connus. La pianiste assure l’avoir vue, elle aussi, après une nuit ensemble, ce qui signifierait que la femme n’était pas morte réellement. À sa place, Bessfort aurait utilisé un substitut, une poupée qu’il aurait tenté d’embrasser provoquant la surprise et la distraction du chauffeur (Sie versuchten gerade sich zu küsschen). Cette idée de la poupée était déjà apparue dans les premiers chapitres :

Un soir, devant la vitrine d’un sex-shop, à Luxembourg, alors qu’il fixait du regard une poupée gonflable, d’une voix moqueuse elle avait dit : Achète-la, puisqu’elle te plaît tant. Je l’achèterais

22. Ibid., p. 151. 23. Ibid., p. 258. LA SYMBOLOGIE DE L’ESPACE ET DU TEMPS DANS L’ALBANIE NOUVELLE Roberto GÓMEZ MARTÍNEZ 257

bien, avait-il répondu avec sérieux, mais à une condition : que tu sois enfermée à l’intérieur 24.

Elle apparaît aussi dans l’enquête au premier chapitre :

[…] La pianiste, après avoir évoqué une grande poupée dévorée par les chiens, avait aussitôt ajouté qu’il ne fallait pas faire cas de ses propos, car elle se sentait à bout. Les enquêteurs la relancèrent naturellement à propos de cette poupée, mais la pianiste répondit qu’elle avait lu cela dans les avis mortuaires, qu’elle était vraiment à bout 25.

Une poupée aurait donc joué le rôle de Rovena dans le taxi. La jeune fille n’aurait pu mourir parce que cela aurait signifié que la société serait plus forte que la politique qui se mourait au moment de l’accident. Les conclusions de l’affaire restent inconnues, et la difficulté pour connaître la vérité (des témoins affirment avoir vu Bessfort à Tirana ; la théorie de la poupée est peu crédible ; les déclarations du chauffeur de taxi sont peu claires), ce qui fait que l’enquêteur anonyme abandonne et que le cas reste ouvert. La nouvelle Rovena est la nouvelle société albanaise, ressuscitée, renaissante, transformée, proche de l’Europe, mais pas liée à elle, sûre de ses actes, mais héritière de son histoire et de ses erreurs fatales. Rovena n’est plus l’amante, la traîtresse, la call‑girl, mais simplement elle-même, une femme. Comme déjà indiqué, Kadaré ne donne pas l’explication de l’accident. Même si l’ambiance du roman est celle d’un policier, ce n’est qu’un faux thriller. Les personnages ne sont pas ceux d’Agatha Christie, mais des symboles de la réalité contemporaine du pays. Et ils donnent un message très clair : la nouvelle Albanie ne peut se soumettre à aucun autre pouvoir, ni au totalitarisme des Ottomans puis du communisme, ni au pouvoir de l’Union européenne (représentés par Bessfort et la pianiste autrichienne, personnages qui sont même arrivés à désirer la mort de Rovena-Albanie à un moment donné). Cette nation est jeune, c’est un État sans expérience, mais riche de culture et d’histoire. Son modèle, ses références sont ses gestes passés, ses ballades, son folklore, ses propres erreurs passées, mais surtout, c’est un pays qui a réussi à chasser l’oppresseur, que ce soit les Ottomans ou Enver Hoxha.

24. Ibid., p. 124-125. 25. Ibid., p. 24. CAHIERS BALKANIQUES 258 L’industrie en Méditerranée

En somme, la période communiste est une racine ineffaçable dans la vie des protagonistes. Leur symbologie et leur attitude naissent des événements historiques de cette époque qui déterminent fatalement leur destin depuis le début.

Le post‑communisme Comme déjà indiqué, le communisme en Albanie laisse une trace importante dans l’œuvre de Kadaré. Dans L’Accident, de nombreux souvenirs de cette période indiquent un avant et un après, une transition forte entre l’interdit et le permis. La destruction de la statue du Guide sur la place Skanderbeg est justement un événement important qui marque symboliquement ce passage entre régime dictatorial et démocratique :

Le raclement des chaînes traînant la statue du dictateur en plein centre de Tirana s’immisçait de temps à autre dans ses pensées. C’était lui qui, plus qu’un tremblement de terre, avait tout séparé en deux. Et tous les impossibles avaient soudain paru plausibles, comme ses paroles, une semaine après qu’ils eurent lié connaissance au cours d’un souper, l’invitant à passer trois jours avec lui dans une ville d’Europe centrale 26.

La destruction de la statue par la foule est un événement historique arrivé le 20 février 1991 après treize jours de grève des étudiants qui demandaient à changer le nom de l’université de Tirana, encore appelée Enver Hoxha, en plus de la dépolitisation de l’éducation et de l’amélioration du statut des étudiants, un événement raconté dans d’autres romans de Kadaré. Le changement de régime, « réchapper à ce temps » selon Bessfort, passer du communisme à la démocratie est une date importante : « Tu as réchappé à ce temps-là vers tes treize, quatorze ans, donc quasiment intacte ; moi pas. Il t’est encore loisible de chercher un fil logique dans cet écheveau » 27. Mais comme on l’a déjà dit, la génétique sociopolitique dont Bessfort est l’héritier est plus lourde que celle de Rovena. D’un autre côté, la réapparition d’habitudes oubliées ou interdites par le communisme est un phénomène caractéristique de cette période de transition : « Chaque jour resurgissaient du brouillard des choses oubliées : les mots madame,

26. Ibid., p. 66. 27. Ibid., p. 139. LA SYMBOLOGIE DE L’ESPACE ET DU TEMPS DANS L’ALBANIE NOUVELLE Roberto GÓMEZ MARTÍNEZ 259 mademoiselle, les formules du baptême, des prières » 28. La chute d’une dictature marxiste-léniniste aussi répressive ouvre aux habitants une liberté sans limites qui peut conduite à la démesure : « Depuis la chute du communisme en Albanie, on avait tendance à tout magnifier : l’argent, le luxe, les associations de lesbiennes. Tous se ruaient pour rattraper le temps perdu » 29. Mais Kadaré considère néanmoins que la démocratie a apporté la prospérité à son pays. Il le confie en interview à Denis Fernández-Récatala en 1997, affirmant qu’après la chute du communisme, les Albanais s’adonnèrent au pouvoir de l’argent, symbole de la modernité et de la liberté, une illusion…

Mais après la chute du communisme, on a prononcé l’éloge de choses tout à fait minables… Dans la presse, on a reproduit des déclarations en ce sens : « J’adore l’argent ! », « L’argent est tout ! ». Et cela s’est étalé sur deux ou trois ans… On a de nouveau voué un culte au veau d’or […] Oui, je pensais vraiment que l’espèce humaine allait s’améliorer, devenir « autre », et ça a été tout le contraire. Elle s’est détériorée davantage. Malheureusement… 30

Les personnages, lors d’un séjour dans un motel de Durrës, ont beaucoup plaisanté quand ils ont lu que la représentante du service des eaux de Tirana, Fatime Gurthi, avait obtenu le titre de « baronne ». Selon Kadaré, il y avait des agences internationales qui s’occupaient de la vente de titres nobiliaires, et les pays de l’Est étaient parmi les premiers clients. La situation de Bessfort du haut de la Sky Tower (on l’a vu à propos de Tirana) lui permettait de voir un peu de la réalité sociale de son pays, où la foule manifestait contre le gouvernement, que ce soit pour revendiquer les droits de la communauté gay, ou pour ceux des Tchams de Grèce, ou même pour ceux des propriétaires du terrain du gratte-ciel. De toute façon, le peuple était mécontent des décisions parlementaires et savait qu’il avait le droit (et le devoir) de protester. Ainsi Kadaré montre une Albanie réelle, proche et contemporaine des problèmes sociopolitiques du temps. Dans L’Accident, on peut aussi voir comment les personnages ne réussissent pas à s’adapter au changement vers l’Albanie démocratique, dans le voyage dans leur pays, deux ans avant leur mort (onze ans après l’arrivée de la démocratie),

28. Ibid., p. 172. 29. Ibid., p. 89. 30. Fernández-Récatala, 1999, p. 124. CAHIERS BALKANIQUES 260 L’industrie en Méditerranée

Rovena s’étonne encore devant les complexes hôteliers sur la côte de Durrës, les noms internationaux des hôtels de Tirana, elle a même envie de pleurer. C’est d’ailleurs le son des sirènes de la police albanaise qui fait que Bessfort se rend compte d’une réalité devenue plus proche de l’Europe, car la nouvelle police s’est dotée de voitures occidentales. C’est le contrôle, la sécurité, l’ordre de l’Europe que le diplomate admire dans un lieu où règnent le chaos, la corruption et le danger. L’année 1997 fut particulièrement importante en raison des révoltes populaires dues à la chute du système de crédit en pyramide créé par le gouvernement. Bessfort doit retourner à Bruxelles puisqu’il est directement impliqué dans les problèmes politiques de son pays, ce qui fait que son amante (et confidente) souffre elle aussi dans sa peau les tragédies de l’Albanie (symbolisant une société qui souffre en raison de décisions politiques), comme cela arrivera aussi avec la guerre du Kosovo.

La guerre du Kosovo Ce conflit est d’une importance extrême dans la production contemporaine de l’auteur. Outre sa participation active en faveur de la cause albanaise dans cette guerre, les nombreuses interviews qu’il a accordées, et les discours qu’il a prononcés à l’époque, Ismaïl Kadaré a écrit alors deux œuvres : Trois chants funèbres pour le Kosovo (1998) et Il a fallu ce deuil pour se retrouver. Journal de la guerre du Kosovo (2000). Ce dernier raconte sur le mode du journal intime les événements de cette guerre, tandis que le premier narre la bataille qui eut lieu au même endroit le 28 juin 1389 entre l’armée chrétienne balkanique et celle des Ottomans. Kosovo (Kosova en albanais) signifie le « champ du merle » et c’est une vallée située au nord-est de l’Albanie qui confine au nord-ouest au Monténégro, à l’est à la Serbie et au sud, à l’ex-République yougoslave de Macédoine. Après la Première Guerre mondiale a été créé le Royaume des Serbes, des Croates et des Slovènes, qui est devenu Royaume de Yougoslavie en 1929 31. Après l’invasion par l’Allemagne nazie dans la Seconde Guerre mondiale de la capitale, Belgrade, la Yougoslavie comme État, a disparu jusqu’à la libération de cette ville en 1944 et de Trieste et Zagreb en 1945 par les partisans communistes de Tito 32. Ainsi naquit la République populaire fédérale de Yougoslavie en 1953, et, dix ans plus tard, la République fédérale socialiste, avec toujours Tito pour Président. La nouvelle Yougoslavie était constituée de six Républiques fédérales en autogestion : la Slovénie, la Croatie, la Bosnie-Herzégovine, le Monténégro, la Serbie et la Macédoine. Dans la République socialiste de Serbie, se trouvaient

31. Glenny, 2012. p. 412. 32. Bermejo García & Gutiérrez Espada, 2007, p. 11. LA SYMBOLOGIE DE L’ESPACE ET DU TEMPS DANS L’ALBANIE NOUVELLE Roberto GÓMEZ MARTÍNEZ 261 deux provinces autonomes socialistes de population et de langue en majorité non serbes : au nord, la Voïvodine, de population hongroise et de Slaves divers, au sud, le Kosovo et la Metohija (Kosmet) de majorité albanaise 33. Le fait que cette province ne soit pas une république, auquel s’additionna la répression serbe contre la population non slave et majorité non chrétienne provoqua un malaise social avec une succession de protestations et de manifestations contre le nouveau Statut de 1981, plus centralisateur et pro-serbe que la constitution déjà contestée de 1974. Ces tensions durèrent jusqu’à la fin de 1989, année où le gouvernement de Belgrade déclara l’état d’urgence et annula le statut d’autonomie (également en Voïvodine) en réprimant brutalement les manifestations 34. Le 28 juin de la même année, le Président de Serbie (encore République yougoslave) Slobodan Milošević réunit plus d’un million de personnes au Kosovo pour célébrer le six centième anniversaire de la bataille de Kosovo poljé, en revendiquant la Grande Serbie et considérant cette région comme le centre névralgique de l’idée panserbe, comme une forteresse du christianisme contre l’oppresseur musulman vainqueur 35. Pourtant, au moins selon l’opinion de Kadaré, l’armée chrétienne n’était pas seulement formée de Serbes, mais d’une ligue balkanique dans laquelle on trouvait, parmi d’autres, des troupes bosniaques, albanaises et valaques 36. D’autres mesures contre la population albano-kosovare ont été prises dans les années suivantes : le 8 août 1990, les forces de sécurité serbes ont fermé le journal albanais Rilindja, et dans les mois suivants, ont appliqué d’autres mesures répressives, comme la fermeture du Parlement albanais, l’interdiction de l’enseignement de la langue albanaise et l’adoption d’une loi qui conférait à Belgrade les pleins pouvoirs, avec l’intention de pousser à l’émigration les Albano-Kosovars par une politique d’exclusion et de purification ethnique 37. Les tensions entre la population albanaise et le gouvernement central durèrent jusqu’à la fin de 1998, année du début du conflit armé. Par ailleurs, la décennie 1990 fut aussi celle qui conduisit au démembrement de la Yougoslavie. La Slovénie, la Croatie et la Macédoine se déclarèrent indépendantes en 1991, et en 1992, la Bosnie-Herzégovine fit de même, ce qui provoqua un conflit ethnique, bien plus grave que dans les autres républiques, une guerre qui se termina trois ans plus tard et frappa énormément l’opinion publique.

33. Ibid., p. 12. 34. Ibid., p. 177. 35. Ibid., p. 177-178. 36. Kadaré, 2007, p. 152. 37. Bermejo García & Gutiérrez Espada, 2007, p. 178. CAHIERS BALKANIQUES 262 L’industrie en Méditerranée

Les Albano-Kosovars pendant ce temps créèrent l’UÇK (Ushtria Çlirimtare e Kosovës), Armée de libération du Kosovo ; des affrontements entre les forces de sécurité yougoslaves et l’UÇK se poursuivirent jusqu’à la fin de 1999 sans aucune réaction internationale. Mais, à l’aube du 15 janvier de cette année, eut lieu le massacre de la population de Raçak où 45 personnes furent assassinées par la police serbe et l’armée yougoslave qui affirmèrent que les victimes appartenaient à l’UÇK. Parmi elles cependant, se trouvaient aussi des civils, ce qui favorisa l’intervention de l’OTAN 38. Dans l’intention d’éviter d’autres conflits, on convoqua une conférence de la paix au château de Rambouillet, en Île-de-France. Nonobstant la menace existante, la Yougoslavie refusa de signer l’accord, ce qui provoqua le début du bombardement de Belgrade, le 24 mars 1999. L’exode massif de la population albano-kosovare vers l’Albanie voisine et l’ex-République yougoslave de Macédoine devint alors l’une des préoccupations majeures et l’une des nombreuses accusations adressées à Milošević au Tribunal international. Les bombardements eurent lieu jusqu’au 10 juin, - la capitulation du Président yougoslave - et permirent la présence de l’OTAN au Kosovo, sous la surveillance de l’ONU, et le retour de centaines de milliers de réfugiés 39. Dans L’Accident, Bessfort est l’une des personnalités principales en faveur du bombardement de Belgrade, ce qui le fera surveiller par les services secrets serbo- monténégrins « […] le nom de Bessfort Y. ne se distinguait qu’à peine des étoiles de première grandeur telles que Clinton, Clark, Albright » 40. Dans une lettre écrite en 2000, Rovena lui rappelait que la période pendant laquelle elle avait été le plus heureuse, était justement l’année de la guerre des Balkans quand il dirigeait toute son agressivité contre le pays voisin, car, ensuite, « Une fois la Serbie à genoux, comme si tu ne savais plus à quoi t’occuper, tu t’es mis de nouveau à me martyriser » 41. Après la guerre, l’Occident sera envahi par une onde de repentance pour la punition infligée à la Yougoslavie et procédera à une révision postérieure des faits :

C’était justement après la guerre que, parallèlement à une sorte de repentance pour la punition et le démantèlement infligés à la Yougoslavie, avait vu le jour une tentative de révision des

38. Bermejo García & Gutiérrez Espada, 2007, p. 189. 39. Glenny, 2012, p. 657-659. 40. Kadaré, 2008, p. 36. 41. Ibid., p. 20. LA SYMBOLOGIE DE L’ESPACE ET DU TEMPS DANS L’ALBANIE NOUVELLE Roberto GÓMEZ MARTÍNEZ 263

événements. L’espoir que ce bombardement serait reconnu comme une bévue tantôt réjouissait, tantôt affligeait des gens par milliers. De tout, on exigeait la révision et les appels à « La Haye ! », « La Haye ! » se faisaient entendre de plus en plus souvent, cette fois visant non plus les vaincus, mais les vainqueurs 42.

Par ailleurs, Bessfort constata le malaise social permanent dans lequel vécurent ses compatriotes pendant le procès du « boucher des Balkans », quand pour blanchir leur conscience, des volontaires allèrent à La Haye où Rovena trouva par erreur une enveloppe contenant des photos d’enfants ensanglantés. Il lui racontera ensuite que c’était des enfants serbes blessés par les bombes de l’OTAN ; les services serbes lui envoyaient pour exercer sur lui un chantage, en le présentant comme un assassin. Les deux parties envoyaient ce type de photographies aux commissions internationales dans le but de faire inculper l’ennemi et de créer une sorte de hiérarchie de la mort.

Y avait-il ou non une hiérarchie dans la mort ? Un camp affirmait que toute mort d’enfant était une tragédie inexpiable, excluant toute hiérarchie. Lui pensait différemment. Un gamin tué dans un accident de la route, ça n’était pas pareil que le même, mort sous les bombes. Et les deux, ensemble, étaient à cent lieues du bébé lacéré au couteau. De main d’homme, tu comprends ? Pas par une bombe aveugle, mais de main d’homme. Huit cents bébés albanais passés au fil du hachoir, tels des agneaux, souvent sous les yeux de leur mère. C’était à en perdre la raison. C’était la fin du monde 43.

Le même argument fut utilisé lors d’une réunion du Conseil de l’Europe le 1er mai 1999. La guerre du Kosovo fut un événement dans lequel ce même Kadaré fut activement impliqué, devenant en quelque sorte la voix internationale des Albanais des deux côtés de la frontière. Ce fait historique a marqué totalement le destin des personnages de L’Accident : leurs possibilités, ou non, de rencontres, la surveillance de Bessfort par les services secrets serbes ou le voyage purificateur à La Haye sont clairement liés au déroulement du conflit. Cette guerre, avec la chronique albanaise des trente dernières années, est importante pour comprendre la symbologie des personnages déjà mentionnés dans cette partie.

42. Ibid., p. 200 et p. 36. 43. Ibid., p. 201-202. CAHIERS BALKANIQUES 264 L’industrie en Méditerranée

Conclusion

Le présent article a voulu étudier l’univers de Kadaré, entrer dans sa mentalité albanaise et découvrir la symbologie à l’intérieur de la sémiotique textuelle de L’Accident, un roman qui se présente comme un thriller sentimentalo-politique, dans lequel l’action des personnages représente chacune des étapes de la chronique récente de l’Albanie, de la dictature communiste aux problèmes sociaux qui frappent toute l’Europe du xxie siècle, sans oublier les problèmes ethnico-territoriaux du Kosovo, ni la transition vers la démocratie et le capitalisme. Dans chacune de ses phases, le personnage féminin, symbole de la société albanaise, est présenté dans une situation de soumission, plus ou moins importante, par rapport au personnage masculin, symbole de la politique des quarante dernières années, et spécialement, en plusieurs cas, de Enver Hoxha. Le scénario de Kadaré dans ce roman est celui d’une Europe dirigeante dans laquelle, nonobstant les changements sociaux et politiques, règne un ordre faux qui, en revanche, n’existe pas dans l’Albanie des personnages. L’écrivain cherche à créer une atmosphère dans laquelle rien n’est ce qu’il paraît être, où l’identité est en train de disparaître, où les vivants et les morts se confondent et vice-versa, où un pays change complètement en vingt ans au point de ne pas être reconnu même par ses habitants, ce qui se manifeste par un sentiment de malaise et de mal-être social qui ne permet pas de solution réelle. La nouvelle Albanie, représentée par Rovena, ne se soumet à aucun pouvoir ni au totalitarisme communiste ni à l’Union européenne. C’est une nation jeune, sans expérience, mais qui connaît ses erreurs au long de l’histoire, qui a réussi à vaincre l’oppresseur, même quand il est resté maître très longtemps, que ce soit quatre décennies comme Hoxha ou quatre siècles comme les Ottomans. La voie que montre Kadaré à la nouvelle Shqipëria est justement de rester une nation libre, démocratique, proche de l’Europe, mais maîtresse finalement de son destin. LA SYMBOLOGIE DE L’ESPACE ET DU TEMPS DANS L’ALBANIE NOUVELLE Roberto GÓMEZ MARTÍNEZ 265

Bibliographie

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Journaux

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The Telegraph, 22/07/2004, « Queen Susan of the Albanians », URL : http:// www.telegraph.co.uk/news/obituaries/1467530/Queen-Susan-of-the- Albanians.html, consulté le 28 juin 2017.

Résumé : la dictature communiste répressive d’Enver Hoxha et la déception face à la démocratie qui suivit, font que l’Albanie du début du xxie siècle se rapproche de l’Europe. L’Accident est l’un des romans les plus récents d’Ismail Kadaré et ses personnages contiennent une symbologie importante pour comprendre les temps nouveaux de ce pays balkanique.

Mots-clés : Kadaré Ismaïl, communisme, post-communisme, Albanie, guerre du Kosovo, Enver Hoxha, L’accident

Abstract: the repressive Communist dictatorship of Enver Hoxha and the subsequent disappointment of democracy make Albania tend to approach Europe at the beginning of the 21st century. The Accident is one of the most recent novels by Ismail Kadare and his characters contain an important symbology to understand the new times of this Balkan country.

Keywords: Kadare Ismail, communism, post‑communism, Albania, Kosovo war, Enver Hoxha, The accident, contemporary period, literature

Riassunto: la repressiva dittatura comunista di Enver Hoxha e la successiva delusione della democrazia fanno sì che l’Albania all’inizio del xxi secolo tenda ad avvicinarsi all’Europa. L’incidente è uno dei romanzi più recenti di Ismail Kadaré e in quest’ultimo i personaggi contengono un importante simbolismo per comprendere i nuovi tempi che sta attraversando questo paese LA SYMBOLOGIE DE L’ESPACE ET DU TEMPS DANS L’ALBANIE NOUVELLE Roberto GÓMEZ MARTÍNEZ 267

Parola chiave: Kadaré Ismaíl, comunismo, postcomunismo, Albania, guerra del Kosovo, Enver Hoxha, L’ accidente, mondo balcanico, litteratura

Anahtar Kelimeler: Kadar İsmail, Arnavutluk, Kosova, komünizm, komünizm sonrası, Kosova savaşı, Enver Hoca, Kaza, çağdaş zaman, edebiyat

Ключевые слова: Кадаре Исмаил, Албанија, Косово, комунизмот, пост комунизмот, Косовска војна, Хоџа Енвер, несреќа, современ период, литература

Λέξεις‑κλειδιά: Καντάρε Ισμαήλ, Αλβανία, Κοσσυφοπέδιο, κομμουνισμός, μετακομμουνισμός, Πόλεμος του Κοσσυφοπεδίου, Χότζα Ένβερ, το Ατύχημα, σύγχρονη εποχή, λογοτεχνία

La France et la Grèce : une vision française des relations franco‑grecques à l’épreuve de l’intégration européenne, 1981‑1989

The relations between France and Greece, 1981‑1989

Οι σχέσεις μεταξύ της Γαλλίας και της Ελλάδας, 1981‑1989

Stefano Cattaneo Études européennes, Sorbonne Nouvelle

Introduction Les relations entre la France et la Grèce dans la fin du xxe siècle, sont un thème très peu traité par l’historiographique française. Pourtant, savoir comme elles ont évolué et selon quelles variables, du point de vue culturel, économique ou diplomatique, est une question pertinente. Bien que peu étudiée par la recherche française, elle a donné lieu à des publications et à des recherches scientifiques, plus ou moins récentes. Mathilde Chèze, qui a soutenu à l’INALCO en 2013 une thèse 1 sur l’évolution des relations culturelles entre la France et la Grèce, s’attache, entre autres, à analyser les rapports entre la politique culturelle française et la qualité des relations personnelles entre les dirigeants des deux pays, sur une chronologie assez large, son étude démarrant en 1930 pour se finir en 1981. Lorenz Plassmann, qui a soutenu une thèse, 2 en 2007, en Sorbonne, intitulée « Les relations franco-grecques 1944 -1981 », analyse de son côté les relations, au sens large, entre la France et la Grèce, pour nous offrir une approche globalisante sur ces échanges. Plus récemment, un colloque a été co-organisé en 2016 par les

1. Chèze, 2013. 2. Plassmann, 2004. CAHIERS BALKANIQUES 270 L’industrie en Méditerranée

Archives nationales françaises 3 et les Archives générales de l’État hellénique sur les liens entre la France et la Grèce, de 1915 à 1995, sous le regard croisé de ces archives. Mais, si les thèmes 4 abordés lors de ce colloque sont diversifiés, ils ne traitent pas des rapports diplomatiques entre les deux pays sur la période qui nous intéresse. Si nous prenons des publications plus anciennes sur ce même thème, l’historiographie française s’attache dans son ensemble à ne traiter les relations franco-grecques que pendant les années 1930 5 ou lors des échanges entre Constantin Karamanlís et le général de Gaulle 6. Force est de constater que l’étude de Lorenz Plassmann comble un vide historiographique important sur la question des relations franco-grecques au xxe siècle. D’ailleurs, celui-ci parle même d’anomalie, en faisant le constat de ce peu de goût que montre la recherche française pour le sujet, au contraire des pays anglo-saxons qui n’hésitent pas à analyser leurs échanges personnels avec la Grèce 7, surtout pour la période de la guerre froide 8. Mais si les analyses de Lorenz Plassmann et de Mathilde Chèze comblent ce manque, elles n’en restent pas moins limitées dans le temps, car elles s’arrêtent en 1981. La présente étude vise donc à prolonger ces études au-delà, tout en y apportant une touche personnelle, car l’enjeu de l’intégration européenne de la Grèce sera une partie de cette recherche, ce qui n’était pas le cas des analyses antérieures. Ainsi, nous tenterons d’approfondir la question des relations entre la France et la Grèce entre 1981 et 1989, du point de vue diplomatique français, mais également de façon plus ponctuelle, du point de vue culturel et économique. Pour ce faire, nous aurons recours aux Archives diplomatiques françaises qui n’ont été que peu utilisées pour traiter de cette période et aux Archives nationales françaises, dont le fonds d’archives présidentielles de François Mitterrand. C’est par l’utilisation de ces sources que cette réflexion se veut originale, puisqu’elle montre une analyse plus avancée dans la temporalité, des relations entre franco-grecques. Ces relations, au cours de cette période, baissent en intensité insensiblement : nous n’avons pas affaire à un arrêt brutal des relations, mais à une lente diminution des échanges politiques, économiques et culturels entre les deux pays. Si, en 1981,

3. Archives Nationales de France et Archives générales de l’État hellénique, « France- Grèce, 1915-1995 : archives, histoire, mémoire », Colloque organisé les 24, 25 et 26 novembre. 4. Lemonidou & Liskenne au Colloque international ci-dessus. 5. Du Réau, 1988, p 71-88. 6. Vaisse, 2001, p. 155-167. 7. Kassimeris, 2009. 8. Paravantes, 2018. LA FRANCE ET LA GRÈCE : UNE VISION FRANÇAISE DES RELATIONS FRANCO‑GRECQUES Stefano CATTANEO 271 et jusqu’en 1985, il est encore possible de croire en l’illusion de bonnes relations et en l’espoir d’une amélioration même si en 1988, elles ne sont clairement plus ce qu’elles avaient pu être dans les années précédentes. On peut observer que nous passons, au fur et à mesure des années, d’une relation amicale, où le lexique de l’amitié est présent dans les discours des dirigeants des deux pays, à une relation cordiale qui substitue à l’amitié une forme de pragmatisme et de réalisme. Voir au même moment deux gouvernements socialistes en France et en Grèce a pu faire espérer un rapprochement plus important, mais l’analyse des faits montre qu’il n’en fut rien. Les relations franco-grecques ont connu un point culminant dans les années 1970 et permis à la Grèce d’intégrer la CEE. La France est le pays dont l’influence fut la plus importante auprès de la Grèce, au cours des années 1974 à 1980, grâce à la motivation personnelle de son président Valéry Giscard d’Estaing 9. Elle fut, en quelque sorte, la marraine de la Grèce, lors de son adhésion à la CEE, et en tant que telle, elle eut un rôle de tutrice, pour faire entrer le pays dans la Communauté européenne aux meilleures conditions possible. Mais ces relations n’ont pas duré, elles n’ont pas résisté aux changements politiques en France et en Grèce. Pourtant, tout paraissait concourir à ce que les deux nouveaux leaders politiques fassent évoluer positivement les relations entre les deux pays au nom de la solidarité socialiste. Mais, malgré une certaine idéologie commune, ces deux leaders n’ont clairement pas partagé l’amitié de leurs prédécesseurs. On assiste au retour à une diplomatie que nous pourrions définir par le qualificatif de « distance polie » entre la France et la Grèce, personnifiée par François Mitterrand et Andréas Papandréou. Si des efforts ont pu être consentis pour un rapprochement, leurs intérêts étaient dès le départ beaucoup trop éloignés : la Grèce veut trouver dans la France une alliée contre la Commission européenne et dans son conflit avec la Turquie 10, tandis que la France voit dans la Grèce un partenaire économique parmi tant d’autres. La Grèce, dans une position difficile vis-à-vis de la CEE, gêne la France qui ne veut plus qu’on l’associe au comportement grec, et qui, malgré une certaine patience, finit par être excédée. La Grèce, de son côté, ne supporte plus de la part de la France les conseils attentifs qu’elle perçoit comme une ingérence dans ses affaires internes. Cela aboutit aux analyses sans détour des gouvernements de Jacques Chirac 11 et de Michel Rocard 12, qui tour à tour,

9. Berstein & Sirinelli, 2006. 10. Yérasimos, 2004. 11. Gouvernement Jacques Chirac II, du 20 mars 1986 au 10 mai 1988. 12. Gouvernement Michel Rocard I, du 10 mai 1988 au 22 juin 1988, puis Michel Rocard II, du 23 juin 1988 au 15 mai 1991. CAHIERS BALKANIQUES 272 L’industrie en Méditerranée

décrivent Andréas Papandréou et ses ministres comme des partenaires difficiles, imprévisibles, orgueilleux et qui réclament les aides européennes avec insistance.

Un rapprochement naturel entre deux pays socialistes ?

L’apparition simultanée de deux gouvernements socialistes, la même année, en Grèce et en France sonne comme une coïncidence salutaire qui évite la situation beaucoup plus compliquée qu’aurait été une présidence de Valéry Giscard d’Estaing et un Premier ministre comme Andréas Papandréou. L’émergence de deux dirigeants de gauche fait espérer à l’opinion publique, surtout les médias 13, que la France continuera de garder la Grèce sous sa protection. Au lendemain des élections, présidentielles en France (10 mai 1981) et législatives en Grèce (18 octobre 1981), de gros efforts sont fournis par les politiques des deux pays pour un rapprochement. Au premier abord, cette volonté peut s’interpréter par le désir de mettre en place une forme de solidarité socialiste en Europe, un front commun, en opposition au nouveau mouvement libéral-conservateur qui apparaît au début des années 1980 14. Il existe effectivement, de façon tout à fait observable, une fracture idéologique de plus en plus importante au sein de la CEE, entre un Sud qui penche à gauche de l’échiquier politique, et un Nord qui penche clairement à droite. Mais, à cette solidarité, s’ajoutent des objectifs économiques, des échanges importants que François Mitterrand veut maintenir, et du côté grec, une envie d’obtenir des investissements français. Tout concorde donc pour que les relations entre les deux pays restent au même niveau que dans les années précédentes.

13. Ελευθεροτυπια, (Eleutherotypia), 5 juin 1987. « Γαλλία : Σε διάλογο Ελλάδα και Τουρκία » [La France : en dialogue avec la Grèce et la Turquie] 14. Vincent, 2016. LA FRANCE ET LA GRÈCE : UNE VISION FRANÇAISE DES RELATIONS FRANCO‑GRECQUES Stefano CATTANEO 273

Carte 1. Les différents camps politiques au pouvoir dans la CEE, 1982-1985 Carte établie par l’auteur

La recrudescence de notes diplomatiques françaises 15 à ce sujet indique un intérêt soutenu au lendemain des élections françaises et grecques. Ces

15. Voir notamment, les fonds du Ministère des Affaires étrangères, Direction Europe, Série Grèce, le fonds datant de 1981-1985, mais également celui de 1986-1990. CAHIERS BALKANIQUES 274 L’industrie en Méditerranée

correspondances donnent l’avis du Quai d’Orsay sur la situation grecque. Certaines, pragmatiques, évacuent assez rapidement le rapprochement idéologique 16 et s’attardent plus volontiers sur les intérêts économiques de la France en Grèce. Le rapprochement est marqué par une rencontre à Athènes entre deux ministres, le 28 et le 29 décembre 1981, Claude Cheysson, ministre des Relations extérieures et son homologue Ioannis Haralambopoulos ; la visite est symbolique, puisque ce serait, aux dires du ministre grec, la première visite d’un membre d’un gouvernement socialiste français en Grèce. La rencontre est chaleureuse, le dialogue constructif, et la réunion se termine par une conférence de presse. La conférence s’articule autour de l’entente franco-grecque, et les journalistes tentent de prendre la température de ces relations. Elle débute par un long monologue du ministre grec qui décrit à quel point les relations étaient déjà bonnes avant l’arrivée du PASOK au pouvoir : Il est connu que les relations avec le parti socialiste français avaient déjà commencé, il y a longtemps, à devenir étroites […] c’est réellement une grande opportunité aussi bien pour la France que pour nous, de développer ces liens, et de les rendre plus étroits et plus concrets 17. Ainsi, la ligne grecque est plutôt claire, elle reconnaît un rapprochement socialiste, quasi obligatoire entre les deux gouvernements. Mais, si nous comparons avec l’intervention orale de Claude Cheysson, celui-ci semble beaucoup moins dithyrambique. La France et la Grèce sont décidées à travailler en très étroite coopération. Nous aurons parfois des avis différents, mais il n’y aura jamais de malentendu. Claude Cheysson n’hésite pas en effet à reconnaître que puissent exister des désaccords entre la France et la Grèce sur des sujets qui ne sont pas mentionnés, mais dont nous pouvons soupçonner qu’ils concernent la Communauté européenne. La France est certes enthousiaste, mais elle n’en rappelle pas moins que faire partie de la même famille politique ne signifie pas forcément être d’accord avec tout ce que fait son partenaire. Les journaux grecs en commentant l’événement sont dans

16. MAE [Archives Diplomatiques, Ministère des Affaires étrangères], Direction Europe, Série Grèce, voir le dossier 5247, État et Politique intérieure, à l’intitulé GRE 2-12 Élections. 17. MAE, Direction Europe, Série Grèce, Dossier 5261, Relations politiques avec la France, Voyage en Grèce, GRE 12-4, au dossier Général. LA FRANCE ET LA GRÈCE : UNE VISION FRANÇAISE DES RELATIONS FRANCO‑GRECQUES Stefano CATTANEO 275 l’ensemble plutôt positifs 18. To Vima, plutôt de centre-gauche, affirme d’ailleurs à ce propos que « ces deux pays européens, méditerranéens, démocratiques et socialistes seront très proches l’un de l’autre à l’avenir en vue de faire face aux problèmes communs » 19. Mais, si ces rencontres diplomatiques, en apparence, font croire à une bonne entente et en des liens spéciaux, les liens entre les deux chefs d’État et de gouvernement indiquent toute autre chose. Le 25 novembre 1981, Andréas Papandréou passe une journée en France où il prévoit de rencontrer François Mitterrand 20. Cela contraste avec le précédent séjour de cinq jours de Valéry Giscard d’Estaing en Grèce. Il rencontre le président français lors d’un déjeuner organisé à l’Élysée, qui dure un peu plus d’une heure. Puis, il rejoint l’ambassade de Grèce, rencontre Charles Hernu (1 h 30), ministre de la Défense, et, le soir, part pour Londres. On voit que les relations entre les deux chefs d’État et de gouvernement, certes cordiales, ne possèdent plus le côté chaleureux que connaissaient celles de leurs prédécesseurs. Elles sont beaucoup plus protocolaires, et force est de constater que le Premier ministre grec a pris autant de temps pour s’entretenir avec François Mitterrand qu’avec son ministre de la Défense. À l’issue de cette rencontre, si les journaux français sont dans leur ensemble positifs 21, malgré la nature expéditive de la visite ; le journal Libération, à contre-courant de la doxa journalistique, titre pourtant La rencontre Papandréou‑ Mitterrand : des nuages sur l’Europe rose 22 ; d’ailleurs, il n’hésite pas à conclure que « des nuages assombrissent le ciel rose de l’Olympe socialiste », en désignant la relation entre les deux dirigeants et, par extension, entre la France et la Grèce. C’est un point de vue intéressant qui permet de contrebalancer l’optimisme majoritaire des journaux français, quelle que soit leur tendance politique.

18. MAE, Direction Europe, Série Grèce, Dossier 5248, États et Politique intérieure, GRE 2-16 Presse – Informations – radio TV. 19. To Vima, 30 décembre 1981. 20. ANF [Archives Nationales de France], fonds présidentiels de François Mitterrand, Archive de la cellule diplomatique, 5 AG 4 / CD 270, dossier 5 – Préparation de la visite en France d’Andréas Papandréou, Premier ministre de la République de Grèce, le 25 novembre 1981. 21. MAE, Direction Europe, Série Grèce, Dossier 5263, Visites de personnalités grecques en France, GRE 12-4, Visite du Premier ministre grec, M. Papandréou, 25 novembre 1981, Revue de presse. 22. Libération, 26 novembre 1981. CAHIERS BALKANIQUES 276 L’industrie en Méditerranée

Un voyage organisé le 22 et 23 mai 1982 23 à Athènes vient légitimer cette réflexion sur la nature compliquée des relations qu’entretiennent Andréas Papandréou et François Mitterrand. Pierre Mauroy, le Premier ministre français, rencontre Papandréou, pour une réunion de travail autour de la question européenne. Nous pouvons nous étonner que François Mitterrand ne soit pas présent. À titre de comparaison, Valéry Giscard d’Estaing n’a jamais envoyé son Premier ministre rencontrer Constantin Karamanlís à sa place. Puis, cette même année, François Mitterrand se rend en visite officielle à Athènes, duer 1 au 2 septembre 1982 24, et il rencontre tour à tour le président Constantin Karamanlís et le Premier ministre, Andréas Papandréou. Lors de ce séjour, annoncé comme destiné à promouvoir les bonnes relations entre la France et la Grèce, le président français signe un gros contrat de coopération militaire et de ventes d’armes entre les deux pays. François Mitterrand prolonge son voyage du 3 au 6 septembre par un séjour privé de dans le nord de la Grèce, mais ne rencontre aucune personnalité politique. Ce jeu diplomatique permet de penser que le président français est très pragmatique vis-à-vis de la relation qu’il met en place entre la France et la Grèce. La France joue un double jeu, d’un côté elle veut bien soutenir la Grèce, mais elle refuse de s’engager si ses problèmes touchent de près les intérêts français, tout en saisissant l’occasion pour nouer des relations économiques. Du côté grec, en revanche, il y a une volonté de rapprochement, presque de séduction, pour trouver un allié militaire dans le conflit avec la Turquie 25 et, au passage, insister sur certains intérêts communs dans la CEE.

De l’accommodation à l’alternance : la dégradation progressive des relations

Si l’on peut observer un effritement du caractère spécial des relations qu’avaient auparavant la France et la Grèce, au cours des années 1980, les deux pays

23. MAE, Direction Europe, Série Grèce, Dossier 5261, Relations politiques avec la France, Voyage en Grèce, GRE 12-4, Visite officielle de M. Pierre Mauroy, 22-23 mai 1982. 24. ANF, fonds présidentiels de François Mitterrand, Archive de la cellule diplomatique, 5 AG 4 / CD 270, dossier 2, Grèce - Préparation et déroulement du voyage de François Mitterrand en Grèce les 1er et 2 septembre 1982. 25. Pisiotis, 1993, p. 905-918. LA FRANCE ET LA GRÈCE : UNE VISION FRANÇAISE DES RELATIONS FRANCO‑GRECQUES Stefano CATTANEO 277 néanmoins fournissent des efforts pour rester proches. Le 15 novembre 1984 26, grâce à l’intervention d’Andréas Papandréou, François Mitterrand rencontre le colonel Kadhafi en Crète. Il s’agit de s’entendre sur la présence des troupes libyennes au Tchad 27. La France qui a signé, le 17 septembre 1984, un accord de retrait conjoint des troupes françaises et libyennes du Tchad constate que des troupes armées libyennes sont encore présentes sur le territoire tchadien. L’initiative d’Andréas Papandréou - qui organise la rencontre entre les deux leaders, car la Grèce entretient alors de bonnes relations avec la Libye - montre les efforts fournis par le gouvernement grec pour se placer comme un allié indispensable de la France. Le sommet se conclut sur une note positive puisque le chef d’État libyen se félicite de la compréhension du président français, tout porte à croire que la réunion s’est bien déroulée. Cependant, son bilan doit être reconsidéré. François Mitterrand reste très mesuré à ce sujet. Les jours suivants, les forces libyennes restent présentes au Tchad et ne montrent aucun signe de départ. En France, le camouflet est terrible, l’opposition 28 dénonce la naïveté du gouvernement. De plus, Andréas Papandréou, malgré sa présence sur les photos, n’a pas participé à la réunion ni aux discussions entre les dirigeants. Un dernier voyage du président français se déroule en Grèce, du 21 juin au 23 juin 1985 29 pour célébrer la nomination d’Athènes comme capitale culturelle européenne. Cette présence peut être perçue comme un message fort envoyé au peuple grec, car aucun autre dirigeant européen n’a pris la peine de faire le déplacement. C’est aussi le sommet des relations franco-grecques des années 1980, puisqu’il n’y aura plus, avant 1988, de nouveau voyage officiel. Grâce à cette observation, nous pouvons avancer l’hypothèse que François Mitterrand

26. MAE, Direction Europe, Série Grèce, Dossier 5261, Relations politiques avec la France, Voyage en Grèce, GRE 12-4, Visite officielle de M. Mitterrand en Grèce, 15 novembre 1984. 27. Suite à de nombreux conflits entre deux bandes armées au Tchad qui se disputent le pouvoir, la Libye prend parti pour l’un des deux camps et occupe le territoire du Nord. En retour, la France lance l’opération Manta, le 21 juin 1983 sur le territoire tchadien, lorsque la capitale, N-Djamena, est menacée. 28. « 10-16 novembre 1984 – Tchad – France – Libye. Rencontre du président François Mitterrand et du colonel Kadhafi à propos du Tchad », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 9 mai 2018. http://www.universalis.fr/evenement/10-16-novembre-1984-tchad-france-libye- rencontre-du-president-francois-mitterrand-et-du-colonel-kadhafi-a-propos-du-tchad 29. ANF, fonds présidentiels de François Mitterrand, Archives de la cellule diplomatique, 5 AG 4 / CD 52, dossier 9, Préparation et déroulement du voyage de François Mitterrand à Athènes, du 21 au 23 juin 1985. CAHIERS BALKANIQUES 278 L’industrie en Méditerranée

possédait un profond respect pour la Grèce et une attirance particulièrement nette pour sa culture, mais qu’il ne partageait sans doute pas de lien amical avec Andréas Papandréou, et même, oserons-nous aller plus loin, que les deux hommes n’avaient aucune sympathie l’un pour l’autre. Les relations franco-grecques dès lors commencent à se dégrader. Dès 1985, elles se distendent, deviennent plus rares, et cela se voit à la diminution des notes diplomatiques françaises. Les diplomates français se permettent même quelques critiques contre le gouvernement de Papandréou. Didier Quentin, un diplomate français, dans une note 30 à son ministère, malheureusement non datée (dont nous pouvons supposer qu’elle a été rédigée en 1987) fait un résumé des relations franco-grecques depuis 1981. Il décrit une situation relationnelle, politique, économique et culturelle, en recul sur ce qui existait au début du mandat de François Mitterrand où « La France paraissait pour la Grèce, l’interlocuteur privilégié auquel elle s’adressait d’instinct […] ». Puis un peu plus loin, après avoir décrit le comportement nouveau de la Grèce, qui a progressivement contracté des accords de coopération militaire avec d’autres pays alors que la France espérait l’exclusivité, il ajoute : « Les relations de la Grèce avec la France ont donc peu à peu perdu ce qu’elles avaient de spécifique ». En 1986, le Premier ministre grec reprend la rhétorique contre l’Alliance atlantique et contre la Communauté européenne qu’il avait occultée au début de l’exercice de son pouvoir. Pour le diplomate français : « M. Papandréou a pris des positions qui […] n’en constituent pas moins des atteintes à la solidarité atlantique et à l’esprit communautaire ». Ainsi, il note que la Grèce a repris sa politique de défiance, car elle se sent de plus en plus isolée devant la multiplication des gouvernements conservateurs en Europe. Le Quai d’Orsay considère, à juste titre, que la France n’est plus qu’un partenaire parmi tant d’autres et que les relations franco-grecques ont perdu ce qu’elles avaient de spécifique. Didier Quentin, dans la même note, constate que la France « se retrouve placée aujourd’hui au même rang que les autres sur l’échiquier dont joue M. Papandréou » 31.

30. MAE, Direction Europe, Série Grèce, Dossier 6313, Relations politiques avec la France, GRE 12-1, Note n°837 – relations franco-grecques. 31. Ibid. LA FRANCE ET LA GRÈCE : UNE VISION FRANÇAISE DES RELATIONS FRANCO‑GRECQUES Stefano CATTANEO 279

Carte 2. Les différents camps politiques au pouvoir dans la CEE, 1987-1988 Carte réalisée par l’auteur

Ainsi, la Grèce défie la communauté atlantique, car elle n’a plus d’alliés naturels en Europe occidentale. Mais pour Didier Quentin, elle cherche surtout à retenir l’attention des États-Unis pour obtenir des avantages militaires, et ainsi, pouvoir se passer du soutien de la CEE, a fortiori de celui de la France. Cette initiative passe mal auprès du gouvernement français, car auparavant, Andréas Papandréou s’était toujours déclaré hostile aux bases américaines implantées sur son territoire 32, et il demandait leur retrait au début de son mandat. Cependant, dès 1983, il signait un accord de cinq ans avec les États-Unis pour maintenir deux bases en Crète, celle de la baie de Souda et la base aérienne d’Héraklion 33. En retour, les États-Unis lui avaient promis une aide militaire plus importante 34. Donc cette habitude

32. Los Angeles Times, 13 juillet 1988. 33. Wall Street Journal, 30 juin 1987. 34. The New York Times, 24 juin 1996. CAHIERS BALKANIQUES 280 L’industrie en Méditerranée

de menacer pour obtenir des avantages n’était pas nouvelle, et le gouvernement français semblait pourtant jusque-là s’en accommoder. Il faut nuancer ces propos, car, à partir du 20 mars 1986, une cohabitation s’installe entre François Mitterrand et un gouvernement de droite, dirigé par Jacques Chirac. Il est fort probable que ce changement a une part de responsabilité dans l’analyse de Didier Quentin. Car le comportement grec n’avait guère changé. Il faut se garder de penser qu’il a pu exister en 1985 une rupture soudaine dans son attitude en politique internationale. Il faut prendre conscience que nous sommes en présence d’un gouvernement de droite qui juge les actions d’un gouvernement de gauche, et qu’il est fort probable qu’il est beaucoup moins patient face à l’attitude du Premier ministre grec. Il utilise également une sémantique peu équivoque quant à la critique de la Grèce. Didier Quentin, par exemple, en vient à parler d’imagination protectionniste 35 pour caractériser les agissements de la Grèce dans ses échanges économiques avec la France, alors qu’ils sont clairement à l’avantage de cette dernière. Quant aux relations culturelles, elles semblent plus menacées, et cela : Ne suscite finalement chez nos partenaires grecs qu’une indifférence à peine courtoise. La France subit les mêmes avanies et les mêmes vexations quotidiennes de la part de l’administration hellénique 36. Ce qui nous paraît très fort pour décrire une situation, certes moins flamboyante qu’auparavant, mais qui reste dans des standards traditionnels. D’ailleurs, si le nouveau gouvernement français déplore une diminution des échanges avec la Grèce, la France est en partie responsable, puisqu’elle réduit au cours de la période de cohabitation les échanges en technologies, en avancées scientifiques et dans l’éducation 37. C’est ainsi que se produit une diminution effective des relations entre la Grèce et la France, au milieu des années 1980. Finalement, le nouveau gouvernement français, en 1986, estime qu’il faut imputer au comportement d’Andréas Papandréou la diminution des relations entre les deux pays. Mais les socialistes au pouvoir n’en faisaient pas mention, ce qui démontre que la moindre intensité des relations entre les deux pays, à

35. MAE, Direction Europe, Série Grèce, Dossier 6313, Relations politiques avec la France, GRE 12‑1, Note n° 837 ‑« relations franco‑grecques ». 36. MAE, Direction Europe, Série Grèce, Dossier 6313, Relations politiques avec la France, GRE 12-1, note n° 825 -« Grèce situation économique ». 37. MAE, Direction Europe, Série Grèce, Dossier 6307, Relations économiques avec la France. LA FRANCE ET LA GRÈCE : UNE VISION FRANÇAISE DES RELATIONS FRANCO‑GRECQUES Stefano CATTANEO 281 cette période, est à mettre au crédit de l’alternance politique en France. Il est vraisemblable que le gouvernement socialiste fut plus patient avec son partenaire grec, que ne le fut celui de Jacques Chirac.

La CEE, sujet de la discorde ?

Le 21 mai 1988, François Mitterrand est réélu à la présidence de la République française et nomme un nouveau gouvernement socialiste pour diriger le pays. Les relations entre la France et la Grèce allaient-elles connaître un rebond après deux années difficiles ? Il y eut effectivement une embellie, mais elle fut de courte durée. Les membres du gouvernement grec s’empressent après les résultats des élections françaises de féliciter François Mitterrand ; le PASOK, après des relations compliquées avec le gouvernement de Jacques Chirac, attend beaucoup de Michel Rocard et il accueille la réélection de François Mitterrand et le retour d’un gouvernement socialiste, avec une joie non dissimulée. Le 18 juillet 1988, Roland Dumas, ministre des Affaires étrangères, est invité par le gouvernement grec à rencontrer son homologue, Karalos Papoulias. C’est la réactivation officielle des voyages ministériels entre les deux pays 38. Mais les deux années de cohabitation ont eu un impact suffisant pour que le chantier devienne plus complexe. Les diplomates français constatent que les échanges commerciaux sont moins importants, 39 et la présence culturelle moindre qu’auparavant. Ils expriment leurs inquiétudes, car la Grèce s’est rapprochée du monde anglo-saxon. L’enseignement du français à l’école est peu à peu mis de côté au profit de l’anglais. Le coup de grâce est donné en 1987 lorsqu’Andréas Papandréou fait voter une loi instaurant l’anglais obligatoire du primaire jusqu’à la fin du lycée, ce qui réduit d’année en année la place du français, réduit au rang de seconde langue étrangère ou d’option 40. Sur le plan économique, d’anciens contentieux, mentionnés dans des notes diplomatiques précédentes 41, mais mis de côté sans doute au nom de la bonne

38. Entre 1981 et 1983, cinq voyages sont organisés entre la France et la Grèce, entre des chefs d’État ou des membres du gouvernement grec et français. Entre 1986 et 1988, seul un voyage est organisé, la visite du président grec, Christos Sartzetakis, en France, du 12 au 14 mai 1986. 39. MAE, Direction Europe, Série Grèce, Dossier 6307, Relations économiques avec la France, GRE 8 -4/2 Échanges Commerciaux. 40. Vidal-Naquet, 2004. 41. MAE, Direction Europe, Série Grèce, 6308, Commerce extérieur. Note n° 888, « Grèce : difficultés dans nos relations économiques ». CAHIERS BALKANIQUES 282 L’industrie en Méditerranée

entente entre les deux pays, refont surface. C’est le cas d’un litige financier entre la banque française PARIBAS, qui a prêté en 1980, avec l’aide d’un consortium, la somme de 27 millions de dollars à la société grecque, Greek Breweries. À la suite de difficultés financières, celle-ci n’a pu rembourser. La banque française s’est alors engagée dans des poursuites judiciaires contre la société grecque, mais, en 1984, Greek Breweries est placé sous tutelle de l’État grec, et le ministre grec des Finances suspend les paiements des échéances et les décisions de justice contre la société 42. En 1988, Greek Breweries doit déjà plus de 40 millions de dollars. Pour remédier à ce problème, le 12 février 1985 43, Pierre Bérégovoy, alors ministre des Finances, envoie une lettre (dont nous n’avons pas la version originale) à ce sujet à son homologue grec, Gerasimos Arsenis, mais elle reste sans réponse. En parallèle, un second contentieux financier oppose le Crédit Lyonnais à une autre entreprise grecque : en 1980, la banque française prête à une filiale grecque Péchiney, 20 millions de francs ; le remboursement est encore une fois partiel, puisque sur les 20 millions de francs prêtés, seuls 15 millions furent remboursés. Face à ce problème qui commence à faire perdre patience aux dirigeants français, la visite de Roland Dumas, plus qu’une simple visite de courtoisie, signe également le moment pour la Grèce de devoir rembourser ses dettes. Le discours français est plus ferme. Roland Dumas expose les volontés nouvelles du gouvernement qui veut récupérer pour les banques françaises le restant dû, et menace autrement de voir mises en danger les relations bancaires entre les deux pays. La menace est à peine voilée puisqu’une note diplomatique lui conseille de dire au gouvernement grec qu’en cas de non-remboursement dans un délai proche, la France bloquerait toute nouvelle demande bancaire venant de la Grèce. Mais ce différend est rapidement balayé, puisque Roland Dumas parvient à négocier la mise en place du remboursement. Finalement, ce qui fait problème, c’est la place de la Grèce au sein de la CEE, un problème plus profond et global. Nous le comprenons à travers une note diplomatique écrite par Pierre de Boissieu 44, qui dirige alors le Service de Coopération économique du ministère des Affaires étrangères. Il résume les sujets qui pourraient être abordés par Roland Dumas lors de son voyage du

42. MAE, Direction Europe, Série Grèce, Dossier 6307, Relations économiques avec la France, Note n° 863 « questions économiques – contentieux financiers ». 43. Ibid. 44. Pierre de Boissieu est un diplomate français qui a été membre du cabinet de François-Xavier Ortoli lorsqu’il était vice-président de la Commission européenne. Grand connaisseur des enjeux européens, il fut un conseiller très écouté de François Mitterrand. LA FRANCE ET LA GRÈCE : UNE VISION FRANÇAISE DES RELATIONS FRANCO‑GRECQUES Stefano CATTANEO 283

12 juillet 1988, mais également évoque le comportement de la Grèce dans la CEE. Sujet sensible qui touche particulièrement la France. Pierre de Boissieu décrit en résumé, la position catastrophique de la Grèce au sein de la CEE. Il estime que la plupart des membres de la CEE voient ce pays comme l’enfant chéri d’un club de riches 45 qui les indispose de plus en plus par ses exigences pécuniaires. Les formules sont dures, Pierre de Boissieu va même jusqu’à écrire que « tout le monde en a assez des Grecs », la tension est palpable. Le constat est sans appel de la part du diplomate, qui dresse un portrait peu flatteur du gouvernement grec : … son habitude permanente de la quête, ses chantages, son absence totale de sérieux. Par cette formulation, il décrit une Grèce qui recevrait de la CEE l’équivalent de 5 % de son PNB en transferts budgétaires nets, mais qui continue de réclamer. Il constate qu’elle est moins bien intégrée dans la Communauté qu’elle ne l’était en 1981, situation particulièrement dommageable et préoccupante pour le pays en train de se marginaliser. Il pense que la Grèce ne fait rien pour s’en sortir et que l’Espagne et le Portugal risquent de rattraper leur retard et de la mettre encore plus en porte à faux : L’Espagne voudra, sur la période, devenir une France en retard et ne pas rester une grande Grèce ; les pays riches de la Communauté, s’ils peuvent s’offrir une danseuse, n’accepteront pas d’entretenir un corps de ballet 46. La diatribe est réelle, même si le résumé de Pierre de Boissieu, dur sur la forme, sur le fond, est plus paternaliste. Il s’agit d’être ferme, mais pas fermé. C’est pour cela que la note parle également d’encouragement pour ramener la Grèce à de meilleurs sentiments. La France se veut pédagogue et, après les reproches des premières lignes, il enjoint son gouvernement à se montrer disponible auprès du gouvernement grec, pour l’accompagner dans ses démarches, et le motiver à respecter les règlements communautaires.

45. MAE, Direction Europe, Série Grèce, Dossier 6307, Relations économiques avec la France, Note n° 864 « Entretien entre le ministre d’État et le ministre grec des Affaires étrangères, le 18 juillet ». 46. MAE, Direction Europe, Série Grèce, Dossier 6307, Relations économiques avec la France, Note n° 864 « Entretien entre le ministre d’État et le Ministre grec des Affaires étrangères, le 18 juillet ». CAHIERS BALKANIQUES 284 L’industrie en Méditerranée

Malgré tout, il pose la question du comportement d’un gouvernement grec qui semble très mal perçu par la direction Europe du ministère des Affaires étrangères français. À plusieurs reprises, nous remarquons, que ce n’est pas tant la qualité des problèmes évoqués qui pose souci, mais plutôt la façon dont le gouvernement grec y réagit. Son comportement est d’humeur changeante et s’illustre par son manque de fiabilité. En juin 1988 47, alors que les membres de la CEE doivent adopter le nouveau paquet des prix agricoles, au moment du vote, la Grèce refuse de voter oui, arguant que cela va à l’encontre de ses intérêts. L’adoption devant se faire à l’unanimité, elle bloque donc toute décision. La diplomatie française juge alors ce comportement inacceptable 48, car elle avait accepté ces résolutions lors de débats précédents. Elle a attendu le dernier moment, lors du vote, pour mettre le couteau sous la gorge des autres membres afin de négocier ses nouvelles revendications financières. Un comportement qui passe très mal auprès de la Communauté. Le gouvernement français, par la voix de Roland Dumas, tente alors de persuader la Grèce de voter ce dossier, mais Papandréou reste inflexible et l’adoption est en partie bloquée. Il faut attendre 1989 et la défaite du PASOK aux élections législatives du 18 juin 1989 49 pour que les négociations reprennent sur la Politique agricole commune. Lorsque la Nouvelle Démocratie obtient la majorité parlementaire en 1990 50, le gouvernement grec a les coudées franches pour adopter le nouveau paquet agricole, et l’accepte en 1991 en plus de toute une série de mesures financières 51. Tout rentre dans l’ordre. Il n’est pas étonnant, dès lors, d’observer que la Grèce, félicitée par la Commission pour son changement d’attitude, obtient la même année, un important prêt communautaire de près de 2,2 milliards d’écus 52.

47. Prix agricoles et mesures connexes 88/9 après la carence du Conseil [en ligne]. Commission européenne [consulté le 10 mai 2018]. http://europa.eu/rapid/ press-release_IP-88-425_fr.htm 48. MAE, Direction Europe, Série Grèce, Dossier 6307, Relations économiques avec la France, Note n° 864 « Entretien entre le ministre d’État et le ministre grec des Affaires étrangères, le 18 juillet ». 49. La Nouvelle Démocratie a 148 sièges sur 300, le PASOK, 128 sièges. 50. La Nouvelle Démocratie parvient à obtenir 150 sièges, le PASOK, de son côté, perd 5 sièges. 51. Libéralisation des capitaux en Grèce [en ligne] Commission européenne [consulté le 10 mai 2018] 52. Signature du prêt à la Grèce [en ligne]. Commission européenne [consulté le 10 mai 2018]. http://europa.eu/rapid/press-release_IP-91-218_fr.htm LA FRANCE ET LA GRÈCE : UNE VISION FRANÇAISE DES RELATIONS FRANCO‑GRECQUES Stefano CATTANEO 285

Conclusion

La France a perdu l’influence qu’elle avait en Grèce et l’image positive dont elle jouissait dans les milieux politiques grecs. Les relations entre les deux pays, beaucoup moins étroites, connaissent une lente dégradation au cours des années 1980. La France voit la Grèce comme un partenaire important dont le potentiel économique est toujours là, et compte sur ses liens historiques pour faire des affaires. Mais elle a conscience qu’elle n’est plus en position avantageuse et que la Grèce cherche à multiplier ses partenaires. La Grèce, de son côté, s’est mis à dos une grande partie de la Communauté européenne par son comportement erratique qui finit par agacer le partenaire français. Si les rapports entre la France et la Grèce, de 1981 à 1989, ont souffert, c’est en partie dû à l’intégration difficile de la Grèce dans les règles de la Communauté européenne. C’est paradoxal puisque ce même facteur était à l’origine du rapprochement entre les deux pays une décennie plus tôt. Cette dimension montre que le problème initial du changement de statut des relations franco-grecques se trouve dans les liens que la Grèce entretient avec la CEE, depuis l’arrivée au pouvoir d’Andréas Papandréou. Si la France se trouve toujours dans le trio des principaux partenaires commerciaux de la Grèce, elle est de plus en plus dépassée par le prestige de la technologie allemande : en 1988, 20 % des importations grecques viennent d’Allemagne, seulement 8 % de France 53. Du côté des relations culturelles, le constat est pire encore, puisqu’elles semblent péricliter d’année en année et que l’influence de la France en Grèce décline lentement au profit des pays anglo-saxons. La France a pu espérer pendant les années Karamanlís 54 et Giscard rattraper le retard qui s’était creusé à partir des années 1950, mais, dès les années 1980, elle est dépassée par le soft power des États-Unis 55, un renversement qui n’est pas sans rappeler la difficulté qu’elle connaît à l’échelle mondiale, avec la perte progressive de ses zones d’influence historiques 56. Nous remarquons également qu’au sein des relations interétatiques, les relations personnelles jouent beaucoup, parfois plus que celles de l’appartenance partisane. Certes, faire partie d’un camp politique aux idées similaires facilite le dialogue entre deux États, mais en l’occurrence, dans le cas de la France et de

53. WITS - World integrated trade solution. Trade between Greece and Germany, 1988. 54. Dulphy, Bonucci, Matard & Ory (dir.), 2010. 55. Ibid. 56. Chaubet, 2010. CAHIERS BALKANIQUES 286 L’industrie en Méditerranée

la Grèce, nous avons la preuve que cela ne fait pas tout. La relation et l’amitié personnelles entre les dirigeants ont joué pour beaucoup dans les bonnes relations que ces deux pays ont pu entretenir, surtout lorsqu’il s’agissait de risquer les intérêts nationaux pour conserver cette amitié. C’est ce que François Mitterrand n’était clairement pas déterminé à faire pour Andréas Papandréou avec qui il ne partageait aucun lien d’amitié, et que, fort probablement, il n’appréciait pas personnellement. Papandréou était bien plus proche conceptuellement des États-Unis, il y avait fait une grande partie de ses études, puis y avait habité pendant toute la durée de son exil, lors de la dictature des colonels. Et s’il n’en partageait pas certaines idées économiques, il était malgré lui hautement influencé par le mode de vie anglo-saxon. François Mitterrand, en revanche, restait plus proche de la « vieille Europe », et paradoxalement bien plus proche d’un Constantin Karamanlís dans sa façon d’exercer le pouvoir. De plus, il était bien plus désireux de réactiver le couple franco-allemand que de promouvoir une politique méditerranéenne 57. Des divergences d’esprit qui expliquent le peu de relations entre les deux hommes. Ainsi, à travers la symbolique des rencontres diplomatiques et des relations que les États peuvent entretenir, le plan personnel passe parfois après le plan rationnel. Mais force est de constater que ces données sont difficiles à évaluer. Au sein des relations internationales, bien qu’il soit question d’intérêts, d’influences et de jeu de pouvoir, les liens personnels peuvent intervenir, et on les oublie bien volontiers…

57. Vernet, 2003, p. 165-179. LA FRANCE ET LA GRÈCE : UNE VISION FRANÇAISE DES RELATIONS FRANCO‑GRECQUES Stefano CATTANEO 287

Bibliographie

Monographies et articles de revues

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MAE, Direction Europe, Série Grèce, Dossier 5248. LA FRANCE ET LA GRÈCE : UNE VISION FRANÇAISE DES RELATIONS FRANCO‑GRECQUES Stefano CATTANEO 289

MAE, Direction Europe, Série Grèce, Dossier 5263.

MAE, Direction Europe, Série Grèce, Dossier 6313.

MAE, Direction Europe, Série Grèce, Dossier 6307.

MAE, Direction Europe, Série Grèce, 6308.

Documents européens

Prix agricoles et mesures connexes 88/9 après la carence du Conseil, Commission européenne, URL : http://europa.eu/rapid/press-release_IP-88-425_fr.htm, consulté le 10/5/2018.

Libéralisation des capitaux en Grèce, Commission européenne, consulté le 10/5/2018.

Signature du prêt à la Grèce, Commission européenne, URL : http://europa.eu/ rapid/press-release_IP-91-218_fr.htm, consulté le 10/5/2018.

Articles de presse et article sur internet

Ελευθεροτυπια, (Eleutherotypia), 5/06/1987, «Γαλλία : Σε διάλογο Ελλάδα και Τουρκία» [La France : en dialogue avec la Grèce et la Turquie].

To Vima, 30/12/1981.

Libération, 26/11/1981.

Los Angeles Times, 13/07/1988.

Info‑Grèce, 19/11/2004, L’apprentissage du français en Grèce, Vidal-Naquet Maud, URL : http://www.info-grece.com/magazine/l-apprentissage-du-francais- en-grece, consulté le 9/5/2018.

Wall Street Journal, 30/06/1987.

The New York Times, 24/06/1996. CAHIERS BALKANIQUES 290 L’industrie en Méditerranée

Résumé : la France, à partir de 1981, a lentement perdu l’influence qu’elle avait en Grèce. Elle a également perdu son image positive. Ce constat a été très peu traité par l’historiographie française. C’est pour combler, en partie, ce manque que nous étudions les relations franco-grecques dans cette période. Au moment où ces relations se distendent, apparaissent paradoxalement deux gouvernements socialistes, en France et en Grèce, ce qui nous fait nous questionner sur ce rapprochement « naturel ». À travers nos analyses, nous remarquons que la France et la Grèce voient leurs relations souffrir, alors même que la Grèce a du mal à s’intégrer dans la Communauté économique européenne, ce qui peut être un facteur responsable de ces difficultés. Cette étude tente également de démontrer que les relations personnelles entre les dirigeants jouent pour beaucoup dans la profondeur des relations interétatiques. À mettre en perspective avec le peu de relations qu’entretenaient Andréas Papandréou et François Mitterrand qui expliquent peut-être aussi cette détérioration.

Mots-clés : France, Grèce, relations diplomatiques, CEE, socialistes, années 1980, Andréas Papandréou (1919-1996), François Mitterrand (1916-1996)

Abstract: since 1981, France slowly has lost her influence in Greece. She has also lost the positive image. That ascertainment has been treated very little by French historiography. It’s to fill, in part, this lack, that we study the Franco‑Greek relations in this period. At the moment when these relations are distorted, paradoxically appear two socialist governments in France and in Greece, fact that makes us question this ‘natural’ rapprochement. Through these analyzes we notice that France and Greece have difficult diplomatic relations, even though, in the same time, Greece is struggling to integrate into the European Economic Community, which may be a factor responsible for these difficulties. This analysis wants also to proof that personals relations between states leaders are very important in the deepness of the interstate relations. Just put into perspective that had with François Mitterrand fewer relations than their predecessors.

Keywords: France, Greece, diplomatic relations, EEC, socialism, 80’s, Andreas Papandreou (1919‑1996), François Mitterrand (1916‑1996)

Περίληψη: από το 1981, η Γαλλία έχασε σιγά σιγά την επιρροή την οποία είχε ακόμη στην Ελλάδα μαζί με την θετική εικόνα της. Αυτό το φαινόμενο πολύ λίγο μελετήθηκε ως τώρα από τη γαλλική βιβλιογραφία. Αποφασίσαμε να κάνουμε έρευνες για τις γαλλο‑ελληνικές σχέσεις ακριβώς για να γεμίσουμε – μερικώς‑ αυτό το κενό. Τη στιγμή πού αυτές οι σχέσεις δισταλούν, εμφανίζονται παράδοξως δυο σοσιαλιστικές LA FRANCE ET LA GRÈCE : UNE VISION FRANÇAISE DES RELATIONS FRANCO‑GRECQUES Stefano CATTANEO 291

κυβερνήσεις στη Γαλλία και στην Ελλάδα κι αυτό μας κάνει να αναρωτιόμαστε για αυτή την «φυσική» προσέγγιση. Μέσα από τις αναλύσείς μας, παρατηρούμε ότι η Ελλάδα και η Γαλλία υποφέρουν στις σχέσεις τους, παρόλο που η Ελλάδα αγωνίζεται για να ενταχθεί στην Ευρωπαϊκή Οικονομική Κοινότητα, η οποία μπορεί να είναι υπεύθυνος για αυτές τις πολύπλοκες σχέσεις. Η μελέτη αυτή προσπαθεί επίσης να δείξει ότι οι προσωπικές σχέσεις μεταξύ των ηγετών παίζουν πολύ για το βάθος των διακρατικών σχέσεων. Για να μιλήσουμε για τις πολύ λίγες σχέσεις που διατήρησαν ο Ανδρέας Παπανδρέου και ο Φρανσουά Μιτεράν.

Λέξεις‑κλειδιά: Γαλλία, Ελλάδα, διπλωματικές σχέσεις, ΕΟΚ, σοσιαλιστές, χρόνια του 80, Ανδρέας Παπανδρέου [1919‑1996], Φρανσουά Μιτεράν [1916‑1996], τέλος του 20ου αιώνα, σύγχρονη εποχή, διπλωματική ιστορία, Ευρωπαϊκή Ένωση

Anahtar Kelimeler: Fransa, Yunanistan, diplomatik İlişkiler, AET, sosyalistler, 1980’ler, Andreas Papandreou (1919‑1996), François Mitterrand (1916‑1996), çağdaş dönem, diplomatisi tarihi, Avrupa Birliği

Ключевые слова: Франција, Грција, дипломатски односи, ЕЕЗ, социјалисти, 1980‑ти, Андреас Папандреу (1919‑1996), Франсоа Митеран (1916‑1996), современа ера, дипломатска историја, Европската унија

Ridvan Dibra, Le Petit Bala. La légende de la solitude, traduit de l’albanais par Évelyne Noygues, Éditions Le Ver à Soie, 2018, collection « 100 000 signes », ISBN : 979‑10‑92364‑29‑3

Évelyne Noygues

Le Petit Bala. La légende de la solitude offre aux lecteurs un texte d’une littérature encore peu connue des francophones, traduit d’une langue dite « rare » mais néanmoins enseignée à Paris aux « Langues’O » depuis les années 1920, et d’un auteur déjà traduit dans plusieurs langues européennes et balkaniques et pour la première fois en français. Ce roman de 127 pages et 30 chapitres relate une légende, inspirée d’une vieille chanson populaire balkanique, qui s’appuie sur le thème de l’exclusion. Il plonge le lecteur dans les abîmes de la solitude et de l’incommunicabilité entre les êtres, leur cruauté, sur fond de solitude et de vengeance. Seule une faible lueur, et encore est-elle désespérée, éclaire la fin de ce récit sans concession sur l’hypocrisie des adultes vis-à-vis d’un enfant devenu majeur, à la fois souffre-douleur et objet de leur altruisme suspect. Bala est un petit garçon qui, depuis la mort inexpliquée et brutale de son père, semble s’être définitivement isolé d’un entourage non moins hostile. Son père, adulé, était un homme discret et attentif, qui lui apprenait les secrets de la Forêt des Alpages proche où ils aimaient s’égarer tous les deux. Il meurt dans des circonstances suspectes. On parle d’un accident avec un fusil de chasse mais les soupçons de l’enfant se tournent très vite vers le voisin ; ce voisin si présent et si assidu auprès de sa mère. Convaincu qu’il s’agit d’un meurtre, l’enfant va consacrer toute sa jeunesse à fantasmer sur sa vengeance. CAHIERS BALKANIQUES 294 L’industrie en Méditerranée

L’histoire est écrite du point de vue de l’enfant, mais elle aurait pu l’être tout aussi bien de celui du couple, la mère et le voisin. Ou d’une personne qui ne ferme pas autant les yeux que la majorité de leur entourage. On verrait que le beau voisin et la blonde et avenante mère de Bala sont ses géniteurs. Car il est beau, semble-t-il, Bala, grand, blond, sans aucune ressemblance physique avec son père... Sauf les yeux en olives qui justement vont être touchés. Erreur ! ce trait de ressemblance était fortuit. Au fil du temps, de négligence en maltraitance, ils ne savent plus comment s’y prendre, les complices, et ont un plan eux aussi… Bala, bien sûr, reste une victime. Mais il faut aussi penser à sa mère. Selon les indices semés par l’auteur, la mère de Bala est tombée enceinte du voisin alors qu’elle vivait encore chez ses parents et pour éviter le déshonneur dans un village où on voit que tout le monde bavarde, elle a épousé celui qu’on appelle le père. En effet il a accepté sa grossesse, lui qui avait peu d’espoir de séduire une compagne. Elle s’est donc mariée à un homme dépressif, laid, visiblement peu préoccupé d’elle, pris par des loisirs solitaires tels que la chasse en forêt. Un peu comme la Fanny de Pagnol, la mère est victime de la condition des femmes et du qu’en dira-t-on. Elle n’a aucun avenir personnel sans un homme qui la protège. Le père cependant s’est occupé de Bala et lui a appris à lire, mais il l’entraîne dans sa solitude, la forêt, la chasse, peut-être malsaines... Seules lueurs : le dessin et Maria. Les géniteurs, pendant ce temps, n’ont pas rompu. Ils sont beaux et souriants. Le village ne dit rien sur le meurtre du père. Une histoire toute simple donc, dans la lignée des récits populaires d’autrefois faits de meurtres et de vengeances. On pense aux règlements de compte régis par le Kanun, le code fameux coutumier médiéval albanais auquel se réfèreraient encore certains dans les lieux les plus reculés d’Albanie, du Kosovo ou du Monténégro. Chaque chapitre du livre, dense et bref, s’ouvre par une ou deux courtes phrases, lançant pour ainsi dire le récit, et s’achève de même par un résumé lapidaire de l’intrigue, comme pour mieux scander le texte. Le style est sec et cohérent tout au long. La traduction a trouvé une unité de langage qui rend bien la pauvreté des échanges et de l’imaginaire du personnage principal cloîtré dans sa rupture d’avec le monde des vivants. Usant d’un procédé rappelant les légendes ou les mythes que l’on se racontait jadis au coin du feu dans les villages, Ridvan Dibra interpelle souvent le lecteur, renforçant ce sentiment d’avoir affaire à un conte traditionnel. L’auteur n’en fait pas moins du « Petit Bala » un texte profondément personnel. Ridvan Dibra est né à Shkodra (Nord de l’Albanie) en 1959. Professeur de littérature moderne dans l’université de sa ville, il est l’auteur d’une abondante production littéraire, reconnue et plusieurs fois primée au niveau national. Plusieurs de ses pièces ont déjà été traduites en français par Évelyne Noygues dans RIDVAN DIBRA, LE PETIT BALA. LA LÉGENDE DE LA SOLITUDE Évelyne NOYGUES 295 le réseau de traductions de textes de théâtres « Eurodram ». Pour la traductrice, le thème de l’incommunicabilité entre les êtres est sans conteste le « fil directeur » de plusieurs de ses œuvres. Le Petit Bala a rencontré un réel succès en Albanie et au Kosovo depuis sa première parution. En 2018, le texte en français a été sélectionné dans la short list du Prix Révélation de traduction de la Société des Gens de Lettres. Un autre tremplin pour faire connaître le roman est le prix Balkanika 2017 remis le 15 décembre 2018 à Bucarest (Roumanie). Le Petit Bala représente l’Albanie dans une sélection réunissant sept pays des Balkans, la langue de lecture pour le jury international étant le français. Après Ismail Kadaré en 2009 et Bashkim Shehu en 2015, Le Petit Bala arrive à point nommé pour récompenser Ridvan Dibra. Évelyne Noygues est traductrice littéraire, universitaire, diplômée de l’Inalco. Membre du comité d’administration de l’Association des anciens élèves et amis de l’Inalco depuis 2012, elle a fondé en 2008 un site Internet bilingue à Paris : www. association-albania.com dédié à la culture albanaise dans les pays francophones dont elle est la responsable éditoriale. Parmi ses principales traductions de l’albanais en français, on trouve Le Petit Bala. La légende de la solitude de Ridvan Dibra (Éditions Le Ver à Soie, Paris, mars 2018), Terre brûlée de Dashnor Kokonozi (Éditions Non-Lieu, Paris, octobre 2013) et Paris (poèmes) de Maks Velo (Édition Emal, Tirana, 2011), ainsi que plusieurs pièces d’auteurs du Kosovo et d’Albanie dans le réseau « Eurodram ». Elle a traduit du français en albanais l’album Le Sceptre d’Ottocar d’Hergé avec Arben Selimi (Bénart Éditions, Paris, septembre 2014).

Lucien Calvié, La Question yougoslave et l’Europe, Éditions du Cygne, 2018, collection « Frontières », ISBN : 978‑2‑84924‑529‑3

Joëlle Dalègre CREE, Inalco-Sorbonne Paris Cité

Il y a longtemps que la presse française a « oublié » la Yougoslavie. Serions-nous déçus des résultats de nos interventions ? En tout cas, ce petit livre (175 pages et 6 chapitres) de Lucien Calvié, polémique, engagé et documenté, vient nous rappeler quelques vérités souvent passées sous silence. On peut dire qu’il s’organise autour de quatre thèmes :

• la reconnaissance sans conditions en décembre 1991 de l’indépendance de la Slovénie et de la Croatie par l’Allemagne, l’Autriche et le Vatican, suivie par la CEE en janvier 1992 a lancé le démantèlement de la Yougoslavie ; • la Yougoslavie n’était pas le pays « repoussant » décrit a posteriori dans la presse des années 1990 ; • les choix et la propagande anti-serbe opérés pendant la décennie 1990 n’étaient qu’une vision partielle et partiale des réalités et reflètent d’anciens préjugés bien ancrés ; • la CEE puis l’UE ont contribué à détruire un État où coexistaient religions, langues, cultures, ethnies sous une supranationalité « yougoslave », une Europe avant l’heure ?

Reprenons. La Yougoslavie vivait des difficultés endogènes, mais c’est la reconnaissance des indépendances de la Slovénie et de la Croatie, malgré les avertissements CAHIERS BALKANIQUES 298 L’industrie en Méditerranée

d’un certain nombre de politiques, de juristes et d’experts qui a sonné la mort du pays. Pourquoi l’Allemagne et l’Autriche en première ligne ? L’auteur, qui est, rappelons-le, un spécialiste de l’Allemagne, y voit une volonté de leur part de réaffirmer leur présence dans un espace sud-slave où elles étaient très actives au début du xxe siècle. Ce serait quasiment une sorte de revanche sur les deux guerres mondiales perdues. Un retour à 1913. Quant à Mitterrand – pourtant favorable au début de 1991 au maintien de la Yougoslavie – et à la presse française, préoccupés avant tout par le futur referendum sur Maastricht, ils se seraient inclinés devant la vision supposée « européenne » des choses, en cherchant « à ne pas faire de vagues ». La Yougoslavie titiste a cherché à développer un modèle autogestionnaire du socialisme qui a longtemps intéressé les socialistes européens, et en particulier français, en présentant une version différente et plus attirante du socialisme. Elle commençait, au-dessus des autres divisions préexistantes, à créer une nation « yougoslave » que certains ont déclarée dans les recensements. Enfin, si elle connaissait d’indéniables problèmes économiques et des disparités entre ses régions (elle n’était pas la seule), une « injection » (selon Bernard Tapie) de crédits européens à bon escient aurait pu largement l’aider. Mais justement, un certain nombre de pays et d’intérêts ne tenait pas à voir survivre le seul pays se revendiquant encore du socialisme en Europe. La France, « amie » de la Serbie, a rejoint au début des années 1990 le camp des anti-serbes qui ont largement répandu le thème de la Serbie, pays orthodoxe qui écrit en cyrillique, un pays de paysans caricaturés en cochons, donc un pays arriéré, peu européen ; il ne fallait donc pas s’étonner qu’il pratique l’épuration ethnique. Des souvenirs du début du xxe siècle et des guerres balkaniques suffiraient à relativiser les choses : les massacres réels et les discours de victimisation qui les ont accentués et cultivés à l’usage du public européen ont fleuri dans les années 1910 dans l’ensemble des Balkans et le « déménagement » des populations, appliqué de facto et dans la violence pendant les guerres balkaniques, a été une technique conseillée par la SDN. Et depuis la Seconde Guerre mondiale, les massacres entre Yougoslaves ont été malheureusement nombreux et les Serbes aussi en ont été les victimes. Le discours stéréotypé du « bon » supposé plus proche de l’Europe et du « méchant » oriental et sauvage relève du « bourrage de crânes ». La Yougoslavie, dorénavant présentée après coup dans les manuels scolaires français comme une création de 1918 condamnée par avance, pourrait ou aurait pu faire réfléchir à une nationalité supérieure, balkanique, européenne ou mondiale, au-delà des autres éléments identitaires, c’est donc une occasion perdue. La France et l’UE ont ainsi trahi certains de leurs principes, l’intangibilité des frontières (les séparations Slovénie/Croatie/Serbie, etc. n’étaient pas des frontières LUCIEN CALVIÉ, LA QUESTION YOUGOSLAVE ET L’EUROPE Joëlle DALÈGRE 299 internationales) et le sentiment national fondé sur le vivre-ensemble (voir Renan) et non sur une identité ethnique exclusive. C’est ainsi qu’on fabriqua le monstre ingérable de l’actuelle Bosnie et le nettoyage ethnique anti-serbe au Kosovo. En conclusion, il s’agit ici de ma lecture personnelle de ce livre que l’on peut critiquer ou non ; mais quoi qu’il en soit, cet ouvrage se lit facilement et il mérite d’être lu parce qu’il stimule la réflexion, une qualité essentielle à mon avis.

Table des matières

Éditorial Joëlle Dalègre ...... 5

Liste des sigles et abréviations utilisés dans ces textes Joëlle Dalègre ...... 7 Dossier

Introduction Vincent gouzi ...... 13

Nomenclatures industrielles en Grèce. Variations du champ du secteur secondaire et limites de comparabilité Vincent gouzi ...... 17

Trajectoires d’innovation, logiques spatiales et processus d’industrialisation : un modèle « industriel » méditerranéen ? Christophe Bouneau...... 41

Marchés, produits et innovation Christina agriantoni ...... 57

Advantages and disadvantages of the Italian entrepreneurial talents Vera zamagni ...... 69

Un enjeu géostratégique : l’implantation des industries d’armement sur la côte méditerranéenne française de 1871 à 1940 Nabil erouihane ...... 77

Salaires, division sexuée du travail et hiérarchies sociales dans d’industrie textile grecque, 1912-1936 Léda PaPasteFanaki ...... 101 La transformation des stratégies syndicales en Turquie sous le gouvernement du Parti de la Justice et du Développement (Adalet ve Kalkınma Partisi, AKP) Isil erDinç ...... 121

The industrial unionism movement in Greece during the first years of the political change after the fall of the Junta (1974-1981) Akis Palaiologos ...... 145

Structure industrielle, esprit entrepreneurial et conscience ouvrière en Turquie néolibérale Cem Özatalay ...... 163 Varia

Blood Brothers in Despair: Greek Brigands, Albanian Rebels and the Greek-Ottoman Frontier, 1829-1831 Basil C. gounaris ...... 191

La dynamique de la politique européenne dans le Caucase Anastasia Ch. lekka ...... 225

La symbologie de l’espace et du temps dans l’Albanie nouvelle : L’Accident d’Ismaïl Kadaré Roberto gómez martínez ...... 245

La France et la Grèce : une vision française des relations franco-grecques à l’épreuve de l’intégration européenne, 1981-1989 Stefano cattaneo ...... 269

Ridvan Dibra, Le Petit Bala. La légende de la solitude Évelyne noygues ...... 293

Lucien Calvié, La Question yougoslave et l’Europe Joëlle Dalègre ...... 297

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