Publié le 3 octobre 2013(Mise à jour le 25/10) Par Louis Fraysse

Un avenir tourné vers le passé

Vingt ans après le dernier, un recensement est organisé en Bosnie-Herzégovine. Les enjeux sont de taille.

En 1991, la dernière fois qu’un recensement a été organisé, on comptait 4 377 033 habitants en Bosnie-Herzégovine. Un an plus tard, le 6 avril 1992, débutait la guerre. Une guerre de plus de trois ans, qui a ravagé le pays, causé la mort de dizaines de milliers de personnes et le déplacement forcé de centaines de milliers d’autres. Aujourd’hui, selon diverses estimations, le pays compterait environ 3,8 millions d’habitants, mais on n’en sait guère plus.

Un recensement s’imposait donc. Il a commencé le 1er octobre et s’achèvera le 15. Nécessaire pour enclencher le processus d’adhésion du pays à l’Union européenne, il aurait dû avoir lieu en 2001. Ce retard de douze ans s’explique par les énormes enjeux liés aux résultats.

Un système intenable

Pour en saisir l’ampleur, un retour en arrière s’impose. En Bosnie-Herzégovine coexistent trois communautés. Les Bosniaques, musulmans, représentaient 43 % de la population en 1991, les Serbes, orthodoxes, 31 %, et les Croates, catholiques, 14 %. En 1995, l’accord de Dayton met fin à la guerre. Au sein de la Bosnie-Herzégovine, il crée deux « entités ». La Fédération de Bosnie-et- Herzégovine, plus communément appelée Fédération croato-bosniaque, qui occupe 51 % du territoire, et la Republika Srpska (République serbe), qui en couvre 49 %. Cette dernière, peuplée essentiellement de Serbes, est plus homogène que la Fédération croato-bosniaque, elle-même subdivisée en dix cantons, chacun disposant de son propre gouvernement. Des gouvernements locaux qui s’ajoutent à ceux des deux entités, ainsi qu’à celui de l’État central.

« La Fédération croato-bosniaque est en faillite et la Republika Srpska ne se porte guère mieux, avance Christophe Solioz, secrétaire général du Center for European Integration Strategies, groupe de réflexion basé à Genève. Le système politique actuel est intenable : la Bosnie est empêtrée dans une situation kafkaïenne où les différents dirigeants au pouvoir captent les ressources financières et ont tout intérêt à maintenir le pays sous perfusion internationale. Néanmoins, selon ses résultats, le recensement pourrait créer un électrochoc dans la société. »

Si le recensement porte sur de nombreuses questions – date de naissance, logement, situation familiale –, les recensés sont également interrogés sur leur citoyenneté (« bosnienne » dans la grande majorité des cas), leur religion et leur « affiliation ethnique ou nationale ». Ce dernier point soulève craintes et passions. Chaque personne interrogée sera tenue de se définir comme « bosniaque », « croate », « serbe », « autre » ou « ne se prononce pas ». La question est fondamentale en Bosnie, où de nombreux postes politiques mais aussi publics (police, armée, et jusqu’aux bibliothèques municipales) sont octroyés selon des quotas identitaires. En outre, pour les dirigeants des partis nationalistes, les enjeux sont aussi symboliques.

Une citoyenneté bosnienne

« Pour les nationalistes bosniaques, l’enjeu premier serait de représenter 50,1 % de la population afin d’affirmer leur statut de nation majoritaire en Bosnie, analyse l’historien Xavier Bougarel, chargé de recherches au CNRS, spécialiste de la Bosnie. Pour les Serbes, il serait d’affirmer leur domination absolue en Republika Srpska, et, côté croate, il s’agirait de limiter le déclin démographique de leur communauté. »

Ces derniers mois, les partis nationalistes des trois communautés étaient sur le pied de guerre. En cause, un « recensement pilote », conduit fin 2012 dans le pays. D’après des résultats – non officiels – dévoilés dans la presse, 35 % des personnes interrogées auraient choisi de définir leur nationalité comme « autre », tout en ayant coché la case « bosnienne », quant à leur citoyenneté. L’amorce d’un changement ? C’est ce que veut croire la mouvance « citoyenne », issue de la société civile. Cette dernière s’applique à promouvoir une citoyenneté commune, qui abolirait les nationalités serbe, croate et bosniaque. En somme, serait bosnien tout citoyen de Bosnie.

« La question ethnique dans ce recensement est manipulée par les partis nationalistes, qui en font un argument politique, affirme Darko Brkan, fondateur de l’ONG Zasto ne ? (Pourquoi pas ?), basée à Sarajevo. Resterons-nous un pays où les droits politiques sont liés à la possession de certaines nationalités, ou mettrons-nous un terme aux discriminations en accordant les mêmes droits à tous les citoyens de Bosnie ? »

Comme exemple, le militant rappelle l’impossibilité pour ceux qui ne sont pas membres de l’une des trois nationalités constituantes d’accéder à certains postes, notamment celui de la présidence tripartite du pays. En 2009, la Cour européenne des droits de l’homme avait rendu un arrêt sur le caractère discriminatoire de la Constitution bosnienne à l’égard des minorités, notamment les juifs et les Roms. Une question à cependant relativiser : « La Bosnie n’est pas l’Union soviétique, où l’identité nationale était assignée, tempère Xavier Bougarel. Là, chacun peut librement déclarer son identité nationale et peut même en changer. La principale préoccupation des Roms en Bosnie n’est pas de se présenter à la présidence, c’est bien de trouver un travail ! Cette préoccupation, ils la partagent d’ailleurs avec un bon nombre d’habitants, indépendamment de la communauté nationale à laquelle ils s’identifient. »

Pour le chercheur, l’immobilisme du pays s’explique avant tout par le refus des diverses composantes de la société – mouvance citoyenne comprise – d’opter pour le compromis. Une société paralysée, prisonnière de la logique du « jeu à somme nulle », où ce que gagne une communauté l’est forcément au détriment des deux autres. Une société où la confiance entre communautés est inexistante, et où l’incertitude quant à l’avenir est permanente.

« Pour les Bosniens, cette incertitude se manifeste par la précarité économique, par la confrontation permanente à une bureaucratie omniprésente et à des institutions qui favorisent le blocage permanent, estime Xavier Bougarel. Mais la plus grande incertitude, c’est que personne ne sait en Bosnie si la paix est durable. Dans ces circonstances, construire un avenir s’avère impossible. À partir de là, que reste-t-il ? Le passé, et notamment la guerre. Les Bosniens sont constamment renvoyés à qui ils étaient pendant le conflit. » Le Haut représentant

Selon l’historien, l’ouverture des institutions bosniennes à la catégorie nationale des « autres », telle qu’elle est proposée dans le recensement, ne ferait qu’accroître encore la complexité du système politique. De plus, une forte proportion de personnes qui se déclareraient « Bosniens » traduirait plus un clivage au sein de la communauté bosniaque, entre religieux et non-religieux, que l’émergence dans les trois communautés nationales d’une citoyenneté bosnienne partagée.

Face au blocage de la vie politique, certains regrettent la réduction des pouvoirs du Haut représentant de la communauté internationale. Autorité instituée par l’accord de Dayton, ce dernier pouvait notamment annuler et imposer des lois. C’est grâce à lui que les Bosniens disposent d’une monnaie ou de documents d’identité communs. Critiqués pour leur caractère non démocratique, les pouvoirs du Haut représentant ont été sensiblement réduits en 2006, notamment en vue de responsabiliser les élites politiques locales. Ce faisant, le comité de suivi des accords de Dayton s’est privé d’un moyen de débloquer la situation.

« Tant au niveau de l’UE que de la communauté internationale, on se satisfait du bourbier qu’est devenu la Bosnie, regrette Christophe Solioz. Pourtant, que ce soit la Croatie, qui a intégré l’UE, ou la Serbie, en voie de le faire, on voit bien que les pays de l’ex-Yougoslavie peuvent aller de l’avant. Mais en Bosnie, rien ne change. »

Les premiers résultats du recensement, eux, sont attendus pour le début de 2014. Publié le 3 octobre 2013(Mise à jour le 23/02) Par Rédaction Réforme

Protestants en fête 2013 : le peuple protestant était au rendez- vous

Trente mille protestants ont pris d’assaut les rues de , notamment Bercy, pour une fête de la diversité haute en couleur.

Ce fut le plus grand rassemblement de protestants dans la ville de Paris depuis… la Saint-Barthélemy. Mais l’issue en fut bien plus heureuse : ce « pari d’espérance » est un véritable succès, avec une estimation de 30 000 visiteurs sur les différents villages et 12 000 participants au culte le dimanche matin. Billy Graham en 1986 n’avait pas fait mieux, loin de là… Quelque 180 activités proposées en 55 lieux différents : il est impossible àRéforme de tout raconter. Alors voilà, comme un kaléidoscope, ce qui a pu se vivre.

Vendredi, 14 h

Sur le damier des jardins de Bercy, des tentes sont dressées. Institutions, associations, libraires, éditeurs et journaux, c’est tout un monde qui se côtoie et révèle un protestantisme où la diversité n’empêche pas l’unité. Sous un soleil qui réchauffe, les visiteurs se pressent. « Je suis italienne, et j’ai entendu parler de “Protestants en fête” au Raincy, l’Église à laquelle j’appartiens, confie Aline. C’est la première fois que je participe à une fête de ce genre. En Italie, les JMJ rencontrent un grand écho mais les protestants sont ultraminoritaires et donc très discrets. Le désir de savoir comment les protestants se comportent en m’importe beaucoup et je suis ravie de voir qu’il y a du monde. » Patrick, de son côté, milite à La Cimade. Attiré par les actions associatives, il affirme : « Je suis venu pour voir les différentes formes que prend le protestantisme et je ne suis pas déçu. Mais je crains que la variété des pratiques et des orientations ne tourne à l’émiettement des sensibilités. »

Arlette, quant à elle, quatre-vingt ans, croix huguenote autour du cou, est venue de Compiègne, où elle fréquente l’Église protestante unie, et milite au sein de l’Entraide protestante et de l’Action des chrétiens pour l’abolition de la torture (ACAT). « Je suis là pour retrouver les miens. Vivant dans une minorité, cela fait du bien de rejoindre une famille plus nombreuse et rassemblée. » Thomas et Élisabeth, septuagénaires, à la fois luthérien et réformée, sont venus de Colmar : « Nous sommes des fidèles des Kirchentag allemands. Nous nous réjouissons que cela commence à venir en France. Cet après-midi, nous étions au village des solidarités où nous avons particulièrement apprécié les groupes de personnes handicapées qui faisaient du théâtre. »

Vendredi, 19 h

La salle de l’Église américaine de Paris est petite, agrémentée sur son pourtour des panneaux de l’exposition « Femmes d’espérance », proposée par le Groupe Orsay, qui réunit des protestantes féministes. Ce qui place le débat de ce soir sous le « marrainage » impressionnant de ces ancêtres d’exception : Katharina von Bora, la femme de Martin Luther, Marie Durand, France Quéré ou encore Dorothée Casalis. Il a été aussi précédé par la formidable prestation de Leymah Gbowee, prix Nobel de la paix (lire son portrait en page 20).

Les invitées se sentent portées par ces femmes « qui avaient une stature hors du commun », comme le dira la pneumologue Irène Frachon, devenue malgré elle star des médias sur l’affaire du Mediator. À ses côtés, Bénédicte de Luze, venue parler du monde de l’entreprise, Christiane Nyangono, pasteure de l’EPUdF, et Valérie Duval-Poujol, théologienne. Toutes quatre ont ainsi énoncé ce qui les portait, la Bible, et cette volonté de faire, au jour le jour, au mieux, leur métier. Ce que Valérie Duval-Poujol traduira par les mots de Jérémie : « Travaillez à la paix de la cité où vous êtes. »

Les femmes portent-elles différemment l’espérance que leurs confrères ? Chacune tente d’éviter les caricatures et les stéréotypes, s’attachant à la complémentarité, et aux nouveaux chemins à inventer. Une ouverture qui plaît à l’assistance d’une centaine de personnes, à 90 %… féminine !

Samedi, 9 h

Après un vendredi soir riche en concerts (musique classique, jazz, gospel, chorales ethniques…), les plus matinaux peuvent participer à une célébration sous la tente des communautés, organisée par les Diaconesses, ou bien suivre des études bibliques dans différentes paroisses. Dans le même temps, sur la place du Palais-Royal, entre le et le Conseil d’État, le village des solidarités affiche la diversité des engagements protestants dans les secteurs sanitaires, sociaux et de la solidarité internationale.

Sur le podium au milieu du village, Murielle Mayette, directrice de la Comédie- Française, et Amin Maalouf, l’écrivain d’origine libanaise, interviennent, à l’invitation de La Cimade. Ils lisent des textes de l’auteur et membre de l’Académie française sur le thème de l’identité. Monique et Marie-Françoise écoutent. Monique est venue d’Angers, elle est hébergée avec son mari chez son amie Marie-Françoise qui vient de Maurepas, dans les Yvelines. Elles ont prévu d’assister à une conférence sur l’éducation, puis Monique se rendra à Bercy pour la soirée et le culte. Marie-Françoise qui n’a pas pris ses places, regardera le culte chez elle en famille, car il sera retransmis en direct à la télévision.

Un peu plus loin, deux acteurs se répondent sur les privations, le public comprend vite qu’ils jouent des détenus dans une cellule symbolisée par des rubans de chantier. Lydie est venue d’Agen en car avec une trentaine de paroissiens. « Ce matin, j’ai été à l’église de Belleville pour chanter et prier. À 14 h, je participerai à la promenade sur le Paris protestant. » Des enfants s’activent autour de pièces en bois pour reconstituer une carte de l’Afrique, une animation proposée par le Défap. La buvette tenue par le SEL offre des boissons et du chocolat équitables.

Samedi, 12 h

À midi, le Maire de Paris, Bertrand Delanoë, visite le village des solidarités, attentif et souriant : « De culture catholique et non croyant, j’ai toujours trouvé les protestants aussi sévères avec eux-mêmes qu’ils étaient ouverts aux autres. A priori, “protestant” n’est pas synonyme de “fêtard”, mais le fait qu’ils fassent la fête ne me surprend pas et je pense que les protestants doivent encore plus montrer qui ils sont. » Plus tard dans le week-end, les deux « rivales », candidates à sa succession, Anne Hidalgo et Nathalie Kosciusko-Morizet, viendront visiter « ce Paris protestant ».

Certains « pèlerins » ont préféré suivre des conférences plutôt que déambuler dans les différents villages. Le choix est large (trop ?). Le débat sur l’œcuménisme, organisé à l’Institut catholique de Paris, avec le théologien dominicain Michel Malèvre, les protestantes Valérie Duval-Poujol et Nicole Fabre et le président du Conseil national des évangéliques de France (CNEF) Étienne Lhermenault, fait salle comble avec plus d’une centaine de participants. Comme l’affirme une diaconesse lors de l’échange avec la salle : « Nous vivons dans un monde athée, il y a urgence à témoigner ensemble de Dieu et, pour cela, nous n’avons pas besoin d’être d’accord sur la moindre petite virgule d’une confession de foi. »

Dans le même temps, le « Forum Solos Francophone », réuni sous l’égide des associations La Cause et Des pas dans le Sable, fait le plein toute la journée. On y rencontre des divorcé(e)s (de plus en plus nombreux dans les Églises), des veufs et veuves, des célibataires de longue durée. Le célibat est rarement une vocation et, jusque dans les communautés ecclésiales, on ne sait pas quoi faire des gens seuls. « La solitude est souvent un véritable boulet, une souffrance ingérable », témoigne courageusement une célibataire. Un chrétien divorcé raconte qu’il a été contraint de changer d’Église. Mais au travers de ces souffrances, tous ont dit le secours surprenant du Christ dans leur vie.

Samedi, 15 h

La paroisse de Pentemont-Luxembourg propose une conférence sur les violences du capitalisme. Le modérateur des débats rappelle l’importance des protestants dans la fondation du mouvement du Christianisme social à l’aube du XXe siècle. Les intervenants soulignent tous l’écart entre la société et le royaume de Dieu, se reconnaissant, par leur foi et leurs valeurs chrétiennes, dans les initiatives qui combattent l’idée selon laquelle l’humain serait devenu une variable d’ajustement : les luttes sociales, ou l’économie sociale et solidaire, entre autres. Pour eux, la violence du capitalisme est inacceptable, et l’action en faveur d’une société plus juste et fraternelle une urgence.

Exactement à la même heure, à l’, Martin Hirsch, le « père » du revenu de solidarité active (RSA), Irène Frachon et Franck Meyer, maire (MoDem) de Sotteville en Seine-Maritime, débattent de la lutte contre la corruption et la pauvreté, à l’initiative du Défi Michée. Michel Rocard est aux abonnés absents, mais le temple est archicomble. Partageant des anecdotes personnelles très touchantes, les orateurs se gardent de se positionner en donneurs de leçon, font montre d’humilité et de détermination contre le fléau des conflits d’intérêt. À la fin de la conférence, Martin Hirsch reçoit des mains du pasteur une copie de son certificat de baptême. Car celui qui se dit non croyant et à moitié juif a bel et bien été baptisé, « sans son consentement éclairé », précise- t-il, dans ce temple même.

Mais « Protestants en fête » ne propose pas que des engagements sociaux ou politiques. On trouve aussi une bonne dose de spiritualité, de louange et de méditation. À l’exemple de ce labyrinthe qui occupe tout l’espace du chœur de l’historique temple du Marais. Une création de David Brazzeal – aumônier de la scène artistique parisienne – qui invite à un voyage initiatique jusqu’au centre de la vie. Le tout au son d’une musique contemporaine minimaliste. « La traversée de mon labyrinthe, c’est la vie, confie l’artiste. On a souvent l’impression d’aller nulle part, de se perdre, revenir en arrière, et pourtant on continue, inexplicablement attiré vers le centre : ce lieu mystérieux qui donne la possibilité de retrouver la paix… une raison d’être…Dieu. Un lieu du recommencement et de la renaissance. »

Samedi, 18 h 30

Entre 8 000 et 9 000 billets ont été vendus pour la soirée festive au Palais omnisport de Paris-Bercy (POPB). Le défi de cette soirée est de contenter tous les goûts artistiques d’une foule très disparate culturellement. Et la diversité est bien au rendez-vous, quitte à déplaire à tout le monde, au moins à un moment… C’est la musique classique qui a l’honneur d’ouvrir le bal, suivie d’un spectacle de mime, peu convaincant. Puis deux comiques prennent la scène d’assaut, dont l’évangéliste d’origine marocaine Saïd Oujibou. Quand il propose que le prochain président de la FPF soit un Arabe, il est abondamment applaudi. Son plaidoyer antiraciste trouve un écho certain dans la salle. Vient alors le tour du groupe de jeunes de Poitiers, récompensé par Didier Sandre pour son très court métrage sur l’espérance. Le pasteur en profite pour lancer à Saïd Oujibou : « Tu viens à Poitiers quand tu veux ! » La première partie se termine avec un groupe de jazz manouche, entraînant et joyeux.

Après un très court entracte, un collectif de musiciens évangéliques propose un long moment de louange, pendant lequel des centaines de jeunes quittent -enfin- leurs sièges pour rejoindre le devant de la scène et danser à cœur joie, leurs foulards verts de « Protestants en fête » noués en turban autour de la tête. Vient ensuite la compagnie de théâtre Sketch Up avec son spectacle Sortie de crises, et une saynète remarquable sur les questions existentielles de deux jumeaux dans le ventre de leur mère. Ils se demandent si « la vie après la naissance » existe vraiment, ou si ce n’est qu’un mythe… Puis – enfin – le grand Manu Dibango, célèbre saxophoniste, et lui-même luthérien camerounais, fait son apparition.

Dimanche, 8 h 30

Il a fallu du courage pour se lever tôt après la soirée de la veille, mais dès 8 h 30, les fidèles sont déjà nombreux à l’entrée du POPB. Chacun cherche fébrilement son ticket imprimé. Beaucoup s’y perdent, ont confondu le billet de la veille et celui du matin, n’ont pas imprimé le bon, ont un billet barré qui signifie qu’ils sont en liste d’attente. Le système, il faut le dire, n’est pas simple. Un bénévole accueille, explique, patiemment, aimablement. À ses côtés, le personnel de Bercy est autrement plus direct…

Non loin, le pasteur Jean-Charles Tenreiro, ancien président de la région Ile-de- France de l’EPUdF, tente de trouver des solutions. Heureusement, il a récupéré une soixantaine de tickets et dépanne. La fraternité fonctionne, on « se refile » des tickets. Une fidèle évangélique y voit « la main de Dieu ». Le ciel est avec PEF, il ne pleut pas… À 10 h 30, les portes se ferment. Les derniers arrivés, quelque 200 personnes, sont réorientés vers la , où ils retrouveront plusieurs centaines d’autres personnes et un écran géant. Dommage que les consignes de sécurité de Bercy aient été si strictes, il restait des places à l’intérieur…

Le culte lui-même doit répondre aux mêmes défis que le spectacle de la veille : intégrer toute la diversité protestante, de la retenue luthéro-réformée à l’enthousiasme évangélique. Il dure 2 h 30 ! Une heure seulement sera retransmise à la télévision. On commence par trente minutes de louange. Quand les 12 000 fidèles entonnent à l’unisson Je louerai l’Éternel, l’émotion et la ferveur parcourt tout Bercy. Communion et solennité sont au rendez-vous. Des jeunes filles sont en larmes… Puis l’acteur Roland Giraud prête sa voix, tout à fait remarquable, aux lectures bibliques. Avant la prédication, une énorme bible passe de mains en mains sur la tête des fidèles assis dans la fosse, pour rejoindre la table de communion. On y trouve des fleurs, des bougies. Une énorme croix lumineuse, comme accrochée dans le ciel, veille au-dessus de l’estrade. Claude Baty prêche alors sur le royaume de Dieu, semblable à une graine que l’on sème. « La Parole de Dieu fait son œuvre dans les cœurs, elle est féconde, sans nous et parfois malgré nous. » La prédication est particulièrement courte, à peine quinze minutes. Elle est suivie par une longue prière d’intercession, où l’on prie pour Haïti et les otages du Sahel, les écharpes vertes du rassemblement tendues vers le ciel.

Vient le temps de la sainte cène, avec ses 400 bénévoles pour distribuer le pain et le jus de raisin aux 12 000 participants. Le tout est parfaitement huilé. Éclate alors un retentissant À toi la gloire. Le peuple protestant est bien là, nombreux, soudé malgré sa diversité, visible et fier de l’être. Dans la salle, certains ne peuvent s’empêcher d’élever des prières spontanées, qui n’étaient pas prévues au programme, ou de scander « Jésus, Jésus, Jésus » en frappant dans les mains. Claude Baty transmet alors le flambeau au nouveau président de la FPF, François Clavairoly, qui prononce un envoi remarqué. « L’espérance nous engage à protester, et à contester l’injustice faite au plus vulnérable. » Certains y entendent une défense des Roms destiné à Manuel Valls, présent au culte…

Dimanche, 14 h

Sur les stands des différents villages, tous encore ouverts jusqu’à 18 h, on discute de ce que l’on vient de vivre. Léandro, membre d’une Église franco-brésilienne, est aux anges : « Ce culte était une bénédiction. La Réforme a commencé au XVIe siècle, et on voit que ça continue. C’était incroyable de participer à cette fête. »

Serge, quant à lui, membre de l’Église protestante unie de Talence près de Bordeaux, avait « très envie de voir le peuple des protestants, car le protestantisme met beaucoup l’accent sur l’individu et aujourd’hui il me semble que notre foi doit être recentrée sur la communauté ».

Pendant le culte, « ce Dieu qu’on invoque, sans trop savoir qui il est, est venu un peu s’imprégner en nous ». Il attend désormais Lyon « parce que la France a besoin de ce genre de réveil ». Viviane, de l’Église protestante unie d’Annonay (Ardèche), acquiesce : un tel culte « permet de se ressourcer, de renaître à nouveau. On va aller semer nos graines pour que la prochaine fois en 2017, à Lyon, on vienne avec beaucoup de fruits ». Publié le 3 octobre 2013(Mise à jour le 25/10) Par Christophe Chalamet

Actualité du Christianisme social

Dans cet article conclusif, l’auteur montre comment, de Tommy Fallot à André Trocmé, plusieurs générations de pasteurs ont vécu une foi qui associait une certaine forme de piétisme et un fort engagement social.

Il est frappant de constater la généalogie du Christianisme social revivaliste qui va de Tommy Fallot (mais aussi, en amont, du parent de Fallot Jean-Frédéric Oberlin) jusqu’à André Trocmé en passant par Henri Nick (et ses amis Élie Gounelle, Wilfred Monod et Paul Minault) et Jacques Kaltenbach, le collaborateur de Nick au Foyer du peuple de Fives avant de devenir pasteur à Saint-Quentin, la paroisse de la famille Trocmé. Si l’on ajoute Marc Boegner comme héritier de Fallot, mais aussi Paul Ricœur qui, comme son mentor André Philip, participa au mouvement du Christianisme social, cela donne une série de grandes figures du protestantisme français au XXe siècle. Un des aspects les plus frappants dans cette lignée de théologiens et de pasteurs marqués à la fois par le revivalisme et l’engagement social, c’est l’apparition de la thématique de la paix, dès la fin de la Première Guerre mondiale. Trocmé avait été sensibilisé au pacifisme intégral pendant la guerre, au sein de l’UCJG de Saint-Quentin, au contact d’un soldat allemand chrétien qui refusait de porter les armes et qui avait participé à une réunion de prière organisée par Robert Jospin et d’autres jeunes de la paroisse (selon Robert Jospin, ce soldat allemand, un certain Kinder, aurait été passé par les armes ; André Trocmé ne dit rien à ce sujet dans son autobiographie).

Pacifisme questionné

Pour des raisons évidentes, la question de la paix enflamme les esprits dès la fin de la Grande Guerre. Nombre d’étudiants en théologie protestante à Paris prennent fait et cause pour le pacifisme. L’un d’entre eux, Henri Roser, est renvoyé de la Maison des Missions en raison de ses idées. Avec Trocmé, Roser fonde en janvier 1923 la branche française de la « Fellowship of Reconciliation », un mouvement pacifiste anglophone, sous le nom de « Réconciliation ». En 1932-1933, lors d’une série de procès intentés aux jeunes protestants pacifistes (Camille Rombaut, Jacques Martin, Philippe Vernier), Henri Nick participera à leur défense, aux côtés d’André Philip, Marc Sangnier, Jean Guéhenno et Marc Boegner. Pourtant, il n’est pas certain que Nick approuve tout à fait les jeunes objecteurs. En tout cas, Élie Gounelle les critique dans sa Revue du Christianisme social (1926) : « Nous suivrons attentivement et avec une respectueuse sympathie le Mouvement dit de “Réconciliation”, et aussi celui des Réfractaires ou “Objecteurs de conscience”, malgré d’irréductibles et essentielles réserves qu’il faudra bien que nous exposions dans la Revue. Notre pacifisme […] suit dans son ascension vers la paix perpétuelle un chemin de crête qui surplombe deux précipices : celui, à droite, des nationalismes et des militarismes, qui mène infailliblement à la guerre, et celui, à gauche, des pacifistes plus ou moins bêlants et des individualistes qui poussent les choses jusqu’à l’absolu, ne voient pas les obstacles, et se déclarent prêts à immoler sur l’autel de l’Idéal, et eux-mêmes, et leur patrie. In medio stat virtus… et vera pax ! [“la vertu se tient au milieu… et la vraie paix aussi !] »

Filiations spirituelles

De Fallot à Trocmé (et au-delà), la continuité est évidente, aucun chaînon ne manque. Il s’agit de ne jamais interpréter la foi chrétienne comme une simple religion de l’intériorité, ou comme une unique espérance en un au-delà, mais bien comme une foi qui renvoie à ce monde-ci pour le changer et l’humaniser. On n’est pas sauvé « du » monde, mais sauvé ou libéré « pour » ce monde qui souffre, que Dieu a fait et qu’il aime. Le maître mot de cette interprétation de la foi chrétienne est celui de solidarité. Le Christianisme social a donné de magnifiques fruits. Parmi eux, il y a l’œuvre accomplie par les paroissiens et la population du Chambon-sur-Lignon et de la région. Mais il y a aussi des figures moins connues, comme celle de Marcel Heuzé, membre du « Groupe du Nord » converti au pentecôtisme par Douglas Scott. Arrêté à Marseille le 27 février 1943, emprisonné à la prison Saint-Pierre puis à Compiègne, il fut déporté vers le camp de Dora. Il mourut de faim et d’épuisement à Ravensbrück, vers le 26 avril 1945, quatre jours environ avant la libération du camp (le soussigné est le petit-fils de Cécile Heuzé, la sœur de Marcel Heuzé).

Le fait que le mouvement dit du Christianisme social est en perte de vitesse depuis plusieurs décennies n’est pas un drame en soi, même si les institutions (et pas seulement les idées et les actions qu’elle promeuvent) comptent. Le véritable enjeu consiste à continuer de réfléchir aux implications sociales de l’Évangile pour notre temps, d’être vigilants et lucides, de témoigner en actes de l’exigence de solidarité vis-à-vis des personnes les plus vulnérables, et par là de témoigner de Dieu qui, en Jésus de Nazareth, entre en solidarité avec nous afin d’humaniser l’humanité. Publié le 3 octobre 2013(Mise à jour le 25/10) Par Olivier Brès

Travail du dimanche et consommation

Claude Baty a su témoigner et protester

Il s’est dit dans Libération que Claude Baty a rejoint les Cévennes dès mardi, deux jours après « Protestants en fête ». Le jour même où il a quitté formellement la présidence de la Fédération protestante de France, mais aussi dans la semaine où la question du travail le dimanche a été reposée d’une manière insistante.

Pourquoi faire un lien entre ces deux informations ? Parce que ce que je retiens de plus fort dans ce qu’a pu dire Claude Baty pendant sa présidence, c’est sa critique joyeuse de la consommation. Dans ses messages de Noël, dans ses discours devant les autorités, il ne manquait jamais de pointer avec humour cette « religion de la consommation […] le seul culte auquel les citoyens de la République puissent être convoqués, sans que quiconque dénonce ce prosélytisme, pourtant insupportable de mon point de vue ! ».

Il insistait : « Si les politiques n’osent pas dire qu’il nous faut changer de train de vie, abandonner le toujours plus, accepter de partager, les chrétiens ont de bonnes raisons pour le proclamer. Oui, il faut changer de vie, travailler sur le désir qui nous met en marche… tâche éminemment spirituelle. À l’approche de Noël, quand revient la déferlante des incitations à la consommation, essayons, à notre mesure, d’être simples, sobres et… joyeux, en reprenant cette question essentielle : où est notre espérance ? »

Mystique de la croissance

Dans les prises de position qui se croisent dans le débat sur le travail le dimanche, on peut avoir l’impression que les responsables chrétiens ne défendent le repos du dimanche que pour garantir la présence de leurs ouailles aux messes et autres cultes. Ou alors qu’ils s’arc-boutent sur le commandement qui instaure le repos une fois par semaine. La culture médiatique dominante ne voit les Églises que comme des organisations qui veulent s’assurer une maîtrise sur leurs clientèles. Les Églises vivraient de la soumission aux obligations dominicales et aux règles morales divinement inspirées.

C’est bien mal connaître les comportements des membres des Églises dans une société sécularisée, les libertés qu’ils prennent avec les éventuelles recommandations de leurs référents ecclésiastiques, même dans les milieux les plus « évangéliques » pour parler des protestants.

C’est aussi méconnaître leurs aspirations à vivre une existence transformée et transformatrice. Bien des rencontres de « Protestants en fête » l’ont manifesté, comme celle intitulée « Risquer le partage… pour rester vivant ! ». Les chrétiens, avec bien d’autres, espèrent se libérer de « la mystique de la croissance » comme le propose Dominique Méda (éd. Flammarion) et contribuer à des modes de vie et d’échange durables.

Encore une fois, cette histoire d’ouverture des magasins le dimanche sera-t-elle l’occasion de traiter du fond de notre vie en société, ou simplement de transiger entre des lobbies plus ou moins puissants ? Encore une fois, entendra-t-on les chrétiens quand ils rappellent qu’ils ont deux lectures du repos du sabbat : une loi religieuse certes (Exode 20) mais aussi une offre aux humains d’expérimenter la libération qu’ils peuvent connaître vis-à-vis de bien des esclavages (Deutéronome 5) ?

Religion de la consommation

Pour parodier Jean Baubérot dans son ouvrage La Laïcité falsifiée (La Découverte), ne serait-ce pas soutenir une véritable laïcité que de dire au gouvernement qu’il a une responsabilité pour nous libérer de la religion de la consommation ? Il y a en effet bien d’autres religions aujourd’hui que celles qui élèvent clochers et minarets. Et peut-être plus dangereuses pour notre avenir commun.

Je ne sais pas si François Clavairoly, le successeur de Claude Baty, va prendre position sur cette question au nom de la Fédération protestante de France. Mais je suis persuadé qu’il y a là un espace de témoignage au service de tous.

Publié le 3 octobre 2013(Mise à jour le 19/01) Par Marion Muller-Colard

La foi, oui. Mais pourquoi ?

Cet extrait de l’évangile de Luc place côte à côte deux propos de Jésus très contrastés. Le premier s’illustre par l’exubérance, le second par la banalité. Aux disciples qui lui demandent : « Augmente-nous la foi », Jésus répond : « Si vous aviez de la foi comme un grain de moutarde, vous diriez à ce mûrier : Déracine-toi, et plante-toi dans la mer ; et il vous obéirait. » Exubérance.

Puis Jésus, sans transition, s’engage dans la description d’un serviteur qui accomplit tout simplement les tâches qu’on lui a demandées. Banalité.

Ainsi nous suggère-t-il de ne pas tirer de gloire dans l’accomplissement de nos devoirs, et de nous reconnaître comme de simples « serviteurs inutiles », c’est-à- dire qui n’outrepassent pas l’utilité.

En plus de générer un effet de contraste, l’enchaînement de ces deux propos génère un paradoxe majeur : le « serviteur inutile » accomplit des tâches utiles (il laboure et fait paître les troupeaux, il prépare et sert le repas) ; tandis que celui qui aurait « la foi comme un grain de moutarde » aurait, à en croire l’illustration choisie par Jésus, le pouvoir de faire des choses absurdes : il n’y a vraiment aucune utilité à déraciner un mûrier pour le planter en pleine mer.

On a coutume d’interpréter la réponse de Jésus sur la foi comme un regret : « Ah ! Si seulement vous aviez la foi comme un grain de moutarde… » Mais à relire ce passage et son enchaînement avec la parabole du serviteur inutile, je me demande si cette réponse du Christ n’est pas à comprendre comme une fin de non-recevoir à la requête des disciples : « Pourquoi vous augmenterai-je la foi ? Sauriez-vous seulement que faire d’une foi comme un grain de moutarde ? »

Car il y a une autre différence essentielle entre celui qui, doté d’une foi comme un grain de moutarde, commande au mûrier de se déraciner, et le serviteur inutile de la parabole : le premier n’a pas de maître, le second en a un. Le premier est soumis à sa propre fantaisie, le second est soumis aux ordres de son maître. Or la foi n’est rien dans l’absolu. Elle n’est quelque chose que si elle est reliée, que si nous savons en qui la placer. C’est sur ce plan que la réponse de Jésus au disciple nous interpelle : que demandez-vous, lorsque vous demandez plus de foi ? Un superpouvoir ? Une vitrine de piété ?

La foi en le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, c’est une relation de confiance. Une relation ne s’augmente pas, elle s’entretient. Voilà à quoi l’Évangile nous invite. Au lieu de tenir les comptes de la foi et de l’enfermer dans des mesures, sachons déjà qui est notre Maître. Et réjouissons-nous, si nous sommes de simples serviteurs qui n’outrepassent pas sa volonté.

Publié le 3 octobre 2013(Mise à jour le 25/10) Par Jean Baubérot

“La charte de la laïcité divise profondément la population québécoise”

La Belle Province était connue pour le pragmatisme de ses « accommodements raisonnables » en matière de laïcité.Une nouvelle charte soulève des débats passionnés.

La plus célèbre caricature de la IIIe République comporte deux dessins. Le premier montre un repas de famille, convivial, où un convive supplie : « Ne parlons pas de l’affaire Dreyfus », le second la salle à manger transformée en champ de ruines, avec comme légende : « Ils en ont parlé ! ». Toute proportion gardée, c’est un peu ce qui se passe actuellement au Québec. Le gouvernement souverainiste de la Belle Province veut faire adopter une « Charte des valeurs » qui, selon les sondages, les débats dans les médias et les conversations dans les lieux publics, divise profondément la population.

Poser des balises

La Charte veut « affirmer les valeurs québécoises », en particulier la laïcité. Une grande campagne d’affiches dans le métro, de pages entières de publicité dans les quotidiens, d’envoi postal à chaque Québécois a été lancée. On peut y lire : « Église, Synagogue, Mosquée [variante : « Bible, Coran, Torah »] tout cela est sacré. Égalité hommes-femmes, Neutralité de l’État, c’est tout aussi sacré. Parce que nos valeurs, on y croit. »

Une forme religieuse est ainsi donnée aux « valeurs », empêchant tout débat interprétatif sur la façon dont on les concrétise. Cela a été contesté, ainsi que le financement public de la campagne, alors que les trois partis d’opposition se montrent critiques face au contenu de la Charte.

Plusieurs points font débat. D’abord, il existe une part de bluff dans les déclarations gouvernementales. La Charte prétend mettre des « balises » dans les « accommodements raisonnables » qui, juridiquement, doivent combattre les discriminations. En fait, ces balises existent déjà et le document ne fait que les reprendre. Ensuite, la Charte interdirait le « port de signes religieux facilement visibles » aux agents publics. Le Québec a une faible natalité et fait appel à des immigrés (si possible francophones). L’interdiction n’aboutirait pas seulement à priver des personnes de leur salaire mais désorganiserait certains services publics. L’opposition libérale agite le chiffon rouge du manque de soignants qui, actuellement, ne font pas preuve de partialité.

Les grands hôpitaux de Montréal ont tous du personnel portant la kippa ou le hijab. L’un d’entre eux a affiché ce slogan : « On ne se soucie pas de ce que vous avez sur la tête, mais de ce que vous avez dans la tête. » Pour pallier un manque prévisible d’effectif, le gouvernement propose un « droit de retrait » où certains organismes pourraient se soustraire à la mesure d’interdiction pendant une période de cinq à dix ans. Nouvelle critique, de la gauche cette fois : on différencie les droits de la personne suivant son utilité sociale. Enfin, au nom du « patrimoine historique commun », la présence du crucifix à l’Assemblée nationale serait maintenue, ce qui déplait aux laïques de tous bords.

Le maintien du crucifix a été voté à l’unanimité par les députés en 2008. Il apparaît contradictoire au projet actuel. Dans La Presse, le journal le plus lu au Québec, Stéphane Laporte a affirmé que la Charte voulait « le beurre et l’argent du beurre, la croix et la bannière… de la laïcité » et Patrick Lagacé a ironisé sur cette « catho-laïcité, c’est-à-dire la laïcité pour les autres, ceux qui sont issus de communautés qui ne vénèrent pas le p’tit Jésus, notre berger traditionnel ». Dans ce même quotidien, Pierre Foglia a répliqué qu’il existe une différence : « Les chrétiens peuvent imaginer un ciel sans Dieu, à plus forte raison une école, une garderie, un ministère. Les islamistes, non. » Et Marie-Claude Lortie a posé la question : « N’est-ce pas la moindre des choses d’établir, dans nos institutions publiques, un lieu neutre où l’on se dénude de nos choix religieux ? Surtout s’ils sont politiquement controversés. »

Mutation du Parti Québécois

Cependant, si cette chroniqueuse défend la Charte, elle a protesté contre le fait que la Première ministre, Pauline Marois, procède à des nominations autoritaires au Conseil du statut de la femme pour en changer la majorité : « C’est une très mauvais idée de vouloir contrôler un organisme féministe qui pourrait potentiellement ne pas dire exactement ce que le gouvernement veut entendre. »

L’organisme de sondages CROP a mené une enquête sur les partisans et adversaires de la Charte. Le CROP divise les Québécois en quatre catégories : le « catholique pur laine » ou de « vieille souche » (« Il croit que l’immigration menace son patrimoine catholique ») : 29 % de la population ; le « laïc fermé » (« Pour lui, la religion relève uniquement de la sphère privée ») : 21 % ; le « croyant tolérant » (« Je crois en Dieu… et en la liberté religieuse ») : 29 % ; et le « laïc ouvert » (« Non pratiquant, il accepte l’expression de la religion des autres ») : 21 %. Les deux premiers groupes sont majoritairement favorables la Charte, les deux derniers en général contre. Chaque ensemble « pèse » 50 %.

Pour le politiste Alain Dubuc, on assiste à une profonde mutation du Parti Québécois, indépendantiste, actuellement au pouvoir. Le PQ « a toujours été une coalition qui regroupait des Québécois de divers horizons réunis par l’objectif commun de la souveraineté ».

Maintenant, la moitié des électeurs du PQ proviennent des « catholiques traditionnels [et] la principale base électorale du PQ se recrute chez des Québécois moins urbains, moins scolarisés et qui, dans une proportion de 74 %, ont une perception négative de l’immigration » Un nationalisme civique devient peu ou prou ethnique.

Cette évolution provoque une fracture dans le camp indépendantiste, dont une des figures historique, Jean Dorion, a lancé une pétition pour « une laïcité inclusive » qui a déjà recueilli 24 000 signatures dans les milieux intellectuels et artistiques.

D’autres personnalités viennent de réagir et ont fondé un « Rassemblement pour la laïcité » en vue de défendre la Charte mais aussi d’obtenir la disparition du crucifix.

Quant au PQ, il semble avoir été surpris par l’ampleur de l’opposition à son projet et hésite entre deux solutions, la fermeté – quitte à risquer de le voir refusé –, ou le compromis – avec un parti de centre droit, la CAQ, qui limiterait la neutralité vestimentaire aux agents publics en situation d’autorité.

On le voit, si le contenu est différent, la forme des débats québécois est assez analogue aux débats actuels qui ont lieu en France. Publié le 3 octobre 2013(Mise à jour le 25/10) Par Mireille Meyer

Lexique spirituel

Le catéchisme vu par Pietro de Paoli alias Christine Pedotti.

Christine Pedotti, rédactrice en chef de Témoignage chrétien, propose un livre qui se présente comme un lexique. De « Âme » à « Vie », il propose des définitions qui interrogent notre foi sans se prétendre absolues ou définitives. Ce n’est pas un catéchisme au sens d’un énoncé de vérités inaliénables qu’il s’agirait d’apprendre par cœur mais un enseignement qui peut nourrir notre méditation ! On peut, comme dans tout lexique, choisir de l’aborder à petites doses en commençant par la première page, on peut aussi choisir un thème, par exemple, « Rachat » et poursuivre la réflexion à partir d’autres termes qui sont proposés en fin de rubrique, ici : « Grâce, Jugement, Mal, Péché originel »… Si vous choisissez « Vie », l’auteure propose de revenir à « Âme », en s’arrêtant sur « Éternité, Humanité, Résurrection »… tout un programme ! L’auteure écrit bible en main – Premier et Nouveau Testaments. Elle se réfère à différents auteurs chrétiens et au Catéchisme officiel de l’Église catholique pour confirmer son propos ou pour demander, parfois avec une once de timidité, une évolution de la situation actuelle, souvent initiée par le concile de Vatican II, mais plus ou moins oubliée ! Le livre nous permet de connaître et entendre les débats qui animent l’Église romaine tout en questionnant notre propre pratique et nos discours. On ne peut que se réjouir de voir la place grandissante que prend, dans ces exposés, la prédication de l’amour de Dieu, du pardon sans conditions, de la justification, de la grâce pour tous et des appels à en vivre. La langue est belle, aisée, agrémentée de formules humoristiques qui donnent à l’ensemble un aspect joyeux !

Publié le 3 octobre 2013(Mise à jour le 8/01) Par Marie Lefebvre-Billiez

Leymah Gbowee : La paix est toujours possible

Cette luthérienne du Liberia, colauréate du prix Nobel de la paix en 2011, était présente à « Protestants en fête ».

Debout sur l’estrade de l’Église américaine de Paris, Leymah Gbowee refuse de monter en chaire. « Cet endroit est trop sacré pour moi. » C’est donc au même niveau que son auditoire qu’elle parlera, une heure durant, sans aucune note, et avec un franc-parler qui ne cherche ni le politiquement correct, ni l’approbation des hommes. C’est devant Dieu qu’elle se tient.

Elle a été invitée à « Protestants en fête » par Agape France, une association évangélique particulièrement impliquée auprès des jeunes et des étudiants. En ce vendredi soir, elle s’adresse à un public de150 personnes environ et cherche les clés qui permettraient de « racheter notre humanité » dévastée par les guerres et les conflits. Elle raconte beaucoup d’anecdotes personnelles, fait rire la salle, critique la notion occidentale de séparation de l’État et des religions, qui provoque selon elle « le chaos social », martèle haut et fort que « les musulmans ne sont pas des terroristes », et conclut par la devise de Ghandi : « La paix est possible tous les jours. »

Le départ d’un dictateur

Elle en sait quelque chose, elle qui a reçu le prix Nobel pour son militantisme pacifiste qui mit fin en 2003 à la guerre civile au Liberia, qui sévissait depuis 1989. Sa détermination à ne plus tolérer les enlèvements d’enfants enrôlés de force dans l’armée a servi d’exemple à des milliers de mères à travers son pays, autant dans les églises que les mosquées. Ensemble, chrétiennes et musulmanes ont manifesté, distribué des tracts, prié et même fait une grève du sexe, jusqu’à obtenir, finalement, la cessation des hostilités et le départ du dictateur Charles Taylor. Cas unique en Afrique, des élections libres porteront même à la présidence de la République une femme, Ellen Johnson Sirleaf, colauréate du prix Nobel de la paix 2011 avec Leymah Gbowee et une autre militante des droits humains, Tawakkol Karman, journaliste yéménite musulmane.

Mais la jeune Leymah – elle n’a que trente-neuf ans quand elle reçoit le prix Nobel – tâche de rester le plus loin possible des paillettes et de la gloire liée à sa nouvelle notoriété. Elle veut rester « une fille locale avec un mandat global ». Elle voit le jour au Liberia le 1er février 1972, dans une famille luthérienne pratiquante. Elle n’a que dix-sept ans quand la guerre civile éclate. Elle se réfugie au Ghana voisin, où elle donne naissance à ses trois premiers enfants, malgré la faim et l’insécurité. Leur père lui fait connaître le calvaire des violences domestiques.Dix ans plus tard, de retour au Liberia, alors que la guerre civile fait toujours rage, elle devient bénévole à l’Église luthérienne Saint-Pierre de Monrovia dans un programme de « réconciliation et de guérison des traumatismes ».

Une nuit, elle fait un rêve dans lequel Dieu lui demande d’« unir les femmes et de prier pour la paix ». Forte de cette vision, elle lance son mouvement de résistance, unissant des milliers de femmes habillées en T-shirts blancs lors de sit- in déterminés. Elle devient une sorte de Martin Luther King africaine. Pourtant, les critiques fusent, notamment parce qu’elle est mère célibataire (elle a donné naissance à un quatrième enfant et en a adopté un cinquième). « On parlait beaucoup de ma vie privée, ce qui portait préjudice à notre mouvement fondé sur l’Évangile de Christ. Certains disaient qu’il fallait un autre dirigeant que moi. Mais les femmes ont pris le temps de jeûner et de prier, pour conclure : “Dans la Bible, Dieu utilise des gens imparfaits pour accomplir sa volonté parfaite.” »

Leymah Gbowee garde donc le soutien de ses troupes.Pour autant, pendant toutes ces années de combat, sa foi vacille et chancelle. Elle se demande où est Dieu face aux atrocités dont elle est témoin, notamment les viols perpétrés par les adolescents-soldats. C’est la foi des autres femmes qui la soutient, ainsi qu’une phrase de la sagesse antique, attribuée au roi Salomon, et citée par Abraham Lincoln : « Cela aussi passera. »Et c’est un fait qu’aujourd’hui Charles Taylor a dû répondre de ses actes devant la Cour pénale internationale. Il a été reconnu coupable de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre, et condamné à cinquante ans de prison. Pourtant, dans de nombreux milieux africains, on considère la CPI comme une institution blanche néocoloniale, occupée à faire le ménage de façon partiale au sein des États africains. Interrogée à ce sujet lors de sa conférence à l’Église américaine, Leymah Gbowee s’est enflammée de colère : « Je ne suis pas une Africaine qui pense que la CPI est anti-africaine. Tant que les dirigeants africains mépriseront leur peuple et enverront leur argent en Suisse, ils devront répondre de leurs actes à La Haye ! Je n’ai aucune pitié pour Charles Taylor. »

Une justice partielle

Elle va même plus loin, dans un entretien en aparté : « Justice n’a été que partiellement faite. En prison, Charles Taylor peut voir sa femme. Il a même eu un fils. Pensez à toutes ces femmes qui ont été brutalement violées et qui n’auront jamais la joie d’avoir des enfants. Il faudrait que la CPI puisse verser des indemnités aux victimes. »Aujourd’hui, pour participer à la reconstruction de son pays, Leymah Gbowee, qui a eu entretemps un sixième enfant, dirige la Fondation « Réseau des femmes pour la paix et la sécurité », qui scolarise des jeunes filles. « On ne peut pas parler de l’avenir de l’Afrique si l’on ne s’occupe pas de l’éducation. » La Fondation se penche notamment sur le cas de jeunes prostituées. Elle raconte avec beaucoup d’émotion le cas de cette adolescente de dix-sept ans, qui avait des rapports sexuels forcés avec sept ou huit hommes par nuit, pour moins de un dollar, et ce depuis l’âge de quatorze ans. Elle est aujourd’hui scolarisée en internat.

Mais Leymah Gbowee mène aussi un autre combat : la décolonisation du système scolaire. « En Afrique francophone, on n’enseigne rien aux élèves sur l’histoire de leur propre pays, mais on parle de Napoléon le Grand ! Au Liberia, nous récitons toujours un serment d’allégeance au drapeau des États-Unis, et nous avons des cours d’histoire américaine. » Il reste encore tant à faire…

Publié le 3 octobre 2013(Mise à jour le 13/09) Par Nathalie Leenhardt

Coup de patte… au gaspillage de médocs !

Qu’il est agaçant ce débat sur les médicaments vendus à l’unité, une mesure que pourtant la France aurait dû adopter depuis longtemps !

On n’aurait pas encore prouvé qu’elle permet de faire des économies. Mais on est sûrs en revanche qu’elle évite un gaspillage phénoménal. Ayant vécu en Grande- Bretagne puis aux États-Unis, j’ai vérifié combien ce système fonctionne.

Muni d’une ordonnance, on récupère un petit flacon, avec le nombre exact de pilules à prendre, et une étiquette personnalisée avec son nom, la durée précise du traitement, le moment des prises. Beaucoup plus efficace et plus sûr que le système français. Car, je ne sais pas vous, mais moi j’ai tendance à perdre dans les deux jours la bonne feuille, qui va se noyer au milieu de dizaines d’autres. Et les médicaments s’entassent et périssent dans mon armoire à pharmacie qui déborde. Chaque Français en conserve ainsi 1,5 kilo chaque année et des tonnes de produits encore valables sont détruits.

L’argument repoussoir à cette mesure de bon sens ? Trop de manipulations pour les pharmaciens, plutôt ouverts pourtant à cette proposition, qui devraient ouvrir des boîtes et défaire les blisters. Assez stupide en effet, alors la vraie solution serait la livraison en vrac par les laboratoires pharmaceutiques, comme cela se fait ailleurs. Mais les mastodontes se rebiffent, imaginant déjà les milliards de bénéfices qu’ils ne feront pas… Comment ne pas s’agacer ? En revanche, une fois n’est pas coutume pourqui s’interroge sur le maintien d’une seconde chambre en France dans un temps de récession économique, j’ai envie de saluer la démarche de ces sénateurs – trice en l’occurrence – qui veulent voter une loi contre les concours de mini- Miss. Les mamans sont furieuses. Moi pas.

Publié le 3 octobre 2013(Mise à jour le 25/10) Par Elian Cuvillier

La conversion de Paul

Sur le chemin de Damas, Paul a vécu une expérience existentielle qui l’a conduit à reconsidérer l’ensemble de ses compréhensions religieuses.

Athènes, Rome et Jérusalem, nous l’avons vu la semaine dernière, symbolisent les racines de l’apôtre Paul : judaïsme, romanité et culture grecque. Pour comprendre comment ces trois univers s’articulent, il faut chercher du côté d’une expérience fondatrice. Une quatrième ville en sera le symbole : Damas. Ce nom fait écho au « chemin de Damas », expression consacrée pour parler, non seulement du renversement que vit l’apôtre, mais plus généralement de l’expérience d’un bouleversement existentiel. Elle renvoie au témoignage de l’auteur des Actes sur la « conversion » de Paul (Ac 9,22 et 26). De ce témoignage de Luc nous ne retiendrons que la vraisemblance historique selon laquelle quelque chose s’est passé, dans l’existence de Paul, sur cette route qui le menait à Damas. Pour le reste, nous nous en tiendrons au témoignage de l’apôtre. S’il n’emploie jamais le mot de « conversion » pour décrire cette expérience, il n’est cependant pas silencieux sur celle-ci, puisqu’il en parle à deux reprises (Ga 1,13-24 et Ph 3,1-21).

Universalisme paulinien

Pour parler de ce qui alors fit rupture en lui, Paul emploie le terme de « révélation » : Dieu, affirme-t-il, « a jugé bon de révéler [en grec : apokaluptein qui a donné le terme français « apocalypse »] en lui son fils afin qu’il l’annonce aux païens » (Ga 1,15). Il souligne la simultanéité révélation du Christ/annonce aux païens. Au cœur de l’expérience fondatrice de Paul, la révélation que ce qui faisait son identité religieuse est devenu caduc. Une nouvelle fondation de l’existence se fait jour : non plus des marques identitaires, religieuses ou nationales, mais l’événement de la révélation de Jésus comme Messie. Cette révélation fait advenir une réalité nouvelle : au nom de ce Messie, les identités et les particularismes de ce monde – juif/païen, esclave/homme libre, homme/femme, riche/pauvre – deviennent fondamentalement non discriminant devant Dieu (cf. Ga 3,28). Cela fonde l’universalisme paulinien.

En Ph 3,4-6, Paul se présente comme « circoncis, israélite, de la tribu de Benjamin, hébreu, pharisien, zélé jusqu’à être persécuteur de l’Église, irréprochable quant à la justice de la loi ». Paul ne se mortifie pas sur son passé, mais confesse être arrivé jusqu’au bout de la pratique de la justice qu’exige la loi. Comme pharisien il est parvenu à un haut degré de performance religieuse. Un terme indique l’impasse tragique où le conduit son parcours : ce juif de souche véritable, parfait quant à la pratique de la loi, ce pharisien était un « persécuteur de l’Église ». Le paradoxe réside évidemment dans le fait d’en faire un titre de gloire.

Sans doute Paul le pharisien considérait-il comme une atteinte profonde à l’image de Dieu le fait que, pour certains des disciples de Jésus, la Loi n’était plus centrale. Quoi qu’il en soit, voici l’impasse dans laquelle il s’est trouvé : mettre au compte de la performance religieuse l’opposition à Dieu lui-même dans son combat contre les disciples de son Messie. Ainsi se précise le tragique paradoxe : dans l’après-coup, Paul comprend que pour défendre l’honneur de son Dieu il a persécuté ses disciples. Loin de le rapprocher du Dieu, sa réussite religieuse l’en a éloigné.

Cette performance religieuse dans laquelle Paul excellait, il est conduit à l’abandonner à cause du Christ (v. 7-9). Et non seulement à l’abandonner mais à la dévaloriser : « Je considère tout cela comme ordures. » (cf. v. 8). Il s’agit du passage d’un régime à un autre : régime de sa justice, celle de la loi, où il excelle et où il est parfait, au régime de la justice de Dieu telle qu’elle se donne à connaître en Jésus-Christ. Régime de l’assurance de celui qui est parvenu (v. 6 : « devenu irréprochable ») qui cède le pas au régime de l’espérance de celui qui est mis en marche (v. 9 : « Afin que je sois trouvé. »). La clé de ce renversement réside dans l’acceptation d’une justice qui n’est pas la sienne.

Impasse de la perfection

On est loin de l’image de Paul se mortifiant – tel Luther – sur ses péchés. Lorsqu’il porte un regard sur son passé de pharisien, c’est la dimension de fierté qui domine. Au chapitre 7 de l’épître aux Romains, Paul déploie pourtant une réflexion sur la convoitise que produit le péché en l’homme (cf. 7,7-13). Il affirme : « Je ne fais pas le bien que je veux, mais je pratique le mal que je ne veux pas » (v. 19), s’exclamant : « Qui me délivrera de ce corps de mort ? » (v. 24) pour conclure : « Grâces soient rendues à Dieu par Jésus-Christ notre Seigneur… » Existe-t-il un lien entre l’image d’un homme esclave du péché, libéré par le Christ, et celle d’un Paul pharisien, devenant soudainement apôtre du Christ ? Ce lien existe si l’on garde à l’esprit que, chez Paul, le péché n’est pas faute morale mais puissance d’aveuglement qui conduit l’homme à l’opposé de la direction dans laquelle il souhaite se rendre. Dans sa quête de perfection religieuse, Paul est un « pécheur » puisque cette quête l’éloigne de Dieu. L’apôtre met ainsi en lumière l’un de ces paradoxes théologiques dont il a le secret. Il y a, dans le domaine du religieux, deux façons identiques d’être séparé de Dieu : en désobéissant à sa loi d’un côté, en prétendant lui obéir de l’autre. En retour, Paul déploie la conviction qu’il y a une seule manière d’être en communion avec Dieu : en étant dépouillé de ses prétentions à exister par soi-même et en se laissant rencontrer par le Christ, au cœur même de cette prétention.