Histoire

Trois Centraliens et un drapeau

Le dimanche 31 mars 1889, le déploiement, au sommet de la La presse républicaine modérée se fi t Tour , d’un drapeau tricolore de 7,50 m de long sur 4,50 m largement l’écho de cet état d’esprit, d’où ce commentaire, un peu ma- de large, accompagné d’une salve de vingt et un coups, tirée licieux, du Vicomte de Vogüé : « La par une boîte d’artifice Ruggieri, annoncent aux Parisiens que galerie des machines et la Tour Eiffel le monument, objet de multiples controverses passionnées, étaient en germe dans la Déclaration des Droits de l’homme. » est achevé. Les Centraliens Victor Contamin (1860) et Jules Les ascenseurs ne sont pas encore en Charton (1862) étaient présents sur l’étroite plate-forme, aux service. accueille ses côtés de Gustave Eiffel (1855). Ils faisaient partie du cercle invités au pilier nord. Près de 400 per- sonnes vont assister, de plus ou moins restreint des personnalités présentes au sommet de l’édifice. près, à l’événement. Certains, au pied de l’édifi ce ou sur les deux premières Achèvement de la Tour Eiffel plates-formes. D’autres, plus coura- Ce n’est pas l’inauguration de la Tour, geux ou mieux entraînés, gravissent en mais la fête de fi n de chantier, celle au un peu plus d’une heure, les 273 mètres cours de laquelle le drapeau est plan- (1 792 marches) pour atteindre le troi- té, suivant la tradition des maçons et sième étage où du champagne et des des charpentiers, sur l’édifi ce achevé. cigares les attendent. Seuls, quelques Elle réunit, à l’invitation de Gustave privilégiés sont admis à suivre Gustave Eiffel, les 200 ouvriers (monteurs, Eiffel jusqu’au lanterneau qui surmonte forgerons, peintres…), les principaux le campanile. Ils se retrouvent, après responsables de l’organisation de un passage à l’intérieur « d’un cylindre, l’Exposition universelle, des hommes équipé de barreaux de fer en forme politiques, des architectes, des ingé- d’échelle », sur l’étroite plate-forme, où nieurs, des journalistes… doit être déployé le drapeau. La nature exceptionnelle de l’édifi ce La presse relate cet événement, avec confère à cet événement, plus d’un mois quelques variantes dans les noms des avant l’inauguration offi cielle de l’Exposi- personnes présentes sur la plate-forme. tion, une portée politique, bien au-delà de En voici la liste obtenue par recoupe- la simple fête corporative. Les Républi- ment des informations parues dans une cains qui ont, pour la plupart, admis qu’il dizaine de quotidiens1. fallait célébrer la Révolution en montrant • Conseil municipal de Paris : le chemin parcouru depuis 1789 et en Gustave Eiffel (1832 -1923), Archives ECP – Émile Chautemps (1850 -1918), radical (là ou ailleurs). présentant, 100 ans après, l’image d’un socialiste, président du Conseil. pays qui réussit, sont comblés. LaTour de 1886 : « Nous montrerons à nos enfants – Eugène Armand Després (1834 -1896), 300 mètres et la Galerie des Machines, ce que leurs pères ont fait en un siècle, républicain libéral, membre du Conseil. réalisées par des Centraliens participent par le progrès de l’instruction, l’amour On cite parfois Guichard et Dubois. à cette démonstration du savoir-faire paci- du travail et le respect de la liberté ; 1- L’Évènementt, L’Écho de Paris, Le Figaro, fi que de la républicaine. nous leur ferons voir de haut la pente L’Intransigeantt, Le Matin, Le Petit Journal, Georges Berger, Commissaire général abrupte qui a été escaladée depuis les Le Radical, Le Rappel, La République française, de l’Exposition avait donné le ton dès ténèbres du passé. » Le Soir, Le Temps.

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• Ministère du Commerce et de l’Industrie : – Gustave Ollendorf (1850 -1892), Direc- teur de l’enseignement technique. • Direction de l’exploitation de l’Exposition : – Georges Berger (1834 -1910), Polytech- nicien, ancien élève de l’École des Mines de Paris, Directeur général. – Georges Dupuich (1846 -1910), Inspec- teur principal, Membre de la commission des fêtes du Centenaire. – Émile Thurneyssen (1859 -1925 ?), Secrétaire général. Il est le petit-fi ls du banquier et industriel saint-simonien Émile Pereire. • Contrôle des constructions métal- liques de l’Exposition : Victor Contamin (1840 -1893), Jules Charton (1840 -1921), Archives ECP (là ou ailleurs). Archives familiales. Victor Contamin (1840 -1893), Centra- lien, Ingénieur en cheff. Jules Charton (1840 -1921), Centralien, dans Le Petit journall, tout en respectant Jules Charton témoigna de cet état Ingénieur en chef adjoint. le sens, est plus long et plus littéraire. d’esprit : « Nous autres, ses collabora- • Pour la Société de Gustave Eiffel : Ces propos prennent quelques libertés teurs, quand nous éprouvions parfois une Émile Nouguier (1840 -1898), ancien élève avec la vérité historique, mais ils sont certaine lassitude, il nous disait : C’est breveté de l’École des Mines, Ingénieur empreints de ferveur républicaine. La pour la France que nous travaillons. » chargé de la direction des études tech- référence à 1789 vient tout naturelle- Après cette courte allocution, le groupe niques et des montages, concepteur de ment en cette année du Centenaire. revient au troisième étage. Le gendre la Tour, avec Maurice Koechlin. Elle est renforcée chez Contamin par le et collaborateur d’Eiffel, M. Salles, a Jean Compagnon (1837-1900), charpen- souvenir d’un grand-père qui fut un des été averti par téléphone de l’arrivée, au tier. Il a travaillé sur de nombreux chan- « héros de la prise de la Bastille » et pied de la Tour, du Président du Conseil tiers de ponts en Europe (Russie, Es- pensionné pour ce fait d’arme. des Ministres, Pierre Emmanuel Tirard, pagne, Italie, Hongrie, Portugal ) d’abord accompagné du Directeur des travaux, pour la maison Gouin puis pour Gustave M. Alphand. Eiffel et ses compagnons Eiffel, avant d’être nommé Chef de chan- descendent immédiatement, croisant tier de la Tour de 300 m. diffi cilement d’autres personnes épar- pillées dans les escaliers. Gustave Eiffel, organisateur de cette céré- Eiffel s’adresse à ses collaborateurs, monie en est aussi le héros. C’est lui qui avant le lunch offert aux invités et le re- hisse le drapeau, marqué R.F., en lettres pas offert aux ouvriers : d’or de 1,50 m de hauteur. Son camarade « Je viens d’éprouver, mes chers amis, Contamin prononce quelques mots, tota- une grande satisfaction, celle d’avoir fait lement dans l’esprit des organisateurs de fl otter notre drapeau national sur le plus l’Exposition universelle de 1889 : haut édifice que l’homme ait jamais « Le drapeau qui fl otte au sommet de construit. » la Tour est le drapeau de 89, celui avec Il fait l’éloge de tous ceux qui ont contri- lequel nos ancêtres ont remporté de bué à cette œuvre commune. Il annonce grandes victoires en combattant pour son intention de faire graver sur une le progrès et la science. Pour ce dra- plaque commémorative les « noms peau, il fallait un grand piédestal, avec de ceux des contremaîtres et des ou- de grandes dimensions. C’est M. Eiffel vriers qui ont avec le plus de constance qui l’a construit, avec l’aide de dévoués et d’énergie travaillé à l’édifi cation de collaborateurs ; nous somme heureux l’œuvre. [ ] pour montrer à tous que, soit de leur rendre hommage. » par ses ingénieurs, soit par ses ouvriers, Cette version du « salut au drapeau » est Gustave Eiffel hissant le drapeau tricolore au sommet la France tient encore une grande place celle du journal Le Matin. Le texte publié de laTour, le 31 mars 1889 (gravure), source RMN. dans le monde et que nous sommes www.centraliens.net 41 Histoire

Victor Contamin est né à Paris en 1840. Admis à l’École Centrale en 1857, il en sort second en 1860. Après une pre- mière expérience professionnelle en Espagne, il entre, en 1863, comme Des- sinateur à la Compagnie des Chemins de Fer du Nord. Attaché au service du Matériel des voies, il y est successive- ment, Inspecteur, Ingénieur, en 1876, Ingénieur principal en 1890. Il est répétiteur d’un des cours de Mé- canique appliquée, à l’École Centrale, de 1865 à 1873, puis titulaire de la chaire de Résistance appliquée jusqu’en 1891. Son cours est publié en 1878. Ses compétences reconnues dans le domaine de la résistance des maté- riaux lui valent de prendre, en 1886, la direction du Contrôle des constructions métalliques de l’Exposition. Son ser- Palais des Machines - Grandes fermes de 115 mètres, E. Monod, L’Exposition universelle de 1889, vice devait assurer « l’étude de tous les Tome 1-Paris E. Dentu, 1890, Page 235. plans et projets au double point de vue toujours capables de réussir là où les Jules Charton2 est né à Paris en 1840. des moyens et des conditions de résis- autres ont échoué et cela au grand hon- Il est admis à l’École Centrale en 1859. tance auxquelles devaient satisfaire les neur de la France et de la République. » Il a grandi dans un milieu saint-simo- constructions ». Il assurait la réception L’invitation est parvenue tardivement au nien républicain. Ami d’enfance de Sadi des matériaux, les essais de résistance Cabinet Tirard. Pris de court par l’initia- Carnot, camarade de promotion (1862) et la surveillance du montage des fers. tive d’Eiffel, il n’a pas pu apporter la « ré- et ami des deux fi ls d’Émile Pereire à Victor Contamin et son équipe ont compense méritée » et doit se conten- l’École Centrale, il fait toute sa car- contrôlé les calculs et le montage de ter d’annoncer la signature prochaine, rière à la Compagnie des Chemins de toutes les constructions métalliques, y par le Président de la République, du fer du Midi, où il a commencé comme compris la Tour de 300 mètres. L’article 6 décret nommant Eiffel Officier de la Lé- Conducteur auxiliaire de travaux en de la convention signée entre Eiffel et gion d’honneur. 1864. Cessant son activité profession- l’État stipulait que « M. Eiffel restera, M. Rondel, ouvrier mécanicien, accom- nelle en 1898, il est nommé Ingénieur pour l’exécution des travaux, sous la di- pagné d’un ouvrier charpentier, prend en chef honoraire. rection des ingénieurs de l’Exposition ». la parole pour remercier Eiffel au nom Il a collaboré épisodiquement aux publi- La qualité des matériaux, le travail à de ses camarades et amis. Alphand cations dirigées par son père, Édouard l’atelier et celui exécuté sur le chantier parle le dernier, insistant sur le rôle des Charton, sénateur républicain de faisaient l’objet de vérifi cations et de ouvriers : « C’est un travailleur qui parle l’Yonne, directeur du populaire Magasin rapports dont dépendait le déblocage à des travailleurs, c’est un camarade, pittoresquee et de la revue de voyages, des fonds publics. qui est avec vous depuis deux ans et Le Tour du Monde. La revue le Travaill, soulignait, dans un por- qui sait ce que vous avez accompli, qui Adjoint de Victor Contamin, il est aussi trait de Victor Contamin, publié le 9 dé- parle à ses camarades » chef du service du contrôle du matériel cembre 1888 : « le rôle de l’ingénieur est Sa conclusion, qui met fi n à la série de roulant et des signaux de chemins de à la fois diffi cile et ingrat : diffi cile, car il lui discours, « Honneur donc, non seule- fer de l’Exposition. Il participa, comme faut faire les corrections voulues sans dé- ment à M. Eiffel, mais à vous tous.», Eiffel, à l’Exposition de 1878. Il réalise et naturer l’œuvre de l’architecte ; ingrat, car est accueillie par des applaudissements présente en 1889, à la demande d’Eif- son travail n’est appréciable que par les très fournis. fel, un rapport sur les perspectives d’ex- spécialistes et n’est guère fait pour attirer ploitation de la Tour et prend une part l’attention des foules. » Les Centraliens au sommet active au montage de la Société créée Contamin a souffert de ce déficit de re- La présence de Contamin et Charton au pour son exploitation. connaissance pour son rôle dans la sommet de la Tour, avec leur camarade Marié en 1873, il a eu un fi ls, René, Cen- conception du Palais des Machines. Eiffel, s’explique par leurs responsabilités tralien (1898). Il meurt en 1921, à Paris. Après avoir reçu, avec l’architecte Dutert, au sein des services techniques de l’Ex- le prix Osiris, décerné à ce palais par un 2- Une biographie plus détaillée de ce Centralien position. Le plus jeune de l’équipe, Eu- jury constitué de membres de la presse, a été présentée à l’occasion du Colloque sur les gène Vincent Pierron, promotion 1870, ne Expositions Universelles, co-organisé à Paris par il adresse une lettre au journal Le Siècle.Il fait pas partie du cercle de ces privilégiés. Centrale Histoire, au mois de juin 2010. remercie, mais regrette le « rôle de calcu-

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lateur attribué [aux ingénieurs] dans la plu- à Eiffel à la présidence de la société. Ma- part des notes parues dans les journaux. lade, il intervint une dernière fois en juillet [Ce rôle] ne représente qu’une faible part 1891 pour présenter ses études sur les du concours que nous avons donné à coefficients de résistance des fers et des l’établissement de cette construction. » aciers, avant de cesser ses activités. Il Il précise : « J’intervenais dans ces diffé- disparaît en juin 1893, laissant deux très rents travaux non pas seulement comme jeunes enfants. L’aîné, Robert Victor, né calculateur, mais comme ingénieur-chef en 1888, sera Enseigne de vaisseau, le des constructions métalliques. » plus jeune, Pierre, né en 1892, appartient à la promotion 1920 de l’École Centrale. Les trois Centraliens, présents à di- vers titres au sommet de la Tour, parta- geaient les mêmes convictions républi- caines. Eiffel avait accueilli, en 1869, le candidat républicain Jules Simon pour un meeting dans ses ateliers, il était Conseiller municipal de Levallois-Per- ret et avait échoué deux fois aux élec- tions cantonales. Charton avait rejoint, en octobre 1870, la délégation de Tours comme chef de Cabinet de Clément Laurier, délégué de Léon Gambetta. Un engagement de courte durée, qui s’était Montage des fermes de 113 mètres, système achevé après la signature de l’armistice. Fives-Lille (Levage d’un pied-droit), E. Monod, Victor Contamin n’a pas eu d’engage- L’Exposition universelle de 1889, Tome 1-Paris E. Dentu, 1890, Page 240. ments politiques aussi apparents que ses camarades, mais ses propos au était importante pour ces trois Cen- sommet de la Tour témoignent de ses traliens quand, le 31 mars 1889, Eif- convictions. L’industriel centralien, Er- fel hissa le drapeau national au som- nest Dervaux (1866), Conseiller général met du plus haut édifice existant au Caricature de Contamin, Archives ECP. du Nord, le confi rme, dans un courrier monde et que ce drapeau fut salué rédigé en août 1885. Il écrit, pour ap- par son camarade Contamin, en pré- Jules Charton, Vice-président de la puyer une demande de Légion d’Hon- sence de Jules Charton et de seule- Société des Ingénieurs civils, s’en fi t neur auprès du ministre du Commerce : ment huit autres invités. ■ l’écho en présentant, au cours de la « je l’ai toujours vu que très ardent et séance du 21 octobre 1892, l’ouvrage très net (?) Républicain. Sous l’Empire, Annie Lagarde-Fouquet de Picard sur l’Exposition universelle : Il était pour nous un guide et un chef de « Dans certaines publications et articles fi le. » D’après ce témoignage, Conta- L’ Association des Centraliens remercie l’auteur de journaux on ne lui a pas toujours attri- min ne cachait pas ses convictions ré- et rappelle qu’elle a rédigé un livre, Édouard bué la part qui lui revient dans le grand publicaines aux élèves de l’École. Charton (1807-1890) et le combat contre l’igno- rance, coll. Carnot, Rennes, Presses Universi- succès de l’Exposition de 1889. Cette Au-delà de la prouesse technique, la taires de Rennes, 2006, 248 p., et qu’elle est la part a été considérable ; et cet ouvrage dimension politique de l’événement mère de Arnaud Lagarde (2000). qui reproduit les travaux dont M. Conta- min s’est occupé, en est la preuve la plus indiscutable, la plus éclatante. » Ces travaux couronnaient, à quarante- RETROUVEZ SUR neuf ans, une carrière bien remplie d’in- www.centrale-histoire.centraliens.net génieur et de scientifi que. Victor Contamin avait épousé la fi lle de William Charles Priestley, répétiteur d’analyse à l’École Centrale, fondateur de la Caisse de secours des élèves. Il suc- dans Histoire de Centralienss, céda, pendant dix sept ans, à son beau- père, à la tête de cette société d’entraide. tous les articles historiques publiés Il était, comme ses camarades Eiffel et dans la revue Arts et Manufactures et Charton, un membre actif de la Société Centraliens depuis 1951. des Ingénieurs Civils. En 1890, il succéda www.centraliens.net 43