Argumentation et Analyse du Discours

18 | 2017 Nouvelles argumentations féministes

Stéphanie Pahud et Marie-Anne Paveau (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/aad/2301 DOI : 10.4000/aad.2301 ISSN : 1565-8961

Éditeur Université de Tel-Aviv

Référence électronique Stéphanie Pahud et Marie-Anne Paveau (dir.), Argumentation et Analyse du Discours, 18 | 2017, « Nouvelles argumentations féministes » [En ligne], mis en ligne le 14 avril 2017, consulté le 23 septembre 2019. URL : http://journals.openedition.org/aad/2301 ; DOI:10.4000/aad.2301

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Argumentation & analyse du discours est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International. 1

SOMMAIRE

Introduction

Nouvelles argumentations féministes. Données empiriques et théorisations Stéphanie Pahud et Marie-Anne Paveau

Réflexivités. Positionnements énonciatifs et lexicaux

Les « énonciations de privilèges » dans le militantisme féministe en ligne : description et critique Noémie Marignier

Les mots agonistiques des nouveaux discours féministes : l’exemple de grossophobie et cissexisme Anne-Charlotte Husson

Cultures politiques du discours : féminisme, anarchisme et rhétorique Julie Abbou

Matérialités. Corps et environnements numériques

Le corps exhibé : un texte singulier du féminisme quatrième génération Stéphanie Pahud

Féminismes 2.0. Usages technodiscursifs de la génération connectée Marie-Anne Paveau

La place et la parole des hommes féministes dans les réseaux sociaux numériques au Brésil Mónica Graciela Zoppi Fontana et Sheila Elias de Oliveira

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Introduction

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Nouvelles argumentations féministes. Données empiriques et théorisations

Stéphanie Pahud and Marie-Anne Paveau

Le féminisme est une révolution, pas un réaménagement des consignes marketing […]. Le féminisme est une aventure collective, pour les femmes, pour les hommes, et pour les autres. Une révolution, bien en marche. Une vision du monde, un choix. Il ne s’agit pas d’opposer les petits avantages des femmes aux petits acquis des hommes, mais bien de tout foutre en l’air (Virginie Despentes, King Kong Théorie, 2006)

1 En août 2016, -Culture, qui constitue une référence culturelle importante du paysage radiophonique français, a diffusé une série d’émissions sur les nouveaux courants féministes français. L’émission Grande Traversée a consacré ses deux heures quotidiennes à une série de cinq documentaires intitulée « Women’s power, les nouveaux féminismes », réalisée par Charlotte Bienaimé. La présentation de la série insistait sur la variété des lieux des féminismes contemporains, identifiant quatre espaces particuliers : « Une cartographie des luttes et des pensées féministes, sur le terrain, dans les universités, en politique et sur internet, pour comprendre les acquis et les enjeux d’avenir d’un mouvement, pluriel, vivant et métissé, situé au cœur des transformations sociales que nous vivons »1. Pour les militantes féministes que nous sommes, informées des actions et des courants, notamment en France et en Suisse, ces émissions ont eu un parfum d’anthropologie bien familière, et nous avons tout à fait reconnu ces quatre terrains, le quotidien, la politique, l’université et l’internet, comme les nôtres. Les « filles d’Olympe de Gouge et d’Angela Davis, de Simone de Beauvoir, de Judith Butler, de Virginia Woolf ou d’Audre Lorde », comme les désignait le texte de présentation, « réformistes » ou « révolutionnaires », « abolitionnistes » ou « sex- positives », « post-coloniales » et queer, ce sont nos ami.e.s, nos camarades, nos

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étudiant.e.s, nos doctorant.e.s ; et nous-mêmes. Nous nous sommes en effet retrouvées, personnellement, politiquement et scientifiquement, dans ces portraits et témoignages de « militantes, chercheuses et féministes du quotidien ». Nous savions bien sûr que de nouvelles propositions féministes émergeaient, et qu’elles allaient marquer l’histoire des luttes des femmes et des minorités, mais cette série d’émissions, comme les nombreux articles qui paraissent régulièrement depuis quelques années, en particulier dans la presse magazine hebdomadaire et mensuelle, nous en ont apporté une sorte de confirmation médiatique et historique.

2 C’est dans cette perspective qu’a été construit ce numéro, qui a pour but de tenir ensemble les quatre fils du quotidien, de la politique, de la recherche et du numérique, tricotant très précisément les féminismes contemporains, ceux des années 2000 et 2010. Nous avons voulu rendre compte de ce qui s’élabore de nouveau et de spécifique, dans ce dispositif complexe et particulier, en matière de discours et d’argumentation, à partir de ce point de vue complexe, où l’expérience et la compétence ne s’excluent pas mais au contraire se fécondent.

3 Les auteures du numéro se déclarent toutes, sous des modalités diverses, féministes. Le travail collectif que constitue cet ensemble prend le parti de s’inscrire dans une épistémologie du point de vue (standpoint epistemology) ne séparant pas discours scientifique et position politique, et, au-delà, réclamant que l’investigation de recherche soit soutenue par un point de vue politique, sans lequel elle serait invalide (Harding 2004). Dans cette perspective, un peu différente de celle de l’engagement du.de la chercheur.e déjà installée dans le champ (Koren 2013), l’intégration des positions subjectives apparaît comme une objectivité forte (« strong objectivity » selon Harding 1993). Le numéro présente une analyse du discours que l’on qualifiera d’impliquée (Berthoud, Burger 2014), intégrant à la procédure d’analyse la nécessité des dimensions subjectives de ses auteur.e.s, et transposant de la vie à la recherche la célèbre notation de Maria Puig de la Bellacasa : « Les conditions de vie sont aussi des conditions de vue » (Puig de la Bellacasa 2013).

Genre et féminismes : un point aveugle en analyse du discours et études argumentatives

4 Nous sommes parties d’un constat aisé à faire : les discours féministes n’ont pas fait l’objet d’une investigation en analyse du discours, et plus largement, le domaine des études de genre reste encore, malgré quelques percées aussi rares que remarquables2, inarticulé à celui de l’analyse du discours et des études argumentatives.

Les discours féministes, des non-corpus

5 En 2010, dans un article significativement intitulé « Genre, politique et analyse du discours. Une tradition épistémologique française gender blind », Marlène Coulomb- Gully et Juliette Rennes décrivaient bien cet angle mort du genre dans les travaux français, et l’on peut sans doute appliquer leurs remarques aux discours féministes.

6 Comme le montre en effet la bibliographie à la fin de ce texte, lacunaire sous ces aspects, les discours et argumentations féministes contemporains ou même passés ont rarement fait l’objet d’études tant en analyse du discours qu’en argumentation. Alors

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que les discours publicitaires, politiques, médiatiques, littéraires ou ordinaires constituent régulièrement des corpus pour l’analyse et la théorie argumentatives, et que de nombreux univers discursifs ont été arpentés (discours syndical, communiste, d’extrême droite, militaire, médical, écologiste, humoristique, etc.), les discours féministes ne sont que ponctuellement ou pas du tout traités dans leur dimension formelle et rhétorique. Si l’on fait rapidement le tour des revues actuellement consacrées à ces deux domaines3, on ne trouve que de très rares exemples : un numéro de Mots. Les langages du politique en 1996, intitulé « Textes et sexes » (Capitan, Viollet 1996), pour lequel la direction éditoriale avait d’ailleurs tenu à avertir ses lecteur.trice.s4 que le contenu des articles ne reflétait pas l’opinion de la revue ; et un numéro presque dix ans plus tard, non pas sur le féminisme, mais sur le genre, « Usages politiques du genre » (Desmarchelier, Rennes 2005). Mais à part cela, et quelques articles isolés, aucune synthèse sur cette archive pourtant importante des discours de la lutte des femmes pour leurs droits en France, sans parler des autres aires géographiques et culturelles.

7 Dans sa participation à l’Histoire comparée des femmes : nouvelles approches, « Flux et éruptions » : réflexions sur l’écriture de l’histoire comparée des féminismes européens, 1700-1950 », Karen Offen délimite deux grands courants « d’argumentation féministe », un courant « relationnel », mettant en avant la complémentarité des sexes, et un courant « individualiste » centré sur la spécificité des femmes (Cova 2009 : 56) ; mais l’auteure n’en décrit pas les particularités discursives. L’une de nous intègre quant à elle cette réflexion notamment dans Le discours pornographique (Paveau 2014b), qui traite du lexique, du texte et du discours, des argumentations féministes et militantes et des discours numériques, mais n’en fait pas non plus un objet à part entière.

8 Du côté des revues accueillant des travaux féministes dans les autres disciplines des sciences humaines et sociales, un constat un peu analogue : qu’il s’agisse de Nouvelles questions féministes, des Cahiers du genre ou de Clio, pas de prise en compte historique ou sociologique, pour le moment, de ces nouveaux et récents discours et débats, assortis d’argumentations inédites et de mots inventés, qui marquent si fortement les militantismes contemporains des années 2000 et 2010, imprégnés notamment des luttes pour la reconnaissance des minorités ou invisibilités sexuelles, raciales et religieuses, ainsi que des revendications de liberté corporelle appuyées sur la critique du normativisme et du validisme.

Les féminismes numériques, des objets émergents

9 En France actuellement, des travaux sur le « féminisme numérique » ou le « cyberféminisme » émergent cependant de manière notable. Les univers discursifs numériques constituent en effet des milieux de développement et d’extension et parfois d’innovation des militantismes féministes. Les terrains ouverts par l’usage des technologies numériques commencent donc à être parcourus par les chercheur.e.s.

10 En octobre 2015, un colloque intitulé « Les cyberactivismes féministes à travers le monde » a été organisé par le Centre Hubertine Auclert (Centre francilien de ressources pour l’égalité femmes-hommes) ; cette manifestation a été l’une des premières consacrées au féminisme en ligne. L’argument du colloque est riche d’informations sur le féminisme 2.0 et plus généralement le féminisme contemporain :

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Les nouvelles technologies et internet peuvent être des outils de diffusion ET d’action pour les associations ou porteur-e-s de projets quelles qu’elles soient. À titre d’exemple, les associations féministes les plus récentes ont clairement intégré dans leur mode d’action et de communication les nouveaux médias, les nouvelles technologies. Ces outils permettent une médiatisation accrue, la diffusion d’un savoir féministe, l’information et la sensibilisation de nouveaux publics... En outre, les chercheuses et chercheurs en études de genre et en études féministes s’intéressent de manière croissante aux rapports entre genre et culture numérique, militantismes féministes et nouvelles technologies (Centre Hubertine Auclert 2015).

11 Les organisatrices considèrent plus loin les « NTIC comme outils d’empowerment féministe » et souhaitent que cet événement, positionné « entre activisme et recherche, permette d’explorer la question des nouveaux moyens d’action des militant-e-s féministes aujourd’hui. Il s’agira plus précisément d’analyser si les nouvelles technologies, les outils des cyberactivistes, les mobilisations sur internet et les réseaux sociaux constituent des outils dont les mouvements féministes se sont emparé et d’en questionner les usages » (Centre Hubertine Auclert, 2015). On a pu y entendre les communications de chercheuses comme Bibia Pavard, Joëlle Palmieri ou Josiane Jouët, mais également d’activistes témoignant de leurs usages et de leurs actions dans le monde.

12 L’année suivante, en 2016, trois chercheuses en Sciences de l’information et de la communication, Isabelle Hare, Stéphanie Kunert et Aurélie Olivesi, organisent un séminaire semestriel intitulé « Genre et controverses en ligne », pour lequel elles avaient lancé un appel en juin 2015. Leur argument constitue une première description du féminisme 2.0 : Le séminaire s’inscrit dans le contexte des travaux actuels sur l’analyse de données et la prise en compte de l’espace public numérique. Dans quelle mesure les dispositifs numériques contribuent-ils à raviver cette controverse ? Dans quelle mesure permettent-ils d’observer de nouveaux rapports polémiques ? La masse de données permet-elle d’observer des rapports de genre différents ? Les espaces publics numériques, de par les modes d’interaction qu’ils mettent en œuvre (identités, grammaires communicationnelles), se prêtent tout particulièrement à des usages polémiques (campagnes de dénigrement, hashtags thématiques...) mais aussi paradoxalement à la dilution des enjeux politiques et de la charge critique des concepts issus du féminisme. L’enjeu de ce séminaire d’études est de comprendre dans quelle mesure les modes d’interaction spécifiques aux espaces numériques (pseudonymat, temporalité éphémère, « effet cascade ») se prêtent à une mise en œuvre des polémiques de genre, des conflits de définition du genre, mais aussi à l’érosion de sa portée critique en tant que concept (Hare, Kunert, Olivesi 2015).

13 Sur cette question, on retrouve Bibia Pavard, qui, dans une communication intitulée « Mobilisations féministes en ligne : ruptures et continuités. Internet a-t-il changé le militantisme féministe ? », propose une approche socio-historique « nécessaire afin d’inscrire l’époque actuelle dans le temps plus long de l’histoire des luttes des femmes » et de replacer « l’émergence d’internet dans une histoire plus longue des relations entre féminismes et médias » (2016).

14 Fin 2015, nous avons nous-mêmes lancé un appel à articles pour la revue Itinéraires LTC sur la place du corps et des matérialités dans les féminismes de quatrième génération ; une bonne partie des réponses (le quart environ) concernaient les discours numériques et le numéro fera donc naturellement une place aux cyberféminismes (Pahud, Paveau 2015). Il y a donc bien là un champ de recherches en train de se constituer puisqu’au

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printemps 2016, Claire Blandin, historienne travaillant en Sciences de l’information et de la communication, publie un appel à contribution pour un numéro thématique de la revue Réseaux à paraître au début de l’année 2017, appelé simplement « Le féminisme en ligne ». Son approche est celle des médias et de la « médiation des actions » : Le fait de travailler sur des « mobilisations en ligne » revient à envisager des formes diverses de médiations des actions : c’est l’ensemble des productions mises à disposition sur le web, mais aussi les mécanismes d’échanges des réseaux sociaux qui peuvent être analysés. […] Des contributions sont aussi attendues sur les usages féministes des nouveaux médias : le cyberféminisme, les mobilisations transnationales via le net, mais aussi les ressorts spécifiques d’expression des luttes des femmes via le web. A la croisée des travaux sur les usages genrés des nouvelles technologies et sur les pratiques féminines d’écriture, on peut s’interroger sur l’espace de libre expression constitué par le monde virtuel, pour les femmes. Au- delà des espaces affichés comme lieu d’expression de la cause des femmes, ce dossier cherche à repérer la place des revendications féministes dans les sites et blogs de critique culturelle. L’entrée par les nouveaux outils est également l’occasion de réinterroger la place du féminisme dans notre société, et celle des médias dans la circulation des représentations collectives : qu’est-ce que le nouvel espace ouvert par internet permet au féminisme ? En quoi reproduit-il les schémas de la domination masculine ? Le web est parsemé d’espaces d’initiation pour les jeunes : quelle est la place des idées féministes dans les modèles qui circulent ? (2016).

15 La dimension pédagogique d’internet soulignée dans cet appel, qui est en fait structurelle dans les univers numériques, est à notre sens un des traits majeurs des nouveaux féminismes connectés, la transmission constituant une question cruciale du militantisme.

16 On peut citer d’autres publications isolées, qui envisagent le militantisme féministe en ligne de manière plus ou moins centrale : le travail de Valérie Devillard sur la construction publique du problème de la prostitution par exemple, passe par une étude des discours féministes en ligne (Devillard 2015, Devillard et Le Saulnier 2015).

17 Ces travaux, dont nous donnons ici une vision sans doute partielle5, sont majoritairement menés principalement en sciences de l’information et de la communication et en histoire : cela veut dire qu’ils ne sont pas centrés sur les dimensions langagières et discursives des productions féministes en ligne, mais qu’ils portent, de fait, sur des discours ; ils sont donc riches d’informations pour les linguistes qui construisent des analyses plus formelles et l’article de l’une d’entre nous dans le présent numéro, consacré aux féminismes connectés, les prend largement en compte.

Inoculer le féminisme ?

18 En 2014, Marlène Coulomb-Gully reprend la thématique de la discipline gender blind développée dans l’article de 2010 co-écrit avec Juliette Rennes, en publiant dans la Revue française des sciences de l’information et de la communication un article titré « Inoculer le genre » (Coulomb-Gully 2014). Elle évoque par cette image une forme de résistance des disciplines du discours et de la communication au paradigme du genre, résistance applicable de même au féminisme.

19 Inoculons, donc : le présent numéro de la revue Argumentation et Analyse du Discours est sans doute le premier espace de recherche en analyse du discours à être intégralement consacré au corpus des discours et argumentations féministes. Espérons qu’à partir de

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cette première cartographie contemporaine d’autres suivront, qui exploreront les discours et argumentations féministes des siècles passés.

20 Les discours féministes étant sous-tendus par une visée pragmatique, il semble en effet primordial d’analyser les modalités selon lesquelles ils tentent d’agir sur leur(s) cible(s), de cerner leurs dispositifs énonciatifs ainsi que leur dynamique interactionnelle, tout en accordant leur importance aux données institutionnelles, sociales et historiques (objectifs de l’analyse de l’argumentation telle que définie par Amossy 2000). Y a-t-il des spécificités argumentatives des analyses et engagements féministes ? Sur quels outils argumentatifs particuliers s’appuient les discours féministes ? Ceux-ci peuvent sans nul doute faire bouger certains concepts et conceptions des théories de l’argumentation et contribuer ainsi au développement « d’un modèle d’analyse qui permet d’appréhender la dimension argumentative de genres de discours très divers » (Amossy 2000 : VIII). Les discours féministes, portant essentiellement sur des sujets « chauds », à enjeux politiques, économiques et moraux forts (Doury 2004), permettent par ailleurs de développer la question de la position du.de la chercheur.e en argumentation par rapport à son objet.

Nouvelles donnes contextuelles, discours et argumentations inédites

21 Ce numéro a pour objectif de combler le vide relatif à cette théorisation de l’articulation entre argumentation et discours féministes en proposant un premier ensemble de travaux sur la question. Rassemblant des études sur des corpus majoritairement francophones, son champ d’investigation est l’Europe francophone contemporaine, avec des ouvertures vers les Amériques.

22 Comme l’indique son titre, cette livraison s’intéresse aux nouvelles argumentations féministes issues des contextes contemporains et des nouvelles donnes du militantisme féministe. Outre la succession des générations qui renouvelle naturellement et démographiquement les militant.e.s et leurs discours (Riot-Sarcey 2008), plusieurs facteurs sont en effet à la source de traits inédits dans les argumentations féministes actuelles.

Le contexte des études de genre : un féminisme réflexif

23 Premièrement, le contexte des études de genre, qui remettent en jeu et parfois en cause certaines des notions forgées par les féministes de deuxième et troisième génération des années 1960 aux années 1990 : dans la quatrième génération qui produit actuellement des discours militants6, la notion de genre implique de penser les rapports de sexe, la sexualité, l’identité, l’oppression, sous un nouvel éclairage, ce qui modifie les élaborations argumentatives (Dorlin 2008, Quemener 2012). La question LGBT(QIAP+)7, la théorie queer, la reconnaissance des minorités racialisées modifient en effet le féminisme dont le sujet, comme le déclare J. Butler dans Trouble dans le genre « n’est pas la défense des femmes » (2005). C’est d’un féminisme réflexif qu’il s’agit, qui produit des boucles de questionnement sur les mots employés, les positions énonciatives choisies, les types d’interactions voulues.

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24 Les féministes de quatrième génération, parce qu’illes sont prises dans un réseau de traits non séparables les uns des autres, intègrent en effet à leur discours une description de soi : déclaration de privilège de la femme blanche hétérosexuelle bourgeoise ou du mâle blanc hétérosexuel, selon l’expression désormais consacrée, ou au contraire déclaration d’oppression de la part, par exemple, de la femme noire lesbienne qui sera ségréguée à la fois pour son genre, sa couleur et sa sexualité. On pourra se demander s’il faut parler d’un nouveau « féminisme » ou s’il faut trouver un nouveau concept pour décrire ces nouvelles revendications.

25 Noémie Marignier s’intéresse dans ce numéro au fonctionnement de ce qu’elle appelle des « énonciations de privilèges » (de sexe-classe-race, possédées ou non) au sein des discours féministes et à ce qu’elles dévoilent du rapport des militant.e.s à leur propre parole. Elle mène une analyse discursive qualitative à partir d’un corpus constitué de sites et de billets de blogs féministes ainsi que de conversations sur entre militant.e.s féministes et décrit la forme ainsi que la visée pragmatique de ces « énonciations de privilège ».

26 Deuxièmement, le discours féministe a étendu son premier objet, la défense des femmes, vers un objet plus large et composite : par le biais de l’intersectionnalité, les élaborations argumentatives tiennent compte des autres critères d’oppression et de minorisation, comme la classe, la race ou la sexualité (Dorlin 2009, Coulomb-Gully 2012). Le féminisme ne sélectionne plus seulement le trait « femme » pour bâtir son discours, mais englobe les autres causes de la domination dans un tout global (Hill Collins 1990, hooks 1999). Cette vision des choses implique de nouvelles formes discursives et argumentatives. Le discours féministe intègre par ailleurs une réflexion sur l’oppression des hommes et sur la construction de l’identité masculine (Pahud 2011).

27 Dans cette perspective, et prenant appui sur un corpus francophone de discours auto- identifiés comme féministes et tirés du web 2.0, Anne-Charlotte Husson s’attache à l’émergence de nouvelles dénominations, souvent empruntées à l’anglais, visant à nommer et catégoriser des discours et des mots-arguments identifiés comme sexistes et/ou antiféministes : hétérosexisme, cissexisme, mansplaining, victim-blaming, grossophobie ou encore male tears, considérés comme autant de catégories d’une analyse argumentative folk propre aux nouveaux discours féministes.

28 C’est également l’observation des pratiques métalinguistiques du genre qui occupe Julie Abbou, dans l’article qu’elle consacre à la culture politique féministe anarchiste. Partant du postulat qu’anarchisme, féminisme et rhétorique partagent une complicité épistémologique reposant sur la notion d’hétérogénéité, le questionnement de la production discursive du savoir, et les rapports de pouvoir, elle propose de comprendre l’anarcho-féminisme comme une culture rhétorique, articulée autour d’une lecture du discours comme espace de pouvoir8.

Matérialités militantes : corps et technique

29 Les féministes contemporain.e.s se distinguent par leur mobilisation importante des matérialités, tant corporelles que technologiques, dans la perspective écologique post- dualiste qui commence à s’imposer dans un univers où les grands dualismes constituent de moins en moins des formes de pensée et d’action (Descola 2006, Schaeffer 2007).

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C’est le troisième facteur qui est selon nous à l’origine des spécificités inédites des discours féministes du 21e siècle.

30 L’irruption d’un activisme féministe dénudé oblige à poser la question du corps comme argument-instrument de résistance, par exemple dans la perspective de Geneviève Fraisse, qui questionne « l’image du corps dénudé comme langage de l’émancipation » (2014), ou celle de Marie-Anne Paveau, qui fait l’hypothèse d’un corps-discours composite proposant de nouveaux objets pour l’analyse du discours (2014a). Désormais le féminisme se performe, corpodiscursivement. Stéphanie Pahud propose une analyse discursive des corps féministes exhibés du mouvement FEMEN, ces derniers pouvant être considérés comme des textes de résistance. Elle décrit les particularités rhétoriques des corps-textes de ce mouvement et discute les enjeux et la réception du retournement de stigmate qu’ils opèrent. Elle réfléchit également aux modalités discursives de construction/déconstruction d’évidences sur le corps et aux modes possibles de repolitisation de ce dernier, envisagé comme instrument de communication/argumentation et comme lieu d’intelligibilité du social (Berthelot 1994).

31 Du côté des matérialités technologiques, la très large exploitation des espaces numériques, en particulier ceux de la blogosphère et des réseaux sociaux numériques (Twitter, Facebook notamment, mais aussi des réseaux de partage de vidéos comme Youtube) confère aux argumentations féministes des dimensions d’abondance et de rapidité inédites (viralité des publications sur le web 2.0). Les possibilités sémiotiques offertes par les plateformes de publication en ligne permettent la création de nouvelles formes de discours militant, composites technodiscursifs, verbo-iconiques, fixes ou animés (avatar, mème, pancarte, vignette, GIF, cartoon) qui déplacent la production discursive et l’argumentation hors de la matière langagière au sens strict. Dans la perspective d’une analyse du discours numérique reposant sur la notion de technologie discursive, et appuyée sur les travaux sur le militantisme en ligne (Cardon 2010) ainsi que sur les formes de la sociabilité et de la culture numériques (Doueihi 2011), Marie- Anne Paveau examine des phénomènes caractérisant le discours féministe militant contemporain natif du web, produit dans l’actualité des années 2010. Elle propose une typologie des formes technodiscursives privilégiées par le militantisme féministe numérique ou cyberféminisme reposant sur la dimension composite des discours argumentatifs qui engagent la matière non langagière dans la production techno- discursive. Elle détaille certaines formes technographiques, c’est-à-dire intégrant des images et du texte, comme le mème, la pancarte ou la grille de bingo, particulièrement didactiques et virales, opérant une démocratisation du discours féministe reposant sur son incarnation et sa concrétisation.

32 Les espaces numériques offrant des possibilités inédites d’expression (des locuteur.rice.s auparavant empêché.e.s pour des raisons diverses peuvent s’autoriser la parole), le discours des hommes qui se disent féministes y émerge actuellement, en particulier au sein des réseaux sociaux numériques, en particulier Facebook. Monica Graciela Zoppi Fontana et Sheila Elias de Oliveira posent, à partir de cette parole masculine féministe en ligne, la question importante du « pouvoir-parler », peu traitée en analyse du discours car souvent poussée vers un traitement sociologique ou politique. Mais le « pouvoir-parler » est une vraie question linguistique et les auteures en traitent les enjeux énonciatifs et discursifs à partir d’un fait courant dans les

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énonciations féministes ou présentées comme favorables au(x) féminisme(s) aujourd’hui : le questionnement du droit à la parole féministe par un homme.

33 Finalement, le numéro entier pourrait être mis sous le boisseau de ce mot, « pouvoir- parler » : car c’est bien de cela qu’il s’agit, dans tous les domaines de la vie où les femmes, et plus généralement les personnes subalternisées, racisées, opprimées, sont empêchées d’accéder à la parole. Ce que ce numéro explore au prisme du discours et de l’argumentation, c’est bien la possibilité de parler, qui autorise à son tour la possibilité d’être un sujet, condition nécessaire d’une existence pleine et d’une vie bonne.

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NOTES

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3. Nous avons fait un rapide sondage sans prétention à l’exactitude scientifique dans Semen, Mots, Les carnets du Cediscor, Langage et société, Le discours et la langue, Les cahiers de praxématique, Signes, discours et société, Pratiques et AAD bien sûr. 4. Toutes les auteures de ce numéro appliquent la neutralisation des genres ou écriture épicène. 5. D’autres entreprises que nous ne connaissons pas, en particulier des mémoires de master voire des thèses, sont sans doute en cours d’élaboration. 6. Nous savons que cette expression est discutée et contestée par certain.e.s mais nous sommes convaincues de l’existence à la fois empirique, historique et discursive de cette quatrième génération, qui se différencie des précédentes en particulier par son usage des matérialités, corporelle et numérique (voir nos articles respectifs ici-même). 7. Aux lettres LGBT désignant désormais classiquement les Lesbiennes, Gays, Bi.e.s et Trans’, s’ajoutent chez les militant.e.s d’autres catégories d’oppression : Queer, Intersexe, Asexuel.le.s, Pansexuel.le.s et autres, marqué.e.s par le signe +. Ce sigle un peu complexe n’est pas un mot de passe conniventiel mais il a pour but de souligner l’inclusivité des luttes contemporaines, c’est-à- dire le fait d’intégrer l’ensemble des individus opprimés quelle que soit leur oppression et leur réalité empirique. C’est entre autres en cela que certain.e.s féministes contemporain.e.s, explicitement inclusif.ve.s, se distinguent de leur aîné.e.s. 8. À l’origine ce numéro comportait un article sur la question de la race et des femmes racisées, qui n’a pu être conservé. Nous sommes tout à fait conscientes de la lacune importante du numéro sur cette question.

AUTHORS

STÉPHANIE PAHUD École de français langue étrangère (UNIL)

MARIE-ANNE PAVEAU Université Paris 13, Pléiade

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Réflexivités. Positionnements énonciatifs et lexicaux

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Les « énonciations de privilèges » dans le militantisme féministe en ligne : description et critique “Privilege Utterances” in Online Feminism: Description and Criticism

Noémie Marignier

Introduction

Cet article porte sur les « énonciations de privilège » dans le militantisme féministe en ligne : il s’agit d’aborder la question de la légitimité des discours et des savoirs dans le militantisme à partir de ce phénomène discursif. Par « énonciation de privilège1 » je désigne le fait d’énoncer, avant d’entamer un discours, les privilèges de sexe-classe- race2 que l’on possède ou qu’au contraire on ne possède pas, dans un but de se situer par rapport aux diverses oppressions qu’on subit ou qu’on fait subir. Ces énoncés se présentent sous cette forme : « Je suis hétéro, cis, blanche, issue d’une classe moyenne » 3. Ils répondent à des objectifs militants : « s’interroger sur les privilèges inhérents à nos positions sociales »4, car « un vrai débat d’idées [ne] peut se faire qu’entre personnes concernées pour élaborer les stratégies de lutte »5. Dire ses privilèges c’est donc avoir pris conscience de la position sociale qu’on occupait dans la société afin d’organiser une lutte qui partirait des revendications et des expériences des concerné·es6. Les énonciations de privilèges constituent alors des stratégies de légitimation de certains discours, savoirs et luttes féministes7. Je propose de considérer et d’analyser ces énoncés à partir d’un double ancrage disciplinaire. Premièrement, j’inscris mes analyses dans le champ de l’analyse des discours. D’une part, je m’appuie sur les recherches françaises qui ont mis au centre la question du sujet et de la subjectivité dans le discours (Pêcheux 1975 ; 1990) ; d’autre part, j’utilise les recherches états-uniennes sur la production discursive des identités et la mobilisation des catégories de genre, avec une approche plus interactionnelle et pragmatique (Bucholtz & Hall 2004; Eckert & McConnell-Ginet 1992). Deuxièmement,

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j’adopte la perspective épistémologique de la théorie des savoirs situés. Cette théorie a été développée par des féministes académiques états-uniennes notamment ; elle questionne l’objectivité des savoirs produits dans le monde académique et la possibilité de construire des savoirs à partir des positions sociales qu’occupent les individus (Haraway 2007 ; Harding 1986 ; 1991) : Ils [les points de vue des assujettis] sont privilégiés parce qu’en principe moins susceptibles d’autoriser le déni du noyau critique et interprétatif de tout savoir. Ils ont capté ce que sont les modes de déni au travers de la répression, de l’oubli et des actes d’escamotage – et d’autres moyens d’être nulle part tout en clamant sa compréhension. […] Les points de vue « assujettis » sont privilégiés parce qu’ils semblent promettre des récits du monde plus adéquats, plus soutenus, plus objectifs, plus transformateurs (Haraway 2007 : 119). Dans cet article, il s’agit donc de s’intéresser à la construction discursive des positions de sujets et des subjectivités légitimes ainsi qu’aux effets et aux stratégies mises en place par de tels énoncés. Mon approche est essentiellement critique. Il me semble en effet que les « énonciations de privilèges » échouent précisément dans ce qu’elles entendent créer : une position située qui donnerait la possibilité d’une nouvelle construction (objective) des savoirs. Je m’appuie ici sur un corpus d’énoncés natifs du web recueillis sur des blogs et groupes féministes mais aussi sur des comptes et fils facebook et twitter abordant des questions féministes.

1. Ancrage théorique et militant des énonciations de privilège

Ces énoncés, très présents sur le web, mais également hors ligne (prononcés lors d’événements militants mais aussi de conférences universitaires) s’ancrent dans plusieurs courants des savoirs et luttes féministes. Une remarque préliminaire : il est difficile ici de séparer savoirs académiques et savoirs profanes ; en effet, les chercheuses féministes sont aussi des militantes ; inversement un très grand nombre de militantes évoluent aussi dans l’espace académique (en tant qu’étudiantes en SHS notamment). Enfin, les savoirs militants féministes s’appareillent de savoirs académiques et inversement.

1.1. La dimension située

Il s’agit d’un acquis féministe assez ancien qui consiste à considérer que certaines personnes sont mieux placées que d’autres pour aborder certains sujets : le lesbianisme, la place des femmes, les transidentités etc. ; c’est-à-dire que les concerné·es ont une meilleure connaissance des rapports d’oppression qu’illes subissent. Cet argument est défendu par différents courants féministes aussi bien matérialistes8 que queer. Cette perspective est particulièrement visible dans les théories épistémologiques des savoirs situés et de la perspective partielle. Ce courant de recherche, particulièrement productif dans les années 1980 et 1990, a effectué une critique de la prétendue neutralité et objectivité du savoir dans le monde académique. Il a mis en évidence que le savoir académique prétendument neutre était réalisé à partir d’une position blanche, hétérosexuelle, et masculine, qui dissimulait cette position en la faisant passer pour objective. Face à cela, la théorie des savoirs situés a développé une autre conception et

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méthodologie de la création des savoirs : il s’agit de considérer que les savoirs sont toujours ancrés dans une perspective partielle, c’est-à-dire qu’ils ne sont jamais coupés de leurs conditions de production. Au lieu d’effacer l’importance de ces dernières, il s’agit de les considérer comme des outils qui participent à l’élaboration du savoir, et donc d’expliciter la manière dont on les utilise, notamment en disant d’où l’on parle (Anderson 2015).

1.2. La dimension intersectionnelle

L’intersectionnalité consiste à considérer que les différentes oppressions s’articulent entre elles. C’est-à-dire qu’une lecture unidimensionnelle des rapports de pouvoirs ne permet pas de saisir les mécanismes d’oppression et de domination : Intersectionality refers to particular forms of intersecting oppressions, for example, intersections of race and gender, or of sexuality and nation. Intersectional paradigms remind us that oppression cannot be reduced to one fundamental type, and that oppressions work together in producing injustice (Collins 2000 : 18). Les perspectives intersectionnelles invitent alors à croiser plusieurs dimensions d’analyse sur les axes de genre-sexualité, de classe, de race. Il ne s’agit pas de considérer que les différentes oppressions s’additionnent mais qu’elles se combinent pour fournir des oppressions spécifiques. Ainsi, ce n’est pas qu’une femme noire subit le racisme et le sexisme, mais plutôt que l’intersection de ces deux oppressions crée des formes spécifiques de rapport d’oppression : Elle [l’intersectionnalité] réfute le cloisonnement et la hiérarchisation des grands axes de la différenciation sociale que sont les catégories de sexe/genre, classe, race, ethnicité, âge, handicap et orientation sexuelle. L’approche intersectionnelle va au- delà d’une simple reconnaissance de la multiplicité des systèmes d’oppression opérant à partir de ces catégories et postule leur interaction dans la production et la reproduction des inégalités sociales. Elle propose d’appréhender « la réalité sociale des femmes et des hommes, ainsi que les dynamiques sociales, culturelles, économiques et politiques qui s’y rattachent comme étant multiples et déterminées simultanément et de façon interactive par plusieurs axes d’organisation sociale significatifs ». (Bilge 2010 : §1) Il s’agit donc de considérer que les sujets se situent à l’intersection de plusieurs rapports de pouvoirs (sexe, classe, race, handicap, sexualité, etc.) qui s’articulent dans des dynamiques spécifiques. Cette dimension intersectionnelle s’articule souvent à la précédente : certaines théoriciennes ont mis en évidence la nécessité de produire des savoirs depuis ces positions marginalisées, par exemple dans le chapitre « Black Feminist Epistemology » de l’ouvrage de Patricia Hill Collins cité plus haut.

1.3. La dimension numérique

Enfin ces énoncés me semblent caractéristiques du web féministe 2.0 (voir l’article de Marie-Anne Paveau dans ce numéro), même s’ils peuvent apparaître hors ligne. Ils doivent être mis en relation avec les discours numériques féministes anglophones sur les privilèges où est apparue l’injonction « check your privilege » : In an effort to draw attention to these axes of difference, contemporary feminists advocate several tactics, including the much-maligned practice of ‘privilege- checking’. As a tactic, privilege-checking is about reminding someone that they cannot and should not speak for others. […] The phrase ‘check your privilege’ was born on the internet, and young activists who grew up communicating via internet

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chat rooms appear to have considerably less trouble with the phrase than older feminists (Munro 2013). L’injonction « check your privilege » est en général formulée face à quelqu’un·e qui s’exprimerait sur les réseaux sociaux à propos d’une oppression de sexe/classe/race dont il ne souffre pas (souvent en monopolisant la parole ou en donnant des instructions sur la conduite personnelle ou militante à tenir). Mais plus généralement, elle invite tout·e internaute à engager un retour réflexif sur sa position sociale et à se situer face aux différentes discriminations qu’ille peut subir ou dont au contraire ille peut bénéficier. Il existe également des listes et des tests de privilèges9 (certains donnant même un score chiffré d’avantage ou de désavantage social)10 avec des items concernant la race, le genre, le sexe, le handicap, les revenus, la religion, l’apparence physique, etc. L’expression a été adaptée au français en traduisant privilege et en empruntant et francisant check : « checker ses privilèges ». Elle est attestée très régulièrement11 et les renvois aux sites en anglais (beaucoup plus nombreux) sont fréquents. C’est donc à partir de cette notion de privilèges (et de leur vérification) circulant dans les espaces militants en ligne que s’élaborent les énonciations dont il est question ici. Mais, comme on le verra, il n’est pas nécessaire d’avoir été enjoint à « checker ses privilèges » pour produire de tels énoncés.

2. Les effets des énonciations de privilèges

Après ce rapide descriptif des courants féministes dans lesquels s’inscrivent les énonciations de privilèges, il convient de s’intéresser à leur fonctionnement discursif sur le web. Celles-ci me semblent devoir être envisagées dans leurs aspects pragmatiques : en effet, comme on va le voir, c’est parce que ces énoncés font quelque chose qu’ils sont proférés. La production discursive de l’identité est en effet, comme l’ont montré de nombreuses recherches, en lien étroit avec des questions de performance (Butler 1997; Livia and Hall 1997; Bucholtz 1999 ; 2005). Dans ce cadre, dire son identité ce n’est pas simplement dire un état de fait, c’est aussi produire son appartenance aux catégories énoncées. Ici, c’est moins cet aspect illocutoire qui m’intéresse que les conséquences perlocutoires de telles énonciations, dont on peut voir la trace dans les métadiscours. Je dénombre trois effets performatifs de ces énonciations : rendre visible par la catégorisation, s’engager à la réflexivité, (dé)légitimer certains savoirs.

2.1. Catégoriser et rendre visible

Les énonciations de privilèges, sont toujours du type je suis Cat1, Cat2, Cat3 : il s’agit d’énoncés de présentation de soi (Greco 2006) très homogènes au niveau syntaxique ; ils sont le plus souvent au début d’un post (que ce soit sur facebook, sur des forums ou sur des blogs) ou d’une suite de tweets sur twitter12. Ce sont des déclarations identitaires qui mettent en jeu des catégories très générales, des « macro-level demographic categories » pour reprendre l’expression de Bucholtz et Hall (2005). C’est-à-dire qu’il s’agit des catégories de genre, race, identité socio-professionnelle etc. utilisées en sociologie et/ou en démographie quantitatives et qui identifient de grands groupes sociaux (plutôt que des catégories identitaires utilisées localement et contextuellement). Cela est visible dans les énoncés ci-dessous, qui proviennent

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d’articles des revues en ligne Minorités (1) et Je suis féministe (4), d’un post du blog féministe L’Écho des sorcières (2) et du fil tweeter d’une locutrice féministe (3)13 : (1) Je vais avoir 40 ans dans quelques jours. Je suis une femme blanche hétéro trans et issussienne. [29/05/2011] (2) Je suis une femme blanche cis hétéro, mariée, je fais partie de la classe moyenne. [30/04/15] (3) Cis, able bodied, issue d’une classe moyenne, blanche. [2/05/2016] (4) Alors voilà, je suis une féministe académique, blanche, cisgenre, de classe moyenne. [27/03/2013] Ainsi dans les extraits, on note des catégories relevant du sexe et du genre (« femme », « cis(genre) »14, « trans »), de la sexualité et du statut marital (« hétéro », « mariée »), de l’identité socioprofessionnelle (« classe moyenne »), de la race (« blanche », « issussienne »), du handicap (« ablebodied »). À part les catégories « cis » et « issussienne »15, les catégories utilisées relèvent généralement des catégories démographiques traditionnelles. Les catégories utilisées pour se présenter doivent être comprises face à la question des privilèges évoquée plus haut : elles ne fonctionnent pas seules mais par opposition avec les catégories non privilégiées ou privilégiées correspondantes sur les axes sexe- sexualité-race-classe-handicap, etc. Se catégoriser « blanc », c’est ne pas se catégoriser ‘racisé’ (noir, asiatique, arabe, etc.), par exemple. Certaines catégories fonctionnent de manières binaire (cisgenre vs. transgenre), tandis que d’autres impliquent plusieurs catégories (lesbienne/gay/bi vs hétéro) 16. Ces catégories sont énoncées pour montrer une position, un rapport d’inégalités, ou plutôt un rapport de domination : le groupe privilégié l’est aux dépens du ou des groupes qui ne le sont pas. C’est une dialectique que ces énoncés mettent en évidence à travers l’activité catégorielle. L’activité d’auto- catégorisation revient à exprimer l’appartenance à un groupe – mais aussi le fait qu’on n’appartient pas au groupe « opposé ». Cette activité de mobilisation des catégories dans la présentation de soi relève ici d’une démarche de stéréotypage délibéré (Amossy 2010 : 63) et n’a pas simplement pour but de se décrire, mais consiste à exhiber la place sociale que l’on occupe et les rapports de pouvoir dans lesquels on est impliqué, et, par- là, contribue à construire un ethos de locuteur·ice conscient·e de la position sociale occupée.

2.2. Promettre l’écoute et le silence

Les énonciations de privilèges ont des effets indexicaux : elles envoient le signal que l’on a compris sa place dans la société et les rapports de domination que l’on peut entretenir et, donc, qu’on a fait un retour réflexif sur soi. C’est ce qui est en jeu dans les extraits suivants, provenant de posts des blogs féministes Black Thinking by Keagan (5) et Cretch (6), ainsi que du compte Facebook de l’association FéminiCités : (5) Avec vous je vais checker mes privilèges, me positionner: Je suis une femme, je suis issue de la classe ouvrière, je suis blanche, je suis cisgenre, je suis pansexuelle, je suis physiquement valide et neuro-atypique, . Partant de là: mon statut de blanche / cis / physiquement valide, me définit comme dominante par rapport aux personnes racisées, queergender et invalides - j’ai intrinsèquement des privilèges. En aucune façon je n’ai le droit de parler au nom des personnes victimes d’un système duquel je profite, mon rôle est d’écouter et de soutenir avec humilité. [11/03/2015]

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(6) La clef n’est pas de hiérarchiser, mais de prendre conscience de ses propres privilèges (on en a tous) et d’écouter les personnes qui n’en bénéficient pas : chaque oppression est différente. [31/03/16] (7) FéminiCités et Garçes vous proposent de checker vos privilèges lors d’un atelier !

Il s’agira de se situer dans l’espace social, d’ouvrir les yeux sur les rapports de force qui régissent notre société, et de prendre conscience des oppressions qui ne nous concernent pas. [12/03/2016] L’activité (qui peut être collective : « avec vous je vais », « FéminiCités et Garçes vous proposent ») est considérée à partir de ces effets : en « checkant ses privilèges » on réalise l’acte de « prendre conscience des oppressions », de « prendre conscience de ses propres privilèges ». En conséquence, dire ses privilèges c’est montrer qu’on est prêt à « écouter les personnes qui n’en bénéficient pas ». L’énonciation de privilège a alors une valeur performative : au niveau perlocutoire, elle engage à adopter une certaine attitude face aux discours des non-privilégié·es. Finalement, la déclaration de privilège est un engagement (une promesse) à écouter autrui. Mais plus que d’une promesse, il s’agit même d’une loi, d’un devoir. La locutrice en (5) explique bien quels sont les effets d’une telle déclaration en utilisant des modalités déontiques : « je n’ai le droit de parler au nom des personnes victimes d’un système duquel je profite », « mon rôle est d’écouter et de soutenir avec humilité » .La déclaration de privilège n’est pas simplement d’exhiber sa position sociale, c’est un engagement à respecter certaines lois quant à sa prise de parole.

2.3. Légitimer les discours et les savoirs

Cette promesse d’écouter et de ne pas parler à la place des concerné·es implique également un certain rapport au savoir17. En effet, il ne s’agit pas simplement d’une question d’engagement à soutenir et à écouter, il s’agit également de la valeur à accorder aux prises de paroles, comme le montrent les extraits suivants, provenant d’articles de l’Echo des sorcières et du blog féministe La vie de Lamia : (8) Je suis une femme blanche cis hétéro, mariée, je fais partie de la classe moyenne. Pour moi c’est normal de ne pas parler à la place des concerné-e-s en fait, ça l’a toujours été même quand je niais mon féminisme. J’aime pas parler de choses que je ne connais pas. Alors je me tais, j’écoute. [30/04/2015] (9) Ainsi, une femme peut être plus privilégiée qu’un homme sur les oppressions autres que le sexisme (ou y touchant de près) : par exemple une femme sociologue et un homme TDS18, sur une analyse sur le travail du sexe, l’homme TDS sera plus concernée donc plus légitime de par son expérience du terrain et les enjeux sur sa vie que la femme sociologue. [26/07/2015] Ce sont ici des enjeux épistémiques qui sont soulevés à travers des modalités évaluatives (sur une analyse […] plus légitime, c’est normal de), et affectives (j’aime pas parler de choses que je ne connais pas). Une norme épistémique transparait donc de ces discours : certains savoirs sont « plus légitimes », mais aussi meilleurs que d’autres. Ces énoncés contribuent alors à charrier une contre-norme par rapport à une conception académique du savoir : les concerné·es (« l’homme TDS ») sont toujours plus experts, plus légitimes mais surtout « connaissent mieux » que les chercheur·ses qui feraient une recherche sur le sujet (« que la femme sociologue »). Produire une énonciation de privilège, c’est alors montrer son adhésion à une certaine conception du savoir, basé sur l’expérience.

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3. Critique : énonciations souveraines, discours partiels

Ces énonciations de privilèges, considérées comme on vient de le voir comme 1) une auto-catégorisation avec des « grandes catégories », 2) un engagement à se taire face à la parole des concerné·es, 3) une hiérarchisation des savoirs basées sur un principe d’identité (ceulles qui vivent connaissent le mieux) me semblent avoir des implications hautement problématiques en ce qui concerne précisément la production des savoirs. D’une part, elles adoptent une conception du sujet et du discours en rupture avec les principes qu’elles veulent charrier. D’autre part, elles fournissent une conception du savoir restreinte et en désaccord avec les principes qui les fondent. C’est donc à une critique de ces énonciations de privilèges que je me livrerai ici à partir d’un double outillage conceptuel : celui des théories du discours et des interactions mettant au centre les questions de positions de sujets et d’identité, et celui des savoirs situés. Mon ambition n’est pas ici de séparer le bon grain de l’ivraie en montrant que ces énonciations n’appliquent pas à la lettre la théorie des savoirs situés. Il s’agit plutôt de prendre acte d’une double position de cette théorie : 1) elle est fondatrice du phénomène des énonciations de privilèges, les énonciateur·ices s’inspirant de cette théorie, 2) elle fournit des outils critiques. De plus, comme je l’ai écrit plus haut, la distinction entre savoirs académiques et militants est ténue en ce qui concerne le genre et le féminisme ; il ne faut alors pas aborder ces savoirs uniquement comme des objets, mais plutôt chercher à entretenir des conversations avec ceux-ci (Marignier 2015). Enfin, il s’agit pour moi d’assumer une prise de position féministe dans ce travail : c’est parce que les savoirs situés me semblent un outil théorique, conceptuel, mais aussi de lutte féministe particulièrement productif qu’il me semble nécessaire d’en éclairer certains enjeux et applications.

3.1. Les illusions d’un sujet maître de lui-même

C’est en termes de subjectivité et de positions de sujet que j’aimerais tout d’abord analyser les énonciations je suis X. Ces énonciations, on l’a vu, visent à situer l’énonciateur·ice face à sa condition dans la société. C’est-à-dire qu’en prononçant ce type d’énoncé, on rendrait explicites ses privilèges et précisément sa position de sujet : les croyances et préjugés associés à cette position seraient donc désamorcés puisqu’au lieu d’être masqués par une énonciation non située, ils seraient précisément exhibés par la déclaration de position subjective, par le fait d’avoir « checké ses privilèges ». Énoncer sa position de sujet serait alors en même temps la défaire : dire ce que l’on est exhiberait la position de sujet et annulerait les idéologies qui pourraient se cacher dans le fil du discours – ou en tout cas pourraient en fournir le principe explicatif. L’analyse du discours a largement traité la question de la subjectivité et de l’idéologie dans les discours. Elle nous apprend que le sujet est bien plus un effet qu’un donné, et qu’il est précisément le lieu où se concentre l’idéologie : [nous sommes amenés] à considérer que le sujet est le support des représentations et de leurs rapports, et que la prise de position du sujet (effet-sujet) résulte de ce que nous avons appelé un décalage entre les représentations liées à des processus extérieurs les uns aux autres. Ainsi se constitue le point d’où sera pris position, « en toute liberté » – c’est-à-dire dans l’illusion constitutive du sujet – par rapport à l’inanité et au préconstruit (Paveau 2010 : 40).

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Si l’on s’inscrit dans cette critique d’un sujet énonciateur plein et maître de sa parole, il devient difficile de considérer qu’exhiber sa position de sujet est autre chose qu’une illusion : cela participe en fait au renforcement de l’idéologie de l’évidence du sujet. Les énonciations de privilège semblent alors avoir un fonctionnement problématique : elles sédimentent l’idée d’un sujet maître de son discours et en contrôle sur celui-ci. Le fait que l’idéologie se cache dans le fil du discours (Pêcheux 1975) et n’est pas immédiatement donnée à voir, n’est pas annulé par ces déclarations de privilèges, mais c’est l’effet que celles-ci produisent. Les énonciations de privilège constituent alors une idéologie du sujet, sur le mode de l’auto-interpellation, c’est-à-dire que ce qui fait l’évidence d’être un sujet maître de lui-même, l’interpellation (Althusser 1970), n’est pas réalisé par autrui, mais par le sujet lui-même.

3.2. La rigidité des catégories : une contre-performance

Au-delà du fait que la construction de ces positions subjectives sédimente une vision du sujet monolithique, il faut s’interroger sur les catégories mêmes qui sont utilisées pour exhiber ces positions de sujet. C’est-à-dire qu’en se plaçant au niveau des catégories identitaires – en deçà d’une critique de fond de la production subjective – les énonciations de privilèges posent des problèmes. C’est donc à une analyse du fonctionnement de ces catégories19 que je voudrais procéder. Comme je l’ai dit plus haut, les catégories mobilisées dans les énonciations de privilèges sont le plus souvent de grosses catégories démographiques ; de ce fait, elles ne sont pas liées aux activités contextuelles et locales des sujets mais à une approche macro de la société. Greco, à propos de l’utilisation de ces catégories en sociolinguistique, explique : La première vision (extra-interactional context) renvoie aux catégories de « genre », « ethnie », « identité socio-professionnelle » qui sont supposées structurer l’échange communicationnel et agir en tant que contrainte sur ce dernier. Dans ces analyses, l’identité est une variable sociale censée rendre intelligibles les fonctionnements linguistiques et discursifs. Dans ce cadre, l’identité est vue comme une entité non problématique, monolithique se situant en arrière-plan par rapport au langage et agissant de l’extérieur sur le discours (2006 : 154). Si le contexte d’utilisation de ces catégories est différent puisqu’il est ici question de leur mobilisation dans le cadre de recherches académiques, les enjeux de leur fonctionnement semblent être très similaires dans le cas des énonciations de privilège. C’est-à-dire qu’il s’agit de catégories héritées, qui agissent « de l’extérieur sur le discours » et qui charrient une conception de l’identité monolithique, univoque, discrète et déjà constituée. Il y a alors une certaine naturalisation de ces catégories et leur pertinence dans l’approche et la description de l’identité peut être remise en question. On peut en effet concevoir autrement la production discursive de l’identité et la mobilisation des catégories, comme l’expliquent Bucholtz et Hall : identity emerges in discourse through the temporary roles and orientations assumed by participants, such as evaluator, joke teller, or engaged listener. Such interactional positions may seem quite different from identity as conventionally understood; however, these temporary roles, no less than larger sociological and ethnographic identity categories, contribute to the formation of subjectivity and intersubjectivity in discourse (Bucholtz and Hall 2005 : 591). La production identitaire, plutôt qu’une mise en discours d’un « être » avec une évidence référentielle, est alors une activité, un faire, qui s’organise interactionnellement et en contexte. Pour Bucholtz et Hall, il s’agit de considérer les

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identités à un niveau local, au niveau des activités dans lesquelles le sujet est engagé. Ces recherches mettent aussi en évidence qu’il y a plusieurs niveaux d’identité, et que les caractéristiques d’un individu sont plus ou moins mobilisées, rendues pertinentes et mises en discours selon les contextes. Finalement, se concentrer uniquement sur les catégories macro, c’est manquer plusieurs manières dont fonctionne l’identité. Dans les énonciations de privilèges, l’utilisation de macro-catégories semble de la même manière « rater » plusieurs dimensions de l’identité. Ce n’est pas sur le plan scientifique ou académique que cela pose problème. En revanche, dans une démarche qui vise à « se situer » pour éclaircir la position subjective à partir de laquelle on parle, on peut considérer que le recours à des « grosses catégories » imposées de l’extérieur, et non à celles rendues pertinentes dans l’activité en cours est paradoxal. J’en donnerai un exemple : la bloggeuse Crêpe Georgette a effectué sur son blog une série de portraits de femmes féministes de différents âges et de différents courants du féminisme. Une des interviewées (« Interview de féministes #8 : Laure ») raconte assez longuement dans ses réponses les liens entre son activité de travailleuse du sexe20 et son féminisme. Or, dans son énonciation de privilège préalable, elle ne se catégorise absolument pas au niveau de son activité professionnelle : (10) Je vais essayer de situer mon point de vue : j’ai 26 ans, je suis française avec papiers, blanche, valide, élevée dans une famille de gauche des classes moyennes/ sup’, assignée femme à la naissance et toujours perçue aujourd’hui comme femme même si je ne me reconnais pas dans les archétypes du genre, auto-définie comme queer, dans mon genre comme dans mon orientation sexuelle. [28/09/2015] La catégorie de « travailleuse du sexe », se référant à une activité professionnelle très spécifique, n’est pas utilisée ici (ce n’est pas une macro-catégorie) – alors qu’elle pourrait apparaître comme pertinente. Dans cet énoncé l’énonciation de privilèges ne situe pas la parole au regard de l’activité engagée, ce qui constitue une forme d’échec de ce que cette énonciation prétendait faire. Cet échec de la mobilisation des macro-catégories dialectiques pour se situer est également visible dans la manière dont ces catégories échouent précisément à embrasser les positions subjectives. Une twitteuse afro-féministe invitée sur le compte participatif Feminist Inside a ainsi invité ces abonnés à décliner leur privilèges (provoquant une centaine de réponses) en produisant le tweet ci-dessous : (11) Citez ce tweet avec vos privilèges. Par exemple, je suis cis, able bodied, issue d’une classe moyenne supérieure. [2/05/2016] Ce tweet est intéressant à plusieurs titres : tout d’abord, parce que l’activité de production identitaire tourne ici à vide : on produit de l’identité pour produire de l’identité, sans qu’une autre activité que celle de faire une déclaration de privilèges soit en jeu. L’énonciation de privilège, le fait de se situer n’est pas relié à un discours, à une pratique à une autre interaction mais est auto-référentielle. D’autre part, certaines réponses qui ont suivi ce tweet sont à analyser en regard de la mobilisation de macro- catégories : (12) Blanche, valide (pas toujours), cis, diplomée [2/05/2016] (13) Blanche, cis, hetero, valide (plus ou moins) [2/05/2016] (14) Blanc, cis, classe moyenne, diplômé, able bodied*. *juste un caractère physique sans grosse conséquence. [2/05/2016] (15) Blanche, cis, hétéro, catholique non pratiquante voire athée, classe moyenne, j’en oublie sûrement... [2/05/2016]

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Dans ces énoncés, il apparaît que les macro-catégories posent problème pour les scripteur·ices, c’est-à-dire que celles-ci manquent de précision référentielle. Je relève deux problèmes : tout d’abord le fait que ces catégories sont trop imprécises, leur référent est trop large. Ainsi la catégorie de « valide » est soumise dans les énoncés (12) et (13) à des modalisations, quantitative (plus ou moins – 13) ou temporelle (pas toujours – 12). Ces modalisations visent à donner une description plus précise de ses privilèges car la catégorie « valide » apparaît trop vague : en effet, on peut alterner période de validité et de handicap, de même il existe des degrés d’invalidité « plus ou moins » handicapants. La binarité de l’opposition des catégories valide/invalide rend difficilement compte des nuances qui peuvent être expérimentées dans le handicap21. C’est la même imprécision référentielle qui pose problème dans l’énoncé (14) mais avec un procédé différent pour en rendre compte : l’énonciateur a recours à un addendum concernant la catégorie « able bodied ». Dans l’énoncé (15), un autre problème est en jeu : la multiplicité des privilèges que l’on peut avoir, et l’impossibilité de tous les dire (« j’en oublie sûrement »). C’est la pluralité des activités dans la vie sociale qui ressurgit ici : impossible de lister tous les privilèges dont on peut bénéficier. Il s’agit encore une fois d’un problème de contexte : par exemple, être une femme d’1,80 mètre sera très certainement un privilège dans le contexte du mannequinat mais pourra apparaître parfaitement neutre dans un très grand nombre de situations. Si certains rapports de pouvoir qui structurent la société (sur les axes sexe-classe-race) relèvent de manière assez évidente d’une question de privilèges, d’autres sont plus complexes à lister. Ces modalisations montrent que les macro-catégories apparaissent peu adéquates aux locuteur·ices eulles-mêmes pour rendre compte de leurs identités. Ainsi la locutrice qui dit être « plus ou moins » valide exprime la difficulté de situer à l’aide de ces macro- catégories : s’il nous manque une phalange, on peut être considéré valide face à une personne tétraplégique mais invalide dans le contexte d’un tournoi de tricot… Paradoxalement, il apparaît que les catégories utilisées, comme elles sont utilisées hors contexte et qu’elles sont trop vagues, sont impuissantes à situer la parole de l’énonciateur·ice.

3.3. L’argument d’identité ou « l’identité ne produit pas de science »22

Pour finir, j’aimerais revenir sur la question des savoirs produits à partir de ces énonciations de privilèges et de leur légitimation. Les énonciations de privilèges, on l’a vu, tendent à légitimer les discours produits à partir d’une position située : « j’aime pas parler de ce que je connais pas », disait la locutrice en (8). Le raisonnement est donc le suivant : on ne peut parler que de ce que l’on est et ce dont on fait l’expérience, ou en tout cas on est susceptible d’en parler « le mieux ». Être, c’est alors connaître. Cette idée va se traduire dans les discours par un autre phénomène langagier que j’appelle « argument d’identité ». Il s’agit d’un argument du type : seuls les X peuvent parler des X ou corollairement les Y n’ont pas le droit de parler des X, où X est une catégorisée non- privilégiée et Y la catégorie privilégiée correspondante. Cet argument met en correspondance l’expérience et le savoir (qui donnent, comme on l’a vu, le droit ou non à la parole) On en trouve un bon exemple dans l’extrait suivant. Il est issu de la section « critiques cinéma » du forum Chroniques Geek et concerne le film La vie d’Adèle d’Abdellatif

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Kechiche. Le film est critiqué pour ses scènes de sexe car elles sont considérées comme peu réalistes et s’inscrivant dans un imaginaire hétérosexuel : (16) Car, c’est l’un des problèmes majeurs du film : La Vie d’Adèle n’est pas un portrait d’amour universel par l’homosexualité, mais un récit lesbophobe. Loin de moi l’idée de parler au nom des lesbiennes de ce qui est lesbophobe et ce qui ne l’est pas. Ce n’est pas une opinion, attention, c’est un fait, qui se base sur la globalité des points de vue de femmes lesbiennes ayant vu le film. Après on va me dire « et depuis quand les lesbiennes sont les garantes de l’identité lesbienne ou la sexualité lesbienne ? », ce à quoi je réponds tout de suite, mon cher Serge Kaganski : parce que vous n’êtes pas une femme lesbienne, parce que Kechiche n’est pas une femme lesbienne, parce que les deux actrices principales ne sont pas des femmes lesbiennes, et parce que visiblement personne, du tournage au montage n’a relevé à quel point on aurait du demander à des femmes lesbiennes ce qui est crédible pour une relation lesbienne et ce qui ne l’est pas. [10/10/2013] Ici, le savoir sexuel lesbien est rabattu sur la question de l’être lesbien ou de l’identité lesbienne (« on aurait du demander à des femmes lesbiennes », « points de vue de femmes lesbiennes », etc.) : être, c’est savoir, savoir, c’est être. On pourrait imaginer un savoir de la sexualité lesbienne qui existe en dehors des lesbiennes, mais ici cette perspective est totalement rejetée. Si l’auteur s’autorise à écrire (alors qu’il n’est pas lesbienne) c’est parce qu’il se base « sur la globalité des points de vue de femmes lesbiennes ayant vu le film ». L’auteur met en place un dispositif de dialogisme interactionnel (Moirand 2007) pour justifier de ce savoir basé sur l’expérience : « on va me dire “et depuis quand les lesbiennes sont les garantes de l’identité lesbienne ou la sexualité lesbienne ?” ». La réponse donnée est tautologique : si les lesbiennes sont les garantes du savoir sur la sexualité lesbienne c’est que, contrairement à toutes les personnes qui ont fait le film « Kechiche n’est pas une femme lesbienne etc. », elles sont… lesbiennes. Cet argument d’identité peut prendre des formes assez virulentes, comme on peut l’observer dans l’extrait suivant où un twitto interpelle une féministe au sujet de sa critique d’un article de presse qui liait les questions du voile et de la prostitution : (17) au fait t’es qui blanche/bourgeoise pour dire ce qui est pertinent pour les putes/voilées ? [01/12/2013] Ici, le discours de savoir est discrédité par l’interpellation : « t’es qui blanche/ bourgeoise pour dire », c’est au nom de la situation sociale (privilégiée) de l’interlocutrice que le locuteur rend non pertinent son discours. Cette équivalence entre identité et savoir dans l’argument d’identité relève d’une conception du savoir qui entre en contradiction avec la théorie des savoirs situés, notamment telle que l’a formulée Haraway. Si celle-ci considère que l’expérience est un bon point de départ pour l’élaboration du savoir, elle ne constitue pas un point d’arrivée. Dans sa théorie des savoirs situés, l’expérience est une perspective sur le monde, un point de vue, au même titre que l’œil offre une perspective sur ce qui est devant soi. Cette perspective doit être outillée par des instruments de vision, c’est-à- dire par des dispositifs (des concepts, des théories, des méthodes) qui permettent d’élaborer du savoir. Haraway se montre extrêmement critique sur l’idée d’une collusion entre savoir et identité, rejoignant par ailleurs la critique du sujet déjà mentionnée plus haut : On n’« est » pas une cellule ou une molécule – ou une femme, un colonisé, un manœuvre, et ainsi de suite – parce qu’on pense voir et voir depuis ses positions d’un œil critique. « Etre » est beaucoup plus problématique et contingent. Aussi, on

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ne peut déménager vers quelque point d’observation que ce soit sans devenir responsable de ce mouvement. La vision est toujours une question du pouvoir de voir – et peut-être de la violence implicite de nos pratiques de visualisation. Avec le sang de qui mes yeux ont-ils été façonnés ? C’est également valable quand on témoigne de la position de « soi-même ». Nous ne sommes pas immédiatement présents à nous-mêmes. La connaissance de soi requiert une technologie sémiotique et matérielle qui lie les significations et les corps. L’identité à soi-même est un mauvais système de vision. La fusion est une mauvaise stratégie de positionnement (Haraway 2007[1988] : 121). Les positionnements des assujettis ne sont pas dispensés de réexamen critique, de décodage, de déconstruction et d’interprétation ; ce qui veut dire de démarches à la fois sémiologiques et herméneutiques d’enquête critique. […] apprendre à voir d’en bas requiert au moins autant de savoir-faire avec les corps et le langage, avec les médiations de la vision, que les visions technoscientifiques « les plus élevées ». (ibid. : 119) L’assujettissement ne constitue pas un socle pour une ontologie ; il est peut-être un indice visuel. La vision requiert des instruments de vision ; une optique est une politique de positionnement (ibid. : 122). Haraway dénonce, d’une façon un peu différente des « garçons des sciences humaines » comme elle les appelle, la fiction d’un sujet unifié, non morcelé, identique ou présent à lui-même. C’est d’un « moi divisé et contradictoire » que l’on doit partir. Un « moi » unifié qui « est » son point de vue n’a pas de point de vue justement : il reste collé, fusionné à son assujettissement. Le problème de dire « je suis X donc je peux parler de X » serait donc selon elle que, ce faisant, le sujet nie la pluralité des identités et nie le morcellement du sujet, mais aussi qu’il nie les médiations et les technologies sémiotiques nécessaires à la production de savoir. Il reconduit alors une posture tronquée, « irresponsable » qui est celle des savoirs qui se considèrent neutres. Pour Haraway ne pas prendre en compte son point de vue (considérer à tort qu’il n’existe pas) ou s’enfermer dans son point de vue, y rester collé revient pratiquement au même : il n’y a pas de médiation, pas de stratégie, pas de perspective.

Pour conclure : des discours militants critiques et situés

J’ai essayé de montrer dans cet article en quoi les pratiques d’énonciations de privilèges avaient un fonctionnement paradoxal : elles promeuvent l’idée d’un sujet réflexif et ayant pris conscience des conséquences de sa position dans la société, mais reconduisent finalement la fiction d’un sujet plein et maître de lui-même, sujet qui n’arrive pas adopter une perspective partielle et rejoue la décontextualisation qu’il dénonce. Si les énonciations de privilèges sont donc « une mauvaise stratégie de positionnement », se situer, exhiber une perspective partielle dans la production des savoirs féministes (et plus généralement minorisés) me semble indispensable. J’aimerais donc évoquer en conclusion certains discours militants qui exhibent une autre posture face aux savoirs situés. Tout d’abord, ce type d’énonciations est critiqué par certain·es militant·es, avec des arguments assez proches de ceux que j’ai développés ici. Une bloggeuse féministe, Lizzie Crowdagger évoque par exemple la pluralité des privilèges qui donne l’impossibilité de se saisir sur tous les axes d’oppression (« Est-ce que ça a vraiment un sens, par exemple, de parler de “privilège mince” ? »), l’assujettissement qu’implique

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cette pratique (« je suis vraiment pas fan de l’étiquette »,) le manque d’outils de vision que cela peut induire (ça ne prend pas en compte « la façon dont certaines choses sont les conséquences de telles autres ou la façon dont des choses relèvent d’un système ou pas »), ainsi que d’autres problèmes23. Ensuite car des militant·es produisent des discours de savoirs situés qui prennent d’autres formes que les énonciations de privilèges. Le site de l’Organisation Internationale des Intersexué·es offre par exemple une bibliographie sur l’intersexuation24 dont l’organisation et la mise en discours sont intéressantes. Cette bibliographie est un peu particulière car elle se divise en deux sections : « Essais et textes théoriques produits par nous » et « Essais et textes théoriques produits par des allié·e·s »25. Les deux sections correspondent à des onglets différents et sont donc deux discours séparés. Sous la section « Essais et textes théoriques produits par nous » on trouve ce sous-titre : « Une bibliographie négligée : Écrits sur l’intersexualité selon la position située de chercheur·e·s intersexes politisés ». Je trouve cette démarche intéressante : il n’y a pas ici de rejet des savoirs non intersexes mais une organisation alternative (par position face à l’intersexuation et pas par discipline par exemple), selon un but militant, des ressources disponibles sur l’intersexuation et une mise en valeur de certains savoirs « négligés ». Les savoirs sont ici situés, pas seulement en fonction de la personne qui les produit, pas par leur contenu même, mais par la manière même de les disposer et de les répertorier sur le site. Finalement, se situer, explorer les positions de privilégié·es ou de minorisé·es, s’en servir pour produire savoir – universitaire ou non – pose la question du langage comme « instrument de vision » (Haraway 2007). Je considère dans ce cadre qu’une perspective partielle demande de réenvisager les discours, de changer les manières d’écrire, de questionner l’écriture (la parole) objective et neutre sur tous les plans. Situer son savoir, exhiber sa perspective partielle ne tient pas dans les énonciations de privilèges mais dans des pratiques discursives toujours à recommencer, toujours à questionner, toujours à interroger.

BIBLIOGRAPHY

Corpus

(Tous les liens sont consultés le 14/05/2016)

(1) http://www.minorites.org/index.php/2-la-revue/1093-le-coq-et-le-tas-de-fumier-fable- fatiguee.html

(2) http://lechodessorcieres.net/pour-le-silence/

(3) https://twitter.com/lovelyboonyeah/status/727217258955694080

(4) http://jesuisfeministe.com/?p=6523

(5) http://black-thinking-by-keagan.blogspot.fr/2015/03/mansplaining-whitesplaining- cisplaining.html

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(6) http://cretch.net/lexique-feministe/

(7) https://www.facebook.com/events/981470648593949/

(8) http://lechodessorcieres.net/pour-le-silence/

(9) http://viedelamia.canalblog.com/archives/2015/07/26/32406433.html

(10) http://www.crepegeorgette.com/2015/09/28/interview-feministe-8/

(11) https://twitter.com/lifeofafoc/status/727183158580531200

(12) https://twitter.com/zelda841/status/727199336006844416

(13) https://twitter.com/SandrineSmiles/status/727196978434682880

(14) https://twitter.com/Krands_/status/727196354943045632

(15) https://twitter.com/Slytheerin/status/727194849296945154

(16) http://marv.les-forums.com/topic/985/la-vie-d-adele-chapitres-1-et-2-abdellatif-kechi/

(17) https://twitter.com/Massinounou/status/406977396584095745

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Pêcheux. 1990. L’inquiétude du discours (Paris : Éd. des Cendres).

NOTES

1. J’appelle ce phénomène énonciation de privilège et pas énoncé de privilège, car c’est le caractère situé dans le temps, l’espace et la société de la production de ces énoncés qui m’intéresse particulièrement. 2. J’emploie ici sexe et race sans guillemets, non pas pour nommer des réalités naturelles, mais comme « catégorie[s] d’analyse d’un rapport de pouvoir» (Dorlin 2005 : §21), catégories prenant justement en compte les processus de naturalisation de ces rapports de pouvoir. – Le terme de race est repris des textes anglophones. 3. https://twitter.com/Sanako_Ahiru/status/727207213979308032 4. http://cretch.net/lexique-feministe/ 5. http://viedelamia.canalblog.com/archives/2015/08/27/32543715.html 6. J’adopte dans l’article le double marquage de genre « économique » : un seul tiret (énonciateur·ices) et pronoms condensés illes, ceulles etc. Cela s’inscrit dans une volonté de ne pas alourdir le texte, mais également de promouvoir des formes moins strictes en ce qui concerne la flexion du genre en français. 7. Je me concentre dans cet article sur la question du savoir et pas de la lutte : je considère que dans des stratégies de luttes politiques, la question de l’identité et des privilèges se pose différemment de lorsqu’il s’agit de produire du savoir – même si les deux activités peuvent se chevaucher. 8. Par exemple Delphy (1977) considère que l’expérience d’oppression des femmes leur donne un intérêt à développer des connaissances sur les idéologies et les rapports de genre. Les hommes, du fait comme ils bénéficient de ce système, sont moins bien placés pour produire ce type de savoir du fait qu’ils ont au contraire intérêt à ce que ce champ de recherche reste dans l’ignorance. 9. Elle est déclinée en un très grand nombre de mèmes, caractéristiques de la culture du web.

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10. http://geekfeminism.wikia.com/wiki/Privilege_checklist ou http:// www.checkmyprivilege.com/quiz 11. http://lechodessorcieres.net/pour-le-silence/, http://viedelamia.canalblog.com/archives/ 2015/08/27/32543715.html http://cretch.net/lexique-feministe/ 12. Quand ils surviennent dans des interactions orales, ils se trouvent au début de la prise de parole. 13. Les liens sont répertoriés en fin d’article. 14. « cis(genre) » est un terme qui désigne dans les milieux militants les personnes qui vivent en conformité avec le genre qui leur a été assigné à la naissance, par exemple une personne qui se vit comme un homme, alors qu’il a été élevé comme un homme et qu’il est considéré comme un homme par l’état civil. 15. « issussien » s’oppose à « souchien », ce dernier étant utilisé de manière provocatrice par le Parti des Indigènes de la République pour désigner les français·es « de souche ». Il s’agit d’un détournement humoristique des catégories utilisées par l’extrême droite. Les « issussien·nes » sont les français·es issu·es de l’immigration. 16. Il existe toujours une catégorie unique la plus privilégiée sur chacun des axes : homme, cis- genre, blanc, hétéro, de classe supérieure, valide etc. 17. Il est intéressant de noter l’entrecroisement des catégories de savoir et de pouvoir ici. 18. TDS : travailleur·se du sexe 19. Je n’oppose pas ici théories du sujet et théories de l’identité, car l’utilisation que j’en fais s’appuie plus sur leurs points communs que sur leurs différences, notamment en ce qui concerne leur conception du sujet comme morcelé/pluriel. De même la performance de l’identité est conceptualisée dans les recherches sur l’identité en s’appuyant sur les travaux de Butler, qui s’inscrit elle-même dans un héritage althussérien. 20. C’est le terme utilisé par l’interviewée. 21. On notera que Goffman a produit dès 1963 des analyses très fines (interactionnelles et contextuelles) de la gestion sociale du handicap ([1963] 1975). 22. La formule est d’Haraway. 23. http://oi.crowdagger.fr/post/2014/01/27/Sur-les-privil%C3%A8ges-monosexels-et-sexuels ethttp://oi.crowdagger.fr/post/2014/01/25/Sur-les-privileges-checklists 24. On appelle intersexuées les personnes qui naissent et vivent avec des organes génitaux qu’on ne peut assigner immédiatement comme mâles ou femelles. 25. http://oiifrancophonie.org/nos-reflexions-sur-lintersexualite/

ABSTRACTS

This article focuses on “privilege utterances” in online feminist activism: I call “privilege utterances” the discursive practice of listing sex, class, race etc. privileges that one has (or does not have) in order to situate one’s own speech regarding the oppressions one may suffer or inflict. First, I will describe the form and the pragmatic effects of these utterances and I will explain the different feminist movements in which they are rooted. Secondly, I will criticize these discursive practices of identity production. I will show that privilege utterances are based on the illusion of a unitary and autonomous subject and thus partially fail to achieve situated discourses.

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Cet article porte sur les « énonciations de privilèges » dans le militantisme féministe en ligne, c’est-à-dire sur les énoncés produits par des militant·es listant les privilèges de sexe-classe-race qu’illes possèdent ou qu’au contraire illes ne possèdent pas, dans un but de se situer par rapport aux diverses oppressions qu’illes subissent ou font subir. Après avoir décrit la forme et le fonctionnement pragmatique de ces énonciations ainsi que les courants féministes dans lesquels ils s’inscrivent, j’engage une critique de ces productions discursives de l’identité. Les énonciations de privilèges font en effet la part belle à l’illusion d’un sujet transparent et maître de son discours et échouent partiellement dans leur visée de produire des énonciations situées.

INDEX

Keywords: discursive practices, identity, privilege utterances, situated knowledge, subjectivity Mots-clés: énonciations de privilèges, identité, pratiques discursives, savoirs situés, subjectivité

AUTHOR

NOÉMIE MARIGNIER Clesthia, Université Paris 3 ; Pléiade, Université Paris 13

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Les mots agonistiques des nouveaux discours féministes : l’exemple de grossophobie et cissexisme Agonistic Words in New Feminist Discourses: the Cases of Fatphobia and Cissexism

Anne-Charlotte Husson

1 Le sexisme est devenu un objet tellement commun des discours féministes qu’il est presque difficile de croire que le terme lui-même n’a qu’une cinquantaine d’années. Il fait partie des mots agonistiques des discours féministes, définis comme des unités lexicales intrinsèquement argumentatives qui véhiculent des antagonismes sociaux et font appel à la mémoire discursive1. Plus précisément, il s’agit d’un mot-sentence (compris ici dans son sens juridique)2, catégorie que cet article se propose plus particulièrement d’explorer.

2 Les mots-sentences revêtent une importance spécifique dans les discours militants, par définition fortement axiologiques. On observe dans les discours féministes contemporains l’émergence de nouveaux mots-sentences, parfois empruntés à l’anglais (body-shaming, victim-blaming, mansplaining…), mais aussi composés avec -phobie (homophobie, lesbophobie, biphobie, transphobie, grossophobie) ou -sexisme (hétérosexisme, cissexisme). L’hyperonyme mots agonistiques désigne une catégorie située au croisement des plans lexical, sémantique, discursif et argumentatif, catégorie permettant de rendre compte de la manière dont des antagonismes sociaux se manifestent dans la matérialité discursive. Grossophobie et cissexisme ont ceci de spécifique, par rapport à des termes comme sexisme, homophobie ou racisme, de prendre en compte plusieurs dimensions de l’oppression subie par les individus. Si sexisme, par exemple, vise à rendre compte de l’oppression des femmes en tant que catégorie sociale dominée, grossophobie et cissexisme intègrent de multiples aspects de l’identité des personnes et, partant, de multiples formes de domination qui s’entrecroisent dans la vie des femmes et peuvent entretenir avec le sexisme des rapports plus ou moins distants. Autrement dit, les mots-sentences grossophobie et cissexisme permettent d’aborder une caractéristique

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importante des nouveaux discours féministes (NDF) : leur dimension identitaire3. Si la composition de grossophobie rend son sens assez évident (« aversion voire haine des personnes grosses »), cissexisme est moins clair hors de cercles féministes bien précis. Le préfixe cis- (« dans les limites de »), antonyme contextuel de trans-, permet d’ajouter à la discrimination en fonction du sexe (sexisme) l’idée qu’une telle discrimination conduit à l’effacement et donc à l’oppression des personnes transgenres, chez qui la catégorisation en fonction du sexe entre en conflit avec l’identité de genre4. Une telle discrimination est le fait des personnes cisgenres5.

3 La méthodologie employée relève d’une analyse du discours à entrée lexicale (Née et Veniard 2012) : un corpus hétérogène6 a été constitué à partir d’occurrences des mots- sentences grossophobie / grossophobe et cissexisme / cissexiste dans 96 énoncés numériques francophones produits entre avril 2013 et avril 20167. L’analyse devrait permettre de plonger au cœur des nouvelles argumentations féministes en éclairant plus particulièrement leur rapport à l’identité. Afin de comprendre ce rapport, j’aborde dans une première partie deux caractéristiques des politiques féministes contemporaines : l’exigence d’inclusivité et l’analyse des rapports de pouvoir en termes d’intersectionnalité. Ces caractéristiques prennent sens par rapport à un débat toujours en cours sur les sujets du féminisme. La prise en compte de ces préoccupations complexes guide en partie la constitution du corpus, que j’aborde dans la partie suivante. Cela me permet d’aborder, en troisième partie, les termes grossophobie et cissexisme en tant que mots agonistiques – cette catégorie est présentée en détail et explorée à partir de l’entrée lexicale, dans ses multiples dimensions. La dernière partie porte sur les normes et la vision du monde à l’œuvre dans les NDF et poursuit un double objectif : interroger l’acceptabilité diffuse (Angenot 2006) dont jouissent les mots- sentences étudiés et, à partir de la mise au jour des normes discursives, éthiques et politiques partagées par les locutrices8, décrire plus avant la catégorie des mots agonistiques. Cela me permet également d’aller contre l’idée, soutenue notamment par Marc Angenot (2014), que les mots agonistiques ne servent qu’à appuyer une rhétorique outrancière.

1. Sujets politiques du féminisme

4 Il est nécessaire tout d’abord de présenter certaines reconfigurations qui, depuis les années 1970-1980, affectent en profondeur les militantismes et donc les discours féministes. L’apparition et l’emploi des mots-sentences grossophobie et cissexisme ne se comprennent en effet que dans le cadre d’une politique complexe de l’identité.

5 Même si ces termes semblent renvoyer à des réalités très différentes, leur emploi dans les NDF est révélateur de la recherche d’inclusivité qui anime de nombreuses féministes9 de la nouvelle génération. Par recherche d’inclusivité, j’entends la volonté d’inclure dans les discours et le militantisme féministes la plus grande diversité possible de femmes10. La réflexion féministe sur la grossophobie s’intègre ainsi dans la revendication plus générale d’acceptation des corps non normés, tandis que la dénonciation du cissexisme suppose avant tout la prise en compte des personnes trans11 comme sujets du féminisme – c’est-à-dire comme à la fois actrices et cibles du militantisme féministe. L’inclusivité peut être analysée comme une valeur qui touche de près aux pratiques féministes : elle affecte à la fois les sujets politiques du féminisme (qui est ce « nous » du féminisme ?) et les NDF (comment s’assurer que nos discours ne

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soient pas excluants ?). Le renouvellement des pratiques se trouve ainsi lié à un renouvellement de l’analyse même de la domination sexiste.

6 C’est d’un débat de fond sur le sujet du féminisme qu’émerge l’idée d’inclusivité comme valeur et idéal militant. Le débat émerge dans les années 1970 aux USA, à l’occasion d’une critique très forte produite par des féministes africaines-américaines, chicanas et lesbiennes à l’égard de féministes majoritairement blanches, aisées et hétérosexuelles, mais prétendant parler au nom de toutes les femmes. Les Black Feminists demandent ainsi : « Qui est ce “Nous, les femmes”, du mouvement ? Est-il “blanc” ? Est-il ignorant de sa propre “blanchité” ? » (Dorlin 2008 : 12). Judith Butler constate dès les années 1980 que si « la théorie féministe a presque toujours tenu pour acquis qu’il existe une identité appréhendée à travers une catégorie de “femmes” », cette conception du « sujet-femme » en des termes « stables et permanents » est désormais mise à mal (Butler 2005 : 59-60). La question du sujet politique du féminisme ne concerne donc pas que le paramètre de la « race » mais prend en compte de multiples aspects des normes associées à la féminité, dont l’apparence physique et l’identité de genre font partie, aux côtés de la sexualité, de la religion ou encore du handicap. Les Black Feminists sont ainsi les premières à poser la question de ce que Kimberlé Crenshaw nommera quelques années plus tard l’intersectionnalité. Pour cette juriste féministe, il s’agit d’une approche permettant de prendre en compte et d’analyser « les points d’intersection » du racisme et du sexisme « dans la vie réelle » des femmes (Crenshaw (2005 : 53). Elle entend proposer une manière de rendre compte d’identités et de rapports de domination complexes ; autrement dit, Crenshaw propose le concept d’intersectionnalité pour parler à la fois de l’identité des individus et des structures garantissant leur oppression systémique. On voit donc comment théorie de la domination et politique des identités en viennent à se mêler étroitement dans les discours féministes.

Figure 1 : Meme féministe (auteur·e inconnu·e) Source : http://humanracetohumanrights.tumblr.com (premier partage)

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7 En France, ces nouvelles préoccupations et l’influence de l’approche intersectionnelle se sont par exemple traduites par la création du collectif « 8 Mars Pour TouTEs », qui se donne depuis 2014 pour mission d’organiser, à l’occasion de la Journée Internationale des Droits des Femmes12, une « marche alternative » parisienne. L’organisation de cette marche est, en plus des revendications qui l’animent, une forme de protestation à l’égard d’une autre marche rassemblant chaque année les principales associations féministes du pays et accusée de n’être pas assez inclusive. Lors de l’édition 2016, les slogans concernaient des sujets divers en apparence, mais étroitement articulés : les droits reproductifs (« IVG, PMA13 : même combat / Mon corps, mes choix, mon utérus est à moi ! ») se trouvaient ainsi mis en rapport avec le port du foulard (« Avec ou sans enfants / ce choix me revient / Mon corps m’appartient ! / Avec ou sans foulard / Ce choix me revient / Mon corps m’appartient ! ») et avec l’identité de genre (« IVG, PMA, contraception, état civil14 : / Libres, gratuits et ACCESSIBLES ! »).

8 Les débats sur le sujet politique du féminisme qui animent le mouvement depuis les années 1970 provoquent donc une restructuration venue de l’intérieur. On se trouve en présence d’actrices-locutrices tenant un discours féministe mais pour qui l’identité « femme », déstabilisée, devient une facette identitaire parmi d’autres. Elles forcent, de l’intérieur, le féminisme à redéfinir ses frontières et ses intersections avec d’autres mouvements de justice sociale ; elles tentent également de faire cohabiter dans une même analyse et un même discours des mécanismes d’oppression en apparence très divers.

2. Constitution et description du corpus

9 Bien que ce numéro porte sur ce que Dominique Maingueneau (2005) appelle une unité topique, je choisis pour ma part d’aborder les NDF à travers les unités non-topiques que constituent les mots agonistiques – avec, à partir de l’entrée lexicale, l’ambition de tirer des conclusions sur les NDF en général. C’est ce qui explique le recours à un corpus hétérogène, dans le cadre d’une approche qui permet de construire des parcours mettant au jour des « relations insoupçonnées à l’intérieur de l’interdiscours » (Maingueneau 2005 : 73). En l’occurrence, les analyses menées éclairent la dimension identitaire des NDF. Le corpus rassemble 108 énoncés collectés dans des environnements numériques divers (magazine, forum, réseaux sociaux, blogs) et divisés en trois sous-corpus, inégaux du fait des différences de fréquence d’emploi entre les termes ; à corpus_cissexisme (17 énoncés) et corpus_grossophobie (70 énoncés) s’ajoute un sous-corpus de 21 profils collectés sur Twitter.

10 La réflexion collective sur le sujet politique du féminisme se reflète dans les discours de revendication mais aussi de présentation de soi, notamment sur les réseaux sociaux, ce qui revêt une importance particulière dans la constitution de mon corpus. En effet, l’emploi de grossophobie et cissexisme – qui constitue le critère initial de sélection des énoncés – n’est pas, en soi, un gage d’appartenance des énoncés aux NDF. La question se pose notamment sur Twitter, où l’environnement immédiat des tweets ne permet pas forcément de déterminer s’il est écrit par une personne se revendiquant du féminisme15. Pour cette plateforme, j’ai donc raffiné la collecte des énoncés, autant que faire se peut, par deux moyens : la recherche de hashtags coréférents (#sexisme, #sexiste, #féminisme, #féministe, #misogynie, #misogyne) et la prise en compte des « bios » des utilisatrices – d’où la mobilisation d’un sous-corpus de profils16. La « bio » est une

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courte présentation de soi déterminée par le dispositif technologique et de nature composite (Paveau 2013b, 2015).

11 Or cette démarche m’a permis de constater l’importance de la dimension identitaire dans les discours de présentation de soi de ces jeunes féministes. La « bio » de @LomamiPo présente par exemple une série d’adjectifs destinés à représenter les multiples facettes de l’identité de la personne tenant le compte :

Figure 2 : profil_1

12 L’utilisatrice mentionne son appartenance ethnique (« noire congo-descendante ») et nationale (elle est belge), mais aussi son rapport au handicap (« handie »), son orientation sexuelle (« p(a)n ») et d’autres éléments agglomérés dans un hapax (« afroVGqueerféministbody+17 ») mettant en valeur, de façon ironique, l’éclatement et l’extrême individualisation des identités. Une telle pratique, qui n’est pas spécifique à l’utilisatrice (cf. corpus_profil_21) ne s’explique pas seulement par les contraintes génériques de la mal-nommée « biographie » Twitter. Elle illustre la méfiance des actrices-locutrices à l’égard des catégories identitaires stables, ainsi que la recherche d’une description en quelque sorte holistique, aussi diverse, précise et complète que possible, des identités des individus. On retrouve une telle préoccupation à l’œuvre dans les discours féministes sur le cissexisme et la grossophobie.

3. Deux mots agonistiques : grossophobie et cissexisme

3.1. La catégorie des mots agonistiques

13 Les mots agonistiques18 constituent des appels aux prédiscours (Paveau 2006), plus précisément à des prédiscours de nature argumentative, dans la mesure où ils

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sollicitent la mémoire de conflits sociaux19. Cette catégorie est proche de deux notions préexistantes, les mots-arguments de Sophie Moirand et les mots conflits de Maurice Tournier, qui s’inscrivent toutes deux dans le paradigme dialogique (Husson 2016a). Le retravail par Moirand de la mémoire discursive (Courtine 1981) s’appuie en effet sur le dialogisme et lui permet de nommer mots-arguments un ensemble de notions émergentes présentes dans les discours publicitaires, politiques ou encore journalistiques. L’emploi des mots-arguments, qui repose sur l’allusion, vaut argument et permet de valider une thèse. C’est le cas par exemple de principe de précaution, dont l’origine juridique est largement oubliée au profit de son emploi argumentatif (Moirand 2004b). Les mots conflits de Tournier s’inscrivent eux aussi dans le cadre dialogique ([1982] 2002). Ils sont définis comme « lieux des oppositions et enjeux des discours concurrents » (ibid. : §3). Tournier développe cette idée à propos du mot grève et de ses emplois au milieu du 19e siècle, qui marquent pour lui l’interaction de discours et d’intérêts contradictoires20.

14 La dépendance de ces deux notions à l’égard du paradigme dialogique est l’une des raisons pour lesquelles elles ne sont pas opératoires au sein du modèle que je propose. J’ai en effet montré (Husson 2016a) que ce paradigme, fondamentalement irénique, n’était pas pertinent pour l’étude des conflictualités sociales. Or la dimension conflictuelle est évidemment au cœur de la catégorie de mot agonistique que je tente de construire ; elle détermine également ce que je peux ou non retenir, pour l’élaboration de cette catégorie, de ces deux notions connexes que sont les mots- arguments et les mots conflits. La première présente l’intérêt majeur de conjuguer dimension lexicale, sémantique et argumentative. En revanche, elle ne permet pas d’appréhender le conflit, puisqu’elle repose au contraire sur l’univocité : les mots- arguments servent à valider une thèse sans avoir besoin de développer une argumentation, déjà contenue dans l’unité lexicale. Quant aux mots conflits, il leur manque une potentialité importante que je considère comme un trait définitoire des mots agonistiques : s’ils permettent, selon Tournier, de manifester des antagonismes sociaux au sein de la matérialité discursive, ils ne peuvent en eux-mêmes (à l’image de grève) donner aucune indication quant au positionnement de la locutrice au sein de ce conflit.

15 Les mots agonistiques se divisent en deux sous-catégories, selon qu’ils requièrent un acte interprétatif ou qu’ils véhiculent une telle interprétation. Je propose d’appeler ces sous-catégories mots agonistiques non-jugés et mots agonistiques jugés21. Dans la première, on trouve des unités lexicales comme genre, grève, néolibéralisme ou changement climatique. Toutes condensent des antagonismes et des argumentations contradictoires développées avant et ailleurs ; pour en comprendre le sens, et surtout les connotations que leur confèrent les locutrices en discours, ils requièrent cependant une interprétation informée par l’environnement discursif de l’énoncé. Dans la France des années 2010, par exemple, le mot genre (comme traduction de l’anglais gender) est devenu extrêmement conflictuel ; son seul emploi n’est cependant pas suffisant pour interpréter le positionnement discursif de la locutrice. Il diffère en cela de théorie du genre, qui relève des mots agonistiques jugés : cette formule ne véhicule pas seulement un conflit mais également un positionnement au sein de ce conflit, en l’occurrence un positionnement antigenre (Husson 2013). Le travail d’interprétation s’en trouve donc largement déjà donné, ce qui n’empêche pas des opérations de négociation discursive, par exemple à travers la redéfinition de termes comme homophobie ou parité (Husson

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2015). Je considère les mots-sentences, qui font l'objet de cet article, comme un cas particulier des mots agonistiques jugés. Ils ont pour spécificité de labelliser des individus, leurs actes et/ou leurs discours. Les discours jugés à l'aide de mots-sentences sont catégorisés comme de mauvais discours, ne respectant pas les normes de décence discursive partagées par une communauté donnée (Paveau 2013a).

16 Rien ne permet d’emblée de catégoriser un terme comme jugé ou non-jugé : intervient ici une autre interprétation, celle de l’analyste du discours. Une telle interprétation se fonde essentiellement sur deux critères. Le premier concerne la présence tacite d’une lignée discursive argumentative : les mots agonistiques condensent en effet un débat qu’il n’est pas besoin de reproduire dans son intégralité, puisque les locutrices s’appuient sur des connaissances partagées pour développer leur propre argumentation. Le deuxième critère concerne la présence, au niveau sémantique, d’un jugement axiologique de type éthique.

3.2. Deux lignées discursives argumentatives distinctes

17 Si l’analyse du discours s’est largement penchée sur la question du sens préalable (Paveau 2006), je cherche ici à rendre compte à la fois d’un contenu sémantico- argumentatif, de la condensation et de l’inscription lexicale de ce contenu dans des formes données, et, enfin, de l’efficacité pragmatique de telles formes. Pour cela, je m’appuie notamment sur la notion de mémoire discursive, retravaillée par Marie-Anne Paveau pour rendre compte de l’inscription langagière de processus sémantico- cognitifs. Ce retravail l’amène à identifier des lignées discursives, définies comme des « configurations sémantiques portées par les discours transmis » (2006 : 123). Dans une perspective similaire, je propose de parler de lignées discursives argumentatives. Celles-ci s’inscrivent dans les mots agonistiques, conçus comme points d’ancrage de contenus sémantico-argumentatifs préalables, contenus cognitifs également, puisqu’ils font partie de savoirs partagés par les locutrices appartenant à une même communauté discursive. Or, si grossophobie et cissexisme se rencontrent tous deux, parfois en coréférence, dans les NDF, ils n’en relèvent pas moins de lignées discursives argumentatives bien distinctes.

Grossophobie, ou la rencontre entre le fat activism et le féminisme body-positive

18 Le mot grossophobie relève d’un paradigme ayant connu un essor important depuis son apparition à la fin du 19e siècle, époque à laquelle l’élément -phobie s’est lexicalisé dans son emploi psychopathologique; son emploi dans l’usage courant date du début du 20e siècle (Rey 2006 : 2708). Mais si, au sein de ce paradigme, le premier élément du mot composé pouvait déjà désigner une personne ou un groupe de personnes, on voit se multiplier à partir des années 1970 de nouveaux mots composés dont le premier élément désigne un groupe social défini22. Le plus connu est homophobie, qui aurait été employé pour la première fois en anglais dans les années 1960 par un psychologue, avant de devenir un mot agonistique clé des mouvements de libération homosexuelle. Le plus ancien emploi retrouvé de grossophobie en français date du milieu des années 1990 (Zamberlan 1994).

19 La présence de ce terme dans les NDF s’explique par la congruence entre deux mouvements militants nés en Amérique du Nord : le fat activism, qui vise l’acceptation des personnes grosses, et le féminisme body-positive, qui se donne une mission à la fois

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plus large et restreinte aux femmes : la mise en valeur et l’acceptation de tous les corps, contre les définitions normatives de la beauté féminine. Cette convergence est décrite par une militante étatsunienne de la manière suivante : Les femmes sont censées se cacher dans la cuisine […]. Nous ne devrions pas prendre de place, et nous ne devrions pas être encombrantes. Nous devrions être agréables à regarder quand les hommes choisissent d’abaisser leur regard vers nous. […] Ce qui fait du gras un enjeu féministe, c’est le fait que les femmes grosses prennent physiquement plus d’espace, sont perçues comme plus encombrantes et moins désirables (Brown 2016 : web, ma traduction).

20 Ou pour le dire dans les termes d’une locutrice du corpus, qui met en relation discours normatif sur les femmes en général et sur « les grosses » en particulier :

Figure3 : grossophobie_26

Cissexisme, ou l’intégration de l’identité de genre dans les discours féministes

21 Cissexisme s’inscrit dans un paradigme plus récent et moins développé. Au désormais canonique sexisme se sont ajoutés, sous l’influence des féminismes LGBT+23 [lesbien, gay, bisexuel et transgenre], les termes hétérosexisme et cissexisme24. L’apparition de cissexisme semble plus récente que celle de grossophobie, et son usage en français, quasiment imperceptible pour les moteurs de recherche avant 2010, reste limité aux milieux militants.Si Julia Serano (2007) semble avoir popularisé l’usage de cissexism, elle renvoie cependant, au sujet de ce terme, à un billet de blog datant du début des années 2000, dont l’autrice dit elle-même avoir appris le terme d’autres militantes trans (Koyama 2002). Emi Koyama a contribué à poser les bases du transféminisme, qui relie la libération des femmes trans à celle des femmes en général (Koyama 2003)25. Elle fait partie de ces féministes qui inventent de nouvelles formes de militantisme en interrogeant radicalement les enjeux de la différence sexuelle, du genre et de son expression26.

22 L’emploi du terme cissexisme est donc lié, comme cela se vérifie dans le corpus, à une invitation à complexifier les discours féministes sur le sexe et le genre, en prenant en compte les ramifications de l’opposition (largement mais non universellement acceptée) entre sexe et genre :

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Figure 4 : cissexisme_2

Figure 5 : cissexisme_9

23 Ces énoncés, qu’ils définissent la notion de cissexisme ou la tiennent pour déjà connue, constituent une interpellation forte à l’attention d’un public féministe. Ils ont valeur de métadiscours, puisqu’ils s’élèvent contre un discours consistant à utiliser, de manière tacite, des critères biologiques (la possession de certains « organes génitaux », en particulier d’un utérus) pour définir la catégorie femme. Un tel discours est analysé par les locutrices comme une « réduction » ou un « raccourci » essentialisant. L’utilisation du mot-sentence cissexisme participe donc ici d’une analyse folk de la production discursive du genre, production à laquelle n’échappent pas les discours féministes.

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Alors que ces derniers se fondent en théorie sur un geste dénaturalisant et une critique de l’essentialisation du sexe, ils tendraient à ne pas aller au bout de leur propre logique et à reconduire une catégorisation discriminatoire en fonction du sexe (un sexisme, donc) opprimant pour la minorité déjà invisibilisée que forment les personnes trans.

3.3. Des « catégorèmes diabolisants » ?

24 J’en viens maintenant au deuxième critère permettant de répartir les mots agonistiques entre formes jugées et non-jugées, à savoir la présence, au niveau sémantique, d’un jugement axiologique de type éthique. Les mots agonistiques ne se contentent pas de véhiculer un contenu conflictuel : ils exigent des locutrices, a priori (formes jugées) ou dans le fil de l’interaction (formes non-jugées), une prise de position éthique à l’égard du référent. Il peut s’agir parfois d’une fausse alternative, quand une seule option est censée être possible : c’est le cas de termes comme théorie du genre, purification ethnique ou sexisme. Comme cissexisme et grossophobie, ils relèvent d’une « rhétorique de la qualification » et, du moins au premier abord, de ce qu’Angenot appelle des « catégorèmes diabolisants », des « étiquettes idéaltypiques » (2014) relevant de ce que Roland Barthes appelle les « formes jugées » (1953). Ces catégorisations fonctionneraient de manière quasi-juridique et seraient les outils d’une rhétorique efficace et outrancière : Il est des catégorèmes qui sont en eux-mêmes toute une argumentation ou plutôt qui en permettent avantageusement l’économie tout en cherchant à intimider. L’étiquetage accusateur et « diabolisant » est en progrès de nos jours […]. La liste de base des « étiquettes » se dresse aisément : « fasciste », « raciste », les plus anciennes, à quoi sont venus s’adjoindre successivement « sexiste », « homophobe », « islamophobe ». On observe une montée en puissance de ce sommaire moyen rhétorique de mettre fin au débat en clouant au pilori l’adversaire dont témoigne un néologisme à succès immédiat, « diabolisation » – par anglicisme « démonisation ». – « Terrorisme intellectuel », « police de la pensée », « nouvelle inquisition » sont les contre-feux et contre-étiquetages indignés des gens visés par les manœuvres diabolisatrices (Angenot 2014 : § 30).

25 Si l’on retrouve, dans cette description, le trait d’économie (ou de condensation), que je considère comme définitoire des mots agonistiques, je ne souscris pas au jugement moral porté par Angenot sur les « catégorèmes diabolisants ». Je préfère, à la dénomination elle-même axiologiquement chargée « catégorème diabolisant », celle de mot-sentence. Les mots-sentences constituent, dans ma perspective, un cas particulier de mots agonistiques jugés, dans la mesure où ils permettent de classer les individus, leurs actes et/ou leurs discours en fonction de critères éthico-politiques27. Les discours jugés au moyen de mots-sentences comme sexiste, homophobe, raciste, grossophobe ou cissexiste sont catégorisés comme de mauvais discours, c’est-à-dire comme ne respectant pas les normes de décence discursive partagées par une communauté donnée (Paveau 2013a). À travers l’emploi des mots-sentences grossophobe et cissexiste, ce sont donc les normes et plus généralement la vision du monde à l’œuvre dans les NDF qui se trouve mobilisées.

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4. Normes discursives, éthiques et politiques

4.1. Des mots qui vont de soi ? Activité métadiscursive et mots- sentences

26 J’entends activité métadiscursive dans un sens large, incluant toutes formes de retour sur un discours (antérieur ou en train de se faire). Le choix de m’intéresser aux métadiscours des locutrices se justifie par la volonté de tester ce qu’Angenot appelle « l’acceptabilité diffuse » de certaines unités signifiantes dans une doxa donnée (2006 : §17)28. La dimension perlocutoire des mots-sentences repose sur le fait que les interlocutrices s’entendent sur une telle doxa et partagent donc les mêmes critères d’acceptabilité diffuse, c’est-à-dire les mêmes normes sous-jacentes. La présence ou non de métalangage et/ou de métadiscours ne peut cependant constituer le seul critère pour mesurer l’acceptabilité d’un mot-concept, surtout dans un corpus hétérogène comme celui construit pour cette étude.

27 Si l’on observe dans le corpus relativement peu d’activité métadiscursive au sujet des mots-sentences grossophobie et cissexisme, cette remarque est à préciser en fonction de l’environnement des énoncés. Le corpus construit est en effet très hétérogène en termes de genres de discours mais aussi de conditions d’interaction. Alors que sur le forum féministe et certains des blogs collectés, les échanges se font entre membres d’une même formation discursive, cela n’est pas forcément le cas de tous les blogs du corpus et encore moins de Twitter, où n’importe qui peut interagir avec un tweet publié depuis un compte non protégé. Il est donc impossible de partir de l’hypothèse englobante d’un déficit de notoriété dont souffriraient des mots récents comme grossophobie et cissexisme, déficit qui pourrait conduire à une forte activité définitionnelle. Deux sections distinctes du site MadmoiZelle ont par exemple été utilisées : le magazine et le forum. Or il y a peu en commun entre des articles à visée explicative, rédigés par une contributrice unique (relue et rémunérée par la rédaction) et destinés en principe à l’ensemble du lectorat du site, et des messages de forum entre lectrices s’interrogeant, par exemple, sur ce que signifie et implique l’écriture inclusive. De telles différences entre les situations d’énonciation impliquent, de manière sous-jacente, des normes discursives différentes.

28 On trouve par exemple dans les articles collectés sur MadmoiZelle deux définitions de cissexisme fondées sur un geste de généralisation et de détachement par rapport à l’expérience personnelle. La première, détachée par son formatage du reste du texte, imite la syntaxe dictionnairique ; la seconde est accompagnée d’un verbe métalinguistique (« on parle de ») mettant en valeur l’acte de nomination. Dans les deux cas, l’article passe de propos recueillis, qui mettent en valeur l’expérience et la parole des personnes concernées par le phénomène, à un ton plus didactique et à une entreprise définitionnelle.

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Figure 6 : cissexisme_1

Figure7 : cissexisme_2

29 On n’observe en revanche pas d’activité métadiscursive (définitionnelle ou autre) dans la partie du corpus cissexisme collectée sur le forum de MadmoiZelle. Cette absence s’explique par le fait que les locutrices partagent des connaissances similaires concernant le jargon et les catégories des NDF ; l’enjeu est plutôt de mettre en pratique l’objectif d’inclusivité en évitant le cissexisme :

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Figure 8 : Cissexisme_5b

30 La présence ou non d’activité métadiscursive dépend également du mot-sentence utilisé. Les définitions varient ainsi dans leur formulation et leur logique selon qu’elles portent sur grossophobie ou cissexisme. On a vu que les définitions de cissexisme sur le site MadmoiZelle étaient marquées par un mouvement de généralisation. On constate en revanche dans les huit définitions de grossophobie relevées dans le corpus une tendance à définir le terme à partir de l’expérience personnelle des locutrices29. On note également une implication subjective dans l’emploi des pronoms (« on » inclusif, P2) et de noms renvoyant à des émotions fortes (« honte », « colère », « humiliations », « douleur », « haine »). Dans l’énoncé 7a ci-dessous, l’utilisation de la troisième personne et la reproduction du monologue intérieur permettent de représenter à la fois la souffrance personnelle, l’aliénation subie par « la grosse » et la volonté de tenir un propos totalisant à partir de l’expérience personnelle.

Figure9 : grossophobie_1b

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Figure 10 : grossophobie_4d

Figure 11 : grossophobie_7a

31 Cette différence entre les définitions de grossophobie et cissexisme peut s’expliquer en partie par leur appartenance à deux paradigmes différents. Alors que cissexisme réfère à un cas particulier de la domination systémique en fonction du sexe, le paradigme des mots en -phobie est nécessairement marqué par la prise en compte de l’émotion que constitue la phobie. Comme dans le cas paradigmatique d’homophobie, l’émotion est rapportée à un fonctionnement systémique ; cette différence d’ordre morphosémantique fournit cependant une piste d’explication quant au recours à l’expérience pour définir la grossophobie.

32 On note une autre absence, qui caractérise les deux sous-corpus : les locutrices ne produisent aucun commentaire méta-argumentatif au sujet des mots-sentences (Doury 2008), c’est-à-dire qu’elles ne mobilisent pas de catégories folk pour mettre en débat

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l’emploi argumentatif de ces termes. Même si elles discutent occasionnellement de la pertinence, en contexte, de l’emploi de ces termes (grossophobie_2i et 11f par exemple), on n’observe qu’un seul commentaire négatif portant sur le mot-sentence lui-même :

Figure12 : grossophobie_3c (commentaire sur un billet de blog employant le mot grossophobie)

33 Le métadiscours porte à la fois sur le signifiant et le signifié du mot (il est « horrible » et « ne veut rien dire »), et non sur sa dimension argumentative. Les deux mots-sentences ne sont contestés en soi dans aucun autre énoncé du corpus ; je note seulement l’emploi occasionnel de guillemets de distanciation, comme dans ce commentaire qui reprend à la blogueuse Diglee le mot grossophobe :

Figure13 : grossophobie_2c

34 La locutrice reprend un terme apparemment non familier employé par la blogueuse mais ne conteste ni le mot lui-même, ni la pertinence de son emploi.

4.2. Polémique versus description et analyse de la société

35 Je m’éloigne maintenant de l’activité métadiscursive pour aborder plus précisément les dimensions agonistique et axiologique des mots-sentences. Dans la perspective d’Angenot, des termes labellisants comme cissexiste et grossophobe n’auraient de fonction que polémique et outrancière, avec l’objectif ultime de couper court au débat et d’empêcher l’exercice de la raison. Angenot s’appuie sur l’idée, développée par Barthes (1953) à propos de l’écriture stalinienne, d’une identité entre signe et valeur axiologique. Or, si cette identité me semble effectivement fondamentale pour comprendre le fonctionnement des mots-sentences, la filiation établie par Angenot

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entre l’écriture stalinienne et des « catégorèmes diabolisants » comme raciste, sexiste ou homophobe me semble problématique. Elle revient d’abord à prêter aux discours concernés un pouvoir effectif, politique et juridique ; or, en tant que discours minoritaires et produits depuis la marge, les NDF employant des catégories comme grossophobie et cissexisme ne disposent aucunement de ce type de pouvoir. Même si on choisit d’interpréter cette dimension juridique dans un sens métaphorique, une telle mise en accusation se trouve invalidée par l’analyse du corpus, ce dernier présentant un faible nombre de confrontations directes. Quand on cherche à identifier les personnes ou les entités accusées de cissexisme, par exemple, on se rend compte que dans la majorité des énoncés, personne n’est directement nommé ni mis en procès.

Figure14 : cissexisme_6

Figure 15 : cissexisme_3

36 Dans cissexisme_5b ci-dessous, même quand une utilisatrice veut rappeler à l’ordre une autre, elle emploie la forme nominale cissexisme et qualifie de manière indirecte un discours plutôt que la personne (« attention au cissexisme » et non « tu es cissexiste », ni même « ce que tu dis est cissexiste », qui serait beaucoup plus direct). L’utilisation des émoticônes semble viser à retirer tout potentiel agonistique à l’échange.

Figure 16 : cissexisme_5b

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37 Sur une autre plateforme permettant des échanges suivis entre locutrices, Twitter, ce constat se vérifie. Le tweet marquant la confrontation la plus directe et vive du corpus utilise #grossophobie en fin d’énoncé, en guise de métadiscours (le tweet commenté a été effacé). Même dans ce cadre, le mot-sentence est employé sous forme nominale plutôt qu’adjective ; de plus, la fonction polémique est déléguée en partie à l’emploi de plusieurs termes insultants (« connerie », « obèse »)30 :

Figure 17 : grossophobie_13

38 Plus que de mettre en procès, ces discours semblent donc se préoccuper de décrire et de catégoriser des attitudes, des discours et des représentations. Il est donc nécessaire, au vu des données du corpus, d’apporter une précision quant à la catégorie des mots agonistiques : l’adjectif agonistique réfère avant tout aux conflictualités sociales véhiculées par le terme, et non à ses possibles effets perlocutoires. Autrement dit, l’antagonisme est présent en amont mais pas nécessairement reproduit dans l’interaction.

39 Les mots-sentences grossophobie et surtout cissexisme, s’ils transportent avec eux un contenu fortement éthique, restent limités, dans leur emploi, à des communautés discursives restreintes. Par conséquent, leurs emplois ont, eux aussi, tendance à se faire en vase clos, entre personnes partageant des intérêts et une compétence encyclopédique similaires (Kerbrat 1986), ce qui peut expliquer la dimension peu polémique du corpus. Cela étant dit, il ne me semble pas justifié de condamner par principe l’emploi des mots-sentences comme étant incompatible avec l’échange raisonnable et poli : les usages possibles des mots-sentences étant multiples, la prise en compte de l’environnement discursif dans leur interprétation s’avère essentielle.

4.3. Mots agonistiques et analyses féministes de la domination

40 Je reviens pour finir sur les définitions de cissexisme et grossophobie présentes dans le corpus, dont plusieurs fonctionnent par reformulation abstraite. Cissexisme est ainsi reformulé tantôt en « système », tantôt en « discrimination et oppression ». Les définitions de grossophobie, plus souvent ancrées dans l’expérience des locutrices, s’appuient parfois sur des proformes, par nature peu spécifiantes : « c’est un truc qu’on vis [sic] tous les jours » (grossophobie_1), « [ce sont] ces petites choses de tous les

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jours » (grossophobie_4). Ces deux reformulations interviennent après l’emploi du terme, par opposition à grossophobie_7a cité plus haut. Dans cet énoncé, le marqueur de reformulation et de clôture « bref » fonctionne comme un connecteur discursif à valeur récapitulative. L’emploi de grossophobie après ce marqueur permet de rassembler plusieurs noms désignant des émotions fortes (humiliations, douleur, haine) en un terme semi-savant, destiné à opérer la transition entre expérience individuelle et fonctionnement systémique des discriminations.

41 Cette volonté de rattachement à une expérience commune se retrouve notamment dans l’emploi en coréférence de tout un réseau de mots-sentences. Le corpus en compte une vingtaine, certains (comme « panphobe » ou « âgisme ») n’étant employés qu’une seule fois. Les paradigmes les plus représentés regroupent les mots dérivés en -isme (sur le modèle de racisme et sexisme : « validisme », « classisme », « âgisme ») et les mots composés en -phobie (« homophobie », « transphobie », « intersexophobie », « biphobie », « psychophobie »…). Il existe au moins trois manières de mettre en relation, dans l’intradiscours, différents mots-sentences.

La comparaison

42 Dans le passage suivant, la locutrice, qui n’est pas concernée elle-même par la grossophobie, développe une comparaison avec le sexisme et le racisme destinée à montrer que la question concerne tout un chacun :

Figure 18 : grossophobie_8b

43 La locutrice extrait de lignées discursives différentes (associées respectivement à grossophobie, sexisme et racisme) des caractéristiques et arguments communs : « la primauté du critère d’apparence immédiate sur tout autre élément constitutif de l’individu », « l’attribution de qualités morales à la caractéristique morphologique » et « l’intégration par prophétie auto-réalisatrice de la discrimination par la personne

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discriminée ». Leur caractère abstrait permet d’établir des points de ressemblance (convergence ?) ponctuels, tout en maintenant globalement l’intégrité conceptuelle de chaque catégorie, qui ne se trouve pas modifiée par sa mise en relation avec d’autres formes d’oppression.

L’addition

44 Une autre forme de mise en relation consiste à présenter les mots-sentences de façon cumulative, comme autant de facettes de l’indécence d’un discours, d’une action ou d’un individu (Paveau 2013). Le procédé est particulièrement frappant dans les tweets utilisant plusieurs mots agonistiques sous forme de hashtags :

Figure 19 : grossophobie_18

Figure 20 : grossophobie_25

L’approche intersectionnelle

45 Enfin, l’approche intersectionnelle est une autre manière de lier, dans le fil du discours, plusieurs formes de discrimination et systèmes d’oppression. La comparaison maintient l’autonomie de chaque catégorie, se contentant de trouver entre elles des points de convergence ponctuels et abstraits ; l’addition, quant à elle, n’établit pas d’articulation entre les différentes catégories d’oppression, qui restent là aussi intactes et parallèles. Ces modes de mise en relation s’opposent, sur le plan cognitif comme sur celui de l’analyse politique, à la perspective intersectionnelle, dont les enjeux ont été détaillés

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en première partie. Dans cette perspective, il s’agit d’abord d’insister sur ce qui fait la spécificité de chaque forme de discrimination.

Figure 21 : cissexisme_11b

46 Mais surtout, contre le reproche d’individualisme (Masson et Thiers-Vidal 2002), il s’agit d’établir un lien entre identité individuelle et revendications collectives. C’est un des rôles conférés aux mots-sentences :

Figure 22 : cissexisme_11a

47 En appréhendant les NDF dans leur dimension normative, on se trouve donc en mesure d’éclairer les usages possibles des mots-sentences en discours. Au-delà de leur fonction polémique, potentialité certaine mais non systématiquement mise en œuvre, des mots- sentences comme grossophobie et cissexisme participent d’un questionnement permanent sur les formes de la domination et ses manifestations dans l’existence des individus. Angenot déplore la multiplication des « catégorèmes diabolisants » au nom du débat démocratique ; on voit qu’une telle multiplication s’inscrit plutôt ici dans une démarche destinée à rendre compte d’identités et donc d’expériences complexes.

Conclusion

48 Deux féministes entrent dans un bar. Quelle est la probabilité que vous compreniez leur conversation ? Si vous ne disposez pas de la compétence discursive (Maingueneau 1984) propre aux féministes de la nouvelle génération, vos chances de comprendre leur vocabulaire et les catégories qui gouvernent leur représentation du monde sont sans doute minces. Entrer dans les NDF par leurs mots permet de mieux comprendre le renouvellement des thèmes et des arguments féministes, d’en saisir la complexité et la diversité, mais aussi quelques orientations militantes globales. L’analyse de l’utilisation, dans une perspective d’inclusivité, de ce cas particulier de mots agonistiques que constituent les mots-sentences permet d’éclairer sous un nouveau jour l’apport des NDF aux débats sur l’identité. Elle permet également de rompre avec un discours répandu consistant à condamner la violence accusatrice militante, discours qui se traduit chez Angenot (2014) par la critique des « catégorèmes diabolisants »,

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décrits comme des étiquettes visant à empêcher tout débat et l’exercice même de la raison. Si les mots-sentences permettent bel et bien de catégoriser des individus, des actes et des discours en fonction de critères axiologiques et idéologiques, ils servent également à construire ou à renforcer une analyse de l’oppression systémique vécue par les groupes minorisés. Par sa manière de croiser les dimensions lexicale, sémantique, discursive et argumentative, la catégorie des mots agonistiques ne permet pas seulement de renouveler l’analyse du discours à entrée lexicale. Elle permet aussi, grâce à l’intégration dans son champ d’investigation de voix peu entendues, marginales et/ou méconnues, de participer – comme c’est l’objectif de ce numéro — à un renouvellement des corpus d’analyse du discours.

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NOTES

1. Cette catégorie prolonge et précise celle de mot-argument, que j’ai précédemment développée en m’appuyant sur les travaux de Sophie Moirand (Husson à par. 2016b). 2. Malgré sa polysémie, je le préfère à jugement, que je trouve plus faible. 3. Cf. également l’article de Noémie Marignier dans ce numéro. 4. Genre, employé seul et au singulier, désigne ici un système garantissant et perpétuant la division de l’humanité en deux catégories hiérarchisées (hommes et femmes). Identité de genre renvoie à l’expérience individuelle de cette bicatégorisation. 5. Cisgenre s’oppose à transgenre. Contrairement aux personnes « trans », les personnes « cis » s’identifient au genre qui leur a été assigné à la naissance. 6. Les données du corpus sont extraites du site internet féministe MadmoiZelle (parties magazine et forum), des réseaux sociaux Twitter et Facebook et de huit blogs. L’intégralité du corpus et son référencement sont disponibles en ligne. 7. Les énoncés sont restitués de manière contextuelle, c’est-à-dire sous forme de captures d’écran, afin de limiter la perte de contenu technodiscursif (Paveau 2015). Je reproduis les captures d’écran prises sur Twitter avec l’autorisation des personnes concernées. Quand il s’est avéré impossible de contacter une utilisatrice, ses données identifiantes ont été floutées. Les billets de blog et les commentaires qui les accompagnent sont en revanche traités comme relevant sans ambiguïté d’une parole publique (Côté 2012). MadmoiZelle est un site hybride (ibid.) : il multiplie les modes de participation, ce qui contribue à complexifier le statut des échanges du forum que comprend le site (même s’il est accessible sans mot de passe) et à brouiller la ligne de partage entre public et privé. N’ayant pu contacter les utilisatrices de ce forum, j’ai choisi de flouter leurs pseudonymes. Enfin, Facebook est également hybride puisque certains de ses contenus sont visibles par toutes, et d’autres réservés à un nombre restreint d’utilisatrices. La page que j’utilise relevant du premier cas, je traite les informations qui y figurent comme étant publiques. Pour plus de précisions concernant l’éthique de la recherche sur les discours numériques et la notion d’intégrité contextuelle, cf. Nissenbaum (2009) et Paveau (2015, 2016). 8. Le choix du féminin générique est censé rendre justice dans le cas de cette étude à la composition du corpus ; plus généralement et dans une perspective féministe revendiquée, il vise à créer une défamiliarisation à l’égard du masculin générique (Viennot 2014). 9. Le choix des mots grossophobie et cissexismecomme porte d’entrée dans les NDF limite d’emblée toute tentative de généralisation à propos de ces discours. Toutes les féministes de la nouvelle génération n’emploient pas ces termes et ne se retrouvent pas dans l’idéal d’inclusivité qui les sous-tend. Les NDF que j’évoque sont généralement le fait de féministes jeunes, ayant une bonne

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maîtrise des outils du cybermilitantisme et partageant un lexique spécialisé ; ce groupe sociologique est malheureusement peu étudié. Cf. Keller (2014) et Husson (2017). 10. La notion d’inclusivité est discutée par certaines locutrices du corpus (cissexisme_3 et 12, grossophobie_11). 11. La catégorie « personnes trans » inclut aussi bien les femmes trans (male to female) et les hommes trans (female to male) que les personnes se décrivant comme « non-binaires », c’est-à- dire ne se reconnaissant pas dans la division binaire de l’humanité entre hommes et femmes créée par le genre. 12. Renommée par le collectif « Journée internationale de luttes des femmes et des minorités de genre ». 13. Au moment de la rédaction de cet article, la procréation médicalement assistée (PMA) est interdite en France aux couples de femmes et aux femmes célibataires. 14. Il s’agit d’une revendication des militant·es trans concernant le changement d’état-civil et ses conditions (en France, ce changement est notamment associé à une stérilisation forcée). 15. C’est également le cas des commentaires rédigés par les lectrices des blogs féministes collectés dans le corpus. Dans ce cas, je considère que l’affiliation aux NDF se fait par proximité, en partant du principe qu’il existe une forme d’affiliation diffuse propre aux micro-communautés formées par les blogs (Husson 2017). 16. S’il s’agissait de vérifier la pertinence de l’inclusion de ces tweets au corpus, le fait que le féminisme ne soit pas mentionné dans ces « bios » n’est cependant pas un critère suffisant d’exclusion du corpus. 17. « VG » : végétarienne ou végétalienne ; « body + » : body positive. 18. Du grec agôn entendu au sens large de « combat », « confrontation ». 19. Je suis particulièrement redevable pour cette section aux relectures anonymes. 20. La dimension agonistique du concept est cependant atténuée par un rappel de Maurice Tournier : la rencontre d’une « pluralité de dénotations et de connotations » pourrait être considérée comme « le destin de tous les mots que nous employons » ([1982] 2002 : §32). 21. L’idée de « mot jugé » s’appuie sur Roland Barthes (1953), pour qui certains concepts, comme totalitarisme, présentent le monde « sous une forme jugée ». Comme le remarque Marc Angenot, avec de telles catégorisations, en principe, « tout est dit : si vous adoptez ce vocable pour qualifier une opinion, une théorie, vous vous prédisposez à endosser le blâme et les conclusions qui vont avec » (2014 : §30). 22. Exception notable, le premier emploi d’islamophobie daterait du début du 20e siècle (Hajjat et Mohammed 2012). 23. L’emploi du signe + vise à montrer que l’acronyme LGBT, qui s’est répandu dans le vocabulaire commun, s’est ouvert ces dernières années à d’autres identités : personnes intersexes (I), queer (Q) ou encore pansexuelles (P). La liste reste ouverte. 24. Des composés comme neurosexisme ou cybersexisme existent également, mais ils concernent des manifestations du sexisme dans des domaines particuliers (respectivement, les neurosciences et internet). Hétérosexisme et cissexisme, en revanche, ajoutent respectivement à l’identité femme l’orientation sexuelle et l’identité de genre. 25. En France, le transféminisme est représenté par exemple par l’association OUTrans. 26. Ce groupe compte aussi, entre autres, les féministes queer. 27. Sur l’imbrication de l’éthique et du politique dans les discours féministes, cf. Husson (2017). 28. La notoriété de certaines unités lexicales dans une communauté discursive donnée peut constituer un indicateur utile de leur acceptabilité diffuse. Or on peut faire l’hypothèse qu’un déficit de compétence discursive (au sens de Maingueneau 1984) du côté d’au moins une des interlocutrices, féministe ou non, peut mener à avoir recours à des métadiscours. 29. Cette différence concernant la prise en compte ou non de l’expérience est d’autant plus notable que cissexisme_1 et 2 (articles de MadmoiZelle) font appel à des témoignages de personnes

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trans et cissexisme_12 (billet de blog) est rédigé par une personne se décrivant comme trans non- binaire ; autrement dit, une expérience personnelle de l’oppression est présente voire convoquée, mais elle ne sert pas explicitement de point de départ à la définition, contrairement à ce qui se passe avec grossophobie. 30. Il faut aussi noter que le tweet s’adresse à un utilisateur de Twitter extérieur à la formation discursive féministe.

ABSTRACTS

This article chooses a lexical entry into contemporary feminist discourses and argumentations. More precisely, two agonistic words are used as a point of entry : grossophobie (fatphobia) / grossophobe and cissexisme (cissexism) / cissexiste. These agonistic words are typical of a search for inclusivity that originates in a debate (initiated in the 1970’s) about the political subject of feminism. The analysis of a web-based corpus (websites, blogs, forums and online social networks) reveals that beyond their polemical dimension, such words belong to a vision of the world where taking into account the multiplicity of identities and social affiliations plays a crucial position.

Cet article choisit une entrée lexicale pour appréhender les discours et argumentations féministes contemporaines. Plus précisément, ce sont deux mots agonistiques qui servent de points d’entrée : grossophobie / grossophobe et cissexisme / cissexiste. Ces mots agonistiques sont caractéristiques d’une recherche d’inclusivité qui trouve sa source dans un débat (entamé dès les années 1970) sur le sujet politique du féminisme. L’analyse d’un corpus d’énoncés tirés du web (sites, blogs, forum et réseaux sociaux numériques) révèle qu’au-delà de leur dimension polémique, de tels mots s’inscrivent dans une vision du monde où la prise en compte de la multiplicité des identités et des appartenances sociales tient une place cruciale.

INDEX

Mots-clés: féminisme en ligne, identités, inclusivité, mots-arguments, sujet politique Keywords: argument-words, identities, inclusivity, online feminism, political subject

AUTHOR

ANNE-CHARLOTTE HUSSON Université Paris 13, Pléiade

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Cultures politiques du discours : féminisme, anarchisme et rhétorique Political Cultures of Discourses: Feminism, Anarchism, and Rhetoric

Julie Abbou

Introduction

1 Peut-être parce que le genre est le seul rapport de pouvoir indexé par une catégorie grammaticale, le féminisme a depuis longtemps identifié la langue comme un lieu primordial de la fabrique du genre, et donc comme un lieu de lutte. La langue est ainsi non seulement le théâtre d’interventions politiques féministes, mais également un objet de discussion récurrent. Les féministes produisent des métadiscours à motifs politiques qui sont des commentaires sur le discours comme action, ou du moins comme pratique du genre.

2 À partir de l’observation de telles pratiques métalinguistiques du genre dans la culture politique anarchiste francophone, je propose de comprendre certaines tendances du féminisme et de l’anarchisme comme partageant une culture du discours, c’est-à-dire articulée autour d’une lecture du discours comme espace de pouvoir. Il ne s’agira pas, dans cet article, de délimiter une quelconque spécificité linguistique du discours anarchiste sur le genre, mais bien de tenter de saisir, en un espace idéologique particulier, de quelle façon une critique du genre conduit à développer une politique du discours.

3 Une rapide analyse rhétorique d’un corpus de dix textes libertaires promouvant une intervention linguistique féministe montrera les maillons de la chaîne argumentative de ces métadiscours. Je les situerai ensuite dans le champ plus vaste de la production anarchiste d’où ils sont majoritairement issus, en présentant les spécificités matérielles, politiques et discursives de l’anarchisme contemporain. On verra alors que certaines tendances de l’anarchisme, d’inspiration foucaldienne1, développent des

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savoirs pratiques qui rencontrent en de nombreux points certaines tendances du féminisme. Cette rencontre se produit notamment autour des redéfinitions du pouvoir, et du refus d’une distinction entre discours et pratique, pour voir au contraire les discours en termes de pratique d’ordre et de désordre. Je tenterai alors de montrer que cette lecture du discours en tant que pratique modelée par des rapports de pouvoir inscrit ces deux espaces politiques dans une culture rhétorique.

4 En effet, anarchisme, féminisme et rhétorique peuvent partager une lecture du monde hétérogène et sémiotique, c’est-à-dire une lecture non ontologique des catégories. De par le brouillage de la frontière entre savoir et pratique, ces trois cultures partagent également un refus des pensées systémiques. Les savoirs pratiques de l’anarchisme (Garcia 2012, Ibañez 2010), les savoirs situés du féminisme (Haraway 2007, hooks2 1984) et la multiplicité paradigmatique de la rhétorique (Douay-Soublin 1994, Angenot 1982, Hariman 1999) convergent vers une pensée des discours et des savoirs comme nécessairement partiels et partiaux, que l’on peut qualifier de culture du discours.

1. « Contre la bonne vieille grammaire » : quelques arguments

5 Participant des espaces de plus en plus nombreux où se développe une critique linguistique du genre, la littérature anarchiste contemporaine travaille sur la dimension politique de la grammaire, en intervenant directement sur la matérialité linguistique du genre. C’est-à-dire qu’à côté de la critique théorique du genre, qu’on peut qualifier de critique thématique, les anarchistes développent, dans leurs écrits, une pratique linguistique du genre comme pratique politique, ou pour le dire autrement, une critique pratique. Illes le font en employant, de manière plus ou moins régulière, des formes comme émeutièrEs, chômeureuses, transgenderé-e-s, auteurSEs, illes, ratonNEs-laveurSEs, ou encore unisexuel-le-s. À mi-chemin entre la critique théorique et la critique pratique, illes produisent également des métadiscours sur ces pratiques, qui visent précisément à les définir comme une critique pratique.

6 Précisons que par littérature anarchiste contemporaine, je désigne un ensemble de productions textuelles francophones3 se revendiquant de la pensée libertaire, et que l’on peut retracer comme communauté de pratique depuis les années 1990 jusqu’à aujourd’hui4. Ces productions partagent notamment une volonté de perturber simultanément l’ordre du genre et l’ordre du discours, qui diffère des pratiques de féminisation traditionnelles égalitaristes. Cette différence ne se constate pas tant dans les formes employées que dans l’irrégularité de leurs emplois : il ne s’agit pas, dans le corpus anarchiste, de proposer un nouvel état de langue, mais de brouiller les catégories actuelles. L’irrégularité de ces formes les inscrit alors dans une logique de perturbation linguistique5, et ancre cette pratique dans un volontaire désordre discursif.

7 Ces pratiques s’accompagnent de nombreux métadiscours les promouvant, les justifiant ou les expliquant. Ce sont ces postulats de la perturbation, ces discours argumentatifs du désordre discursif, que je prends pour objet dans la première partie de ce travail. On trouve de tels argumentaires dans des présentations de journaux, des encarts dans des brochures, des pages « qui sommes-nous » de sites Internet, des motions, des notes de

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blogs ou encore des onglets de sites. Un corpus de dix textes en ligne permet un balayage représentatif de la variété de ces textes6 : [Brique] : Texte de présentation en ligne du journal lillois La Brique, web et papier (251 mots). Le texte sur la féminisation est un paragraphe de la présentation du journal. Jan. 2010. [Débat] : Extrait de la brochure Débat sur les débats, anonyme (86 mots). Sept. 2003. [FA] : Extrait consacré à la féminisation de la motion antipatriarcale du 60° congrès de la Fédération Anarchiste, 2003 (57 mots). Août 2004. [Gasprom] : Texte du groupe de réflexion antisexiste du Gasprom, paru sur différents sites Internet (Indymedia Nantes, Genre en action, 1libertaire.free.fr, etc.) titré La langue française se prête-t-elle difficilement à la féminisation ? (1 058 mots). Mai 2005. [Solveig] : Note du blog solveig.org/blog, signée de Solveig et titrée Grammaire Féminisée (706 mots). Nov. 2004 [le texte n’est plus en ligne] [Infokiosques] : Onglet Féminiser les textes du site Infokiosques.net, une plateforme de ressources pour les brochures (200 mots). Déc. 2003. [Sud] : Article du groupe de travail « Femmes » du syndicat Sud éducation, titré Le pourquoi de la féminisation des textes (2 452 mots). Mai 2007. [Tentative] : Extrait de la brochure Tentative communautaire, anonyme (99 mots). Jan. 2002. [Vegantekno] : Texte FéMINISaTIOn paru sur le site de Vegantekno, dans l’onglet Antisexisme – (Pro)Féminisme (387 mots). Sans date. [Pourquoi et comment] : Brochure Pourquoi et comment « féminiser le français » ? signé de Maïa (3 412 mots). Mai 2010.

8 Ces textes sont tous des discours de justification qui expliquent les formes linguistiques que le/la lecteur.e va rencontrer. Un certain nombre de déclarations expliquent en effet pourquoi, et parfois – paradoxalement – comment perturber la langue. Ils peuvent prendre une forme déclarative, par exemple dans le cas de textes issus d’organisations politiques ou de collectifs qui expriment leur décision de féminiser leurs textes (Brique, FA, Sud7). Ils peuvent également prendre une forme explicative, dans les cas de textes produits à titre individuel (Solveig), non rattachés à un groupe politique identifié, et dans ce cas-là, les argumentaires vont davantage justifier les graphies employées. Mais par-delà la variété de dates, de supports et d’orientations politiques, se dessinent une pratique et des motivations communes : tous défendent un usage linguistique, et produisent des arguments en faveur d’une intervention linguistique sur le genre, voire des conseils et prescriptions.

Figure 1 : Page « Féminiser les textes » de la plateforme numérique de brochures infokiosques.net Source : Capture d’écran du site Infokiosques.net

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9 Le premier élément qui jaillit de la lecture de ces textes est leur dialogisme, avec une forte intertextualité des motifs de la perturbation du genre, qui cohabite parfois avec une volonté ferme de ne pas normaliser l’écriture. Des phrases ou segments de phrases passent d’un texte à l’autre, parfois des paragraphes entiers sont repris, éventuellement complétés. Certains textes signalent même ce dialogisme, en s’ouvrant par : « Explication en première page de toutes les bonnes brochures ». Suivra une des phrases clés de ces métadiscours, que l’on trouve à de nombreuses reprises (voir figure 1) : « Par “féminiser” le langage, on entend bousculer cette bonne vieille grammaire, qui voudrait faire primer le masculin sur le féminin. »

10 La plupart du temps, les discours se structurent autour d’une délimitation du propos, exorde qui prend la forme de déclarations ou d’interrogations préliminaires, suivi d’arguments, éventuellement de conseils d’application, et enfin de remarques d’ordre général. L’argumentation va se dérouler en cinq points. Chaque texte développe plus ou moins chacun des points, en amalgame certains ou en fait disparaître d’autres, en modifie l’ordre ; certains seront plus enthymématiques que d’autres. Mais l’on peut recomposer les « maillons de la chaîne de pensée » (Angenot 1982 : 31) comme suit.

11 La première étape du raisonnement est fondée sur l’articulation entre langue et pensée : La langue formate la pensée (Solveig) Comme tout outil [le langage] a un sens (Débat) La langue est donc constitutive de la construction du monde social. Or, la société est patriarcale/sexiste : Mais pourquoi est-il toujours question d’accorder son discours en fonction de la majorité, des plus forts – ici les hommes ?!! (Vegantekno) Le langage est un reflet de notre société patriarcale (Infokiosques ; Tentative ; Solveig) Cela conduit au constat de la non-neutralité de la langue : Notre précieux langage n’est pas neutre (Débat) Le langage est […] une construction sociale et politique (Gasprom ; Sud) Les mots ne sont absolument pas innocents (Sud) La preuve en est la règle le masculin l’emporte sur le féminin : La grammaire stipule que le « masculin » l’emporte sur le « féminin » (Gasprom ; Sud) Le fait que « le masculin l’emporte » (Sud) La question du genre dans la langue est donc bien un problème politique : Se réapproprier le langage est un acte politique (Sud)

12 On peut donc résumer les termes de l’argumentation comme suit : (1) La langue agit sur la pensée et sur la construction du monde social. (2) OR la société est patriarcale. (3) DONC le langage n’est pas neutre. (4) Donnons-en POUR PREUVE la règle « le masculin l’emporte sur le féminin ». (5) La langue est DONC politique.

13 Après l’exposé du raisonnement qui problématise le genre linguistique comme espace politique, quelques textes proposent des solutions, plus ou moins précises. Certains restent très évasifs : Je nous invite toutes et tous à réfléchir sur notre langage, à créer et inventer d’autres manières de parler (Sud) Cela revient juste à donner l’équivalent féminin d’un mot ou à ajouter des « e » dans les textes écrits (Vegantekno)

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14 D’autres font le choix de la prescription, tel que Pourquoi et comment. On trouve également des discussions autour des conditions et des limites à la féminisation. L’idée principale est que la féminisation ne se suffit pas à elle-même : • la féminisation n’est qu’une des facettes du féminisme (= la question du langage ne suffit pas) • la féminisation ne constitue pas un langage idéal (= la question du genre ne suffit pas).

15 La question de la lisibilité des textes est également abordée, à quoi est opposée la visibilité des femmes. Certaines personnes disent alors que cette pratique est génante8 pour la lisibilité des textes… De qui se moque-t-on ?!! Si nous devions nous arrêter à cela pour essayer de changer les choses rien ne changerait !!! Comment peut-on décemment comparer la lisibilité d’un texte avec le retour à la visibilité, à un minimum de considération de plus de la moitié de la population que représentent les femmes !!! (Vegantekno)

16 Enfin, dernier champ de valeurs convoqué pour justifier la féminisation, l’opposition changement/conservation : Les règles sont faites pour être changées, abolies et de telles principes de domination - qu’il soit dans le langage ou ailleurs - doivent disparaître !!! (Vegantekno) CertainEs conservateurices voudraient figer le langage, et trouvent que toute modification est « laide », prétendent ne pas pouvoir lire un texte féminisé. (Solveig)

17 Il ressort de cette courte analyse qu’un discours partagé émerge, qui repose sur une appréhension de la langue comme lieu de lutte. Il s’articule autour de trois axiomes : • le caractère nécessaire mais non suffisant de la féminisation, tant en termes de féminisme qu’en termes de transformation de la langue, • la priorité de la visibilité des femmes sur la lisibilité des textes, • la valorisation du changement contre le conservatisme.

18 En termes d’analyse du genre, c’est donc une tentative pratique du dépassement proposé par Monique Wittig : « une nouvelle définition de la personne et du sujet pour toute l’humanité [qui] ne peut-être trouvée qu’au-delà des catégories de sexe (femme et homme) » (2002 : 19). Ce vaste programme de féminisation radicale se distingue ainsi de la féminisation standard, tant dans ses pratiques que dans ses métadiscours (Abbou 2011a).

2. Les fondements politiques de la langue comme lieu de lutte

19 Ces discours argumentatifs, qui invitent à se saisir de la langue, émergent, on l’a dit, dans des lieux discursifs et médiatiques particuliers, que sont les brochures anarchistes. Or, certaines tendances de l’anarchisme, qui le définissent comme une culture politique critique des rapports de pouvoir (Gordon 2012), développent une posture particulière vis-à-vis du discours : elles identifient volontiers les rapports de pouvoir inhérents à la pratique discursive, et se situent du côté de la polémique et de l’argumentation. C’est donc une culture rhétorique, qui, tout en proposant des théorisations critiques du pouvoir en discours, se saisit à pleines mains du langage, en faisant un lieu de lutte politique. Je m’attacherai dans cette section à discuter en quoi

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l’anarchisme met en place, matériellement et sémiotiquement, des espaces discursifs qui permettent de telles lectures et de telles pratiques du discours.

2.1. Les brochures, un matériel médiatique subversif

20 Les brochures politiques constituent, et ont toujours constitué, un pan important de la production anarchiste, lui fournissant un espace matériel spécifique. Il s’agit généralement de quelques feuilles A4 pliés en deux et assemblées, la plupart du temps photocopiées (voir figure 2). Elles circulent de main en main, toujours à petit tirage.

Figure 2a : exemple de couverture de brochure Source : Corpus écrit Double Marquage de Genre (DMG) - brochures libertaires

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Figure 2b : exemple de couverture de brochure Source : Corpus écrit Double Marquage de Genre (DMG) - brochures libertaires

21 Objet politique par excellence, le but premier de la brochure est la propagande et la polémique, qu’on entend résonner dans le terme anglais pamphlet. C’est à la Belle Époque que la brochure commence à être identifiée au versant politique tandis que le livre est identifié au champ littéraire (Olivera 2003). Angenot mentionne également deux des traits caractéristiques de la brochure : le fait qu’elle traite de questions d’actualité et qu’elle soit rédigée sur le mode de l’invective (1982 : 374). A partir de l’entre-deux-guerres, les brochures deviennent des « publications occasionnelles souvent à compte d’auteur, là où la normalisation des formes est la moins grande » (Olivera 2003 : 139).

22 Pleinement politique, la brochure est aussi, presque nécessairement, depuis le 19e siècle au moins et jusqu’à aujourd’hui, une des formes privilégiées de la littérature contestataire. Elle véhicule une odeur sulfureuse. Françoise Douay note que c’est au 19e siècle que le mot se charge « d’une connotation injurieuse et diffamatoire » (2010 : 426). Qu’elle circule de manière légale ou illégale, c’est toujours de manière officieuse. Nécessairement adressée, mais depuis la marge, la brochure se faufile sans connaître beaucoup de contraintes. Jean-Marie Domenach fait apparaître d’autres caractéristiques de la brochure : « Le pamphlet, arme de choix de la propagande au cours du xixe siècle […] doit être d’une rédaction brève et frappante. Il présente l’avantage d’être peu encombrant et de pouvoir être facilement et anonymement distribué » (1965 : 46).

23 Aujourd’hui encore, l’absence d’éditeur, parfois d’auteur, la signature par un groupe politique, qui peut être anonyme ou pseudonyme, la circulation gratuite ou à prix libre dans les infokiosques (numériques ou physiques) davantage qu’en librairie les caractérise. Son prix et sa rapidité de fabrication sont aussi significatives : « Le prix du

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livre en fait un objet réservé à une élite et les délais d’impressions retardent forcément l’actualité de brochures ou pamphlets moins coûteux » (Domenach 1965 : 12). Autre trait, non des moindres, la brochure échappe plus facilement au contrôle que d’autres supports. Dans une gradation des productions écrites, en fonction de ce que le pouvoir les perçoit comme révélateur de l’opinion publique, Philippe Olivera écrit que « c’est au nom des effets qu’elle pouvait avoir sur le plus grand nombre que l’affiche était plus surveillée que le périodique, le périodique plus que la brochure, et la brochure plus que le volume » (2003 : 149). La brochure politique est donc un support privilégié de diffusion des idées et d’expression hors de l’institution. Elle contient des textes courts, qui peuvent être écrits sur le vif et circuler rapidement. C’est également un média peu coûteux et peu surveillé, à l’anonymisation et à la diffusion faciles. C’est enfin un support fluide, non-normalisé, au caractère officieux et subversif. Cette généalogie de la brochure marque encore la production contemporaine. En janvier 2017, on recense près de 600 brochures en ligne sur la plateforme de ressources infokiosques.net. C’est donc un observatoire privilégié de la littérature anarchiste contemporaine. À partir de 1990, la diversité des sujets explose, mais c’est dans la décennie qui vient de s’écouler (2000-2010) que la diffusion de brochures prend de l’ampleur, tout comme la perturbation du genre dans ces textes. Lieu d’expérimentation scripturale non surveillée, on y teste de nouvelles pratiques de la langue, et on y interroge les catégories de genre.

2.2. Le désordre du discours, entre théorie et pratique

24 Les brochures anarchistes sont ainsi des expérimentations linguistiques et médiatiques, mais également politico-discursives. L’usage de la langue, le fait même de prendre la parole, y est compris comme un geste simultanément théorique et pratique, liant intimement ce qui est dit à la manière de le dire. Si le constat de cette indissociabilité du sens et de la forme est évident pour l’analyste du discours, il est plus surprenant de l’observer comme enjeu idéologique explicite dans une culture politique. Dans la partie suivante, je tente de montrer de quelle façon, les redéfinitions post-structuralistes du pouvoir conduisent anarchisme et féminisme à revisiter les rapports entre théorie et pratique d’une part, et discours et pouvoir d’autre part.

25 Les questions du pouvoir et de la domination sont de longue date des domaines explorés par l’anarchisme. Mais dans les dernières décennies, différentes approches ont cohabité. À la devise anarchiste classique « le pouvoir est maudit », d’autres anarchistes répondent, avec Michel Foucault, qu’« il y a plutôt diverses formes, divers lieux, diverses circonstances ou occasions où ces inter-relations s’établissent sur un modèle spécifique » (1984 : 310), faisant du pouvoir un mode d’action, une conduite de conduite plutôt qu’un état de fait. Pour certain.es anarchistes, accepter ce postulat condamne à un échec définitif de la lutte contre le pouvoir ; pour d’autres, c’est une formidable démultiplication du champ de réflexion qui s’ouvre, le pouvoir étant inséparable de l’insoumission de la liberté. C’est donc la nature même du pouvoir qui est discutée aujourd’hui au sein de l’anarchisme (voir par exemple Réfractions 20, 2008). Et c’est précisément à travers ces redéfinitions du pouvoir que l’anarchisme, du moins un certain anarchisme, rencontre le féminisme qui « remet en question le pouvoir, sous sa forme élémentaire et fondamentale : le contrôle interpersonnel par le jeu de la force et du consentement9 » (Laurin-Frenette 1984 : 52)10. Or, ce point d’intersection entre féminisme et anarchisme qui est le déplacement définitionnel du pouvoir, d’un pouvoir-état de fait

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à un pouvoir-mode d’action, a des conséquences sur l’articulation entre théorie et pratique. En effet, penser le pouvoir en termes de micro-pouvoirs, de procédures et de circonstances s’oppose à, ou du moins se détache d’une lecture systémique, structurale de la société. Partant, la critique à son tour se doit d’être elle aussi non-systémique, et de s’éloigner des injonctions à la cohérence théorique totale, car le système, y compris le système de pensée, court toujours le risque d’être totalisant.

26 Une telle approche se fonde alors théoriquement non pas sur des principes, mais sur des pratiques. Gordon définit un tel anarchisme comme une culture politique, Ibañez comme un non-système, García comme un ensemble de discours qui perturbent l’ordre discursif. Si c’est une idéologie, au sens de jeu d’idées et de valeurs, c’est avant tout un ensemble de pratiques qui interpellent les ordres du discours. De ce point de vue, comprendre l’anarchisme comme un système de pensée ne peut conduire qu’à l’impossibilité de le saisir : Rien n’est plus facile que de questionner la cohérence rationnelle de l’anarchisme […]. Cela devrait-il nous chagriner ? […] Pas le moins du monde, si nous admettons que l’anarchisme est flou, incertain, toujours provisoire, parcouru de contradictions plus ou moins flagrantes, muet sur toute une série de questions importantes, parsemé d’affirmation erronées, accroché à bon nombre de schémas dépassés, empreint de toute la fragilité et de toute la richesse de ce qui ne prétend pas outrepasser la finitude humaine (Ibañez 2010 : 215).

27 On trouve dans le féminisme également un tel refus des lectures systémiques, qui part des pratiques. Lynne Farrow écrivait en 1974 que « la diversité dans laquelle les féministes pratiquent le changement est la force du mouvement ». On pense également à la « technique du tumulte » qu’Elsa Dorlin (2005) reprend à Edward Saïd, et plus largement au queer, toujours simultanément théorie et pratique, qui cherche à travailler la multitude. En d’autres termes, il s’agit pour une partie de l’anarchisme et une partie du féminisme d’éviter de comprendre les catégories (sociales, politiques, idéologiques, notamment) comme des ensemble homogènes11, et de valoriser au contraire leur hétérogénéité, comme force politique, voire comme pratique politique. Anarchisme et féminisme trouvent donc leur signification politique dans leurs pratiques, plutôt que dans un programme ou un projet de société. Il ne s’agit pas de chercher à instituer une société pour remplacer le système en place, il s’agit plutôt de penser la remise en question du pouvoir par une compréhension contextuelle de celui- ci, d’accorder une attention permanente aux processus de pouvoir, de les identifier dans le but de les désamorcer chaque fois que cela est possible. Cela implique qu’il n’y ait pas d’impératif théorique supérieur autorisant des pratiques indésirables. C’est l’idée que contient la devise anarchiste « la fin ne justifie jamais les moyens ».

28 Cette volontaire indistinction entre théorie et pratique est donc la condition pour éviter une pensée systématique, une catégorisation fixe du monde et ses rapports de pouvoir. Or, matériellement, ces systèmes de pensée prennent la forme d’ordres discursifs. Inféoder les pratiques aux systèmes de pensées implique alors d’inféoder les pratiques langagières12 aux ordres du discours. De ce point de vue, la pratique du discours est donc en soi un geste politique. Les féministes ont rapidement identifié le langage comme un lieu où « les normes et les définitions sont remises en question [et] donc un lieu de résistance » (Sanchez 2004 : 14). Dans le même sens, certains points de vue anarchistes vont insister sur la nécessité d’échapper aux procédures qui contrôlent, sélectionnent, organisent et redistribuent les discours (Foucault 1971 : 10-11). Garcia (2012) identifie trois éléments susceptible de ce dégagement : 1) l’usage de médias non

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institutionnels, tels que les brochures, 2) une relation particulière à la notion d’auteur.e13, 3) le fait d’ignorer, ou même refuser la police du discours, et, dans le cas qui nous intéresse, la police de la langue. Le discours est donc appréhendé, non seulement comme un lieu du politique, mais également comme une pratique politique. Les tendances féministes et anarchistes qui partagent cette approche sont ainsi des cultures politiques qui mettent au centre de leur pratique le discours. En ce sens, on peut les qualifier de cultures du discours, dont l’action va être la remise en question des ordres du discours, ou, en d’autres termes, la pratique du désordre discursif.

29 Les pratiques présentées au début de cet article témoignent de cette volonté de désordre discursif. Au-delà de la perturbation linguistique, il s’agit bien de désordre du discours en ce qu’il se déploie en différentes dimensions : ces pratiques se présentent comme une remise en cause de la grammaire (l’ordre de la langue) par l’emploi irrégulier de formes perturbant le fonctionnement syntaxique du genre, et comme un « savoir pratique » (Garcia 2012), qui se révèle dans les métadiscours l’accompagnant. Les métadiscours sont usuellement ordonnés par la légitimité de l’expertise, et classés, en linguistique par exemple, comme épidiscours, linguistique populaire ou métadiscours. En se saisissant de savoirs sur la langue acquis par leurs pratiques perturbatrices, les locuteur.ices cherchent à désordonner l’expertise linguistique, ou du moins l’ordre du discours linguistique (section 1). Par ailleurs, les médias où ces pratiques se diffusent leur permettent d’échapper aux conditions matérielles de production de l’ordre du discours (section 2.1). Ce désordre est également formulé dans les élaborations théoriques, féministes ou anarchistes, qui les mettent en lumière (section 2.2.). Enfin, par la saisie de toutes ces dimensions simultanément, elles brouillent le rapport entre théorie et pratique. À ce titre, ces pratiques anarchistes et féministes dessinent des cultures politiques qui ont tout à la fois pour terrain, outil et objet le discours, dont elles ont un savoir pratique.

3. La rhétorique, un savoir pratique, situé et hétérogène

30 Il est un autre espace qui prend le discours simultanément comme objet et comme terrain, c’est la rhétorique. En effet, la rhétorique fait particulièrement travailler cette tension entre théorie et performance – ou pratique – pour interroger le rapport entre savoir et doxa. La rhétorique est simultanément épistémologie et pratique, une théorisation de la parole agissante et la pratique de cette parole. Dans cette dernière partie, je tenterai de montrer en quoi anarchisme, féminisme et rhétorique partagent une complicité épistémologique, qui repose sur une lecture commune des notions d’hétérogénéité et de savoir. Afin de comprendre de quelle façon ces notions sont au cœur des trois cultures au centre de cet article, je m’attarderai au début de la section suivante sur les notions d’anti-essentialisme et de sémiotique.

3.1. L’hétérogénéité sémiotique, carrefour des cultures du discours

31 De nombreux féminismes contemporains partagent un postulat anti-essentialiste. C’est- à-dire que le genre y est compris comme étant simultanément idéologique et matériel. À ce titre, parler du genre, c’est parler de la construction sémiotique comme lieu politique. L’anti-essentialisme comprend l’ordre du genre en tant que relations de

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pouvoir et non comme une donnée ontologique, essentielle, des qualités inhérentes à une nature humaine. Les comprendre comme essentielles impliquerait un rabattement des catégories sur le réel, un écrasement entre le monde et sa représentation, faisant de la langue le simple miroir du monde. Ce sont de telles lectures ontologiques qui mènent à la naturalisation des catégories par l’idée de Nature (Guillaumin 1992). Au contraire, l’anti-essentialisme postule que masculin et féminin ne sont jamais des catégories (sociales comme sémiotiques) stabilisées une fois pour toute, au même titre que toute catégorisation du social opérante. Que ce soit par un savoir pratique, non-homogène ni programmatique ou par des discours plus théoriques dans différentes disciplines de la pensée, les champs féministes et anarchistes saisissent donc la question des catégories. Dans la pensée féministe, on l’a vu, parce que la langue participe à la construction du monde et que la construction du monde est politique, la langue est un outil d’action politique. Il y a une ombre portée du discours sur le genre et le féminisme. Il serait bien trop long de rappeler ici tous les travaux féministes qui ont convoqué la langue, mais de Monique Wittig à Judith Butler (2006) en passant par Joan Scott (1988), la question du langage est omniprésente dans la réflexion sur le genre. En 1980 déjà, Wittig écrivait : Durant ces vingt dernières années la question du langage […] est entrée dans les discussions politiques des mouvements de lesbiennes et de libération des femmes. C’est qu’il s’agit d’un champ politique important où ce qui se joue est le pouvoir – ou plutôt un enchevêtrement de pouvoirs car il y a une multiplicité de langages qui agissent constamment [sur] la réalité sociale (1980 : 3).

32 La question de l’interface entre catégorie sociale et catégorie sémiotique est elle aussi une question centrale de la discussion féministe. Le titre d’un article de Laura Lee Downs est éloquent à ce titre : « Si “femme” n’est qu’une catégorie sans contenu, pourquoi ai-je peur de rentrer seule le soir ? » (2008). Par ce titre, Downs entend rappeler, dans un questionnement des influences postmodernistes de certains féminismes, que la question du genre n’est pas réductible à celle des catégories sémiotiques. Néanmoins, une attention aux catégories sémiotiques ne nie pas le fait que ces catégories soient matériellement conséquentes. Car il n’y a pas deux mondes distincts : celui symbolique des catégories et celui matériel de la réalité14.

33 Pourtant, longtemps, un débat a opposé féminisme queer et féminisme matérialiste, autour de cette question de la place de la catégorisation, de la hiérarchisation entre catégorie et réel. D’une part, avec les questions de genre traditionnellement ancrées dans le giron sociologique, on a insisté sur le caractère solidifié du genre, pour agir sur ses conséquences matérielles, avec comme objet principal la société. D’autre part, un féminisme postmoderniste d’inclination philosophique a déplacé le débat vers la notion de catégorie comme acte d’agencement du monde, en saisissant la dimension catégorisante, sémiotique du genre, pour rendre possible sa déconstruction au travers d’une lecture davantage centrée sur le sujet. Aujourd’hui, les positions tranchées sur cette question s’émoussent (Bereni 2012, Noyer 2014) pour laisser place à une saisie de la matérialité du genre à travers un réseau symbolique, et ré-articuler le matériel et l’idéologique. Pour le dire autrement, la critique du genre et de l’essentialisme a eu fort à faire avec le linguistic turn. Ce tournant linguistique transversal aux sciences humaines, particulièrement en philosophie et en histoire, postule « l’hétérogénéité irréductible des jeux de langage » (Lyotard 1992). Il constitue un focus sur le processus de catégorisation plutôt que sur les catégories elles-mêmes. Il s’agit de voir le sens comme notre clé d’accès au monde. Ce tournant sémiotique correspond à un paradigme

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de recadrage autour des valeurs plutôt que des faits, et donc de l’hétérogénéité des valeurs en présence. Il s’agit alors de se concentrer sur les négociations de réseaux de valeurs, d’institutions sociales et de cadres conceptuels particuliers qui sont en jeu, terrain hautement rhétorique.

34 Travailler sur le genre consiste ainsi davantage à travailler sur une épistémologie de la catégorisation, pour mettre à distance les lectures ontologiques, qu’à décrire des catégories de masculin et de féminin (en langue comme en société). Il s’agit de travailler sur la façon dont les ensembles sémiotiques de la masculinité et de la féminité se définissent mutuellement, de façon toujours contextuelle. En cela, travailler sur le genre revient à travailler sur les réalisations des significations, dans la « sphère du langage qui fait et défait l’intelligibilité » (Butler 2006 : 48). C’est cette attention du féminisme à la dimension sémiotique, idéologique, et donc multiple des catégories de genre qui en fait une culture du discours. C’est également ce qui conduit à une prise en compte de l’hétérogénéité – ou du moins la non-permanence – sociale et discursive comme point de départ. C’est en cela qu’il partage des complicités épistémologiques avec la rhétorique. En effet, l’hétérogénéité est au cœur de la (nouvelle) rhétorique : « Chaque fois que dans la vie quotidienne les deux interlocuteurs sont dans une situation si peu que ce soit déséquilibrée » la rhétorique trouve sa place (Joëlle Gardes- Tamine 2002 : 5). Hariman parle de « la réalité intersubjective de la rhétorique » (1999 : 45), Barry Brumett la définit comme « un plaidoyer pour des réalités » (1999 : 160). Chez Michel Meyer, c’est « la science des réponses multiples » (1986), qui consiste « à questionner sans jamais être capable de répondre une fois pour toute » (1986 : 116). Pour Douay-Soublin, « c’est la capacité d’ajuster nos représentations aux représentations d’autrui qui en est le principe », car la rhétorique donne place à « trois corps : le monde, et deux sujets qui se le représentent différemment » (1994 : 21). En bref, c’est une vision de la multiplicité des sens. Pour la rhétorique comme pour le féminisme ou l’anarchisme tel qu’on l’a vu, il s’agit de négocier le sens du monde, et ses catégories, sans chercher un dépassement ou une résolution des contradictions, tout en prenant en compte les rapports de pouvoir qui se jouent au sein de cette multiplicité de discours. Au-delà de cette multiplicité paradigmatique, rhétorique, féminisme et anarchisme partagent également une sortie des lectures ontologiques, et une mise au centre de la question du pouvoir à travers la question de qui peut produire discursivement du savoir et comment.

3.2. Doxa, savoirs pratiques et savoirs situés

35 Cette question de la production du savoir constitue un second lieu de rencontre entre anarchisme, féminisme et rhétorique. En effet, si la rhétorique interroge volontiers le rapport entre savoir et doxa, pour tendre vers un savoir pratique, le féminisme a proposé dans le même sens la théorie des savoirs situés pour penser la production du savoir comme une pratique socialement ancrée. À travers les travaux de Hariman pour la rhétorique, et de bell hooks et Haraway pour le féminisme, on voit apparaître de forts points de convergence entre épistémologie rhétorique et épistémologie féministe, notamment autour de la question de la marge, qui permet de réinjecter les rapports de pouvoir dans la lecture des discours du savoir. Ces deux approches résonnent à leur tour avec les savoirs pratiques de l’anarchisme (Garcia 2012). – Hariman écrit, dans un texte consacré aux rapports entre théorie rhétorique et marginalité :

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Toute société se conçoit comme ayant un centre, une périphérie et un au-delà. Et cette conception de la périphérie – ou de la marge – de la société est essentielle à la conception de son centre. La marginalité sociale est la zone d’une identité reconnue comme constitutive mais indésirable. La marge de la société contient ce qui est, mais ne devrait pas être (Hariman 1999 : 41*15).

36 Quinze ans plus tôt, bell hooks affirmait, à propos du genre et des rapports de domination, l’intérêt de ce regard depuis la marge, et la nécessité de prendre en compte simultanément les centres et les périphéries : En vivant comme nous le faisions – sur le fil du rasoir – nous avons développé une manière particulière de voir la réalité. Nous regardions à la fois de l’extérieur et de l’intérieur. Nous nous concentrions sur le centre tout comme sur la marge (1984 : s. p.).

37 La périphérie constitue alors un contre-récit sur le monde. Il s’agit d’une part de prendre en compte la nature incorporée de tout discours sur le genre, et d’autre part de prendre au sérieux la polysémie des catégories. C’est en ce sens qu’Haraway définit les savoirs comme des « technologies sémiotiques de fabriques des significations » (2007 : 113). De ce point de vue, élaborer des théories critiques vise à vivre dans des significations et des corps. La mobilité des significations devient fondamentale pour négocier la catégorisation (et les corps), et les rapports de pouvoir qui lui sont constitutifs.

38 Cette polysémie constitutive des catégories constitue une sorte de point aveugle à tout discours. Si les discours du savoir sont des pratiques situées, nous ne pouvons jamais épuiser la polysémie des catégories mobilisées en discours. Nous pouvons la prendre en compte dans nos analyses, baser nos postulats théoriques dessus, mais jamais décrire totalement l’ensemble des significations attachées aux catégories de masculin et de féminin, et de manière plus générale, aux catégories sémiotiques du pouvoir. Tout objet (linguistique, discursif ou social) étant fondamentalement hétérogène, sa saisie est nécessairement partielle : nous ne pouvons toujours travailler que de manière contextuelle.

39 Rhétorique, anarchisme et féminisme ont donc en commun des projets de connaissance qui ne puissent être que particuliers, partiels et partiaux (Haraway 2007)16, que contextualisés. La reconnaissance des rapports de pouvoir constitutifs du discours par les rhétoricien.nes les conduit en effet à situer leur propre discours, à la manière de la théorie féministe des savoirs situés : le discours théorique est un discours politique […] non seulement en ce qu’il est déterminé par les conditions « extra-discursives » ou « matérielles » de sa production, mais aussi en ce qu’il produit les conditions d’autorisation [empowerment], qui deviennent les conditions du savoir (Hariman 1999 : 42*).

40 Rhétorique et féminisme partagent, de plus, cette idée que la disjonction des catégories n’est toujours qu’un artefact méthodologique à rejouer, et que nous courons toujours le risque de prendre ce découpage pour la réalité. De par sa volonté de ne pas figer les catégories et les identités, le féminisme non-essentialiste, tout comme la pratique irrégulière du genre dans la littérature anarchiste, dessinent ainsi une rhétorique du genre, qui met au centre la question de l’hétérogénéité et celle du pouvoir. Ces savoirs pratiques et situés visent ainsi à « une plénitude non-universalisante, non-générique et non-originelle, à travers la disjonction de nos […] catégories » (Haraway 2007).

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Conclusion

41 L’intervention linguistique sur le genre comme pratique politique du féminisme se retrouve également dans la littérature anarchiste contemporaine, où elle se caractérise par une grande irrégularité de formes, se faisant perturbation linguistique plutôt que planification linguistique. Pour comprendre les valeurs qui sous-tendent ces usages, on peut analyser les métadiscours qui les accompagnent et les justifient. On voit alors apparaître, dans l’intertextualité du corpus, une argumentation qui repose sur une vision de la langue comme fondamentalement politique et une lecture du genre anti- essentialiste. Ces pratiques linguistiques et les discours qui les accompagnent se produisent sous une forme matérielle particulière que sont les brochures. Support privilégié du discours politique hors de l’institution, les brochures sont un média fluide et non-normalisé qui permet l’expérimentation linguistique et discursive. Il est enfin un troisième lieu où ces pratiques prennent sens, c’est dans la production théorique anarchiste et féministe. En effet, certaines tendances de l’anarchisme et du féminisme, en redéfinissant le pouvoir comme un mode d’action, dans une lecture foucaldienne, vont émettre une critique non seulement des approches structuralistes, mais également des systèmes de pensées, et d’une théorie basée sur des principes. Fondant, au contraire, la théorie sur les pratiques, ces tendances questionnent ainsi les ordres du discours, et font du discours, non seulement un lieu du politique, mais surtout une pratique politique.

42 La perturbation linguistique du genre, les savoirs pratiques que constituent les métadiscours qui l’accompagnent, les lieux médiatiques dans lesquels elle se produit, ainsi que la redéfinition du rapport entre théorie et pratique du discours dans l’anarchisme et le féminisme dessinent ainsi des cultures politiques qui placent le discours au cœur de leurs préoccupations, jusqu’à développer une pensée du discours. C’est à ce titre qu’on peut parler de culture du discours. Or, pour qui observe ces cultures du discours depuis les sciences du discours, il est difficile de ne pas penser à une autre culture du discours qu’est la rhétorique, et qui elle aussi articule théorie et pratique, discours et politique, et action du langage. Au-delà de l’articulation entre discours et pouvoir, c’est une complicité épistémologique qui relie ces trois cultures et qui se fonde sur une lecture du social comme espace hétérogène et sémiotique. En effet, le féminisme anti-essentialiste propose une épistémologie de la catégorisation de genre, faisant de celui-ci un matériau sémiotique, qu’une analyse socio-historique révèle comme largement hétérogène. De même, l’anarchisme en tant que culture du discours, comprend la société comme façonnée par les discours, et donc profondément sémiotique. Il défend également une hétérogénéité des pratiques comme rempart à l’orthodoxie. Enfin, la rhétorique, en mettant l’accent sur les réponses multiples et en comprenant l’action sociale comme fondée en discours partage cette épistémologie de l’hétérogénéité, en opposition avec des épistémologies ontologiques. Cela conduit ces trois cultures à développer une réflexion sur la production du savoir, qui ne peut être que particulière, partielle et partiale. On voit alors apparaître des points de contact entre la théorie des savoirs situés développée par le féminisme, l’articulation entre savoir et doxa telle que postulée par la rhétorique, et les savoirs pratiques issus de l’anarchisme. Cette attention à saisir simultanément théorie et pratique – ou, pour le dire autrement, à saisir le discours en tant que pratique sémiotique fondant le geste

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politique et jusqu’à nos catégories – constitue ainsi une complicité épistémologique, terrain commun aux cultures du discours, dont le féminisme participe.

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NOTES

1. Je parle ici de tendances et non de courants théoriques. Par tendance, j’entends un ensemble de textes et de pratiques partageant des complicités idéologiques. Les tendances sur lesquelles je me concentre partagent une lecture du pouvoir que l’on peut qualifier de foucaldienne, sans que ces lectures s’inscrivent nécessairement sous l’égide d’auteurs particuliers. 2. Dans le journal estudiantin The Sandspur, Williams chronique une conférence de bell hooks où elle dit que « son nom apparaît toujours en minuscule car […] le plus important, c’est le contenu des livres, non qui elle est » (Williams 2003, notre traduction). 3. Le caractère anonyme et/ou numérique des textes, ainsi que leur refus de s’inscrire dans un cadre nationaliste retient de situer territorialement ces productions, c’est pourquoi je parle d’anarchisme francophone plutôt que français. Il est cependant notable que la plupart de ces textes sont issus de l’espace francophone occidental, voir français. 4. Voir Julie Abbou (2017) pour une historicisation de cette pratique. Dans les années 2010 une reconfiguration des partitions idéologiques de la culture libertaire s’amorce, mais cela dépasse l’objet de ce papier. 5. On trouvera une analyse détaillée de ces formes et de leurs emplois dans Abbou 2011a. 6. Sur la constitution du corpus, voir Abbou 2011b. 7. Sud ne se revendique pas explicitement comme une organisation libertaire. Son inclusion dans le corpus repose sur un air de famille idéologique (Garcia et Milani 2013) avec le mouvement libertaire. En ce sens, on peut considérer qu’il s’agit des marges du milieu libertaire, dans lesquelles on trouve encore des traces de cette formation discursive. 8. La graphie d’origine est reproduite. 9. Mes italiques. 10. Il faut préciser que si ce sont les tendances foucaldiennes qui opèrent principalement ce « tournant discursif » pour l’anarchisme, le rapport du féminisme au discours forme un tableau plus complexe. Le féminisme dans son ensemble s’est très rapidement saisi de la question du langage (voir plus bas, sections 2.3 et 3.1). Les débats sur les définitions du pouvoir (traditionnellement illustrés par l’opposition entre queer et matérialisme) ont certes conduit à différentes appréhensions du discours (notamment sous la bannière du linguistic turn), mais la langue est restée une question transversale à l’ensemble du féminisme. Prendre le discours comme point de contact entre anarchisme et féminisme oblige donc à sortir d’une lecture en termes de paradigmes symétriques (matérialisme vs. post-structuralisme). 11. Garcia écrit en ce sens que l’anarchisme « dissout les catégories intellectuelles » (2012). 12. J’emploie ici « pratiques langagières » pour désigner ensemble les pratiques linguistiques (du type intervention sur le genre grammatical) et les pratiques discursives. 13. Ce point, que je n’aborde pas dans cet article, repose sur le rapport entre autorité et auctorité. En refusant l’auctorité, il s’agit d’échapper d’une part aux « discours d’autorité » (Perelman et Olbrechts-Tyteca 2008), et d’autre part aux « systèmes de pensée » tels qu’évoqués un peu plus haut. 14. Castoriadis (1975) écrit à ce sujet, pour l’illustrer, que le geste du bourreau est aussi symbolique que réel. 15. L’astérisque indique qu’il s’agit de ma traduction. 16. La place manque ici pour montrer en quoi les études post- et décoloniales participent également de ce mouvement de connaissance parcellaire.

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ABSTRACTS

From a feminist perspective, language is a primary space within gender happens. As such, language is a site of struggle and negotiation. Feminist interventions therefore take place in language (e.g. through feminisation practices). However, beyond these linguistic interventions, language is unceasingly commented, discussed, analysed in feminist circles. Focusing on what feminists say about language sheds thus light on some metadiscourses extremely political. In this paper, I provide a description of metalinguistic practices of gender within the anarchist culture, based on a corpus analysis, as well as a political analysis of some tendencies of contemporary anarchism and feminism. The study seeks to show that anarchism and feminism are cultures of discourses, understanding discourse as a place of power. I argue that some tendencies of anarchism, feminism and rhetoric shares an epistemological complicity through an understanding of discourse and society as heterogeneous (vs. systemic), and semiotic, and an understanding of the discursive production of knowledge in the lenses of power relationships

Le féminisme a depuis longtemps identifié la langue comme un lieu primordial de la fabrique du genre, et donc comme un lieu de lutte. La langue est ainsi non seulement le théâtre d’interventions politiques féministes, mais également un objet de discussion récurrent. En s’intéressant à ce que des féministes disent de leur action sur la langue, on voit apparaître des métadiscours à motifs politiques. Dans cet article, je me pencherai sur certains des métadiscours du genre que l’on trouve dans la culture politique anarchiste. À partir de l’observation de ces pratiques, je propose de comprendre anarchisme et féminisme comme des cultures du discours, c’est-à-dire articulées autour d’une lecture du discours comme espace de pouvoir. Cet article défend l’idée qu’anarchisme, féminisme et rhétorique partagent une complicité épistémologique en ce que tous trois, dans certaines de leurs tendances, défendent une lecture du social et du discours comme hétérogène (vs. systémique) et sémiotique, ainsi qu’un questionnement de la production discursive du savoir au prisme des rapports de pouvoir.

INDEX

Keywords: anarchism, cultures of discourse, feminism, metadiscourse, rhetoric Mots-clés: anarchisme, cultures du discours, féminisme, métadiscours, rhétorique

AUTHOR

JULIE ABBOU Université Paris 13

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Matérialités. Corps et environnements numériques

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Le corps exhibé : un texte singulier du féminisme quatrième génération Flaunted Bodies: The Singular Text of Fourth Wave Feminism

Stéphanie Pahud

Le langage du corps est parasité par un discours sur le langage du corps. Et c’est une nouvelle façon de nous empêcher d’accéder à l’unité du corps symbolique en prétendant occuper avec superbe le silence entre les mots, la discontinuité entre les gestes, le vide entre les êtres, au point que les mots, les gestes, les êtres n’existent plus que dans leur ordonnance formelle. (Le Brun 1977 : 39-40)

Introduction

1 Cette contribution trouve l’un de ses points de départ dans la conscientisation d’une expérience personnelle du rapport entre corps et féminisme. Elle est en ce sens « située » (Haraway 1988 ; Anderson 2015) : je postule que mon inscription singulière dans la société dans laquelle j’élabore mes recherches participe de la dé-limitation des savoirs que je produis et constitue un point de vue sur les normes corpo-discursives que je questionne. Je suis féministe : je consacre une partie importante de mon temps, privé et professionnel, à théoriser la question de la construction discursive des identités, entre autres en termes de détermination de sexe, de genre et d’orientation sexuelle, et à réfléchir aux moyens qui permettent d’éradiquer les assignations limitantes découlant de ces déterminations. Je suis féministe, mais de l’avis d’un certain nombre de récepteurs et réceptrices de mes prises de position académiques ou publiques, je n’en ai pas « l’air », ce qui m’expose régulièrement à des attaques relatives non pas aux arguments que je textualise, mais à ma performance corporelle du féminisme. Suite à ma participation à une émission télévisée de débat consacrée à un ouvrage polémique

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de l’essayiste Éric Zemmour1, j’ai ainsi subi une salve de slutshaming dont les deux extraits qui suivent, publiés sur le blog Les hommes libres2, donneront une idée : Zemmour, de mon point de vue, a été admirable. N’ayant pas lu le « carton » qui accompagnait l’apparition de Stéphanie Pahud, aux lèvres maquillées à la truelle, je me suis demandé ce que faisait là cette représentante d’Aspasie ou d’un syndicat d’escortes vieillissantes. Qu’attendre d’autre d’une féministe qui se regarde dans son propre miroir à chaque mot qu’elle prononce ? […] Heureusement qu’elle était maquillée comme un mannequin de chez Lancôme sans quoi son désastre aurait été total. À part son joli minois anguleux elle ne laissera pas un souvenir impérissable.

2 Ces invectives haineuses m’ont fait prendre conscience que mon corps argumentait malgré moi et à contresens de mes discours, qu’il délégitimait mes engagements. D’un point de vue sociologique, le corps, participant de la dotation d’un capital symbolique, social, culturel et économique (Skeggs 2015), est le support d’une « incorporation », à savoir un processus d’inscription (matérialisée ou non) dans le corps des individus des normes, des contraintes et des hiérarchies sociales (Court 2016), mais aussi des croyances et des valeurs : il m’est apparu que les réactions évoquées trahissaient le présupposé qu’il existe des « mises en corps » congrues et d’autres non des revendications féministes, les miennes semblant en l’occurrence inadéquatement incorporées. Par le biais d’une analyse théorique et critique d’un exemple de positionnement féministe similairement disqualifié pour cause de non-congruence avec certains imaginaires du corps en circulation, cette contribution souhaite questionner le potentiel argumentatif des ressources corporelles et contribuer plus globalement à une démarche de désévidentialisation des rapports entre corps et féminisme.

1. (Re)parler le corps

3 Comme le raconte sur un mode autosociobiographique l’écrivaine Annie Ernaux dans Les années (1989), le corps est un objet central de préoccupation et de négociation des réflexions et luttes féministes : Plus que jamais les femmes constituaient un groupe surveillé, dont les comportements, les goûts et les désirs faisaient l’objet d’un discours assidu, d’une attention inquiète et triomphante. Elles étaient réputées avoir « tout obtenu », « être partout » et « réussir à l’école mieux que les garçons ». Comme d’habitude, les signes de leur émancipation étaient cherchés dans leur corps, leur audace vestimentaire et sexuelle. Qu’elles disent « draguer les mecs », dévoilent leurs fantasmes et se demandent dans Elle si elles sont un « bon coup » était la preuve de leur liberté et de leur égalité avec les hommes. L’offrande perpétuelle de leurs seins et de leurs cuisses dans la publicité se devait d’être appréciée comme un hommage à la beauté. Le féminisme était une vieille idéologie vengeresse et sans humour, dont les jeunes femmes n’avaient plus besoin, qu’elles regardaient avec condescendance, ne doutant pas de leur force et de leur égalité (2008 : 180-181).

4 Le corps est ainsi tantôt thème à part entière du féminisme, tantôt moyen d’appréhension des imaginaires sexués, genrés et sexuels, tantôt matériau investi dans des actes militants. Il sera envisagé dans ces pages en tant que langage, instrument de communication et lieu d’intelligibilité du social (Berthelot 1988), et plus précisément en tant que support argumentatif.

5 Le corps est le lieu « où s’articulent le biologique et le social, les déterminations physiques et les résonances symboliques, le collectif et l’individuel, le structurel et

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l’actanciel, la cause et le sens, la rationalité et l’imaginaire, la contrainte et la liberté » (Julien et al. 2006 : 45). Avant même sa naissance, un individu est « attendu » comme fille ou garçon, ce qui l’insère dans des protocoles normatifs de socialisation visant à lui faire incorporer sa place, « c’est-à-dire “devenir” le sujet sexuel (garçon ou fille) qu’il est déjà par avance » (Althusser 1970 : 32). Ce processus de formatage, écrit Borhi, peut « consister en une imposition de mesures, un contrôle corporel, des pratiques sur la vie quotidienne, ou des normes sexuelles, et évidemment dans l’intériorisation de canons esthétiques ou de comportements genrés » (Alessandrin et Esteve-Bellebeau 2014 : 136). Le corps a ainsi pour particularité de remplir une fonction de prémisse et de nous exprimer, notamment en termes de sexe et de genre, avant que nous ayons les moyens réflexifs de performer intentionnellement quelque identité que ce soit et, partant, d’être « le lieu privilégié de la construction et de la projection identitaires, culturelles et sociales » (Paveau et Zoberman 2009 : 16). De ce fait, plus que les performances langagières encore, les performances corporelles sont affublées d’une présupposition de naturalité et d’universalité, d’évidentialité (Connell 2014), et l’on peut étendre au discours du corps le constat de Paveau : « Tout se passe comme si, à mesure que je parle, mes propos étaient dotés d’une évidence antérieure construite “ailleurs” que dans mon discours, et qui le rend signifiant (et légitime) » (2009 : en ligne). Or le corps, tout comme le genre et le sexe (Butler 2006 [1990]), est une construction discursive : « Si les corps ont bien une matérialité, elle est historiquement, socialement et idéologiquement construite par un ensemble de pratiques régulatrices qui rendent le corps “docile”, au service d’une idéologie du pouvoir et d’un modèle anatomique historiquement situé » (Greco 2013 : 275). Ainsi, si le corps est bien un langage naturellement et universellement à disposition, ce langage est à actualiser, comme les langues, au travers de divers systèmes de signes (membres, mimiques, gestes, postures, inscriptions, vêtements, etc.) articulables selon des codes historiques, sociaux et culturels. Pour poursuivre l’analogie, on peut affirmer du corps ce qu’Amossy affirme de la parole : tout corps est situé, et il « ne prend son sens et n’acquiert son efficacité que dans un espace social dont les règles varient selon les cultures et les époques » (2000 : VII). Comme le formulent d’un point de vue anthropologique Graezer Bideau, Kilani et Saillant, « les corps, au-delà d’un donné biologique, d’une “esthétique déjà là”, sont une construction sociale qu’on doit s’approprier » (2011 : 46), chaque individu ayant à se forger aussi bien son corps propre que sa langue dans la langue de tous.

6 À titre d’illustration du fréquent oubli de cette non-évidence du langage du corps, voici l’extrait d’un article récemment diffusé dans la presse quotidienne suisse, associant port de la barbe et expression de la virilité : Sois viril, paie-toi une barbe. Esthétique. De plus en plus de Suisses, insatisfaits de leur pilosité faciale, craquent pour la greffe de barbe. Une obsession qui semble dépasser les frontières de la simple mode. […] L’appétence pour le poil au menton chez les messieurs qui n’en ont pas pourrait [selon la journaliste Renata Libal] avoir de forts fondements identitaires. […] « À l’heure où les codes se brouillent de plus en plus entre la mode masculine et la mode féminine, la barbe semble être le dernier moyen pour un homme d’affirmer sa virilité » (Le Matin, 23 juin 2016).

7 En naturalisant le sens d’une pratique corporelle culturellement située et diachroniquement instable, puisque la place du système pileux a varié dans les définitions de la virilité (Thuillier 2001), l’article du quotidien Le Matin contribue à installer dans les imaginaires un stéréotype de genre, réactivable à des fins persuasives.

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8 En résumé, le corps nous exprime toujours, parfois malgré nous, voire contre nous et nous pouvons appliquer au corps les considérations qui suivent de Butler : [Les productions discursives] continuent à signifier en dépit de leurs auteurs, et parfois à l’encontre de leurs intentions les plus chères. […] parler, c’est toujours laisser parler un étranger à travers nous et en notre nom, puisque c’est toujours la réitération mélancolique d’une langue que nous ne choisissons jamais, que nous n’avons pas trouvée comme un instrument dont nous pourrions nous servir, mais par quoi nous sommes pour ainsi dire nous-mêmes utilisés, par quoi nous sommes expropriés, la condition instable et persistante de ce « nous » et de ce « on », la condition ambivalente d’un pouvoir contraignant (2009 : 243-244).

9 Il est donc indispensable de conscientiser l’appropriation de normes corporelles dans notre construction identitaire et d’apprendre à parler le corps pour maîtriser « la signification (sémantique) et l’efficace (pragmatique) des énoncés qui, par lui, se disent » (Berthelot 1992 : 16). Parler le corps, c’est en ce sens « s’approprier l’un ou l’autre des styles expressifs déjà constitués dans et par l’usage et objectivement marqués par leur position dans une hiérarchie des styles qui exprime dans son ordre la hiérarchie des groupes correspondants » (Bourdieu 1982 : 41). Les performances corporelles que nous produisons font donc partie des éléments qui nous rendent vi- lisibles et interprétables, nous rendent « reconnaissables » tout en traduisant plus ou moins intentionnellement et fidèlement notre point de vue sur les assignations normatives : comme le résume Shusterman, en plus d’être un médium permettant de mieux sentir et de mieux agir, le corps est « un site où l’on peut afficher son éthos et ses valeurs de manière attrayante » (2007 : 9).

10 La présente contribution entend corrélativement montrer que si le corps est, soumis aux normes en circulation, il compte symétriquement parmi les dispositifs sémiotiques de résistance à ces dernières. Pour reprendre l’expression de Fraisse, il est possiblement « un langage de l’émancipation » (2014). C’est ce que revendiquent les corps féministes exhibés. Inversant la connotation de vêtements et postures initialement insultants ou « déclassants », étiquetés « vulgaires », divers mouvements se les (ré)approprient à des fins militantes : un retournement de stigmate, à savoir des pratiques langagières de renomination et de recatégorisation (Goffman 1975), peut ainsi être opéré en langue comme « en corps ». Ce retournement de stigmate « permet à tous les locuteurs, qu’ils soient prestigieux ou non, d’exprimer et d’affirmer une conception du monde et des rapports sociaux » (Boutet 2016 : 110), faisant des discours « en corps », comme des discours en langue, « des lieux où se définissent les normes et les valeurs, les prescriptions et les interdits, les goûts et les dégoûts, les qualités et les défauts, les identités, les légitimités, les gloires et les hontes » (Paveau 2014 a : 25). La suite de cette contribution explorera une tentative singulière d’émancipation corpo- discursive, celle du mouvement FEMEN.

2. La langue corporelle singulière des FEMEN

11 Je ne m’attarderai pas sur la biographie du mouvement que l’on trouve désormais synthétisée et commentée en de nombreux lieux (FEMEN 2013, 2015 ; Bergès 2015 ; Fourest 2014). Je ne m’attarderai pas non plus sur l’inscription de ce mouvement dans une série d’autres qui font du corps un outil de lutte3. Il s’agira ici de mettre en évidence une conception singulière du corps et de son instrumentalisation discursive militante et politique. J’analyserai dans un premier temps la « corpographèse » du

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mouvement, définie par Paveau et Zoberman comme « la mise en forme langagière, textuelle et sémiotique des corps » (2009 : 3) de ses militantes. Dans un second temps, je m’intéresserai à sa réception, et partant, à son efficacité pragmatique, à savoir l’adéquation des performances corporelles choisies avec les cibles visées.

12 FEMEN est un collectif féministe fondé en Ukraine en 2008 par (sociologue de formation), puis essentiellement porté depuis 2009 par Inna Shevchenko (journaliste), devenue leader médiatique. Reconnaissable par la nudité de ses militantes, son dessein originel était « d’organiser un mouvement féministe de résistance dans un pays gouverné par et pour des hommes : l’Ukraine » (FEMEN 2015 : 8). Cherchant « un moyen spécifique pour communiquer avec le monde brutal des hommes » (ibid.), le collectif a rapidement choisi l’activisme seins nus : « Notre dieu est femme, notre mission est la révolte, nos armes sont nos seins nus » (ibid. : 23). C’est donc en instrumentalisant un des symboles les plus forts de la féminité, la poitrine, que FEMEN entend « transforme[r] l’image de la femme et interroge[r] la place de son corps dans un monde structuré par des normes masculines » (ibid. : 45). Je m’intéresserai ici à la théorisation de l’engagement féministe du mouvement. Pour répondre à leurs détracteurs4 - « qu’ils soient ennemis de la démocratie et de la liberté, qu’ils aient essayé de détourner [leur] pensée, qu’ils aient voulu s’en approprier les mérites ou qu’ils ne l’aient tout simplement pas comprise » (ibid : 5), les FEMEN ont décidé d’argumenter leurs actions et de définir leur identité dans un manifeste venant compléter leurs « manufestations »5. La version la plus complète de ce texte a paru en 2015. Les porte-parole du mouvement s’y présentent « animées d’une idéologie absolue, constante et incorruptible » (ibid. : 6) et visent une universalisation de leur combat : L’idéologie de FEMEN est un absolu, la quête d’une société idéale dans laquelle la conception binaire et genrée des rapports humains serait abolie et où chaque individu se reconnaîtrait comme l’égal de l’autre. Nous cherchons à dépasser les problématiques individuelles, les spécificités culturelles, politiques, nationales et religieuses. Nous cherchons à émanciper femmes et hommes du carcan sexiste que la société leur impose. Que nos rapports ne soient plus régis que par un seul et unique principe : l’égalité. Nous proclamons l’indivisibilité de l’être humain (ibid. : 26).

13 Les FEMEN s’adressent aux femmes – et aux femmes seulement – dans un vocabulaire martial : leur devise en fait des guerrières, « Every woman is a riot : Chaque femme porte en elle la révolte » (ibid. : 53). Leurs trois ennemis revendiqués sont les dictatures, l’industrie du sexe et les religions (ibid. : 30). L’activisme des corps trouve sa place dès l’exergue : À toutes nos sœurs en lutte. À la nouvelle génération de femmes qui devront à leur tour se battre pour n’avoir plus jamais honte du sexe entre leurs cuisses et œuvrer pour un monde de justice et d’égalité. À toutes les héroïnes anonymes à travers le monde, celles qui s’élèvent contre la violence, l’inégalité, l’oppression, l’humiliation et l’injustice. À celles qui résistent par un refus, par un cri, par une image, par un mot ou par un geste. À toutes les femmes qui lèvent leur menton, dressent leur poitrine, et brandissent leur poing. À nous toutes, fières, courageuses et victorieuses.

14 L’objectif du mouvement est de « créer un nouvel idéal féminin, celui d’une femme combattante et indépendante » (ibid. : 48), au corps libéré « d’une exploitation patriarcale monstrueuse », au travers d’une « démarche sexuelle féminine » (FEMEN

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2013). Outre « la proclamation par la femme de ses droits sur son propre corps » (ibid.), ce sont les corps exhibés eux-mêmes qui fonctionnent comme arguments « par l’exemple », le terme de « démarche » pouvant être saisi dans son double sens intellectuel et pratique, « manière de raisonner et de faire » : à des fins de captation, en plus d’être exprimée, l’opinion des FEMEN est en effet « performée », tantôt inscrite sur leurs corps, tantôt directement « mise en corps ». C’est ainsi une forme de recadrage du réel (Breton 2003) qu’opèrent les militantes, tentant d’imposer un nouvel univers de référence/croyance dans lequel le corps serait à lire comme étant au service non plus du patriarcat mais des femmes elles-mêmes, « la nudité féminine [n’étant] plus dominée par la définition sexuelle qu’en donnait l’industrie du sexe mais par la volonté féministe de considérer son propre corps comme un outil de résistance et de libération » (FEMEN 2015 : 38-39), comme un répertoire de signes convertibles en arguments moyennant un processus de réappropriation/resémantisation. Pour Oksana Chatchko, co-fondatrice du mouvement, c’est une exigence de simplicité qui a induit ce choix rhétorique des militantes : Le jour de l’Indépendance, en 2009, nous avons rassemblé tout le monde pour une séance photo. Je suis montée sur un podium, j’ai enlevé mon haut et j’ai commencé à appeler les badauds à manifester pour défendre leurs droits civiques et leur indépendance, au lieu de se faire amadouer par des concerts gratuits avec des stars payées par le pouvoir. J’ai fait cela sans effort et j’ai compris que c’était notre meilleure trouvaille. La simplification maximale de l’image d’une fille FEMEN : le topless avec une inscription sur le corps et une couronne sur la tête. Tout ce qui est génial est simple. Il y a des situations où il faut réagir immédiatement, et il est inutile de confectionner des décors ou des costumes. Il faut juste une fille-soldat, une couronne et un corps nu, et voilà, la protestation est prête ! (FEMEN 2013 : 111)

15 Revendiquant la création d’une « esthétique nouvelle », c’est au moyen du néologisme « sextrémisme » que les FEMEN labellisent cette « nouvelle vision du féminisme » (Inna Shevchenko, 7 février 2013, Huffpost) : Le mot « sextrémisme » s’impose comme contrepoint ironique face à l’extrémisme patriarcal et son culte de la terreur et face aux extrémismes religieux. C’est une forme non violente, mais extrêmement agressive de provocation. C’est une arme de démoralisation puissante, sapant les bases d’une éthique poussiéreuse et d’une culture patriarcale vérolée (FEMEN 2015 : 47).

16 Cet activisme est pensé comme une manière de tester la démocratie (ibid. : 47) et de décoloniser l’imaginaire féminin, les seins nus étant le symbole fort « détourné » dans ce dessein : Lorsque la femme sort topless pour protester, elle détruit les bases mêmes du patriarcat qui est fondé sur la passation de la propriété privée de père en fils. […] Cela met les hommes en colère, cette gent féminine qu’ils ne contrôlent pas. Les seins nus les enragent en particulier, car les seins sont l’instrument qui nourrit le bébé. […] Pour nous, cela a un sens profond : la femme a dépassé les frontières et le cadre fixés par la communauté masculine. Le topless recouvre tout un éventail d’idées et de sens. C’est d’abord une façon de dire « Je suis libre, je n’ai plus de complexes ! » (FEMEN 2013 : 117-118)

17 En termes de stratégie communicationnelle, les FEMEN (re)politisent le(ur) corps, devenant « site discursif » : Le corps inscrit des FEMEN les construit en sujets politiques parlants. Cette construction s’accomplit à travers un double déplacement du corps féminin : déplacement hors de la place prescrite à la femme, ukrainienne à l’origine (foyer ou bordel […]) et déplacement hors de l’apparence extérieure prescrite à la femme

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(habillée pour séduire ou se cacher, ou dénudée selon les exigences du regard masculin) (Paveau 2014 b : en ligne).

18 Le parti pris des FEMEN est d’adopter des postures stéréotypiquement attribuées aux femmes et les stigmatisant pour exprimer leur refus de consentir aux normes corporelles patriarcales qui sous-tendent ces dernières : « Nous nous réapproprions ce corps qui nous a été confisqué et déconstruisons les stéréotypes en exposant notre nudité dans un contexte politique » (FEMEN 2015 : 45). « En faisant du corps féminin un argument indissociable de [leur] lutte pour la reconnaissance des femmes en tant qu’êtres irréductibles à une enveloppe matérielle » (2015 : 38-39), les FEMEN pratiquent un retournement de stigmate, tentant d’« inverser totalement la connotation misogyne liée à la nudité féminine » (2015 : 51-52) : Maquillage exagéré, mini-shorts et talons hauts : nous utilisons délibérément les codes de beauté patriarcaux comme instrument d’irritation contre le système qui les a créés. […] Quelle que soit leur physionomie, nous mettons en scène des corps féminins apprêtés, mais en rébellion, utilisant les attributs du sexisme contre le sexisme lui-même (2015 : 52).

19 Ce détournement de l’exhibition/aliénation patriarcale des performances corporelles féminines est assumé par les militantes comme un blasphème : Puisque l’essence même des religions donne aux femmes une place de second choix dans la société, et puisque c’est notamment par le contrôle de leur corps (interdiction de la contraception, tabou de la sexualité, impureté du corps féminin) que les religions parviennent à les maintenir en cage, FEMEN choisit d’opposer à ses systèmes leur pire ennemi : un corps de femme libre. Le blasphème des femmes participe au processus de délivrance de la situation esclavagiste qui leur est imposée par les institutions religieuses (2015 : 42).

20 Défini dans un contexte religieux comme « une rupture volontaire de l’homme dans l’expression de sa relation au divin » (Cabantous 1998 : 17), le blasphème peut être conçu, dans le cadre de la lutte des FEMEN, comme une rupture volontaire de la relation des femmes à une conception sinon « sacrée », du moins « sacralisée », « essentialisée », du féminin.

21 Mais comme je vais le montrer au travers d’une analyse de quelques réactions médiatiques au mouvement, ce détournement exprimant un rapport de désobéissance est loin d’être unanimement compris comme tel. Le corps ayant une dimension collective, multisémiotique et historique, ses performances sont empreintes d’une « intercorporalité », c’est-à-dire de « marques d’un passé renvoyant à d’autres pratiques à d’autres modèles culturels et à d’autres corps » (Greco 2013). Pour poursuivre le parallèle entre corps et langues naturelles, les FEMEN ne peuvent que parler « avec le corps » des autres, un corps « extérieur et collectif », « faillible et lacunaire au regard [de leurs] expériences singulières » (Boutet 2016 : 250) et reproduire des images stéréotypées ancrées dans les imaginaires de leurs cibles. Performant corporellement l’idéal de « la femme blanche séduisante » violemment décrié par ailleurs (Despentes 2006), les militantes prennent en l’occurrence le risque de projeter une image à laquelle ne peuvent adhérer voire s’identifier des publics passant à côté/contestant la pertinence du retournement de stigmate opéré et par-là d’endosser un ethos contre-productif.

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3. Un féminisme qui s’incline devant la domination masculine ?

22 Comme le constate Marie-Anne Paveau (2013), les interventions des FEMEN génèrent régulièrement des « événements discursifs moraux, c’est-à-dire la production de discours qui formulent une indignation, un rejet, une critique d’ordre moral, faisant appel à des notions comme la correction, la décence, voire les bonnes mœurs, souvent articulées avec des valeurs esthétiques » (2013 : en ligne). En d’autres termes, les « attaques à corps nu » des militantes suscitent davantage l’adhésion – ou le rejet – que l’argumentation : comme le déplore Fraisse, quand la nudité entre en politique, « tout le monde se précipite pour énoncer un jugement, un jugement de valeur, dévalorisant si possible » (2014 : 66).

23 Les FEMEN ont choisi de combattre le sexisme par la médiatisation, puisque c’est massivement par ce biais que se multiplient les stéréotypes, et pour reprendre l’expression de Martin, « à l’image des virus, [de] tester l’immunité de chacun » (2013 : 4). La non- transparence de leur objectif, « pirater le système médiatique rempli de ces stéréotypes qui en une image, assignent une place de subalterne à la femme dans la société, pour les remplacer par nos images d’amazones » (FEMEN 2015 : 48), altère cependant leur stratégie de retournement de stigmate. On reproche en effet aux militantes de produire un discours adapté aux exigences du marché : Le langage du corps, du sexe, est, plus encore que les autres, piégé par le système marchand. À l’heure d’Internet et de sa profusion pornographique et du déferlement obscène de la publicité, bien malin, bien maline [sic], qui prétend jouer des stimuli et des refoulements sexuels sans s’emmêler les muqueuses et les neurones. Croyant choquer le bourgeois (et quel intérêt ?), on lui parle publiquement un langage qu’il parle couramment en privé et/ou dont il fait déjà commerce. (Guillon 2014 )

24 La langue des FEMEN reprend les signes de la langue patriarcale, et en inverse les interprétations. Mais ne pouvant présupposer une connivence suffisante, sans un métadiscours soigneusement adapté aux différents auditoires visés, le discours des militantes s’expose au contresens. Cette portée potentiellement double de leurs performances fait des FEMEN la cible d’une invalidation radicale de leur engagement féministe. Ainsi, pour Chollet, par exemple, « l’intérêt pour les FEMEN s’avère parfaitement compatible avec l’antiféminisme le plus grossier » : La réduction permanente des femmes à leur corps et à leur sexualité, la négation de leurs compétences intellectuelles, l’invisibilité sociale de celles qui sont inaptes à complaire aux regards masculins constituent des pierres d’angle du système patriarcal. Qu’un « mouvement » – elles ne seraient qu’une vingtaine en France – qui se prétend féministe puisse l’ignorer laisse pantois. […] Un féminisme qui s’incline devant la domination masculine : il fallait l’inventer (2013).

25 Plus d’un billet d’humeur traque cette prétendue duplicité des FEMEN à coups de jeux de mots puisés dans les imaginaires du sexisme. Voici les extraits de trois d’entre eux, ne s’embarrassant pas outre mesure de cohérence argumentaire et flirtant avec le racolage rhétorique : Sacrées féministes ukrainiennes. Elles nous ont bien divertis cette semaine, à se balader carrosserie à l’air entre Zurich, La Chaux-de-Fonds et Paris. En plus, on y a cru, d’abord, qu’elles voulaient vraiment nous faire réfléchir au destin des femmes ukrainiennes et à l’internationale de la révolution féministe. Mais non. C’est une feinte, une parade, une vraie question à double nichon, pardon à double tranchant.

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On l’a compris lorsqu’elles ont commencé, (dés)habillées en soubrettes sexy, à nettoyer la porte du domicile de DSK, place des Vosges à Paris. Non pas pour l’humilier, comme tout le monde a cru, mais pour venir à son secours en faisant passer le message que les prostituées, qui montrent aussi leurs seins à tire-larigot et utilisent tout comme elles l’argument que plus il y a du monde au balcon, plus on attire l’attention et c’est tant mieux pour le business, sont les plus grandes féministes du monde. CQFD. […] Tant que des seins ukrainiens font la une des médias, la perpétuation de l’espèce est assurée et le monde tourne rond, les femelles faisant leur job d’attirer l’attention avec leurs attributs naturels, le reste du monde, mâle en tête, faisant son job de lorgner dessus. C’est dans l’ordre des choses. Foin de révolution, foin de féminisme. (Isabelle Falconnier, L’Hebdo, 3 novembre 2011) Au risque de paraître pudibond à certain(e)s (j’aime surprendre !), je dirai ceci : je n’ai pas à voir le corps nu de cette jeune femme, j’objecte à ce spectacle, et d’autant moins qu’elle tient à me le montrer (ce qui n’est pas le cas de la baigneuse de la plage naturiste). Se mettre nu(e) est en effet une liberté, qu’il m’arrive de prendre, et que j’encourage par principe. J’ai accordé une attention toute spéciale aux manifestant(e)s qui utilisent, de mille manières, leurs corps dévoilés dans des actions militantes. C’est un usage politique du corps, de sa fragilité affichée, qui me touche et me concerne. Lorsque je suis en face de la photo d’Inna, dont je ne m’aventurerai certainement pas à confier si je la trouve « jolie » ou non, j’éprouve le même agacement que devant n’importe quelle exhibition publicitaire, qu’il s’agisse d’une jeune espoir de la variété ou d’une pub pour un mélange de sucre, de caféine et d’eau gazeuse (Guillon 2014). Le « sextrémisme » est comme tout le reste, un outil de communication aussi creux que ces mignonnes petites têtes qui agitent leurs cheveux en deux temps. Pose 1 : droites et topless, braillant le slogan du jour, jusqu’à ce que le service d’ordre, quel qu’il soit, se manifeste. Pose 2 : visage à terre, ou menottes dans le dos, exhiber sa douleur autant que ses meurtrissures, les flashs doivent crépiter pendant que pleuvent les coups. La victimisation est le moteur des FEMEN. C’est leur fonds de commerce, par là elles revendiquent, justifient, et s’érigent en martyres politiques. Une bonne FEMEN se doit de finir ecchymosée. Les bleus devenant une preuve : si la violence s’exerce c’est que « la cause est juste » (Delaume 2013).

26 L’ambiguïté des corps-textes utilisés pour dénoncer l’oppression patriarcale (« de jolies jeunes filles qui ressemblent à des prostituées, mais qui portent des pancartes disant “Je ne suis pas une prostituée ”», manifeste des FEMEN, 2013 : 97) tend à renforcer un imaginaire sexiste en concentrant l’attention sur les stéréotypes de genre au détriment du geste politique : Chères féministes ukrainiennes, Vous faites pitié. […] quand on revendique défendre une bonne cause, il y a deux choses qu’on doit s’interdire : primo, paraître ridicule, et, deuzio, renforcer les préjugés qu’on prétend combattre. Avez-vous réfléchi une seconde seulement à l’image d’Épinal véhiculée dans l’inconscient collectif des Suisses à propos des femmes ukrainiennes, en ces temps d’arrivée massive de prostituées venant de l’Est, de la Hongrie et de l’Ukraine en particulier ? On pense, malheureusement, en évoquant les Ukrainiennes, aux organes sexuels primaires et secondaires, pour l’exprimer scientifiquement. Et on rigole en douce quand on vous voit exhiber vos nichons pour la cause du féminisme… Message raté, mes chères. Cordialement, Peter Rothenbühler. (Le Matin Dimanche, 30 octobre 2011)

27 Parce que le corps est comme je l’ai exposé plus haut, sujet à intercorporalité, qu’il « possède un fonctionnement collectif qui implique profondément l’autre du rapport social » (Paveau et Zoberman 2009 : 17), d’autres corps parlent à travers ceux des FEMEN, les exposant à des incompréhensions, à des récupérations non congruentes de leurs performances corpo-discursives, à des amalgames, et à des caricatures

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réductrices. La nudité des FEMEN peut ainsi être assimilée à une forme d’hypercorrection se retournant contre ses locutrices : de l’extérieur, ce féminisme jouant la carte d’une performance interprétable comme « hyperféminine », voire pornographique (Paveau 2014 b), peut donner l’impression de trahir la cause, cette double réception étant le lot des féminismes jouant la carte de la « féminité », censée euphémiser les luttes, mais reproduisant par là les stéréotypes dénoncés comme relevant d’imaginaires patriarcaux, sexistes, antiféministes.

Conclusion

28 Annie Le Brun déplorait - il y a 40 ans déjà - que « le langage du corps » soit « parasité par un discours sur le langage du corps » (exergue de cette contribution, 1977 : 39-40). Vingt ans plus tard, l’auteure faisait du corps « l’identité intégrée par excellence » : Susceptible d’être constamment révisé dans les salles de musculation et sans relâche maintenu à un état de fonctionnement optimal par une chimie nutritionnelle appropriée, ce corps accessoire devient tout normalement le double dans lequel s’incarne le fameux « monitorage de soi » [Boltanski et Chiapello, « Le nouvel esprit du capitalisme »] auquel aspire l’homme « connexionniste ». A fortiori quand, traité comme l’autre qu’il faut maîtriser sinon vaincre, ce corps se trouve être autant la matière que le lieu à partir desquels se reconstitue une identité en fuite. […] Tout à la fois forteresse, carapace ou combinaisons de muscles, celle-ci, du fait même de son élaboration sous-cutanée, s’impose comme l’identité intégrée, par excellence. Mais une identité qui résulte autant de l’effacement du corps originel que du corps sexué, pour n’être plus que blindage contre l’autre (2000 : 262-263).

29 En ce début de 21e siècle circule le mythe de la libération du corps déjà réalisée : on présuppose les corps émancipés par les luttes antérieures. Au contraire de cela, une floraison de normes les musèle. Comme la langue, le corps est « un lieu de négociation politique du monde », mais il ne semble pas encore pouvoir constituer à lui seul une pratique oppositionnelle, ses discours étant soustraits, comme l’illustrent les réactions suscitées par les actions des FEMEN, au domaine de la rationalité : « La première réaction face [aux] opérations et [aux] seins dénudés [des FEMEN] est souvent de les prendre pour des décérébrées » (Bouton 2015). La nudité des FEMEN ne suffit pas à situer et justifier leur positionnement idéologique, elle a besoin d’être étayée par un métadiscours clair quant au rapport défendu entre féminisme et corps6. Les sens du corps étant sans cesse reconfigurés entre idéologies normatives et contre-emplois, les rapports entre corps, identités singulières et normes sociales se co-construisent en permanence : il est donc nécessaire de sortir de la binarité corps libre/corps opprimé et de réfléchir à des procédés discursifs de déstabilisation et de repolitisation des investissements de la matérialité corporelle. Pour poursuivre le parallèle entre langue et corps, il est de la responsabilité de chacun de problématiser son corps et de réfléchir à un mode d’appropriation conséquent du répertoire de signes qu’il constitue. Il me semble fécond à cet égard de « détourner » la réflexion qui suit de Houdebine-Gravaud : C’est que le rapport langue [corps]/individu-e/société n’est pas simple. Une langue [un corps] catégorise les données de l’expérience, les visions du monde, mais ne les emprisonne pas ; d’où la responsabilité de chaque sujet parlant [incorporé] qui en parlant [performant corporellement] actualise la langue [le corps] et peut la [le] changer ainsi que les mentalités. Or pour transformer celles-ci, il faut changer tant les structures sociales que les paroles [performances corporelles] des sujets, leur façon de dire [montrer] et leur façon d’écouter [de regarder]. Question d’énonciation, de style, pas seulement dans les écrits littéraires [corps militants],

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mais dans l’écriture [la performance] que peuvent être une parole singulière [un corps singulier], et une façon d’agir, de vivre. (2001 : 106-107)

30 Pour se libérer de fausses évidences, il s’agit de se rendre étranger à son corps comme à sa/ses langue/s, de se créer des conditions de possibilité non pas d’un changement radical d’un système perçu comme limitatif mais du moins d’un « dissentiment » (Laugier 2004), et de trouver des expressions idiosyncrasiques et circonstancielles de son identité. Wittig offre un exemple de réappropriation morphosyntaxique de la langue : J/e suis habitée, j/e ne rêve pas, j/e suis introduite par toi, j/e dois à présent lutter contre l’éclatement pour continuer m/a perception globale, j/e te rassemble dans tous m/es organes, j/e m//éclate, j/e m/e rassemble (1973 : 172-173).

31 L’auteure rompt l’unité du pronom pour dire la diversité et le caractère « innombrable » du sujet, mais reste dans les limites d’une intercompréhension préservée : on peut de même imaginer utiliser les signes corporels communs pour leur faire parler une langue propre, dénaturalisée, l’idée étant de sortir de la citation ou du contre-emploi pour aller vers une forme de (re)création. Seul ce travail de désolidarisation patiente des signes d’imaginaires réducteurs et « décharnés » peut conduire non pas à une éradication des stéréotypes de genre – aspiration de l’ordre des utopies féministes puisque les stéréotypes sont consubstantiels au processus de socialisation –, mais à leur diversification. Philosophe et écrivain, Paul B. Preciado a d’abord vécu sous l’identité de Beatriz. Activiste transgenre défendant un féminisme queer – dont les « scénarios misent plutôt sur la résistance aux normes de genre et sur des micropolitiques que sur la seule dénonciation de l’oppression et de la domination masculine » (Bourcier et Moliner 2012 : 32-33), son réinvestissement de la langue et du corps est une mise en pratique de cette possible diversification et une invitation à la poursuivre, comme on peut le lire dans cette interview : Je souhaite à chacun d’inventer un nouveau mode d’emploi pour son corps, de s’extraire de la norme, de ne pas se reconnaître dans le miroir. […] N’oublions pas que le langage est un système de représentations à l’intérieur duquel il est possible de se définir ou pas, à l’intérieur duquel on est considéré comme un citoyen ou pas, un homme ou une femme, un humain ou un animal. Les conditions de vie et de mort, de droit ou de non-droit, sont précisément données par ce cadre d’intelligibilité. À nous de modifier ces paradigmes pour transformer les conditions de production de la vérité. Je persiste à penser qu’il est possible de produire de la connaissance à partir des conditions mêmes de son exclusion, en ouvrant la notion de subjectivité politique et grâce à l’auto-expérimentation. La révolution est en marche, elle passera forcément par le corps et la transformation du langage (Levy 2015)

32 À l’instar de la langue, le corps est « un système symbolique engagé dans des rapports sociaux » : en plus d’informer et de raconter, il autorise donc également « la censure, le mensonge, la violence, le mépris, l’oppression, de même que le plaisir, la jouissance, le jeu, le défi, la révolte » (Yaguello 1992). Mais l’émancipation que font miroiter ces possibles ne peut aller sans réflexivité et responsabilité. Un retour réflexif sur mes propres pratiques corpo-discursives m’amène à considérer qu’il relève de ma responsabilité non seulement de prendre des risques – ou de « manquer de courage » du point de vue de Preciado, et« de ne plus avoir la force de répéter la norme » (2014), dont celui d’être féministe ‘sans en avoir l’air’, mais aussi de discuter dans des espaces comme celui-ci les éventuelles résistances provoquées par la déstabilisation d’imaginaires conservateurs que cette forme de désobéissance féministe suppose.

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L’intention que Lagasnerie exprime dans son récent essai Penser dans un monde mauvais, « concilier écriture théorique et pratique contestataire » de manière à ce que cette écriture ne reste pas qu’un « jeu scientifique » (2017 : 8 et 45), me semble gagner à être elle aussi incorporée.

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NOTES

1. Emission Infrarouge, RTS, 25 novembre 2014. 2. http://hommelibre.blog.tdg.ch/archive/2014/11/26/zemmour-regret-ou-progres-262234.html 3. Comme le rappelle Bard (2013), la Barbe a été fondée en 2008, Osez le féminisme en 2009, et la première grande manifestation de la Marche mondiale des femmes a eu lieu en 2000. 4. « L’anti-intellectualisme des FEMEN heurte le goût des féministes pour la « théorie » ». (Bard 2012 : 240) 5. Néologisme apparu à Montréal en 2012 lors d’une manifestation étudiante nue (https:// www.youtube.com/watch?v=Z8sQSHOY_wY). 6. On trouve par exemple chez Bard cet effort de clarification : « Finalement, qu’est-ce qu’un corps féministe ? C’est un corps qui trouble le genre. Des suffragettes aux Femen, on voit peut- être diminuer la crainte de la masculinisation des femmes et se mettre en place un cycle de féminophobie, qui concernerait autant le corps « naturel » (cachez ce sein) que le corps « artifice », sexualisé (cachez ce string). C’est aussi un corps combatif qui dégage de la force soit par le muscle et le mouvement, soit avec des accessoires, et assume les risques de l’action. C’est encore un corps qui dérange, un corps déplacé, présent là où il n’est pas bienvenu, là où il est parfois interdit. C’est sans doute un corps qui parvient à exprimer le statut de victime qu’ont les femmes, mais encore plus un corps qui indique une issue par la révolte et le rejet des conventions » (2012 : 239).

ABSTRACTS

Body activism is a new argumentative strategy used by feminist militants. As Fraisse points out, “the body is obviously part of fantasies and images at the heart of debates on sex and gender” and the body is also “a speaking materiality”, “a language of emancipation” (2014). This article explores and analyzes feminist nudity understood as a discursive strategy of resistance. I will pay particular attention to the body performances of Femen, a feminist group created in Ukraine in 2008, recognizable by its activism as regards . I will first describe the rhetorical particularities of this movement: by choosing postures attributed stereotypically to women, usually in a discriminant way, Femen invests the body politically, and operates a transformation of the body’s performances and constraints. I will discuss goals and interpretations of this argumentative strategy. I will also reflect on the discursive processes of creating or deconstructing stereotypes about the body. Moreover, I will envisage the various ways of repoliticizing the body, considering it as an instrument of communication and argumentation and as a material to understand society.

Entre autres nouvelles élaborations argumentatives, la réflexion féministe contemporaine accueille un activisme non pas des mots, mais du corps : comme le relève Fraisse, si « le corps est

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évidemment partie prenante du fantasme et de l’image, au cœur des débats sur sexe et genre », il est aussi « une matière qui parle », « un langage de l’émancipation » (2014). La présente contribution prolongera cette observation en proposant une analyse discursive de corps féministes exhibés, ces derniers pouvant être considérés comme des textes de résistance. Elle sera plus précisément consacrée à une analyse discursive des pratiques corporelles du mouvement Femen, collectif féministe fondé en Ukraine en 2008, reconnaissable par sa nudité et ses « opérations coups de seins ». Il s’agira premièrement de décrire les particularités rhétoriques des corps-textes de ce mouvement : en adoptant des postures stéréotypiquement attribuées aux femmes et les stigmatisant, le collectif Femen investit politiquement le corps, et opère un détournement des exhibitions/aliénations (entre autres patriarcales) de ses performances. Enjeux et réception de ce retournement de stigmate seront discutés. Il s’agira également de réfléchir aux procédés discursifs de construction/déconstruction d’évidences sur le corps et aux modes possibles de repolitisation de ce dernier, envisagé ici comme instrument de communication/argumentation et comme lieu d’intelligibilité du social (Berthelot 1994).

INDEX

Mots-clés: analyse du discours, corps, FEMEN, féminisme, texte Keywords: body, discourse analysis, FEMEN, feminism, text

AUTHOR

STÉPHANIE PAHUD École de français langue étrangère (UNIL)

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Féminismes 2.0. Usages technodiscursifs de la génération connectée 2.0. Digital Discourses of the Connected Generation

Marie-Anne Paveau

I would rather be a cyborg than a goddess (Donna Haraway, Cyborg Manifesto, 1985)

Introduction

1 Les univers discursifs numériques ouverts par le Web 2.0 (web social apparu au début des années 20001) ont très vite accueilli des discours militants exploitant la réticularité (ou fonctionnement en réseau) des espaces numériques et en particulier leur extraordinaire capacité relationnelle (Casilli 2010). En effet, les blogs constituent des lieux conversationnels où peuvent se mettre en place discussions, débats et polémiques, tout comme les réseaux sociaux numériques (désormais RSN) qui constituent de puissants annuaires de liens (Paveau 2013). Les possibles plurisémiotiques de la production technodiscursive native du web (Paveau 2015) permettent en outre le métissage de textes, de sons et d’images fixes et mobiles de toute nature, l’élaboration d’une culture du remix et du mash-up permettant un haut degré de reformulation des productions, une grande rapidité de la circulation des matériaux et enfin une audience importante pouvant se mesurer en millions de récepteur.trice.s, lecteur.trice.s, spectateur.trice.s (Zappavigna 2013).

2 Ces potentialités du web 2.0 ont permis ou accompagné un développement important des discours du militantisme féministe, notamment sur le plan de la nature et de la forme des arguments. Dans cet article, je propose, après une description des usages numériques natifs actuels des féministes et de leur genèse historique, d’examiner deux phénomènes caractérisant le discours féministe contemporain à partir du champ francophone, avec quelques incursions dans d’autres aires géographiques et

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linguistiques2, produit dans l’actualité des années 2010, par des militant.e.s de la quatrième génération3 : – le déploiement dans la blogosphère et les RSN féministes de formes discursives natives et spécifiques de resignification de contenus agressifs ou insultants envers les femmes. Le web conversationnel, comme internet de manière générale, est en effet un univers à la fois réflexif et ludique dans lequel naissent très rapidement des métadiscours, des parodies, des réponses, ouvrant des espaces possibles pour la transformation et la réinterprétation des contenus. – la dimension composite de formes engageant la matière non langagière dans la production technodiscursive. Certain.e.s militant.e.s usent de technogenres de discours (c’est-à-dire natifs du web) désormais bien installés dans les formes du discours revendicatif et militant, articulant image et texte dans un dispositif technographique. J’en détaillerai deux exemples : le mème, forme de reduplication avec variantes d’un dispositif le plus souvent verbo-iconique ; le bingo, interprétation graphique activiste du jeu du même nom, l’ensemble contribuant à l’élaboration d’un discours féministe numérique procédant d’une argumentativité à dimension ludique.

1. Cyberféminismes contemporains

1.1 Une abondance militante

3 Amandla Stenberg a 17 ans, 300.000 abonnés sur Twitter, 665.000 followers sur Instagram et plus de 360.000 personnes « aiment » sa page sur Facebook. Cette notoriété, elle la doit à son statut de jeune actrice de cinéma et de télévision (elle joue notamment le personnage de Rue dans le film The Hunger Games) aux États-Unis, mais également à son activisme féministe, dans la perspective intersectionnelle de l’antiracisme et de la lutte contre l’appropriation culturelle et dans celle de la défense de la non-binarité et de la bisexualité. Cette jeune femme est une sorte d’emblème ou de prototype de la quatrième génération des féministes qui défendent des causes contemporaines et déploient des argumentations inédites par le biais des réseaux sociaux notamment.

4 La Française Mrs Roots a l’âge d’une étudiante en master, environ 25 ans, tient un blog très lu (Mrs Roots. Ecrire. Pour qu'il ne soit plus possible de dire encore une fois : Je ne savais pas), un compte Twitter actif, un compte Facebook et un Tumblr également très visités. Elle fait partie des militantes représentatives de l’afroféminisme en France et pour cette raison, est régulièrement citée et interviewée dans la presse à l’occasion d’événements ou de débats engageant des personnes noires (articles d’information sur l’afroféminisme, débat autour de l’exposition « Exhibit B. » de Brett Hailey4). Elle intervient et écrit régulièrement dans les médias alternatifs favorables soutenant l’antiracisme politique prôné par les afrodescendants.

5 Daria Marx, née en 1980, bénéficie également d’une notoriété importante dans les milieux féministes français : elle tient un blog d’écriture à la fois intimiste et politique qui lui a donné le statut de « blogueuse influente5 », intervient de manière humoristique et musclée sur Twitter, et milite contre la grossophobie en publiant des photos de son corps sur son compte Facebook et son Tumblr6. Son bannissement de la plateforme Facebook en septembre 2016 a déclenché de nombreux débats, soulevé des protestations et sans doute renforcé la cause des grosses sur les RSN, qu’elle défend

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sous le nom de « Gras politique ». Daria Marx est une voix importante des féminismes français actuels.

6 Ces minibiographies de trois féministes de la quatrième génération, de 17, 25 et 36 ans, voudraient donner un aperçu de la population d’énonciateur.trice.s dont il est question dans cet article7. Les années 2010 connaissent en effet une explosion des productions de discours numériques féministes activistes, que signalent de nombreux articles dans les médias, des grands journaux aux magazines de niche en passant par les newsmagazines et les magazines féminins. Le point commun de ces discours est l’affichage d’une résistance, comme le signale Joanne Lalonde dans la définition qu’elle propose de l’activisme web : L’activisme Web désigne l’ensemble des actions de resistancé politique, sociale ou féministe menées par les internautes dans un esprit de revendication. Les modalités de cet activisme se déploient dans toutes les sphères du Web y compris celle des pratiques artistiques. La volonté commune à toutes ces manifestations demeure d’afficher ouvertement une resistance,́ une mise à distance critique par rapport aux différentes formes de domination et de contrôle qui sont exercées par les multiples instances de pouvoir propres à nos sociétés hypermodernes (2012 : 8). 7 Dans la sphère activiste en ligne, le militantisme féministe occupe désormais une place de choix. Il est couramment appelé cyberféminisme bien que ce terme désigne à l’origine un mouvement artistique particulier au début des années 1990 en Australie, au Canada et en Angleterre8. Ce mouvement a ouvert et théorisé des pratiques numériques visant à lutter contre le sexisme, le racisme et le militarisme encodés dans les structures informatiques d’internet, à partir des outils théoriques du féminisme. Son sens actuel s’est étendu à la désignation de pratiques numériques militantes et l’on peut désormais accepter la définition large de Joanne Lalonde : « Le cyberféminisme est […] par définition une pratique activiste, liée à l’idéologie d’ouverture propre au réseau, visant le partage de connaissances autant techniques que théoriques de même que l’accessibilité des outils de création et de diffusion pour les femmes et groupes de femmes » (2012 : 9).

8 La variété, le nombre et le renouvellement des visages et des voix, comme des causes et des discours féministes, a significativement augmenté ces dix dernières années. Les raisons sont plurielles et relèvent d’une articulation étroite entre technologie, histoire et société : l’accessibilité du web 2.0 permet aux locuteur.trice.s ordinaires, sans expertise technique, ni littéracie d’écrivain.e, d’essayiste ou de journaliste, ni réseaux d’influence dans les milieux de l’édition et des médias, de s’exprimer et de publier rapidement, facilement et gratuitement (Flichy 2010, Gunthert 2014) ; les évolutions démographiques et culturelles (accès à l’université et arrivée à l’âge adulte de personnes avec des origines migratoires) ainsi que les évolutions sociales et politiques (plus grande visibilité des questions liées à la sexualité, émergence de l’antiracisme politique contre l’antiracisme moral, évolutions du rapport au corps) ont fait émerger des cadres conceptuels (par exemple l’intersectionnalité), des causes (lutte contre la maltraitance médicale, contre la grossophobie, critique ou défense du voile, défense des transidentités) et des modalités militantes (slutwalks, marches de nuit non mixtes). Cette abondance se déploie largement en ligne, essentiellement sur les deux grands RSN que sont Twitter et Facebook, mais également sur les plateformes de blogs, dont Tumblr, mais aussi sur les espaces participatifs des grands journaux (l’espace de blogging « Le Plus de l’Obs » par exemple). La réticularité du web permet en effet la

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propagation des idées, la diffusion des savoirs et savoir-faire, l’élaboration des réseaux, le recrutement de militant.e.s et d’allié.e.s.

1.2 La construction genrée de la technologie

9 Les pratiques émergentes dont il est question dans cet article ne sont cependant pas nées avec le web 2.0, mais s’inscrivent dans l’histoire plus longue des relations entre les femmes et la technologie, qui constitue une contextualisation nécessaire pour l’analyse des discours.

10 Le cyberféminisme des années 1990, qui ne se réduit pas, on l’a vu, au militantisme en ligne, trouve ses racines dans la réflexion menée à partir des années 1970 par Donna Haraway sur le rapport entre les femmes et le non-humain, principalement les animaux et les artefacts technologiques9. Son célèbre Cyborg Manifesto, paru pour la première fois en 1985 (republié en 1991 et tardivement traduit en français en 2002 puis en 2007), décrit et théorise les contextes postdualistes10 de la fin du 20e siècle qui permettent aux femmes de sortir des dominations binaires, du carcan de l’identité et de l’essentialisme et des assignations de genre (Haraway 1991, 2007). Les technosciences offrent selon elle des possibilités émancipatoires pour les femmes car elles permettent la négociation des frontières entre les humains, les animaux et les machines.

11 Le travail de Haraway est à l’origine d’un courant important de réflexion sur les rapports entre genre, féminisme et technologies nouvelles (ou anciennes d’ailleurs), dont le cyberféminisme constitue le pan numérique. Judy Wacjman publie en 2004 une importante synthèse de ces questions, Technofeminism, où elle insiste, en s’appuyant sur la théorie de la construction sociale de la technologie11, sur le trait fondamental de la coconstruction réciproque de la technologie et du genre. Elle reprend cette idée dans un article traduit en 2013, « Genre, technologie et cyberféminisme », où elle explique que « la technologie [est] à la fois une source et un effet des relations de genre [Wajcman, 2004]. En d’autres termes, on peut considérer que les relations de genre se matérialisent dans la technologie et que la masculinité et la féminité prennent à leur tour sens et se définissent par leur implication et leur inscription dans le fonctionnement des machines » (Wacjman 2013 : 434). Dans son livre de 2004, elle décrivait ainsi les implications de cette co-construction réciproque : If society is coproduced with technology, it is imperative to explore the effects of gender power relations on design and innovation, as well as the impact of technological change on the sexes. An emerging technofeminism conceives of a mutually shaping relationship between gender and technology, in which technology is both a source and a consequence of gender relations. In other words, gender relations can be thought of as a materialized in technology, and masculinity and femininity in turn acquire their meaning and character through their enrolment and embeddedness in working machines (2004: chap. 112).

12 Il faut donc comprendre que les pratiques discursives féministes et les univers numériques s’élaborent dans un rapport réciproque : si le web semble transformer les modalités d’accès au discours féministe et ses dispositifs formels, en retour et simultanément, les pratiques discursives féministes transforment le web. Il s’agit bien de transformation sociale de la technologie. On verra par exemple dans la deuxième partie que la plateforme Youtube est constamment l’objet de nouveaux usages non prévus à son origine et que, inversement, ses affordances (ses possibilités techniques) permettent aussi l’invention de dispositifs discursifs nouveaux.

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13 En France Josiane Jouët défend également la perspective postdualiste d’un continuum entre usager.e.s humains et dispositifs technologiques, reposant en ce qui concerne les femmes sur une forme de paradoxe : Si les femmes utilisent un grand nombre de technologies informatisées, elles ne participent pas à leur conception et demeurent en dehors de la compréhension des principes du fonctionnement des machines. Or ces artefacts ne sont pas seulement des outils. Leur matérialité est, en effet, porteuse de symboles, de valeurs et de traits culturels qui apparaissent comme fortement genrés (Jouët 2003 : 61). 14 Les travaux de Kira Hall montrent que les femmes ont un usage social, privé, familial, en un mot relationnel et pragmatique des outil technologiques pensés et élaborés par les hommes sous des approches industrielles, économiques et techniques au sens public du terme : les femmes « produisent » donc les outils technologiques, en détournant leur utilisation de manière genrée. De même, elles utilisent les possibilités communicationnelles du web social dans une perspective émancipatrice, trouvant dans les espaces du web 2.0 des lieux préservés de la domination masculine : L’échange en ligne peut aussi s’avérer émancipateur pour les femmes. […] sur écran, les femmes peuvent manifester davantage de confiance en elles car elles ne sont pas interrompues et, dans les discussions, qui ne tournent pas autour du sexe, leur point de vue est davantage pris en compte (Jouët 2003 : 78).

15 La construction genrée de la technologie est donc également une construction genrée de la communication et des formes langagières et discursives qui se déploient sur le web : les dispositifs technologiques et sociotechniques, loin de n’être que les supports de la communication, en sont véritablement l’environnement natif.

16 Comme le souligne Josiane Jouët, « la construction conjointe et continue des identités de genre et des technologies de communication est encore méconnue » (2003 : 83). Les questions abordées dans cette première partie sont en effet à peine effleurées par la recherche en sciences humaines et sociales13, et les formes langagières, discursives et argumentatives du cyberféminisme restent un terrain à défricher.

2. Pratiques technodiscursives féministes

17 Les pratiques technodiscursives14 dont il est question ici ne sont pas seulement féministes parce qu’elles sont accomplies par des femmes dans une perspective militante ; elles sont également féministes au sens où elles modifient les rapports sociaux de sexe en agissant sur elles-mêmes : je veux dire que les pratiques discursives féministes modifient les pratiques discursives tout court. Il se joue, comme le souligne Josiane Jouët, quelque chose de l’ordre du bouleversement d’un ordre hiérarchique préalable.

18 J’aborde ici deux types de pratiques discursives à fort coefficient argumentatif : la resignification et l’usage du technographisme.

2.1 Les formes de la resignification. L’argument de la salamandre

19 J’entends par resignification, notion théorisée par Judith Butler à propos des insultes homophobes (Butler 2004), un dispositif de récupération de contenus sémiotiques dévalorisants ou offensants dans le but d’en inverser la valeur et d’en récupérer les signes en tant que symboles de fierté. La resignification est née d’un retravail de la part

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de Judith Butler des notions d’interpellation (Althusser) et d’assujettissement (Foucault) dans le cadre du genre et de l’étude des processus de stigmatisation et d’oppression des minorités15. Je définis linguistiquement la resignification16 comme une procédure lexico-discursive consistant à reprendre à son compte des (dé)nominations ou des discours insultants pour en faire un étendard d’identité ou de fierté, dans une visée d’éthique du discours. Les exemples suivants sont bien connus : queer, ancienne insulte devenue étendard de fierté dans la communauté LGBT, nègre, resignifié via la notion de négritude et sa version anglaise et argotique nigga réapproprié par les Africains-Américains, ou plus récemment slut, dans le mouvement des slutwalks né en 1991 à Toronto17. La resignification est argumentative dans la mesure où elle constitue un contrediscours opposé à un discours antérieur ; elle est cependant elliptique puisqu’elle fait l’économie des étapes prototypiques de l’argumentation (au minimum données et loi de passage). Mais elle possède également une dimension habilitante : elle confère du pouvoir, de l’autonomie ou de la liberté à celui ou celle qui en fait une autodésignation ou un usage valorisant. En ce sens, la resignification produit, dans les termes des études de genre, de l’agency, c’est-à-dire une puissance d’agir. On pourrait l’appeler avec Haraway, l’argument de la salamandre, d’après cette description figurant dans le Cyborg Manifesto : Chez les salamandres, la régénération qui suit une blessure, par exemple la perte d’un membre, s’accompagne d’une repousse de la structure et d’une restauration des fonctions avec possibilité constante de production, à l’emplacement de l’ancienne blessure, de doubles ou de tout autre étrange résultat topographique. […] Nous avons tou(te)s déjà été blessé(e)s, profondément. Nous avons besoin de régénération, pas de renaissance, et le rêve utopique de l’espoir d’un monde monstrueux sans distinction de genre fait partie de ce qui pourrait nous reconstituer (Haraway 2007 : 112).

20 En ligne, les dispositifs techno- et sociodiscursifs permettent de mettre en place des procédures de resignification parfois élaborées et productives, comme chez la salamandre ; elles amènent même parfois une rémunération : l’insulte ou l’agression finit alors par être bénéfique, au sens économique du terme, aux insulté.e.s et agressé.e.s. Les exemples se sont multipliés ces dernières années d’internautes féministes ayant élaboré de tels détournements créatifs et rémunérateurs. En novembre 2015, Marion Maréchal-Le Pen, députée Front national du Vaucluse en France, annonce qu’elle retirera ses subventions au Planning familial si elle est élue présidente de la région Provence Alpes Côte d’Azur. Klaire, une youtubeuse, poste alors une vidéo de soutien au mouvement féministe et d’éducation populaire, qui lui vaut un nombre important d’insultes violentes (du type : « Qu’elle saloop espèce de merde » ou « Qu’on la tonde, qu’on lui couse les paupières avec du fil de fer et qu’on lui fasse manger de la terre »18). Elle décide alors d’éditer ces insultes au profit du Planning familial en publiant un livret, organise la prévente de l’ouvrage sur un site de crowfunding (Ulule) qui rapporte 12.000 euros et continue actuellement de le vendre sur son site19 pour parvenir à la somme de 20.000 euros. Cette opération est donc un succès à la fois financier et pragmatique : la production d’insultes produit de la richesse qui revient à l’insultée par une boucle vertueuse. Ce sont les dispositifs de production de discours en ligne qui ont permis l’existence de cette boucle : la vidéo sur la chaîne Youtube de Klaire, la fonction « commentaire » de la vidéo, le site de crowdfunding, le blog comme interface de communication avec le public. On a là une procédure de resignification qui n’inverse pas le contenu axiologique des énoncés, qui restent insultants, mais qui en inverse la valeur de circulation : de l’espace du commentaire de

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la plateforme Youtube à celui du livret édité par La ville brûle, les commentaires insultants voient leur fonction pragmatique inversée ; actes de langage menaçants au départ, ils deviennent des actes de langage soutenant la cause auparavant menacée.

21 D’autres procédures de resignification sont inventées par les locutrices féministes : en 2016, l’humoriste youtubeuse Solange choisit par exemple de composer un sketch oral avec les commentaires haineux reçus sur sa chaîne, qu’elle adresse à une petite chienne. Elle prononce par exemple des énoncés comme : « Art contemporain c’est de la merde. J’aurais aimé qu’un chien te viole », ou « Putain c’est quoi cette vidéo de salope ? et en plus t’es hideuse », ou encore « Bobo c’est ferme bien ta gueule sale chienne et suce ma verge », adressés à son petit animal. Cette adresse, qui modifie la situation d’énonciation d’origine, produit un effet comique qui assure un désamorçage de la violence. Symétriquement, l’oralisation des commentaires est accompagnée de leur inscription à l’écran, ce qui produit un effet d’authenticité, et maintient la charge agressive des commentaires :

Figure 1 : dispositif sémiotique de « Tranches de haine », vidéo de Solange te parle, 2016 Source : capture d’écran à partir de la chaîne Youtube SolangeTeParle, https://solangeteparle.com/ 2016/01/25/tranches-de-haine/

22 On a donc un dispositif discursif complexe, toujours selon la logique de la salamandre qui peut faire du siège de sa blessure un lieu de production de formes nouvelles : – une vidéo, production verbo-iconique orale qui consiste en une lecture d’énoncés écrits ; – une incrustation des énoncés écrits concomitante à leur lecture orale ; – une interaction interspéciste produisant une situation d’énonciation particulière.

23 La fonction argumentative de contrediscours est assurée par l’ensemble du dispositif : l’effet comique de l’interaction interspéciste intensifié par le type de l’animal (chienne de petite taille pacifique et joueuse), l’intonation et la posture physique de Solange et le doublement scriptural de l’énonciation orale sont les trois procédés qui accomplissent

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la resignification des insultes et agressions. La violence sexiste est rendue inopérante par l’adresse vaine à un animal et transformée en rire habilitant.

24 Je pourrais multiplier les exemples de ces dispositifs créatifs élaborés par les féministes-salamandres du web, mais je terminerai par un exemple qui illustre bien une propriété importante d’internet et du web, la réflexivité. J’entends par réflexivité du web le fait que tout énoncé en ligne est susceptible d’être commenté, traité, parodié, redocumenté20, dans un métadiscours utilisant les propriétés technodiscursives elles- mêmes. En août 2016, une étudiante en géographie de 19 ans, qui apparaît sous le nom SkEveleton et le pseudo @Compoto_ sur Twitter, réagit au billet d’un blogueur influent, Yves Landey21, qui lui semble défendre la culture du viol. Elle publie alors un thread (une série de plusieurs tweets liés qui forment un texte) sur son compte Twitter qui critique cette approche et défend des positions féministes sur le viol. Ce thread déclenche alors un important « shitstorm » (une tempête d’attaques violentes et dégradantes) de plusieurs centaines de tweets et de messages privés (un seul twittos lui en envoyant 400). Face à l’importance quantitative de l’attaque et son intensité qualitative, la jeune femme utilise ses savoir-faire techniques et décide de faire des statistiques à partir de ces tweets agressifs : elle publie alors une série de graphiques sur la proportion des insultes dans les tweets, le genre des auteur.e.s, les tweets mal orthographiés, les thèmes principaux, etc. Cette réponse trouve un écho large sur Twitter et d’autres RSN et est reprise dans les médias (voir Grand d’Esnon 2016) : la mise en statistiques et la possibilité de leur diffusion immédiate constituent un désamorçage de la charge violente des énoncés (non leur inversion axiologique) qui accomplit leur resignification. Traités, classés, chiffrés et neutralisés par la mise en graphiques et leur publication, les tweets violents deviennent des données numériques et anthropologiques.

25 La resignification ou argument de la salamandre constitue donc une forme privilégiée du discours féministe en ligne dans l’univers du web 2.0. C’est un argument féministe privilégié parce qu’il s’agit d’un dispositif discursif adopté par les opprimé.e.s et décrit par la principale théoricienne du genre, mais aussi parce que les dispositifs technodiscursifs du web offrent des possibilités importantes de le déployer.

2.2 Technographismes féministes. Le remix verbo-iconique

26 J’appelle technographisme une production sémiotique associant texte et image dans un composite natif d’internet. L’élément -graphisme, conformément à son étymologie, signifie ici à la fois le geste de tracer, renvoyant au dessin ou à l’image et celui d’écrire, renvoyant au texte. Les frontières entre les codes se reconfigurent dans les écosystèmes connectés et les dispositifs techniques permettent des formes composites : internet est en effet le lieu du multimédia. Nicolas Auray, examinant les avatars dans les jeux en ligne, parle par exemple de « l’intégration des écritures et des images » et d’une « nouvelle économie des signes sur l’espace de l’écran, […] caractérisée par l’intégration de systèmes expressifs appartenant à plusieurs formats, image, texte et son, dans le même media » (2004 : 97). Le détail « dans le même media » est important : il signifie que les deux ordres sémiotiques du texte et de l’image n’en font plus qu’un, étant simultanés, indistincts et indissociables. Sur internet, et particulièrement sur le web, se produit ce qu’André Gunthert appelle une « conversationnalisation de l’image », c’est- à-dire une manière d’utiliser l’image comme un item conversationnel à l’instar d’un

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élément langagier : l’image est tirée du côté de la communication et du langage (2014). Il me semble qu’inversement se joue aussi ce qu’on pourrait appeler une iconisation du texte, c’est-à-dire, symétriquement, un usage du texte comme image. Sur les réseaux sociaux notamment se développe de plus en plus la pratique de la capture d’écran (screenshot) ou de la photographie de textes : dans un tweet ou sur un statut Facebook, l’internaute intègre une capture d’écran ou une photographie d’un extrait de texte, souvent doté de surlignages, pour illustrer ou appuyer son discours, ou transmettre une information. Ces deux types d’articulation entre le texte et l’image témoignent d’une intégration des différents codes sémiotiques dans les univers discursifs numériques qui est au fondement de la pratique du remix. Nombre de technographismes sont en effet des interprétations de productions existantes et relèvent donc du remix, opération consistant à citer des œuvres et à les transformer pour produire une nouvelle œuvre. Lev Manovich estime que ce qu’il appelle la « remixabilité » (remixability) constitue un principe important d’élaboration des univers numériques (2005). C’est également une possibilité largement exploitée par les discours militants, dont le féminisme (Mackrous 2015). Je détaille maintenant deux pratiques de remix bien installées dans les univers féministes connectés : la création du mème « We can do it » à partir de l’affiche de J. Howard Miller représentant une ouvrière des usines Westinghouse et l’utilisation argumentative et humoristique du modèle de la grille de bingo.

2.2.1 Le mème « We can do it »

27 Les mèmes internet ou mèmes numériques sont des éléments culturels natifs d’internet qui se propagent dans la sphère publique par réplication et transformation dans des réseaux et communautés numériques. Il peut s’agir de vidéos, de célébrités ou personnages récurrents, d’images macros, ou de segments langagiers (mot, hashtag, expression, formule, phrase). L’ensemble forme une culture spécifique d’internet, généralement désignée comme sous-culture (subculture), culture populaire ou pop culture (Konstantineas et Vlachos 2012).

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Figure 2 : Affiche originale de J. Howard Miller, 1942 Source : Wikimedia Commons, Public Domain

28 Techniquement, et stricto sensu, « We can do it » n’est pas un mème car l’affiche originale de J. Howard Miller est créée en 1942, bien antérieurement à l’internet et au web ; il ne s’agit donc pas d’une production native du web. De plus, l’interprétation féministe de cette affiche, qui est loin d’être évidente puisqu’elle naît dans un contexte martial et plutôt paternaliste (le we du slogan réfère à l’industrie de l’armement états- unienne et l’affiche est en fait un appel au travail intensif de la part des dirigeants des usines Westinghouse) est tardive, datée des années 1980 (Kimble, Olson 2006)22. Mais la manière dont cette affiche a été remixée en ligne, sous forme graphique ou photographique (plus rarement) et continue de susciter des déclinaisons et réinterprétations infinies s’apparente tout à fait à la culture du mème. De plus, plusieurs générateurs de mèmes en ligne proposent cette image, ce qui permet bien de parler de mème23.

29 Les données relatives à ce mème et les différentes pratiques de remix dont il fait l’objet sont innombrables et je n’en donnerai qu’une image incomplète. On peut cependant proposer une brève typologie heuristique des occurrences de « We can do it » en ligne en contexte féministe, dans une perspective discursive et argumentative. Je propose les trois catégories suivantes :

Fonction généraliste informative et déclarative

30 Le visuel « We can do it » a pour fonction de signaler ou d’illustrer l’orientation féministe d’un parti (la commission Féministe du parti vert EELV dans la figure 3 par exemple), d’un compte, d’un réseau ou d’un projet (le site espagnol Feminista ilustrada dans la figure 4, où les deux administratrices se représentent également dans cette posture sur leur page « À propos »). Dans cette fonction l’image première est déclinée

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sans changement majeur, par interprétation graphique ou reproduction photographique.

Figure 3 : Page Facebook de la commission « Féminisme » du parti politique français, Europe Écologie Les Vertsau 09.10.2016 Source : capture d’écran de la page publique https://www.facebook.com/EELVFeminisme/?fref=ts

Figure 4 : Page Facebook du site féministe espagnol Feminista illustrada au 09.10.2016 Source : capture d’écran de la page publique https://www.facebook.com/feministailustrada/?fref=ts

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Figure 5 : Page Facebook de la communauté La Fée Ministe au 18 février 2015 Source : capture d’écran de la page publique https://www.facebook.com/La-Fée- Ministe-231740413642986/?fref=ts

Fonction spécifiante politique et argumentative

31 Dans certaines formes, des traits notables constituent de véritables messages politiques ou résumés d’arguments, comme la couleur de la peau et le voile. L’image est alors mise au service de la défense d’un féminisme matérialiste et inclusif, intégrant les femmes noires et plus généralement racisées, les femmes musulmanes voilées et l’ensemble des femmes ne correspondant pas au stéréotype de la féministe blanche contesté par exemple par les afroféministes et les féministes islamiques24. La réinterprétation de l’affiche originale est alors plus qu’un signal, elle constitue une véritable argumentation au sein de la lutte politique interne qui se joue actuellement entre plusieurs positionnements et plusieurs générations. C’est le cas pour les trois remix suivants :

Figure 6 : Compte Twitter collectif québécois Je suis féministe au 09.10.2016 Source : capture d’écran de la page publique https://twitter.com/jesuisfeministe

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Figure 7 : Page Facebook du groupe Feminismo Revolucionario au 09.10.2016 Source : capture d’écran de la page publique https://www.facebook.com/Feministasrevolucionando/? fref=ts

Figure 8 : Photo publiée par Beyoncé sur son compte Instagram le 22 juillet 2014 Source : capture d’écran à partir de la chaîne Youtube de Pranav Bhatt https://www.youtube.com/ watch?v=GuCBbbePVKU

32 Un modèle récent a renouvelé le mème en modifiant le slogan : fin 2013, un artiste, Valentin Brown, produit une variante de l’affiche avec une modification dans le slogan (« We ALL can do it ») et ce commentaire : « I sought to inject some intersectionality (a term coined by Kimberlé Williams Crenshaw to describe how race and gender intersect for women of colour) into the beloved image of Rosie the Riveter which has, despite its origins, become symbol of the ».

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Figure 9 : Valentin Brown, “We All Can Do It!”, 2013 Source : tumblr intersectionalism : http://intersectionalism.tumblr.com/post/102128222386/we-all- can-do-it-by-valentin-brown

33 Aussitôt le modèle est repris par la blogosphère et la réseausphère féministe et des remix sont produits (interprétation au crayon dans la figure 10 et quadriptyque photographique pour la figure 11, qui correspond à un prix gagné par deux jeunes étudiantes pour la “Yale Women’s Center ‘Feminism Today’ Essay and Art Competition” de 2014) :

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Figure 10 : “We All Can do It”, affiche pour un événement sur le blog Don’t dance her own boys, 31.03.2013 Source : https://dontdanceherdownboys.wordpress.com/2013/03/31/event-we-all-can-do-it-black- women-in-diy-culture/

Figure 11 : “We All Can do It”, publication sur le blog The Yale Hindi debate, 2014 Source : Houriiyah Tegally et Julia Jenjezwa, http://www.yalehindidebate.org/news/2014/3/6/ feminism-through-a-transnational-lens

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34 La figure de la femme voilée fait l’objet d’un mème spécifique, dont on trouve plusieurs interprétations en ligne25.

35 D’autres spécifications peuvent intervenir. On trouve par exemple un remix maternel qui revendique l’intégration de la maternité au combat féministe (Figure 12), et son pendant paternel qui défend la thèse d’un féminisme avec les hommes et pères et non contre eux (Figure 13) :

Figure 12 : Compte Twitter du blog collectif Mère féministe au 09.10.2016 Source : capture d’écran de la page publique https://twitter.com/MereFeministe

Figure 13 : Compte Twitter de Arnaud Bihel au 19.02.2017 Source : capture d’écran de la page publique https://twitter.com/ArnoBihel

– Fonction artistique militante

36 Enfin, on peut attribuer à certaines réalisations une fonction artistique, plus ou moins militante. Le site espagnol Elmeme publie par exemple en 2013 « Cuarenta Versiones de la famosa imagen WE CAN DO IT »26 ; le tag #wecandoit sur le célèbre site d’art alternatif Deviant Art rassemble des centaines 27 de réalisations exploitant de manière large les cultures populaires alternatives, en particulier numériques.

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2.2.2 Le bingo féministe

37 Le bingo est un jeu bien connu qui consiste à rayer des numéros sur une grille. Une fois complète, le.a joueur.se crie « Bingo ! » et remporte un lot. Le principe du jeu et la forme de la grille ont été adoptés par les féministes pour formuler et rassembler les arguments antiféministes les plus courants : il y a donc là également un phénomène de remix, une forme préalable étant mobilisée pour être réinterprétée et transformée dans un autre contexte. Le bingo féministe est une création récente liée au web 2.0, qui apparaît à ma connaissance dans les années 2000 (les grilles les plus anciennes que j’ai pu trouver dans mes recherches en ligne, anglophones, datent de 2007). Il appartient à un ensemble d’usages militants détournés du jeu d’origine qui portent généralement sur des questions liées aux femmes (sexisme, maternité, pornographie, viol, etc.28) mais qui peuvent porter sur d’autres questions politiques. Il s’agit d’une liste mise en grille d’arguments attribués à des locuteur.trice.s antiféministes, liste qui constitue un discours, voire un genre de discours à partir du moment où plusieurs cases peuvent être cochées. Cette grille constitue un technographisme qui articule texte et image, les différentes formes de grille présentant des mises en forme graphiques, autour de la couleur par exemple, comme le montrent les images suivantes. Le format de leur publication en ligne est d’ailleurs la plupart du temps un format d’image (jpeg, png par exemple), ce qui rend leur publication sur les blogs et les RSN particulièrement aisée puisqu’il suffit de télécharger une image29.

Figure 14 : Bingo féministe généraliste 1, blog Les Furies, 2012 Source : http://les-furies.blogspot.fr/2012/07/bingo-feministe.html

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Figure 15 : Bingo féministe généraliste 2, blog Comment peut-on être féministe ? 2016 Source : http://www.commentpeutonetrefeministe.net/2016/05/11/bingo-feministe-2016/

38 Le bingo féministe constitue une forme d’analyse argumentative profane du discours de locuteur.trice.s imaginaires, en présentant une typologie organisée thématiquement. Sur les grilles ci-dessus, on peut reconnaître les grands thèmes du féminisme, par exemple l’essentialisme (la féminité), la sexualité, le patriarcat, le droit de vote, le pouvoir, l’universalisme (les femmes afghanes). L’usage de la première personne dans les cases et le sous-titre du second exemple signalent qu’il s’agit bien d’énoncés, dont le statut est proche de l’exemple de grammaire, fabriqués pour l’illustration d’une règle, ici d’une argumentation. Ce dispositif énonciatif est valable pour l’ensemble des bingos féministes (voir les exemples plus bas), sauf exception : dans l’exemple 19, il s’agit de citations des médias, non référencées cependant. Cette analyse profane par l’exemple constitue elle-même un argument, dans la mesure où elle constitue une réponse humoristique aux énoncés-arguments énumérés, neutralisés par leur inscription dans un contexte ludique. Cette réponse ludique est une forme de contrediscours, reposant sur le désamorçage et une forme de resignification : les énoncés-arguments sont vidés de leur impact pragmatique par leur ludification.

39 Le bingo féministe est décliné sous différents thèmes et points de vue, constituant par là également un mème. Ainsi peut-on trouver le bingo féministe des gameuses (Figure 16), de l’humour sexiste (Figure 17), des colloques universitaires (Figure 18) ou des féminicides (Figure 19), qui fonctionnent tous sur le même principe énonciatif : les antiféministes parlent.

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Figure 16 : Bingo féministe des gameuses, blog Les Furies, 2012 Source : http://les-furies.blogspot.fr/2012/07/bingo-feministe.html

Figure 17 : Bingo féministe de l’humour sexiste, blog Les Furies, 2012 Source : http://les-furies.blogspot.fr/2012/07/bingo-feministe.html

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Figure 18 : Bingo féministe des conférencières, blog Feministe, 2012 Source : http://www.feministe.us/blog/archives/2012/09/24/why-arent-there-more-women-at-stem- conferences-this-time-its-statistical/

40 Mais on trouve également des bingos antiféministes, à partir du point de vue opposé, qui rassemblent des énoncés imaginaires de féministes. Ce sont alors les féministes qui parlent dans les cases, et le processus de neutralisation et resignification s’inverse. Ces bingos, comme les précédents, constituent des analyses profanes et des arguments, puisqu’ils proposent des contrediscours, avec une différence cependant : si les bingos féministes constituent des réponses aux discours antiféministes tenus dans des lieux indéterminés (hors ligne, en ligne, publics, privés, etc.), les bingos antiféministes sont des réponses aux bingos féministes : bingo contre bingo, pour ainsi dire. Dans l’exemple suivant, les guillemets sur le mot même bingo peuvent être interprétés de cette manière : la forme technographique du bingo est attribuée à une autre instance énonciative, celle des féministes qui produisent de « vrais » bingos.

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Figure 19 : Bingo du féminicide dans les médias, matériel de campagne contre le féminicide, blog Osez le féminisme 69, 2014 Source : https://osezlefeminisme69.wordpress.com/2014/11/22/agissez-pour-faire-reconnaitre-le- feminicide-avec-olf-2/

Figure 20 : Bingo antiféministe, compte Twitter PCDE (Parti chrétien démocrate de l’expiation) Source : https://twitter.com/PcdeGo/status/771031728060239872/photo/1

41 La position critique peut également s’inscrire à l’intérieur du féminisme lui-même, champ complexe traversé de désaccords et d’antagonismes. Le bingo du féminisme

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beige (Figure 21 ci-dessous) en est un exemple : il s’agit de faire la critique d’un féminisme qui n’intègre pas les femmes trans’, et plus généralement des personnes qui ne correspondent pas au modèle de la femme cisgenre.

Figure 21 : Bingo du féminisme beige, tumblr Jonesin for Josie, sd Source : http://jonesinforjosie.tumblr.com/post/30440330846/beige-feminist-bingo-with-help-from- autumns#_=_

42 Le féminisme dont il est question dans cette grille est qualifié de beige pour souligner sa tiédeur et ses compromissions avec les positions dominantes : la case DFAB30 Trans Privilege Denying formule le rejet dans certains milieux féministes de la transsexualité à partir d’une assignation masculine à la naissance (le rejet des femmes trans’ est un point de débat important dans les milieux féministes, articulé à la question du viol notamment) ; la case Queerbaiting indique le rejet des individus s’écartant des normes de genre ; les cases Armpit Hair post et Leg Hair Post brocardent la revendication de certaines féministes de pouvoir conserver leur pilosité naturelle, qui est opposée dans les implicites de la grille à leur rejet du corps trop masculin supposé poilu des femmes trans’. Un contrediscours s’élabore donc dans cette grille, constituant une réponse au discours d’un féminisme considéré comme normatif et excluant.

Conclusion

43 J’ai essayé de montrer dans cet article que le militantisme féministe en ligne était pris dans un mouvement réciproque de coconstruction : les féministes exploitent les possibilités réticulaires (la viralité de la circulation), scripturales (l’accessibilité aux espaces d’écriture) et créatives (le remix) du web pour produire et diffuser des discours fortement ancrés dans les conditions sociales et culturelles contemporaines du militantisme. Réciproquement, les possibilités techniques du web 2.0 les amènent à

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produire de nouvelles formes (dispositifs de resignification, technographismes) qui modifient les répertoires discursifs féministes, les enrichissant par exemple de formes argumentatives verbo-iconiques (le mème) ou de dispositifs communicationnels inédits (la plurisémioticité des vidéos de Solange te parle). Le féminisme 2.0 ne se réduit donc pas à une version technologique des luttes des femmes, mais façonne de véritables univers de militance. Les pratiques technodiscursives permettent à la fois une inscription dans la mémoire discursive des féminismes, l’émergence de nouveaux enjeux et l’invention de nouvelles postures militantes.

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NOTES

1. J’examine ici des productions particulières et situées du web seul, constituant l’un des services d’internet avec la messagerie électronique, le chat, les forums de discussion ou le FTP (File Transfer Protocol), qui utilisent chacun des protocoles différents. Le world wide web (www) utilise le protocole HTTP (HyperText Transfert Protocol). Je n’envisage donc pas internet dans sa globalité, ce qui explique par exemple que je ne parle pas des forums de discussion, de la messagerie ou du chat. Les blogs et les réseaux sociaux, qui sont mes terrains de recherche privilégiés, sont des espaces numériques relevant du web et du protocole HTTP. 2. Il n’est plus pertinent, à partir des données numériques en ligne, de circonscrire des objets par langue, aire culturelle ou géographique car la réticularité du web implique un métissage international des données. De plus, les féminismes français récents sont particulièrement tournés vers d’autres pays pour des raisons théoriques notamment (études de genre, intersectionnalité, afroféminismes), les États-Unis, mais aussi l’Inde, le Moyen-Orient, etc. 3. La chronologie des « vagues » ou « générations » du féminisme a toujours été en débat, mais la troisième est traditionnellement décrite comme débutant dans les années 1980 (sur ce débat, voir Van Enis 2013 et l’introduction au présent numéro). Je considère pour ma part que les années 2010 voient apparaître une quatrième génération de jeunes voire très jeunes féministes, né.e.s dans les années 1980-1990 et commençant donc à militer dans les années 2010, dans un univers médiatique déjà entièrement connecté et structuré par le web 2.0. 4. En 2014, l’artiste sud-africain Brett Hailey présente, après Londres, une exposition à Paris qui repose sur la mise en scène de modèles noir.e.s vivants installés dans des situations d’esclavage.

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Des associations de défense de la condition des noir.e.s comme le CRAN se mobilisent et tentent d’obtenir l’interdiction de l’exposition, qui est finalement maintenue. 5. Cette expression désigne un.e blogueur.se bénéficiant d’une audience importante, et susceptible de se professionnaliser, sous l’impulsion des agences de publicité notamment. 6. Voir ici même l’article d’Anne-Charlotte Husson qui mentionne le discours de cette militante. 7. Il s’agit de trois exemples destinés à montrer le lien entre le militantisme étatsunien et européen ainsi que la variété des cultures, des origines et des âges des jeunes féministes actuelles : une métisse étatsunienne militante contre l’appropriation culturelle, une noire afrodescendante française représentante de l’antiracisme politique et une militante de culture juive contre la grossophobie. 8. C’est le collectif australien VSN Matrix qui propose le terme cyberfeminism en 1991 dans le « Manifeste cyberféministe pour le XXIe siècle ». Le groupe a pour but de faire entrer les femmes dans les espaces électroniques au moyen de l’art. Simultanément, la spécialiste de cultural studies Sadie Plant utilise le terme pour décrire la manière dont la technologie féminise selon elle la société occidentale. Et en même temps, au Canada, l’artiste Nancy Paterson lance elle aussi le terme dans un article publié en ligne (sur l’histoire du cyberféminisme, voir Wacjman 2004). 9. En fait, comme le signale Hall, « The notion that futuristic technology will free its users from the limitations of the physical world, thereby allowing for a more democratic society, has been bandied about for decades, long before Haraway wrote her cyborg manifesto » (Hall 1996 : 149). 10. Sur la perspective postdualiste dans la recherche en sciences humaines et sociales, voir Paveau 2012. 11. La théorie de la Social Construction of Technology dite SCOT (défendue par Trevor J. Pinch par exemple), et sa variante la théorie de la Social Shaping of Technology (Judy Wajcman, Robin Williams, David Edge) contestent la neutralité et le déterminisme de la technologie, et la considèrent comme très largement informée par les usages et les contextes sociaux. 12. Ouvrage lu sur Kindle, qui ne donne pas la pagination ; j’indique donc le chapitre. 13. En France actuellement, les travaux sur le féminisme numérique ou cyberféminisme émergent à peine et le présent article fait d’ailleurs partie de ce mouvement : en octobre 2015, un colloque intitulé « Les cyberactivismes féministes à travers le monde » a été organisé par le Centre Hubertine Auclert (Centre francilien de ressources pour l’égalité femmes-hommes) ; en 2015, les coordinatrices du présent numéro ont lancé un appel à articles pour la revue Itinéraires ltc sur la place du corps et des matérialités dans les féminismes de quatrième génération ; en 2016, trois chercheuses en Sciences de l’information et de la communication, Isabelle Hare, Stéphanie Kunert et Aurélie Olivesi, organisent un séminaire semestriel intitulé « Genre et controverses en ligne » et Claire Blandin, historienne travaillant en sciences de l’information et de la communication, organise un numéro thématique de la revue Réseaux à paraître début 2017, appelé simplement « Le féminisme en ligne ». 14. J’appelle technodiscours une production discursive native de l’internet assemblant du langagier et du technique dans un composite hétérogène, sans extraction possible de l’une ou l’autre composante. 15. Sur les origines de la notion de resignification et son élaboration à partir du structuralisme français dans le cadre de ce que Judith Butler appelle une « drôle de construction américaine », voir Paveau 2010. 16. En fait, en anglais, resignification désigne l’ensemble des procédures d’inversion des valeurs quel que soit le code sémiotique (mots, couleurs, notions, images…), et la resignification proprement linguistique, concernant les matières langagières, est plutôt désignée par les termes reappropriation ou reclamation. Resignification portant plus que reappropriation ou reclamation le sème du sens, je garde resignification en français pour désigner des modifications axiologiques de mots et d’expressions. 17. Sur les processus de resignification corpodiscursifs dans les slutwalks, voir Paveau 2014.

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18. Graphies conservées. 19. Le livret : Klaire fait Grr. 2016. Salope ! (Paris : La ville brûle). Le site : http://www.klaire.fr 20. La redocumentation ou redocumentarisation est un processus de collecte raisonnée de données éparses en ligne de manière à produire un document, ensemble organisé d’informations. 21. Le blog LANDEYVES : https://landeyves.com/ 22. Sur le détail de l’histoire de cette affiche et de la manière dont elle a été confondue avec la toile « Rosie the Riveter » de Norman Rockwell, peinte à la même époque, voir le très bon article de l’encyclopédie ouverte Wikipédia « We can do it! » ( https://fr.wikipedia.org/wiki/ We_Can_Do_It!) 23. Par exemple sur le site Meme Generator (https://memegenerator.net/We-Can-Do-It) ou le site frabz (http://frabz.com/meme-generator/caption/8465-We-Can-Do-It/) 24. L’image originale, rognée par le bandeau du compte Twitter, est visible sur le blog Rosie. Respect – more than just a word, comme illustration d’un billet intitulé « We Can ALL Do It: Explained » (http://rosierespect.org.au/news/we-can-all-do-it-white-feminism- explained/). Y sont représentés tous les traits qui écartent des femmes du modèle normé des magazines : une femme noire, puis une femme de très petite taille, une Asiatique, une femme de très grande taille, une femme en fauteuil, une femme voilée et une femme de forte corpulence. 25. Par exemple la célèbre version de Tuffix sur le site Deviantart : http://tuffix.deviantart.com/ art/We-Can-Do-It-Too-326584491 ; ou cette autre sur le blog ViedeMusulmane : https:// www.viedemusulmane.fr/blog/2011/04/journee-internationale-du-voile/ 26. URL : http://elmeme.me/lawwwrdes_/cuarenta-versiones-de-la-famosa-imagen-we-can-do- it_7502 27. URL : http://www.deviantart.com/tag/wecandoit?offset=244 28. Pour des détails, voir l’article « Bingo card » du Geek Feminism Wiki : http:// geekfeminism.wikia.com/wiki/Bingo_card 29. Cette facilité technique s’inscrit dans la construction sociale de la technologie dont je parlais plus haut : le féminisme se déploie en ligne entre autres parce que les dispositifs sociotechniques le permettent ; inversement ces dispositifs sont affectés voire transformés par les usages genrés et/ou féministes. 30. DFAB : Designated Female at Birth.

ABSTRACTS

The digital discursive worlds opened by the social web have enabled the rapid development of militant discourses exploiting the reticularity of digital spaces and their relational capacity. After a description of the current native digital usages of feminist activists and their historical genesis, this paper examines two phenomena characterizing the contemporary feminist discourse: the deployment, in feminist blogs and social networks, of web native and specific discursive forms of resignification of aggressive or insulting content towards women ; the use of technographics, that is to say composite productions inseparably assembling image and text (Two examples are developed here: the "We can do it!" meme and feminist bingo, a list of anti-feminist arguments inscribed on an online grid similar to that of the famous popular game).

Les univers discursifs numériques ouverts par le Web social ont permis le développement rapide des discours militants exploitant la réticularité des espaces numériques et leur capacité

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relationnelle. Après une description des usages numériques natifs actuels des féministes et de leur genèse historique, on examine deux phénomènes caractérisant le discours féministe contemporain : le déploiement dans la blogosphère et les RSN féministes de formes discursives natives et spécifiques de resignification de contenus agressifs ou insultants envers les femmes ; l’usage de technographismes, productions composites articulant image et texte de manière indissociable (on développe les deux exemples du mème « We can do it! » et du bingo féministe, liste d’arguments antiféministes présentés en ligne sur une grille analogue à celle du célèbre jeu).

INDEX

Mots-clés: analyse du discours numérique, discours numériques natifs, remix, resignification, technographisme Keywords: digital discourse analysis, remix, resignification, technographics, webnative discourse

AUTHOR

MARIE-ANNE PAVEAU Université Paris 13, Pléiade

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La place et la parole des hommes féministes dans les réseaux sociaux numériques au Brésil The Place and Presence of Feminist Men in Brazilian Social Networks

Mónica Graciela Zoppi Fontana and Sheila Elias de Oliveira

Introduction

1 La présence d´hommes dans les manifestations féministes urbaines est fréquente. Cette présence est diffusée par les médias et surtout dans la circulation des photos et de posts dans les réseaux sociaux numériques. Des blogs dont les auteurs s´identifient comme hommes féministes/pro-féminisme se multiplient et produisent des effets polémiques sur les blogs féministes. La controverse est centrée sur la légitimité politique de la militance féministe des hommes.

2 Le droit à la parole est une question importante dans les études académiques qui se présentent comme féministes, et qui de ce fait défendent l´égalité des femmes et des hommes, notamment sur le plan des droits. Nous nous proposons de discuter ce pouvoir-parler à partir d´un fait courant dans les énonciations féministes ou présentées comme favorables au(x) féminisme(s) aujourd’hui : le questionnement du droit à la parole féministe exercée par un homme. Un homme peut-il se dire féministe ? Peut-on dire d’un homme qu’il est féministe ? Ce ne sont pas des questions nouvelles à l ´intérieur du mouvement. Nous souhaitons cependant réfléchir ici aux enjeux énonciatifs et discursifs qui sont en œuvre dans la prise de parole des hommes en tant que féministes dans les réseaux sociaux.

3 Il faut considérer les conditions socio-historiques qui déterminent le droit à la parole à partir d´un certain lieu d’énonciation. En effet, quand on parle, on ne le fait jamais sans être inscrit dans un lieu socialement autorisé – on parle en tant que femme, médecin, ami, etc. Prendre la place de locuteur-féministe suppose alors d’être socialement autorisé à parler depuis ce lieu, et, dans ce cas-là, l’autorisation doit être issue du

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féminisme en tant que mouvement collectif. Mais le féminisme, bien évidemment, n´est pas homogène, ce qui divise toujours les droits à la parole.

4 La question du droit à la parole féministe et de la reconnaissance d’une collectivité féministe se renouvelle dans le(s) mouvement(s). En France, la philosophe féministe Rosi Braidotti évoquait en 1983 la nécessité d’un renouveau du féminisme – un « féminisme critique ». Le noyau de cette nécessité était la mise en cause du lieu de parole du féminisme ; elle remettait en question le sens de l’énoncé « nous sommes unes », dont elle essayait de trancher l’évidence à partir de la constatation des différents sujets féministes qui peuvent y être inclus.

5 L’hétérogénéité du nous se complexifie avec la tentative de prise de parole par les hommes comme locuteurs légitimes du féminisme. La question de la mixité/non-mixité hommes-femmes dans le mouvement féministe n’est pas nouvelle non plus et divise les féminismes jusqu’à présent. L’ouvrage Les hommes dans les mouvements féministes : socio- histoire d’un engagement improbable du sociologue Alban Jacquemart (2015) met en évidence la présence de cette discussion dans les mouvements féministes en France depuis les années 1970. Et dans les années 1980/1990, il constate la présence de travaux en France, à la suite des États-Unis, « qui se donnent pour objectif d’interroger la possibilité ou l’impossibilité de l’appropriation de la critique féministe par les hommes et/ou de prescrire les “bonnes” modalités de participation pour les hommes » (Jacquemart 2015 : 18).

6 La construction discursive d’un lieu d’énonciation pour les hommes dans les féminismes au Brésil est l’objet de notre étude. L’analyse est centrée d’abord sur les entrées machismo (« machisme »), feminismo (« féminisme »), feminista (« féministe ») et machista (« machiste ») dans des dictionnaires brésiliens, ce qui nous permet d’examiner les dissymétries dans le fonctionnement de ces paires lexicales d’antonymes dans la langue. Ensuite, on envisage des communautés Facebook qui se présentent comme créées par des hommes féministes, où nous nous proposons d’examiner les effets de sens produits par les procédures de désignation mises en œuvre pour légitimer leur position.

1. Le mot et ses fonctionnements dans la langue

7 Le fonctionnement morpho-sémantique du mot feminista en brésilien est similaire à celui de féministe en français. Le mot peut opérer comme substantif ou comme adjectif. En tant qu’adjectif, il sert aux deux genres morphologiques et il peut être référé à des objets animés ou inanimés : um programa feminista « un programme féministe » / uma jovem feminista « une jeune fille féministe ». Mais cette condition morpho-sémantique n’est pas suffisante pour assurer l’acceptation de la désignation um homem feminista « un homme féministe », qui constitue notre objet ici.

8 Dans les dictionnaires français comme brésiliens, la description de l’usage de féministe/ feminista par rapport au genre n’est pas univoque ; la plupart des ouvrages évitent d’en donner des exemples, ou donnent des exemples où le mot ne se réfère pas à l’humain. Dans la définition du Larousse de la Langue Française (édition en ligne) l’hyperonyme « partisan » se réfère à l’humain, représentant une prétendue neutralité morphologique : « Relatif au féminisme ; partisan du féminisme »1. La prétendue neutralité ne permet pas de percevoir la polémique inscrite dans le mot. Dans une autre direction, sans prétention de neutralité, le Trésor de la Langue Française Informatisé

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présente, sous la rubrique adjectif/substantif de l’entrée, la définition « (celui ou celle) qui se réclame du féminisme » suivie de l’exemple « un féministe convaincu »2. L’entrée du Trésor évoque l’auto-identification pour prédiquer un sujet masculin comme féministe : « celui ou celle qui se réclame » du féminisme. L’adjectif convaincu dans l’exemple indique aussi l’instabilité de féministe quand employé par rapport à un sujet masculin ; ce n’est pas un féministe, sans plus, c’est un féministe « convaincu » de sa condition.

9 Dans l’un des plus récents dictionnaires brésiliens du portugais (première édition 2001), le Dicionário Houaiss da Língua Portuguesa (édition en ligne), on trouve deux définitions, divisées par classe grammaticale : « adjetivo de dois gêneros (1909) – relativo ou pertencente ao feminismo ‹ libelo f. › (adjectif à deux genres (1909) – relatif ou appartenant au féminisme ‹ contestation f. ›) » et « adjetivo e substantivo de dois gêneros – sequaz do feminismo ‹ militante f. › ‹ um grupo de f. inflamadas iniciou uma passeata › (adjectif et substantif à deux genres – disciple du féminisme ‹militant(e) f.› ‹un groupe de f. enflammées a coordonné une marche› »3. Dans ces définitions, l’effet de neutralité est dominant : les hyperonymes sequaz et pertencente n’ont pas de genre marqué, comme militante, employé dans l’exemple ; l’hyperonyme relativo, comme partisan chez Larousse, se sert du masculin prétendu neutre. Mais cet effet est coupé dans l’exemple, où le sujet féministe porte la marque morphologique de genre avec l’adjectif inflamadas (« enflammées »).

10 Les lexicographes, comme on l’a vu chez Larousse et chez Houaiss, semblent en général ne pas être à l’aise pour considérer que feminista / féministe est une qualité ou une désignation des femmes, même si la plupart n’osent pas l’attribuer directement aux hommes – avec quelques exceptions, comme le Trésor français. L’appel au masculin prétendu neutre ou à des mots à genre non marqué, même quand les exemples, en revanche, n’évoquent que des femmes, est indicatif de cette tendance générale à ne pas restreindre le mot aux femmes. La question de fond a trait au sens construit par les pratiques discursives, et on va la poursuivre dans l’opposition sémantique entre feminista et machista (féministe et machiste). Le mot feminista porte une interrogation à propos de la distinction sociale entre féminin et masculin : uma (mulher) feminista « une (femme) féministe » / ?um (homem) feminista « ?un (homme) féministe ». Pour machista (« machiste »), la désignation uma (mulher) machista « une (femme) machiste » est facilement acceptée dans les usages sociaux. Cette disparité a des effets sur la description lexicographique.

11 Revenons à l’Houaiss. Contrairement à ce qu’il fait pour feminista, pour décrire machista il ne donne pas d’exemple. L’effet de neutralité morphologique y est absolu, puisqu’il se sert du masculin prétendu neutre dans les deux définitions : « adjetivo e substantivo de dois gêneros (sXX) – que ou aquele que pauta sua conduta pelo machismo (adjectif et substantif à deux genres – celui qui guide sa conduite par le machisme) » et « adjetivo de dois gêneros – relativo a machismo (adjectif à deux genres – relatif à machisme) »4. Rappelons que pour feminista l’adjectif qui renvoie à un objet non-animé (une action) vient en premier, suivi par le fonctionnement adjectif-substantif attribué aux sujets. Pour machista, le substantif qui renvoie au sujet vient en premier. Le dictionnaire semble nous dire que tandis que le sujet machista et tout ce qui est relatif à lui est un donné évident, l’action féministe – la « contestation » – doit être reconnue socialement pour qu’un sujet prédiqué comme feminista puisse être reconnu. Cette interprétation s’impose avec une force accrue quand on examine les entrées machismo et feminismo.

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12 Machismo, marqué comme substantif masculin du XXe siècle, reçoit les trois définitions suivantes : « 1 qualidade, ação ou modos de macho (‘ser humano’, ‘valentão’); macheza (qualité, action ou manières de macho [‘être humain’, ‘fanfaron’]; qualité de macho) 2 infrm. exagerado senso de orgulho masculino ; virilidade agressiva ; macheza (infrml. Sens exagéré de fierté masculine ; virilité agressive ; qualité de macho) 3 comportamento que tende a negar à mulher a extensão de prerrogativas ou direitos do homem ‘o m. ainda tem limitado o acesso feminino ao mercado de trabalho’(comportement qui tend à nier à la femme l’extension des prérogatives ou des droits de l’homme “le m. a encore limité l’accès féminin au marché de travail”) »5. Dans les trois définitions, les hyperonymes qualité, action, manières, sens, virilité, comportement expliquent machismo comme une manière d’être.

13 A son tour, feminismo, marqué comme substantif masculin daté de 1905, reçoit les quatre définitions suivantes : « 1 doutrina que preconiza o aprimoramento e a ampliação do papel e dos direitos das mulheres na sociedade p. oppos. à antifeminismo ” era uma defensora do f.” › (doctrine qui prône l’amélioration et l’expansion du rôle et des droits des femmes dans la société p. oppos. à antiféminisme “elle était une partisane du f.”) 2 p. met. movimento que milita neste sentido (p.mét. mouvement qui milite dans cette direction) 3 p. ext. teoria que sustenta a igualdade política, social e econômica de ambos os sexos (p. ext. théorie qui soutient l’égalité politique, sociale et économique des deux sexes) 4 p. mét. atividade organizada em favor dos direitos e interesses das mulheres (p. met. activité organisée pour les droits et les intérêts des femmes) »6. Le premier hyperonyme du mot feminismo est doctrine, et les autres – mouvement, théorie, activité – sont marqués comme extensifs (p. ext.) ou métonymiques (p. met.) par rapport à lui. Le feminismo n’est pas expliqué comme une manière d’être, tel que le machismo. Il est expliqué comme corps d’idées, élaboration, action.

14 Alors que machismo est énoncé presque comme une donnée naturelle, intrinsèque de l’être, en faveur de l’homme et/ou contre les femmes, feminismo est énoncé comme action-élaboration pour l’égalité entre hommes et femmes ou pour les femmes. Entre ces deux mots qui peuvent paraître symétriques à première vue, il y a une histoire énonciative et discursive que le dictionnaire laisse entrevoir dans son mode de signifier, en interprétant les usages sociaux des mots. La construction des acceptions, les choix lexicaux, les rapports des définitions aux exemples ou même la présence ou l’absence d’exemples, tout concourt à organiser une représentation sociale des mots qui nous amène à considérer les effets discursifs rendus possibles par le fonctionnement de la langue. Le discours dominant – le machisme – est tellement fort que le dictionnaire efface la construction socio-historique du sens du mot, le signifiant comme une manière d’être. Et le discours dominé – le féminisme – apparaît clairement comme une construction sociale, même s’il n’est pas énoncé explicitement comme une réponse au machisme.

15 Pour nous, les différences dans le fonctionnement de ces mots liés par la forme et le sens – feminista, machista, feminismo, machismo – doivent être renvoyées au rapport entre langue et interdiscours, ce qu’on examinera ensuite sur les réseaux sociaux. On pourrait donc reformuler notre question de départ en prenant en compte l’idée d’identification discursive. Au lieu de demander : « un homme peut-il énoncer au nom du féminisme ? », nous nous demanderons si quelqu’un qui se reconnaît ou est reconnu comme appartenant au genre masculin peut se contre-identifier aux discours qui

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constituent l’histoire de son genre et du genre qui lui est soumis dans ce processus historique.

2. Hommes (qui se disent) féministes

16 Depuis ces dernières années, on constate au Brésil une présence toujours croissante d’hommes dans les manifestations féministes urbaines : on les trouve dans la rue, aux côtés des filles, ils marchent aussi avec des inscriptions sur le dos et la poitrine, en portant des pancartes écrites à la main et énoncées en première personne, en reproduisant des cris de guerre des militantes féministes. Cette présence est largement diffusée par les médias et notamment via la circulation des photos et des publications (posts) dans les réseaux sociaux. La controverse est centrée sur la légitimité politique de la militance féministe par des hommes. Qui peut se dire/s’appeler féministe ? Pour nous, il s’agit aussi et surtout d’une question de langage, dans cette énonciation, la désignation est mise en œuvre pour produire des identifications militantes. C’est dans le fil du discours, par la formulation des énoncés, qu’on peut explorer les traces de ces processus d’identification.

17 Nous considérons, en accord avec Eni Orlandi (2001) que l’identité est un mouvement du sujet du discours dans l’histoire, mouvement dont l’analyste peut tracer les trajets errants dans la matérialité du corpus étudié. Du point de vue discursif, l’identité, dans son unité imaginaire, est constitué par des processus d’identification de l’individu à des positions discursives à l’intérieur de l’interdiscours, processus qui sont de nature historique et idéologique et trouvent dans la langue leur lieu de réalisation. Ainsi, l’identité se présente à l’analyste du discours comme un faisceau instable de processus d’identification, dont la description mène à explorer aussi bien les images discursives et la scène énonciative, que les désignations développées au fil du discours. Dans ce sens- là, nous admettons, en suivant Zoppi Fontana (2009), que les processus de désignation travaillent dans le discours comme des dispositifs de subjectivation/identification, non seulement à travers des noms propres, mais encore, et fondamentalement, à travers toutes les constructions (morpho)syntaxiques qui se réfèrent au / prédiquent le sujet du discours. En effet, c’est sur la base matérielle des désignations au fil du discours que des images discursives sont construites7, affectant les opérations énonciatives d’autoréférence qui représentent pour le sujet du discours son identité imaginaire : « je suis un homme féministe ».

18 Pour analyser ces processus d’identification sur la base des formes de la langue et d’autres formes matérielles, nous prenons ici comme corpus des discours numériques natifs (Paveau 2015). Dans l’actualité, les différentes formes de cyber-militance jouent un rôle majeur dans les mouvements féministes, avec une présence massive dans les réseaux sociaux. Au Brésil, ces féminismes de quatrième génération8 occupent un espace polémique et favorisent l’émergence de plusieurs collectifs, dont l’action politique se multiplie par l’effet de la dispersion spatiale et de la temporalité instantanée du numérique. Leurs arguments et leurs pratiques rhétoriques-esthétiques ouvrent de nouvelles approches à la problématique féministe, dans son hétérogénéité croissante, et sont réappropriés par l’espace académique et politique institutionnels. Nous explorons les communautés intitulées « Hommes féministes », « Homme féministe pour de vrai », « Homme féministe », « Homme pro-féministe » qui ont été récemment crées sur le web 2.0 (Facebook, Twitter). Ces désignations se multiplient sur le réseau et

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produisent des effets polémiques sur les blogs féministes plus actifs dans la cyber- militance brésilienne actuelle.

Figure 1 : Hommes féministes (communauté)

Source : http://www.facebook.com/homensfeminismo. 1° post 3/4/2014 – dernier post 31/10/2016 en activité, 1.329 likes à 2/11/2016

Figure 2 : Homme féministe (communauté)

Source : http://www.facebook.com/Homem-Feminista-1432656646949592/ 1° post 21/11/2013 – dernier post 22/11/2013, 163 likes à 2/11/2016

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Figure 3 : Homme féministe pour de vrai (communauté)

Source : https://www.facebook.com/Homem-Feminista-de-Verdade-458014067568295/ 1° post 12/12/2012 – dernier post 3/4/2013, 10.448 likes à 2/11/2016

Figure 4 : Homme pro-féministe (communauté)

Source : https://www.facebook.com/pelasmulheres/ 1° post 2/3/2016 – dernier post 24/10/2016 en activité, 74 likes à 2/11/2016

19 Parmi les quatre communautés citées, seulement deux – Figure 1 : Hommes féministes et Figure 4 : Homme pro-féministe–sont encore en activité ; pour les deux autres, la dernière publication est datée de 2013. La différence entre elles est aussi marquée par leur popularité sur le réseau, dont le nombre de likes est un indicateur La communauté la plus populaire – Homme féministe pour de vrai– est aussi la seule qui ait investi dans la production de mèmes didactiques, dont il est possible de voir un petit échantillon à

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droite sur la Figure 3 ; toutes les autres se limitent à commenter et répliquer, plutôt que créer, des textes publiés ailleurs sur des blogs féministes. Il y a encore parmi les publications quelques articles originaux qui réfléchissent sur les événements ou les nouvelles d’actualité.

20 Nous analyserons d’abord les noms des communautés, puis les positions énonciatives de leurs locuteur.trice.s et les représentations visuelles construites par les images de profil et de couverture. Enfin nous passerons à l’observation des posts et des blogs à finalité didactique.

2.1 Les noms des communautés

21 Les noms des communautés sont construits à partir de la détermination du nom homme(s) par l’adjectif féministe(s), auxquels il est ajouté un complément prépositionnel de verdade (pour de vrai) ou le préfixe pro-. La détermination est ainsi un indice de la division qui affecte le sens du mot homme dans l’énonciation et signale aussi l’instabilité des désignations résultant de cette opération. Le geste de dire homme féministe suppose l’existence d’autres désignations pour référer à l’ensemble constitué par les individus qui se reconnaissent comme étant du genre masculin. Ainsi la construction homme féministe ne parle pas d’un homme ou des hommes, mais d’un homme d’un type particulier par opposition à d’autres types spécifiés par différentes déterminations : « hommes machistes », « vrais hommes », « hommes possibles », etc. On trouve sur le réseau des communautés, des pages et des profils qui sont nommés de cette façon, ce qui montre les rapports polémiques institués entre ces désignations dans leur circulation dans le discours numérique. En outre, les déterminations de cette construction (« homme féministe pour de vrai », « homme pro-féministe »), qu’on voit apparaître fréquemment sur le réseau, peuvent être interprétées comme un symptôme de l’instabilité de ce processus de désignation : on pourrait toujours ajouter une nouvelle détermination qui signalera/produira une nouvelle ligne de fracture, une nouvelle division du sens. De cette façon, l’opération sémantique de détermination est l’indice au fil du discours d’une interprétation de non-coïncidence entre les mots et les choses et entre discours différents (Authier-Revuz 1995), qui est projetée par le sujet au cours de son énonciation. Cette non-coïncidence référentielle et discursive résulte du débat idéologique mené dans la société pour stabiliser le sens de la désignation homme dans la langue. La détermination en « homme féministe pour de vrai » indique par inférence une opposition avec des désignations du type « homme pseudo-féministe » et « homme faussement féministe », lesquelles circulent de manière polémique sur les réseaux sociaux. De la même façon, la détermination par le préfixe pro- suppose l’opposition à d’autres préfixes comme anti - ou contra -, et donc il peut être interprété aussi comme une marque du rapport conflictuel au discours machiste9. Mais cette marque ne se réduit pas à signaler une opposition polarisée, antagonique, puisqu’elle produit une double détermination : elle constitue un travail sur les frontières mobiles et poreuses entre les positions discursives féministes et machistes, mais aussi et notamment à l’intérieur des positions féministes. En effet, le préfixe pro- met en scène une division dans le champ des féminismes qui distingue des militant.e.s de façon non symétrique et hiérarchisée. Il s’agit d’une distinction par rapport au lien d’appartenance au collectif et au droit d’énonciation légitime, selon qu’ils/elles s’identifient et qu’ils/elles sont reconnu(e)s comme étant du genre masculin ou féminin. L’adjectif féministe ne pourrait être attribué qu’aux désignations qui se

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réfèrent aux femmes ; en revanche, le préfixe pro- ne peut être ajouté à l’adjectif féministe que dans le cas d’une désignation dont le nom déterminé se réfère au genre masculin : « homme(s) proféministe(s) », « militant(s) proféministe(s) ».

22 Ainsi, par le seul effet de leurs noms propres, ces communautés Facebook révèlent l’existence d’un conflit de légitimation de nouveaux sujets politiques pour les mouvements féministes.

2.2. Qui parle dans les communautés d’hommes féministes ?

23 Une autre trace qui mérite une explication est l’utilisation du pluriel ou du singulier dans la construction de la désignation : homme ou hommes ? Ce petit détail grammatical a cependant des effets majeurs sur la représentation de la scène énonciative et donc sur la construction de l’image du locuteur, tel qu’il est représenté dans les énoncés. Les figures 2, 3 et 4 représentent l’utilisation au singulier de la dénomination : « Homme pour de vrai ∕ pro- ∕ féministe » : la figure 1 représente son utilisation au pluriel : « Hommes féministes ». Dans le premier cas, la dénomination au singulier permet l’ancrage imaginaire de l’énonciation dans l’espace subjectif du moi : c’est un je qui parle. Cet effet énonciatif peut être renforcé par la présence d’énoncés en première personne du singulier, comme dans la figure 4, où on trouve sur l’image de la couverture de la page l’énoncé suivant : « Je ne sais pas ce que c’est de se faire harceler, mais je sais que je peux contribuer à changer cette scène » [Não sei o que é ser assediado, mas sei que posso colaborar para esse cenário mudar].

Figure 4 : Je ne sais pas ce que c’est de se faire harceler, mais je sais que je peux contribuer à changer cette scène

Source : https://www.facebook.com/pelasmulheres/photos/a. 1103603612994972.1073741828.1045627458792588/1103603379661662/?type=1&theater

24 Toutefois, le rapport entre la forme au singulier – homme féministe – et la représentation du locuteur comme un « je qui parle » n’est ni simple ni univoque. Dans la communauté « Homme féministe pour de vrai », on repère des énoncésqui se réfèrent aux hommes du collectif comme groupe d’individus distincts qui, sur la page, assument tous la fonction d’auteur. De cette façon, un locuteur collectif qui ne se dit pas « nous » ni se

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représente comme un « je qui parle » est mis en scène ; mais il s’inclut dans la prédication homme féministe pour de vrai. Nous prenons comme exemple le post publié le 8 décembre, 2013 : Les hommes de la page Homme féministe pour de vrai sont complètement choqués par la publicité de Gilette, mais le pire c’est que ce même type de charge existe contre les femmes depuis des décennies (s’il vous plaît, faites attention au mot « décennies », il n’y a rien d’essentiel ou de naturel pour l’humanité). [Os homens da página Homem Feminista de Verdade ficam, sim, muito passados com a propaganda da Gilette, mas o pior mesmo é que esse mesmo tipo de imposição é feito há décadas contra mulheres (por favor, observe o "décadas", isso não é algo essencial e natural da humanidade)].

25 D’autre part, dans la communauté intitulée « Hommes féministes » (Figure 1) on trouve parmi les publications les plus anciennes, des posts signés par des femmes. Cette marque d’identification de l’auteur.e dans le corps du texte du post est assez surprenante et inattendue par rapport au fonctionnement des publications sur des pages Facebook, dans lesquelles il existe déjà une attribution d’auteur.e par l’image de profil et le nom de la communauté. Ce marquage peut être interprété comme un indice de la gêne ressentie par les sujets qui sont réuni.e.s dans le collectif par rapport à l’hétérogénéité constitutive de cette communauté et à la légitimation différentielle de leurs lieux d’énonciation. Ainsi, nous trouvons de 26 mai à 18 juin de 2015 une dizaine de posts signés par : « Adm : [XWZ nom féminin] » ou « Adm : [YWZ nom masculin] ».

Figure 5a

Source : https://www.facebook.com/homensfeminismo/posts/

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Figure 5b

Source : https://www.facebook.com/homensfeminismo/posts/

26 Cette pratique d’auteur s’est arrêtée après les premiers posts, mais pour nous elle témoigne de l’hétérogénéité des locuteurs qui sont réunis indistinctement sous l’étiquette d’homme féministe. Il est également surprenant de trouver des posts où on voit apparaître la représentation d’une locutrice prenant la parole, ce qui peut être observé dans la Figure 6 (en bas).

Figure 6

Source : https://www.facebook.com/homensfeminismo/posts/

Hommes féministes 5 juin, 2015 Mon corps est laïc. [Dans la photo] Sur mon corps ni l’Église ni l’État posent leurs mains. Le féminisme libère. [Dans la photo] J’ai besoin du féminisme parce que ça suffit d’entendre que je ne peux pas parce que je suis une fille.

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27 Dans la même communauté, on trouve encore des énoncés où le locuteur se représente comme un « nous hommes et femmes féministes ».

Figure 7

Source : https://www.facebook.com/homensfeminismo/photos/a. 1615776855301052.1073741829.1478359699042769/1625725737639497/? type=3&theaterHommes féministes

17 juin, 2015 C’est digne d’admiration : hommes et femmes en lutte contre le machisme. Allez ! on va briser ces rôles de genre qui ne font que nous nuire. On va lutter pour que les femmes sortent de leur position actuelle de soumission. NON, MON AMI, IL NE FAUT PAS ÊTRE FEMME POUR ÊTRE FÉMINISTE

28 Cette division hétérogène du nous représenté à la place du locuteur des communautés dites d’hommes féministes pose la question suivante : qui parle/énonce dans les communautés Facebook auto-désignées comme de(s) homme(s) / pour de vrai /pro-/ féministe(s) ?

2.3 Matérialités visuelles : images de profil et de couverture

29 Pour répondre à cette interrogation, il faut prendre en compte, comme nous l’avons déjà fait plus haut, la matérialité visuelle des textes en analyse et surtout insister sur la matérialité discursive de la scène énonciative : nous analysons les images discursives (c’est-à-dire des représentations) construites et circulant dans le discours numérique et non les sujets empiriques qui écrivent les textes sur les réseaux. L’image du profil et l’image de la couverture de la page, étant deux espaces textuels propres aux réseaux sociaux, ils peuvent servir d’observatoire pour la construction des images discursives qui opèrent comme une mise-en-corps du locuteur des énoncés.

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30 Les quatre communautés représentent la figure d’un homme (en photo ou en dessin), dans leurs images de profil. Trois de ces images font aussi des citations explicites aux discours des mouvements féministes, soit par l’incorporation de leurs termes soit par l’inclusion de leurs images iconiques. Ainsi, dans la Figure 3 (communauté « Homme féministe pour de vrai ») on lit l’énoncé « Mansplaining du féminisme pour d’autres hommes » superposé à l’image de profil : il s’agit en même temps de l’appropriation du vocabulaire féministe (mansplaining10) et de l’inversion du destinataire de l’énoncé ppar la réinterprétation de la désignation qui est re-signifiée comme « des hommes qui expliquent ce qui est évident à d’autres hommes ». De la même façon, dans la Figure 5 (communauté « Hommes féministes »), l’image du profil reprend une photo qui montre le dos nu d’un homme qui porte sur la peau l’inscription : « être féministe ne me fait pas moins homme » [ser feminista não me faz menos homem]. Cette photo11 a une circulation virale sur les réseaux sociaux brésiliens et elle sert d’illustration à un article à propos de la place des hommes dans les mouvements féministes publié dans « Blogueuses féministes »[Blogueiras feministas], mais signé par un homme, qui est largement cité ou repris par tout texte militant qui s’interroge sur cette question12.

Figure 3 : (détail, v. plus haut)

Source : http://blogueirasfeministas.com/2013/04/homens-pro-feministas-aliados-nao- protagonistas/

31 D’autre part, dans la figure 2 (« Homme féministe ») l’image du profil présente une version modifiée d’une affiche iconique du mouvement féministe des année 1980. L’image fait allusion explicitement à l’affiche originale, mais remplace la figure de la femme par la figure d’un homme qui s’occupe des enfants et des affaires domestiques. L’énoncé HE CAN DO IT, qui accompagne l’image, est une relecture de l’énoncé de l’affiche originale WE CAN DO IT, qui était superposé initialement à l’image d’une ouvrière13. De cette façon, l’image de profil d’une communauté auto-appelée « homme

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féministe » semble représenter la scène énonciative comme une énonciation des femmes destinée à d’autres femmes, ayant pour objet les hommes. Un autre indice qui renforce cette interprétation est la présence des thèmes plus dirigés vers le public féminin, comme l’allaitement ou le débat entre différents féminismes ayant des femmes comme sujets politiques. S’agirait-il d’une page/communauté fake ? Serait-ce peut-être cela l’explication de la durée trop courte de l’activité de cette page (un seul jour !) ? Nous ne pouvons que signaler l’équivoque et en analyser les effets de sens.

Figure 8a : We Can Do It!

Figure 8b : He Can Do It!

32 Cette équivocité de l’image du profil s’ajoute aux effets détournants de l’image de la couverture de la page, qui représente une inscription sur le mur (écrite en espagnol), dans laquelle on lit « Femme, ni soumise ni dévote, (je) te veux libre, jolie et folle ». Le locuteur de ces énoncés est représenté comme un je qui parle, mais l’identification au lieu social14 d’un homme n’apparaît pas clairement ni de façon immédiate.

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Figure 9

Source : https://www.facebook.com/1432656646949592/photos/a. 1432668440281746.1073741827.1432656646949592/1432668373615086/?type=1&theater

33 A qui est due l’inscription sur le mur ? Un homme parle-t-il pour une femme ? Une femme pour une autre femme ? Le je qui parle reste indéfini et opaque par rapport au genre et ne peut être interprété que par rapport au nom de la communauté – « Homme féministe » - et à l’image du profil (laquelle renforce l’équivoque, comme on l’a montré en haut). Le seul commentaire – « Tiens, qu’est-ce qu’il y en a des femmes masculistes » [E como tem mulher masculista] –ajouté par une internaute (dont le nom et l’image du profil féminin sont ici préservés) révèle l’équivoque énonciative de l’inscription qui sert de couverture. Dans son commentaire, l’internaute dénonce le masculinisme15de la phrase, donc le point de vue masculin qui supporte l’énonciation, en même temps qu’elle ne l’approche pas dans une perspective féministe. Ainsi, par un effet de modalisation emphatique de l’énoncé, la désignation femme masculiste ne s’aligne pas idéologiquement à la désignation homme féministe qui dénomme la communauté, mais fait allusion à une autre, qui reste implicite : homme masculiste.

34 Les analyses développées jusqu’ici sur le processus de désignation et la représentation de la scène énonciative sur la page des communautés Facebook nous permettent de conclure que la désignation Homme féministe (et ces variantes : « homme féministe pour de vrai », « homme pro-féministe ») est une étiquette qui renvoie à des images contradictoires, polysémiques. Ces images rendent opaque et équivoque le processus d’identification du genre des locuteurs et ∕ou des destinataires. Après avoir examiné les formes des noms, les positions énonciatives et les matérialités visuelles des hommes se réclamant du féminisme, observons ce qu’il en est dans les discours tenus.

3. Être un homme (pro-)féministe : pratiques de soi et discours instructionnel

35 De quoi parlent les hommes féministes sur les réseaux sociaux ? Quels sont les thèmes abordés dans les posts publiés sur les communautés Facebook ? Une exploration des quatre communautés qui nous occupent révèle que la plupart des publications sont des repostages de textes publiés ailleurs, notamment sur des blogs féministes. Cette republication est parfois accompagnée d’une introduction nouvelle, qui souligne

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quelques propositions du texte ou qui explicite une prise de position par l’auteur.e du repostage. C’est ainsi que nous trouvons sur les pages de toutes les communautés analysées la republication de l’article « Hommes (pro-)féministes : alliés, non protagonistes » [Homens (pró-)feministas : aliados, não protagonistas], publié à l’origine dans « Blogueuses féministes ». À titre d’illustration nous prenons le post sur la communauté « Homme féministe pour de vrai » :

Figure 10

https://www.facebook.com/Homem-Feminista-de-Verdade-458014067568295/

Homme féministe pour de vrai 3 de abril de 2013 Nous affirmons clairement que telle est notre position en tant qu’HOMMES qui combattent la violence misogyne. Nous éduquons d’autres hommes, nous ne volons pas le protagonisme des femmes. « Je me réfère en particulier à un point crucial : nous sommes des hommes alliés du féminisme, et pas ses protagonistes. Ce rôle a toujours été, et sera toujours un apanage des femmes : elles ont été – et demeurent – celles qui ont construit le mouvement féministe, précisément dans la mesure où c’est sur elles que s’exerce, à travers l'histoire et de façon directe, l’oppression patriarcale. Bien que nous, les hommes, souffrions aussi des effets oppressifs du patriarcat, nous en sommes tous les bénéficiaires, même si tous n’en sont pas les signataires. Donc notre contribution la plus importante au féminisme est précisément de lutter contre les multiples façons dont nous contribuons à la perpétuation des structures patriarcales, en examinant nos privilèges et en remettant en question la façon dont nous agissons en faveur de l’oppression sexiste. »

36 Cette dynamique de republication commentée, majoritaire dans les communautés autodéfinies comme collectifs d’hommes féministes, peut être analysée comme une énonciation au second degré. Il s’agit de l’inclusion d’une réflexion importée, sous forme de citation textuelle et d’autres formes de discours rapporté, favorisées par la simplicité et l’instantanéité de la fonction de partage des réseaux sociaux. Nous

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appelons « énonciation cautionnée » ce dispositif énonciatif, car sa légitimation et son autorisation argumentative est donnée par un locuteur qui est ailleurs : ce sont des femmes qui définissent et disent ce qu’est être un homme féministe. Même si le texte est signé par un homme, cette caution énonciative est encore présente, soit en raison de sa publication première sur un blog des femmes, soit pour une mention explicite à l’évaluation ou collaboration des femmes dans sa rédaction. Le premier cas est illustré par l’article « Hommes (pro-)féministes : alliés, non protagonistes », que nous avons déjà mentionné, dont l’auteur se reconnaît explicitement comme un homme par sa signature et sa biographie « Auteur : H. M.-S. Homme, noir, proféministe. Écrivain et professeur à l’UERJ » [Autor: H. M.-S. Homem, negro, pró-feminista. Escritor e professor da UERJ]. Néanmoins, le texte est publié à l’origine dans « Blogueuses Féministes », d’où il est repris à l’identique, avec la mention explicite de sa source première. Le second type d’énonciation cautionnée est illustrée par l’article « 10 choses que les hommes peuvent faire pour soutenir le féminisme », publié sur le site BuzzFeed en 17 mai de 2016 et signé aussi par un auteur qui s’identifie comme un homme par son nom et sa photo de profil. À la fin de l’article, l’auteur précise : « Ce post a été préparé avec l'aide des militantes féministes R.C. et C.P. ».

Figure 11

Source : https://www.buzzfeed.com/irangiusti/10 coisasque oshomens podem fazer paraapoiar o ‐ feminismo?utm_term=.scOvQPpra#.xtn6bGYyv

37 Nous trouvons une remarque semblable à la fin du dossier « Féminisme pour les hommes, un cours rapide » [Feminismo para homens, um curso rápido], publié sur le blog « bavardage entre hommes » [Papo de homem], également signé par un auteur qui se présente explicitement comme un homme : Ce texte a été écrit et republié en janvier 2014 pour améliorer l’argumentation, exclure des extraits faibles et rendre le langage moins sexiste [...]. Je remercie

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toutes les femmes, maîtres, professeures, déesses du féminisme qui m’aident chaque jour dans la tâche infinie de dire moins de bêtises et d’être davantage pro- féministe. (https://papodehomem.com.br/feminismo/) [Esse texto foi reescrito e republicado em janeiro de 2014, para melhorar a argumentação, excluir trechos fracos e tornar a linguagem menos sexista [...] Obrigado a todas as mulheres, mestras, professoras, deusas do feminismo,que todo dia me ajudam na incansável tarefa de falar menos besteira e ser mais prófeminista. ]

38 Outre la reproduction de textes militants des blogs féministes, les communautés et les blogs d’hommes féministes assurent aussi une publication abondante de textes à finalité didactique qui enseignent aux hommes comment agir pour soutenir le féminisme et attaquer les discours et les pratiques machistes. Ces textes se présentent comme des mèmes didactiques ou des listes de commandements comportementaux. Les mèmes sont par exemple la stratégie préférée de la communauté « Homme féministe pour de vrai ».

Figure 12

Source : https://www.facebook.com/Homem-Feminista-de-Verdade

- Et dans les résultats des examens vous pouvez voir que votre cerveau est gravement affecté par la quantité énorme de machisme, racisme et homophobie que vous stockez. Nous allons faire un traitement avec des blogs féministes et du bon sens. - Ça peut marcher, docteur ?

39 En ce qui concerne les listes de commandements, prenons, par exemple, le décalogue établi dans l’article de BuzzFeed déjà mentionné (« 10 choses que les hommes peuvent faire pour soutenir le féminisme ») : - Indiquez toujours les femmes pour les postes vacants et si vous travaillez avec plus d’hommes que de femmes, demandez à vos supérieurs pourquoi. - Au moment d’embaucher des femmes, préférez les mères et les femmes célibataires. - Faites le ménage, et si vous ne savez pas le faire, apprenez (https://

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www.buzzfeed.com/irangiusti/10coisas que os homens podem fazer para apoiar o ‐ feminismo?utm_term=.scOvQPpra#.xtn6bGYyv). [-Sempre indique mulheres para vagas de emprego e, caso trabalhe com mais homens do que mulheres, questione seus superiores o porquê. - Na hora de contratação de mulheres, dê preferência para mães e mulheres solteiras. - Faça trabalhos domésticos, e se você não sabe, aprenda].

40 Nous pouvons rapprocher ces commandements du fonctionnement du discours injonctif-instructionnel : ils donnent des conseils, des instructions pour agir à la manière des féministes et contre le machisme. De plus, ces textes produisent des jugements axiologiques qui distinguent des attitudes et des comportements corrects, bienveillants et justes concernant les relations de genre. Il s’agit de textes normatifs- prescriptifs qui font un travail idéologique sur les frontières faibles entre les discours d’instruction, de recommandation et de prescription, comme le montre l’exemple suivant : Donc, je le souligne : nous, les hommes pro-féministes, essayons nous- mêmes de nous consacrer à faire notre part ; interrogeons-nous sur nos privilèges, développons nous-mêmes des stratégies pour permettre la délimitation de nos propres devoirs et responsabilités et pour agir comme des alliés des femmes féministes – elles, les véritables protagonistes de cette lutte. À mon avis, c’est la manière la plus légitime et la plus productrice d’agir en faveur de la construction d'un monde vraiment/effectivement libre de toute oppression sexiste. (http:// blogueirasfeministas.com/2013/04/homens-pro-feministas-aliados-nao- protagonistas/) [Por isso, ressalto: que nós, homens pró-feministas, dediquemo-nos a fazer a parte que nos cabe; tratemos de questionar nossos privilégios, de desenvolver estratégias que permitam a delimitação de nossas próprias atribuições e responsabilidades e de atuar como aliados junto às mulheres feministas — elas, sim, protagonistas nessa luta. A meu ver, esse é o modo mais legítimo e produtivo de agirmos em favor da construção de um mundo efetivamente livre da opressão sexist.]

41 La dimension didactique est traversée, donc, par la dimension axiologique/éthique du discours (Paveau 2013) ; nous avons affaire à un discours à fort effet normatif. Les énoncés esquissent une image discursive qui donne un modèle idéal d’homme auquel tout militant féministe doit s’identifier. Cette identification demande des militants une pratique réflexive constante par laquelle le sujet s’examine et contrôle ses comportements et ses pensées. Les communautés et les blogs d’hommes féministes ou proféministes prônent de cette manière un ensemble de pratiques de soi qui sont supposées produire, si elles sont bien suivies, une transformation subjective. Foucault, dans « L’éthique du souci de soi comme pratique de la liberté » (texte qui reprend un entretien de 1984), affirme que le souci de soi est une pratique d’autoformation du sujet, un exercice de soi sur soi par lequel on essaie de s’élaborer, de se transformer et d’accéder à un certain mode d’être. Ces pratiques s’exercent au sein de différents dispositifs. Dans nos exemples, ces dispositifs sont les communautés et les blogs d’hommes féministes, qui dans leur matérialité numérique multiplient la circulation des textes et ainsi la capacité d’accès à des publics distincts. Le numérique, agissant comme un grand miroir, projette des images qui pourront favoriser des effets d’identification (ou contre-identification) féministe pour et par les hommes. Ces processus d’identification se matérialisent dans les énoncés comme une énonciation du moi ; on trouve la représentation d’un « je homme féministe qui parle », comme par exemple dans le « Manifeste Hommes libérez-vous ! », publié sur la communauté « Hommes Féministes » le 29 juin de 2015 :

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- Je sais que le féminisme est une lutte pour l’égalité de tous les individus. - Je vais me libérer, non pour opprimer les femmes, mais pour que nous puissions tous être libres ensemble. - La société m’a appris à être macho et j’ai besoin d’aide pour me rendre compte si j’opprime quelqu’un avec mes attitudes. [ -Eu sei que o feminismo é uma luta pela igualdade entre todos os indivíduos. - Eu vou me libertar, não para oprimir mais as mulheres, mas para que todos possamos ser livres juntos. - Eu fui ensinado pela sociedade a ser machista e preciso de ajuda para enxergar caso eu esteja oprimindo alguém com as minhas atitudes.]

42 La performativité normative de ce mode de dire didactique présuppose un lieu social d’autorisation éthique qui est identifié comme le lieu de parole des femmes, d’où émerge toute légitimation des actes de parole des hommes féministes dans leurs pratiques d’énonciation cautionnée. Cette énonciation est ancrée justement dans l’acceptation explicite par les locuteurs hommes de cet impératif éthique qui oblige à reconnaître le primat de la parole des femmes pour dire ce qu’est le féminisme et qui peut de ce fait se dire féministe.

Conclusions

43 Une analyse des pratiques langagières nous a permis d’explorer la complexité des différentes configurations sociales et historiques de l’identité des hommes féministes sur les réseaux sociaux, ce qui nous a menées à décrire aussi bien les images discursives et la scène énonciative que les désignations développées au fil du discours. Nous sommes ainsi arrivées au point crucial où les espaces d’identification constituent une pluralité contradictoire de filiations historiques.

44 La dimension didactique que nous avons repérée dans l’énonciation des hommes féministes nous a mis en face des pratiques de soi constitutives de leur cyber-militance. L’autorisation éthique de ces pratiques repose sur le lieu de parole des femmes, à partir d’un mode de dire qui constitue une énonciation cautionnée.

BIBLIOGRAPHY

Authier-Revuz, Jacqueline. 1995. Ces mots qui ne vont pas de soi. Boucles réflexives et non-coïncidences du dire (Paris : Larousse).

Braidotti, Rosi, Jacqueline Aubenas & Joëlle Meerstx. 1983. « Pour un féminisme critique ». Les Cahiers du GRIF 28 « D’amour et de raison », 36-44.

Foucault, Michel. 1984 « L’éthique du souci de soi comme pratique de la liberté » (entretien avec H. Becker, R. Fornet-Betancourt, A. Gomez-Müller, 20 janvier 1984), Revista internacional de filosofia 6, 99-116.

Guimarães, Eduardo. 2011. « Le marque du nom ». Astérion 8, en ligne : http:// asterion.revues.org/2074.

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Jacquemart, Alban. 2015. Les hommes dans les mouvements féministes. Socio-histoire d’un engagement improbable (Rennes : Presses Universitaires de Rennes).

Orlandi, Eni (éd.). 2011[1990]. La Construction du Brésil. À propos des discours français sur la Découverte (Paris : L’Harmattan).

Paveau, Marie-Anne. 2013. Langage et morale. Une éthique des vertus discursives (Limoges : Lambert- Lucas)

Paveau, Marie-Anne. 2015. « L’intégrité des corpus natifs en ligne. Une écologie postdualiste pour la théorie du discours ». Les Cahiers de Praxématique 59 « Corpus sensibles », 65-90.

Zoppi Fontana, Mónica. 2011. « Sujets (in)formels. Désignation dans les médias et subjectivation dans la différence », Astérion 8, en ligne : http:// asterion.revues.org/2058

NOTES

1. http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/f%c3%a9ministe/33214? q=f%c3%a9ministe#33137, consulté le 15 août 2016. 2. http://www.cnrtl.fr/definition/féministe, consulté le 15 août 2016. 3. https://houaiss.uol.com.br/pub/apps/www/v2-3/html/index.htm#1, consulté le 15 bbbbaoût 2016. 4. https://houaiss.uol.com.br/pub/apps/www/v2-3/html/index.htm#1, consulté le 15 août 2016 5. https://houaiss.uol.com.br/pub/apps/www/v2-3/html/index.htm#1, consulté le 15 août 2016 6. https://houaiss.uol.com.br/pub/apps/www/v2-3/html/index.htm#3, consulté le 15 août 2016 7. La matérialité (audio-)visuelle des textes numériques sur les réseaux sociaux participe aussi de cette construction, par la projection imaginaire d’une corporalité pour le moi énonciateur. 8. Les féminismes de quatrième génération possèdent des traits sémiotiques-textuels spécifiques et parfois innovants par rapport aux traditions antérieures, comme : la réflexivité, la mobilisation du corps, la présence du fait religieux et l’exploitation des univers numériques (Paveau et Pahud, 2017). 9. Il s’agit donc d’une marque d’hétérogénéité énonciative montrée (Authier-Rèvuz 1995). 10. Le mansplaining, terme entré il y a quelques années dans le vocabulaire des féministes anglophones et passé tel quel en français et dans d’autres langues, est un mot valise assemblant man et explaining. Il décrit le fait, pour un homme, d’expliquer à une femme comment elle doit vivre, agir, se comporter, etc., en particulier en ce qui concerne le féminisme. 11. La photo était prise par Nanni Rios à Porto Alegre, grande ville au sud du Brésil, pendant une Marcha das vadias [Slut Walk], en 2012. 12. Il y a des publications sur cet article dans les quatre communautés analysées. 13. Cette affiche, dont l’auteur est J. Howard Miller, datée 1943, était une publicité américaine pour promouvoir le travail des femmes dans les chaînes de montage de l´entreprise Westinghouse Electric Corporation. Le dessin est resté connu par le nom Rosie the Riveter et il a été réapproprié par les mouvements féministes pendant les années 1980, qui en ont fait un de leurs symboles le plus connu. Voir l’article de Marie-Anne Paveau qui détaille la dimension militante numérique de cette affiche, dans le présent numéro. 14. Guimarães (2002) distingue deux figures énonciatives pour décrire celui qui parle : le locuteur (ce qui est représenté dans l’énoncé comme responsable de l´énonciation) et le locuteur- x, qui est défini comme le lieu social depuis lequel le locuteur parle et qui est constitué à l’intérieur de l’interdiscours par rapport aux positions discursives idéologiquement déterminées et aux instances institutionnelles dans une conjoncture donnée.

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15. Le masculinisme est un mouvement social récent qui a pour but de discuter et de renouveler les masculinités ; la désignation masculiniste ou masculiste se réfère, ainsi, aux hommes qui militent contre le machisme sans se reconnaître comme féministes et qui prônent un rapport non conflictuel avec les mouvements des femmes. Au Brésil, il a un précédent daté 1985 : « Le manifeste masculiniste », écrit par Marcelo Mario de Melo, militant de gauche. Ce manifeste circule encore sur les réseaux sociaux comme argument en faveur d’un mouvement propre aux hommes, où ils peuvent être des protagonistes, tout en refusant en même temps les pratiques machistes. Cette définition est un peu différente de celle qu’on devrait donner en France, où les mouvements masculinistes se définissent plus souvent comme de mouvements dénonçant l’oppression des hommes comme équivalente à celle des femmes, et dénonçant parfois des femmes comme des oppresseures.

ABSTRACTS

The presence of men in urban feminist events is common. This presence is disseminated by the media and especially through the circulation of pictures and posts in social networks. Blogs whose authors identify themselves as feminist / pro-feminism men multiply and produce controversial effects on feminist blogs. The controversy is centered on the political legitimacy of feminist activism by men. Our work brings an original approach to this subject by taking language as the object of analysis. We propose to examine the meanings produced by the resumption of feminist arguments by men and the argumentative operations staged to legitimize their enunciative position. Adjectivation and predication are clues that help us to understand what is at stake in this confrontation and to describe the different positions occupied by the militants. The corpus is composed of utterances (verbal and verbal-iconic) circulating in the activist blogosphere and in feminist and pro-feminist network communities.

La présence d’hommes dans les manifestations féministes urbaines est fréquente. Cette présence est diffusée par les médias et surtout par la circulation des photos et de posts dans les réseaux sociaux. Des blogs dont les auteurs s’identifient comme hommes féministes/pro-féminisme se multiplient et produisent des effets polémiques sur les blogs féministes. La controverse est centrée sur la légitimité politique de la militance féministe par des hommes. Notre travail porte sur ce sujet une approche originale qui prend le langage comme objet d’analyse. Nous nous proposons d’examiner les effets de sens produits par la reprise des arguments féministes par des hommes et les opérations argumentatives mises en scène pour légitimer leur position énonciative. L’adjectivation et la prédication sont des indices qui nous aident à comprendre les enjeux de cette confrontation et à décrire les différentes positions occupées par les militants. Le corpus est composé d’énoncés (verbaux et verbo-iconiques) qui circulent dans la blogosphère militante et dans les communautés féministes et pro-féministes des réseaux.

INDEX

Mots-clés: discours numérique, féminisme, hommes, nomination Keywords: digital speech, feminism, men, nomination

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AUTHORS

MÓNICA GRACIELA ZOPPI FONTANA UNICAMP/CNPQ (Campinas-São Paulo)

SHEILA ELIAS DE OLIVEIRA UNICAMP/CNPQ (Campinas-São Paulo)

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