La revue pour l’histoire du CNRS

20 | 2008 Aventures et recherches aux pôles Printemps 2008

Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/histoire-cnrs/6823 DOI : 10.4000/histoire-cnrs.6823 ISSN : 1955-2408

Éditeur CNRS Éditions

Édition imprimée Date de publication : 3 avril 2008 ISBN : 978-2-271-06562-9 ISSN : 1298-9800

Référence électronique La revue pour l’histoire du CNRS, 20 | 2008, « Aventures et recherches aux pôles » [En ligne], mis en ligne le 03 avril 2010, consulté le 20 mai 2021. URL : https://journals.openedition.org/histoire-cnrs/6823 ; DOI : https://doi.org/10.4000/histoire-cnrs.6823

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Comité pour l’histoire du CNRS 1

SOMMAIRE

Éditorial André Kaspi

Dossier : Aventures et recherches aux pôles

Introduction

Claude Lorius, itinéraire insolite d’un chercheur et d’un humaniste

Glaces polaires : un « cru » de 800 000 ans d’âge Les grands forages glaciaires de l’Antarctique et du Groenland Jean Jouzel

Glaciers, calottes polaires, climat et environnement Le LGGE fête ses 50 ans Paul Duval et Véronique Roux

Alerte en Antarctique Où l’ozone stratosphérique fut menacé... Marie-Lise Chanin

Les glaces vues du ciel Frédérique Rémy

L’appel de la toundra 40 années entre nomadisme et modernité Joëlle Robert-Lamblin

L’ethnographie en « zone interdite » Boris Chichlo

D'un thème à l'autre

Meudon, de l’aérostation à l’aérospatial Le centre de recherche de Meudon, de l’établissement central de l’aérostation militaire (1877) à l’Onera (1946) Marie-Claire Coët et Bruno Chanetz

Mise en histoire de la recherche

IPN : un cyclotron pour les ions lourds De Gatlinburg à la Plagne (1958-1969) René Bimbot

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Compte-rendu

La mémoire spoliée. Les archives des Français, butin de guerre nazi puis soviétique Sophie Cœuré Payot, 2007 Muriel Le Roux

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Éditorial

André Kaspi

1 L’année polaire durera deux ans. Elle a commencé en mars 2007. Elle prendra fin en mars 2009. C’est pourquoi nous consacrons notre dossier à cet événement scientifique de toute première importance. Les recherches polaires embrassent un vaste domaine. Elles touchent à la géologie, à la climatologie, à l’environnement. Elles apportent des informations capitales sur les populations qui vivent dans ces terres glacées. Bref, voilà une discipline qui avance à grands pas, pose des questions essentielles pour l’avenir de la planète et donne des réponses souvent inquiétantes. Quels seront les effets de la fonte des glaciers ? Que nous révèlent les sols sur l’histoire de notre planète ? Comment survivre dans cet espace qui subit de profonds bouleversements ?

2 Les chercheurs sont, d’une certaine manière, des aventuriers, des amateurs de sensations fortes, passionnés d’expériences scientifiques. Ils vivent loin de tout pendant des mois. De leurs expéditions, ils rapportent des connaissances dont nous avons intérêt à prendre en compte. Inlassablement, ils repartent à la recherche de nouvelles informations. Claude Lorius incarne cette discipline. De nombreuses récompenses lui ont été décernées. Les équipes qu’il a remarquablement animées et qu’il continue d’animer témoignent des apports déterminants que nous lui devons. Un itinéraire insolite ? Sans doute, mais aussi la réflexion d’un chercheur qui ne se laisse pas enfermer dans sa spécialité, qui sait être un humaniste et pousser à la méditation sur le monde environnant.

3 Il nous a paru naturel de lui donner la parole et d’ouvrir nos colonnes à quelques-uns de ses collaborateurs. C’est pourquoi nos lecteurs auront le plaisir de réfléchir sur le passé et l’avenir des calottes polaires. De graves menaces pèsent sur elles, qu’il s’agisse de l’Arctique ou de l’Antarctique, sur leurs habitants. Une fois de plus, c’est l’interdisciplinarité qui donne à l’enquête sa valeur et sa profondeur. Comme dans les numéros précédents, le dossier est accompagné d’articles qui traitent d’autres sujets. Marie-Claire Coët et Bruno Chanetz nous entraînent dans l’histoire du centre de recherche de Meudon, plus précisément dans l’histoire de l’aérostation. En leur compagnie, nous sommes invités à pénétrer dans les secrets de l’aviation à grande vitesse. René Bimbot poursuit son étude sur l’institut de physique nucléaire d’Orsay avec un chapitre sur le cyclotron pour les ions lourds. Je voudrais attirer l’attention de

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nos lecteurs sur le compte rendu de l’ouvrage de Sophie Cœuré. Nous y voyons comment les archives deviennent des prises de guerre, comment elles peuvent être « libérées », ce qu’elles peuvent enfin nous révéler.

4 Voilà un numéro riche et original qui complète notre collection. Il est maintenant possible de consulter les numéros précédents sur le site de Revues.org. Ce qui donne à La revue pour l’histoire du CNRS une visibilité plus forte et contribue à renforcer, je l’espère, son influence.

AUTEUR

ANDRÉ KASPI Président du Comité pour l’histoire du CNRS

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Dossier : Aventures et recherches aux pôles

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Introduction

Lieux de contrastes et carrefours des extrêmes, les zones polaires terrestres ou maritimes ont toujours exercé un pouvoir de fascination sur l’homme. À l’origine, la conquête de ces mondes inhospitaliers était le graal d’aventuriers en mal de sensation qui ont cédé leur place à des explorateurs, des savants et des scientifiques curieux d’évolution climatique, passionnés d’environnement, d’écosystèmes ou de biodiversité polaire dans les milieux extrêmes. Avec la question du réchauffement climatique en toile de fond, ce dossier prend le pouls des régions polaires et essaie de quantifier et de comprendre les changements environnementaux et humains, passés et actuels. Le tout dans un élan pluridisciplinaire et international au chevet d’une planète certes souffrante mais pas moribonde.

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Claude Lorius, itinéraire insolite d’un chercheur et d’un humaniste

1 La revue pour l’histoire du CNRS. Parlez-nous de vos premiers pas sur la glace.

2 Claude Lorius. En 1957, après une initiation à la glaciologie polaire, science alors en devenir, j’ai « hiverné » avec deux compagnons dans une petite base isolée, la station Charcot implantée sur l’inlandsis Antarctique à 320 km de la côte et 2 400 m d’altitude. Au programme bilan radiatif de la surface, détermination de l’accumulation de la neige et des températures. Nous avons connu – 40 °C dans nos laboratoires creusés dans la neige, les mois d’hiver sans soleil et sans communication avec le monde extérieur mais aussi la solidarité forgée par les épreuves. C’est là que j’ai attrapé le virus polaire.

3 Je suis donc retourné en Antarctique deux ans après pour une campagne d’exploration montée par les Américains ; pendant 120 jours nous avons parcouru 2 500 km mesurant tout au long l’épaisseur de la calotte glaciaire, l’accumulation de la neige, la température et prélevant des échantillons. Ce raid a été marqué par une difficile traversée de glaciers crevassés et la découverte d’une chaîne de montagnes encore inconnue. Au terme de ces campagnes et aventures, nos mesures de terrain et analyses au retour ont révélé le lien entre la composition isotopique de la glace et la température à laquelle elle se forme, une relation qui a ouvert la voie à la reconstitution du climat du passé à partir de carottages dans les régions centrales de l’inlandsis.

4 Nous avions pour cela besoin de l’aide logistique des Américains. Fin 1974, un avion dépose notre petite équipe pour une campagne de reconnaissance au Dôme C, un site où sera implantée la base Concordia et réalisé le forage EPICA une trentaine d’années plus tard. Deux avions C130, sur les cinq assurant l’ensemble des opérations sur l’Antarctique, sont accidentés lors de l’évacuation dans des conditions extrêmes de décollage. La réaction des Américains fut alors extraordinaire : ils ont entrepris plusieurs campagnes pour récupérer ces avions et nous ont soutenus à nouveau pour effectuer notre premier carottage pour la reconstitution du climat. Il couvrait 40 000 ans sur une profondeur de 900 m, soit la fin de la dernière période glaciaire qui s’est terminée il y a 20 000 ans, avant l’entrée dans la période chaude que nous connaissons depuis 10 000 ans, l’Holocène.

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5 Après cette période, la richesse des archives préservées dans la glace nous motive pour remonter plus avant dans le temps, d’autant plus que les chercheurs de notre laboratoire ont démontré que les bulles d’air emprisonnées dans la glace sont le témoin fidèle de la composition de notre atmosphère, une source de nouvelles pistes de recherche.

6 La revue… Vous avez ensuite utilisé ces méthodes lors des forages à la station Vostok au pôle de froid de la planète...

7 C.L. En pleine guerre froide, fin 1984, nous nous posons à bord d’un avion américain à la station soviétique de Vostok, au coeur de l’Antarctique ; un site mythique pour les glaciologues, où l’on a mesuré jusqu’à – 89 °C. Les carottages menés là depuis plusieurs années nous donnent accès à une profondeur de 2 083 m, soit l’ensemble du dernier des grands cycles climatiques qui ont marqué le Quaternaire. On met enfin en évidence le lien entre les variations du climat et la teneur de l’atmosphère en gaz à effet de serre ; un lien qu’avaient prévu les physiciens depuis plus d’un siècle mais qui n’avait pu être vérifié jusque-là. Cette corrélation nous conduit alors, il y a une vingtaine d’années, à donner une base au réchauffement climatique que l’on commence à observer.

8 La revue… Vous évoquez la présence américaine. En pleine guerre froide, quelle était la nature des relations entre scientifiques ?

9 C.L. Fort heureusement, la communauté des « Polaires » ne connaît pas de frontière. Elle se rencontre régulièrement dans le cadre du Traité de l’Antarctique qui consacre ce continent à la recherche et à la paix, un statut unique sur notre planète. Les programmes de recherche sont établis au sein d’un comité scientifique international, le SCAR, que j’ai eu l’honneur de présider, les opérations étant organisées par les organismes nationaux chargés de la logistique. L’opération Vostok a ainsi été patronnée, en Union Soviétique par l’Institut Arctique et Antarctique de Leningrad et l’Institut de Géographie de Moscou, et aux États-Unis par la National Science Foundation et l’US Navy ; de notre côté nous avions le soutien du CNRS et des expéditions polaires françaises. Au delà des structures, c’est plus encore les liens personnels tissés entre des chercheurs et responsables motivés par une passion et des objectifs déconnectés des problèmes géopolitiques qui ont assuré le succès de cette mission.

10 La revue… Peut-on parler d’excellence française ?

11 C.L. Effectivement les chercheurs français ont joué un rôle important dans l’étude des climats du passé à partir des archives glaciaires. Ces recherches se sont notamment développées au LGGE/CNRS à et au CEA à Saclay. Les campagnes à Vostok se sont poursuivies au fil des années, produisant des archives de plus de 400 000 ans. Ces travaux ont conduit au lancement du forage du programme européen EPICA, rassemblant 10 pays au début des années 2000 et mené sur le site du Dôme C où nous avions réalisé notre premier carottage il a quelque 25 ans. Ce forage, terminé en 2006, contient plus de 800 000 ans d’archives.

12 La revue… En 2008, comment voyez-vous l’évolution de votre science ?

13 C.L. Pour la glaciologie, il reste encore beaucoup à faire. Dans les régions polaires, plus qu’ailleurs car difficiles d’accès, les chercheurs ont bénéficié au cours des dernières décennies de la mise en place de nouveaux moyens logistiques : tracteurs, brise-glace, hélicoptères, avions équipés de ski, bases confortables. Ils ont aussi utilisé de nouveaux outils d’observation et de mesures au sol ou depuis l’espace. Mais si l’on dispose maintenant de données satellitaires pour déterminer les altitudes de la surface, il reste

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à définir le bilan de masse des inlandsis à partir de données du terrain sur l’accumulation de la neige, le débit des glaciers et la fusion dans les zones côtières. C’est ce bilan de masse qui gouvernera les variations du niveau des mers entraînées par le réchauffement climatique. De plus, les archives glaciaires n’ont pas encore livré tous leurs secrets pour comprendre et prévoir, mieux encore, le fonctionnement du système climatique et, d’une façon plus générale, l’impact des activités de l’Homme sur l’environnement planétaire.

14 La glaciologie, comme les autres sciences, a besoin à la fois de pérennité et d’une certaine liberté. À côté d’objectifs bien ciblés, de nombreuses découvertes, telles que celles du trou d’ozone et de la mémoire des bulles d’air emprisonnées dans la glace, n’avaient pas été programmées. Il importe donc de préserver aussi une part de recherche fondamentale non orientée dont les retombées nourriront les recherches du futur.

15 La revue… Quels sont les projets principaux de l’Année polaire internationale ?

16 C.L. Il s’agit de prendre le pouls de ces régions pendant un cycle annuel ; compte tenu du décalage hémisphérique des saisons et des difficultés d’accès en hiver, l’API se déroule sur deux ans, de mars 2007 à mars 2009. Une large collaboration internationale est mise en place et l’obtention du label nécessite que chaque projet implique plusieurs pays ; il y en a des centaines aux deux bouts de la planète. Les thèmes principaux portent sur le réchauffement climatique, l’évolution de la biodiversité et l’impact sur la vie des populations en Arctique. La contribution française est importante comprenant entre autres en Arctique l’étude de la banquise et en Antarctique la reprise des raids d’exploration, de nouveaux carottages et l’implantation de la station Concordia au coeur de l’inlandsis, un site prometteur pour les observations astronomiques.

17 La revue… La planète bleue souffre mais n’est pas moribonde. Quel est votre diagnostic ?

18 C.L. Notre société a pris conscience d’une dégradation significative de notre environnement ; nos travaux, et bien d’autres, le prouvent. Pendant l’essentiel de l’histoire de l’humanité, l’homme s’est ingénié à se protéger et à s’adapter aux contraintes que lui imposait la nature et il a survécu en particulier aux grands changements climatiques tels que la dernière glaciation. Depuis quelques siècles, avec le début de l’ère industrielle, l’empreinte de l’Homme sur le milieu naturel est devenue de plus en plus marquée. On en mesure aujourd’hui les premières conséquences et l’on s’interroge sur les décisions urgentes à prendre pour assurer un développement durable à l’échelle de la planète ; une mise en oeuvre qui s’annonce difficile.

19 La Charte de l’environnement est entrée dans la constitution française et, dans un contexte plus international, l’on peut espérer que l’Homme saura assurer plus que sa survie dans un monde ou les dérèglements s’accélèrent. Aux deux pôles on entre dans le monde de la planète blanche, les glaces couvrant là des dizaines de millions de km2. Elles ont enregistré différentes empreintes témoignant de la dégradation de notre environnement à l’échelle planétaire ; à la fois témoin, acteur et mémoire du passé, elles jouent un rôle important dans l’amplification des variations climatiques et sont particulièrement sensibles au réchauffement actuel.

20 La revue… N’avez- vous pas envie de vous poser ?

21 C.L. Malgré les conditions précaires du temps de l’exploration, la passion des régions polaires ne m’a jamais quitté ; les recherches que nous avons menées sont devenues le

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fil directeur de ma vie professionnelle, avec en aboutissement, la satisfaction de voir que nos travaux ont apporté une contribution significative dans un domaine touchant à un problème de société de la plus haute actualité. Tout ce cheminement n’a été possible qu’avec le soutien des organismes scientifiques et logistiques français et internationaux et s’est nourri des échanges avec d’autres pionniers et bien sûr avec les chercheurs qui m’ont été proches. Ils assurent maintenant la relève et d’une certaine façon ma sérénité ; je les en remercie.

22 La revue… Quel message souhaitez-vous transmettre ?

23 C.L. Au cours de ma carrière de chercheur dans les régions polaires, j’ai peu à peu pris conscience de la dégradation de notre environnement à l’échelle planétaire. Nous n’avons qu’une planète protégée du vent solaire par un champ magnétique qui donne naissance aux aurores polaires ; à l’intérieur de cette coquille nous n’avons qu’une atmosphère et un seul océan. C’est au-dessus des pôles que s’est manifesté le trou d’ozone créé par les CFC émis par les puissances industrielles, et les glaces ont enregistré d’autres traces de pollution : au Groenland le plomb de nos essences, au pôle Sud les retombées radioactives des explosions nucléaires déclenchées au Nord et l’envolée des gaz à effet de serre sur l’ensemble la planète. Les glaces des régions polaires, particulièrement sensibles aux variations du climat, sont les témoins sentinelles du réchauffement et plus généralement de la dégradation de notre environnement. Ces atteintes à notre environnement sont peut être le plus grand défi des années à venir. Un vaste sujet, encore en friche, où le savoir devra fonder une action arbitrant des approches écologiques, économiques et sociales divergentes.

24 La revue… Un dernier mot ?

25 C.L. Qu’il me soit permis en guise de conclusion d’utiliser deux citations qui illustrent le fil directeur des recherches que nous avons menées. L’une est de Paul Crutzen, 2002, prix Nobel 1995 : « On peut dire que l’Anthropocène a commencé dans la dernière partie du XVIIIe siècle, lorsque les analyses de l’air emprisonné dans les glaces polaires montrent l’augmentation des concentrations de dioxyde de carbone et de méthane à l’échelle du globe. » L’autre est de Théodore Monod : « Jusqu’au XIXe siècle les scientifiques étaient des aventuriers, [...] l’exploration de la planète n’était pas terminée. Maintenant, il faut plutôt chercher à savoir comment le monde qui nous entoure fonctionne et surtout comment l’homme va se conduire à l’égard de cette petite boule si fragile tournant dans l’Univers. »

26 À voir, Le chercheur des glaces. Production Point du Jour. Avec la participation du Centre national de la cinématographie, de 5 et le soutien de la Société civile des auteurs multimédia (SCAM), Bourse Brouillon d’un Rêve Filmique, 2007.

RÉSUMÉS

Tout commence en 1955. Claude Lorius, alors fraîchement diplômé d’études supérieures de physique, répond à une petite annonce : « Recherche jeunes chercheurs pour participer aux campagnes organisées pour l’Année géophysique internationale (AGI) ». Cinquante ans plus tard,

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après avoir sillonné le monde des glaces et passé près de 6 ans en Antarctique, il a troqué sa polaire contre l’habit vert…

In 1955, Claude Lorius, graduated in physics, joined the International Year Committee. Fifty years later, he tells us all his experience and feelings.

INDEX

Mots-clés : glaciologie, Année géophysique internationale, géophysique, polaire, recherches polaires, année polaire internationale

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Glaces polaires : un « cru » de 800 000 ans d’âge Les grands forages glaciaires de l’Antarctique et du Groenland

Jean Jouzel

1 Réalité ou pas, ces deux films se sont très largement inspirés des recherches en régions polaires. Cinquante ans après l’Année géophysique internationale, notre connaissance des climats du passé a énormément progressé, celle des derniers millénaires dont la stabilité a favorisé le développement de nos civilisations, celle des grands cycles glaciaires et interglaciaires qui ont caractérisé le climat du quaternaire depuis un peu plus de deux millions d’années, celle des temps plus anciens marqués par des périodes plus chaudes qu’actuellement mais aussi d’épisodes très froids au cours desquels notre Terre s’est transformée en « boule de neige », ou presque. Sur les traces des Danois... 2 Willi Dansgaard, chercheur à l’université de Copenhague, est, incontestablement, un pionnier des forages glaciaires. Après avoir vérifié, au début des années 1950, le lien entre la composition isotopique des précipitations et leur température de formation, il s’intéresse alors aux icebergs. Puis, en collaboration avec une équipe américaine qui développe des carottiers et en maîtrise la logistique, il s’implique dans un premier forage réalisé près de la base militaire de Camp Century au nord- ouest du Groenland. Six ans d’efforts pour atteindre le socle rocheux à la profondeur de 1 390 m. L’année suivante, le carottier est transféré en Antarctique de l’Ouest. Deux saisons encore pour forer plus de 2 km de carottes. Le carottier reste au fond du trou et le prochain succès des foreurs américains ne sera au rendez-vous qu’en 1993...

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Les sites du Groenland. D. R.

3 D’autres pays marchent alors sur les traces des Danois et des Américains. Soviétiques et Français se tournent vers l’Antarctique de l’Est visiblement plus prometteur. Contrairement au Groenland et en Antarctique de l’Ouest, les températures extrêmement froides empêchent une forte accumulation de neige. Les Soviétiques s’installent à Vostok où ils hivernent dans un des sites les plus inhospitaliers de la planète qui détient d’ailleurs le record de la température la plus froide, - 89,2 °C. Les Français choisissent le site du Dôme C. Au cours de l’été austral 1977-78, l’équipe grenobloise conduite par Claude Lorius fore jusqu’à 900 m, sans fluide de remplissage qui aurait permis d’éviter la fermeture du trou. La quantité de fret est ainsi plus limitée mais oblige à réaliser le forage en une seule saison. Une équipe suisse de l’université de Berne, conduite par Hans Oeschger, se joint aux Danois et aux Américains, qui en trois saisons, de 1979 à 1981, touchent le socle rocheux à Dye 3 au sud du Groenland, là aussi à une profondeur supérieure à 2 km. Des premiers résultats décevants, mais une forte émulation

4 Cette série de forages laisse néanmoins les climatologues sur leur faim. Aucun d’entre eux ne permet de remonter de façon fiable au-delà de la dernière période glaciaire entamée il y a 110 000 ans. Les sédiments marins et certaines séries continentales couvrent alors des périodes beaucoup plus longues, dévoilant la succession des périodes chaudes et des périodes glaciaires avec comme point d’orgue la confirmation, dès 1976, d’un lien étroit entre le rythme de ces glaciations et les paramètres astronomiques qui définissent la position de la Terre sur son orbite autour du soleil. Les paléocéanographes tiennent incontestablement le haut du pavé.

5 Les glaciologues les rejoignent au cours des années 1980, grâce à la persévérance des foreurs soviétiques qui, en 1983, atteignent à Vostok la profondeur de 2 083 m et remontent de la glace vieille de 150 000 ans. Les chercheurs de Grenoble et de Berne

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mettent au point des méthodes d’extraction des bulles d’air piégées dans les glaces, et

reconstituent ainsi la composition de l’atmosphère en dioxyde de carbone, CO2, puis

celle en méthane, CH4, donnant ainsi accès aux variations passées des deux principaux gaz à effet de serre dont les concentrations sont affectées par les activités humaines. L’amitié liant Claude Lorius à Volodya Kotlyakov, organisateur du projet Vostok, le soutien logistique des Expéditions polaires puis de l’Institut polaire Paul-Émile Victor (IPEV) permettent d’associer les équipes françaises de Grenoble, Saclay et Orsay à ce programme. Enfin des résultats encourageants ! 6 Les équipes françaises parviennent à mettre en évidence une corrélation étroite entre

climat et concentrations en CO2 et CH4 à l’échelle d’un cycle climatique. Plus il fait froid, moins les concentrations de ces gaz à effet de serre sont élevées, et inversement. Ces variations de composition de l’atmosphère servent d’amplificateur au forçage, d’ailleurs relativement faible, lié aux paramètres astronomiques. Il en résulte une meilleure connaissance de la réaction du climat face à des variations de l’effet de serre qui, à ces échelles de temps, sont bien sûr, d’origine naturelle.

7 Des difficultés techniques et logistiques, l’incendie d’une partie de la station, quinze années et cinq forages plus tard... la profondeur de 3 623 m est enfin atteinte en 1998. Les opérations seront volontairement arrêtées, environ 120 m au-dessus d’un immense lac sous-glaciaire, le lac Vostok, et après 30 ans d’hivernage et d’occupation quasi continue de cette station Vostok. À partir de 1990, les Américains se joignent au projet scientifique, apportant un fort soutien logistique aux campagnes sur le terrain. Les résultats remarquables permettent de confirmer le lien entre climat et effet de serre sur 420 000 ans, soit sur quatre cycles climatiques complets, et donnent accès à de nombreuses autres informations sur l’environnement. Le Groenland, objet de tous les désirs 8 Au Groenland, les années 1990 débutent par un véritable coup de tonnerre. Le forage de Dye 3 a suggéré l’existence de variations climatiques rapides mais le site, proche de la côte, n’est pas idéal. Deux projets, l’un européen, GRIP1, l’autre américain, GISP 2, visent à confirmer cette découverte dans la région centrale du Groenland plus favorable car l’écoulement y est moins complexe qu’en région côtière. Cette stratégie, fruit d’un esprit de compétition d’un côté et de l’autre de l’Atlantique s’avère gagnante puisque la comparaison des deux enregistrements révèle, sur les 300 derniers mètres, l’existence de perturbations liées à la proximité du socle rocheux.

9 Ces séries longues de plus de 3 km ne permettent pas de remonter au-delà de 100 000 ans. Elles mettent toutefois en évidence 25 événements, dits de Dansgaard-Oeschger, caractérisés par un réchauffement rapide et important, jusqu’à 16 °C au centre du Groenland, suivi d’un refroidissement plus lent. Le lien entre ces fluctuations et des modifications de la circulation océanique dans l’Atlantique Nord, – l’arrêt puis la remise en route du Gulf Stream –, est rapidement établi grâce aux sédiments marins. Les paléoclimatologues continentaux scrutent leurs archives à des résolutions de plus en plus fines et montrent que ces variations rapides ont de multiples répercussions sur l’ensemble de l’Hémisphère Nord et au-delà de l’équateur jusqu’au cœur de l’Antarctique. L’Europe sur tous les fronts

10 Suite au succès du forage GRIP, l’Europe lança, dans une démarche volontariste et dynamique, un consortium européen, EPICA2 ( European Project for Ice Coring in Antarctica). L’objectif : réussir deux forages sur des sites du plateau Antarctique, l’un au

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Dôme C (station permanente française de Dôme Concordia), pour atteindre 500 000 ans ; l’autre dans la région de Dronning Maud Land (région face à l’Atlantique), site à plus forte accumulation, pour obtenir un enregistrement à haute résolution couvrant le dernier cycle climatique.

11 Malgré l’échec de la première tentative au Dôme C, le forage de 3 260 m du Dôme C livre finalement 800 000 ans d’archives, pratiquement deux fois plus qu’à Vostok, avec depuis 2004 de nombreuses publications marquantes. Les résultats mettent en évidence un changement de rythme, il y a un peu plus de 400 000 ans, non seulement pour le

climat, mais également pour les concentrations en CO2 et CH4. 12 Aux périodes interglaciaires moins chaudes qui prévalaient avant 450 000 ans sont associées des valeurs en dioxyde de carbone moins élevées, si bien que la relation entre

CO2 et climat reste tout aussi étroite sur l’ensemble des 800 000 dernières années. La période chaude qui a culminé il y a 420 000 ans confirme les calculs des astronomes, à savoir que l’évolution naturelle du climat ne nous entraînerait pas vers une nouvelle période glaciaire d’ici 15 000 ans. L’Antarctique réagit, à chaque changement rapide que connaît le Groenland, et en est un acteur. L’océan comme l’atmosphère peuvent servir de courroie de transmission.

Les sites de l’Antarctique. D. R.

Une course contre la montre

13 D’autres forages profonds ont été réalisés au cours des dernières années, non sans problèmes. L’équipe de Copenhague prend, en 1995 le leadership d’un nouveau projet international, North GRIP, 200 km plus au Nord. Mais après deux années, le carottier se bloque à un peu plus de 1 400 m de profondeur et n’atteindra le fond à 3 085 m qu’en 2003. Pour la première fois, le forage est exploitable jusqu’au fond peut-être à cause de la présence d’eau liquide à la base de la calotte ; il donne accès à de la glace de la précédente période interglaciaire qui s’avère avoir été plus chaude qu’actuellement. Les Japonais se tournent eux vers l’Antarctique, au Dôme F, site du secteur atlantique. À la deuxième tentative, le socle rocheux est atteint à plus de 3 km en 2005 mais les

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analyses déjà disponibles montrent clairement que les 800 000 ans ne seront pas dépassés. Un record toujours à battre 14 Le record du Dôme C a de bonnes chances de tenir pendant quelques années, en tout cas au-delà de 2010. Forte des collaborations établies au cours des dernières décennies, la communauté des glaciologues a formalisé ses objectifs au sein d’un consortium IPICS (International Partnerships in Ice Core Sciences) impliquant l’ensemble des pays intéressés par les forages glaciaires avec de nouveaux entrants comme la Chine. Dans le domaine des forages profonds, un projet est déjà lancé dans la partie nord du Groenland avec l’objectif récurrent d’obtenir de la glace de la précédente période glaciaire, il y a 150 000 ans. En Antarctique, l’ambition est de remonter dans le temps et si possible d’obtenir de la glace vieille de plus de 1,2 millions d’années au moment où notre climat, jusqu’alors marqué par une cyclicité de 40 000 ans, est entré progressivement dans un monde dominé par une périodicité de 100 000 ans. Les sites potentiels sont situés en Antarctique de l’Est, là où l’accumulation est la plus faible avec déjà un premier projet au Dôme A, dont les Chinois seront maîtres d’œuvre. Des chercheurs dans la lumière et des travailleurs de l’ombre 15 « Depuis plus de 30 ans, je suis de ceux qui ont eu la chance de participer à cette grande aventure humaine et scientifique. Sur le plan national, elle a bénéficié d’une dynamique très forte grâce à des personnalités comme Claude Lorius et au soutien constant des organismes (CNRS, CEA, IPEV en particulier). Devenue depuis une quinzaine d’années un des symboles de la réussite de l’Europe en matière de politique scientifique, elle m’a permis d’établir de fructueuses collaborations avec des chercheurs de tous horizons, américains, australiens, russes, japonais, chinois, sud-américains… Mais derrière cette formidable équipée, oeuvrent des logisticiens sans qui l’accès à ces sites reculés aurait été impossible et des ingénieurs et techniciens, spécialistes de techniques de forage ou de méthodes analytiques novatrices, sans qui cette science si riche de découvertes et de surprises, n’aurait pas pu être réalisée. Qu’ils en soient tous remerciés. » Jean Jouzel

NOTES

1. Le projet de forage GRIP ( Ice core Project) a été coordonné par la Fondation européenne de la science et soutenu par les différents organismes nationaux et par les communautés européennes. Son but : reconstituer l’évolution du climat et de l’environnement sur plus d’un cycle climatique. Il a réuni une quarantaine de scientifiques de huit pays européens (Allemagne, Belgique, Danemark, France, Islande, Italie, Royaume-Uni et Suisse). En France, trois laboratoires sont impliqués dans ce projet : - le Laboratoire des sciences du climat et de l’environnement (LSCE) pour la mesure des isotopes de la glace et dans la reconstitution des variations climatiques ; - le Laboratoire de glaciologie et géophysique de l’environnement (LGGE), pour l’étude de la chimie atmosphérique, des gaz à effet de serre et de la physique de la glace ; - le Centre

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de spectrométrie nucléaire et de spectrométrie de masse (CSNSM) pour les études liées aux isotopes cosmogéniques. 2. Dix pays européens (Allemagne, Belgique, Danemark, Italie, France, Norvège, Pays- Bas, Royaume-Uni, Suède et Suisse), sont impliqués dans EPICA. Les laboratoires français concernés sont : • le LGGE ; • le Laboratoire de modélisation du climat et de l’environnement (LMCE) puis le LSCE ; • le CSNSM.

RÉSUMÉS

À l’affiche récemment : une fiction (Le jour d’après) pour les amateurs de sensations fortes ; un documentaire (La vérité qui dérange) pour les écologistes en herbe ou confirmés. En vedette américaine : le climat et son évolution. Jean Jouzel explique comment les scénarios catastrophes pourraient vite devenir réalité si l’Homme ne prend pas la juste mesure de certains de ses actes.

With a movie ’The day after tomorrow’ and a documentary ’An inconvenient truth’, worldwide population is becoming more and more aware of climate change. Jean Jouzel explains the phenomenon.

AUTEUR

JEAN JOUZEL Jean Jouzel est géochimiste, directeur de recherches au Laboratoire des sciences du climat et de l’environnement (CEA/CNRS/UVSQ). Il dirige l’institut Pierre-Simon- Laplace. Jean Jouzel s’est largement impliqué dans des projets internationaux de forages au Groenland (GReenland Ice core Project) et en Antarctiqu e (Vostok). Le projet EPICA (European Project for Ice Coring in Antarctica) est indissociable de son nom et de sa carrière. Il a reçu la médaille d’or du CNRS avec Claude Lorius en 2002.

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Glaciers, calottes polaires, climat et environnement Le LGGE fête ses 50 ans

Paul Duval et Véronique Roux

1 À l’origine, les premiers travaux réalisés au LGGE ont porté sur l’étude des mécanismes de glissement et de fluctuations des glaciers tempérés, puis se sont rapidement tournés vers l’analyse des carottes de glace, fournissant des informations capitales sur le climat et la composition de l’atmosphère (aujourd’hui sur plus de 800 000 ans). Ces études et l’expérience acquise sur le terrain ont permis d’élargir les domaines de compétence du LGGE à des recherches sur la modélisation du climat, la chimie de l’atmosphère, la physique et mécanique de la glace et la dynamique des calottes polaires et de la banquise arctique. Du laboratoire de l’aiguille du Midi au LGGE 2 Au cours de son séjour au Chili, Louis Lliboutry fait partie de l’expédition française dirigée par , parti en Argentine en 1952 pour gravir le . C’est en restant au camp de base que L. Lliboutry pris sa décision de créer un laboratoire de glaciologie à Grenoble. Dès son retour en France en 1956, il développe des études sur le glissement des glaciers et obtient de Jean Coulomb, directeur général du CNRS, la direction d’un laboratoire propre du CNRS, à , situé à plus de 3 500 m d’altitude. Le laboratoire des rayons cosmiques du col du Midi devient alors le laboratoire de l’aiguille du Midi. Malgré son penchant pour de nouvelles théories, L. Lliboutry a vite saisi l’importance des techniques et des mesures de terrain. Le LGGE comprend alors quelques techniciens et ingénieurs et s’implante en 1961 dans les locaux de l’ancien évêché de Grenoble avec un atelier de mécanique et d’électronique et déjà une chambre froide. L’année 1970 est une date importante avec l’arrivée de Claude Lorius et d’une petite équipe alors sur une péniche à Saint- Cloud. Les recherches du Laboratoire de glaciologie alpine vont s’orienter vers les régions polaires et rapidement vers la reconstruction du climat et de la composition de l’atmosphère grâce à l’analyse des carottes de glace de l’Antarctique. Les techniques acquises pour les carottages seront une clé des succès futurs du LGGE.

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3 Le Laboratoire de glaciologie devient en 1978 le Laboratoire de glaciologie et géophysique de l’environnement (LGGE) et s’installe sur le campus en 1982. Claude Lorius en devient le directeur en 1984. Plusieurs chercheurs de l’Institut de recherche et développement (IRD) spécialisés dans l’analyse de la relation climat/bilan de masse des glaciers andins rejoignent le laboratoire en 2000. Le LGGE devient une unité mixte de recherche CNRS/Université Joseph-Fourier de Grenoble en 2002. Ce laboratoire de l’observatoire des sciences de l’Univers de Grenoble (OSUG) est actuellement dirigé par Michel Fily et Jérôme Chappellaz. Des recherches fondamentales à fort impact sociétal 4 Il est toujours difficile de souligner à un instant donné quelques résultats parmi tous ceux obtenus durant ces 50 ans. Le recul est certainement insuffisant et l’impact sociétal des recherches menées par le LGGE peut fausser cette analyse. Aussi, nous limiterons-nous sans grande objectivité aux résultats qui ont marqué la communauté scientifique internationale et maintenant le grand public. Le rayonnement du LGGE au niveau international a commencé très vite avec les discussions toujours enflammées entre L. Lliboutry et ses collègues et/ou concurrents sur les mécanismes de glissement des glaciers et, en particulier, sur le rôle de l’eau sous-glaciaire. Les carottages réalisés dès 1968 sur les glaciers de Saint-Sorlin (massif des Grandes Rousses), vallée Blanche et Argentières en 1980, ont permis de préciser le cheminement de l’eau de la surface au lit sous-glaciaire et son rôle dans le glissement de ces glaciers dits tempérés. Après son hivernage à la station Charcot (Antarctique de l’Est) et dans le cadre de la troisième année polaire internationale 1957-58, Claude Lorius participe activement à un raid d’exploration organisé par les américains en Antarctique dans le cadre de l’Année géophysique internationale (AGI). L’idée de reconstruire le climat et la composition de l’atmosphère sur plusieurs milliers d’années à partir de l’analyse des glaces polaires a probablement fait son chemin durant ce raid de plus de 100 jours. Un premier carottage de 900 mètres en 1978 à la station de Concordia permet de reconstruire le climat sur plus de 40 000 ans. Mais, c’est encore au temps de la guerre froide que C. Lorius obtient en 1984 le support de la National Science Foundation (USA) et l’accord de l’Académie des sciences de Russie et de l’Arctic and Antarctic Research Institute de Saint- Pétersbourg pour l’analyse de la carotte de Vostok (Antarctique de l’Est) couvrant plus de 150 000 ans, soit l’ensemble du dernier cycle climatique. Le 1er octobre 1987, trois articles sont publiés dans la revue Nature montrant l’évolution du climat et de la teneur en gaz carbonique et méthane. Ce journal emploie le terme de « corne d’abondance ».

5 Le forçage climatique du CO2 était mis en évidence. Les carottages réalisés toujours à Vostok et récemment à Concordia sur plus de 3 000 m permettent d’appréhender le changement du rythme glaciaire/interglaciaire sur plus de 800 000 ans. La compréhension des relations de phase entre forçages et réponses climatiques se précise. Ces informations sont déjà largement utilisées pour améliorer les modèles de climat. D’autres résultats probablement moins connus méritent d’être évoqués : • la diminution importante du volume des glaciers observée actuellement est en grande partie provoquée par une augmentation de la fusion, estivale pour les Alpes et toute l’année pour les . En revanche, la phase d’avancée des glaciers entre 1760 et 1830 (paroxysme du « Petit Âge de Glace ») serait surtout la conséquence de plus fortes précipitations hivernales ; • l’augmentation récente de la fonte de la glace du Groenland avec ses conséquences sur le niveau des mers a pu être simulée par un modèle climatique dit régional. En Antarctique, les

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modèles de climat prévoient une augmentation des précipitations et toujours une faible fonte côtière. Le devenir de la calotte antarctique dépend essentiellement de la stabilité de son écoulement ; • des données originales, notamment à l’observatoire Vallot (massif du Mont-Blanc) ont permis de montrer l’importance des émissions anthropiques de composés organiques tant à l’échelle locale des vallées alpines qu’à l’échelle européenne pour le mont Blanc ; • sur l’île du Spitzberg (Arctique), des teneurs relativement élevées de mercure ont été trouvées dans la neige. Il s’agit maintenant d’évaluer l’afflux de mercure dans les écosystèmes durant la période de fonte de la neige ; • le paradigme d’un écoulement viscoplastique régulier et homogène est mis à mal pour un grand nombre de matériaux et ceci grâce en partie aux mesures effectuées au LGGE. Le cristal de glace se déforme par des mouvements collectifs de dislocations associés à des avalanches de dislocations et non par le glissement continu de ces défauts cristallins comme attendu.

6 La réputation du LGGE peut aussi se percevoir au travers de ses nombreux prix et distinctions nationales et internationales. Nous pouvons citer la médaille d’or du CNRS obtenue en 2002 par Claude Lorius (LGGE) et Jean Jouzel (LSCE). Le LGGE et l’Année polaire internationale 2007-2008 7 La communauté scientifique internationale se rassemble en 2008 pour une 4e année polaire internationale (API, 2007-2008) afin de permettre une avancée rapide des connaissances sur ces régions polaires. Il s’agit aussi de répondre aux questions que tous se posent actuellement sur l’évolution de notre environnement. Les milieux polaires sont, en effet, des témoins privilégiés des évolutions environnementales et climatiques à l’échelle de la planète.

8 Dans le cadre de cette API, le LGGE est impliqué dans plusieurs projets internationaux. Il va intensifier ses actions de communication destinées au public : scolaires, étudiants, enseignants et media. Il participe ainsi activement à la mise en place d’une manifestation événementielle à Grenoble, centrée sur l’année polaire et pilotée par le CCSTI de Grenoble, le CNRS Alpes, l’université Joseph-Fourier, l’OSUG et le Muséum d’histoire naturelle.

9 D’avril à septembre 2008, des expositions, conférences, animations, visites de laboratoires seront organisées. La célébration des 50 ans du LGGE associée à cette API est donc l’occasion de sensibiliser le public aux recherches menées dans les régions polaires ainsi qu’aux variations du volume des glaces des glaciers de haute et basse latitude en relation avec le niveau des mers. Plus généralement, le laboratoire se doit d’organiser la réflexion autour des problématiques soulevées par les changements environnementaux. C’est donc un rendez-vous tourné vers l’avenir avec des objectifs multiples, d’une recherche fondamentale compétitive à un transfert objectif des résultats destinés aux décideurs et au public. Le LGGE aujourd’hui 10 Le LGGE est maintenant une unité mixte de recherche CNRS/UJF-Grenoble et est rattaché à l’Observatoire des sciences de l’Univers de Grenoble (OSUG). Au CNRS, Le LGGE dépend principalement du département « Mathématiques, physique, planète et Univers » (MPPU), mais également du département « Sciences et technologies de l’information et de l’ingénierie » (ST2I). Il regroupe plus de quarante chercheurs CNRS et enseignants-chercheurs, une vingtaine de techniciens et ingénieurs et plus de vingt doctorants. Il bénéficie largement du support technique de l’institut polaire Paul-

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Émile-Victor (IPEV) pour ses opérations dans les régions polaires. Le LGGE conduit ses recherches en région polaire en étroite collaboration avec le Laboratoire des sciences du climat et de l’environnement (LSCE) de l’institut Pierre-Simon Laplace de . Le laboratoire participe à l’enseignement dans plusieurs unités de formation de l’université Joseph-Fourier de Grenoble et joue un rôle fondamental de diffusion des connaissances via des conférences et des articles publiés dans des revues internationales, des interventions en milieu universitaire, scolaire et « grand public ». La célébration des cinquante ans du LGGE se conjugue avec le 125e anniversaire de la première Année polaire internationale (API).

11 Louis Lliboutry nous a quittés en 2007 à l’âge de 85 ans. La communauté glaciologique lui est redevable de l’impulsion extraordinaire qu’il a donnée à cette discipline, de cette œuvre considérable ainsi que de son exigence de qualité et de rigueur. Outre ses nombreuses publications, Louis Lliboutry est l’auteur de plusieurs ouvrages, de la glaciologie à la géophysique. Les 50 ans du LGGE nous donnent l’occasion de mettre en avant la place qu’il a occupée dans le développement de ce laboratoire.

RÉSUMÉS

Créé en 1958 par Louis Lliboutry, le Laboratoire de glaciologie et géophysique de l’environnement (LGGE) a bâti sa renommée scientifique sur l’étude du climat et de la composition de l’atmosphère au travers d’archives que constituent la neige et la glace accumulées au cours du temps sur les glaciers et calottes polaires. Paul Duval et Véronique Roux reviennent sur cette institution cinquantenaire.

Created by Louis Lliboutry in 1958, LGGE has built its scientific reputation on its research dealing with the past climate and the composition of the atmosphere. The various fields of research at LGGE are presented by Paul Duval and Véronique Roux.

INDEX

Mots-clés : environnement, climat, glaciologie, Glaciers, calottes polaires, LGGE, Laboratoire de glaciologie et géophysique de l’environnement (LGGE)

AUTEURS

PAUL DUVAL Paul Duval, directeur de recherche au CNRS, est membre du Laboratoire de glaciologie et géophysique de l’environnement (LGGE).

VÉRONIQUE ROUX Véronique Roux, personnel ITA, chargée de la communication et de la documentation, est membre du Laboratoire de glaciologie et géophysique de l’environnement (LGGE).

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Alerte en Antarctique Où l’ozone stratosphérique fut menacé...

Marie-Lise Chanin

1 Difficile de retracer l’histoire de la recherche dans les régions polaires sans évoquer la destruction de l’ozone stratosphérique et sans en expliquer les causes et les conséquences. Rappelons en préambule que l’ozone est un constituant présent en très faible quantité dans l’atmosphère, mais que sa présence a été essentielle pour permettre le développement de la vie à la surface de la terre. Le « trou d’ozone » apparu en 1985 fut la première grande manifestation de l’action de l’homme sur notre planète. Les précurseurs 2 Les premières observations de l’ozone en France ont concerné la fraction de l’ozone proche du sol, l’ozone troposphérique, grâce aux mesures effectuées dès 1877 à l’observatoire du Parc Montsouris, proche de Paris. Ces données servent aujourd’hui de référence pour démontrer la croissance de ce composant au niveau du sol, sous l’effet de la pollution et notamment de la circulation automobile. L’ozone dans la stratosphère n’a attiré l’attention que plus tard, cette région de l’atmosphère étant longtemps mal connue, car difficile à observer. Cependant vers 1920, Charles Fabry et Henri Buisson, célèbres précurseurs de l’École d’optique en France, ont mesuré l’épaisseur de la couche d’ozone grâce à l’absorption du rayonnement ultraviolet solaire dans l’atmosphère. À leur suite, Jean Cabannes, Jean Dufay, Daniel Challonge, Étienne Vassy en étudient la variabilité et en précisent l’altitude, et, en complément des travaux de Gordon M. B. Dobson en Angleterre, Paul Götz en Suisse et Marcel Nicolet en Belgique, ils mettent sur pied les premiers réseaux d’observation de l’ozone. C’est grâce à ces pionniers que s’est développée en France une discipline, l’aéronomie qui, avec des moyens plus modernes, allait permettre de poursuivre leurs travaux. En effet, à partir des années 1950, l’emploi des fusées sondes et, un peu plus tard des ballons, ouvre la voie à de nouvelles approches pour étudier l’environnement terrestre, en permettant l’observation et la mesure des paramètres de l’atmosphère in situ et au-dessus de l’écran atmosphérique. 1970, année charnière 3 Le service d’aéronomie du CNRS créé en 1958 par Jean Coulomb, directeur général du CNRS à l’époque, et dont la direction fut très rapidement confié à Jacques Blamont, se

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proposait d’étudier les processus physico-chimiques et dynamiques gouvernant l’évolution des atomes et molécules formés par l’ionisation et la photodissociation des constituants dans les hautes couches de l’atmosphère sous l’action du rayonnement solaire. Le terme « aéronomie » permettait de distinguer clairement cette région du domaine de la météorologie où la principale source d’énergie provient du rayonnement de la terre et comme on le sait, du piégeage de cette énergie par les gaz à effet de serre. L’ozone stratosphérique se situait parfaitement dans le créneau de recherche de l’aéronomie, mais il fallut quelques années encore pour que la communauté scientifique s’y intéresse. C’est au début des années 1970 qu’apparurent les premières annonces de risques portant sur l’équilibre de l’ozone dans la stratosphère. Tout d’abord en 1970, Paul Crutzen1 identifia le rôle potentiel des oxydes d’azote, particulièrement le

monoxyde d’azote NO et le dioxyde NO2 dans la destruction de l’ozone. Or c’est précisément à cette époque que les avions commerciaux supersoniques, volant à très haute altitude, ont été accusés d’émettre ces composés nitrés et donc de mettre en danger la couche d’ozone. Les enjeux économiques et politiques liés au développement du supersonique Concorde ont conduit rapidement à la création de comités d’étude sur les risques encourus : en France c’est le Covos qui, grâce à des financements industriels, soutint ces recherches auxquelles ont participé le Service d’aéronomie (SA) et l’Onera.

4 Les travaux intensifs sur la couche d’ozone, tant en instrumentation qu’en modélisation ont bénéficié de cette inquiétude pour se développer. Cet intérêt s’est avéré d’autant plus utile que quatre ans plus tard, F. Sherwood Rowland et Mario Molina découvrent le risque supplémentaire posé par les fréons, les fameux chlorofluorocarbones (CFC) utilisés dans les réfrigérateurs et les bombes à aérosols. Ces composés nitrés et chlorés entrent dans des cycles catalytiques de destruction de l’ozone que l’on découvre d’une grande efficacité, notamment dans la haute stratosphère. S’y ajouteront plus tard les composés du brome.

5 Mais le coup fatal est porté par l’annonce en 1985 par des scientifiques anglais et japonais. Leurs observations menées depuis 30 ans à Halley Bay et à Syowa en Antarctique montrent une réduction de moitié de la couche d’ozone dans l’atmosphère polaire pendant le printemps. L’annonce est d’autant plus inattendue que les travaux menés depuis les années 1970 n’avaient pas laissé prévoir une destruction de l’ozone au-dessus de l’Antarctique. Il s’agissait donc d’un phénomène qui n’avait pas été envisagé dans les recherches jusqu’à ce jour. C’est à Susan Solomon2 que l’on doit en grande partie l’explication du rôle de la chimie hétérogène autour des nuages stratosphériques polaires dans la destruction de l’ozone antarctique. Les conditions de basse température et de flux UV nécessaires à ces réactions ne sont remplies que dans des conditions présentes en région polaire au printemps. Les recherches menées par les équipes françaises 6 Une première mesure de l’ozone en Antarctique avait été faite en 1957 pendant l’Année géophysique internationale par Arlette Vassy, mais n’ayant pas eu de suite, les équipes françaises n’avaient pas les données nécessaires pour détecter l’apparition du trou d’ozone. Cependant, depuis les années 1970, les inquiétudes suscitées par le Concorde avaient entraîné le lancement d’un programme de mesures spectrométriques à bord du Concorde, ainsi que la détection de sa traînée par sondage laser, mais aucune mesure n’eut lieu en région polaire. En revanche, la France a pu, pendant cette période, parfaire l’instrumentation et procéder à des campagnes d’inter-comparaison des

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instruments capables de mesurer l’ozone, aux États-Unis (BIC, 1981-1982) et en France (GLOBUS, 1983 et 1985).

7 La découverte du trou d’ozone au-dessus de l’Antarctique a rapidement suscité la crainte qu’une situation identique ne se produise en Arctique du fait des populations locales et de nombreuses actions se sont mises en place à l’échelle internationale pour comprendre les mécanismes de destruction de l’ozone en région polaire. Dès 1988, des spectromètres SAOZ conçus par Jean-Pierre Pommereau (SA) étaient implantés à Dumont d’Urville et à Sodankyla et ils sont actuellement en opération dans 19 stations, dont 10 sous le contrôle du CNRS (resp. : Florence Goutail, SA). Sous l’égide de la commission européenne, des campagnes ont été organisées rapidement pour étudier les processus dans l’Arctique (EASOE en 1991-92, SESAME en 1994, THESEO en 1999...) ; les équipes françaises y ont participé grâce au concours du CNRS et du CNES avec l’instrumentation au sol et embarqué développé au cours des décennies précédentes : notamment les lidars ou sondage de l’atmosphère par laser, et les spectromètres au sol et embarqués sur ballon, ainsi que les lidars embarqués sur avion et une participation aux mesures par satellite. Les résultats de ces campagnes ont joué un rôle très important dans la compréhension de la destruction de l’ozone arctique et ont imposé l’Europe dans la « course scientifique » face aux États-Unis, signant là une réelle coopération européenne.

8 Parallèlement à l’organisation de ces campagnes ponctuelles et focalisées sur l’Arctique, la nécessité de surveiller sur le long terme l’ozone et les espèces destructrices d’ozone ainsi que les paramètres stratosphériques a entraîné la mise en place d’un réseau international de mesures dans lequel la France a joué un rôle de leader. Ce réseau de surveillance de la stratosphère (NDSC), décidé en 1991 et complété récemment pour la surveillance de la troposphère (NDACC), s’est développé en France dans le cadre de l’IPSL (resp. : Philippe Keckhut). Les stations du réseau comportent des lidars pour la mesure de l’ozone, de la température et des aérosols, des spectromètres UV/visible SAOZ, les uns et les autres développés au SA, les spectromètres IR du Lisa, et des spectromètres micro-ondes de l’observatoire de Bordeaux. La contribution française a permis l’implantation de stations NDACC à différentes latitudes : notamment l’OHP, l’île de la Réunion, Dumont d’Urville, Andoya... La station de l’OHP, première à commencer des mesures à long terme, a même anticipé la reconnaissance à l’échelle internationale du NDSC, puisque les mesures de température par lidar y ont commencé en 1979 et celle de l’ozone par lidar en 1985 (resp. : Marie- Lise Chanin, Alain Hauchecorne, Gérard Mégie et Sophie Godin SA/IPSL).

9 De plus, les instruments embarqués sur ballon, notamment des SAOZ ont permis la

mesure fréquente des profils verticaux d’O3, des composés destructeurs d’ozone, NO2, BrO, OClO, IO, et des aérosols en Arctique, aux latitudes moyennes et aux tropiques. Il existe également une version pour des vols de longue durée (de l’ordre du mois) sous MIR (Montgolfière Infrarouge). Très récemment en 2005, une flottille de 27 ballons surpressurisés a volé autour de l’Antarctique pendant des périodes de plusieurs mois sous la direction de François Vial (LMD/IPSL) pour mesurer les paramètres atmosphériques (projet Vorcore).

10 Outre la participation au NDSC et aux campagnes, les laboratoires français ont participé grâce au CNES à la réalisation et à l’exploitation de plusieurs satellites d’étude de la stratosphère à la fois dans le cadre de coopération France-USA avec UARS et dans le cadre européen avec Envisat. Le satellite Gomos à bord d’Envisat a été conçu et réalisé

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et est exploité au SA par Jean-Loup Bertaux et Alain Hauchecorne. Depuis les années 1970, des études théoriques ont été menées au SA, au LMD et au CNRM, sur les mécanismes liés à la destruction de l’ozone par les oxydes d’azote, de brome, de chlore et les nuages stratosphériques polaires, et sur le transport à travers les barrières dynamiques stratosphériques.

11 Elles ont permis d’améliorer la modélisation de la destruction d’ozone grâce aux modèles Reprobus, Mimosa- Chim... et actuellement elles vont permettre l’introduction de la stratosphère dans le modèle couplé du climat, notamment dans LMDz, de façon à intégrer les problèmes posés par les perturbations de l’ozone dans la modélisation du climat. Vers un avenir serein ? 12 Il est quasiment impossible de distinguer, sans entrer dans une présentation très complexe, la contribution spécifique française à la compréhension du problème de l’équilibre de l’ozone et de sa destruction pendant les dernières décennies. Les re cherches ont été menées d’une façon complètement internationale, une très forte contribution de l’Europe pour la recherche dans l’Arctique, et des contributions plus ponctuelles dans l’Antarctique. La combinaison des recherches sur le terrain et en laboratoire ainsi que l’acquisition de base de données, essentielles aujourd’hui pour suivre l’évolution des phénomènes, a été quasi exemplaire, puisque en l’espace d’un peu plus de trois décennies, les problèmes ont été découverts, identifiés, attribués à des causes précises, et mis sous contrôle par une régulation internationale. Il reste encore des points obscurs, notamment sur les échanges entre la troposphère et la stratosphère, et donc sur l’impact du changement climatique sur le comportement de l’ozone et sa récupération.

13 Mais, a priori les conséquences portent surtout sur l’incertitude quant à la date prévue pour le retour à la normale, (vers 2050) mais sauf surprise, ce qui n’est jamais à négliger, la destruction de l’ozone est maintenant comprise et contrôlée. La participation française aux structures internationales : IOC/IAMAS, WMO-UNEP 14 Les scientifiques français ont toujours été très présents dans les structures internationales relevant de l’ozone stratosphérique. Ce thème est traité dans le cadre de l’Association internationale de météorologie et de sciences de l’atmosphère (IAMAS) par le Comité international de l’ozone (IOC) auquel les scientifiques français ont appartenu depuis son origine en 1929 et dont Gérard Mégie est devenu membre en 1980, vice-président en 1984 et président en 1988 jusqu’à sa disparition en 2004. Sophie Godin Beckmann (SA/IPSL) en est actuellement la vice-présidente. En 1987, le protocole de Montréal qui réglemente les émissions de substances destructrices d’ozone, a été ratifié par la plupart des pays et il a fait l’objet d’amendements successifs pour prendre en compte l’amélioration des connaissances. Pour en contrôler l’efficacité, l’Organisation météorologique mondiale OMM/WMO et le Programme des Nations Unies pour l’environnement PNUE/UNEP ont mis en place une structure chargée à intervalles réguliers de rédiger un rapport sur l’état de la couche d’ozone (l’équivalent du GIEC pour le climat). Ce groupe a publié en 2006 son sixième rapport dans lequel, pour la première fois, on peut annoncer le début de récupération de la couche d’ozone. Gérard Mégie a été l’un des co-présidents de ce groupe pour les rapports publiés en 1998 et 2002, et Marie-Lise Chanin était membre du comité scientifique pour le dernier rapport publié en 2006. De plus, au cours des années, un grand nombre de scientifiques

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français ont contribué à ces rapports, que ce soit en tant qu’auteurs, contributeurs ou rapporteurs de différents chapitres.

NOTES

1. P. Crutzen, F. S. Rowland et M. Molina ont reçu le prix Nobel de chimie en 1995 pour ces travaux. 2. S. Solomon, médaille nationale de la science des USA en 1999 pour ces travaux.

RÉSUMÉS

Marie-Lise Chanin décrit les craintes qu’a suscité le fragile équilibre de l’ozone stratosphérique, notamment après la découverte du « trou d’ozone » en Antarctique, en insistant sur le rôle qu’a alors joué la recherche française et en particulier celui du CNRS.

Marie-Lise Chanin describes the fears raised by the very fragile equilibrium of the ozone layer, specially after the discovery of the Antarctic ”ozone hole”, insisting on the role of French research and on the role of CNRS.

AUTEUR

MARIE-LISE CHANIN Marie-Lise Chanin est directrice de recherche émérite au CNRS. Elle est membre du Service d’aéronomie du CNRS/ Institut Pierre-Simon-Laplace (SA/IPSL), membre correspondant de l’Académie des sciences et membre de l’Académie des technologies.

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Les glaces vues du ciel

Frédérique Rémy

La lente approche des pôles

1 À la fin du XIXe siècle, les pôles ne sont toujours pas très bien connus, aucun des deux pôles n’a encore été atteint. On pense alors que l’océan Arctique est libre de glace au pôle et que le continent Antarctique est séparé en deux parties disjointes. La lecture des voyages extraordinaires de , dont sept ont pour thème central les pôles, nous renseigne particulièrement bien sur la connaissance de l’époque. Ainsi, le capitaine Hatteras, héros de Jules Verne, en route vers le pôle Nord vers les années 1860, traverse une large banquise avant de rencontrer une mer libre, calme, qui lui permettra de rejoindre l’île polaire en bateau et le rendra fou. Dans Le Sphinx des glaces (1897), lorsque Jeorling et le capitaine Len Guy partent à la recherche d’Arthur Gordon Pym, perdu au pôle Sud, ils empruntent le passage libre de glace trouvé par Weddell dans la mer éponyme, et traversent le continent. Le capitaine Nemo, dans Vingt mille lieues sous les mers publié en 1869 avait aussi traversé l’Antarctique avec son sousmarin, le Nautilus.

2 Ces scénarios sont parfaitement crédibles à l’époque où l’on commence à prendre conscience des mécanismes physiques qui régissent la Terre et son climat, et de la nécessité de mieux appréhender les pôles, derniers lieux non explorés. La première véritable coopération internationale prend naissance aux pôles. Médecins et naturalistes initient l’aventure avec l’appui des météorologues et décrètent 1882, première Année polaire internationale. Douze pays s’unissent et installent quatorze bases dans les régions polaires, dont deux seulement en Antarctique. Les objectifs sont déjà multiples : l’étude du climat, certes, mais aussi du champ magnétique terrestre, de la zoologie, de la botanique, de l’ethnologie ou de l’astronomie... Quelques années plus tard, en 1886, Robur le conquérant abandonne le ballon pour une machine volante, l’Albatros, qui « fait ce qu’on ne pourra peut-être jamais faire », à savoir survoler l’Antarctique. Les interrogations sur cette terre glacée australe restent nombreuses : « Est-ce un continent ? Est-ce un archipel ? Est-ce une mer paléocrystique, dont les glaces ne fondent même pas pendant la longue période de l’été ? On l’ignore, » écrit Jules Verne qui anticipe déjà la nécessité de survoler les glaces pour les comprendre.

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3 Le premier « bip », émis par le satellite artificiel soviétique Spoutnik se fait entendre justement pour la première fois, en octobre 1957 inaugurant ainsi la troisième année polaire internationale, année dite « géophysique internationale » particulièrement tournée cette fois-ci vers l’étude de l’Antarctique. Soixante-sept pays y participent et quarante-huit stations scientifiques, dont quatre à l’intérieur du continent antarctique, sont installées. La France envoie trois expéditions sous la direction de Bertrand Imbert. Elle crée une base sur la côte à Dumont d’Urville, près du pôle magnétique, en remplacement de celle de Port-Martin détruite par un incendie en 1952, et une autre à Charcot, à 317 km de la côte et à 2 400 m d’altitude. La moisson de résultats scientifiques est exceptionnelle. La théorie de la dérive des continents est confirmée, le taux de dioxyde de carbone est mesuré pour la première fois à l’observatoire de Mauna Loa... Cinquante observatoires sont établis sur le continent antarctique. De nombreuses stations météorologiques automatiques, mises en marche en 1957, fonctionnent aujourd’hui encore, et leur pérennité autorise désormais une analyse plus fine de tous les signaux climatiques présents en Antarctique. L’apport essentiel de la télédétection 4 Le spatial était né et allait profondément révolutionner notre vision des pôles. En effet, les zones polaires sont immenses (15 millions de km2 pour le continent Antarctique et respectivement 15 et 20 millions de km2 pour les glaces de mer boréales et australes), froides (le record de froid à Vostok tourne autour de – 90 °C), difficile d’accès et de survie (les vents y sont extrêmement violents)... Dans ce contexte, la télédétection a permis d’estimer et de surveiller de façon synoptique et globale de très nombreux paramètres qui nous aident aujourd’hui à mieux appréhender la dynamique et le climat glaciaires. Les questions majeures portent sur l’évolution des glaces de mer à cause de leur rôle sur le climat et l’évolution des glaces continentales à cause de leur rôle sur le niveau de la mer. Et les observations spatiales offrent désormais une ébauche de réponses.

5 L’évolution spatio-temporelle des glaces de mer, de la lente formation des glaces de mer pendant l’hiver, et de sa débâcle rapide au début de l’été, est extrêmement bien décrite par la radiométrie hyperfréquence disponible depuis la fin des années 1970. Cette technique a surtout mis en évidence le retrait des glaces dans certaines zones de l’Arctique libérant lentement notamment le passage du nord-ouest en fin d’été. Le minimum de surface des glaces de mer, ayant lieu en septembre diminue de près 100 000 km2 chaque été, passant de plus de 7 millions de km2 dans les années 1980 à un peu moins de 5 millions de nos jours. Ce constat est alarmant car les glaces de mer renvoient près de 75 % de l’énergie solaire au contraire des océans qui n’en renvoient que 15 % et qui absorbent par conséquent quatre à cinq fois plus la chaleur solaire. Le recul de ces miroirs de « glace » entraîne à leur tour un réchauffement de l’océan polaire. Cet effet « boule de neige » peut, à terme, faire disparaître les glaces de mer durant les étés futurs.

6 Les glaces continentales qui recouvrent notamment l’Antarctique et le Groenland sont régies par l’équilibre entre les chutes de neige et la fonte en surface ou l’évacuation de la glace par écoulement. La dynamique de ces glaces doit être impérativement comprise non seulement pour la modélisation du devenir des calottes polaires mais aussi pour la datation des carottages. Les vitesses d’écoulement, extrêmement lentes sont accessibles soit directement par l’interférométrie radar soit indirectement par la connaissance précise de la topographie de surface. Celle-ci obtenue par l’altimètre à bord du satellite

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européen ERS-1 lancé en 1992, a permis deux avancées majeures. D’une part, on a compris que 90 % de la glace continentale est évacuée par quelques dizaines de glaciers ne représentant qu’une faible part de la côte.

7 Cette hétérogénéité de l’écoulement induit une sensibilité plus forte aux variations des conditions climatiques. D’autre part, on a pris conscience du rôle des conditions sous- glaciaires avec la présence révélée par le spatial de nombreux lacs sous-glaciaires reliés les uns aux autres par des réseaux hydrologiques sous-glaciaires.

8 Enfin, la dernière question porte sur l’état de santé des calottes polaires et leur contribution potentielle à l’élévation constatée du niveau de la mer. Des observations répétées de la topographie permettent d’évaluer les pertes et les gains de masse des calottes. On constate que l’Antarctique de l’Ouest a légèrement gagné du volume suite à l’augmentation des taux d’accumulation et que, en revanche l’Antarctique de l’Est perd du volume suite à l’augmentation des vitesses d’écoulement de certains glaciers émissaires. Actuellement, le bilan global de l’Antarctique reste proche de l’équilibre. Cependant, il semble que l’on observe en certain endroit de la partie ouest ou de la péninsule, une accélération de glaciers et le recul de plates-formes de glace flottante, ce qui, à terme, pourrait devenir problématique. Le cas de Groenland est plus préoccupant. Pour le moment, on observe une hausse des parties centrales due à l’augmentation des taux d’accumulation de neige et une diminution des parties côtières suite à l’augmentation simultanée de la vitesse d’évacuation de la glace et de la fonte de la surface. La gravimétrie qui nous renseigne directement sur les variations de masse, confirme les résultats de l’altimétrie. La quatrième année polaire internationale 9 En quelques décennies, voire moins, la communauté scientifique a pris conscience du mauvais état de santé des glaces et de l’impact sur le climat futur. Elle a aussi pris conscience de l’urgence de répondre à de nouvelles questions sur l’évolution du niveau de la mer, la réponse des glaces de mer au réchauffement, leur influence sur le climat, l’interaction glace/océan/atmosphère, l’évolution du pergélisol, c’est-à-dire des sols gelés des zones boréales... Il semble aujourd’hui impératif de décrire et de figer pour le futur, l’état exact des glaces. Dans le cadre de cette nouvelle année polaire internationale et étant donné l’importance de la télédétection dans le contexte actuel de réchauffement climatique, il est apparu nécessaire de fédérer une action commune à l’échelle internationale sur ces techniques. Le projet Giipsy (Global Inter-agency IPY Polar Snapshot Year) se propose de faire un instantané des zones polaires à partir de tous les capteurs disponibles et d’exploiter la grande diversité d’observations pour léguer à la postérité, l’état des pôles en 2007-2008. Aucune agence spatiale ne serait capable de mener un projet d’une telle envergure et bien évidemment seule une collaboration aussi considérable qu’une année polaire peut espérer voir ce genre de projet se réaliser.

10 Par ailleurs, ce projet est renforcé par la présence simultanée de nombreuses équipes de recherche sur le terrain qui vont permettre de valider ou d’étalonner les observations satellites et d’apporter des informations complémentaires. La contribution française consiste à couvrir l’ensemble des zones polaires avec le capteur « HRS », pour haute résolution spatiale, embarqué sur le satellite Spot5. Ce capteur permet la construction « instantanée » d’une topographie par stéréographie avec une très bonne résolution spatiale au contraire de l’altimétrie ce qui permet de cartographier avec précision les zones côtières, les plus vulnérables. La France se propose d’archiver toutes les images HRS sur les zones choisies par les scientifiques et

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couvrant approximativement les deux pôles. En revanche, le projet ne prévoit pas la construction des topographies, coûteuses et plus longues, laquelle pourra être faite au coup par coup. Les premiers résultats obtenus à partir de ce capteur sur les zones glaciaires sont très prometteurs et montrent que l’on pourra « fixer » une topographie de référence de ces zones afin d’en voir l’évolution ultérieure.

11 À l’issue de cette année polaire, la température moyenne et ses variations saisonnières, l’état de la neige, de sa stratification ou de la taille des grains de neige, les champs de vitesse des glaces continentales ou ceux de dérive des glaces de mer, la topographie des glaciers et de la côte des calottes, pour ne citer que cela, devraient être connus sur l’ensemble des deux pôles.

RÉSUMÉS

Entre la mise en orbite de Spoutnik, premier satellite artificiel, et le lancement de l’année polaire internationale, la communauté scientifique a pris conscience de l’influence des glaces continentales ou flottantes et des pôles, sur le climat et son évolution. Ou comment la connaissance des zones polaires a profité de l’avènement des techniques spatiales de télédétection. Frédérique Rémy revient sur cette extraordinaire avancée.

1957: Sputnik. 4th international polar year: beginning of the IPY (International Polar Year) project. With the performances remote sensing, scientists are now able to better understand the importance of the role of ice and poles, and the global climate evolution. Frédérique Rémy explains this extraordinary progress.

INDEX

Mots-clés : climat, année polaire internationale, satellite, satellite artificiel, glaces continentales, glaces, glaces flottantes, pôles, zones polaires, techniques spatiales de télédétection, télédétection

AUTEUR

FRÉDÉRIQUE RÉMY Frédérique Rémy est directrice de recherche au CNRS et responsable de l’équipe « Cryosphère par satellite », spécialiste de la télédétection des zones polaires. Elle est l’auteur de L’Antarctique, la mémoire de la Terre vue du ciel (CNRS ÉDITIONS, 2003) et Histoire de la glaciologie (Vuibert, 2007).

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L’appel de la toundra 40 années entre nomadisme et modernité

Joëlle Robert-Lamblin

1 Traditionnellement nomades ou semi-nomades, les populations autochtones de l’Arctique vivent grâce à leurs activités de chasse, de pêche ou d’élevage et aux ressources naturelles accessibles. L’évolution récente conduit toutefois la plupart des communautés arctiques à une sédentarisation, volontaire ou obligatoire, dans des centres urbains. Cette situation entraîne une modification de l’équilibre ancien entre hommes et milieu, ainsi que de considérables changements socioculturels.

L’alimentation des éleveurs de rennes, Basse Kolyma, 2000. © Joëlle Robert-Lamblin

Les missions de terrain, essentielles à la collecte de nouvelles données

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2 Les observations au sein des communautés se sont déroulées à des dates clés de leur histoire : l’ouverture du Groenland oriental, suite au développement des transports aériens et l’ouverture des régions septentrionales et extrême-orientales de la Sibérie, restées interdites jusqu’à l’époque de la Perestroïka. Les travaux de terrain et de laboratoire ont conduit Joëlle Robert-Lamblin et les chercheurs de son équipe, entre 1967 et 2007, auprès de l’ethnie inuit des Ammassalimiit du Groenland oriental, dans la continuité des recherches entreprises dans cette région par Robert Gessain et Paul- Émile Victor dès 1934-37. D’autres missions : parmi les Aléoutes du sud-ouest de l’Alaska (en 1971) et à partir de 1991, du fait de l’ouverture du Grand Nord soviétique aux chercheurs occidentaux, auprès des Eskimo/Yuit et des éleveurs de rennes de la Sibérie nord-orientale (Yakoutie, Tchoukotka et Kamtchatka). Le concept méthodologique 3 L’analyse anthropo-démographique permet d’appréhender l’adaptation d’un groupe humain à son environnement, par son aptitude à y survivre et à se reproduire, et apporte un éclairage sur certains mécanismes de fonctionnement des sociétés disparues ayant vécu de chasse et de collecte dans un environnement froid. Les paramètres retenus sont : • les effectifs de population et leurs fluctuations ; • la structure par âge et par sexe ; • la fécondité ; • la mortalité et la durée de la vie ; • l’organisation familiale et sociale ; • la répartition spatiale et la mobilité géographique.

4 La constitution de généalogies est un préalable à toute enquête dans des groupes restreints. Avant toute observation d’ordre anthropologique, biologique, génétique, voire socio-économique, il est nécessaire d’identifier chaque personne du groupe et de la situer dans son schéma de parenté et d’alliance (qui détermine mariages, partage de gibier, migrations, etc.). Les enquêtes directes sur le terrain doivent être complétées, dans la mesure où elles existent, par des informations d’état civil : registres paroissiaux, listes nominatives, documents médicaux et administratifs. Ce travail complexe de reconstitution de l’histoire du groupe peut alors donner lieu à une analyse démographique très riche et détaillée. Un arbre généalogique très ramifié 5 L’ethnie des Ammassalimiit, bien que formant un groupe restreint (3 350 représentants aujourd’hui), se constitue en un « triptyque » intéressant. Cette petite communauté de chasseurs de mammifères marins n’a été découverte que tardivement par les Occidentaux (1884). Située en bout de chaîne des migrations eskimo venues d’Asie, elle est le conservateur de traditions ailleurs disparues. Par son extrême isolement géographique, elle a constitué un modèle quasi parfait d’» isolat », terme défini par les démographes et les généticiens comme zone d’endogamie. L’accumulation et les recoupements entre les enquêtes et les documents ont permis d’établir une base de données démographiques où chaque individu est défini par son sexe, sa date de naissance, de mort ou d’émigration et sa filiation. On trouve en outre des mentions de mariage et de causes de décès. Il a été possible de reconstruire et d’analyser la situation passée, lorsque les contacts entre ces chasseurs nomades et le monde occidental étaient encore très limités, et de suivre l’évolution de la population tout au long du XXe siècle. Les conséquences des épidémies de maladies importées et les nouvelles pathologies, les

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changements dans la mortalité infantile et adulte, les transformations familiales liées à une maîtrise acquise de la fécondité, les nouveaux comportements, la progression du métissage, l’évolution de la structure par âge, celle de la répartition géographique, etc. ont pu être observés en continu et analysés.

Transhumance dans le Grand Nord sibérien, Basse Kolyma, 1993. © Joëlle Robert-Lamblin

Des mutations profondes

6 Comme pour la plupart des autres petites communautés endogames, on assiste depuis la seconde guerre mondiale à une rapide transformation de cet isolat. Les effets de l’ouverture de l’ethnie est-groenlandaise vers l’extérieur se mesurent par la modification de son patrimoine génétique, mais aussi par des changements socioculturels considérables (activités, mode de vie, structure familiale, organisation sociale et économique, croyances et pratiques religieuses). Des données quantitatives ont été recueillies sur la chasse au phoque, la pêche à la morue, l’évolution des prix de ces produits, ainsi que sur le nombre de salariés et l’évolution des emplois et des salaires. Ces éléments permettent de suivre le glissement progressif des activités traditionnelles vers les activités salariées, glissement favorisé par l’allongement de la scolarité et la multiplication des formations techniques hors de la région. De même, les observations concernant l’éducation scolaire et familiale, les transformations de la société à travers la montée de la criminalité et les problèmes d’alcoolisme, l’évolution des mentalités, ou encore les changements politiques, avec le passage d’une situation de colonialisme à celle d’autonomie, précisent le contexte social de cette rapide évolution. Une analyse socio-économique... 7 Certains comportements actuels s’éloignent définitivement des comportements traditionnels, d’autres (mobilité des jeunes, instabilité des couples) évoquent, au

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contraire, un retour à une société d’avant la colonisation. L’analyse socioéconomique aborde les points suivants : • la répartition géographique de la population (passage du nomadisme à la sédentarisation ; modification de l’habitat et morcellement de la famille patriarcale, persistance des migrations d’été) ; • la description des villages actuels (petites localités de chasse ou « capitale » régionale urbanisée) ; • les activités, les ressources et les modes de vie (activités de chasse et de cueillette, pêche commerciale, artisanat, emplois salariés, aides sociales) ; • la coexistence de modes de vie divers dans la société actuelle (rythmes quotidiens et cycles annuels, alimentation, relations à l’argent et niveaux de vie, rapports sociaux et familiaux) ; • les difficultés rencontrées et les désordres psychologiques ou sociaux (alcoolisme, violence, suicides).

Sur le terrain à Ammassalik, 1972. © Joëlle Robert-Lamblin

... des modes alimentaires...

8 L’alimentation des populations arctiques et subarctiques constitue un autre thème de recherche : types d’aliments consommés, modes d’acquisition, préparation, conservation, distribution, habitudes, goûts et préférences alimentaires des chasseurs de mammifères marins et des éleveurs de rennes nomades de la toundra sibérienne. Une très forte consommation de viande et graisse animales est la principale caractéristique de ces régimes alimentaires traditionnels. Les populations arctiques confrontées à des problèmes d’acculturation extrêmement rapide, notamment dès lors qu’elles se sédentarisent, voient leur alimentation se transformer et ressentent l’impact des changements nutritionnels sur leur santé.

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Dans la toundra sibérienne, Basse Kolyma, 2000. © Joëlle Robert-Lamblin

... des rites et des croyances

9 Les premiers pas, la puberté, le passage à l’âge adulte, l’accouchement, la maladie, etc. étaient autant d’événements marquants de la vie qui donnaient lieu à des rituels particuliers. Mais les Ammassalimiit de la côte orientale du Groenland n’étaient pas soumis à de véritables « rites de passage », à l’exception des chamanes au cours de leur période d’initiation. Peu codifiés, les rituels ont en partie survécu à l’acculturation danoise et subsistent aujourd’hui, le plus souvent mêlés à des éléments chrétiens. Leur finalité est moins de favoriser le succès individuel que de garantir la perpétuation de la communauté et d’y resserrer les liens. Quel avenir pour les populations autochtones de l’Arctique ? 10 En 1991, à l’invitation de la Laspol (Association régionale de Leningrad des chercheurs soviétiques des régions polaires), deux expéditions multidisciplinaires et internationales, composées de chercheurs français, autrichiens, groenlandais, canadiens et russes, ont été organisées pour étudier les populations autochtones du grand nord sibérien, jusque-là interdites d’accès. L’approche du terrain a pu couvrir différents domaines : la situation démographique, sociale et linguistique de ces communautés, les problèmes de santé et d’hygiène, les rapports entre l’économie traditionnelle et l’industrie actuelle, les problèmes d’écologie, l’éducation, le rôle des media et l’archéologie. D’autres missions ultérieures ont porté sur l’adaptation biologique et culturelle des éleveurs de rennes (Evènes, Tchouktches, Youkaghirs), ainsi que leur devenir dans le contexte politique et économique actuel de la Russie. L’évolution récente a conduit la plupart des peuples de l’Arctique à abandonner leur mode de vie nomade. Le passage du nomadisme à la sédentarisation est une étape déterminante de leur histoire et l’actuel réchauffement climatique va encore accélérer le rythme des changements. La contribution et la collaboration de diverses disciplines s’avèrent primordiales : archéologie, anthropologie, préhistoire, ethnolinguistique, démographie travaillent de concert pour la connaissance et la préservation des modes de vie et des cultures de ces petites communautés.

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BIBLIOGRAPHIE

• Robert, J. Les Ammassalimiit émigrés au Scoresbysund. Étude démographique et socioéconomique de leur adaptation (côte orientale du Groenland, 1968). Cahiers du C.R.A. n°11-12, Bulletins et Mémoires de la Société d’Anthropologie de Paris, 1971, t. 8, 12e série, pp. 5-136.

• Robert-Lamblin, J. Ammassalik. East Greenland - end or persistance of an isolate? - Anthropological and demographical study on change. Meddelelser om Grønland, Man and Society, 1986, 10.

• Robert-Lamblin, J. Esquimaux (Eskimo). Encyclopedia Universalis, 2001, version 7 DVD-Rom ou CD-Rom.

• Robert-Lamblin, J. Meat: the Staple Diet for Arctic Peoples. In: Man and Meat, Hubert A. et Avila, R. (eds). Estudios del Hombre 19, Universidad de Guadalajara, 2004, pp.91-104.

• Robert-Lamblin, J. La société inuit groenlandaise en mutation. In Le monde polaire. Mutations et transitions, sous la direction de M.-F. André, Éditions Ellipses, Collection Carrefours, 2005.

• Victor, P.-E. et Robert-Lamblin, J. La civilisation du Phoque 1. Jeux, gestes et techniques des Eskimo d’Ammassalik. Armand Colin/Raymond Chabaud, 1989

• Victor, P.-E. et Robert-Lamblin, J. La civilisation du Phoque 2. Légendes, rites et croyances des Eskimo d’Ammassalik. Raymond Chabaud, 1993.

RÉSUMÉS

Contrées arctiques et subarctiques... depuis des années, anthropologues et ethnologues cherchent à décrypter les mécanismes démographiques, sociaux et culturels d’adaptation de l’homme à cet environnement spécifique et analysent les processus d’évolution des petites sociétés locales, en contact toujours plus nombreux avec le monde occidental. Joëlle Robert- Lamblin a fait partie de cette formidable aventure scientifique. Retour sur un parcours hors norme.

Arctic and subarctic regions... anthropologists and ethnologists have been trying to understand the demographic, social and cultural mechanisms of human adaptation to this specific environment and to analyze the evolution of the small local communities, since the development of numerous contacts with the Western world. Joëlle Robert-Lamblin was part of the extraordinary scientific experience.

AUTEUR

JOËLLE ROBERT-LAMBLIN Joëlle Robert-Lamblin est directrice de recherche au CNRS, membre de l’unité « Dynamique de l’évolution humaine : individus, populations, espèces ».

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L’ethnographie en « zone interdite »

Boris Chichlo

1 Le 12 juillet 1976, me trouvant à l’aéroport d’Anadyr dans l’attente d’une correspondance pour le nord de la Tchoukotka, je décidai d’aller visiter la ville. Celle-ci se trouvant au-delà d’un golfe, je dus prendre un bateau- navette et en profitai pour faire quelques photos au moment d’approcher. À peine descendu sur le quai, je fus immédiatement abordé par un homme en veston de cuir qui se présenta comme étant un agent du KGB, me demanda mes documents et me lança abruptement : « Pour quelle raison prenez-vous ces photos ? » Je lui tendis mon passeport avec cette attestation officielle : « L’université de Leningrad confie à Boris P. Chichlo, professeur au Département d’ethnographie et d’anthropologie, une mission scientifique dans le district national de Tchoukotka. Le but de cette mission est d’étudier la culture traditionnelle de la population locale, son histoire, son évolution et sa situation actuelle. Nous demandons aux organisations du Parti, des Soviets et de l’État d’offrir tout leur appui pour que soit accomplie cette importante mission scientifique. » Je précisai donc que lesdites photos devaient faire partie de mon rapport sur la mission dès mon retour à Leningrad. « Bon, finit par dire mon enquêteur, je vous laisse partir cette fois, mais sachez néanmoins qu’il est interdit de prendre ce genre de clichés panoramiques. »

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Chasse au morse, le 13 août 1976 dans le détroit de Behring. Elle a duré douze heures. Son moment décisif : le lancement du harpon. © Boris Chichlo

2 Après trois jours passés à attendre, cloué sur le sol glacé de l’aéroport, j’entendis enfin le bruit d’un IL-14 qui, émergeant dans le ciel gris de la Tchoukotka, nous redonna, à mes trois étudiants et à moi-même, l’espoir de pouvoir accomplir la dernière étape de notre long voyage. À ma grande surprise, ce fut un avion cargo. Prenant place sur un banc métallique fixé le long d’une paroi, j’eus l’impression de faire partie d’une troupe de débarquement. Cette impression fut immédiatement justifiée par l’apparition deux jeunes soldats armés : « Bonjour, citoyens passagers, préparez vos documents pour une inspection ! » Nous sortîmes nos passeports et les autorisations nécessaires pour nous rendre dans cette zone particulière de l’URSS. Nous savions bien, tout comme sans doute les soldats, que sans ces papiers, jamais il ne nous aurait été possible ni d’acheter nos billets, ni même d’arriver jusqu’à Anadyr. Mais qu’importe : il nous fallut une fois de plus faire vérifier ces documents. Quand deux heures plus tard nous atterrîmes à Lavrentiya, centre d’un des huit arrondissement de la Tchoukotka, la scène se reproduisit : deux soldats armés montèrent dans l’avion et prononcèrent la même phrase rituelle. Après avoir attentivement étudié nos passeports, le soldat le plus âgé les mit dans sa poche et m’enjoignit d’aller, dès le lendemain, rendre visite au chef des garde-frontières. Je demeurai un peu inquiet devant tant de mystère...

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Un grand-père, ancien éleveur de rennes, avec son petit-fils devant sa demeure à Lorino où les maisons des autochtones étaient, pour la plupart, délabrées et insalubres. © Boris Chichlo

3 Le lendemain, je fis donc la connaissance d’un jeune lieutenant. Il me demanda si je possédais la permission de travailler dans ce district et m’interrogea sur la raison de ma venue. Je lui montrai l’attestation officielle signée par le recteur de l’université et que j’avais toujours à portée de main. Puis, je lui précisai qu’un autre document, délivré par le bureau du KGB de Leningrad et nous autorisant à nous déplacer sur tout le territoire de la Tchoukotka se trouvait dans mon passeport. « Oui, je l’ai vu, répliqua-t-il, mais les noms de villages que vous voulez visiter ne figurent pas dans ce document. » J’essayai de lui faire comprendre que si son institution supérieure nous avait délivré cette autorisation, cela nous donnait logiquement le droit de travailler dans l’ensemble des villages de ce district. Mais en vain : nous fûmes donc assignés à résidence à Lavrentiya, et sans possibilité de rejoindre Lorino, petit village qui, sur le plan ethnographique, nous intéressait davantage que la grosse bourgade où nous nous trouvions, peuplée à 90 % de Russes venus dans ce bout du monde soviétique pour profiter des salaires alléchants.

4 En attendant la réponse au télégramme que j’envoyai à l’université de Leningrad, force nous fut de trouver un abri : celui que l’administration locale mit à notre disposition était un baraquement délabré et malodorant qui, à en croire l’inscription collée sur un mur branlant, était un « foyer de travailleurs ». En lisant les pages du journal local Zarja kommunisma (L’aube du communisme) nous apprîmes que notre demeure de fortune avait déjà été qualifiée d’insalubre, indigne du nom de « foyer », et qu’elle aurait dû être remplacée depuis longtemps par une nouvelle construction.

5 Finalement, quelques jours plus tard, nous reçûmes l’autorisation de gagner Lorino, et nous partîmes à bord d’une chenillette remplie de marchandises, qui laissait juste assez de place pour des passagers. Le véhicule, aux allures de char de guerre, et seul moyen de transport terrestre, mit quatre heures pour parcourir quarante kilomètres. Je me souviens encore des dégâts laissés par cet engin lourd sur la fragile toundra marécageuse. Le véhicule pataugeait dans la boue noire et, tout au long de l’itinéraire, nous pûmes voir les profondes ornières remplies d’eau résultant de l’effondrement du sol, conséquence de ses passages dévastateurs. Pour pouvoir continuer, le conducteur fut à plusieurs reprises obligé de se frayer une voie nouvelle sur la toundra vierge, nous

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offrant le spectacle désolant de ses chenillettes arrachant la maigre couche de végétation, un peu comme si elles dépouillaient la terre de sa peau protectrice, exposant le permafrost à une implacable érosion : c’est ainsi que, progressivement, se produit la destruction de la toundra dans le temps et dans l’espace.

6 Lorino, terme de notre traversée, était une bourgade édifiée sur la rive haute du détroit de Béring où, par suite d’une politique de regroupement des populations, se trouvaient entassés les anciens habitants de tous les villages des alentours définitivement fermés.

7 Quand nous y séjournâmes, Lorino comptait un peu plus de 1 000 personnes, dont 800 Tchouktches, 40 Esquimaux, tout le reste étant composé de « migrants » venus des diverses parties du pays et occupant tous les emplois publics (enseignement, commerce, médecine, administration). Peu avant notre arrivée, le kolkhoze local venait d’être transformé en sovkhoze, avec un directeur non plus élu mais simplement « nommé » d’en haut. En l’occurrence, c’était un Ukrainien, Vladimir Pilipienko qui dirigeait, désormais cette petite « entreprise » de chasseurs de mammifères marins et de renniculteurs. Je fis sa connaissance le lendemain de notre arrivée, au cours d’une réunion des « ouvriers » du sovkhoze consacrée au bilan de l’activité des six mois écoulés. Le rapporteur était le chef de la section locale du Parti. Je retrouvai ces deux importantes personnalités le soir même, en présence du capitaine d’un navire marchand, celui-là même qui était venu approvisionner le village, profitant de la brève saison annuelle propice à la navigation. Une bouteille de gin anglais et quelques canettes de bière japonaise suffirent pour animer la rencontre et faire rouler la conversation sur les problèmes des villages côtiers et leurs habitants. Le capitaine me prit à partie : « Que venez-vous me raconter sur ces autochtones ? Pourquoi les plaignez-vous ? Qu’ils crèvent tous ! Voyez un peu : pendant la deuxième guerre, on a tué soixante-dix millions de gens, et vous venez ici pour vous apitoyer sur le sort de quelques milliers de personnes ! Récemment, il est venu ici des anthropologues de Moscou pour les étudier, mesurer leur taille, leur tête, décrire la couleur de leurs yeux ou de leurs cheveux, etc. Selon eux, tous ces gens-là vont finir par disparaître complètement. Il faut dire qu’ils sont complètement dégénérés. » Le directeur du sovkhoze enchaîna : « Bien sûr qu’ils sont dégénérés ! Regardez ce qui se passe sous leurs tentes : le frère couche avec sa sœur, le père avec sa fille. Pas étonnant qu’après, leurs enfants soient débiles. Tu es bien d’accord avec moi, Averitchev, non ? » Averitchev, le chef du Parti, ne répondit rien. J’eus mal pour lui : je savais, en effet, que sa femme était tchouktche.

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Les anciens des villages côtiers passent une partie de leurs journées près de la mer, à guetter le retour des chasseurs. Pour un ethnologue, c’est une bonne occasion d’engager une conversation intéressante. © Boris Chichlo

8 Grâce aux bonnes relations que je nouai avec les membres de la direction du sovkhoze, j’obtins l’autorisation de me rendre en leur compagnie dans un autre petit village, Nouniamo, récemment condamné à être définitivement fermé et vidé de ses habitants. Nous y arrivâmes en même temps qu’une Commission du soviet régional chargée d’expliquer à la population ses nouvelles perspectives de vie : « Maintenir un si petit village coûte cher à l’État. C’est pourquoi il est nécessaire de vous regrouper, vous, ses habitants, dans des agglomérations plus importantes. Là vous trouverez de bien meilleures conditions d’existence. » J’assistai aux tractations qui s’engagèrent avec les chefs des familles déjà sélectionnées pour un futur relogement à Lorino ou Lavrentiya. Elles furent âpres et laborieuses : aucun d’eux, en effet, n’était disposé à partir. La Commission et la Direction du sovkhoze s’en retournèrent le soir même, avant que ne se lève la tempête en mer. Pour ma part, je décidai de rester sur place.

9 La tempête qui se déchaîna dura plusieurs jours. Après quoi vint le brouillard qui engloutit le village. Je dus attendre le bateau deux semaines durant, ce qui me permit de nouer des contacts amicaux avec plusieurs familles.

10 Un lendemain de « samedi ivre » (ce jour où tous les villageois n’ont qu’une idée en tête : se précipiter à l’épicerie pour acheter de l’alcool), je vis venir vers moi Toulouna, le chef de la communauté eskimo, un homme robuste de 54 ans aux longs cheveux et au large visage buriné. Il me tint un discours interminable et incohérent, passant sans cesse d’un sujet à l’autre : « Moi, je suis Toulouna, chef de brigade, communiste, inscrit au Parti depuis 1939. Je travaille comme mécanicien. Je sais tout faire et je comprends tout. Tu as vu ma femme ? Elle a deux ans de plus que moi. On a treize enfants : dix sont morts, ils nous en reste trois. Deux fois on a eu des jumeaux, et ils sont tous morts sur l’île Ratmanov. Ma femme comprend l’américain. Mon grand-père était un koulak, il était riche. Il possédait même un bateau à moteur américain. Je représente le Comité de la Sécurité d’État [le KGB]. Je respecte la loi. Moi même je suis allé à Nome, et là-bas j’ai tout vu. Les magasins sont immenses. Mais les Eskimos d’Amérique vivent mal. Khroutchev, tu connais ? Ce qu’il a fait, ce n’est vraiment pas bien du tout. Aussi, les Eskimos, nous sommes tous pour Staline. Oui, les Eskimos, les Russes, nous aimons tous Staline. Ici, parmi nous, il y a des contrebandiers, des fascistes. Récemment, nous en

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avons démasqué un. C’est qu’il faut savoir y faire... faut savoir y aller doucement. Et Dzierjinski : ça aussi c’était un homme ! Nous sommes tchékistes... La Tchoukotka, qu’est-ce que c’est au juste ? Eh bien, c’est une zone interdite ».

11 Que la Tchoukotka fut une zone interdite, je l’avais compris dès mon arrivée à l’aéroport d’Anadyr. Mais le discours embrouillé de Toulouna me fournit bien d’autres précisions sur ce point, et c’est bien plus tard que je compris la portée de certains détails de son monologue incohérent. Originaire du petit village tchouktche de Nouniamo, Toulouna avait également vécu sur l’île Ratmanov (ou Grande Diomède) où il avait connu sa femme, appartenant au groupe des Eskimos américains. C’était au temps où les contacts et les échanges entre les autochtones des deux continents étaient libres et permanents. En 1941, quand débuta la guerre, on vit arriver sur l’île le premier contingent de gardes-frontières qui enrôlèrent dans leurs rangs les Eskimos – sujets soviétiques –, avec pour mission de protéger leur toute nouvelle patrie, la jeune URSS. Toulouna fut très probablement l’un d’eux. Tout le temps que dura le conflit, les relations entre les deux continents demeurèrent celles de deux alliés. Les autochtones des deux pays continuèrent donc à visiter les villages situés sur les deux rives du détroit de Béring, cette aire géographique qui, depuis des temps immémoriaux, constituait, en fait, leur « patrie » véritable. Mais la guerre froide mit bientôt fin à ces contacts millénaires.

L’arrivée d’un ensemble de danseurs est l’occasion, pour tous les villageois, et malgré le temps maussade, de se réunir autour d’une scène improvisée. Une danse yuit est exécutée sous le portrait de Lénine et un slogan du parti qui incite des « travailleurs » du sovkhoze à intensifier leur production. © Boris Chichlo

12 Tout commença le 5 novembre 1947 quand Mikhaïl Souslov – principal idéologue du Kremlin –, fut alerté par un courrier des autorités locales de Tchoukotka sur le fait que les Eskimos soviétiques et américains continuaient à se rendre visite en toute liberté. Comme preuve, on lui communiquait la copie d’une lettre adressée au directeur du sovkhoze local par un habitant du village de Tchaplino. Il y était fait mention d’une récente visite de la communauté eskimo du village sur l’île Saint-Laurent (Alaska), de l’accueil reçu, du bien-être matériel et du niveau de vie impressionnant constatés. Naïvement, cet Eskimo demandait aux autorités leur aide pour organiser une réception identique et, en particulier, pour améliorer les conditions matérielles des habitants du village. La réponse fut toute autre que celle escomptée et cette initiative malheureuse déclencha toute une série de mesures draconiennes : ordre fut donné de renforcer la vigilance aux frontières, d’accroître l’emprise du NKVD [le KGB de l’époque] et de fermer les villages côtiers. Tchaplino fut donc très rapidement déménagé à l’intérieur des terres et rebaptisé « Novoïé (nouveau) Tchaplino ». Ensuite vint le tour de Naoukan,

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village natal de Toulouna, puis, durant cet été 1976, celui de Nouniamo, où je venais de séjourner et dont le sort venait de se décider sous mes yeux...

13 Revenu à Lorino quelques jours après avoir assisté à ce désolant spectacle, j’appris par la Voix de l’Amérique – station radio paradoxalement mieux captée sur place que la voix de Radio Moscou –, que les Eskimos des USA, du et du Groenland avaient décidé de créer leur propre organisation dans le but de faire connaître au reste du monde leurs problèmes et préoccupations. Leurs « parents » d’URSS étaient, bien sûr, cordialement et officiellement conviés à se joindre au mouvement.

14 Mais l’heure n’était pas encore venue pour eux de faire entendre leur voix. Et les scientifiques qui auraient pu être leurs porte-parole durent faire preuve encore longtemps de prudence et de circonspection : des gens comme Toulouna – auxiliaires zélés du régime et complètement déformés par lui –, ne leur rendaient pas la tâche facile, et la méfiance, dans cette zone sensible et interdite, était de mise à tout instant.

Le tout-terrain, véhicule typique de l’époque, prêt à partir dans la toundra. © Boris Chichlo

15 Il fallut attendre le 23 juillet 1989 pour qu’à l’Inuit Circumpolar Conference, réunie au Groenland pour sa cinquième session, le siège jusqu’alors vacant de la délégation des Eskimos soviétiques se trouve enfin occupé : « The circle is now complete », proclama avec soulagement Arqaluq, son président d’alors. Je revins en Tchoukotka en 1991. Cette fois, pour diriger la première expédition anthropologique internationale dont faisait partie un Inouk du Groenland, Igmar Egede, lui-même membre de la ICC. L’URSS était à la veille d’éclater et les conditions de vie sur place s’étaient nettement dégradées.

16 En revanche, les esprits s’étaient libérés. Les rapports cordiaux que je constatai et qui se doublaient de discussions ouvertes et sincères m’impressionnèrent favorablement. Il semblait alors qu’un nouveau type de relations allait pouvoir se mettre en place, pour une vraie collaboration profitable à toute la science et, avant tout, aux autochtones eux-mêmes. Mais depuis le 31 mars 2000, la Tchoukotka est redevenue, comme à l’époque soviétique, « une zone interdite ». Désormais, pour s’y rendre, les étrangers aussi bien que les citoyens de Russie, doivent à nouveau recevoir l’autorisation du FSB (ancien KGB).

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BIBLIOGRAPHIE

• Chichlo B. « Les Nevuqaghmiit ou la fin d’une ethnie », Études/Inuit/Studies, vol. 5, n° 1. Québec, 1981, pp. 29-47.

• Chichlo B. « La Tchoukotka : une autre civilisation obligatoire. Quelques observations sur le terrain », Objets et monde, t. 25 (34). Paris, 1988, pp. 149-158.

• Chichlo B. (sous la dir.). Les peuples du Kamtchatka et de la Tchoukotka. Sibérie III, Institut d’études slaves. Paris, 1993.

• Krupnik I., Krutak L. (comps). Akuzilleput Igaqullghet (Our Words Put to Papers). Sourcebook in St. Lawrence Island Yupik Heritage and History. Arctic Studies Center, Smitsonian Institution. Washington D.C. and Nom AK, 2000.

• Rasmussen L. T. « Completing the circle: the ICC and the Soviet Eskimos ». In Chichlo B. (sous la dir.) Peuples autochtones. Questions sibériens. Bulletin N°1, Institut d’études slaves. Paris, 1990, pp. 83-86.

• Vakhtin N. Native Peoples of the Russian Far North. Minority Rights Group Publication, London, 1992.

RÉSUMÉS

Pendant toute sa carrière, Boris Chichlo a observé le mode de vie des nomades de Sibérie, essayé de comprendre les modifications d’ordre démographique et culturel de cette mosaïque ethnique complexe. Le tout dans les conditions typiques de la guerre froide... Témoignage.

During his career, Boris Chichlo had been observing the Siberian nomadic way of life and tried to better understand the demographical and cultural changes of this complex population. The whole action takes place during the Cold War...

AUTEUR

BORIS CHICHLO Boris Chichlo est chargé de recherche au CNRS et spécialiste des peuples de Sibérie. Depuis 1970, il a dirigé de nombreuses missions et expéditions en Yakoutie, Tchoukotka, Kamtchatka, et dans les régions sibériennes.

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D'un thème à l'autre

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Meudon, de l’aérostation à l’aérospatial Le centre de recherche de Meudon, de l’établissement central de l’aérostation militaire (1877) à l’Onera (1946)

Marie-Claire Coët et Bruno Chanetz

Le premier laboratoire aéronautique au monde

1 En 1875, le jeune capitaine du génie Charles Renard est chargé d’étudier les aérostats pour les utiliser à la défense du pays. Il convainc ses supérieurs de s’installer en dehors de Paris pour bénéficier de plus d’espace et limiter les conséquences d’un éventuel accident. En 1877, l’Établissement central de l’aérostation militaire est donc créé dans une partie de l’ancien parc du château de Meudon. Il n’existe alors aucun autre centre au monde semblable à celui-ci. Charles Renard s’attelle à recréer l’aérostation militaire abandonnée un siècle plus tôt. Il résout le problème de la fabrication d’hydrogène en campagne. Il perfectionne les soupapes des ballons et met au point une nouvelle suspension pour maintenir la nacelle verticale, quel que soit le vent ; les observations en sont bien facilitées. Charles Renard met encore au point un nouveau mécanisme d’enroulement régulier du câble, construit les « voitures/tubes », pour le transport de l’hydrogène comprimé, crée une « chaîne/ancre » pour immobiliser les ballons, améliore les tissus et les vernis des enveloppes... En quelques années, il construit un matériel d’aérostation qui démontre ses qualités au cours des campagnes du Tonkin, de Madagascar, de Chine et du Maroc. Tout en dotant l’armée française d’un parc de ballons sphériques captifs, Charles Renard étudie un dirigeable. Et le 9 août 1884, avec son adjoint Arthur Krebs il s’envole à bord d’un long « cigare » de cinquante mètres de long, le dirigeable La France qui vire au-dessus de Villacoublay et revient à l’endroit exact de son départ, réalisant un parcours de 7,6 km en 23 minutes. C’est le premier vol contrôlé de l’histoire. L’opinion publique, jusque-là incrédule s’enthousiasme pour ce nouveau mode de transport. Génie de l’aéronautique, Charles Renard a poursuivi, pendant les vingt-huit années qu’il a passées à Meudon, l’étude théorique de toutes les formes possibles du vol et a dessiné d’innombrables appareils d’essais. Il a créé à Meudon le premier laboratoire aéronautique au monde, d’où sont issus tous les centres d’études et d’essais aéronautiques français.

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Le premier vol plané motorisé en Europe 2 Quand le capitaine Ferber prend ses fonctions d’adjoint au directeur du centre d’aérostation militaire de Meudon, le 9 mai 1904, c’est pour lui une reconnaissance officielle des travaux sur le plus lourd que l’air qu’il poursuit depuis six années déjà dans les jardins du château familial, en y engageant sa fortune personnelle. Charles Renard – convaincu depuis toujours que l’avenir est à l’avion plutôt qu’au ballon – lui a demandé de venir travailler à ses côtés. C’est avec enthousiasme que Ferdinand Ferber accepte cette proposition car il va enfin pouvoir poursuivre ses recherches sur le vol dans de meilleures conditions : avec le concours de l’état et en bénéficiant des précieux enseignements et conseils de Charles Renard. Dès son arrivée à Meudon, le capitaine Ferber s’adonne à des essais avec un appareil plus perfectionné : conservant le gouvernail de profondeur à l’avant, il dote l’avion d’une queue stabilisatrice ; deux gouvernails de direction latéraux accroissent la stabilité de l’engin, un train de roues à l’avant et des patins à l’arrière facilitent l’atterrissage. Il imagine un dispositif de lancement très ingénieux : l’appareil à essayer est suspendu par un crochet à un chariot qui glisse le long d’un câble de 40 m de long incliné à 33 % ; en fin de course, le crochet libère automatiquement l’aéroplane qui se trouve alors dans des conditions optimales de vitesse pour voler. En compagnie de son mécanicien Burdin, il réussit en 1904, le premier vol à deux de l’histoire. Dès lors, il peut entreprendre les expériences motorisées. Faisant de lui le véritable précurseur de l’aviation en France, la première expérience en air libre d’un aéroplane avec moteur à explosion, réalisée en Europe, est ainsi accomplie le 25 mai 1905 à Meudon par le capitaine Ferber, sur son avion « Ferber n°6 ». Après la disparition tragique du colonel Renard qui, en prise aux tracasseries d’une administration militaire acquise au plus léger que l’air, se donne la mort, Ferdinand Ferber, désormais sans appui, et brûlant de s’essayer aux sports aériens naissants, obtient un congé de l’armée. Il entre à la société Antoinette et y poursuit l’étude de ses aéroplanes. Après la mort du colonel Renard et le départ du capitaine Ferber, les recherches se poursuivent à Meudon. L’année 1909 marque un tournant avec la création de l’aviation militaire et l’arrivée des premiers aéroplanes. Le centre se tourne désormais vers l’instruction des élèves pilotes et les perfectionnements à apporter aux appareils. Quand la première guerre mondiale éclate, l’aérostation militaire française délaissée compte 11 dirigeables et les ballons captifs d’observation réglementaires sont encore des ballons sphériques de type Renard, incapables de rivaliser avec les Drachen allemands de forme cylindro-conique. Meudon, fournisseur en ballons de toutes les armées alliées pendant la grande guerre 3 Ayant effectué son service militaire comme sous-lieutenant d’un bataillon d’aérostiers, Albert Caquot rejoint la compagnie d’aérostier de Toul, lors de la mobilisation générale en 1914. Très vite, il se rend compte que les ballons d’observation français, principalement utilisés pour le réglage des tirs d’artillerie sont inférieurs aux ballons allemands. Les ballons français ne supportent pas un vent supérieur à 30 km/h, alors que les ballons allemands résistent à des vents de 50 km/h. Aussi en conçoit-il un nouveau modèle, plus stable et apte à être utilisé par grand vent. Un prototype réalisé dès 1915 confirme ses prévisions, en démontrant une bonne tenue jusqu’à des vents de 110 km/h. En 1915, le capitaine Caquot est donc affecté à la direction de l’atelier aérostatique de Meudon, afin qu’il dirige lui-même la fabrication des ballons de son invention. Ces ballons très caractéristiques, de forme cylindro-conique, dits « saucisses », sont munis à l’arrière d’un empennage formé de trois lobes disposés à 120°. De 7 unités par mois en 1915, la production atteint 320 unités par mois à la fin du

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conflit. Meudon fournit en ballons toutes les armées alliées. Les « saucisses », utilisées sur un bon nombre de champs de bataille terrestres puis maritimes, sont mêmes copiées par les allemands. La grande soufflerie de Meudon, création originale par ses formes et exceptionnelle par ses dimensions 4 En 1929, Albert Caquot, devenu directeur général technique au ministère de l’Air, envisage la réalisation d’une soufflerie pour l’essai d’avions en vraie grandeur – de 10 à 12 m d’envergure – avec pilote à bord et moteur en fonctionnement. Les résultats des tests gagneront ainsi en précision et en réalisme. Le centre aéronautique de Meudon, bien abrité au fond d’un vallon est choisi pour accueillir l’installation. Le projet de l’ingénieur en chef Antonin Lapresle est définitivement retenu en 1931. C’est un énorme chantier qui s’ouvre en juillet 1932 pour la construction de la grande soufflerie S1Ch. En octobre 1934, la construction est achevée. La mise en place des équipements électriques et de mesure s’effectue au cours de l’année suivante et les essais commencent dès 1936. Hydravion Bréguet, autogire La Cierva, Pou du Ciel, prototype d’avion de combat SO6020, Bréguet 941, Morane Saunier 472, avion expérimental Deltaviex de l’Onera, Caravelle, Concorde et bien d’autres aéronefs y sont testés... Pendant 40 ans, S1Ch favorise le développement de l’aviation française ; les allemands l’utilisent pendant la seconde guerre mondiale. La soufflerie ne teste pas seulement des engins volants : trains, voitures, éoliennes, bâtiments et même un skieur passent dans sa veine d’essais. L’Onera, une dimension nationale pour la recherche aéronautique 5 Au lendemain de la Libération, l’aéronautique française doit se reconstruire. Bien que les recherches n’aient pas complètement cessé pendant l’Occupation, en particulier à Cannes, où sont regroupés les ingénieurs de plusieurs avionneurs, il faut rattraper l’avance acquise en aérodynamique et en propulsion par les Alliés et les Allemands, dont on découvre les rapports secrets. Le conseil supérieur scientifique de l’air où l’on trouve Frédéric Joliot-Curie et Louis de Broglie propose de rassembler entre les mains d’un organisme public l’ensemble des moyens de recherche en aéronautique. Le 3 mai 1946, l’assemblée nationale vote à l’unanimité la loi donnant naissance à l’Onera, l’office national d’études et de recherches aéronautiques, rebaptisées « aérospatiales » en 1963 avec les débuts de la conquête de l’Espace. L’Onera intègre divers services et établissements existant en France à Issy-les-Moulineaux, Meudon, Toulouse, Alger, Cannes, Lille et au Mont Lachat. C’est ainsi que le parc aéronautique de Meudon et sa grande soufflerie y entrent. L’Onera dispose à sa création d’un millier de membres, venus d’horizons divers mais ayant en commun la vocation de la science et la passion de l’aéronautique. En soixante ans, l’effectif de l’Onera a doublé et l’activité scientifique est aujourd’hui organisée autour de quatre grandes branches : mécanique des fluides et énergétique, matériaux et structures, physique, traitement de l’information et systèmes auxquelles vient s’ajouter la direction des grands moyens techniques. Celle-ci fédère et valorise l’offre logicielle globale de l’Onera et regroupe ses grandes souffleries de Modane et du Fauga dédiées aux essais industriels, ses moyens informatiques, son réseau ingénierie ainsi que ses ateliers de fabrication de maquettes et d’instruments de mesure. L’Onera, à l’heure de la compétition internationale 6 Avec ses souffleries de recherche, le centre de Meudon, plus spécifiquement dédié aux essais exploratoires, continue de faire progresser l’aérodynamique, dans les domaines

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aéronautique, spatial et militaire, comme il l’a fait depuis sa création. Aujourd’hui, les scientifiques de l’Onera écrivent les pages d’une maîtrise durable de l’air et de l’espace, pour « voler plus sûr, plus silencieux, plus propre et moins cher ». Leurs recherches aident l’industrie aéronautique à relever les défis du XXIe siècle. Il faut faire face à une croissance de 5 % par an du trafic aérien et dans le même temps atteindre les ambitieux objectifs fixés par l’Union européenne pour 2020 : diminuer de moitié le bruit perçu, abaisser de plus de 50 % les émissions polluantes, diviser par cinq le taux d’accidents et réduire d’un tiers le coût moyen d’un trajet aérien. Ces objectifs sont autant de guides pour leurs recherches des prochaines années. Leurs efforts porteront en particulier sur la prévision des performances par des méthodes de calculs aérodynamiques encore plus fiables et performantes, sur l’amélioration des méthodes de conception et d’optimisation et enfin sur l’étude de nouveaux concepts : ailes volantes pour le transport de très grande capacité, futurs avions supersoniques... En Île de France, c’est à Meudon – autour du pôle de compétitivité régional en aéronautique hébergé dans son centre –, que l’Onera regroupe aujourd’hui ses activités de recherche en aérodynamique fondamentale, expérimentale et appliquée ; Meudon devient ainsi un des centres majeurs en Europe de recherche dans cette discipline. La grande soufflerie de Meudon 7 La grande soufflerie de Meudon est, à l’origine, composée de quatre volumes principaux : le collecteur, la chambre d’expériences, le diffuseur et la chambre d’aspiration. L’air de l’extérieur s’engage dans le collecteur par un orifice elliptique de 350 m2 ; Il est ensuite canalisé, puis accéléré jusqu’à la chambre d’expérience par le rétrécissement de la section du collecteur jusqu’à 100 m2. C’est là que la vitesse de l’air est la plus élevée et l’écoulement le plus régulier. L’air est ensuite repris et ralenti dans un conduit divergent, le diffuseur. Il débouche dans une chambre d’aspiration, monumentale par son volume, qui sépare le diffuseur des ventilateurs. Les six ventilateurs de 8,70 m de diamètre génèrent ainsi l’écoulement qui peut atteindre une vitesse de 180 km/h dans la veine d’essai. En fin de course, l’air est rejeté dans l’atmosphère. En 1950, une chambre de tranquillisation est ajoutée en amont de l’entrée du collecteur, pour rendre la soufflerie moins sensible au vent extérieur. La construction d’un monument de cette taille en voile mince de béton relève de la prouesse technique : la conduite du diffuseur est un tube en béton armé de 38 m de long, dont 34 sans appui, pour seulement 7 cm d’épaisseur ! Face à un problème ardu, le constructeur, la Société Anonyme des Entreprises Limousin, recherche avant tout la simplicité, l’harmonie et l’équilibre. La construction absorbe 7 000 m3 de béton armé, 700 tonnes de fer, 1 000 m 3 de bois et requiert l’établissement de 566 plans d’exécution. La grande soufflerie de Meudon a été classée monument historique en 2000. Premier acteur français de la recherche aéronautique et spatiale 8 Premier acteur français de la recherche aéronautique et spatiale, l’Onera est un établissement public à caractère industriel et commercial (EPIC) placé sous tutelle du ministère de la Défense. Regroupant 2 000 collaborateurs, dont 1 500 scientifiques, répartis sur huit sites en France, il met ses compétences multidisciplinaires, ses puissants moyens numériques et son parc d’installations expérimentales unique en Europe, au service des agences de programmes, des grands industriels et des PME-PMI. Force d’innovation, d’expertise et de prospective, l’Onera est à la charnière entre activités civiles et militaires, entre recherche fondamentale et appliquée. Son budget annuel est voisin de 200 M€. Il regroupe tout le spectre des compétences scientifiques utiles au domaine aérospatial : énergétique, aérodynamique, matériaux et structures,

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physique des écoulements, électromagnétisme, optique, physique de l’environnement atmosphérique et spatial, traitement de l’information et systèmes complexes, prospective et synthèse. L’Onera est seul à maîtriser une telle palette de disciplines en recherche amont et possède une capacité unique à coupler modélisation, simulation et expérimentation. Il a contribué aux plus grands succès de l’aérospatial : Ariane 5, gammes Airbus et Eurocopter, Rafale, etc. et remplit six missions clés : • orienter et conduire les recherches dans le domaine aérospatial ; • valoriser ces recherches pour l’industrie nationale et européenne ; • réaliser et mettre en œuvre les moyens d’expérimentation associés ; • fournir à l’industrie des prestations et des expertises de haut niveau ; • conduire des actions d’expertise au bénéfice de l’État ; • former des chercheurs et des ingénieurs.

BIBLIOGRAPHIE

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• Carpentier J., Dang-Tran K. 50 ans de recherches aéronautiques et spatiales. Onera, 1996.

• Coët M.-C., Chanetz B. « Albert Caquot et l’Onera ». In Le Curieux Vouzinois, bulletin culturel de la ville de Vouziers, juin 2001, n° 57.

• Elie M., Bazin M., Carpentier J., Chanetz B., Coët M.-C., Dang-Tran K., Délery J., Landré N., Marec J.-P. De l’aérostation à l’aérospatial, le centre de recherche de l’Onera à Meudon. Onera, 2007.

RÉSUMÉS

L’histoire de l’aérostation à l’aérospatial à Meudon est celle des pionniers du vol, puis des ingénieurs et techniciens dont la contribution aux progrès de l’aviation a été et est toujours décisive. Le centre de recherche de Meudon abrite à partir de 1877 le renouveau de l’aérostation militaire en France, puis avec la grande soufflerie, les débuts de l’expérimentation industrielle des aéronefs. Intégré à l’Onera au sortir de la seconde guerre mondiale, il fait progresser l’aviation et s’engage dans la course aux grandes vitesses, avec le passage du mur du son, le supersonique Concorde, les lanceurs Ariane et les sondes planétaires. Avec ses diverses souffleries de recherche permettant d’explorer le domaine de vol du subsonique à l’hypersonique, il reste aujourd’hui à l’avant-garde en France de l’aventure aéronautique et spatiale.

The history from balloonistic to aviation at Meudon is that of flight’s pioneers, then that of researchers and engineers. Their contribution to the progress of aviation has always been and is ever decisive. The Meudon research center was devoted from 1977 to the military balloonistic, then to the aviation with the large wind tunnel S1. After the Second World War, the center was

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integrated at Onera and other wind tunnels were built in order to test planes, rockets and spatial vehicles at transonic, supersonic and hypersonic velocities.

AUTEURS

MARIE-CLAIRE COËT Marie-Claire Coët, ingénieur des arts et manufactures, est responsable du service de l’information scientifique et des publications de l’Onera.

BRUNO CHANETZ Bruno Chanetz, docteur ès science, habilité à diriger des recherches, est adjoint au directeur du centre Onera de Meudon. Il est aussi adjoint au directeur du département d’aérodynamique fondamentale et expérimentale de l’Onera.

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Mise en histoire de la recherche

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IPN : un cyclotron pour les ions lourds De Gatlinburg à la Plagne (1958-1969)

René Bimbot

1 En mai 1958, avant même que le Synchrocyclotron à protons, premier grand accélérateur du Laboratoire de physique nucléaire d’Orsay ait délivré le moindre faisceau, se tient à Gatlinburg, station de montagne du Tennessee, non loin du grand centre nucléaire d’Oak- Ridge, la première conférence de l’histoire concernant les réactions induites par ions lourds [1]. Ce terme désigne les projectiles de masse supérieure à celle des isotopes de l’hélium, qui avec le proton et le deuton, constituent les projectiles dits « légers ». Les ions lourds les plus courants à cette époque sont le carbone 12 (12C) et l’azote 14 (14N). Bien qu’un faisceau de carbone ait été obtenu dans un cyclotron de Berkeley dès 1940 1, les machines capables d’accélérer de tels projectiles dans de bonnes conditions se comptent encore sur les doigts d’une main : deux cyclotrons d’environ 1,50 m de diamètre 2, l’un américain (Oak-Ridge), l’autre soviétique (Moscou), et un accélérateur linéaire à Berkeley 3. Il existe également quelques machines circulaires construites pour accélérer des particules légères et aménagées pour les ions lourds, mais qui fournissent des faisceaux de faible intensité et dont l’énergie est très mal définie.

2 Ainsi, à Saclay, un cyclotron de 160 cm délivre des faisceaux d’azote et d’oxygène 4 depuis 1956. À l’initiative d’Irène Joliot-Curie, un cyclotron spécialement dédié aux ions lourds a été prévu dès 1955 parmi les futurs accélérateurs du Laboratoire de physique nucléaire d’Orsay. Ses caractéristiques ont été définies en 1957 et, la même année, l’électro-aimant qui en constitue la pièce maîtresse a été commandé par Frédéric Joliot. Cette machine, qui se distingue des accélérateurs à protons ou à deutons par un champ magnétique et une haute fréquence variables, permettant d’adapter les conditions d’accélération à une large gamme d’ions, sera le « Cyclotron à énergie variable à ions lourds », d’abord abrégé en « CEVIL », puis, plus tard en « CEV » [2]. Mais quelles raisons poussent physiciens et chimistes à s’intéresser à ces nouveaux projectiles ? L’intérêt des ions lourds

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3 Tous les physiciens nucléaires ne sont pas favorables à l’utilisation de faisceaux d’ions lourds. Certains préfèrent s’en tenir à des projectiles simples, tel le proton, dont la collision avec un noyau conduit, en principe à des phénomènes plus faciles à interpréter. Cependant, les partisans de ces nouveaux projectiles mettent en avant le fait qu’ils sont les seuls à permettre l’accès à toute une gamme de processus inédits. Le plus prévisible d’entre eux, dont l’existence a rapidement été démontrée par les premières expériences, est la possibilité de fusion de ces projectiles avec les noyaux/ cibles, qui conduit à des noyaux – souvent inconnus –, de masses beaucoup plus élevées. Les ions lourds constituent donc un remarquable outil pour la synthèse de ces nouvelles espèces, en particulier dans la région des éléments transuraniens 5. L’étude du processus de fusion lui-même, et celle de la désexcitation des noyaux qui en résultent, dont la caractéristique essentielle est de posséder une grande énergie de rotation, constituent également des thèmes de recherche très attrayants.

4 Enfin, les ions lourds induisent d’autres types de réactions (transferts de nucléons, diffusion inélastique) qui présentent un grand intérêt, du point de vue expérimental et théorique 6. En cette année 1958, les ions lourds ouvrent donc un immense champ de recherche encore presque inexploré. La construction du CEV 5 Le groupe d’étude initial, composé de chercheurs et d’ingénieurs, comprenait une dizaine de personnes. La direction scientifique de la construction de la machine fut confiée à Marc Lefort et sa réalisation à un groupe d’ingénieurs et de techniciens dont le nombre augmenta régulièrement avec les années, et qui prit le nom de « Service d’électronique pour accélérateurs », sous la responsabilité d’André Cabrespine. Il fut largement fait appel aux autres services techniques du laboratoire et notamment au Bureau d’études et au service de mécanique.

6 L’aimant principal fut livré dès 1959. Des pièces métalliques furent ajoutées de façon à moduler le champ magnétique entre ses pôles 7 et les mesures débutèrent immédiatement pour établir une cartographie de ce champ dans tout son entrefer. Cependant, pour atteindre la précision souhaitée, il fallut développer des sondes adaptées. De plus, les mesures durent être interrompues pendant près d’un an en raison d’un court-circuit survenu dans l’une des bobines.

7 Six années furent nécessaires pour mener à bien la construction du cyclotron à énergie variable. Il faut dire qu’il ne s’agissait pas moins que de concevoir et de réaliser un accélérateur entièrement original dans un laboratoire lui-même en voie de constitution !

8 On prend conscience de l’ampleur de cette tâche lorsque l’on sait qu’au-delà de l’aimant principal, chacun de ses éléments – source d’ions plusieurs fois chargés, tels C4+ ou N4+, chambre d’accélération sous vide, système de génération de la tension de haute fréquence accélératrice, déflecteur électrostatique servant à extraire le faisceau de la machine – fit l’objet d’une étude spécifique, comportant la plupart du temps la réalisation d’une maquette ou d’un prototype. Il fallut aussi leur ajouter divers accessoires majeurs tels que l’ensemble de pompage, capable de réaliser un vide poussé dans tout le volume de la chambre d’accélération et des tuyaux de conduite du faisceau, les alimentations de hautes tensions, les groupes rotatifs générant les courants continus de grande intensité circulant dans les aimants, le réseau de câbles reliant ces générateurs aux éléments de la machine, et, bien entendu, le pupitre de commande de l’accélérateur.

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9 Enfin, en avril 1965, le cyclotron à énergie variable accélère pour la première fois un faisceau interne de carbone quatre fois chargé (C4+) jusqu’au rayon maximum de la machine, ce qui correspond à une énergie d’environ 90 MeV 8. Sans perdre de temps, Marc Lefort place à ce rayon une cible de platine et peut constater, après séparation chimique et mesure de radioactivité alpha, que des isotopes de polonium (Po) ont bien 12 194 F0 206-x été produits par des réactions de fusion telles que : C + Pt E0 Po + x n, où le symbole n représente le neutron, et x le nombre de neutrons émis. Cette expérience, facile à mettre en œuvre, permet de concrétiser par une publication de physique 9 le démarrage, tant attendu, de l’accélérateur, et de démontrer son bon fonctionnement.

10 Il faudra attendre encore une année pour que soient résolus tous les problèmes liés à l’extraction du faisceau et que celui-ci puisse être envoyé dans les aires expérimentales. Trois postes sont alors à la disposition des physiciens. La sortie du canal B, sans équipement spécial, est réservée aux expériences d’irradiations de cibles 10. Le canal C débouche sur une chambre à réaction de 1 mètre de diamètre, fonctionnant sous vide, et destinée à accueillir des détecteurs placés à différents angles 11. Un effort d’équipement supérieur a été réalisé pour le canal D où un gros analyseur magnétique, identique, dans son principe, à celui qui équipe le synchrocyclotron [3], et placé en regard d’une grande chambre à réaction, permettra de réaliser des expériences avec une haute résolution en énergie.

Le cyclotron à énergie variable. On remarque l’imposante masse rectangulaire de la culasse de l’électroaimant, qui englobe deux bobines cylindriques entre lesquelles est placée la chambre d’accélération. À gauche, la ligne résonante du générateur haute fréquence. © IPN

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Implantation du CEV. Les ions extraits de la machine sont d’abord La chambre à réaction du canal C. envoyés dans une courte ligne de faisceau, le canal A, à la sortie duquel un aiguilleur magnétique permet de les distribuer alternativement dans trois autres canaux menant à trois postes expérimentaux, repérés par les lettres B, C et D. Schéma : A. Steinegger, © IPN

La chambre à réaction du canal C. © IPN

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La chambre à réaction du canal D. © IPN

Les premières expériences

11 Le premier cyclotron français conçu pour les ions lourds [4, 5], est mis à la disposition des expérimentateurs à l’automne 1966. Malgré l’enthousiasme et l’imagination qui ont présidé à la réalisation de cette machine, qui se caractérise par de nombreuses innovations technologiques, les faisceaux de carbone et d’azote qu’elle délivre n’ont aucun caractère original. Ils sont comparables à ceux dont disposaient Américains et Soviétiques dix ans plus tôt, et surclassés par les performances de plusieurs accélérateurs, notamment ceux de Berkeley, Yale et Dubna (URSS). De plus, le fonctionnement du CEV est encore très incertain. Les intensités sont faibles et de nombreuses pannes viennent interrompre fréquemment les prises de données. Il en résulte qu’un temps non négligeable doit être consacré à améliorer le fonctionnement de la machine, et notamment celui des sources d’ions. En dix années, les principales caractéristiques des réactions induites par ions lourds ont été explorées et publiées. La situation des premiers utilisateurs du CEV n’est donc pas favorable. Ils tentent de surmonter ce handicap en réalisant, dès 1966, des expériences mettant en jeu des détecteurs performants et une électronique de pointe, de façon à affiner les résultats obtenus par leurs prédécesseurs, et à produire des bases de données plus précises, plus quantitatives. Les recherches sont ainsi lancées dans plusieurs directions.

12 L’étude des transferts d’un ou de plusieurs nucléons, du projectile vers la cible ou vice versa, est menée en parallèle par deux techniques. La première (équipe Riou-Jacmart) utilise l’aimant d’analyse du canal D 12, la seconde (équipe Lefort-Tarrago), des télescopes de détecteurs solides 13 montés dans la chambre à réaction du canal C 14. Toutes deux offrent des mesures d’énergie de bonne résolution, adaptées aux réactions étudiées, qui conduisent souvent à des niveaux d’énergie bien définis des noyaux produits, donc à des pics étroits dans les distributions en énergie des ions observés.

13 Des détecteurs solides placés dans la chambre à réaction du canal C sont également utilisés pour observer les particules légères (protons, deutons, particules alpha...) issues de la désexcitation de noyaux de fusion disposant de grandes énergies de rotation 15. Des expériences d’irradiations de cibles avec mesures de la radioactivité des noyaux résiduels issus de l’évaporation de ces particules étudient le même phénomène dans une approche complémentaire 16.

14 Enfin, des études de spectroscopie nucléaire sont entreprises en analysant les rayonnements gamma issus de l’excitation coulombienne de noyaux par des faisceaux

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d’azote 17, ou en mesurant ceux qui sont émis en fin de chaîne lors de la désexcitation de noyaux composés. Dans les deux cas, l’énergie de ces rayonnements gamma est mesurée par des détecteurs à semi-conducteurs (Germanium-Lithium), dont l’utilisation commence tout juste à se répandre dans les laboratoires [6], et dont l’excellente résolution garantit la précision des mesures effectuées. La Plagne : une réunion tournée vers l’avenir 15 À la première « Conférence sur les réactions entre noyaux complexes » avait succédé la seconde, également tenue à Gatlinburg, en 1960, puis la troisième, à Asilomar (Californie) en 1963. À Dubna, en URSS, une Conférence internationale sur les réactions par ions lourds avait été organisée en 1966. En France, le démarrage du cyclotron à énergie variable avait été préparé par trois journées d’études à Bordeaux, en 1964.

16 Mais la réunion qui marque vraiment l’entrée de notre pays dans la physique des ions lourds est celle qui se tient en février 1969 dans la toute nouvelle station alpine de La Plagne. Cette rencontre [7] a lieu un peu plus de deux années après la mise en service du CEV, et seuls quelques résultats parmi les premiers obtenus auprès de cette machine y sont présentés. En revanche, une large place y est donnée à la théorie, et à la technique des accélérateurs. Manifestement, cette session d’études est tournée vers l’avenir. En effet, l’Institut de physique nucléaire prépare un joker susceptible de modifier la donne internationale en ce qui concerne la physique des ions lourds. Il s’agit d’un petit accélérateur destiné à jouer le rôle d’injecteur pour le cyclotron à énergie variable. Ce couplage de deux machines différentes, qui n’a jamais été réalisé auparavant, doit permettre d’utiliser toute la versatilité du cyclotron en accélérant une large gamme d’ions lourds, et de surclasser les performances des accélérateurs américains et soviétiques. L’ensemble « accélérateur linéaire + cyclotron à énergie variable » portera le nom d’ALICE, et c’est grâce à lui que devrait s’opérer, en France, la véritable percée de la physique des ions lourds. Les chercheurs français n’auront pas trop à attendre pour savourer ce brillant retournement de situation [8].

BIBLIOGRAPHIE

• [1] Proceedings of the “Conference on reactions between complex nuclei”, Gatlinburg, Tennessee, May 5-7, 1958, Rapport ORNL – 2606, Oak-Ridge National Laboratory (1958).

• [2] « Le cyclotron à énergie variable pour l’accélération d’ions lourds. Projet et études ». Publication interne du Laboratoire de physique nucléaire d’Orsay (1960), Archives de l’Institut de physique nucléaire d’Orsay.

• [3] Bimbot R. « Les années ’Synchro’ (1958-1966) » in La revue pour l’histoire du CNRS, n°17, été 2007, pp. 40-45.

• [4] Cabrespine A. Le cyclotron à énergie variable d’Orsay. Industries atomiques, 11 (1966) 51.

• [5] Lefort M. Le programme scientifique du CEVIL d’Orsay. Industries atomiques, 11 (1966) 41.

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• [6] Bimbot R., Lavergne L. « IPN : l’émergence des détecteurs à semi-conducteurs » in La revue pour l’histoire du CNRS, n°19, hiver 2007, pp. 44-48.

• [7] Compte-rendu de la session d’études « Sur la physique et la production des ions lourds », La Plagne 17-21 mars 1969, Rapport lycen 6913, Institut de physique nucléaire de Lyon, Villeurbanne (1969).

• [8] Bimbot R. « ALICE ou l’essor des ions lourds ». Vidéo de 28’ réalisée par D. Garabédian (ENS Production) et S. Guyon (SAV, Orsay), distribuée par le SFRS, Paris (1989).

NOTES

1.Curieusement, c’est Luis Alvarez, dont le nom est resté attaché aux accélérateurs linéaires qui réalisa cette première sur le cyclotron de 88 pouces de Berkeley. Alvarez L. W. Phys. Rev. 58 (1940) 192. 2.Les dimensions, données en pouces ou en centimètres pour les cyclotrons, se rapportent au diamètre des pôles de leur aimant. 3.Son « jumeau » de Yale est alors en fin de construction. 4.Des ions lourds sont également accélérés dans les cyclotrons de Berkeley (États-Unis), Birmingham (Grande-Bretagne), et Stockholm (Suède). 5.De fait, de telles réactions viennent d’être utilisées (en 1957-58) par l’équipe de G. Seaborg et A. Ghiorso, à Berkeley, pour découvrir les éléments 102 et 103, qui seront baptisés ultérieurement nobélium et lawrencium, en bombardant des cibles (radioactives) de curium 246 (de numéro atomique Z = 96) avec des faisceaux de carbone 12 (Z = 6) et d’azote 14 (Z = 7). 6.L’intérêt théorique de ces réactions par ions lourds provient notamment du fait qu’elles peuvent s’interpréter dans une approche, dite « semi classique », qui combine la mécanique classique (existence de trajectoires bien définies) et la mécanique quantique, qui régit notamment le transfert de nucléons d’un partenaire à l’autre lors des collisions tangentielles. Voir M. Demeur « Discours de clôture », C. R. Journées d’études sur les réactions nucléaires par ions lourds, Bordeaux 16-18 janvier 1964, édité par le Laboratoire de physique nucléaire de la faculté des sciences de Bordeaux (1964). 7.Il s’agissait de créer des secteurs de champ fort et de champ faible, nécessaires pour maintenir une focalisation du faisceau en cours d’accélération. 8.MeV = million d’électron-Volts. 9.Brun C., Le Beyec Y., Lefort M. Isotopes légers du polonium produits par réactions nucléaires par ions de carbone 12 sur le platine. C. R. Acad. Sci. 261 (1965) 1667. 10.Afin de simplifier la mesure du nombre d’ions atteignant ces cibles, celles-ci seront le plus souvent placées au fond d’un cylindre de Faraday permettant de déterminer directement la charge électrique collectée pendant une irradiation donnée, d’où le nombre d’ions, connaissant la charge de chacun d’entre eux. 11.Un embranchement avait été prévu sur le canal C pour équiper une ligne supplémentaire. De fait, il ne fut pas utilisé, une autre solution ayant été adoptée ultérieurement pour accroître le nombre de postes expérimentaux. 12.Mazloum F., Thèse de 3e cycle, Orsay (1968). 13.Cette technique est explicitée dans la référence [5]. 14.Galin J. et al. Phys. Rev. 182 (1969) 1267. 15.Brun C. et al. Nucl. Phys. A116 (1968) 177.

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16.Bimbot R. et al. J. Phys. 29 (1968) 563. 17.Sergolle H. et al. Nucl. Phys. A145 (1970) 351.

RÉSUMÉS

En 1958, se tient à Gatlinburg, Tennessee, la première conférence internationale sur les réactions nucléaires induites par ions lourds, mais ce n’est qu’en 1969, à La Plagne, qu’une grande réunion scientifique française a lieu sur ce thème. Les onze années qui séparent ces deux dates ont été mises à profit par le tout jeune Laboratoire de physique nucléaire d’Orsay pour construire, par ses propres moyens, un cyclotron à ions lourds, et réaliser ses premières expériences. C’est cette session d’études de La Plagne qui donnera le véritable coup d’envoi à la physique des ions lourds en France.

In 1958, the first international meeting on heavy ion reactions is organized at Gatlinburg, Tennessee, but it is only in 1969 that the first French important workshop dealing with this theme takes place at La Plagne. During the eleven years which separate these two dates, the Orsay ’Laboratoire de physique nucléaire’ has built by itself a heavy ion cyclotron and performed its first experiments. The La Plagne meeting prefigures the future break through of French heavy ion physics.

AUTEUR

RENÉ BIMBOT René Bimbot est agrégé de physique, docteur ès sciences, directeur de recherche émérite à l’IPN et au CNRS.

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Compte-rendu

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La mémoire spoliée. Les archives des Français, butin de guerre nazi puis soviétique Sophie Cœuré Payot, 2007

Muriel Le Roux

Après une enquête de longue haleine, l’auteure narre, dans un style sobre mais avec une grande précision, le tumultueux périple imposé aux archives françaises spoliées par les nazis dès juin 1940 pour finalement, prendre le chemin de Moscou après avoir voyagé d’un point à l’autre de l’Europe occupée. Transportées, malmenées, déclassées, reclassées, il semblait improbable d’en retrouver et pourtant une grande partie était à Moscou.

1 Cette histoire traite d’un sujet neuf. Elle met un terme à l’amnésie collective qui entourait le sort des archives publiques et privées depuis plus d’un demi-siècle. Ce pan d’histoire se désigne désormais par le mot « mémoricide ». Si l’auteure précise, qu’au regard de l’ampleur de ce qui a prévalu, il s’agit d’un aspect « mineur » de l’histoire de la Shoah, il n’en demeure pas moins qu’il est représentatif de la volonté destructrice des nazis, puis de la stratégie politique des Soviétiques. Trois parties scandent le récit : le temps de l’heure allemande au cours de laquelle les différentes organisations nazies, se livrant à une concurrence effrénée, ont razzié tout ce qui était susceptible de l’être.

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2 Outre les archives des administrations et des ministères dit sensibles et stratégiques, furent volés les papiers et les livres de Léon Blum, Georges Mandel, Marc Bloch, André Maurois, des originaux de Saint-John Perse, de personnalités juives, du Front populaire, d’intellectuels, mais aussi les archives des loges maçonniques, des syndicats, d’associations catholiques, militant contre le racisme... (Un index en fin d’ouvrage permet de savoir quels sont les fonds rapatriés et à qui ils furent restitués). Au total vingt millions d’archives, de manuscrits et de livres ont disparu en quatre ans selon un rapport officiel de 1947.

3 Ensuite les armées soviétiques emportèrent les butins nazis puis pendant la guerre froide et la période de l’après « mur de Berlin », elles devinrent des « archives spéciales », des archives secrètes. On réalise alors que la maîtrise de ces archives participa aussi bien à la stratégie soviétique de construire une nouvelle société (d’où le travail de reclassement souvent surprenant et sans respect de la cohérence des fonds des Soviétiques) qu’elle ne soutint l’argumentaire diplomatique soviétique.

4 Si le vol de l’original du Traité de Versailles qui fut offert à Hitler relève de la catégorie des « prises » de guerre, cette pratique remontant à l’Antiquité fut largement utilisée par les armées de Napoléon, appliquée aux personnes, elle est d’une extrême violence pour les victimes. Et, alors même que Sophie Cœuré conclut que les « archives trophées sont (aujourd’hui) banalisées par les chercheurs qui les utilisent comme des sources parmi d’autres » et d’ajouter que c’est bien, il convient de rappeler avec Louise Weiss la douleur suscitée par le pillage des documents, archives, notes, correspondances, bibliothèques. Pour elle, comme pour d’autres, y compris les anonymes, le vol de ses livres signifia le vol de sa mémoire... Ce qui posa d’emblée la question de leur rapatriement et de leur restitution. Mais dans une Europe traversée par le rideau de fer, la résolution de cette question ne fut pas jugée prioritaire. Si certains conservateurs français firent de leur mieux juste après la guerre (3 millions d’archives furent rapatriées à ce moment là), les différents gouvernements français n’en firent pas un élément de leur politique diplomatique. Beaucoup sont revenues, mais il en reste encore à Moscou...

5 S’il est surprenant que peu d’historiens contemporanéistes ou encore de conservateurs, archivistes et bibliothécaires n’aient songé à traiter ce sujet auparavant, il l’est tout autant de constater que cette question qui n’a pas été liée de facto à celle de la restitution des biens spoliés, n’ait pas soulevé plus de protestations. Sans valeur marchande mais d’une valeur sentimentale inestimable dans ce qu’elle recèle de capital symbolique, ces archives par leur histoire ont « gagné » leur statut patrimonial.

6 Il est souhaitable que les nouveaux responsables politiques en aient conscience, qu’ils mesurent combien finalement les archives sont politiques et qu’ils achèvent les négociations.

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INDEX

Mots-clés : mémoire, mémoire spoliée, archives des Français, butin de guerre, butin de guerre nazi, soviétique

AUTEUR

MURIEL LE ROUX Muriel Le Roux est chargée de recherche au CNRS, Maison Française d’Oxford

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