LE POUVOIR DANS LA VILLE AU XVIII SIÈCLE

PHILIPPE GUIGNET LE POUVOIR DANS LA VILLE AU XVIIIe SIÈCLE Pratiques politiques, notabilité et éthique sociale de part et d'autre de la frontière franco-belge

ÉDITIONS DE L'ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES EN SCIENCES SOCIALES Civilisations et sociétés 80

Cet ouvrage a été publié avec le concours du Cercle Archéologique et Historique de et de la ville de Valenciennes.

Maison des Sciences de l'Homme - Bibliothèque Éléments de catalogage avant publication Guignet, Philippe Le Pouvoir dans la ville au XVIII siècle : pratiques politiques, notabilité et éthique sociale de part et d'autre de la frontière franco-belge / Philippe Guignet. — Paris : Ed. de l'Ecole des hautes études en sciences sociales, 1990. - 591 p. : ill. ; 24 cm. - (Civilisations et sociétés ; 80). Bibliogr. p. 512-554. Index. — ISBN 2-7132-0947-1

Les cartes et graphiques publiés dans ce volume ont été retracés d' après les documents de l'auteur par le Laboratoire de Cartographie de l' Université de Poitiers. ISBN 2 7132 0947 1 © 1990 École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris Imprimé en Introduction

« Pruikentijd », le temps des perruques, c'est en ces termes aussi peu engageants que possible qu'on désigne dans les Pays-Bas septentrionaux l'étude du XVIII siècle urbain 1 une période qui apparaît bien ingrate après le temps fort du XVII siècle. Tout au plus admet-on que l'ébran- lement des premières ondes révolutionnaires commença à faire bouger les choses dès les années 1770. Naturellement, ce discrédit n'a guère incité à scruter le rôle et les fonctions assumés par les vrœdschappen, « les collèges de magistrats et de conseillers des villes » en qui résidait l'essentiel de la souveraineté En est-il de même dans les dix provinces des Pays-Bas méridionaux qui, à la fin du XVI siècle, demeurèrent fidèles à l'Espagne, avant soit de basculer dans l'orbite de la monarchie française dans le second XVII siècle, soit de passer après Utrecht sous la maison de Habsbourg ? Au vrai, le dédain manifesté à l'égard des pouvoirs municipaux est encore plus marqué dans ces contrées, surtout lorqu'on examine l'historiographie du siècle des Lumières. La question serait-elle sans enjeu ? Les échevins seraient-ils devenus de trop gris et paisibles comparses pour justifier le redoutable investissement-travail et l'ascèse qu'implique le doctorat d'Etat à la française ? Formons des vœux... pour que les résultats de l'enquête au long cours que nous livrons maintenant démontrent au moins à quel point le désintérêt affiché par les préoccupations, l'action et le recrutement des gouvernements urbains s'avère injustifié. Bien que le régime politique de la république urbaine ne soit plus au XVIII siècle à son apogée, il n'en est pas pour autant pitoyablement déclinant et sclérosé. Arrivé à ce stade de son cheminement, l'historien se doit de se livrer à une introspection sans complaisance narcissique. Pourquoi et comment le sujet choisi a-t-il été choisi et délimité ? Il va de soi que notre

1. Expression reprise par Michel MORINEAU à l'occasion d'une bibliographie de concours consacrée aux villes des Pays-Bas du Nord et du Sud de 1650 à la veille de la Révolution française (Historiens et Géographes, 292, déc. 1982, p. 307). 2. Wicquefort dans son Histoire des Provinces-Unies, écrit : « Les collèges de Magis- trats et de Conseillers des villes joints à l'ordre des Nobles représentent indubitablement tout l'Etat et tout le Corps des habitants. » Cité par Yves DURAND, Les républiques au temps des monarchies, Paris, 1973, p. 121. 3. L'ouvrage de René BOUMANS fait figure d'exception : Het Antwerps stadsbestuur voor en tijdens de Franse overheersing...* * Le lecteur trouvera dans l'Orientation bibliographique, p. 522-554, les références complètes, abrégées dans les notes. détermination a été renforcée par le sentiment de prendre à bras-le-corps un thème qui, sans être totalement inexploré, n'avait fait l'objet que de travaux parcellaires et dispersés. Mais la volonté de combler une béance historiographique ne fut pas le seul mobile puisque, à tout prendre, bien d'autres sujets quasiment vierges attendent encore que germent des voca- tions d'artisans d'histoire... Plus profondément, notre projet scientifique nous paraît être la rencontre d'un itinéraire de recherche ressourcé par la problématique des « bonnes villes » et d'une interrogation qui de longue date nous paraît poser la question des questions dans l'ordre social. Qu'est- ce que le pouvoir ? Quels sont les fondements et la légitimité de l'autorité ? Quelles sont les formes de l'exercice du pouvoir et les facteurs de leur évolution ? Notre itinéraire scientifique personnel nous conduisit à chacune de ses étapes à rencontrer le pouvoir échevinal. En 1970, à l'initiative de M. Pierre Deyon qui guidait ainsi nos premiers pas dans la recherche avant d'accom- pagner avec vigilance le développement de nos travaux ultérieurs, nous nous attachions à étudier la délinquance à Valenciennes, du rattachement à la France à la Révolution 1 Le dessein scientifique sous-tendant cette œuvre de jeunesse a priori nous éloignait d'une réflexion sur le sens du pouvoir politique et les valeurs dont il s'inspire : ne s'agissait-il pas de considérer l'acte criminel ou la marginalité comme des réactifs faisant apparaître les tares d'une société qui se définit aussi par ses déviants ? Et pourtant, dès ce moment nous découvrions in situ dans la fréquentation fidèle des sources l'importance d'un Magistrat détenteur de la juridiction criminelle. Nous étions également impressionnné par l'esprit d'indépen- dance d'un gouvernement municipal que des conceptions simplifiantes tirées de manuels réputés sur l'absolutisme de Louis XIV nous inclinait à imaginer courbé sous la rude férule de l'imperium royal et de ses repré- sentants. Valenciennes était-elle un cas d'espèce ? Commençait à nous tarauder une insidieuse question : quel est donc ce type de ville si réfractaire au schéma de l'abaissement des corps représentatifs de la population qu'encore une fois les meilleurs spécialistes de l'histoire fran- çaise (d'une histoire trop française ?) nous avaient inculqué ? Lorsque vint le temps du doctorat dit de troisième cycle, nous décidâmes de nous consacrer à l'étude des mines, des manufactures et des populations ouvrières du Valenciennois au XVIII siècle 2 Cette recherche doctorale ne nous éloignait qu'en apparence de nos premières questions sur la nature du pouvoir urbain. L'étude de l'organisation des manufactures nous faisait découvrir un Magistrat valenciennois allergique au libéralisme et attaché opiniâtrement à la réglementation. Dans le grand débat provoqué par l'exurbanisation des activités textiles productrices, nous découvrions des oligarchies municipales qui, bien loin de plaider pour les grands négociants, faisaient chorus avec des mulquiniers broyés par une logique économique impitoyable. Cette attitude nous dévoilait une « classe poli- tique » municipale bien différente de celle que la fréquentation des œuvres 1. Ce mémoire de maîtrise préparé en collaboration avec D. BLARY a été publié sous forme de microfiches par les soins de l'Association Universitaire pour la Diffusion Interna- tionale de la Recherche (La délinquance à Valenciennes de 1677 à 1789, Lille, 1970. Microfiches AUDIR 73944-46) 2. Mines, manufactures et ouvriers du Valenciennois au XVIII siècle. de science et de cœur publiées par Pierre Pierrard et Félix-Paul Codaccioni nous avait révélée dans le Lille du XIX siècle1. Les gens honorables dominant les villes des Pays-Bas français au siècle des Lumières étaient- ils si différents de ceux qui sévirent au siècle de la révolution industrielle, ce siècle de « dure bourgeoisie » humanisé avec peine par les sommations de la conscience morale chrétienne ? Est-ce à dire que les forces du grand négoce et de l'entreprise n'avaient pas fait main basse sur les échevinages ? Ayant répudié le concept que l'on dit marxiste d'un pouvoir politique simple émanation superstructurelle, pur instrument de domination de la classe dominante, nous n'en étions pas abasourdi2. Convaincu néanmoins que le monde politique n'évolue pas dans l'empyrée des idées pures complètement coupé de tout un environnement socio-économique, nous étions étonné de l'ampleur de l'écart séparant la vision politique des notables municipaux de la raide logique gestionnaire des agents du capi- talisme commercial. Il est vrai que, dans le même temps, nos propres observations, la valorisation de la vibration religieuse de la civilisation urbaine des anciens Pays-Bas, que les travaux d'Alain Lottin nous révélaient progressivement, nous incitaient à penser que la foi catholique revigorée par la vague de fond tridentine n'était pas étrangère au rejet du libéralisme individualiste et par le fait même à une pratique chrétienne de la politique municipale. Lorsque, une fois surmontées les fatigues d'une première thèse déjà bien exigeante, il nous fallut trouver un second souffle dans une nouvelle recherche doctorale, tout naturellement, nous fûmes conduit à nous inté- resser aux structures et aux pratiques politiques de ces Magistrats qui à chaque occasion, nous étaient apparus sous un jour inattendu. Le sujet était ambitieux d'autant plus que nous souhaitions passer au crible outre les pratiques politiques, le recrutement et le renouvellement des équipes municipales, afin de mesurer l'intensité des tendances à la fermeture sociale de ces oligarchies scabinales. Pour donner à notre réflexion toute sa plénitude, il fallait évidemment viser bien au-delà de la simple reconsti- tution monographique. De longues pérégrinations dans les dépôts d'ar- chives, des discussions répétées avec notre directeur de thèse nous convainquirent de l'opportunité de nous engager dans une ample enquête d'histoire internationale et comparative. C'est pourquoi, nous nous assi- gnâmes en fin de compte pour objet d'étude l'organisation des pouvoirs, les rapports de pouvoir et d'influence, le recrutement et le renouvellement des milieux qui, au siècle des Lumières, détiennent la responsabilité politique dans les principales villes de la France du Nord et des deux provinces wallonnes qui lui sont contiguës, le Tournaisis et le Hainaut belge. Alors que nos recherches étaient déjà bien engagées, la découverte de la brillante synthèse alors récemment publiée de B. Chevalier sur les

1. Pierre PIERRARD, La vie ouvrière à Lille sous le Second Empire, Paris, 1965, 532 p. ; Félix-Paul CODACCIONI, De l'inégalité sociale dans une grande ville industrielle. Le drame de Lille de 1850 à 1914, Lille, 1975, 445 p. 2. Nous laissons aux marxologues le soin de disserter doctement sur le degré de fidélité des épigones à la pensée du maître sur ce point... « bonnes villes » de France du XIV au XVI siècle contribua à enraciner notre projet, en ce sens qu'elle élargit notre champ de réflexion en conférant à notre analyse comparative toute l'épaisseur chronologique dont elle était porteuse. L'apport méthodologique de B. Chevalier nous permit de mieux saisir à quel point le pouvoir dans la ville des Lumières ne pouvait vraiment être compris indépendamment d'une prise en compte d'un continuum pluriséculaire. Il n'y a là nulle cuistrerie archéologique d'un historien obsédé par « l'idole des origines » dont Marc Bloch nous a depuis longtemps appris à nous défier Au vrai, les représentants du pouvoir municipal, loin de mépriser l'histoire, en sont profondément nourris, même s'ils sont tributaires d'un passé pour une part mythique. La tradition municipale n'est pas réduite à de simples oripeaux rhétoriques d'où toute vie aurait disparu. C'est une tradition intensément vécue par les contem- porains. Faire l'histoire du pouvoir urbain, c'est aussi faire comprendre, assumer les préjugés, les visions du monde, les engagements existentiels auxquels la tradition incline ceux qui s'y réfèrent. Le cadre chronologique à l'intérieur duquel notre analyse se déploie est assez nettement circonscrit au XVIII siècle. Certes, afin de respecter les respirations longues de la civilisation municipale, nous ne nous inter- dirons pas de repousser, le cas échéant, la frontière chronologique vers l'amont. Néanmoins l'essentiel de notre étude portera sur la période qui correspond assez exactement dans les « provinces belgiques » à la domi- nation autrichienne. Le terminus ad quem de la thèse ne peut en revanche coïncider avec une date très précise. Qu'il soit entendu que la recherche s'achève quand, à partir de 1789-1790, les anciennes oligarchies scabinales sont laminées par le processus révolutionnaire pour faire place à une nouvelle classe politique aux attaches sociales indiscutablement différentes. Sur le versant belge des régions étudiées, la chronologie est nécessairement désaccordée, puisque les élites municipales traditionnelles ne sont défini- tivement marginalisées qu'après Fleurus. On le comprend, par cercles concentriques successifs, la problématique mise en œuvre n'a cessé de s'élargir, tout en devenant plus complexe. Notre recherche s'incrit pleinement dans le champ de l'histoire politique des Temps Modernes et se situe pour une part à la frontière de l'histoire du droit et des institutions tout en s'en distinguant par le refus de s'intéresser de façon privilégiée aux rouages et aux implications juridiques du pouvoir municipal. Tout en empruntant aux exigences méthodologiques de l'histoire sociale, cette enquête s'efforce de cerner les courants idéolo- giques inspirant les comportements de ceux qui exercent le pouvoir politique dans la ville. Bref, cette thèse a l'ambition de se trouver au carrefour de l'histoire des faits politiques, juridiques, idéologiques et sociaux. S'agit-il donc d'une tentative d'« histoire totale » ? Si, par « histoire totale », on entend voir au même instant les séries explicatives comme par superposition, par transparence réciproque, nous confessons volontiers que, convié à disséquer le pouvoir politique dans la ville, nous n'avons pas renoncé, pour atteindre à une réelle compréhension, à l'inspiration fonda- 1. L'éminent médiéviste assimile de façon critique les analyses abstruses d 'Yves BAREL (La ville médiévale, système social, système urbain, Grenoble, 1975). 2. Marc BLOCH, Apologie pour l'histoire ou métier d'historien, Paris, 1974, p. 37. mentale de l'« histoire totale ». Dès lors il devient clair qu'il ne s'agit pas pour nous dans une perspective accumulative de traiter de tout dans le moindre détail, mais de tenter de démonter la cohérence interne des pratiques des pouvoirs municipaux, de faire le point des convergences et des distorsions qui se manifestent entre chacune des villes envisagées. De fortes analogies institutionnelles, sociales, mentales et religieuses justifient le choix de cette aire géographique, de cette période et de ce type d'approche. Mais à l'arrière-plan de la trame fondamentale que tisse une authentique unité de civilisation, se profilent, en fonction des traits origi- naux des absolutismes français et autrichien, des situations quelquefois très différentes. Cette lecture comparée du destin des villes de part et d'autre de la frontière, qui a brisé l'unité des Pays-Bas catholiques, impose de maîtriser un vaste champ de recherches. Force nous est bien sûr de limiter l'enquête approfondie au choix de quelques cités typiques et représentatives, même si occasionnellement nous devons à titre de confirmations ou de corrections prendre en compte le devenir de telle ou telle autre petite ville. Au sein des Pays-Bas français il était sage de s'en tenir aux provinces de langue romane incorporées au royaume de France sous Louis XIV, autrement dit à la Flandre wallonne, au Hainaut et au Cambrésis. Dans ces provinces septentrionales ainsi délimitées, s'imposent sans conteste Lille, la grande métropole économique, siège de l'intendance de Flandre ; Douai, la cité parlementaire et universitaire ; Valenciennes qui allie les fonctions de direction administrative et d'animation manufacturière de l'intendance du Hainaut ; enfin, , la ville archiépiscopale. Contrairement aux Ma- gistrats des petites villes, les gouvernements municipaux de ces villes disposent de la plénitude de juridiction et présentent par conséquent une forte individualité institutionnelle. De l'autre côté de la frontière, un choix raisonné invite à retenir Mons, la « chef-ville » du Hainaut belge, ainsi qu'à l'évidence Tournai. La cité de l'Escaut, une des plus anciennes des « provinces belgiques », n'est-elle pas encore à l'époque la plus importante de toute la Wallonie, après Liège ? Dans ce Hainaut belge où les villes ne sont pas triomphantes, il n'était possible ni d'étudier les treize « bonnes villes » ayant échappé à la France, ni de s'en désintéresser complètement. Après mûre délibération, nous avons finalement résolu d'accorder une attention privilégiée à la plus importante des petites villes du Hainaut, Ath pour laquelle la documentation s'avère de bel aloi. Pour répondre aux exigences d'une telle synthèse, la mise en œuvre d'une documentation extrêmement vaste s'impose avec rigueur. Certes, sur plusieurs points existaient déjà des travaux généralement de caractère monographique qui furent de précieux viatiques soutenant dans son effort l'historien guetté par la solitude du coureur de fond. La démarche compa- ratiste qui nous sollicitait nous fournit l'occasion de maintes relectures, de nouvelles mises en perspective. Pour donner à notre synthèse toute la substance qu'elle requiert, il importait évidemment d'élargir le champ des matériaux rassemblés grâce à l'exploitation de substantiels gisements d'ar-

1. Il s 'agit d'Ath, Beaumont, Binche, Braine-le-Comte, Chièvres, Chimay, Enghien, Halle, Le Roeulx, Lessines, Leuze, Saint-Ghislain et Soignies (cf. John, GILISSEN, Le régime représentatif avant 1790 en Belgique, p. 74). chives. Le fait est que les sources de nature à éclairer les expériences de ces diverses villes sont à la fois considérables et inégales. Du côté français, les Archives Nationales, comme la Bibliothèque Nationale, furent mises à contribution. Reconnaissons d'emblée que les renseignements fragmentaires que nous y avons glanés ne pouvaient fournir l'assise documentaire majeure de notre étude. Il reste que ces fonds recèlent trop de compléments utiles pour être négligés. C'est donc dans d'autres fonds que nous avons pu le plus profitable- ment moissonner. La réalisation de notre premier doctorat nous avait permis de nous familiariser avec les séries des Archives départementales du Nord, sans nul doute l'un des plus riches dépôts de province. Nos recherches ultérieures ont confirmé le profit que l'on pouvait tirer d'un maniement très sélectif des séries C Intendance, VIII B Parlement de Flandre, L et M, voire à titre de sondages, les énormes séries G et H, et pour l'extrême fin de la période étudiée, les registres de mutation par décès de la série Q. Les dépôts d'archives municipales de Valenciennes, Lille et Douai, en dépit d'inventaires incomplets, fournissent une masse impressionnante d'informations. Sans doute la couverture documentaire n'est-elle pas sans déchirures : la destruction des archives de Cambrai pendant la Grande Guerre, même si les manuscrits de la Bibliothèque et les Archives dépar- tementales offrent encore des possibilités de découverte, est responsable d'une béance à jamais ouverte dans notre savoir. Quand aux archives hospitalières, elles ne sont vraiment d'un grand prix qu'à Lille. Les archives municipales elles-mêmes réservent également quelques mécomptes, en ce sens que certaines pièces sur lesquelles nous pensions pouvoir compter font cruellement défaut : c'est le cas des registres de délibérations du Magistrat de Valenciennes... Néanmoins, ces réserves ne doivent pas faire sous-estimer une réalité massive : le terreau nourricier fourni par les archives municipales demeure d'une belle fécondité. La surabondance documentaire contraint même quelquefois à des choix lucidement assumés. Par exemple, devait-on s'atteler au dépouillement systématique des cen- taines de cartons des archives hospitalières de Lille, afin de présenter de façon synthétique l'attitude des pouvoirs municipaux face au paupérisme ? Il ne pouvait à l'évidence en être question, l'essentiel ici aussi demeurant de donner la note juste à la faveur du dépouillement de quelques docu- ments-clés, dont nous confrontions les apports avec ce que nos devanciers avaient déjà mis à jour. L'exercice est sans doute délicat mais nous avons, sans fausse modestie, la faiblesse de croire que l'expérience acquise par la fréquentation régulière des dépôts du Nord depuis plus de quinze ans est susceptible d'éviter certaines fausses manœuvres... En franchissant la frontière, nous ne nous engagions pas dans une autre civilisation mais nous affrontions une topographie documentaire dont notre première thèse ne nous avait pas préparé à déjouer les arcanes. La disponibilité et le désintéressement exemplaires d'archivistes et de collègues belges, bientôt amis, heureux de trouver enfin un chercheur français consacrant sa thèse au XVIII siècle dans les Pays-Bas autrichiens, furent pour nous un inestimable soutien technique et moral. Est-il besoin de préciser que pour l'étude des villes belges, les séries, en vérité assez éparpillées, des Archives générales du Royaume forment un ensemble documentaire de premier ordre ? C'est dire que nous avons trouvé un terrain favorable en essartant les archives de la Chambre des Comptes, du Conseil d'État, de la Secrétairerie d'État et de Guerre... Mais il est vrai que la masse de manœuvre la plus profonde et la plus riche de potentialités de découvertes n'est pas là mais dans les registres et les cartons constitués par le Conseil Privé autrichien et la Jointe des Administrations et des Affaires des Subsides. Le recours aux ressources des archives municipales est non seulement utile mais indispensable. Certes, les archives de la ville d'Ath bien servies par une haute lignée d'archivistes dominés par Léo Verriest puis Jean Dugnoille et Jean-Pierre Ducastelle sont la providence des chercheurs. Mais en décidant de travailler sur le pouvoir dans les deux grandes villes de Tournai et de Mons, nous étions psychologiquement préparé à appri- voiser de rudes hiatus documentaires. Le dépôt d'archives de Tournai n'a- t-il pas été dévoré en mai 1940 par l'incendie déchaîné par les bombes de la Luftwaffe ? Les archives de Mons 1 payèrent également un lourd tribut à la guerre puisque le 14 mai un autre bombardement de terreur embrasa l'ancien couvent des Visitandines où les archives étaient entreposées Ce nouveau crime contre l'humanité et contre l'Histoire fit disparaître l'en- semble des archives des Etats et du Conseil du Hainaut, les archives des Métiers avec leurs privilèges et règlements, les archives ecclésiastiques, celles de l'évêché de Tournai depuis le XV siècle... Par bonheur, les archives proprement dites de la ville de Mons et celles des États de Tournai-Tournaisis, qui étaient déposées dans des salles différentes échappèrent au cataclyme. C'est dire que la base documentaire d'une étude sur Mons au XVIII siècle existe, même si dans ce domaine, tout (ou presque) reste à faire. Ce retard de l'historiographie est du reste imputable pour une bonne part à l'influence de la grande tradition pirennienne sur des historiens belges longtemps plus enclins à étudier le Moyen Age et le début des Temps Modernes que le siècle des Lumièrest Demeure le cas tournaisien. Dans un premier temps, la disparition des archives communales paraît accablante mais rapidement, en compulsant les nombreuses séries conservées aux AGR, nous fûmes frappé par l'am- pleur et la diversité des cartons consacrés à une cité tournaisienne qui, bien plus que Mons, bénéficiait de l'intérêt particulier du pouvoir central. Sans se substituer pleinement à ce qui a disparu, ces sources bruxelloises offrent le matériau nécessaire à une réflexion comparative solidement étayée. Il ne faut toutefois pas se cacher que l'absence de documents notariés

1. Pour se faire une idée des richesses du dépôt de Mons avant 1940, il suffit de lire la Notice sur le dépôt des archives de l'État de Mons publié par Léopold DEVILLERS en 1872 (459 p.) 2. On peut se reporter à cet égard aux articles de Léo VERRIEST, « La perte des .archives du Hainaut et de Tournai », in RBPH, II, t. XXI, 1942, p. 186-193 et de C. TLHON, « Les archives de la Wallonie et la guerre », in La Vie wallonne, 21, 1947, p. 334-364. 3. Armand LOUANT, « Souvenirs d'un archiviste-paléographe, conservateur des Archives de l'Etat à Mons (1932-1945) », in Analectes de l'histoire du Hainaut, t. 2, p. 496-500. 4. Depuis une dizaine d'années, un net changement est décelable de ce point de vue dans l' historiographie belge qui, consciente, semble-t-il, du retard pris, s'est mis à scruter le XVIII siècle au même titre que les autres périodes. Mons tarde à bénéficier de cette mutation : à ce jour, à notre connaissance, nous sommes seuls dans le monde universitare, Jean-Jacques HEIRWEGH et moi-même, à nous intéresser à Mons à l'époque autrichienne. interdit une connaissance précise des patrimoines et aurait mortellement handicapé une étude sociale classique... Au total, à cette dernière réserve près, la conduite du sujet tel que nous l'avons cerné a pu être ponctuel- lement gênée et non vraiment entravée par les destructions d'archives. En définitive, il nous est agréable de confesser notre dette de recon- naissance envers tous ceux qui au cours de ces années nous ont accordé leur soutien 1 Au premier rang de ceux-ci nous citerons les amis belges dont le soutien ne nous a pas fait défaut. Les archivistes Jean Dugnoille et Jean-Pierre Ducastelle (Ath), Christiane Pierard et Walter de Keyser (Mons), Jacques Nazet et Gaston Preud'homme (Tournai) n'ont pas ménagé leurs efforts pour faciliter notre travail. Nos collègues André Uyttebrouck et Jean-Jacques Heirwegh (Université Libre de Bruxelles), Claude Bruneel (Université Catholique de Louvain) nous ont libéralement accordé accès aux mémoires de licence conservés dans leurs universités. En nous prodi- guant leurs cordiaux encouragements et leurs conseils éclairés, ils nous ont prouvé que la confraternité universitaire n'était pas un vain mot. Longue serait la théorie de celles et ceux qui à un moment donné ou à un autre, nous ont épaulé, de Cécile Douxchamps-Lefèvre et Maurice A. Arnould à Yannick Coutiez, Jean-Marie Cauchies, Jean-Pierre Bougard et Robert Duée. Du côté français, il nous faut dire nos remerciements aux archivistes qui se sont toujours efforcés de répondre à nos demandes : Catherine Dhérent, Jacqueline Granier, Claude Lannette, René Robinet (ADN), Monique Mestayer (Douai), Marie-Pierre Dion, Paul Lefrancq, Pierre Cam- pagne, Frédéric Barbier, Michel Vangheluwe (Valenciennes), Serge Fremaux (Lille), Michel Bouvy (Cambrai). Parmi nos amis français, mention toute spéciale doit être faite du chanoine H. Plat elle, de Claude Nordmann, d'Alain Lottin, de Charles Engrand et de Robert Muchembled qui, avec un humanisme souriant, n'ont cessé de nous encourager. Enfin nous sommes redevable à Pierre Deyon d'avoir sans cesse stimulé nos efforts, d'avoir affermi les axes de développement de notre travail, tout en exerçant sur la mise en œuvre un contrôle amical et vigilant que l'éloignement dû à ses hautes fonctions administratives n'a pas remis en cause

1. Tout en exprimant notre gratitude à ceux (trop nombreux pour que nous puissions les citer tous) qui nous ont aidé dans notre travail, nous dédions ce livre à notre femme et à nos enfants qui nous ont soutenu sans lassitude dans cette « longue marche ». 2. Ce livre est une version abrégée (d'un bon tiers) d'une thèse de doctorat d 'Etat. Cette thèse à été soutenue le 12 mars 1988 devant l'Université de Lille III, sous le titre : Le pouvoir dans la ville au XVIII siècle. Étude comparative de part et d 'autre de la frontière « gallo-belge ». Nous remercions les Éditions de l'École des Hautes Etudes en Sciences Sociales d'avoir accueilli ce livre dans la collection « Civilisations et sociétés ». PREMIÈRE PARTIE

Un pays aux solides institutions et aux traditions municipales vivaces

Cette première partie aura pour objet une présentation générale des villes dont nous voulons mettre à nu les structures et les relations de pouvoir. Nous voulons à cet égard éviter les développements inutilement descriptifs qui apprennent peu, en adoptant une démarche qui par approches succes- sives nous conduira de la mise en place de la trame urbaine à la conscience que les responsables municipaux ont du destin des villes dont ils assument la direction. Ces villes résultent en effet du jeu complexe de sociétés soumises à des contraintes nées des vicissitudes de l'histoire. Pour ancrer solidement nos analyses ultérieures et comprendre les causes profondes des promotions ou des déclassements relatifs des villes, nous ne pouvons pas ne pas procéder (au moins sommairement) à une « pesée globale » de ces cités, ainsi qu'à un examen de leur disposition hiérarchisée dans l'espace. Le réseau urbain une fois évalué, le moment sera venu d'examiner les constitutions régissant les échevinages, dont le caractère apparemment disparate ne doit pas dissimuler les profondes convergences fonctionnelles. Enfin cette réflexion culminera dans un troisième niveau, celui de l'idéo- logique et du festif. La longue histoire du phénomène urbain, la lente maturation des régimes municipaux se réfractent dans les consciences de la sanior et major pars, débouchent sur l'affirmation des mythes fondateurs des « bonnes villes ». Les origines sont en la circonstance un commencement qui légitime et conforte, exalte et diffuse une certaine idée de la ville, de sa dignité et de son autorité politique. CHAPITRE I

Les marques géographiques, démographiques et économiques d'une civilisation urbaine

S'il est un lieu commun bien établi, c'est de dire que les Pays-Bas forment une région de villes et une région anciennement urbanisée. Notre ambition de cerner et de comprendre de l'intérieur le pouvoir dans la ville suppose qu'au préalable nous nous interrogions succinctement sur les traits origi- naux de l'aire politique et des armatures urbaines concernées. Comme, par ailleurs, le rayonnement d'une cité n'est pas indépendant de son poids démographique et de son pouvoir de commandement économique, il faudrait avoir le goût du paradoxe pour ne rien dire des spécificités socio- économiques de chacune des villes plus particulièrement étudiée.

Une géographie urbaine confrontée aux changements politiques Le semis urbain que la géographie et l'histoire ont légué aux hommes du XVIII siècle doit être sommairement présenté. Historiquement, les sept villes retenues appartiennent en effet à des phases successives d'ur- banisation s'étageant de l'époque romaine2 aux XII siècle. Si Tournai et Cambrai peuvent se prévaloir de responsabilités administratives dès le premier siècle de notre ère chrétienne, tel n'est pas le cas des autres civitates. Tout en évitant les morceaux de bravoure d'érudition gratuite, il est expédient de rappeler que Valenciennes n'existe que depuis le VII siècle et que la cité scaldienne n'est promue marche impériale que vers 973 La naissance de Mons est à peu près contemporaine de celle de Valenciennes ; elle dérive de l'essor du monachisme à l'époque mérovin- gienne, puisque la pieuse princesse Waudru s'y retira vers 653 pour y construire un monastère 4 Douai apparaît plus tardivement vers 940 Quant à Lille, il n'en est fait mention pour la première fois qu'en 1. Rappelons que les géographes entendent par semis urbain la manière dont les villes se répartissent dans l'espace et y sont implantées. 2. Charles PIETRI in Louis TRÉNARD, ed., Histoire des Pays-Bas français, p. 20. 3. Henri PLATELLE, ed., Histoire de Valenciennes, p. 18-23. 4. Philippe VANDERMAELEN, Dictionnaire géographique de la province du Hainaut, Bruxelles, 1835, p. 340. Voir aussi Paul FAIDER et H. DELANNEY, « Mons », in ACAM, t. 50, 1931. Il est singulier qu'aucune histoire générale de la ville de Mons n'ait été écrite depuis deux siècles. 5. Pierre DEMOLON et Michel ROUCHE, in Michel ROUCHE, ed., Histoire de Douai, p. 30-34. 1066 dans une charte octroyée par le comte de Flandre à la collégiale Saint-Pierre 1 Ath appartient à une phase encore plus tardive d'éclosion urbaine, puisque cette cité-relais installée dans le véritable désert urbain séparant Tournai de Mons ne naît de l'initiative du comte de Hainaut qu'au XII siècle Il va de soi qu'avec l'armature urbaine de la Flandre wallonne et du Hainaut-Cambrésis, nous avons affaire à une des pièces maîtresses de l'organisation urbaine de l'Europe de Nord-Ouest. On peut certes admettre avec M Bruwier qu'excepté Valenciennes, le Hainaut a raté la révolution urbaine qui a fait la fortune de la vallée mosane, de la Flandre puis du Brabant On peut aussi concéder qu'au Moyen Age, ces villes, en dépit d'un bel essor, n'atteignent pas le niveau international où culminent Bruges, Gand, voire Anvers. Mais si l'on se situe au XVIII siècle, on observe que Valenciennes, Mons, Douai et a fortiori Lille font plutôt brillante figure face aux trois grandes cités de Flandre et du Brabant en plein repli démographique 4 Il reste que ces villes qui ont longtemps vécu ensemble ont été séparées par le sort des armes dans le second XVIII siècle 5 Pourtant, et plus encore à l'époque bourguignonne puis espagnole, tout orientait Lille, Douai, Valenciennes et même Cambrai vers le nord La conquête française imposa une frontière artificielle sans repères naturels d'envergure en tranchant brutalement ces lignes de force méridiennes qui étaient comme le terreau nourricier de ces villes. Nous n'avons pas après tant d'autres à narrer dans le détail les fluctuations de la frontière séparant le royaume de Louis XIV des Pays-Bas espagnols. Rappelons simplement les étapes de l'expansion française Le traité d'Aix-la-Chapelle (mai 1668) fit passer la Flandre wallonne et le Tournaisis sous domination française. Il accorda à Louis XIV les villes hennuyères d'Ath, Binche et Charleroi avec leurs territoires. Le traité de Nimègue opéra de nouveaux et vastes transferts. En septembre 1678, certes, la France restitua à l'Espagne la châtellenie d'Ath, la prévôté de Binche ainsi que Charleroi mais forte des succès de ses armées, elle se 1. Gérard SIVERY in Guy FOCRQUIN, ed., Histoire de Lille, t. l, p. 145-146. 2. Jean DUGNOILLE, « Aux origines de la châtellenie et de la ville d'Ath... », p. 119- 137. 3. Marinette BRUWIER, « Le passé économique du Hainaut », p. 6. 4. En 1784, Anvers et Gand comptent entre 50 000 et 55 000 habitants, Bruges à la même époque n'a que 31 000 âmes (Alain LOTTIN et Hugo SOLY, Études sur les villes en Europe occidentale..., p. 227). 5. Henri PLATELLE, « Une mosaïque politique : le Sud de l'actuel département du Nord jusqu'à la conquête française », in Ensemble, sept. 1975, p. 131-141. 6. Le diocèse de Cambrai s'étendit jusqu'à Anvers. Ce n'est qu'en 1559 que de nouveaux évêchés furent créés aux dépens, bien entendu, des anciens fortement amputés. vasteNéanmoins, ressort. le siège de Cambrai élevé à la dignité de métropole ecclésiastique conservait un 7. On ne manquera pas à cet égard de se reporter à l'ouvrage décisif de Nelly GIRARD D'ALBISSIN, Genèse de la frontière franco-belge. 8. Maurice ARNOULD, « Le Hainaut. Evolution historique d'un concept géographique », p. 31. Cet article fondamental fut d'abord publié en 1969 dans un recueil collectif intitulé Le Hainaut français et belge, p. 15-42. Voir les quatre croquis représentant l'évolution territoriale du Hainaut « belge » du traité d 'Aix-la-Chapelle (1668) jusqu'à la conquête française qui, avec la création du dépar- tement de Jemmapes (1795), donne au Hainaut des contours assez proches de ceux d'au- Fig. 1. — Évolution territoriale du Hainaut belge, 1668-1814 1/1 Pays et comté de Hainaut, 1668-1678 1/2 Pays et comté de Hainaut, 1678-1737 1/3 Pays et comté de Hainaut, 1737-1794 1/4 Département de Jemmapes, 1794-1814 fit reconnaître la possession de la haute vallée de l'Escaut (Condé, Valen- ciennes, Bouchain, Cambrai) et, sur la Sambre, la ville forte de Maubeuge. La guerre de Succession d'Espagne infligea de rudes épreuves aux Pays- Bas français ravagés par la guerre 1 Par le traité d'Utrecht, la France dut abandonner le Tournaisis annexé depuis 1668, mais elle réussit à conserver le Sud de ce petit pays : la région de Saint-Amand et de Mortagne. La frontière par la suite ne fut plus modifiée que sur des points de détail par les traités des limites de 1769 et 1770 En vérité, l'organisation administrative des territoires flamands, hen- nuyers et cambrésiens devenus français mérite qu'on s'y arrête puisqu'elle varia de la conquête jusqu'au milieu du XVIII siècle. Dans un premier temps, l'intendance de Flandre réunit les villes et châtellenies de Lille, Douai et Orchies, ainsi que Menin, Tournai et le Tournaisis. En 1678 l'intendance, qu'il n'y avait plus grande inexactitude à dire jusqu'alors de Flandre wallonne, s'agrandit considérablement en intégrant les villes et les territoires de Valenciennes, Condé, Cambrai et Bouchain Quant à l'intendance de Hainaut dont le siège était à Maubeuge elle eut évidemment des frontières mouvantes. Son ressort couvrit d'abord les villes et prévôtés de Landrecies, d'Avesnes et du Quesnoy cédées à la France en 1659. Il s'étendit ensuite aux villes et prévôtés de Maubeuge et de Bavay annexées en 1678 Cette organisation dura jusqu'au traité jourd'hui. On observera en 1737 une légère modification des frontières septentrionales du Hainaut autrichien lorsque le pays de Lessines est partagé avec le Brabant. Ces croquis sont librement inspirés des cartes esquissées par Paul HEUPGEN dans sa brochure Le Hainaut. Son territoire. Évolution historique, Mons, 1920, cartes 6 à 9. 1. Faut-il rappeler la prise de Lille par le prince Eugène en octobre 1708 ? Il faut attendre la victoire décisive de Denain (24 juillet 1712) pour que Douai, Le Quesnoy, Bouchain, Saint-Amand soient repris. Lille n'est cependant soustraite à l'occupation hollan- daise qu'après le traité d'Utrecht (se reporter à la mise au point d'Alain LOTTIN, Les grandes batailles du Nord, Paris, 1984, p. 120-150). 2. La guerre de Succession d'Autriche faillit aboutir à une réunification sous domi- nation française de l'ensemble des Pays-Bas français et autrichiens. Cette occupation au moins en Hainaut se fit sans heurts notoires avec les populations dont les autorités françaises respectèrent en général les usages (Louis DEVILLE, L'occupation des Pays-Bas autrichiens par les armées de Louis XV, 1744-1749, Université Libre de Bruxelles, 1959-1960, mémoire de licence inédit). Mais en 1748, au traité d'Aix-la-Chapelle, Louis XV, pourtant en position de force, rendit les Pays-Bas à l'Autriche. 3. Par exemple, le traité de 1769 fit disparaître du Tournaisis et de la Flandre française les enclavements et les villages partagés (GIRARD D'ALBISSIN, op. cit., p. 300-304). Le texte du traité de 1769 a été publié par le comte DE NENY dans ses Mémoires historiques et politiques sur les Pays-Bas autrichiens, p. 265-282. 4. On ne manquera pas de se reporter au mémoire rédigé pour l'instruction du duc de Bourgogne sur L'intendance de Flandre wallonne en 1698. Ce mémoire élaboré par Denis GODEFROY, sous l'autorité de Dugné de Bagnols, a fait l'objet d'une édition critique par Louis TRÉNARD. 5. Jean MOSSAY, Les intendants du Hainaut à Maubeuge 1678-1720, (Mémoires de la Société archéologique et historique de l'arrondissement d'Avesnes, t. 23), 1971, 424 p. 6. C'est ainsi que le mémoire élaboré sur l' intendance du Hainaut en 1697 à l'initiative de l'intendant Voysin fournit une information de qualité sur le ressort de la généralité tel qu'il existait entre juin et septembre 1697 peu avant le traité de Ryswick. L'intendance englobait alors Chimay, Beaumont, Dinant, un grand nombre de localités de l'Entre-Sambre- et-Meuse, ainsi que Mons, Ath et Charleroi (se reporter à l'édition critique d'Hervé HASQUIN). d'Utrecht qui imposa un complet remaniement des divisions administra- tives. Fut alors formée une nouvelle intendance de Flandres par la réunion de ce que la couronne de France gardait de la Flandre maritime aux châtellenies de Lille, Douai et Orchies. Comme les Valenciennois suppor- taient malaisément d'être soumis à l'autorité d'intendants résidant à Lille, la constitution de cette grande généralité des Flandres offrit à la « chef- ville » du Hainaut la possibilité d'échapper à l'attraction politique de la métropole lilloise rivale 1 Dès 1716, Valenciennes parvint à rétablir sa position administrative en obtenant de devenir le chef-lieu de l'inten- dance du Hainaut au détriment de Maubeuge. La généralité bénéficia d'appréciables accroissements au cours du siècle. En 1730, Condé et ses dépendances furent détachés de la Flandre à son profit. Surtout en 1754, le Cambrésis, Bouchain, Saint-Amand, Mortagne et leurs dépen- dances passèrent de l'intendance de Lille à celle de Valenciennes tandis que la généralité de Flandres recevait l'Artois distrait de l'intendance d'Amiens. La carte des subdélégations à la fin de l'Ancien Régime révèle au demeurant un surencadrement administratif de l'intendance de Valen- ciennes. Mais en fait le mailliage des subdélégations n'est serré que dans l'Avesnois qui ne compte pas moins de cinq subdélégations (Bavay, Avesnes, Le Quesnoy, Landrecies et Maubeuge) alors que le Cambrésis qui n'est pas moins peuplé n'en dispose que de deux (Cambrai et Le Cateau). Une fois de plus se trouve vérifiée l'idée que l'implantation d'une institution non créatrice d'emplois comme la subdélégation ne peut être analysée en termes de création d'avantages pour les cités qui les accueillent mais bien comme la reconnaissance d'une prépondérance urbaine locale. La surabon- dance des subdélégations dans l'Avesnois est la traduction administrative d'un espace peu polarisé. Autrement dit, l'analyse des cadres administratifs et politiques suppose une réflexion globale sur les réseaux urbains.

1. Sur les 5 326 km de l'ancien comté, 2 294 (soit 43 % de la superficie totale) constituèrent la partie du Hainaut demeurée à la France au terme des guerres de Louis XIV (selon Maurice-A. ARNOULD, Dénombrement de foyers dans le comté de Hainaut..., p. 321). 2. En d 'autres termes, la généralité de Valenciennes à partir des années 1750 se compose du Cambrésis en totalité, du Valenciennois, de quelques cantons du Tournaisis, de l 'Avesnois, sans oublier les enclaves de Philippeville et Mariembourg en terre autrichienne et les petites villes ardennaises de Givet, Fumay et Revin. 3. Nous avons participé à l'enquête sur les subdélégations lancée par Guy ARBELLOT, Jean-Pierre GOUBERT et J. MALLET, ainsi qu'à la table ronde organisée à ce propos à l'École des Hautes Etudes en Sciences Sociales le 22 avril 1982 sous la responsabilité de Louis BERGERON. Nous tirons ici profit de la réflexion conduite sur l'intendance de Valenciennes qui nous avait été confiée. La Carte des généralités, subdélégations et élections en France àParis. la veille de la Révolution de 1789 a été publiée en 1986, par les Éditions du CNRS, Contrastes et déséquilibres de l'armature urbaine de la Flandre wallonne, du Cambrésis et des Hainaut français et belge Hic et nunc, il n'est manifestement pas opportun de reprendre le débat qui s'est cristallisé sur la définition de la ville d'Ancien Régime Signalons simplement pour faire court qu'aux yeux des contemporains, une agglo- mération pour être perçue comme ville doit posséder le statut de « bonne ville », donc pour reprendre les propres termes de Maurice Arnould, former « une localité qui en raison de son importance administrative, militaire ou économique était admise à traiter directement avec le souverain les ques- tions d'ordre financier et politique » On se doit d'ajouter qu'en Flandre comme en Hainaut, la définition bien connue de la ville proposée en 1671 par le Dictionnaire de P. Richelet n'a rien perdu de son actualité au XVIII siècle : la ville demeure un « lieu plein de maisons et fermé de terrasses et de fossés, ou de murailles et de fossés » En d'autres termes, la ceinture des remparts l'orgueilleux beffroi, mais aussi la jouissance de privilèges dans lesquels les burgenses décèlent autant de « libertés », étaient aux yeux de tous les signes et les rappels constants de la position singulière de la ville dans le pays. Il reste qu'on ne peut s'enfermer dans une définition purement juridique de la ville. Pour être pertinente une définition se doit aussi d'intégrer des paramètres démographiques et fonctionnels. Il est certes bel et bon de rappeler à temps et à contretemps que le critère démographique est insuffisant. Il serait toutefois absurde de pousser la logique adémogra- phique jusqu'à ses ultimes conséquences surtout lorsqu'on prétend dévoiler les traits significatifs des hiérarchies et des réseaux urbains. Qu'on le veuille ou non, lorsqu'on parle de grandes villes, de moyennes et de petites villes, on utilise une classification qui implique une notion de taille. Ayant en d'autres temps dégagé le modèle régional d'urbanisation du 1. Le colloque de Bordeaux a permis d'élaborer une série d'approches pour mieux cerner la petite ville (Jean-Pierre POUSSOU et Philippe LOUPÈS, eds., Les petites villes du Moyen-Age à nos jours. Actes du colloque international de Bordeaux, 25-26 octobre 1985, Paris, 1987, 516 p.). 2. Maurice-A. ARNOULD, « La ville de Chièvres et sa draperie (XIV siècles) », Bulletin scientifique de l'Institut supérieur de commerce de la province de Hainaut, t. 2, 12, 1954, p. 54. 3. Dictionnaire françois, tiré de l'usage et des meilleurs auteurs de la langue, Genève, 1671 (cité par Pierre GOUBERT, L'Ancien Régime, t. 1. La société, Paris, 1969, p. 209). Un siècle plus tard, L'Encyclopédie donne une définition analogue : « Assemblage de plusieurs maisons disposées par rues et fermées d'une clôture commune qui est ordinairement de murs et de fossés. » 4. Nous entendons bien qu'au siècle des Lumières beaucoup de villes de l'intérieur deviennent « ouvertes » en abattant leurs murailles (Jean MEYER, Études sur les villes en Europe occidentale..., t. 1 p. 146 et sq.). Mais tel n'est pas le cas dans une région frontière où toute ville continue à être ceinte de fortifications. C'est ainsi que les murailles de la petite ville d'Ath ont fière allure. Voir ci-après le tableau de Friedrich-Bernard WERNER brossé vers 1715-1729 et gravé par Johan-Christian LÉOPOLD (Archives de la ville d'Ath, Iconographie, 24.47). Ath. Vue panoramique par Friedrich-Bernard Werner gravée par Johan-Christian Leopold vers 1715-1729 (Archives de la ville d'Ath, Iconographie, 24.47. Photo AV Ath). Fig. 2. — Croquis de localisation des villes, bourgs et gros villages (fin XVIII-début XIX siècles) : Flandre wallone, Hainaut et Cambrésis Hainaut français et du Cambrésis à la fin du XVIII siècle on nous permettra simplement de rassembler les conclusions qu'inspirent l'obser- vation des cartes comme le recours à l'analyse statistique A l'évidence, les deux villes-métropoles de Valenciennes et de Cambrai exercent une nette précellence. Leur poids est tel qu'elles ont fait le vide autour d'elles comme l'attestent la longue stagnation de Condé à moins de dix kilomètres de Valenciennes et l'essor entravé de Bouchain qui souffre de sa position équidistante entre Valenciennes et Cambrai. Seuls Saint-Amand et Le Cateau qu'un relatif éloignement protège un peu résistent tant bien que mal à l'attraction des deux cités primatiales. Cette situation a perduré jusqu'à ce que l'odyssée naissante des charbonnages fasse naître des villages- champignons comme Anzin, Fresnes et Vieux-Condé 4 Dans l'Avesnois, comme la carte des subdélégations nous l'a déjà suggéré, le modèle d'urbanisation est radicalement dissemblable. L'absence de gros centre urbain polarisant est au principe de la mise en place d'un réseau de petites villes harmonieusement distribuées dans l'espace (Maubeuge, Landrecies, Avesnes, Bavay). Dans le Hainaut belge la répartition spatiale des localités importantes conduit à des conclusions convergentes. Alors que sur les marges orientales de la province, un « pays » industriel promis à un brillant avenir commence à articuler son développement autour de la ville nouvelle de Charleroi, à l'ouest au contraire la grande cité tournaisienne a fait le vide autour d'elle. La maîtrise de l'espace urbain par la métropole montoise est assez compa- rable à ce qu'on observe dans le Tournaisis, avant que le développement des charbonnages dans le Borinage ne fasse bourgeonner de gros villages de houilleurs comme Paturages, Wasmes, Frameries ou Dour. Si l'on met entre parenthèses cette nouvelle vague d'urbanisation, on constate que les petites et « bonnes villes » de Soignies, du Roeulx et de Binche flanquent Mons vers l'est en une couronne semi-circulaire située à une quinzaine de 1. Philippe GUIGNET, « Contribution à l'étude des réseaux urbains... », in POUSSOU et LOUPÈS, eds., Les petites villes..., op. cit., p. 81-92. 2. Nos conclusions s'appuient en effet sur un examen de la relation entre la taille des villes et leur rang dans une série où les localités supérieures à 2 000 habitants sont classées par ordre décroissant. Dans l'édition abrégée de la thèse, on nous permettra de faire l'économie d'une présentation détaillée de la loi rang-dimension (dite aussi de Zipf-Auerbach) en Flandre wallonne, dans le Hainaut-Cambrésis français et le Hainaut belge. On se reportera aux manuels de statistique de Henri GUITTON, Statistique, 2 ed., Paris, 1971, p. 182-184 et de J. DUBOS, Statistique descriptive en science économique, Paris, 1970, p. 120-121. Nous nous en tenons ici aux résultats d'ensemble. 3. La loi rang-dimension attribue aux villes petites et moyennes une population théorique sensiblement supérieure à la population réelle (par exemple, Maubeuge aurait dû compter 6 680 habitants en 1788 au lieu de 5 175...). 4. Philippe GUIGNET, « La genèse des petites villes du bassin minier du Valenciennois au XVIII siècle. Contribution à l'étude des effets démographiques du développement des charbonnages », Revue du Nord, 279, oct.-déc. 1988, p. 691-716. 5. Les chiffres de population de 1784 et de l'an IX ont été recueillis dans le « Mémoire statistique sur le département de Jemmappes » (Arch. Nat. F 20 142). Les données émanant du recensement de l'an IX sont reprises dans l' Annuaire statistique du département de Jemmapes pour l'an X, Mons, 1802, p. 60-86. On observera que dans le tableau afférent à l'année 1784, nous avons écarté les données approximatives fournies par le « mémoire statistique » pour Tournai, Mons et Ath au profit des informations moins sujettes à caution mentionnées aux notes 3, 4, 6 (p. 33). Des éléments importants de comparaison figurent dans l' étude récemment publiée de Denis MORSA sur « Les petites villes de la principauté de Liège à la fin du XVIII siècle (in Histoire et mesure, 2, 1987, p. 73-92). kilomètres de la métropole. A équidistance de Tournai et de Mons, là où le pouvoir organisateur des grandes villes s'exerce peu ou mal, le terrain était propice au développement en un semis « christallerien » d'un réseau de bourgs et de petites villes gravitant autour de Ath qui domine la contrée s'étendant de la « région des collines » à la frontière française. En Flandre wallonne la répartition spatiale de la population fait apparaître une nébuleuse dont les axes structurants sont loin d'être aussi lisibles que lorsqu'on examine le Hainaut français et belge... Certes une donnée majeure s'impose : l'hypertrophie démographique de Lille qui provoque l'insuffisant développement des villes moyennes Pour le reste, la complexité du réseau urbain résulte de la coalescence de plusieurs nappes successives d'urbanisation. A la trame fondamentale héritée du Moyen Age qui fait graviter à une bonne dizaine de kilomètres de Lille une couronne de petites villes (Comines, Armentières, Seclin, Lannoy), s'est en effet superposé le foisonnement urbain résultant de l'industriali- sation textile. Ce bourgeonnement qui transforme de modestes villages comme Tourcoing, Roubaix ou Wattrelos en gros bourgs industriels est plus intense au nord qu'au sud de Lille. Ce contraste correspond du reste à l'opposition bien connue entre deux grand types européens d'habitat rural dont la limite ouest-est joue exactement à Lille 4 Orchies demeure une petite ville isolée en milieu rural assurant la liaison avec un Douaisis qui, avant la découverte du charbon au milieu du XIX siècle, demeure un secteur bien moins densément peuplé que la région lilloise. Au demeurant, le poids démographique de Douai sans être vraiment excessif explique que, située à trop courte distance, une petite ville-marché comme Marchiennes ait constamment végété. Par ailleurs, Douai n'est pas vraiment entourée de petites villes mais par des bourgs comme Arleux ou, en Artois, Oisy-le-Verger et Vitry. En définitive, cette analyse de l'organisation spatiale de l'urbanisation qui souligne la relative hypertrophie des grandes villes nous justifie personnellement d'avoir retenu comme cadre de notre enquête sur le pouvoir dans la ville six grandes cités ainsi que, dans le réseau au développement entravé des petites villes moyennes, une capitale au petit pied, la bonne ville d'Ath. Avant d'aller plus avant dans la démonstration, précisons toutefois que ces civitates n'enregistrent au siècle des Lumières qu'un essor démographique modéré, voire, pour certaines d'entre elles, une croissance presque nulle.

1. De la répartition uniforme des « places centrales » dans le système hexagonal qu'il envisage, le géographe Walter CHRISTALLER déduit une distance normale entre « gros bourg » ou « petite ville » de l'ordre de 12 km. Se reporter à cet égard à Pierre-Henri DERYCKE, L'économie urbaine, Paris, 1970, p. 61-64 et à Marie-Andrée PROST, La hiérarchie des villes en fonction de leurs activités de commerce et de service, Paris, 1965, p. 61-63. 2. Les chiffres de population ont été recueillis dans l'Annuaire statistique du dépar- tement du Nord. 3. La loi rang-dimension donne à Lille une population théorique de 34 374 habitants, près de deux fois inférieure à la population réelle ! 4. Les géographes ont démontré de longue date qu'au sud, de la Picardie au Mélantois, domine l'habitat groupé ; au nord commence une zone qui s'étend jusqu'en Zélande, en associant l'habitat dispersé à des petites villes et à des bourgs (voir la planche « habitat rural » publiée par Pierre FLATRES. Atlas et géographie de la France moderne. Nord et Picardie, Paris, 1980). Fig. 3. — Croquis de localisation des villes, bourgs et gros villages du Hainaut belge (XVIII-début XIX siècles) Tableau 1. Contribution au signalement démographique des villes, bourgs et gros villages, fin XVIII-début XIX siècles 1. Hainaut français a. Intendance de Valenciennes, 1788

Localités Population théorique >2 000 habitants Population réelle calculée selon la loi rang-dimension 1. Valenciennes 20 689 23 413 2. Cambrai 17 064 12 506 3. Saint-Amand 7 972 8 666 4. Maubeuge 5 175 6 680 5. Le Cateau 5 932 5 459 6. Condé 5 092 4 629 7. Landrecies 3 756 4 026 8. Le Quesnoy 3 652 3 568 9. Solesmes 3 455 3 207 10. Anzin 2 982 2 916 11. Avesnes-sur-Helpe 2 882 2 675 12. Maroilles 2 220 2 472 13. Iwuy 2 212 2 300 14. Catillon 2 140 2 151 Totaux 85 223 84 668 b. Ancienne intendance de Valenciennes, 1806

Localités Population théorique Population réelle calculée selon la loi > 2 000 habitants rang-dimension 1. Valenciennes 19 016 18 884 2. Cambrai 15 608 11 299 3. Saint-Amand 8 178 8 367 4. Condé 6 679 6 761 5. Maubeuge 5 020 5 731 6. Le Cateau 4 133 5 006 7. Solesmes 3 941 4 466 8. Le Quesnoy 3 624 4 045 9. Anzin 3 338 3 707 10. Landrecies 3 292 3 429 11. Vieux-Condé 3 133 3 195 12. Avesnes-sur-Helpe 3 031 2 996 13. Catillon 2 962 2 823 14. Fresnes 2 853 2 672 15. Iwuy 2 798 2 539 16. Gommegnies 2 589 2 421 17. Maroilles 2 256 2 314 18. Hasnon 2 238 2 218 19. 2 066 2 131 20. Avesnes-lez-Aubert 2 053 2 052 21. Haussy 2 051 1 979 22. 2 045 1 912 23. Solre-le-Château 2 011 1 850 Totaux 104 915 102 797 2. Hainaut belge, 1784 Hainaut belge, 1801 3. Flandre wallonne, 1806

Localités Population théorique >2 000 habitants Population réelle calculée selon la loi rang-dimension 1. Lille 61 427 34 374 2. Douai 18 461 18 167 3. Tourcoing 11 999 12 511 4. Roubaix 8 724 9 602 5. Armentières 7 542 7 820 6. Wazemmes 5 069 6 612 7. Comines 4 777 5 738 8. Wattrelos 3 969 5 075 9. Quesnoy-sur-Deûle 3 624 4 553 10. Wambrechies 3 481 4 133 11. Linselles 3 157 3 786 12. Orchies 2 841 3 495 13. Halluin 2 831 3 247 14. Coutiches 2 775 3 033 15. Templeuve 2 764 2 848 16. Marcq-en-Barœul 2 706 2 682 17. Annoeullin 2 639 2 536 18. Seclin 2 585 2 407 19. Roncq 2 575 2 290 20. Bondues 2 388 2 184 21. Marchiennes 2 355 2 088 22. Erquinghem 2 345 2 001 23. Sin-le-Noble 2 292 1 921 24. La Bassée 2 209 1 847 25. Wavrin 2 146 1 779 26. Cysoing 2 026 1 716 Totaux 169 747 148 421 Tournai est certes la ville la plus peuplée de Wallonie après Liège mais sa stagnation démographique ne peut guère être contestée. Il paraît acquis qu'à la fin du XVII siècle Tournai comptait environ 24 000 âmes Pour le milieu du XVIII siècle, A. Bozière ne fait plus état que de 21 380 Tournaisiens ce ressac démographique traduit du reste fidèle- ment une crise socio-économique attestée par ailleurs. Le dénombrement de 1783 révèle, il est vrai, un estimable redressement démographique qui ne hisse toutefois le nombre des habitants (25 662) qu'à un niveau à peine supérieur à celui du siècle précédent. La population athoise si l'on en croit les travaux récents de P. Deloge 4 connaît une croissance moins poussive qu'à Tournai (5 800 habitants à la fin du XVII siècle, 6 600 en 1784). La progression (+ 13 %) demeure néanmoins bien plus modérée qu'à Mons qu'un allègre essor porte de 15 291 âmes en 1695 à 19 986 en 1784 Lorsqu'il s'efforce de récapituler en une brève synthèse l'évolution démographique séculaire de Lille, Valenciennes, Cambrai et Douai, l'his- torien est singulièrement embarrassé par la valeur fort inégale des sources dont il peut tirer parti. Pour Lille, on dispose de chiffres dignes de foi, du rattachement à la France à 1740 7 Au cours de cette période, l'essor démographique de la cité est impétueux, puisque le nombre de Lillois passe de 45 171 en 1677 à 63 484 en 1740. Au delà, les dénombrements font cruellement défaut. Certains historiens sont enclins à penser que Lille, au mieux, stagne L'examen de la courbe des naissances enregistrées dans le second XVIII siècle nous inciterait plutôt à retenir l'hypothèse d'une progression à un rythme ralenti. Dans notre première thèse, nous avons longuement ausculté les struc- tures et le devenir démographiques de Valenciennes ce qui nous dispense d'amples développements 9 Retenons simplement ici la stagnation de cette cité qui, forte de 20 012 habitants lors de son incorporation à la France, n'en compte encore que 20 689 à la veille de la Révolution. Pour Cambrai et Douai, on est réduit au délicat maniement de chiffres imparfaits qui ne laissent cependant pas planer de doute sur la réalité de la croissance démographique des deux cités. L'essor est particulièrement spectaculaire à Douai dont la population passe de 13 048 habitants en

1. A.M. HOVERLANT DE BAUWELAERE, Essai chronologique pour servir à l'histoire de Tournai, t. 80 et Pierre BRIFFAUT, « Statistique démographique de Tournai en 1696 », p. 13- 2. Aimé-François-Joseph BOZIÈRE, Tournai ancien et moderne..., p. 87. 3. AE Tournai : Archives des États du bailliage de Tournai-Tournaisis, 3636. occidental.4. Pascal DELOGE, Histoire d'une croissance démographique urbaine en Hainaut 5. Mémoire publié et commenté par Hervé HASQUIN, L'intendance du Hainaut en 1697. Mons aurait compté, en 1697, 4 478 feux et 15 291 habitants (p. 97). 6. AGR : Conseil Privé, 1339 et 1340. 7. La population lilloise fut dénombrée en 1677 et 1686. En 1740, un dernier dénombrement eut lieu (voir Pierre DEYON, « Dénombrements et structures urbaines », Revue du Nord, 210, juil.-sept. 1971, p. 495-508). 8. L'hypothèse d'un recul de la population a la faveur de L. TRÉNARD (Histoire des Pays-Bas français, p. 320). 9. Valenciennes et le Valenciennois furent soumis à cinq dénombrements : 1678, 1680, 1686, 1693 et 1699 (voir GUIGNET, Mines, manufactures..., op. cit., p. 254-283). 1716 à 18 044 en 1789 1 Si l'on en croit les états statistiques dressés par le subdélégué, Cambrai aurait compté 17 064 ressortissants en 1788 En amont, on doit se contenter des 2 993 feux signalés par Saugrain en 1720. Bien qu'il soit toujours malaisé de savoir de combien de personnes chaque feu est composé il paraît licite de risquer une évaluation approximative en fonction du coefficient multiplicateur du feu mis en évidence à Lille en 1686 (soit 4,70). Dans cette hypothèse, il faut admettre que Cambrai comptait au temps du Régent environ 14 000 habitants. Dès lors la population cambrésienne se serait accrue de près de 20 % au cours du siècle. Au total, on est donc tenté de conclure que ce sont non les villes manufacturières mais les cités aux fonctions administratives et religieuses les plus manifestes qui ont connu, à partir d'un niveau initial de peuple- ment assez médiocre, l'essor le plus notable. Demeure le problème de savoir si les structures de l'emploi dans les diverses villes sont aussi contrastées qu'on le pense ordinairement.

Des structures socio-professionnelles contrastées ? La topographie documentaire ne permet pas d'analyser avec finesse l'évo- lution économique de Tournai, Ath et Mons mais il est possible encore aujourd'hui de se faire une idée des forces et des faiblesses économiques des trois cités. Les historiens tournaisiens considèrent habituellement que Louis XIV s'empara en 1667 d'une ville économiquement affaiblie mais que l'installation d'un Parlement et les incitations prodiguées au dévelop- pement économique eurent pour effet de réveiller la vieille cité. Force est pourtant de constater que les guerres de la fin du Grand Règne brisèrent net ce redémarrage et que le passage à la Maison d'Autriche fit perdre à Tournai son Parlement. Le secteur textile reçoit alors le coup de grâce : le nombre des métiers de hautelisse qui était encore de 345 en 1701 s'effondre pour ne plus atteindre que 90 en 1720 Ce déclin industriel explique le développement du paupérisme, rend compte du ressac démographique que nous avons indiqué. Cependant dans le second XVIII siècle, on ne peut continuer à parler de « Tournai languissante à défaut de commerce » Il ne semble même pas exagéré d'évoquer une relance économique après 1750. La démographie 1. Bernard LEFEBVRE, Douai sous la Révolution, t. 2, p. 156-163. 2. ADN : C 5650. 3. Le Père Mols a écrit des pages pénétrantes à ce sujet (Introduction à la démographie historique des villes d'Europe du XIV au XVIII siècle, Louvain, 1954, p. 100 et sq.). 4. Matthieu PINAULT, Histoire du Parlement de Tournay contenant l'établissement et le progrès de ce tribunal, Valenciennes, 1701, 282 p. Louix XIV fit construire une nouvelle citadelle, moderniser les remparts, canaliser et débarrasser de ses entraves le cours de l'Escaut (notice de Chantal VRANCKEN-PREUD'HOMME et Gaston PREUD'HOMME in Hervé HASQUIN, ed., Communes de Belgique. Dictionnaire d'histoire et de géographie administratives, Wallonie, 1980, p. 1488. 5. Eugène SOIL DE MORIAMÉ, Les tapisseries de Tournai », p. 3. 6. Mémoire de Delevigne de Mortange (1 août 1752) (AGR : JAAS 1236). d'entreprises reprend en effet avec une vigueur inusitée, puisque l'enquête industrielle de 1764 publiée par P. Moureaux 1 ne dénombre pas moins de onze créations manufacturières entre 1749 et 1762. Outre la porcelaine qu'illustre la manufacture Peterinck l'industrie textile est fortement représentée (rubans, camelots, toiles, mouchoirs, fils de coton). Il ne faut assurément pas confondre créations d'entreprises et réussites industrielles mais l'analyse du trafic fluvial au travers des comptes des droits perçus au Pont-des-Trous confirme que l'économie tournaisienne sort de sa léthargie, même si Tournai « n'est en rien une plaque tournante sur le plan commercial » ni un puissant centre d'impulsion pour le grand négoce international. La petite ville d'Ath ne présente pas au XVIII siècle un profil économique marqué par une nette domination d'un secteur d'activité. Même si Ath garde un rôle non négligeable comme marché du lin et des toiles, la production toilière n'est plus à cette époque l'activité-reine de la cité. C'est pourquoi, la structure de la production athoise se caractérise par la présence de petits ateliers dispersés dans des secteurs aussi différents que les raffineries de sel, la fabrication des chapeaux ou les tanneries Au crépuscule du siècle, la documentation moins clairsemée autorise à tracer un profil socio-professionnel plus précis 6 A l'évidence, avec 6,8 % d'agriculteurs Ath mérite pleinement son statut urbain. Alors que les journaliers (donc une main-d'œuvre partiellement inoccupée) et les domes- tiques regroupent près d'un quart de la population, le secteur textile avec 12,2 % des actifs n'occupe plus qu'une place très minoritaire. En définitive, les forces vives de l'économie athoise paraissent se rassembler dans deux grands secteurs : les activités liées à la commercialisation et au transport des productions agricoles et manufacturières du plat pays (20,3 % des actifs) et par ailleurs une palette assez diversifiée de professions artisanales (36,47 %) répondant aux besoins d'une population de 6 000 âmes (alimen- tation, habitat, vêtements, chaussures, réparations diverses, etc.). Lorsqu'on aborde l'étude des assises économiques de Mons, on est évidemment tenté de reprendre l'image traditionnelle d'une ville peuplée de nobles, de religieux, d'hommes de loi et d'écoliers Ce cliché serait toutefois fallacieux s'il inclinait à passer sous silence les activités de production et les négoces variés qui fleurissaient dans la capitale du Hainaut belge. Bien sûr, Mons fut d'abord une ville à vocation administrative, judiciaire, politique et militaire. Depuis le Moyen Age, les affaires concer- nant le Hainaut se traitent à Mons et le Conseil souverain de Hainaut a

1. Philippe MOUREAUX, La statistique industrielle dans les Pays-Bas autrichiens..., t. 1, p. 510 et sq. 82. 2. Id., « La politique économique du gouvernement des Pays-Bas autrichiens... », p. 81- 3. Micheline BOUTELIER, Le trafic fluvial à Tournai d'après les comptes des droits perçus au Pont des Trous 1652-1794, Université Libre de Bruxelles, 1963, 187 p., passim (mémoire de licence). 4. Philippe MOUREAUX, « Documents sur l'activité économique à Tournai... », p. 33. 5. Id., La statistique industrielle..., p. 635-639. 6. DELOGE, op. cit., p. 138. 7. G. SOHIER, « La vie montoise de 1750 à 1800 ». pour effet d'entretenir un nombre imposant d'hommes de loi et d'avocats Il ne faut pas pour autant sous-estimer le monde de la production et du travail qui s'affaire dans Mons. La difficulté, c'est que la documentation ne permet pas de présenter la répartition globale de la population montoise à l'époque autrichienne. En agrégeant les données éparses collationnées par J.-J. Heirwegh on n'est pas à vrai dire étonné de constater que les métiers des cuirs et peaux rassemblent 150 actifs et l'alimentation 700 artisans. L'existence d'une strate de population à fort pouvoir d'achat rend viables de tels secteurs d'activité. Il est plus significatif que Mons ait compté vers 1750-1760 au moins une quarantaine de négociants toiliers ou drapiers. Encore au XVIII siècle, la manufacture par excellence de Mons était celle des étoffes et une famille patronale comme celle des Amand rassemblait jusqu'à 80 ouvriers dans un seul local ce qui pour l'époque dénote un haut degré de concentration. Quant aux nouvelles fabriques citées dans l'enquête de 1764 (fabriques de pannes, camelots, flanelles, bas à l'outil, étoffes de coton), elles ne pouvaient avoir que d'appréciables effets inducteurs d'em- plois même s'il est difficile d'en évaluer exactement la portée Enfin on ne saurait oublier l'importance du travail de la dentelle dont l'essor est vigoureux après la fin de la guerre de Succession d'Autriche. Les chiffres sont certes fluctuants mais attestent un investissement privilégié de la main-d'œuvre féminine dans la confection de dentelles au point de Malines ou de Valenciennes. Mons est au vrai très proche de sa rivale valenciennoise non seulement par le type de dentelle réalisée mais par la structure binaire de la production qui est soutenue à la fois par l'inlassable activité des pensionnaires des fondations charitables et celle d'un salariat de dentellières indépendantes 6 Pour les quatre villes françaises des provinces septentrionales que nous avons retenues, nous disposons heureusement de sources fiscales nominatives qui n'ont jamais existé dans les « provinces belgiques » du Hainaut et du Tournaisis. Nous n'ignorons pas que pour mesurer les volumes d'emploi, les registres de capitation du fait des exemptions et de l'insuffisante prise en compte des activités féminines sont des instruments imprécis 7 Mais pour reprendre un mot d'E. Labrousse, « faire des pesées justes avec des balances fausses » est l'exercice délicat auquel tout historien moderniste est convié sous peine de se condamner au silence. Comparons tout d'abord les deux principales villes de l'intendance du 1. L'archiviste A. CARLOT fait état de 294 avocats à Mons à la veille de la Révolution (« Considérations sur l'histoire de la ville de Mons », in ACAM, t. 55, 1937-1938, p. 11). A cet égard, on peut profitablement se reporter à Michel-Joseph FONSON, Petit tableau de la ville de Mons, Mons, 1784, p. 31-36, passim. 2. Jean-Jacques HEIRWEGH, « Artisanat et industrie à Mons au XVIII siècle », p. 296- 299. 3. Id., Ibid., p. 309-310. 4. MOUREAUX, La statistique industrielle..., op. cit., p. 555-565. 5. Selon les sources, il y aurait eu 151 dentellières en 1766, 229 en 1767, 259 en 1768, 271 et 122 fileuses et dentellières en 1769. Un document va jusqu'à signaler 1200 dentellières en ville en 1776 ! Ces variations à peine croyables s'expliquent pour une part par l'existence de dentellières occasionnelles que l'on omet souvent de recenser (chiffres recueillis dans un tableau dressé par HEIRWEGH, loc. cit., p. 311). 6. GUIGNET, Mines, manufactures..., op. cit., p. 535-596. 7. Pierre DEYON, Amiens, capitale provinciale..., p. 241. Hainaut français. Nous avons dépouillé les registres valenciennois de 1786 qui se recommandent par la qualité de leur présentation Pour Cambrai, le choix s'impose de lui-même puisque les seuls rôles de capi- tation qui aient subsisté pour le XVIII siècle sont ceux de 1790 L'aptitude comparative de deux séries de registres n'est pas parfaite 3 mais n'empêche pas de confronter la stature socio-professionnelle des deux villes. L'examen des résultats (tableau 2) confirme certaines intuitions suggérées par une connaissance préalable du terrain. La présence de près de 6 % de capités appartenant à la gent cléricale n'étonne pas davantage que la présence d'une importante domesticité liée au séjour privilégié dans cette ville des riches... et des rentiers. Alors que, ce que l'on soupçonnait déjà, la géographie du livre et de l'édition trouve à Cambrai un point d'ancrage privilégié, la primauté des négociants valenciennois dans le commerce international des linons et des est bien en harmonie avec le superbe envol de la courbe des toiles fines enregistrées au bureau de marque de Valenciennes 5 Cette radiographie comparée de la granulation professionnelle des deux métropoles apporte également son lot de surprises. La principale a trait au poids de la main-d'œuvre « industrielle » et des milieux artisanaux à Cambrai. A la fin de l'Ancien Régime, l'effondrement de la mulquinerie valenciennoise est si vertigineux que Cambrai compte une frange d'actifs voués au travail textile plus nombreux qu'à Valenciennes. Par ailleurs, lorsqu'on examine l'aire professionnelle des métiers artisanaux traditionnels (vêtement, cuirs et peaux, bâtiment, bois et métaux), on est frappé par la similitude des profils d'activité des deux villes. Bref, si l'on s'en tient aux tendances révélées par les chiffres, Cambrai n'est pas une ville moins manufacturière que Valenciennes, au moins dans les années 1780. Comme la présence des services de l'intendance à Valenciennes n'a que des répercussions limitées sur les structures de l'emploi, on aurait tort d'exa- gérer les contrastes entre les deux villes, même s'il demeure vrai que Valenciennes est plus négociante que la cité archiépiscopale. Peut-on dire que Douai est plus conforme que Cambrai à l'image traditionnelle que les contemporains eux-mêmes en donnent ? Par exemple Jean-Baptiste Christyn dans les Délices des Pays-Bas fait de l'Univesité 1. AM Valenciennes : CC 1246. 2. ADN : L 10526, Supplément. 3. Alors que Valenciennes compte une population sensiblement supérieure à celle de Cambrai, le nombre des capités cambrésiens est presque double de celui des contribuables valenciennois. Ce fort décalage s'explique pour une part par la suppression des exemptions fiscales en 1790. Mais la raison majeure n'est pas là : à Cambrai, on note scrupuleusement les domestiques alors, que, curieusement, à Valenciennes on omet de le faire. De la même manière, le travail textile féminin est peu pris en compte par les rôles valenciennois. 4. Nous avons appliqué la même grille socio-professionnelle aux deux sources. Dans le secteur productif, les activités sont distribuées en fonction de la nature finale des objets fabriqués : produits textiles, vêtements, aliments, bâtiments, etc. Dans le domaine des services prennent place les fonctions de communication lato sensu, soit pour reprendre les termes de J.-C. PERROT, « les échanges de biens » (transport, négoce), d'« informations » (enseigne- ment et animation culturelle) et tout ce qui concourt à la régulation du corps social (hygiène et santé, service domestique, administration, etc.) Cf. Jean-Claude PERROT, Genèse d'une ville moderne : Caen au XVIII siècle, p. 322. 5. Philippe GUIGNET, « Adaptations, mutations et survivances proto-industrielles dans le textile du Cambrésis et du Valenciennois... », p. 32-36. Tableau 2. Répartition de la population active à Valenciennes et à Cambrai, 1786-1790

l'élément essentiel de la vie douaisienne, consacre au Parlement un large développement et met en valeur les fonctions religieuses comme le rôle militaire de la cité L'abbé Expilly abonde dans le même sens Les chiffres valident-ils cette image de la ville communément reflétée par les observateurs ? Nous négligerons cette fois le registre de capitation de 1770 dont l'exploitation proposée à ce jour est inutilisable dans la pers- pective qui est la nôtre Adressons-nous d'abord au « tableau des profes- sions masculines par quartier » établi en 1796-1797 4 La ventilation socio- professionnelle à laquelle nous parvenons confirme pour l'essentiel ce que les source « qualitatives » nous apprennent sur les activités douaisiennes : l'insigne faiblesse des actifs travaillant dans le secteur textile et la médiocre surface sociale des négociants confirment que si l'on cherche dans la France 1. Jean-Baptiste CHRISTYN, Les délices des Pays-Bas, 1 édition 1697, 7 édition, 1786, Paris-Anvers, vol. 3, p. 113 et sq. 2. Abbé Jean-Joseph EXPILLY, Dictionnaire géographique et politique des Gaules et de la France, Paris, 1762, t. 2, p. 680. 3. Danièle ZUR, La société douaisienne dans la seconde moitié du XVIII siècle, Lille, 1968, 113 p. (mémoire de maîtrise). 4. AM Douai : GI 88, 89, 90, 91. Ces données résultent d'une enquête réalisée en l'an V pour l'établissement de l'assiette des contributions. Tableau 3. Répartition de la population active à Douai en 1796-1797

du Nord au XVIII siècle une ville importante qui n'a pas lié son destin aux manufactures, c'est bien à Douai qu'on la trouve. En revanche, la place significative des métiers artisanaux traditionnels et la sur-représen- tation des professions de l'alimentation correspondent à la logique de consommation d'une strate sociale dominante opulente. Enfin si le poids du clergé et des domestiques dans la société douaisienne est outrageusement déprimé par la conjoncture révolutionnaire, l'image d'une ville à vocation politique et judiciaire est confortée par la présence de plus de 10 % des Douaisiens se consacrant encore sous le Directoire à des fonctions admi- nistratives. Dans quelle mesure la ville de Lille s'inscrit-elle en rupture avec le modèle politique, administratif, judiciaire... et résidentiel qu'incarne Douai à la perfection ? Comment faire efficacement le point lorsqu'un chercheur qui ne peut compter que sur ses propres forces est confronté à une métropole de 60 000 âmes ? Nous avons résolu de reprendre de façon synthétique les données fiscales collectées par S. Tissot pour 1760 et 1785 1 tout en les situant dans une perspective comparatiste qui leur donne un éclairage différent. A la lecture du tableau 4, on se doit de mettre en évidence que la réputation de grande ville manufacturière qui est faite à Lille n'est que partiellement justifiée Dans le second XVIII siècle, moins de 1 000 actifs

1. Sylviane TISSOT, Les registres de capitation à Lille au XVIII siècle. Bien que la grille socio-professionnelle mis en œuvre par S. TISSOT soit différente de la nôtre, la démarche adoptée est suffisamment proche de nos propres choix pour que ne soit pas justifié, comme nous l'avons fait pour Valenciennes, Cambrai et pour une part Douai, un dépouillement intégral de près de 20 000 cotes d'imposition. 2. Le Dictionnaire de Robert DE HESSELN note comme allant de soi : « L'industrie est portée à Lille à un très haut point : c'est à cette industrie que cette ville est redevable des grandes richesses dont elle jouit » (Dictionnaire universel de la France..., Paris, 1771, t. 3, p. 627). lillois se livrent à des activités textiles. Nous entendons bien que l'on n'observe pas dans la capitale de la Flandre wallonne le même dépérisse- ment des forces productives vouées au textile que dans une ville du lin comme Valenciennes, en revanche à Lille également la pression concurren- tielle exercée par les fabriques rurales se fait bel et bien au détriment des producteurs intra-muros 1 De la même manière, il est patent que les métiers artisanaux traditionnels pèsent moins lourd dans l'emploi lillois qu'à Valenciennes et même qu'à Cambrai, et que de surcroît ils sont en voie de régression numérique. Tel n'est pas le cas du négoce notamment textile qui témoigne d'une santé florissante. De ce point de vue, le sieur Tiroux est fondé à identifier dans Lille « l'âme du négoce » Il serait néanmoins exagéré de présenter une analyse unilatéralement négociante des milieux dirigeants lillois. On n'a pas, selon nous, suffisamment souligné que le nombre des rentiers double à Lille en un quart de siècle et qu'il forme en 1785 un groupe social trois fois plus nombreux que l'ensemble des négociants, des ban- quiers et des manufacturiers 3 Tableau 4. Évolution des volumes d'emploi à Lille d'après les registres de capitation Incontestablement, bien que le fonctionnement des structures admi- nistratives en place ne nécessite pas le recours à une imposante bureau- cratie, les professions liées directement à la production sont de plus en plus minoritaires. Que près de 30 % des actifs soient des gens de maison ouvre des aperçus inattendus dans une « ville de commerce » sur le mode de vie et de consommation des diverses fractions de l'oligarchie. Assuré- ment, il ne faut pas pousser le paradoxe trop loin en niant que Lille est encore une ville ouvrière et manufacturière à la veille de la Révolution, mais elle l'est de moins en moins. Quant aux milieux dirigeants que dominent les officiers de haut rang et les membres du Magistrat, ils sont largement investis par la marée montante des ramasseurs de rentes, de tous ceux qui vivent bourgeoisement de leurs biens. Mais à côté de ces oligarchies bien assises et caractéristiques de la société d'Ancien Régime, se développe et s'enrichit une bourgeoisie dynamique de grands négociants et d'entrepreneurs appelée à devenir dès la Révolution française le fer de lance des classes dirigeantes lilloises. Au total, les profils socio-économiques de trois des quatre villes (Valenciennes, Cambrai et Lille) ne sont pas aussi dissemblables qu'on aurait pu le croire a priori, même si Cambrai ne peut prétendre jouer comme Lille et Valenciennes, le rôle de plaque tournante du grand commerce international. Seule Douai, une authentique ville de résidence, apparaît un cas vraiment singulier dans la typologie des villes de la région. C'est dire que sur le plan économique et social, le cas douaisien mis à part, les convergences l'emportent sur les distorsions. Il importe à l'évi- dence de ne pas oublier la force de ces analogies fonctionnelles lorsqu'on examine les constitutions municipales de ces cités au caractère apparem- ment disparate. CHAPITRE II

Ancienneté et force de constitutions municipales qui s'accomodent d'un jeu politique mouvant et multipolaire

La physionomie politique des villes principales de Flandre wallonne, du Tournaisis et du Hainaut présente encore au XVIII siècle une gamme assez variée d'institutions. Mais l'esprit qui anime ces institutions ne diffère pas fondamentalement d'une cité à l'autre : c'est un esprit républicain. Pour désigner les « bonnes villes » que nous étudions, l'expression de « république urbaine », du strict point de vue juridique, n'est pas licite 1 dans la mesure où à aucun moment, aucune d'entre elles, sauf Tournai, n'a vraiment formé un État, à l'exemple d'une cité italienne comme Gênes. Néanmoins, si l'on examine la réalité des pouvoirs exercés par les gouver- nements municipaux, force est de constater que ceux-ci se sont dotés au Moyen Age de vrais pouvoirs régaliens (droit de vie et de mort, autonomie financière, droit de législation). Nous entendons bien que, aux XVII et XVIII siècles, ces pouvoirs sont en recul, mais — nous y reviendrons chemin faisant — ils sont bien loin d'avoir disparu. C'est pourquoi, en dépit des réserves qu'inspire la seule histoire du Droit, il nous arrivera d'user de façon provocatrice de ce concept de « république urbaine ». Ainsi marquerons-nous avec plus de force l'esprit républicain des cités qui « n'est pas tant s'en faut un esprit anti-dyna- mique » Le trait dominant de ce modèle urbain d'organisation politique n'est pas, en effet, le refus de toute reconnaissance symbolique d'un pouvoir princier supérieur. C'est le souci de mettre la « commune » à l'abri de toute action effective du pouvoir souverain ; bref, cet esprit républicain répond à la volonté tenace d'administrer ses propres affaires et de rendre justice à ses bourgeois sans que le contrôle des autorités supérieures ait un réel contenu.

Disparités institutionnelles et analogies fonctionnelles des constitutions municipales Présenter le large éventail de régimes municipaux des sept villes étudiées est une indispensable introduction à l'analyse plus vaste des rapports de pouvoir et des modalités d'exercice de la responsabilité politique dans les villes qui constituent le cœur de notre recherche. 1. C'est la thèse qu'expose Gérard SIVERY in Henri PLATELLE, ed., Histoire de Valenciennes, p. 52. 2. Edmond POULLET et Prosper POULLET, Histoire politique nationale, t. 2, p. 102. Il est classique de dire que les institutions politiques de l'Ancien Régime ne sont pas uniformes et homogènes. Ce qui est vrai des Etats l'est aussi, et peut-être davantage encore, des villes. La singulière diversité des constitutions urbaines défie la classification, cet exercice favori de la philosophie politique. Soulignons au préalable que ces constitutions subi- rent peu de changements aux temps modernes. En conséquence, le bâti institutionnel en place au XVIII siècle a été légué par la succession des temps et prend racine dans les acquis du « mouvement communal » si intense dans cette contrée au Moyen Age. Évoquer succinctement les origines des Magistrats n'est donc pas s'éloigner du sujet mais contribuer à sa compréhension. Le critère de rangement que nous retenons tient compte par conséquent de l'historicité des régimes municipaux, bref de leur ancienneté relative. Ce critère de rangement, pour imparfait qu'il soit, nous paraît d'autant plus adéquat que la mémoire historique est une dimension fondamentale de la culture historique des milieux scabinaux.

Valenciennes : « On ne peut comparer cette ville qu'à celles appelées hanséatiques » C'est en ces termes qu'en août 1787, l'intendant Sénac de Meilhan, convié à rapporter sur les assemblées provinciales prévues par l'Edit du 17 juin, s'exprime dans un mémoire adressé au contrôleur général Laurent de Villedeuil. Visiblement fasciné par la bizarrerie institutionnelle du régime municipal valenciennois, Sénac montre à quel point la province dont il a la charge échappe aux grilles de lecture dont les bureaux de la monarchie administrative usent ordinairement. Il révèle « la constitution vraiment singulière » de Valenciennes qui « forme une province à elle seule avec sa banlieue ». A deux reprises, il répète que la « puissance des États a passé à l'ordre municipal », que sous la domination de la maison de Bourgogne et de celle de l'Espagne, Valenciennes était comptée au nombre des XVII provinces et envoyait régulièrement quatre députés aux Etats généraux à Bruxelles. Que cette prétention des Valenciennois à former une province à part et un Etat particulier, indépendant du reste du Hainaut, soit étayée par des bases historiques assez incertaines importe finalement assez peu L'essentiel, c'est que cette perception de l'espace politique, qui dès l'époque bourguignonne permettait à Valenciennes de se démarquer de Mons, ait été entérinée par les autorités françaises jusqu'à l'extrême fin de l'Ancien Régime.

1. Arch. Nat. : H1 370 (Mémoire du 21 août 1787). 2. Le chanoine Henri PLATELLE observe qu'en 1407, le comte de Mons récupéra Valenciennes et son comté ; les Valenciennois affirmèrent ensuite qu'il s'agissait d'une simple union personnelle et que les deux comtés conservaient leur individualité. En fait, les sources ne permettent nullement de savoir « dans quelles conditions se fit ce retour au giron commun » (Histoire de Valenciennes, p. 24). Une « antiquité » dûment attestée Un tel prestige s'explique pour une part par l'indiscutable ancienneté de la constitution municipale. Faut-il rappeler que la « charte de la Karitet » de Valenciennes (1066-1070) contient les plus anciens statuts que l'on ait conservés d'une guilde médiévale 1 Bien sûr, ce règlement n'est pas une charte de franchises urbaines, mais il a frayé la voie vers la conquête des libertés municipales. Une étape décisive est en effet franchie en 1114, quand le comte de Hainaut Baudouin III octroie à la ville une « paix » qui est cette fois une authentique charte communale Des jurés et des échevins sont clairement chargés de l'administration communale et des offices de justice. Toutefois ni leur nombre ni leur mode de désignation ne sont indiqués dans l'acte. Ce n'est qu'en 1302 que le comte Jean II d'Avesnes, tout en reconnaissant les privilèges de la commune dans une charte, fixe définitivement le nombre des membres du Magistrat (douze échevins et un prévôt) et décide que le corps échevinal sera désormais renouvelé chaque année au mois de mai La charte fait également mention d'un Grand Conseil que l'échevinage se doit périodiquement de consulter. On ignore au vrai la date exacte de création de cette assemblée que Guichardin encore au XVI siècle compare aux comices centuriates de l'ancienne Rome. Mais la signification politique et sociale de ce Grand Conseil ne peut échapper à quiconque : il s'agit bien là d'une structure de participation qui tient lieu d'assemblée générale des habitants, sans qu'il faille y voir nécessairement une manifestation démocratique puisque l'ensemble des habitants n'y est pas convié. Il est attesté que, dès le XIII siècle, ce Grand Conseil se composait de deux cents membres choisis parmi les bourgeois les mieux établis, tenus pour suffisamment représentatifs pour être consultés. Jusqu'au XVI siècle, le Grand Conseil fait figure d'institution vigoureuse prenant position sur un nombre imposant de questions administratives A l'extrême fin du XV siècle, le dispositif institutionnel valenciennois fut parachevé par un « mandement de Philippe le Beau » touchant la réforme de la ville de Valenciennes (22 mars 1497) L'innovation essen- tielle introduite par cette réforme est l'adjonction au corps échevinal d'un second conseil, dit « Conseil Particulier » composé de vingt-cinq membres. Cette chambre de réflexion est plus spécialement chargée de l'examen des questions administratives et financières ; en revanche, les affaires de justice ne sont nullement de son ressort. Ce Conseil Particulier constitue une structure d'accueil pour les « échevins descendants » et de formation pour les jeunes sujets venus s'aguerrir aux difficultés de la gestion urbaine avant « de monter » au Magistrat. 1. Il s'agit en la circonstance d'une guilde de marchands trafiquant des produits du textile local (Ibid., p. 25-27). 2. Pour la charte de 1114, on dispose dorénavant de l'étude presque exhaustive de Philippe GODDING et Jacques PYCKE, La paix de Valenciennes de 1114, Louvain-La-Neuve, 1981, 142 p. 3. Chanoine Hubert LANCELIN, Histoire de Valenciennes depuis ses origines, p. 77- 79. 4. Cité par Louis CELLIER, « Une commune flamande. Recherches sur les institutions politiques de la ville de Valenciennes », p. 115 et sq. 5. Ibid., p. 63-65. Après les dures épreuves des luttes religieuses du second XVI siècle, la nécessité d'une remise en ordre se fait sentir. C'est pourquoi le 28 mars 1615, les archiducs Albert et Isabelle promulguent un vaste règlement qui en vingt-cinq chapitres embrasse tous les sujets que comporte l'adminis- tration de la cité 1 En ce qui concerne plus particulièrement l'organisation du pouvoir municipal, le règlement s'efforce de limiter la concentration de la responsabilité politique entre quelques familles. Il bride les éventuels élans de cupidité des échevins, en fixant les émoluments destinés à chacun, en interdisant le cumul des offices de gestion financière et des fonctions échevinales. Les archiducs par ailleurs semblent porter un intérêt marqué pour le Grand Conseil dont ils définissent une périodicité trimestrielle des réunions et dont surtout ils fixent avec fermeté la composition. Le pouvoir souverain s'inquiète en effet de l'absentéisme sévissant dans un Conseil où se trouvent souvent moins de cent personnes, « plu- sieurs remarquables bourgeois de la ville... étant défaillant de s'y trouver » (chapitre II, article I). Tout se passe donc comme si. l'usage des assemblées générales se perdant progressivement, les injonctions du pouvoir espagnol visaient à en assurer le maintien, en donnant au Grand Conseil un encadrement juridique plus ferme et une base sociale stable Toutefois, le règlement de 1615 ne suffit pas à redonner une réelle vigueur à cette vieille institution dont on ne trouve plus trace d'une quelconque réunion à l'époque française 3 Pourtant les autorités françaises se gardèrent bien de réformer les structures du régime municipal, qui demeurait à la fin de l'Ancien Régime ce qu'il était en 1615. Mais comme le Grand Conseil n'avait jamais été supprimé, il demeurait un ultime recours pour les oligarchies scabinales en cas de péril extrême. C'est ce qu'il advint en 1787-1788, lors de la mise en place d'assemblées provinciales qui lésaient la primauté valenciennoise 4 Si le magistrat sauf exception ne jugeait plus nécessaire de convoquer le Grand Conseil, il réunit le Conseil Particulier au moins une fois par semaine Il bénéficie surtout en permanence du concours d'authentiques professionnels de la gestion en la personne de six officiers siégeant dans ce qu'on appelait habituellement au XVIII siècle le « bureau héréditaire ». Parmi ces collaborateurs, se détachent les deux conseillers pensionnaires dont la compétence devait être presque universelle. Ces juristes confirmés aidaient les échevins de leurs lumières dans l'exercice de la justice, se devaient de connaître à fond la jurisprudence locale, de ne rien ignorer des franchises et privilèges de la ville, de maîtriser les grands enjeux de la politique commerciale et manufacturière si essentielle en un temps où les gouvernements municipaux s'engagent pleinement sur le terrain éco- 1. BM Valenciennes : Ms 732. 2. Nous rejoignons ici une remarque de B. CHEVALIER (Les bonnes villes..., p. 208) qui, contrairement à une idée reçue, souligne que jusqu'au XVI siècle la monarchie française fut loin d'être l'ennemi systématique des assemblées générales des habitants. Il nous semble que les archiducs agissent de même au début du XVII siècle pour éviter l'étouffement du Grand Conseil. 3. Nous avons retrouvé dans la série BB des Archives municipales de Valenciennes des « résolutions du Conseil Particulier à représenter au Grand Conseil » en date de mars 1659 (BB 8). Au-delà, toute trace d'activité du Grand Conseil disparaît. 4. Cf. chap. X. 5. Abbé J. LORIDAN, Valenciennes au XVIII siècle, p. 46. nomique et social. Bien qu'ils n'aient que voix consultative, on imagine sans peine qu'ils influent souvent sur les décisions de façon déterminante grâce aux rapports qu'ils développent devant les échevins. A côté de ces influents conseillers-pensionnaires, prennent place trois autres officiers frottés de bonne science juridique, le greffier civil, le greffier criminel et le « greffier des werps » 1 Enfin, ce n'est que tardivement - en 1706 - qu'un procureur-syndic fut adjoint aux cinq autres membres du « bureau héréditaire ». Une compétence universelle confortée par une stratégie permanente de marginalisation des pouvoirs concurrents Ce prestigieux Magistrat avait conservé d'immenses attributions à la mesure de son « antiquité » et de son autorité morale. Sans doute ce que nous allons dire des prérogatives du Magistrat de Valenciennes pour une bonne part vaut-il également pour les autres grands échevinages, mais il est hors de conteste que c'est à Valenciennes que le domaine des compétences scabinales est le plus étendu. La fonction « naturelle » du Magistrat est d'être l'interprète, le défenseur inflexible et le gérant des intérêts de la communauté urbaine tout entière sur l'ensemble du territoire enclos et de ses prolongements dans la banlieue C'est dire que le Magistrat dispose de pouvoirs réglementaires et administratifs presque illimités ; il édicte de plein droit les statuts et ordonnances qui lui paraissent s'imposer pour la « police » (au sens large) de la ville. Est-il besoin d'ajouter qu'il est responsable de l'administration des biens patrimoniaux et des finances de la ville ? Comme l'indique l'étymologie du mot échevin (du tudesque : skepene), l'exercice de la justice était à l'origine la principale fonction des échevins. Le fait est qu'aux XVII et XVIII siècles rendre la justice demeure une des attributions fondamentales des échevins. Le Magistrat de Valenciennes avait « la connaissance et la judicature de toutes matières et actions criminelles, civiles et réelles, personnelles et mixtes, excepté les cas de lèse-majesté divine et humaine en tous ses membres » Il est investi du droit de haute justice en vertu duquel il peut prononcer des condamnations à la peine capitale et à des peines afflictives avec appel possible au Parlement de Flandres Au jugement des affaires contentieuses, les échevins ajoutaient la juridiction gracieuse en qualité d'officiers habilités à la réception des contrats passés entre leurs administrés. Les actes publics reçus aujourd'hui par les notaires pouvaient donc, à l'époque, être passés devant les échevins. 1. « Werp » : mise en possession. Le greffier des werps était chargé des « devoirs de déshéritance et d'adhéritance », donc des formalités relatives à la transmission des immeubles. On trouve dans les dizaines de cartons du greffe des werps (AM Valenciennes série JJ) beaucoup d'actes mettant des particuliers en possession de certains biens : actes de vente, attribution de biens de particuliers décédés intestats, etc. 2. La banlieue de Valenciennes était formée par quatre villages : Anzin, Marly, La Briquette et Saint-Saulve. 3. CELLIER, loc. cit., p. 96. 4. Cf. Philippe GUIGNET et Daniel BLARY, La délinquance à Valenciennes de 1677 à 1789, Lille, 1970, passim (microfiches AUDIR 73944-46). Le Magistrat de Valenciennes était de surcroît juge d'appel des sen- tences rendues par une autre magistrature, du reste en déclin, celle des prévôt, mayeur et treize-hommes de la Halle basse 1 Cette juridiction dont il désigne les membres était chargée des intérêts de la draperie et des autres étoffes de laine fabriquées dans la ville. Last but non least, le Magistrat était « chef de sens » pour tous les territoires compris dans son « chef-lieu », qui avant la conquête française s'étendait en partie sur le pays d'Ath, sur Bouchain, Condé, Leuze, Le Quesnoy et plus de trois cents villages et hameaux Les remaniements territoriaux aboutirent évidemment à restreindre l'aire contrôlée par Valenciennes, mais dans les villages devenus français il demeurait entendu que les lois et coutumes locales ne pouvaient être modifiées sans l'assentiment des échevins de Valenciennes. Ainsi, détenteur de prérogatives considérables, le gouvernement mu- nicipal n'était nullement enclin à céder quelque espace politique que ce fût à d'entreprenants officiers se parant plus ou moins légitimement d'une délégation de l'autorité royale. Dans ce domaine, les résultats de l'action du Magistrat, quoique inégaux, furent dans l'ensemble favorables au renforcement de l'autorité municipale. L'issue du conflit engagé avec le mayeur fut heureuse pour le corps de ville qui n'eut de cesse d'enfermer cet officier dans l'exercice de fonctions purement techniques. Les devoirs du mayeur aux yeux des échevins se réduisent en effet à les « scemoncer », à les « conjurer de faire justice sur ce qui se présentera à décider », ainsi qu'à recevoir les nantissements. Lorsque le mayeur Dubois de Bellaing regimba en 1707, se développa un de ces vastes procès dont l'Ancien Régime a le secret 3 Pendant deux décennies, les protagonistes échangèrent mémoires, « applicats », « écrits de contredit »... sans résultat tangible. En 1732, de guerre lasse, Dubois de Bellaing vendit sa charge à la ville moyennant 32 000 livres de France 4 La lutte du prévôt de la ville, chef du Magistrat, et du prévôt-le-comte est une donnée récurrente de la vie publique. A l'époque espagnole, le prévôt-le-comte recevait directement les placards, les ordres et les mande- ments du souverain pour les faire exécuter. Il avait la faculté de faire au nom du prince la demande et la répartition des aides et des impositions. Dès la conquête, la monarchie française institua un parlement et envoya un commissaire départi, ce qui priva ipso facto le prévôt-le-comte de ses fonctions les plus éminentes . Le prévôt-le-comte continua certes à jouir des prérogatives d'un juge royal dans toute l'étendue de la prévôté mais il n'exerçait aucune juridiction dans la ville. Ses « prééminences » dans l'enceinte de la cité

1. CELLIER, loc. cit, p. 127-129. 2. LEGRAND, Sénac de Meilhan..., p. 110. 3. ADN : VIII B 14296. Ce long conflit nourrit un énorme dossier d'archives dont nous synthétisons ici l'essentiel. Ce jugement figure aussi sous la cote VIII B, 2 série, 678, f° 379-402. 4. Le Conseil du roi le 29 décembre 1732 entérina l'opération qu'il assortit d'un règlement précis et d'un « tarif des droits dus au mayeur » (Arch. Nat. : E 2126, f° 545- 563). 5. ADN : VIII B 1 série, 10725. 6. La prévôté-le-comte regroupe vingt-sept villages du Valenciennois, exception faite d'Anzin, Marly et Saint-Saulve qui sont intégrés dans la nouvelle banlieue de Valenciennes. Messieurs du Magistrat de Valenciennes en séance (Archives Générales du Royaume, Bruxelles. Conseil Privé autrichien, 306 A. Photo AGR). étaient bornées à un double rôle, celui de « semonceur » du Magistrat pour les règlements de police et de procureur du roi dans les procédures criminelles dès lors que l'ordonnance d'août 1670 fut reçue dans le pays 1 Cet emploi était devenu « un office simple et très ordinaire » d'autant plus que le prévôt-le-comte n'a jamais été du corps de la magistrature On imagine bien que les titulaires successifs de l'office se résignaient mal à cette marginalisation ; ils employèrent notamment toutes les ressources de leur industrie à améliorer la place qu'ils occupaient dans les cérémonies les plus révélatrices de l'ordonnancement symbolique du pouvoir. La chronique locale est par conséquent émaillée d'incidents entre les deux prévôts, comme d'interminables manœuvres procédurières... Encore en juillet 1788, le prévôt-le-comte continuait à composer des mémoires pour prouver « la prééminence, la supériorité de son office » Ce n'est pas par cuistrerie érudite que nous faisons allusion à ces conflits répétitifs et monotones dont les pièces de procédure meublent amplement les rayonnages d'archives. En fait, des conflits de cette nature abondent dans toutes les villes importantes, comme si le mode de formation et de fonctionnement des échevinages était inséparable de ces menus et lancinants différends. A Cambrai, le rapport des forces était à l'évidence moins favorable au Magistrat qui, dans sa lutte pluri-séculaire avec l'autorité épiscopale, fut contraint à un sévère recul dans le second XVIII siècle.

Cambrai : un Magistrat confronté aux contraintes de la province « la plus aristocratique. la plus théocratique du royaume » 5

La situation de Cambrai est sans équivalent parmi les diverses expériences municipales que nous examinerons. Elle est dominée pendant plus de huit siècles par un affrontement scandé de longues phases de répit et de stabilisation des positions entre deux grands pouvoirs : d'une part, la puissance ecclésiastique incarnée par un évêque (devenu archevêque en 1559) et un influent chapitre cathédral, d'autre part une « bourgeoisie » cambrésienne représentée par un Magistrat avide d'autonomie puis d'in- dépendance.

1. Louis CELLIER observe qu'il avait « la calenge et semonce en matières criminelles où il échéait affliction corporelle, bannissement, autre punition ou amende » (loc. cit., p. 154) ; autrement dit, il exerçait l'office du ministère public pour la ville et banlieue. Par ailleurs, « il conjurait les prévôts, jurés et échevins » ; bref, il les mettait en réquisition de s'acquitter de leurs devoirs en élaborant des règlements. Dans les faits, il s'agissait bien sûr de simples formalités. 2. Henry D'OULTREMAN, Histoire de la ville et comté de Valenciennes, p. 354. 3. Cf. ADN : VIII B, 1 série, 3618 et 10725. 4. ADN : C 10234. 5. Ces paroles sévères, voire excessives furent prononcées à la tribune de l'Assemblée par Philippe-Antoine Merlin de Douai en novembre 1789, lorsque les États du Cambrésis se permirent de condamner l'action de la Constituante (Moniteur, II, p. 206, séance du 19 novembre 1789). Sur la personnalité et les premières années de la carrière de Merlin de Douai, on peut utilement se reporter au mémoire de Hervé LEUWERS, P.A. Merlin jusqu'à la séparation de l'Assemblée nationale constituante, 1754-sept. 1791, Lille, 1985, 159 p. De la tutelle épiscopale à l'indépendance : le long combat pour l'affranchissement du Magistrat de Cambrai Pour comprendre l'âpreté de ces conflits, il suffit de rappeler que, en novembre 1007, l'empereur Henri II accorda à l'évêque toutes les préro- gatives comtales sur le territoire du Cambrésis et qu'en conséquence, l'évêque devint le seul maître dans la ville métropole. En novembre 1227, après deux siècles de luttes des bourgeois pour secouer la tutelle épiscopale, l'évêque Godefroid de Fontaines promulgua une loi communale si équili- brée qu'elle resta longtemps la base de la constitution cambrésienne 1 Les principes d'organisation de la loi Godefroid demeuraient peu modifiés au XVIII siècle, du moins jusqu'en 1766. En apparence l'autorité épiscopale sortait victorieuse de ses luttes pour l'émancipation communale puisque l'évêque disposait pleinement du droit de nommer les deux prévôts et les quatorze échevins renouvelables annuellement, qui constituèrent désormais le Magistrat ou corps échevinal. Dans la réalité, comme l'évêque était rassuré par la dépendance de principe de l'équipe municipale, il lui faisait ordinairement confiance pour gouverner la ville en son nom et il fit des échevins les juges uniques de la cité A Cambrai comme ailleurs, le groupe municipal dirigeant formé du prévôt et des quatorze échevins bénéficia progressivement de la collabo- ration technique d'officiers permanents : deux collecteurs, un receveur du domaine, deux greffiers ou clercs de l'échevinage et surtout deux conseil- lers-pensionnaires dont la première mention dans les comptes, au moins pour l'un d'entre eux, remonte à 1448. Le corps de ville dans un premier temps trouva appui dans un conseil plus large : l'assemblée des cent- quarante hommes choisis à raison de sept par quartier. Mais contrairement à ce que l'on constate dans les autres villes, cette assemblée ne survécut guère au-delà du XIII siècle. On ne saurait trop insister sur le tournant de la fin du XVI siècle qui modifie profondément l'équilibre des pouvoirs à Cambrai. En 1581 en effet, les Français prennent pied à Cambrai. Le baron d'Inchy, gouverneur de la ville, renouvelle la loi et tire prétexte de l'absence de l'archevêque qu'il a lui-même chassé pour agir de sa seule autorité. En 1588, un autre gouverneur français, Jean de Montluc, seigneur de Balagny opère de la même manière sans se soucier de l'avis du prélat 4 Or ces événements purement contingents mettent un terme au droit de seigneurie de l'arche- vêque sur la vie municipale. En effet, lorsque le 2 octobre 1595, la ville retombe entre les mains des Espagnols, le Magistrat négocie directement avec le représentant du roi d'Espagne. Le comte de Fuentes renouvela la loi au nom de Philippe II. L'archevêque Louis de Berlaimont eut beau

1. Pour faire rapidement le point sur cette question, nous avons eu recours princi- palement au chapitre lumineux consacré par Henri PLATELLE aux « luttes communales » et à « l'organisation » (chap. II in Louis TRÉNARD, ed., Histoire de Cambrai, p. 43-59). 2. En dehors évidemment de quelques enclaves immunitaires qui n'ont pour notre propos qu'un intérêt anecdotique. 3. Il n'y eut plus qu'un seul prévôt à partir du milieu du XIV siècle environ. 4. Edouard GAUTIER et André LESORT, Introduction de l'Inventaire sommaire des archives communales antérieures à 1790, Cambrai, 1907, p. VII-VIII. solliciter l'intervention du Saint-Siège pour qu'on le rétablisse dans son autorité. Ses démarches furent vaines ; c'en était fait du droit de nomi- nation des archevêques. S'ouvre alors la période la plus faste pour le Magistrat dont l'autorité et le prestige atteignent une sorte d'apogée. Le Magistrat était désormais totalement indépendant de l'archevêché. L'Espagne respecta les privilèges, coutumes et franchises des habitants, comme l'atteste le serment réciproque prêté par l'archiduc Albert et les députés de la ville de Cambrai Il est symbolique de ce rayonnement politique de la magistrature cambrésienne que, à compter de 1617, le Magistrat put assister aux offices de la cathédrale dans les stalles des chanoines , que, dans les processions, le Magistrat eut le pas sur la noblesse, ce qui donna lieu à un procès dont l'issue en 1671 fut triomphale pour le corps de ville. Le souci d'imposer le respect par un cérémonial presque empesé est conforté par la dignité de la tenue extérieure des échevins maintenue par des règlements sévères Quant aux déambulations de M. le Prévôt qui était à la fois le procureur du pouvoir souverain et l'agent d'exécution des ordres du Magistrat qu'il présidait, elles nécessitaient la présence à ses côtés d'un ou de plusieurs sergents armés de hallebardes 4 Ce faste n'est évidemment pas le seul miroir des vanités humaines, mais vise à rehausser l'éclat de la fonction par la rigueur cérémonielle de la vestimentation et de la symbolique du pouvoir. A Cambrai comme à Valenciennes, l'étendue de la compétence scabi- nale correspondait au halo de majesté dont le Magistrat aimait à être nimbé. En matière administrative, ses attributions sont considérables ; dans le domaine judiciaire, il connaît en première instance de toutes les actions civiles, réelles ou personnelles entre les bourgeois et habitants de la ville et de la banlieue. Il était également juge de police et, en matière criminelle, il connaissait même des cas royaux avec, à l'époque, appel inévitable au Parlement de Flandres. Enfin « en qualité de chef-lieu et souverain ressort », il jouait le rôle du tribunal d'appel des échevinages du « pays et comté de Cambrésis » Les analogies fonctionnelles sont par conséquent extrême- ment fortes entre les deux principales villes de l'intendance du Hainaut.

1. ADN: Placards 8539. 2. Eugène BOULY, Dictionnaire historique de la ville de Cambrai, p. 319. 3. Par exemple, en mai 1658, une ordonnance fit défense aux échevins de « s'accoustrer d 'habits gris et autres non convenables à la robe et parure du Magistrat ». Désormais, les échevins durent « paroistre en habits noirs ou fort bruns » (AM Cambrai : BB 2, f° 322 v°). Nous citons cette ordonnance d'après la mention fournie par l' Inventaire sommaire de GAUTHIER et LESORT, op. cit., p. 67. 4. Louis RENON, Le procès de 1765 à 1773 entre l'archevêque et le Magistrat, p. 18. 5. L'exercice de la justice échevinale se heurta à maintes reprises à l'officialité de Cambrai qui cumulait deux titres partout ailleurs incompatibles : celui de juge ecclésiastique et de juge civil pour certaines actions personnelles plus ou moins délimitées quant à la circonscription territoriale, à la qualité des personnes et à la nature des faits. 6. GAUTHIER et LESORT, op. cit., p. XXV. Le grand tournant des années 1760 : une restauration qu'on dirait volontiers théocratique Au XVIII siècle, la lignée des grands archevêques voués corps et âme au succès de la Contre-Réforme s'éteignit avec Fénelon dont les successeurs sont généralement des prélats de cour non résidents 1 Parmi eux se distingua particulièrement Léopold de Choiseul-Stainville (1764-1774) qui suscita un conflit bien digne de figurer dans un florilège de la réaction « féodale » Le point de départ du conflit est une lettre de sollicitation de l'archevêque demandant en 1765 au roi d'examiner ses titres. Cette requête bénéficia du soutien du chapitre cathédral conduit par son doyen, le très érudit chanoine Mutte. La réponse du roi fut l'octroi de lettres patentes le 13 septembre 1766 que le Parlement de Flandres enregistra dès le 10 novembre. Ces lettres déclarent « maintenir les archevêque, chapitre et Eglise de Cambrai dans tous les droits de seigneurie et de justice qui leur appartiennent sur la ville de Cambrai et pays du Cambrésis ». L'article 4 prévoit même que lors du prochain renouvellement des échevins, l'ar- chevêque nommera la moitié d'entre eux et le roi l'autre moitié. Ce texte consacre le triomphe des prétentions historiques de l'arche- vêque à la souveraineté sur la ville. En 1767 et 1768, le prélat fit publier à quatre reprises des mémoires énumérant ses droits et formulant en fin de compte dix-huit revendications que le Magistrat discuta pied à pied. Louis Renon, dans sa thèse de Droit, s'est efforcé d'évaluer d'un strict point de vue juridique la valeur des arguments développés par les prota- gonistes. En affirmant que Cambrai avait toujours été une ville libre, les échevins adhéraient à une thèse historiquement insoutenable, puisque les pouvoirs politiques des bourgeois avaient été bel et bien un moment absorbés par le comte-évêque. Inversement, note L. Renon, on peut faire valoir une dépossession de l'archevêque par droit de conquête suivie d'une possession continue de cent cinquante ans au bénéfice du Magistrat Le Droit est certes une belle chose mais il n'existe pas à l'état naturel. Nous entendons par là que dans un débat où il y a des arguments solides en faveur de l'une comme de l'autre thèse, c'est l'évolution des rapports de force qui départage les adversaires. Dans un premier temps, les protestations scabinales furent sans prise sur le pouvoir royal : le 24 juin 1769, de nouvelles lettres patentes expliquaient sans ambages que l'arche- vêque était réintégré dans « le plein et entier exercice de la seigneurie temporelle sur la ville ». Cette fois, les parlementaires douaisiens d'ordinaire si dociles firent des remontrances demandant au souverain de retirer les lettres patentes. Le roi se rendit aux raisons de son parlement et fit procéder à une instruction contradictoire : les parties durent remettre tous 1. Alain LOTTIN in Pierre PIERRARD, ed., Histoire des diocèses de Cambrai et de Lille, p. 152-153. 2. Ce conflit hautement symbolique dont nous nous efforçons de renouveler l'étude est évoqué dans un grand nombre de liasses de la série C (ADN : C 16751, 18997, 20490, 20492, 20494 à 20498, 20755, 20822). 3. Les lettres patentes de 1766 sont reproduites in extenso par RENON, op. cit., p. 117- 123. 4. Ibid., p. 104-113. Le Magistrat de Lille allant au Te Deum (Bibliothèque municipale de Lille, Ms 1613 dit « Manuscrit Pourchez » Photo BM Lille). les titres, pièces et mémoires entre les mains du maître des requêtes Lenoir. Certes, pour le Magistrat, le combat s'engageait dans de moins mauvaises conditions depuis la disgrâce du duc de Choiseul le 24 décembre 1770, qui privait l'archevêque du soutien d'un groupe de pression influent. Mais l'adversaire demeurait de taille et, chose rare, l'échevinage éprouva le besoin de faire cautionner son action par deux assemblées de notables le 11 décembre 1771 et le 6 juillet 1772 . L'arrêt définitif intervint le 3 avril 1773, il fut confirmé le 23 juillet par un arrêt annulant une clause restrictive introduite par le Parlement de Flandres. Ces arrêts sont, aux yeux de L. Renon, un « modèle d'habileté en matière de gouvernement » : on y donne satisfaction à l'archevêque sans blesser le Magistrat, tout en défendant les prérogatives du roi. Soit, à condition que l'on veuille simplement entendre par là que nul texte ne pouvait être plus fatal à l'autorité du Magistrat que les lettres patentes de 1769 qui restauraient pratiquement un régime théocratique à Cambrai et dans le Cambrésis. Néanmoins, ce qui pour notre part importe surtout, c'est le recul infligé à l'indépendance du Magistrat dont la composition est irrémédiablement modifiée. Réduits à douze, les échevins sont désormais nommés pour six ans, moitié par le roi, moitié par l'archevêque et renouvelés par quart tous les ans. Plus gravement encore, ce que ne perçoit pas clairement Louis Renon, ce procès finalement gagné par Mgr de Choiseul fit basculer l'équilibre des forces en présence aux États du Cambrésis. Jusqu'en 1766, l'archevêque ne paraissait jamais aux États Le bureau permanent des États était composé de deux représentants de chaque ordre. Comme seul le Magistrat de Cambrai était habilité à représenter le tiers, on imagine le poids politique du corps de ville, même si la préséance appartenait au clergé et plus particulièrement au représentant du chapitre métropolitain Les lettres patentes de 1766 consacrent l'entrée aux États de l'archevêque et de la châtellenie du Cateau-Cambrésis, dont le prélat est le seigneur tout- puissant. Bien plus, le prélat se voit attribuer de plein droit la présidence de l'assemblée des États et du bureau permanent. Il lui revient d'agréer le choix des deux membres de chaque ordre présents dans la députation permanente de la province. Il peut compter sur la fidélité de deux des trois ordres. Il contrôle le clergé, puisqu'il a généralement le soutien de treize des seize membres de cet aréopage. Il a barre sur la députation du tiers dont il nomme la moitié plus un des membres S'il est un peu excessif de dire comme L. Legrand que le Cambrésis fut « livré au bon

1. Ce souci de s'appuyer sur une base politique plus large fut justifié en des termes d'une audace dont le Magistrat n'était pas coutumier dans ce domaine : « Il y a des natures d'affaire qui intéressent tellement la généralité des habitants que les résolutions ne doivent être prises que par tous ceux qui la représentent. » 2. Ce long arrêt est intégralement reproduit dans les pièces justificatives de la thèse de RENON, op. cit., p. 128-146. 3. Achille DURIEUX, « Les États du Cambrésis », in Mémoires de la Société d'Ému- lation de Cambrai, t. 41, 1886, p. 166. 4. Présentation détaillée de l'organisation et de la composition des Etats dans la thèse de droit de Marc-René VILETTE, Les États généraux du Cambrésis de 1677 à 1790, p. 21 et sq. 5. L'archevêque nomme, nous venons de le voir, la moitié du Magistrat de Cambrai, ainsi que l'échevin du Cateau. plaisir de l'archevêque » , ne serait-ce que parce que celui-ci est souvent absent, en revanche il n'est pas douteux que le grand tournant des années 1760 renforça le contrôle de la puissance ecclésiastique et, derrière l'ar- chevêque, du chapitre de l'église métropolitaine En définitive, la nomination de la moitié des échevins par l'archevêque destabilisa fondamentalement le corps échevinal, brisa son unité et sa cohésion idéologiques. L'analyse du renouvellement des équipes munici- pales que nous mènerons chemin faisant mettra en évidence une inflexion et une ouverture du recrutement concomitantes de la mise en œuvre des réformes de 1766-1773 3 On serait tenté d'écrire que l'extrême concentra- tion oligarchique qui caractérisait jusqu'alors le recrutement scabinal avait contribué à l'affermissement du particularisme et du patriotisme urbains de ces notables. A rebours, l'introduction massive d'affidés de l'archevêché met en cause le rôle d'acteur politique dominant assumé jusqu'alors par le gouvernement municipal. Nous verrons que les élections des députés du tiers en mars 1789, catastrophiques pour les notables siégeant au Magistrat, reflètent assez exactement l'effondrement du crédit politique de la classe politique municipale

Douai : l'originalité fonctionnelle d'un Magistrat « élu » A Douai, la situation est exceptionnelle, puisque les échevins ne sont pas nommés par le pouvoir souverain mais désignés à l'issue d'un processus électoral compliqué. Certes nous entendons bien que, dès l'orée du XIII siècle, la commune de Douai possède l'ensemble de ses attributs : sceau, halle, échevinage et bourgeois mais de l'aveu même des hommes du XVIII siècle il faut attendre septembre 1228 pour que « la constitution du corps municipal et la forme de l'établissement des échevins » soient clairement établies. En particulier dès 1228, le comte de Flandre renonce à toute intervention directe dans le mécanisme de désignation des électeurs et des échevins. La loi de Ferrand et de Jeanne de Flandre 7 eut une application assez heurtée jusqu'en 1373, date à laquelle le comte de Flandre Louis de Mâle modifia la charte fondatrice dans un souci de simplification. Le nombre des échevins passa de seize à treize, le principe électif ne fut pas mis en cause, mais le comte de Flandre prescrivit qu'à l'avenir les échevins sortants et leurs prédécesseurs immédiats s'assembleraient le matin du dernier jour de l'échevinage afin de choisir neuf électeurs, quatre de Saint- Pierre et un de chacune des autres paroisses8. Ces électeurs, après avoir 1. LEGRAND, op. cit., p. 153. 2. Le chapitre cathédral allait jusqu'à se prétendre cosouverain du Cambrésis conjoin- tement avec l'évêque, en vertu de la donation de l'an 1007 (Ibid., p. 161). 3. Voir chap. XI. 4. Voir chap. XV. 5. Monique MESTAYER, in Michel BOUCHE, ed., Histoire de Douai, Lille, 1985, p. 53. 6. ADN : C 20375, « Mémoire pour le Magistrat de Douai » (1774). 7. Cette charte est reproduite en annexe de l' Histoire de Douai, op. cit., p. 311. 8. Les paroisses de Saint-Jacques, Saint-Albin, Saint-Nicolas, Notre Dame et Saint- Amé fournissaient chacune un électeur. prêté le serment requis, sont enfermés dans une chambre de l'hôtel de ville où ils procèdent à la désignation des douze échevins. Ils sont donc parfaitement libres de leur choix, tout au plus Louis de Mâle impose-t-il de choisir neuf échevins domiciliés en deçà et trois au-delà de la Scarpe 1 Or ce système d'élection fut invariablement observé jusqu'en 1789 . Il est vrai que, jusqu'au rattachement à la France, le renouvellement de la Loi se fit simplement en présence du bailli sans ordre particulier du souverain, alors que dès 1669, l'envoi à l'intendant d'une « commission » royale s'avéra nécessaire Mais la portée de cette innovation tient davan- tage à la formalité des pratiques juridiques qu'à un changement sur le fond, puisque ni l'intendant ni le gouverneur de la ville ne pouvaient interférer dans le choix des électeurs. Si le premier des échevins est reconnu pour « chef », il ne bénéficie d'aucun titre particulier Les douze échevins sont en effet parfaitement égaux dans leurs fonctions et l'uniformité des robes qu'ils portent exprime « l'indivisibilité du corps échevinal ». Clé de voûte des institutions douai- siennes, les échevins jouissent d'une aire de compétences aussi large que dans les autres grands échevinages de la région Leur autorité fut même confortée par la progressive marginalisation du bailli. Ce dépositaire officiel de l'autorité du souverain avait certes le droit de saisir la justice échevinale et, à l'époque espagnole, de recevoir les serments lors du renouvellement de la Loi. Mais il n'avait par ailleurs aucune connaissance des affaires publiques. Dès 1603, les archiducs confirmèrent que le premier échevin avait la préséance sur le bailli et, le 24 mai 1751, la dichotomie insti- tutionnelle fut définitivement effacée : le Conseil du roi, afin de « couper racines à des procès qui de tout temps ont déchiré ces deux sièges », résolut d'unir l'office de bailli au « corps et communauté de la ville de Douai » 7 Ceci dit, à Douai le Magistrat ne se limite pas aux seuls échevins mais englobe également le conseil et l'arrière-conseil. Ces « consaulx » ras- semblent les échevins en exercice ainsi que leurs prédécesseurs des deux tours antérieurs. Au XVII siècle encore, lorqu'il s'agissait de débattre de questions d'intérêt vital, il n'était pas rare de voir les « consaulx » siéger en formation élargie à des personnalités marquantes de la ville : nobles, bourgeois et notables, députés des chapitres de Saint-Ame et de Saint- Pierre ou délégués de l'Université. Mais cette coutume d'associer les plus notables à l'élaboration des décisions les plus lourdes de conséquences prit 1. La charte du 19 août 1373 a été publiée par Georges ESPINAS, La vie urbaine de Douai au Moyen Age, Paris, 1913, t. 4, pièce justificative 1283, p. 451. 2. La capitulation accordée par Louis XIV à Douai le 6 juillet 1667 confirme cette forme d'élection : « Les échevins... se renouvelleront tous les treize mois par les bourgeois en la manière portée par leurs privilèges et suivant ce qui s'est pratiqué jusques à présent » (AM Douai : AA 124). 3. Jean-Michel LIÉNARD et Yves MORET, « Messieurs » du Magistrat de Douai p. 12- 13. 4. En 1774, le sieur Marie-Philippe-Albert de Baudry de Roisin désigné comme premier échevin prétendit être reconnu comme « maire » de la ville. Le tollé fut tel que Versailles débouta Roisin de ses prétentions (ADN : C 20375). 5. Nous verrons cependant qu'en matière de cas royaux la compétence échevinale se brisa sur celle des juges royaux (cf. infra, chap. IV). 6. AM Douai : BB 73. 7. AN : E 1322 B (Registre du Conseil des Finances). fin en 1703, lorsque Dugué de Bagnols déclara « inutile » de faire appel aux « principaux des bourgeois » 1 En revanche, nul ne discuta jamais la présence aux « consaulx », comme membres de droit, des officiers permanents de la ville. Si le receveur (appelé également argentier) ne siégeait pas, les six autres membres permanents du Magistrat (autrement dit les deux conseillers pensionnaires, les deux procureurs généraux, le greffier civil, le greffier criminel) parti- cipaient régulièrement aux débats avec voix consultative. On est du reste frappé par l'ampleur et la diversité des problèmes soumis à la délibération des « consaulx » Certes, l'élaboration des bans de police, comme évidem- ment les affaires de justice civile et criminelle, ne relève pas de la compétence des « échevins anciens », mais pour le reste, la compétence des consaulx est importante et les échevins en exercice collaborent de bonne grâce avec un conseil et un arrière-conseil où siègent des gens honorables comme eux et rompus à la sagesse par une longue expérience 3 Il reste qu'à Douai comme ailleurs sont installés aux postes clés les échevins et peut-être plus encore les officiers permanents qui, forts de la durée, sont la mémoire et les chevilles ouvrières du gouvernement municipal.

Les mécanismes du pouvoir dans un Magistrat tardivement mais puissamment organisé : la Loi de Lille

Il est certain, les juristes l'ont assez répété, que le propre de la commune est de faire des bourgeois une personne morale capable de vouloir, d'agir et de se déterminer librement. Si nous appliquons ces concepts à la ville de Lille, nous observons que la cité était libre à titre collectif depuis au moins 1127 Néanmoins, à Lille, l'apparition d'institutions urbaines confirmées par une charte concédée par l'autorité souveraine est tardive. Il faut attendre mai 1235 pour que Lille reçoive la plus ancienne de ces chartes encore pieusement conservée au XVIII siècle dans le coffre à quatre clefs renfermant les textes fondateurs de la ville. Les lettres de la comtesse Jeanne sont claires, méthodiquement ordonnées et révèlent une authentique maturité juridique. Parler de charte « de création de la loy »

1. LIÉNARD et MORET, op. cit., p. 71. 2. A partir de 1713, il n'y a plus trace de délibérations dans les « registres aux consaulx » qui se bornent à enregistrer assez sommairement les « résolutions » prises (AM Douai : BB 9 (Registre aux résolutions des consaulx, 1713-1731 ; BB 10 (ibid., 1732-1767) ; BB 11 (ibid., 1767-1789). 3. En 1764, dans une requête à Louis XV, les échevins régnants reconnaissent explicitement ces qualités : « On a lieu d'attendre du conseil et de l'arrière-conseil une résolution plus prudente que de ceux qui, sans avoir aucune teinture des intérêts de la ville, pourraient être choisis... et qui avec beaucoup de zèle donneraient dans le travers, faute de connaissance » (AM Douai : AA 36). 4. Nous nous inspirons du stimulant exposé consacré par Alain DERVILLE à la « création des institutions urbaines » in Histoire d'une métropole Lille-Roubaix-Tourcoing, Toulouse, 1977, p. 111-120. On peut également se reporter à la thèse de droit de Paul MAUFROID, Essai sur l'échevinage de Lille, ainsi qu'à l'importante mise au point d'Albert CROQUEZ, Histoire de Lille, t. 1 : La constitution urbaine, des origines à 1800. serait toutefois impropre car ces lettres sont davantage un règlement définissant le mode d'élection et le renouvellement annuel des échevins qu'une charte fondatrice réglant les attributions de chacun En tout cas, cette constitution municipale, si modeste soit-elle, a vécu pendant plus de cent cinquante ans. Quelle était donc la composition du Magistrat de Lille ? Fondamen- talement, les notables appelés à remplir les fonctions aussi multipliées que diverses du gouvernement municipal de cette grande ville sont divisés en trois « bancs » ou, si l'on préfère, en trois catégories hiérarchisées. Le premier banc est formé du rewart et de douze échevins. Une des particu- larités de la constitution municipale lilloise est l'existence d'une direction bicéphale avec le rewart et le premier échevin qui porte le titre de mayeur. Le rewart est appelé par la charte de 1235 respector amicitiae (gardien de l'amitié) il est le symbole d'unité des personnes qui sous la communitas sont devenus des burgenses. Hors du conclave échevinal et en public, son autorité morale en fait le chef incontesté du Magistrat : dans les ordonnances, son nom figure en tête, il a le premier pas dans les députations. Cependant, dans les assemblées de la Loi, de l'aveu même de Tiroux, l'autorité de rewart est loin d'être prépondérante Au conclave, c'est le mayeur qui préside aux délibérations, alors que le rôle du rewart ne consiste qu'à recueillir les voix et à faire connaître les résultats du vote. De la même manière, c'est le mayeur et non le rewart qui ouvre toutes les lettres adressées au Magistrat, qui en donne connaissance à qui 1. A ce propos, A. DERVILLE note non sans quelque sévérité : c'est « un petit code électoral disant comment, à chaque Toussaint, on renouvelait les collèges constituant la Loi de Lille. Ce n'est pas rien mais c'est vraiment peu » (Histoire d'une métropole, op. cit.,, p.111). 2. Sans négliger les travaux publiés, nous tirons profit de ce que les membres de la Loi eux-mêmes disent de « la constitution particulière de l'Hôtel de Ville de Lille » (AM Lille : 15751 et Aff. gén. C 481, dossier 14). 3. CROQUEZ, Histoire de Lille, op. cit., p. 122. 4. AM Lille : Aff. gén. C 410, dossier 17. La bourgeoisie de statut demeure une réalité bien vivante à Lille, à Douai, à Mons ou à Ath. Par exemple, encore en 1779, le Magistrat de Lille fait valoir auprès du Parlement de Flandres qu'il est libre de fixer les conditions d'admission à la bourgesoisie. Il use du reste de cette faculté sans exclusivisme. Certes, la courbe des admissions enregistre un net recul dans le premier XVIII siècle, mais elle se redresse dès le milieu du siècle avant de retrouver dans l'ultime décennie de l'Ancien Régime un niveau comparable à celui du début de l'époque française avec 106 nouveaux bourgeois par an (relevés statistiques fournis par Arlette DAL dans son mémoire La bourgeoisie de Lille de 1565 à 1792. Etude juridique et statistique, Lille, 1971, p. 242-243). En revanche, à Valenciennes ne subsiste nulle trace de registre de bourgeoisie au XVIII siècle. A Cambrai, le Magistrat observe en 1779 que « l'usage ancien... s'est succes- sivement anéanti » (AM Lille : Aff. gén. C 410, dossier 17 ; réponse du Magistrat de Cambrai à la Loi de Lille). En Hainaut, une personne non domiciliée ne peut être reçue à la bourgeoisie. Seul Ath accepte la bourgeoisie foraine (Marinette BRUWIER, « La bourgeoisie foraine en Hainaut au Moyen Age », RBPH, 1955, t. 33, p. 900-920). A Lille, la résidence n'est pas exigée. 5. [TIROUX], Histoire de Lille et de sa châtellenie, p. 115. Il n'est pas utile à cet égard de s'attarder sur le rôle joué par le prévôt de Lille qui n'est pas membre du Magistrat et qui joue en fin de compte le même rôle que le prévôt-le-comte à Valenciennes. Le prévôt de Lille fait lui aussi office de « semonceur » auprès de la juridiction échevinale ; il se doit de faire observer les ordonnances royales ainsi que celles émanant de la Loi de Lille. Les conflits opposant le Magistrat au prévôt se renouvelèrent jusqu'à la fin de l'Ancien Régime (AM Lille : Aff. gén. C 485-490). il appartient. C'est au mayeur que parviennent toutes les requêtes. Comme dans les autres villes importantes de Flandre et du Hainaut, la compétence du rewart et des échevins est presque universelle. Il est bien connu que le caractère de juge est reconnu aux seuls échevins et rewart, à l'exclusion de tous les autres membres de la Loi 1 Seuls échappent à la justice municipale des cas royaux. Tel est donc le groupe dirigeant du Magistrat Le deuxième « banc » est formé par le conseil des douze jurés (huit jurés et quatre voir-jurés aux fonctions similaires au XVIII siècle). Leur rôle est d'abord de « suppléer les échevins dans les actes de juridiction volontaire (nous dirions gracieuse), tel que l'enregistrement des contrats » Leur poids politique est loin d'être secondaire puisqu'ils délibèrent avec les échevins et ont voix résolutive comme eux dans les assemblées générales de la Loi. Enfin, ils participent directement à l'administration active de la ville en siégeant dans les commissions « techniques » de la Loi 4 Quant au troisième et dernier « banc », il est constitué par les huit hommes ou « prudhommes » qui contrairement aux autres membres de la Loi ne sont pas désignés par les commissaires du prince mais par les curés des quatre plus anciennes paroisses (Saint-Pierre, Saint-Etienne, Saint- Maurice et Saint-Sauveur). Ces prudhommes forment une véritable insti- tution financière chargée de répartir l'impôt entre les contribuables, d'ap- précier les charges de la ville et de contrôler les paiements. Dans les mentalités collectives, encore au milieu du XVII siècle, l'idée que ces prudhommes étaient des tribuns représentant la communauté n'avait pas disparu Au XVIII siècle, cette fiction n'était plus crédible pour qui- conque, en dépit d'un mode de désignation demeuré sous la coupe du clergé. Il y avait enfin cinq apaiseurs et cinq gard'orphènes qui ne faisaient pas partie du Magistrat. Les apaiseurs avaient pour mission de mettre fin aux contestations et aux querelles verbales survenues entre particuliers Quant aux gard'orphènes, ils étaient chargés de défendre les intérêts des mineurs et d'entendre les comptes de tutelle 7 C'est dire que les membres temporaires de la Loi (rewart, mayeur, échevins, conseillers et huit- hommes) étaient au nombre de trente-trois. Ils sont assistés comme dans les autres villes par un groupe d'officiers permanents qui assure stabilité et continuité à l'administration de la cité. A Lille, on dénombre sept permanents : trois conseillers-pensionnaires, un procureur-syndic, un 1. « Quoiqu'il ne soit point nécessaire que ces douze échevins soient gradués, ils ont tous caractère de juge à l'exclusion des autres Magistrats et ils connaissent de toutes actions civiles et criminelles... » (Id. : Aff. gén. C 481, dossier 14). 2. Pour devenir échevin de Lille, il faut être bourgeois de la ville depuis au moins un an et un jour, résider à Lille, être marié ou veuf. De surcroît, le rewart et le mayeur sont d'ordinaire natifs de Lille. Encore à la fin de l'Ancien Régime, une naissance étrangère était une tare dont il était difficile d'obtenir la levée. 3. AM Lille : Aff. gén. C 481, dossier 14. 4. A. CROQUEZ énumère clairement les diverses commissions entre lesquelles la gestion administrative de la cité était partagée (op. cit., p. 112-116). 5. Expression employée par des bourgeois de Lille dans une requête de 1649 (citée par Alain LOTTIN, « Messieurs du Magistrat de Lille. Pouvoir et société dans une grande ville manufacturière, 1598-1667 », in Pouvoir, villes et société en Europe, 1650-1750, p. 192). 6. [TIROUX], op. cit., p. 16. 7. Orphènes : orphelins. Lucien MARCHANT, « Les gard'orphènes à Lille », p. 268-299, p. 469-493. C recherche s'attache à comprendre de l'intérieur le système de pouvoir politi- que et social qui a régi les villes de Flan- dre et de Hainaut situées de part et d'autre de la frontière artificielle qui est venue rompre, au XVII siècle, l'unité des Pays-Bas catholiques. Philippe Guignet va bien au-delà d'une simple étude comparée des institutions municipales : il procède à l'inventaire des mythes fondateurs forgés par les républiques urbaines, il évalue le face-à-face des pouvoirs échevinaux et des États centraux, il procède à une pesée globale des pré- lèvements étatiques et para-étatiques sur les budgets urbains. Qu'est-ce qui fait l'identité d'une ville ? Phi- lippe Guignet démonte les composantes, en per- manente interaction, d'un modèle politique d'esprit républicain et particulariste enraciné en profondeur dans les valeurs de la Contre-Ré- forme. Ce modèle hispano-tridentin de la « bon- ne ville » à direction oligarchique est indisso- ciable d'un imposant dispositif d'économie so- ciale ; il est solidaire aussi des corporations que les familles notables en place cautionnent et contrôlent. Après 1750 toutefois, ce système de pouvoir se lézarde devant les défis du siècle, puis implose dans des crises révolutionnaires aux modalités contrastées de part et d'autre de la frontière. Touché à mort en France dès l'été 1789, il con- naît une vigoureuse mais éphémère renaissance en Belgique dans la révolte contre Joseph II, ÉDITIONS avant d'être emporté à son tour par l'expansion DE L'ÉCOLE de la Grande Nation. ■ DES HAUTES ÉTUDES EN SCIENCES SOCIALES é en 1948 à Valenciennes, agrégé d'histoire, docteur de troisième cycle et docteur ès let- N tres, Philippe Guignet a enseigné seize ans à l'Université de Lille III. Il est actuellement profes- seur d'histoire moderne à l'Université de Poitiers. Il est l'auteur de nombreux travaux consacrés surtout aux sociétés urbaines, aux manufactures et plus par- ticulièrement à la civilisation des anciens Pays-Bas aux XVIIe et XVIII siècles. ■

360 F 290 F jusqu'au 31 mars 1991

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