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24 images

Le confort de l’indifférence d’ Georges Privet

Numéro 58, novembre–décembre 1991

URI : https://id.erudit.org/iderudit/23202ac

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Éditeur(s) 24/30 I/S

ISSN 0707-9389 (imprimé) 1923-5097 (numérique)

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Citer ce compte rendu Privet, G. (1991). Compte rendu de [Le confort de l’indifférence / The Adjuster d’Atom Egoyan]. 24 images, (58), 58–59.

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Noah (), l'expert en sinistres au travail

^£ CON FO RT T" ^e Adjuster parle des images qui nous portrait complexe à ttavers les parcours entourent, nous protègent et nous entremêlés de deux couples en quête d'ima­ ET L'INDIFFERENCE menacent, et de ce que ces images peuvent ges, qui trouvent finalement l'un dans l'au­ par Georges Privet montrer, cacher ou couver. Certes, ce n'est tre le reflet déformant de celles qu'ils pas un sujet nouveau pour Atom Egoyan, recherchaient. l'auteur de et de Speaking Côté pile: Noah Render, sa femme, sa Parts. Ce qui surprend, en revanche, c'est belle-sœur et leur jeune fils, vivant ensem­ le lent et inexorable glissement de son ble dans un château de banlieue à l'orée dernier film vers cette chose jusque-là rela­ d'un complexe immobilier inachevé. Noah tivement absente de son œuvre : l'émotion. (le choix de ce prénom n'a évidemment rien En effet, The Adjuster (qui fut large­ de fortuit) est un expert en sinistres, et doit ment inspiré par un incendie chez les — dans les faits — s'occuper de ses clients, parents de l'auteur) est un film bouleversant victimes d'incendie. Il doit les héberger qui va au cœur de son sujet et l'atteint sans temporairement, veiller à leurs besoins l'aide des dispositifs et systèmes qu'Egoyan immédiats et dresser (souvent à l'aide de exploite habituellement, tant derrière que photos personnelles) la liste des biens qui devant les caméras. On y retrouve aucune pourront leur être remboursés; en clair, grille d'analyse, aucun pense-bête destiné à il loge ses clients à l'hôtel, couche sou­ la critique, ni même l'habituel quota de vent avec eux et s'efforce (sans réussir) de sexe, mensonges et vidéo qu'explore tradi­ contempler leurs photos intimes sans tionnellement l'auteur de Next of Kin. voyeurisme. Sa femme, Hera, travaille Bref, la distance qui était jusque-là sa quant à elle au bureau de censure, où elle marque de commerce esthétique a — recense non pas les biens des sinistrés, mais sinon disparu — grandement diminué et le mal que font des films sinistres. Ce qui l'amène à confronter cette fois directement ne l'empêche pas, au conttaire, d'enregis­ le spectateur à l'état des choses qu'il veut trer secrètement les scènes qu'elle censure à lui proposer. Un état dont Egoyan brosse le longueur de jour pour que sa sœur puisse

58 5 8 2 4 IMAGES les regarder confortablement chez elle le qui sont, pour lui, les uniques signes lui sa surface, comme la lumière sous la main soir. Côté face, Egoyan nous offre les mises permettant de distinguer un client d'un de Noah dès la première image. Retrouver en scènes élaborées d'un couple aussi pervers autre. D'ailleurs, si une chose sépare entre la source du foyer, rerracer ce qu'il reste de que l'autre pouvait sembler innocent. Bubba eux les personnages du film, c'est bien le l'image que l'on s'en faisait et comprendre et Mimi, respectivement ex-footballeur et rapport qu'ils entretiennent avec l'image; ce que celle-ci peut encore avoir à nous ex-cheerleader, traversent le monde en celle-ci tente, séduit ou dérange les habi­ dire, telle est l'interrogarion que formulent revêtant les costumes changeants de leurs tants du foyer Render (pour lesquels elle ne sans même le savoir les voyeurs profession­ fantasmes et en y jouant les «scènes» impro­ sort jamais du cadre qui lui est imparti), nels et amateurs qui entourent l'assureur visées qu'ils se sont attribuées. Comme tandis que chez le couple qui en est le d'Egoyan. prochain plateau, ils ont choisi la maison pendant excentrique, elle est un objet per­ C'est donc, à un autre niveau, le modèle du couple Render, qu'ils envahiront vers, soit, mais parfaitement maîtrisé (voir passage de l'analyse au sujet que raconte sous le prétexte d'un tournage, le temps les mises en scène de Bubba, un faux The Adjuster, passage exemplifié par cette d'envoyer l'assureur et sa famille au motel cinéaste, qui contrôle pourtant le déroule­ fin mémorable qui voit Noah réintégrer sa où logent ses victimes et de lui jouer à leur ment du film, et ce, jusqu'à la fin). maison transformée en plateau et subir à son façon le coup de l'arroseur arrosé. Du reste, le film lui-même dépasse de tour le sort des sinistrés qu'il a pour tâche D'emblée, on est séduit par la pure loin le cadre auquel on limite traditionnel­ d'aider. Le dernier plan du film, le mon­ simplicité de l'intrigue, par son élégance lement l'œuvre du cinéaste canadien (pour trant réconforté par l'arrivée d'un assureur presque mathématique. L'élaboration de résumer, celui de l'analyse branchée du qui lui ressemble comme un frère, achève celle-ci et la vocation du personnage prin­ rapport qu'entretiennent entre elles les de boucler la boucle en faisant de l'observa­ cipal évoquent d'ailleurs irrésistiblement le images contemporaines de notre société). teur son sujet et du monde, son cadre. Théorème de Pasolini — mais un Théorème Tout, de la musique aux relents ancestraux Cette image de plus devient, entre les froid, au sens et aux polarités inversés; là de à l'arc vaguement mé­ mains d'Egoyan, plus qu'une image, et le où l'éttanger de Pasolini visitait une famille diéval qui semble être la seule distraction monde — du coup — ne semble plus tout qu'il bouleversait radicalement par sa pré­ de Noah, suggère l'intemporel, permet au à fait le même. Car, longtemps après qu'on sence, l'assureur d'Egoyan héberge des fait divers de rejoindre la légende, et au en soit sorti, The Adjuster d'Atom Egoyan sinistrés dont les malheurs transformeront quotidien d'aspirer à l'exceptionnel. nous hante parce qu'il a questionné les lentement son existence. Le premier ne Conte moral et atemporel, The Adjus­ sources de notre confort et l'ampleur de faisait que passer et restait jusqu'à la fin une ter dégage l'émotion des ruines et de leur notre indifférence. • énigme éthérée; le second n'a rien à cacher contemplation. «On voit là où le feu a et occupe une banlieue qu'il semble con­ commencé», déclare Noah à une sinistrée damné à habiter. en visitant ce qu'il reste de son foyer. Or THE ADJUSTER Assureur, bon père de famille et être c'est justement la source du foyer (dans les Canada 1991. Ré. et Scé. : Atom Egoyan. Ph. : Paul deux sens du mot) qu'essaie d'approcher Sarossy. Mus.: Mychael Danna. Int.: Elias Koteas, de peu d'imagination, Noah Render (fort Arsinée Khanjian, , , justement incarné par l'excellent Elias Atom Egoyan. D'où l'impression trou­ et Jennifer Dale. 102 min. Couleur. Koteas) n'a rien, mais vraiment rien du blante que l'œuvre couve tout entière sous Dist. : Alliance International. personnage mystique ou divin. Pourtant son travail l'amène à exercer un pouvoir de vie ou de mort sur ses clients, des gens Mimi (Gabrielle Rose) et Bubba (Maury Chaykin) «sous le choc» — comme il le répère inlas­ sablement — auxquels il redonne une part de paradis perdu, en échange d'un dérour par son motel anonyme, version banlieu­ sarde de l'anti-chambre de la mort. Manifestement, le film traite — comme Egoyan l'a souvent répété de «la quête du confort relatif»; on y dresse d'un bout à l'autre l'inventaire des biens néces­ saires au confort et l'on y questionne l'im­ portance des images (tant celles qu'il faut préserver que celles qu'il faut censurer), importantes pour le conserver. Seta, la belle-sœur de Noah, brûle inlassablement des photos des quartiers détruits de Bey­ routh; Hera, sa femme, censure celles que la société met à l'index mais choisit de les préserver pour son usage personnel; quand à Noah, il scrute quotidiennement la vie de ses clients en n'y regardant que ce qu'il veut y voir: les vestiges d'un confort à restaurer,

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