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Ciné-Bulles Le cinéma d’auteur avant tout

Festival de Cannes Même à Cannes, l’argent n’achète pas le talent… Michel Coulombe

Volume 6, Number 1, August–October 1986

URI: https://id.erudit.org/iderudit/34638ac

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Publisher(s) Association des cinémas parallèles du Québec

ISSN 0820-8921 (print) 1923-3221 (digital)

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Cite this article Coulombe, M. (1986). Festival de Cannes : même à Cannes, l’argent n’achète pas le talent…. Ciné-Bulles, 6(1), 36–39.

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LE PALMARES 86 d'intérêt pour l'observateur que si on pou­ vait assister aux délibérations du jury. Autre­ PALME D'OR : The Mission ment, il faut supposer que les membres du de Roland Joffé (GB) jury ont succombé ou résisté à telle ou telle PRIX D'INTERPRÉTATION pression, accordé ceci pour refuser cela, etc. FÉMININE - Ex-aequo : Barbara Sukowa (RFA) Sous la direction d'un autre président — cette pour Rosa Luxembourg année, il s'agissait du très conservateur Sid­ de Margarethe von Trotta ney Pollack —, le palmarès aurait probable­ et Fernanda Torres (Brésil) Michel Coulombe pour Parlez-moi d'amour ment été fort différent. Alors tant mieux pour d'Arnaldo Jabor le gagnant de la Palme d'or, The Mission, PRIX D'INTERPRÉTATION et tant pis pour les challengers. MASCULINE - Ex-aequo : Même à Cannes, • Kadhafi a Michel Blanc (France) Des nombreux films projetés à Cannes cette pour Tenue de soirée l'argent n'achète ^é bon prince de Bertrand Blier w année, quelques-uns resteront, plusieurs et Bob Hoskins (GB) . . et Spielberg sombreront rapidement dans l'oubli. Parmi pour Mona Lisa paS le talent... intraitable (lin les films les plus décevants, les réalisations de verse eût été beaucoup plus inquiétant). Le GRAND PRIX SPÉCIAL e les plus récentes de quatre cinéastes d'ex­ DU JURY : 39 Festival de Cannes a survécu à la psy­ périence, , Claude Lelouch, Andrei Tarkovsky chose des attentats libyens et à l'absence des Chantai Akerman et Carlos Saura, qui pour Le sacrifice (Suède) stars américaines les plus attendues. Gardé PRIX DE LA MISE EN auraient peut-être eu avantage à tourner avec SCÈNE : comme un château fort, le nouveau palais moins d'argent. À croire que l'argent gâche Martin Scorsese est intact. Abandonné aux mains des spécu­ le talent... pour After Hours lateurs, l'ancien palais attend le pic des démo­ (États-Unis) PRIX DU JURY lisseurs. Le Festival peut maintenant voguer L'énorme bateau que Roman Polanski est Thérèse vers l'âge canonique. parvenu, après des années de refus répétés, d'Alain Cavalier (France) à mettre à flots, Pirates, condamné parce PRIX DE LA MEILLEURE Producteurs, acteurs, réalisateurs et critiques CONTRIBUTION que trop populaire à déplaire à un public de ARTISTIQUE : se rendent à Cannes une fois l'an avec plus connaisseurs, a tout de même ouvert le Festi­ Sven Nykvist (Suède) ou moins d'enthousiasme pour y inventer un val. En jouant avec les règles d'un genre ciné­ chef opérateur monde parallèle, un monde où l'art et l'in­ pour Le sacrifice matographique, le film de pirates, à toutes d'Andrei Tarkovsky dustrie affichent ostensiblement leur mariage fins pratiques abandonné, Roman Polanski GRAND PRIX DE LA de raison. Ils font du Festival un tourbillon reprend, avec des moyens exceptionnels, le COMMISSION médiatisé où le scandale est un don du ciel, style parodique du Bal des vampires. Cette TECHNIQUE : The Mission où un film chasse l'autre, où on en vient pres­ fois-ci, hélas, la magie n'opère pas, en partie de Roland Joffé (GB) que à oublier le film vu à l'instant pour ne parce que le genre appartient au passé, en CAMÉRA D'OR plus parler, comme tout le monde à cette partie parce que l'écart n'est pas aussi net (PREMIÈRE OEUVRE) : Noir et blanc seconde précise, que du film fabuleux dont qu'il pourrait l'être entre les bons et les de Claire Devers (France) on vient d'annoncer la production. Cannes méchants (les acteurs, souvent fades, y sont PALME D'OR DU COURT est tout ce qu'on en dit, ce qui constitue tout pour quelque chose). Le film, très lourd, MÉTRAGE : Peel un programme. laisse moins de souvenirs que le fier galion de Jane Campion (Australie) construit pour les fins du tournage. Quand PRIX DU JURY DU COURT Que dire du 39e Festival ? Faut-il vraiment bien même le Neptune vaudrait 8,2 millions MÉTRAGE DE FICTION : Les petites magiciennes scruter le palmarès à la loupe pour le dénon­ de dollars américains, on ne peut que se de Vincent Mercier (Suisse) cer (comme plusieurs) ou le défendre ? À demander ce que Roman Polanski pouvait PRIX DE LA CRITIQUE quoi bon ? Le palmarès de Cannes, comme bien aller faire dans cette galère. Puisse le INTERNATIONALE (FIPRESCI) : d'ailleurs celui de toutes les grandes mani­ film, dont la fin est ouverte, n'avoir aucune Le sacrifice festations cinématographiques, n'aurait suite. d'Andrei Tarkovsky (Suède) PRIX DE LA CRITIQUE INTERNATIONALE HORS SÉLECTION OFFICIELLE : Le déclin de l'empire américain de Denys Arcand (Québec) 3ULLES PRIX DU JURY OECUMÉNIQUE : Le sacrifice d'Andrei Tarkovsky (Suède) 36 « Pas de batterie de DCA sur le toit du Carlton, aucun sac de sable dans le hall de l'hôtel Majestic, pas l'ombre d'un plagiste reconverti en com­ mando pare-balles, aucune ra­ tion K à la table toujours excellente de la Mère Besson. C'est à peine si on remarque (...) une vedette poussive de la marine nationale qui, après quelques ronds dans l'eau de la baie, s'en est retournée d'où elle venait. » (Gérard Lefort et Olivier Séguret. Libération. 8 mai 1986)

El Amor Brujo de Carlos Saura, plus d'argent que de valeur artistique Le cas de Claude Lelouch est beaucoup plus la première fois dans l'histoire du cinéma, le grave. La fraîcheur et la nouveauté d'Un tournage d'un film et celui de sa suite. Il est homme et une femme, film qui lui a valu peu probable qu'il fasse école. On se sou­ la Palme d'or en 1966, se sont complète­ viendra probablement de ce film comme de ment évanouies. Avec Un homme et une celui où Jean-Louis Trintignant déclare à femme : 20 ans déjà, celui qui se qualifie Robert Hossein, oh subtil clin d'oeil lelou- non sans ambiguïté de plus américain des chien, qu'il est un excellent acteur... cinéastes français joue la carte de la nostal­ gie. Son nouveau film casse-tête lui permet Si vous croyez que la réalisatrice belge Chan­ Thérèse d'Alain Cavalier de promener une caméra désespérément tai Akerman est plus branchée sur les années mobile d'une course automobile au tournage 80 que ne l'est Claude Lelouch, vous faites d'un film sur la Deuxième Guerre mondiale fausse route. Golden Eighties, dont elle a (avec, l'auriez-vous deviné, Evelyne Bouix, tourné la maquette, Les années 80, il y a éternelle, de retour sur fond de guerre après trois ans, en ces temps reculés où il était ses inoubliables performances dans Les uns encore possible de donner un titre français à et les autres, Edith et Marcel et Partir un film tourné en langue française, appar­ revenir). En racontant, entre autres, l'his­ tient à une autre époque. Mi-chanté, toire abracadabrante d'une femme (Anouk mi-parlé, le film et ses amourettes de galerie Aimée) qui décide de porter à l'écran son marchande, déphasés, laissent à peine trans­ histoire d'amour pour un homme (Jean-Louis paraître les préoccupations, les enjeux des Trintignant), Claude Lelouch entremêle, pour années 1980. Les bons acteurs (Delphine

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Seyrig, Charles Denner, Fanny Cottençon du crime d'André Téchiné. Côté États-Unis, et Myriam Boyer) et un discours flatteur sur deux films pleins d'humour, Down By Law le Canada ne peuvent rien contre le kitsch de Jim Jarmusch et She's Gotta Have It nouvelle manière de Golden Eighties. Visi­ de Spike Lee. Quatre films au budget blement influencée par Jacques Demy, Chan­ modeste. tai Akerman donne à entendre un réjouis­ Rares sont les cinéphiles qui, avant le Festi­ sant coeur des shampouineuses. On l'aurait val de Cannes, auraient misé sur Thérèse, tout de même préféré en rockeuse, plus le récit, puissant et très sobre, de la vie sans moderne que post-moderne. histoire d'une jeune Française qui allait deve­ La musique ne réussit pas davantage au nir, après une vie de renoncement, Sainte cinéaste espagnol Carlos Saura qui, comme Thérèse de Lisieux. Le réalisateur de ce film Claude Lelouch et les Américains, essaie tant bressonien, tant par son sujet que par son bien que mal de prolonger le succès passé. traitement, a préféré ses personnages au Après Noces de sang, il tournait . réalisme. Il a tourné sans décor, n'utilisant Voilà, pour compléter cette trilogie flamenco pour camper les scènes que quelques acces­ qui comptera, oh surprise, quatre films, soires. Les tableaux se succèdent comme des L'amour sorcier. L'étrange et ensorcelante toiles de maître, respectueusement séparés « La starlette 1986 ne peut musique de Manuel de Falla qui donne son par des passages au noir tandis que se plus se contenter de poser sur titre au film se perd dans un village installé précise, étonnamment joyeux, le portrait de le sable chaud sous le regard Thérèse habitée par un amour plus fort que des légionnaires (rosette à la dans un vaste studio, décor montré qui per­ boutonnière, c'est bien porté met à Carlos Saura de souligner, une fois de tout, celui qu'elle voue au Seigneur. La au Festival de Cannes). La plus quoique dans un style de moins en grande force d'Alain Cavalier est d'avoir su starlette est plus que belle. allier l'humour à une esthétique du dépouil­ Elle est ambitieuse, profes­ moins dépouillé, la mise en représentation. sionnelle. Elle a autant Si la stylisation est un ratage complet, c'est lement. Son film dégage la sensation d'une d'ambition que Tapie. Moins notamment que Carlos Saura et son colla­ rare sérénité. de moyens au départ mais borateur, le chorégraphe Antonio Gadès, ont pourvu que TF1 et France André Téchiné s'éloigne avec bonheur du Soir Magazine, avec le perdu en simplicité ce qu'ils ont gagné en sentier zulawskien où l'avait conduit son film concours du System TV lui budget. Manuel de Falla valait beaucoup précédent, Rendez-vous, tout en continuant prêtent (jolie) vie, elle a sa mieux que cela. chance, celle d'éblouir, une de s'attacher à des personnages marqués par petite partie de la grande nuit une rencontre déterminante et happés par des starlettes, les spectateurs S'ils ont aussi dû subir le racoleur Tenue de leur destin. Le lieu du crime est un pur de TF1, qui seront séduits, émoustillés mais aussi ravis. » soirée de Bertrand Blier (Gérard Depardieu chef-d'oeuvre, film envoûtant qui avance du (France Soir Magazine, y est craquante, comme on dit à Paris) et jour vers la nuit, du soleil vers la pluie, du 26 avril 1986) l'impossible Salomé de Claude d'Anna qui quotidien paisible vers le drame. Une histoire « Prenez n'importe quelle doit tourmenter les cendres du malheureux toute simple qui fait surgir un homme en fuite jolie fille en monokini en train Oscar Wilde, les festivaliers ont tout de même dans la vie d'une femme et de son fils. À de se bronzer sur une plage pu voir quelques très bons films comme cannoise : ça reste une bai­ partir de là, la vie ne sera plus jamais la gneuse. Collez autour d'elle After Hours de Martin Scorcese, Runa­ même. Contrairement à de nombreux réali­ cinquante photographes, la way Train d'Andrei Konchalovsky, Hannah sateurs, André Téchiné sait tirer le maximum foule s'agglutine et la voilà And Her Sisters de Woody Allen et Le de , c'est-à-dire contour­ promue starlette. » (Jean-François Rouge, Li­ déclin de l'empire américain de Denys ner le personnage public, très envahissant, bération, 11 mai 1986) Arcand, des films qui ont pris l'affiche au pour mettre l'actrice à contribution. Il y par­ Québec avant ou tout de suite après le Festi­ vient si bien qu'on porte longtemps en soi val. Côté France, retenons deux films remar­ les images du Lieu du crime, celles d'une quables, Thérèse d'Alain Cavalier et Le lieu femme révoltée et d'un homme fragile.

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Stranger Than Paradise avait valu à son ment penser aux films de Woody Allen. Spike « Cannes est devenu, aujour­ auteur, Jim Jarmusch, la Caméra d'or au Fes­ d'hui, la plus grande manifes­ Lee interprète lui-même le rôle de Mars, tation du monde après les tival de Cannes en 1984. Son nouveau long l'amant repoussé, personnage comique. jeux Olympiques. L'ennui, métrage, plus achevé que le précédent, Comme Woody Allen, il explore Manhattan c'est qu'il doit fonctionner avec un budget cent fois reprend et développe quelques-uns des et Brooklyn, s'intéresse aux états d'âme de moindre. Dix millions de thèmes qui lui sont chers parmi lesquels l'er­ ses personnages, recourt aux intertitres et francs. À peine le prix d'une rance, la marginalité et l'amitié masculine. s'adresse à la caméra. À cette différence que série B : c'est l'enveloppe totale du festival — et le para­ Down By Law raconte l'évasion d'une pri­ Spike Lee est noir. Aussi noir que Woody doxe de cette formidable son louisianaise de trois hommes. L'un d'en­ Allen est Juif. Tous les acteurs qui apparais­ usine qui carbure au dollar tre eux a été surpris alors qu'il se trouvait, à sent dans She's Gotta Have It sont égale­ pendant que ses promoteurs courent Paris avec des tickets son insu, dans la chambre d'une mineure. ment de race noire. S'il est un terrain sur de seconde classe. » Un autre a été arrêté alors qu'il transportait, lequel Spike Lee se démarque tout à fait de (Alain Riou, Nouvel Obser­ e sans le savoir, un cadavre dans la voiture qu'il Woody Allen, c'est celui des rapports sexuels, vateur, 25 avril au I ' mai 1986, p. 12) conduisait. Le troisième homme, un Italien nettement plus explicites que dans des films (interprété par Roberto Begnini, la révélation comme Manhattan. Pas de blocage de ce de Down By Law) dont l'humour délirant côté, la belle Nola a trois amants. illumine le film, est un meurtrier. Sur les tra­ ces des fugitifs, Jim Jarmusch explore les bayous louisianais avec un plaisir évident. Il Mais, bien sûr, tout n'est pas drôle ou fait la preuve qu'un auteur accompli — qu'on romantique en 1986. Et quelques cinéastes disait héritier de Wim Wenders — peut faire ont eu le courage - rehaussé en mai par le rire sans perdre son âme. drame de Tchernobyl - d'aborder plus ou moins directement la question du nucléaire, L'humour est aussi le principal atout de Spike Eugène Corr en ramenant le spectateur dans Lee qui, aux côtés de Jim Jarmusch, Lizzie le passé avec Desert Bloom, David Brury Borden (Working Girls) et Glenn Pitre par le biais d'un polar, Defence Of the (Belizaire, the Cajun), témoigne de la Realm, et Andrei Tarkovsky, sans doute le plus bonne santé du cinéma indépendant améri­ lucide et le plus inquiet d'entre tous, en The Mission de Roland cain. She's Gotta Have It fait inévitable­ signant Sacrifice. • Joffé