Couverture : Au centre du fronton de l’hôtel de ville de Blérancourt, un mérinos sculpté rappelle l’ancien marché franc aux moutons. Cl. A. Arnaud. Fédération des Sociétés d’Histoire et d’Archéologie de l’Aisne

MÉMOIRES TOME XLVIII (2003)

TABLE DES MATIÈRES

Avant-propos ...... 7

Préface ...... 11

L’agriculture soissonnaise au Moyen Âge : contraintes et traits originaux de la production céréalière Ghislain BRUNEL...... 13

La cense d’Eparcy Bénédicte DOYEN...... 37

La guerre des farines de 1775 dans le Soissonnais Julien SAPORI ...... 53

« Mi-juillet pluie et vent font mal au froment » : les ravages de l’orage du 13 juillet 1788 dans la généralité de Soissons Jérôme BURIDANT...... 79

Grande propriété et société rurale en Thiérache de 1754 à 1879 Suzanne FIETTE ...... 103

Sur les traces de l’élevage ovin dans l’Aisne : le mérinos précoce du Soissonnais Alain ARNAUD ...... 127

La ferme Monnot à Pontru : un exemple de modernité au XIXe siècle Monique SÉVERIN ...... 173

Les luttes agricoles de 1906-1908 : premier conflit social du XXe siècle dans les campagnes de l’Aisne John BULAITIS ...... 191

La Thiérache vue par ses élus : géographie des représentations Emmanuelle BONÉRANDI ...... 207 VIE DES SOCIÉTÉS Journée de la Fédération des sociétés d’histoire et d’archéologie de l’Aisne...... 219 Présidents de la Fédération des sociétés d’histoire et d’archéologie de l’Aisne ...... 223

Fédération des sociétés d’histoire et d’archéologie de l’Aisne...... 225

Société historique et archéologique de Château-Thierry ...... 227 Société académique d’histoire, d’archéologie, des arts et des lettres de Chauny et de sa région ...... 231

Société historique de Haute-Picardie ...... 233

Société académique de Saint-Quentin ...... 241

Société archéologique, historique et scientifique de Soissons...... 251

Société archéologique et historique de Vervins et de la Thiérache ...... 255

Société historique régionale de Villers-Cotterêts ...... 259

Erratum ...... 263

Contacts...... 265

Conseil aux auteurs...... 267 7

AVANT-PROPOS

2003 : une date-clé dans l’histoire de la Fédération des sociétés d’histoire et d’archéologie de l’Aisne. Celle-ci fête en cette année, le cinquantième anni- versaire de la publication du premier tome des Mémoires. C’est le 17 mai 1952 que le préfet de l’Aisne, Roger Bonnaud-Delamare réunit les présidents des sociétés dites alors savantes, pour leur proposer de publier ensemble un tome de Mémoires. Il s’agissait alors de réunir les sept socié- tés existantes : Société historique de Château-Thierry1, Société académique de Chauny2, Société historique de Haute-Picardie3, Société académique de Saint- Quentin4, Société archéologique et historique de Soissons5, Société archéolo- gique et historique de Vervins et de la Thiérache6, Société historique régionale de Villers-Cotterêts7. Ces sept sociétés œuvraient déjà, pour certaines, depuis plus d’un siècle pour le développement de la connaissance historique du département de l’Aisne8 notamment en organisant des conférences de vulgarisation - réservées cependant à une élite -, en publiant des Bulletins voire en encourageant ou en étant la cheville ouvrière de la création de musées locaux, comme à Laon, à Vervins, à Château-Thierry ou à Villers-Cotterêts. Les conditions matérielles suivant la seconde guerre mondiale ne permet- taient plus à chaque société de mener à bien toutes ces actions et, notamment, de publier des Bulletins ou Annales. C’est donc dans ces conditions que fut créée la Fédération des sociétés savantes de l’Aisne9. Sous les auspices de Maxime de Sars, premier président de la Fédération et, par ailleurs, président de la Société historique de Haute-Picardie et de M. Quéguiner, secrétaire et archiviste départe- mental, parut le premier tome en 195310.

1. La Société archéologique et historique de Château-Thierry a été fondée en 1864. 2. La Société historique, archéologique, des arts et des lettres de Chauny a été fondée en 1860. 3. C’est en 1944 que la Société historique de Haute-Picardie a fusionné avec la Société académique de Laon, créée en 1850. 4. La Société académique de Saint-Quentin fut fondée en 1825 sous le titre de Société académique des sciences, arts, belles-lettres, agriculture et industrie de Saint-Quentin. 5. C’est la plus ancienne société historique du département de l’Aisne, créée en 1847. Elle est l’héri- tière de l’Académie de Soissons fondée en 1674, disparue à la Révolution, remplacée en 1806 par la Société des sciences, arts et belles-lettres de Soissons. Elle a englobé le Comité archéologique de Soissons créé en 1845. 6. La Société archéologique de Vervins, fondée le 17 janvier 1873 reprenait la publication de la revue La Thiérache commencée en 1849. C’est en 1985 qu’elle a pris le nom de Société archéologique et historique de Vervins et de la Thiérache. 7. La Société historique régionale de Villers-Cotterêts créée en 1904. 8. Cf. L’amour de l’histoire locale. Les sociétés archéologiques et historiques de l’Aisne au XIXe et XXe siècles, Mémoires de la Fédération des sociétés d’histoire et d’archéologie de l’Aisne, t. XLV, 2000. 9. Ce n’est qu’en 1988 qu’elle est devenue la Fédération des sociétés d’histoire et d’archéologie de l’Aisne. 10. Roger Bonnaud-Delamare, « Préface », Mémoires de la Fédération des sociétés d’histoire et d’archéologie de l’Aisne, t. I, 1953, p. 5-7. 8

Depuis cinquante ans, la Fédération a connu une évolution considérable. S’attachant toujours à être fidèle aux aspirations de son époque et à contenter son public nombreux, elle est devenue, au fil des ans, une association proche du public tout en préservant son caractère scientifique. Dès les premières années de son existence, la Fédération a associé la publi- cation de son volume annuel de Mémoires à l’organisation d’un congrès départe- mental – réservé alors aux seuls membres des sept sociétés historiques membres. Les connaissances archéologiques, historiques et scientifiques semblaient alors l’apanage d’érudits locaux. Au cours de ces cinquantes années, les textes réunis dans les Mémoires sont devenus des références pour la connaissance historique et scientifique du département de l’Aisne. Mais au fil des ans, une évolution semblait nécessaire en raison d’une plus grande inadéquation avec la société. Cela a d’ailleurs été formulé par Alain Brunet, à l’issue de deux mandats triennaux de présidence fédérale : il fallait une évolution11 – voire une révolution. Dans un premier temps, la présentation et le contenu des Mémoires ont évolué : les articles, qui ne sont plus uniquement des synthèses de conférences, sont illustrés en quadrichromie. Des publications hors série ont vu le jour : La paix de Vervins, reprenant les interventions du colloque du même nom tenu à l’initiative de la Société archéologique et historique de Vervins et de la Thiérache en 1998. Puis Coucy, histoire et mémoire, préparé par la Société archéologique et historique de Sois- sons et présenté à l’occasion du premier congrès ouvert au grand public et ayant pour thème la forteresse médiévale de Coucy-le-Château. Sous le nom de journée départementale, la Fédération ouvrait alors ses connaissances au grand public. La presse écrite régionale titrait alors : « Fini les vieilles barbes »12. La révolution battait son plein. Ayant créé en son sein des organes techniques tels le comité de lecture et le comité technique d’édition, la publication du tome annuel des Mémoires s’est professionnalisé. Cependant, cet ouvrage reste avant tout un lieu d’expression, à la fois pour des chercheurs éclairés et des professionnels de la recherche dans des domaines variés ne se limitant pas uniquement à l’histoire mais ouvrant des brèches dans les connaissances géographiques, archéologiques, démographiques, ethnographiques ou sociales. Le passage au IIIe millénaire a marqué une ouverture complète au grand public, notamment par la diffusion des ouvrages dans toutes les librairies de l’Aisne, et au monde, par la création d’un site internet13 où se trouvent en ligne les textes des quarante premiers tomes de Mémoires. Reste à attirer d’autres associations au sein de la Fédération car depuis une dizaine d’années nombreuses sont celles qui se sont créées. Généalogie, sauve- garde d’un monument, histoire d’un village ou de la guerre de 14-18, toutes

11. Alain Brunet, « Le mot d’adieu du président sortant », Mémoires de la Fédération des sociétés d’histoire et d’archéologie de l’Aisne, t. XLI, 1996, p. 7-8. 12. L’Union, 30 septembre 1999. 13. www.federationsocieteshistoireaisne.com peuvent trouver une place dans notre organisation. Le temps des « sociétés savan- tes » est révolu, chacun peut apporter sa contribution à la connaissance historique. Beaucoup d’adhérents des associations se sous-estiment et n’ont pas conscience des connaissances qu’ils détiennent et qui méritent d’être diffusées. C’est pour- quoi la Fédération pourrait très bien aider la publication des travaux d’autres associations. De même, la journée annuelle, organisée chaque année par l’une des sept sociétés anciennes du département, pourrait aussi servir de relais à des communications faites par d’autres associations. Ce qui fait notre force et aussi notre faiblesse c’est notre grande diversité et notre dispersion. Regroupée dans une même organisation chaque association prend une autre dimension tout en gardant une autonomie indispensable.

Fabienne BLIAUX Secrétaire général de la Fédération Denis ROLLAND Président de la Fédération

11

PRÉFACE

De la Thiérache à l’Omois, du Vermandois au Soissonnais en passant par le Laonnois, la culture et l’élevage sont encore aujourd’hui omniprésents dans le département de l’Aisne. Six mille exploitations agricoles se partagent plus de 500 000 hectares de surface agricole utile ; 13 % de l’emploi salarié industriel est affecté à l’agroalimentaire. Depuis le XIXe siècle, on a trop tendance à assimiler les productions agricoles axonaises à la seule betterave sucrière, même si le département est le premier département betteravier français. On y produit égale- ment des céréales dont le blé, des oléo-protéagineux, des légumes, du cham- pagne, des fruits tandis qu’y sont élevées à la fois des vaches tant de boucherie que laitières. Depuis plus d’un millénaire, l’agriculture et l’élevage ont fait la prospérité de notre région, comme nous le montrent les quelques exemples présentés dans cet ouvrage. Sous la plume très documentée de Ghislain Brunel, le lecteur découvre la production céréalière du Soissonnais, entre Ailette et Marne, au Moyen Age central. Tributaires de la guerre1, des conditions climatiques, de la fertilité des terres, les paysans n’en cultivent pas moins des céréales diversifiées : orge, seigle, méteil, blé, froment, avoine qui sont la base de toute l’alimentation (pain, soupes et bouillies). À travers l’exemple de la cense d’Éparcy, Bénédicte Doyen nous explique la constitution d’un village entre le Moyen Âge et nos jours. Construit à partir d’une des plus grosses censes de l’abbaye de Foigny, qui s’étendait alors sur quatre villages actuels (Éparcy, Buire, La Hérie et Landouzy-la-Ville), ses limi- tes n’ont fait qu’évoluer pour aboutir aux limites actuelles. Tout comme le parcel- laire, le réseau de communication a évolué alors que le village a toujours été sis dans le coude du Ton. Quant à Julien Sapori, il nous fait découvrir un aspect méconnu de notre histoire, la Guerre des farines dans le Soissonnais. En mai 1775, les prix du blé et donc du pain sont si élevés que des émeutes éclatent dans toute la région : Villers-Cotterêts, Soissons, Braine, Blérancourt… L’intendant réprime les émeu- tes avec l’intervention de la maréchaussée et du régiment des hussards d’Ester- hazy tandis que le roi suspend les droits d’octroi, particulièrement sur les blés. Le 13 juillet 1788, un orage d’une rare violence frappe la Picardie. Jérôme Buridant nous éclaire sur cet incident climatique qui frappe la Beauce puis notre région, déversant des trombes d’eau mais aussi des grêles volumineuses, le tout accompagné d’un vent violent. Le long de la vallée de l’Oise, les dégâts sont très importants : les récoltes sont totalement saccagées juste avant la moisson. Il s’en suit une période de pénurie que les aides de l’État ne suffissent pas à limiter. La grande propriété et la société rurale de Thiérache entre 1754 et 1879 nous sont décrites par Suzanne Fiette, au travers d’un exemple précis, celui du

1. Notamment avant la signature de la paix de Dix Ans par Louis VII à Soissons, le 10 juin 1155. 12 domaine de Leschelle appartenant à la famille d’Hervilly-Caffarelli. On y décou- vre les relations entre une famille nobiliaire et la population locale qui se parta- gent les propriétés du village sur plus d’un siècle, le tout entre modifications agricoles et progrès sociaux. Sur les pas d’Alain Arnaud, nous partons à la découverte du mérinos précoce du Soissonnais ; arrivé du domaine de Rambouillet au début du XIXe siècle, le développement de cette race ovine ne cesse de croître tout au long du siècle. Des dynasties d’éleveurs développent cette race, qui devient une référence et obtient une multitude de prix nationaux. C’est à Pontru, dans le Vermandois, que Monique Séverin nous emmène à la découverte de quatre générations de la famille Monnot. De la Révolution à la première guerre mondiale, la famille constitue un riche patrimoine. Jean-Baptiste Monnot y introduit de nouvelles cultures (plantes fourragères notamment) et met au point une variété de blé tandis que son petit-fils Céphas développe tout parti- culièrement l’assolement perpétuel avec apports sur dix ans. John Bulaitis décrit le premier conflit social qui agite les campagnes axonaises dès les années 1906-1908. Cette période d’effervescence voit la créa- tion des premiers syndicats agricoles tant dans le Vermandois que dans le Sois- sonnais. Partout, les ouvriers français et étrangers s’allient contre les gros propriétaires afin d’obtenir de meilleures conditions de travail et des salaires plus élevés. Ces grèves ne sont que les prémices des grandes grèves agricoles de 1936. Quelle est la perception des difficultés de la Thiérache ? C’est à cette ques- tion qu’essaie de répondre Emmanuelle Bonérandi après avoir interviewé de nombreux élus thiérachiens à la fin des années 1990. Les avis sur les solutions divergent entre les uns et les autres, de la valorisation de l’herbage à la crise économique au plan mondial, du bout du monde à une région touristique. Ces neufs articles concernant la vie rurale ne sont que des aperçus de l’his- toire agricole axonaise ; de nombreux axes restent à défricher ou sont en cours d’exploitation comme l’histoire des sucreries, les fermes WOL… L’agriculture soissonnaise au Moyen Âge : contraintes et traits originaux de la production céréalière

Agricolae, rustici, agricultores ville, cultores parrochie, etc., tels sont les qualificatifs principaux qu’emploient les scribes soissonnais pour désigner les gens des campagnes aux XIIe-XIIIe siècles. Ces « cultivateurs » ne sont pas diffé- renciés entre eux ; on serait bien en peine de repérer qui est laboureur maître d’attelage et qui est manouvrier, qui est viticulteur et qui est artisan du bois. En dehors de l’appartenance à une seigneurie – les villageois sont également et avant tout « hommes du seigneur » –, c’est le lien au terroir et à la terre qui est constitutif de l’identité sociale. Nulle terre sans seigneur, certainement ! mais aussi nul villageois sans terre, d’une manière ou d’une autre, qu’il s’agisse d’un patrimoine hérité des parents, d’une tenure obtenue à l’occasion d’une vacance d’exploitants ou d’une opération de défrichement, d’une sous-location de parcelle contractée auprès d’un paysan plus riche. Sur cet accès à la terre de la paysannerie et sur les activités agraires pratiquées en Soissonnais, les sources écrites commencent à être loquaces seulement au cours du XIIe siècle, mais de manière si brutale – il n’y a pratiquement pas de source textuelle avant 1080 – qu’il ne serait pas raisonnable de considérer rétrospectivement que les pratiques agricoles antérieures étaient entièrement semblables. Au cours de l’exposé qui suit, je partirai donc du principe que rien n’est acquis ni immuable et que la reconstitution tentée pour les siècles centraux du Moyen Âge ne vaut que pour eux. Il s’agira surtout d’un regard synthétique sur la céréaliculture soisson- naise1, où j’éluderai volontairement la prise en compte des différentes poli- tiques économiques susceptibles d’orienter l’agriculture de telle ou telle zone ; car durant cette période d’essor agraire général, les établissements ecclésias-

1. La question de l’évolution générale des productions céréalières n’a guère été abordée jusque-là pour le Soissonnais, qui a davantage attiré les spécialistes de la viticulture : Louis Duval-Arnould, « Le vignoble de l’abbaye cistercienne de Longpont », Le Moyen Âge, 1968, p. 207-236 ; Jean- Claude Malsy, « La vigne et le vin : deux bienfaits inestimables pour la toponymie de l’Aisne et de l’Oise », Mémoires du Soissonnais, 5e série, t. 2, 1999-2001, Bulletin de la Société archéologique, historique et scientifique de Soissons, 2002, p. 47-57. Sur la production céréalière de la septentrionale, l’une des meilleures études et des plus complètes est celle d’Alain Derville, L’agri- culture du Nord au Moyen Âge (Artois, Cambrésis, Flandre wallonne), Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 1999, 332 p. Pour des comparaisons régionales avec le Soissonnais, on se référera aux travaux déjà parus sur le Laonnois ou la seigneurie de Coucy : Alain Saint-Denis, Apogée d’une cité : Laon et le Laonnois aux XIIe et XIIIe siècles, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 1994, 652 p. ; Dominique Barthélemy, Les deux âges de la seigneurie banale. Pouvoir et société dans la terre des sires de Coucy (milieu XIe-milieu XIIIe siècle), Paris, Publications de la Sorbonne, 1984, 598 p. (notations éparses sur l’agriculture). 14 Ghislain Brunel

Fig. 1. Cultures et guerres dans le Soissonnais au XIIe siècle. L’agriculture soissonnaise au Moyen Âge 15 tiques, les seigneurs laïcs, les communautés villageoises ont la possibilité de choisir une voie qui leur est propre2. Je tenterai de brosser un panorama global des principales productions céréalières dans les campagnes d’entre Ailette et Marne, en rappelant au préalable que les informations provenant des chartes concernent indirectement la production paysanne. Nos données sont le plus souvent tirées d’accords passés entre les maîtres du sol, à savoir les monastères et les cathédrales, les comtes, les seigneurs laïcs et les chevaliers. Ces accords nous font connaître bien entendu les produits échangés, vendus et achetés par les membres de cette haute société, et qui sont le produit du travail paysan ; mais l’on ne peut pas assurer que les proportions et les types de produits qui circu- lent dans ces opérations reflètent véritablement les récoltes des agriculteurs. Il reste sur ce point beaucoup de conjectures et d’approximations sujettes à de futures révisions.

Des contraintes naturelles et militaires qui pèsent lourd

Bien qu’on ait des difficultés à évaluer leur impact sur la productivité médiévale et sur le rendement des terroirs agricoles, quelques facteurs décisifs pèsent de tout leur poids sur le travail des paysans du Moyen Âge ; ils jouent un rôle tout aussi considérable que le niveau des techniques agraires, la pression démographique ou la demande économique dans les progrès ou la stagnation de l’agriculture. Je veux parler ici de la guerre, du climat et de la fertilité des terres. Rarement évoquées par les textes, ces contraintes externes ne sauraient être oubliées sous peine de masquer les difficultés quotidiennes auxquelles était confronté le système agro-pastoral médiéval.

Les dévastations de la guerre

De ce trio, c’est la guerre – la « werra » des chartes et des chroniques – qui occupe le plus souvent les devants de la scène, jusque dans les baux fonciers et les baux de moulins où elle suscite une clause particulière permettant l’exemption partielle ou totale de la redevance prévue initialement, sous le prétexte que les

2. À titre d’exemple, je renvoie le lecteur à trois de mes précédentes études, spécifiquement consa- crées à la politique économique et agricole des communautés religieuses soissonnaises, d’une part aux prémontrés, très actifs dans la région, d’autre part aux bénédictins traditionnels, implantés depuis le haut Moyen Âge : « Les activités économiques des prémontrés en Soissonnais aux XIIe et XIIIe siècles : politique originale ou adaptation au milieu ? », Agriculture et économie chez les Prémontrés, Actes officiels du 14e colloque du Centre d’études et de recherches prémontrées (Laon, 1988), 1989, Amiens, CERP, p. 66-79 ; « Agriculture et équipement agricole à Prémontré (XIIe-XIIIe siècles) », Monachisme et technologie dans la société médiévale du Xe au XIIIe siècle, Actes du colloque scientifique international de Cluny, 4-6 septembre 1991, Cluny, ENSAM, 1994, p. 123- 150 ; « Patrimoine et économie d’un monastère bénédictin : Saint-Médard de Soissons aux XIe, XIIe et XIIIe siècles », Saint-Médard de Soissons. Trésors d’une abbaye royale, Paris-Soissons, Somogy- ADMS, 1997, p. 259-271. 16 Ghislain Brunel conflits armés empêcheraient la mise en culture normale ou le transport des récol- tes sur les routes du fait des risques de saisie ou de destruction. En Soissonnais, les exemples sont cependant tous antérieurs à 1164 et tous situés dans l’espace qui s’étend entre l’Aisne et l’Ailette (cf. carte), ce qui délimite une période et une zone privilégiées d’insécurité. Si l’on se demande à quels affrontements précis renvoient ces clauses préventives, les textes se chargent eux-mêmes de désigner les fauteurs de troubles. En effet, tantôt ils restent vagues sur l’origine des crain- tes des cultivateurs et des propriétaires (« s’il y a une guerre générale dans la région… », en 1164), tantôt ils sont plus explicites : « s’il y a une guerre entre les gens de Coucy et ceux de Soissons » (1145), « s’il y a une guerre entre le seigneur de Coucy et les hommes de Saint-Médard » (1164). La construction territoriale des seigneuries, dont celle des Coucy, a donc eu des retentissements directs sur l’insécurité ambiante et on l’envisage véritablement comme une menace pour les exploitations agricoles de la région3. Les luttes armées du début du XIIe siècle furent aussi un obstacle à la construction des églises locales, comme en témoigne l’impossibilité pour les paroissiens de Soupir d’achever l’édifice paroissial, confié en désespoir de cause aux chanoines de Prémontré en 1133 : « Comme les hommes de Soupir avaient commencé à édifier l’église dans le village pour hono- rer Dieu, ainsi que c’est l’habitude de la part de bons paroissiens, et comme ils n’avaient pas pu l’achever à cause des guerres et de nombreux autres empêche- ments… »4 ; cet exemple supplémentaire renforce la singularité de l’espace situé au nord de la rivière de l’Aisne du point de vue de l’insécurité. Sans vouloir faire un catalogue des opérations militaires susceptibles d’avoir affecté les campagnes soissonnaises, on rappellera que le roi en personne a mené des expéditions armées contre les Coucy et qu’elles ont eu certainement des conséquences sur le travail agricole des paysans. Louis VI a notamment fait le siège de Crécy-sur-Serre en 1115, mené une armée contre le château de Coucy en octobre 1130 et assiégé la Fère en mai-juillet 1132 ; les opérations de l’ost royal s’ajoutèrent par conséquent aux raids antérieurs des sires de Coucy sur les territoires d’entre Aisne et Oise ; ce n’est qu’en 1138 qu’une pause militaire semble avoir lieu5, et c’est alors que débutent les clauses préventives, comme une réponse économique à une succes- sion d’agressions qui ont marqué les villages de la zone de combats. Ajoutons que

3. Pour l’ensemble de l’Aisne, j’ai recensé cinq références de clauses restreignant le versement d’une redevance foncière en cas de guerre entre 1138 et 1164 ; elles concernent les localités d’Ostel (1138), de Bieuxy (1145), d’Épagny (1161), de Marest et d’Abbecourt sur les bords de l’Oise (1164) et de Vézaponin (1164), soit une concentration dans le Soissonnais septentrional. Dominique Barthélemy, op. cit., p. 368-376, aborde en détails le phénomène des guerres privées : il y cite les trois exemples de Bieuxy (son exemple de 1165 concernant Bieuxy date en fait de 1145), Épagny et Vézaponin, et en ajoute un autre, de 1158, concernant Montrecouture (com. Couvron-et-Aumencourt, cant. Crécy- sur-Serre). 4. Charte traduite dans Ghislain Brunel et Élisabeth Lalou (dir.), Sources d’histoire médiévale (IXe- milieu du XIVe siècle), Paris, Larousse, 1992 (coll. « Textes essentiels »), n° 2a, p. 185-186 ; dernière édition de cette charte de l’évêque de Laon, Barthélemy, par Annie Dufour-Malbezin, Actes des évêques de Laon des origines à 1151, Paris, CNRS Éditions, 2001, n° 152, p. 248-249. 5. Dominique Barthélemy, op. cit., p. 80-87. L’agriculture soissonnaise au Moyen Âge 17 de manière générale, le royaume capétien est politiquement instable durant toute la première moitié du siècle ; en 1140, on retrouve cette clause sur la guerre jusque dans un bail de moulin des faubourgs de Senlis6. Aussi, bien qu’on ne puisse raccrocher à tout prix la vie économique aux grands événements politiques du royaume capétien, il faut cependant noter la concordance entre l’arrêt de l’expression des craintes de la guerre dans les contrats agricoles et la diffusion de la « paix du roi » dans les années 1154-1160. Le 10 juin 1155, c’est à Soissons même que Louis VII réunit une grande assem- blée comprenant les évêques des provinces de Reims et de Sens, ainsi que tous les grands barons, afin d’édicter l’un des premiers textes des Capétiens à portée générale, une « ordonnance » proclamant une paix de dix ans pour l’ensemble du royaume7. Dans les années suivantes, par exemple au concile de Reims de 1157, l’Église relaya la monarchie en développant une législation en matière de paix et d’interventions royales destinées au rétablissement de l’ordre, ce qui contribua à pacifier le nord de la France. À l’époque de Philippe-Auguste, il est probable que la mainmise royale sur la Picardie méridionale a été bénéfique pour la tranquillité des campagnes ; elle s’est opérée notamment par la réunion au domaine capétien du Vermandois et de La Ferté-Milon, puis de la châtellenie de Pierrefonds dont le ressort s’étend jusqu’aux portes de Soissons avec la forteresse d’Ambleny8. La présence territoriale du roi en cas de conflits privés entre seigneurs locaux a pu s’avérer une garantie de stabilité économique et faire disparaître la clause de guerre dans les contrats du XIIIe siècle.

Les contraintes naturelles : climat et qualité des sols

Les caprices du temps s’imposent comme une condition fondamentale de réussite ou d’échec de l’agriculture. Une trame de fond des accidents climatiques, des périodes de sécheresse et de pluviosité excessive a été tissée par les spécia- listes du climat et certaines histoires régionales ont pu se fonder sur un éventail suffisamment large de chroniques médiévales locales pour dresser un tableau détaillé des événements météorologiques9. Mais on ne dispose pas d’une telle

6. Anne Terroine et Lucie Fossier, Chartes et documents de l’abbaye de Saint-Magloire, t. I, CNRS éd., 1998, n° 32, p. 120-122 : transfert prévu vers Saint-Denis ou Paris, en cas de guerre, du paie- ment du froment et de l’avoine dus pour un moulin de la villa de Blancmesnil baillé par l’abbaye Saint-Magloire de Paris à l’abbaye Saint-Vincent de Senlis (1140). 7. Yves Sassier, « Les progrès de la paix et de la justice du roi sous le règne de Louis VII », Études offertes à Pierre Jaubert. Liber amicorum, Talence, Presses universitaires de Bordeaux, 1992, p. 631-645 (avec bibliographie des travaux antérieurs). 8. Sur l’épisode du rattachement de Pierrefonds et d’Ambleny au domaine royal : Ghislain Brunel, « Ambleny, tour des seigneurs de Pierrefonds », Congrès archéologique de France, 148e session, 1990, Aisne méridionale, t. I, Paris, Société française d’archéologie, 1994, p. 9-22 (spécialement, p. 18-19). 18 Ghislain Brunel concentration de sources en Soissonnais pour reconstituer une chronologie régio- nale apte à répondre à nos interrogations sur « l’air du temps ». Les scribes ne donnent bien souvent des informations qu’en conjonction avec des événements socio-politiques graves qui focalisent leur attention et auxquels ils rattachent des calamités naturelles. Ainsi deux chroniqueurs belges rattachent-ils la mort de l’évêque de Laon Gaudry (mai 1112) à l’arrivée d’un gel exceptionnel qui ruine les productions agricoles (arbres et seigles) en plein mois de mai et provoquent une grave mortalité des populations, malheurs qui s’ajoutent aux difficultés poli- tiques et aux troubles liés à la création de la Commune de Laon (1111-1112) : « L’évêque de Laon, Gaudry, mourut transpercé par l’épée le 25 avril… Au mois de mai, les seigles et les arbres ont été consumés par le gel (le « feu sacré »), ils ont trompé l’espérance de leurs fruits et certains bois ont été desséchés. S’en est suivie une grave et longue maladie des hommes, qui ont subi maux de ventre et mortalité »10. Il est probable que seule la campagne belge, connue des deux auteurs, a vécu cette catastrophe, et que ni le Laonnois ni le Soissonnais n’ont vu ces intempéries ; les chroniques ne font que rapporter les événements marquants de l’année 1112, à savoir les troubles du Laonnois et un dérèglement météorolo- gique qui n’est pas appliqué spécifiquement à une région. Étant donné cette continuelle incertitude climatique, les contrats agraires et les accords portant sur des paiements de redevances en nature ne pouvaient pas faire mieux que de les prévoir, ne serait-ce que dans les usages non écrits, lors des engagements conclus par oral entre les parties. On en a trace exceptionnellement lorsqu’un conflit à propos du partage des récoltes (provenant de dîmes ou de rede- vances) donne lieu à un règlement détaillé qui cherche à éviter tout différend ulté- rieur et précise les modalités de versement. C’est ainsi qu’en mars 1168, un accord entre les cisterciens de Longpont et les chanoines de Saint-Jean-des- Vignes de Soissons fixe la quantité de grains et de vin que les moines livreront désormais à la place des dîmes de céréales et de vignes du terroir de Presle (aujourd’hui sur la commune de Soissons) qui formaient l’enjeu du conflit. Une clause spéciale émet néanmoins des réserves au cas où un incident climatique (aeris inclementia) serait assez grave pour nuire à la production agricole : « S’il

9. Synthèse et catalogue critique des événements météorologiques de toute l’Europe médiévale (année après année) dans Pierre Alexandre, Le climat en Europe au Moyen Âge. Contribution à l’his- toire des variations climatiques de 1000 à 1425, d’après les sources narratives de l’Europe occi- dentale, Paris, EHESS, 1987, 828 p. ; se reporter notamment au tableau régional « Picardie, Artois, Île-de-France », récapitulant par saison les indications météorologiques connues pour 80 années différentes entre 1124 et 1419 (p. 686). Un exemple régional de chronologie des événements météo- rologiques, des inondations et des mauvaises récoltes : Daniel Pichot, Le Bas-Maine du Xe au XIIIe siècle : étude d’une société, Laval, Société d’archéologie et d’histoire de la Mayenne, 1995, figure 5, p. 36-39. 10. Alain Saint-Denis, op. cit., p. 107, y voit une sécheresse affectant le Laonnois, tandis que Pierre Alexandre le recense comme un grand gel de printemps frappant la Belgique. Cette mention est tirée du continuateur d’Anselme de Gembloux (Monumenta Germaniae Historica, Scriptorum tomus VI, 1844, p. 375) ; on la trouve en résumé dans la chronique de Lobbes (Recueil des historiens des Gaules et de la France, t. 13, p. 581). L’agriculture soissonnaise au Moyen Âge 19 arrive que les récoltes des terres ou des vignes soient déficitaires, du fait d’une intempérie ou pour une autre raison, rien ne sera payé cette année-là pour le cens ; mais si les récoltes sont suffisantes pour assurer le paiement du cens, il sera payé sans contestation »11. Plus couramment, les exploitants et les propriétaires sont conscients des variations de la qualité des récoltes en fonction du climat et ils les prennent en compte au moment de fixer la nature du grain. Lorsqu’en 1174 est fixé le montant du cens forfaitaire en grains que paieront les prémontrés de Valsery à l’abbaye de Saint-Léger de Soissons pour la dîme de leurs terres de Montgobert, il est précisé qu’ils verseront « le froment tel qu’il sera récolté sur la dîme de Montgobert chaque année selon la variation du climat »12 ; il ne leur est pas demandé par conséquent d’assurer le paiement d’une qualité fixe de froment (« le meilleur », « ni le meilleur ni le pire », « le médiocre », « à tant de deniers en dessous du meilleur »), ce qui les obligerait à acheter le grain adéquat sur le marché ou à le prélever sur un autre terroir. Le climat n’est évidemment pas seul en cause dans la qualité des récol- tes ; la fertilité des terres joue son rôle. Comment cette diversité des sols était- elle ressentie au Moyen Âge ? Quelques éléments d’appréciation sont à tirer des clauses fixant les modalités de versement des redevances et où il arrive qu’on signale les difficultés de mise en culture d’un terroir, mis à part du lot commun. En 1193, l’abbé de Longpont dresse la liste des pièces de terre que tient son monastère du chapitre cathédral de Soissons à un titre ou à un autre, pour le paie- ment d’un terrage, d’un vinage ou de la dîme ; il en exclut une : « À Morem- bœuf, au terroir de Tigny, nous avons trente essins à Blanc-Guernon ; parce qu’elle est moins fertile, cette terre pourra cesser d’être exploitée de temps à autre pendant cinq années continuelles ; durant cette période, les chanoines ne percevront rien de cette terre, si ce n’est sur ce qui y sera cultivé »13. Par chance, on peut localiser cette terre aujourd’hui encore : le lieu actuel des « Blancs Grénoms (ou Grémons) » (déformation de Blanc-Guernon) se trouve sur la rive droite de la Savière, à flanc de coteau, à cheval sur les communes actuelles de Vierzy et de Parcy-Tigny, à peu de distance du hameau de Morembœuf (aujour- d’hui sur la commune de Vierzy). Les cisterciens prévoient donc une interrup- tion de culture assez longue pour laisser reposer une parcelle qui ne fait pas partie des bonnes terres du Soissonnais méridional ; cette pratique est sans doute répandue, mais les chartes de vente ou d’échange et les règlements de conflits ont normalement peu de chance de l’évoquer. La qualité des sols influe par

11. Notice du 9 mars 1168 : « Quod si in terris vel in vineis, ex aeris inclementia vel alio casu, fruc- tuum defectus prorsus evenerit, nichil ex eodem censu ipso anno solvetur ; si vero tamen in fructi- bus fuerit ex quo possit census exsolvi, sine contradictione solvatur » (Bibl. nat. de France, latin 11004, f° 88 v°). 12. Charte des deux abbés, en date du 26 juin 1174, relative à la dîme de Montgobert (Aisne, cant. Villers-Cotterêts) (Bibl. nat. de France, coll. Picardie, vol. 292, pièce n° 6). 13. Charte originale de l’abbé de Longpont, Hugues, en date du 21 mai 1193 (Arch. nat., L 1004, n° 9) : « Apud Montem Rembodii, in territorio de Tigni, triginta aissinos apud Blanc Guernun : hec terra, quia minus fertilis est, per quinquennium continuum cessare vicessim poterit a cultura, et interim nichil ab ea accipient nisi in eo quod cultum fuerit ». L’essin soissonnais ferait 20,6 ares. 20 Ghislain Brunel

Fig. 2. Scène de labour. Miniature. Coll. part. L’agriculture soissonnaise au Moyen Âge 21 conséquent sur le prix des terres qui, en dehors d’autres facteurs, fluctue en fonc- tion des rendements attendus. Lors d’un accord entre les abbayes de Longpont et de Notre-Dame de Soissons en 1203, Longpont offre à Notre-Dame, comme aux héritiers des donateurs qui lui ont fait l’aumône de terres comprises dans la seigneurie des bénédictines, la possibilité de racheter ces terres au prix de « 20 sous pour chaque essinée de meilleure terre et 15 sous pour la pire », proba- blement avec des prix intermédiaires14 ; il s’agit surtout de fixer des prix mini- mum et maximum qui conduisent à une variation de 30 % de la valeur des parcelles ! Malgré la faiblesse de nos informations sur ces problèmes, qui apparais- sent seulement par bribes dans la documentation médiévale, ces contraintes exter- nes à la société paysanne ne semblent guère maîtrisables, à l’exception de la fertilité des terres. Leurs effets conjoncturels ou à long terme sur l’agriculture restent encore une terra incognita sur laquelle la recherche a de grands progrès à accomplir.

Les céréales, à la base de l’alimentation et au cœur de l’agriculture

Comme il a été maintes fois rappelé, pains, soupes et bouillies de céréa- les ont longtemps occupé une place prépondérante dans l’alimentation française, du moins en Picardie et en Île-de-France15. Quel qu’ait été l’apport de la viande ou du poisson, la base céréalière est demeurée, avec de grandes variations dans le choix des grains. On admet généralement que la période carolingienne était surtout productrice d’orge et d’épeautre, alors que la triade froment/seigle/ avoine s’affirme à partir des XIe-XIIe siècles, dans des proportions qu’il resterait à définir avec plus de netteté qu’on ne l’a fait jusqu’à présent. L’un des obstacles à la connaissance des productions céréalières médiévales, surtout avant le XIVe siècle, demeure la dispersion des informations et leur caractère fragmentaire. Nul état de stock des grains dans les granges, ou si peu ! Aucun compte d’achat ou de vente de céréales, qui montrerait le décalage entre la production et les besoins de consommation ! Nulle trace des documents de travail des gestionnai- res d’exploitation agricole dans les archives des monastères ou des seigneuries laïques ! Ce que l’on sait de la géographie des céréales ou de leur importance respective, on le doit à de multiples références sans lien entre elles : ici le montant forfaitaire des rentes en nature versées par un monastère pour échapper au paiement de ses dîmes, là l’énumération des produits d’un village sur lesquels un seigneur laïc touche un pourcentage ; ici la liste des redevances des paysans

14. Charte de Gaucher, abbé de Longpont (Arch. nat., L 1004, n° 16). 15. Robert Fossier, La terre et les hommes en Picardie jusqu’à la fin du XIIIe siècle, Paris-Louvain, 1968, 2 t., 828 p. (notamment p. 234 et suiv.) ; Histoire de l’alimentation, sous la direction de Jean- Louis Flandrin et Massimo Montanari, Paris, Fayard, 1996, 915 p. (spécialement, p. 279-293 et 404- 432). Sur la fabrication du pain et ses différents types : Françoise Desportes, Le pain au Moyen Âge, Paris, Olivier Orban, 1987, 231 p. 22 Ghislain Brunel d’un village qui viennent de recevoir de leur seigneur des « coutumes » (c’est-à- dire le récapitulatif de leurs droits et de leurs obligations), là des contrats de fermage qui permettent d’obtenir les volumes respectifs des différents grains à payer chaque année par le preneur. L’absence de séries chiffrées régulières sur le même coin de terre constitue donc un véritable obstacle méthodologique. Aussi conviendra-t-il de toujours relativiser les conclusions, car ce qui manque dans un type de document peut apparaître dans un autre et bouleverser nos certi- tudes. D’ailleurs, afin d’obtenir une image plus nette des variations régionales et de différencier les productions des petits pays, je m’appuierai sur les sources textuelles de la région soissonnaise au sens large, c’est-à-dire en l’étendant aux confins des plateaux de la vallée de l’Aisne, vers le Valois oriental, l’Orxois ou le Tardenois.

L’orge : les vestiges d’une production alto-médiévale

Des deux céréales majoritaires du haut Moyen Âge (épeautre et orge), on n’a trace que de l’orge dans le Soissonnais d’après l’an Mil. Semée au printemps à l’époque médiévale, l’orge était employée tant pour la composition des pains et des soupes que pour fabriquer la cervoise en ajoutant du houblon à l’orge broyée et fermentée ; elle servait également à l’alimentation des animaux, dans des proportions mal connues ; du point de vue de ses cultivateurs, l’intérêt principal de l’orge tenait à ses faibles exigences pédologiques et à son adaptation aux terrains sablo-argileux autant qu’aux terrains calcaires16. Principale céréale des greniers des grands domaines picards au IXe siècle, elle est encore cultivée dans certaines zones de la Picardie étudiée par Robert Fossier (sur l’Authie, en Boulonnais, entre Béthune et Poix, dans le pays de la Bresle17 ), alors qu’Alain Saint-Denis ne la mentionne pas du tout pour le Laonnois. Il faut bien avouer qu’en Soissonnais et sur ses marges, les mentions d’orge sont rares, mais elles existent et permettent de dessiner des aires de production spécifiques ! Aux XIIe et XIIIe siècles, elles concer- nent le Tardenois en premier lieu. Vers 1150, l’abbaye cistercienne d’Igny (diocèse de Reims) obtient en effet de verser des quantités fixes de froment et d’orge en lieu et place de la dîme qu’elle devait à deux monastères voisins pour ses terres à Dravegny, commune actuellement limitrophe du département de la Marne (cf. carte)18. Le secteur semble toujours producteur en plein XIIIe siècle puisqu’un

16. Sur les propriétés et l’utilisation de chaque espèce de céréale durant la période médiévale, on dispose de l’ouvrage de Georges Comet, Le paysan et son outil. Essai d’histoire technique des céréa- les (France, VIIIe-XVe siècle), Rome, École française de Rome, 1992, 711 p. (collection de l’École française de Rome, 165), spécialement p. 218-273 sur le froment, l’orge, le seigle et l’avoine. L’ou- vrage de référence générale sur les céréales en France reste cependant celui de Jean Meuvret, Le problème des subsistances à l’époque de Louis XIV, 6 volumes, Paris-La Haye, Mouton et Cie- EHESS, 1977-1988 ; maintes réflexions et notations techniques y sont utiles pour traiter de la période médiévale : voir spécialement le premier tome sur La production des céréales dans la France du XVIIe et du XVIIIe siècle, texte et notes, 2 volumes, 1977. 17. Robert Fossier, op. cit., p. 405-406. L’agriculture soissonnaise au Moyen Âge 23 peu plus au sud, à Sergy, le moulin de l’abbaye Saint-Médard de Soissons assure des rentes en orge qui ne sont pas négligeables19. Cette zone de culture de l’orge se prolonge jusqu’à la Marne où la paroisse de Soilly est assujettie à la dîme du blé, de l’orge et de l’avoine en 1289, d’après un conflit entre l’abbaye Saint-Médard et le curé du lieu20. Se dessine ainsi une frange sud-orientale du Soissonnais, en Tardenois et en Brie, où la culture de l’orge se maintient sur des surfaces suffisan- tes pour assurer des revenus notables dans les dîmes et la production des moulins. On retrouve une situation à peine différente en plein cœur du Soissonnais occidental cette fois-ci, où l’orge est attestée dans quatre localités. En 1164, tout d’abord, le seigneur Itier d’Épagny baille son moulin d’Aponin à l’abbaye de Prémontré contre le versement de deux muids et huit essins21 de grain pris sur ce qui y sera moulu, en exceptant toutefois la production d’orge et d’avoine, ce qui restreint implicitement la redevance au froment, au seigle ou au méteil22. Cette restriction prouve que le passage de l’orge au moulin local n’est pas une rareté puisque le bailleur prend soin de l’exclure ; c’est aussi la preuve de sa moindre valeur – et de celle des blés de printemps en général – puisqu’on lui préfère les blés d’hiver standard (cf. infra). La culture de l’orge est donc prati- quée entre Vic-sur-Aisne et Coucy, c’est-à-dire sur des terres qui sont loin d’être marginales. Non loin de Vic, l’orge est attestée encore à trois reprises avant 1250 : en 1227 comme l’une des productions soumises à la dîme à Attichy (rive droite de l’Aisne), aux côtés du blé, de l’avoine et de la vesce23 ; à Ressons-le- Long (rive gauche de l’Aisne) en 1246, comme le seul grain que doit recevoir

18. En 1151, le prieuré clunisien de Sainte-Gemme (Marne), dépendant de Saint-Martin-des- Champs, cède aux cisterciens d’Igny la dîme perçue sur le terroir de Raret (Aisne, com. Dravegny, cant. Fère-en-Tardenois) contre trois setiers de froment et trois d’orge (Bibl. nat. France, latin 9904, f° 5) ; dans le même temps, le prieuré de Saint-Thibaut près de Bazoches cède sa dîme à Party (Aisne, com. Dravegny) contre trois setiers de froment et trois d’orge, ainsi que sa dîme à Resson (Aisne, com. Mont-Saint-Martin, cant. Braine) contre deux setiers de froment et un d’orge (Bibl. nat. France, latin 9904, f° 88 r° : charte sans date de l’évêque de Soissons, Josselin, antérieure à 1152). 19. En 1223-1226, l’abbaye Saint-Médard de Soissons rachète une rente d’un muid d’orge et de trois setiers de blé qu’un chevalier percevait sur son moulin de Sergy (Aisne, cant. Fère-en-Tardenois) (Bibl. nat. France, latin 9986, f° 31 r° (octobre 1223) et f° 27 r° (1226)) ; en 1249, l’écuyer Robert de Cohan y touche encore neuf setiers de blé d’hiver et le double en orge (Bibl. nat. France, latin 9986, f° 26 r°-v°). 20. Revendication par Jean, prêtre curé de Soilly (Marne), contre Saint-Médard de Soissons, d’un tiers de la dîme du blé, de l’orge, de l’avoine et de tous les légumes : charte de l’abbé Gérard, datée de juin 1289 (Arch. nat., L 1009 A, n° 22). 21. Les mesures soissonnaises de capacité pour les grains se subdivisent ainsi : 1 muid = 12 setiers = 24 essins. 22. Chirographe original du bail du moulin d’Aponin (aujourd’hui Vézaponin, Aisne, cant. Vic-sur- Aisne) : « de tali annona qualem lucrabitur molendinum, excepto ordeo et avena » (Arch. dép. Aisne, H 842). 23. Bouchard de Montmorency, seigneur d’Attichy, confirme aux Grandmontains d’Erloy près de Choisy-au-Bac (Oise) la donation-vente faite par l’un de ses chevaliers, Gérard de Ribécourt, de toute la dîme qu’il tient de lui en fief à Attichy (Oise) : « … tocius decime sue bladi, ordei, avene, vicie et omnis generis annone et leguminis » (charte de Bouchard, datée de janvier 1227 [n. st.] (Arch. nat., L 1003, dossier 11, n° 97). 24 Ghislain Brunel

Fig. 3. Chirographe au profit de Foucard du Mont de Ressons. Arch. nat., L 1005, n° 56. L’agriculture soissonnaise au Moyen Âge 25 chaque année le fermier de l’exploitation du Mont de Ressons (qui appartient à l’abbaye Notre-Dame de Soissons) en quantité égale au blé qu’il verse au bailleur (soit 36 muids), signe peut-être de son importance fourragère24 ; puis, à Couloisy (Oise), les productions agricoles soumises en 1247 aux dîmes des nouveaux terroirs défrichés (les novalia) comportent de l’orge, au milieu de multiples produits des jardins et des vergers tels que le lin et le chanvre, l’ail et l’oignon, les poires ou les pommes : notons que l’orge y figure loin derrière les trois ressources majeures, le blé, le vin et l’avoine25. En dehors de ces rares mentions, tirées de plusieurs centaines de textes, pas un mot de l’orge, ni dans les fragments de comptes du XIIIe siècle, ni dans les états de stocks de grains conservés pour la région. À s’en tenir au corpus obtenu, se dégagent deux zones privilégiées de production et d’usage : une bande de terres entre la Vesle et la Marne, d’une part, les bords de l’Aisne entre Soissons et Compiègne, d’autre part. Mais la culture de l’orge à Vézaponin et autour de Vic ne permet pas d’écarter la possibilité d’une faible production ailleurs en Soissonnais, pour des besoins alimentaires ou fourragers. En outre, l’ordre d’énumération des produits de la dîme du XIIIe siècle où l’orge est mentionnée (« blé, orge, avoine, légumes », pour Soilly et Attichy) la met sur le même plan que les « mars », à savoir l’avoine et les légumineuses ; on est loin d’une production de seconde zone. Il semble que l’intérêt très faible qu’ont pour l’orge les seigneurs laïcs et ecclésiastiques peut expliquer son absence dans les nombreuses mentions de redevances qui leur sont payées. Rien n’em- pêche par conséquent que la production paysanne ait continué d’assurer la four- niture de cette céréale ancienne, résistante et facilement cultivable, dont les maîtres n’oublient pas l’existence lorsqu’il s’agit de rappeler leurs droits sur l’ensemble des fruits de la terre soumis à la dîme. Ajoutons que le moulin seigneurial étant un bon révélateur des productions locales contraintes à passer par ses meules, il est logique de penser que le Soissonnais septentrional (Véza- ponin, 1164) cultivait de l’orge au moins jusqu’à la fin du XIIe siècle et que le Tardenois (Sergy, 1226-1249) poursuivit cette culture plus tard encore, jusque sous Saint Louis.

24. Bail à ferme de la « maison de Nostre Dame de Resson » (30 novembre 1246) : chirographe au profit de Foucard du Mont de Ressons (Aisne, cant. Vic-sur-Aisne) qui doit recevoir un muid d’orge pour chaque muid de blé qu’il verse (Arch. nat., L 1005, n° 56). 25. Arch. nat., L 1005, n° 58 (février 1247) : « On dit aussi que des terres ont été mises en culture dans la dite paroisse de Couloisy, qu’elles constituent des nouveaux défrichements selon la défi- nition de ces derniers et qu’elles doivent être appelées ainsi ; lesquelles dîmes des défrichements sont assises ici même sur le blé, le vin, l’avoine, les fèves, les pois, le lin, le chanvre, les jardins, les poireaux, l’ail, les oignons, l’orge, les poires, les pommes et les noix, etc. » (dicunt etiam quod in dicta parrochia de Colesi terre sunt ad culturam redacte quod secundum difinitionem novalium sunt novalia et debent novalia nuncupari que decime novalium consistunt ibidem in blado, vino, avena, fabis, pisis, lino, kanabe, ortis, porretis, alliis, cepe, ordeo, piris, pomis et nucibus et aliis). 26 Ghislain Brunel

Du seigle au méteil

En Soissonnais, les plus anciennes attestations du seigle ne remontent qu’aux années 1140 lorsque se révèle brutalement son association au froment, en mélange ou non. Du point de vue de sa culture, le seigle pousse bien en année sèche et supporte le froid, il est peu exigeant sur la qualité du sol, d’où son inté- rêt pour les cultivateurs, malgré son moindre rendement par rapport au froment ; il continue donc d’être cultivé en grande quantité jusqu’à l’époque moderne, en Picardie et en Île-de-France. Son usage principal est la farine du pain, même s’il s’agit souvent au Moyen Âge d’un pain visqueux, repoussé par les élites. En tout cas, au XIIe siècle, le pain de seigle est attesté sur les bords de l’Aisne, à la fron- tière orientale de la région, dans la localité san-dyonisienne de Concevreux. Un texte de 1166 mentionne en effet un curieux surnom « Pain de seigle » attribué à l’un des échevins du village, appelé « Rodulfus scabinus Pain de segle » (« l’échevin Raoul Pain de seigle »), le sobriquet en français complétant comme à l’habitude le prénom donné en latin26 ; malgré son caractère exceptionnel, ce surnom est révélateur ! Signalons aussi une autre utilisation de longue durée, complètement différente : celle de la paille de seigle, peu putrescible, plus résis- tante, plus longue (car la tige du seigle pousse plus haut) et de calibre plus régu- lier que celle des blés de froment, pour faire les liens des gerbes. C’est un fait bien connu jusqu’au XVIIIe siècle et qu’atteste le bail à ferme de l’exploitation du Mont-de-Soissons (ancienne ferme templière) en 1310 : l’une des clauses mentionne l’obligation de produire sur les terres à blé « XX sestiers a soyle (seigle) pour faire loyens (liens) » 27. Céréale d’hiver à l’instar du froment, le seigle a donc été d’un large usage, semble-t-il, et il se cache peut-être, comme le froment, sous les fréquentes appel- lations « céréale commune » (communis annona) ou « blé d’hiver/hivernage » (bladus hyemalis, hybernagium). Le seigle est associé aussi au froment en proportions égales, ce qui est d’une importance capitale pour avoir une idée de sa production. Lorsqu’en 1141, deux chevaliers cèdent aux prémontrés de Vivières- Valsery le domaine de Saint-Agnan, ils en demandent une rente annuelle de quatre muids de « céréale commune » ou, « si cela leur convient mieux, deux muids de pur froment et deux de pur seigle »28. Se pose ainsi d’emblée la ques- tion du méteil, mélange de semence de froment et de seigle qui fournit une récolte mixte dès la moisson ; car l’équivalence de la rente de Saint-Agnan, telle qu’elle

26. Arch. nat., L 841, n° 26 (démêlés de l’abbaye de Saint-Denis avec le comte de Roucy). 27. Arch. nat., S 4952, liasse 4, pièce n° 10 : bail à ferme de juin 1310, en faveur des frères Jouglen. Sur l’utilisation des pailles de seigle pour lier les gerbes : Alain Derville, L’agriculture du Nord…, op. cit., p. 105 ; Marcel Lachiver, Dictionnaire du monde rural. Les mots du passé, Paris, Fayard, 1997, p. 1524. 28. Cession du domaine de Saint-Agnan (Aisne, com. Coeuvres-et-Valsery) aux chanoines de Notre- Dame de Vivières (future abbaye de Valsery) en 1141 par trois chevaliers, les frères Eudes et Berne- rède d’Autreval, et leur cousin Raoul : charte de Josselin, évêque de Soissons (Arch. dép. Aisne, H 1077). L’agriculture soissonnaise au Moyen Âge 27 est donnée, laisse croire que le « grain commun » c’est le méteil, et qu’une autre solution de versement consiste à prendre dans des productions individualisées de froment et de seigle. C’est ce que confirmeraient les autres mentions des années 1140 : la dîme du terroir de Longpont relevant de l’abbaye Saint-Médard de Sois- sons est confirmée en 1146 aux cisterciens de Longpont contre « un cens annuel d’un muid tant de froment que de seigle » ; auquel renvoie le bail de la terre d’Es- senlis par l’abbaye Saint-Corneille de Compiègne aux moines de Saint-Nicolas- au-Bois contre « seize essins de froment et de seigle, suivant ce qui poussera dans la terre »29. Il me semble qu’il faille y voir le méteil, mi-froment mi-seigle, tel qu’il est décrit avec plus de précision dans les sources postérieures : par exemple, vers 1170, un chevalier paye aux moines de Saint-Sulpice de Pierrefonds « un muid de blé partagé entre froment et seigle »30. Par la suite, il est rarement question de seigle seul. Citons encore la rede- vance d’une mine de seigle due par les habitants du nouveau village de La Haie (sur la commune d’Armentières), selon les coutumes établies en 1197 par les deux frères seigneurs de l’endroit31 ; ou l’assignation, en 1253, par un paysan d’Am- bleny d’une rente annuelle d’un essin de « blé de seigle » sur une terre du village32. On remarquera que dans ces deux cas, on a affaire à des terres nouvellement cultivées. D’une part, La Haie est un village de défrichement, ainsi que son nom l’indique et qu’en témoignent les exemptions accordées aux futurs habitants – ils ne doivent comme autre redevance en nature qu’un pichet de méteil (froment et seigle donc). D’autre part, le fond du conflit à Ambleny porte sur le fait que Jean le Vaillant a arraché les ceps de la vigne donnée précédemment par un chanoine de la cathédrale pour la fondation de la chapellenie de l’hôpital, et l’a mise en culture, causant un préjudice direct à la fondation : le seigle est par conséquent lié très directement aux premières productions céréalières de cette parcelle33. On rejoint ici une observation faite couramment par les spécialistes des céréales : « Le seigle

29. Charte de Josselin, évêque de Soissons, pour les cisterciens de Longpont (1146) : « pro annuo censu unius modii tam frumenti quam siliginis » (Arch. dép. Aisne, H 692, f° 50 r°-51 r°) ; notice originale des chanoines de Saint-Corneille de Compiègne, relative au bail de toute leur terre d’Es- senlis (Aisne, com. Chavonne, cant. Vailly-sur-Aisne) et du tiers du moulin voisin (sans date, vers 1144-1147) : « XVI essinos frumenti et siliginis secundum quod in terra creverit » (Arch. dép. Aisne, H 384). 30. Pour apaiser un différend sur la redîme de Taillefontaine (Aisne, cant. Villers-Cotterêts), Gervais de La Ferté-Milon paye à Saint-Sulpice de Pierrefonds « unum modium bladii mediantis inter frumentum et siliginem, insuper sex assinos avene » : chirographe de Conon, seigneur de Pierre- fonds, non daté [entre 1164 et 1178] (Arch. nat., L 1009 A, n° 35). 31. Coutumes du hameau de La Haie (Aisne, com. Armentières) fixées par Pierre et Gui d’Armen- tières : parmi de nombreuses clauses, celle qui précise que tous les cultivateurs à l’araire de terres autres que l’arpent de base doivent une mine de seigle aux sergents des seigneurs à la Saint-Denis (Bibl. nat. France, Picardie 293, n° 17). 32. À la suite d’un conflit avec le chapelain de l’hôtel-Dieu à propos d’une terre au lieu-dit en Chavoie à Ambleny (vers Ressons), Jean le Vaillant d’Ambleny assigne sur cette terre une rente en seigle payable au chapelain le 11 novembre (Arch. nat., L 742, n° 76). 33. Quam etiam vineam idem Johannes eradicavit et ad agriculturam redegit in dicti capellani preju- dicium… 28 Ghislain Brunel

Fig. 4. Le vannage. Coll. part. rend bien sur une terre à peine défrichée, au contraire du froment qui préfère une terre déjà cultivée ; aussi les démarrages de nouveaux terroirs se font-ils souvent avec du seigle en première culture »34. C’est sans doute une piste de recherche prometteuse que de reconstituer la succession des cultures sur une même parcelle à partir du seigle, pour mieux connaître les modalités de l’essor du blé froment en Soissonnais et repérer les terroirs en phase d’essor agraire. Dès avant 1150, nous venons de le voir, le blé méteil prend de l’importance en focalisant sur lui l’usage du seigle et il reçoit des qualificatifs variables tout au long du XIIe siècle, signe de sa diffusion grandissante et de la recherche parallèle d’une dénomination claire et comprise de tous : annona mediata id est quae non esset minus quam media de frumento (« céréale mixte, c’est-à-dire où il n’y a pas moins de la moitié en froment ») (1134), frumentum commixtum opposé au purum frumentum (1135), annona mediata (1146), annona medietanea (1152), annona medietanea frumenti et siliginis (1153), frumentum meditaneum (1155), annona moiteenge (expression franco-latine de 1171, 1187, etc.), bladum medianum (1197), bladium meditaneum (1206), bladium medians ou bladum hiemale medians (1226 et 1229), jusqu’au terme latin mistilio (1338), issu de mixtilio et passé dans l’ancien français « mestillon »35. Le foisonnement des dénominations atteste son

34. Georges Comet, op. cit., p. 251. 35. L’évolution des termes qualifiant le méteil montre également, au tournant des XIIe et XIIIe siècles, l’abandon du mot annona au profit du classique bladum pour dénommer ce qu’on appelle les blés. L’agriculture soissonnaise au Moyen Âge 29 omniprésence en Soissonnais, alors que le méteil paraît peu usité dans la Picardie centrale et septentrionale, en Artois ou en Flandre36. En revanche, le Laonnois et surtout les terroirs environnant la Serre fournissent du méteil, qui y constitue la base de la production vers 1275-1280, tant dans les perceptions en blé du chapitre cathédral de Laon que dans la récolte de l’Hôtel-Dieu de Laon37. La région sois- sonnaise fait ainsi le lien entre le Laonnois et l’Ile-de-France, pourvoyeuse égale- ment de méteil au Moyen Âge et à l’époque moderne, comme l’indiquent les mercuriales de Paris38. Destiné à la consommation humaine, le méteil offrait des avantages indéniables de culture puisque les risques climatiques étaient diminués par le partage entre froment et seigle : le premier ne craint pas la pluie, tandis que le second supporte la sécheresse ; selon les années, on avait donc plus ou moins de froment. En outre, en semant, moissonnant et moulant le mélange de grains préala- ble, on obtenait directement la farine pour la panification des pains paysans. D’autres compositions de blés étaient possibles, dont un mélange d’un tiers de froment et de deux tiers de seigle. Comme en Laonnois où il est attesté, le Sois- sonnais a connu les blés « tiersains » si l’on en croit les mentions relevées en 1182 à Bieuxy, en 1945 à Droizy et à la fin du XIIIe siècle dans le village de Soucy39. Elles sont à rapprocher de l’indication de ce mélange de blés d’hiver dans la région de Château-Thierry. Lorsqu’en 1231, le chantre de la cathédrale de Soissons vend aux prémontrés de Val-Secret sa grange et ses revenus de Blesmes, l’abbaye s’en- gage à lui verser à Château-Thierry une rente annuelle de quatre muids et trois essins de blé d’hiver, « dont les deux tiers sont du seigle et un tiers du froment »40.

36. En Picardie, Robert Fossier l’évoque à peine (op. cit., t. I, p. 334, et note 138, p. 402). Le marché lillois du Bas Moyen Âge est avant tout un marché de blé froment, qui ne livre « quasiment jamais de méteil » : Alain Derville, « Le marché lillois du blé à l’époque bourguignonne », Revue du Nord, t. 59, 1977, p. 45-62, repris dans Douze études d’histoire rurale. Flandre, Artois, Cambrésis au Moyen Âge, n° spécial de la Revue du Nord, n° 11, 1996, p. 24-25 ; et aussi Alain Derville, L’agri- culture du Nord…, op. cit., p. 225, sur la quantité réduite de méteil (le « mestillon ») à l’hôpital Saint-Sauveur de Lille en 1367. 37. Alain Saint-Denis, op. cit., p. 405 : vers 1275, le chapitre cathédral de Laon perçoit en propor- tion un muid de froment, pour trois muids d’avoine, quatre de seigle et neuf de blé méteil ; vers 1280, la récolte de l’Hôtel-Dieu comporte deux muids de froment, sept de seigle, quarante d’avoine, mais soixante-trois de blé « moitain » et vingt-neuf de blé tiersain ! 38. Micheline Baulant et Jean Meuvret, Prix des céréales extraits de la mercuriale de Paris, 1520- 1698, 2 volumes, Paris, SEVPEN, 1960-1962 : voir introduction du premier volume. 39. Un chevalier cède à Prémontré sa part de la dîme de Bieuxy contre de l’avoine et du blé d’hiver composé aux deux tiers de froment et pour un tiers de seigle (J.-M. Lalanne, Le cartulaire de Valpriez, 1990, n° 7, p. 37) ; le chapitre cathédral de Soissons baille une terre à Droizy contre huit essins de blé tiersain et quatre d’avoine en octobre 1245 (Arch. dép. Aisne, G 253, f° 257). L’écuyer Philippe de Soucy (Aisne, cant. Villers-Cotterêts) donne aux grandmontains d’Erloy près de Choisy-au-Bac trois essins de blé « sain, sec et tiersain » (« tres assinos bladi annui redditus, sani, sicci et terciani »), mesure de Pierrefonds, à prendre sur sa terre de Soucy (1280) : Arch. nat., L 1003, dossier 11, n° 108. 40. Charte de Raoul, chantre de Saint-Gervais de Soissons (7 juillet 1231) : « quatuor modios et tres essinos bladi hyemalis, sani et laudabilis, cujus due partes sint siligo et tercia frumentum » (Arch. nat., L 1009 A, n° 49) ; le chapitre cathédral reçoit lui aussi pour ses abandons de revenus à Blesmes une rente en blé d’hiver de la même composition (Arch. nat., L 996, n° 66 : charte du prévôt et du doyen de la cathédrale, 7 juillet 1231). 30 Ghislain Brunel

Fig. 5. Chirographe du roi de Henri Ier au profit des paysans de Marizy-Sainte-Geneviève. Arch. nat., K 19, n° 9. L’agriculture soissonnaise au Moyen Âge 31

Si l’on reporte sur la carte les mentions de seigle pur, de méteil et de tier- sain, on observe une concentration de la production céréalière liée au seigle dans le sud-ouest du Soissonnais, le long d’un axe allant de Soissons à Villers-Cotte- rêts (donc en direction du massif forestier de Retz), avec quelques mentions supplétives entre Aisne et Vesle et en Orxois. En revanche, le plateau calcaire du nord (triangle Attichy-Coucy-Vailly) et le Soissonnais du sud-est (triangle Sois- sons-Oulchy-Bazoches) présentent de vastes zones vides de seigle et de méteil. Il est possible qu’on détienne par la présence du seigle un révélateur des zones les plus récemment défrichées. Il sera nécessaire de le confronter à tous les autres indices de l’essor du peuplement pour en avoir confirmation.

Le froment et l’avoine : hivernage et marciage

La diffusion du méteil, c’est également le succès du froment. Et ce succès se traduit par la multiplication des cultures dédiées à cette céréale prédominante, du moins dans la documentation ecclésiastique qui nous est parvenue. Utilisée pour faire le pain blanc qui alimente les tables des seigneurs laïcs, des prêtres ou des moines, la farine de froment vient de tous les secteurs du Soissonnais ; le froment est fourni autant par les dîmes que par les redevances proportionnelles aux récoltes (les terrages) ou aux surfaces (le modagium ou muagium). D’une mention en 1100, puis quatre mentions dans les années 1120, on passe à sept dans les années 1130, douze dans les années 1140, seize dans les années 1150, etc. Le froment est alors une exigence expressément formulée par les bénéficiaires d’une redevance en blé, où il compte souvent pour la moitié – cens de sept muids dont trois et demi de pur froment (1140), cens de quatre setiers dont deux de froment (1150), cens de trente setiers dont quinze de froment (1153), etc.–, mais aussi pour les deux tiers : dîme accensée pour dix-huit essins dont douze de froment (1161), redevance de quinze essins dont dix de froment (1174), etc. Ce qui conduit inévitablement à s’interroger sur la nature du reste de la livraison céréa- lière : seigle ? méteil ? avoine ? Le couplage avec le seigle est un réalité bien ancrée, on vient de le voir, mais davantage en un mélange de grains semés et moissonnés ensemble qu’en redevances associées de deux grains provenant de parcelles différentes. Le « partenaire » le plus fréquent du froment reste par conséquent l’avoine. À considérer la documentation textuelle, l’avoine est la première céréale qui apparaît dans la composition des redevances ou des rentes en nature versées dans la région. Dès le milieu du XIe siècle, chaque exploitation paysanne de Marizy-Sainte-Geneviève doit une mine d’avoine au châtelain de La Ferté-Milon, en plus de services de travail ou de fortification41. Lorsque le volume des sources écrites décolle véritablement, au début du XIIe siècle, les attestations d’avoine

41. Chirographe du roi de France, Henri Ier, au profit des paysans de Marizy-Sainte-Geneviève (Aisne, cant. Neuilly-Saint-Front) dépendant de l’abbaye Sainte-Geneviève de Paris : Arch. nat., K 19, n° 9, et S 1562 B, n° 20 ; acte édité par Jules Tardif, Monuments historiques. [Cartons des rois], Paris, 1866, n° 280, p. 173-174. 32 Ghislain Brunel reprennent, après un vide de soixante-dix années : une mention en 1124, cinq dans les années 1130, dix dans les années 1140 et huit dans les années 1150, etc., pour ne plus s’arrêter jusqu’au XIVe siècle. Céréale de printemps au cycle végéta- tif court (trois mois environ, d’où le nom de « trémois » qui lui est aussi donné), elle couvre tout l’espace géographique soissonnais de manière uniforme et suit le développement du froment. En 1124, l’abbaye Notre-Dame de Soissons verse à l’un de ses protégés un muid de froment et deux muids d’avoine ; dans les années 1130, sur sept mentions de froment, quatre n’associent pas d’autre grain, une associe du froment méteil et deux y joignent l’avoine (il s’agit de dîmes) : en 1134 par exemple, le chapitre cathédral de Laon fixe le montant des grains dus par Prémontré, pour le tiers de la dîme de Soupir, à un muid du meilleur froment produit par les chanoines et à un muid d’avoine42. Plus encore, avant 1150, les pois entrent dans la composition des rentes en nature associant avoine et froment ; c’est le développement véritable des « mars », blés et légumineuses de printemps associés sur les parcelles semées en mars ou avril. Les prémontrés de Valsery s’engagent ainsi en 1149 à payer à l’abbaye de Saint-Denis « cinq muids de blé, à savoir deux muids et dix-huit essins de froment, six essins de pois et deux muids d’avoine, à la Toussaint », pour leurs terres de Saint-Agnan43. Mais déjà en 1137, le seigneur d’Ostel perçoit une redevance d’un muid de blé d’hiver et de six setiers de mars, répartis entre quatre setiers d’avoine et deux de pois44. Avec le temps, les mars se diversifient, notamment grâce à l’introduction des fèves et surtout de la vesce, destinée à l’alimentation chevaline45, comme nous l’avons vu plus haut à Attichy en 1227. Malheureusement, il ne subsiste que des témoigna- ges tardifs sur les proportions respectives des mars, comme dans le bail à ferme du Mont-de-Soissons en 1310 : le bailleur demande que les mars fournissent un muid et demi de pois (soit dix-huit setiers), quinze setiers de vesce, quatre setiers de fèves et le reste en avoine (soit la plus grosse part)46.

42. Charte de Gui, doyen de la cathédrale de Laon (25 août 1134), relative au tiers de la dîme dû au chapitre en raison de l’autel de Soupir (Aisne, cant. Vailly-sur-Aisne) (Bibl. mun. Soissons, manus- crit 7, f° 27 v°-28 r°). 43. Charte de Josselin, évêque de Soissons, adressée à l’abbé Suger à propos de la dîme de Saint- Agnan (Aisne, com. Coeuvres-et-Valsery) pour laquelle les frères de Valsery s’engagent à verser aux agents de Saint-Denis installés à Laversine « quinque modios annone, duos scilicet modios et decem et octo essinos frumenti et sex pisorum et duos modios avene » (Arch. nat., L 847, n° 2). On y voit l’expression globale de « blé » (annona ou bladum en latin) à la fois pour les productions de blés et celles de légumineuses associées à l’avoine sur les parcelles semées au printemps, ce qu’on appelle les « menus blés » à la fin du Moyen Âge. 44. Cession par Jacques de Braine aux prémontrés de Saint-Yved de Braine de trois charruées de terre à Ostel (Aisne, cant. Vailly-sur-Aisne) : charte de Josselin, évêque de Soissons, éditée par Olivier Guyotjeannin, Le chartrier de l’abbaye prémontrée de Saint-Yved de Braine (1134-1250), Paris, École des chartes, 2000, n° 101, p. 241. 45. Dès 1158 on sème des terres en vesce pour les chevaux de labour en Noyonnais (à Ginchy dans la Somme) et les exemples picards datent de la fin du XIIe siècle : Ghislain Brunel, « L’élevage dans le Nord de la France (XIIe-XIIIe siècles). Quelques jalons de recherche », Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, t. 106, n° 1, 1999, p. 41-61. 46. Cf. supra, note 27. L’agriculture soissonnaise au Moyen Âge 33

Cycles de culture et rotation triennale

La production céréalière soissonnaise est donc massivement répartie entre blés d’hiver et blés de printemps dès avant 1150 ; cela implique l’usage systé- matique de la rotation triennale des cultures, c’est-à-dire la succession sur une même parcelle de blés d’hiver (récoltés la première année), de blés de printemps (semés et récoltés la deuxième année) et d’une jachère (durant la troisième année), avant la remise en culture des blés d’hiver l’année suivante. Pour dispo- ser de preuves directes de ce système de culture, point besoin d’attendre les baux de fermage du XIIIe siècle où la superficie des terres arables de l’exploitation est régulièrement distribuée à parts quasi égales entre « blés », « mars » et « jachère ». En 1163 déjà, les cisterciens de Longpont prennent à bail une terre cultivée en rotation triennale à Parcy-Tigny (au sud de Soissons) ; ils doivent payer un muid de grain pour chaque muid de superficie et le texte précise qu’il s’agira « l’année où le froment sera semé, d’un muid de froment, quand ce sera l’avoine, d’un muid d’avoine, et la troisième année, quand la terre sera en jachère, les moines ne paieront rien »47. Un procédé agraire comparable est attesté non loin de là, dans l’essart de Moloy, pour lequel l’abbaye de Longpont payait à un chevalier quatre muids de froment la première année, deux muids d’avoine la deuxième année et rien la troisième année ; pour éviter un éventuel conflit provoqué par cette disparité des paiements annuels et pour étaler le déstockage, les cisterciens décident en 1197 de faire un versement régulier de deux muids, deux tiers froment un tiers avoine, chaque année48. Par la suite, les baux de fermage montrent la répartition des terres des exploitations affermées entre culture du blé, culture des mars et « gachiere»: à Ressons, en novembre 1246, il y a une grande « couture » et deux parcelles en blé, une petite couture et sept parcelles en mars, cinq parcelles en jachère, les trois types de terre repré- sentant au total une surface relativement proche ; les baux précisent également le partage des livraisons de grains au bailleur entre blé (c’est-à-dire blé froment et méteil) et avoine : « por ces choses doit il rendre chacun an LIIII muids, les deus pars blé, le tierz avoine » (Ressons)49. Mais si elle semble fort répandue en

47. Le chevalier Évrard de Quierzy-Muret donne aux cisterciens de Longpont une terre aux Mesnils (Aisne, com. Parcy-Tigny, cant. Oulchy-le-Château) contre un loyer proportionnel à la surface (en lieu et place du terrage précédent, proportionnel à la récolte), « sub hac pactione ut de modio semen- tis modium annone accipiat, anno quo frumentum seminatum fuerit, modium frumenti, quando avena, modium avene, una mensura rasa, alia cumulata ; tercio autem anno, cum terra vacua fuerit, nichil omnino ab eis accipiet » : notice de concession de 1163, approuvée par le frère d’Évrard, Gérard de Quierzy (Bibl. nat. France, coll. Picardie, vol. 289, n° 4). 48. Charte de Nivelon, évêque de Soissons, relative à l’accord de Longpont avec Milon Baleine de Villers et son épouse (Arch. nat., L 1004, n° 10) à propos de l’essart de Moloy (Aisne, com. Saint- Remy-Blanzy et Parcy-Tigny) ; le texte mentionne la succession des cultures de l’hyvernagium et du marciagium ainsi que l’absence de versement durant la troisième année : quando metitus ibi hyver- nagium… quando vero marciagium… et quia uno anno quatuor modios frumenti, alio duos avene, tercio nichil accepturi erant predicti Milo et Aelidis. 49. Bail de Ressons : cf. supra, note 24. 34 Ghislain Brunel

Soissonnais, la rotation des parcelles sur trois années ne doit pas faire oublier la persistance d’autres pratiques culturales, comme la jachère prolongée. Rappe- lons que les terres « moins fertiles » de Morembœuf pouvaient rester en jachère durant cinq années au lieu de deux, c’est-à-dire en perdant tout un cycle triennal de culture50. Pour nous renseigner sur la proportion des différentes sortes de blés produits par chaque exploitation, il aurait été également précieux de détenir des états de stock. Au XIIIe siècle, le seul document de ce type est un état des dettes, des réserves monétaires, des grains et du bétail du prieuré clunisien de Saint- Arnoul de Crépy-en-Valois, dressé en juillet 1251. Les réserves de grains sont réparties sur deux sites ruraux : cinquante muids de « blé » estimés à 160 livres tournois, à Chézy-en-Orxois ; douze muids à Bonneuil-en-Valois, qui valent quinze livres tournois. Il doit s’agir de froment, de seigle et de méteil, mais aucun stock d’avoine n’est mentionné ; il faut aller chercher dans les dépenses un poste de douze livres parisis pour l’achat de douze muids d’avoine, dont une partie va certainement à la nourriture de la trentaine de chevaux dénombrés dans le compte du bétail51. En fait, le premier compte de grains détaillé concer- nant le Soissonnais est tardif et date d’avril 1338. C’est un compte de recettes et de dépenses du prieuré de Condé-sur-Aisne, dépendant de l’abbaye Saint- Ouen de Rouen52. Il fournit les recettes céréalières des terres en exploitation directe et le produit complémentaire des dîmes, les grains étant répartis par catégorie : l’avoine vient en tête, avec huit muids et trente boisseaux, plus un muid de dîme ; en second, le méteil a livré cinq muids et vingt boisseaux, plus un muid de dîme ; il est suivi par le froment, estimé à deux muids et demi ; restent les pois, avec vingt boisseaux, plus quatre boisseaux de dîme. Sans connaître la superficie de l’exploitation et du dîmage, on constate qu’il y a équi- libre entre les blés d’hiver – froment et méteil – (presque neuf muids) et les mars – pois et avoine – (plus de dix muids) ; le méteil est le blé d’hiver prédo- minant, puisqu’il assure le double de la production de froment ; les pois (un demi-muid au total) forment un complément discret de l’avoine sur les terres plantées en mars. Triomphe de l’avoine et du méteil, ajout des pois dans les trémois, cela nous ramène à un ensemble de phénomènes qu’on a soupçonnés dès le milieu du XIIe siècle. Enfin cette succession annuelle des cultures, qui fait rendre à la terre des fruits deux années sur trois, a nécessité des engrais et des amendements. Les baux à ferme du XIIIe siècle, c’est un fait bien connu, insistent sur l’obligation d’employer aux besoins propres de l’exploitation les fumiers produits par le

50. Cf. supra, note 13. 51. Ce document exceptionnel provient d’une enquête des prieurs clunisiens de Saint-Martin-des- Champs et de Longueville (Arch. dép. Oise, H 2889). 52. Compte du prieur de Condé (Aisne, cant. Vailly-sur-Aisne), frère Jean, adressé à l’abbé de Saint- Ouen de Rouen (Arch. dép. Seine-Maritime, 14 H 769/2). Les grains sont comptés en muids et en boisseaux à la mesure de Vailly, chaque muid comptant 48 boisseaux. L’agriculture soissonnaise au Moyen Âge 35 bétail sur place. À Ressons, le preneur n’a droit ni de vendre ni de céder « l’es- train des wangnages », c’est-à-dire la paille des terres céréalières ; il doit s’en servir pour l’amendement des terres de la ferme choisies par les conseillers du bailleur, l’abbesse de Notre-Dame de Soissons. Il n’est pas indifférent que cette clause se trouve juxtaposée dans le bail avec celle concernant la gestion du troupeau de trois cents moutons, dont le croît est partagé à parts égales. « Et se ne puet point de l’estrain des wangnages ne vendre ne donner ; ains en doit on faire amendement à mener es terres de la maison là où li consaus ma dame s’acordera, et se doit garder IIIc bestes à moitié… ». Le bail du Mont- de-Soissons (1310) use d’une clause identique, également liée au paragraphe relatif au troupeau de huit cents ovins de la ferme : « Item il ne pueent vendre ne aliener nus des forrages de layens ne des estrains convertir en autre usage que ou gouvernement des bestes de layens et faire en amendement lequel il ne pueent mener ne faire mener fors que es terres de la maison ». Quant à la pratique du marnage, elle est citée régulièrement depuis le XIIe siècle et pour l’ensemble de la région. En 1160, les prémontrés de Valsery obtiennent par exemple du chevalier Jean de Roye l’accès aux marnes de sa terre de Montgo- bert, tandis que Gui de Guny cède en 1183 au prieuré de Saint-Paul-au-Bois une terre de quatre-vingt essins entre Sélens et Saint-Aubin, ainsi que « la marne pour améliorer ladite terre partout où on pourra en trouver sur sa terre »53. La marne est notamment employée pour la culture des terres récem- ment défrichées. Au Moyen Âge, la vie rurale soissonnaise était riche de multiples activi- tés (viticulture ; élevage des porcs, des chevaux et des moutons ; artisanat), mais la composante céréalière de l’économie s’est imposée presque partout sur le territoire environnant la vallée de l’Aisne, généralement en association avec un élevage ovin très dynamique54. Comportant encore des secteurs consacrés à la culture de l’orge (Tardenois et Brie, environs de Vic-sur-Aisne), la région s’est surtout spécialisée dans les blés d’hiver les plus rentables (méteil, froment et, dans une moindre mesure, seigle seul) et dans l’avoine, céréale de printemps prédominante, à laquelle furent associés très tôt les pois (1137), puis la vesce au XIIIe siècle. En somme, se développe en Soissonnais une céréaliculture qui

53. Accord entre Valsery et Jean de Roye-Saint-Nicolas (com. Mortefontaine) en 1160 : « commu- nes aisentias in pascuis et in marlis in omni territorio suo Montisgumberti apertis » (charte de Dreu seigneur de Pierrefonds : Arch. nat., K 24, n° 5/4), « cumunionem pascuorum et marlarum terre sue de Montegumberti » (charte de Hugues, évêque de Soissons : Arch. nat., L 1009 A, n° 58) ; échange de biens entre Gui, seigneur de Guny, et les moines de Saint-Paul-au-Bois, portant notamment sur une terre « prope Fail in monte » entre Sélens et Saint-Aubin (Aisne, cant. Coucy-le-Château) : « et marlam pro predicta terra melioranda ubicumque possit inveniri in terra sua » (charte de Nivelon, évêque de Soissons, de 1183 : Arch. nat., S 6837). Sur la marne (ou marle), mélange de calcaire et d’argile qui amende et engraisse les terres, voir par exemple : Marcel Lachiver, op. cit., p. 1095. 54. Sur l’élevage, outre les articles cités supra notes 2 et 45, voir : Ghislain Brunel, « Bêtes sauvages et bêtes d’élevage : l’exemple de la forêt de Retz (XIIe-XIVe siècles) », Campagnes médiévales. L’homme et son espace. Études offertes à Robert Fossier, Paris, Publications de la Sorbonne, 1995, p. 157-162. 36 Ghislain Brunel répond aux critères qu’on reconnaît habituellement aux plaines du Bassin pari- sien. Associant rotation triennale, amendement intensif des terroirs par le fumier et le marnage, et circulation des grains sur un marché de consommation actif, l’agriculture soissonnaise se trouve bien placée pour profiter de la crois- sance économique des XIIe-XIIIe siècles et ouvre dès cette époque une longue tradition céréalière qui a fait sa fortune.

Ghislain BRUNEL La cense d’Éparcy

Le visiteur qui traverse aujourd’hui Éparcy voit un tout petit village lové dans un coude du Ton, entre Landouzy-la-Ville et Bucilly. On imagine difficile- ment le passé mouvementé de la constitution du village, entre le Moyen Âge et nos jours ; car sous les dehors classiques de l’habitat se cache une cense médiévale, une des plus grosses exploitations agricoles de l’abbaye cistercienne de Foigny. Fondée en 1121, l’abbaye constitue les bases de son domaine avant 1180 en trois grandes étapes. Dès la création du monastère, les moines se voient attri- buer par l’évêque Barthélemy de Jur, outre la terre même de Foigny, l’alleu de Saint-Étienne d’Aubenton. Dès l’abbatiat de Gossuin (1131-1147), la zone d’in- fluence temporelle de Foigny s’agrandit avec les terres de Landouzy-la-Cour, Fligny, Éparcy, Watigny, Jonqueuse et Louvry toutes deux rapidement échangées contre Faucouzy, et Villancelle, dans un rayon d’une trentaine de kilomètres autour de l’abbaye. Éparcy fait donc partie de la deuxième phase de constitution du domaine monastique. L’existence d’une source particulière, le Livre de Foigny1, accompagné de sources diverses comme le cartulaire et les plans anciens, nous permet d’avoir un éclairage particulier sur le domaine de l’abbaye de Foigny. Ce livre, rédigé au XVIIe siècle par le prieur de Foigny, Jean-Baptiste de Lancy, retrace toute l’histoire de l’abbaye et de son domaine à partir de documents alors conservés à l’abbaye de Foigny et aujourd’hui en partie disparus. À la lumière de toutes ces sources, Éparcy constitue un des exemples les mieux documentés d’exploitation monas- tique en Thiérache2. La mise en place du village tel qu’on le connaît aujourd’hui est très progressive ; elle s’est faite en plusieurs étapes entre le début du Moyen Âge et la période moderne.

Une constitution progressive

La formation du village et du territoire d’Éparcy tels qu’on peut les appré- hender aujourd’hui est loin d’être régulière ; les sources permettent de séparer

1. Arch. dép. Aisne, H 623 - H 628. Le document coté H 623, notamment, retrace l’histoire de chaque cense de sa création jusqu’au XVIIe siècle. 2. Amédée Piette, dès le XIXe siècle, utilise le Livre de Foigny pour publier plusieurs articles sur les censes de l’abbaye de Foigny, regroupés dans Amédée Piette, Histoire de l’abbaye de Foigny, Vervins, Impr. Papillon, 1847. Malheureusement, il ne sépare pas ce qui provient du Livre de Foigny et ce qui procède d’interprétations de sa part, rendant difficile l’utilisation de ses travaux sur le sujet. 38 Bénédicte Doyen plusieurs grandes étapes de constitution à partir d’un premier peuplement établi dans la première moitié du XIIe siècle. Le début de l’occupation humaine à l’emplacement d’Éparcy, à moins d’un site encore plus ancien détruit ou inconnu, remonte à la période médiévale sous la forme du développement d’un village. Celui-ci, pourtant, n’est pas à l’ori- gine de l’habitat actuel : entre les deux étapes, un certain nombre de péripéties prennent place.

Le premier peuplement

Une charte datée de 1130 et figurant dans le cartulaire de l’abbaye de Foigny3 nous apprend qu’Éparcy avait appartenu jusqu’en 1130 à Clarembaud de Rozoy, date à laquelle il en fait don à Tournai4. Un élément très intéressant est à noter à propos de la charte de 1130 : la mention d’éventuels futurs habitants5 indique que le terroir est encore désert. Or en 1147 ce n’est pas seulement la terre qui est cédée à l’abbaye de Foigny mais également l’autel6, ce qui sous-entend la présence d’habitants à cette date. Plus encore : on peut dater l’apparition du village, avec une église paroissiale, à Éparcy, entre 1130 et 1147, ce qui réduit la marge à dix-sept ans. Lors de la construction de la cense en effet, les moines enfermèrent dans la clôture l’ancienne église paroissiale, avec son cimetière, et de paroissiale celle-ci passa à l’état de chapelle7. Ce n’est pas tout : les habitants reçurent de Foigny de l’argent en échange de leurs biens et durent quitter les lieux peu après l’obtention de la terre par cette abbaye ; ceci a dû prendre un certain temps et on peut fixer approximativement la date des derniers départs à 1150 au plus tard, en l’absence de sources précises à ce sujet.

3. Bib. nat., ms latin 18373. 4. « ... cum Clarembaldus de Roseto villam cui Sparsiacus nomen est de casamento Laudunensis ecclesie ex beneficio nostro teneret eamque Sancto Martino de Tornaco in eleemosinam dare propo- suisset, ipsam villam in manu nostra de quorum beneficio descendebat reddidit quatinus nos predicti loci monachos de illa investiremus annuens ut ipsi monachi totam terram que ad ville illius mansum dominicum pertinet tam in agris quam in pratis pascuis silvis et piscariis ita libere teneant sicut ipse tenuerat » (cartulaire de l’abbaye de Foigny ; cette charte est transcrite dans Maximi- lien Melleville, Dictionnaire historique du département de l’Aisne, coll. Monographies des villes et villages de France, rééd. Office d’édition du livre d’histoire, 1996 (fac-similé de l’édition de 1865), t. I, p. 354). 5. Il n’y a pas encore d’habitants lorsqu’il écrit ces mots puisqu’il est écrit « si quis hominum Sancti Martini illuc ad mansionem faciendam convenerint » (transcription de M. Melleville, Dictionnaire..., op. cit.). 6. Livre de Foigny, f° 35 v°. Cette donation est de plus confirmée en 1163, 1204 et 1228. 7. « L eglise parochialle ancienne d Esparcy a esté infermee dans la closture, en laquelle il y avoit des fonds baptismaux, ciboire et cimetiere pour l administration des Sts Sacremens aux manans et habitans comme il est dit par la chartre, elle a changée apres son union a foigny de qualité » (Livre de Foigny, f° 38). La cense d’Éparcy 39

Le village, assez important certainement puisqu’il possédait même un mayeur8, connut donc une vie très courte : si l’on prend les bornes extrêmes, au maximum vingt ans, ce qui est peu étant donné son haut degré de développement. Cependant, il reste peu probable que l’on puisse déterminer les constituants de l’habitat disparu car les bâtiments de la cense, reconstruits au même endroit, les ont certainement réutilisés en grande partie.

Un terroir aux limites fluctuantes

Il faut garder à l’esprit, en parallèle à ces remarques, que le contour géographique d’Éparcy était à l’époque de la fondation de ce village beaucoup plus étendu. Les modifications subies jusqu’à nos jours sont en effet multiples. Pour les connaître, on peut utiliser la méthode régressive : le document suivant présente les divers retraits de territoire détectés pour la commune9, par rapport à ses contours actuels (cf. carte 1). Ce document met en évidence un certain nombre de retraits de terres vers les terroirs voisins ; en utilisant cette méthode régressive, on peut restituer en partie les contours du terroir à une époque donnée. Mais il ne faut pas oublier qu’au début du XIIe siècle, Landouzy-la-Ville n’a pas encore été fondé10 ; le terroir d’Éparcy est donc en fait beaucoup plus étendu au moment de l’apparition d’un premier peuplement. L’illustration suivante montre une évolution des contours du terroir telle qu’ont permis de la reconstituer les différentes sources à notre disposition (cf. carte 2). Le tracé figuré par un trait noir ininterrompu représente le plus ancien terroir décelé selon une méthode de type stratigraphique et régressive. Il regroupe quatre communes actuelles, Éparcy, Buire, La Hérie et Landouzy-la-Ville. La principale irrégularité, une sorte de renfoncement situé à la hauteur de Bucilly, possède vraisemblablement une justification historique et économique liée à l’eau : Bucilly devait posséder un droit de pêche, un moulin ou un vivier à cet endroit. La limite en ligne brisée qui sépare le groupe d’Éparcy de Bucilly, dénotant avec la ligne plus régulière et arrondie de la moitié sud, permet de supposer que l’ensemble a été détaché des terres appartenant à Bucilly ; l’hypothèse est tout à fait valable au niveau chronologique, puisque l’abbaye de Bucilly existe dès le IXe siècle. De plus, en 1148, celle-ci possédait l’autel de Buire avec le territoire et la dîme11. La mention d’une grangia de Buires au XIIIe siècle dans la chronique de cette abbaye12 indique qu’il existe encore des liens entre les deux terroirs à cette époque. Les pointillés les plus larges figurent la division en quatre nouveaux

8. Livre de Foigny, f° 37, sans que l’on puisse déterminer de quel type de source peuvent provenir ces renseignements. 9. La source principale est, là encore, le Livre de Foigny, puisqu’il reprend l’ensemble des chartes anciennes, dont certaines ont disparu. 10. Sa fondation est datée par un texte de 1168. 11. Cartulaire de Bucilly. Bib. nat., ms latin 10121, acte n° 2. 12. Breve chronicon abbatiae Buciliensis, p. 520 et cartulaire de Bucilly, f° 52. 40 Bénédicte Doyen

Fig. 1. Terroir d’Éparcy : ajouts et retraits de terres. La cense d’Éparcy 41

Fig. 2. La formation progressive du terroir d’Éparcy. 42 Bénédicte Doyen

Fig. 3. Montage réalisé à partir des feuilles du cadastre ancien d’Éparcy. Arch. dép. Aisne. La cense d’Éparcy 43 terroirs, sans indication de chronologie relative. En effet, la séparation de Buire et La Hérie, d’Éparcy est bien antérieure à celle de Landouzy-la-Ville, en 1168. À l’époque de la charte de 1130, nous savons qu’Éparcy comporte encore tout l’espace forestier dévolu ensuite à Landouzy-la-Cour. En revanche, il est plus diffi- cile de déterminer de quand date la séparation d’avec les deux autres entités, Buire et La Hérie. La première mention connue de l’autel de Buire est datée de 114813. Cependant, l’autel de La Hérie est mentionné dès 1118, date à laquelle il est donné à Saint-Martin de Laon14 : la séparation est donc déjà effective en 1130. Les pointillés rapprochés indiquent, dans une dernière étape, les échanges postérieurs à ce découpage. Là encore, la chronologie relative reliant ces diffé- rents changements n’est pas indiquée. L’aplat grisé, enfin, donne pour indication l’étendue actuelle de la commune d’Éparcy. Des éléments supplémentaires sont apportés par l’examen du cadastre ancien du village (cf. carte 3). Sur ce cadastre, on peut diviser le terroir en quatre groupes distincts. D’une part, le village lové dans un coude de la rivière, au sud. Dans un deuxième temps, l’ensemble constitué par le réseau hydraulique et son utilisation : ce groupe comprend la rivière, les sources, les étangs de la Bachelotte figurés par une large forme arrondie, alors cultivée, au nord du village. Ensuite vient l’ensemble des terres cultivées, regroupées sur la deuxième feuille et à l’est du village. Enfin, toute la partie nord du terroir est encore occupée par un bois. L’exploitation de ces éléments atteint son apogée au XIIIe siècle ; nous y reviendrons. La position du village à l’extrême sud du terroir pourrait sembler éton- nante au premier abord. Souvenons-nous du démembrement de Landouzy-la- Ville en 1168 et consultons de nouveau la carte montrant la division successive du territoire : avant la séparation de Landouzy, Éparcy se trouvait exactement au milieu de son terroir. C’est la fondation d’un village en pariage qui change l’équi- libre géographique de l’ensemble.

Le fonctionnement de la cense

La description par de Lancy de la cense d’Éparcy est de loin la plus complète et la plus intéressante pour nous : tous les points qui nous importent y sont développés de manière assez précise pour que toute son évolution soit retra- cée et synthétisée par une représentation cartographique géo-historique. Fait exceptionnel pour un document de cette époque, il arrive régulièrement à l’auteur de citer ses propres sources, ce qui nous permet de déterminer la part de trans- cription stricte et la part d’interprétation15.

13. Cartulaire de Bucilly, f° 3. 14. Annie Dufour-Malbezin, Actes des évêques de Laon des origines à 1151, Paris, CNRS Éditions, 2001, acte 81. 15. Les considérations toponymiques ou les notes concernant les habitants des censes sont souvent sujettes à caution. 44 Bénédicte Doyen

Les bornes de cette terre sont relativement vagues et de Lancy ne cache pas son ignorance à ce sujet16. Nous avons déjà eu l’occasion de présenter l’évolution de l’ensemble du terroir en étudiant la formation des villages au XIIe siècle ; l’étude doit se concentrer maintenant sur la période d’utilisation d’Éparcy en tant que cense monastique. L’étude des bois permet entre autres de mieux appréhender les limites d’Éparcy par rapport aux territoires voisins. Au sud d’abord, une ligne boisée séparait Éparcy du nouveau village de Landouzy-la-Ville17. Plusieurs bois se distinguaient, comme d’ailleurs aujourd’hui à ceci près que leur taille a diminué : le bois du Houdouin ou Hauduin18, dont le nom a été déformé ensuite en bois des Hauts de Vin ; le bois du moulin19, certainement distinct du bois du Tillieu mais qui se trouvait près du « Champ du Moulin », aujourd’hui défriché20 ; le bocquet de Marlemont21, qui remonte vers le nord pour séparer Éparcy du village de La Hérie ; le bois du Tillieu22 ; le bois des Moines qui existe encore aujourd’hui, à moins qu’il ne s’agisse du bois du Moulin car il n’est pas mentionné par de Lancy, mais cela semble peu probable vu la configuration du terrain et sa position par rapport aux autres lieux-dits « le moulin ». Au nord d’Éparcy s’étendait un grand bois d’un seul tenant, le bois d’Éparcy ou Francbois23. Si les descriptions fournies suffisent pour déterminer que le bois s’étendait jusqu’aux limites du territoire vers le nord, il n’en est pas de même pour la limite sud, puisque la seule information nous apprend que le bois s’arrêtait aux terres labourables. Or, le cadastre napoléonien conserve le contour de ce bois24 et il est donc possible de le reporter sur la carte. D’autre part, puisque la limite est reconstituée, on a du même coup la limite fort intéressante entre ager et saltus. C’est également grâce au cadastre napoléonien que l’on peut remettre en place tous les chemins anciens, bien conservés soit comme chemins soit comme limites nettes de parcellaire. Ce travail permet d’avancer sur deux plans conjoints : d’une part, il permet de rayer de la carte des voies qui n’existaient pas, même au XIXe siècle ; c’est le cas par exemple de la route départementale qui passe aujourd’hui au nord d’Éparcy, juste au bord du village de Buire. C’est également le cas, et ceci est plus intéressant car il touche de plus près à l’habitat et nous donne de précieux renseignements, du pont actuel sur la rivière qui contourne Éparcy et de la route qui le prolonge25. Ce pont ne fut construit qu’en

16. La grandeur duquel terrouer lors est incertain, Livre de Foigny, f° 35 v°. Ceci apporte un nouvel élément qui confirme le fait que les informations fournies par de Lancy viennent toujours de sour- ces précises, et que le degré de fabulation présent dans ses écrits doit être très faible, s’il existe. 17. Auparavant, cette ligne se prolongeait au sud jusqu’au bout du territoire en une forêt étendue. 18. Livre de Foigny, f° 41 v°. 19. Id., f° 35 v°. 20. Il ne figure pas sur la carte car sa position n’est pas assurée. 21. Livre de Foigny, f° 36 v° 22. Id., f° 35 v°. 23. Id., f° 40. 24. Voir la reconstitution du cadastre ancien plus haut. 25. Pour tous ces éléments, voir la carte. La cense d’Éparcy 45

153126, ou juste après, pour faciliter l’accès au moulin jadis construit pour Landouzy-la-Ville27. Si le réseau de la moitié sud du territoire semble avoir été relativement stable depuis le Moyen Âge et l’époque moderne jusqu’à nos jours, mis à part le secteur qui entoure l’habitat actuel, il n’en est pas de même pour toute la moitié nord. La majorité des chemins qui apparaissent sur la carte sont effectivement recomposés car ils ont disparu aujourd’hui ; c’est le cas par exemple du chemin qui longeait le Francbois et qui a certainement disparu lorsque celui-ci a été défri- ché. Le carrefour figurant sur le cadastre napoléonien, au nord-est du territoire, et qui possède cinq embranchements, prouve l’existence d’au moins quatre voies disparues, dont une sur les terres d’Éparcy, puisqu’une seule de ces voies subsiste aujourd’hui. Les bâtiments de la cense sont bien documentés ; malheureusement, toutes les positions données ne peuvent pas être restituées sur carte parce que de Lancy fait dans tous les cas appel pour situer quelque chose à des éléments tous dispa- rus aujourd’hui. Les microtoponymes même ont évolué et il n’est plus possible de reconnaître ceux que cite l’auteur. Le seul élément certain est que la clôture et les bâtiments se situaient à l’emplacement actuel du village, dans le coude de la rivière. Cette clôture, comme cela semble avoir été le cas dans la majorité des cas, était en pierre28. Sa position est clairement détaillée : la fermeture bastie de grez, bricques et blocailles de la contenance de dix huit jallois d heritages environ prenoit depuis le lieu dit l etain montant vers la cense le long du chemin ainsy comme va la haye vers le fort, au bout duquel estoit la forge, et de la alloit ainsy que va le canal de la riviere29. Les bâtiments étaient les mêmes que pour les autres censes ; le religieux administra- teur et les frères convers partageaient le même corps de logis. Un autre bâtiment résidentiel, sûrement assez luxueux puisqu’il porte le nom de « Logis de l’abbé », fut plus tard construit près de la porte30. La ruine de l’ensemble des bâtiments de la cense s’échelonne de 1450 à 1572, imputée une fois de plus aux ravages de la guerre. Les matériaux furent réutilisés par les bénéficiaires du passage à bail et une visite approfondie des plus anciennes maisons du village permettrait peut- être d’en retrouver les traces. Un certain nombre de structures furent construites à l’extérieur de l’en- ceinte fortifiée de la cense, mais les renseignements sont difficilement utilisables notamment car aucune date n’est donnée : il s’agit en tout cas d’éléments posté- rieurs à 1530, date des premiers dons à bail. Ces éléments sont un fort31, dont l’emplacement est inconnu, détruit par le feu en 1660 ; un moulin à blé32, qui fut

26. Livre de Foigny, f° 47 v°. 27. La construction de ce moulin sera commentée plus bas. 28. Livre de Foigny, f° 37 v°. 29. Id. 30. Id. 31. Id., f° 38 v°. 32. Id. 46 Bénédicte Doyen

Fig. 4. Cense d’Éparcy au XIIIe siècle : proposition de reconstitution géographique. La cense d’Éparcy 47 un moment transformé en fourneau à fer, ce qui implique des défrichements ou plutôt re-défrichements, un fourneau avec une halle à charbon et un tordoir à huile33, tous deux près des étangs de la Bachelotte ; une forge34, près du moulin à blé, le long de la muraille de la cense. Les étangs constituent le dernier élément de cette cense : ils sont au nombre de quatre, mais leur emplacement reste incertain. La Bachelotte, dont ils tirent leur nom, est un ruisseau situé au nord-ouest de la cense ; mais il est plus probable qu’ils se soient situés dans l’enclos naturel nommé « les Étangs », juste au nord de la cense, qui est encore aujourd’hui une zone ovalaire partagée en son milieu par un petit cours d’eau et longée de l’ouest vers l’est par une voie menant à la cense, alors qu’aucun chemin ne semble avoir desservi le ruisseau de la Bachelotte. Les éléments qui furent séparés du territoire d’Éparcy sont également décrits par de Lancy et nombre d’entre eux sont des habitats disparus. La Tilleroy35 est un hameau déserté sous Henri IV36 ; Rarieu37, une ferme disparue, située quelque part au sud-est d’Éparcy, près du bois du Haudouin ; le bocquet de Marlemont, près de Buire, portait encore à la fin du XVIIe siècle une dizaine de maisons38, sans que l’on puisse trouver d’autres renseignements sur cet habitat. Enfin, Le Lenty également est un habitat disparu, avec maisons, granges estables et bergerie mais ruinées environ cinq cent quarante39. On ne peut situer précisément ce Lenty (divisé en grand et petit) mais il se situait en tout cas vers la limite entre La Hérie et Buire, accolé au territoire d’Origny qui se trouve plus vers l’ouest, ce qui laisse une zone approximative dans laquelle le situer. Il fut certainement plus qu’un petit hameau puisque de Lancy y mentionne un marché40. Enfin, un moulin fut bâti vers 1168 sur la rivière41, tout près de la cense, pour le village de Landouzy qui ne possédait pas de rivière sur son propre territoire. L’ensemble de ces éléments permettent de restituer en bonne partie le visage de la cense d’Éparcy après le retrait des terres destinées à fonder le village de Landouzy-la-Ville (cf. carte 4). La cense d’Éparcy, par sa répartition étagée, avec du nord au sud les bois, les champs et la cense semble exemplaire. Seule sa position excentrée semble surprenante, mais nous avons vu qu’elle s’explique de manière simple par la créa- tion d’un village sur une partie des terres en 1168.

33. Id., f° 39 34. Id. 35. Id., f° 41 v°. 36. Donc entre 1589 et 1610. 37. Livre de Foigny, f° 41 v°. 38. Id., f° 42 v°. 39. Lire mil cinq cent quarante ; de Lancy précise rarement le millénaire; Id., f° 43. 40. Marché du Petit Lenty, Id., f° 50. Selon lui cette mention date de 1550, ce qui semble improba- ble puisqu’il vient de citer la ruine des lieux dix ans auparavant ; de Lancy a donc fait une erreur pour l’une des deux dates. 41. Id., f° 44. 48 Bénédicte Doyen

L’impact des conflits des XIVe-XVIe siècles

Comme presque tous les domaines de la région, Éparcy subit les conflits des XIVe-XVIe siècles et les bâtiments doivent être reconstruits à plusieurs reprises. De nouveau, Jean-Baptiste de Lancy est très précis sur le sujet : les autres basti- mens anciens sont pareillement venuz en ruine par divers fois en quatre cent cinquante, du reigne et pendant les guerres de Charles septiesme, de Louys onziesme en quatre cent soixante quinze d Henry second en cinq cent cinquante, d Henry trois en cinq cent soixante douze. Et apres avoir este anciennement resta- blis, nottamment les grange et escuries, ils furent encore destruits pendant les guerres, ce que dessus se collige de plusieurs traittés des baux anphiteoticques et surcens perpetuels tant d Esparcy, la Tilleroye 42. L’abandon de la plupart des fermes se réalise souvent selon le même schéma : la majorité des frères convers chargés de l’exploitation quittent les terres des censes pour se réfugier à l’intérieur de la clôture monastique. Les moines tentent de maintenir l’entretien et une culture minimale des terres des censes, grâce à une petite quantité de convers laissés sur place, comme l’indique un passage du Livre de Foigny : le nombre des freres convers diminuez par leur retraitte en l abbaye pour seureté de leurs personnes, et laissez les plus intelli- gens en matiere de mesnage, le labeur a commencé lors a diminuer de son ordi- naire, les terres esloignez demeurantes incultes pour la crainte des gens de guerre, et restrains a cultiver seulement les plus proches de ses bastimens qui servoient comme de lieu de retraitte. Ce qui a causé l’anboschement des terres a la longueur du temps et ont devenuz en ceste estat presque d’un siecle 43. Dès avant le concordat de 1516, un changement s’annonce dans la gestion monastique44. En fait dès la deuxième moitié du XVe siècle la plupart des censes sont morcelées. L’étape la plus visible des divisions du domaine est, partout, le démantèlement de la clôture. Celui-ci survient parfois très vite après

42. Id., f° 37 v° et 38. 43. Id., f° 31 v° et 32. 44. Le début du XVIe siècle voit effectivement une césure dans l’histoire des abbayes : en 1516, le concordat permet au roi de nommer les abbés, auparavant élus par les moines. Ces nouveaux abbés n’ayant plus obligation de clôture, la charge devint vite pour beaucoup de seigneurs un moyen facile d’obtenir des revenus importants sans se soucier du devenir de la communauté religieuse. On en conclut donc rapidement que ces abbés s’empressèrent de donner les propriétés monastiques à bail afin d’obtenir du numéraire, d’où l’éclatement de domaines cohérents en de multiples exploitations indépendantes. 45. « Les detanpteurs a surcens depuis l alienation, pour mieus le faire valoir, firent chacun en parti- culier des bastimens, se servirent des materiaux anciens qu ils demolirent, et ainsy ne resta presque plus de vestiges de ceux du passé, lesquels furent en partie bruslez es guerres de Louys treiziesme contre Philippe quatriesme Roy d Espaigne par la garnison d Avesnes lors ennemis en avril mil six cent trente six, le sixiesme may mil six cent quarante trois par l armee aussy ennemy allant sieger Rocroy, et encore en febvrier jour de cendres dix cent cinquante un [sic], de sort qu une partie des grez ont estez depuis l alienation renduz, pris, et transportez es villages circonvoisins par les tenan- ciers et autres pour leur proufit faire, pour oster la memoire et la pensee de rentrer un jour en cette ferme en la reunissant au domaine de l abbaye » (Livre de Foigny, f° 38). La cense d’Éparcy 49 les premiers baux, mais les traces de la clôture subsistent par endroits pendant des décennies, comme à Éparcy où les dernières parties en sont détruites vers le milieu du XVIIe siècle45. Une fois les baux mis en place, les structures préexistantes sont complé- tées par des établissements nouveaux ; le Grand Étang et les étangs de la Bache- lotte, à Éparcy, sont baillés en 1570 avec mission de créer une usine a bled 46. On suit cette évolution partout ; à Landouzy-la-Cour par exemple, un deuxième moulin à papier est construit quelques années plus tard à proximité et sur des terres dépendant du premier moulin47. Le plus ancien prend alors le nom de « Grand » moulin, le deuxième de « Petit ». Certains baux, d’une durée plus courte, sont réservés à des structures particulières, essentiellement de type industriel. L’explication de ces baux de durée limitée ne figure pas toujours clairement dans le bail. C’est le cas pourtant dans un document de 1574 qui concerne la forge d’Éparcy. de Lancy le relate de cette manière : bail pour six ans... de la totalité de la forge, fourneau, pretz, terres, maisons, jardins, et appendances de ladite forge, avec seize arpents de bois pris au bois d Esparcy. Item la totalité du moulin, pretz, terres de Landouzy la Ville... a la redebvance de huit cent livres par an... [et] d entretenir ledit moulin et de rendre la forge en bon estat, comme elle luy avoit esté donnez 48. Le but est clair : les moines s’assurent l’entretien des structures par des tiers en temps de conflit. Mais surtout, en renouvelant les baux tous les cinq à dix ans, avec la condition expresse de rendre forges ou moulins en bon état, ils s’assurent que ces structures seront reconstruites rapidement en cas de destruction, ce qu’ils ne pourraient pas forcément faire s’ils exploitaient eux-mêmes l’intégra- lité de ces bâtiments industriels. Mais des tenanciers individuels peuvent-ils y parvenir ? On voit les moines fournir du bois à plusieurs reprises pour recons- truire des charpentes, mais il arrive que cela ne suffise pas. En 1654, les arréra- ges sur le bail d’Éparcy sont tels qu’ils remontent vraisemblablement à plusieurs décennies. L’arrêt du Parlement qui oblige les fermiers d’Éparcy à payer leur cens avec tous les arriérés accuse une somme de neuf mille cinq cent quarante livres en argent, mais aussi une quantité énorme de céréales que la Cour trans- forme en une somme de vingt-quatre mille huit cent trente-huit livres et dix sols. Une clause révèle clairement la raison pour laquelle, visiblement, les tenanciers ont été dans l’incapacité de s’acquitter de leur redevance : l’arrêt est rendu sans aucune diminution nonobstant la guerre, pertes souffertes et terres en friches 49. Si les risques sont limités par le nombre élevé de biens baillés, il reste que les conflits amènent des destructions aussi lourdes à supporter pour les tenanciers que pour les moines ; plus lourdes encore même, car ces moines ont, grâce à

46. Id., f° 47 v°. À cette occasion, il est spécifié que les étangs peuvent être transformés en prés ; la raison en est difficile à déterminer, car ces étangs constituent un élément indispensable au fonction- nement du moulin, à moins qu’un bief ne soit construit par ailleurs. 47. Id., f° 26. 48. Id., f° 51. 49. Id. 50 Bénédicte Doyen leurs baux, la possibilité d’un recours en justice pour récupérer leurs biens. Au vu des sommes réclamées au XVIIe siècle, encore faudrait-il savoir si les exploi- tants ont toujours eu la possibilité de remplir les obligations pour lesquelles ils s’étaient engagés. Les baux sont assez diversifiés et dépendent essentiellement de l’intérêt particulier de chaque type de bien baillé. Le deuxième bail de la cense d’Éparcy, ou plus exactement de deux tiers de la cense, en 1531, est particulièrement révé- lateur à ce sujet50. Le contenu de la redevance est particulièrement varié : de l’ar- gent tout d’abord ; des denrées en nature ensuite, céréales variées, navettes51, pois, fèves mais aussi de la cire pour un usage religieux. Des services sont aussi inclus : charroi de vin, organisation de messes. Le reste concerne des travaux à effectuer dans la cense : superficie minimum à bêcher, entretien des fossés et des chaussées des étangs, construction d’un pont, nettoyage régulier de la rivière. Le dirigisme de l’abbaye est donc ici particulièrement fort. L’exemple d’Éparcy nous permet d’appréhender l’importance de l’in- fluence monastique sur l’occupation du sol en Thiérache durant la période médié- vale. Tout en s’adaptant aux événements extérieurs, les abbés de Foigny donnent une impulsion toute particulière aux terres qui dépendent de leur domaine, allant à plusieurs reprises jusqu’à l’expulsion des habitants afin de pouvoir mettre en place leur politique de mise en valeur. Sous leur férule, le cadre géographique se modifie, se morcelle, les paroisses se constituent. La cense elle-même est un petit bijou d’organisation avec un fonctionnement autarcique clairement réussi. Au

50. L’original est perdu, mais ce bail est relaté par le prieur de Lancy dans le Livre de Foigny,f°47 et v° : « Bail fut faict en cinq cent trente un, par D. Jean de Nieulle Abbé pour quatre vingt dix neuf ans a Jean Doré de deux tier au total de la Cense d Esparcy, partissant pour l autre tier contre Raulin Guyot, avec les granges, estables, bergeries, jardins, terres labourables et pretz appartenances et deppendances, les terres labourables montant a quatre vingt deux muidz quatres jallois seize verges suivant le cordage de Jacques Darrest arpenteur juré a Landouzy la Ville en six cent trente deux, reservé le bail de la forge, le bail du meusnier faict a Joachim Honnoré, le pont des bergers, Rarieu, Lenty, la Tilleroy avec le pretz du parcq en deppendant, le pretz des Rives, des preaux, avec le pretz de Pierre Cardenier, a la redebvance de vingt six livres treize solz, moitié a la St Jean, moitié au Noel, et a la St Martin, dix muidz huit jallois de bled le tier seigle, treize muidz quatre jallois d avoine, quatre jallois de navettes, quatre jallois de pois, et quatre jallois de febvre mesure de Marle renduz a foigny, et de paier douze livres de cire (outre autres six livres) a l eglise nostre Dame de Laon au jour de la Chandeleur pour estre converties en un cierge presenté a la dite eglise a l offrande pendant la grande messe. Item faire tous les ans deux voitures de vin a ses despens et les prendre en la Cense du Collier. Item de traitter honnestement ledit Sr Abbé, les justiciers d Esparcy jusque a treize personnes par chacun an au jour St Estienne le lendemain de Noel, de faire avec ledit Guyot chanter la messe les dimanches et festes par un Religieux moiennant dix livres pour ses salaires a la Chap- pelle, fournir le ornemens necessaires, faire raccommoder les fonds baptismaux, un ciboire, paier cinq solz pour le droit du Doien et une chandelle beniste, houer par an quatre jallois de terre, relever les fossez des pretz, sarter et nettoier la Cour de bois, repailler; et espiner dans deux ans et de faire un pont afin d aller au moulin, pour charroier les foings, entretenir pour les deux tier la chaussée du vivier depuis le relai de l estang jusque au pont des bergers, nettoiez la riviere de bois, loger le Sr Abbé, ses gens, chevaux, leur donner foin et gerbes et du bois quant ils iront pescher, et non autre chose, a la reserve de la justice, des bois, estangs, chasse, et pescherie. » 51. Utilisées pour faire de l’huile. La cense d’Éparcy 51 cœur même des conflits du bas Moyen Âge, Foigny s’adapte au changement qui s’annonce en donnant à ses exploitations les bases d’une organisation nouvelle ; et nous parlons bien là d’exploitations au pluriel, car loin de se cantonner à quelques lieux particuliers, la politique dynamique de Foigny s’applique à l’en- semble du domaine monastique.

Bénédicte DOYEN

La guerre des farines de 1775 dans le Soissonnais

« Le Pain n’était plus une affaire de commerce, mais de police » 1

« Dans des temps fâcheux et difficiles, et à certains moments de crise, le gouvernement vient tacitement au secours des boulangers, les indemnise, leur paye pendant un temps l’excédent du prix des farines, afin d’éviter les brusques et dangereuses mutations et de maintenir le pain à un taux où le pauvre puisse l’atteindre sans murmure. On leur enjoint surtout de ne jamais rebuter et encore moins effrayer la sensibilité de la misère : c’est une vigilance paternelle, un sacri- fice sage, une politique humaine, un bienfait inappréciable, car la crainte et l’ef- froi de manquer de la principale nourriture, s’exagéreraient et se propageraient parmi une multitude immense, à un point qui briserait le frein de la police ; une grande population commande donc un régime tout particulier »2. Ce régime « tout particulier » régissant la commercialisation et le prix du pain fut mis à mal par les réformes libérales du ministre Turgot lesquelles, fina- lement, déclenchèrent en mai 1775 une série d’émeutes qui ébranlèrent une grande partie du royaume et passèrent à l’histoire sous le nom de « guerre des farines ». Ces événements ont fait l’objet, ces dernières années, d’études remar- quables3, mais, pour ce qui concerne leur déroulement en province (ce qu’Edgar Faure appelle les « troubles excentriques »), il reste aujourd’hui encore assez méconnu. Il y a deux siècles, Soulavie constatait déjà avec une certaine résigna- tion : « La postérité recherchera les causes de l’émeute des blés, et peut-être cette cause sera-t-elle à jamais enveloppée de nuages »4. Cela est particulièrement vrai pour les territoires de l’ancienne généralité de Soissons, les archives du bailliage de cette ville ayant été détruites en 1814. C’est ainsi que, pour notre étude, nous nous sommes heurté à une insuffisance flagrante de sources ; toutefois, nous avons pu consulter des documents aux archives départementales de l’Aisne5 que

1. Abbé Ferdinando Galiani, Dialogues sur le commerce des blés, Londres, 1770, cité par Guy Ikni, « La guerre des farines dans l’Oise - 1775 », Annales historiques compiègnoises, n° 15, automne 1981, p. 13. 2. Sébastien Mercier, Tableau de Paris, « Panification », Paris, Mercure de France, 1994, t. 2, p. 1492. 3. Voir notamment : Edgar Faure, La disgrâce de Turgot, Paris, Gallimard, 1961 ; Vladimir Ljublinski, La guerre des farines, Presses Universitaires de Grenoble, 1979 ; Georges Rudé, « La taxation populaire en mai 1775 à Paris et dans la région parisienne », Annales historiques de la Révolution française, n° 143, avril-juin 1956, p. 149-191, et n° 165, juillet-septembre 1961, p. 305- 326. 4. Soulavie, Mémoires historiques et politiques du règne de Louis XVI depuis son mariage jusqu’à sa mort, t. II, Paris, chez Treuttel et Würtz, 1801, p. 289. 5. Archives départementales de l’Aisne, C 13, dossier « révolte des blés ». 54 Julien Sapori les historiens semblent avoir jusqu’à ce jour négligées. Même si ces documents semblent d’un intérêt historique marginal, il convient de s’y attarder. Dernier avatar des jacqueries du Moyen Âge, ou préfiguration de la Révo- lution, la « guerre des farines » connut dans le Soissonnais6 une intensité extraor- dinaire. J’essayerai d’en faire le point en ayant bien présent à l’esprit que nous ne pourrons jamais entendre la version et les motivations des troupes d’émeutiers. Ces dernières, généralement composées de « journaliers affamés, de braconniers, contrebandiers, valets de grands seigneurs et aussi de voleurs de grand chemin »7, passèrent sans transition de la fureur au silence, dénigrées par l’ensemble des hommes de pouvoir et des hommes de lettres de l’époque, Voltaire et Condorcet compris. Les pages qui suivent nous éclaireront donc quasi uniquement sur l’at- titude de l’élite, c’est-à-dire sur les modalités de la répression.

La police des grains sous l’Ancien Régime

Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, on estime qu’entre 50 % et 90 % du budget des familles des classes populaires était destiné à l’achat de la denrée alimen- taire de base, le pain ; en fait, l’immense majorité de la population tirait l’essen- tiel de ses calories des céréales. La dépendance de la société vis-à-vis des blés n’était pas seulement de caractère alimentaire, car les grains constituaient également « le secteur pilote de l’économie ; au-delà de leur rôle pilote dans l’agriculture, ils déterminaient directement ou indirectement les possibilités de croissance du commerce et de l’industrie, l’emploi et le chômage, les revenus de l’État »8. Face à ce qu’on a souvent défini comme une véritable « tyrannie des céréa- les », l’opinion publique restait fermement convaincue que le pays était en mesure de nourrir toute sa population, et que les famines étaient provoquées uniquement par les spéculations. Se faisant l’interprète de cette opinion largement répandue, le commissaire de police Nicolas Delamare accusait à son tour « les accapareurs de blés d’être seuls reponsables des disettes, le plus souvent facti- ces »9.

6. La présente étude concerne l’ensemble de la généralité de Soissons, exception faite de la subdé- légation de Clermont qui était entièrement séparée des autres parties de la généralité et qui se situe, de nos jours, dans le département de l’Oise. Sont donc concernées les subdélégations de Château- Thierry, Chauny, Coucy, Craonne, Crépy-en-Valois, Clermont, La Fère, Fère-en-Tardenois, La Ferté- Milon, Guise, Ham, Hirson, Laon, Marle, Montmirail, Neuilly-Saint-Front, Noyon, Oulchy-le-Château, Ribemont, Rozoy, Soissons, Vailly, Vervins et Villers-Cotterêts ; elles compren- nent la totalité de l’actuel département de l’Aisne, la partie orientale du département de l’Oise (Noyon et Crépy-en-Valois) ainsi que des lambeaux situés dans la Seine-et-Marne (commune de Dammartin-en-Goële). 7. Ernest Lavisse, Histoire de France, t. IX, Paris, Librairie Hachette, 1910, p. 32. 8. Steven Kaplan, Le complot de famine. Histoire d’une rumeur au XVIIIe siècle, Paris, Armand Colin, 1982, p. 49. 9. Nicolas Delamare, Traité de la Police, Paris, 1705-1738. La guerre des farines de 1755 dans le Soissonnais 55

Cette crainte des disettes était doublée par un souci du contrôle de la qualité. En effet, depuis le début du XVIIe siècle, Paris consommait un pain dit « à la reine ». Mis à la mode par Marie de Médicis, il se caractérisait par le fait que le levain était remplacé par la levure de bière, provenant en grande partie de Picar- die, et susceptible de se corrompre lors de son transport. La polémique opposa le Parlement, défenseur d’une liberté intégrale du commerce, et le lieutenant géné- ral de police lequel affirmait la nécessité d’imposer des contrôles de qualité. Un arrêt du 21 mars 1670 autorisa définitivement son emploi10. Par ailleurs, rappelons que depuis le Moyen Âge, le principe de la vente obligatoire des denrées alimentaires sur les marchés était chose acquise. Comme l’expliquait en 1258 le prévôt de Paris, Boileau, dans son Livre des Métiers : sans cela, « les riches marchands auraient toutes les denrées, et les pauvres n’en pour- raient nulle avoir »11. C’est ainsi qu’au début du XVIIIe siècle, Paris comptait quinze marchés au pain, tenus les mercredi et samedi par environ quinze cents boulangers. En conséquence, les marchés réunissaient des foules importantes de vendeurs, livreurs, acheteurs, badauds, etc. Ils n’étaient jamais à l’abri de troubles plus ou moins importants, occasionnés soit par les délinquants qui y sévissaient, soit par les innombrables litiges opposant les commerçants à leurs clients. Pour toutes ces raisons, l’État se voyait dans l’obligation de réglementer strictement le commerce des blés, plus particulièrement dans le Bassin parisien, dont les campagnes avaient vocation à assurer l’approvisionnement de la capitale. Déjà, à l’occasion de la famine qui avait sévi dans le pays en 1662-1663, les pouvoirs publics étaient intervenus massivement, non seulement pour condamner à mort ou aux galères les émeutiers arrêtés par la troupe, mais également en cons- truisant dans la cour du Louvre des fours où on avait vendu à perte le « pain du roi ». À Paris, lors de la disette de 1692, les policiers avaient assuré une présence importante sur les marchés, comme en avait rendu compte le lieutenant de police : « Les commissaires ne sont pas sortis des marchés depuis 5 heures du matin jusqu’à ce soir. Les précautions prises pour s’opposer aux premières manifesta- tions qui ont paru, ainsi que l’argent que les commissaires ont trouvé le moyen de donner, dans tous les marchés, à ceux du peuple qui étaient les plus désolés ou qui faisaient le plus de bruit par leurs plaintes, nous ont tiré d’une journée très difficile à passer »12. Toutes ces dispositions seront progressivement renforcées et codifiées. L’édit royal du 15 mars 1667, portant création de la charge de lieutenant de

10. Le souci du contrôle de la qualité était devenu au XVIIIe siècle une véritable psychose. Il semble bien qu’il soit à l’origine de la légende selon laquelle, pendant la guerre des farines, les émeutiers recherchaient plus à détruire les denrées qu’à s’en approprier. En effet, lors de l’émeute du 18 avril 1775 à Dijon, les pillards jetèrent à la rivière une certaine quantité de farine qu’ils jugeaient frelatée. 11. À titre d’exemple, voir la sentence de police du 6 septembre 1726 qui condamne les nommés Amiard, Cochard et Bourjot, pour avoir vendu leurs blés ailleurs que dans les marchés. Bibliothèque historique de la Ville de Paris, NF 35 380, t. 138, n° 10. 12. Lettre du lieutenant général de police La Reynie au premier président du parlement de Paris, 3 décembre 1692 ; citée par Arlette Lebigre, Cours à l’École nationale supérieure de police, p. 55. 56 Julien Sapori police, prévoyait que ce dernier devait connaître non seulement « de la sûreté publique, […] des incendies et des inondations, […] » mais également « de l’ap- provisionnement de la ville en denrées et en foin ». Sans rentrer dans le détail des multiples dispositions adoptées progressivement, rappelons que l’accès et l’exer- cice de la profession de marchand de blé étaient strictement réglementés13. Les stocks étaient contrôlés par des déclarations obligatoires des récoltants14 – dans un cercle de dix lieux autour de la capitale, le grain introduit ne pouvait plus en sortir. Dans la pratique, ces réglementations fort contraignantes étaient adoucies par le fait qu’elles n’étaient pleinement mises en œuvre qu’exceptionnellement, en époque de crise15. En définitive, c’était peut-être l’arbre qui cachait la forêt… car, en matière de commerce des blés, les historiens contemporains soulignent de plus en plus l’importance des dispositions et prélèvements féodaux16. Les innom- brables droits de banalité, de péage, de travers, de navigation, de strage, d’esté- rage, de minage, de mesurage et de stellage, non seulement se répercutaient sur le prix final, mais imposaient toutes sortes de contrôles tatillons perçus parfois comme de véritables brimades17. Ainsi, le duc d’Orléans percevait-il : le droit de stellage à Soissons de 1/24 de chaque muid de grain ; le droit de banalité de moulin à Crépy-en-Valois de 1/16 ; le droit de navigation entre La Ferté-Milon et Nanteuil-Le-Haudouin de 2 sols par sac…, etc. Même le bourreau faisait valoir son droit de havage et procédait à des prélèvements, considérés comme particu- lièrement humiliants, sur les denrées exposées à la vente18. En contrepartie de ces taxes, les seigneurs organisaient et contrôlaient les marchés et appointaient les employés chargés du fonctionnement (mesureurs, porteurs, etc.). Toutefois, leurs bénéfices nets demeuraient absolument considé- rables et, dans l’ensemble, cette réglementation seigneuriale fort complexe était de plus en plus perçue comme vexatoire. Ce système anachronique est décrit avec lucidité et sensibilité par Tocque- ville : « Imaginez-vous le paysan français du XVIIIe siècle […]. Ce petit coin du sol qui lui appartient en propre dans ce vaste univers le remplit d’orgueil et d’in-

13. À titre d’exemple, voir l’ordonnance de police du 18 décembre 1725 qui enjoint aux commis, préposés porteurs de grains, de donner une plaque numérotée à leurs garçons plumets pour l’attacher sur leurs habits et qui défend à tous autres particuliers de travailler dans la halle au bled (Biblio- thèque historique de la ville de Paris, NF 35 380, t. 35, n° 145). 14. À titre d’exemple, voir l’arrêt du Conseil d’État du roi du 5 septembre 1693 qui nomme des commissaires pour avoir le soin de procurer, pour le soulagement des peuples, le débit et l’abondance des bleds dans tout le royaume, et leur ordonne d’en faire porter dans les marchés à proportion de la nécessité Bibliothèque historique de la ville de Paris, NF 35 380, t. 32, n° 30). 15. Le XVIIIe siècle avait connu, avant 1775, des disettes plus ou moins importantes en 1709, 1725, 1740, 1757 et 1768. 16. Cf. Guy Ikni, « La guerre des farines... », op. cit. 17. Arch. dép. Aisne, C 335, « Correspondance de l’Intendant de Soissons avec les subdélégués rela- tive au droit de stellage, mesurage, hallage, muyage perçus sur les blés, grains, farines et légumes. État de ces droits pour chaque subdélégation ». 18. Cf. Julien Sapori, « Le droit de havage du bourreau de Compiègne à la fin du XVIIIe siècle », Annales historiques compiègnoises, n° 87-88, automne 2002, p. 37. La guerre des farines de 1755 dans le Soissonnais 57 dépendance. » Pourtant, il demeure sous l’emprise des seigneurs, qui « […] l’attendent au passage de la rivière pour lui demander un droit de péage. Il les retrouve au marché, où ils lui vendent le droit de vendre ses propres denrées ; et quand, rentré au logis, il veut employer à son usage le reste de son blé, de ce blé qui a crû sous ses yeux et par ses mains, il ne peut le faire qu’après l’avoir envoyé moudre dans le moulin et cuire dans le four de ces mêmes hommes. C’est à leur faire des rentes que passe une partie du revenu de son petit domaine »19. De ce fait, beaucoup de marchands et de laboureurs avaient pris l’habitude de ne plus passer par le marché afin d’échapper aux divers carcans réglementai- res et financiers. Certaines de ces exceptions étaient d’ailleurs légales et partici- paient à la désertification des marchés20. Au XVIIIe siècle le système était donc en panne et de nombreux protago- nistes ne craignaient pas de pratiquer couramment la spéculation, en emmagasi- nant les blés dans l’attente d’une prochaine augmentation des prix ou en évitant de livrer certaines villes où il se vendait moins cher. L’opinion publique de l’époque n’avait d’ailleurs pas une vision d’ensem- ble claire de tous ces mécanismes qui ménageaient un grand nombre de passe- droits et de privilèges à la fois contradictoires et complémentaires. Face à la complexité de cette situation et à la difficulté de concevoir une réforme d’ensem- ble du système, il était tentant de désigner un seul responsable. Dans les esprits, l’adversaire était tout désigné, puisque la croissance continuelle des prérogatives de l’État avait déjà donné l’habitude aux Français du XVIIIe siècle de tout attendre de la puissance publique. Voltaire notait avec justesse qu’« on accusait le minis- tère plutôt que la sécheresse ou la pluie »21.

Les physiocrates au pouvoir

La focalisation des débats négligeant donc le rôle des pouvoirs seigneu- riaux et exagérant celui de l’État, portait en gestation l’échec des futurs projets de réforme. Mais en attendant, comme le notait encore Voltaire, « vers 1750, la nation, rassasiée de vers, de tragédies, d’opéras, d’histoires romanesques, de réflexions morales plus romanesques encore et de disputes théologiques sur la grâce et les convulsions, se mit enfin, à raisonner sur les blés »22. En somme, deux grandes écoles se faisaient face : les partisans de Colbert, favorables au maintien d’une réglementation étatique importante, et ceux de Sully, adeptes du libéralisme, qui se rattachaient au mouvement physiocratique. Deux mois seule-

19. Alexis de Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution, Paris, Gallimard, Folio, 1967, p. 95-96 [1re édition 1856]. 20. À titre d’exemple, voir ci-dessous l’achat en 1775 par M. Deslandes, directeur de la manufacture de Saint-Gobain, de grains de Russie et de Hollande pour ses ouvriers. 21. Voltaire, Dictionnaire philosophique, article « Blé », in Œuvres complètes, Éditions Garnier, 1878, p. 10. 22. Voltaire, cité par Edgar Faure, La Disgrâce de Turgot, Paris, Gallimard, 1961, p. 200. 58 Julien Sapori ment après la mort de Louis XV, le 24 août 1774, ces derniers crurent voir leurs idées triompher avec la nomination d’un de leurs plus illustres représentants, Turgot, au poste de contrôleur général. Turgot était convaincu que les disettes trouvaient leur origine dans les règlements qui étranglaient le commerce, et déclarait : « Mes principes sur cette matière sont : liberté indéfinie d’importer, sans distinction de bâtiment de telle ou telle nation, et sans droits d’entrée ; liberté pareillement indéfinie d’exporter sur toute sorte de bâtiments, sans aucuns droits de sortie et sans aucune limitation, même dans les temps de disette »23. À son poste, il déploya immédiatement une intense activité réformatrice, supprimant la corvée et les corporations. Il fut surtout l’inspirateur de l’arrêt du Conseil du roi du 13 septembre 1774 établissant la pleine liberté du commerce des grains. Malheureusement, cette mesure arrivait au plus mauvais moment, la récolte de 1774 ayant été insuffisante. La hausse des prix des blés fut suivie d’un début de dérèglement des approvisionnements : ce n’était pas tout à fait la disette, mais dans de nombreuses régions le petit peuple fut confronté à une augmenta- tion du prix de son aliment de base. À Paris, le prix du pain de 4 livres était passé de onze sous en septembre 1774 à quatorze le 3 mai 1775. Le mécontentement couvait ; « le pain, depuis longtemps, était cher. Il l’avait été encore plus, mais la fermentation avait pris par degrés »24. Pourtant, personne n’envisageait véritable- ment l’imminence de troubles sérieux.

Le déroulement de l’émeute au plan national

Les premières émeutes éclatèrent le 18 avril 1775 à Dijon ; le 27 avril, elles gagnaient la région parisienne : à Beaumont-sur-Oise, l’important marché aux blés fut pillé, et rapidement les troubles gagnèrent une grande partie du royaume. Le 29, plusieurs milliers de personnes pillèrent les fermiers qui se rendaient à Pontoise. On s’attaqua également aux bateaux transportant le blé : le 28 avril, les habitants de Méry, Mériel, L’Isle-Adam, Nogent, Auvers, Billan- court, Chévry et autres villages, pillèrent un bateau près de Pontoise. À La- Roche-Guyon, cinq cents mutins attaquèrent le château de la duchesse de La Rochefoucauld, amie de Turgot. Le 30, douze mille émeutiers se réunirent une nouvelle fois près de Beaumont-sur-Oise : cette fois-ci les portes de la ville furent fermées, bourgeois et maréchaussée prirent les armes et la foule se dispersa d’elle-même. Désormais, les émeutes se rapprochaient de la capitale. Le 1er mai, le marché de Saint-Germain fut pillé ; le lendemain, plusieurs centaines de paysans et de femmes, tous désarmés, parvenaient au marché de Versailles. Le prince de Beauvau, capitaine des Gardes du corps, débordé par la foule, accepta de donner

23. Déclaration de Turgot au pasteur Josias Tucker le 24 décembre 1773 ; citée par Pierre Jolly, Turgot, Paris, Les Œuvres françaises, 1944, p. 165. 24. Duc de Croÿ, Journal inédit (1718-1784), Paris, Flammarion, 1906-1907, p. 153. La guerre des farines de 1755 dans le Soissonnais 59 le pain pour deux sols la livre, ce qui calma rapidement la foule mais constitua un précédent qu’invoquèrent souvent les séditieux. Le 3 mai, on attendait les émeutiers à Paris : le lieutenant de police Char- les-Pierre Lenoir, mal renseigné, concentra ses forces à proximité de la halle aux grains, alors que les manifestants se dirigeaient vers la Bastille où ils pillèrent des boulangeries, se promenant impunis dans toute la ville, y compris sous les fenê- tres de Turgot. Le guet monta à cheval et s’approcha des émeutiers, mais, manquant de consignes, laissa faire sans intervenir. En vain Lenoir demanda le concours des troupes : le maréchal Biron le refusa, prétextant qu’il n’avait pas reçu d’ordres. Finalement, la sortie des Gardes françaises et suisses mit fin sans violences à l’émeute. Convaincu qu’il s’agissait d’un complot contre sa personne, Turgot, appuyé par Louis XVI, reprit la situation en main et donna ordre de réprimer sévèrement les émeutes. Dans la nuit du 3 au 4 mai, il destitua le lieutenant de police Lenoir, le remplaçant par un homme de salon, Rémond Albert25 ; il en fut de même pour le chef du guet. Le maréchal de Biron, gouverneur de Paris, fut nommé à la tête de l’armée de Paris composée des Gardes françaises et suisses ainsi que de la Maison du Roi, tandis que la sécurité autour de Paris était assurée par cinq ou six bataillons et vingt-cinq escadrons. Le gouvernement décida également que les émeutiers arrêtés seraient jugés prévôtalement, « selon les usages du temps de guerre »26. Le Parlement de Paris qui avait des velléités d’opposition, protesta contre cet édit et arrêta le 4 mai que les émeutiers seraient jugés par la Grande Chambre, c’est-à-dire par une formation du Parlement, mais un lit de justice tenu le 5 mai imposa au Parle- ment le respect de l’édit : « Voulons et ordonnons que les procédures commen- cées soient portées au greffe des dits prévôts ou leurs lieutenants. Faisons défense à nos cours de Parlement et à nos autres juges d’en connaître, nonobs- tant toutes ordonnances et autres choses à ces contraires auxquelles nous avons, en tant que de besoin, dérogé. » Deux émeutiers, véritables « boucs émissaires », furent ainsi pendus à Paris le 11 mai, ce qui provoqua la consternation de la population. Dès le 4 mai, la révolte semblait brisée à Paris mais se poursuivait dans les campagnes du Bassin parisien. En province, elle avait gagné Lille et Auxerre. Le 6 mai, des émeutes éclatèrent à Meaux où les forces de l’ordre furent débordées : « Les brigands sont arrivés par les différentes portes de la ville de Paris, n’ayant pour armes qu’un bâton, et à peu près à la même heure, et ont pillé tranquillement tous les boulangers presque sans aucune exception. […] Du reste, l’esprit de douceur du gouvernement avait fait donner ordre aux troupes de ne point faire feu, de se laisser plutôt insulter, maltraiter par la populace. On ignorait encore ce qui pouvait occasionner le désordre et l’on craignait de l’augmenter par trop de

25. Lenoir reviendra aux fonctions après une petite parenthèse, en juin 1776. 26. Voir la déclaration du roi du 5 mai 1775 portant attribution aux prévôts généraux de la maré- chaussée de la connaissance et du jugement en dernier ressort des crimes et excès y mentionnés Bibliothèque historique de la ville de Paris, NF 35 380, t. 188, n° 83). 60 Julien Sapori rigueur »27. Il s’agissait des derniers soubresauts : dès le 10 mai, la révolte cessa jusque dans les campagnes. Le gouvernement, qui restait sur ses gardes, prit le 11 mai une ordonnance royale prévoyant dans toute l’étendue du Bassin parisien la peine de mort pour les émeutiers arrêtés qui seraient jugés sur le champ par des cours prévôtales.

Le déroulement de l’émeute dans le Soissonnais

Dans le Soissonnais, l’intensité de la révolte surprit les observateurs. Au XVIIIe siècle, la situation générale dans les campagnes s’était en effet améliorée, et le spectre des « révoltes frumentaires » du Moyen Âge paraissait désormais révolu. On avait également mis beaucoup d’espoirs dans la création de la Société d’agri- culture : le 7 décembre 1761, les bureaux de Soissons et Laon réunissaient une quarantaine de fermiers et autres personnalités, ils s’étaient donné comme but l’amélioration de la productivité agricole ainsi que le défrichage des terres incultes. Pourtant, certains signaux auraient dû alerter les autorités. En effet, comme partout dans le royaume, la modernisation de l’agriculture stagnait et les prix du blé augmentaient régulièrement. Début 1775, à Soissons, le blé avait atteint les 250, voire les 294 livres le muid, tandis que le pain de 10 livres était vendu 36 sols28. Rappelons que le premier acte de la guerre des farines dans le Bassin pari- sien se déroula le 27 avril 1775 à Stors29, entre L’Isle-Adam et Beaumont, où une péniche transportant du blé fut pillée30. Le 2 mai, les troubles s’étendirent à Senlis et gagnèrent le Soissonnais. Le mercredi 3 mai (il s’agit du moment culminant de la révolte des blés, notamment avec l’émeute parisienne dans le quartier de la Bastille), des incidents graves éclatèrent dans la ville de Crépy-en-Valois. L’in- tendant en rendit compte dès le lendemain au subdélégué de Villers-Cotterêts, M. Leclerc : « Vous êtes instruit de la révolte et du brigandage presque général occa- sionnés par les prix excessifs des bleds et la difficulté qu’éprouve le peuple depuis longtemps pour s’en procurer pour ses subsistances. Mon cœur en saigne et je suis si vivement touché que je puis à peine vous décrire ce qui vient de se passer ici : c’est une fuite ou tumulte arrivé hier à Crespy ; nombre d’habitants de la ville et de tous les villages circonvoisins se sont attroupés aujourd’hui avec les nôtres et les ont soulevés : mécontents de ne pouvoir obtenir la quantité de blé qui leur était nécessaire et tout à fait à la débandade ils se sont livrés à leur désespoir, ont forcé les maisons bourgeoises et toutes celles des laboureurs, y ont pillé et

27. Mémoires de l’abbé Terray. Cité par P. Jolly, Turgot, op. cit., p. 174. 28. Après la guerre des farines et jusqu’en 1787, à Soissons le prix moyen du muid de blé fut de 150 livres. 29. On signale toutefois un incident, vraiment minime, au marché de Beaumont-sur-Oise le 22 avril 1775. 30. Le marinier pillé recevra 50 000 livres en dédommagement par Turgot. La guerre des farines de 1755 dans le Soissonnais 61 enlevé le peu de blé qui s’y trouvait et ont fixé le prix à raison de douze livres le sestier mesure de Paris, même six livres. Ils se sont rendus de là à St Leu et à Noue où l’exploitation est plus consi- dérable et ils se répandent dans tous les autres villages sans qu’il soit possible d’arrêter leur cupidité. Ce qui excite le plus la consternation générale c’est que le malheureux c’est à dire le pauvre honteux reste toujours dénué de toutes ressources. Une malheureuse femme âgée de soixante ans dont le mary a quatre vingt et tant d’année qui fait à crédit le commerce de bleds [...] vient de perdre cinquante deux sestiers, mesure de Paris, et elle n’a reçu comme tous les autres le payement que de partie à raison de 12 livres le surplus a été pillé et saccagé. Il n’y a eu heureusement, Monseigneur, ny blessure ny meurtre. Permettez que je demande votre protection, la bonté de votre cœur nous assure d’avance d’un prompt secours. Je suis avec le plus profond respect, Monseigneur, votre très humble et très obéissant serviteur » 31. Les troubles à Villers-Cotterêts se poursuivront encore le lendemain32. Le jeudi 4 mai, les incidents gagnèrent Dammartin-en-Goële, où les blés déposés sous la halle furent pillés ainsi que certains greniers à blé. Les émeutiers forcèrent marchands et laboureurs à vendre le blé 12 livres le setier au lieu des 36/38 prévus33. Le vendredi 5 mai, à Nanteuil-Le-Haudouin, « la révolte a commencé dès 10 heures du matin. Ils ont pillé le blé qui était sous la halle, ont forcé les greniers et chambres où plusieurs laboureurs et boulangers avaient des magasins à blé. Entre autre, le nommé Jean Noël Boucard, maréchal à Silly, a crocheté et arraché la serrure de la petite porte de la ferme seigneuriale de S.A.S. Monseigneur le Prince de Condé, détemptée par Frémi, maître de poste à Nanteuil […] ce qui a donné entrée aux autres » 34. Le même jour, à Soissons, le corps de ville fut averti par la rumeur publique que, le lendemain, un rassemblement important d’émeutiers devait envahir la ville ; immédiatement, il prit des précautions. Le lieutenant-général de police, Duquesne, en accord avec plusieurs marchands de blé, taxa le pain de façon à pouvoir en fournir aux boulangers au prix de 216 livres le muid (au lieu des 250 livres qui venaient d’être atteintes). Par la suite, Turgot, alerté de cette mesure prise en contradiction avec sa doctrine de libéralisation des prix, fit casser la décision par un arrêté du Conseil et somma Duquesne de venir s’expliquer à

31. Arch. dép. Aisne, C 13. 32. Ibid. Voir courrier du 6 mai 1775 de M. Delrouy, subdélégué de La Ferté-Milon, à l’intendant de Soissons. 33. Journal d’un maître d’école d’Île-de-France, présenté par Jacques Bernet, Lille, Presses univer- sitaires du Septentrion, 2000, p. 60. 34. Idem, p. 60. Nous verrons (infra) que le sieur Boucard sera poursuivi en justice pour ces agis- sements. 62 Julien Sapori

Fig. 1. Le marché au pain et à volaille, quai des Grands Augustins à Paris, première moitié du XVIIIe siècle. Les trois hommes habillés en noir sont des officiers chargés de la police des marchés ; ils veillaient plus particulièrement au respect des poids et des prix. A droite, un étalage où on expose à la vente des pains. Tableau anonyme, XVIIIe siècle. (Reproduction de la Photothèque des Musées de la ville de Paris).

Versailles. Ce dernier put prouver que le prix n’avait pas été imposé mais libre- ment accepté par les boulangers et ne fut guère inquiété. Soissons échappa donc aux émeutes, peut-être grâce à ces décisions fort sages35. Le 6 mai, Delrouy, subdélégué de La Ferté-Milon, rendit compte à l’in- tendant de la généralité de Soissons d’une grave émeute dans sa ville : « Il y a eu une révolte considérable en cette ville qui a commencé le matin. Comme c’est le jour du marché, il y est arrivé depuis six heures jusque midi une vingtaine de bandes d’hommes qui parvenaient de loin ; ils paroissoient faire corps entre eux. Des femmes étoient arrivées en grand nombre dès le matin. Cette populace qui pouvait être composée de sept ou huit cent personnes entra dans la ville et attendit sans mot dire l’heure de midi qui est l’heure du marché au blé. À ce signal, elle s’est jetté sur une assez grande quantité de blé que j’avois prié différents laboureurs d’amener sur le marché et sans avoir demandé le prix a tout enlevé en un instant. De là a été chez tous les laboureurs a tout enfoncé et tout pillé puis est revenu à la ville, a pillé également tous les marchands et bourgeois qui en avaient. Ils sont encore à sept heures du soir que j’ai l’honneur de vous écrire, répandus dans les campagnes où ils pillent tous les laboureurs, chargent les chevaux qu’ils ont amenés avec eux et s’en retournent triomphants. Le publique est dans la plus grande consternation il n’y a plus un grain de blé dans

35. Voir Abbé Pécheur, Annales du diocèse de Soissons, t. VIII, Impr. de l’Argus soissonnais, 1888, p. 447 ; Henri Martin et Paul-L. Jacob, Histoire de Soissons, Soissons, Impr. Arnoult, 1837, p. 655-656. La guerre des farines de 1755 dans le Soissonnais 63 la ville à l’exception de ceux qui en ont volé. Les laboureurs depuis long temps non seulement n’amenaient pas sur le marché mais même avaient la dureté d’en refuser à ceux qui leur en avoient demandé pour de l’argent par crainte d’une famine très prochaine. S’il ne vient des ordres pour faire fournire les marchés et quelques foires pour écarter cette multitude de brigands qui commet les plus grands désordres. Il y a beaucoup de monde que la seule nécessitée a réduit à cette extrémité. Mais j’en ai moi-même vu hier à Villers Cotteretz de ces gueux à voler du blé et revenir aujourd’hui ici en revoler comme s’il n’en avoit point. Le temps me presse et j’aurai l’honneur de vous rendre compte demain de ce qui se sera passé cette nuit. J’apprends que Bourgfontaine est investie cela pourrait être faux, au moins cette populace se préparait elle à y aller. J’attends vos ordres avec la plus grande impatience. Je n’ai quitté le marché qu’à la dernière extrémité où j’ai fait et dit tout ce que j’ai pu pour calmer et donner espérance »36. Toujours le samedi 6 mai, la sédition s’étendit à Noyon, où toutefois les troupes parvinrent à maîtriser la situation. « Noyon vient d’avoir son tour ce matin et d’éprouver l’effet de la fermentation générale sur la cherté des bleds par une réduction forcée au tiers et à la moitié de leur prix courant [...] Sans les secours de la première division du régiment de Chartres, destiné pour Mantes, l’approvisionnement des marchés et greniers étaient la proie d’une populace extrêmement nombreuse » 37. L’émeute de Braisne du 7 mai fit également l’objet d’un compte rendu du subdélégué local : « Il y a eu hier un attroupement composé en partie des person- nes de cette ville et en plus grand nombre des gens de la campagne, cette foule s’est introduite dans différentes maisons pour y enlever de la provision à un taux arbitraire, sans autre écart, que la visite des greniers à l’enlèvement de cette partie de grains, de là on a été chez plusieurs laboureurs des environs qui effrayés de la nombreuse populace ont fourni les uns plus ou moins une certaine quantité de blés dont le dépôt s’est fait icy. Votre grandeur, instruite de tout ce qui s’est passé, soit par les plaintes des fermiers, soit par [...] détaché par la Maréchaussée, a imposé par ses ordres le calme et la tranquillité, les chefs des ces mutins sont arrêtés, les grains rendus aux particuliers, et celui des laboureurs reconduit chez eux. J’ai fait lire, publier et afficher l’ordre du roi dans les endroits les plus apparends de la dite ville afin que personne n’en ignore, le Brigadier de la Maréchaussée m’annonce à l’instant, Monseigneur, que ces fermiers touchés des larmes et gémissements du peuple, s’étoient déterminés volontairement à laisser leurs blés en dépôt pour être distri- bués au prix courant, et en conséquence ont de nouveau déchargé leurs voitures prettes à partir » 38. À Blérancourt, le 7 ou 8 mai, le marché et certaines fermes furent attaqués. M. Gelle, procureur fiscal de la ville (celui dont la fille, quelques années plus tard,

36. Arch. dép. Aisne, C 13. 37. Lettre de Tonon à l’intendant de Soissons ; citée par G. Ikni, « La guerre des farines... », op. cit., p. 15. 38. Arch. dép. Aisne, C 13. 64 Julien Sapori faillit épouser Saint-Just) écrivit le 8 mai à l’intendant de Soissons pour lui rendre compte des incidents39. À Fère-en-Tardenois, le mercredi 10 mai 1775, jour de marché franc, le blé se vendant 294 livres le muid, une révolte éclata qui fut signalée dans le registre des baptêmes et mariages de la paroisse : « En la présente année 1775, le 10 mai, jour de marché franc, il y a eu une révolte en cet endroit, occasionnée par la cherté du blé qui valait alors 294 livres le muid, mesure du pays. Pour contenir le peuple, la bourgeoisie a fait bonne garde pendant quelques jours. Pendant trois mois, une compagnie de hussards est restée en garnison, pour mettre le bon ordre à Fère et dans les environs »40. Par la suite, une troupe de paysans originaires de Fère, Coincy, Villeneuve et autres villages, attaqua la maison du marchand de grains Crapart ; ne pouvant enfoncer les portes, ils prirent des échelles et montèrent aux fenêtres. Un domestique de M. Crapart, originaire de Coincy, repoussa avec un fouet les assaillants ; mais les portes furent finalement enfoncées et les émeutiers finirent par pénétrer dans les lieux et s’emparer du blé41. Désormais, l’émeute du Soissonnais connut ses derniers soubresauts. À Marle, le vendredi 12 mai, un tumulte au marché fut calmé par l’intervention de la maréchaussée42. Dans l’ensemble, les incidents les plus sérieux, ou en tout cas ceux qui furent le plus sévèrement réprimés, se déroulèrent à une date non précisée à Cuiry-Housse, dans les terres de la subdélégation d’Oulchy-le-Château. La maré- chaussée de Soissons intercepta dans ce village une bande de 400 personnes commandée par un soldat au moment où ils étaient en train de contraindre les fermiers à porter leurs grains au marché de Braine et à le vendre au prix de 4 livres l’essein. Les quatre meneurs furent arrêtés, conduits à Soissons et jugés sommairement par les prévôts de maréchaux. Deux d’entre eux furent condam- nés au gibet, un au pilori et un au bannissement ; la sentence fut exécutée sur le champ43.

Analyse des émeutiers

En raison de la pauvreté de la documentation, il est difficile de tirer des conclusions d’ordre général sur le comportement et l’origine des émeutiers. Toutefois, tout en restant très prudent, certaines considérations s’imposent. D’une façon générale, on ne relève pas de violences graves, même au plus

39. G. Ikni, « La guerre des farines... », op. cit., p. 15. 40. A. de Vertus, Histoire de Coincy, Fère, Oulchy et des villages, châteaux, monastères hameaux environnants, Soissons, Impr. Saint-Antoine, 1967, p. 221-222 [1re éd. : 1864]. 41. Idem, p. 222 ; une note en bas de page précise : « Souvenirs de M. J. Charles-Aug. De Vertus, né à Coincy en 1733 ». 42. Arch. dép. Aisne, C 13. Courrier du subdélégué de Marle à l’intendant du 12 mai 1775. 43. Voir Henri Martin et Paul-L. Jacob, Histoire de Soissons, op. cit., p. 656-657 ; également Abbé Pécheur, Annales du diocèse de Soissons, op. cit., p. 447-448. La guerre des farines de 1755 dans le Soissonnais 65 fort de l’émeute ; il semble bien qu’aucun mort ni blessé grave ne fut à déplorer dans la généralité. Révoltés, bourgeois et forces de l’ordre firent preuve d’une retenue certaine. Les rares fois où une arme fut utilisée, il s’agissait d’objets d’usage courant : fouet, bâton… La règle consistait à s’attaquer uniquement aux biens et plus particulière- ment aux blés. L’émeute était souvent accompagnée d’une sorte de négociation qui n’est pas sans rappeler les conflits sociaux de notre époque : boulangers et laboureurs finissaient souvent par baisser les prix de vente. Parfois même c’étaient les autorités locales, comme à Soissons, qui prenaient les devants et, avec l’accord des boulangers, diminuaient le prix du pain. La composition de ces bandes séditieuses est particulièrement délicate à établir. Le peuple de Paris et de Versailles ne semble pas s’être mêlé aux émeu- tiers venus des campagnes. En zone rurale on cite souvent des femmes, des jeunes, des pauvres gens sans plus de précisions. Les soldats semblent avoir joué un rôle important, l’un d’entre eux ayant été à la tête des émeutiers de Cuiry- Housse, ce qui expliquerait le souci du chef de la troupe, M. de Brabançon, exprimé à l’intendant de Soissons : « M. de Brabançon désire que l’on arrête dans les lieux où il y aura du désordre les gens qui ont paru les plus séditieux et parti- culièrement les soldes et demi soldes et soldats invalides ou pensionnés, s’il y en sont dans ce cas, il demande d’être informé de leur noms pour les faire priver de leurs soldes »44. Parmi les vingt-six personnes provenant d’une grande partie du royaume et incarcérées à la prison de la Bastille45 à la suite des émeutes de la farine, nous retrouvons deux femmes et vingt-quatre hommes, dont huit membres du clergé et quatre hommes de loi. Le nombre extrêmement important de prêtres accusés d’avoir participé à l’émeute interpelle. Voltaire était certainement au courant de ce fait, car il accusera le clergé d’être à l’origine du « complot » ayant déclenché la guerre des farines. L’exemple du sieur Godard de La Martinière, curé d’Auger-Saint- Vincent46, est particulièrement instructif. Ce prêtre était accusé par l’exempt de la maréchaussée de Dammartrin-en-Goële d’avoir « empêché la restitution des grains que les paroissiens se sont fait délivrer au prix de 12 livres le septier, le préchant dimanche 21 du présent mois et le 25 du jour de l’Ascension. […] Les paroissiens se sont strictement conformés à son sermon et ne tiennent aucun compte de l’ordre du roy qui leur a été notifié à ce sujet »47. Arrêté et envoyé à la Bastille, le curé ne se laissa pas impressionner et se défendit fort habilement, précisant que « ceux qui avaient eu des bleds à raison de 12 livres le septier chez les fermiers qui l’avaient distribué à ce prix de bonne volonté, l’avaient bien acquis et n’étaient tenus à aucune restitution [car il s’agissait] d’un don libre et

44. Arch. dép. Aisne, C 13. 45. Bibliothèque de l’Arsenal, Paris, fonds Bastille, ms 12447 : affaire des blés. 46. Commune située de nos jours dans l’Oise, canton de Crépy-en-Valois ; en 1775, elle dépendait de la subdélégation de cette ville. 47. Bibl. Arsenal, Bastille, ms 12447, p. 124. 66 Julien Sapori volontaire qu’on pouvait avoir fait à quelqu’un de ses concitoyens » 48. Solidaire de ses paroissiens et soucieux de prendre leur défense, disposant d’un talent oratoire reconnu et probablement d’une certaine culture, ce curé préfigurait les nombreux prêtres qui, lors de la première phase de la Révolution, s’allieront avec enthousiasme à la cause du Tiers État.

Le rôle des diverses administrations locales dans la répression

La France de l’Ancien Régime se caractérisait par une sous-administration flagrante, notamment dans les zones rurales. De ce fait, en matière sécuritaire, les représentants du roi se voyaient dans la nécessité de faire largement appel aux « bonnes volontés » locales. Au centre du dispositif se trouvait l’intendance. En 1775, l’intendant de Soissons était Louis Lepelletier, marquis de Montmeliant, seigneur de Mortefon- taine, Blacy, etc. Il avait été nommé à ce poste en décembre 1765 et y restera vingt ans, jusqu’en 1785. Son premier secrétaire était M. Hardy. Son palais et ses bureaux se situaient dans l’actuel Hôtel de ville de Soissons. D’une façon générale, les intendants jouaient un rôle clé dans la répression des émeutes et l’organisation des secours. Nous verrons qu’à l’occasion de la guerre des farines, M. Lepelletier recevait les consignes du gouvernement, souvent directement de Turgot et, à son tour, le tenait informé de la situation dans sa généralité ; il transmettait également les ordres nécessaires aux autorités locales (subdélégués, syndics…), à la maré- chaussée, aux officiers de police urbaine, et aux commandants de la troupe. Pour ces dernières, en application de l’adage romain arma cedant toge, il décidait de façon détaillée de l’implantation des unités et de leurs missions. Informé du début des émeutes dès le 8 mai, l’intendant Louis Lepelletier décida d’employer la troupe. Le lendemain, il prit une ordonnance enjoignant la population de mettre fin aux troubles ; elle sera diffusée à 1 500 exemplaires dans toutes les villes et paroisses de la généralité : « Vu l’ordre du roi du 3 du présent mois par lequel il est deffendu sous peine de vie à toute personne de quelquonque qualité qu’elles soient, de faire des attroupements, et d’entrer dans les fours, dans les maisons ou dans de graniers ; Sa Majesté ayant donné ordre à ses troupes de faire observer les dittes deffenses avec la plus grande rigueur et faire encore violence ; Nous intimons et enjoignons à tous les habitants des villes et paroisses de cette Généralité de rentrer à leur domicile aussitôt la publication de la présente ordonnance […] enjoignons aux Brigades de Maréchaussée d’arrêter les particu- liers qui seraient attroupés [...] pour [...] les poursuivre [...] prevotalement sur le champ »49. Les termes sévères de cette ordonnance contribueront certainement à impressionner les esprits car à partir de cette date il n’y eut plus d’émeutes graves dans la généralité.

48. Id., p. 392. 49. Arch. dép. Aisne, C 13. La guerre des farines de 1755 dans le Soissonnais 67

Les premiers auxiliaires de l’intendant étaient les subdélégués50. Dans la généralité de Soissons, on en comptait vingt-quatre, établis à Château-Thierry, Chauny, Coucy, Craonne, Crépy-en-Valois, Clermont, La Fère, Fère-en-Tarde- nois, La Ferté-Milon, Guise, Ham, Hirson, Laon, Marle, Montmirail, Neuilly- Saint-Front, Noyon, Oulchy-le-Château, Ribemont, Rozoy, Soissons, Vailly, Vervins, Villers-Cotterêts51. Celui de Soissons avait le titre de « subdélégué géné- ral » et avait rang sur les autres. On aurait tort de considérer les subdélégués comme les ancêtres des actuels sous-préfets, car ils n’étaient pas officiers et ne touchaient aucun traite- ment, mais bénéficiaient de remises d’impôts et de gratifications. Ils étaient char- gés du renseignement, de l’exécution des ordonnances du roi ou de l’intendant, de l’information sanitaire et économique, de la mise en œuvre de la corvée, etc. À l’occasion de la guerre des farines dans le Soissonnais, le rôle des subdélégués semble s’être cantonné uniquement à l’information de l’intendant ; ils ne prirent aucune part active dans la répression, comme le démontrent leurs courriers. Cette relative discrétion s’explique par un dilettantisme évident mais également par une proximité parfois excessive avec les populations ; par moment on peut même se demander qui manipulait l’autre… C’est ainsi que, le 12 mai 1775, le subdélégué de Marle écrivait à l’Intendant pour lui rendre compte d’une révolte survenue le même jour dans sa ville, ainsi que de la découverte par lui-même d’un billet anonyme annonçant une autre révolte, plus importante, dans les jours à venir. Suivons son récit : « Dans cet intervalle, Monseigneur, un besoin m’a conduit au jardin. Sur une porte de derrière y donnant, j’ai trouvé le billet anonyme ci-joint que je vous supplie très humblement de me faire repasser ». Voici la copie du billet : « Vous ne devez pas douter de l’indigence du menu peuple de cette ville, en conséquence je vous previent que sy sous huit jours vous ne faites parvenir sur le marché de Marle du blé au point qu’il ne vaille que douze livres le sac, il s’y trouvera une révolte la plus considérable et pour prouver être bien persuadé que le bouquet vous sera toujours reservé, évitez ce qui pourroit avoir être plus onéreux que profitable ainsy qu’à bien d’autres personnes de votre genre »52. Leur bonne connaissance de la psychologie des populations locales permettait parfois aux subdélégués de donner à l’intendant des conseils forts judi- cieux. C’est ainsi que, le 26 juillet 1775, le subdélégué de Laon écrivit à l’inten- dant l’informant que « les officiers des Régiments de la Marine et de Dauphine ayant proposé d’organiser des patrouilles de nuit dans le but de prévenir le pillage des blés dans les champs, le subdélégué manifeste sa réticence craignant de

50. Je n’évoquerai pas le rôle des élections, qui depuis Louis XIV avaient perdu toute fonction admi- nistrative et demeuraient à la fois un découpage administratif et une juridiction compétente en matière d’impôt, rébellion contre les collecteurs et fermiers, etc. La généralité de Soissons en comp- tait sept : Château-Thierry, Crépy-en-Valois, Clermont, Guise, Laon, Noyon, Soissons. 51. Cette liste des subdélégations de la généralité de Soissons est tirée de : Auguste Matton, Notes sur la topographie administrative et financière de la généralité de Soissons, Laon, Typographie E. Maréchal, 1850. 52. Arch. dép. Aisne, C 13. 68 Julien Sapori déclencher une panique auprès des populations ». Le subdélégué observe « que l’on ne s’étoit jamais plaint en ce pays, qu’on pillat les blés sur pied, ou sciés, de nuit, que j’avois infiniment de respect pour tout ce que pouvait ordonner M. de Vaux, mais que les précautions qu’il désiroit qu’on prit pour la condamnation des récoltes ne me paraissaient pas necéssaires dans nos cantons, que je craignois qu’en avertissant dans les campagnes qu’il y avait continument fait des patrouilles, l’on n’y occasionnat des alarmes et des inquiétudes tout mal à propos ». Il ajoute qu’il ne donnera suite aux suggestions des officiers que « lors que j’en aurois reçu ordre de M. l’Intendant. En tout cas, Monsieur, tout est infi- niment tranquille dans ce pays » 53. D’une façon générale, les subdélégués, qui ne pouvaient ignorer le sort des populations au milieu desquelles ils vivaient constamment, semblaient très compréhensifs vis-à-vis des besoins du petit peuple, montrant plus de compas- sion que de sévérité lors des troubles de la guerre des farines. Voici, pour exem- ple, la lettre du 6 mai 1775 du subdélégué de La Ferté-Milon, à M. l’Intendant : « Les laboureurs depuis long temps non seulement n’amenaient pas sur le marché mais même avaient la dureté d’en refuser à ceux qui leur en avoient demandé pour de l’argent pour crainte d’une famine très prochaine »54. Ou encore, la lettre du 8 mai 1775 du subdélégué de Braisne à l’intendant : « J’ose exposer aux yeux de votre Grandeur, que si les laboureurs avoient observé la même conduite que Mrs les Religieux qui ont laissés jusque icy à vendre les grains au-dessous du taux actuel, qu’il n’y auroit eu nul clameur, mais n’en ayant plus, ces malheureux ne se sont portés à ces excès que dans la crainte d’en manquer »55. En dépit de sa faiblesse numérique, la maréchaussée représentait une pièce capitale dans le dispositif administratif. La compagnie de maréchaussée établie en la généralité de Soissons56 comptait environ soixante-dix militaires comman- dés par un prévôt général et se composait de quatorze brigades divisées en trois lieutenances, à savoir : Soissons, Laon, Clermont-en-Beauvaisis. Selon leur importance, les brigades étaient commandées soit par un exempt, soit par un brigadier, soit par un sous-brigadier ; elles comptaient toujours cinq cavaliers à l’effectif. La lieutenance de Soissons était composée de sept brigades, dont deux établies à Soissons, et les autres à Noyon, Villers-Cotterêts, Oulchy, Château- Thierry, Montmirail. La lieutenance de Laon était composée de cinq brigades, établies à Laon, La Fère, Guise, Montcornet, Hirson. C’est François Ier qui, devant l’impuissance des tribunaux traditionnels à maintenir l’ordre, avait décidé, par la déclaration royale du 25 janvier 1536, d’étendre les pouvoirs de la maréchaussée, jusque-là limitée aux gens de guerre, aux « crimes de grand chemin » quels qu’en fussent les auteurs, militaires ou

53. Id. 54. Id. 55. Id. 56. Id., C 398, « Mémoire concernant l’augmentation des brigades de la maréchaussée dans la géné- ralité de Soissons », 1770-1778. La guerre des farines de 1755 dans le Soissonnais 69 civils : « Gens de guerre, de cheval ou de pied, de nos ordonnances et autres vaga- bonds et domiciliez […] tenants les champs, pillans, volant leurs hostes, forçant et violant femmes et filles, détroussant et meurtrissant les passants […] soit qu’ils ayent domiciles ou se fussent retirez en iceux ou qu’ils fussent errants ou vaga- bonds ». L’ordonnance criminelle de 1670 de Colbert, véritable code criminel de l’Ancien Régime, élargit encore les compétences de la maréchaussée, y ajoutant les « émotions » (émeutes) populaires et rappelant que leur domaine d’action privilégié était constitué par les campagnes. La compagnie de la maréchaussée de la généralité de Soissons eut un rôle essentiel dans la répression des troubles de la guerre des farines. Souvent, ses cavaliers parvinrent à calmer les esprits simplement avec le dialogue et la dissua- sion, comme le signale le courrier du subdélégué de Marle adressé à l’intendant en date du 12 mai 1775 : « Une populace Marlois et étrangère s’est regroupée, a demandé du blé à raison de 3’’5 le quartel. Elle vouloit en venir à la voie de fait, lorsque trois cavaliers de la Maréchaussée sont survenus, en prenant le parti de la douceur, ils ont un peu calmé les esprits »57. Rappelons également que lors de l’émeute de Cuiry-Housse, une poignée de cavaliers de la maréchaussée parvint à disperser sans effusion de sang une troupe de 400 séditieux et à en interpeller les chefs. Les communautés locales étaient associées, parfois à leur corps défendant, au maintien de l’ordre. Nous avons mentionné ci-dessus l’ordonnance du 9 mai 1775 de l’intendant de Soissons, enjoignant à la population de mettre fin aux trou- bles de la guerre du blé. Elle mettait les syndics des communautés locales à contribution de façon explicite ; une mention rajoutée dans la marge précise : « Enjoignons aux sindics de chaque communauté de remettre sous quinzaine à chaque Subdélégué un état à deux colonnes des habitants présents ou absents de leur Paroisse et de continuer de remettre le dit état toutes les quinzaines jusqu’à nouvel ordre ». Il est très difficile d’établir la portée concrète de ce dispositif ; ce qui est certain, c’est que les autorités locales étaient souvent mises à contribution par l’intendant, par exemple lors de la répartition de la taille. Parfois, maires et syndics n’hésitaient pas à s’exposer en première ligne : « En raison de la cherté du blé, une révolte éclata à la Ferté-Milon le 5 mai 1775. Le maire, d’humeur énergique, brisa sa canne sur le dos d’un des plus mutins, et le jeta en prison »58. Les notables ayant des biens à défendre se réunissaient parfois pour les défendre, préfigurant ce que sera la garde nationale au XIXe siècle. C’est ainsi que, le 10 mai 1775, lors des troubles à La Fère-en-Tardenois, « pour contenir le peuple, la bourgeoisie a fait bonne garde pendant quelques jours »59.

57. Arch. dép. Aisne, C 13. 58. Médéric Lecomte, Histoire de la ville de La Ferté-Milon, La Ferté-Milon, Libr. Coutelas, 1866, p. 93. 59. A. de Vertus, Histoire de Coincy, Fère, Oulchy..., op. cit., p. 221-222. 70 Julien Sapori

Fig. 2. Sous-brigadier et cavalier de la Maréchaussée en tournée. Dessin de Bénigni. Coll. part. La guerre des farines de 1755 dans le Soissonnais 71

Les troupes intervenantes

Le dispositif que nous venons de décrire ne pouvait se suffire quand écla- taient des émeutes particulièrement graves. La troupe était alors mise à contribu- tion, comme ce fut le cas sous tous les régimes qui se succédèrent y compris jusqu’à la IIIe République. Les régiments casernés dans la généralité étaient bien évidemment sollici- tés en priorité. C’est ainsi que le régiment d’artillerie de La Fère intervint à Noyon et à Pont-l’Évêque dès le début mai. Parfois, on détournait en urgence des unités de passage. Par exemple, le 6 mai, le régiment de Chartres, en marche vers Mantes pour réprimer les troubles qui avaient éclaté dans cette ville, fut détourné vers Noyon. Il s’agissait là de solutions provisoires, dictées par l’urgence. À partir du 13 mai, le gouvernement royal et l’intendant de Soissons mirent sur pieds un dispositif particulièrement réfléchi, prévoyant une dissémination des troupes dans tous les endroits sensibles de la généralité. Elles étaient placées sous l’autorité de M. de Brabançon, et restèrent en état d’alerte plusieurs mois. Trois unités furent plus particulièrement mises à contribution : – Le régiment Dauphin-dragons était considéré comme de l’infanterie montée et donc particulièrement adapté aux situations de rétablissement de l’or- dre. Les régiments de dragons comptaient à l’effectif 704 soldats divisés en quatre escadrons de quatre compagnies, chaque compagnie comptant 45 soldats, musiciens compris. Lors de la guerre des farines, les dragons furent chargés plus spécialement de la protection des bateaux transportant le blé par voie d’eau, en chevauchant sur les berges : « Que pour la même tranquillité et faciliter la libre exportation des grains par la rivière qu’il faudrait mettre deux compagnies de Dragons à Attichy, une à Vic sur Aisne, une à Vaisly, une à Braine, et l’état-major à Soissons avec une compagnie »60. – Le régiment des hussards d’Esterhazy61 avait été créé en 1764 à Phals- bourg par le comte d’Esterhazy, noble hongrois au service de la France. Lors de la « guerre des farines », cette unité de cavalerie légère, tenant ses quartiers à Guise, déploya sur le terrain 300 hommes répartis en quatre escadrons. Un escadron était établi à Soissons, avec des détachements à Braine, Vailly, Fère-en-Tardenois, Château-Thierry, Montmirail, Condé, Orbais, Coincy, Jaulgonne, Charly, Villers- Cotterêts, Neuilly-Saint-Front, Ouchy, La Ferté-Milon, Crépy-en-Valois, Nanteuil, Haudouin ; un escadron à Laon, avec détachements à Crépy-en-Laon- nois, Crécy-sur-Serre, Plomion, Effry, Marle, Craonne, Rozoy, Montcornet, Beau- rieux, Neufchâtel, Notre-Dame-de-Liesse, Pontavert ; un escadron se trouvait à Chauny, avec détachements à Noyon, Ham, Nesle, Blérancourt, Attichy, Coucy-la- Ville, Anizy, Ribemont ; et un dernier escadron à Guise, avec détachements à

60. Arch. dép. Aisne, C 13. 61. Ce régiment, devenu le 3e hussard lors de la Révolution, existe encore de nos jours. Installé depuis 1963 en Allemagne, il a intégré en 1990 la brigade franco-allemande à Immendigen dont il constitue aujourd’hui l’unité blindée. 72 Julien Sapori

Bohain, Le Nouvion-en-Thiérache, Hirson, Aubenton, La Capelle, Vervins, Origny. Chaque détachement comptant à peine cinq ou six hommes, le rôle des hussards était avant tout d’assurer les missions de liaison et de renseignement. – L’infanterie était représentée par le régiment de la Marine. Cette unité avait été créée en 1626 pour combattre à côté des marins, soit sur les vaisseaux de guerre, soit lors des débarquements, mais le régiment accomplit toute sa carrière sur le continent, comme infanterie de ligne. Il prit part à tous les conflits européens et, à la Révolution, devint le 11e régiment d’infanterie. Les dix-huit compagnies qui composaient ce régiment furent réparties par l’intendant à Soissons (trois compagnies), La Ferté-Milon, Crépy-en-Valois et Nanteuil-Le-Haudouin, Laon, Crépy-sous-Laon et Marle, Pontavert, Château- Thierry et Fère-en-Tardenois, Noyon (cinq compagnies), Chauny, Ham, Nesle, Attichy (avec un détachement de six soldats à Vic-sur-Aisne).

La répression : arrestations et condamnations

« Les actions sont suivies d’une reprise en main sévère mais dosée, asso- ciant le pardon et la rigueur. L’amnistie est promise à tous ceux qui retourneront dans leur village et restitueront, en nature ou en valeur, la marchandise dérobée. En sont exclus les chefs et instigateurs qui répondront devant la justice »62. La portée de la répression est difficile à juger, la plupart des archives judi- ciaires de l’époque dans notre région ayant disparu. Rudé63 fait état de plusieurs centaines d’arrestations, dont 260 en Brie et Île-de-France et 145 à Paris. Les chiffres sont en soit impressionnants, mais il semble bien que dans la plupart des cas toutes ces procédures se soient terminées ou par des condamnations à des peines légères ou par des relaxes pures et simples. C’est ainsi que le sieur Boucard, maréchal ferrant, que nous avons vu conduire l’émeute du 5 mai à Nanteuil, fera rapidement l’objet de poursuites qui, toutefois, n’aboutiront à rien : « Il est venu un exempt de Paris, en carrosse, accompagné des cavaliers de la maréchaussée pour prendre Boucard et pour le juger prévôtalement. Mais on l’a averti en dessou main et il s’est esquivé, heureusement pour lui. On l’a guetté pendant plus de trois semaines pour le prendre, mais pendant ce temps là il a employé des amis et beaucoup d’argent pour avoir sa grâce et enfin il est revenu chez lui »64. Quant aux vingt-six détenus de la Bastille, ils seront presque tous libérés avant la fin d’août 1775. Cette conclusion n’a rien de surprenant, car nous savons que nos ancêtres de l’Ancien Régime, toutes conditions confondues, faisaient preuve d’une vérita- ble passion pour la chicane judiciaire. Plus particulièrement, les populations des campagnes parvenaient « à garder la maîtrise du jeu judiciaire, doser le zèle ou la

62. Jean Nicolas, La rébellion française. Mouvements populaires et conscience sociale, 1661-1789, Paris, Éditions du Seuil, 2002, p. 257. 63. G. Rudé, « La taxation populaire... », op. cit. 64. Journal d’un maître d’école..., op. cit., p. 60. La guerre des farines de 1755 dans le Soissonnais 73 faiblesse des juges et à ne pas affronter directement des gens de pouvoir, chose toujours dangereuse »65. Cette pratique judiciaire « molle », doublée de la volonté, de la part des autorités royales, de se montrer indulgentes une fois les émeutes terminées, abou- tit à un nombre extrêmement réduit de peines de mort véritablement exécutées. À Paris, un jugement prévôtal expéditif envoya deux mutins à la potence le 11 mai, un perruquier de 28 ans et un compagnon gazier de 16 ans. Dans le Soissonnais, un doute persiste concernant le bilan de la répression de l’émeute de La Fère du 10 mai dont nous avons parlé ci-dessus. A. de Vertus, se référant uniquement aux souvenirs personnels de son propre père, relate que « quatorze des plus coupables, ou jugés tels, furent condamnés à être pendus. Tout fut préparé pour l’exécution au dehors de Fère, à l’entrée des plaines de Housse. La foule des curieux fut grande et était accourue des villages voisins. Les condamnés ayant été ammenés sur les lieux de l’exécution, les bourreaux en prirent un et en un instant il fut pendu à la potence ; ils s’arrêtèrent. Quelque temps après saisissant le deuxième, ils l’enlèvent…, puis le lâchent ; le corps retombe ; la corde se serre… A la vue de ces corps expirant dans d’atroces convulsions, la foule est glacée de terreur, elle ne peut plus longtemps supporter un pareil spectacle, beaucoup se retirent saisis d’effroi. C’était ce que la justice voulait et le but fut atteint. En ce moment un courrier arrive et apporte la grâce des autres, qui furent mis en prison pour quelque temps »66. Ce récit mélodrama- tique, qu’aucune source écrite ne permet de conforter, fut considéré comme véri- dique par les historiens locaux du XIXe siècle et repris notamment par l’abbé Pécheur et Henri Martin.

Les aides

L’action des pouvoirs publics ne se limita pas à la répression. Selon la tradition monarchiste, le souverain était aussi un arbitre et un dispensateur : il se devait donc d’intervenir pour soulager la misère de son peuple, comme il l’avait déjà fait en fabriquant le « pain de roi ». Une des premières mesures prises par le gouvernement de Turgot fut de suspendre la perception des droits d’octroi sur les marchés67 ; il encouragea également les achats de blés à l’étranger, promettant une prime de 18 sols par quintal aux importateurs68.

65. Robert Muchembled, Le temps des supplices, Paris, Armand Colin, 1992, p. 210-211. 66. A. de Vertus, Histoire de Coincy, Fère, Oulchy…, op. cit., p. 222 [1re édition : 1864]. 67. Arrêt du Conseil d’État du roi du 22 avril 1775 qui suspend à Dijon, Beaune, etc., la perception des droits sur les grains et farines, tant à l’entrée des dites villes, que sur les marchés ; également l’arrêt du Conseil d’État du roi du 30 avril 1775 qui suspend la perception du droit de minage dans la ville de Pontoise. Bibliothèque historique de la ville de Paris, NF 35 380, t. 188, n° 70). 68. Arrêt du Conseil d’État du roi du 24 avril 1775 accordant des gratifications à ceux qui feront venir des grains de l’étranger (id., n° 72). 74 Julien Sapori

Certains particuliers firent de même. Ce fut le cas du directeur de la manu- facture de glaces de Saint-Gobain, M. Deslandes, lequel, en prévision de la disette, avait acheté du blé à l’étranger, notamment en Hollande et en Russie, pour nourrir ses ouvriers ; le surplus devait être vendu sur les marchés de Chauny et de Coucy, à un prix moins élevé que le prix courant. Toutefois, il y eut des incidents que M. Deslandes relata au secrétaire de l’intendant de Soissons, M. Hardy69 :« Les gens de Chauny, mon frère, sont de vilaines gens puisque à présent j’ay fait porter du blé sur ce marché, et je l’ai toujours fait vendre à un prix plus bas que le courant, et ces gens ne sont pas contens, vendredy dernier j’y envoiyai 32 sacs. Une bande de canaille s’écria qu’il fallait piller le blé des laboureurs et le notre, les commis que j’avoient pour débiter ce blé furent insultés, on leur avoient donné 4 fusilliers d’artillerie qui les abandonnèrent dans ce moment, je vais vous dire le motif de cet abandon […]. [Deslandes explique que ces soldats étaient mécon- tents de la rétribution – il vaudrait mieux parler du pourboire – qu’on leur avait donnée] ; les derniers 6 livres les ont fort mécontentés et on dit qu’ils les ont donné à un pauvre, ce mécontentement les a engagé à abandonner mes commis lorsqu’on les insultoient ». Il conclut : « Cette semaine La Fère et Coucy conti- nueront d’avoir autant de blé qu’il en faudra, mais Chauny n’en aura pas de nous, attendu qu’on ne va pas où il n’y a pas de sureté. » Ces aides étaient également le fait de certains fermiers qui, soit par charité chrétienne, obligation sociale, soit par peur de troubles graves, consentaient à vendre leurs blés à un prix accessible au peuple. Un courrier du 7 mai de M. le subdélégué de Braisne à M. l’intendant l’informait « que ces fermiers touchés des larmes et gémissements du peuple, s’étoient déterminés volontairement à laisser leurs blés en dépôt pour être distribués au prix courant »70. L’Église avait été de tout temps le défenseur d’une « économie morale » qui, bien que très utopique, restait présente dans les consciences des chrétiens71. Pour des raisons théologiques et aussi dans un souci de défense de l’ordre établi, elle se devait donc, en temps de disette, d’encourager les aides à destination des miséreux. Si elle négligeait de le faire, le pouvoir séculier la rappelait à ses obli- gations : « M. de Brabançon [le commandant des troupes dans le Soissonnais] écrira à Mgrs de Noyon, Laon et Soissons pour les inviter d’écrire à Mrs les curés d’engager les gros laboureurs des Paroisses de fournir aux habitants pau- vres du grain jusqu’à la moisson à un prix un peu au-dessous du courant moyen- nant que les habitants s’engagent de protéger leurs granges et magasins. Il cite à Mgrs les Evêques que plusieurs fermiers qui en ont usé de même s’en sont bien trouvés »72.

69. « Documents sur la guerre des farines dans l’Aisne, mai-juin 1775 », Annales historiques compiègnoises, n° 15, automne 1981, p. 33. 70. Arch. dép. Aisne, C 13. 71. À titre d’exemple, voir « Le juste chastiment de Dieu dans la mort d’un grenetier, pour avoir vendu des grains trop cher et laisser moisir plusieurs pains », Paris, 1649. Bibliothèque historique de la ville de Paris, 26 908. 72. Arch. dép. Aisne, C 13. La guerre des farines de 1755 dans le Soissonnais 75

Une émeute pour rien ?

Après que les troubles eurent cessé, en dehors de la suppression définitive du droit de havage au profit des bourreaux73, à quoi avait aboutit le grand « raisonnement sur les blés » annoncé par Voltaire ? Après une timide velléité de remise en question des droits seigneuriaux, un arrêt du Conseil d’État du roi confirma leur maintien74 ; finalement, force est de constater que la « France d’en haut » avait refusé non seulement toute remise en cause du système de libéralisa- tion du commerce des farines, mais avait même écarté toute réflexion de fond sur les raisons de la sédition, et notamment sur le poids des prélèvements seigneu- riaux. Fermés aux souffrances et aux revendications du menu peuple, les commentateurs épousèrent, à la quasi-unanimité, les recommandations contenues dans l’« instruction envoyée par ordre de Sa Majesté à tous les Curés de son royaume » qui évoquait de façon explicite, comme seule explication aux émeu- tes, l’existence d’une conspiration : « Le brigandage a été excité par des hommes étrangers aux Paroisses qu’ils venoient dévaster : tantôt ces hommes pervers, uniquement occupés d’émouvoir les esprits, ne vouloient pas, même pour leur compte, des blés dont ils occasionnaient le pillage ; tantôt ils les enlevoient à leur profit, sans doute pour les revendre un jour et satisfaire ainsi leur avidité. […] Projets destructeurs supposés au Gouvernement, fausses inquiétudes malignement exagérées, profa- nation des noms les plus respectables, tout a été employé par ces hommes méchans, pour servir leurs passions et leurs projets ; et une multitude aveugle s’est laissée séduire et tromper. » Et de conclure : « Lorsque le peuple connoîtra quels en sont les auteurs, il les verra avec horreur, loin d’avoir en eux aucune confiance »75. Voltaire et Condorcet accréditèrent avec force la thèse du complot dont la responsabilité sera attribuée tour à tour, selon les sources, au clergé, aux Jésuites, au prince de Conti, à Choiseul, au duc d’Orléans, aux Anglais, etc. « Tout ainsi est très simple. Des paysans grossiers, qui sont incapables de conduire le moin- dre raisonnement et même de distinguer leurs propres intérêts, sont excités par des curés eux-mêmes stipendiés par on ne sait qui et se livrent à des actes odieux et absurdes »76. Les historiens soissonnais du XIXe siècle, qu’il s’agisse d’Henri Martin ou de l’abbé Pécheur, reprirent à leur compte cette explication fort superficielle :

73. Voir l’arrêt du Conseil d’État du roi du 3 juin 1775 qui suspend la perception des droits d’octrois des villes sur les grains, farines et pains et qui défend aux exécuteurs de la justice d’exiger aucune rétributions, soit en nature, soit en argent, sur les grains et farines dans tous les lieux où elles ont été en usage jusqu’à présent (Bibliothèque historique de la ville de Paris, NF 35 380, t. 188, n° 115). 74. Voir l’arrêt du Conseil d’État du roi du 20 juillet 1775 qui ordonne que tous les droits des seigneurs sur les grains, dont la perception n’a pas été suspendue par arrêts particuliers, continueront d’être perçus (Id., n° 6). 75. Instruction envoyée par ordre de Sa Majesté à tous les Curés de son royaume, Bibl. mun. Sois- sons, coll. Périn, 4727. 76. V. Ljublinski, La guerre des farines, op. cit., p. 59. 76 Julien Sapori

« Depuis plusieurs années le prix du blé croissait sans cesse, à mesure que les accapareurs réalisaient les conditions secrètes du “Pacte de famine” »77. Les prétendus « comploteurs » se cachaient bien évidemment à l’abri des regards, au fond de nos forêts : « On pensait que les quartiers généraux sont les forêts de Villers-Cotterêts et de Bondy »78. S’il y a un point sur lequel tous les historiens sont d’accord, c’est pour reconnaître que les émeutes de la guerre des farines constituaient un avant-goût de ce tremblement général qui devait tout emporter quatorze ans plus tard. En effet, en lisant les récits de 1775, comment ne pas penser aux émeutiers de 1789 marchant sur Versailles à la recherche de la famille royale, dont les membres étaient affublés des surnoms de « boulanger, boulangère et petit mitron » ? Les contemporains pourtant ne mesurèrent pas l’importance de l’événement, tant il est vrai que les institutions paraissaient encore inébranlablement assises : trône et Église avaient parlé d’une seule voix, tandis que l’appareil répressif semblait avoir bien réagi, les troupes s’étant déployées avec une rapidité remarquable et leur loyauté n’ayant jamais fait défaut. Toutefois, un œil exercé aurait pût déceler des lézardes inquiétantes dans ce solide édifice. C’est ainsi que, dans la généra- lité de Soissons, un grand nombre de curés s’était désolidarisé de leur hiérarchie, tenant parfois des propos tout à fait subversifs annonçant la future alliance entre Tiers État et bas clergé. Certains soldats avaient déserté et étaient devenus des chefs d’émeute, tandis que les bourgeois des villes, craignant de faire les frais d’une jacquerie, s’étaient constitués en milice, préfiguration de la future Garde nationale. Par ailleurs, les erreurs et maladresses du gouvernement avaient été innombrables : sans revenir sur l’opportunité de déclencher une libéralisation des prix des grains au lendemain d’une récolte largement insuffisante, on peut s’in- terroger sur les réformes militaires qui suivirent immédiatement la guerre des farines et qui affaiblirent d’une façon considérable les troupes chargées du main- tien de l’ordre sur Paris79. Pourtant, certaines caractéristiques de la « guerre des farines » demande- raient à être situées dans un contexte qui dépasse le XVIIIe siècle. Aujourd’hui encore, on peut constater une certaine persistance des comportements violents dans les revendications rurales : alors que depuis plusieurs décennies la classe ouvrière est parvenue à maîtriser ses conflits sociaux, la démonstration physique semble rester le signe caractéristique des manifestations paysannes. Héritiers des intendants de l’Ancien Régime, les préfets restent en ligne de mire de la paysan- nerie : de même que leurs ancêtres, ils sont considérés comme responsables de tous les malheurs qui accablent les campagnes80.

77. H. Martin et P.-L. Jacob, Histoire de Soissons, op. cit., p. 655. 78. Ernest Lavisse, Histoire de France, Livre Ier, Paris, Librairie Hachette, 1910, p. 32. 79. C’est à cette occasion que les prestigieux mousquetaires, qui avaient su maîtriser la révolte pari- sienne avec intelligence et humanité, furent dissous. 80. Au XXe siècle, « l’attaque aux préfectures » fut inaugurée en 1933 par Dorgères à Beauvais ; depuis, notamment sous la Ve République, c’est devenu une pratique constante. Voir l’article d’Édouard Lynch : « La chasse au préfet est ouverte », L’Histoire, n° 262, février 2002, p. 25. La guerre des farines de 1755 dans le Soissonnais 77

Une autre constante a traversé les générations : l’hostilité permanente du monde rural à la déréglementation. De ce point de vue, l’époque contemporaine semble avoir donné plutôt raison aux paysans, contre Turgot. Depuis la création de l’Office du blé en 1936 par le Front populaire jusqu’à l’actuelle politique agri- cole européenne, la régularisation des prix agricoles par les pouvoirs publics est devenue la règle. Par ailleurs, il serait intéressant de s’interroger sur ces « fausses inquiétu- des malignement exagérées » évoquées par l’instruction royale adressée à tous les curés du royaume. Tout au long de la guerre des farines, nous observons avec étonnement ces foules de plusieurs milliers de personnes divaguant parfois sur de longues distances, animées par des rumeurs faisant état d’accapareurs, de stocks cachés, d’ordonnances du roi imposant un prix de vente maximum, etc. Il est vrai que les sociétés rurales ont toujours connu une importante production en matière de rumeurs, légendes, fables et autres mythes. Ces créations anonymes et collec- tives, trop souvent négligées par les historiens, voire traitées avec mépris de « folklore », sont pourtant révélatrices des angoisses d’une population écartée des moyens de communication officiels. On constate que, par ce moyen, elles essayent d’introduire du sens dans un monde bouleversé et de désigner des préten- dus coupables, constituant ainsi une sorte d’ébauche de programme politique. Les conséquences peuvent en être considérables, et le parallèle avec la « grande peur » de 1789 s’impose81. Mais ce qui intrigue plus particulièrement en ce qui concerne la guerre des farines, c’est que le recours à la rumeur ne fut pas uniquement l’apa- nage des troupes de miséreux. Nous avons vu que les élites de l’époque firent largement appel, et de façon quasiment unanime, à des explications aussi fantai- sistes que le « pacte de famine » ou le « complot jésuite ». En fait, c’est l’ensem- ble de la société française qui vécut cette période de fortes tensions sans parvenir à analyser les raisons profondes de la crise qui la traversait ou, tout simplement, à écouter les doléances. Je crois que cette incapacité absolue de dialogue social a constitué la prémisse la plus significative de la Révolution. Cette « pensée sauvage », chère à Claude Lévi-Strauss, a-t-elle complète- ment disparu de nos jours ? Si on considère le nombre de « légendes urbaines » actuellement en circulation, rien n’est moins certain. Mais peut-être ne sommes- nous pas en mesure d’en interpréter le sens, pas plus que ne le fut Voltaire confronté aux émeutiers de la guerre des farines.

Julien SAPORI

81. En fait, c’est la Révolution tout entière qui sera traversée par les rumeurs concernant un fanto- matique complot visant à affamer Paris, tour à tour imputé à La Fayette, au roi ou aux hébertistes. 82. Un exemple récent est fourni par la rumeur de 2002, alimentée par le maire d’Abbeville, accu- sant le gouvernement d’avoir provoqué sciemment les inondations de la Somme par le détournement des eaux de la Seine. 83. L’auteur tient à remercier M. Guy Ikni (✝) et la photothèque de la ville de Paris.

« Mi-juillet pluie et vent font mal au froment »

Les ravages de l’orage du 13 juillet 1788 dans la généralité de Soissons

Pour l’homme de la terre, le mois de juillet est toujours, quelles que soient les époques, le mois de toutes les espérances comme de toutes les inquiétudes. Ce phénomène apparaît clairement dans les proverbes et les dictons, aujourd’hui relégués au rayon du folklore, mais qui ont longtemps pris une valeur profonde en constituant un principe d’action pour des hommes ancrés dans la ruralité. Comme le rappelle la sagesse populaire, « juillet ensoleillé remplit cave et grenier ». Phase ultime et capitale avant la moisson, la maturation des grains est toujours conditionnée par la clémence de l’été. Pour le laboureur, « jamais en juillet sécheresse ne cause la moindre tristesse », car « soleil de juillet donne fortune ». Le vigneron, même, n’est pas en reste, car « de juillet la chaleur fait de septembre la valeur ». Mais la crainte vient du ciel : « s’il fait beau en juillet, bonne récolte ; s’il pleut, moisson molle ». A cet égard, un rude hiver, tel celui de 1709 (le « grand hyver ») ou celui de 1740 (le « long hyver »), n’est jamais aussi redoutable qu’un été pourri, comme celui de 1661 qui conduit à la famine dite « de l’avènement », celui de 1692-1693 qui cause la pire des crises qu’ait connu la France septentrionale, ceux de 1774 ou de 18161. Concernant les orages, les dictons météorologiques restent cependant ambivalents, comme si l’on hésitait sur le sens à leur donner. Corollaire de la chaleur, l’orage est un moindre mal qu’il faut d’abord accepter : « juillet sans orage, famine au village ». Mais le mieux est l’ennemi du bien et le vent, la pluie et la grêle peuvent parfois ruiner à néant les efforts de toute une année. Il est vrai que les orages de forte intensité restent généralement localisés et ponctuels. Il s’en faut donc de beaucoup pour qu’ils prennent avec régularité des allures de catastrophe générale. Les annales gardent toutefois les traces d’orages très intenses, aux conséquences particulièrement redoutables. Parmi tous les événements climatiques qui ont affecté le Bassin parisien et tout spécialement la généralité de Soissons, l’orage du 13 juillet 1788 figure ainsi parmi les plus graves. Outre le caractère emblématique de sa date – un an et un jour avant la prise de la Bastille – cette catastrophe naturelle intéresse d’autant plus l’historien qu’elle est à l’origine d’une production importante de sources, lesquelles permet-

1. L’impact différentiel des hivers rudes et des étés humides a été très bien mis en évidence par les études de démographie historique, par exemple : Pierre Goubert, Cent mille provinciaux au XVIIe siècle : Beauvais et le Beauvaisis de 1600 à 1730, Paris, Flammarion, 1968, p. 68-81 ; Marcel Lachi- ver, Les années de misère : la famine au temps du Grand Roi, Paris, Fayard, 1991, p. 96-208 ; Pierre Deyon, Amiens, capitale provinciale. Étude sur la société urbaine au XVIIe siècle, Paris, Mouton, 1967. 80 Jérôme Buridant tent une étude fine et précise des dégâts comme des réactions des populations. Elle constitue pour cette raison un « cas d’école », qui illustre parfaitement la vulnérabilité des sociétés d’Ancien Régime face aux caprices de la nature, ainsi que leurs tentatives pour faire face à la fatalité2.

Un événement exceptionnel

Sur les traces de l’orage

Contrairement à de nombreux autres événements climatiques passés sous silence, l’orage du 18 juillet bénéficie d’une couverture déjà importante, notam- ment dans la presse d’information, encore dans l’enfance, ainsi que dans les publications scientifiques. L’Académie des sciences nomme par exemple au tout début du mois d’août une commission spécifique chargée d’étudier sur le terrain les effets de l’orage. Elle est composée du physicien Jean-Baptiste Leroy, spécia- liste de l’électricité et du tonnerre, de l’abbé Alexandre-Henri Tessier, directeur de la ferme royale de Rambouillet et spécialiste d’agronomie, ainsi que de Jean- Nicolas Buache de la Neuville, premier géographe du roi, chargé pour l’occasion de dresser une carte des régions ravagées3. Le Journal des sçavans, qui édite mensuellement les textes des scientifiques français, fournit par ailleurs des infor- mations météorologiques précises, notamment les observations du père Cotte, chanoine de l’église cathédrale de Laon, secrétaire de la Société d’agriculture de Laon et correspondant de l’Académie royale des sciences4. Ses manuscrits ainsi que ses Mémoires sur la météorologie, publiés en 1788 mais rédigés avant l’évé- nement, ne comportent par contre aucune information5. Toutes ces données permettent de suivre pas à pas, heure par heure, la marche de la nuée. Si l’on en croit le père Cotte, « la température […] a été très chaude et très sèche » en juillet, notamment le dix6. Les jours précédant l’événement sont marqués par la canicule. Cotte remarque aussi que le baromètre, qui est à son minimum le 13 juillet à 6 h 00 du matin, est resté presque constant durant tout le mois, « jamais la différence n’a[yant] été aussi petite ». Cette observation révèle

2. Cette étude s’inscrit dans le cadre du programme de recherches « Grands vents et patrimoine arboré » du Groupe d’histoire des forêts françaises, financé par le Ministère de l’écologie et du déve- loppement durable (GIP-ECOFOR). 3. Journal de Paris, n° 219, mercredi 6 août 1788 ; Mémoires de mathématique et de physique présentés à l’Académie royale des sciences, 1789, p. 554-557. 4. Le père Cotte commence ses observations à Montmorency, en 1772, et les poursuit à Laon à partir de 1781. 5. Bibl. mun. Laon, ms. 568 ; Louis Cotte, Mémoires sur la météorologie pour servir de suite et de supplément au traité de météorologie publié en 1774, Paris, Imprimerie royale, 1788, 2 t. Quelques indications sur les trombes de 1764, 1774, 1775 et 1780 dans le t. I, p. 318-319. 6. « Extrait des observations météorologiques faites à Laon par ordre du Roi, pendant le mois de juillet 1788, par le R.P. Cotte, correspondant de l’Académie royale de médecine », Le journal des sçavans pour l’année 1788, p. 759. Les ravages de l’orage du 13 juillet 1788 dans la généralité de Soissons 81 une situation de marais barométrique, issue de l’instabilité de l’air inégalement réchauffé au sol. Le Journal de Paris publie de son côté une note quotidienne d’observations météorologiques, qui décrit le temps rencontré la veille ou l’avant- veille : le 12 juillet est marqué par un « ciel couv[ert] le matin [et] l’après-midi ; quelq[ues] coups de tonnerre sur les 8 h[eures du] s[oir] avec beaucoup d’éclairs »7. Ce premier événement n’est en fait que la marge d’un orage déjà très violent qui frappe le sud de l’Angleterre, et que relate avec précision le correspondant à Londres de la Gazette de France : « On a éprouvé ici [et] dans plusieurs endroit, un orage terrible accompagné de tonnerre [et] de grêle ; les désastres qu’il a causés sont très considérables. L’église de Clare a été fort endommagée, [et] plus de 20 chevaux ou vaches ont été tués. Plusieurs arbres ont été arrachés [et] d’autres rompus dans le parc de Greenwich […]. Les nouvelles de divers endroits annoncent quantité de dommages ; plusieurs personnes ont perdu la vie, [et] quantité de meules de foin ont été embrasées »8. L’advection d’un air maritime frais, sur un air continental surchauffé a déjà déclenché la tempête et la foudre. Ce que traverse l’Angleterre s’abat brutalement sur le Bassin de Paris quelques heures plus tard. Le rapport fait à l’Académie des sciences par l’astronome Charles Messier laisse apparaître que « la nuit du 12 au 13 fut assez belle, à l’exception de quelques nuages. Pendant la matinée du 13, le ciel se couvrit de plus en plus. Vers les huit heures, un vent violent s’éleva, les nuages s’accumulèrent, et amenèrent une grande obscurité »9. Les témoins décrivent alors une rapide montée d’orage. En quelque temps, l’horizon se trouve coupé d’énormes nuages à la base très sombre, les traditionnels cumulo-nimbus, qui roulent rapidement dans le ciel, noirs et menaçants. Brutalement, le calme et la chaleur laissent place à « une agitation violente de l’air », « un vent impétueux » qui s’abat brus- quement en rafales, suivi de peu par la foudre et la grêle. L’orage suit un parcours sud sud-ouest – nord nord-ouest. Il se divise en deux traînées parallè- les, larges d’une quinzaine de kilomètres, et distantes chacune de vingt à trente kilomètres. Après avoir traversé le Poitou, la nuée s’abat sur la Beauce et le pays chartrain vers 7 h 45 « avec une impétuosité peut-être inouïe ». Vers huit heures et demie, l’orage atteint les forêts de Saint-Germain, de Marly et de Rambouillet, sous les yeux même du Roi et de son frère10. La capitale est rela- tivement épargnée, n’essuyant qu’une forte ondée, mais la ville de Pontoise, plus à l’ouest, est cruellement affectée. De là, les deux nuées progressent de part et d’autre du cours de l’Oise, touchant le sud de la généralité de Soissons vers neuf heures trente, et la ville de Laon une heure plus tard. Le père Cotte, qui aurait dû en faire la recension, est particulièrement désolé : « Ayant fait un voyage à Paris depuis le 21 juin jusqu’au 12 du mois d’août, les observations ont été faites à Laon par mes nièces qui ont omises celle du vent […]. La grêle du 13 de ce mois

7. Journal de Paris, n° 196, lundi 14 juillet 1788. 8. Gazette de France, n° 61, mardi 29 juillet 1788, p. 257. 9. Mémoires de mathématique…, op. cit., p. 554-557. 10. Gazette de France, n° 58, vendredi 18 juillet 1788, p. 244. 82 Jérôme Buridant n’a point eu lieu à Laon ni dans les 3 ou 4 lieues aux environs, mais elle a fait beaucoup de ravages dans une partie de la Picardie [et] la Flandre »11. Avec une telle progression, de la Beauce à la Picardie, l’orage a avancé à la vitesse d’en- viron 50 km/h. Si le parcours de la perturbation est des plus classiques, le phénomène présente une intensité inégalée. Dans la généralité de Soissons, les données restent trop lacunaires pour apprécier la force des vents. Dans l’élection de Char- tres, le « vent impétueux […] a renversé les bâtimens les plus solides. Les couvertures des maisons sont brisées ou emportées », plusieurs moulins ont été renversés ainsi que deux clochers d’églises12. Aux abords de la forêt de Rambouillet, les chemins sont « jonché[s] de branches [et] d’arbres entiers d’une grosseur énorme »13. A Pontoise, l’orage a emporté la plupart des couver- tures et brisé les arbres « en moins de dix minutes »14. Pour faire de tels dégâts, le vent a dû dépasser en rafales la force 12 sur l’échelle de Beaufort, soit une vitesse de plus de 120 km/h. Mais les témoins sont surtout frappés par la gros- seur de la grêle : « les grains de grêle tomboient comme des œufs ordinaires, [et] les moindres comme des avelines »15. Selon la Gazette de France, « ce n’étoit pas une grêle, c’étoit un déluge d’énormes glaçons durs comme le diamant, [et] dont les plus gros (ce qui ne s’est presque jamais vu) étoient tellement élas- tiques, qu’ils bondissoient sur la terre, [et] portoient quatre ou cinq coups meur- triers à tout ce qu’ils rencontroient ». Pesés à Chambourcy et à Fourqueux (Yvelines), les plus gros glaçons, de forme irrégulière, atteindraient huit à dix livres, soit 3,91 à 4,89 kg ! Lapidées par la glace, les régions traversées par l’orage ne présentent plus que le spectacle de la désolation : « moissons, luzer- nes, fruits, légumes, arbres fruitiers, tout est enterré, abîmé, déraciné ; les toits ont été découverts, les vitres brisées ; les vaches [et] les moutons ont été tués ou blessés, [et] plusieurs habitans, hommes et femmes, ont reçu de dangereuses [= graves] contusions »16.

Un phénomène rare ?

Si les dégâts causés par l’orage s’apparentent par bien des côtés à ceux d’une tempête ou à ceux d’une tornade, il convient de bien distinguer les trois phénomènes. De grandes tempêtes atlantiques, comparables à l’ouragan Lothar du 25 décembre 1999, frappent nos régions presque une fois par siècle. Les oura- gans de la veille de Pâques 1606, des 16 et 18 janvier 1739, de la nuit du 4 au 5 octobre 1765 ou du 12 mars 1876, ont un impact qui déborde sur de nombreuses régions, mais ce sont des phénomènes hivernaux, nés au cœur de l’océan, qui ne

11. « Extrait des observations météorologiques… », op. cit., p. 759. 12. Journal de Paris, n° 201, samedi 19 juillet 1788. 13. Id., n° 197, mardi 15 juillet 1788. 14. Id., n° 201, samedi 19 juillet 1788. 15. Id., n° 197, mardi 15 juillet 1788. 16. Gazette de France, n° 58, vendredi 18 juillet 1788. Les ravages de l’orage du 13 juillet 1788 dans la généralité de Soissons 83 prennent pas de caractère orageux17. Les tornades, au contraire, sont des phéno- mènes estivaux liés à une forte chaleur : c’est pourquoi elles peuvent fréquem- ment s’accompagner de manifestations orageuses ou de grêle. Elles sont liées à une forte convection, à l’origine de la formation d’un cumulo-nimbus, mais se distinguent de l’orage par leur puissance, leur forme et leur taille. D’un diamètre moyen de quelques dizaines à quelques centaines de mètres, elles présentent, comme les cyclones tropicaux, la silhouette d’un long tourbillon se déployant du sol à la base du nuage. Ces tornades sont, somme toute, très rares dans nos régions (quatre à cinq grandes par siècle). Citons pour mémoire celles du 5 juillet 1717 en forêt de Saint-Gobain, et surtout celle du 9 août 1905, née dans le Laon- nois et étendant ses ravages jusque Sedan18. En juillet 1788, il s’agit bien d’un orage « classique », et la question se pose de savoir si le phénomène est en soi exceptionnel, par son intensité, ou s’il se reproduit à intervalles plus ou moins réguliers. Les événements orageux sont bien connus à partir du moment où les auto- rités commencent à se préoccuper d’en indemniser les victimes. Dans le ressort de l’intendance de Champagne, les dossiers de remises de taille pour dégâts d’orage apparaissent très tôt, dès les années 1720. La Champagne est ainsi marquée par de violents orages les 30 juillet 1720, 10 juin 1732, 4 juillet 1742, et surtout le 4 juillet 1730, la nuée suivant un parcours du Bourget au Luxembourg, la grêle ravageant particulièrement les toitures de l’abbaye de Saint-Thierry, près de Reims19. Les premiers dossiers semblent apparaître dans le milieu du XVIIIe siècle dans le ressort de l’intendance de Picardie, par exemple à l’occasion de l’orage ravageant la ville de Saint-Quentin le 10 août 1757, date s’il en est fati- dique, puisqu’elle correspond au bicentenaire de la défaite de la ville face aux troupes de Philippe II 20 ! Dans la généralité de Soissons, les édiles ne commen- cent à se préoccuper de la question qu’à partir des années 1760. Les orages de juillet et août 1769, des 27 juin 1772, 29 juillet et 3 août 1783 font apparemment d’importants dégâts, tout comme celui du 8 septembre 1780, « si terrible que pendant plus de trois heures il est tombé des torrents d’eau qui ont ouvert de profondes ravines, emporté les terres des vignes, renversé des clôtures et des bâti- mens »21. Pour important qu’ils soient, ces phénomènes n’apparaissent cependant

17. Principalement, pour 1606, Arch. dép. Aisne, B 3563, 3585 ; pour 1739, Arch. dép. Aisne, B 3572, Arch. dép. Marne, 10 H 134 ; pour 1765, Arch. dép. Aisne, B 3598, 3563 ; pour 1876, Arch. dép. Aisne, dépôt de l’ONF, division de Villers-Cotterêts, cote provisoire ONF 5, Arch. dép. Oise, 7 Sp 843, Arch. com. Saint-Quentin, 1 D 42 et 1 D 106, Arch. com. Laon, 1 I 70. 18. Pour 1717, Arch. dép. Aisne, B 3569 ; pour 1905, « Compte rendu des observations de la Commission de météorologie du département des Ardennes, 1905 », Revue d’Ardenne et d’Argonne, t. 14, 1906-1907, p. 159 ; Le petit Ardennais, 10-15 août 1905. 19. Arch. dép. Marne, C 1968, 1969, 1970 ; Henri Jadart (éd.), « Chronique de Jean Taté », Revue de Champagne et de Brie, t. I, 1889, p. 530 ; Henri Jadart (éd.), « Livret des familles Landouzy, Brice et Jossier, de Reims », Travaux de l’Académie nationale de Reims, t. 121, 1906-1907, p. 282 ; Revue d’Ardennes et d’Argonne, t. 16, 1908-1909, p. 105-106. 20. Arch. dép. Aisne, C 752. 21. Id., C 874 - 891 (diminutions de taille pour calamités agricoles). 84 Jérôme Buridant

Fig. 1. Les dégâts de l’orage du 13 juillet 1788 dans la généralité de Soissons. D’après Arch. dép. Aisne, C 976 – 977. Les ravages de l’orage du 13 juillet 1788 dans la généralité de Soissons 85 pas prendre l’ampleur et l’intensité de l’orage de 1788. Dans l’état actuel des recherches, seul l’orage du 7 mai 1865 paraît pouvoir le rivaliser. A cette date, la création d’un réseau d’observateurs, sur ordre du ministère de l’Instruction publique, nous permet d’avoir des renseignements relativement fiables à l’échelle de toute la France, et de disposer d’un Atlas des orages, publié chaque année. Cet orage traverse la région du Catelet le 7 mai 1865, après avoir frappé une partie de l’Oise et de la Somme. Selon M. Mariotti, directeur de l’École normale de Laon : « Les ravages causés par le fléau dans toutes les régions atteintes sont immenses. Presque partout les ardoises ont été mises en éclats ; quelques toitures sont effondrées par la grêle. Les fenêtres exposées à l’ouest n’ont plus de vitres, les châssis eux-mêmes sont brisés. La circulation a été interrompue sur les chemins par des amas de grêlons qui n’étaient point fondus vingt-quatre heures après. A Vend’huile, des champs entiers sont dépouillés de leur terre végétale ; des récoltes sont enfouies sous trente centimètres de vase ; des instruments aratoi- res, laissés dans les champs, ont disparu roulés dans ces vases. Les écuries de fermes ont été envahies avec une telle rapidité que le sauvetage du bétail a été quelquefois impossible. Le canal a été obstrué, tant par les amas de grêle que par les charbons qui ont sombré. A Bohain, un moulin a été renversé et roulé sur le sol, sans que son propriétaire, qui y était enfermé, ait eu trop à souffrir ; des arbres séculaires gisent déracinés. Partout les seigles, les colzas, les fourrages artificiels sont anéantis ; les autres récoltes plus ou moins maltraitées. Sur bien des points, le sol a changé d’aspect, modifié par des torrents qui se sont formés là où il n’y avait jamais eu d’eau. Aucune habitation n’a entièrement échappé au désastre. En résumé, immense dommage, élevé à plusieurs millions de pertes matérielles, mais sans mort d’homme »22. Il faut toutefois noter que cet orage, tout aussi grande soit sa violence, garde un caractère plus localisé que celui de 1788. Surtout, il intervient à une période de l’année où les récoltes sont relativement moins fragiles, minimisant par là ses conséquences.

Des dégâts d’une grande ampleur

Dès le lendemain du 13 juillet, les autorités se mobilisent pour évaluer l’ampleur des dommages et organiser les premiers secours. La tâche qui revenait traditionnellement aux intendants est, cette fois, confiée à de nouvelles institu- tions nées des réformes de Louis XVI : les bureaux intermédiaires des assemblées d’élection. Mises en place à l’initiative du ministre Calonne par l’édit de juin 1787, ces assemblées composées de membres des trois ordres, temporairement désignés par l’autorité royale, sont essentiellement chargées de la répartition des impôts royaux comme la taille, le taillon, le vingtième et la corvée royale. Elles ont aussi pouvoir d’accorder des remises fiscales pour calamités agricoles, mais

22. Atlas des orages de l’année 1865, rédigé par l’observatoire impérial, Paris, Charles Chauvin, 1866, p. X. 86 Jérôme Buridant elles dépassent souvent leurs strictes prérogatives en organisant elles-mêmes les secours aux sinistrés. Dans la deuxième quinzaine de juillet, chaque bureau d’élection désigne des experts chargés d’évaluer sur place l’ampleur des domma- ges. Il s’agit le plus souvent du syndic de la commune, équivalent du maire et nouvellement élu suite à la réforme de 1787, de quelques laboureurs des commu- nes voisines, éventuellement secondés par des commissaires du bureau de l’évê- ché. Les états des pertes varient selon les élections et parfois même selon les communautés, mais ils énumèrent le plus souvent le nom et la qualité des sinis- trés, la composition de leur famille, la quotité d’impôt à laquelle ils sont astreints, l’évaluation financière des dommages, assortie parfois de mentions plus explici- tes sur leur nature23.

LES DOMMAGES CAUSÉS PAR L’ORAGE DU 13 JUILLET 1788 DANS LA GÉNÉRALITÉ DE SOISSONS Source : Arch. dép. Aisne C 977 à 978

PAROISSES TOUCHÉES DOMMAGES ÉLECTION En valeur En nombre En pourcentage (livres tournois) En pourcentage Château-Thierry 6 2,9 12327 0,4 Clermont-en-Beauvaisis 54 26,6 824790 27,6 Crépy-en-Valois 39 19,2 821960 27,6 Guise 10 4,9 122849 4,1 Laon 32 15,8 244196 8,2 Noyon 25 12,3 376769 12,6 Soissons 37 18,3 580348 19,5 TOTAL 203 100,0 2983239 100,0

Ces états permettent de dresser une carte très précise des dégâts, qui se partagent bien de part et d’autre du cours de l’Oise en deux traînées parallèles, complétées par quelques dommages plus ponctuels dans la région de Guise. Les communautés sinistrées sont au nombre de 203, soit 18 % des collectes de la généralité de Soissons. Le montant total des dégâts atteint près de trois millions de livres tournois, plus de cinq fois la somme d’impôts versée au fisc royal par ces mêmes paroisses en 1787. Certaines élections sont plus affectées que d’autres. Les élections de Crépy-en-Valois et de Clermont-en-Beauvaisis figurent de loin au premier rang, avec chacune plus de 800 000 livres de pertes. Pour Cler- mont, « ce malheur est d’autant plus affligeant que beaucoup de ces paroisses ont ressenti les effets de ce fléau pour la cinquième fois depuis 1779 »24. L’élection

23. Arch. dép. Aisne, C 976 - 979. 24. Journal de Paris, n° 212, mercredi 30 juillet 1788. Les ravages de l’orage du 13 juillet 1788 dans la généralité de Soissons 87 de Soissons vient en troisième rang, avec plus d’un demi million de livres de pertes : « Les membres du bureau intermédiaire de ce département se sont appli- qués pendant trois semaines à évaluer les ravages qu’il a souffert […]. Ce total ne représente que la valeur des productions enlevées au cultivateur, au moment où il alloit les recueillir. On n’a pas compris dans l’évaluation ce qu’ont souffert les jeunes plantations d’arbres [et] les terres en culture dégradées par la formation des ravins ; ce dommage est immense »25. Les élections de Noyon, Laon et Guise ont surtout été affectées sur leurs marges, ce qui explique la part plus faible de leurs pertes. Celle de Château-Thierry, avec seulement 0,4 % des pertes, peut être considérée comme épargnée.

LA CONCENTRATION DES DÉGÂTS DUS À L’ORAGE DE 1788 DANS LA GÉNÉRALITÉ DE SOISSONS Source : Arch. dép. Aisne C 977 à 978

100 90 80 70

g 60 50 40 30 P 20 10 0 0 50 100 Nombre de paroisses (%)

Dans le détail, l’étude des déclarations de pertes fait apparaître une assez forte concentration des dégâts. Les paroisses les plus en retrait des deux axes de propagation de l’orage se sauvent avec des dommages limités. Sur les 203 communautés touchées par la catastrophe, 18 % s’en tirent avec des sinistres inférieurs au volume d’impôts royaux qu’elles paient annuellement. Leurs pertes, qui n’excèdent pas un cinquième de la récolte, se solderont seulement par un manque à gagner temporaire, qui n’engagera pas trop l’avenir. La grande majorité des paroisses subit des dommages proches du quart ou du tiers de la récolte. Dans une économie marquée par la précarité, cet événement constitue bien une catastrophe, en réduisant à néant tous les excédents commercialisables. Car le grain qui reste servira obligatoirement aux semences de l’année future et

25. Id., n° 225, mardi 12 août 1788. 88 Jérôme Buridant

LES 29 PAROISSES LES PLUS SINISTRÉES PAR L’ORAGE DU 13 JUILLET 1788 DANS LA GÉNÉRALITÉ DE SOISSONS Source : Arch. dép. Aisne C 976 et 977

IMPOTS PERTES PAROISSE ÉLECTION ROYAUX EN ARGENT (livres tournois) (livres tournois)

SERY-MAGNEVAL Crépy-en-Valois 5620 263623 AUGERS-SAINT-VINCENT Crépy-en-Valois 5740 113444 MOULIN-SOUS-TOUVENT Soissons 7625 101220 NAMPTEUIL Crépy-en-Valois 13780 95409 NAMPCELLES Soissons 4929 77645 OGNES Crépy-en-Valois 7445 74740 FRESNOY-BOISSY Crépy-en-Valois 4517 73774 CHAUNY Noyon 11000 55297 TRACY-LE-MONT Noyon 4855 50117 LIEUVILLERS Clermont 43450 BERNEUIL Soissons 2524 41554 CAMBRONNE Clermont 41095 PROYE Crépy-en-Valois 2745 40468 AVRECHY Clermont 39300 CHEVREVILLE Crépy-en-Valois 5390 36810 ATTICHY Soissons 7305 36641 CERISY Noyon 1415 36500 BLERANCOURT Soissons 3626 36246 SENNEVIERES Crépy-en-Valois 4500 36006 NOROY Clermont 35340 TRUMILLY Crépy-en-Valois 5540 34891 CUTS Soissons 2898 34726 ETOUY Clermont 32970 SAINT-VAAST Clermont 32540 ROQUEMONT Crépy-en-Valois 3340 30829 VIRY Noyon 3855 29300 BENAY Noyon 2090 29080 LAIGNEVILLE Clermont 28950 NOINTEL Clermont 27180 Les ravages de l’orage du 13 juillet 1788 dans la généralité de Soissons 89

à l’autoconsommation. Moins de blé au marché, c’est aussi moins de numéraire, des impôts impossibles à payer, des familles accablées de dettes. Ce sont aussi par contrecoup des halles vides, des villes affamées. Viennent enfin les plus sinistrées, 29 paroisses qui concentrent à elles seules 50 % des dégâts. Elles sont décrites par les experts comme « entièrement dévastées », dans un « désastre absolu », les habitants étant réduits à une « indigence totale », notamment la plus touchée d’entre elles, Séry-Magneval, assise dans un « pays de vallée et de misère ». Le malheur est venu frapper au pire des moments. A leur maturité, les blés commençaient à peine à être moissonnés. Ils atteignaient alors une phase critique, car les grains tenaient peu à l’épi. Cette faible adhérence semble être une caractéristique plus marquée sur les anciennes variétés de céréales, que pour cette raison l’on ne sciait qu’à la faucille26. Innombrables sont alors les commu- nautés qui déclarent, outre les blés versés, des céréales « secouées », des grains « répandus dans les champs » par « l’impétuosité de l’ouragan », comme à Vendières où il a « égrené les avoines qui étoient encore sur pied de sorte qu’il ne restoit plus que la paille qui estoit entièrement gâtée, que les avoines qui étoient sur la javelle étoient égrenées à moitié »27. Il est cependant difficile de savoir si les « mars », c’est-à-dire l’avoine et l’orge, semés au printemps et parvenus plus tôt à maturité, ont davantage souffert que les « hivernasses », blés d’hiver comme le froment, le méteil, le seigle et le sarrasin, tant les dégâts paraissent lourds. Ces pertes sont tout à fait révélatrices du système de cultures dominant, marqué par l’assolement triennal. La plupart des communautés décla- rent cependant des dégâts qui laissent apparaître une certaine diversification des productions, notamment fourragères, par la présence de « vesces, bizailles, nantilles [et] faverolles », de « lentille à pré », souvent semées sur la sole de printemps28. Ces cultures sont la marque d’un système de traction dominé par l’usage du cheval, qui nécessite une alimentation plus riche et plus variée que le bœuf, et qui constitue la caractéristique de toute la moitié nord de la France. A ces productions peuvent aussi s’ajouter quelques cultures complémentaires comme le lin et le chanvre, souvent sur les terroirs les plus pauvres, ainsi que quelques productions légumières comme celle de l’artichaut. Aucune paroisse, par contre, ne déclare de pertes en vignes, même en pays laonnois. Il est vrai que les zones proprement viticoles sont assez peu touchées et que la nouaison vient à peine de se terminer : les dégâts auraient été d’une tout autre ampleur

26. George Grantham, « La faucille et la faux : un exemple de dépendance temporelle », Études rura- les, juillet-décembre 1999, n° 151-152, p. 103-131. 27. Arch. dép. Aisne, C 976. 28. Les vesces, dont l’emploi se généralise au XVIIIe siècle, sont utilisées en fourrage vert ou sec. Les bisailles (pois gris) peuvent être ajoutées aux vesces pour nourrir la volaille. Les lentilles sont surtout utilisées comme fourrage pour les chevaux et les moutons, seule la grande lentille ou lentille blonde étant réservée à l’alimentation humaine. Les féveroles (petites fèves ou fèves de cheval) sont surtout réservées à l’alimentation des chevaux (voir Marcel Lachiver, Dictionnaire du monde rural : les mots du passé, Paris, Fayard, 1997, p. 226, 781, 1025, 1685). 90 Jérôme Buridant pendant la véraison. Ces dommages agricoles sont d’autant plus graves qu’ils s’accompagnent fréquemment de phénomènes érosifs intenses. Dans les élec- tions de Château-Thierry et de Soissons, les champs et les prés sont tantôt « ravinés », lorsqu’ils sont en position de coteau, tantôt « inondés » ou « rouillés », c’est-à-dire gâtés par des coulées de boue, lorsqu’ils sont en fond de vallée. Il faut désormais envisager plusieurs années de travail pour tout remettre en état. Aux dégâts agricoles viennent s’ajouter, dans des parts plus difficiles à apprécier, des dégâts au patrimoine arboré. A Vendières, « les arbres fruitiers étoient dégarnis de feuilles et les fruits perdus ». A Priez, les « jardins et enclos plantés en arbres fruitiers » ont beaucoup souffert, comme à Bernot où « plus de la moitié des fruits ont été aussy secoués par la grêle et le vent, et quantité d’ar- bres fruitiers cassés et arrachés »29. Quelques paroisses déclarent une perte importante en pommes, comme Frières-Faillouel30. Il s’agit ici d’une production villageoise, traditionnelle en Picardie comme en Île-de-France, destinée tout autant à la production de pommes à couteau que de pommes à cidre. Si les pertes éprouvées par l’arboriculture ont été importantes, on peut présumer que le patri- moine forestier a dû aussi subir les conséquences de l’orage. Mais ces domma- ges, qui n’étaient pas intégrés aux évaluations des assemblées d’élection, sont malheureusement passés sous silence31. Restent enfin les pertes en animaux, elles aussi difficiles à chiffrer, mais probablement dramatiques. Dans la paroisse de Ly-Fontaine, les experts notent par exemple que « les habitans souffrent des pertes considérables dans leurs bestiaux depuis la grêle du 13 juillet », deux laboureurs ayant perdu à eux seuls 36 animaux. Les paroisses de Caumont, Villequier-Aumont, Cerizy et Benay, ne perdent rien que 22 chevaux, 9 vaches et 15 brebis, sans compter un nombre probablement important de volailles. Lorsque les animaux, pris de panique, ne se sont pas « noyés dans la rivière », n’ont pas été emportés par l’eau et la boue ou directement tués par la grêle ou la foudre, ils portent tant de contusions et de bles- sures qu’ils ne s’en remettent pas. Pour le paysan, cette perte est d’autant plus cruelle qu’elle affecte directement le capital d’exploitation, immédiatement nécessaire pour reprendre le travail de la terre.

Gérer la crise

A la recherche de subsides

Face aux caprices de la nature et au courroux de Dieu, les hommes se sont tournés durant des siècles vers la charité de l’Église. A partir du milieu du XVIIe

29. Arch. dép. Aisne, C 976. 30. Id., C 977. 31. Les martelages de chablis en forêt de Saint-Gobain restent lacunaires pour la période (Arch. dép. Aisne, B 3574 et B 3663). Les ravages de l’orage du 13 juillet 1788 dans la généralité de Soissons 91 siècle, l’Etat a cependant tendance à s’y substituer en vertu de sa tâche de police, c’est-à-dire du bien public. Aux premières formes d’administration royale, justice et finances, vient désormais s’ajouter une intervention plus forte et plus efficace dans la gestion des crises. Durant le règne de Louis XIV, les grandes épidémies comme les crises frumentaires font l’objet d’une attention plus profonde, bientôt suivie d’effets. Au début du règne suivant, la peste comme la famine quittent défi- nitivement la scène de l’histoire32. L’esprit des Lumières peut alors se tourner vers des catastrophes naturelles jadis perçues comme des fatalités, tels les crues et les orages33. Dans une époque marquée par la philanthropie, l’administration des secours devient progressivement une tâche dévolue aux autorités : « Si la charité est un devoir de l’homme, la bienfaisance est un devoir des nations. C’est la vertu la plus chère des gouvernements éclairés »34. Cette attitude intervention- niste apparaît plus clairement encore durant le règne de Louis XVI. Après 1783, la monarchie, ébranlée par la faillite de l’État, conspuée sur de nombreux plans, cherche à restaurer son image en profitant des circonstances. La catastrophe, cyniquement, vient à point nommé pour rétablir l’image d’un roi providentiel, protecteur et « père de son peuple ». Le tragique des grandes inondations de 1784, en Champagne par exemple, sert alors indirectement l’État royal qui s’as- sure à bon compte de la publicité des secours35. La catastrophe du 13 juillet 1788 n’échappe pas au mouvement. Quoique encore mal rodée, l’assemblée provinciale, relayée sur le terrain par les assemblées d’élection, fait preuve d’une grande réactivité en cherchant une réponse immédiate aux besoins des populations. En endossant les missions fiscales ci-devant dévolues aux généralités, et en l’absence d’un fonds annuel d’indemnisations, comme il en existe dans d’autres provinces, celle-ci manifeste d’abord et avant tout son assistance par l’octroi de dégrèvements d’impôts, consentis en plus haut lieu par le roi. Cette réduction, qui porte uniquement sur les impôts royaux comme la taille, le vingtième, la capitation et la « prestation corvéable », est effectuée en proportion des pertes de chaque paroisse. En l’espèce, les paroisses les plus touchées se voient exemptées d’impôts, les autres bénéficiant de dégrèvements conséquents.

32. Jean Delumeau, Yves Lequin (dir.), Les malheurs des temps : histoire des fléaux et des calami- tés en France, Paris, Larousse, 1987, p. 323-410 ; Jérôme Buridant, Laon, le Laonnois et la peste de 1668-1669, Université de Reims Champagne-Ardenne, maîtrise d’histoire, 1989, dactyl. 33. Le cas du Dauphiné peut fournir un excellent exemple comparatif : René Favier, « La monarchie d’Ancien Régime et l’indemnisation des catastrophes naturelles à la fin du XVIIIe siècle : l’exemple du Dauphiné », Les pouvoirs publics face aux risques naturels dans l’histoire, sous la dir. de René Favier, Grenoble, CNRS-MSH Alpes, 2002, p. 71-104. 34. Des Essarts, art. « Hôpital », Dictionnaire de la police, cité par Arnaud Marchand, Les inonda- tions de février 1784 dans la généralité de Châlons, Université de Reims Champagne-Ardenne : maîtrise d’histoire, 1994, p. 151. 35. Arnaud Marchand, Les inondations de février 1784 dans la généralité de Châlons, Université de Reims Champagne-Ardenne, maîtrise d’histoire, 1994, p. 150-155. 92 Jérôme Buridant

LA RÉDUCTION DE L’IMPÔT ROYAL CONSÉCUTIVE À L’ORAGE DU 13 JUILLET 1788 DANS LA GÉNÉRALITÉ DE SOISSONS Source : Arch. dép. Aisne C 977 à 978

IMPÔTS ROYAUX IMPÔTS ROYAUX RÉDUCTION* ÉLECTION EN 1788 EN 1789 (%) (livres tournois) (livres tournois) Château-Thierry 17045 16874 - 1 % Clermont Crépy-en-Valois 58722 48115 - 18 % Guise 33440 33014 - 1 % Noyon 61115 58965 - 4 % Laon 93721 90828 - 3 % Soissons 94572 58965 - 38 % TOTAL 358615 306761 - 14 % *

* Part globale des réductions d’impôts dans l’ensemble de l’élection concernée, paroisses sinistrées et paroisses indemnes confondues.

Au niveau supérieur, l’administration royale cherche des fonds à répartir dans les différentes généralités traversées par l’orage. Mais la conjoncture budgé- taire n’est pas brillante, on le sait. Le service de la dette absorbe plus de la moitié des recettes et l’État, au bord de la banqueroute, est même contraint à suspendre tous ses paiements dans le courant du mois d’août : impossible dans ces condi- tions de débloquer quelque argent que ce soit36. La solution trouvée ne manque pas d’originalité. Par arrêt du Conseil, le roi crée une loterie de 12 millions de livres en faveur des provinces ravagées par la grêle : « S’il ne lui est pas permis en ce moment de se livrer à toute sa bienfaisance, il est au moins de sa justice de subvenir aux besoins les plus pressans […]. Lors même qu’il s’est imposé la loi d’être avare de ses dons, il ne s’est pas dispensé d’être avare de ses secours »37. Le principe est assez ingénieux. La loterie repose sur l’émission de 40.000 billets. Chaque billet est vendu pour la somme de 300 livres tournois, avec possibilité de crédit sur les deux tiers de sa valeur. Le plus gros lot égale 200 000 livres, les plus petits 200 livres, le surplus revenant en faveur des sinistrés. Mais les assemblées, assaillies « continuellement de demandes de secours », se rendent très vite compte que les aides royales, encore très hypothé- tiques, ne suffiront pas. Dès la fin du mois de juillet, les bureaux d’élection orga- nisent, en ordre dispersé, des appels à la charité publique. A l’exemple du bureau intermédiaire de Chartres et Dourdan, le bureau de Clermont fait passer un avis

36. Le ministre Loménie de Brienne est renvoyé pour cette même raison le 25 août 1788, remplacé le lendemain par Necker qui reprend, dès le 14 septembre, les paiements de l’État (voir Michel Peronnet, Des Lumières à la Sainte-Alliance, Paris, Hachette, 1973, p. 134-138). 37. Journal de Paris, n° 216, dimanche 3 août 1788 ; Arch. dép. Aisne, C 978. Les ravages de l’orage du 13 juillet 1788 dans la généralité de Soissons 93 dans le Journal de Paris, dès le 30 juillet : « L’orage du 13 de ce mois a ravagé 54 paroisses de l’élection de Clermont-en-Beauvaisis. La vérification de leurs pertes [et] dommages faites par le Bureau intermédiaire de l’assemblée de cette élection, en porte l’évaluation à la somme de 824 790 liv[res]. Elles manquent du nécessaire pour la subsistance de leurs habitans [et] de leurs bestiaux, ainsi que d’ensemencement pour les couvraines prochaines […] ». Les personnes bienfai- santes sont alors invitées à porter leurs dons chez un notaire parisien, maître Alleaume, ou à défaut directement dans les bureaux du Journal de Paris38. Le 8 août, le bureau de Soissons fait publier un article de la même veine : « La perte de 36 communautés de l’élection, battues de l’orage, monte à la somme de 580 448 liv[res]. Ce total ne représente que la valeur des productions enlevées au[x] cultivateur[s] au moment où il[s] alloi[en]t les recueillir […]. Dans la situa- tion présente, ils sont non seulement sans provision de semences [et] sans pain, comme beaucoup de fermiers, compagnons de leur malheur, mais par surcroît d’infortune, ils n’ont ni épargnes, ni crédit, ni faveur à espérer de la part d’un maître bienfaisant : si on ne leur porte pas des secours de pure libéralité, ils sont réduits aux plus cruelles extrémités »39. Par l’intermédiaire du Journal de Paris, la généralité de Soissons reçoit plus de 7 200 livres tournois de dons entre août et octobre 1788, qui proviennent souvent de petits donateurs, preuve des effets déjà avancés de l’exploitation médiatique40. Dans le même temps, la commission provinciale du Soissonnais fait affi- cher et distribuer un avis « pour exciter la sensibilité des citoyens bienfaisans et provoquer des secours », probablement sur le modèle de la circulaire proposée par le bureau de Soissons : « Il ne leur reste ni bled pour vivre et semer, ni avoine et paille pour nour- rir leurs bestiaux ; dans d’autres endroits qui n’ont pour habitans que des chan- vriers, des fileuses et des tixerands, et où le terroir ne produit que du chanvre et du lin, la grêle, en détruisant les productions, leur a enlevé à la fois leur subsis- tance et la matière de leurs travaux. Icy, les arbres sont arrachés, là les vignes sont endommagées, en d’autres lieux les terres labourables sont entraînées, l’ensem- ble présente le tableau de la plus affreuse désolation […]. Tout leur est bon puisque tout leur manque.» La philanthropie laïque, enfin, est relayée dans les paroisses par la charité chrétienne, traditionnelle en temps de malheur. A l’instar de l’archevêque de Paris, l’évêque de Soissons fait publier un mandement, lu en chaire par les curés de son diocèse, « par lequel il exhort[e] les fidèles à assister de leurs charités les infortu- nés réduits dans la misère par la journée du 13 juillet »41. En raison de l’urgence, ce sont donc tous les réseaux possibles, anciens et nouveaux, qui sont activés.

38. Id., n° 205, mercredi 23 juillet 1788 (Chartres et Dourdan) ; n° 212, mercredi 30 juillet 1788 (Clermont-en-Beauvaisis). 39. Id., mardi 12 août 1788. 40. Id., 30 juillet au 31 octobre 1788. 41. Arch. dép. Aisne, C 977. 94 Jérôme Buridant

Des aides dérisoires

Le bilan des sommes reçues est difficile, sinon impossible à effectuer avec rigueur, tant les données sont fractionnées. Il est probable sur ce plan que les charités particulières ont été plus importantes, mais ont transité par d’autres canaux que les bureaux d’élection, par exemple par le réseau des paroisses. Quand bien même elles soient doublées, les sommes issues de la charité publique restent dérisoires en regard des pertes éprouvées par la généralité.

SECOURS ET DONS REÇUS PAR LA COMMISSION PROVINCIALE DU SOISSONNAIS EN FAVEUR DES VICTIMES DE L’ORAGE DU 13 JUILLET 1788 Sources : Arch. dép. Aisne, C 980 ; Journal de Paris, 30 juillet au 31 octobre 1788

ORIGINE MONTANT (livres tournois) Roi de France 30.000 20.000 Lecteurs du Journal de Paris 7.200 Charités particulières 4.134 TOTAL 61.334

Les sommes reçues du roi par la Commission provinciale du Soissonnais sont de leur côté très au-dessous des espérances. Au début du mois d’octobre, seules 30.000 livres ont pu être obtenues, soit moins de 1 % des dégâts. Ces fonds ne proviennent même pas des caisses de l’État, puisqu’ils ont été avancés par le receveur général des Finances sur ses propres deniers. Suit un échange intense, et pathétique, de courriers, entre la Commission et le ministre Necker, pour obtenir quelques subsides supplémentaires42. En novembre, la province reçoit enfin la rallonge attendue : 20 000 livres. Au total, la Commission n’est capable de redistribuer que 2 % de la valeur des pertes éprouvées : autant dire qu’il faut gérer la pénurie. Dans ces conditions, les secours ne se matérialisent pas par une indemnisation pure et simple de toutes les victimes, mais par l’aide aux plus démunis. Cela semble passer, au gré des initiatives locales, par l’octroi d’argent, par des achats de pain et de riz, par la fourniture de semences ainsi que par l’ouverture d’ateliers de charité. Les bases établies pour la distribution n’en- traînent des réclamations que dans un seul cas, dans la paroisse de Peroy (élec- tion de Crépy-en-Valois). A cette occasion, certains habitants se plaignent du fait que les secours ont été faits à discrétion, « sans assemblé ny au son de la cloche ». La requête, lancée par un gros propriétaire, n’aboutit pas : le partage à proportion des pertes « auroit été sans doute moins embarrassant, mais il en seroit résulté que le secours ainsi divisé auroit été presque insensible et en

42. Id., C 980. Les ravages de l’orage du 13 juillet 1788 dans la généralité de Soissons 95 quelque sorte nul pour le petit cultivateur qui n’auroit pas eu le moyen de couvrir sa terre ». Il est « donc faux que M. le curé ait fait une distribution arbi- traire et secrette »43.

Une crise aggravée

Vers une disette de grains

Circonstance aggravante, la catastrophe frappe la région dans une période particulièrement déprimée. Après une phase de croissance très soutenue, les années 1770 marquent l’entrée dans une nouvelle conjoncture, très morose dans le monde agricole. Après la crise frumentaire de 1774, entraînant des « émotions » populaires très graves dans tout le pourtour du Bassin parisien, une succession de récoltes excédentaires conduit à un effondrement des prix des céréales, aboutissant ipso facto à une chute des profits. Dans toute la généralité de Soissons, le minimum des prix est atteint en 1779, contrairement aux provin- ces voisines où la dépression atteint son comble en 1785 ou 178644. Les prix locaux remontent légèrement à partir de 1779, puis stagnent jusque 1785. Ils connaissent ensuite une véritable envolée, qui témoigne d’une succession de mauvaises récoltes. L’année 1786 est d’abord marquée par une sécheresse, en mai et au début de juin, qui contrarie la croissance des céréales. La fin du mois de juin comme le mois de juillet sont au contraire fort humides, avec parfois des pluies torrentielles, ce qui entraîne la carie des blés, comme dans le Soissonnais. La récolte, très tardive, est particulièrement mauvaise, ne couvrant que les deux tiers d’une année ordinaire. Déjà en hausse avant la moisson, les cours montent sensi- blement à partir du mois d’août. Mais la récolte de 1787 n’est pas bien meilleure, en raison surtout de l’humidité : les prix continuent donc leur ascension. La récolte qui se prépare avant l’orage du 13 juillet 1788 n’est pas des plus promet- teuses. Réalisée à partir de semences de mauvaise qualité, elle pâtit aussi de la rigueur de l’hiver et de la sécheresse du printemps45. Durant toute la soudure, les prix se maintiennent donc à des niveaux élevés, qui font craindre le pire. La catastrophe du 13 juillet se ressent immédiatement sur les marchés : « Le lendemain de cet événement désastreux, il se tenoit un gros marché dans le bourg de Blérancourt ; la mesure du bled, qui se vendoit précédemment 4 liv[res] 10 s[ous], monta tout-à-coup au prix de 10 liv[res]. Il auroit augmenté, si le curé de la paroisse, homme sage [et] plein de charité, n’avoit pris le parti d’ouvrir ses

43. Id., C 978. 44. Jérôme Buridant, « Disette de grains, disette de bois : essai d’analyse des prix dans le nord de la généralité de Soissons au XVIIIe siècle », Mémoires de la Fédération des sociétés d’histoire et d’ar- chéologie de l’Aisne, t. XL, 1995, p. 175-191. 45. La conjoncture climatique des années 1780-1789 apparaît dans les dossiers de remises de taille du Bureau des finances de Soissons (Arch. dép. Aisne, C 881 - 890), ainsi que dans les papiers de la Société d’agriculture de Laon et Soissons (Arch. dép. Aisne, D 11 - 12). 96 Jérôme Buridant greniers [et] de vendre son bled sur le pied de l’ancien taux »46. Le comportement des marchés au cours de l’année 1788 est en réalité assez contrasté selon les zones. A Soissons comme à Laon, la crainte de la pénurie conduit à une hausse de près de 60 %. Le marché de Ribemont connaît aussi une augmentation signi- ficative, quoique moins importante (environ 25 %). Les marchés de Guise et de La Fère, au contraire, paraissent se stabiliser. En 1789, la situation est presque inversée. Les marchés de Soissons et de Laon, tout comme ceux de Saint-Quen- tin et Vervins, se remettent un peu de la crise de 1788 et enregistrent une baisse des prix. Ceux de Guise, La Fère et Ribemont, au contraire, battent des records de hausse, conformes d’ailleurs aux autres marchés du Bassin parisien47.

PRIX DES GRAINS SUR LES MARCHÉS DE LA GÉNÉRALITÉ DE SOISSONS 1780-1789 Source : Arch. com. Laon HH 6

200

180

160

140 RIBEMONT

GUISE

120 LA FERE

e LAON c i

d 100

n SOISSONS I

80 Base 100 = moyenne des prix 60 de chaque marché de 1780 à 1789 40

20

0 1780 1781 1782 1783 1784 1785 1786 1787 1788 1789 Année

La réponse agricole à la crise reste, on s’en doute, très insuffisante. A partir du 17 juillet, la Société royale d’agriculture nomme une commission chargée de chercher des solutions transitoires à la perte de la récolte. Elle fait publier, sur les presses de l’Imprimerie royale, un Avis aux cultivateurs dont les récoltes ont été ravagées par la grêle du 13 juillet 1788, suivi d’un Supplément 48. Un article

46. Journal de Paris, n° 225, mardi 12 août 1788. 47. Arch. com. Laon, HH 6. 48. Arch. dép. Aisne, D 11. L’Avis aux cultivateurs est publié intégralement dans le Journal de Paris, n° 206, jeudi 24 juillet, n° 207, vendredi 25 juillet 1788. Les ravages de l’orage du 13 juillet 1788 dans la généralité de Soissons 97 d’Antoine-Augustin Parmentier cherche à faire l’inventaire des ressources que peuvent encore se procurer les agriculteurs sinistrés. Il propose de tirer parti des derniers mois de beau temps pour reprendre quelques cultures sur les terrains ravagés. Le fourrage pour l’hiver ne semble pas trop difficile à obtenir. Lorsque les blés ont été « secoués », il suffit d’un léger labour pour enfouir la semence et produire du fourrage vert. A défaut d’orge ou d’avoine, les légumineuses comme les « gragées », « grenailles » et « bizailles », le sarrasin, et même le « blé de Turquie », c’est-à-dire le maïs, encore cantonné dans le Sud-Ouest de la France, peuvent produire en quelques mois un fourrage appréciable. La reprise de cultu- res vivrières, par contre, paraît plus aléatoire. Des cultures dérobées de navets, choux d’hiver, haricots et pois hâtifs, doivent bien sûr être tentées, mais « ce seroit en vain que l’on compteroit sur les ressources des pommes de terre. Il n’en existe plus dans nos marchés, [et] l’espèce la plus hâtive exige toujours, pour compléter sa végétation, le cercle de quatre mois environ, [et] à peine nous en reste-t-il trois jusqu’aux premières gelées blanches ». Pour autant, « cette plante, quoiqu’en pleine floraison au moment où son feuillage aura été haché par la grêle, est encore en l’état de procurer une abondante récolte, il s’agit seulement d’en réchauffer un peu le pied, soit par un léger binage, soit en les buttant. La pomme de terre, en bravant ainsi la grêle, prouvera sans doute combien il est important de donner encore plus d’extension à sa culture, [et] ce ne sera pas la seule occasion où ces malheurs auront rendu l’homme plus sage que sa philosophie »49. Ces textes sont lus à la Société d’agriculture de Laon et Soissons, respectivement les 1er août et 17 septembre, devant, il est vrai, un public très éclairé. Neuf cents exemplaires de l’Avis au cultivateur sont aussi distribués dans les paroisses, soit quatre ou cinq par paroisse, mais il est difficile d’évaluer avec précision la réponse des agricul- teurs locaux. Dans les semaines et les mois qui suivent, l’administration provin- ciale se préoccupe surtout d’obtenir des semences de froment et de seigle pour opérer les « empouilles » d’automne. Elle cherche aussi « de la graine de turneps », c’est-à-dire de navet fourrager, « pour faire semer dans les terres qui ne laissent aucune espérance de récolte »50. De Paris, le marchand-grainier Vilmorin- Andrieux, établi quai de la Mégisserie, expédie en province des semences de blé noir, de chicorée sauvage, de spergule et de vesce. Il réussit à obtenir de l’admi- nistration des Postes le transport en franchise de graines venues d’Angleterre et de Hollande51. L’état actuel de la documentation ne nous permet cependant pas de préciser dans quelle mesure la généralité de Soissons en est bénéficiaire.

Une situation dramatique

La correspondance des bureaux d’assemblée d’élection laisse apparaître une dégradation sensible de la situation à partir de l’automne. Dès la fin du mois

49. Arch. dép. Aisne, D 11. La pomme de terre apparaît en Thiérache et en Ardenne à partir de la crise des années 1740-1742. 50. Arch. dép. Aisne, C 979. 51. Id., D 11 ; Journal de Paris, n° 212, mercredi 30 juillet 1788. 98 Jérôme Buridant d’octobre pointe une inquiétude quant aux possibles conséquences de la pénurie : « c’est que l’hiver approche, et que les travaux de campagnes étant suspendus dans cette saison morte, des familles innombrables de manouvriers et de merce- naires se trouveroient réduites aux horreurs de la plus affreuse misère, et tentées d’en abréger la durée en optant l’une ou l’autre des deux extrémités, ou d’atten- ter à leurs propres jours, ou de chercher à les soutenir par des excès et des brigan- dages, que la crainte du glève de la justice ne pourroit pas l’arrêter »52. Par surcroît d’infortune, la saison est excessivement froide, entraînant le gel des semences, la gélivure d’un tiers des arbres et d’un quart des vignes, le retard des semis de printemps, sans parler de la cessation du commerce53. La plupart des laboureurs ont eu grand peine à se fournir en semences pour l’automne. Criblés de dettes, ayant rapidement épuisé toutes leurs ressources, ils se voient dans l’im- possibilité d’assurer leurs semailles de mars. Pire encore est la situation des manouvriers, privés de travail depuis des mois, menacés de sombrer dans la mendicité et l’errance. En février 1789, le bureau intermédiaire de l’assemblée d’élection de Noyon tente, en vain, un ultime appel au roi : « MM. Les procureurs sindics ont observés qu’ils se flattoient que les répartition et distribution faites par le bureau des différentes sommes obtenues de la bonté paternelle de Sa Majesté pour le soulagement des paroisses dont les moissons ont été ravagées par la gréelle tombée le 13 de juillet dernier, et procu- rer les premiers moyens de subsistance aux individus les plus nécessiteux des paroisses qui ne jouissent point de l’avantage d’avoir des seigneurs opulents, appaiseroient les cris de douleur et les gémissements des habitans de la campa- gne, avec d’autant plus de raison que la cessation de la rigueur de la saison, leur donnoit lieu de croire que les travaux alloient reprendre leur cours ordinaire et qu’en conséquence la classe la plus indigente du peuple seroit à porté de subve- nir à ses besoins les plus pressants, mais qu’ils sont malheureusement instruits par les plaintes qui leur sont adressées journellement que les ouvriers de la campagne se trouvent absolument sans ouvrage, que par cette raison ils sont aussy malheureux que lorsqu’il leur étoit impossible de travailler ; que ce défaut d’ouvrage provient de ce que la plus grande partie des paroisses du département qui n’ont point éprouvées les ravages de la gréelle, n’ayant fait aucune espèce de récolte, ne sont pas dans une position plus avantageuse que celles dont les mois- sons en ont été frappées, d’où il résulte que les laboureurs qui se trouvent dans l’impossibilité d’acquitter leurs fermages, et qui n’ont pas même pour la plus grande partie de quoy se nourrir eux et leur famille, ne peuvent employer les ouvriers dont ils ont coutume de se servir, soit pour battre leurs grains soit pour la culture de la terre ; que de plus la violence de la gellée ayant fait périr presque tous les artichaux, dont la culture forme la principale occupation d’un nombre assez considérable de paroisses, les ouvriers qui sont habituellement occupés à ce

52. Arch. dép. Aisne, C 980. 53. Id., D 12. Les ravages de l’orage du 13 juillet 1788 dans la généralité de Soissons 99 travail, vont également se trouver vacants, que dans ces cironstances ils pensoient que le bureau devoit par la médiation de MM. de la Commission provinciale supplier Sa Majesté de jetter un nouveau coup d’œil favorable sur les individus qui faute de trouver l’occasion de travailler seront exposés aux maux affreux qui accompagnent la disette. » 54 Avec le printemps commence la soudure qui s’annonce désormais sous les plus sombres auspices…

De la misère aux « émotions »

Rédigés en février et mars 1789, les cahiers de doléances se font rare- ment écho de la catastrophe. L’orage et la grêle font partie des coups du sort, des accidents de la nature contre lesquels l’homme ne peut rien. La catastrophe naturelle, sur ce plan, ne rejoint pas encore totalement la sphère politique. Dans quelques cas pourtant, les communautés villageoises font mention de l’orage du 13 juillet, ses conséquences servant d’argument pour montrer les difficultés et le dénuement présents. Il sert un discours qui a sa propre logique, en s’insérant dans un argumentaire d’une tout autre portée. La communauté de Benay, par exemple, l’utilise pour écarter la perspective d’une contribution nouvelle : elle désirerait, certes « pouvoir offrir à Sa Majesté une somme proportionnée à son petit nombre et ses facultés pour aider à payer les dettes de l’État si le fléau de la grêle qu’elle a essuyé au treize de juillet dernier ne l’avoit réduite à la dernière des misères ». Les habitants de Marest, quant à eux, font valoir que « des années malheureuses qui se sont succédées, une grêle désastreuse qui a tout ravagé le treize juillet dernier » tout comme « le prix excessif de tous les objets de première nécessité, ont porté au comble la misère de cette paroisse ». Ceux de Neuflieux se plaignent surtout des dégâts de gibier, qui « achèvent de mettre le comble aux désastres occasionnés par les géles [et] la grêle ». Sans invoquer explicitement les conséquences de l’orage, d’autres communautés, enfin, dénoncent « la trop grande cherté des grains dans les tems de disette », comme celle de Frières-Faillouel qui brandit le spectre de l’émeute en dénonçant « les accaparements de bled […] qui dans ce moment cy réduit la province à manquer de bled et donne lieu à différentes révoltes auquel le peuple se trouvé exposé »55. La perspective d’une explosion de la violence populaire n’est pas qu’un simple argument rhétorique. La récolte de 1788 laisse un déficit d’environ 60 jours : les marchés locaux risquent de ne plus être approvisionnés et des troubles éclatent régulièrement. Dès le début du mois de mai, les campagnes du nord- ouest de la généralité sont livrées aux émeutes et aux pillages. Des bandes orga- nisées forcent les fermes et se font livrer des blés en-dessous de leur cours, quand il n’est pas pris hardiment. La maréchaussée, très inférieure en nombre, ne peut

54. Id., C 979. 55. Id., cahiers de doléances des paroisses de Benay, Marest, Neuflieux et Frières-Faillouel. 100 Jérôme Buridant généralement que laisser faire. La livraison de blés étrangers, importés par le port de Saint-Valery-sur-Somme, permet heureusement de passer juin. Mais les émeutes reprennent plus vives en juillet. Dans la région, la « grande peur » éclate le 25 juillet à Estrées-Saint-Denis, pour passer à Senlis puis Soissons, avant de se diffuser dans le plat pays56. Il serait certainement très hasardeux de relier directement les émeutes populaires à l’orage de 1788. Les troubles révolution- naires éclatent dans de nombreuses régions comme la Normandie ou la Champ- agne, totalement indemnes. On remarquera toutefois que les premières émeutes se produisent selon une géographie très particulière, sur une ligne allant du Cate- let à Moÿ-de-l’Aisne57. Les zones de pillages se situent donc contre l’axe de destruction de l’orage du 13 juillet, dans un secteur où les récoltes n’ont pas été totalement ravagées… Dans toute la documentation concernant les tempêtes, les trombes et les orages, l’orage du 13 juillet 1788 tient une place à part. L’étude qui peut en être faite est, il est vrai, grandement facilitée par l’abondance, la qualité et la diver- sité des sources disponibles. Mais l’importance des sources ne tient pas seule- ment aux progrès de l’enregistrement. Cet orage, on l’aura compris, figure sans doute parmi les plus violents et les plus catastrophiques qu’ait connu le Bassin parisien et particulièrement la généralité de Soissons. En un sens, il peut témoi- gner de la récurrence et de l’intensité des catastrophes naturelles qui ont frappé nos régions, bien avant le réchauffement climatique contemporain. Comme tous les phénomènes extrêmes, il est aussi révélateur des vulnérabilités de toute une économie. Le système de production d’ancien régime, dominé par la céréalicul- ture, insuffisamment intégré en raison des faiblesses des réseaux de transports et des inerties des barrières fiscales, reste à la merci des coups du sort. Les répon- ses des contemporains demeurent enfin balbutiantes, insuffisantes à juguler la crise. Pour autant, les réactions face à l’adversité laissent apparaître des évolu- tions significatives : tout aussi fatale qu’elle puisse paraître, la catastrophe est à l’origine d’une mobilisation réelle des autorités comme de la charité publique, dans un contexte extrêmement difficile. Elle ouvre la voie à une indemnisation systématique des victimes de calamités agricoles, telles qu’elles apparaissent dans le courant du XIXe siècle. A une période de développement de la presse quotidienne, la couverture médiatique de l’événement est enfin très nouvelle, annonçant la naissance d’une opinion publique de plus en plus sensible à ce genre d’événement. Mais la médiatisation des risques ne crée pas la mémoire. En 1789, Char- les Messier soutient devant l’Académie des sciences que « la journée du 13 juillet 1788, journée mémorable, restera longtemps dans la mémoire des hommes, à cause du fléau destructeur dont il a été l’époque, et qui a causé, dans une grande

56. Id., B.V. 79, cartons 1 à 4 ; Édouard Fleury, Famines, misères et séditions : la Thiérache en 1789, s.l., A. Flem, 1874 ; id., « Famines, misères et séditions : Saint-Quentin en 1789 », Le Vermandois, t. I, Saint-Quentin : Triqueneaux-Devienne, 1873, p. 741-812. 57. Les pillages touchent essentiellement les communes de Moÿ, Fresnoy, Le Catelet, Seboncourt, Saint-Martin-Rivière, Wassigny, étaves, Essigny-le-Petit et Achery-Mayot. Les ravages de l’orage du 13 juillet 1788 dans la généralité de Soissons 101 partie de la France, un désastre affreux sur les biens de la campagne, sur les animaux, sur les maisons et jusque sur les hommes »58. Soixante-dix-sept ans plus tard, le général Morin présente à la même académie un rapport sur les consé- quences de l’orage du 7 mai 1865, qui vient de ravager Vend’huile, Le Catelet, Marest et Bussigny : « Jamais de mémoire d’homme on n’avait signalé un aussi grand désastre dans ces contrées »59…

Jérôme BURIDANT

58. Mémoire de mathématique…, op. cit., p. 554. 59. Atlas des orages de l’année 1865, rédigé par l’Observatoire impérial, Paris, Charles Chauvin, 1866, p. X.

Grande propriété et société rurale en Thiérache de 1754 à 1879

L’histoire des biens, de leurs modes d’exploitation, et des rapports d’une famille noble avec les populations, souligne, grâce aux documents publics et privés et sur plus d’un siècle de mutations socio-économiques et de révolutions politiques, le rôle des gestionnaires du domaine de Leschelle : il s’agit, d’abord, du marquis d’Hervilly (1722-1803), héritier à Leschelle des La Verrine, héritier et constructeur aussi de vastes propriétés dispersées, mais qu’il tend à concen- trer sur la Thiérache. En d’autres temps, son fils, auquel, sous réserve d’usu- fruit, il fait donation de ses biens en 1778, lui eût succédé. Mais le comte d’Hervilly, commandant la cavalerie de la Garde constitutionnelle du roi, doit s’enfuir de France au soir de la chute de la monarchie, le 10 août 1792. Il est l’un des chefs du tragique débarquement anglo-émigré de Quiberon, en juin- juillet 1795, et meurt à Londres de la blessure qu’il y a reçue. C’est sa veuve, née La Cour de Balleroy, qui prend en charge la reconstruction d’une fortune déjà obérée, en 1789, par le faste et les ambitions de son beau-père, une ruine achevée par la Révolution. À la comtesse d’Hervilly (1759-1830) succède sa fille Julienne, comtesse de Caffarelli (1784-1854), puis le comte Eugène de Caffarelli, mort en 18781.

Le marquis d’Hervilly : réformisme et notabilité aristocratique à la fin de l’Ancien Régime et au début de la Révolution

Le duc de Bourgogne, petit-fils de Louis XIV, a confié à l’un des La Verrine un manuscrit dans lequel son ancien précepteur, Fénelon, exposait ses projets de réforme fiscale et de décentralisation aristocratique. En 1754, d’Her- villy porte le document au dauphin, fils de Louis XV, qui le charge d’une enquête sociale en Picardie. En 1756, le marquis propose des réformes profon- des et déjà « révolutionnaires », pour alléger la fiscalité qui écrase le peuple : une contribution foncière payable par tous les propriétaires et l’abolition des impôts indirects, de la gabelle surtout. Le plan présenté au dauphin esquisse même le projet des assemblées provinciales créées par Brienne en 1787, mais, comme chez Fénelon, sous la forme traditionaliste d’une union du pouvoir royal et des ordres privilégiés, réduisant l’autorité des intendants et les avantages

1. L’une des sources principales de cet article est constituée par des archives privées. Lorsque aucune référence n’est précisée, les données proviennent de ces archives. 104 Suzanne Fiette acquis par la caste des officiers royaux. En 1787-1788, la réforme décentralisa- trice entamée – assemblée de généralité à Soissons, présidée par le comte d’Eg- mont, assemblée d’élection à Guise présidée par lui2, d’Hervilly écrit à d’Egmont, puis, en 1789, à Necker, espérant que la Constituante associera les assemblées provinciales à la restauration des finances. Il multiplie lettres et mémoires, de plus en plus rejeté par ses collègues que lasse son indépendance : pour aider les chômeurs, il a même fait commencer, de son chef et à ses frais, la route La Capelle-Guise3. Ce que l’on sait du personnage, de son goût des titres et des seigneuries, d’une carrière remplie par l’extension et le remaniement de ses biens, ne lui donne pas, dès l’abord, le visage du réformateur. Il est pourtant un précurseur fort ancien de l’égalité fiscale, ainsi que d’un progressisme économique. Son intérêt agricole est stimulé par son appartenance à la Société d’agriculture du Soisson- nais, créée en 1761, et à celle de Paris. En 1787 surtout, grâce à la décentralisa- tion, il esquisse, dans l’ambiance des Lumières, le passage du seigneur au notable, défini par la valeur des initiatives individuelles, qui l’associent à des gens éclairés de toutes classes : lui-même se réfère à la notion de mérite. Mais pour lui, le recul de l’absolutisme, le sacrifice volontaire des privilèges fiscaux à l’intérêt commun, ne sont pas contradictoires avec le maintien de la tutelle seigneuriale : il ne peut accepter les municipalités électives de 1787, base de la pyramide dans la réforme de Brienne, car celle de Leschelle émancipe les habitants de son auto- rité. Dans son souci économique, il y a avant tout l’image d’une Thiérache misérable, ravagée par la crise de 1789, quand les pauvres, dit-il, sont réduits à cuire des orties blanches avec du beurre et du sel. Son progressisme est marqué, peut-être de peur sociale, sûrement de philanthropie réelle, qui est, en deçà de toute philoso- phie, la source de ses projets : la suppression de la gabelle, permettant de donner du sel au bétail, favorisera l’élevage, la liberté commerciale stimulera le commerce des toiles, « principale richesse de ce pays » – lui-même fonde, vers 1770, une manu- facture textile qui lui coûte fort cher –, l’allègement fiscal palliera un déclin agri- cole dénoncé aussi, lors d’une enquête de l’intendant en 1760-1761, par d’autres réponses plus alarmistes encore4 que la sienne. Mais le marquis ne mentionne pas une autre source de pauvreté, car elle le concerne : la coutume d’alourdir les ferma- ges d’une part des impôts. Et, demeuré féodal intraitable (jusqu’à 1792 !), il supporte avec courage la violence nouvelle. En 1789 ou 1790, après la mort d’un

2. Auguste Matton, « L’organisation de l’Assemblée provinciale de Soissons en 1787 », Bulletin de la Société archéologique, historique et scientifique de Soissons, 1852, p. 75-98 ; Histoire de la ville et des environs de Guise, t. II, Laon, Imprimerie du Courrier de l’Aisne, 1898, p. 128-129. 3. Arch. dép. Aisne, C 919, 922, 927, 931 (1787-1789) : Assemblée provinciale de Soissons et sa commission intermédiaire, correspondances du marquis d’Hervilly, correspondances relatives à ses projets ; C 933, 1 008, 1 010 : conflits entre l’Assemblée d’élection de Guise et le marquis d’Her- villy, et conflit du marquis avec la municipalité élue de Leschelle. 4. Arch. dép. Aisne, D 1 : enquête de l’intendant, préalable à la création de la Société d’agri- culture. Grande propriété et société rurale en Thiérache de 1754 à 1879 105 braconnier, il tente de résister au siège de son château, puis, comme en juin 1791 à La Vaqueresse, il est menacé, maltraité, ses bois sont saccagés5. Brouillé dès 1788, sur un projet de répartition fiscale, avec ses collègues de Guise, en conflit ouvert avec la municipalité élue de Leschelle qu’il conteste juridiquement et socialement, il subit aussi la rupture noblesse-bourgeoisie. À la fin de l’année 1788, la nouvelle municipalité de Guise dénonce les privilèges, et d’Hervilly écrit au maire Viefville, subdélégué de Guise et futur constituant, en attaquant d’autres privilégiés que la noblesse et le clergé : les officiers de justice, et leurs prétentions nobiliaires non assorties de responsabilité envers le peuple. Peut-être le libéralisme aristocratique, si particulier, de cet autocrate, aide- rait-il à comprendre l’évolution contre-révolutionnaire d’une noblesse que ses Cahiers de 1789 montrent souvent favorable aux réformes. Du moins, d’Hervilly a-t-il fait un peu de chemin avec la Constituante. Il commande même en 1790 la Garde nationale de La Capelle, et raconte, dans une lettre à son fils, comment il a agi à sa tête, en faveur de Vervins, lors de la petite guerre qui opposait Guise à Vervins sur le choix du chef-lieu de district, les gens de Guise ayant emprisonné « nos électeurs »6. Il n’émigre pas, mais quitte la région après le 10 août, se consacrant, de son domaine de Chenoise en Seine-et-Marne et avec l’aide de l’ex-constituant Viefville, à la défense de ses biens. Ceux-ci sont mis sous séquestre, fin 1793, en raison de la donation de 1778 à son fils émigré, mais seuls sont vendus la seigneu- rie de La Capelle et le bien de Dury (racheté ensuite par le marquis), comme anciennes concessions du domaine royal. Après la Terreur, d’Hervilly recouvre la jouissance provisoire du reste de son patrimoine, et le séquestre est levé fin 1796. Mais la loi exige le partage avec la République, héritière de l’émigré. Le marquis ne fournit pas les documents comptables exigés, d’où la logique d’un second séquestre. En fait, la rigueur s’explique d’abord par l’hostilité de la municipalité cantonale de Réunion-sur-Oise, Guise, qui refuse de lever les scellés sur le mobi- lier du marquis, puis par la « rejacobinisation » des autorités de l’Aisne après le coup d’État de fructidor, le 4 septembre 1797. Seul le département, suivi des autres départements concernés (Seine-et-Marne, Ardennes), peut décider du séquestre général. En juin 1798, l’administration centrale de l’Aisne conclut, non sans perplexité, au séquestre, voire à la confiscation, qui chargerait l’État d’un lourd passif et d’une pension due à ce non-émigré. Finalement, en l’an VII, la sous-estimation considérable du capital et des revenus fait renoncer les autorités à une fortune où le passif égale l’actif. Seule Chenoise – propriété, par sa mère, du comte d’Hervilly – est confisquée et déjà mise en vente. En 1789, la fortune des d’Hervilly est le résultat d’une construction complexe, qui porte la marque d’une personnalité mais traduit aussi un fait d’am- biance, un optimisme justifié dans l’ascension des valeurs foncières, du revenu,

5. Leschelle : récit de Mme de Caffarelli. En ce qui concerne La Vaqueresse, cf. Claudine Vidal et Marc Le Pape (éd.), Des provinciaux en Révolution : le district de Vervins, Vervins, Société d’ar- chéologie et d’histoire de Vervins et de la Thiérache, 1990, p. 65-66. 6. Voir C. Vidal et M. le Pape, op. cit., p. 7. 106 Suzanne Fiette des droits seigneuriaux. Elle souligne d’autant plus les pertes économiques issues de la Révolution, qui donnent au passif, dont la croissance répondait à cette euphorie en même temps qu’à un choix du mode de vie, le caractère du désastre et de l’excès d’ambition.

Leschelle : propriété aristocratique et propriété populaire

Dans les années 1780, près de la moitié des biens appartenant à d’Hervilly se trouve en Thiérache : 1 120 hectares sur 2 341. À Leschelle et à ses hameaux d’« Ohy » (Dohis) et Leval (598 ha), s’ajoutent les terres de Chigny-sur-Oise, Iron, La Vaqueresse, La Capelle, La Flamengrie. À Leschelle seulement, on peut inscrire la grande propriété noble dans le cadre du village, et chercher une approche, sinon des structures de la société rurale car on n’y connaît qu’une partie des professions, du moins de la répartition de la propriété et des niveaux de revenus. Les documents sont anciens (1756 et 1784), mais les descriptions du début du XIXe siècle, et le recensement de 1851, montre- ront la permanence durable des caractères de la fin du XVIIIe siècle : densité de la population et pauvreté générale, importance de l’artisanat et des métiers mixtes. Résidence des d’Hervilly et cœur de leurs biens, le domaine de Leschelle est celui où s’enracine l’histoire familiale. De 1750 à 1767, le marquis y recons- truit le château. Il y entretient d’anciennes fondations scolaires et charitables, y crée la manufacture fermée dès la Révolution. Au sein de sa politique foncière expansive, Leschelle, étoffé prioritairement de plusieurs seigneuries et groupes de terres, reste le centre de ses intérêts techniques, de ses combats sociaux et poli- tiques. Au XIXe siècle encore, mode de vie, gestion, emplois, charité non seule- ment institutionnalisée mais constante et personnelle, donneront aux contacts avec la société villageoise une grande importance psychologique, dont témoigne au quotidien, de 1800 à 1830, la correspondance de la comtesse d’Hervilly. Et les Caffarelli y assument les aspects premiers de la notabilité, en joignant à la philan- thropie, dès 1818, les responsabilités municipales. Le document privé de 1756 est un dénombrement du fief de Leschelle, adressé par le marquis d’Hervilly à son suzerain le baron d’Iron7. Il énumère, avec les biens du seigneur, toutes les terres sur lesquelles lui sont dus les droits seigneuriaux. Il ne touche que le village, non ses nombreux hameaux, mais si, comme c’est probable, tous les propriétaires y sont soumis au cens ou au terrage, ou aux deux à la fois, « sur l’universalité du terroir de Leschelle », il est un vrai recensement de la propriété. Le domaine noble, en jallois de Guise convertis en hectares, représente plus de la moitié du terroir concerné, 426 hectares sur 812, dont environ 312 ha de bois, 79 de terres cultivées, 24 de prés et pâtures, le reste revenant au château avec ses dépendances, jardins, réserve, sa ferme de la Basse-Cour et le moulin

7. Archives privées, Leschelle. Grande propriété et société rurale en Thiérache de 1754 à 1879 107 banal. Parallèlement, 204 villageois possèdent ensemble 319 ha, 60 forains 67 ha : la moyenne est de 1,56 ha pour les Leschellois, 1,12 pour les étrangers, qui souvent ne le sont qu’à demi, car originaires de Leschelle ou héritiers à Leschelle, vivant dans les hameaux ou les villages proches. Il y a beaucoup de propriétés indivises, formées en général de si petits biens que le partage en est difficile, et de gens de condition si modeste que la seule alternative est de laisser en commun ou de vendre – par exemple au marquis d’Hervilly, grand acheteur de parcelles et même de maisons ou de « parts de maisons ». Cette petite moitié morcelée du terroir est de propriété populaire : on n’y trouve que six « sieurs » ou « dames », dont trois forains qui ont au plus 5 hecta- res, et des collectivités religieuses (abbaye du Val-Saint-Pierre, chapitre de Guise, église de Chigny) également peu pourvues. L’église, la cure, la fabrique et les pauvres de Leschelle rassemblent 11 ha en multiples parcelles, issues de dons pieux et charitables. En 1784, un rôle de taille montre l’extrême division des revenus fonciers. Complété par un impôt proportionnel destiné à payer la réparation du presbytère, il concerne tous les habitants8. À Leschelle, cinq privilégiés ne sont pas soumis à la taille : d’Hervilly, le curé, l’église, les pauvres, et un inconnu. Le village au sens strict compte 210 roturiers et 120 forains : le terroir est le même qu’en 1756. Parmi les villageois, 12 n’ont « n’y biens ni fonds », et paient tout de même une petite taille – peut-être des propriétaires indivis, dont la part propre n’est pas calculable –, mais d’autres, moins pauvres, échappent à la taille, sinon à l’impôt ajouté. Les professions ne sont connues qu’en partie. Peut-être, quand le rôle les omet, s’agit-il de vrais paysans, quoique la faiblesse de la majorité des revenus rende douteux l’exercice d’un seul métier. La valeur de ce document fiscal est discutable, mais il rejoint celui de 1756 : sur un faible total de 15 942 livres, le revenu imposable du marquis d’Hervilly représente 46 %. À peu d’exceptions près (le chapitre de Guise, petit propriétaire en 1756, est taxé à présent sur 430 livres), le revenu des forains est inférieur à 50 livres. À Leschelle, 188 taillables sur 210, soit 89,5 %, ne dépassent pas les 50 livres de revenu, et 50 % les 10 livres, mais les villageois peuvent être aussi propriétaires ailleurs. Quoi qu’il en soit, les 90 professions notées suggèrent l’as- sociation avec la propriété du sol du salariat agricole et de l’artisanat. Ces parcel- laires sont manouvriers, valets de charrue, bergers, tisserands, charrons, maçons, couvreurs de paille, maréchaux-ferrants, tonneliers, sabotiers, briquetiers, cordonniers, tourneurs, charpentiers, scieurs de long, mulquiniers, et, pour les femmes chefs de ménage, fileuses. Il y a parmi eux un seul « marchand », et l’un des neuf ou dix gardes-bois du seigneur. Il faudrait joindre encore à ces familles d’activité mixte la masse des non-propriétaires, en majorité journaliers et fileu- ses, et les nombreux « pauvres » ou mendiants. Que dire du niveau supérieur de la société villageoise ? Les onze dotés en 1784 de 90 à 300 livres de revenu foncier sont des « laboureurs », peut-être une

8. Arch. dép. Aisne, C 178. 108 Suzanne Fiette esquisse de bourgeoisie rurale : en 1756 également, on peut suivre sur le dénom- brement, en regroupant les parcelles passées à de nouveaux propriétaires, l’arron- dissement des biens de quelques-uns. Mais ces coqs de village ont du mal à se hisser au-dessus de la médiocrité générale : parmi les 204 propriétés villageoises, une seule, en 1756, atteint 29 ha, et c’est un indivis familial ; 16 seulement ont plus de 5 ha, et 141, 69,1 % du total, dont la majorité des indivis, sont en dessous de un hectare. La situation n’a guère dû évoluer en 1784, mais le rôle de taille ne note pas les indivis. Les mémoires adressés à l’intendant, en 1760-1761, rendent la fiscalité responsable d’un grave recul économique. Un laboureur de Thiérache déplore le manque croissant, « depuis vingt ans », de bestiaux, de troupeaux, d’amende- ments : à Leschelle, Iron, La Vaqueresse, le produit agricole a diminué de moitié ou des deux tiers. Quant au marquis, il met en cause le nombre croissant de trop petits propriétaires et la parcellisation du terroir. Beaucoup de laboureurs, pour vivre, se font voituriers, d’où l’aggravation du déclin. Et celui-ci, ajoute-t-il, se double de l’appauvrissement des propriétaires indépendants, et aussi des locatai- res de terres, que les documents de 1756 et 1784, par définition, ignorent. Mais qui peut, à Leschelle, offrir des fermes de taille suffisante, sinon le marquis d’Hervilly ? Il est significatif que, de ses quatre fermiers de 1761, qui se parta- geaient 75 hectares, il n’en reste qu’un après 1782, celui de la Basse-Cour du château avec 89 ha – son cheptel vif et mort fourni par le propriétaire –, et, paral- lèlement, de multiples locataires parcellaires. Parmi les avantages qu’offre la propriété noble, il y a encore la ferme des droits seigneuriaux, souvent confiée aux fermiers des terres. Les moulins (Leschelle, Leval, Iron, La Flamengrie) rapportent assez pour justifier un gros loyer, alourdi du loyer supplémentaire d’un an que la pratique du fermage en blé fait disparaître sur les fermes. Enfin, les vingt ou trente salaires versés par le château donnent une sécurité : domestiques, mais surtout gardes des bois et des ventes de bois, qui, avec 300 livres en 1789, atteignent les meilleurs revenus taillables ; et hommes d’affaires, comptable, secrétaire, une minuscule bourgeoi- sie de capacités. Conclure de là sur les catégories sociales serait abusif. Car la connaissance quantitative de Leschelle porte sur la propriété du sol, et on ignore si, parmi les professions commerciales et industrielles citées par les registres notariaux, marchands de fil, de tissus, de peaux, de fromages, de vaches, brasseurs, auber- gistes, fabricants de bas, il n’y a pas des familles aisées habitant la paroisse, sans y posséder de terres. Il y a à Leschelle un notaire, un médecin, peut-être proprié- taires ailleurs. Notons pourtant que, malgré l’existence probable de marchands- fabricants, distributeurs du travail des toiles, ni Leschelle ni les paroisses voisines ne paient le vingtième d’industrie9.

9. Id., C 283 à 306 : états, par élection, des vingtièmes et des sols par livre additionnels. Sur les biens- fonds de Leschelle, l’impôt global diminue de 1762 à 1787, sans doute à cause du recul agricole. Pour les vingtièmes d’industrie (et de commerce), d’autres foyers les paient en 1762, tels Guise, La Capelle, Hirson, Origny. En 1780, déclin ou concentration, Guise reste seul. Grande propriété et société rurale en Thiérache de 1754 à 1879 109

On peut tout de même conclure à une société dualiste, et la dualité est aussi relationnelle. Si d’Hervilly possède la quasi-totalité des bois de Leschelle dès 1756, il laisse au village 77,7 % des terres de culture et autant, 77 %, des prés de fauche et pâtures non fauchées. À une certaine spécialisation de la propriété noble correspond surtout la nécessité vitale des labours, pour une agri- culture vivrière qui privilégie les céréales dans un pays de climat humide et de sols argileux. Les prés représentent, en 1756, environ le tiers des labours, mais ils se cantonnent dans les fonds impropres aux cultures. Les petits exploitants donnent évidemment priorité à l’alimentation humaine, mais si, en 1761, le blé est prépondérant, les céréales secondaires, seigle, avoine, orge, pamelle ou orge de printemps, épeautre, le dépassent en quantités produites. Les fourrages et les légumes sont rustiques : « bizaille », sorte de pois chiche à grosse peau, « dravière », mélange d’avoine et de légumineuses, « favelottes » ou féverolles, très peu de pois et de lentilles. À cette agriculture peu évoluée, le grand proprié- taire doit aide et exemples. Dans son mémoire à l’intendant, il dit pratiquer le drainage, le marnage, le chaulage, des assolements temporaires sur les prés, avoir introduit le trèfle et la luzerne et distribué des semences. La Société d’agri- culture, elle, espère beaucoup d’un nouvel engrais, les « cendres noires » ou cendres pyriteuses. Ce goût expérimental ne traduit pas seulement la mode agronomique des Lumières. La responsabilité économique du seul grand propriétaire est engagée par l’insuffisance globale des cultures. Mais ce ne sont pas les labours du marquis qui les réduisent, puisqu’ils sont affermés. Ce sont ses bois, qui occupent près de 40 % du terroir, et de bonnes terres à blé. Voici la distribution de 1756, toutes propriétés confondues10 :

ha. a. c. % Maisons et leurs clos 23 81 3 2,9 Jardins 15 73 19 1,9 Labours 340 65 84 41,9 Prés et pâtures 107 10 35 13,1 Bois 316 5 81 38,8 Château et moulin banal 9 42 24 1,1 Total 812 78 46 99,7

10. Une distribution proche, sous la Révolution, de celle des cantons du nord du district de Vervins, et en particulier du canton du Nouvion : Denise Depernet, « Le district de Vervins (1792-1793), problème de subsistances », Mémoires de la Fédération des Sociétés d’histoire et d’archéologie de l’Aisne, t. XXII, 1977, p. 141-164. 110 Suzanne Fiette

DISTRIBUTION DES PROPRIÉTÉS (1756)

Maisons et leurs clos Jardins Labours Prés et pâtures Bois Château et moulin banal

Il y a, certes, rivalité économique entre les deux types de propriétés, d’au- tant que d’Hervilly, planteur passionné, convertit en bois ses achats de parcel- les. Mais il y a aussi solidarité. Les bois créent des activités : bûcheronnage, sciage, saboterie, boissellerie. Ils donnent aux journaliers le seul moyen de ne pas chômer l’hiver, et l’inquiétude est commune lorsque la boue des chemins empêche les marchands d’emporter les troncs vendus. La distribution constante des charités comporte, avec le blé, du bois de chauffage. Dès la Révolution, sans doute, l’emporte l’aspect conflictuel des relations, avec dix ans de ravages des forêts, fléau national. Le bouillonnement révolutionnaire explose alors dans toute la généralité de Soissons, mais aucune région n’est aussi pauvre et aussi révoltée que la Thiérache. À Leschelle, le dualisme de la propriété et de la société charge les d’Hervilly d’une responsabilité qui déborde largement la philanthropie institutionnalisée de leurs fondations, écoles gratuites et rentes de charité. Cependant la protection qu’ils assument témoigne aussi d’un sentiment d’insécurité qui les oblige à bien connaître la société villageoise. Par ailleurs, le grand domaine fournit des outils économiques à partir desquels pourra s’es- quisser, de la Révolution à la Restauration, avec le soutien des activités marchandes, l’ascension sociale de quelques-uns, associée au désir d’émanci- pation politique.

Expansion et concentration relative en Thiérache : le bon choix

Le marquis d’Hervilly se défait à regret de ses domaines dispersés, mais par achats, ventes, échanges, il grossit surtout ses biens de Thiérache, doublés depuis le milieu du XVIIIe siècle, en privilégiant les bois comme mode d’exploita- tion : en 1782, sur 1 120 ha, son domaine de Thiérache offre déjà 692 ha de bois. Le produit des bois montre une croissance remarquable, et surtout celui des bois Grande propriété et société rurale en Thiérache de 1754 à 1879 111 de Leschelle, parfaitement entretenus : de 70,3 % du revenu leschellois en 1755 à 77,4 % en 1782. Pour les labours, les fermages se stabilisent à un niveau modéré, mais, payés de plus en plus en blé, ils profitent de la hausse de ses prix. Séparés des fermages globaux, les prés et pâtures sont loués en argent, sans doute à une paysannerie moyenne, les pauvres ne pouvant que mener leurs bêtes sur la vaine pâture, les chemins, les fossés. Au moment de la Révolution néanmoins, l’appauvrissement multiplie sur les prés du marquis, de plus en plus affermés, les petits locataires. Il y a même, en 1792, un fermage collectif, « les habitants d’Ohy ». La démultiplication des fermages amortit et fortifie à la fois la hausse de leur revenu. Augmentent aussi les loyers et les charges des meuniers, avec la compensation de baux plus longs. S’y ajoute enfin la croissance des droits seigneuriaux, grâce à une perception plus directe, et parce que les censives, surtout versées en nature, augmentent avec les prix du blé, de l’avoine, des chapons – jusqu’à l’effondrement de 1792. La Thiérache donc, d’économie céréalière mal adaptée à ses sols et à son climat, et en pleine décadence agricole, offre à la rente foncière un courant ascen- sionnel plus rapide que, par exemple, sur les anciens domaines d’Hervilly du Marlois et du Santerre, où de gros fermiers résistaient à la hausse des loyers. Elle est capable, en offrant un marché au bois et au blé des fermages, de créer, une pression concurrentielle propice à l’essor du revenu : on peut s’y enrichir sur la pauvreté. Mais aussi, la paysannerie s’y s’inscrit dans un cadre ouvert, semi- industrialisé, et notre lacune principale est de ne pouvoir mesurer la part des richesses non agricoles qui va aux propriétaires en tant que fournisseurs de terres, de travail, de nourriture.

L’œuvre et le témoignage de la comtesse d’Hervilly

Quand en 1799, avec ses filles Julienne et Thaïs, la comtesse d’Hervilly rejoint son beau-père à Leschelle, la situation est navrante : les bois à l’abandon, les fermages mal payés, les jardins saccagés, le château démeublé, ses tableaux brûlés dans une fête nationale, des réquisitions faites pour l’hôpital militaire de Guise, les archives emportées à Vervins. « Ce beau et superbe château, écrit-elle, est tout dégradé, les murs, les revêtissements des fossés, les jalousies, tout tombe, tout annonce la ruine. On nous a logées dans les entresols de mon appar- tement, la poussière des Autrichiens y était encore. » Un général français a aussi occupé le château: « Vins, meubles, bibliothèque, tout a passé par ses mains et y est resté. » Fin 1799, par bail sous seing privé, Mme d’Hervilly devient « fermière générale », gestionnaire des biens subsistants : Aisne (le groupe thiérachien et Dury) et Ardennes (le bois de « la Loge Rosette »). Ses filles, héritières de leur grand-père, lui renouvelleront cette délégation en 1813 et resteront en indivis jusqu’à sa mort. Elle hérite d’un énorme passif, puis, après la mort du marquis en 1803, s’ajouteront les revendications égalitaires des neveux et nièces de son mari, et ses propres problèmes, financiers, juridiques, politiques : ayant racheté, à 112 Suzanne Fiette

Balleroy-en-Calvados, les biens de son père guillotiné, elle les partage, en en assumant le passif, avec son frère et sa sœur, ex-émigrés. Ce qui lui vaut la haine et les procès de son frère, fort de son ancien droit masculin. On ne peut s’attarder sur les angoisses, les espoirs, les efforts que mont- rent, au cours des trente ans de sa gestion, les 3 000 lettres de cette personnalité remarquable, pieuse et tolérante, lucide et généreuse, courageuse et pleine d’hu- mour. Elle nous intéresse ici, d’abord, par ses allusions à la conjoncture. La disette de 1802-1803 mutiplie les arriérés de fermages et ranime la violence (le moulin de Leschelle est incendié), mais rend, heureusement pour elle, le blé momentanément fort cher. Puis son prix perd de son intérêt devant celui des bois, en hausse rapide et qui fait dépasser à la rente foncière son niveau des années 1780. Optimiste, Mme d’Hervilly reprend les achats parcellaires du marquis, restaure le château, le parc, les fermes, les moulins, et s’attache sensi- blement au pays. Mais en 1810, l’accord avec les cohéritiers de ses filles est coûteux, et la mise en vente de quelques biens un échec, les amateurs craignant les hypothèques générales. Puis vient la période tragique, avec la crise alimentaire de 1811-1812 et la guerre qui rend l’argent cher, quand il lui faut toujours recourir à des emprunts à court terme. Mais la guerre, c’est aussi l’invasion. Mme d’Hervilly décrit l’occupation de Leschelle, prussienne et russe, en 1815, un récit à la fois indigné et ironique : le désordre des armées alliées, leurs états-majors alourdis de femmes, enfants, médecins, domestiques, qu’elle doit nourrir et loger, et un faux commandant qui prétend la protéger et devient son « vampire » ; les énormes contributions en nature et, à défaut, en argent, exigées de Leschelle, donc d’elle- même, car le maire, un coq de village enrichi, lui est hostile, et le sous-préfet soumis à l’occupant. Elle doit réparer et remeubler le château, aider ses fermiers et les pauvres, plus pauvres que jamais, quand gelées et pluies rendent terrible la crise agricole de 1816-1817, et qu’elle désespère de pouvoir nourrir « tant d’af- famés ». En 1816, la Restauration, loin d’être favorable à la veuve du comman- dant de Quiberon, lui impose un gros supplément pour Dury, racheté par son beau-père à un prix modique. La sortie du tunnel ne se fera que par le sacrifice d’une part de ses biens de Balleroy, puis grâce à la loi de 1825 indemnisant les émigrés. Après sa mort, le domaine thiérachien, réduit mais consolidé, est partagé, en 1831, entre ses filles, les comtesses Julienne de Caffarelli et Thaïs d’Hervilly-Canisy, la première recevant, avec Dury et le bois ardennais, le château et le cœur du patrimoine. Une question importante concerne l’évolution herbagère de cette part de la Thiérache, donc aussi celle des structures sociales. Mme de Caffarelli fait de sa mère, par ses origines normandes, un précurseur de la conversion à l’élevage. Or il est trop tôt pour la Thiérache, qui reste céréalière : seule la réserve du château n’a que des prés et des pâtures, mais c’était déjà le cas en 1782. Pourtant, si l’in- ventaire de 1831 ne montre sur le domaine que stabilité herbagère depuis l’an VII, il précise que les prés du château, entourés de haies vives ou de saules, chênes et merisiers, sont « plantés de jeunes pommiers » et d’autres arbres frui- tiers. Ce sont ces « prairies closes » à la normande dont parle Mme de Caffarelli, Grande propriété et société rurale en Thiérache de 1754 à 1879 113 et dont les fruits, essentiels à l’autoconsommation, rapportent aussi à la vente à la fin de la Restauration. Sans doute y a-t-il eu concurrence entre les bois et les prés. Sur l’ensem- ble des biens d’Hervilly, 1 000 ha de bois représentaient les deux tiers des surfa- ces au début de la Révolution. Ils en dépassent les trois quarts en 1831, avec 1 193 ha sur 1 554, pour 288 de labours et 62 d’herbages. En effet, la forte hausse des valeurs foncières a profité surtout aux bois, et les plus favorisés sont, comme toujours, les bois de Leschelle : ils valent mainte- nant le double des terres de culture et d’élevage, même si, de ce fait, le rapport revenu/capital est réduit. À Leschelle pourtant, et seulement à Leschelle, les 41 ha de la Basse-Cour, ferme mixte, et surtout la réserve du château, grâce à leurs plan- tations, donnent aux herbages 2 018 fcs de capital, contre 987 pour les labours. Il y a là un stimulant à l’évolution, mais qui ne peut changer rapidement les habi- tudes paysannes.

L’évolution de l’héritage foncier entre 1831 et 1879 : option herbagère, problèmes d’une phase de transition, exploitation semi-directe

Mme de Caffarelli achève le repli sur la Thiérache, en vendant Dury et le bois ardennais. Elle accroît parallèlement son lot thiérachien, et par sa politique d’achats, d’échanges, de remembrements, conjugue le choix forestier, soutenu par son mari, et la conversion délibérée des terres de culture en pâtures. Dans l’in- ventaire de sa succession en 1855, la proportion des terres d’élevage, sur Leschelle, s’inversera exactement : un quart de prés et pâtures en 1831, trois quarts en 1855. À La Vaqueresse, en revanche, et sur les mêmes types de sols, la propriété demeure à prédominance agricole, peut-être en raison d’un progrès plus rapide des rendements du blé, ou d’une plus forte pression démographique et alimentaire : selon la monographie communale de 1884, la population y croît en effet jusqu’à 1846. Mais même ensuite, l’économie y reste mixte11. Assurément, les regroupements et remembrements, créant de grandes pièces, facilitent le pâturage de vastes troupeaux et aident à la montée des prix sur les terres en herbe. Mais la règle souffre des exceptions, et surtout, il y a distorsion entre la montée du revenu et la valeur vénale des biens. Ainsi, un inventaire des fermes, assez pessimiste, influencé probablement par la crise de 1828-1830, n’évalue en 1831 le rendement du capital qu’à 3 %. Comme en 1789, le loyer des labours, toujours payé en blé et pour une faible part, en paille, varie avec les prix. Mais en 1831, il est à peu près égal (4,32 jallois, 2,35 hectolitres à l’hectare) au barême de 1782. On peut supposer pourtant, depuis l’Ancien Régime, un certain progrès de l’agriculture locale – marnage, chaulage, recul des jachères –, conforme à l’évolution nationale, mais dont les propriétaires ne pren- nent pas leur part. Loués en argent, les prés et pâtures de Leschelle rapportent

11. Arch. dép. Aisne, monographies communales, 1884-1888 : La Vaqueresse. 114 Suzanne Fiette même moins qu’en 1789. Dans cette phase de transition, l’inertie relative des fermages (des baux de 9, 12, 18 ans), le caractère à peine complémentaire de l’élevage dans l’économie paysanne, freinent la valorisation, et illustrent le déca- lage entre un revenu peu mobile et un capital en ascension certaine quoique variable : à Leschelle, le revenu des labours et des prés affermés est égal, alors que la valeur moyenne des seconds est déjà plus du double de celle des premiers ; à La Vaqueresse, prés et pâtures rapportent davantage, pour un capital encore très inférieur. En 1831, après le départ d’un fermier insolvable, la Basse-Cour est relouée, normalement pour 18 ans. Son revenu devrait augmenter, grâce à la hausse temporaire du blé de 1835 à 184712. Mais on ne peut rien conclure des prix, locaux ou nationaux : en 1855, il n’y a plus, depuis 1848 sans doute, de ferme de la Basse-Cour, et les deux fermes de La Vaqueresse ont disparu aussi. Le fractionnement des locations, la multiplication des petits preneurs (une quarantaine en 1855, pour 12 en 1831), répètent l’évolution des années 1780. Certes, de 1831 à 1855, la rente foncière s’élève, au moins à partir de 1845, grâce, peut-être, au maintien relatif des prix du bétail en face de l’irrégularité de ceux du blé. Mais la croissance est d’abord inégale, freinée dans ses valeurs nomina- les et surtout son montant réel par les crises cycliques. On ne sait rien de la dure période 1847-1851, mais elle doit ressembler à celle de 1830-1835, quand les propriétaires se heurtent à l’insolvabilité typique de l’agriculture céréalière. La conversion à l’élevage devrait s’en accélérer, d’autant que, après l’ancienne rigi- dité des unités préconstituées, en 1855 la quarantaine de locataires, souvent asso- ciés, louent séparément maisons et terres, dans une extrême dispersion. Mais l’embocagement, fait dans la région aux frais des preneurs, n’est pas sans douleur. Quant aux moulins, leurs faillites soulignent le recul du blé. En 1855 pourtant, la période de prospérité a commencé, mais on en ignore localement la date et les causes13. En outre, la croissance du revenu porte à présent sur les labours. Ou bien elle reflète automatiquement le relèvement des prix du blé après 1851, accentué par les mauvaises récoltes qui, en 1853-1854, frappent durement l’arrondissement de Vervins. Ou bien, des baux plus brefs ou plus souples ont permis de réévaluer les fermages, mais, en 1855, les revenus ne sont connus qu’en argent, non en quantités de blé. En tout cas, la hausse reste d’abord en partie nominale, car il y a en 1854 trois ans d’arriérés de paiement. Et au début du Second Empire, la rente foncière perd à nouveau du terrain derrière la plus-value du capital.

12. Georges Duby et A. Wallon, Histoire de la France rurale, Paris, Seuil, 1976, t. III, p. 113-115 : la phase de baisse de la Restauration prolongée jusqu’au prix minimum de 1834-1835 ; la remontée, culminant lors de la pénurie de 1847 puis l’effondrement de 1851 ; de 1817 à 1851, une chute moyenne de 40,1 %. 13. Dans le Pas-de- par exemple, la rente foncière s’élève dès 1844. Mais l’argument souvent invoqué des effets bénéfiques de la betterave ne vaut pas pour l’arrondissement de Vervins, qui ne la cultive que sur 1 215 ha en 1865, pour 25 390 dans l’ensemble de l’Aisne, selon l’Enquête agricole de 1867. Grande propriété et société rurale en Thiérache de 1754 à 1879 115

L’état de la succession, en 1855, montre la croissance, depuis 1831, du faire-valoir direct, et c’est seulement sur les 16 ha de prés et pâtures non affermés que le revenu dépasse les 3 % du capital. Ajoutons que, affermés ou non, on a joint aux surfaces en herbe les « vergers », qui sont les meilleures des pâtures plantées, grâce à la qualité des arbres fruitiers. Dans le partage de 1855 avec ses sœurs, le lot de l’héritier du nom est immobilier : la propriété du château, des terres et des bois de Leschelle reste le fondement de la position sociale des Caffarelli, de leurs obligations charitables et scolaires en même temps que de l’exercice de la notabilité, nationale, départe- mentale, municipale. Autre intérêt : la part d’Eugène de Caffarelli ne comprend aucune terre de culture. Jusqu’au partage de 1879 entre ses propres héritiers, la croissance du capital se perpétue, mais la montée du revenu témoigne davantage de la période faste, grâce surtout aux fermages qui rejoignent à présent les profits du faire-valoir direct ; et à des baux tardifs, en majorité postérieurs à 1873, plaçant donc la croissance terminale dans la dernière décennie de « l’âge d’or », et la stabilisant jusqu’à la grande crise générale des années 1880. Mais ensuite, on ne sait plus rien... De 1855 à 1878, la correspondance de deux régisseurs successifs assure une continuité à la connaissance. Le premier, notable communal, chargé, par un propriétaire à demi-parisien, de toute la gestion et des charités, organise le travail des journaliers et les occupe au maximum. Ses commentaires soulignent l’im- portance financière et psychologique prise par les dix hectares de la réserve, exploités avec l’ex-ferme de la Basse-Cour. Certes, il peut paraître abusif de considérer comme unité indépendante cette faible partie du domaine, où le travail de domestiques et d’ouvriers, passant des pâtures aux jardins, au parc, aux bois, est dirigé par d’autres salariés. Mais son autonomie relative au sein de la rente foncière – elle fournit l’autoconsommation du château, ses propres frais, ses impôts, dégage des bénéfices de ses ventes –, en fait une petite exploitation très viable. Sa vocation herbagère s’associe maintenant à des cultures complémentai- res, par une location sur les labours passés à l’une des sœurs du comte Eugène, renforçant ainsi sa spécificité au sein du domaine et menant à la comparer aux modes locaux de mise en valeur. Comparaison qui ne peut s’appuyer que sur la monographie communale de 188414, en la nuançant : l’exigence d’autosuffisance et de rendement, le contrôle permanent, même de loin, du propriétaire sur la gestion, font du château une exploitation domestico-ouvrière, d’esprit économe à la façon villageoise, mais aristocratiquement généreuse par l’emploi volontaire- ment continu des journaliers et le partage des surplus en nature avec les pauvres. Faute du travail familial non rémunéré qui caractérise la ferme paysanne, et en raison des luxes nécessaires (les chevaux de selle par exemple), les charges sont lourdes, mais elles sont compensées par la minutie et l’intensivité des travaux, la qualité des pâtures plantées, l’emploi des engrais, la multiplicité des produits. Les journaliers, en période creuse, sont occupés aux plantations, au fagotage, au

14. Arch. dép. Aisne, monographies communales : Leschelle. 116 Suzanne Fiette curage des fossés, à l’entretien des chemins, du parc, des murs, des ponts, voire du presbytère et de l’école : le travail est devenu le principal investissement. La ferme du château incarne ainsi une nouvelle forme de paternalisme, en même temps qu’un exemple pour l’herbager ordinaire qui, selon la monographie, produit de l’herbe et du foin, peu de carottes et de betteraves, et doit acheter paille et fourrages. On doit reconnaître, par ailleurs, dans le type économique de la Basse- Cour un aboutissement, non une révolution, un choix herbager commencé avant 1855. Mais, pour juger de son antériorité régionale, il faut comparer l’évolution à celle de son cadre géographique, et embrasser une perspective quasi séculaire. Car la Thiérache manque d’une chronologie et surtout d’une cartographie de l’embocagement. Le seul moyen d’approche, la revue des études du début du XIXe siècle et d’autres plus récentes, montre des contradictions sur les formes et les étapes de l’évolution. Si la concordance s’affirme davantage à partir du Second Empire et surtout de 1880, quand le mouvement est devenu spectacu- laire, les auteurs s’opposent encore sur le vocabulaire employé pour les surfaces en herbe. À Leschelle, le cadastre de 1838-1843 est précieux mais précoce. Il faut attendre 1884, et même l’enquête de 1892 pour vérifier la nouvelle distri- bution des modes d’exploitation, mais l’accord n’y est pas total avec la mono- graphie de 1884.

La Thiérache : des évolutions successives

Leschelle: un achèvement tardif

L’Enquête agricole départementale de 1867 constate la croissance, « depuis trente ans », des prairies naturelles et artificielles, mais l’arrondissement de Vervins ne leur donne encore que 30 % de sa surface. Catrin parle en 1871 des grands progrès accomplis par le canton du Nouvion « depuis 70 ans »15, mais en 1875, au comice agricole, le duc d’Aumale, grand propriétaire en Thiérache, ne les date que de « 27 ans ». En 1792, selon D. Depernet, dans les cantons du nord comme celui du Nouvion, les problèmes de subsistances réduisaient la proportion labours- herbages à trois quarts/un quart, ou deux tiers/un tiers, sur les 50 % non fores- tiers du terroir. En 1802, le préfet Dauchy donne encore à l’arrondissement 72,75 % de labours et 5,12 % de prés – en dix ans, la pression démographique y a-t-elle étendu les cultures ? –, tout en soulignant l’abondance des vaches laitières... En 1824 au contraire, la statistique de Brayer généralise la conver- sion des terres en pâtures closes, fumées et plantées de pommiers, pour la

15. Enquête agricole, Aisne, Pas-de-Calais, Nord, Imprimerie impériale, 1867, p. 38 ; L.-H. Catrin, Études historiques et statistiques sur Le Nouvion-en-Thiérache, son canton et les communes limi- trophes, Vervins, Le Nouvion, 1870-1871, p. 43. Grande propriété et société rurale en Thiérache de 1754 à 1879 117 démonstration préfectorale, trop optimiste, d’une récente prospérité16. Mme d’Hervilly n’eût pas été d’accord. Sous la monarchie de Juillet, la Thiérache valorise ses herbages par un élevage d’ovins à laine fine et l’engraissement de bœufs maigres. Mais le comice agricole de l’arrondissement, fondé en 1842, s’intéresse d’abord à l’amélioration de la race chevaline et au drainage d’un sol « ingrat, argileux et compact »17. En 1858, une Statistique agricole du secrétaire du comice de Saint-Quentin, Gomart, note pour la Thiérache l’engraissement des bœufs et des porcs, et la forte produc- tion de fourrages des cantons du nord18. Généralisation, encore. L’antériorité de l’élevage à viande sur la spécialisation laitière est certaine, mais en faire une quasi-exclusivité est excessif : ce serait trop privilégier les souvenirs d’enfance d’Ernest Lavisse, qui a vu, entre 1848 et 1852, passer au Nouvion les bœufs maigres de Franche-Comté, puis les bouchers du Nord venus les acheter, et qui fait des engraisseurs du pays des hommes aisés, à demi-oisifs. Or, cet élevage extensif, à l’aise dans ses pâtures, cette bourgeoisie qu’il enrichit, n’ont rien de commun avec le Leschelle du recensement contemporain de 1851. Lavisse lui- même nuance le tableau : Leschelle, ce pourrait être le village de sa mère, Oisy, avec ses pauvres tentés par la délinquance, ses métiers doubles ou triples, son émigration saisonnière, la parcellisation du finage19. On a peine à croire à la rapi- dité de la conversion herbagère, quand une communauté rurale conjugue l’exi- gence vivrière et le manque de moyens des exploitants. Enthousiaste de la betterave, l’Enquête agricole de 1867 ne généralise nullement, d’ailleurs, le progrès aux arrondissements « arriérés » de l’Aisne, Vervins et Château-Thierry. Le premier reste céréalier, quoique les fourrages s’y développent. Ses prairies naturelles sont très riches, mais ne couvrent qu’un quart des surfaces, consacré à un élevage bovin mixte, viande et lait, et à un élevage ovin en recul – disparu déjà en 1855 chez les Caffarelli. Quant à Leschelle... En 1871, dit Catrin, c’est l’une des cinq dernières communes du canton à produire encore des céréales. En 1884, malgré un embo- cagement accéléré, il reste encore, selon la monographie, 250 ha de labours sur les 550 du cadastre de 1838-1843. En 1871, les pâtures du canton ne sont géné- ralement pas fauchées et ne donnent pas de regain : ce ne sont donc pas des « pâtures » au sens précis du mot, mais des prairies naturelles laissées en l’état au bétail, telles que l’instituteur de 1884 n’en relève plus que 7 ha à Leschelle, pour s’indigner de leur abandon, ces communaux de Leval n’étant ni engraissés ni fauchés suffisamment. En revanche et parallèlement, la monographie crée un

16. D. Depernet, art. cit., p. 144-147 ; Dauchy, Statistique du département de l’Aisne, an XI, p. 14 et 25 ; J.-B. L. Brayer, Statistique du département de l’Aisne, Laon, Imprimerie d’e Melleville, 1824- 1825, p. 103. 17. Arch. dép. Aisne, procès-verbaux du conseil général, rapports annuels sur les comices agricoles, par exemple en 1855. 18. « Statistique agricole sommaire du département de l’Aisne », Recueil publié par la Société académique de Saint- Quentin, 1850-1864. 19. Ernest Lavisse, Souvenirs, Paris, Calmann-Lévy, 1912, p. 62-67. 118 Suzanne Fiette stéréotype trop général de l’herbager éclairé qui draîne, irrigue, engraisse ses terres, les remembre à l’amiable, élève des vaches laitières de qualité. Ensuite, on n’a plus guère que la réponse leschelloise à l’enquête statis- tique de 189220 : maintien des céréales sur 5,3 % seulement de la surface utile ; faiblesse des plantes fourragères (2,6 %) ; prédominance des herbages, pour 862 ha et 59, % de la surface « cultivée », et qui donnent maintenant à la commune une spécialisation fromagère. Parmi les terres couchées en herbe, se distinguent à nouveau, des 766 hectares de pâtures, plantées ou non, 96 ha de ces prairies naturelles dont la monographie affirmait la quasi-disparition. Ce sont les anciens prés des fonds humides, mais la distinction est subtile car ils sont à la fois fauchés et pâturés.

Le domaine et Leschelle, des cultures aux pâtures ?

Dans les années 1880, le décalage entre le type de la ferme du château et celui des exploitations paysannes s’est donc progressivement comblé. Il reste à envisager l’autre extrémité de l’évolution : le grand départ de la conversion herba- gère, constaté, en 1855, comme option de Mme de Caffarelli sur ses terres de Leschelle, et de Leschelle presque uniquement. Initiative isolée ou initiation locale ? Sur la question de l’influence, la réponse est hypothétique. Mais il y a un moyen, un seul, d’apprécier la valeur d’anticipation du mouvement : le cadastre de 1838-184321.

1838-1843 DISTRIBUTION DU FINAGE PAR MODES D’EXPLOITATION Surfaces en hectares, pourcentage du total, nombre de parcelles

Leschellois Caffarelli ha a c % Parcelles ha a c % Parcelles Labours 328 60 40 53,8 736 40 48 30 10,6 13 Près 39 77 10 6,5 168 5 30 10 1,39 10 Pâtures 94 65 85 15,5 243 48 92 40 12,9 20 Pâtures plantées et vergers 113 0 18,5 18,5 305 13 43 10 3,53 17 Jardins 14 27 45 2,33 288 3 61 90 0,95 13 Sol des maisons 10 8 60 1,65 292 0 60 55 0,15 9 Bois 9 9 70 1,48 62 265 56 50 69,9 22 Total 609 49 90 99,70 2094 377 92 85 99,4 104

20. (18) L.-H. Catrin, op. cit., p. 42, 47, 80-88 ; Arch. dép. Aisne, arch. com. Leschelle, F 2 : statis- tiques agricoles ; id. monographie de 1884, enquête de 1892. 21. Arch. com. de Leschelle. Grande propriété et société rurale en Thiérache de 1754 à 1879 119

Sur le tableau ci-contre, on a mis à part les habitations du village et des hameaux, pour leur importance dans la micro-propriété leschelloise. On a associé à nouveau pâtures plantées et vergers comme réalité populaire indiscutable, mais ici, selon la suite topographique de l’état des sections et ses appellations inter- changeables : ce sont en majorité les clos ou « héritages » des maisons, cours herbeuses plantées d’arbres fruitiers, intercalées dans la structure lâche d’un habi- tat à la fois groupé et disjoint. On a omis les propriétés foraines, seulement complémentaires et dominées par les labours, ainsi que deux oseraies, une pépi- nière, quelques bâtiments agricoles ou industriels, et les 175 ha de bois hérités en 1831 par Thaïs d’Hervilly.

Bois

Sol des maisons

Jardins

Pâtures plantées et vergers Caffarelli Pâtures Leschellois Prés

Labours

0 10 20 30 40 50 60 70 80 En % de la surface totale

Sur le domaine, les labours, affermés, subsistent, mais le petit nombre des parcelles contraste avec le morcellement des propriétés paysannes, éparpillées de plus sur toutes les sections : une moyenne de 3,42 ha chez les Caffarelli, de 0,29 chez les Leschellois. Dans leur cas, elle est évidemment amenuisée par le grand nombre de jardins et d’habitations, encore que la chaumière locale, sorte de « maison-bloc », abrite sous son toit granges, ateliers, cabarets et boutiques, et occupe parfois plus d’espace que son jardin, voire qu’une de ses parcelles de labours, de pâtures et surtout de prés, les plus divisés. D’autre part, la première caractéristique de la distribution du domaine est l’écrasement des autres modes d’exploitation par la prépondérance de ses 70 % de bois, 230 ha en quatre gran- des pièces, plus 18 bosquets comparables à ceux des villageois. Si on soustrait du calcul la totalité des bois, les pourcentages deviennent plus parlants : sur le domaine, 35,33 % de labours, 4,62 % de prés, 42,7 % de pâtures, 11,72 % de pâtures plantées et de vergers ; chez les habitants, respectivement, 54,57 %, 6,6 %, 15,72 %, et 18,76 % avec les « héritages ». 120 Suzanne Fiette

La moitié des 296 propriétaires du village a moins d’un demi-hectare, mais ces 149 chefs de ménage occupent 391 parcelles, 18,71 % du parcellaire pour 3,57 % de la surface. Ils possèdent le quart des habitations, la moitié des jardins, et avec 5,80 % des vergers, presque autant de ces petits clos domestiques que de jardins. Les terres de culture ne les intéressent guère, faute de matériel agricole, ni les prés, faute d’un élevage suffisant. Ils ne réunissent à eux tous que neuf minuscules parcelles de labours, sans doute cultivées à la bêche ou retournées par un cultivateur. Leur économie est alimentaire, en complément d’un autre métier. Journaliers, artisans, petits marchands, cabaretiers, ce ne sont pas des « herbagers ». De 0,50 à 0,99 et de 1 à 1,99 ha, soit 28 puis 33 propriétaires, on voit successivement, en part du finage, sextupler puis encore tripler les labours, et les prés doubler deux fois. La croissance des pâtures est moins nette, et maisons et jardins réduisent fortement leur surface par rapport à la première classe. Mais, sur les 59 pâtures plantées de ces classes, cinq seulement ne sont pas jointes à une maison, ce qui montre encore la faiblesse relative des vraies pâtures plantées de plaine, issues de la conversion des labours, en face des vergers d’agglomération. Il s’agit toujours de micro-propriété, et des mêmes milieux populaires aux métiers mixtes. Les classes suivantes, de 2 à 4,99 et de 5 à 9,99 ha, soit 51 et 23 proprié- taires, marquent un équilibre et une transition. Labours, prés, pâtures y sont, en pourcentage du total, proches du quart, comme l’est la propriété globale de chaque classe sur les biens des Leschellois. Dans ce mode dominant, s’amorce de l’une à l’autre de ces classes la prépondérance des labours, laquelle s’affir- mera davantage dans les classes les plus élevées. On aborde ici, théoriquement, la petite et moyenne exploitation agricole. En fait, il y a peu de vrais cultivateurs, la terre n’étant encore qu’un complément à d’autres activités, et les probabilités d’affermage croissant avec sa dimension. Parmi les propriétaires, artisans ou commerçants aisés, on compte aussi un filateur, un arpenteur, un briquetier, le maître de poste, plusieurs notables de Leschelle, parfois héritiers ou acheteurs de terres. Ce n’est qu’avec les dix puis les deux propriétaires des classes les plus élevées qu’on pensait trouver le type le plus pur de l’agriculture locale. En fait, de 10 à 19,9 ha, le prestige de la terre est tel que les huit noms connus se distri- buent encore entre deux types, quatre cultivateurs et l’élite du commerce et de la petite industrie. Ce second groupe, plus éclairé, plus aisé, est parfois tenté par les vraies pâtures plantées. Mais globalement, les 64 % de labours de cette classe montrent la réticence à l’embocagement, et surtout chez les cultivateurs. Réalité plus nette encore avec les deux seuls gros fermiers : 22 et 26 ha, 8 % et 7 % de labours. Sur un terroir parcellisé à l’infini, dominé par la masse des bois, les besoins alimentaires de la population s’imposent toujours à l’économie villa- geoise. Et les possessions des Leschellois sur les cadastres voisins sont compara- ble : seul un enrichi, commerçant et spéculateur foncier, a acheté des herbages à Esquehéries. Grande propriété et société rurale en Thiérache de 1754 à 1879 121

Les pauvres de Leschelle. La pratique d’une « inflexible responsabilité »

Il reste un résidu invisible au cadastre : le groupe de ceux qui n’ont rien. Or, en 1840, un document, en quelque sorte qualitatif, nous renseigne sur ce groupe composé de 80 familles environ, sur 1 224 habitants : il s’agit du récit du Dr Trélat, un ami des Caffarelli, aliéniste parisien, philanthrope, républicain, récit dans lequel il retrace son action de bénévolat médical à Leschelle : Deux mois en Picardie, publié la même année par la Revue du Progrès. Il y découvre l’amour des pauvres pour le souvenir de la comtesse d’Hervilly, morte depuis dix ans, y décrit son exemple suivi par ses enfants, lui donne une notoriété qui l’eût fort étonnée. Depuis le temps de Mme d’Hervilly, une population aussi dense comporte toujours une masse de besogneux de classement difficile, aux métiers mixtes ou successifs, voués au travail précoce, au chômage partiel, à l’exode annuel, à pied vers le sud, pour faire la moisson « en France ». Parmi les assistés du château, il y a en outre des familles qui ont une maison, un peu de terre, et que frappent le chômage, la maladie, les mauvaises récoltes. Vulnérable, un quart, un tiers de la population, mais vulnérable aussi cette agglomération de petits métiers, soumis souvent au capital marchand. La survie du village, en effet, comme le disait déjà le marquis d’Hervilly, tient à son ouverture sur l’extérieur : roulage et commerce des grains, des toiles, des fils, vers la Belgique ou Paris; distribution des travaux textiles par des marchands-fabricants, émigration temporaire – et contrebande traditionnelle. Il s’y ajoute le placement dans les familles, pour une somme modique mais bienve- nue, des enfants des hospices de Paris. Or cette population, déjà frappée en 1840, dit Trélat, par la concurrence industrielle, habituée aux échanges avec l’extérieur (les Leschellois parlent à peu près le français), ne connaît pas encore d’exode définitif. Sans doute faut-il voir à cette stabilité des causes économiques et psychologiques mêlées : la forte soli- darité communautaire, le travail fourni par les bois, le soutien social du château. Entre celui-ci et le village, il y a toujours eu connaissance et familiarité. Mais ni Mme d’Hervilly ni sa fille aînée ne pensent à décrire l’inconfort, l’insa- lubrité, la malnutrition, la misère physiologique qui marquent la vie des pauvres. Trélat au contraire en est horrifié. En lui, le républicain idéaliste, heureux du « commerce intime » avec le peuple et ses vertus, découvre à Leschelle un monde authentique, fraternel, égalitaire. « Mais les couleurs où je plonge mon pinceau sont trempées de larmes... ». Le médecin souffre en effet, et veut offrir « un docu- ment sérieux » au moment où l’on tente de réduire les maux sociaux – ce sera, en 1841, la première loi sur le travail des enfants. Il montre les chaumières basses précédées d’un épais lit de fumier, les grabats fourrés de linge sale, le sol de terre battue où pourrissent les légumes, la cohabitation avec les animaux, la promis- cuité des sexes. La grossièreté pourtant n’est qu’ignorance, et ses conseils d’hy- giène sont reçus avec joie. Il voit des nourrices affamer les enfants des hospices, mais ceux-ci sont souvent aimés et adoptés. L’indigence n’est pas méprisée à Leschelle, où on honore les vieux travailleurs sans ressources. Les mendiants 122 Suzanne Fiette trouvent dans les plus pauvres maisons une jatte de petit lait ou du pain. La fête du village est un temps de fraternité, permettant aux plus démunis de fabriquer ou de recevoir « le flan de la fête ». Trélat dit aussi son admiration pour quelques personnalités, des femmes surtout, pleines de force et de bonté. Or, ce « sol plein de richesse », une « main puissante » l’a remué profondément : celle de Mme d’Hervilly. Héritière scrupuleuse, comme ensuite ses descendants, des anciennes fondations (rentes charitables, école des filles restée seule, depuis la Révolution, à la charge du château), Mme d’Hervilly a créé sa propre philanthropie. Pour elle, il s’agit moins de charité que de devoir humanitaire ; moins de gratitude exigée que d’amour espéré, mais facultatif, sa supériorité d’éducation lui imposant même de souffrir les rebuffades ; moins de morale que de présence auprès des malades et des accouchées ; et moins d’une réponse aux demandes que d’une action sélective, respectant la dignité humaine – bois livré aux vieillards et aux infirmes, soupes pour les enfants, prêts autant que dons, commande de travaux simulés, métier donné aux orphelins, reconstruction de chaumières vétustes ou incendiées, rachat des dettes qui auraient privé une famille de son logis. La reli- gion, certes, est la source de sa bienfaisance, avec ses devoirs de propriétaire. Mais elle n’imaginerait pas renouveler, par la charité, l’ancienne tutelle seigneu- riale. Le modèle décrit par Trélat servira pourtant d’exemple à diverses philoso- phies socio-politiques pour démontrer, soit la supériorité des hautes classes, soit leur insertion dans la société moderne, soit la vitalité des valeurs traditionnelles en face de l’égoïsme bourgeois. Cette dernière idée apparaît déjà chez Trélat, non sans troubler le démo- crate : « Titres nobiliaires, privilèges et distinctions de toute espèce étaient plutôt un poids qu’une grâce, mais un poids qu’il faut porter sans faiblesse et toujours avec le sentiment d’une inflexible responsabilité. » Or, quand, en 1842, les philanthropes de Gérando et Delessert résument le texte de Trélat dans La morale en action, ou les Bons exemples, ils songent surtout à la moralisation du peuple, et le titre du chapitre, « Les bienfaits du patronage. Patronage villageois. Mme la comtesse d’Hervilly », est bien mal choisi, pour le mot de « patronage »22.

Leschelle en 1851 : une société en miettes

Le premier recensement qui nous possédons est tardif23, mais proche du cadastre. Il s’agit du recensement de 1851, effectué avec la volonté nouvelle d’at- teindre la pluriactivité. Or, sur les 1 161 habitants de Leschelle, il est un échec patent. On ne s’y est pas servi, pour l’agriculture, de la grille du dénombrement (fermiers-propriétaires, fermiers faisant en même temps un autre état, journaliers- propriétaires), car il aurait fallu y inclure une majorité de Leschellois, et créer la

22. Paris, G. Kugelmann, 1842. 23. Arch. dép. Aisne, arch. com. Leschelle, F 1, recensements. Grande propriété et société rurale en Thiérache de 1754 à 1879 123 catégorie des artisans et commerçants-propriétaires. La liste récapitulative gomme totalement l’exploitation des bois, sauf pour le métier héréditaire de scieur de long. Or la masse des journaliers s’emploie, selon la saison, aux travaux agricoles, forestiers, industriels, et offre, comme l’a montré le cadastre, une frange de propriétaires parcellaires. Les listes nominatives donnent déjà trop peu de métiers mixtes, et la récapitulation générale privilégie l’industrie et le commerce. Dans l’agriculture, 35 propriétaires-cultivateurs – ou 27 selon la liste nominative, en 16 exploitations –, et 2 fermiers n’occupent que 11 salariés perma- nents, mais il y a 228 journaliers, 175 hommes et 53 femmes. La « grande industrie » compte 198 femmes : ce sont les fileuses au rouet, dont beaucoup fabriquent le fil à dentelle, spécialité régionale. Mais sont exclus de ce secteur les 11 tisseurs et 3 tisseuses, qui pourtant vendent leurs pièces de la même façon, les fileuses à des « marchands-filtiers » locaux, les tisseurs aux employés itinérants des marchands-fabricants. En 1838-1843, Leschelle avait trois entreprises : une filature, une brique- terie, une brasserie. En 1851, sur les deux survivantes, le briquetier ne doit employer que des journaliers, le brasseur est aussi cabaretier. Créés en 1845, trois ateliers de sparterie n’ont aucun salarié signalé, mais 21 ouvriers tissent et colo- rent pour eux des brindilles de tremble ou de peuplier. Petite industrie et commerce multiplient en effet les indépendants et les travailleurs à domicile : 124 hommes, 88 femmes, et seulement 5 salariés. Les « professions libérales », mal nommées, incluent les propriétaires et les rentiers : 50 hommes et 64 femmes. Les premiers sont surtout des gens âgés, avec leurs épouses, et on reconnaît en eux les notables municipaux des années 1820, les principaux propriétaires fonciers du cadastre. Les femmes rentières forment un groupe plus populaire. Si on oublie les contradictions des listes, on compte cinq employés munici- paux, un officier de santé, une sage-femme, un ancien curé et son successeur; trois hommes et deux femmes figurent parmi « les enseignants et les artistes », un des hommes étant l’instituteur des garçons (donc un employé municipal), et les femmes les « sœurs d’école », salariées des Caffarelli. La domesticité compte huit hommes et cinq femmes. Or le château en absorbe déjà sept, sans compter ses cinq gardes-bois, non cités comme tels : il ne reste au village que la servante du vieux curé. Enfin, cinq hommes et cinq femmes n’ont aucun moyen d’existence, 68 femmes sont sans profession, 251 enfants restent à la charge de leurs parents. 367 hommes et 348 femmes représentent le total considérable de 61,5 % d’actifs, dont seulement 257 salariés, 35,9 % d’entre eux. Le travail des femmes et des enfants introduit ici son habituelle incertitude. S’il n’y a que 251 enfants à charge pour 362 ménages, c’est que filles et garçons travaillent, au moins offi- ciellement, dès 11 ou 12 ans ; est même dite « fileuse » une gamine de 6 ans. En outre, alors que les professions sont distribuées avec fantaisie aux femmes de marchands et cultivateurs, tantôt dotées du métier de leur mari, tantôt sans profes- sion, trois femmes de journaliers seulement, une douzaine de femmes d’artisans, vivent du travail de leur mari. 124 Suzanne Fiette

Au bas de l’échelle sociale domine le couple « journalier-fileuse », suivi de « journalier-journalière » et de loin par « journalier-couturière ». Les enfants sont journaliers, fileuses, fabricants de paniers, ouvriers en sparterie, sabotiers. Mais la pauvreté n’est pas seulement héréditaire. Car les artisans, même ceux qui, comme les tisseurs, ont un savoir et du matériel, ne peuvent souvent laisser leur succession qu’à un de leurs fils. Corollairement, l’apprentissage chez un autre ouvrier qualifié, très recherché, n’est guère possible à leurs cadets. Ainsi, la diver- sité familiale crée une alternance entre les métiers qualifiés, semi-qualifiés, non qualifiés, les cadets retombant dans les catégories les moins différenciées. L’industrie et le commerce offrent quelques fortunes sûres ou probables, traduites en achats de terres. Mais, par exemple, les patrons de la sparterie sont de condition modeste : l’un est aussi épicier, un autre fait travailler tous les siens. Les cabaretiers exercent souvent une double profession. Des deux marchands de grains, la femme de l’un est cabaretière, la femme et la fille de l’autre sont fileu- ses, comme un marchand de vaches dont la femme et les filles filent également. Les plus favorisés du commerce sont ceux qui collectent et exportent la produc- tion des petites gens, les marchands de fil et de paniers. L’unique marchand de paniers, qui a l’avantage du monopole, achète la production de 14 fabricants et fait vivre ainsi toute sa famille. Les pauvres dépendent donc plutôt du capital commercial que d’une struc- ture organisée et hiérarchisée du travail. Là réside en outre la différence esssen- tielle entre les gens des petits métiers et les ouvriers qualifiés, qui, artisans de clientèle en général, n’ont pas – sauf les tisseurs – à passer par les intermédiaires. Au sein d’une société inorganisée, émiettée, l’autonomie de leurs activités, cependant, expose beaucoup d’entre eux à la misère. Plus exploiteurs qu’em- ployeurs, les « riches » probables n’offrent pas non plus le débouché de la domes- ticité privée, et pas davantage les rentiers du sol ou du commerce. S’il y a à Leschelle une mince bourgeoisie, elle ne vit pas bourgeoisement.

Leschelle en 1876 : recul de la pauvreté et structuration sociale

Privé du soutien du cadastre, le recensement de 1876 est aussi très fantai- siste. Les listes nominatives, les plus fiables, évoquent néanmoins une profonde évolution, malgré leur dérobade, toujours, devant la pluriactivité. Leschelle, avec 977 habitants, a perdu 16 % de sa population de 1851. Ce déclin, postérieur à 1861, va s’accélérer : 895 habitants en 1881, 788 en 1896, une courbe proche de celle du département. La réduction du nombre des journaliers (67 au lieu de 228), et, par là, la montée des salaires (de 1 à 1,50 F par jour), est déjà un fait brut considérable. Mais l’exode rural n’est pas seul en cause. Le recensement de 1881 admettra le mouvement, déjà entamé, qui donne à une part des journaliers, et des autres petits métiers, l’accès à la propriété ou à un affer- mage parcellaire. Or, les recensements de 1851 et 1876, braqués sur le faire-valoir direct, ignorant déjà la trentaine de petits locataires des Caffarelli, ne notent que deux « fermiers », avec, en 1876, 11 cultivateurs et 18 herbagers. Grande propriété et société rurale en Thiérache de 1754 à 1879 125

Le travail féminin a diminué en 1876. Les actifs ont décru, passant de 61,5 % à 39,4 % de la population. La pauvreté a diminué, au profit surtout des femmes. Les 53 journalières ne sont plus que 7, et la simple ménagère est un type nouveau dans ce groupe. Il est vrai qu’en 1851 le couple professionnel majori- taire était « journalier-fileuse », et que les fileuses n’ont plus de raison d’être – il en reste 8, âgées, dont 5 secourues par le bureau de bienfaisance. Mais les coutu- rières, les tisseuses, les vannières ne les ont pas remplacées. On ne trouve plus non plus de modestes revendeuses ou cabaretières, jadis fréquent second métier d’un ménage. Quant aux enfants, on les sait mieux scolarisés. La petite industrie, le commerce et l’artisanat ont ainsi perdu la plupart des femmes (42 au lieu de 286 !). Mais il est toujours malaisé de distinguer artisanat et commerce dans une société dominée par les ateliers-magasins familiaux. Est mal connue aussi la forme de salariat qui lie des ouvriers à domicile au capital commercial local, comme dans la vannerie, toujours monopole du même marchand, et la sparterie qui, il est vrai, décline. Les trois briquetiers, le fabricant de tuyaux de drainage puisent, certes, leur main-d’œuvre dans une masse indiffé- renciée, mais où certains peuvent accéder à un échelon supérieur. C’est ce que montre, sur une population décroissante et malgré un commerce déclinant, la hausse du nombre des artisans : au lieu des 90 de 1851, on compte 104 petits patrons ou travailleurs indépendants, avec 7 ouvriers. En outre, les artisans se reproduisent mieux, sans l’hémorragie qui renvoyait leurs cadets aux emplois non qualifiés. Moins prolifiques, les familles se structurent en une classe héréditaire. Les marchands en revanche, vendeurs et revendeurs, sont tombés de 21 à 15, et les cabaretiers de 11 à 5. Ce recul est associé à un déclin social. Le commerce a perdu son aristocratie, les 5 marchands-filtiers n’emploient plus de fileuses, et le maître de poste-aubergiste (propriétaire-cultivateur) fut sans doute remplacé par les voituriers et par le chemin de fer. Le capital commercial domi- nant n’est plus leschellois. La bourgeoisie marchande de parvenus, laquelle avait investi dans la terre, ne se renouvelle plus ; il n’en reste que les survivants et les héritiers. L’agriculture a évolué aussi. Quelle que soit leur surface, les 31 fermes sont plus autonomes qu’en 1851. Les 11 familles de cultivateurs vivent stricte- ment de la terre et, en théorie, du seul travail du mari, à deux « cultivatrices » près. Leurs enfants sont sans profession, et ce groupe emploie 10 valets et servan- tes logés. Malgré des familles plus modestes et des domestiques moins nombreux (3 permanents pour 18 exploitations), les herbagers ne font pas non plus travailler leurs femmes. Une vraie classe agricole se dégage donc des approximations du recensement. Aucune des personnes aux revenus réguliers, instituteur et autres employés municipaux, sœurs d’école, receveur des postes, ne peut offrir de débouché à la domesticité privée, et les professions libérales ont presque disparu : il n’y a plus de médecin ni de sage-femme, seulement un comptable. En revanche, les 87 propriétaires et rentiers vivent mieux de leurs revenus, leurs enfants acquièrent un niveau social plus élevé, et ils emploient une quinzaine de domestiques, logés ou non. Les 19 propriétaires comptent à présent des retraités encore jeunes. Parmi les 126 Suzanne Fiette rentiers âgés, quelques noms évoquent les fortunes marchandes-foncières du cadastre, les hauts contribuables et conseillers municipaux de 1820-1848. Se dessinent ainsi deux bourgeoisies : l’une agricole, l’autre rentière. La classe des artisans, quoique dépourvue de structure interne autre que familiale, a pris des contours plus nets et une place plus moyenne. La domesticité est encore bien petite, mais neuve, réduisant quelque peu l’anarchique indépendance des pauvres, reflétant à présent les hiérarchies sociales et un mode de vie qui commence à s’y ajuster. Au conseil municipal enfin, le système électif de 1831 avait favorisé l’ar- gent plus que la terre, ou plutôt la fortune marchande appuyée sur la propriété, et promu un clan fruste et revendicatif, déjà hostile auparavant à Mme d’Hervilly. De 1852 à 1878, les crises d’antinobilisme ou d’anticléricalisme s’y répètent, mais, à l’inverse du courant national de démocratisation des mairies, en 1878- 1879 la nouvelle bourgeoisie agricole y accepte la générosité et l’activité du château, exercées dans l’intérêt communal et toujours avec un légalisme rigou- reux. En dépit des idéologies, une fraction de la société rurale, mûrie, aisée, conservatrice, ne renie pas alors la solidarité séculaire.

Suzanne FIETTE Sur les traces de l’élevage ovin dans l’Aisne

Le mérinos précoce du Soissonnais

L’histoire du mouton dans notre département reste à écrire. Avec le recul du temps, on peut dire aujourd’hui de cet élevage ovin qu’il fut multiséculaire et donc traditionnel, professionnel et donc généralement de qualité, porteur d’un réel profit économique car faisant tourner, sous l’Ancien Régime, les manufactures lainières de Picardie et de Champagne, qu’il fut abondamment récompensé aux XIXe et XXe siècles dans les concours internationaux, et qu’il exporta même ses reproducteurs jusque dans l’hémisphère sud. Il ne semble pourtant guère avoir intéressé les historiens et chercheurs d’au- jourd’hui. Si la race « mérinos précoce du Soissonnais », objet de la présente étude, a pu incarner un long moment tout le savoir-faire d’éleveurs de notre départe- ment, elle ne se comprend que replacée dans un large contexte historique, agri- cole, économique et génétique. Cette enquête a donc exigé la reconstitution d’une vaste mosaïque insoupçonnée, composée d’archives quasi inexploitées, de contacts avec le milieu professionnel, de recherches sur le terrain et dans la presse ancienne. Autant de portes à pousser pour une première approche de cette page d’histoire régionale.

Les « bêtes à laine », une longue tradition picarde

Si l’agneau et le mouton font partie de notre patrimoine culturel régional, c’est qu’ils sont attestés depuis le haut Moyen Âge sur notre sol, tant comme héritage spirituel (référence aux pasteurs de l’Ancien Testament comme au Christ lui-même), que comme facteur économique spécifique : pendant plus de cinq cents ans, le roi de France reçoit de la ville de Beauvais un mouton en guise d’étrennes, tandis que l’agnel et le mouton désignent deux monnaies d’or médié- vales. Première production du nord de la France, la laine alimente à travers les siècles les manufactures d’Amiens, Abbeville, Beauvais, comme les ateliers de tissage de Reims ou la foire aux laines de Saint-Quentin. Depuis le XIIe siècle, les fermes d’abbayes pratiquent et développent l’éle- vage ovin qui leur fournit une laine de fort rapport, même si la qualité en est probablement commune. Les ravins du plateau soissonnais se prêtent à offrir aux troupeaux de quoi pâturer à peu de frais, ce que confirment certains vestiges de 128 Alain Arnaud bergeries anciennes dans les fermes cisterciennes de la Grange à Longpont1,de Vaubéron à Mortefontaine2 ou de Montremboeuf à Vierzy3. Dans chaque exploitation, ce sont, dès cette époque, plusieurs centaines de têtes qui se nourrissent, sauf en hiver, à travers les terres pauvres ou non culti- vées : jachères, savarts, éteules, chaumes d’après récolte, « refus », selon le prin- cipe de la vaine pâture, tel qu’il est admis au nord du royaume. Elles y déposent en échange l’amendement naturel – le meilleur connu pendant longtemps –, qui servira à améliorer les productions de l’année suivante. Jehan de Brie, pâtre du XIVe siècle aux confins de l’Aisne et de la Seine-et- Marne, devenu conseiller de Charles V, explique en son recueil Le Bon Berger combien « le métier de la garde des brebis est très honorable et de grande dignité », et cela en tous lieux et en toutes saisons. Certes, malgré la surveillance du berger, les cultures travaillées sont mena- cées par ce bétail errant de sorte que des propriétaires fonciers restreignent, par défrichage et essartage, par réglementation locale ou même par voie de justice, les surfaces autorisées à cette sorte de transhumance. Georges Duby rappelle, à l’aide de plusieurs exemples, que bien des conflits locaux naîtront à partir du XVIe siècle de la difficulté de respecter la portion congrue du petit paysan, dont les quelques moutons sont nécessaires à la survie4. Même si, à en croire Sully, le « pâturage » est alors l’une des deux mamelles de la France… Sous le roi-soleil, le mérinos espagnol, dont la laine particulièrement fine fait depuis longtemps la réputation incontestée des troupeaux castillans, retient l’attention de Colbert, qui, en complément de sa politique en faveur des manu- factures, tente d’acheter quelques spécimens pour les acclimater dans le Rous- sillon. L’entreprise se solde par un échec, mais elle manifeste à tout le royaume que la « bête à laine » est en fait un enjeu économique national. C’est sans doute pour cette raison qu’à la même époque, le mouton figure à plusieurs reprises dans les fables de Jean de La Fontaine, où il incarne, tantôt le prédateur des cultures5, tantôt la victime des grands6. « Le loup et l’agneau » en constitue un autre exemple bien connu.

1. Marie-José Salmon, L’architecture des fermes du Soissonnais, Fondation Jean Palou, 1971, p. 56. 2. Henry Luguet, Villages et fermes du Valois, Soissons, 1931, p. 108. 3. Ardouin-Dumazet, Voyage en Valois, 1905, p. 49. 4. Georges Duby et Armand Wallon, Histoire de la France rurale, Paris, 1977, t. II, p. 115-118, 241 243. 5. « Pour corriger le blé, Dieu permit aux moutons De retrancher l’excès des prodigues moissons : Tout au travers ils se jetèrent, Gâtèrent tout, et tout broutèrent… » (Rien de trop) 6. « …Sur l’animal bêlant, à ces mots, il s’abat. La moutonnière créature Pesait plus qu’un fromage ; outre que sa toison Était d’une épaisseur extrême, Et mêlée à peu près de la même façon Que la barbe de Polyphème, Elle empêtra si bien les serres du corbeau Que le pauvre animal ne put faire retraite… » (Le Corbeau voulant imiter l’aigle) Sur les traces de l’élevage ovin dans l’Aisne 129

Il faut ici constater que, loin d’être soumis à un savoir-faire éprouvé ou à une technique professionnelle, l’élevage ovin dans la France des XVIIe et XVIIIe siècles semble encadré sans grande rigueur. Il est même peu soucieux de l’état sanitaire ou de la protection des troupeaux7. La règle presque commune, si l’on en croit divers textes de l’époque, semble se résumer à des bergeries malpropres et non aérées, où l’animal transpire et manque de litière autant que de fourrage, tandis qu’à l’exté- rieur, il reste exposé à la canicule, à la sécheresse, aux loups, parfois aux armées en campagne, toujours aux diverses maladies infectieuses que l’on ne sait encore ni identifier ni traiter : la morve, le piétin, le charbon, le claveau… Ce n’est que vers 1760 que l’on commence à parler de médecine vétérinaire. Quant à la fonction de berger, elle constitue une vraie spécialité à haute responsabilité et peut se trans- mettre dans des dynasties familiales comme dans des traditions communales8. Parallèlement à cette évolution, les progrès de l’agriculture, l’assolement, l’extension des cultures fourragères tendent à faire reculer les surfaces alimentai- res de ce bétail peu exigeant (moutons et chèvres), que l’on a chassé depuis peu des jeunes forêts et des chemins communaux.

Le mouton soissonnais avant la Révolution

Parmi les grands témoins de cette situation, l’un appartient à notre région : l’abbé Claude Carlier (1725-1787), un religieux érudit du Valois, tourné vers l’histoire et l’économie rurale, en particulier vers le mouton et la laine, à quoi il consacre plusieurs ouvrages et études9. Avocat de la qualité des toisons comme du maintien de la race locale, il explique dans son œuvre maîtresse : « Le mouton de Valois était autrefois distingué des autres par la nature de sa laine… Cette belle race est présentement abâtardie et les laboureurs ne prennent plus de moutons depuis bien des années que pour le fumier, le parc et la boucherie ; on n’en trouve presque point qui s’attachent à la beauté des laines »10. Précision utile : le mouton commun n’a encore qu’une médiocre saveur gustative, mais notre région, proche de la capitale, commence à lui trouver un débouché saisonnier auprès des cita- dins, attachés à la tradition de l’agneau de Pâques engraissé à la campagne. Correspondant régulier du ministre Turgot, Carlier est couronné à plusieurs reprises pour ses rapports par l’Académie des inscriptions et belles- lettres ainsi que par les académies d’Amiens et de Soissons.

7. Jean-Marc Moriceau, L’élevage sous l’Ancien Régime (XVIe-XVIIIe siècles), Paris, 1999, p. 77-84 ; Terres mouvantes. Les campagnes françaises du féodalisme à la mondialisation. 1150-1850, Paris, 2002, p. 246-249. 8. Les registres d’état-civil de la commune de Dampleux, près de Villers-Cotterêts, comportant les professions de chaque habitant, un simple pointage fait apparaître 3 bergers vers 1700, puis 7 vers 1720, 13 vers 1740, à nouveau 7 vers 1760 (pour 240 habitants), 9 vers 1780. Trop nombreux pour ce seul village, ils se louaient donc dans les fermes environnantes. 9. Mémoires sur les laines (1755) ; Considérations sur les moyens de rétablir en France les bonnes espèces de bêtes à laine (1762) ; Traité des bêtes à laine (1770). 10. Claude Carlier, Histoire du duché de Valois, Compiègne, 1764, t. III, p. 328. 130 Alain Arnaud

Fig 13. Arrêt du conseil d’État concernant le marquage des moutons. Bibl. mun. Soissons, coll. Périn 94. Cl. A. Arnaud. Sur les traces de l’élevage ovin dans l’Aisne 131

Vers la même époque, un arrêt du Conseil du roi en date du 7 septembre 1761 a ordonné l’établissement d’une Société d’agriculture dans la généralité de Soissons, qui « fera son unique occupation de l’agriculture et de tout ce qui y a rapport, sans qu’elle puisse prendre connaissance d’aucune autre matière ». Cette assemblée va donc, certes, tenir quelques séances, alternativement à Soissons et à Laon, mais… aucun agriculteur n’y participe avant 1786 ! Aujourd’hui, la consultation de ses archives nous apprend, par exemple, qu’elle reçoit connais- sance du traité de M. Parmentier « sur les usages des pommes de terre, de la patate et du topinambour », mais on n’y trouve aucune allusion aux difficultés de l’élevage dans cette région11. Belle occasion manquée pour le redressement de cette discipline ! Si le genre pastoral est alors à la mode, en littérature comme à la Cour – comme en témoignent, par exemple, la Bergerie de Marie-Antoinette à Trianon ou la mélodie Il pleut, bergère…, composée en 1782 par Fabre d’Églantine –, l’heure n’est cependant pas très favorable au développement de l’élevage ovin, qui dépérit inéluctablement dans le Soissonnais, faute d’éleveurs attentifs et qualifiés. Par ailleurs, le manque de soins apporté aux toisons et aux laines, déjà signalé par Carlier, est confirmé en 1779 par un arrêt du Conseil d’État, « qui ordonne qu’à l’avenir les laboureurs et marchands de moutons et brebis de l’Ile de France, Soissonnais, Picardie, Normandie et autres, marqueront leurs moutons et brebis avec de la sanguine ou autre matière qui ne puisse être nuisible aux laines, et défend de les marquer avec du terque, de la poix ou autre composition capable d’altérer la qualité des laines »12. Certes, les Soissonnais ne sont pas seuls fautifs, mais le fait qu’un tel rappel à l’ordre ait dû être édicté au sommet de l’État en dit long sur l’ampleur de cette négligence comme sur le prix qu’on attache en haut lieu à la qualité des laines françaises, souvent vendues à l’étranger. Quelques années plus tard, un rapport de M. La Bourdonnais de Blossac, intendant de Soissons, envoyé en 1787 à la direction générale des Finances à Paris, traduit à son tour un certain laisser-aller dans toute la généralité, tant parmi les producteurs que parmi les commerçants en laines et textiles13. Ce texte, qui passe en revue les sept élections de la généralité, est d’une grande sévérité pour le Soissonnais, dont le territoire « est presque sans activité. Cette Election qui devrait en réunir le plus est au contraire celle où il s’en trouve le moins. On ne connaît à Soissons aucun genre d’industrie ; le seul établissement qu’il y ait est le Dépôt de Mendicité, où sont retenus tous les mendiants et vaga- bonds de l’un et l’autre sexe… ». Il est pourtant reconnu que « les laines du Sois- sonnais ont de la réputation ; leur hauteur les rend propres à être peignées pour

11. Rouit et Matton, La Société d’agriculture de la généralité de Soissons, Laon, 1856, 57 p. 12. Arrêt du Conseil d’État du Roi sur le marquage des laines, 29 avril 1779, 3 p. Bibl. mun. Sois- sons, coll. Périn 94. 13. Mémoire sur les Manufactures, l’Industrie et le Commerce de la Généralité de Soissons, en date du 22 février 1787, Bulletin de la Société archéologique et historique de Soissons, t. XVIII, 3e série, 1911, p. 232-248. 132 Alain Arnaud

Fig. 14. Le mérinos à plis de Rambouillet en 1786. Bergerie nationale de Rambouillet.

servir aux chaînes des serges et autres étoffes de Beauvais et de la Picardie. Il s’en trouve aussi de courtes et frisées, surtout au nord de cette Élection, sur les fron- tières de celles de Château-Thierry, dont les plus belles passent dans les fabriques de Reims ». Au passage, un reproche à peine voilé est même adressé à l’administration centrale, car « on a cru remarquer une diminution dans la quantité de moutons, quoique le prix des laines se soit toujours soutenu. C’est sans doute par rapport aux défrichements constamment favorisés par le Gouvernement que plusieurs pâturages ont été convertis en terres à blé ». Villers-Cotterêts n’est d’ailleurs pas mieux traitée, puisque cette ville « ne possède plus aucun genre d’industrie… La récolte des laines y est peu considé- rable et la qualité médiocre. On élève à peine la quantité de moutons nécessaire à l’engrais des terres labourables dont l’étendue se trouve très souvent bornée par l’immensité des forêts qui couvrent une partie du pays ». Quant à l’observation de conclusion, elle est sans appel : « Le tableau de la généralité de Soissons offre le spectacle d’un peuple sans activité et chez qui l’industrie a fait bien peu de progrès… L’on peut dire que l’habitant de la Province est naturellement paresseux, et qu’il serait presque impossible de l’écar- ter de la routine à laquelle il est soumis. » Combien de moutons compte-t-on alors en Soissonnais ? Brayer, se réfé- rant en 1824 à un rapport de 1772, indiquera le chiffre de 4 000, mais un recen- sement inédit de l’an IV (1796), conservé à la Société archéologique et historique de Soissons, fait état du total étonnamment précis et plus vraisemblable de Sur les traces de l’élevage ovin dans l’Aisne 133

105 482 ! Sans doute peut-on avancer l’hypothèse que le chiffre de Brayer ne prend en compte que les béliers... Mais ce cheptel s’avère en baisse constante dans l’arrondissement puisqu’il va descendre à 79 336 en l’an IX (1801). Alors qu’approche la tourmente révolutionnaire et que cette « filière » ovine semble bien menacée, pour ne pas dire condamnée, nul ne se doute que le sauvetage par le mérinos est déjà en route…

Rambouillet sonne le réveil

« Le domaine de Rambouillet a été acquis par Louis seize au duc de Penthièvre en 1784 et il obtient de son beau-frère le roy d’Espagne à la même époque un troupeau de mérinos de la race la plus pure et de la plus belle bran- che. » Cette phrase, extraite du Livre de raison de Jean-Baptiste Pille, cultivateur à Tigny14, résume en fait toute la volonté de la cour de France de disposer enfin de cette race exceptionnelle que l’Europe convoite pour la finesse de sa laine, source de tissus très appréciés de la noblesse d’épée et de robe, surtout dans les villes. Déjà, la Suède, la Saxe, l’Autriche, le Wurtemberg, la Prusse de Frédéric II ont pu acquérir depuis peu quelques spécimens et tentent de les acclimater avec plus ou moins de bonheur. En France, après un essai réalisé par Daubenton en Côte-d’Or, la ferme royale de Rambouillet introduit en 1786 un groupe important de 376 bêtes sélectionnées (42 béliers et 334 brebis), confiées au berger Delorme, sur qui repose la réussite ou l’échec de la démarche. Ce dernier crée alors sur place la première école française de bergers, en même temps qu’il contrôle avec rigueur la sélection et la tonte de ses mérinos15. En 1795, une clause du traité de Bâle contraint l’Espagne à livrer à la République française quelques 4 500 bêtes, de qualité d’ailleurs légèrement infé- rieure, qui vont, pour la plupart, remplir une série d’autres « bergeries nationa- les » à travers le pays (dont une à Malmaison, en Seine-et-Oise, qui intéressera les éleveurs soissonnais). Parmi les régions qui acquièrent ainsi un accès direct au mérinos à laine, certaines décident de se distinguer en choisissant d’améliorer encore les qualités de la race. Ainsi vont apparaître dès les premières années du XIXe siècle plusieurs variétés restées pures, mais développant certains caractères particuliers comme l’aptitude à l’effort de la transhumance, la résistance aux intempéries et maladies, la production d’une laine plus fine et même l’améliora- tion de la viande… Peu éloignés de la Bergerie nationale, où se développe sans apport exté- rieur la race d’origine, dite Mérinos à plis de Rambouillet, des éleveurs de Champagne, de Bourgogne et du Soissonnais décident, pour leur part, de viser

14. Archives familiales de M. Jean-Charles Doncoeur, à Soissons. 15. Le premier Consul dit de lui : « C’est un homme admirable, il est le premier berger de France. » 134 Alain Arnaud une plus grande régularité des formes (disparition des plis de l’avant-corps), une croissance plus rapide (précocité) et la production simultanée de laine et de viande. Le mérinos précoce du Soissonnais est issu vers 1830 de cette sélection attentive et lente. C’est sous Napoléon III que la variété de ce nom va devenir dans le sud de l’Aisne une race pure et spécifique. Avant de disparaître, la monarchie a ainsi elle-même apporté le remède à un élevage ovin qui périclitait. L’Empire et la Restauration vont assurer sa guéri- son et son essor.

Préfets et cultivateurs au chevet du mérinos soissonnais

Après les désordres en tous genres de la décennie révolutionnaire, l’admi- nistration impériale reprend d’une main ferme les rênes de la vie sociale, en parti- culier de l’économie agricole, affaiblie par le blocus. Dans l’Aisne, la betterave à sucre se développe comme substitut à la canne des Iles, mais le mérinos lui- même, à peine acclimaté, doit devenir, par la volonté expresse de l’Empereur, le sauveur potentiel de toute l’industrie lainière, mise à mal par les coalitions qui enserrent la France. Daté de 1805, un surprenant « dénombrement des animaux et produits du règne animal »16 fait état de la présence de 9 600 bêtes à laine du pays, 4 700 métis et pas moins de 160 mérinos dans le seul arrondissement de Soissons. À quoi s’ajoute, de la main même du recenseur, ce commentaire élogieux : « Ce canton est sans conteste celui où l’agriculture a le plus éprouvé d’améliorations tant pour le règne végétal que le règne animal, il est présumable que dans quelques années les races de bêtes à laine seront purement métis et mérinos. » Cette vision très positive de l’élevage régional est d’ailleurs confirmée par les travaux de la Société des sciences, arts et belles-lettres de Soissons en 1807 et 180817. Plusieurs communications y traitent, par exemple, de l’inoculation du claveau (sorte de variole ovine) dans « l’espoir de soustraire les moutons aux ravages de la clavelée par l’insertion de la vaccine », y compris sur douze agneaux espagnols (par M. Prulhot), ou encore du tournis, qui résiste, paraît-il, à « l’ap- plication de l’huile empyreumatique à l’intérieur » et qui affecte plus « les moutons de race espagnole que les moutons indigènes » (par M. Moutonnet, artiste vétérinaire à La Ferté-Milon). Un certain M. Garnier propose un mémoire sur les mérinos, dans lequel il explique : « Le gouvernement forma le superbe troupeau de Rambouillet, il offrit aux cultivateurs des béliers et des brebis de race pure, des prix d’encouragement furent décernés à ceux qui obtenaient le plus de finesse dans les laines, et la France compte maintenant cette nouvelle acquisition parmi ses plus belles richesses. » Par une mise en garde très explicite, l’auteur affirme ensuite que « les béliers métis ne peuvent pas être employés comme

16. Société archéologique et historique de Soissons, dossier 234. 17. Bibl. mun. Soissons, coll. Périn 378 (pour 1807) et coll. Périn 376 (pour 1808). Sur les traces de l’élevage ovin dans l’Aisne 135

Fig. 15. Enquête statistique du 30 juillet 1811 : récapitulation par canton des bêtes à laine de l’arrondissement de Soissons. Société archéologique et historique de Soissons, dossier 234. Cl. A. Arnaud.

étalons, car constamment ils font rétrograder l’espèce vers la race commune. Il importe donc aux cultivateurs de ne point se laisser surprendre par l’avidité des spéculateurs et la modicité des prix ». Ainsi, une vingtaine d’années après Rambouillet, le succès du mérinos semble donc déjà susciter en pays soissonnais la tricherie et le maquignonnage ovin ! Dernier exemple tiré des travaux de cette société : l’hommage posthume rendu à l’un de ses membres, Jean-Nicolas Crosnier, cultivateur à Mortefontaine, « victime d’une fièvre bilieuse putride », qui, « un des premiers, donna l’exem- ple du croisement des brebis indigènes avec les béliers mérinos. Un troupeau de 950 bêtes à laine fine devint pour lui une nouvelle source de prospérité et de richesse ». Sans doute est-il encore trop tôt pour parler spécifiquement du mérinos précoce, mais il est clair, à travers enquêtes et décomptes de la deuxième moitié de l’Empire – signes d’une vraie politique d’encouragement –, que le mouton espagnol commence déjà à accompagner les préoccupations des services officiels comme à capter l’intérêt de quelques éleveurs précurseurs et visionnaires. Le 6 octobre 1809, le préfet de l’Aisne demande à tous les sous-préfets du département un recensement des bêtes de ferme, en insistant particulièrement sur les ovins18 : « Je souhaiterais aussi être informé des progrès qu’ont déjà faits les multiplications et l’éducation des moutons mérinos, il serait nécessaire que vous voulussiez rechercher quel est, au moins par approximation, le nombre des bêtes à laine de race pure ou métis qui y sont établies et quelle influence le croisement

18. Société archéologique et historique de Soissons, dossier 234. 136 Alain Arnaud du mérinos avec le mouton du pays peut avoir eu jusqu’à présent sur l’améliora- tion de la laine de ce dernier. » Par ce même recueil de documents, on connaît donc ainsi les statistiques des bêtes à laine de l’arrondissement de Soissons pour 1810, 1811, 1812 et 1813 (113 187 animaux la première de ces années, 118 542 trois ans plus tard), mais plus significatif encore est le constat que ces chiffres, d’abord globaux pour l’ar- rondissement, s’affinent progressivement au niveau de chaque canton (1811), puis de chaque commune (1812), enfin de chaque éleveur inscrit nominalement (1813). Certaine enquête de 1811 ne précise-t-elle pas, en outre, le nombre de croisements réalisés par les éleveurs ? De là une plongée extraordinairement précise dans l’essor géographique de cet élevage du mérinos, dans son extension quantitative et même dans l’origine des béliers reproducteurs ! Signe supplémentaire de l’attention des hauts fonctionnaires portée à cet animal : en 1811, M. le ministre de l’Intérieur en personne confie à M. Tessier, inspecteur général des bergeries du gouvernement, la rédaction d’une « Instruc- tion sur les bêtes à laine, et particulièrement sur la race des mérinos, contenant la manière de former de bons troupeaux, de les multiplier et soigner convenablement en santé et en maladie »19. Plus de doute : l’État se fait berger et poursuit ses recherches jusque dans les moindres détails économiques. Ainsi, une enquête soissonnaise de cette même année 1811 – sans doute une réponse au décret préfec- toral du 8 mars de la même année, concernant l’amélioration de la race des bêtes à laine – analyse, en trente questions précises, la longueur des laines, le poids des toisons, les conditions de l’agnelage et de la tonte, l’hygiène des bergeries, la nature des pâturages et des cultures à moutons, les épizooties… On y apprend également que « les laines soissonnaises se vendent généralement à Paris, Reims, Sedan, Beauvais et Amiens, à Orléans pour les fabrications de draps ». Soissons n’est d’ailleurs pas le seul arrondissement à s’adonner au nouvel élevage : on trouve trace du mérinos dans le Laonnois, le Saint-Quentinois, ainsi qu’autour de Château-Thierry, dont l’arrondissement compte, pour sa part, un peu plus de 100 000 têtes, toutes races confondues, en 181320. En cette même année, où l’empereur affronte les nations à Leipzig, est publié anonymement à Soissons un Aperçu de l’état actuel de l’agriculture dans ce département 21, qui précise, entre autres, que le mérinos de l’Aisne se compose de 5 300 têtes en 1811, puis de 6 039 dès 1812, et que « les laines de mérinos servent à la fabrication des draps fins, des casimirs et des schals, dits de cachemire, tandis que celle des moutons indigènes n’est employée que pour le cardage des matelas, la fabrication des molletons, des couvertures, des étoffes grossières… ». Autant dire que cette nouvelle laine est « noble », ce qui justifie dans chaque arrondissement la création d’un Jury pastoral, chargé « de fournir à l’administration tous les renseignements susceptibles d’accroître le nombre de

19. Archives de la Société nationale d’agriculture, à Paris. 20. Mémoires de la Fédération des Sociétés d’histoire et d’archéologie de l’Aisne, t. II, 1955, p. 31. 21. Bibl. mun. Soissons, coll. Périn 265, p. 169-174. Sur les traces de l’élevage ovin dans l’Aisne 137 troupeaux de bêtes à laine, d’en perfectionner l’espèce, d’en tirer les produits les plus avantageux, et de parvenir à se procurer des laines, dont la finesse et la bonté assurent, dans la fabrication des étoffes, une amélioration sensible ». C’est presque déjà l’esprit des comices agricoles, lesquels joueront bientôt un rôle si dynamique à l’égard de cette race dans le département. Mais surtout, c’est là, comme dans le recensement des bêtes à laine cité plus haut, que l’on trouve les 27 noms des membres de ces jurys, pour la plupart éleveurs de ce fameux mérinos, ainsi qu’une recherche à travers le département pourrait le confirmer. Ces deux documents simultanés de 1813 marquent donc l’année précise où cet élevage innovant prend le visage personnel de tel propriétaire, de tel « culti- vateur » (c’est le terme employé), dans tel village, dans telle ferme même, chacun possédant tant de béliers purs, tant de brebis pures, provenant de telle origine, mais aussi tant de métis ou de moutons communs ! À partir de maintenant, l’his- torien n’est plus réduit à « compter les moutons », car il identifie désormais par leur nom ceux qui acquièrent ces mérinos, les sélectionnent, les croisent et en promeuvent les premiers ce qui sera la race « soissonnaise ».

Quelques précurseurs du mérinos soissonnais

En ces dernières années de l’Empire, où l’élevage ovin reprend quantitati- vement vigueur dans tout le pays (la Bergerie de Rambouillet estime à 200 000 mérinos purs le cheptel français de 1815 pour cette race), il faut prendre garde à ne pas confondre l’ampleur des troupeaux avec leur composition. Ce précieux dossier de Soissons livre donc, vers 1813-1815, l’identité de tous les cultivateurs possédant « les plus beaux et les plus nombreux troupeaux de bêtes à laine dans l’arrondissement de Soissons », en prenant soin de distinguer les bêtes pures (encore rares), les métis et les indigènes22. C’est ainsi que, parmi des fermes qui ne comptent qu’un ou deux béliers purs – des spécimens expérimentaux, en quelque sorte –, certains noms se déta- chent pour leur volonté manifeste d’acclimater la race espagnole : dans le canton d’Oulchy-le-Château, M. Puisségur à Buzancy affiche 24 béliers, autant que le canton de Soissons entier (26 têtes, dont 6 chez M. Pinta à Juvigny et 4 chez M. Géhier, membre du Jury pastoral à Vauxbuin). Quant au canton de Villers- Cotterêts, un nom le domine sans conteste : Jacques Collard, à « Villers-le- Hellon », avec 180 béliers mérinos !

Jacques Collard

Ancien fournisseur aux armées de la République, ami personnel de Talley- rand, Jacques Collard acquiert le château de Villers-Hélon en 1795, devient maire

22. Société archéologique et historique de Soissons, dossier 234. 138 Alain Arnaud de la commune, puis membre du Corps législatif. C’est par les Mémoires de sa petite-fille Marie (née Cappelle, devenue Marie Lafarge, qui sera présumée empoisonneuse de son mari et écrira ses souvenirs d’enfance en prison) ainsi que par Alexandre Dumas – dont il fut le tuteur après la mort du général – que l’on dispose de quelques anecdotes pittoresques sur lui. Celles qui concernent sa passion moutonnière revivent sous la plume quelque peu ironique de sa petite-fille23 : « Mon grand-père s’était fait proprié- taire avec fureur. Lorsqu’il vit des établissements de mérinos, il eut la moutono- manie pendant près de cinq ans. Tous les bâtiments d’exploitation se métamorphosèrent en bergeries, les champs en prairies artificielles. La houlette redevint le sceptre de ce nouvel âge d’or, et si les moutons étaient admirables, les bergères étaient charmantes et pouvaient les faire oublier. » La fillette y voyait d’ailleurs un objet d’amusement : « Les étés me ramenaient à Villers-Helon, et mes jeux redevenaient campagnards. Les bergeries étaient pleines de beaux agneaux mérinos ; les plus petits se laissaient martyriser par mes caresses, tandis que les plus gros y répondaient par d’énergiques coups de tête. Quelquefois, quand ma bonne m’oubliait des yeux, j’escaladai un bon et gros mouton, qui, s’effrayant de son rôle de coursier, se frottant, se secouant, me faisant rouler au milieu de la paille, excitait en moi des rires fous, suivis toujours de quelques larmes de dépit. » Premier éleveur de toute la région, Collard choisit ses béliers avec le plus grand souci de l’origine. D’où viennent donc ses reproducteurs ? Très précisément, ils ont été acquis directement à Rambouillet, mais aussi à la bergerie de Malmai- son, chez le maréchal Lannes et deux autres éleveurs particuliers. À son tour, il en cède quelques-uns : deux à M. Gary, de Rosoy, deux à M. Mocquet, de Berzy, deux encore à M. Desboves, de Noyant, cinq à son voisin de Louâtre, M. Petit… On sait même que, pour la lutte (l’accouplement), il loue l’un de ses béliers à M. Potel, de Longpont. Autour de son élevage, il se fait d’ailleurs un tel mouvement qu’un dernier recensement, datable de 1815 environ, lui attribue la quantité à peine concevable de cinq cents béliers purs ! Autant dire que Collard prend alors la tête des éleveurs ovins soissonnais. Deux anecdotes, de la même source familiale, témoignent qu’il va la conserver durant toute la Restauration au moins. « À l’époque du sacre de Charles X24, je vis pour la première et dernière fois le prince de Talleyrand. Mon grand-père le reçut avec bonheur à Villers- Helon. La cour, les jardins furent illuminés, et après le dîner on fit passer devant les fenêtres du salon les magnifiques troupeaux des trois fermes. Cette revue agri- cole parut amuser le grand diplomate. Il la trouva fort originale et voulut bien accepter pour Valençay les deux plus beaux béliers. » Quatre ans plus tard, une autre réception mobilise à nouveau les moutons au milieu des mêmes fastes : « Vers le mois d’août, mon grand-père eut le bonheur de recevoir chez lui la famille d’Orléans, pour laquelle il avait un culte

23. Mémoires de Marie Cappelle, veuve Lafarge, écrits par elle-même, Paris, 1841, 2 vol., 337 et 391 p. 24. En 1825. Sur les traces de l’élevage ovin dans l’Aisne 139

Fig. 16. Les anciennes bergeries. Ferme de Lionval, commune de Chouy. Cl. A. Arnaud. d’amour et de vénération. Avec quel soin et quelle coquetterie notre cher petit château se fit digne de cet honneur ! Un premier arc de verdure marquait les confins de la propriété, un second élevait ses vertes colonnades en haut de l’ave- nue. Les grilles de la cour se cachaient sous les festons de feuillages, les trou- peaux étaient disposés pittoresquement sur les prairies qui bordaient le chemin et la population en habits de fête se groupait sur le passage des illustres hôtes. » Autour de Collard, d’autres cultivateurs investissent massivement sur le mérinos : M. Leroy à Corcy et M. Valérien de Noue à Dhuizel (250 béliers chacun), M. Puységur à Buzancy (200), M. Lavilleheurnoy à Soupir (150), etc. Deux d’entre eux figurent d’ailleurs dans les Mémoires de Dumas, qui les eut pour amis : M. Picot à Pisseleux et M. Danré à Coyolles et Faverolles.

Laurent Borniche

Lionval est une ferme isolée de la commune de Chouy, dans l’angle sud- est de la forêt de Retz (bois de Hautwison). Lorsque Laurent Borniche la prend en charge en 1810, elle est, dit-il, « mal tenue, mal montée et mal labourée ». Aussi décide-t-il rapidement de procéder en priorité à « un bon labour », puis de créer des prairies artificielles semées en luzerne, « la meilleure des fourragères, la plus économique et sans contredit la plus productive »25.

25. L. Borniche, Résultat de mes spéculations de mérinos, Soissons, 1849, 13 p. Bibl. mun. Soissons, coll. Périn 1438. 140 Alain Arnaud

Fig. 17. Rapport d’activité de Laurent Borniche tiré de son Résultat de mes spéculations de mérinos, écrit en 1849. Cl. A. Arnaud. Sur les traces de l’élevage ovin dans l’Aisne 141

Fig. 18. Épitaphe de Laurent Borniche. Cimetière de Neuilly-Saint-Front. Cl. A. Arnaud. 142 Alain Arnaud

Partant ensuite d’un troupeau traditionnel de 318 moutons champenois, il procède en quelques années à la valorisation de sa laine et à un remplacement progressif du cheptel, grâce à l’acquisition de brebis sélectionnées. En contrepar- tie de sa bonne laine vendue, il acquiert « des béliers de choix » à Villers-Hélon et à Malmaison, double la contenance de ses bergeries et vise « à n’avoir que des mérinos de race pure ». Quand on sait qu’alors, une brebis coûte un peu plus de 100 francs, mais qu’il a payé jusqu’à 2 772 francs pour un bélier pur de Rambouillet, on mesure le doigté technique et le savoir-faire financier qu’il lui a fallu déployer. L’un des premiers, il triple le rendement de ses céréales grâce au fumier de ses bêtes, car, dit-il, « les brebis ont des pieds d’or et partout où elles les posent, la terre devient or ». Les conseils sagaces de Borniche ne manquent pas sur le soin à apporter aux amendements, sur les bienfaits d’un labour de qualité, sur la distribution attentive du fourrage (« dans certaines fermes de quatre charrues, on pourrait, avec ce que l’on donne de trop aux chevaux, nourrir un cent de moutons ») et même sur la nécessité de toujours « surveiller le berger, auquel cependant est confiée la partie la plus importante de la fortune du fermier ». La conclusion s’im- pose, tant pour les agriculteurs que pour les éleveurs : « Obtenir constamment de la terre les produits les plus abondants et les plus utiles, par les procédés les plus simples, les plus courts et les plus économiques, tel est inévitablement le but raisonnable que doit se proposer tout cultivateur instruit et intelligent. » Après dix-neuf années d’élevage mérinos à Lionval, Borniche est cons- cient d’avoir, « dans l’intérêt général, contribué à l’amélioration et à la multipli- cation des troupeaux du pays, et par suite à l’amélioration de l’agriculture ». Il s’engage alors pour de nombreuses années dans la vie publique de Neuilly-Saint- Front et mérite, à sa mort en 1862, une superbe et originale épitaphe, encore visi- ble26.

Jean-Baptiste Pille

S’il n’a pas figuré parmi les plus audacieux éleveurs soissonnais de méri- nos, Pille mérite ici néanmoins d’être considéré, car son Livre de Raison27, tenu de 1827 à 1841, révèle au fil des pages manuscrites bien des détails de la vie quotidienne du cultivateur de ce temps. Parmi les données relatives aux terres, aux attelages, aux relations familia- les et professionnelles et à toutes les formes de comptabilité de la ferme, deux préoccupations principales de l’éleveur s’en dégagent : la gestion de son cheptel, d’une part, le lien contractuel avec le berger, d’autre part. « J’ai compté mes moutons le 10 novembre 1831 : 1e bergerie, 39 m. – 2e, 51 brebis – 3e, 142 brebis – 4e, 114 antenois28 – 5e, 130 agneaux. Total 476 et les 7 béliers. » Nous connaissons donc la composition du troupeau dans les premiè-

26. Au cimetière de Neuilly-Saint-Front. 27. Archives familiales de Jean-Charles Doncoeur de Soissons. 28. Antenois : agneau ou brebis de plus d’un an et destiné à la reproduction. Sur les traces de l’élevage ovin dans l’Aisne 143 res années de cette activité et savons que ses béliers proviennent probablement de la Bergerie nationale, puisque Pille a soigneusement pris note, le 15 février 1831, du moyen de transport public pour s’y rendre29. Ces reproducteurs constituent à la fois un investissement, mais aussi la garantie d’un revenu par le moyen de la location, ce dont il ne se prive pas, puisqu’il signale à plusieurs reprises : « J’ai loué à M. Dufour un bélier agneau gris, marqué d’un point rouge sur le derrière, moyennant la somme de 62 francs, y compris le droit du berger. » L’identification précise de l’animal sorti de la ferme est d’ailleurs un souci constant, afin d’être sûr de retrouver son bien au retour : « Le bélier agneau de ma brebis qui porte beaucoup de laine a l’oreille droite coupée… ma brebis serrée de laine qui a l’oreille un peu coupée a été au bélier le 12 de ce mois... » À noter également que la location passe par un contrat écrit qui en précise les conditions : « Le 24, j’ai loué à Monsieur Leroux, cultivateur à Tanière trois béliers, savoir un bélier au rond, un antenois, un agneau, moyennant la somme de deux cents francs. Il est convenu avec Monsieur Leroux et moi que si le bélier qui a le rond venait à mourir dans le courant du temps qu’il sera à la possession de Monsieur Leroux, il est obligé de me payer deux cents francs pour indemnité, prix convenu avec lui. » Chaque vente est également consignée par écrit dans les détails, par exem- ple : « J’ai vendu mon vieux bélier à mon neveu Bourguin moyennant 130 francs, que je lui livrerai dans le courant de juillet 1832. Je lui prêterai pendant cinq semaines dans le courant du mois de novembre et décembre 1831. Si je n’allais pas à Rambouillet, il paierait 25 francs de location et je reprendrais mon bélier. Le marché serait considéré comme non avenu. » Il en va de même pour la tonte, la vente de la laine et tout ce qui engage une somme d’argent, y compris, bien entendu, le contrat annuel avec le berger, celui-ci incluant toutes les prestations échangées, tant en argent qu’en nature : « Je donne à mon berger de la Saint-Luc 1833 à la Saint-Luc 1834, 1e 110 pichets de blé, 2e deux tiers blé et un tiers seigle, 3e 140 francs, 4e un demi-cent de fagots de bois de bouleau. Je retiens moitié des prunes et moitié des noisettes qui se trou- vent dans le jardin. Je lui donnerai un franc pour chaque bélier que je vendrai ou louerai. Sa femme viendra trier avec le berger tout le foin qu’il rentrera à la berge- rie. Elle est obligée de venir raffourer avec son mari tous les jours au matin, aussi- tôt que les agneaux commençent à venir. »

D’autres éleveurs d’avenir

Le 14 décembre 1836, Pille mentionne : « J’ai vendu à mon cousin Conseil, d’Oulchy, 32 moutons pour trente, en parc, moyennant la somme de 31 francs le mouton. Il devra les enlever le 28 décembre au plus tard. » C’est ici la plus

29. « Voiture pour aller à Rambouillet. Voiture de Paris à Versailles, dite gondole à 1 fr. 75. Bureau au Louvre près le Carrousel. Voiture de Versailles pour Rambouillet : bureau place d’Armes dans le café attenant à la caserne dite des Gardes françaises. Départ pour 2 ou 3 heures de relevée. Autre voiture pour Versailles à 75 centimes la place, place de la Révolution, en face le pont. » 144 Alain Arnaud ancienne mention connue de cet autre élevage, créé en 1812, qui est en train d’ac- quérir une bonne notoriété régionale, celle-ci devant culminer vers la fin du siècle. Pendant la Monarchie de Juillet, le canton d’Oulchy-le-Château se distin- gue d’ailleurs pour ses efforts en la matière, comme en témoigne cet éloge du Conseil d’arrondissement30 : « L’éducation des bêtes à laine étant une des sour- ces les plus fécondes de la richesse du département, le Conseil d’arrondissement croit devoir distribuer des éloges et des félicitations à ceux de MM. les cultiva- teurs qui se sont spécialement occupés de cette branche de l’agriculture. Il les adresse surtout à M. Conseil, d’Oulchy, dont les béliers sont renommés pour leur taille élevée, leur force, et par la finesse et la blancheur de leur toison ; à M. Guyot, de Servenay31, dont le troupeau entier se distingue par la finesse et la belle qualité de sa laine. Le Conseil espère que M. le ministre du commerce voudra bien accorder des primes qui auraient pour but de stimuler plus encore le zèle et les soins des éleveurs de cet arrondissement. » Et dans une large moitié sud de l’Aisne, d’autres noms encore sont en train d’émerger pour les quelques décennies à venir, tels que Gaillard à Chouy, Duclert à Billy-sur-Ourcq/Édrolle, Delizy à Dammard/Montemafroy, Hutin à Vivières/l’Essart, Minelle à Courmont/Villardelle…

Un cas particulier : le mérinos de Mauchamp32

En 1828, M. Graux, éleveur de mérinos à Mauchamp (entre Corbeny et Berry-au-Bac) remarque dans son troupeau un agneau à la toison remarquable- ment longue et brillante et décide de le sélectionner en vue de multiplier ce qu’il pense être une nouvelle race, que les filatures de Reims, à quelques kilomètres, ne manqueront pas de favoriser. Procédant avec rigueur dans les accouplements, encouragé par l’inspection générale des bergeries, M. Graux reçoit le premier prix du Bureau des manufactures en 1836, la médaille d’or de la Société royale d’agriculture, plusieurs subventions et passe donc pour le créateur de ce qu’on appela la race soyeuse, jugée un temps mouton de l’avenir. C’est sous le Second Empire que Mauchamp occupa le zénith de la notoriété. Cependant, né d’un accident génétique, mal conformé, l’agneau d’origine ne pouvait suffire à fonder une race stable. Il est demeuré une mutation zootech- nique du mérinos soissonnais, que les spécialistes de Rambouillet n’ont d’ailleurs pas complètement expliquée. La transmission héréditaire se traduisit donc par l’élimination de nombreux sujets qui ne possédaient qu’imparfaitement ce caractère soyeux. Croisé avec des animaux anglais Dishley, le mouton de Mauchamp a conservé sa belle laine, mais a perdu sa marque mérinos. La génétique a donc finalement éliminé le mérinos de Mauchamp pour aboutir à une race nouvelle qui ne concerne plus l’Aisne : celle dite de la Charmoise.

30. « Rapport du Conseil d’arrondissement de Soissons », L’Argus soissonnais, 24 août 1842. 31. Sur la commune d’Arcy-Sainte-Restitue. 32. A. Joly, « Le Mérinos de Mauchamp », Revue ovine, n°4, décembre 1945, p. 5-8. Sur les traces de l’élevage ovin dans l’Aisne 145

Naissance d’une nouvelle économie régionale

Période d’expansion économique générale, la Restauration a donc vu l’éle- vage du mérinos passer de l’initiative individuelle locale à une pratique qui tend à se concerter largement et à s’organiser dans le département. Le mérinos, main- tenant acclimaté, attire l’attention de tous, depuis la capitale jusqu’à la petite ferme, il marque une sorte de renaissance, tant pour l’industrie lainière que pour l’économie rurale, et certains économistes, en particulier Brayer33, soulignent que les nouvelles bêtes à laine fournissent également une viande mieux acceptée, coûtent peu, remodèlent notre paysage agricole et sont d’un rapport tout à fait prometteur, malgré un fléchissement des prix de la laine vers 1822-1823.

ACCROISSEMENT PROGRESSIF DU NOMBRE DE BÊTES À LAINE ENTRE 1801 ET 1813

En 1801 En 1813 Accroissement Arrondissements Race Race Race de Mérinos Total indigène indigène croisée 1801 à 1813 Saint-Quentin 58.000 66.000 1.000 3.000 70.000 12.000 Vervins 41.000 85.000 300 6.000 91.300 50.300 Laon 100.000 147.000 1.200 15.000 163.200 63.200 Soissons 78.000 78.000 2.000 38.000 118.000 40.000 Château-Thierry 75.000 60.000 1.400 39.000 100.400 25.400 Total 352.000 436.000 5.900 101.000 542.900 190.900

Une difficulté particulière est signalée par Brayer, c’est que la qualité indé- niable des toisons n’a pas encore entraîné une hausse des prix par rapport à la laine ordinaire : « Les marchands qui traitent avec les cultivateurs ont l’habitude d’acheter au poids, et malgré la différence de finesse, leurs prix varient peu… Cependant, c’est à obtenir des laines superfines que tendent les efforts du gouver- nement, afin qu’elles puissent aussi rivaliser avec celles de Saxe. » À l’intérieur du département, deux manifestations soutiennent ce commerce de façon significative : la foire aux laines de Saint-Quentin (qui dure huit à dix jours, fin juin) ainsi que le marché-franc aux moutons qui, depuis deux siècles, se tient à Blérancourt le premier mercredi de chaque mois et où il peut se vendre, selon Brayer, 5 000 ovins en une journée. Constat étonnant cependant, les deux monographies économiques qui trai- tent alors de notre département34 sont d’une grande sécheresse à l’égard de cet élevage pourtant prometteur. En effet, Hugo se contente d’énoncer : « 700 000 moutons. Le département nourrit de beaux troupeaux de laine mérinos », tandis

33. J. L. B. Brayer, Statistique du département de l’Aisne, 1824-1825. 34. Abel Hugo, Département de l’Aisne, 1835 ; Baget-Lecointe, Dictionnaire de l’Aisne, 1837. 146 Alain Arnaud

Fig. 19. Au centre du fronton de l’hôtel de ville de Blérancourt, un mérinos sculpté rappelle l’ancien marché franc aux moutons. Cl. A. Arnaud. Sur les traces de l’élevage ovin dans l’Aisne 147 que Baget-Lecointe est encore plus laconique : « Les troupeaux de moutons sont nombreux et de belle race. On en compte quelques-uns de mérinos. » Quelques années plus tard, suite à la mévente des récoltes de 1833-1834, un groupe de cultivateurs de l’Aisne s’adresse directement au ministre du Commerce35 et explique : « Le produit des céréales, ce point capital de notre agri- culture, est nul pour nous en ce moment. Il ne nous reste que nos laines et nos bestiaux, ces deux grands accessoires à toute culture bien entendue. » Arguant que les laines manquent et sont à un prix élevé qui reste exposé à la concurrence étran- gère, laquelle produit à moindre coût, ils précisent la difficulté qui les menace : « L’équilibre sera bientôt rompu, et leurs bestiaux, leurs laines, arrivant en abon- dance, amèneraient une baisse qui porterait le découragement chez les cultivateurs, d’où résulterait la ruine de tous nos troupeaux, et, partant, celle de l’agriculture. Nous ne pouvons donc nous passer d’un droit éminemment protecteur. » Ce même numéro de l’Argus apporte d’ailleurs la réfutation de cette péti- tion, telle qu’elle est exprimée par l’Industriel de la Champagne, daté du 27 février 1835, et où on relève cette proposition prémonitoire : « Dans un pays comme la France, il ne devrait pas exister une seule bourgade qui n’eût son conseil d’agriculture, de commerce et d’industrie, légalement constitués… Il y aurait avantage à ce que les agriculteurs fissent partie des chambres de commerce là où il en existe, et réciproquement à ce que des négociants ou des industriels fussent admis dans les conseils d’agriculture. Bien des difficultés, aujourd’hui inextricables, seraient de cette manière très promptement aplanies. » L’organisa- tion économique est en marche… Confirmant le rôle commercial de l’élevage ovin dans l’Aisne, l’Argus soissonnais daté du 6 janvier 1842 nous apprend que 6 891 moutons axonais vien- nent d’être vendus au marché aux bestiaux de Paris-Poissy, au prix moyen de 1,24 franc le kilo. De plus en plus, la province fait vivre la capitale, mais la part des mérinos, non précisée, y est sans doute minime.

Le Comice agricole de Soissons, vitrine locale de l’élevage ovin

C’est le 17 février 1849 qu’est créé le Comice agricole de l’arrondissement de Soissons, aboutissement de longues demandes et démarches, dont on trouve trace dès 1842 dans la presse locale36. Se définissant lui-même comme « asso- ciation libre des propriétaires, agronomes, cultivateurs et de toutes autres person- nes qui s’intéressent à l’agriculture », il se fixe pour but « d’établir des liens…, de recueillir des connaissances…, de stimuler le zèle de l’industrie agricole…, d’aider et encourager l’amélioration des races d’animaux utiles, d’indiquer les débouchés…, de proposer l’adoption de mesures…, de provoquer l’amélioration des chemins d’exploitation et vicinaux… ».

35. L’Argus soissonnais, 1er mars 1835. 36. Id., 31 juillet et 24 août 1842. Ces articles rappellent qu’un premier comice s’est déjà créé à Château-Thierry le 8 juin 1840. 148 Alain Arnaud

Sa manifestation la plus populaire est, sans conteste, la fameuse Fête solennelle qui se déroule fin mai sur le mail de Soissons, « en présence des auto- rités constituées ». C’est toujours l’occasion de discours fleuris, de distributions de récompenses et médailles aux employés (les fameux « prix de moralité »), ainsi que de primes pour les plus belles bêtes, de réjouissances diverses… et d’un jour de congé pour le personnel des fermes ! En ce qui concerne le nouvel élevage ovin du Soissonnais, sans doute n’est-ce pas là que l’on va trouver des considérations zootechniques décisives sur le mérinos, mais la fête annuelle constitue au moins une sorte de baromètre de la vitalité de cette branche comme de la place du beau métier de berger. C’est à ce double titre qu’un survol des Comices de Soissons, de 1849 à 1855, présente ici un certain intérêt37.

Éloge de la race ovine

Le premier concours de bêtes ovines se situe en 1850, mais il ne se présente qu’un candidat (M. Lemoine, de Vauxbuin), alors qu’« il existe dans cet arrondissement un si grand nombre de bons troupeaux renommés par la belle taille et la finesse de leur laine ». L’année suivante, une médaille d’argent et une prime de 60 francs vont à un cultivateur d’Aizy pour un lot de béliers de race mérinos, tandis que des primes récompensent les brebis antenoises de M. Bourguin, de Tigny et M. Lemoine, de Vauxbuin. En 1852, ce même M. Lemoine reçoit à nouveau une médaille d’argent, tout comme M. Potel, de Tigny, lequel sera une nouvelle fois lauréat en 1854 pour son bélier, qui « réunit toutes les qualités qu’un éleveur doit exiger ».

Éloge du berger

Si toutes les fermes de l’arrondissement ne possèdent pas des mérinos, elles emploient du moins un berger, première catégorie de personnel tradition- nellement récompensée par le Comice. Aussi la concurrence est-elle serrée ! Le métier exige le savoir-faire, la vigilance, la sagacité, la responsabilité, le sens du devoir (travail du dimanche), car il est « l’agent principal de la ferme, dont le troupeau est une richesse ». Le sous-préfet de 1849 ne peut d’ailleurs s’empê- cher de le décrire avec lyrisme : « La belle saison venue, le berger vit dans les champs, avec ses chiens fidèles, dont la sagacité est proverbiale. Dans le silence de la solitude, en présence de la nature, il médite, il note ses observations. La nuit, les splendeurs du ciel se déploient devant lui, il connaît les étoiles, les constellations célestes… Vie libre, vie indépendante, exempte de soucis et de peines… »

37. Bibl. mun. Soissons : Comice agricole 1849 (275 Rég.), Comice agricole 1850 (Coll. Périn 275 bis), Comice agricole 1851 (325 Rég.), Comice agricole 1852 (253 Rég.), Comice agricole 1853 (327 Rég.), Comice agricole 1854 (252 bis Rég.), Comice agricole 1855 (329 Rég.). Sur les traces de l’élevage ovin dans l’Aisne 149

Dans ces comices, les prix des bergers récompensent généralement les vétérans de la profession (premier prix 1850 à M. Hannequin, de Droizy, pour 53 ans de bons et loyaux services), leur fidélité à la même ferme, leurs capacités vétérinaires, leur probité. L’exemple peut en être M. Jean-François Gosse, berger de M. Lemoine, de Vauxbuin, récompensé en 1852 avec cette « citation » : « Gosse, malgré ses 78 ans, est encore en hiver le premier levé dans la ferme. L’âge n’a point glacé son activité, il couve de ses yeux ses moutons, et ses chiens font certainement moins bonne garde que lui autour du troupeau qui lui est confié. Il est de la vieille roche des bergers, il a une sorte de culte pour ses maîtres, il s’identifie avec leur bonne comme avec leur mauvaise fortune… » Citons également quelques cas particuliers : M. Veron, premier berger de M. Conseil, à Oulchy, et expert habile pour écarter les maladies ou réussir les croi- sements qui font le renom de sa ferme (1854) ; MM. Roger et Bertrand, bergers de M. Desboves, à Septmonts, qui ont la charge de quinze à seize cents moutons (1854) ; M. Antoine Gosse, berger de M. Fontaine à Bieuxy, « opérateur et rebou- teur de toutes ses bêtes », particulièrement doué pour la castration des agneaux38, opération délicate qu’il a menée avec succès plus de 50 000 fois (1855) ! Né juste avant le Second Empire, le Comice agricole de Soissons se fait donc visiblement le gardien des traditions et de la qualité de l’agriculture. Les concours régionaux et les expositions universelles, qui vont se suivre alors, inten- sifient cette glorification de l’élevage et l’orientent vers une voie de résistance à la concurrence et de progrès. Le mérinos précoce n’est plus éloigné…

Les moutons de l’Aisne en vedette

Paris, 1855

Fin mars 1856, le préfet de l’Aisne remet à Laon les récompenses obtenues à l’Exposition universelle de Paris, l’année précédente, par les exposants du département39 et précise : « Cette exhibition était appelée, en mettant en présence les forces vives de toutes les nations, à les pousser vers le progrès, ce grand besoin des sociétés modernes… Le département de l’Aisne y a tenu dignement sa place… Mais notre agriculture, si avancée, si prospère, n’a été qu’imparfaitement représentée. Si l’on excepte les merveilleux produits du troupeau de Mauchamp, quelques échantillons de grains, de légumes, de fourrages, de plantes textiles, de laines, pouvaient-ils faire soupçonner les efforts et l’intelligence dépensés par nos agriculteurs avides du progrès ? » Si le mot « mérinos » n’est pas prononcé, du moins le mouton fait-il désormais officiellement partie des produits de pointe du département, de ceux qui portent l’étendard de l’Aisne à l’extérieur…

38. Le bon berger l’exécutait traditionnellement avec les dents, méthode qui a perduré jusqu’aux années 1950. Voir Yves Hamelin, Georges Parmentier, Roger Le Guen, Le froment et la futaie. Cent ans d’agriculture dans le Valois, Paris, 1999. 39. Le Journal de l’Aisne, 24 mars 1856. 150 Alain Arnaud

Londres, 1862

La confirmation ne va pas tarder. À l’Exposition de Londres en 186240,le visiteur peut comparer les ovins français et anglais, leur conformation, leurs laines. Le rapporteur de ce secteur – qui n’est autre que M. Minelle, l’éleveur de Villardell – souligne la présence de 58 exposants de l’Aisne (dont M Graux, M Conseil, d’Oulchy, M Hutin, de l’Essart…), tous professionnels de haut niveau, qui, explique-t-il, n’ont rien à envier aux éleveurs anglais. Ces derniers ont pourtant eux-mêmes acclimaté le mérinos espagnol, mais n’ont pu en obtenir de bons résultats puisqu’ils en sont arrivés à importer des béliers reproducteurs… de l’Aisne ! Ce qui fait la supériorité du mérinos soissonnais, ce n’est pas tant la finesse de sa laine (que l’Angleterre ou la Saxe parviennent à égaler) que son apti- tude à la boucherie. « Leurs animaux ne sauraient payer, comme le font les nôtres, la plus grande partie de leur nourriture par la viande et par le fumier. » L’équili- bre laine/viande est donc mieux assuré chez nous, ce qui consolide l’économie de cet élevage. M. Minelle cependant, le premier, remarque que le mérinos a littéralement « explosé » sur les terres vierges d’Australie : « Cette colonie, plus étendue que l’Europe entière, possède déjà une quinzaine de millions de moutons à laine fine… Les colons donnent chaque jour plus d’extension à leur troupeau, et l’on cite un seul propriétaire possédant actuellement douze cent mille mérinos. La métropole anglaise reçoit annuellement de 25 à 30 millions de kilos de cette laine lavée à dos, ce qui égale la cinquième partie de la production totale de la France. » Le danger est donc clairement identifié : « L’immense extension que le mérinos a pris dans les colonies anglaises menace d’une concurrence sérieuse les trou- peaux qui font depuis de longues années la gloire et la richesse de notre départe- ment. Bien que nos laines soient supérieures à celles de l’Australie, il serait possible qu’elles eussent à subir encore, dans quelques années, une dépréciation plus grande que celle qu’elles ont déjà éprouvée. » Aussi M. Minelle esquisse-t-il déjà une piste pour nos éleveurs : moins rechercher une qualité suprême de laine, mais viser plus de viande et un engrais- sement plus précoce : « N’obtiendrions-nous point ainsi des animaux qui, tout en donnant dans un âge peu avancé de la viande de bonne qualité, pourraient être élevés et engraissés dans nos bergeries, et y déposeraient des fumiers destinés aux céréales qui sont aussi indispensables à nos populations que la viande de bouche- rie ? » Face aux dangers extérieurs, le salut passe donc par le développement de la précocité, un créneau innovant et profitable.

Laon, 1866

Pour le Concours régional agricole organisé à Laon en mai 1866, nous avons la chance de pouvoir disposer, grâce au Fonds Périn, de six documents

40. Exposition universelle de 1862 à Londres ; Étude au point de vue des intérêts agricoles et indus- triels du département de l’Aisne, Laon, 1863 ; Bibl. mun. Soissons, coll. Périn 506. Sur les traces de l’élevage ovin dans l’Aisne 151 complémentaires qui renseignent sur ses divers aspects, en particulier autour de l’exposition ovine41. L’analyse en est particulièrement instructive. Souhaitant se démarquer des précédents concours régionaux organisés en France, qui ressemblent trop souvent à des comices à grande échelle, le préfet de l’Aisne – qui a obtenu d’organiser à Laon le concours à venir, en rassemblant huit départements – insiste, dès sa circulaire du 10 septembre 1864, sur la dimension économique exemplaire que doivent revêtir les exploitations en lice. Il crée à cet effet une prime d’honneur, qui récompensera « l’agriculteur de l’Aisne dont l’ex- ploitation sera la mieux dirigée et qui aura réalisé les améliorations les plus utiles et les plus propres à être offertes en exemple ». Les instructions présentées aux concurrents occupent six pages complètes et balaient tous les domaines avec une extrême précision : bâtiments, assolement, comptabilité, outillage, animaux, débouchés, etc. On en jugera par cet extrait concernant le seul élevage ovin : « Béliers, moutons, brebis – description des différentes races existant sur le domaine. Effectif du troupeau par races. Disposi- tions des bergeries. Aliments et régimes ; pâturage, parcage. Nourriture à l’étable dans les diverses saisons, sel, boisson. À quelle époque les agneaux naissent-ils, et à quel âge les sèvre-t-on ? Poids moyen de la toison. Prix annuel de l’entretien d’une tête, agneau, antenais, bélier, mouton et brebis. Prix de vente des animaux. Prix des laines. Les brebis sont-elles traites ? Que fait-on du lait ? Si l’on fabrique du fromage, décrire sa préparation, la quantité nécessaire pour 1 kilogramme de fromage, débouchés. Prix du fromage à ses divers âges. Améliorations tentées et obtenues. Maladies habituelles. Moyens préservatifs et curatifs. » Parmi les divers candidats, M. Minelle, de Courmont, présente ses diffé- rents types d’élevage, parmi lesquels ses ovins (802 têtes), qu’il oriente vers la location de béliers reproducteurs. « Prenant pour point de départ le bon troupeau mérinos croisé qui m’avait été cédé par mon père, je l’ai perfectionné par l’intro- duction de plusieurs béliers tirés de Rambouillet et des meilleurs troupeaux de mérinos. Bien que mon établissement soit le plus nouvellement formé dans notre zone, il a déjà acquis une certaine réputation. » Très précis, le catalogue des animaux exposés répertorie tous les mérinos et métis-mérinos présentés au jury (77 mâles et 32 femelles, presque exclusive- ment de l’Aisne), ainsi que le nom de leurs éleveurs. Comme sur une photogra- phie instantanée sont ainsi identifiés tous ceux qui ont choisi de développer cette race mérinos dans un esprit de sélection et de qualité. Une médaille d’or va à M. Hutin, de l’Essart, pour la prééminence de son « bon troupeau mérinos », dont il exporte des spécimens vers l’Allemagne et même vers l’Amérique. D’autres

41. Bibl. mun. Soissons, Concours régional de 1866 et prime d’honneur, 1864, coll. Périn 2555 ; Concours régional de Laon : Mémoires adressés à M. le préfet par les principaux lauréats concou- rant à la prime d’honneur, coll. Périn 2568 ; Concours régional agricole de Laon, catalogue des animaux, instruments et produits agricoles exposés, coll. Périn 2570 ; Concours régional agricole de Laon 1866, liste des récompenses, coll. Périn 2571 ; Concours régional de Laon 1866, par Jacques Valserres, extrait du Journal de l’Aisne, coll. Périn 2572 ; Dix jours au concours régional de Laon, impressions d’un cultivateur, coll. Périn 2573. 152 Alain Arnaud médailles couronnent individuellement les béliers et brebis de M. Camus, à Pontru, M. Conseil-Lamy, à Oulchy, M. Duclert, à Oulchy, etc. Mais au-delà des exposants et des exposés, il convient de remarquer que cette exposition agricole suscite d’intéressantes remarques autour du cheptel ovin de l’Aisne et de son évolution. Les deux derniers documents utilisés, ceux de M. Jacques Valserres et du cultivateur V.Albert, prennent en effet nettement posi- tion en faveur d’une nécessaire amélioration du mérinos de l’Aisne, qui soit plus en accord avec les données économiques du moment. Leurs principaux argu- ments se résument ainsi : a) le mérinos de Rambouillet était surtout recherché pour sa laine fine de grande valeur, mais sa viande, à goût de suint, était rejetée. 80 ans après son introduction en France et grâce à la sélection attentive de nos éleveurs, l’animal a beaucoup grandi, sa toison, moins recherchée, est devenue longue, ouverte et plus lourde, le suint s’est réduit au profit d’une viande de meilleure saveur. b) « Il ne faut pas que la prépondérance appartienne à la laine, car si indispensa- ble qu’elle soit pour nous vêtir, la laine nous arrive de tous les points du globe, tandis que la viande sur pied ou fraîche ne supporte pas de longs transports. Il est donc urgent que nous la produisions nous-mêmes… Jadis la laine était le princi- pal, aujourd’hui elle devient l’accessoire. » Argument appuyé, bien sûr, sur la forte importation des laines d’Australie et d’Amérique du Sud à partir de 1860… c) Il n’est plus temps de soutenir une vaine concurrence contre une laine étran- gère à bas prix. La toison de nos mérinos, dès l’instant où elle est quantitative- ment productive, suffit à nos étoffes d’aujourd’hui. « Loin de s’affliger de l’état actuel des choses, nos éleveurs doivent donc en être fiers, puisque les premiers en Europe ils sont entrés dans la voie du progrès, en transformant le mérinos à laine fine en mérinos de boucherie. »

Paris, 1867

Sur les bords de la Seine, très précisément à Billancourt, l’Exposition universelle de 1867 accorde à nos éleveurs de mérinos la place qui leur revient42. Soulignant la fierté déjà perceptible à Laon l’année précédente, le commentateur s’écrie : « Nous avons maintenant en France des troupeaux qui valent beaucoup mieux que celui créé par Louis XVI », ce qu’il explique ainsi : « Dans le nord de la France, les éleveurs nourrissent très fortement ; or, il est reconnu qu’avec un régime très substantiel dès le jeune âge, les parties alibiles se portent de préférence vers les muscles. C’est ce qui explique pourquoi, avec un tel régime, on réduit successivement la charpente osseuse, le volume de la tête et des jambes, on arrive à la précocité et on obtient de plus grandes quantités de viande… Nos éleveurs ont donc approprié aux besoins de la boucherie cet animal qu’en Espagne et de l’autre côté du Rhin tous les consommateurs repoussent. »

42. L’Exposition universelle de 1867 illustrée, 60 livraisons, 1867. Arch. dép. Aisne, f° 97/1, livrai- son 25 du 29 juillet 1867. Sur les traces de l’élevage ovin dans l’Aisne 153

Fig. 20. Plaque-récompense de l’un des premiers concours de mérinos, conservée à la station de testage de Verdilly. Cl. A. Arnaud.

Un rapport complémentaire43, sous la plume de Gustave Bonjour, apporte ici un éclairage significatif sur le savoir-faire de nos professionnels face aux exposants étrangers : « Est-ce que notre exposition française, dans laquelle nos éleveurs du département de l’Aisne tiennent un rang très distingué, témoigne d’une infériorité marquée ? Non certes… Sur l’état dans lequel se trouvent nos races mérinos, nous n’avons qu’à louer les efforts persévérants et couronnés d’un légitime succès de nos agriculteurs distingués… Nous devons dire que les laines du Soissonnais, soit en suint soit en lavé à dos, sont mieux traitées que celles des arrondissements de Laon, Saint-Quentin, Vervins. Aussi obtiennent-elles de meilleurs prix. » En cette fin du Second Empire, deux enquêtes départementales44 confir- ment que l’avenir est porté par cette race élaborée en Soissonnais.

Le point de vue des professionnels

Au milieu du siècle, l’Aisne tend à devenir le pays du mouton, puisque l’enquête de 1867 précise : « En 1852, un recensement du nombre des moutons

43. L’Exposition universelle de 1867, étudiée au point de vue des intérêts du département de l’Aisne. Paris, 1868, 440 p. Rapport de Gustave Bonjour : les laines peignées et filées, p. 337-345. 44. Ch. Gomart, Statistique agricole sommaire du département de l’Aisne, 1858. Ministère de l’Agri- culture, Enquête agricole départementale : Aisne, Paris, 1867, 417 p. 154 Alain Arnaud dans le département en portait le nombre à 1 052 000. Le recensement de 1866 l’élève à 1 177 117 »45. L’administration doit donc prendre des mesures d’endi- guement, comme le donnent à penser deux articles du Règlement sur les chemins vicinaux46, édicté le 30 septembre 1854 par la préfecture : « Il est interdit de dégrader les talus des chemins vicinaux ou d’y faire ou laisser pâturer les bestiaux, de quelque espèce qu’ils soient… Il est défendu de faire ou laisser paître sur les chemins vicinaux aucune espèce d’animaux, soit sous la garde d’un pâtre, soit même à la longe ou en laisse. » La Statistique de 1858 est peu bavarde sur l’élevage ovin, mais elle confirme clairement : « La race dominante dans le département est le mouton mérinos ou métis-mérinos… On l’élève soit pour le livrer à l’engraissement, soit pour fabriquer des reproducteurs mâles ou femelles. La laine mérinos fort estimée est l’objet d’un commerce considérable… Parmi les établissements qui s’adon- nent avec succès à l’élève du bélier reproducteur, on peut citer MM. Hutin, de Lessard, Hutin, de La Loge, Simphal, de Lionval, Lamy, de Remevoisin, Camus, de Berthaucourt, et Bouvry, de la Ville-aux-Bois. » Quant à l’enquête menée par le ministère de l’Agriculture en 1867, elle analyse le terrain et en souligne certaines données : « L’arrondissement de Sois- sons se partage en grandes fermes très favorables à la production des céréales et à l’élève de la race ovine qui, dans cette contrée, est un des éléments de la prospé- rité agricole [p. 6]… Il y a dans l’Aisne insuffisamment d’engrais, car il y a insuf- fisance de têtes de bétail à l’hectare. On devrait nourrir plus, il y a donc déficit de fumier… Il faut compter comme une fumure puissante le parcage. Et comme il y a dans ce département une grande abondance de troupeaux de moutons, la terre y reçoit de ce côté un secours assez riche ; c’est aussi le seul avantage qui résulte de la vaine pâture [p. 31]. » L’élevage fait donc partie des points forts, et même des atouts d’avenir : « Un grand progrès a été réalisé depuis trente ans dans la production des animaux : le choix des races plus judicieux, meilleurs procédés d’alimentation, l’élevage est mieux dirigé, par suite les animaux deviennent plus précoces et rendent de plus grands services. » L’enquête proprement dite se compose de 161 questions, qui balaient toute la vie agricole, et dont les réponses sont apportées tant par des observations des enquêteurs que par des dépositions orales de nombreux fermiers. Parmi ces dernières, multiples sont les contributions apportées au débat laine/viande, qui accompagne l’Exposition universelle de cette même année. Soulignons en tout cas que tous les éleveurs ovins interrogés s’accordent à reconnaître cette activité pour rentable – ou au moins équilibrée –, mais insistent également sur le rapport non négligeable du fumier de mouton : « J’ai 1 500 moutons et ne les nourris que pour l’engrais (M. Lemoine, Vauxbuin)… Mon troupeau de 1 000 à 1 200 têtes me satisfait et j’en tire quelque profit, surtout par l’engrais (M. Carette,

45. Soit plus de deux têtes par habitant. Enquête de 1867, p. 67. 46. Bibl. mun. Soissons, coll. Périn 435. Art. 341 et 372. Sur les traces de l’élevage ovin dans l’Aisne 155

Auffrique)… Le fumier pour mon exploitation est le seul bénéfice que je retire de mon troupeau (M. Didier, Cuiry-Housse). » Nul ne pressent alors que la prochaine arrivée des engrais chimiques va bientôt anéantir cet avantage et aura également pour effet de rendre aux cultures bien des terres à moutons, jugées jusqu’alors trop pauvres. Retenons en tout cas de cette enquête ministérielle de 1867 qu’elle est la première à évoquer officiellement le mérinos dans le contexte sélectionné de la région soissonnaise, puisqu’il est maintenant avéré que cet arrondissement s’est placé lui-même à la pointe de cet élevage, pourtant implanté originellement dans tout le département. Le texte en explicite d’ailleurs clairement certaines raisons (grandes exploitations, type de paysages et de cultures, volonté et maîtrise des éleveurs)… Le nom de la nouvelle race va en découler.

Qu’est-ce que le mérinos précoce du Soissonnais ?

C’est, semble-t-il, dans un article de A. Sanson, publié dans l’Argus sois- sonnais du 9 février 187547, qu’est utilisé pour la première fois ce qui devien- dra le nom officiel de la nouvelle race. Sanson est professeur de zoologie et zootechnie à l’école d’agriculture de Grignon, il est un spécialiste reconnu de la gent ovine et il consacre ici un long développement technique à ces « méri- nos précoces du Soissonnais » qui, « au premier rang des troupeaux français », se développent sur les plateaux des cantons de Neuilly-Saint-Front et d’Oulchy- le-Château. « Le progrès accompli est vraiment remarquable », souligne-t-il, en citant les noms des éleveurs de pointe, qu’il a pu visiter sur le terrain. Ce sont donc Paul Bataille à Passy-en-Valois, M. Conseil-Lamy à Oulchy-le-Château, M. Duclert à Edrolle, M. Hutin à Lessart, M. Delizy à Montemafroy, M. Minelle à Villardelle, des noms déjà distingués depuis bien des années. Après avoir montré, chiffres à l’appui, que l’élevage de ce mérinos est d’un rapport « très rémunérateur », il fait état de brins de laine d’une longueur extraordinaire (jusqu’à 190 mm chez un bélier d’Édrolle !), qui affichent en même temps finesse et résistance. Même comparées aux laines « coloniales » (c’est-à-dire d’importation), les laines du Soissonnais sont « supérieures à toutes les autres ». De même inspiration est un petit article du Journal de l’Agriculture, publié en 187948, qui met en valeur le « degré de perfectionnement auquel sont parve- nus les troupeaux de ce centre de production du Soissonnais, sous le double rapport de la régularité de la conformation des sujets qui les composent et des qualités de leurs toisons ». En témoignent cinq ou six éleveurs, que les jurys ne parviennent pas à départager, tant leurs béliers exposés « sont conduits avec une égale supériorité »,

47. A. Sanson, Les mérinos précoces du Soissonnais, Bibl. mun. Soissons, coll. Périn 662. 48. « Un bélier mérinos du Soissonnais », Journal de l’Agriculture, juillet 1879, Bibl. mun. Soissons, coll. Périn 3165. 156 Alain Arnaud

Fig. 21. La famille Conseil, à Oulchy-le-Château, a mené l’élevage du mérinos jusqu’à l’excellence pendant plus d’un siècle. Coll. part. Cl. A. Arnaud.

Fig. 22. La traditionnelle « rigole à moutons » à la ferme de Violaine (commune de Louâtre). Cl. A. Arnaud. Sur les traces de l’élevage ovin dans l’Aisne 157

Fig. 23. Du mérinos à plis au mérinos précoce. Document Omnium agricole, Hachette, 1920. Cl. A. Arnaud. et cela qu’il s’agisse de « cornards » (mâles à défenses enroulées de grande enver- gure) ou de « meuss » (sans cornes). C’est l’occasion de découvrir un portrait zootechnique accompli d’un bélier de Paul Bataille, sorte d’archétype de la race, primé au concours de Lille : « Le bélier qui lui a valu le premier prix était irréprochable sous tous les rapports. Par la brièveté du cou, par la longueur du corps, par la rectitude de la ligne du dos et le parallélisme de celle de la poitrine et du ventre, par la largeur et la correc- tion de la base de sustentation, par la brièveté des membres et la finesse relative de la tête et des cornes, enfin par l’absence complète de plis à la base du cou, on voit clairement qu’il s’agit là d’un sujet admirablement conformé. Il est facile de voir aussi que l’ampleur de son corps n’est point due à cette couche épaisse de graisse, dont on constate la présence sous la peau de beaucoup de moutons anglais. Ici, ce sont les formes du squelette et celles des masses musculaires qui l’entourent qui commandent la conformation générale et qui assurent un rende- ment élevé en viande. Quant à la valeur de la toison, on sait que les toisons du Soissonnais se distinguent par la finesse, la longueur et surtout le nerf de leur brin, qui leur assure une plus value incontestée. » Deux ans plus tard, les mêmes éleveurs se disputent à nouveau les honneurs au Concours régional agricole de Versailles49 et raflent tous les prix destinés aux plus beaux mérinos. L’Aisne affiche donc, une fois de plus, sa remar- quable supériorité, et cela « avec le plus grand éclat ». Si le recensement animalier de 1866 marque sans doute le point culminant du cheptel ovin dans l’Aisne, le chiffre ne va baisser que lentement, puisque les bêtes à laine, soutenues par le renom du mérinos, représentent plus que jamais une tradition et un rapport. Avec un million de têtes en 187950, il y en a nécessairement partout, comme l’attestent les enquêtes communales des instituteurs de 1883, examinées au hasard des villages du Valois51. Haramont affiche 100 moutons de race commune, Corcy 400, Villers-Hélon 750, Louâtre 1 200, Longpont 1 550, Fave- rolles 1 600, Chouy 3 800 ! Villers-Cotterêts déclare « 385 brebis », Dampleux précise « 150 moutons, 140 brebis, 300 agneaux », Vivières annonce « 2 béliers,

49. « Le département de l’Aisne au Concours régional de Versailles », Journal de l’Aisne, 26 juin 1881, Bibl. mun. Soissons, coll. Périn 748. 50. Chiffre donné par Jules Verne, Géographie illustrée de la France, 1879. 51. Arch. dép. Aisne, fonds Piette. 158 Alain Arnaud

995 moutons, 560 brebis, 360 agneaux », tandis que, renonçant à les compter, l’instituteur de Montgobert signale sobrement « des bêtes à laine » et celui de Parcy-Tigny « beaucoup de moutons » ! La part variable des mérinos n’y est cependant pas connue.

Face à la crise

Ce sont pourtant les années où s’amorce, tant en France qu’à travers le monde, le reflux du mouton52, pour des raisons à la fois générales et locales : une meilleure exploitation des terres qui réduit les « parcours », la généralisation des engrais chimiques, la crise lainière et même, parfois, la pénurie de bons bergers. La comparaison des cheptels de 1866 et 1913 est parfaitement démonstrative : notre pays passe alors de 29,5 millions de têtes à 16,2 millions, l’Allemagne passe de 25 à 5 millions, l’Espagne de 32 à 16, l’Argentine de 67 à 43… Quelques exceptions, dues au bas prix de la laine produite, apparaissent dans ce mouve- ment : l’Australie reste stable (autour de 85 millions) et l’Union Sud-africaine accroît de 10 à 35 millions ses moutons du Cap53. L’heure de la laine est maintenant passée et ses cours s’effondrent inexo- rablement en France depuis une trentaine d’années déjà54. Après s’être vendue 5,40 francs le kilo pendant l’exercice 1852-1853, la laine des quelque 300 moutons d’une ferme de 112 ha proche de Château-Thierry ne trouve plus preneur qu’à 2,15 francs lors de l’exercice 1881-1882 ! Cette crise s’ajoutant à une évolution générale difficile du monde rural (avec le fameux « exode »), rappelons brièvement que cette fin du XIXe siècle voit les pouvoirs publics réagir par la mise en place de nouvelles structures : le premier ministère dédié à l’agriculture est créé en novembre 1881, le syndica- lisme paysan et la médaille du Mérite agricole naissent en 1884 (le premier syndi- cat agricole de l’Aisne est celui de Château-Thierry en 1886), puis c’est le Service des Améliorations qui est lancé en 1903 (il devient Génie rural en 1918), les mutuelles d’assurances et de retraites agricoles en 190455. Devant la fatalité de certaines maladies, les recherches sur le bétail se développent. C’est sur les moutons de la Beauce que Pasteur isole le bacille du charbon et met en place, dès 1881, la vaccination. Ouverte en 1829, l’École natio- nale d’agriculture de Grignon précède, dans l’Aisne, la ferme-école de Guizan- court (1849), avant que la IIIe République n’implante un enseignement agricole spécialisé dans les régions. Dans l’Aisne, la station agronomique de Laon est votée en 1886 et c’est à la rentrée 1891 que s’ouvre l’École pratique d’agriculture Alexandre Delhomme à Crézancy.

52. Les économistes parlent de la « dépécoration ». 53. Henry Girard et Georges Jannin, Le mouton de rapport, Paris, 1927. 54. Enquête sur la crise agricole dans l’Aisne. Rapport de la Société des agriculteurs de France, 1884. Arch. dép. Aisne, 8° br. 1550. 55. G. Duby et A. Wallon, op. cit., Paris, 1977, t. III, p. 415-420. Sur les traces de l’élevage ovin dans l’Aisne 159

Fig. 24. Les brebis mérinos de Léon Lévêque primées une nouvelle fois à Paris en 1909. Coll. part. Cl. A. Arnaud.

Entre sélection et croisement, entre pureté et métissage, l’expérimentation sur les races se fait plus scientifique et l’on commence même à parler de géné- tique. Tandis que le mérinos de Rambouillet reste pur de tout apport étranger depuis 1786 (et jusqu’à nos jours) – et par là même uniquement dévolu à la production lainière –, des essais de métissage contrôlé ouvrent, au prix de nombreux échecs, des pistes d’amélioration en direction de la production bouchère. C’est ainsi que le croisement entre un mérinos français et un Dishley anglais, réalisé vers 1850 à Alfort, va enclencher la naissance d’une nouvelle race, d’abord appelée Dishley-mérinos, sans cornes mais très laineuse et charnue à la fois. Sous le nom de « mérinos Ile-de-France », il contribue, bien avant 1914, à concurrencer et limiter notre « précoce du Soissonnais ». Un exemple : en mars 1901, le ministre de l’Agriculture lui-même instaure dans l’Aisne un « concours spécial aux races ovines Mérinos et Dishley-Méri- nos ». À Château-Thierry, trois mois plus tard, ces deux seules races – la première, issue d’une minutieuse sélection, la seconde, résultant d’un métissage – s’affrontent et doivent se partager le palmarès56. La dernière année de la Grande Guerre est fatale au cheptel de centaines de fermes soissonnaises. Devant la ruée ennemie de fin mai 1918, il faut fuir en toute précipitation, en convois hétéroclites qui mélangent bêtes et gens le long des routes. En voici un témoignage inédit : « Moi, Ferdinand Poteau, berger à Violaine, suis parti aussitôt avec le troupeau de 400 têtes de M. Maurice. Le lendemain, en passant à Lizy-sur-Ourcq, j’ai trouvé une occasion de me débar- rasser des béliers et je les ai vendus. J’ai ensuite continué l’évacuation qui se

56. Arch. dép. Aisne, 8° br. 735. 160 Alain Arnaud

Fig. 25. Une page du Flock-book, livret d’identité de tous les béliers reproducteurs. Ici, quelques ventes de Léon Lévêque vers le monde entier (1948). Coll. Station de testage de Verdilly. faisait à vive allure et j’ai perdu alors une dizaine de bêtes, que j’ai dû abandon- ner, épuisées de fatigue… Voyant l’état lamentable de mon troupeau et bousculé de toutes parts par l’autorité militaire, je me suis trouvé obligé, pour ne pas perdre les animaux restants, de les vendre pour le prix réduit de 63 frs la bête à un marchand que j’ai rencontré. Personne n’en voulait »57. En quatre mois de conflit, la France a vu disparaître le quart de son chep- tel ovin, passé à 12 millions. Le traité de Versailles ne néglige point cette perte et impose au vaincu le remboursement de 100 000 brebis et mille béliers ! Mais bien sûr, ce ne sont pas là de bonnes conditions pour préserver la qualité des races… Au cœur géographique de la tourmente, le troupeau précoce soissonnais a perdu beaucoup de terrain. Et le nouveau machinisme agricole (en particulier les moissonneuses-batteuses qui ne laissent plus guère de chaumes) ne peut favoriser sa relance. Comment le reconstituer sans le dénaturer ?

Une structure bien tardive

C’est au début des années 1920 que naissent les premiers syndicats d’éle- vage58. Dans un esprit de contrôle et de qualité, les « Flock-books », créés de 1922 à 1925, sont des organes d’enregistrement des troupeaux après contrôle de

57. Souvenirs de guerre de M. Jean Maurice Louâtre (document familial). 58. Guy Marival, D’hier à aujourd’hui, l’agriculture de l’Aisne, Laon, 2001. Sur les traces de l’élevage ovin dans l’Aisne 161 leur origine. Pour préserver la quintessence des reproducteurs, tout animal répon- dant aux standards est tatoué aux oreilles avec l’indication précise de ses origines parentales : une « carte d’identité », qui comporte même sur le registre officiel l’empreinte nasale des béliers géniteurs ! Garantis par le ministère de l’Agricul- ture, ces livres généalogiques conditionnent les échanges et les ventes de béliers et aident donc le développement et la promotion de la race. Le Flock-book du Mérinos précoce du Soissonnais, né le 24 décembre 1924, ne regroupe alors que sept éleveurs, sous la présidence du renommé Henri Conseil, d’Oulchy-le-Château, à qui succédera, trois ans plus tard, son confrère Léon Lévêque, de Montgru-Saint-Hilaire. Mais le petit nombre d’adhérents (qui ne dépassera jamais 35) n’est pas en mesure de reconstituer cet élevage à son ancien niveau ni d’enrayer le déclin déjà amorcé d’une race mérinos, qui ne peut se battre que contre d’autres mérinos59 et qui doit alors trouver un second souffle dans l’exportation assez large de béliers reproducteurs sélectionnés. Il apparaît bientôt que les mérinos du Soissonnais, de Champagne et de Bourgogne (dans le Chatillonnais), tous de souche espagnole, ont pu évoluer depuis plus d’un siècle vers la même recherche de précocité et d’équilibre laine/viande selon leurs données locales propres. Cependant, à la suite d’échange de géniteurs entre leurs meilleurs élevages selon les principes stricts de la sélec- tion, les trois troupeaux ont fini par ne présenter que d’infimes différences. Acceptant alors l’idée d’une race unique, le Congrès du Mouton, tenu à Paris en décembre 1929, fusionne les divers rameaux pour créer le Flock-book du « méri- nos précoce ». C’est la fin apparente de notre mérinos soissonnais…

De grandes dynasties d’éleveurs

L’amour de la race, la double exigence de tâtonnements génétiques et de maîtrise pratique sur plusieurs centaines de bêtes, la nécessité de fixer l’évolution des caractères dans le long terme, l’objectif de transmettre un troupeau maîtrisé, sans doute aussi la conviction de tenir pleinement un métier original, avec ses traditions et ses secrets, tout converge pour expliquer que cet élevage ovin spécia- lisé a presque toujours constitué l’apanage de familles précises au long de plusieurs générations successives. Les lignées moutonnières existent en Soisson- nais, même si les noms de famille peuvent changer, généralement dans le cas de transmission par les femmes. Il y a donc une généalogie des moutons – qui cons- titue presque un pédigrée, s’appuyant sur une ascendance identifiée60 –, mais elle passe parfois par celle de leurs éleveurs !

59. Entre 1924 et 1929, un concours national spécial de la race mérinos est organisé plusieurs fois à Oulchy-le-Château, mais semble n’opposer en fait que des confrères et voisins. 60. « A vendre par adjudication à la ferme de Loupeigne le 9 février 1896 un magnifique troupeau de mérinos améliorés, ayant obtenu les plus hautes récompenses à Paris, en France et à l’étranger, notamment en Amérique, descendant du troupeau d’Édrolle, composé de 160 béliers et 500 femel- les… ». Annonce parue dans l’Écho soissonnais, 1er janvier 1896. 162 Alain Arnaud

Fig. 26. Delizy et Godart, les grands noms de l’élevage mérinos de Montemafroy (commune de Dammard). Cl. A. Arnaud.

Fig. 27. Troupeau mérinos à la ferme du Chêne (commune de Montgru-Saint-Hilaire) avant 1914. Carte postale, coll. part. Cl. A. Arnaud. Sur les traces de l’élevage ovin dans l’Aisne 163

Les recherches n’y sont cependant pas toujours aisées : quelle filiation existe-t-il, par exemple, entre l’éleveur Camus, de Berthaucourt, cité par la Statisti- que de 1858, appelé ensuite M. Camus, de Pontru, lorsqu’il est récompensé à Laon en 1866, et M. Camus-Viéville, de Pontruet, qui présentait à l’Exposition univer- selle de Paris en 1900 plus de 250 médailles gagnées par ses béliers à laine ? 61. Et parmi tous les noms cités plus haut, s’il est des précurseurs qui ne semblent pas avoir généré de successeurs directs (comme Collard, Pille ou Minelle), il en est d’autres qui ont marqué des lieux (Chouy, par exemple, dont le nom est lié à Borniche, à Gaillard, à Simphal…) ou qui ont « régné » sur de longues décennies.

La famille Conseil

Jean-Prosper Conseil, cultivateur d’Oulchy-le-Château, acquiert en 1812 quelques mérinos récemment importés et fonde ainsi la première bergerie de cette race dans l’Aisne, qu’il développe ardemment sous la Restauration. L’un de ses douze enfants, Philippe-Amand, parfois appelé Conseil-Lamy, poursuit avec succès la sélection sous le Second Empire, avant de transmettre la bergerie fami- liale à son fils Henri, dont les béliers précoces raflent médailles, trophées et grands prix entre 1885 et 1914. Il sera le premier président du syndicat de la race entre 1925 et 1927. L’une de ses nièces épouse alors M. Guyot, dont la famille conduit déjà avec brio le troupeau métis-mérinos de la ferme de Servenay, près d’Arcy-Sainte-Restitue. Nous avons déjà rencontré leurs noms, associés par leur notoriété, en 1842.

La famille Delizy-Godart-Lévêque

Vers 1845, Pierre-François Delizy introduit le mérinos dans sa ferme de Montemafroy, près de Dammard. Son fils Aristide y continue l’élevage vers 1875, puis s’installe à Chaudun. Mais son neveu Amédée reste à Montemafroy et y a pour successeur Léon Godart, qui ne remporte pas moins de trois médailles d’or à l’Exposition universelle de 1889 pour ses béliers reproducteurs de race Dishley- mérinos ! Parallèlement, le gendre d’Aristide est Léon Lévêque, éleveur-cultiva- teur à la ferme du Chêne, à Montgru-Saint-Hilaire, l’un des maîtres historiques du mérinos précoce du Soissonnais. Travaillant sans apport génétique extérieur, mais soucieux d’éviter tout risque de consanguinité, il produit des béliers de très haute qualité qui lui valent un nombre incalculable de médailles d’or, trophées, grands prix et titres de champion, en particulier entre 1909 et 1914, puis entre 1924 et 1936. Il préside l’Union ovine de France ainsi que le Syndicat du mérinos précoce et exporte réso- lument ses reproducteurs vers l’Australie, l’Amérique du Sud, l’Afrique du Nord, l’Europe de l’Est, où il fait connaître le nom du Soissonnais.

61. Guy Marival, op.cit. 164 Alain Arnaud

Fig. 28. Quelques récompenses obtenues par Léon Lévêque. Coll. part. Cl. A. Arnaud. Sur les traces de l’élevage ovin dans l’Aisne 165

Fig. 29. Un trophée de 1935, conservé par la famille Lévêque. Cl. A. Arnaud. 166 Alain Arnaud

Fig. 30. Le traditionnel vase de Sèvres, récompense suprême au concours agricole de 1929, « prix d’ensemble » attribué à Léon Lévêque pour ses reproducteurs de la race mérinos précoce du Soissonnais. Coll. part. Cl. A. Arnaud. Sur les traces de l’élevage ovin dans l’Aisne 167

Fig. 31. Le papier à lettres de Léon Lévêque. Coll. part. Cl. A. Arnaud.

Fig. 32. Maurice Lévêque, fils de Léon, ne manque pas d’arguments pour exporter ses productions soissonnaises. Revue de l’Union ovine, le Mouton, mai 1961. Cl. A. Arnaud. 168 Alain Arnaud

Fig. 33. A la ferme du Chêne, de nos jours, les plaques récompenses sont plus nombreuses que les brebis mérinos. Cl. A. Arnaud. Sur les traces de l’élevage ovin dans l’Aisne 169

Son fils Maurice prend sa suite en 1939 et répartit ses bêtes entre la ferme de Bonnesvalyn et la ferme du Chêne. Il explique lui-même62 : « Le métier d’éle- veur a ce caractère essentiel d’être une création continue, pour laquelle il n’est pas trop de l’effort persévérant de plusieurs générations, patiemment vouées à la même tâche… Ayant la chance de travailler sur un type exceptionnel de moutons, le mérinos précoce, j’ai toujours essayé de lui faire rendre le maximum dans sa double aptitude à la production de laine et de viande, tout en sauvegardant l’al- lure et la beauté, qui font sa noblesse, et la rusticité, qui facilite sa diffusion aujourd’hui mondiale. » L’une de ses grandes fiertés est d’avoir trouvé pour ses béliers des clients en Espagne, pays d’origine du mérinos ! Quant à ses innombrables récompenses, elles ont été limitées par son classement fréquent comme « hors concours »… La tradition est ensuite portée par les deux fils de Maurice : Henri (à la ferme du Chêne) et Michel (Bonnesvalyn), puis par l’un de ses petits-fils, Hubert (ferme d’Armentières) jusqu’à aujourd’hui… Six générations – et plusieurs rami- fications – au service du mérinos soissonnais !

Qu’est devenu le mérinos soissonnais ?

En décroissance constante tout au long du XXe siècle63, le troupeau ovin du département ne représente plus qu’un vingtième de ce qu’il était voici un siècle et demi. Un bilan, qui s’explique aussi par des épizooties récurrentes (fièvre aphteuse de 1933, 1937, 1946, 1951…) comme par la généralisation des désherbants sélectifs, qui fait presque disparaître la nourriture naturelle dispo- nible. Il faut cependant remarquer que le mouton, quelle que soit sa race, dispose de nos jours d’un marché souvent oublié, celui des célébrations reli- gieuses de fin d’hiver (la fête chrétienne de Pâques, ainsi que, depuis quelques années, l’Aïd-el-Kébir, la fête musulmane du mouton), importantes consomma- trices de cet animal. Elles suffisent même à justifier, en partie, le maintien de certains élevages locaux. À côté de la race Ile-de-France, dûment suivie et sélectionnée aujourd’hui par la station de Verdilly (près de Château-Thierry), le mérinos précoce pur64, pour sa part, n’occupe plus qu’une présence symbolique dans l’Aisne, destinée à l’export vers l’Europe méridionale et l’Afrique du Nord. Fier de l’héritage fami-

62. Revue Le Mouton, mai 1961. 63. La Monographie agricole du département de l’Aisne, publié par le ministère de l’Agriculture (la Documentation française, 1958, 115 p.) indique : 162 000 têtes en 1929, 140 000 en 1938, 80 000 en 1945, 76 000 en 1952, le mérinos précoce ne représentant alors que 8 % de ce dernier chiffre. Plus récemment, André Fiette (L’Aisne, des terroirs aux territoires, Comité d’expansion de l’Aisne, 1995) chiffre à 53 000 le cheptel ovin en 1992. Il produit annuellement 900 tonnes de viande. 64. Depuis 1990, les races ovines ne sont plus gérées par les anciens Flock-books, mais par des « unités de sélection et de production de races » (UPRA). 170 Alain Arnaud

Fig. 34. Descendant en ligne directe des béliers espagnols de Rambouillet, le mérinos précoce d’aujourd’hui, toujours élevé en terre soissonnaise, a conservé de puis plus de deux siècles la pureté et la fierté de sa race. Mouton de l’élevage d’Henri Lévêque. Cl. A. Arnaud. Sur les traces de l’élevage ovin dans l’Aisne 171 lial et de la qualité de ses reproducteurs, le dernier éleveur en est Hubert Lévêque, à Armentières65, en plein cœur de l’ancien « royaume » du mérinos précoce du Soissonnais.

En guise de conclusion

Importé par Louis XVI, encouragé par Napoléon Ier, le mérinos a su pren- dre une forte place dans les fermes soissonnaises. Moins d’un siècle plus tard, c’est la politique et l’économie nationales, et même internationales, qui vont le faire refluer peu à peu. De l’État à la bergerie locale, le lien s’avère étroit. Une belle histoire méconnue, un savoir-faire de pointe, une réelle richesse régionale, un patrimoine aujourd’hui négligé, tel peut se résumer l’élevage de cet animal, qui a pu faire briller, un temps, le Soissonnais aux yeux du monde et qui a marqué, à sa façon, le sud du département. Tout comme la betterave est devenue, en ce même XIXe siècle, la racine emblématique de cette terre, pouvons-nous considérer – au vu de ce qui précède et au prix d’un facile jeu de mot – que ce mérinos mériterait le titre de « bête à l’Aisne » par excellence ? Les recherches continuent...

Alain ARNAUD

65. Plus récente distinction obtenue par cet éleveur : l’un de ses béliers vient d’être adopté comme mascotte par un régiment de l’armée française !

La ferme Monnot à Pontru : un exemple de modernité au XIXe siècle

Le hameau qui a donné son nom à la commune de Pontru a été pendant tout le XIXe siècle la propriété de la famille Monnot laquelle s’est totalement iden- tifiée au lieu alors que la plupart des habitants étaient installés sur le hameau de Berthaucourt. Autour de l’église se trouvent le château, la ferme, la râperie et la cité ouvrière habitée par les employés de la ferme Monnot. Le tout est situé à proximité de l’Omignon. Autre aspect étonnant, c’est la diversité du mode d’exploitation de la ferme : alternativement faire-valoir direct, gérance ou location, de même que pour la sucrerie. À chaque génération, on observe des mises en vente de parcelles importantes ou du domaine entier, suivies parfois d’acquisition.

De la constitution d’un patrimoine foncier à la ferme expérimentale

Un patrimoine foncier hérité de la Révolution

Le village de Pontru est cité depuis le VIIIe siècle. On n’y connut qu’un seul seigneur, Philippe de Pontru en 1140, avant que le domaine ne passe sous la seigneurie de l’abbé de Vermand1. Dans son ouvrage, La mémoire de Vermand, Jacques Coquelle déplore l’absence de documents sur l’origine de beaucoup de biens fonciers de l’abbaye Notre-Dame de Vermand. Ces biens provenaient soit de dons purs et simples, soit ils étaient assortis de redevances ou de prestations, d’acquisitions ou d’échanges. Leur possession, et notamment celle de Pontru, était toutefois ancienne, puisque l’auteur souligne que l’abbé était seigneur de Pontru en 1384. « Un maire et des échevins » en géraient les revenus, ainsi que ceux de la ferme du Grand Priel. Les terres de Pontru étaient dans la mense abba- tiale depuis 1674, et se composaient de 560 setiers 40 verges, soit environ 192 hectares. L’abbaye de Vermand, comme les autres couvents de l’ordre de Prémon- tré, observa le faire-valoir direct puis passa à l’affermage des terres. En général, le fermier construisait sa maison sur le sol du bailleur, ce qui lui assurait une certaine longévité dans la fonction.

1. Jacques Coquelle, La mémoire de Vermand, t.1:L’abbaye royale Notre-Dame, Dalmanio, 1985 ; Théodule Collart, Histoire de Pontru, Pontru, 1950, s. p. 174 Monique Séverin

Fig. 35. Les rives de l’Omignon. Carte postale. Coll. part. La ferme Monnot à Pontru 175

À l’époque de la Révolution, les terres de Pontru étaient louées par moitié à Pierre Loiseaux2 et à Jean-Louis Monfourny. Il n’est pas facile de donner la superficie de chaque ferme, celles du Grand-Priel, de la Désolation, de la Haute- Bruyère, de l’Ascension, de la Maison-Rouge, de Bracheul, de Bertaucourt, de Pontru faisant partie du même et vaste terroir de Pontru. La ferme de Pontru est, après la Révolution, réunie un temps à celle du Grand-Priel et par la suite certains marchés de terre passent de l’une à l’autre. L’abbaye de Vermand ferme ses portes le 28 décembre 1790, après la célé- bration de la dernière messe. Ses biens entrent dans le giron de la Nation. De nombreuses ventes de biens nationaux, terres et bâtiments, eurent lieu entre le 27 avril et le 13 mai, puis en 17923. Leur complexité ne permet pas de donner ici le détail de toutes ces tractations4. Les terres de Pontru, qui sont des biens natio- naux de seconde origine, sont vendues en deux lots le 12 juin 1792 à Auguste Merlier, spéculateur bien connu des milieux d’affaires saint-quentinois. Merlier agit en faveur d’un notaire parisien, Martisson.

Un premier Monnot désintéressé

Les terres de Pontru sont possédées par plusieurs propriétaires, avant d’être rachetées par Pierre Nicolas Le Roy5, demeurant à Estrées, futur beau-père de Charles Monnot. Pierre Le Roy acquiert également des terres de même origine situées à Gouy et à Montbrehain. Nous n’avons pas connaissance de l’acte d’ac- quisition des terres de Pontru par les époux Le Roy-Badin, mais il est vraisem- blable qu’elles ont été acquises dans l’intention de doter leur fille unique, Madeleine Émilie Le Roy, qui épouse, en 1794, Charles Monnot, négociant-fabri- cant de gaze à Paris. Charles Monnot est le premier des quatre Monnot qui gèreront la ferme de Pontru pendant plus d’un siècle. Il est né en 1765 à Beaune et demeure à Paris, 7 rue du Renard-Saint-Sauveur (4e arrondissement). Il fabrique des gazes et des « schalls ». Vers 1794, il épouse Marie Madeleine Émilie Le Roy, fille de Gene- viève Badin et de Pierre Nicolas, dont les ancêtres ont été mulquiniers à Lever- gies, Ramicourt, Estrées. Pierre Le Roy avait introduit à Estrées, en 1777, la fabrication des gazes de soie6. Émilie Le Roy hérite du domaine de Pontru à la mort de ses parents. Le couple Monnot-Le Roy7 aura quatre fils et une fille. Charles Monnot place en 1806

2. Ce dernier fut nommé expert lors des prisées des biens révolutionnaires. Arch. dép. Aisne, Q 112/2863. 3. Arch. dép. Aisne, 283 E 20, Me François Gronnier, notaire à Caulaincourt. 4. Jacques Ducastelle, « La vente des biens nationaux à Saint-Quentin », Études révolutionnaires saint-quentinoises, Société académique de Saint-Quentin, 1989. 5. Pierre Nicolas Le Roy était né à Estrées le 5 octobre 1742. Il est décédé à Saint-Quentin le 8 vendémiaire an II. 6. Alphonse Ognier, Notice historique sur Gouy et Le Catelet, 1863, p. 389. 7. Ce nom restera ainsi porté durant trois générations. 176 Monique Séverin deux d’entre eux, l’aîné Jean-Baptiste et le second, Pierre-Louis, « à titre d’ap- prentis à l’état de gaziers » chez le sieur Jourdain. Ils en sortent en octobre 1810, munis de certificats8. Dès 1812, ils mettent en fermage l’ensemble du domaine9. Charles Monnot-Le Roy et son fils aîné ne commencent à s’intéresser aux terres de Pontru que quelques années plus tard. Selon sa famille, son goût spécu- latif est freiné par ses convictions religieuses. Il attend 1822 pour faire construire la ferme de Pontru, le pape ayant alors permis aux catholiques de conserver les biens d’Église achetés par eux10. En réalité, Charles Monnot, jouissant par son épouse du domaine, cherche dès 1819 à s’en débarrasser : A vendre. Domaine situé à Pontru, canton de Vermand, arrondissement de Saint-Quentin. Il consiste en deux fermes dites de Pontru, bâtiments, héritages, terres labourables, prés, marais et plantations de la contenance totale de 220 ha 53 a 55 ca. Il a été affermé pour dix-huit années commencées par la récolte de 1812. Par suite de rétrocession de ce bail, le sieur Santin jouit de la moitié dudit domaine et le sieur Hutin de l’autre moitié. Cette autre moitié pourrait aussi être donnée à bail, car le fermier consent formellement à la cessation de sa jouis- sance. S’adresser à M. Monnot-Le Roy, négociant à Paris, propriétaire dudit domaine, à M. Garnier son régisseur à Estrées, et à Me Paringault, ancien notaire à Saint-Quentin11. La vente ne se fait pas, faute d’acquéreur.

Jean-Baptiste Monnot-Le Roy : l’agriculteur expérimentateur

Jean-Baptiste Monnot-Le Roy, fils de Charles Monnot, est né à Paris le 21 germinal an III. Il fait ses études à l’Institution Favart, une des pensions les plus renommées de Paris. C’est là qu’il puise les premiers éléments des sciences, dont il complète plus tard l’étude par des travaux sérieux, et qu’il développe les aptitudes si remarquables de son intelligence, pour l’appliquer ensuite aux ques- tions pratiques de l’économie, de l’industrie et de l’agriculture12. Il a dix-neuf ans lorsqu’en 1814, il est au nombre de ces jeunes gens qui, dans la plaine de Saint- Denis, osent s’opposer à l’entrée des Russes et des Prussiens dans la capitale. La famille continue de se partager entre Pontru et Paris, peut-être aussi Saint-Quentin où elle possède une maison au n° 1 de la rue de Vesoul13. Jean- Baptiste travaille aux côtés de son père durant une période indéterminée. En 1830, il est négociant à Paris. Il s’associe14 également à son frère Pierre-Louis15.

8. Arch. nat., Minutier central des notaires, X 896, 14 novembre 1810, Me Sensier, notaire à Paris. 9. Acte reçu par Me Paringault, notaire à Saint-Quentin le 9 juin 1812. Les époux Neufville versent un fermage annuel de 2 500 francs tant en argent qu’en récoltes et produits. 10. Correspondance de Louis Monnot. Arch. privées. 11. Journal d’affiches de Saint-Quentin, 11 mai 1819. 12. Journal de Saint-Quentin, nécrologie, 15 août 1857. 13. Aujourd’hui la Poste. 14. Arch. nat., Minutier central des notaires, LXXXIX 1185, 3 juin 1833, Me Lecomte, notaire à Paris. La liquidation de la société commerciale ayant existé entre son frère et lui a lieu avant cette date. 15. Ce dernier est décédé à Malte en 1836. La ferme Monnot à Pontru 177

L’acte signé par sa mère et daté du 20 mars 1830 – cette date correspond à la fin des baux de 18 ans – lui donne en toute propriété « la maison d’habita- tion, bâtiments nécessaires à l’exploitation, terres labourables, prés, étangs et plantations en dépendant ». Le domaine a une superficie de 222 ha 25 a 52 ca, d’après l’arpentage de 1821. Il s’y ajoute l’ancien presbytère et son verger, acquis par les époux Monnot en 1825. La donation est évaluée à 80 000 francs en avan- cement d’hoirie et fait l’objet d’une rente de 2 500 francs jusqu’au décès du dernier vivant des parents de Jean-Baptiste Monnot16. Le 4 juin 1833, le jeune homme épouse la fille de son ancien maître de pension, Aglaé Marie Favart17. Le mariage religieux a lieu à Saint-Maur. Le contrat de mariage des époux, signé la veille à Paris, nous apporte maints rensei- gnements en ce qui concerne les apports de l’époux : tout ce qui meuble ou garnit son appartement de Paris18 et sa maison d’habitation de Pontru ainsi que le domaine. Celui-ci consiste en une maison d’habitation, une maison du fermier et des bâtiments d’exploitation, des terres labourables, des prés, des marais, des étangs et des plantations ; la maison du presbytère et son verger. Il s’y ajoute la propriété dite La Pêcherie, comprenant une maison d’habitation, un jardin, un verger, un étang, un cours d’eau, une digue, des plantations et un bois, à proxi- mité de la rivière de l’Omignon, le tout pour une contenance de 5 ha 56 a 18 ca19. Jean-Baptiste Monnot déclare que depuis la donation de sa mère, « il a réalisé dans le domaine des constructions importantes et de nombreuses améliorations qui en ont augmenté de beaucoup la valeur »20. Les époux vivent entre Paris et Pontru. Leurs deux enfants sont nés à Paris. Mais le 17 mai 1839, le préfet de la Seine fait savoir à son collègue de l’Aisne que Jean-Baptiste Monnot a transféré son domicile politique à Pontru le 19 avril précédent21.

Propriétaire terrien et châtelain

Les actes notariés ci-dessus mentionnent « maison d’habitation ». Il s’agit bien de la maison de maître, puisqu’un logement destiné au chef de culture existe à proximité. Un récit de contemporains lui attribue des origines lointaines22. Mais Charles Poëtte, évoquant « le château » de Pontru, estime la date de sa construc- tion aux environs de 1859.

16. Arch. nat., Minutier central des notaires, X 1047, 20 mars 1830, Me Michel Aumont, notaire à Paris. 17. Née en 1816. 18. Rue Thévenot, où tous demeurent, même Auguste, un autre de ses frères qui est notaire. 19. Acquis de M. Dollé le 28 décembre 1832, par contrat passé par-devant Me Desjardins, notaire à Saint-quentin. 20. Arch. nat., Minutier central des notaires, LXXXIX 1185, 3 juin 1833, Me Lecomte, notaire à Paris. 21. Arch. dép. Aisne, dossier Piette : Pontru. 22. Madeleine et Georges Pion, « Le château de Pontru et la famille Monnot avant 1914 », s.d., archi- ves privées. 178 Monique Séverin

Fig. 36. Le château de Pontru. Carte postale. Coll. part.

Selon son contrat de mariage, Jean-Baptiste Monnot-Le Roy insiste sur les améliorations qu’il a apportées aux bâtiments entre 1830 et 1833. S’agit-il d’une nouvelle construction ou d’une rénovation spectaculaire de la maison, elle aussi récente, puisque les chanoines n’y avaient pas bâti ? Certains pensent que le château, bien que de style Louis XVI, date du XIXe siècle. Les quatre fausses colonnes qui ornent le corps central font penser au théâtre de Saint- Quentin. On accède à l’entrée principale par une avenue longeant la façade de l’église. Celle-ci a été probablement bâtie par les moines. Placée alors sous le patronage de saint Remy, elle était entourée du cimetière communal, le tout enclavé dans la propriété Monnot. Elle a été restaurée en 183423. Au fond de l’avenue, entre deux énormes piliers, la grille monumentale donnait accès au domaine, la façade principale se trouvant au sud, du côté de l’étang, de la cour d’honneur et des jardins. Mais après la Révolution, le passage par l’avenue n’était plus qu’une servitude, ayant été exproprié avec l’église paroissiale. Ceci explique l’établissement de l’entrée principale du côté de la route, lors de la reconstruction. On accède au bâtiment rectangulaire par un perron de quatre marches et la porte d’entrée vitrée, sous un plein-cintre comme les deux fenêtres voisines.

23. Elle passa à une date indéterminée au patronage de saint Barthélemy. Détruite pendant la Grande Guerre, elle a été reconstruite au centre du village. La ferme Monnot à Pontru 179

Du grand vestibule au plafond soutenu par deux colonnes, un escalier à double révolution menait aux étages, un premier et des greniers. Au rez-de-chaussée se trouvent à gauche un immense salon, puis la salle de billard. À droite s’ouvre la grande salle à manger, communiquant avec deux autres salons. Au fond sont les cuisines, la lingerie, la buanderie donnant au nord, avec entrée pour le person- nel. Dans la petite cour qui y donne accès, une porte permet de passer à la ferme, dont l’entrée principale donne, comme aujourd’hui, au nord, sur la route.

Une ferme précurseur

Dès les premières années de l’installation de Jean-Baptiste Monnot à la ferme, il est surprenant de voir avec quelle facilité le fabricant de gaze s’est mis dans la peau d’un agriculteur, et les résultats qu’il obtient. Sa ferme est fréquem- ment citée en exemple. Il y pratique le sous-solage, une charrue derrière l’autre, dans le même sillon. Cette méthode est alors très décriée avant d’être adoptée dans toutes les fermes du voisinage On s’en étonne seulement en raison de la faible couche arable de la plupart des terres de la ferme. Il adoptera aussi le procédé de terrage, à l’aide du produit de curage du cours d’eau et des résidus de la sucrerie, comme le poursuivront ses successeurs24. Dès 1837, il est membre associé de la section d’agriculture de la Société académique de Saint-Quentin25. La même année, la Société royale et centrale d’agriculture lui attribue la grande médaille d’argent, pour l’introduction d’en- grais ou d’amendements inusités, notamment des engrais artificiels et de l’engrais liquide (lisier)26. Il préconise aussi l’augmentation du troupeau de sa ferme afin d’obtenir des engrais naturels pour compléter les engrais artificiels27. Le 9 décembre 1841, il présente un rapport relatif à l’introduction de bestiaux étrangers. Puis il donne les raisons du prix élevé de la viande. Selon lui, ce sont l’épizootie et la pénurie des fourrages de 1839 à 1840, l’impôt foncier plus élevé en France qu’à l’étranger, l’énormité des contributions de toute espèce infligées aux établissements agricoles, l’impôt sur le sel qui sert notamment à l’alimentation du bétail, le mauvais régime des eaux qui inondent les prairies. Il en conclut au maintien des droits sur l’introduction des bestiaux étrangers28. « L’économiste comme le philanthrope, dit-il plus loin, se sont alarmés d’un renchérissement de la viande que la mauvaise récolte de fourrages des dernières années a parfois rendu excessif. » Mais l’éleveur rappelle aussi : sans bestiaux, pas de fumier, et sans fumier, pas d’agriculture prospère, c’est-à-dire pas d’ac-

24. Bulletin du comice agricole de l’arrondissement de Saint-Quentin, t. VI, n° 8, 1857, p. 188. 25. Annales scientifiques, agricoles et industrielles du département de l’Aisne, 2e série, t. Ier, 1843, p. 337. 26. Bulletin du comice agricole..., op. cit., p. 188. 27. Ibid., p. 188-189. 28. Annales agricoles du département de l’Aisne, Société académique de Saint-Quentin, t. XIV, 1842, p. 37 et p. 41. 180 Monique Séverin croissement de population, d’industrie et de commerce. Et il fait la démonstration de son raisonnement. Finalement, Jean-Baptiste Monnot compare l’élevage de notre département à celui du Nord qui, outre la supériorité des produits, comporte beaucoup plus de têtes, chevaux comme bovins. Il propose aussi une meilleure exploitation des prairies. Quant à la sucrerie de Pontru, on n’en connaît pas la date de création. Plusieurs textes divergent à ce sujet. Selon l’Argus du Soissonnais, elle n’existait pas au 1er janvier 183629. Or, il figurait déjà la mention de distillerie dans le contrat de mariage de Jean-Baptiste Monnot en juin 183430. En 1837, elle est exploitée sous forme de distillerie de betteraves. Monnot adresse, en août, au Conseil d’ar- rondissement des observations sur la loi du 30 janvier précédent, qui régit l’ex- ploitation des distilleries et, selon lui, apporte des entraves à leur bonne marche. En 1840, elle retrouve à nouveau sa vocation de sucrerie, bien qu’accessoirement des racines, surtout de topinambours, y soient encore distillées pour alimenter ensuite le bétail. La sucrerie de Pontru est la première, dans le département de l’Aisne, à avoir adopté les appareils à cuire sous vide de Derosne et Cail32. En 1843, Monnot étudie dans les Annales agricoles de la Société acadé- mique de Saint-Quentin le mémoire de J. N. Scherz, expérimentateur du Wurtem- berg, intitulé Culture des plantes fourragères33. Il donne la description d’un grand nombre de plantes fourragères et autres trèfles rouge, blanc et incarnat, du méli- lot, qu’il a lui-même introduit à Pontru, des luzernes, du sainfoin ou de l’espar- cette, des vesces, des pois, des fèves, du fromental (ray gras). Les céréales, le maïs, le sarrasin, l’avoine, le seigle à couper en fourrage vert sont méthodique- ment décrits, avec les avantages et les inconvénients que leur culture présente. Suit un long article sur la pomme de terre, le navet, la betterave, les choux-raves, les carottes, les topinambours dont il a introduit la culture massivement dès 1840. En février 1844, Jean-Baptiste Monnot et le comte de Turenne, de Landi- fay, sont délégués au Congrès central d’agriculture à Paris. Ils font un long rapport sur cette manifestation, où les questions évoquées sont notamment les oléagineux et les laines. Ils soulignent également la nécessité de la représentation des agriculteurs. Au concours de la Société académique, une prime et une médaille revien- nent à l’exploitant de Pontru pour l’introduction de nouvelles variétés de blé notamment anglais dès 1845. À la demande du Comice, M. de Vilmorin lui envoie des spécimens de semences de blé d’une cinquantaine de variétés. Monnot le prie d’y joindre un échantillon de blé du Canada, dont la beauté l’a frappé à l’Expo- sition de Londres. Il obtient également une variété de blé qui porte son nom et est remarquée lors de l’exposition de 184934. Il est encore parmi les délégués du

29. L’Argus du Soissonnais, 1er mai 1836, p. 6. 30. Arch. nat., Minutier central des notaires..., op. cit.. 31. Bulletin du comice agricole de l’arrondissement de Saint-Quentin, t. VI, n° 8, 1857, p. 189. 32. Id., ibid. 33. Annales scientifiques..., op. cit., p. 132-166. 34. Bulletin du comice agricole..., op. cit., p. 189. La ferme Monnot à Pontru 181 même congrès en 1851. Pour éviter la carie du blé, M. Monnot le chaule avec du sulfate de soude par immersion35. Le troupeau ovin, établi depuis longtemps à Pontru, rapporte des récom- penses nationales à son propriétaire. « M. Monnot-Le Roy est placé dans un arrondissement où la plupart des cultivateurs vendent des laines de moyenne finesse. Il ne persévère pas moins à obtenir des laines superfines, sans doute par les circonstances particulières où se trouve sa propriété. Cette observation, faite en 1844, peut être renouvelée aujourd’hui. Son troupeau est resté ce qu’il était autrefois sous le rapport du nombre (500 têtes) et sous celui des qualités du lainage »36. Le jury lui décerne une nouvelle médaille d’argent en 185237. Ses moutons sont des mérinos, principalement de la race de Naz. L’élevage de Pontru remporte des médailles dans toutes les grandes expositions, de 1834 à 185538. Après la mort de son père Charles39, Jean-Baptiste Monnot-Le Roy acquiert le 17 juin 1852, par voie de surenchère, une pièce de terre dépendant du domaine de Priel, d’une superficie de 160 hectares, y compris la garenne du bois de la Rose et tenant à la chaussée Brunehaut. La mise à prix était de 119 000 francs40. Le 9 février 1852, le Comice agricole de l’arrondissement de Saint-Quen- tin est fondé, détaché de la Société académique. Le mois suivant, Monnot est élu ainsi que Malézieux de Fresnoy-le-Petit41 et Vinchon de Fluquières comme membre de la commission permanente représentant le canton de Vermand42. Plusieurs membres viennent alors de la commune de Pontru : Jean-Baptiste Marchand, cultivateur, Pierre-Antoine Camus, père et fils, propriétaire à Berthau- court, Jean-Baptiste Ducroquet, Clément Coqu, Geffrotin, Bénoni Vicaire, culti- vateurs ; Monnot-Leroy y figure en tant que fabricant de sucre43. À plusieurs reprises, le Comice agricole lui demande de présider le concours pour l’extension des cultures fourragères et cela dès 185244. Le 16 juillet 1853, il est élu à la Chambre d’agriculture, où son expérience et son érudition éclairent de nombreu- ses questions agricoles et économiques. Il devient maire de Pontru le 9 mars 1852 succédant à Pierre Antoine Camus, un autre propriétaire terrien précurseur. Il cherche avant tout à améliorer le sort de ses administrés, à augmenter les ressources de la commune et à rendre plus carrossables les voies de communication de la commune45.

35. Id., t. I, n° 5, 1852, p. 78. 36. Id., t. VI, n° 8, 1857, p. 188. 37. Journal de Saint-Quentin, 26 février1852. 38. Bulletin du comice agricole..., op. cit., t. VI, n° 8, 1857, p. 189. 39. Le 15 avril 1852 à l’âge de 87 ans à Paris, à son domicile du 14, rue Thévenot, XIVe arrondis- sement. 40. Journal de Saint-Quentin, 3 juin 1852. 41. Commune de Gricourt. 42. Bulletin du comice agricole..., op. cit., t. I, n° 1, 1852, p. 15. 43. Ibid., n° 2, p. 29. 44. Ibid., n° 5, p. 76. 45. Bulletin du comice agricole..., t. VI, n° 8, 1857, p. 190. 182 Monique Séverin

Lors de la séance semestrielle du Comice, le 9 février 1854, Jean-Baptiste Monnot fait un long rapport sur la fermeture des colombiers, à trois dates diffé- rentes, pour la préservation des semis et la protection des récoltes. Il explique une discrimination entre le pigeon bizet et le marotte, grands ravageurs, et les pigeons sédentaires qui ne quittent pas la basse-cour. Mais si le bizet est enfermé une fois, on ne l’y prendra plus, et il ira loger dans les clochers ! Toutefois ce dernier est d’une utilité indéniable comme « sarcleur ». Il purge le sol des graines parasites et des grains semés trop drus ! Monnot n’omet pas de rappeler que le pigeon était autrefois à 30 ou 35 centimes, c’était alors le rôti de l’ouvrier. Les fermetures causent sa diminution, et l’augmentation de son prix. À l’issue de ce travail, le préfet prit un arrêté le 19 octobre de la même année allant dans le même sens que les propos de Monnot46. Le 25 novembre 1855, Jean-Baptiste Monnot obtient à l’Exposition universelle une mention honorable (classe XI, préparation et conservation de substances alimentaires) pour deux échantillons de phlegmes et d’esprit de topi- nambours. La commission des récompenses ne peut laisser dans l’oubli tant de titres et surtout l’introduction déjà ancienne de la culture du topinambour et celle plus récente du mélilot de Sibérie47. Le 10 mars 1856, le Comice agricole de la région de Saint-Quentin lui décerne une médaille d’honneur récompensant l’en- semble de ces progrès48. Le 8 août 1857, on apprend le décès à Pontru de Jean-Baptiste Monnot, à l’âge de 62 ans49. Il a succombé « aux rapides complications d’une maladie douloureuse et déjà ancienne ». Deux nécrologies sont alors publiées par Félix Ribeyre et Charles Gomart. « On peut avancer, écrit ce dernier, sans aucune exagération, que M. Monnot est un des agriculteurs qui ont le plus contribué aux progrès de l’agriculture dans notre département »50.

Paul Monnot, ou un certain désintéressement

L’aîné des deux enfants de Jean-Baptiste Monnot, Paul Charles n’a que 23 ans lorsque disparaît son père51. Il est, dit-on, l’un des plus brillants élèves de l’École centrale. Héritier en indivision avec sa sœur Mathilde du domaine de Pontru et des biens à Estrées, il ne paraît pas avoir été un passionné d’agriculture. C’est cependant dans le milieu agricole qu’il se marie. Le 6 février 185852, il épouse à Origny-Sainte-Benoîte Aline Flore Noémie Bauchart, fille d’Élise et de Virgile Bauchart. Ce dernier est propriétaire terrien et distillateur à la ferme de

46. Ibid. 47. Id., t. V, 1856, p. 65. 48. Id., t. VI, n° 8, 1857, p. 189. 49. Ibid., p. 188 sq. 50. Ibid., p. 188. 51. Né à Paris (14, rue Thévenot) le 20 juin 1834. 52. Un contrat de mariage avait été rédigé deux jours auparavant par devant Me Damoisy, notaire à Saint-Quentin. La ferme Monnot à Pontru 183

Fig. 37. L’église de Pontru. Carte postale. Coll. part.

Montplaisir à Courjumelles ; il est par ailleurs président du Comice agricole de Saint-Quentin. Au sein de familles chrétiennes et très pratiquantes, la sienne et celle de son épouse, Paul Monnot fait très vite preuve d’un état d’esprit laïque et républi- cain. Son épouse est accueillante, notamment avec les prêtres de la paroisse. Peu après son arrivée à Pontru, Aline Monnot offre un chemin de croix à l’église. Son époux, généreux lui aussi, réserve plutôt ses bienfaits à l’école laïque de Bertau- court. Un seul enfant naît au sein du ménage. Paul Monnot continue un certain temps l’exploitation de la ferme avec celle de la sucrerie, sous la direction d’un chef de culture ; il s’en lasse rapide- ment et séjourne peu à Pontru. En mai 1863, des ouvriers de la ferme Monnot sont récompensés par le Comice : Moutier, concierge (on appelait souvent ainsi le chef de culture), 10 ans de service ; Pion, maître valet, 34 ans de service, et Lefèvre, moissonneur et batteur, 33 ans de service. Cependant, Paul Monnot participe encore aux associations agricoles, il est présent à Saint-Quentin le 19 décembre 1860, à l’inauguration du Cercle des fabricants de sucre et du marché aux sucres. En avril 1862, il remporte un premier prix au concours d’animaux de boucherie, pour des brebis South-Down. En juillet, Mme Monnot-Lazerme, veuve, tante de Paul et Mathilde, vend avec ceux-ci la maison de Saint-Quentin située au 1, rue de Vesoul, qui vient des arrière-grands-parents Leroy. C’est M. Nave, de Villers-Outréaux, qui l’acquiert. En mars 1863, le frère et la sœur remettent en vente le lot de 160 hectares qui a 184 Monique Séverin

été détaché du domaine de Priel53. Mais il n’y a pas d’acquéreur. Fin 1863, Mathilde met en licitation contre Paul quarante-cinq hectares de terres sur Estrées et Gouy54. Elle n’a que 27 ans et demeure alors chez les sœurs Augustines, rue de la Santé. Les terres sont vendues à Charles Lecaisne. Le 16 juin 1864, une société en nom collectif est formée pour l’exploita- tion de la sucrerie. Le gérant en est Gustave Bocquet, fabricant de sucre à Iwuy. L’objet de cette société est la fabrication du sucre de betteraves et autres matières saccharifères, de la mélasse et des produits dérivant de cette fabrication, et la vente des sucres et autres produits ; elle a pour durée 12 ans et devrait prendre fin le 31 mai 187655. La société augmente son capital en juillet 1866. Elle change de gérant le 21 septembre 1867. Elle est alors dirigée par Adolphe Domengie et Cie. La ferme de Pontru est à louer en juillet 1864, avec 375 hectares de terres labourables ou tout ou partie des terres par lots. L’affaire est proposée par Me Damoisy, notaire à Saint-Quentin56. Le 25 septembre, on ne propose plus que 270 hectares. En février, on met en vente la machine à battre, presque neuve, système Duvoir, avec manège, plancher, escalier et accessoires, par suite de réduction de culture. En avril suivant, est mis en vente un beau matériel de ferme, composé de chariots, tombereaux, brabants doubles et simples en fer, extirpateurs et autres engins agricoles, ainsi que plusieurs attelées de chevaux harnachés. Le 2 décem- bre, Me Damoisy et son collègue Me Dufour, notaire à Paris, mettent en vente le château de Pontru, non loué, avec parc clos de murs et de rivières, et la fabrique de sucre, louée net 18 000 francs57. Ces ventes n’ont pas abouti. En 1867, la ferme du château et 100 hectares qui l’entourent sont encore proposés à la vente58. Le samedi 27 juillet 1867 a lieu l’adjudication publique du droit de chasse sur les 390 hectares du domaine, d’un seul tenant59. Paul Monnot avait pourtant jusque-là réservé les chasses de Pontru et d’Estrées chaque année dans la presse locale. Il continue pour la ferme de Follemprise à Estrées, bien qu’il ait essayé de la vendre ou de la louer60. La sucrerie de Pontru, à fin de bail, est à louer ou à mettre en société. « Le propriétaire restera intéressé par une partie importante. S’adresser à Me Damoisy ou à Paul Monnot, impasse Royer-Collard n° 4 à Paris ». Bien qu’habitant Paris, Paul Monnot n’oublie pas le Vermandois. En 1872, il donne une somme impor- tante pour le monument de 1870 au cimetière de Saint-Quentin. En 1880, comme membre honoraire de la « Société protectrice des animaux » établie à l’école de Pontru, il adresse à l’instituteur Tronquit neuf beaux ouvrages d’une valeur de 40 francs, pour être distribués en prix aux élèves les plus méritants de cette société.

53. Glaneur de Saint-Quentin, 14 avril 1881. 54. Journal de Saint-Quentin, 22 novembre 1863. 55. Id., 26 juin 1864 et 29 novembre 1867. 56. Id., 10 juillet 1864. 57. Id., 2 décembre 1866. 58. Id., 20 janvier 1867. 59. Id., 21 juillet 1867. 60. Id., 14 septembre 1873. La ferme Monnot à Pontru 185

Puis il offre encore une belle collection de tableaux classiques, « savoir tableaux pour l’enseignement agricole, pour les insectes nuisibles aux arbres et aux plan- tes, pour le miel et la cire »61. Paul Monnot perd le goût de vivre, il s’en expliquera dans son testament. Il se donne la mort à Paris le 12 avril 1881, à l’aide d’un poêle mobile. Il lègue son corps à la science, demandant qu’il soit utilisé pour la recherche. Il était en effet membre de la Société d’autopsie mutuelle. Il charge la ville de Paris de faire admettre ses dernières volontés : autopsie et service civil pour ses obsèques au cimetière du Père Lachaise. Si sa volonté n’est pas respectée par sa famille, il donne la quotité disponible de ses biens en faveur de la ville de Paris pour la cons- truction d’une école laïque et gratuite de filles. Au cas contraire, il donne 10 000 francs au Conseil municipal de Paris dans le même but, 1 000 francs à la commune de Pontru pour améliorer le mobilier de l’école laïque de garçons. Si l’école de filles était laïcisée, elle aurait droit à la moitié. Il charge François Malézieux, député de l’Aisne, de veiller à l’exécution de ses volontés. Et il précise que son seul fils, Céphas Monnot, n’est pas lésé par ces dispositions puis- qu’il héritera de lui plus tôt que probable, s’étant donné la mort à 47 ans. L’envoyé de la ville de Paris, averti par le docteur Coudereau, se présen- tant au domicile parisien, est trompé par la personne qui le reçoit ; elle lui affirme que M. Monnot est souffrant et qu’on enverra de ses nouvelles. Le commissaire de police, cependant prévenu par une lettre du défunt, et le préfet de police donnent le permis d’inhumer à Pontru. Le fils Monnot et sa mère font emmener la dépouille mortelle à Pontru pour l’inhumer religieusement. Le représentant de la ville de Paris arrive trop tard à Pontru. L’affaire est évoquée le 10 avril devant le Conseil municipal et n’eut, semble-t-il, pas de suites légales. Le testament du 19 novembre 1880 était suivi d’un codicille en date du 6 février 1881 : « Je pardonne à tous ceux qui m’ont fait du mal et je demande humblement pardon à tous ceux et à toutes celles que j’ai pu offenser volontairement ou involontaire- ment »62. Madame Paul Monnot, confinée dans son chagrin, se retire dans un couvent parisien, où elle semble avoir terminé ses jours.

Céphas Monnot ou le retour aux sources

Céphas Monnot 63 est élève de l’École militaire de Saint-Cyr lors de la disparition de son père. Il n’a que 22 ans et se destine à la carrière militaire. Dans un premier temps, il souhaite se débarrasser de ce bien de famille encombrant : le 29 décembre 1883, la ferme est mise en vente avec 120 hectares de terre, pour 80 000 francs. Tout porte à croire qu’elle n’est que louée. Mais Céphas s’en désintéresse totalement. Il épouse vers 1887 Madeleine Chancerel, d’origine pari- sienne. En 1889 il est nommé sous-lieutenant au 27e de Ligne, en 1890, lieute-

61. Le Glaneur de Saint-Quentin, 9 mai et 18 novembre 1880. 62. Th. Collart, op. cit. ; Le glaneur de Saint-Quentin, 14 avril 1881. 63. Céphas Paul Virgile Jean-Baptiste Monnot est né à Pontru le 1er juin 1859. 186 Monique Séverin nant au 87e R.I. En 1892, il est affecté avec le grade de capitaine au 9e Régiment territorial. En 1897, pour cause de fin de bail, la ferme du château est à nouveau mise en vente, les 26 et 27 novembre, avec le matériel de culture : vingt-huit chevaux garnis, trente-cinq vaches et génisses, six chariots, quatre tombereaux, etc.64. Cette cession n’aboutit pas plus. Cependant, quelques années plus tard, la famille Monnot, qui a cinq enfants, s’installe au château et Céphas Monnot exploite la ferme avec un régis- seur. Le château, retrouve son animation perdue au temps de Paul Monnot. L’heu- reuse famille de Céphas Monnot en occupe maintenant la moitié. Mathilde Monnot, la tante de Céphas, celle que les habitants nomment affectueusement « Mademoiselle », habite l’aile droite, des Rameaux à l’automne alors que l’hi- ver, elle vit à Paris, 25 rue Saint-Sulpice. Dès son retour, « tout dans la maison marche à son compte ». Elle ouvre ses armoires et ses buffets et l’on n’utilise plus que son linge et son argenterie. Puis, une fois la sainte Catherine venue, Made- moiselle repart à Paris. C’est une personne généreuse. Elle le peut, puisqu’elle a toujours gardé sa part indivise du domaine, qu’elle loue à son neveu. C’est elle qui a fait élever la grotte à Notre-Dame de Lourdes, en remerciement de la protection de la Vierge en 1870. Elle soutient des enfants orphelins ou malheureux, qu’elle place à ses frais quand c’est nécessaire dans l’une ou l’autre famille d’accueil. Le dimanche, à la messe, où Madame Monnot chante, sa fille tenant l’harmonium, Mademoi- selle occupe un prie-Dieu près des fonts baptismaux. Elle prend près d’elle successivement une des fillettes qui se prépare à la première communion. Elle réunit le dimanche après-midi au château les Enfants de Marie et enseigne le caté- chisme le vendredi soir. Elle se confesse à Fayet chez les prêtres du Sacré-Cœur, à Saint-Clément. Après la Grande Guerre, Mademoiselle ne revient pas à Pontru, elle finit ses jours à Paris, où elle s’éteint en 1925. Céphas Monnot a un bureau dans le château, où il reçoit le personnel, et un autre à la ferme, d’où il surveille l’exploitation. Plusieurs familles se succè- dent comme régisseurs du domaine : les Serant, les Mulot puis les Dupire qui y sont toujours au moment de la Première Guerre mondiale. La fabrique de sucre devient la propriété des Carpeza d’Hervilly. Elle est administrée par Odilon Carpeza. La saison de chasse amène de nombreux voisins invités, les Tascher de Fresnoy, les Vion de Bihécourt et ceux de Sainte-Émilie. Des officiers, anciens amis de Céphas, la parenté de Madame Monnot y participent également. Dans les années 1880, Céphas Monnot fait procéder à des fouilles autour du tumulus de Pontru. On y découvre des vestiges gallo-romains, dont une importante collection orne son bureau. Il s’occupe de l’instruction de ses enfants. Pour l’aînée, Cécile qui aime la peinture, un artiste vient de Paris chaque semaine lui donner des leçons, on lui installe un atelier à l’étage. Pierre fait ses études à Saint-Clément chez les prêtres

64. Journal de Saint-Quentin, 23 septembre 1897. La ferme Monnot à Pontru 187 du Sacré-Cœur de Fayet65. Marguerite s’adonne à la musique et au piano66. André67 et Louis sont les deux cadets de la famille.

Une ferme modèle en 1903

En 1903, un jeune étudiant de l’Institut agricole de Beauvais, âgé de 19 ans, vient passer deux mois et les vacances de Pâques à Pontru, pour y élabo- rer sa thèse de fin d’études, Une ferme dans le Vermandois68. Henri Turbaux est l’un des fils du docteur Turbaux de Saint-Quentin. Chaleureusement accueilli par Céphas Monnot, le jeune homme rédige un travail sérieux avec plans de la ferme et du terroir et de nombreux tableaux comparatifs. La géologie, l’hydrographie, la climatologie sont étudiées. Henri Turbaux présente également sommairement l’agriculture, le commerce, les voies de communication, la faune et la flore. Il donne la qualité et le prix des terres (de 1 000 à 3 000 francs l’hectare), car si une partie est argilo-calcaire, la plupart est crayeuse. Les bâtiments, sis à l’ouest du château, sont décrits de façon précise. Il y a d’abord la maison du contremaître où l’on retrouve également le bureau de Céphas Monnot. On y découvre aussi quatre granges et un grenier à blé, deux écuries, deux bouveries, une porcherie, une vacherie, le pigeonnier, le poulailler et les bergeries qui peuvent accueillir jusqu’à mille bêtes. La traction est assurée par trois attelées de six bœufs, une de quatre bœufs et douze chevaux. Le trou- peau de moutons, principale spéculation, à l’origine formés de croisés South Down-Berrichon, est remplacé depuis peu par des Dishley-Mérinos. Il compte trois cent trente-sept mères. Des bovins sont destinés à la boucherie et une atte- lée de bœufs est renouvelée chaque année. Les ouvriers ont des horaires différents en fonction des saisons et des acti- vités : ils sont pour les charretiers, du printemps à l’automne, de 12 heures et demie. La journée est coupée par le déjeuner d’une demi-heure, le matin, d’une heure au repas de la mi-journée, du goûter (er’chiner), d’une demi-heure l’après- midi (prangère). Chaque quart de jour est encore coupé d’une pause d’un quart d’heure, la « pipe ou fumée ». Ces repos s’imposent autant à l’homme qu’aux animaux de trait, car le charretier est presque toujours à pied, sauf lors des transports, et encore. Les journaliers, n’assurant pas les soins aux animaux (nourriture, pansage, garnissage), font un peu moins d’heures. Il y a ceux du pays qui sont logés, des saisonniers sédentaires ou des camberlots logés en cantine. Ils sont moins considérés que les charretiers, les bouviers, le berger et son aide, et l’homme de cour. Les charretiers et les bouviers sont payés au mois en fonction des saisons pour un total de neuf cents francs l’an. Les autres sont payés soit à l’heure, soit à la tâche.

65. Il sera jésuite. Il est décédé à Lille en 1956. 66. Elle va entrer au couvent, où elle est décédée en 1976. 67. Décédé en 1963. 68. Henri Trubaux, Une ferme dans le Vermandois, Compiègne, 1903. 188 Monique Séverin

Fig. 38. Plan de la ferme de Pontru. Tiré de Henri Trubaux, Une ferme dans le Vermandois, Compiègne, 1903, h. t. La ferme Monnot à Pontru 189

Henri Turbaux décrit l’assolement. Il n’y a plus de jachères. On connaît déjà un assolement perpétuel avec apports : soit sur dix ans avec des betteraves, ou sur sept ans avec céréales et fourrage. Il donne les rendements. La question des engrais ou apports en nature (fourrage enfoui, fumier) est longuement étudiée, avec aussi l’épandage, avantageux pour les « cranettes » des boues de fabrique, par un astucieux montage de tuyaux alimentant de petits fossés paral- lèles creusés à la charrue. Les matières essentielles que prend dans le sol une récolte sont chiffrées. La comptabilité n’est pas négligée, ni un inventaire détaillé. L’élève se permet même quelques suggestions.

Le départ des Monnot de Pontru

En août 1914, la famille, devant les bruits d’invasion, se réfugie d’abord à Saint-Quentin. Pendant ce temps, les Uhlans occupent la ferme où réside encore Mlle Mathilde69. En 1917 le chef de famille part pour la Belgique, avec les évacués de la ville. Plus encore que les autres, la guerre l’affecte douloureusement et surtout la séparation d’avec les siens envoyés vers Noyon70. Comme tous les villages du canton de Vermand, Pontru est entièrement pillé et dynamité. La famille exilée se retrouve à Paris, 25 rue Saint-Sulpice. On apprend le décès de Céphas Monnot, survenu le 14 mai 1919, âgé seulement de 60 ans71. Aucun des enfants, après le décès du père de famille, n’a le courage ou la possibilité de reprendre l’exploitation et la demeure ruinées. Elles sont mises en vente et acquises par M. Auguste Piat, minotier du Nord, qui en assure la recons- truction et y fonde son foyer en 1924.

Monique SÉVERIN

69. Lettre de Louis Monnot à Georges Plume (10 août 1978). 70. M. et G. Pion, op. cit. 71. Bulletin de l’Aisne, 22 mai 1919.

Les luttes agricoles de 1906-1908 : premier conflit social du XXe siècle dans les campagnes de l’Aisne

Dans l’Aisne, à l’exception de quelques études consacrées aux grèves agri- coles de la période du Front populaire, la vie, les aspirations et les luttes des ouvriers agricoles n’ont jusqu’à présent que peu intéressé les historiens. D’ailleurs, ces grèves qui éclatent en 1936 et en 1937, parallèlement à celles des ouvriers de l’industrie, sont perçues comme une manifestation exceptionnelle de mécontentement de la part d’une catégorie sociale généralement considérée comme plutôt passive1. Cette conception rejoint la vision conservatrice des orga- nisations professionnelles agricoles pour qui les grèves n’avaient pu éclater qu’avec l’intervention de meneurs le plus souvent étrangers à l’agriculture, venus détruire « l’harmonie de la grande famille de la terre ». En réalité, il existe une longue tradition de luttes sociales dans les campa- gnes de l’Aisne. Qu’on se rappelle par exemple les « bacchanales » de la fin de l’Ancien Régime et des premières années de la Révolution, ces grèves de mois- sonneurs qui rassemblaient plusieurs centaines d’hommes et de femmes pour contraindre les fermiers à accepter leurs revendications salariales2. A suivi pendant tout le XIXe siècle une ère de paix sociale. On peut penser que l’exode rural, en jouant le rôle d’exutoire, a permis d’éliminer les éléments les plus revendicatifs. Il n’empêche que les tensions sociales entre les fermiers et leurs ouvriers restent toujours présentes. Ainsi en 1866, M. Mennechet, juge de paix à Moÿ, remarque qu’il a « fréquemment [...] à juger des différends entre patrons et ouvriers »3. Avant que la seconde révolution agricole avec la généralisation de la méca- nisation ne réduise drastiquement les effectifs des salariés agricoles, la première moitié du XXe siècle est marquée par une série de durs conflits sociaux. À trois reprises en moins de quarante ans, plusieurs régions de l’Aisne sont concernées. Dix ans après les événements déjà signalés plus haut à l’époque du Front popu-

1. Pour les luttes pendant le Front populaire, voir Frédéric Stévenot, « Debout les damnés de la terre. Les grèves agricoles dans l’Aisne 1936-1937 », Mémoires de la Fédération des sociétés d’histoire et d’archéologie de l’Aisne, t. XXXVI, 1991, p. 145-168. Voir également: J. M. Chevallier et al., Les moissons rouges. 1936 en Soissonnais, 1986. 2. Dans l’Aisne, le mouvement des moissonneurs touche les régions de Neuilly-Saint-Front, La Ferté-Milon, le Soissonnais (Saint-Pierre-Aigle, Chaudun), Château-Thierry et Dizy-le-Gros. Voir Jean Liéveaux, « Les grèves de moissonneurs dans l’Aisne en 1791 », Annales historiques compiè- gnoises, janvier 1981, p. 7-17 ; Maurice Dommanget, « Les grèves de moissonneurs du Valois sous la Révolution », Annales historiques de la Révolution française, 1924. 3. Enquête agricole, deuxième série, Enquêtes départementales, Aisne, Pas-de-Calais, Nord, Impri- merie impériale, 1867, p. 289. 192 John Bulaitis laire, les grèves qui éclatent durant l’été 1947 et au printemps 1948 mettent en mouvement des ouvriers agricoles plus nombreux qu’ils ne l’avaient été en 1936- 19374. Mais trente ans auparavant, entre 1906 et 1908, on avait déjà assisté à un premier réveil du prolétariat agricole axonais avec la naissance des premiers syndicats ouvriers et le déclenchement de nombreuses grèves. On s’intéressera ici à ce premier temps fort des luttes sociales dans les campagnes de l’Aisne, à la situation sociale et économique des ouvriers agrico- les au début du XXe siècle, aux formes prises par le mouvement et à l’attitude des fermiers employeurs tout en recherchant dans quelle mesure il constitue pour les deux périodes suivantes une sorte de matrice. Comme lors des deux mouvements qui ont lieu ensuite, celui de 1906- 1908 se déroule dans une période de grande agitation sociale et politique. L’an- née 1906 est marquée par l’adoption de la Charte d’Amiens par la CGT en octobre, par le progrès de la gauche aux élections législatives de mai, et par le début d’une vague de grèves dans tous les secteurs de l’industrie et dans les servi- ces publics. Les ouvriers agricoles du nord de la France ne sont pas en reste : des grèves éclatent en Brie, dans le Multien et dans le Valois. Dans l’Aisne, deux régions se signalent par leur effervescence. Au nord du département, il est fait état de créations de syndicats à Bohain, Nauroy, Lesdins, Fonsomme et Essigny-le-Petit5. Une grève des betteraviers qui dure quatre jours éclate dans quatre fermes de Bohain, en juin 1907 6. Deux puissants syndicats voient le jour dans les communes d’Origny-Sainte-Benoîte et de Macquigny, qui est le théâtre d’une longue et dure grève de 51 jours en mars-avril 19087. La zone principale de l’agitation, toutefois, se situe dans la partie du département où les structures agricoles sont les plus concentrées. Deux grands syndicats sont mis sur pied dans la région de Neuilly-Saint-Front et dans le Soissonnais. Les deux syndi- cats s’affilient à la Fédération des syndicats ouvriers agricoles et similaires de la région du nord de la France8. On trouve également des allusions à un syndicat à Laon, bien qu’il ait laissé peu de traces. Le syndicat de Neuilly-Saint-Front compte jusqu’à 700 adhérents et mène une grève importante en juin 1907. Bien plus active encore, l’Union des syndicats ouvriers de l’arrondissement de Sois- sons. Elle a le soutien du député radical-socialiste Émile Magniaudé qui la fait connaître grâce au journal de son parti, Le Démocrate soissonnais, dont le rédac- teur en chef, René Bruneteaux, fait fonction de secrétaire.

4. Une grève générale des ouvriers agricoles d’une journée a lieu en juillet 1947. L’année suivante, un conflit éclate impliquant 5 à 6 000 ouvriers dans 120 communes. Il dure deux semaines à Séraucourt- le-Grand, Montescourt, Lehaucourt et Guise et une semaine dans certaines communes du Soissonnais, Fère-en-Tardenois et Vivières. C’est une défaite pour le syndicat. En novembre 1949, il y a des conflits à Fresnoy-le-Grand, Croix-Fonsommes, Montrehain, Nauroy, Aisonville, Magny-la-Fosse et Liez. 1950 voit d’autres grèves à Omissy, Fayet, Magny-la-Fosse, Lesquielles-Saint-Germain, etc. 5. Le Socialiste, 29 mars 1908. 6. Ministère du Travail et de la Prévoyance sociale. Statistiques des grèves et des recours à la conci- liation et à l’arbitrage survenus pendant l’année 1907, Imprimerie nationale, 1908. 7. Le Socialiste, 29 mars 1908. 8. J. Bled, « Le mouvement des ouvriers de la Brie », Le Mouvement socialiste, février 1907, p. 167. Les luttes agricoles de 1906-1908 193

Le syndicat de Soissons est directement issu des élections législatives de mai 1906, au cours desquelles des ouvriers agricoles viennent en grand nombre assister aux réunions électorales d’Émile Magniaudé où ils exposent leurs reven- dications. Afin de contribuer au renforcement de leur base parmi les ouvriers de culture, les radicaux-socialistes décident d’organiser un syndicat, peut-être pous- sés par la crainte que, s’ils ne le faisaient pas, les socialistes, qui avaient commencé à s’implanter dans le Soissonnais, en prendraient, eux, l’initiative. Après des réunions d’information en juillet 1906, une conférence pour fonder le syndicat se tient en septembre, en présence de 400 personnes. Au cours de l’hi- ver qui suit, des réunions ont lieu à Loupeigne, Cuiry-Housse, Cuisy-en-Almont, Chavignon, Chacrise, Juvigny et Retheuil-Taillefontaine dans le but de créer des sections locales. En avril 1907, le syndicat compte 732 adhérents dans plus de 30 communes, et ce nombre ne fait que croître, pour atteindre 1 000 en septembre 19079. Les cahiers de revendications des différents syndicats d’ouvriers agricoles de l’Aisne sont semblables pour l’essentiel ; ils réclament une augmentation des salaires, la limitation de la durée de la journée de travail et une procédure d’arbi- trage qui régisse les différends avec les cultivateurs. Le syndicat de Soissons établit également un bureau de placement, et un fonds de solidarité qui verse des allocations en cas de chômage et d’accident.

Communes représentées lors de l’assemblée générale du syndicat de Soissons d’avril 1907 :

Soissons, Crouy, Pommiers, Courmelles, Leury, Juvigny, Chacrise, Septmonts, Missy-aux- Bois, Chaudun, Ambrief, Rozières, Villemontoire, Nampteuil-sous-Muret, Maast-et-Violaine, Muret-et- Crouttes, Cramaille, Branges, Arcy-Sainte-Restitue, Cuiry-Housse, Jouaignes, Lesges, Serches, Chavi- gnon, Vailly, Berzy-le-Sec, Noyant-et-Aconin, Cuisy- en-Almont, Tartiers, Nouvron-Vingré, Vézaponin, Épagny, Bagneux, Bieuxy, Ambleny, Saint-Bandry, Coeuvres, Cutry, Laversine, Dommiers, Pernant et Mercin. On trouve aussi des traces de l’existence de membres du syndicat à Loupeigne, Lhuys, Bruys, Mareuil-en-Dôle, Saconin-et-Breuil, Oulchy, Braine, Largny.

9. Le Démocrate soissonnais, 19 septembre 1906, 1er mai et 23 septembre 1907. 194 John Bulaitis

Les racines du conflit

L’émergence du syndicalisme moderne et l’apparition des mouvements de grève dans l’agriculture de l’Aisne étaient à la fois liées à la situation sociale et politique mais aussi aux modifications des relations sociales dans les grandes exploitations, modifications qui furent des plus profondes dans la région de Sois- sons et de Neuilly-Saint-Front. En premier lieu, la crise agricole des années 1880 avait conduit à la concentration des exploitations. De plus en plus de manouvriers (petits paysans qui cultivaient un lopin de terre en même temps qu’ils louaient leurs services aux gros cultivateurs du secteur), dans l’incapacité de joindre les deux bouts, étaient contraints de quitter la terre ; leurs parcelles, pour la plupart, se trou- vaient intégrées aux grandes exploitations. L’activité des compagnies sucrières, en regroupant un certain nombre de grosses fermes, accéléra aussi la concentration10. Dans le même temps, la réduction de l’effectif des manouvriers autochtones hâta la transformation de la main-d’œuvre agricole en un prolétariat au sens moderne du terme. En 1906, une part importante des ouvriers agricoles n’étaient pas propriétaires et, de surcroît, bon nombre d’entre eux n’avaient aucune attache avec la commune. À Dammard, par exemple, sur les dix-neuf domestiques qui travaillaient à la ferme Potel, dix n’étaient pas originaires de l’Aisne : six d’entre eux venaient de la Nièvre et un de la Haute-Garonne. Et sur les seize manouvriers et journaliers, cinq seulement étaient issus de familles autochtones11. En second lieu, les relations sociales dans les grosses fermes commen- çaient à ressembler à celles qui valaient entre patrons et ouvriers dans l’industrie. Non seulement l’habitude de partager sa table avec les ouvriers avait disparu de longue date, mais dans beaucoup de fermes, le cultivateur avait largement pris ses distances, et depuis longtemps, par rapport aux travaux agricoles. Il ne s’occupait que de la gestion, et employait souvent un contremaître pour superviser le fonc- tionnement de la ferme. En outre, de plus en plus, les gros cultivateurs montraient tous les signes d’un train de vie bourgeois. En 1906, à Dommiers, M. Renard employait une bonne, une institutrice particulière et une cuisinière12. Le mécon- tentement social se nourrissait du contraste qu’observaient les ouvriers entre cette richesse, ces privilèges et leur propre condition. La revalorisation des salaires dans l’agriculture était un peu restée à la traîne après les réductions imposées lors de la crise agricole. Les ouvriers étaient payés à la journée, et non pas à l’heure, et les journées pouvaient aller de 4 heures 30 du matin jusqu’à 8 heures du soir et même davantage pendant la moisson13. Souvent, le salaire d’un homme diminuait au-delà de son quarante-cinquième anniversaire14. Les femmes recevaient un peu plus de la moitié du salaire d’un

10. Gilles Postel-Vinay, La rente foncière dans le capitalisme agricole, Paris, François Maspero, 1974, p. 190-191. 11. Arch. dép. Aisne, arch. com. déposées Dammard, 1 F 1. 12. Arch. dép. Aisne, arch. com. déposées Dommiers, 1 F 1. 13. Le Démocrate soissonnais, 15 juin 1906. 14. Ce fut le cas, par exemple, à la ferme exploitée par M. Bouvet à Tartiers en 1906. Les luttes agricoles de 1906-1908 195 homme. Dans certaines fermes, pas dans toutes, les ouvriers avaient congé le dimanche, mais seulement après s’être occupés du bétail. Toutefois, le congé hebdomadaire n’était absolument pas généralisé. Les bergers travaillaient diman- ches et fêtes, et ils étaient contraints de nourrir leurs chiens sur leurs propres deniers. Lors de la grève à Macquigny, les ouvriers revendiquaient le droit d’avoir congé le dimanche, mais seulement après avoir soigné les chevaux. Ils récla- maient aussi que les domestiques ne soient plus tenus pour « responsables des accidents survenus à leurs attelages ni des détériorations involontaires aux outils qui leur sont confiés »15. Travailler dans l’agriculture était un métier dangereux, pourtant les cultivateurs étaient parvenus à repousser l’introduction de la législa- tion sur l’assurance accidents. Troisièmement, une grande partie des ouvriers avait perdu l’indépendance relative dont avaient joui leurs prédécesseurs. Les conflits entre cultivateurs et ouvriers avaient été une constante de la vie rurale dans les zones de grande culture durant la seconde moitié du XIXe siècle. Les manouvriers habitaient d’ordinaire leur propre logement et ils avaient les qualifications requises pour accomplir tout l’éventail des tâches agricoles, ce qui leur conférait un certain pouvoir de marchandage et une relative indépendance vis-à-vis de l’employeur. Ainsi en 1866, d’après M. Delval cultivateur et maire d’Autremencourt, « les ouvriers sont [...] moins soumis et moins respectueux que par le passé ». À la même époque, le maire d’Essigny-le-Grand signale que « les ouvriers ne donnent plus la même somme de travail [...] cela tient à leur esprit d’indépendance »16. Un ouvrier dont les revendications n’étaient pas satisfaites quittait systématiquement la ferme et cherchait du travail chez un autre cultivateur. La migration massive vers les villes (l’exode rural) peut aussi être comprise comme un des signes de la protestation contre les bas salaires et les mauvaises conditions de travail dans l’agriculture. Vers la fin du XIXe siècle, les plaintes des cultivateurs à propos de « l’ins- tabilité » de la main-d’œuvre agricole s’amplifièrent. Ils étaient de plus en plus tributaires d’ouvriers qui n’avaient aucune attache à la terre, et qui, par consé- quent, pouvaient quitter la ferme ou la commune à la recherche de salaires plus élevés et de meilleures conditions de travail. En même temps qu’ils renouvelaient régulièrement auprès du gouvernement leur demande d’introduction d’un livret pour les ouvriers agricoles, les cultivateurs prirent eux-mêmes toute une série de mesures pour tenter d’assurer la pérennité d’une main-d’œuvre abondante et bon marché. Dans de nombreuses fermes, une retenue sur salaire fut instaurée qui serait perdue si des domestiques quittaient la ferme avant le terme de la période pour laquelle ils avaient été embauchés. L’une des revendications lors de la grève qui éclata en octobre 1907 à la ferme de Confrécourt fut la suppression « d’une retenue de 5 francs... tous les mois pour s’assurer de l’assiduité de ses ouvriers »17. On comprend l’importance que revêt cette question pour le cultiva-

15. Le Combat, 4 avril 1908. 16. Enquête agricole de 1867, p. 265 et 268. 17. Le Démocrate soissonnais, 18 octobre 1907. 196 John Bulaitis teur quand on sait qu’il était prêt à des concessions sur les salaires mais refusait tout compromis sur la retenue. La stratégie principale des employeurs consista à attacher les ouvriers à la terre en créant un lien de dépendance sous la forme d’un logement et d’un lopin de terre à cultiver. L’effet de cette tendance est décrit par un ouvrier agricole, un certain Saphel, en 1906 : « Nous connaissons, dans le Soissonnais, des gros culti- vateurs qui accaparent toutes les propriétés et vont jusqu’à acquérir des jardins… La presque totalité des maisons ouvrières de certains villages appartiennent au cultivateur de l’endroit… Ils louent alors à ceux qu’ils emploient… Comment voulez-vous que l’ouvrier qui a ensemencé un carré de terre, ne subisse pas, sans oser murmurer, toutes les injustices, tous les mouvements d’humeur de son patron ? Il sait que du jour au lendemain, il peut non seulement perdre son emploi, mais se voir, lui et sa famille, jetés dans la rue… »18. Tout en liant employé et employeur, un tel dispositif implique également que des bas salaires peuvent être maintenus parce que les ouvriers travaillent effectivement sur leur temps libre pour produire de quoi assurer une partie de leur subsistance19. Le rang des ouvriers dans la société et leur manque d’indépendance engen- drent un sentiment d’impuissance qui, parfois, s’exprime par des gestes de vengeance contre les biens d’un cultivateur ou contre sa production, une tradition qui remonte à la Révolution et même au-delà. Lors de la seule session de novem- bre 1906 de la Cour d’assises de l’Aisne, trois ouvriers agricoles sont jugés. Louis Eugène Duval, manouvrier de 64 ans, est condamné à trois ans d’emprisonne- ment pour avoir mis le feu à deux meules appartenant à un cultivateur de Venizel. Ce dernier l’avait renvoyé mais avait « retenu une somme de 4 francs 50 sur son salaire ». Le suivant, Édouard Daussin, 35 ans, écope de 7 ans de réclusion pour « incendie volontaire ». On explique à la Cour que c’était « par rancune contre un de ses anciens patrons qu’il est devenu incendiaire… ». Choqué par la sentence, le jury formule un « recours en grâce… en raison de la gravité de la peine ». C’est peut-être l’extrême sévérité de cette sentence qui explique pourquoi, dans la dernière affaire, qui concerne un homme de 24 ans également poursuivi pour « incendie volontaire », l’accusé est jugé non coupable. Même si de tels actes indi- viduels se répètent (on peut trouver des exemples jusqu’à la veille du Front popu- laire et même plus tard), l’apparition d’un prolétariat agricole, au sens moderne du terme, a permis de jeter les bases d’une tentative de réponse collective pour améliorer la situation des ouvriers.

Caractéristiques des grèves de 1907-1908

Comme cela sera le cas en 1936, les cultivateurs sont d’abord surpris par le développement des syndicats d’ouvriers agricoles et refusent d’engager des

18. Id., 10 juin 1906. 19. G. Postel-Vinay, La rente foncière…, op. cit., p. 176. Les luttes agricoles de 1906-1908 197 négociations avec eux. Dans une lettre adressée à l’Argus soissonnais, le maire de Maast-et-Violaine qui exploite la ferme de Maast décrit ce qui s’est passé dans sa ferme : « À 4 heures et demie du matin, quatre ouvriers agricoles, étrangers à mon exploitation, m’ont remis… le tarif des revendications du Syndicat [...]. J’ai refusé catégoriquement d’entrer en pourparlers avec ces quatre personnes [...]. Quant à mes ouvriers, je leur ai laissé la liberté de quitter le travail et ai offert de payer à chacun son dû [...]. Le vendredi [...], deux ouvriers étrangers sont venus à nouveau me voir, je n’ai pas voulu leur répondre. Aussitôt neuf de mes ouvriers sur 16 ont quitté le travail, malgré mon insistance, ils ont refusé que je les règle et ont quitté la ferme »20. Cette lettre illustre deux points. D’abord elle montre qu’en 1907, les culti- vateurs s’attendent toujours à ce que les conflits avec leurs ouvriers se règlent de la manière traditionnelle, c’est-à-dire par le départ des ouvriers qui ont des reven- dications. Elle fournit ensuite quelques indications sur le fonctionnement du syndicat. Les délégués qui présentent les revendications au cultivateur viennent de fermes avoisinantes. Les membres du syndicat à la ferme de Maast ne traitent pas directement avec leur employeur par crainte de représailles. En revanche, leur engagement syndical apparaît quand ils cessent le travail immédiatement après le refus du cultivateur de négocier avec les délégués la seconde fois. Ce refus des cultivateurs de discuter avec le syndicat provoque une série de grèves dans le Soissonnais. La première éclate suite à la réunion du syndicat d’Arcy-Sainte-Restitue le 8 mai 1907. Les revendications qu’il présente portent sur une augmentation des salaires d’environ 15 %. Après des tentatives de négo- ciations demeurées infructueuses, des arrêts de travail se produisent dans trois fermes à Arcy et dans d’autres fermes à Crouttes, Nampteuil-sous-Muret et Bran- ges le 13 mai. Après quelques jours, la grève gagne Maast-et-Violaine où elle est totale dans quatre fermes. On signale également de l’agitation à Chacrise, Cramaille et Vauxcéré. C’est à Maast que la grève est la plus forte, car la popula- tion villageoise affiche sa solidarité avec le mouvement. Dans Le Démocrate sois- sonnais on lit que « plusieurs petits cultivateurs se sont offerts pour soutenir les grévistes et leur donner du pain au besoin ». Des saisonnières qui travaillent aux betteraves sont particulièrement « exaspérées contre l’attitude des cultivateurs [...] [et] vingt-cinq d’entre elles se [font] inscrire [...] au syndicat »21. Un accord est conclu le 22 mai après l’intervention du juge de paix. Le salaire des employés domestiques passe de 90 à 100 francs par mois, tandis que les journaliers obtien- nent une augmentation qui fait passer leur salaire quotidien de 2 francs 75 à 3 francs 50. La paye pour les betteraviers est aussi augmentée de 10 %. Ces tarifs deviennent rapidement la référence pour les revendications des ouvriers dans tout le Soissonnais et au-delà. On voit même des ouvriers non syndiqués réclamer des augmentations. C’est ainsi qu’à la ferme exploitée par le

20. L’Argus soissonnais, 30 mai 1907. 21. Le Démocrate soissonnais, 19 mai 1907. 198 John Bulaitis maire de Vregny, « quelques ouvriers de la ferme [...] [déclarent] leur intention de ne plus travailler de 5 heures du matin à 7 heures du soir pour cinquante sous »22. Dans certaines communes, les augmentations sont acceptées par les cultivateurs, sans conflit. À Lesges, par exemple, un employeur rassemble ses ouvriers et leur accorde des augmentations conformes aux exigences des syndicats. Ailleurs, des cultivateurs font preuve d’obstination et de nouveaux conflits surviennent. À Pernant, des ouvriers interrompent le travail lorsqu’un cultivateur « [jette] la feuille de revendications présentée par ses ouvriers en disant : “Vous pouvez vous [...] essuyer avec…” »23. Le plus long conflit dans le Soissonnais dure 13 jours et implique 80 ouvriers dans des fermes de Saconin-et-Breuil. Tout comme à Maast, les ouvrières jouent un rôle majeur dans cette grève. Dans la ferme tenue par le maire de la commune, 17 des 22 ouvriers permanents cessent le travail, ainsi que 30 betteraviers saisonniers, en grande majorité des femmes de la région. Au bout d’une semaine, le maire accepte de négocier. Un gros cultivateur de Breuil demeure intransigeant. Dans un élan de solidarité, les ouvrières et ouvriers de Saconin font don de leur augmentation aux grévistes jusqu’à ce qu’ils obtiennent, eux aussi, satisfaction après intervention du juge de paix24. C’est alors qu’une grève de grande ampleur éclate dans la région de Neuilly-Saint-Front. D’une durée de cinq jours (du 12 au 16 juin), elle touche les fermes de Chouy, Marizy-Sainte-Geneviève, Marizy-Saint-Mard, Dammard, Montgru et Passy. Il est fait état de 500 participants, bien que ce chiffre soit vrai- semblablement exagéré25. Des concessions sont obtenues à Marizy et dans plusieurs fermes à Chouy, mais dans la plupart des cas, les cultivateurs tiennent bon et après une semaine, les grévistes retournent au travail sans avoir obtenu d’améliorations significatives. En réalité, la grève de Neuilly-Saint-Front marque un tournant. Elle démontre que les cultivateurs sont désormais mieux organisés et moins accommodants face aux revendications des ouvriers.

« Cultivateurs..., nous entreprenons la lutte »

Le 20 juillet 1907 paraît la déclaration suivante : « Depuis bientôt dix mois notre population ouvrière est travaillée par des meneurs orgueilleux qui l’excitent contre nous, cultivateurs. Leurs revendications portent pour l’instant sur la question des salaires, et l’augmentation demandée est un très lourd sacrifice que beaucoup d’entre nous ne pourront supporter long- temps. Ces exigences cachent le vrai but du syndicat ouvrier qui est, il faut bien le dire, le démembrement des grandes exploitations. La grève a déjà sévi dans

22. Id., 14 juin 1907. 23. Id., 7 août 1908. 24. Ministère du Travail, Statistiques des grèves, 1907, p. 8-11. 25. Le Démocrate soissonnais, 16 juin 1907. Néanmoins, le rapport du ministère du Travail faisant état de seulement 102 grévistes est sûrement sous-estimé, parce qu’il ne tient aucun compte des ouvrières saisonnières impliquées. Les luttes agricoles de 1906-1908 199 notre belle contrée ; à l’approche de la moisson, nous en sommes menacés de nouveau. Que va-t-il advenir ? [...] [Il faut] former une association dans le but de nous unir pour opposer à la masse des ouvriers un groupe plus compact encore de cultivateurs de l’arrondissement. Nous entreprenons la lutte et espérons en sortir vainqueurs… H. Leroux… L. Beauquesne fils… »26. Le vocabulaire utilisé dans cette déclaration de guerre des classes par les gros cultivateurs du Soissonnais présente une troublante similitude avec d’autres déclarations faites lors du mouvement de grève du Front populaire. Dans les deux cas, les revendications des ouvriers agricoles pour obtenir des améliorations limi- tées étaient qualifiées de « révolutionnaires » et considérées comme une menace pour les bases même de la production agricole. On y trouve de la même façon le paternalisme hypocrite qui refusait aux ouvriers le droit d’être représentés par un syndicat, alors qu’au même moment, les cultivateurs renforçaient leurs propres organisations et leur représentation. L’opposition des employeurs aux syndicats d’ouvriers s’organise sur plusieurs fronts. Avec l’aide de l’Église, une campagne est lancée pour instaurer des syndicats mixtes s’adressant aux cultivateurs et aux ouvriers. Un de ces syndicats est organisé à Juvigny où une réunion sur l’initiative du syndicat de Soissons est sabotée par un groupe de cultivateurs. Après lecture de l’ordre du jour par le curé, qui acclame « la formation d’un syndicat mixte, école de frater- nité et d’unité et d’union entre tous les citoyens », un « tapage indescriptible » se produit dans la salle et la réunion est levée aux cris de « Vive M. le curé ! Vive les syndicats mixtes ! À bas les révolutionnaires ! À bas Magniaudé ! »27. Un syndicat mixte est bien créé mais a bientôt des ennuis lorsque son président, un ouvrier local, démissionne en signe de protestation contre la façon dont le curé contrôle tous les aspects de son fonctionnement. Une tentative menée par un autre curé pour organiser un syndicat mixte pendant la grève à Arcy-Sainte-Restitue échoue également quand seulement huit personnes se présentent à l’assemblée constitutive. Les employeurs tentent par ailleurs de briser les grèves en jouant sur les divisions entre les différentes catégories d’ouvriers. L’hétérogénéité de la main- d’œuvre agricole était l’un des obstacles majeurs au développement des syndicats d’ouvriers agricoles. À la fin du XIXe siècle, l’organisation du travail dans les gran- des fermes s’était de plus en plus spécialisée et hiérarchisée. Des postes de contre- maîtres, premiers charretiers, etc., mieux rétribués, étaient pourvus par des ouvriers originaires de la commune. Ces derniers considéraient parfois avec mépris les ouvriers venus de l’extérieur qui occupaient généralement les emplois moins bien considérés, comme celui de bouvier par exemple. La présence d’une main- d’œuvre venue de l’extérieur avait également tendance à contribuer à la création d’une communauté d’identité entre certains ouvriers autochtones, qui étaient

26. Id., 15 septembre 1907. 27. L’Argus soissonnais, 22 mars 1907. 200 John Bulaitis propriétaires de leur logement et cultivaient un lopin de terre, et les cultivateurs. C’est le même phénomène qui est encore observé en 1936 quand des cultivateurs parviennent à recruter pour le compte des Syndicats professionnels français asso- ciés au PSF (Parti social français) du colonel de La Roque une partie des ouvriers indigènes. En 1906 les divisions furent atténuées par le recrutement d’équipes d’ouvriers belges ou cambrésiens (les Camberlots) pour le travail saisonnier dans la récolte des betteraves. Avec leur réputation de loyauté, ces ouvriers étaient, selon le syndicat, « le moyen employé par les gros cultivateurs [...] pour mater les Fran- çais »28. Un des aspects les plus importants du syndicalisme ouvrier agricole en 1906-1907, surtout dans la région de Soissons et de Neuilly, fut de parvenir, du moins en partie, à unifier les ouvriers agricoles autour de l’idée que tous, indépen- damment de leur spécialisation professionnelle ou de leur origine, avaient un inté- rêt commun. En 1936-1937, une telle unité, spécialement entre une grande partie des ouvriers français et polonais, au sein desquels il y avait de nombreuses tensions les années précédentes, va servir d’assise au mouvement de grève. Cette unité entre ouvriers du cru et étrangers apparaît clairement lors de la grève qui éclate le 16 octobre 1907 à Confrécourt. Cette grève est puissante, avec la participation des domestiques, des journaliers du village et des betteraviers belges ; des augmentations de salaires sont accordées après trois jours de négo- ciations. L’implication des ouvriers belges suscite ces commentaires dans Le Démocrate soissonnais : « Le temps n’est pas si éloigné où MM. les gros culti- vateurs menaçaient leurs ouvriers syndiqués de les remplacer par des Belges et des ouvriers du Nord. Ces messieurs escomptaient à tort la docilité des camara- des belges ou cambrésiens qui, il faut leur rendre cette justice, n’ont jamais travaillé au-dessous du tarif syndical et ont toujours fait preuve de solidarité dans les conflits »29. En outre, les « étrangers » commencent aussi à présenter leurs revendications de leur côté, parallèlement à celles des ouvriers locaux. Ainsi, en octobre également, « les betteraviers étrangers de M. Tartiers de Valpriez vien- nent de plier bagage devant le refus du cultivateur de leur accorder une augmen- tation de salaire de 5 francs »30. La principale arme des cultivateurs contre le syndicat est la menace et la pratique délibérée de la répression à l’encontre des syndicalistes militants. Lorsque des ouvriers présentent leurs revendications à M. Ferté, à Confrécourt, il répond par des « menaces, revolver au poing »31. Dans une ferme à Lesges, deux journaliers, principaux organisateurs du syndicat, sont congédiés. À Tartiers, une famille entière qui vient d’être embauchée et logée est mise à la porte quand le cultivateur découvre que « le père et plusieurs fils [sont] syndiqués »32. À la ferme de M. André à Chaudun, le délégué syndical est également congédié sans préavis. Mais là, les ouvriers s’opposent à cette mesure et exigent qu’il soit réin-

28. Le Démocrate soissonnais, 25 juillet 1906. 29. Id., 25 octobre 1907. 30. Id., Ibid. 31. Id., 18 octobre 1907. 32. Id., 16 juin et 30 juin 1907. Les luttes agricoles de 1906-1908 201 tégré, menace de grève à l’appui. La grève débute le 17 juin 1907 et s’étend rapi- dement à toutes les fermes de la commune, impliquant 120 ouvriers, y compris, une fois de plus, les betteraviers belges qui cessent le travail par solidarité. Les cultivateurs de la commune acceptent d’accorder une augmentation de salaire, sans que l’on sache pour autant si le délégué syndical obtient sa réintégration33.

Le déclin du mouvement

Le syndicat de Soissons maintient son activité tout au long de 1908 et au début de 1909. Un certain nombre de nouvelles sections sont créées, par exemple à Largny et à Oulchy, et 800 ouvriers restent affiliés à son fonds de solidarité. Fin 1908, le syndicat a distribué 1 400 francs « comme secours de chômage » et payé 1 868 francs à 182 « malades ou blessés » ; ce ne sont pas de petites sommes34. Néanmoins, il est révélateur qu’aucun délégué du syndicat n’assiste au congrès de la Fédération des syndicats d’ouvriers agricoles du Nord en 1909. En fait, depuis la fin 1907, dans le Soissonnais, le syndicalisme est en recul. René Brune- teaux identifie l’origine du problème dans un article paru dans Le Démocrate soissonnais : « Il est encore bien des syndiqués de la première heure qui, tout en versant des cotisations depuis longtemps, tout en s’exposant aux mille avanies que les patrons réservent aux militants, n’ont pas vu changer leur situation »35. Le secrétaire du syndicat de Soissons exprimait sa crainte que les ouvriers ne perdent leur confiance dans un syndicat impuissant face à la résistance patronale. Par voie de conséquence, le syndicat s’en trouverait affaibli, les militants seraient davan- tage exposés à la répression, et ce serait l’amorce de la spirale du déclin. Le déclin du mouvement est inéluctablement conditionné par le repli géné- ral du mouvement ouvrier en France confronté à la répression du gouvernement. La violente hostilité de Clemenceau envers les grèves provoque une nette coupure entre les radicaux et la toute jeune SFIO, qui s’identifie ouvertement au mouve- ment ouvrier. Ceci a un retentissement particulier pour le syndicat de Soissons au moment où Émile Magniaudé adopte une approche de plus en plus ambiguë de l’activité syndicale, par exemple en s’opposant manifestement au mouvement de grève dans le secteur public. En fait, dès le début, le rôle de Magniaudé dans le mouvement des ouvriers agricoles a été extrêmement contradictoire. Rempli d’une compassion sincère pour la condition ouvrière, dégoûté par l’égoïsme et la mentalité réactionnaire des gros cultivateurs, il s’est fait le champion de la cause des ouvriers agricoles. Néanmoins, il prône ardemment la modération lorsqu’il s’agit d’organiser des grèves : sa principale stratégie consiste à rechercher des améliorations de la condition des ouvriers agricoles par la persuasion et par des pressions exercées sur les employeurs, de même que par la réforme parlemen- taire. « La grève est un argument quelque peu primitif », avance-t-il lors de l’as-

33. Id., 16 et 19 juin 1907. 34. Id., 28 avril 1909. 35. Id., 23 septembre 1907 202 John Bulaitis semblée générale du syndicat en 1907. « Même quand vous avez cent raisons pour une de vous mettre en grève, faites tout au monde pour l’éviter »36. Le Démocrate soissonnais critique les ouvriers de Chaudun pour s’être mis en grève sans rechercher l’approbation officielle du syndicat37. À plus d’un égard, on peut établir un parallèle entre l’attitude d’Émile Magniaudé en 1907 et celle de son successeur comme député de Soissons, Georges Monnet, lequel, en 1936, en tant que ministre de l’Agriculture, intervient pour obtenir de la CGT qu’elle mette un terme au mouvement de grève générale qui, le 20 juillet, a commencé à balayer les campagnes de l’Aisne. Le changement dans l’équilibre des forces, au profit des employeurs, appa- raît nettement lors de la dernière grève déclenchée dans le Soissonnais. Elle débute le 12 mars 1908 et dure six jours. Sur les 59 ouvriers d’une seule ferme à Mont-Saint-Martin, 41 sont impliqués. Il est accordé aux ouvriers une augmenta- tion de salaire de 14 %, mais ils n’obtiennent satisfaction sur aucune de leurs autres revendications portant sur la « fourniture gratuite du logement et d’un terrain potager » et le « libre usage des voitures et chevaux du propriétaire ». De manière très significative, le cultivateur parvient à tirer parti du conflit pour exer- cer des représailles contre le noyau dur des militants syndicaux de la ferme. La solidarité entre ouvriers ne tient pas et, comme le rapporte le préfet, seulement « 32 ouvriers sur 41 grévistes ont repris le travail. Les autres ont été congédiés par leur patron et vont quitter la commune »38.

La grève de Macquigny

Une dernière grève agricole devait toutefois avoir lieu dans l’Aisne avant la Première Guerre mondiale. Ce fut non seulement la plus longue et la plus dure, mais elle bénéficia aussi d’une certaine notoriété au plan national. Commencée le 25 mars 1908, la grève de Macquigny implique 149 hommes et 49 femmes dans 20 fermes. Elle fait suite à une période d’agitation chez les ouvriers agricoles du Vervinois et du Saint-Quentinois. On voit des assemblées se tenir pour créer des syndicats dans plusieurs communes. Parfois, un nombre important d’ouvriers s’organisent ; par exemple, 190 ouvriers rejoignent un syndicat basé sur la commune de Mont-d’Origny. Le Syndicat des travailleurs de Macquigny et des environs est né en février. Il regroupe 200 ouvriers, c’est-à-dire la quasi-totalité des ouvriers agricoles que comptent les fermes de la commune, grandes, moyen- nes ou petites. Bien que le syndicat présente un cahier de revendications incluant la semaine ouvrée de 6 heures du matin à 6 heures du soir en hiver et de 5 heures du matin à 7 heures le soir en été, la grève, comme ailleurs, est axée sur la question du salaire. « Les ouvriers de Macquigny sont incontestablement moins payés que

36. Id., 14 septembre 1907. 37. Id., 23 juin 1907. 38. Arch. nat. F7 12787. Rapport du préfet de l’Aisne, 30 mars 1908. Les luttes agricoles de 1906-1908 203 dans les communes voisines [...] », rapporte le préfet. « Sans l’intransigeance de deux ou trois cultivateurs-patrons [...] l’accord se ferait aisément [...] par une augmentation de salaires très légitime »39. Malgré cet aveu, le préfet manifeste peu de sympathie pour la cause des ouvriers et qualifie la grève de « politique ». On fait porter le chapeau à Ernest Ringuier, le futur député socialiste qui, à l’époque, est conseiller général. Effectivement, les socialistes jouent un rôle important dans le conflit de Macquigny. Ernest Ringuier travaille inlassablement au soutien des grévistes tant dans la commune que dans la région. Des assemblées populaires et des collectes sont organisées aux portes des usines, à Guise et à Saint-Quentin. Le familistère Godin apporte un soutien tout particulier avec 2 500 ouvriers présents lors de la manifestation de soutien aux grévistes40. Un autre socialiste en vue, Jean Longuet, écrit sur la grève une série d’articles pour L’Humanité ; d’aucuns font la une41. Jean Longuet fait également un rapport sur la grève à l’occasion du Congrès socialiste de 1909, en tirant plusieurs leçons pour les interventions des socialistes au plan national parmi les ouvriers agricoles. Au niveau communal, la grève est menée par un personnage intéressant nommé Auret, un maréchal des logis en retraite, décoré de la médaille militaire, qui semble aussi être membre de la SFIO. D’emblée, les cultivateurs sont décidés à briser le syndicat. Ils créent leur propre syndicat et offrent quelques concessions mais uniquement si « les ouvriers [...] [déclarent] renoncer à leur syndicat »42. De surcroît, les minces concessions en matière de salaire sont subordonnées aux augmentations du cours du sucre. Les cultivateurs indiquent aussi qu’ils ne se lanceront pas dans des négociations dans lesquelles Ernest Ringuier est impliqué. Après le refus de ce préalable par les ouvriers, les employeurs déclinent deux offres d’arbitrage, l’une du juge de paix et l’autre du conseiller général du canton. D’ailleurs, ils se mettent à recru- ter des briseurs de grève. De leur côté les ouvriers sont tout aussi résolus. On met en place une soupe populaire sur la place du village. Presque quotidiennement, musique et drapeau rouge en tête, les ouvriers défilent dans les villages voisins, jusqu’à Guise, pour faire connaître la grève. 150 enfants de grévistes sont évacués de la commune, et des socialistes et des syndicalistes de Guise s’occupent d’eux. Des piquets de grève sont postés sur les voies d’accès à la commune pour empêcher les cultiva- teurs de faire venir de la main-d’œuvre de remplacement. Des heurts avec la gendarmerie conduisent Ringuier à dénoncer la brutalité des forces de l’ordre43. Lorsque le directeur de la sucrerie de Ribemont arrive par le train, accompagné d’un groupe de jaunes, une manifestation d’ouvriers à la gare de chemin de fer les contraint de s’en retourner par le train suivant44. Des rapports de l’époque indiquent à quel point les femmes sont sur le devant de la scène. Le commissaire

39. Arch. nat. F7 12787. Id., 7 avril 1908. 40. Le Combat, 4 avril 1908. 41. Par exemple, le 6 avril 1908. 42. Arch. nat. F7 12787. Commissaire spécial de police Saint-Quentin, 9 avril 1908. 43. Rapport du préfet de l’Aisne, 7 avril 1908, op. cit. 44. Le Combat, 4 avril 1908. 204 John Bulaitis de police de Guise écrit que les cultivateurs ne peuvent faire venir des ouvriers étrangers à la commune, les routes étant gardées par les grévistes et surtout par leurs femmes, lesquelles vont même jusqu’à vérifier si à l’intérieur des voitures il n’y aurait pas d’ouvriers. « Pour indiquer à quel point cette surveillance est faite rigoureusement, j’ai noté qu’un cultivateur a dû introduire dans sa ferme deux ouvriers qu’il avait recrutés, en les cachant dans deux tonneaux »45. Les grévistes espèrent que le mouvement gagnera les communes voisines, mais il reste localisé. Conscients du danger, les cultivateurs de la région, tout en incitant les employeurs de Macquigny à la fermeté, concèdent dans le même temps des augmentations de salaire à leurs propres ouvriers pour prévenir d’éventuelles grèves. Après six semaines, confrontés à l’intransigeance des cultivateurs, les grévistes commencent à chercher du travail ailleurs, dans les fermes avoisinantes et dans les usines. Les cultivateurs, de leur côté, congédient la totalité de la main d’œuvre et se mettent en quête de remplaçants. Avec le départ de 250-300 hommes, femmes et enfants, l’issue de la grève entraîne une modification soudaine et impor- tante de la population de la commune. C’est ainsi que le rideau se referme sur le premier éveil du prolétariat agricole axonais du XXe siècle. Cependant, une dernière question se pose à propos des grèves de 1906-1908, celle de leur postérité.

L’héritage

L’Aisne est épargnée par le mouvement de grève qui touche plusieurs régions agricoles du Bassin parisien en 1919-1920 : après les dévastations dues à la guerre, il faudra plusieurs années avant que de nombreuses grandes exploita- tions ne retrouvent leur pleine activité46. Dans les années qui suivent, l’embauche sur une grande échelle de main-d’œuvre étrangère contribue à ce que soit « rendue l’autorité aux cultivateurs », et qu’elle leur permette de résister aux « revendications excessives » des ouvriers47. Il faut attendre octobre 1935 pour que, lors des premières escarmouches du conflit du Front populaire, 50 ouvriers, permanents et saisonniers, cessent le travail à Prémont. La situation politique lors du Front populaire donne aux ouvriers agricoles l’espoir de former à nouveau des syndicats et de se lancer dans des actions de grève. La concentration accrue des fermes, la fracture sociale grandissante entre ouvriers et cultivateurs, l’industrialisation des pratiques et, de manière tout à fait frappante, la consolidation d’un prolétariat agricole coupé de la terre : tout ça explique que le mouvement était bien plus général, y compris géographiquement,

45. Arch. nat. F7 12787. Commissaire spécial de police de Saint-Quentin, 9 avril 1908 46. Bien qu’au congrès national de la Fédération de l’agriculture en 1920 il fut dit que l’Aisne était « en train de s’organiser », un seul syndicat était représenté au congrès, celui de la commune d’Ét- reux dans le nord du département. 47. C’est dans ces termes que la présentaient les fils des cultivateurs dans leurs thèses présentées à l’Institut supérieur agricole de Beauvais. Voir, par exemple, R. Justiniart, Le Marlois agricole, thèse agricole, 1924. Les luttes agricoles de 1906-1908 205 que celui de 1906-1908. Après une série de grèves qui commencent à la mi-mai 1936 dans le Vermandois et dans le Saint-Quentinois, le mouvement s’étend à la région de Soissons et de Neuilly-Saint-Front à la mi-juin. Ainsi, les premières régions à rejoindre le Front populaire sont celles précédemment affectées par les grèves de 1906-1908. Les grèves du Front populaire, particulièrement celles qui ont eu lieu dans les fermes du Soissonnais, sont souvent considérées comme étant de caractère spontané, dans le sens où elles ne se firent pas sur l’initiative d’un syndicat ou d’un parti politique. Mais la spontanéité est un terme dont les historiens doivent se méfier. Les événements historiques ne relèvent pas de la génération spontanée mais ont pour moteur des êtres humains véritables. En 1936, dans chaque ferme, il y avait des hommes sur le devant de la scène qui exprimaient les sentiments de leurs collègues ouvriers, proposaient des actions de grève et organisaient un syndicat. Qui étaient-ils ? Le renouvellement perpétuel de la main-d’œuvre agri- cole faisait qu’ils étaient d’origines diverses. Chez les ouvriers polonais, les plus jeunes, plus indépendants que leurs aînés vis-à-vis de l’employeur, jouaient le rôle le plus actif. Par exemple, au comité du syndicat de Saint-Pierre-Aigle, on trouve Michel Cossin, un bouvier polonais âgé de 18 ans48. Chez les ouvriers français, les meneurs provenaient principalement des plus anciens membres de la communauté villageoise. La plupart n’avaient aucune expérience préalable de l’activité syndicale. Contrairement à d’autres. Et c’est là que le souvenir des événements de 1906-1908 prend toute sa place. En 1936, à Dommiers, à la ferme Leroux, où les ouvriers se mirent en grève le 20 juin, le délégué syndical était Abel Lemaire, tractoriste. Âgé de 15 ans en 1907, il travaillait sûrement déjà dans les champs, il avait dû écouter les discus- sions à propos du syndicat quand les ouvriers agricoles fréquentaient l’auberge de sa mère, y prendre part probablement. Saint-Pierre-Aigle aussi était en première ligne lors des grèves de 1936. Ici, c’était Louis Voiret le délégué et le trésorier de la section locale du syndicat. Il avait 21 ans en 1907 et travaillait dans les fermes de la région. Autre délégué à Saint-Pierre-Aigle, Henri Lesueur, qui avait été élevé dans la commune et avait, lui aussi, 21 ans à l’époque des premières grèves49. On pourrait citer d’autres exemples. Sans craindre d’exagérer, on peut avancer l’idée que le mouvement de 1906-1908 aide à comprendre une partie de la dynamique de la « spontanéité » de 1936. Un nombre significatif de ceux qui ont reformé les syndicats et appelé leurs camarades à la grève lors du Front populaire étaient des anciens du premier éveil du prolétariat agricole. Autre chose est de savoir s’ils avaient alors à l’esprit le souvenir des journées grisantes de l’été 1907.

John BULAITIS (Traduction : Jean-Pierre Delmarcelle)

48. Arch. dép. Aisne, arch. com. déposées Saint-Pierre-Aigle, 2 I 4. Liste du bureau du syndicat. 49. Ibid.

La Thiérache vue par ses élus : géographie des représentations

Qui ne connaît pas la Thiérache ? Tout bon géographe qui se respecte loca- lise sans hésitation ce petit bout de terre de l’extrémité septentrionale de la France, adossé à la frontière belge et aux contreforts ardennais. Région naturelle décrite au début du XXe siècle par les géographes Albert Demangeon1 et Maximi- lien Sorre2, la Thiérache s’identifie clairement par son unité paysagère appuyée sur le bocage. Le géographe ruraliste a côtoyé un jour ou l’autre cette région agri- cole connue pour son bassin laitier3. Vue de l’extérieur, la « petite Suisse du Nord » serait une région verdoyante où les vaches sont plus nombreuses que les hommes. Inaltérable image d’Épinal... Qu’en est-il de la Thiérache vue de l’intérieur ? Question de représen- tations ? À l’occasion d’un travail de doctorat, il nous a été donné d’enquêter longuement auprès des élus de Thiérache4. L’essentiel du corpus récolté fournit des informations aux échelles communale et intercommunale. Mais, au fil des entretiens, transparaissent des éléments plus généraux sur la région, ce que nous pourrions appeler des représentations, au sens de « créations sociales ou individuelle de schémas pertinents du réel »5. Reprenant ces entretiens réalisés entre 1996 et 1998 auprès de cent cinquante maires, nous en avons extrait des citations révélatrices d’une région vécue à la fois comme une et plurielle. Même si ces citations sont des paroles individuelles, leur fréquence d’occur- rence justifie qu’elles témoignent d’une réalité sensible faite de thèmes identi- taires forts. La Thiérache s’identifie avant tout à un paysage qui en dessine les limites, limites à la fois mouvantes et fixées par l’histoire. Les esprits de cette région péri- phérique sont marqués par la frontière qui écartèle ce territoire et rappelle que l’on a plus affaire à de petites Thiéraches qu’à une grande. L’unité se retrouve dans l’organisation socio-économique fondée sur une double activité industrielle

1. Demangeon A., La plaine picarde, Paris, Colin, 1905, 496 p. 2. Sorre M., Aperçu économique de la région de Fourmies (introduction géographique), Fourmies, Typographie et lithographie Bachy, 1925, p. 9-32. 3. Vaudois J., « La Thiérache : économie et territoires », in Comptes-rendus de l’Académie d’Agri- culture française, vol. 78, n°5, 1992, p. 13-22. 4. Bonerandi E., Devenir des espaces ruraux en crise et élus locaux - l’exemple de la Thiérache, thèse de doctorat nouveau régime, Université de Paris I – Panthéon Sorbonne, 1999, 588 p. 5. Guérin J. P., « Géographie et représentation », in André Y. et alii, Représenter l’espace, Paris, Anthropos – Economica, 1989. 208 Emmanuelle Bonérandi La Thiérache vue par ses élus : géographie des représentations 209 et agricole bien ambiguë, elle transparaît également dans une situation de crise partagée. C’est à un voyage entre unités, limites et fractures que nous convient les élus de Thiérache.

« On est de la Thiérache car c’est de l’herbage »

Les maires enquêtés associent le nom de Thiérache à un paysage, celui du bocage. Cette identification est perceptible à deux niveaux, comme facteur de cohérence interne (« La Thiérache est une région de bocage », La Flamengrie) et comme marqueur de limites spatiales (« Ici, ce n’est plus la Thiérache profonde, la Thiérache herbagère, les petits pays », Sains-Richaumont). Il s’agit de limites visibles entre le vert des pâtures embocagées et le jaune ou le brun des champs ouverts (« À gauche, c’est la Thiérache, en venant de . À droite, c’est le désert », Iron). Cette perception des limites paysagères est le plus souvent évoquée par les maires des communes situées à la marge de la région agricole Thiérache, comme à Chaumont-Porcien dans les Ardennes : « En Champagne, ce sont des champs, il n’y a plus de bêtes. La Thiérache, ce sont de petits villages, de petites fermes et du vert », ou à Bernot (canton de Guise) : « La Thiérache, c’est après Guise. La Thiérache, c’est le pays pauvre. […] Il y a de petits villa- ges isolés. C’est dommage, c’est joli. Ici, l’agriculture est plus riche. Ils ne veulent pas de bêtes. Ça prend trop de temps ». Parfois des territoires de l’entre- deux se créent à la faveur de ces espaces de marge (« Ici, ce n’est pas la Thiéra- che. Ce n’est pas le Saint-Quentinois. Le Saint-Quentinois, c’est le Santerre, ce qu’il y a de mieux en terres agricoles. Ici, l’esprit n’y est pas, la taille non plus. C’est une micro-région très spécifique en raison de la proximité de la Thiérache qui a influencé l’évolution de la région », Lesquielles-Saint-Germain, canton de Guise). Ce facteur identitaire fort, témoin d’une économie laitière dominante, est aujourd’hui mis à mal par la progression des cultures et d’un paysage de champs ouverts qui gagne aux marges mais aussi au cœur de la région. Les témoignages sont nombreux à ce propos, tel celui du maire de Luzoir, commune de 300 habi- tants : « Sur 25 fermes il y a 10 ans, il en reste 8 […] Les fermes n’étaient pas assez importantes. Elles étaient uniquement en herbages, maintenant elles se transforment. Ça devient des terres. Ça enlève le cachet. Les cultures, c’est moins beau que l’herbe », avec parfois une pointe de nostalgie : « On retourne de plus en plus de prés. C’est dommage, c’est un pays de bocage qui perd son caractère » (Aubenton).

Des coupures de l’histoire …

Même si l’unité paysagère est largement valorisée, la Thiérache est égale- ment vécue dans ses coupures. Si la Thiérache peut être facilement confondue avec l’herbage, il en est bien autrement quand on évoque les blessures de l’his- 210 Emmanuelle Bonérandi La Thiérache vue par ses élus : géographie des représentations 211 toire. On aborde alors les effets de la frontière. Deux élus évoquent clairement les handicaps liés à une situation sur la route des invasions : « La Thiérache est une terre qui a beaucoup souffert. Elle a été marquée par l’histoire. Un retour en arrière est nécessaire pour comprendre le présent. Il s’agit d’une terre d’invasion […]. Elle tourne le dos à la frontière, et la frontière est encore présente dans les consciences […]. Cette coupure a entraîné le développement d’une vie en autar- cie. La mise en place cette année [1996] d’un festival musical et théâtral trans- frontalier est tout un symbole » (Hirson) ; « C’est un pays que j’adore mais il m’a toujours étonné. Tous les pays sont organisés autour de la France, à la périphé- rie. Il n’y a qu’à voir la carte du développement local. La Thiérache a toutes les caractéristiques d’un pays mais ce n’est pas un pays. C’est le pays des invasions. Les gens ont toujours connu la défense […]. En 1870, en 1914 et en 1940, il a fallu renouveler le troupeau » (Sorbais). Quelques élus en évoquant les temps de guerre ont estimé que les destructions avaient gelé toute volonté d’initiative locale, les populations se souvenant de l’exode refuseraient de s’y investir ; à quoi bon ? Le marqueur historique est cependant assez rarement évoqué directement par les élus, même s’il peut l’être de façon très véhémente (« La Thiérache ne se développera que si elle est capable de se développer culturellement, de recon- naître son histoire », Sorbais).

…aux effets de barrière

Beaucoup plus souvent, les élus perçoivent les frontières de l’espace vécu et font éclater le mythe d’une seule et même Thiérache. Il faut dire que les coupu- res administratives, départementales et régionales, n’aident pas à la reconnais- sance d’un seul et même territoire. Les élus peuvent ainsi renvoyer la Thiérache au voisin. C’est le cas du maire de Cernion lequel estime que sa commune fait partie des crêtes préardennaises, entre la Thiérache et les Ardennes (« La Thiéra- che, c’est plus sur Liart »), ce à quoi le maire concerné répond que « La Thiéra- che, pour nous, c’est l’Aisne. La Thiérache, c’est plus sur Vervins. » C’est sans doute à propos de la différenciation entre l’Avesnois et la Thié- rache que les élus sont les plus prolixes. On retrouve alors le thème paysager. « Ici on est en herbage. Ce n’est pas comme dans l’Aisne » (Semousies, canton d’Avesnes-Nord). C’est sans doute à ce sujet que l’analyse des représentations est la plus éloquente. Ainsi le maire d’Anor déclare qu’il est fier d’être anorien et nordiste. Il précise qu’il est également fier d’être de l’Avesnois. Pour lui, la Thiérache n’est pas le mot qui convient : « Il y a une maudite frontière entre le Nord et l’Aisne qu’on a du mal à bousculer. La mentalité a peu évolué ». Il explique qu’Anor est enfermé par la forêt et qu’on fait plus facilement le dépla- cement d’Anor à Fourmies (« forêt chaude ») que d’Anor à Hirson (« forêt froide »). On retrouve régulièrement ce rôle de la forêt frontière, y compris pour des espaces boisés de faible ampleur comme la haie d’Aubenton « Ici, on est mal situé. On habite de l’autre côté de la forêt. On est blackboulé », Coingt). La forêt délimite des cellules de vie pour lesquelles on évoque parfois le maintien jusqu’à 212 Emmanuelle Bonérandi aujourd’hui d’une vie en autarcie, c’est-à-dire avec des déplacements limités au strict minimum : « À l’origine, Glageon était une clairière. La forêt était présente jusqu’à Trélon. La vie se limitait à l’intérieur de la clairière. Cela permettait, et nécessitait d’avoir tout sur place […]. La population a longtemps vécu en autarcie à Glageon […]. Les Glageonnais habitent Glageon. Ils restent au pays car ils aiment leur village. C’est une mentalité et non une nécessité économique ». Entre la partie axonaise et la partie nordiste, on irait même jusqu’à se croire aux temps des guerres picrocholines et à faire ressurgir les antagonistes enterrés depuis longtemps. À Étroeungt, on estime qu’« il y a une barrière complète avec l’Aisne. Lors de la manifestation contre la fermeture du Poulet du Nord, certains maires du canton sont allés à La Flamengrie et le maire ne nous connaissait pas », propos confirmés et renforcés par le maire de La Flamengrie : « La frontière du Nord est très imperméable et vice-versa. Ce sont deux régions totalement différentes. […] Ce sont des régions administratives totalement diffé- rentes avec des structures et des subventions différentes. On ne peut pas monter d’actions communes. Lille et Amiens, c’est deux choses totalement incompatibles. Dans la région Thiérache Nord, ils ont beaucoup plus d’aides que nous. Ça a toujours été comme ça. Ils avaient le Smic à Fourmies alors qu’ils ne l’avaient pas à La Capelle dans une même société. C’était la même chose pendant la guerre pour toucher le chocolat ou les chaussures. C’est resté comme ça. ». Dans le même temps, le maire de la commune voisine de Rocquigny s’insurge : « Une frontière entre le Nord et l’Aisne ?... C’est complètement débile. Il n’y a pas de frontière. Pourquoi pas une ligne de démarcation ! ». Les rappels historiques affleurent pour justifier des différenciations morphologiques et sociologiques entre un Avesnois plus urbain et chaleureux, et une Thiérache plus rurale, agricole et fermée. Le maire de Féron est partagé entre Avesnois et Thiérache. Pour lui, la Thiérache est à la limite de l’Aisne et du Nord. « L’Avesnois, c’est plus clocher, c’est plus la ville. La Thiérache englobe l’Aves- nois. Ici, on était Espagnol et La Capelle appartenait à la France, alors vous savez [...]. La commune entretient de bons rapports avec la Belgique. Mais dans les Ardennes, la mentalité est plus froide. » Puis il conclut : « Il n’y a pas de diffé- rence de mentalité entre l’Aisne et le Nord, l’esprit reste rural. » La Thiérache se présenterait alors comme un savant jeu d’emboîtement à échelles variables. Mais laissons la conclusion au maire d’Ohain pour qui, tout simplement, « La Thiéra- che n’est pas une notion vécue ».

« C’est la crise économique au plan mondial qui est ressentie ici »

Revenons aux facteurs d’unité. Le choc de la crise industrielle vécue dans l’enchaînement des fermetures d’usines revient dans nombre de conversations. Les élus partagent un destin commun dans la crise socio-économique. Ce que le député-maire de Vervins analyse comme le passage « d’une région hyperindus- trialisée à une désindustrialisation massive avec la formation d’un lumpenpro- La Thiérache vue par ses élus : géographie des représentations 213 letariat », est rapporté avec émotion par de nombreux élus. Si les rares commu- nes urbaines sont les premières touchées par la fin de l’activité industrielle, telle Hirson où « en 1988, lors de la fermeture des aciéries, c’est une véritable chape de plomb qui s’abat sur la commune. […] Tout restait en place. Les gens étaient partis sans dégradation. Il n’y a pas eu d’actes de vandalisme. L’impression était qu’on allait revenir, que tout allait repartir et que l’on était dans un mauvais rêve », les communes rurales se posent également comme victimes d’une organisation socio-économique aujourd’hui disparue. À Flavigny-le- Grand, dans le canton de Guise, « avant 1914, il y avait une industrie qui appar- tenait au groupe Deutz. La société n’a pas touché de dommages de guerre pour reconstruire l’usine. Ils sont partis après 1914-18 en arrêtant la reconstruction de l’usine en cours. Il y avait 2 000 ouvriers dans la filature. Maintenant il n’y a plus que 467 habitants. Il y en a eu plus de 1 000 à une époque donnée. Tout ça a disparu ». Les témoignages confinent parfois au désespoir. « On a connu les derniers escaliers du déclin. Actuellement, la situation démographique et économique est plutôt stable […] un jour ou l’autre, ça repartira. On a touché le fond, on ne peut pas aller plus loin mais ce sera long » (Glageon). Cette vision de la Thiérache est bien loin de celle de la « petite Normandie » bocagère et souriante. Le déclin industriel renvoie à des aspects bien sévères d’une société thié- rachienne marquée par nombre de handicaps. Le manque de formation confine à l’inertie spatiale. On ne compte plus les lamentations sur le manque de formation de la population locale : « Depuis des années on perd une élite, ceux qui restent sont le moins aptes à travailler » (Buire) ; « Ceux qui sont restés sont les moins mobiles dans leur tête. Il existe un problème de formation. Beaucoup espéraient retrouver un petit boulot sur place » (Trélon), les difficultés scolaires des enfants, l’absentéisme, le chômage comme seule issue envisagée (« Les parents sont chômeurs. En hiver, on reste au lit. Le seul qui se lève, c’est celui qui prend le car. La seule façon de vivre, c’est de faire des gosses »), la misère plus ou moins cachée. Il est intéressant de noter que si l’économie agricole a elle aussi fait les frais d’une profonde restructuration, avec une diminution très importante du sala- riat, elle est beaucoup plus rarement associée aux difficultés ambiantes. On parle d’agrandissement de surfaces, de réduction des quotas laitiers, de réorientation dans l’élevage pour la viande au détriment de l’élevage laitier, on évoque l’an- cienne économie agricole comme on commenterait une vieille carte postale (« À une époque les agriculteurs transformaient eux-mêmes les produits sur place. Les laiteries avaient moins d’activité qu’aujourd’hui Ils utilisaient les sous-produits du lait pour les porcs. Ils travaillaient en circuit fermé. Le fumier des cochons et l’urine étaient épandus dans les pâtures. Ils fabriquaient leur beurre, leur crème et leur fromage »), mais le discours ne fait pas ressortir de difficultés sociales aussi intenses qu’à propos de l’industrie. On peut considérer que les élus sont d’autant plus sincères que la majorité d’entre eux sont encore issus de la sphère agricole. On peut sans doute soupçonner là une nouvelle coupure plus sociolo- gique, entre monde agricole et monde ouvrier. 214 Emmanuelle Bonérandi

Une société duale

La société thiérachienne offre deux visages qui sont liés à son histoire économique. Certains élus ne s’y trompent pas qui distinguent une Thiérache agricole d’une Thiérache industrielle. « En Thiérache, il y a une tradition forte autour des secteurs industriels et agricoles qui tournaient à plein régime sans aucun lien entre eux. Cela a marqué les esprits et cette période idyllique est encore considérée par certains comme un rêve. L’industrie et l’agriculture sont deux mondes totalement différents. Il n’y a eu aucun investissement du capital d’origine agricole dans l’industrie » (Effry). Cette opposition vaut aussi bien dans la partie nordiste que dans la partie axonaise, comme le signale le maire de Glageon dans l’Avesnois : « Il existe un réel clivage entre l’herbage et l’indus- trie ». Les relations complexes et concurrentes entretenues entre une sphère agri- cole et indépendante, d’une part, et une sphère industrielle, ouvrière et dominée, d’autre part, font de la Thiérache un espace emblématique. Lors d’un entretien avec le député-maire de l’arrondissement de Vervins, celui-ci essaye d’y apporter une réponse. Il constate que les nouvelles industries qui se sont installées dans les années 1950, spécialisées dans l’électricité et les télécommunications, ont choisi le quart nord-est de la Thiérache de l’Aisne (Barelec à Étreux, Legrand à Guise) et qu’il n’y a eu aucune implantation de ce genre dans le canton industriel d’Hir- son. En outre, aucune industrie agro-alimentaire ne s’est implantée dans ce même canton alors qu’il y en a eu ailleurs en Thiérache par de grands groupes français ou européens (Nestlé à Boué, Bongrain au Nouvion-en-Thiérache, Heudebert à Vervins). D’après le député-maire, les dirigeants agricoles issus du monde rural ont pesé sur les décisions pour rejeter l’industrie traditionnelle avec une certaine méfiance face aux dirigeants syndicaux ouvriers forts. Ils ont favorisé l’installa- tion et le développement de l’agro-alimentaire, renforçant ainsi la dualité spatiale. La situation est assez semblable dans l’Avesnois. L’élu va même jusqu’à émettre l’hypothèse d’un partage (tacite ?) de l’espace entre les dirigeants des milieux industriel et agricole dans les années 1950. Chacun cherchant à avoir un mono- pole de recrutement, ils ont misé sur la mono-industrie pour ne pas avoir de concurrence, notamment de salaires. Il cite l’exemple de sa propre commune où les établissements Pelletier (aujourd’hui devenus Heudebert) ont alors pesé sur le pouvoir politique local pour être en situation de monopole, empêchant ainsi l’ins- tallation de deux autres usines à Vervins, Café Grand-Mère et Volkswagen. Cette opposition se retrouve dans le discours des élus, notamment ceux des communes industrielles et urbaines. Ils peuvent exprimer de vives critiques à l’égard du monde agricole, jugé de façon caricaturale comme conservateur. Les propos du maire de Wignehies en sont un exemple : « Les agriculteurs vivent sous perfusion d’aides européennes. Ils ne veulent pas évoluer. Le remembrement est difficile à faire admettre car ils ne veulent pas échanger leurs terres. C’est un monde très cloisonné qui ne s’implique pas dans la vie communale [...]. Ils se côtoient mais ne se rencontrent pas. […] Il y a une dichotomie entre le monde rural et le monde ouvrier. Il s’agit d’un conflit latent qui remonte aux générations La Thiérache vue par ses élus : géographie des représentations 215 anciennes, notamment à la période d’Occupation, en liaison avec le marché noir ». Rapidement, on passe d’agricole à rural et d’industriel à urbain, pour présenter un tableau bien éclaté de la société thiérachienne. « Le milieu rural est à la remorque du milieu urbain. Il est conservateur, peu formé, pas dirigé. Il n’y comprend rien à la décentralisation. C’est dramatique » (Wignehies). Cette coupure entre deux groupes sociaux doit pourtant être relativisée au niveau individuel. En effet, les deux secteurs d’activité sont longtemps restés liés, comme le prouve le maintien durable, jusque dans les années 1960, du statut de l’ouvrier d’usine possédant encore quelques vaches et quelques hectares en complément de revenus, comme en témoigne, parmi d’autres, le maire d’Origny- en-Thiérache : « En 1956, il y avait au moins trois fois plus d’exploitations agri- coles [actuellement 6 exploitations importantes et 2 ou 3 petites, taille moyenne 80 ha, 1 600 habitants]. Le mari travaillait dans l’usine du coin et la femme élevait un cochon, deux ou trois vaches et de la volaille. Les exploitations concer- naient souvent de toutes petites superficies en herbage de 2 ou 3 hectares mais cela suffisait pour vendre le lait et bénéficier d’un supplément de revenu. »

« Un pays d’assistés et de notables »

Les marqueurs identitaires liés à l’histoire économique sont forts. Les élus les évoquent très souvent, qu’il s’agisse de regretter un système qui offrait le plein emploi ou d’en analyser les effets sur une population en grande difficulté. Histoire économique, instruction et culture d’entreprise sont associées pour montrer les handicaps imposés à tout développement futur de la région. « La formation des employés était assurée de façon interne par la SNCF, ce qui a là aussi créé une culture d’entreprise particulière plus valorisante que l’instruction publique. Le système d’éducation à l’école n’en sortait pas forcément valorisé […]. Les aciéries qui se sont ensuite développées ont donné naissance à un sous- prolétariat entretenu, favorable au patron. Le père et le grand-père entraient aux aciéries et c’était l’usine qui formait. Il n’y avait donc pas besoin d’aller à l’école. Ainsi s’est mise en place une certaine forme de culture qui se perpétuait de père en fils, soit on devenait cheminot, soit on entrait aux aciéries » (Hirson) ; « Il n’y avait pas de structure syndicale dans le textile car il y avait un paterna- lisme fort. Encore aujourd’hui, on fête la Saint-Louis, qui est le patron de l’in- dustrie textile, les ouvriers vont à la messe et, après, le patron offre l’apéritif dans l’usine » (Wignehies). Les élus déplorent qu’il existe encore aujourd’hui des conditions de travail dignes du XIXe siècle. Zola et Germinal sont régulièrement convoqués pour décrire la situation dans certaines usines textiles ou métallur- giques. Mais c’est essentiellement sur les conséquences en termes de manque de formation et d’esprit d’initiatives que les élus se lamentent ou s’indignent. L’usine a largement marqué les esprits, et les élus n’y ont pas échappé. Certains tentent d’analyser la situation avec recul (« On rencontre ici la même tradition familiale que dans le pays minier […]. Ici on dit L’Usine. On y travaillait de père en fils et on y entrait dès quatorze ans à la sortie de l’école. 216 Emmanuelle Bonérandi

Des gens passaient toute leur carrière à L’usine. C’était une tradition. Presque toutes les familles étaient impliquées. Une activité secondaire était confiée à l’épouse. Par exemple, elle s’occupait de quelques bêtes pour arrondir les fins de mois. Ce système a complètement disparu », Effry), là où d’autres éprouvent nostalgie et regret. Chez certains, on évoque même « les heures de gloire », « les grandes heures », un système révolu (« il n’y a plus d’ouvrier agricole. Les gens dans les industries à Guise, il n’y en a presque plus. Avant ils allaient travailler à Guise à pied en chantant »). Le système de représentations est largement marqué par une organisation socio-économique aujourd’hui en crise. La fréquence de ce thème évoqué par les élus en fait un élément d’identification de la Thiérache, en tant qu’espace à dominante rural emblématique de la crise des vieilles régions industrielles. Les effets de ce système industriel marqué par l’omniprésence de l’usine et d’un paternalisme fort se ressentent dans les mentalités. Nombreux sont les maires qui mettent en avant une société désorientée. Ils y sont d’autant plus sensi- bles qu’ils sont souvent en première ligne pour répondre à la souffrance quoti- dienne. Les inerties mentales et spatiales sont soulignées. On se croit parfois devant l’évocation d’une société qui se serait figée. Pour certains élus, l’impré- gnation de l’usine est tellement forte qu’elle empêche tout développement cultu- rel : « La fibre textile s’est transmise sur plusieurs générations. On pouvait très facilement travailler sur place. La mentalité des parents étaient de pousser les jeunes à rester sur place. Il s’agissait d’un monde ouvrier fermé, un monde ouvrier où le culturel est secondaire et ne s’adresse pas à la majorité » (Glageon). Sans aller jusqu’à parler d’inculture pour la Thiérache, on note cepen- dant que le système usinier a invalidé toute forme d’autopromotion et de projec- tion dans le futur, ce qui fait le sel du développement, qu’il s’agisse des générations passées (« Au club du troisième âge, les anciens vanniers se rassem- blent par groupe de cinq ou six, toujours les mêmes, pour jouer aux cartes et uniquement aux cartes. Ils ne veulent participer à aucune autre activité. En fait, cela s’explique par le fait que, dans leur ancienne activité, ils se retrouvaient toujours ensemble et tournaient chez l’un et chez l’autre suivant les jours pour ne faire fonctionner qu’un seul four à la fois. Ils ont gardé cet esprit. Les vieux ont gardé ce genre de vie communautaire. Cependant, ils n’ont jamais retouché à la vannerie, ni pour eux, ni pour transmettre le savoir-faire à leurs enfants et ils refusent de le faire », Origny-en-Thiérache) ou des populations actuelles (« J’ai défendu l’idée d’une identité communautaire de développement mais il y a des différences de classes et le choix se fait. Le milieu culturel est fragile. Au niveau des enfants, il n’y a pas de développement culturel », Sorbais). Parfois le portrait du Thiérachien brossé par un élu prête à sourire : « Le rythme d’un Sorbaisien est le suivant, les femmes on n’en parle pas. L’homme va à la chasse à l’automne puis il fait son bois. Au printemps, son jardin, en juillet-août, c’est la fête. Le premier jour des congés, il organise une fête avec ses copains, une bouffe. En septembre c’est la rentrée scolaire et les fruits. C’est le système du Thiérachien heureux ». Ces difficultés font également partie de l’identité thiérachienne, d’une terre en souffrance. La Thiérache vue par ses élus : géographie des représentations 217

« Ici, c’est le bout du monde ! »

Si la plupart des élus reconnaissent des atouts à la région (« Si on arrive à retrouver une activité économique correcte, on est mieux qu’à Lille-Roubaix- Tourcoing », Guise), et notamment la qualité et le cadre de vie (on retrouve ici l’identité paysagère), ils sont également nombreux à définir la région par un handicap structurel majeur : l’enclavement, ou l’éloignement des aires urbaines régionales. Des expressions reviennent régulièrement dans les entretiens : « Une région à l’extrémité du Nord-Pas-de-Calais, de la Picardie, de la Champagne et de la Belgique » (Mondrepuis) ; « On est trop éloigné des grandes villes... » (Leuze) ; « On est trop loin d’un grand centre » (Boué) ; « On est trop loin des grands axes » (Signy-le-Petit), etc. Et pourtant, la localisation pourrait être favorable (« c’est vraiment dommage car Glageon se trouve située sur un épicentre très intéressant. Dans un rayon de 200 kilomètres, on trouve la région parisienne, la Belgique, l’Angleterre et l’Allemagne »), s’il ne manquait les infrastructures pour desservir cette maudite périphérie (« De Lille à , c’est OK. Ça va aller bien jusqu’à Maubeuge. Après c’est la catastrophe », Avesnes), et ce depuis bien trop long- temps (« on met plus de temps actuellement pour aller à Paris qu’en 1914 ! », Neuve-Maison), comme si la Thiérache était oubliée des services publics et des collectivités régionales (« Il faut espérer une amélioration dans les dix ans, notamment de la N43, qui n’a pas été transformée alors que c’est une voie très chargée », Le Nouvion-en-Thiérache).

La Thiérache, une région touristique ?

Pour finir, il faut interroger la validité d’un autre thème identitaire large- ment développé à l’extérieur. Les Comités départementaux du Nord et de l’Aisne font régulièrement la promotion, respectivement, de l’Avesnois et de la Thiéra- che. Les dépliants ne manquent pas de valoriser le cadre naturel et la possibilité de se livrer à des loisirs de plein air. La Thiérache correspondrait à une destina- tion idéale pour un congé de fin de semaine. Qu’en est-il vu de l’intérieur ? Certains élus croient dans le possible développement du tourisme, mais ils sont rares et reconnaissent le caractère aléatoire de l’activité (« par un beau temps comme cela, le tourisme, oui », Felleries). Plus généralement, les entretiens ont permis de constater que la motivation des élus pour le tourisme était largement minorée par des priorités qu’ils jugeaient plus vitales, à commencer par le retour de l’emploi (« Plutôt que de chercher à développer le tourisme, ce serait mieux de créer des emplois dans des petites unités ou de favoriser l’artisanat, de donner de l’argent aux jeunes agriculteurs pour qu’ils s’installent », Baives) ou le main- tien des services publics existants (« Le tourisme peut se développer. Il suffit de travailler dessus. La Maison de la Thiérache s’en occupe bien. Il y avait un camping qui devrait fermer. Un autre camping se monte mais la mairie n’est pas intéressée par le rachat de l’ancien camping car cela fait beaucoup de frais de 218 Emmanuelle Bonérandi gestion et, en outre, il faut le mettre aux normes. On préfère travailler sur les écoles. On construit un nouveau bâtiment », Marly-Gomont, dans la vallée de l’Oise où a été aménagé un axe vert pour les promenades). Enfin, plusieurs élus avouent s’orienter vers le tourisme, mais pour des raisons bien peu encouragean- tes : « Je suis un peu pessimiste. On fait tous les efforts. On s’oriente vers le tourisme par désespoir de cause. On sait bien que le climat n’est pas des plus porteurs mais il y a une chance de développement. Ce n’est pas la panacée, ça ne remplacera pas le développement industriel et économique » (Signy-le-Petit). Il y a encore du chemin avant de considérer la Thiérache au même titre que la Normandie ou la Provence, malgré un patrimoine naturel indéniable. Une ques- tion de révolution culturelle peut-être ?

Ainsi se présente la Thiérache vue par ses maires, une Thiérache unique et plurielle, au riche passé industriel, aujourd’hui si lourd à porter. Tous aiment à reconnaître qu’ils vivent dans une région agréable à laquelle ils sont nombreux à s’identifier. Si ce n’est l’accord quasi unanime sur le caractère fédérateur et iden- titaire du paysage bocager, les représentations font largement la place à l’histoire, qu’il s’agisse des frontières internes qu’elle a dessinées ou des usines en friche qu’elle laisse aujourd’hui battre en plein vent.

Emmanuelle BONÉRANDI 219

Journée de la Fédération des sociétés d’histoire et d’archéologie de l’Aisne

Dimanche 20 octobre 2002 Villers-Cotterêts

Un heureux hasard a voulu que revînt en 2002 à la Société historique régionale de Villers-Cotterêts l’honneur d’organiser la Journée annuelle de notre Fédération, l’année même où cette ville – et avec elle, tout le département – célé- brait le deux centième anniversaire de la naissance du plus illustre des Cotteré- ziens, Alexandre Dumas. Le thème de notre réunion était donc fixé d’avance : une réflexion autour de la place actuelle de notre concitoyen, non seulement dans notre patrimoine littéraire, mais aussi dans la mémoire globale de l’Aisne et de ses habitants : jusqu’à quel point Dumas est-il aujourd’hui connu et aimé chez nous ? et le trans- fert de ses cendres au Panthéon, prévu pour fin novembre, va-t-il modifier ou améliorer cette relation ?

Quelque deux cents membres de nos sept sociétés, visiblement motivés par ce thème « Dumas et l’Aisne », s’étaient inscrits et ont donc pris place dans la vaste salle Marie-Louise Labouret : un premier clin d’œil, puisque c’est là le nom de l’épouse cotterézienne du général et mère d’Alexandre… Après quelques mots de M. Denis Rolland, président de la Fédération des sociétés d’histoire et d’archéologie de l’Aisne, M. Jacques Krabal, vice-président du Conseil général chargé de la Culture souligna la détermination et la satisfac- tion du département d’être associé, aux côtés de la ville de Villers-Cotterêts, à l’hommage national qui sera rendu à Dumas fin novembre à Paris. Si l’on excepte Condorcet, dont le tombeau du Panthéon est vide, il se dit fier que Dumas soit le premier Axonais à être physiquement élevé au rang des « grands hommes ». Puis, revenant à notre réunion, M. Krabal exprima la satisfaction du Conseil général devant le renouveau des recherches historiques et le dynamisme de nos sept sociétés historiques.

C’est donc en pleine actualité nationale que la réflexion sur Dumas et l’Aisne, préparée depuis plusieurs mois par la Société historique régionale de Villers-Cotterêts, put être introduite par son président Roger Allégret, rappelant en particulier que c’est de la célébration en 1902 du premier centenaire de la nais- sance de Dumas que devait venir la fondation de cette société deux ans plus tard.

Il revenait alors à Alain Arnaud, vice-président responsable du programme, d’exposer l’approche particulière de cette réflexion : si Dumas est un homme de chez nous, qui revendique fièrement et avec émotion ses racines cotteréziennes et 220 axonaises, il est également, comme initiateur et maître du « roman historique », inséparable d’une certaine re-découverte de l’Histoire. Il a su, avec les moyens de son temps et grâce à sa fréquentation de Chateaubriand, Augustin Thierry, Méri- mée, Tocqueville, avoir le souci des sources, fouiller les archives et donner aux événements passés un habillage solide et souvent rempli de panache, mais certes au prix de quelques entorses à la méthode critique et à la rigueur de l’étude ! Mérimée, son contemporain, référence en la matière, ne lui écrivit-il pas : «M. Dumas, vous avez appris aux Français à aimer l’Histoire, leur histoire ? ». Un compliment que nos Sociétés elles-mêmes aimeraient parfois recevoir de leurs membres… Nous sommes aujourd’hui son héritier, ce qui nous confère, à notre niveau, le devoir de le faire mieux connaître et apprécier de tous, particulièrement des scolaires.

Pour « photographier » l’image de Dumas dans son département natal, une méthode originale a été suivie par la Société historique de Villers-Cotterêts, sous la forme d’une « enquête de notoriété », lancée auprès des membres de la Fédé- ration et d’un large public : enseignants, étudiants, libraires, bibliothécaires, soit environ cinq cents personnes du département. Cinq brèves questions portaient sur les lieux de l’Aisne cités dans ses œuvres, sur le niveau de lecture personnelle, sur les lieux qui rappellent son souvenir aujourd’hui, sur l’appréciation de son anniversaire 2002, enfin sur l’image de Dumas historien.

Parmi les résultats, qu’il serait trop long d’analyser ici, il ressort déjà que Dumas Père, auteur de quelques 650 titres, n’est guère connu spontanément que pour un petit nombre d’œuvres : Les Trois Mousquetaires, Monte-Cristo, Le dictionnaire de Cuisine… Mais ni récit de voyage, ni pièce de théâtre ! Les œuvres télévisées apparaissent d’ailleurs nettement comme un support plus large et plus contemporain de cette connaissance, même si la richesse littéraire en est malheureusement exclue au profit de l’action. Le metteur en scène prime ici le maître incontesté de notre langue ! Quant à sa mémoire, elle n’est guère portée, hormis dans la région de Villers-Cotterêts, que par quelques noms de rues ! Et il est un peu triste de cons- tater qu’aucune ville du département, sa ville natale mise à part, ne semble avoir saisi cette opportunité exceptionnelle de mieux le faire découvrir. Rejeté de la plupart des manuels scolaires, Dumas est donc ignoré de la plupart des collégiens et lycéens, de sorte que l’on peut aujourd’hui devenir bachelier en France sans avoir jamais rencontré son nom ! Un vaste domaine à défricher, la chose est d’autant plus surprenante que la profonde connaissance de notre auteur semble tout à fait naturelle… à l’extérieur de nos frontières : au Canada, en Géorgie, en Roumanie, en Chine même, notre concitoyen est présent dans les écoles comme dans la culture générale… Ne serait-il donc pas « prophète en son pays » ? En résumé, Dumas apparaît nettement chez nous comme un « mal-aimé ». Maintenant qu’il est reconnu l’égal de Hugo et des plus grands, à nous, Sociétés 221 historiques, de le faire nôtre, de le « réhabiliter » avec l’aide du Conseil général et des enseignants, de le réintégrer dans notre patrimoine départemental aux côtés de Racine, La Fontaine ou Claudel !

Dumas toujours vivant, c’est d’ailleurs sur ce thème que s’ensuivit pour les congressistes un beau montage audiovisuel autour des lieux où il vécut, dans l’Aisne comme à l’extérieur. En deuxième partie, Yves-Marie Lucot, journaliste et écrivain, évoqua longuement et avec force un Dumas passionné de tout, profondément attaché à sa terre natale, superbe ambassadeur de la langue française, mais victime d’une image caricaturale dont il était d’ailleurs peu soucieux. Glissant de nombreux détails et allusions autobiographiques dans ses drames comme dans ses romans, il reste un personnage complexe, à qui il convient de rendre justice. C’est aujour- d’hui le devoir de tous ses amis.

Très réceptive à ces interventions « mobilisatrices », que compléta un toast vibrant de Renaud Bellière, maire de Villers-Cotterêts, l’assistance manifesta par ses questions une motivation déterminée à faire en sorte que la prochaine céré- monie du Panthéon ne soit pas un point final, mais le départ d’une nouvelle vita- lité de Dumas dans l’esprit et le cœur de ses compatriotes de l’Aisne.

Après le déjeuner, tous les participants furent invités à découvrir, au choix, les hauts lieux cotteréziens liés à Dumas (maison natale, musée rénové, cimetière, école, etc.) ou les châteaux environnants qui furent témoins de son enfance : Haramont (château des Fossés), Montgobert (où il rendit visite à Pauline Leclerc, sœur de Bonaparte), Villers-Hélon (propriété de son tuteur Jacques Collard).

223

Présidents de la Fédération des sociétés d’histoire et d’archéologie de l’Aisne

1952-1960 Maxime de Sars

1960-1972 André Moreau-Néret

1972-1980 Henri de Buttet

1980-1986 Jacques Ducastelle

1986-1989 Pierrette Bègue

1989-1995 Alain Brunet

1995-2001 Roger Allégret

2001- Denis Rolland

225225

FÉDÉRATION DES SOCIÉTÉS D’HISTOIRE ET D’ARCHÉOLOGIE DE L’AISNE Archives départementales de l’Aisne 28, rue Fernand-Christ - 02000 Laon

Bureau de la Fédération pour l’année 2003

Président ...... Denis ROLLAND président de la Société historique, archéologique et scientifique de Soissons

Vice-président ...... Arlette SART présidente de la Société académique de Saint-Quentin

Autres membres : Tony LEGENDRE, président de la Société historique et archéologique de Château-Thierry Marie-Françoise WATTIAUX, présidente de la Société académique de Chauny Claude CARÊME, président de la Société historique de Haute-Picardie Frédéric STÉVENOT, président de la Société historique et archéologique de Vervins et de la Thiérache Alain ARNAUD, président de la Société historique régionale de Villers-Cotterêts

Secrétaire général : Fabienne BLIAUX, membre de la Société historique de Haute-Picardie

Trésoriers : Éric THIERRY, membre de la Société archéologique et historique de Vervins et de la Thiérache Robert LEFÉBURE, membre de la Société historique régionale de Villers- Cotterêts

Comité de lecture : Jean-Charles CAPPRONNIER, Suzanne FIETTE, Marc LE PAPE, Maurice PERDEREAU, Frédérique PILLEBOUE, Martine PLOUVIER, Éric THIERRY, Emmanuel VÉZIAT, Bernard VINOT

Comité technique d’édition : Fabienne BLIAUX, Marc LE PAPE, Frédéric STÉVENOT (coordinateur), Éric THIERRY, Yvette TRABUT, Emmanuel VÉZIAT, Claudine VIDAL 226226

Les publications de la Fédération sont subventionnées par le Conseil général de l’Aisne et le ministère de la Culture (direction régionale des affaires culturelles de Picardie). 227227

SOCIÉTÉ HISTORIQUE ET ARCHÉOLOGIQUE DE CHÂTEAU-THIERRY

Bureau de la Société en 2003

Président ...... M. Tony LEGENDRE Vice-présidents ...... M. Robert LEROUX M. Xavier DE MASSARY Secrétaire ...... M. Raymond PLANSON Secrétaire adjoint ...... M. Georges ROBINETTE Trésorière ...... Mme Bernadette MOYAT Conservateur des collections ...... M. François BLARY Bibliothécaire ...... Mlle Florence COULOMBS Membres ...... Mme Catherine DELVAILLE Mme Anne-Marie HIGEL Mme Bernadette GROCAUX Mlle Bernadette PICHARD M. Jean-Claude BLANDIN M. Jean-Pierre CHAMPENOIS

Activités de l’année 2002

2 FÉVRIER : Assemblée générale annuelle. L’inventaire du patrimoine en France du XVIIIe au XXe siècle, conférence illustrée de nombreuses diapositives, par Xavier de Massary. Dans son exposé, l’orateur a expliqué comment la notion de ce que nous appelons patrimoine a évolué entre ces deux périodes. Il montra comment apparut rapide- ment l’idée ambitieuse de faire un relevé complet des richesses de la France. Cela fut, en partie, mené à bien ; mais le travail fut partiel car les critères retenus furent très variables et les circonstances plus ou moins difficiles. A ce jour, l’enregistre- ment de tout notre patrimoine reste à faire.

2 MARS : Une ténébreuse affaire : le meurtre de Guillaume de Flavy à Nesles-en- Tardenois, par Geneviève Grossel. Cette communication retraçait la vie de Guillaume de Flavy, capitaine de Compiègne au XVe siècle, assassiné en 1449 au château de Nesles-en-Dôle. Nesles était un château-fort du Tardenois, appartenant d’abord à la famille des seigneurs de Braine. Louis VII avait donné la dame de Braine pour épouse à son frère Robert de Dreux. Il fallait caser ce seigneur turbulent et placer un point 228228 avancé dans le Comté de Champagne dont il redoutait le comte. Les Dreux furent continuellement des rebelles. En 1226, Robert II construisit Nesles-en-Tardenois. Guillaume de Flavy épousa Blanche d’Overbreuc, héritière des vicomtes d’Acy, nouveaux propriétaires. Issu de la noble et ancienne famille de Flavy-le-Martel, Guillaume avait embrassé le parti Armagnac et tenait plus du chef de bande, ne reculant devant rien pour assurer son profit. Il a fait toutes les campagnes de Charles VII, a rencontré Jeanne d’Arc, qu’il ne semblait pas apprécier. Il a remis au roi la ville de Compiègne dont il fut nommé capitaine. Après la reprise des hostilités, il a défendu sa ville et Jeanne d’Arc accourut mais il s’est replié, la lais- sant à l’extérieur ; elle est capturée. Après son mariage avec Blanche, il a évincé ses rivaux et s’est débarrassé de ses beaux-parents. Mais en grandissant, Blanche l’a haï à cause de sa cruauté. Pierre de Louvain l’assassina un soir de mars au château. Les deux meurtriers se tirèrent du procès mais Pierre de Louvain subit la vendetta des frères de Guillaume.

6 AVRIL : La vie quotidienne des Augustines à l’hôtel-Dieu de Château-Thierry, par Micheline Rapine. La charte de fondation de la reine Jeanne, titre vieux de 700 ans, nous donne de précieuses informations sur la constitution et le fonctionnement d’une commu- nauté de clercs laïques et de religieuses au Prieuré royal de Saint-Jean-Baptiste de Château-Thierry. C’est seulement au XVIIe siècle qu’apparaît dans les docu- ments officiels l’Ordre de saint Augustin. Cet ordre imposait les vœux de charité, chasteté, pauvreté et respect de la clôture. La durée du noviciat est d’un an, la novice sera jugée par l’évêque et les profes- ses les plus âgées. Puis ce sera la prise de voile et l’engagement de renoncer à la vie du siècle. L’emploi du temps est chargé : 5 h 30 à la chapelle, 3 h de messe et exercices religieux. Puis travaux de restauration, lavage, soins et accompagne- ment des médecins lors des visites aux malades. Au XVIIe siècle, la prieure est un véritable seigneur ecclésiastique. Vers 10 h, c’est le déjeuner des pauvres : ceux- ci sont propriétaires de l’institution. En 1304, la reine leur a donné l’hôtel-Dieu pour qu’ils recouvrent la santé. Ensuite, c’est le déjeuner des religieuses : 2 servi- ces au réfectoire, avec une nourriture insipide, et la lecture de l’Écriture sainte pendant le repas. Après les vêpres, elles se livrent au « travail des mains » : couture, broderie ; une demi-heure de récréation suit (contrôlée par la prieure) puis à nouveau soins aux malades. Après l’Angélus, ce sont Laudes et Matines. La journée s’achève, sauf pour la semainière (garde de nuit). La discipline est rigoureuse et chaque vendredi, au chapitre des coulpes, chacune doit s’accuser en public de fautes plus ou moins graves.

11 MAI : Un bombardier anglais s’écrase à Bassevelle, par Bernard Langou. Pour commémorer le cinquantième anniversaire de l’événement, Pierre Paumier, de Trilport, travaillant à l’époque près de l’église, fait appel à M. et Mme Langou qui partent à la recherche de l’Odyssée du Lancaster J.B. 318 (ils eurent plus de 30 h d’enregistrement de témoignages). Bassevelle, environ 300 h. se trouve entre 229229 la vallée de la Marne et celle du Petit Morin (canton de La Ferté-sous-Jouarre, Seine-et-Marne). Le 18 juillet 1944, le J.B. 318 quittait East-Kirby, près de Lincoln (150 km au nord de Londres) avec pour objectif le nœud ferroviaire de Revigny-sur-Ornain, près de Bar-le-Duc. Un tir de canon de 20 mm par Herbert Altner sur Junker 88, toucha l’aile gauche et embrasa le réservoir. Quatre membres de l’équipage ne purent se sauver, ils sont enterrés au cimetière de Bassevelle. Les trois autres eurent chacun leur histoire. Len Manning fut caché à la Trétoire chez Louisette Beaujard ; Fred Taylor à Bussières chez les Ernould et Harold Ruston arrêté au pont de Nanteuil, déporté sur la Baltique, libéré par les Russes. A Bassevelle, on a gardé (ou retrouvé) le contact avec les familles ou les membres d’équipage. Régulièrement, des échanges ont lieu, en particulier lors de cérémonies officiel- les. Le 12 juin, Len Manning, le mitrailleur arrière, sera présent accompagné de sa fille.

1er JUIN : L’Aisne et la zone interdite : 1940-1944, par Guy Marival. Au mépris de la convention d’Armistice signée à Compiègne le 22 juin 1940, les Allemands délimitent à partir du 1er juillet 1940, au Nord de la zone occupée, une zone interdite (Sperrgebiet : Somme, Aisne, Ardennes). Dans l’Aisne, la ligne verte va de Chauny à Neufchâtel-sur-Aisne. Les populations de retour d’exode qui veulent rentrer sont refoulées, certaines mises dans des camps (Soissons, Flavy-le-Martel, Château-Thierry). A partir du 2 septembre 1940, le commandement allemand confie ce territoire à l’Ostland pour mettre en valeur dix fermes soi-disant abandonnées. Certaines terres sont confisquées, elles seraient « mal gérées ». Au total, l’Ostland a géré pendant l’occupation 170 000 ha dans la zone interdite, dont 110 000 dans les Ardennes, et seulement 17 500 dans l’Aisne. On ne peut conclure absolument que l’on préparait l’annexion de ces territoires, envisagée depuis la fin du XIXe siècle dans certains milieux pangermanistes. L’occupant n’a jamais cherché à interdire complètement aux habitants de rentrer, ni à expulser ceux qui y étaient revenus clandestinement. La zone interdite fut supprimée officiellement au printemps 1943. L’exploitation des terres de la zone interdite était plus sûrement liée à une économie de guerre.

5 OCTOBRE : Victor Hugo et le Second Empire, par Agnès Spiquel. Après une jeunesse royaliste, Hugo opère sous la Seconde République, un passage à gauche, qui fait de lui un des chefs de l’opposition au coup d’État de Louis Napoléon Bonaparte, le 2 décembre 1851. L’insurrection, réprimée dans le sang, ayant échoué, Hugo menacé de mort, quitte Paris pour Bruxelles. De là, il veut rendre compte et accumule une masse de témoignages. Il ne peut mener ce travail à bien, cela deviendra en 1877 Histoire d’un crime. Il passe au pamphlet avec Napoléon le Petit, en 1852. Vif succès ! Il s’installe dans les îles anglo-normandes. Il se dresse sur son rocher comme l’adversaire personnel de l’Empereur, l’incarnation de la liberté, chargé de châtier le tyran ; c’est le sens de 230230

Châtiments, en 1853. Pendant tout le Second Empire, Hugo qui a conservé de nombreux liens en France, plaide pour la République avec plus d’intransigeance que les républicains de l’intérieur. Il craint aussi une révolution violente qui s’achèverait comme celle de 1848. Il plaide pour la liberté, la laïcité, la réalisa- tion de la devise de la République. Il dénonce les guerres impériales, soutient les mouvements de libération et les États-Unis d’Europe. Il rentre à Paris le lende- main de la chute de l’Empire.

9 NOVEMBRE : L’Intendance de Soissons, par Martine Plouvier.

7 DÉCEMBRE : 1926-1936, Château-Thierry, nos années folles, un film réalisé et présenté par Bernard Huriez. Cette vidéocassette, comme la précédente 1944-1954 : Les années baume au cœur, évoque quelques événements marquants de notre ville. Elle est réalisée à partir de films ou de morceaux de films tournés à l’époque par des amateurs, avec la participation orale de quelques témoins. C’est ainsi que revivent les fêtes de Centreville, avec leurs personnages costumés, les défilés, les animations diverses. Quelques moments précis sont évoqués : les obsèques de M. Bétancourt ou l’ar- rivée du train à la gare des Chesneaux. Enfin, la course de côte de l’avenue de Soissons et son terrible accident de 1935 rappellent des souvenirs à bon nombre de spectateurs, témoins ou non, ainsi qu’à tous ceux qui l’ont si souvent entendu évoquer par leurs aînés. 231231

SOCIÉTÉ ACADÉMIQUE D’HISTOIRE, D’ARCHÉOLOGIE, DES ARTS ET DES LETTRES DE CHAUNY ET DE SA RÉGION

Bureau (élu suite à l’assemblée générale du 22 mars 2002)

Présidente ...... Mme Marie-Françoise WATTIAUX Vice-présidents ...... M. René GÉRARD M. Jean SÉNÉCHAL Secrétaire ...... Mme Henriette TONDEUR Secrétaire adjoint ...... M. Jean-Louis MOUTON Trésorière ...... Mme Jacqueline FRÉNOT

Activités de l’année 2002

JANVIER : Sur la route de Samarkand. Causerie de Mme Wattiaux avec projection de diapositives. Située en plein cœur de l’Asie centrale, la république d’Ouzbékistan, indépen- dante depuis 1991, est une invitation au rêve. Traversée par la mythique route de la soie, elle a toujours été un lieu d’échanges pour les produits précieux et un creuset d’idées philosophiques et religieuses, ce qui a permis la rencontre de l’Orient et de l’Occident. En suivant le parcours des caravanes, à Khiva, ville- musée depuis 1968, à Boukhara la sainte, avec ses trois cents mosquées, à Tach- kent, la capitale, tout nous invite à lever les yeux vers le ciel où brillent dômes et minarets turquoise.

FÉVRIER : La monnaie, conférence de M. Andrieu à l’occasion du passage du franc à l’euro. De l’invention du troc en Égypte, jusqu’à la dynastie des Lagides (305 av. Jésus-Christ), date à laquelle une monnaie nommée le shat apparaît ; celle-ci reposait sur une valeur étalon, probablement l’argent. La première pièce de monnaie connue est née en Lydie (actuellement en Turquie) ; elle a été créée par Crésus (560-546 av. Jésus-Christ), c’est une pièce d’or de onze grammes. Cette invention sera reprise par les Phrygiens avant de se répandre en Méditer- ranée puis en Gaule. Pour conclure, M. Andrieu présente l’euro et le système monétaire.

MARS : La loi de 1901 sur les associations. Conférence de M. Quenesson. Suivie de l’assemblée générale annuelle. 232232

13 ET 14 AVRIL : Portes ouvertes dans les locaux de la Société académique de Chauny à l’occasion des journées de Flâneries printanières organisées par l’asso- ciation de la Chaussée à Chauny (C.Q.F.D.). A cette occasion, la vie des Chau- nois, avant et après le Grande Guerre, a été retracée à la fois par des panneaux et par des projections de diapositives commentées par MM. Gérard et Sénéchal.

AVRIL : Séance à la nouvelle salle Victor-Leducq, Mme Wattiaux a retracé briè- vement la vie de Victor Leducq. Le peintre Pierre Patel a ensuite été présenté par Mme Nathalie Coural, conser- vateur au centre de recherches et de restauration des musées de Versailles. Celle- ci a dressé le portrait de ce paysagiste d’origine chaunoise (1605-1676) et a présenté, par le biais de diapositives, ses nombreuses œuvres.

MAI : La vie des Amigny-Rouysiens au siècle dernier, conférence illustrée de projection de diapositives présentées par M. Pugin.

JUIN : Voyage à Paris. Visites du Musée de l’Assistance publique et des hôpitaux de Paris puis de la Conciergerie.

SEPTEMBRE : Compte-rendu du voyage à Paris.

OCTOBRE : La langue picarde, animation de M. Jean-Pierre Semblat. Ce « diseux ed’picard » a bien diverti l’assemblée.

NOVEMBRE : Victor Hugo, conférence de M. Jean Sénéchal accompagnée d’une projection de documents prêtés par MM. Gérard et Andrieu. Le conférencier a retracé la vie de cet écrivain, né il y a deux cents ans, de ses origines jusqu’au transfert de ses cendres au Panthéon. 233233

SOCIÉTÉ HISTORIQUE DE HAUTE-PICARDIE

Bureau de la Société en 2003

Président d’honneur ...... M. Henri de BUTTET Président ...... M. Claude CARÊME Vice-président ...... M. Jean-Louis BAUDOT Trésorière ...... Mme Claudine LEFÈVRE Secrétaire ...... M. Robert LEFÈVRE Trésorier-adjoint ...... M. Jean MAUCORPS Secrétaire-adjoint ...... Mme Dominique HUART

Conférences et sorties

18 JANVIER : Guérir au Moyen Âge : la pharmacie des plantes dans nos abbayes médiévales, conférence du Père René Courtois. En matière de médecine, le Moyen Âge occidental n’innove pas : dans les manus- crits de cette époque, on retrouve, sans cesse recopiés et commentés, quelques grandes figures de l’Antiquité : Hippocrate, Dioscoride et Gallien. De très nombreuses plantes sont déjà abondamment décrites, leurs applications classées selon des catégories intégrant les quatre éléments (feu, air, terre, eau) dont on veille à préserver l’équilibre. Ainsi, pendant l’hiver froid et humide, le corps doit compenser par du chaud et du sec, manger des viandes et des légumes bouillis... Le principal mérite des praticiens et érudits médiévaux fut de préserver et trans- mettre ces théories, en particulier grâce aux abbayes, telles le « Vivarium » de Cassiodore ou le Mont Cassin, dès les Ve-VIe siècles. Ce legs antique est encore approfondi et développé au XIIe siècle par les médecins arabes (Avicenne notam- ment) ainsi que par de grands intellectuels occidentaux : Hildegarde de Bingen, Albert le Grand... Cette culture médicale du « sommet » coexiste longtemps avec une pratique populaire qui puise ses racines dans le vieux fonds druidique. Des centaines de plantes sont ainsi connues, utilisées, mais aussi décrites et réperto- riées selon leurs multiples usages pour guérir... ou occire ! De la fleur à la fiole jusqu’à la gélule, les pratiques de la civilisation industrielle, les pollutions diverses, ont presque partout sonné le glas de cette phytothérapie populaire, rendant plus opaque et sans conteste moins poétique, le compagnon- nage de la plante et de l’homme. Le retour des beaux jours permettra à ceux qui le désirent d’approfondir le sujet, en visitant le jardin de plantes médicinales reconstitué par notre conférencier sur le site de l’abbaye de Vauclair. 234234

23 FÉVRIER : La mosaïque gallo-romaine d’Orphée (conservée à la Maison des Associations de Laon), visite-conférence par M. Hervé-Paul Delhaye. C’est en 1858 que l’emplacement de cette mosaïque fut découvert à Blanzy-les- Fismes, lors de fouilles menées sur le site d’une villa gallo-romaine exception- nellement raffinée. Depuis ce petit village de l’Aisne, la remarquable découverte fit grand bruit dans la région. La Société académique de Laon, alors toute jeune institution, et son président Édouard Fleury, archéologue amateur distingué, firent des efforts méritoires pour acquérir cette mosaïque. Cependant, le pavement ne fut pas déposé au Musée de Laon dans l’état fragmentaire où il avait été trouvé : une restauration fut exécutée et l’œuvre exposée à la Bibliothèque de Laon (actuelle Maison des Associations). Orphée est le musicien et le poète par excellence dans la mythologie grecque : la perte de sa femme Eurydice constitue le thème du plus célèbre des mythes roman- tiques. Fils ou élève d’Apollon (ou d’Onagre, roi de Thrace), sa mère était la muse Calliope. Sa figure inspira les cultes mythiques orphiques. La tradition artistique nous présente Orphée comme un musicien merveilleux, enchanteur : quand il chante et joue de la harpe, la nature entière est sous le charme, toutes les créatures le suivent, les arbres, les pierres et même les cours d’eau viennent l’écouter... C’est ce tableau que nous présente la mosaïque de Blanzy, l’une des plus impor- tantes connues sur ce thème pour le monde gréco-romain. Après avoir rappelé les techniques de réalisation des mosaïques antiques, dont l’apogée se situe au Bas-Empire romain, Hervé-Paul Delhaye a analysé très fine- ment la composition de l’œuvre, le jeu subtil unissant le personnage central à la faune familière ou plus exotique qui l’entoure, charmée par le son de sa « lyre ». Les arbres joignent leurs branches en un écrin de verdure autour de cette vision idéale d’une nature apaisée, domptée, où règne l’harmonie. Le contexte histo- rique, les comparaisons avec les autres mosaïques orphiques découvertes à travers tout l’ancien empire romain, permettent d’interpréter cette scène comme une allé- gorie de la « paix romaine », « civilisatrice » face aux ardeurs et à la « sauvage- rie » des peuples « barbares » venus du nord et de l’est de l’Europe.

13 MARS : Les prospections archéologiques aériennes dans le nord de l’Aisne, conférence de M. Gilles Naze. Ces prospections aériennes sont engagées depuis 1990 dans le cadre de la parti- cipation à l’opération de Prospection et d’Inventaire archéologique, financée par le ministère de la Culture. Le secteur géographique concerné comprend le bassin de la Serre, la haute vallée de l’Oise et la partie nord du bassin de l’Aisne. À ce jour, près de 500 signalements couvrant les six derniers millénaires ont été réali- sés. Les survols sont effectués à partir de l’aérodrome de Laon avec des avions de type Robin ou Cessna. Les vestiges les plus anciens observés par voie aérienne sont datés du Néolithique moyen, soit vers la fin du cinquième millénaire. Il s’agit de retranchements établis en rebord de plateau (Épagny, Crécy-sur-Serre) ou en plaine (Chambry). Un fossé 235235 périphérique, plus ou moins interrompu, est parfois doublé intérieurement d’une tranchée de fondation pour une palissade qui était consolidée par les matériaux extraits du fossé. Les âges du Bronze et du Fer sont bien documentés, notamment par les aména- gements funéraires réservés aux personnages occupant le sommet de la pyramide sociale. De nombreux enclos funéraires circulaires puis carrés vers la fin du deuxième âge du Fer, ont ainsi été localisés aux abords des vallées de l’Oise et de la Serre. L’habitat rural de l’époque gauloise est représenté sur l’ensemble des secteurs prospectés. Il apparaît sous la forme de systèmes de fossés montrant parfois une structuration très élaborée (Chambry, Chalandry, La Malmaison...). Un parallèle chronologique peut être établi entre l’apparition d’établissements désignés comme des « fermes indigènes », à la fin du IIe siècle av. J.-C., et celle des oppida. Des constructions sur fondations d’époque gallo-romaine ont également été photographiées en différents lieux. Certaines correspondent aux bâtiments rési- dentiels de vastes établissements agricoles, communément désignés comme des villas (Parfondru, Vouël, Vauxaillon, Nizy-le-Comte...). D’autres signalent la présence d’agglomérations secondaires (Crépy, Mesbrescourt-Richecourt...) ou encore celle de sanctuaires. Dans ces derniers, on observe des temples d’inspira- tion celtique ou gréco-romaine, parfois associés à un édifice thermal, un théâtre ou des aménagements cultuels plus anciens (Châtillon-sur-Oise, Nizy-le- Comte...). Les survols ont aussi révélé des gisements de l’époque médiévale, en particulier de probables mottes féodales aujourd’hui arasées, des fermes fortifiées et les vestiges de l’abbaye cistercienne du Sauvoir à Laon, démantelée après la Révo- lution. (N.B : un article de G. Naze consacré aux vestiges sur fondations de l’époque gallo-romaine paraîtra prochainement dans un numéro spécial de la Revue archéologique de Picardie sur les vestiges antiques).

20 AVRIL : A travers le patrimoine de Bruyères-et-Montbérault, visite-conférence par Gérard Dorel et Francis Szychowski. Les membres présents de la Société historique de Haute-Picardie ont eu le plaisir d’être accueillis très chaleureusement par Monsieur Dorel et Monsieur Szychowski. Prenant appui sur le plus vieux plan connu de sa commune (1584), Monsieur le Maire nous en retraça l’histoire, du Moyen âge à nos jours, des heures glorieuses de la « commune » médiévale de Bruyères, dotée d’un riche terroir viticole au « tassement » relatif de la mi-XIXe siècle aux années 1960, et les efforts entrepris depuis pour redynamiser le bourg. Le patrimoine bruyérois, important et diversifié, source de fierté mais aussi de préoccupations matérielles pour la municipalité, témoigne encore de ce passé. Un chaud soleil de printemps était au rendez-vous de cette promenade instructive au cœur de la cité d’Arsène Houssaye. La remarquable église romano-gothique fut décrite par Monsieur Secq de l’association des « Amis de l’Église » : en dépit de la 236236 perte de la plupart de ses archives, il est possible de retracer dans ses grandes lignes la construction de l’édifice, commencée au XIe siècle et achevée au XVIe siècle La magnificence de son chevet et de ses absides, ses remarquables sculptures intérieu- res et extérieures, ses peintures murales du XIIIe siècle, dont certaines découvertes récemment, en font l’un des monuments les plus remarquables du Laonnois. Au-delà, la visite nous mena jusqu’à la fontaine minérale du XIXe siècle, bien mise en valeur par l’aménagement d’un petit square : comme le rappela Monsieur Maucorps, elle doit son existence à des sources d’eau sulfureuse et ferrugineuse captées par des conduites dès le Moyen Âge, auxquelles on prêtait naguère des vertus extraordinaires... Chemin faisant, les participants purent découvrir l’em- placement d’une des entrées de la ville médiévale (porte Est) et l’imposante école édifiée sous la IIIe République. La découverte des vestiges de l’ancien hôtel-Dieu (fin XIIe siècle) dans le chantier de rénovation d’une maison particulière (cheminées monumentales et quelques remarquables éléments sculptés), la description de l’actuel hôtel de ville et le verre de l’amitié offert par la municipalité devant une exposition de cartes posta- les anciennes, complétèrent cette belle visite.

24 MAI : L’oppidum du Vieux-Laon à Saint-Thomas : le bibrax de la Guerre des Gaules, conférence de Monsieur Bernard Lambot.

Monsieur Lambot a rendu un bel hommage posthume à Gilbert Lobjois qui mena les fouilles sur le site de l’oppidum de Saint-Thomas il y a une quarantaine d’an- nées. C’est en reprenant ses travaux qu’il a rassemblé de nouvelles preuves pour justifier l’hypothèse de cet instituteur laonnois, féru d’archéologie, décédé prématurément en 1977. Les photos aériennes et 250 monnaies nouvellement trouvées sur le site attestent bien que l’oppidum n’était plus occupé à la fin de la Guerre des Gaules. Elles confirment encore les relevés, coupes et croquis, qui viennent à l’appui de la description de César sur la bataille de l’Aisne en 57 av. J.-C., l’oppidum gaulois de Bibrax et le camp romain de Mauchamp près de Berry-au-Bac. L’oppidum est encore bien lisible sur l’éperon qui domine Saint- Thomas. La seule interrogation qui subsiste encore concerne le nombre de guer- riers gaulois. César avait en effet tout intérêt à en exagérer le nombre pour valoriser d’autant sa victoire.

8 JUIN : À travers l’histoire militaire de Laon, visite commentée des sites militai- res de Laon par le colonel Tyran.

27 SEPTEMBRE : Le cimetière mérovingien de la Ville-Haute à Laon, conférence de Monsieur Jean-Pierre Jorrand. Les fouilles de la rue Saint-Martin, en 1998, et de la rue du 13-octobre-1918, en 2001, ont fait apparaître, par des sépultures en fosse similaires, un cimetière mérovingien qui malgré son importance n’a laissé aucune trace historique, topo- nymique… 237237

La zone funéraire couvre une surface probable de 6 300 à 12 500 m2 dont le noyau originel pourrait être la place Saint-Julien ou ses environs, sur un secteur probablement occupé à l’époque romaine, puis déserté au Ve siècle. Il contenait sans doute entre 1 200 et 2 800 sépultures, disposées selon des rangées en éven- tail, et concernant la population de la Cité (Castrum) d’après la reconnaissance des squelettes et en partie du mobilier. Les plus anciennes tombes remontent aux années 480 à 550 ap. J.-C. et révèlent une création ex-nihilo du cimetière, au moment de l’érection de Laon en évêché. Une stèle chrétienne de cette période permet de le considérer comme cimetière chrétien. Or la tradition, formulée par Dom Wyard au XVIIe siècle, a attaché à l’abbaye Saint- Vincent le premier cimetière chrétien à Laon. Pourtant aucune source sérieuse ne la fonde. La plus ancienne mention d’une église à Saint-Vincent date de 866, celle de l’abbaye en 961 quand les chanoines sont remplacés par des moines. Le cime- tière de Saint-Vincent serait donc de l’époque carolingienne, et non mérovingien, d’abord comme lieu obligatoire de sépulture pour les évêques et les clercs. Donc ce cimetière mérovingien des rues Saint-Martin et du 13-octobre aurait été abandonné lors de l’expansion urbaine parce qu’il l’entravait, et il aurait été trans- féré à Saint-Vincent vers le VIIIe siècle.

18 OCTOBRE : La contrebande du sel dans le ressort du grenier à sel de Guise au XVIIIe siècle, conférence de Mademoiselle Sonia Maillet.

La gabelle, impôt sur le sel généralisé au XIVe siècle par Philippe VI, est, jusqu’en 1789, l’un des principaux impôts du royaume, impôt devenu mythique. La perception est affermée par la Ferme générale qui est adjudicataire de 11 généra- lités, dont celle de Soissons. Dans la France d’Ancien Régime, la diversité des régimes fiscaux, en particulier pour le sel, est très grande. Le ressort du grenier à sel de Guise est en frontière fiscale. Il se situe dans le pays de grande gabelle (le Bassin parisien) à côté du Hainaut-Cambrésis, en pays exempté (le Nord) et d’une zone franche (Le Nouvion, Barzy, Boué, Le Sart). D’où la contrebande puisque le sel, gris, de Saint-Valery-sur-Somme, est huit fois plus cher en Picardie (12 sols la livre) qu’en Hainaut (un sol et demi). Le sel, blanc, acheté en fraude en Hainaut (le faux-sel) est ramené par les contrebandiers (faux-sauniers) dans la région de Guise, en empruntant forêts (d’Andigny, du Nouvion, de La queue de Boué), rivières, haies, chemins… Les contrebandiers ne sont pas des marginaux ; ce sont des pauvres surtout paysans. Et il y a beaucoup de pauvres dans la région de Guise marquée par la misère ! La contrebande pour eux est une nécessité, un gain sur le sel consommé et un travail d’appoint pour le sel revendu. Elle est une pratique courante, banali- sée. S’il y a une diversité de contrebandiers - de 8 à 86 ans - le contrebandier type est… une fille, non mariée, de moins de 30 ans, pratiquant le « porte à col », soit le transport du sel à pied, dans des sacs ou des mouchoirs. Si le cheval, la char- rette sont aussi utilisés, le chien l’est largement. Le risque est certain même si le contrebandier peut compter sur le mutisme de la communauté villageoise. S’il est arrêté, il est enfermé dans la prison au château de Guise, puis condamné à une 238238 amende très élevée (100 à 300 livres) ; la peine corporelle est appliquée en cas d’insolvabilité ou de récidive. Le siège local de cette fiscalité indirecte est le grenier à sel qui a trois caractères. Il est tout d’abord le centre d’une circonscription ou ressort ; celui de Guise s’étend sur 32 km nord-sud et 30 km est-ouest et compte 8 692 feux, près de 35 000 habitants. Le grenier est aussi le magasin où chacun doit s’approvisionner en sel ; celui de Guise vend 126 tonnes par an, mais la consommation s’élève à 245 tonnes ; ainsi la contrebande représente la moitié de la consommation : consi- dérable ! Enfin le grenier à sel est aussi le siège d’une justice qui a compétence contre la contrebande ; les officiers du grenier à sel sont des notables, cumulant les offices. Mais pour lutter contre le faux-saunage, le ressort de Guise manque de personnel, 28 hommes seulement sur les 23 000 du royaume. Les gabelous, mal armés – un fusil – mal payés, font un travail long, difficile et même risqué, de traque, de perquisition et de vérification des rôles chez le collecteur (un habi- tant nommé pour vérifier si tous les habitants ont acheté le sel d’impôt ; sinon il subit une amende de 10 livres par personne omise).

9 NOVEMBRE : Vorges : village gaulois… village franc…, visite commentée de son exposition par Monsieur Michel Ballan. En avril 1861, près de 10 sépultures antiques sont découvertes lors de travaux de jardinage au lieu-dit « la Croix de Mathras », au-dessus du chemin de Bruyères. Il reste les dessins et descriptions de Édouard Fleury et Charles Hidé. En octobre 1883, Jean-Baptiste Le Lorrain met au jour 90 sépultures sur le même site. En janvier 1972, des travaux de terrassement permettent de découvrir un cimetière de 50 sépultures avec des stèles décorées de signes géométriques et chrétiens que l’église de Vorges abrite actuellement. C’est pourquoi Monsieur Ballan a entrepris de réaliser une présentation de l’his- toire de ces fouilles. Il montre ainsi que Vorges connaît une occupation humaine constante depuis l’époque gauloise. La découverte de monnaies gauloises (Sues- siones et Rèmes) et romaines (César) ainsi qu’une stèle-maison à incinération l’attestent pour le Ier siècle avant et le Ier siècle après Jésus-Christ. Des tessons de poteries rouges sigillées gallo-romaines et des monnaies d’empereurs romains montrent un habitat pour les II-IVe siècles, habitat perpétué à l’époque mérovin- gienne comme l’affirment les stèles, squelettes et poteries.

15 NOVEMBRE : L’ordre du Temple à Laon et dans le Laonnois, conférence de Maître Jean-Luc Doyez. Lors de la première croisade, en 1118, le champenois Hugues de Payns, cousin de Bernard de Clervaux, fonde l’ordre des Pauvres Chevaliers du Christ, bientôt appelés les Chevaliers du Temple. Son but est d’assurer la sécurité des pèlerins. « Une nouvelle chevalerie est apparue dans la terre de l’Incarnation » (saint Bernard). Très rapidement, elle quadrille l’Europe. En 1134, l’évêque de Laon, Barthélemy de Jur, favorise l’installation d’une commanderie templière à Laon, rue Sainte-Geneviève. En subsiste la chapelle où furent enterrés de nombreux 239239 frères, tel « Grégoire, mort en 1268 ». Elle rayonne sur le Laonnois : Royaucourt, Catillon-le-Temple… Le commandement de l’ordre reste à Jérusalem jusqu’en 1187 ; il migre à cette date à Saint-Jean-d’Acre jusqu’en 1291, puis s’établit à Chypre jusqu’en 1312 date de suppression de l’ordre. En octobre 1307, Philippe le Bel attire le Grand Maître Jacques de Molay en France, sous prétexte d’un décès royal, en fait pour l’arrêter et décapiter l’ordre. Les minutes du procès où le Laonnois Raoul de Pres- les, garde des sceaux, joue un grand rôle, permettent d’en connaître les circons- tances. C’est alors qu’une vaste rafle de tous les Templiers de France est organisée. Une trentaine sont arrêtés à Laon. Par cet acte, Philippe le Bel rompt avec le droit traditionnel chrétien et impose le pouvoir judiciaire royal qui codifie même la torture sous laquelle les Templiers ont dû avouer ce que l’on voulait qu’ils avouent : leur richesse, leurs relations pacifiques avec les musulmans, une règle secrète… Ces aveux ont permis de discréditer en France l’ordre des Templiers, au contraire d’autres pays comme le Portugal. La cause profonde de cette élimination en France est la volonté de Philippe le Bel d’accroître son autorité, d’unifier davantage le royaume en affai- blissant l’Église chrétienne, soumise au pape et donc par trop universaliste. Mais, aussitôt, l’Église compense cette perte en développant les universités et leur enseignement fondé sur le christianisme.

11 DÉCEMBRE : La vie dans un village du Laonnois occupé pendant la Première Guerre. Le journal d’Alexis Dessaint, habitant de Chaillevois, conférence de Monsieur Éric Thierry.

En 2001, 83 ans après la fin de la Première Guerre, Monsieur Deprez, maire de Chaillevois, retrouvait le journal tenu par son grand-oncle, Alexis Dessaint, pendant cette longue guerre. Ce journal est un petit carnet noir dont la couverture cartonnée a été gondolée et des pages moisies par l’humidité. Mais c’est un ravis- sement pour l’historien. Éric Thierry, a dépouillé les notes prises par Alexis Dessaint dans Chaillevois occupé de 1914 à 1917. Alexis Dessaint, né le 24 juin 1834 à Chailvet d’un père maçon, fervent catho- lique, séminariste, professeur de lettres à l’Institut Saint-Charles à Chauny, a pris sa retraite à Paris. Fin juillet 1914, à 75 ans, veuf, sans enfant, il se trouve chez une amie à Mennecy près d’Évry. La guerre déclarée, il décide d’aller à Paris embrasser le petit-fils de cette amie, partant pour Épinal. De Paris, Alexis Dessaint se rend chez son beau-frère, Ernest Oppilliart à Chaillevois : il espère échapper aux privations d’un siège qui serait aussi dur que celui de 1870-1871 et manger du bon pain ! Mais il subit l’occupation. Après avoir assisté à une mobilisation faite dans la bonne humeur, il ressent une atmosphère plus tendue, lourde, lors de la défaite de Charleroi (23 août) et du passage des premiers trains de blessés et du convoi inter- minable de réfugiés venant de Belgique ou du nord de la France. Des habitants de Chaillevois prennent aussi le chemin de l’exode. Les Allemands atteignent le village le 2 septembre. Le canon tonne à partir du 13, après la bataille de la Marne 240240 et le repli allemand sur le Chemin des Dames. Les occupants sont nerveux, exécu- tent facilement des civils, tels Henri Thillois et les Dhuez, père et fils, qui durent creuser leurs tombes. Ils saisissent des provisions, du linge chez certains habitants (chez Madame Hermant, Eugène Thiévard). La vie est rapidement difficile, puisque dès mars 1915, le pain manque et le ravitaillement du village est assuré par le Comité de secours à la Belgique. Bientôt les Allemands abattent des noyers pour faire des crosses de fusil, réquisitionnent le cuivre dans les maisons, les cordes et ficelles, les cloches de l’église. Les hommes valides sont déportés ou contraints aux travaux forcés (entretien des routes, travaux des champs…). Les habitants qui restent doivent loger les soldats allemands et payer un sauf-conduit pour aller dans les villages voisins. En mars 1917, les Allemands, en prévision de l’offensive Nivelle au Chemin des Dames, ordonne l’évacuation de la population du sud Laonnois : direction Laon, Liart, Charleville, Namur, Gembloux où 1 300 réfugiés sont rassemblés jusqu’au 5 juillet. À cette date, ils rejoignent Évian par la Suisse, il mange bien enfin ! Puis Alexis Dessaint retrouve son appartement à Paris. 241241

SOCIÉTÉ ACADÉMIQUE DE SAINT-QUENTIN

fondée en 1825

Reconnue par ordonnance royale du 13 août 1831 en son Hôtel de Saint-Quentin 9, rue Villebois-Mareuil

Bureau de la société pour 2003

Présidente ...... Mme Arlette SART Vice-présidents ...... Mme Monique SEVERIN M. André TRIOU Secrétaire général ...... M. André VACHERAND Secrétaire adjointe ...... Mme Geneviève BOURDIER Archiviste ...... Mme Monique SEVERIN Bibliothécaire ...... Mme Arlette SART Trésorier ...... M. Jean-Paul ROUZE Conservateur du musée ...... M. Dominique MORION Conservateur adjoint ...... Mme Josiane POURRIER Membres de droit ...... M. Jean-René CAVEL M. Francis CREPIN M. Bernard DELAIRE Autres membres du Conseil d’Administration ...... M. Christian CHOAIN M. Thierry COMBLE Mme Annie ELSNER M. Jacques LANDOUZY M. Jacques LEROY M. Alain PECQUET M. Jean-Louis TETART

Activités de l’année 2002

JANVIER : Assemblée générale Présence romane à Saint-Quentin, conférence de Jean-Louis Tétart. L’art roman est peu présent dans notre ville. L’histoire mouvementée de notre cité n’a laissé que peu de monuments de cette période. La tour-porche de la collégiale est l’élément le plus visible de cet art. On peut estimer au troisième tiers du XIIe siècle sa construction. André Fiette écrit de ce monument : « La tour-porche semble s’apparenter aux Westwerke des églises 242 ottoniennes. Lors de son édification, elle dénotait vraisemblablement un attache- ment archaïque aux pratiques conservatrices d’un pèlerinage codifié à l’époque carolingienne. Adaptée à la liturgie pascale, elle aurait proposé les trois niveaux d’un symbolisme vertical : la mort au niveau du sol, la promesse de résurrection à l’étage où se serait célébré le mystère pascal, l’éternité promise à l’étage supé- rieur, demeure paradisiaque des anges ». À l’étage, une chapelle dédiée à l’ar- change Michel, chef des légions célestes, complète cette ressemblance avec les Westwerke ottoniennes. Autre monument roman, le portail de l’ancienne église de Douchy. Maintenant dans le parc des Champs-Élysées, ce portail fut heureusement conservé par la Société académique. D’abord installé dans les jardins de l’abbaye de Fervaques, il fut à la démolition de celle-ci transféré dans ce parc public. Le temps ayant fait son œuvre, les feuillages qui ornent ce portail sont maintenant peu visibles et la cuve baptismale installée tout près a beaucoup souffert. Il n’en est pas de même des fonts baptismaux de l’église de Vermand. Incluse dans cet inventaire parce qu’elle fut saint-quentinoise pendant les quelques mois de l’après première guerre mondiale où il fallut reconstruire l’église de ce village. De la première moitié du XIIe siècle, ces fonts en pierre bleue sont très probable- ment l’œuvre d’un atelier de la région de Tournai. Ils furent installés dans l’église abbatiale de Vermand probablement en 1144, à l’initiative de l’abbé Iribert. Une frise sculptée entoure la cuve baptismale. Oiseaux affrontés, monstres ailés, lions ailés à face de loup ou de félin, Hommes s’affrontant avec un bâton sont repré- sentés pour rappeler que les hommes deviennent vite la proie du démon et que leur discorde est la conséquence de la faute originelle. Les colonnes de ces fonts reposent sur un socle décoré d’animaux fantastiques. Enfin, le manuscrit dit de l’Authentique raconte, à l’aide des vues de ses riches planches, la vie de Quintinus. Du début du XIIe siècle, ce manuscrit, offert par un certain Raimbertus, regroupe plusieurs textes. Ce sont ces cinquante premières pages qui racontent en détail la martyre du saint et sont illustrées de peintures à la gouache dont le style s’inspire de l’art carolingien. Les pages 16, 29, 30, 32 et 42 représentant respectivement la flagellation, le supplice des poulies, le supplice des râteaux, Quentin soumis au feu, Quentin transpercé sont particulièrement édifiantes. Longtemps conservé dans la collégiale et lu à l’occasion de différen- tes cérémonies liturgiques, le manuscrit est aujourd’hui conservé à la biblio- thèque municipale de Saint-Quentin.

22 FÉVRIER : Petite histoire du carillon de Saint-Quentin et de son maître Gustave Cantelon. 1924-1930, par Francis Crépin En plus de ses autres activités, Francis Crépin est depuis quelques années carillonneur officiel de la ville de Saint-Quentin. Il fut l’élève de Ranfaing le précédent carillonneur qui avait lui-même succédé à Gustave Cantelon, carillon- neur pendant cinquante ans de 1880 à sa mort en 1930. Il possède un document personnel exceptionnel de Gustave Cantelon : un cahier grand format, manuscrit, comportant toutes les notes de Cantelon, qui, jour après 243 jour inscrivait son travail, notait tous les morceaux interprétés les jours ordinaires mais aussi les programmes particuliers exécutés pour les cérémonies, fêtes et célébrations. Il y ajoutait commentaires et aussi de savoureuses et souvent malicieuses notes. C’est ce document qui couvre les années 1924 à 1930 que Francis Crépin nous détaille, y ajoutant les commentaires de qui connaît bien la musique, les morceaux dont il est question, l’œuvre de Cantelon mais également l’instrument, si particulier à pratiquer qu’est notre carillon. Il est à noter que Francis Crépin ravit nombre de saint-quentinois en donnant un concert de carillon chaque mois avec un programme au thème toujours différent.

15-17 MARS : Participation à l’exposition Art, nature et traditions à l’espace Saint- Jacques sur le thème de la Pierre et l’eau Sortie de nos trésors et archives de nombreuses pièces en rapport avec le thème, avec panneaux explicatifs et photos couleur de grand format.

29 MARS : La grande Famille des Hugues, par André Vacherand En présence de Madame Robert-Hugues, membre de la Société Académique. On peut commencer l’histoire de la famille Hugues avec François, le notaire, né en 1779 à Moÿ. Maire du village pendant vingt ans, il a deux fils. Un de ses fils, Frédéric, né en 1817, épouse une demoiselle Cauvin et prend le nom de Hugues- Cauvin. Avocat au barreau de Saint-Quentin, il crée un établissement industriel : avec 770 métiers à tisser, son usine est la première dans la ville. Il est le fonda- teur de l’industrie cotonnière mécanique de la région. Il est aidé dans sa gestion par ses fils. Emile, l’aîné, né en 1844, en assure le succès. Président de la Société industrielle créée par son père, il développe l’enseignement technique. Son fils Louis hérite d’un cousin, fortune, manoir et château à Chiry-Ourscamp. François, le deuxième, né en 1848, gère avec son père et ses frères, deux usines, qui fabriquent mousselines, piqué, puis guipure. Devenu maire de Saint-Quentin de 1884 à 1896, il est député de 1893 à sa mort en 1907. Il construit le palais de Fervaques, les halles et la caserne, crée un collège de filles, refait la grand place, les rues, les trottoirs et embellit la ville jusqu’aux faubourgs. Frédéric, dernier des fils de Hugues-Cauvin habite le château de Fayet. Après avoir dirigé avec son frère Émile, l’usine de la chaussée romaine, il succède à son père. Écologiste et poète, il fait un jour un si long discours à l’assemblée pour la défense des oiseaux, qu’il a été surnommé, à la Chambre et dans la ville « le député aux oiseaux ». Louise Hugues, née en 1858, est la veuve de François. Présidente des Femmes de France, elle se dévoue sans compter dès l’invasion de 1914, installe une ambu- lance et un service hospitalier dans l’école Thellier Desjardins où elle soigne indifféremment Français et Allemands. Au retour de l’exode elle organise des repas populaires (600 sont servis chaque jour) et aide les réfugiés à leur retour. Pour le monument de 1557, François sert de modèle à Theunissen pour le coura- 244 geux mayeur Varlet de Gibercourt et Louise, pour Catherine Lallier, l’épouse du mayeur, soignant les blessés sur les remparts.

26 AVRIL : Nicolas-François de Blondel, ingénieur et architecte du Roi, né à Ribe- mont par Pierre Beirnaert Pierre Beirnaert à fondé à Ribemont l’association Condorcet dont le siège est dans la maison natale du Révolutionnaire. Il défend ce jour la mémoire d’un autre enfant du pays Blondel Nicolas-François, est né, en 1618 à Ribemont dans l’Hôtel du Gouverneur, situé à l’emplacement de l’actuel hôtel de ville. Fils de Guillaume Blondel, avocat et plusieurs fois maïeur de Ribemont. Son père veille à sa solide instruction. Outre le latin et le grec il apprend l’italien, l’espagnol, le portugais et l’allemand. A 17 ans, il entre comme cadet dans l’infanterie et participe à la guerre de 30 ans où il est blessé. Utilisant sa connaissance de l’espagnol pour interroger les prison- niers, il est signalé à Richelieu qui le fait venir à Paris. Après les succès des missions souvent secrètes qui lui sont confiées, il est admis dans le corps des ingénieurs ordinaires du Roi. Il est nommé par Richelieu sous-lieutenant de « La cardinale » ce qui le conduit à une série d’exploits maritimes. Pour Mazarin, successeur de Richelieu, il guerroie en Italie. A partir de 1651, nommé inspecteur des places maritimes, il montre ses compétences d’ingénieur. Le comte de Brienne lui confie son fils pour un long voyage éducatif qui dure trois ans qui va de l’Allemagne à l’Italie en passant par la Suède et la Laponie. Chargé de l’enseignement des mathématiques et de l’art des fortifications, il n’en continue pas moins ses voyages, des pays nordiques à Constantinople. Colbert succède à Mazarin et Blondel dirige alors les travaux de renforcement de fortifications de nombreux ports ainsi que la construction du nouveau port de Rochefort. Le ministre envoie alors Blondel aux Antilles ou il procède au renfor- cement des défenses des îles françaises. En 1666, Colbert créée l’Académie des Sciences, Blondel y entre en 1669 avec le titre de géomètre. Il y fait de nombreuses communications sur les sujets les plus divers. La même année, Colbert décide d’ériger un arc de triomphe en mémoire des victoires royales. Voilà donc Blondel, architecte, qui transforme et embellit à Paris plusieurs portes disparues aujourd’hui et réalise ce qui était à l’époque la plus grande porte jamais construite (seul l’Arc de Triomphe la supplantera) la porte Saint-Denis que l’on peut encore admirer de nos jours. En 1671, Colbert crée une Académie royale d’architecture dont Blondel est le premier directeur. Colbert lui confie alors son fils pour un voyage en Italie destiné à lui donner le goût des beaux-arts. Puis Blondel est nommé professeur de mathématiques du Grand Dauphin, fils de Louis XIV âgé alors de quatorze ans. Ensuite on lui confie la construction de la nouvelle porte Saint-Martin puis la reconstruction de la porte Saint-Louis. Devenu Contrôleur général des travaux de Paris il trace les grands boulevards appelés alors « le nouveau cours ». Comme architecte il collabore soit par les 245 plans soit par ses conseils à de nombreuses constructions notamment à Laon pour plusieurs églises : Saint-Martin, Saint-Jean, Saint-Vincent, Saint-Rémy, divers couvents, l’hôpital général, la citadelle, les fortifications. Il dessine aussi la façade de l’Arsenal royal de Berlin. Il possédait notamment des immeubles, de nombreuses oeuvres d’art, des collec- tions d’armes, de camées, des livres rares que son épouse et son fils dilapideront rapidement après sa mort en 1686 à l’age de 68 ans.

31 MAI : Hansi, dessinateur et patriote alsacien, par André Triou avec projections commentées Après l’annexion de l’Alsace-Lorraine en 1871, nos « provinces perdues », Bismarck a pratiqué à leur égard une politique d’assimilation qui a duré 20 ans pendant lesquels l’Alsace a subi une contrainte politique et culturelle continue. Le règne de Guillaume II a été marqué par une tendance à l’autonomie. L’opinion alsacienne a été sensible à cette évolution. Au début du XXe siècle, marqué par le pangermanisme, on constate une agitation nouvelle de ceux qui réclamaient le retour de l’Alsace à la France. Parmi eux il y a le dessinateur Hansi. Jean-Jacques Waltz né en 1873 à Colmar d’un père, autodidacte et passionné d’histoire régionale, qui était aussi directeur de la bibliothèque et du musée. Après des études médiocres, sauf en dessin, il gagne sa vie comme dessinateur pour les impressions sur étoffe. Il devient un peintre de renom et un dessinateur engagé. Dans ses dessins, il s’attaque directement à la présence allemande en Alsace, à ses agents, les gendarmes, les instituteurs, les touristes. Il présente les Allemands comme des barbares aux idées courtes, bornés, brutaux, pédants et ridicules. Les Alsaciens apparaissent patients mais non résignés, fidèles à leurs traditions, leur religion, leur folklore et attendant le jour de leur libération. Le tout servi par des dessins fins et expressifs et des textes au vitriol, sans nuances. Il collectionne procès et amendes. Ses ouvrages ont connu un immense succès ; entre autres, Histoire d’Alsace, Mon village, puis en 1919 l’Alsace heureuse. Hansi devenu conservateur du musée de Colmar, se consacrera à la peinture sous tous ses aspects : esquisses touristiques, gravures, enseignes, publicités, etc. toujours au service de sa petite patrie. Il est mort en 1951.

7 JUIN : Le picard, une langue à fables, par Jean-Pierre Semblat Séance publique organisée en partenariat avec l’Agence régionale du Patrimoine de la Langue et de la Culture de Picardie Le picard est une langue, ni un patois, ni un parler, ni un dialecte. Affable, parce que le picard est, jusqu’à un certain point, d’un naturel arrangeant ; à fable(s) parce que le picard, à l’instar des autres cultures régionales, aime parler par rébus, devinettes, dictons, charades et autres morales, donc par fables. Tout d’abord il évoque les fabliaux, mot et genre littéraire de la Picardie linguistique 246 du Moyen Âge Puis Jean-Pierre Semblat en vient à La Fontaine, écrivain de Picardie, mais aussi écrivain picard et un peu en picard, à preuve : mots, tournu- res, construction en rendent aisée la traduction. La fable a toujours été la base de traduction privilégiée pour les Picards qui s’es- saient à l’écriture. Une occasion de citer d’autres « fabulistes » picards : Rabouille, Denisse, Patrick Richard, Braillon... puis les conteurs comme Georges Gry ainsi que les travaux de René Debrie sur le parler du Vermandois. A l’exem- ple de son propre parcours, il dit l’importance de la fable dans le quotidien cultu- rel d’un conteur picard. Diseux, conteux, Jean-Pierre Semblat et aussi théatreux, une sorte d’homme orchestre sans autre instrument que lui-même, sa voix modulable à l’envi de la douceur au cri il émaille son propos d’exemples. Avec lui le picard a du goût, de la couleur, de la tonicité, un vrai spectacle, qui réhabilite et nous réconcilie une fois encore avec ce « mal parler » que l’on nous interdisait parfois jadis.

27 ÂOUT : Le chemin des trois fontaines, sortie préparée par Dominique Morion Maintenant perdues dans la végétation au détour d’un vieux chemin et parfois bien délaissées, les fontaines étaient nombreuses autrefois dans la région. Les érudits du XIXe siècle : Coliette, Gomart, Charles Poette, s’y sont beaucoup inté- ressés. Parmi celles qui subsistent, Dominique Morion en a choisi trois, accessibles : la fontaine Saint-Amand de Neuville-Saint-Amand, « dont on sait peu de choses » (Gomart), la fontaine Sainte-Camione de Mesnil-Saint-Laurent, doublée d’une chapelle où l’on amenait autrefois, pour les guérir, les jeunes enfants atteints de langueur, la fontaine de la Vierge de Sissy vouée au culte marial, encore présent aujourd’hui. Une voyette y mène, elle est ornée d’une petite construction rustique comportant une niche avec la statue de la vierge, l’eau claire y coule en abon- dance et s’écoule par le canal d’un lavoir à charpente de bois ouvragée. La prome- nade se termine dans l’église de Sissy où, dans la chapelle des endormis on peut admirer une remarquable mise au tombeau connue sous le nom de « Groupe des Dormants de Sissy » dont Christine Debrie a fait une étude brillante dans le tome XXVII des Mémoires de la Fédération.

21-22 SEPTEMBRE : Participation aux journées du patrimoine. Visite guidée de notre musée archéologique, exposition de documents anciens sur l’histoire de notre ville Projections avec commentaires de Monique Séverin. Notre fleuve : la Somme dans l’Aisne La légende de Saint Quentin, d’après les bas reliefs de la basilique

27 SEPTEMBRE : Romain Tricoteaux, le maire de la reconstruction, par Monique Séverin. Ceci est une partie de l’important travail de l’auteur sur les maires de Saint-Quen- tin, de la Révolution à 1939. 247

Romain Tricoteaux est élu maire en 1919 et le reste jusqu’à sa mort en 1933, il est élu député depuis 1928. En charge en 1919 d’une ville dévastée à 80 %, la tâche est immense : reconstruire ou remettre en état l’hôtel de ville, la basilique, le théâtre, Fervaques, le musée, les écoles, l’hôtel-Dieu, les églises, les halles ; renouveler la voirie ; construire le pont du canal, le passage supérieur, les hospi- ces, la maternité, l’école de plein air, la cité Billon, les habitations ouvrières, le conservatoire, la bourse de commerce, la criée, les bains-douches, la plage, les stades, le monument aux morts ; créer de nouvelles écoles, des crèches, des servi- ces sociaux, grâce à l’aide puissante de la ville de Lyon. La mairie est agrandie des deux cotés par l’architecte Guindez, le carillon est remplacé grâce au dynamisme de Gustave Cantelon. Prévost repeint le plafond du théâtre, la basilique est déblayée en 1919. Son environnement est profondément remanié, il en est de même pour le quartier de la gare. On crée la plage, le monu- ment aux morts, le passage supérieur. La Somme est recouverte pour construire la gare, la bourse de commerce est installée dans l’église Saint-Jacques, l’hospice Cordier est reconstruit en 1928, les bains-douches sont installés place Campion. 1929 voit l’inauguration de l’école de musique, fleuron de l’Art déco construit par Charavel avec le legs Cailleret. Réélu maire en 1924, élu député en 1928 il présente en 1929 son bilan : 33 maisons Billon, 800 logements « loi Loucheur », 1 000 chômeurs secourus, 1 500 membres des jardins ouvriers, les écoles et les lycées tous reconstruits, 92 rues nouvelles, hôtel de ville, bains-douches et plage s’achèvent. Réélu, il poursuit son action : le monument de 1557 est replacé en 1932, le nouveau musée Antoine Lécuyer est inauguré, le kiosque à musique est construit. Le 31 août 1933, Romain Tricoteaux s’éteint dans sa maison du 12, rue du Wé.

OCTOBRE : Ils ont bâti les pyramides, par Joseph Davidovits Séance publique à l’INSSET dans le cadre de la Semaine de la science. Joseph Davidovits, docteur ès sciences, spécialiste des géopolymères et membre de l’association des égyptologues, faisait déjà voilà 30 ans la une du Parisien avec sa thèse audacieuse sur la construction des pyramides, qui a, dans les milieux scientifiques internationaux, des convaincus mais aussi de nombreux détracteurs. Avec pour supports la géologie, l’histoire et la connaissance des langues anciennes il maintient que les pierres des pyramides n’ont pas été transportées, hissées, comme de nombreux spécialistes ont tenté de nous le démontrer de toutes sortes de façons, mais fabriquées sur place avec apport par les hommes des seuls matériaux néces- saires à leur fabrication, en coffrage, sur le site. Démontrant, arguments à l’appui, pourquoi sa thèse ne peut être que la bonne, il déchiffre, avec nous, des inscriptions qui expliquent avec vraisemblance le procédé qu’il a reconstitué en vraie grandeur. A Saint-Quentin même, dans l’enceinte de sa société et avec tout le sérieux requis pour une démonstration scientifique, matériaux spécifiques, dosages précis, ordre des interventions, une réalisation a été mise en oeuvre, il y a peu, en présence de la presse nationale et scientifique alors que son livre Ils ont bâti les pyramides sort en librairie. 248

OCTOBRE : Réception d’un ensemble de descendants de la famille Crommelin C’est grâce aux contacts de Maryse Trannois, membre de la Société académique, passionnée d’histoire locale et grande utilisatrice d’Internet, qu’a pu avoir lieu cette grande première : organiser la visite à Saint-Quentin, où ils sont restés deux jours, de membres de la famille Crommelin en provenance de France, des Pays Bas, de Grande Bretagne et aussi des États-Unis. Pilotés par la Société académique ils sont reçus à la mairie, puis à la bibliothèque municipale, au temple, puis guidés sur les traces de leur famille Crommelin qui sont encore nombreuses à Saint-Quentin : à la basilique, à l’espace Saint-Jacques, aux archives et à la Société académique où un dossier contenant copies de docu- ments et photos leur a été remis accompagné de documentation sur la ville et sa région. Ils sont repartis ravis et leurs rapports amicaux avec Maryse Trannois se poursui- vent.

22 NOVEMBRE : De l’opportunité d’ouvrir à Saint-Quentin un Institut universitaire tous âges Séance publique à l’INSSET. Conférence-débat animée par André Lebrun, professeur et ancien directeur de l’INSSET maintenant délégué à l’éducation permanente de l’université de Picardie-Jules-Verne. Amiens possède depuis plusieurs années un IUTA qui a plus de mille deux cents inscrits, Beauvais en a ouvert un il y a quelques années dont le succès va gran- dissant, dernière en date, l’antenne de Laon a été créée en 2001. Pourquoi pas Saint-Quentin ? C’est la question posée aujourd’hui. Mais qu’est-ce qu’un IUTA : Institut universitaire tous âges ? Il peut accueillir des jeunes ou moins jeunes, en attente d’un emploi ou souhaitant entretenir leurs acquis, des adultes de toutes professions, des inactifs, des retraités. Après une vraie inscription à l’université, payante, en auditeur libre, pour des conférences régulières par des universitaires, des ateliers en petits groupes, des activités complémentaires avec l’association de soutien, conférences, sorties, visites etc. Gérée par une équipe de bénévoles, avec le soutien logistique de l’université de Picardie cette structure a des avantages importants On peut y suggérer des thèmes pour les conférences ultérieures, apprendre ce que l’on veut dans un atelier piloté par un spécialiste du sujet et créé à la demande, pour autant que le nombre d’ins- crits soit suffisant pour en justifier l’ouverture et qu’il ait l’aval de la faculté, garante de la qualité des enseignements. Pour un certain nombres de personnes intéressées, d’autres réunions sont programmées qui aboutirons peut-être ultérieurement à l’ouverture de l’antenne saint-quentinoise de l’IUTA.

13 DÉCEMBRE : Ombres et lumières dans l’histoire de notre ville, par André Triou Séance publique avec projections à la CCIA. Sa parfaite connaissance de l’histoire de notre ville, permet à André Triou cette 249 chose extravagante en apparence : brosser en une séance deux mille ans d’histoire de notre ville avec plans à l’appui. Découpée en plusieurs cycles qui, vus à cette échelle, oscillent entre dépression et reprise l’histoire de notre ville est éclairée par ce recul. André Triou insiste sur la situation du lieu, qui a joué et joue encore un rôle essen- tiel dans son destin. Dès sa fondation par les Romains au sud du seuil du Verman- dois, elle est une étape sur la voie classique du commerce, mais aussi des invasions. Elle fait aussi partie de la frontière qui associe les villes de la Somme à la défense du royaume, du Moyen Âge à Louis XIV. Ceci posé, nous progressons dans le temps avec notre guide : depuis le quadrillage des rues encore perceptible semble-t-il, et seul témoignage des temps les plus reculés. Nous voici au XIe siècle. La bourgeoisie saint-quentinoise fonde sa commune en 1080 avec l’accord de son seigneur et obtient une charte. Le roi Philippe-Auguste devient seigneur en 1214. Cette année-là les milices communales combattent à Bouvines L’alliance de la ville et du roi est conclue pour 600 ans. La plus au sud des villes drapantes du nord bénéficie du commerce qui relie la Champagne à la Flandre et l’Angleterre. La foire de la Saint-Denis témoigne de son essor économique. Les celliers regorgent de marchandises. La population compte plus de 12 000 âmes. Au-delà des remparts se développent les grands domaines agricoles, comme celui de Fervaques. Une période de prospérité qui permet la construction de la collégiale, immense église vouée au pèlerinage de Saint-Quentin. Cette période dure plus de 200 ans. Après la Guerre de cent ans et la fin des chevauchées anglaises, la route de Champagne et celle des Flandres ouvrent à nouveau sur le grand commerce. La ville reprend son essor avec la production de toiles de lin. L’hôtel de ville est construit en style flamboyant, les travaux de la collégiale se terminent. Lorsque les troupes du roi d’Espagne pillent la ville en 1557, on peut estimer leur butin à plus de deux tonnes d’or, preuve de la richesse des négociants Puis, de 1715 à 1789, c’est l’âge d’or de la mulquinerie. Les protestants y jouent un rôle prépondérant. Saint-Quentin dispose du marché des étoffes fines pour la mode et la cour, exportées partout en Europe et jusqu’en Amérique espagnole. La bourgeoisie marchande dispose de privilèges judiciaires et fiscaux. Elle domine la société urbaine de l’époque des lumières: des plaisirs, des artistes, des sociétés de musique. Son maîeur est chef militaire et porte l’épée et la croix. On construit à grands frais le théâtre en 1774. L’Église, qui dispose de richesses, maisons, terres et rentes, est présente partout. Le quartier de la collégiale, les treize paroisses, les couvents, les maisons de refuge, elle exerce l’assistance et l’enseignement. La vie de chacun est rythmée par le son des cloches. De 1815 à 1914, la ville connaît un essor industriel sans précédent. Très vite les cheminée des usines, installées dans les bâtiments des couvents, remplacent les clochers des églises, le canal achemine le charbon du Nord et le chemin de fer relie notre ville à la capitale en 1850. Le coton supplante le lin, le textile occupe les trois quarts de la main d’œuvre. La ville bourgeoise est de plus en plus 250 ouvrière et marquée après 1900 par des conflits sociaux. Le commerce et les banques se développent en centre ville. La population passe de 10 000 habitants en 1 800 à 55 000 en 1914. La guerre de 70 n’a pas laissé de traces durables. Le XIXe est un siècle de paix, rompue brutalement par le drame de la Grande Guerre. Il faut une génération pour la reconstruction qui a suit la guerre de 1914. Saint- Quentin évacuée totalement en 1917, détruite en 1917-1918, est noyée sous les décombres. La basilique éventrée est déblayée en 1919, les usines détruites sont refaites et rénovées en 1920 et 1921. Les maisons sont remises dans leur état antérieur ou reconstruites avec matériaux nouveaux et dans le style Art Déco. L’État, la solli- citude de ses dirigeants, la rénovation de l’industrie, les travaux et la peine de la population, une sorte de patriotisme de la misère ont permis cette résurrection. Aujourd’hui, nouvelle donne : aucun conflit depuis 50 ans, dans l’Europe avec la suppression des frontières et de leur poids historique, les nouvelles relations et communications, Saint-Quentin est une ville moyenne au cœur des mutations économiques, et au carrefour de deux autoroutes l’A 29 et l’A 26 qui a repris le tracé de la desserte nord-sud choisie dès l’Antiquité. 251251

SOCIÉTÉ ARCHÉOLOGIQUE HISTORIQUE & SCIENTIFIQUE DE SOISSONS

Bureau élu pour l’année 2003

Président ...... M. Denis ROLLAND Vice-présidents ...... M. Robert ATTAL M. Maurice PERDEREAU M. René VERQUIN Trésorière ...... Mme Madeleine DAMAS Trésorier-adjoint ...... M. Lucien LEVIEL Secrétaire ...... M. Georges CALAIS Bibliothécaire ...... M. Pierre MEYSSIREL Archiviste ...... M. Maurice PERDEREAU Membres ...... Mme Jeanne DUFOUR Mme Jeannine VERCOLLIER

Activités de l’année 2002

Communications

20 JANVIER : assemblée générale annuelle suivie d’une biographie d’Agnès Sorel présentée par notre sociétaire M. Louis Patois. Dans l’analyse du parcours de la fille de Jean Soreau et de Catherine de Maignelais, le conférencier fit essentielle- ment ressortir la conséquence la plus remarquable de la présence d’Agnès auprès du roi, c’est-à-dire la transformation de la personnalité et du comportement de Charles VII ; elle lui a donné confiance en lui, l’a rendu courageux et lui a montré qu’il était capable d’exercer son métier de roi. La favorite sut amener le roi à faire ce qu’il n’avait pas la volonté de faire ; c’est peut-être là le secret du pouvoir des femmes sur les hommes de pouvoir.

17 FÉVRIER : projection, commentée par M. Denis Rolland, des dessins inédits de M. Bernard Ancien qui, pendant près de 50 ans, fut membre de notre Société, puis secrétaire et enfin président de 1962 à sa mort en 1987. L’assistance connaissait les talents de dessinateur de notre ancien président mais en ignorait la qualité et la variété tant dans les premières copies à la plume de dessins anciens que dans les illustrations de ses carnets de voyages, des dessins humoristiques réalisés à l’occasion d’une fête, d’une cérémonie ou d’un programme précis. Ces derniers étaient alors plus élaborés car destinés à être vus par un public nombreux. Ils étaient dessinés à la plume et souvent en couleur ; il s’agissait de véritables scènes historiques et de compositions très artistiques. 252252

17 MARS : conférence de M. Alloune Lahlou, sur « les Vergnol, père et fils », qui ont animé un commerce de photographie à Soissons de 1881 à 1967. Durant ces 86 années d’activité, les Vergnol ont laissé un fonds de photographies très impor- tant (environ 4 000 clichés) dont les reproductions sont régulièrement employées quand il s’agit d’évoquer l’histoire de la ville et de ses environs, particulièrement autour de la première guerre mondiale. En effet, la mention « Vergnol » apparaît régulièrement sur les légendes des cartes postales du Soissonnais du début du XXe siècle ; ils sont associés à l’entité géographique que sont Soissons et le Sois- sonnais.

21 AVRIL : conférence de M. Pierre-Henri Giscard sur les fouilles archéologiques de la nécropole de Gol mod en Mongolie menées pendant six ans par la mission française. Cette mission, installée en étroite collaboration avec ses homologues mongols, vient de mettre au jour les vestiges de nombreuses sépultures datant des alentours de notre ère. Ce chantier gigantesque a nécessité une infrastructure importante du fait de son éloignement géographique mais l’ensemble archéolo- gique exhumé sur le site, vaste nécropole réservée aux souverains Xiongnu, va permettre de mieux connaître cet empire nomade qui fit trembler la Chine au début de notre ère et lever le voile sur l’une des plus mystérieuses civilisations d’Asie centrale.

6 OCTOBRE : conférence de Mme Annette Becker, sur les soldats de la guerre 14-18, leurs faits d’armes et leurs souffrances.

17 NOVEMBRE : évocation de la vie de Marie-Antoinette par Mme Michèle Lorin, membre fondateur de l’association éponyme. Ses propos illustrés par des diapo- sitives ont été entrecoupés d’interprétations musicales assurées par Mme Cécile Coutin, soprano, et Annick Périllon, pianiste. Maîtrisant parfaitement l’histoire de Marie-Antoinette, Michèle Lorin a su en condenser les principales étapes et faits marquants, ce qui n’était pas une tâche aisée s’agissant de rappeler une destinée sur laquelle il a coulé tant d’encre. Au programme musical étaient des chants composés autour ou par une reine dont on oublie souvent qu’elle était musi- cienne. Tandis que s’élevaient une dernière fois les notes de cette conférence- concert, les conférencières se sont plues à terminer l’évocation de la reine en rappelant le souvenir de la femme qui, lors de son procès à l’annonce du verdict, laissa courir ses doigts sur l’accoudoir de son siège comme sur les touches d’un piano.

13 DÉCEMBRE : conférence-dîner au cours de laquelle M. Christian Corvisier a expliqué et montré par des diapositives tous les aspects de l’architecture médiévale que l’on découvre encore sur l’île de Chypre. Le contexte historique local de l’époque n’était pas absent, depuis la conquête de l’île par Richard Cœur de Lion en 1191 lors de la deuxième croisade, sa remise du trône de Chypre à Guy de Lusignan dont la famille, d’origine poitevine, régna sur l’île jusqu’en 1489. 253253

Sorties

12 MAI : déplacement à Braine pour différentes visites : 1) l’église Saint-Yved qui, bien que mutilée, reste un témoignage original de l’architecture gothique de la fin du XIIe siècle, 2) la maison à colombages édifiée au XVe siècle dont l’em- placement devant la place des halles de l’époque laisse penser qu’elle fut auberge et relais de poste, 3) la maison de retraite, ancien prieuré des bénédictines vendu à l’encan en 1793 qui abrita successivement les sociétés révolutionnaires, la gendarmerie et un haras national sous l’Empire, 4) les ruines du château de la Folie édifié au XIIIe siècle par Pierre de Dreux.

9 JUIN : journée pique-nique en forêt de Retz pour voir, à Haramont, l’ancienne abbaye de Longpré datant du XIIe siècle, le château des trois fossés et l’église, puis, à Bourfontaine, la chartreuse du XIVe siècle transformée en ferme après la Révolution.

26 OCTOBRE : avec la Société historique moderne et contemporaine de Compiè- gne, visite du musée des collections historiques de la Préfecture de police de Paris, depuis l’Ancien régime jusqu’à nos jours, et du musée de la Conciergerie.

Divers

Collaboration à la publication des Mémoires 2002 de la Fédération des Sociétés d’histoire de l’Aisne par la remise de deux textes, l’un de M. Denis Rolland sur « la construction et la reconstruction de l’église d’Ambleny » ; le second, de M. Julien Sapori, pour une biographie de « Nicolas-Marie Quinette, révolutionnaire soissonnais devenu assez célèbre en des heures peu glorieuses ».

255255

SOCIÉTÉ ARCHÉOLOGIQUE ET HISTORIQUE DE VERVINS ET DE LA THIÉRACHE (reconnue d’utilité publique)

Bureau de la Société en 2002

Président ...... M. Frédéric STÉVENOT Vice-présidents ...... M. Alain BRUNET M. Pierre LAMBERT Mme Claudine VIDAL Secrétaire administrative ...... Mme Jacqueline VASSEUR Secrétaire archiviste ...... M. Marc LE PAPE Trésorier ...... M. Bernard CHOQUET Administrateurs ...... M. Guy DELABRE M. Yves DREUX Mme Jeannine HOUDEZ M. Éric THIERRY M. Bernard VASSEUR Membres de droit ...... M. le député-maire et conseiller général de Vervins M. le sous-préfet de Vervins Commissaire aux comptes ...... M. Marc VANNÈS

Activités de la société en 2002

Conférences

2 MARS : Les châteaux de la Thiérache au Moyen Âge, par Bénédicte Doyen. Les travaux de Pierre Dausse, dès les années 1970, avaient commencé à défri- cher ce thème. La conférencière, archéologue, chargée de mission pour Thiéra- che Développement, qui travaille depuis 1998 sur l’occupation des sols, a fait part de ses recherches. Elle a différencié les mottes castrales et les maisons fortes et projeté des photographies prises en prospection aérienne (2000 et 2001). Elle a présenté une première synthèse permettant de replacer l’histoire des châteaux de Thiérache dans un contexte plus large et d’en déterminer les singularités.

27 AVRIL : La contrebande du sel dans le ressort du grenier à sel de Guise, 1746- 1789, par Sonia Maillet. La gabelle, l’impôt du sel généralisé au XIVe siècle, suscite bien des contestations au sein des populations du royaume de France durant tout l’Ancien Régime. 256256

L’étude des archives du grenier à sel de Guise, région de grande gabelle, faite par Sonia Maillet pour la période 1746-1789, montre qu’il n’y a pas de révoltes contre la gabelle. En effet, les populations détournent la loi d’une manière plus pacifique, par la contrebande. La proximité d’une région de franc salé, le Hainaut-Cambrésis, favorise cette activité qui ne représente pas seulement une opposition mais aussi une façon de vivre et un fait quotidien. Mais qui sont ces contrebandiers ? Et comment agissent-ils ? Au détour des chemins, des forêts et des villages, ils distribuent le sel pour le bonheur des uns et le malheur des autres. Car l’État, soucieux de préserver un impôt qui consti- tue un important revenu pour le royaume, met en place un système policier et judiciaire qui, au regard de l’abolition de la gabelle en 1790, ne semble pas si efficace.

28 SEPTEMBRE : Les fermes WOL dans l’Aisne (1940-1944), une tentative de colo- nisation agricole ?, par Guy Marival. À partir du mois de septembre 1940, l’occupant allemand met en place dans la zone interdite une organisation agricole connue sous le nom de WOL (Wirts- chaftsoberleitung : direction de l’agriculture). Principalement implantée dans les Ardennes où elle gère 110 000 hectares et où elle a fait l’objet de plusieurs études historiques, la WOL est aussi présente dans l’Aisne, où plus de 140 exploitations (représentant plus de 17 500 hectares), surtout dans le Laonnois et en Thiérache, passent sous contrôle allemand en 1940-1941.

16 NOVEMBRE : Sur un siècle, l’âge d’or des fonderies saint-michelloises asso- ciées aux noms : Nanquette, Rambour, Anceaux, Hourlier, Dupriet, par Bernard Vasseur.

Au début du XIXe siècle, de nombreuses petites fonderies existent en Thiérache. Sous forme d’articles destinés en particulier à l’équipement de l’habitat, d’arti- cles ménagers, les objets en fonte moulée sont omniprésents dans la vie courante. A Guise, à partir de 1846, déposant de multiples brevets pour protéger ses procédés de fabrication, Godin donne une dimension industrielle à cette activité, en particulier la production d’articles de fumisterie. A Saint-Michel, c’est l’époque où les Forges de Sougland développent également une activité de fonderie. Trois nouveaux sites industriels de fonderie vont alors successivement voir le jour. Avec Sougland, leur initiatrice, elles apporteront à la cité, sur plusieurs générations, une richesse, des traditions. Elles détermineront et impré- gneront le mode de vie et la mentalité d’un monde ouvrier fier de son savoir- faire, faisant valoir, dans la dure compétition industrielle, les qualités des hommes au travail. A partir de documents et de témoignages relevés sur place, Bernard Vasseur a proposé d’évoquer une chronique de ce monde industriel qui s’est éteint en 1961, pour les trois usines concernées, avec la fermeture de la Société Générale de Fonderie. 257257

Publications

Le livre de notre sociétaire Éric Thierry, Marc Lescarbot, un homme de plume au service de la Nouvelle-France, a reçu le prix Mgr Marcel de l’Académie française, prix destiné à couronner des ouvrages d’histoire culturelle, littéraire et artistique de la Renaissance.

Articles parus dans les Mémoires de la Fédération des sociétés d’histoire et d’ar- chéologie de l’Aisne, tome XLVII, 2002 : Sonia Maillet, « La contrebande du sel à Guise (1746-1789) » Grégory Longatte, « La Résistance et le pouvoir politique dans l’Aisne de l’après-Libération (1944-1945). L’échec politique de la Résistance : mythe ou réalité ? ».

259

SOCIÉTÉ HISTORIQUE RÉGIONALE DE VILLERS-COTTERETS

Bureau de la Société en 2003

Président ...... M. Alain ARNAUD Vice-président ...... M. Christian FRANQUELIN Secrétaire ...... M. Pierre-Rémi LIEFOOGHE Secrétaire adjointe ...... Mme Madeleine LEYSSENE Trésorier ...... M. Serge ODEN Trésorière adjointe ...... Mme Christiane TOUPET Membres du Conseil ...... M. Roger ALLEGRET, président d’honneur M. Maurice DELAVEAU M. Robert LEFEBURE M. Louis PATOIS M. Claude ROYER M. François VALADON

Activités de l’année 2002

Rappelons ici, en préambule, que cette année 2002 a vu de larges célébrations, à Villers-Cotterêts, en France et même dans le monde entier, autour du bicentenaire de la naissance d’Alexandre Dumas, l’une des gloires littéraires de l’Aisne. Évocations, commémorations, restauration du Musée Dumas, réjouissances populaires, rééditions, expositions, organisées par sa ville natale, ont manifesté publiquement la vitalité de cet auteur et l’attachement de ses innombrables lecteurs. Elles ont culminé le 30 novembre avec le transfert solennel de ses cendres au Panthéon, sur la décision personnelle du Président de la République. Aussi la Société historique régionale de Villers-Cotterêts s’est-elle naturellement et profondément investie dans cet anniversaire, bousculant quelque peu son calen- drier traditionnel d’activités, pour y faire place, en particulier, à une enquête départementale d’un nouveau genre, à un colloque littéraire de niveau national, ainsi qu’à une Journée de la Fédération entièrement tournée vers Dumas Père.

15 JANVIER : Irlande, côté jardins et parcs, par Roger Allégret. Quel meilleur remède à la morosité hivernale que de s’évader, par la photo, vers les prairies, pâturages et « lochs » de la verte Érin ? Le climat marin comme le savoir-faire ancestral des habitants y font éclore de superbes massifs fleuris, qui égaient de nombreux parcs de châteaux parfois sévères et des paysages proches de notre Bretagne. Photographe expérimenté, le conférencier sait capter tout à la fois l’angle, l’éclairage, la tache de couleur… et l’attention de ses auditeurs ! 260260

16 FÉVRIER : Assemblée générale. L’importance d’une assemblée générale annuelle tient certes au contenu des trois comptes-rendus (moral, activité et financier) que doivent présenter le président et le trésorier, mais aussi à l’attention du public et à son plaisir de se retrouver pour évoquer sujets, présentateurs et sorties de l’année écoulée. Il a fallu constater cette fois un tassement perceptible des adhésions ainsi qu’une difficulté à recru- ter un nouveau public, face aux mille sollicitations de la vie sociale d’aujourd’- hui. Un problème qui n’est d’ailleurs pas propre à notre Société. Un nouvel administrateur, Pierre-Rémi Liefooghe, a été élu lors du vote statutaire. En complément, le vice-président Alain Arnaud a invité l’assistance à revivre, par l’image, la riche journée vécue à Noyon en juin 2001, à l’invitation de notre consœur de la cité de saint Médard.

16 MARS : Le sauvetage de l’Hôtel-Dieu de Château-Thierry, par Michel Bergé et Micheline Rapine. L’ancien directeur de l’hôpital castel et la tenace chercheuse du « trésor » n’ont plus besoin d’être présentés. En un duo finement construit et mené tambour battant, ils ont entraîné tout leur auditoire à travers les greniers et les réserves de cette institution, en évoquant les tribulations et les succès de leur action, ainsi que la progressive mise en place du plus beau musée hospitalier et religieux de l’Aisne. A travers cet échange, c’est à la fois la puissance d’une passion et la densité d’un patrimoine ressuscité qui resteront dans le souvenir des membres présents !

20 AVRIL : La formation de la carte de France aux XVIIe et XVIIIe siècles, par Cécile Souchon. Aujourd’hui conservatrice à la section des Cartes et Plans aux Archives nationa- les, l’ancienne directrice des Archives départementales de l’Aisne réunit toutes les compétences géographiques et cartographiques pour parvenir à séduire un auditoire par des considérations techniques sur les échelles, les levés, les outils et les règlements d’une science rarement abordée. De la carte approximative du bon roi Henri aux brillantes représentations des ingénieurs de la couronne jusqu’à la Révolution, que de progrès, et aussi que d’aide aux campagnes militaires de Louis XIV et Louis XV ! Anecdote significative de l’importance politique de la tâche des cartographes du Roi-Soleil : lorsqu’ils présentèrent au monarque une France plus précise, mais aussi plus réduite en latitude, ils furent remerciés d’une apostrophe vexée : « Ces messieurs de l’Académie veulent donc me voler une partie de mes états ! ». La dynastie des Cassini et la création de l’Observatoire de Paris restent attachés à ces travaux de référence, que Mlle Souchon a également illustrés par des cartes du Valois et de toute la région.

25 MAI : Dumas et Hugo, amis et rivaux, par Alain Arnaud. Nés la même année (« Ce siècle avait deux ans… »), ces deux titans de notre litté- 261261 rature ont bien des points communs, par leurs pères tous deux généraux, par leur aura parisienne dans la jeune école romantique (Henri III et sa cour précède d’un an Hernani), par leurs romans-fleuve, par leur engagement en faveur de la Répu- blique et leur exil en Belgique, etc. Mais bien d’autres aspects biographiques les ont également séparés : une âpre rivalité aux yeux de leur public, un rejet de l’Académie française pour Dumas, une triste mort en exil pour lui, mais des obsèques nationales et triomphales pour Hugo… Dernier rapprochement, posthume et symbolique de leur fraternité littéraire, ils reposent désormais dans la même crypte du Panthéon pour l’éternité. Ainsi, la semaine même où la ville natale de Dumas Père inaugurait les manifes- tations de son bicentenaire, c’est par ce regard croisé et original qu’Alain Arnaud a ouvert pour la Société historique l’année Dumas devant une salle comble, accompagné par une comédienne professionnelle qui a lu avec émotion de nom- breux textes choisis de nos deux auteurs.

5 et 6 OCTOBRE : Colloque « la jeunesse de Dumas », organisé à Villers-Cotterêts par la Société historique régionale et la Société des amis d’Alexandre Dumas (de Port-Marly). Les colloques littéraires sont rares en France, ils sont même exceptionnels dans l’Aisne. Aussi celui-ci, pleinement lié au pays cotterézien et à l’actualité duma- sienne, représentait-il une démarche audacieuse et pleinement réussie. Devant un public subjugué, les intervenants, chercheurs spécialisés et exégètes de notre compatriote, présentèrent – dans le cadre du collège Max Dussuchal – bien des aspects méconnus sur ses origines familiales (sa grand-mère n’était-elle pas une esclave de Saint-Domingue ?), sur la personnalité du général (un dragon de la Reine, distingué, puis renié par Bonaparte), sur les pièces de jeunesse, sur la présence du pays natal à travers l’œuvre littéraire… Seul intervenant axonais, le vice-président Alain Arnaud se chargeait d’apporter l’éclairage local, à travers un panorama de la vie de Villers-Cotterêts pendant l’enfance et la jeunesse d’Alexandre : l’activité des auberges et la déchéance du château, les relations familiales et personnages en place, souvent cités dans les Mémoires, les déboires scolaires et les échappées en forêt du jeune garçon, les guerres de l’Empire dans la région, la campagne de France et le passage des Cosaques en 1813-14, etc. Au total, une somme de connaissances qui fera prochainement l’objet d’une publication particulière sous la forme d’actes.

23 NOVEMBRE : Les trois vies de William Waddington, par Michel Mopin. Né en 1826, Waddington fut d’abord un brillant archéologue et numismate que ses recherches firent élire à l’Institut dès 1865. Passé à la politique après la guerre franco-prussienne, il fut successivement député, puis sénateur de l’Aisne, minis- tre à plusieurs reprises, enfin en 1879, président du Conseil. De 1883 à 1893, il occupa le premier poste diplomatique de l’époque, l’ambassade de Londres, tout en restant sénateur et président du Conseil général de l’Aisne. Mais plus souvent 262262 outre-Manche que dans son département, il fut battu aux sénatoriales de 1894 et mourut peu après. Particularité : son château de Bourneville, proche de la Ferté-Milon, appartient au département de l’Oise.

14 DÉCEMBRE : Haramont et la forêt de Retz chez Alexandre Dumas, par Xavier Blutel et Yves Tardieu. Pour clore une année festive autour du père des « Trois Mousquetaires », deux interventions complémentaires ont évoqué, avec précision et en images, certains aspects de son enfance aux lisières de la forêt de Retz. Propriétaire du château des Fossés, à Haramont, où la famille Dumas résida en 1804-1805, peu avant la mort du général, Xavier Blutel retraça l’histoire de la demeure et les épisodes qu’y vécut le jeune Alexandre, en citant plusieurs passa- ges des Mémoires. Yves Tardieu, président des Amis de la forêt de Retz et ancien vice-président de la Société Historique, analysa ensuite la formidable source d’inspiration que Dumas trouva dans les futaies de Retz, cadre de bien des anecdotes de son enfance, mais aussi de plusieurs romans aux personnages marquants : le Meneur de Loups, Catherine Blum, Ange Pitou. On peut même légitimement penser que ce dernier, membre de la Garde nationale à Haramont et fin connaisseur de la forêt, n’est qu’un prête-nom de Dumas lui-même ! 263263

Fédération des sociétés d’histoire et d’archéologie de l’Aisne Mémoires, tome XLVII (2002)

Erratum : « La renaissance de Chauny après la Grande Guerre » Française Vinot, p. 209-251

Des erreurs, non imputables à l’auteur, imposent les rectifications suivantes :

Texte : P. 209, titre, au lieu de grande guerre, lire Grande Guerre. Idem, l. 1, au lieu de Chaunois, lire chaunois. P. 211, l. 2, au lieu de reconnance, lire reconnaissance. P. 212, entre l. 21 et l. 22, insérer la phrase : « l’attente de secours financiers apporte aussi son lot de désillusions ». P. 213, note 21, l. 3, au lieu de Lucien Accambray, lire Léon Accambray. P. 218, l. 19, p. 222, l. 6, p. 224, l. 21, p. 225, l. 5, p. 226, l. 17, p. 228, l. 3, p. 245, l. 19, P. 249, l. 6 et l. 27, au lieu de Lucien Rey, lire L. Rey (ou Louis Rey). P. 223, l. 13 et l. 25, au lieu de Emile Descambres, lire E. Descambres (ou Eugène Descambres). P. 241, note 106, l. 2, au lieu de Louis Lefèvre, lire Luc Lefèvre. P. 249, l. 27, au lieu de Louis Prat, lire Loys Prat.

Illustrations : P. 219, fig. 5, Plan de la ville de Chauny, préciser du 17 février 1925. P. 220, fig. 6, faire pivoter à 90° de gauche à droite cette reproduction agrandie du plan précédent de 1925 et non de 1928, localisant les principaux édifices publics. P. 229, fig. 9 et p. 230, fig. 10, lire projet Rey de construction de la gare de Chauny. P. 232, fig. 11 et p. 233, fig. 12, au lieu de Cl. Françoise Vinot, 2002, lire avant transformations dans les années soixante, coll. part. p. 236, fig. 14, au lieu de coupole du cœur... 1919, lire coupole du chœur... 1929. P. 248, fig. 18, au lieu de : vitrail représentant un perroquet, lire : vitrail de Raphaël Lardeur, prop. privée.

Plan : L’altération de la police des titres nécessite de reconstituer ainsi le plan : I - Renaître dans la douleur A - Comment oublier la guerre ? 1 - Tant de morts 2 - Tant de ruines 264264

B - L’attente de reconnaissance et de secours 1 - Un légitime espoir de reconnaissance 2 - L’attente de secours financiers apporte aussi son lot de désillusions C - Le sursaut II- La revanche d’une ville brisée A - Le cadre de la renaissance : un plan d’aménagement ambitieux B - Reconstruction des infrastructures C - Les nouveaux édifices publics : la revanche de la vie 1 - Tout pour la jeunesse 2 - Tout pour la vie 3 - Tout pour une belle ville 4 - La renaissance n’est pas l’oubli du passé III- Les Chaunois, acteurs du renouveau A - La renaissance de l’espace économique 1 - La relance de l’activité industrielle 2 - Le commerce : une reprise échelonnée et sélective a) Au nord-ouest, le Brouage b) Le Centre-ville c) Au sud, la Chaussée B - Les habitations : cellules vivantes de la cité 1 - Pour un droit à la ville 2 - Les demeures bourgeoises : Chauny ou Biarritz ? 265265

Contacts

FÉDÉRATION DES SOCIÉTÉS D’HISTOIRE ET D’ARCHÉOLOGIE DE L’AISNE Archives départementales de l’Aisne 28, rue Fernand-Christ – 02000 Laon Tél. : 03.23.24.61.47 Télécopie : 03.23.24.61.26 Mél : [email protected]

SOCIÉTÉ HISTORIQUE ET ARCHÉOLOGIQUE DE CHÂTEAU-THIERRY Musée Jean de La Fontaine Rue Jean de La Fontaine – 02400 Château-Thierry Tél. : 03.23.69.05.60 Permanence : samedi de 14 h à 17 h Informations sur www.la-fontaine-ch-thierry.net Mél : [email protected]

SOCIÉTÉ ACADÉMIQUE D’HISTOIRE, D’ARCHÉOLOGIE, DES ARTS ET DES LETTRES DE CHAUNY Maison des associations Quai Crozat - 02300 Chauny

SOCIÉTÉ HISTORIQUE DE HAUTE-PICARDIE Archives départementales de l’Aisne 28, rue Fernand-Christ – 02000 Laon. Tél. : 03.23.24.61.47 Télécopie : 03.23.24.61.26

SOCIÉTÉ ACADÉMIQUE DE SAINT-QUENTIN En son hôtel à Saint-Quentin 9, rue Villebois-Mareuil – 02100 Saint-Quentin Tél. : 03.23.64.26.36 Permanence : mercredi de 14 h à 17 h

SOCIÉTÉ ARCHÉOLOGIQUE, HISTORIQUE ET SCIENTIFIQUE DE SOISSONS 4, rue de la Congrégation – 02200 Soissons Téléphone/télécopie : 03.23.59.32.36 Permanence : mercredi et samedi de 16 h à 18 h (sauf juillet et août) Informations sur http://perso.wanadoo.fr\sahs.soissons.net

SOCIÉTÉ ARCHÉOLOGIQUE ET HISTORIQUE DE VERVINS ET DE LA THIÉRACHE Musée de la Thiérache 3 et 5, rue du Traité-de-Paix – B.P. 19 – 02140 Vervins

SOCIÉTÉ HISTORIQUE RÉGIONALE DE VILLERS-COTTERÊTS 24, rue Demoustier – 02600 Villers-Cotterêts Tél. : 03.23.96.33.26.

267267

Note à l’attention des auteurs

Les auteurs désirant publier dans les Mémoires de la Fédération des socié- tés d’histoire et d’archéologie doivent proposer leur article au président de la société dont ils sont membres qui, après avis éventuel de son bureau ou d’un comité de lecture, l’adresse au secrétariat général pour examen par le comité de lecture de la Fédération. Après avis de ce comité, le conseil d’administration de la Fédération arrête la liste des articles publiés. Les articles doivent parvenir sous la forme d’une disquette informatique accompagnée d’un tirage sur papier.

D’une manière générale, on veillera à indiquer de manière très précise les sources et la bibliographie utilisées en notes infrapaginales ou en fin d’article. Les cotes d’archives seront indiquées de manière exhaustive, précédées du lieu de conservation : Arch. dép. Aisne, C 306 ; Arch. nat., JJ 10 ; Arch. com. Saint- Quentin, BB 3 ; Bibl. nat., ms. fr. 1601. Les appels de notes se font par un chif- fre suscrit, sans parenthèse, dans le corps du texte, par un chiffre sur la ligne, suivi d’un point, dans le corps de la note. Les collections de presse consultées sont également indiquées de manière précise et exhaustive. Les références bibliogra- phiques sont données selon le modèle suivant :

Suzanne Martinet, Laon promontoire sacré des druides au IXe siècle. Laon, 1994, 217 p.

Georges Dumas, « L’état démographique et économique en 1698 de la partie de la généralité-inten- dance de Soissons qui a formé le département de l’Aisne », Mémoires de la Fédération des sociétés d’histoire et d’archéologie de l’Aisne, t. IX, 1963, p. 56-70.

Les noms d’auteur sont en bas de casse, sauf dans le cas où la bibliogra- phie est rassemblée en une annexe en fin d’article, cas où l’on adopte la présen- tation DUMAS (Georges). Le prénom est développé lorsque l’auteur est cité pour la première fois ; il est abrégé dès la seconde citation. On ne redouble pas les lettres pour marquer la pluralité (p. 56-70 et non pp. 56-70). Les mentions « voir » ou cf sont le plus souvent inutiles ; de même, « dans » ou in (sauf dans le cas de tomaisons très complexes).

Les normes de publications de la revue sont, en tout point, conformes aux usages typographiques de l’Imprimerie nationale. Les ponctuations simples (point et virgule) suivent directement le mot qui précède et sont suivies d’un espace. Les ponctuations doubles (deux points, point virgule, point d’interroga- tion, point d’exclamation) sont précédées et suivies d’un espace. On mettra un espace à l’extérieur des parenthèses et crochets, mais pas à l’intérieur.

Dans le corps du texte, les auteurs veilleront à ne pas faire un emploi abusif des majuscules : les noms des mois, des jours, des points cardinaux sont en minuscules. Les noms de lieux et de personnes demeurent en bas de casse. Les 268268 adjectifs ne prennent jamais de majuscules : l’Assemblée nationale, l’Académie française, la Société générale. On évitera l’usage des abréviations : saint est toujours écrit en toutes lettres ; on écrit saint Jean lorsqu’il s’agit du saint lui- même, et Saint-Jean lorsqu’il s’agit d’une église. Les titres d’œuvres et journaux cités dans le texte sont en italiques bas de casse. Un nom propre lorsqu’il est employé en nom de lieu (rue, place …) s’écrit avec un tiret : place Victor-Hugo. Les siècles s’indiquent de la manière suivante : XVe siècle, XVIIIe–XIXe siècles. Les intervalles de dates sont présentés comme suit : 1789-1812 (avec un tiret, sans espace).

On évitera la multiplicité des paragraphes : les titres des parties éventuel- les sont en bas de casse gras centrés ; les titres des paragraphes en bas de casse gras ou italique eu fer à gauche.

Le style est évidemment libre. En revanche, on veillera au respect de quelques règles particulièrement importantes pour un article d’histoire. Le futur est à bannir dans presque tous les cas. Afin d’éviter les difficultés de la concor- dance des temps, le présent est souvent à conseiller. L’emploi des parenthèses dans le corps du texte doit être limité. On prendra garde à ne pas faire commen- cer une partie par une tournure grammaticale mise pour son titre. On évitera l’abus des points de suspension.

Si cela est nécessaire, les auteurs font une proposition d’iconographie. L’iconographie doit être étroitement liée au texte, sous la forme de références dans ce dernier. Les légendes proposées doivent être précises : type de support (photographie, carte postale, lithographie, aquarelle sur papier, huile sur toile, etc.) titre, date, lieu de conservation, cote éventuelle, crédit photographique. Les auteurs sont invités à fournir des photographies de bonne qualité, à l’exclusion de photocopies. epuis 1998, une revue trimestrielle entièrement consacrée à l’histoire du dépar- Dtement, en vente dans les librairies et maisons de la presse, ou par abonnement. Dans chaque numéro : • des articles illustrés rédigés aussi bien par des chercheurs universitaires que par des passionnés d’histoire locale • des documents inédits provenant d’archives publiques ou privées • l’actualité de l’histoire dans l’Aisne (publications, conférences, expositions…)

Au sommaire des derniers numéros N°18 (avril 2003) ■ Des Russes sur le Chemin des Dames ■ Dossier : Dans les prisons de l’Aisne aux XIXe et XXe siècles ■ Jean-Baptiste Molin : un itinéraire hors du commun ■ Lavisse contre la République ■ Document : L’héroïque défense de Marle en 1940 (le récit du commandant Houdry)

N°19 (juillet 2003) : ■ Le souvenir du général de Gaulle dans l’Aisne à travers les plaques de rues ■ Marie Capelle, femme Lafarge, présumée empoisonneuse ■ De l’eau pour Paris depuis 1865 : l’aqueduc de la Dhuys ■ La base américaine de Couvron (1952-1967) ■ Document : Algérie 1961-1962, les carnets d’un soldat du contingent

N°20 (octobre 2003) : ■ Guibert de Nogent, un chroniqueur du XIIe siècle contre les reliques ■ La ligne de chemin de fer de Laon à Liart (1888-1969) ■ Pascal Ceccaldi et le Démocrate de l’Aisne : les débuts du doyen de la presse de l’Aisne ■ «Gloire à la Grande Armée» : l’histoire d’un monument jamais réalisé ■ Document : Prisonnier en Prusse en 1871 ! Les souvenirs d’un soldat du Soissonnais

Prix au numéro : 7,50 E • Abonnement (4 numéros) : 27 E Abonnement et commande de numéros anciens : pour tout renseignement, s’adresser à L’Aisne Nouvelle (promotion Graines d’Histoire) 10, Boulevard Henri-Martin 02100 SAINT-QUENTIN - Tél. 03 23 06 36 36

TRIANGLE IMPRIMERIEIMPRIMERIE

21 RUE21 DE RUE ROUSIES DE ROUSIES

59600 MAUBEUGE 59600 MAUBEUGE TÉL. : 03 27 62 37 24

FAX : 03 27 62 37 25 TEL. : 03 27 62 37 24

FAX : 03 27 62 37 25

Dépôt légal : 4e trimestre 2003