Gomorra, l’envers du décor. Fabrique de la ville, fabrique du roman. Fabrizio Maccaglia Université François Rabelais, Tours

Lire les villes Panorama littéraire des villes du monde contemporain Université François-Rabelais de Tours, 16 et 17 juin 2011

Gomorra de a désormais accédé au rang de classique. C’est un phénomène éditorial avec 1,2 millions d’exemplaires vendus en Italie en 2009 (5 millions dans le monde) et des traductions dans 42 pays1. Le livre a également donné lieu à une adaptation cinématographique sous la direction de Matteo Garrone qui a reçu le Grand prix du Festival de Cannes lors de l’édition 2008 et cinq récompenses à l’occasion de la 21e édition des European Film Awards à Copenhague. Sa sélection pour la cérémonie des Oscars à Hollywood, si elle n’a pas débouché sur la remise d’un prix, a couronné sa reconnaissance mondiale. Le livre a acquis le statut de source : pas un ouvrage ou un article qui traite de la criminalité mafieuse, de ou de la Campanie n’omet désormais de le signaler dans sa bibliographie. Gomorra est une invitation au voyage : un « Voyage dans l’empire économique et le rêve de domination de la » comme l’annonce le sous-titre de la version originale du livre, par ailleurs absent de la traduction française2. Le lecteur est plongé dans les luttes de pouvoirs et les guerres que se livrent les clans camorristes avec leur lot de vengeances croisées et de tueries. Il découvre au fil des pages l’emprise de la criminalité mafieuse sur l’économie et la société, et sa singulière capacité à s’insérer dans les réseaux d’une économie mondialisée tout en conservant un très fort ancrage local. Toute une géographie de l’économie parallèle (usure, ateliers clandestins de confection, versement des salaires aux affilié(e)s emprisonné(e)s) et des trafics (de drogue, de déchets) prend forme sous les yeux d’un lecteur trimballé entre Naples et sa périphérie. Gomorra est un objet littéraire qui n’est pas aisément identifiable. Son auteur casse les codes et joue avec eux : « Gomorra est un livre intrus qui taille son territoire dans ceux du roman, de l’enquête journalistique, de l’étude savante »3. Ce n’est pas un livre académique, répondant aux normes d’une publication scientifique : il est dépourvu de toute bibliographie et de tout appareil de références (notes, encarts…) ; la méthodologie et les techniques d’enquêtes ne sont pas précisées ; les modalités de construction du questionnement ne sont pas mentionnées. Le lecteur est tenu dans l’ignorance totale des conditions de production de ce livre, exception faite de l’évocation de l’expérience personnelle de l’auteur sur laquelle nous reviendrons. Gomorra n’appartient pas à un genre bien précis et parfaitement délimité, mais emprunte à plusieurs genres simultanément : c’est tout à la fois un livre de dénonciation et de prise de position, un reportage journalistique, un journal intime (avec les références à son père, à son enfance….) et une enquête de terrain. Gomorra n’est pas une entreprise pour faire connaître le monde de la mafia napolitaine mais une entreprise de vérité : dire et dénoncer publiquement, témoigner et mettre en accusation pour susciter la réaction du corps social. Le propos qui suit n’a pas vocation à proposer une contre-enquête (i.e. statuer sur la véracité des faits rapportés) ou de verser au dossier des faits nouveaux (i.e. prolonger l’enquête), mais de questionner la manière dont Roberto Saviano nous raconte la ville de Naples et l’utilise dans son récit. Il s’agit de questionner le statut de la ville et la manière dont elle existe dans le texte afin de questionner le rôle qu’elle y joue. Quelle forme prend la mise en espace du récit ? Que vise cette mise en espace ? La lecture de Gomorra lors de sa parution en 2006 m’avait laissé un sentiment mitigé emprunt d’hésitation, de doutes et d’incomplétude ; un sentiment qui ne s’est jamais estompé à l’occasion des relectures successives. Ce sentiment mitigé tient en particulier aux procédures de vérité que l’auteur met en œuvre pour faire reconnaître son récit comme une

1 Books, n°4, 2009. 2 Gomorra. Viaggio nell’impero economico e nel sogno di dominio della camorra, Mondadori, 2006. 3 Renaud Pasquier, « Je sais et j’ai les preuves. Et donc je raconte. Sur Gomorra, de Roberto Saviano », Labyrinthes, n°1, 2008, p. 136. 2

enquête de terrain à la croisée de l’ethnographie, de la sociologie et du journalisme. Par procédures de vérité, il faut entendre le dispositif (sources, bibliographie, appareillage critique, techniques d’enquête…) auquel un auteur a recours pour construire sa démonstration et étayer son argumentation. L’expérience de la ville est une pièce maîtresse de ces procédures de vérité. C’est en effet par la narration de cette expérience et la territorialisation de son témoignage que Roberto Saviano ancre son propos (au sens de localiser) et l’incarne (au sens de représenter une chose abstraite sous une forme sensible). Par ce procédé, la criminalité mafieuse cesse d’apparaître uniquement sous les traits d’une organisation inaccessible et qui n’existe que sous la forme d’un mot ou d’une idée : l’auteur parvient à l’associer, de manière intime, à des hommes et à des femmes (figures de premier plan de l’organisation et victimes innocentes), à des faits divers qui ont marqué la mémoire collective et surtout à des lieux emblématiques comme les quartiers de et Secondigliano ou les villes de l’arrière- pays napolitain à l’image de Casal di Principe. Gomorra acquiert son caractère véridique et son statut d’enquête grâce au vécu urbain de l’auteur : « […] la réalité devient une ‘‘trame’’ sur laquelle construire le fil d’une narration »4. C’est en se mettant en scène dans la ville, en l’arpentant et en la vivant d’une part, en décrivant des lieux et en nous en restituant des ambiances d’autre part que Roberto Saviano réussi à apparaître crédible aux yeux du lecteur. Si l’on prive Gomorra de cette expérience urbaine, on a devant soi un livre sans relief qui aligne des faits connus sinon de tous du moins accessibles à tous parce qu’ils ont fait la une de l’actualité (comme l’assassinat de Gelsomina Verde), parce qu’ils font partie d’un savoir vernaculaire (tel clan contrôle tel quartier, tel boss est affublé de tel surnom…) ou parce que la justice s’en est saisis. Ces témoignages de terrain alternent avec un récit plus distancié qui repose essentiellement sur des documents judiciaires, des comptes rendus des commissions d’enquête parlementaire et la presse. Cette alternance entre observation au sol et récit sur pièces imprime un rythme au livre qui n’est pas étranger à son succès dans la mesure où il reprend un mouvement à deux temps « action- récit » très présent dans le cinéma contemporain.

L’expérience sensorielle de la ville

Nous sommes en présence d’une ville de Naples qui est d’abord perçue : c’est au travers des sens qu’elle nous est restituée. Si Roberto Saviano se fait le témoin direct des faits, il a recours à des images fortes et à des formes d’expression crues qui interpellent tous les sens et pas exclusivement la vue. Le lecteur perçoit ainsi les bruits qui marquent un quartier ou une rue, les odeurs qui entrent dans la composition des ambiances urbaines (puanteur, pollution…), jusqu’aux relents âcres du sang répandu au sol suite à un assassinat mélangé à de la sciure déversée pour l’absorber. A une géographie de la forme urbaine (architecture, urbanisme) qui est au demeurant pauvre dans le texte, se superpose une géographie plus sensitive qui donne accès à une certaine texture de la ville. Cette empreinte sensorielle fait entrer le lecteur de plain-pied dans l’espace vécu de l’auteur-narrateur. Le rapport à la ville devient ainsi physique, charnel, tactile. La vue est immanquablement le sens le plus mobilisé et celui qui nous livre les descriptions les plus saisissantes. Le regard porté par Roberto Saviano est personnel et singulier. Il sélectionne ce qu’il veut nous montrer. Il court du centre de Naples à ses périphéries. Il sort de l’ombre des rues (rues Bakou, Dante) et des quartiers (Scampia, Secondigliano, Parco Verde, Caivano), délaissant des portions complètes de la ville celles-là même qui ont habituellement les faveurs des guides de voyage et des reportages (le centre historique, le quartier du Vomero Caserte). Le roman progresse par scènes, autant de tableaux qui dévoilent une dimension de la géographie urbaine napolitaine. Gomorra s’ouvre sur la scène du port :

Le conteneur oscillait tandis que la grue le transportait jusqu’au bateau. Comme s’il flottait dans l’air. Le sprider, le mécanisme qui les reliait, ne parvenait pas à dompter le mouvement. Soudain, les portes mal fermées s’ouvrirent et des dizaines de corps tombèrent5.

Ce plan serré sur le dock s’élargit progressivement, faisant entrer le lecteur dans le récit. Cet extrait illustre un procédé abondamment utilisé par l’auteur pour construire son texte. Celui-ci progresse sur la base de changements d’échelle : il est en effet courant de voir des paragraphes ou des chapitres débuter par la description ciblée d’une situation ou d’un lieu, puis Roberto Saviano donne progressivement du champ à son récit et entraîne le lecteur à sa suite, en l’occurrence dans ce premier

4 Laura Gatti, « L’indeterminatezza narrativa come condizione d’efficacia di Gomorra », Allegoria, n°59, 2009, p. 261. 5 P. 13. Les citations sont toutes issues de la version française publiées aux éditions Gallimard en 2007. 3

chapitre dans le port de Naples et ses environs. Cette personnalisation du récit, dans laquelle Roberto Saviano se met en scène sous la forme d’un témoin direct des faits qu’il relate, va de pair avec une narration à la première personne : « j’ai le sentiment »6, « j’ai tenté »7, « je sais »8, « j’ai les preuves »9... Le lecteur est en quelque sorte projeté dans l’underworld napolitain ; il est mis en situation de confrontation avec la « réalité » des faits. Il s’agit de l’amener à ressentir et à vivre ces faits10. Cela constitue incontestablement un élément clef de l’efficacité narrative. La vue se révèle cependant impuissante à restituer la réalité que l’auteur-narrateur découvre :

Après avoir regardé une guerre de camorra sans détourner les yeux, les images sont trop nombreuses, elles remplissent la mémoire et ne nous reviennent pas à l’esprit une par une mais toutes ensemble, elles se superposent et se mélangent. On ne peut pas faire confiance à sa vue. Il n’y a pas d’immeubles effondrés, après une guerre de camorra, et la sciure absorbe rapidement le sang. Comme si l’on avait été le seul à voir et à subir les événements, comme si quelqu’un était prêt à nous montrer du doigt et à dire : ‘‘C’est faux’’11.

Cet aveu mérite d’être relevé car il remet en cause tout un édifice narratif construit précisément sur la base du témoignage et de la restitution de l’expérience : le principe selon lequel « tu peux me faire confiance car je l’ai vu et je l’ai vécu » perd sa valeur opératoire, affaiblissant du même coup la démonstration. La question du regard est également présente, en contrepoint, au travers du thème de l’invisibilité. Une invisibilité notamment convoquée pour évoquer le fonctionnement de l’économie souterraine :

Les marchandises doivent quitter très vite le port. Tout se déroule rapidement, au point que les choses disparaissent presque aussitôt. Comme si rien ne s’était passé, comme si tout n’avait été qu’un geste. Un voyage inexistant, un faux accostage, un bateau fantôme, une cargaison évanescente. Comme s’il n’y avait rien eu. Une évaporation. La marchandise doit parvenir entre les mains de l’acheteur sans laisser de trace de son parcours. Elle doit rejoindre son entrepôt, vite, immédiatement, avant que le temps ne reprenne son cours, le temps nécessaire à un éventuel contrôle12.

Cette opposition visible/invisible, qui s’inscrit dans un schéma manichéen plus large de type légal/illégal, bien/mal, apparence/réalité, ombre/lumière particulièrement réducteur au regard de la complexité de la réalité, est au service de l’entreprise morale sous-jacente : dénoncer un pouvoir criminel et réveiller les consciences13. Je suis né en terre de camorra, l’endroit d’Europe qui compte le plus de morts par assassinat, là où la violence est la plus étroitement liée aux affaires et où rien n’a de valeur s’il ne génère pas de pouvoir. Où tout a la saveur de l’ultime bataille. Il semblait impossible d’avoir un seul instant de paix, de ne pas vivre à l’intérieur d’une guerre où chaque geste peut signifier une reddition, où chaque besoin est une faiblesse, où tout se gagne en mordant la chair jusqu’à l’os. En terre de camorra, combattre les clans n’a rien à voir avec la lutte des classes, l’affirmation d’un droit ou la réappropriation d’une citoyenneté. Ce n’est pas une prise de conscience de sa propre dignité ni un geste de fierté. C’est quelque chose de plus essentiel, de plus viscéral, de charnel. […] S’opposer aux clans devient une guerre pour la survie : comme si la nourriture qu’on mange, les lèvres qu’on embrasse, la musique qu’on écoute et les pages qu’on lit ne donnaient pas un sens à la vie, mais seulement à la survie. Connaître n’est donc pas un

6 P. 17. 7 P. 39. 8 P. 257. 9 P. 258. 10 Roberto Saviano revendique cette intrusion dans la vie du lecteur à la fois comme une posture et un projet littéraires à l’occasion d’un article publié en réponse aux débats et controverses suscités par son livre : « Tout compte fait permettre au lecteur de s’évader ne m’intéresse pas. Ce qui m’intéresse est de l’envahir ». Roberto Saviano, La Repubblica, « Se lo scrittore morde », 03 mai 2007. 11 P. 165-166. 12 P. 15. 13 Roberto Saviano réaffirme dans cet extrait la valeur de cette entreprise morale au travers de la littérature : « Dans les longues discussions avec [les écrivains] Vincenzo Consolo, Goffredo Fofi, Corrado Stajano, j’ai appris que la nécessité première de l’intellectuel est d’être présent à la douleur humaine, de continuer à être une sentinelle de la liberté humaine, de ne jamais déléguer à un autre l’impératif de défense de la dignité humaine. Pas à l’intérieur d’une sorte de nouvelle idéologie mais comme une capacité unique de faire à partir du talent, de la littérature, une nécessité […]. Ca c’est la puissance de ces pages. Des livres [comme Si c’est un homme de Primo Levi] qui ne sont pas des témoignages, des reportages, qui ne sont pas des démonstrations. Mais ils conduisent le lecteur dans leur propre territoire, permettent d’être chair dans la chair. Dans une certaine mesure c’est la différence réelle entre ce qu’est l’actualité et ce qu’est la littérature. Pas le sujet, ni même le style, mais cette possibilité de créer des mots qui ne communiquent pas mais expriment, des mots capables de susurrer ou de hurler, de glisser sous la peau du lecteur que ce qu’il lit le concerne ». Roberto saviano, La Repubblica, « Se lo scrittore morde », 03 mai 2007. 4

engagement moral : savoir, comprendre, est une nécessité. La seule chose qui permet de sentir qu’on est encore un homme digne de respirer14.

Cette volonté de témoigner et de dénoncer acquiert une dimension sacrificielle avec l’évocation de la figure du prêtre Don Peppino Diana assassiné pour avoir « […] défi[é] le pouvoir de la camorra »15 à Casal di Principe. Une figure dans laquelle Roberto Saviano s’identifie du fait de son engagement : user de l’écrit, en l’occurrence une lettre, pour mener un combat. L’odorat apparaît quant à lui comme un moyen de compenser les défaillances de la vue :

Je sentais sur moi une odeur indéfinissable. Comme la puanteur qui imprègne les vêtements quand on entre dans une friterie et s’atténue lentement une fois à l’extérieur, en se mêlant aux poisons des gaz d’échappement. On a beau prendre des dizaines de douches, tremper des heures dans la baignoire, utiliser sels et baumes parfumés, impossible de s’en débarrasser. Et pas parce qu’elle est entrée dans la chair, comme la transpiration des violeurs : l’odeur qu’on sent, on sait qu’on l’avait déjà en soi, comme libérée par une glande qui n’a jamais été stimulée auparavant, une glande assoupie qui se met soudain à sécréter ses hormones, parce qu’on a peur, mais plus encore parce qu’on est face à la vérité. Comme s’il existait dans le corps un organe susceptible de nous signaler ce qui est vrai16.

Le toucher est également présent. Il donne par exemple accès à un paysage sculpté par les armes à feu. La description des impacts de balles sur les vitrines des magasins est le point de départ d’un nouveau temps du récit :

J’ai passé les doigts sur la surface. J’ai même fermé les yeux. Je faisais glisser le bout de l’index de haut en bas et, au niveau du trou, l’ongle s’enfonçait à moitié. Je faisais ça sur toutes les vitrines. Parfois le bout du doigt entrait tout entier, parfois la moitié seulement. Puis je faisais la même chose, mais plus vite : je caressais la surface comme si mon doigt était une sorte de ver surexcité qui entrait et sortait, franchissant les trous à toute vitesse. Jusqu’à ce que je me coupe profondément. J’ai alors continué à frotter mon doigt sur la vitre, laissant une trace aqueuse et pourpre. J’ai ouvert les yeux. Une odeur sournoise, instantanée. Le trou s’était rempli de sang. J’ai cessé mes idioties et léché ma plaie17.

On retrouve à cette occasion le procédé précédemment évoqué du changement d’échelle, cette micro-description étant l’occasion d’introduire le chapitre consacré au trafic d’armes en provenance d’Europe centre-orientale, d’Europe balkanique et de Russie. L’ouïe occupe une place plus marginale. L’expérience auditive ici rapportée est symbolique et métaphorique. Ce n’est pas le bruit des coups de feu qui claquent qui nous est restitué, les cris des passants affolés lors d’une fusillade ou les cris de douleur des proches d’une victime, mais le récit que Roberto Saviano se fait d’un fait divers :

Les détails du massacre arrivaient jusqu’à mes tympans : comment ils avaient brûlé le corps et la tête coupée, comment ils avaient rempli la bouche d’essence et glissé une mèche entre ses dents, attendant que tout le visage éclate après l’avoir allumée. J’ai mis le moteur en marche et je suis parti18.

C’est en fonction de cette relation sensorielle que Roberto Saviano structure le rapport du lecteur à la réalité. Une réalité qui se nourrit relativement peu de descriptions de détail ou d’ensemble des lieux parcourus. Ce sont les situations et les personnages qui priment dans le récit. Les lieux existent aux yeux du lecteur davantage au travers de leur nom ou surnom (« Las Vegas » pour cette agglomération qui s’est développée au nord de Naples, « Tiers-monde » pour cette portion du quartier de Secondigliano, « Case celeste » en raison de la couleur bleue ciel des immeubles) que de leur empreinte matérielle et de leur inscription dans l’espace urbain. Rien ou presque n’est dit par exemple à propos de l’architecture si singulière des immeubles du quartier de Scampia. Si les descriptions de lieux restent somme toute timides, la ville est pourtant là ; on la sent présente19.

14 P. 356. 15 P. 272. 16 P. 165 17 P. 193. 18 P. 142. 19 Le film réalisé par Matteo Garrone à partir du livre de Roberto Saviano est à l’inverse particulièrement riche de détails urbains grâce notamment à l’emploi de la technique du champ et du contre-champ. 5

Gomorra : un témoignage de terrain

Nous sommes en présence d’une ville qui est également parcourue : c’est au travers des déplacements de l’auteur- narrateur qu’elle prend forme sous nos yeux et existe en tant que réalité. Roberto Saviano prend physiquement possession de la ville et nous y entraîne : « Je fendais cet air lourd avec ma Vespa. Chaque fois que j’allais à Secondigliano pendant le conflit, j’étais fouillé au moins une dizaine de fois par jour »20. Il se met en jeu/je. Ces moments où l’on voit l’auteur-narrateur circuler en ville contribuent à donner au récit son caractère intense et haletant : un peu comme si nous assistions à une course (poursuite) dans laquelle l’auteur-narrateur traque la présence de la criminalité mafieuse. Roberto Saviano s’immerge dans la ville pour faire corps avec elle, car de cette union il en tire un mode d’investigation :

J’ai décidé de suivre ce qui allait se passer à Secondigliano. Plus Pasquale me disait que la situation était dangereuse, plus je pensais qu’il fallait absolument essayer de connaître les raisons du désastre à venir. Et comprendre signifiait à tout le moins faire partie. C’est le seul choix possible, je ne crois pas qu’il y ait d’autre façon de saisir les choses. La neutralité et l’objectivité sont pour moi des terres inconnues21.

Cette immersion dans les marges de la ville fait émerger la figure du clandestin, de l’intrus, de celui qui n’a pas le droit d’être-là : une figure qui, immanquablement, contribue à ce qu’une relation intime se noue entre l’auteur-narrateur et le lecteur. Une relation empreinte de complicité et d’empathie pour les personnages qu’il décrit, de colère et d’indignation au regard de certains évènements ; une relation qui se nourrit d’émotions partagées. Cette immersion permet de faire également ressortir le caractère spectaculaire voire dangereux de certaines situations, renforçant ainsi le processus d’identification du lecteur avec l’auteur-narrateur et l’exacerbation du ressort émotionnel. L’illustration la plus forte de cette volonté de s’immerger dans la réalité pour nous la restituer, on la trouve dans la séquence des toxicomanes utilisés comme cobayes par les dealers pour tester la qualité de la coupe :

Ce n’est qu’après avoir lu cet échange téléphonique que j’ai compris le sens d’une scène à laquelle j’avais assisté quelque temps auparavant. Je ne parvenais pas vraiment à saisir ce qui s’était passé sous mes yeux. Une dizaine de Visiteurs étaient réunis du côté de Miano, tout près de Scampia. On les avait convoqués sur un terrain vague, devant des hangars. Je m’étais retrouvé là non par hasard, mais parce que j’avais la présomption de croire qu’en respirant l’haleine du réel, chaude et aussi authentique que possible, on pouvait arriver à comprendre. Je ne suis pas certain qu’il soit indispensable d’être là et les observer pour connaître les choses, mais il est indispensable d’être là pour que les choses nous connaissent22.

Cet extrait est en outre intéressant car il fait réapparaître l’incohérence précédemment relevée. Roberto Saviano invoque la nécessité d’aller sur les lieux pour connaître et comprendre tout en remettant en cause cette démarche par l’expression d’un doute : « Je ne suis pas certain qu’il soit indispensable d’être là et les observer pour connaître les choses, mais il est indispensable d’être là pour que les choses nous connaissent » (on remarquera au passage le caractère sibyllin de la proposition). L’expérience urbaine de Roberto Saviano passe également par le recueil de témoignages comme par exemple auprès de jeunes adolescents :

J’ignorais si Pikachu me racontait des bobards ou s’il avait simplement fait le lien entre tout ce qui se disait à Scampia, mais son récit était particulièrement précis. Un gamin méticuleux qui soignait les détails de son histoire, au point que le doute n’était pas permis. Tout en parlant, il observait avec satisfaction mon visage stupéfait23.

20 P. 116. 21 P. 95. 22 P. 91-92 23 P. 127. 6

L’immersion dans le territoire passe par l’utilisation de « […] ‘‘personnes ressources’’ qui détiennent l’information et contrôle symboliquement l’accès au terrain »24. Roberto Saviano ne nous dit rien de ces interlocuteurs/informateurs (Pasquale le tailleur, Xian le patron chinois italianisé, Pikachu l’adolescent) : quels liens les unissent ? pourquoi se confient-ils à lui ? pourquoi lui accordent-ils leur confiance ? quels sont les termes de l’échange (y-a-t-il une contrepartie à la délivrance d’informations ?) existent-ils vraiment ou ne sont-ils qu’un artifice utilisé pour faire vivre le récit ? La seule information qui nous est livrée concerne la manière dont il les a rencontrés : tous l’ont été de manière fortuite. A aucun moment Roberto Saviano ne définit sa méthode d’enquête et la manière dont il restitue les faits recueillis sur le terrain en sources et en corpus pour la recherche. Yan Calberac rappelle que le terrain est un travail de collecte de données : dans cette perspective, le terrain met en scène le sujet qui cherche et le rapport que ce sujet entretient avec les autres et à lui-même. Or, ce rapport n’est pas questionné dans le récit. Quels outils théoriques ont été mobilisés pour se saisir de la question du terrain ? Cette question ne trouve pas de réponse. Roberto Saviano éprouve un besoin obsessionnel de toujours situer l’action au moyen d’un nom de ville (Giuliano, Terzigno, Castelvolturno), de rues (rues Bakou et Dante, avenue della Resistenza), d’un quartier (le port de Naples, Scampia, Secondigliano, Miano, Forcella) ou d’une place. Ce besoin obsessionnel semble servir un projet : celui d’inscrire le récit, qui mobilise par ailleurs des faits véridiques et d’autres vraisemblables, dans une ville réelle pour lui donner la valeur d’un témoignage et une marque d’authenticité25. La ville de Naples acquiert ainsi une deuxième dimension : elle n’est plus seulement décor du récit, mais également faire-valoir d’un projet narratif. Ce besoin se double d’un besoin tout aussi obsessionnel d’introduire des repères temporels sous la forme de dates et d’indications concernant le moment de la journée, comme pour persuader le lecteur qu’il décrit un « monde réel », un monde ancré dans le temps, l’espace et la matière : « Quand je suis arrivé sur les lieux, le 24 janvier 2005, il gisait sur le carrelage, mort. Une nuée de carabiniers faisaient les cent pas devant la boutique où avait été commis le meurtre »26. Roberto Saviano dresse le tableau d’un espace sous tension. En lisant Gomorra, on a le sentiment d’avoir été invité dans les coulisses, à pénétrer l’envers du décor… qui n’en est pas un car les faits rapportés sont connus. Le sentiment d’intimité qu’il parvient à établir entre lui et ces faits grâce à la fréquentation des lieux et aux liens qu’ils tissent avec les personnages se transmet au lecteur. Gomorra n’est pas une fresque urbaine : elle n’est pas la matière du récit, à l’image des romans de la seconde moitié du XIXe siècle. Roberto Saviano dresse une cartographie sélective d’un certain nombre de lieux marquée par la criminalité mafieuse : la rue où un assassinat a été perpétré, les terrains qui accueillent les décharges sauvages dans l’arrière-pays, les places de deal… La ville est omniprésente mais fuyante. Le paysage que nous livre Roberto Saviano manque de prises, d’éléments matériels auxquels se raccrocher : le paysage urbain glisse sous nos yeux. Les repères géographiques sont autant de lignes de fuite qui transportent le lecteur dans le récit, sans jamais réellement l’y ancrer. On ne voit pas comment la ville s’agence. Seules les traces laissées par la camorra et que nous restitue Roberto Saviano nous sont accessibles. Ce n’est pas la ville de Naples qui se dévoile à nous mais l’expérience que Roberto Saviano fait de la ville de Naples. Ce sentiment est renforcé par les nombreuses occurrences au sous-sol, à l’infra-urbain. Ces fragments de villes souterrains sont l’envers du miroir que Roberto Saviano cherche à révéler :

Mais le 21 janvier semble marquer un tournant. La rumeur se propage aussitôt, sans dépêche d’agence : Cosimo Di Lauro a été arrêté. Le régent du groupe, le commanditaire du massacre d’après le parquet antimafia de Naples, le chef du clan d’après les repentis. Cosimo se cachait dans un trou à rats de quarante mètres carrés et dormait sur un lit presque défoncé. L’héritier d’une organisation criminelle dont le chiffre d’affaires s’élève, rien qu’avec le trafic de drogue, à cinq cent mille euros par jour, qui disposait d’une propriété d’une valeur de cinq millions d’euros au cœur d’un des quartiers les plus pauvres d’Italie, avait dû se planquer dans un minuscule trou sordide non loin de son supposé palais27.

Walter n’imita pas son frère Sandokan, qui s’était fait construire une cache profondément enfouie et digne d’un prince sous sa gigantesque maison en plein cœur de Casal di Principe. Sandokan – alors en cavale – se réfugiait

24 Yann Calbérac, « Le terrain des géographes, entre tradition disciplinaire et légitimation du chercheur », Cahiers ADES, n°1, 2007, p.4. 25 Sur cette question de l’authenticité des faits, l’ethnologue Alessandro Dal Lago dégage deux formes de vérité en se fondant sur la langue russe dans laquelle le terme istina désigne la vérité factuelle et celui de pravda qui énonce une vérité morale. Alessandro Dal Lago, Eroi di carta. Il caso Gomorra e altre epopee, Roma, Manifestolibri, p. 123. 26 P. 142. 27 P. 136. 7

dans ce fortin sans portes ni fenêtres, fait de galeries et de grottes qui permettaient de s’enfuir en cas d’urgence, mais aussi d’un appartement de cent mètres carrés parfaitement organisé28.

A la lecture de Gomorra, la ville apparaît comme un gisement de connaissances que l’auteur-narrateur découvre et nous restitue. Qu’apportent la fréquentation du territoire et l’immersion dans les réalités locales ? Le terrain permet de fabriquer un savoir : l’utilisation du terrain comme instrument d’investigation est censée produire des informations que d’autres sources ne permettent pas d’obtenir. Or, les faits décrits par dit Roberto Saviano ne sont pas nouveaux ; ce sont des faits connus et documentés dont on peut trouver la trace dans les rapports des commissions d’enquêtes parlementaires, les actes judiciaires, les rapports des forces de l’ordre ou les médias. Comme l’observe Alessandro del Lago29, ce que nous dit Roberto Saviano n’est pas nouveau mais acquiert un relief particulier par la manière dont il nous le dit (via le récit par le « je » et le recours à l’émotion). L’exemple le plus significatif est le fait de citer les noms des chefs mafieux et des territoires où ils sont implantés, de localiser précisément les villas qu’ils se sont fait construire ou les scènes de crime… Toute la force du récit réside dans la mise en relation de la documentation écrite et des lieux où se déroulent les événements. En définitive, à quoi sert le terrain dans ce récit ? Alessandro Del Lago formule la réponse suivante à cette question : le terrain ne sert pas à mettre le lecteur en contact avec la réalité, mais à mettre le lecteur en contact avec les sensations de l’auteur immergé dans cette réalité. En définitive, Gomorra n’est pas un livre sur la criminalité camorriste, mais le récit de l’expérience de Roberto Saviano qui découvre la criminalité camorriste.

Conclusion

Gomorra de Roberto Saviano met en correspondance, de manière intime, deux espaces : l’espace extérieur (celui de la ville et de l’expérience urbaine) et l’espace intérieur (celui de la méditation et du surgissement de la conscience). De cette mise en correspondance naît un récit qui interpelle tant au regard de sa construction que des faits relatés. La double controverse née à propos de la place de Gomorra dans le champ littéraire et de Roberto Saviano dans le débat public concernant la criminalité mafieuse est là pour en témoigner. Gomorra de Roberto Saviano s’inscrit dans la tradition du roman social. On ne peut pas manquer de faire le rapprochement avec le texte de Matilde Serao, Il ventre di Napoli, publié en 1884 où elle décrit les conditions de vie dans les bas-fonds de Naples frappé par une épidémie de choléra. Plusieurs éléments contribuent à ce rapprochement : un récit saturé du point de vue sensoriel, l’association de descriptions et de données sociologiques, l’interpellation du lecteur et l’œuvre de témoignage, ou les galeries de portraits et les métaphores corporelles, des textes qui débutent tous deux par une description du port et de son quartier. Deux éléments les distinguent cependant. Il ventre di Napoli est une fresque urbaine ce que n’est pas Gomorra : c’est au travers de la ville que Matilde Serao saisit la condition populaire. En outre, pour elle, le recours au reportage est un artifice pour donner corps aux faits, alors qu’il est une composante revendiquée et affirmée dans Gomorra : elle publie ses enquêtes à distance, sur la base de sa connaissance passée de Naples. Il ventre di Napoli est une « invention de la réalité »30. Matilde Serao défendait en effet l’idée « […] qu’il est possible de décrire ce que l’on n’a pas vu avec beaucoup de précision et sans doute mieux si l’on ne se rend pas sur place, révélant ainsi que sa prétendue enquête en prise directe était en réalité un expédient narratif pour raconter à travers les sursauts subjectifs de la mémoire un monde qui se soustrait à un quelconque effort d’objectivité »31.

28 P. 292-293. 29 Alessandro Dal Lago« Generi e retoriche : il caso Gomorra », Etnografia e ricerca qualitativa, , n°1, 2008. 30 Giusepppe Montesano, « Il sipario lacerato. Viaggio al termine del Ventre di Napoli », p. 12, in : Matilde Serao, Il ventre di Napoli, Cava de’Tirreni, Avagliano editore, 2003 (édition originale 1884). Publié sous la forme d’enquêtes dans le quotidien romain Capitan Fracassa, Il Ventre di Napoli (Le Ventre de Naples) paraît pour la première fois en livre en 1884. Une seconde édition, revue et augmentée, est éditée en 1906 dans laquelle Matilde Serao reprend ses enquêtes (la partie s’intitule Venti anni fa, « Il y a vingt ans ») pour proposer une critique d’une politique de requalification urbaine (la partie s’intitule Adesso, « Maintenant ») qui n’a en rien modifié les conditions de vie du petit peuple de Naples. 31 Ibid, p.13. 8

Baron Christine, « Littérature et géographie : lieux, espaces, paysages et écritures », LHT, n°8, Dossier publié le 16 mai 2011, URL : http://www.fabula.org/lht/8/8dossier/221-8baron. Calbérac Yann, « Le terrain des géographes, entre tradition disciplinaire et légitimation du chercheur », Cahiers ADES, n°1, 2007. Dal Lago Alessandro, Eroi di carta. Il caso Gomorra e altre epopee, Manifestolibri, 2010. Dal Lago Alessandro, « Generi e retoriche : il caso Gomorra », Etnografia e ricerca qualitativa, n°1, 2008. Marmo Marcella, « La camorra comme Gomorrhe », La vie des idées, 2007, http://www.laviedesidees.fr/La-camorra-comme- Gomorrhe.html (page consultée le 17 juin 2011). Monnier Marco, Notizie storiche documentate sul brigantaggio nelle provincie napoletane dai tempi di fra Diavolo ai giorni nostri, Naples, 1965, Arturo Berisio Editore, (édition originale 1862). Pasquier Renaud, « ‘‘Je sais et j’ai les preuves. Et donc je raconte’’. Sur Gomorra, de Roberto Saviano », Labyrinthe, n°31, 2008, p. 121- 137. Saviano Roberto, Gomorra. Viaggio nell’impero economico e nel sogno di dominio della camorra, Mondadori (trad. française Gomorra. Dans l’empire de la camorra, Paris, Gallimard, 2007). Serao Matilde, Il ventre di Napoli, Cava de’Tirreni, Avagliano editore, 2003 (édition originale 1884).