Cahiers balkaniques

38-39 | 2011 Conflits et mémoires dans les Balkans

Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/ceb/61 DOI : 10.4000/ceb.61 ISSN : 2261-4184

Éditeur INALCO

Édition imprimée Date de publication : 30 mars 2011 ISBN : 978-2-85831-189-7 ISSN : 0290-7402

Référence électronique Cahiers balkaniques, 38-39 | 2011, « Conflits et mémoires dans les Balkans » [En ligne], mis en ligne le 08 décembre 2011, consulté le 06 juillet 2021. URL : https://journals.openedition.org/ceb/61 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ceb.61

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Conflits de mémoire(s), mémoire(s) des conflits… conflits de toutes sortes… mémoires des protagonistes et des anonymes, des vainqueurs et des vaincus, des condamnés, exilés, déportés, des centaines de milliers de déplacés jetés sur les chemins des Balkans depuis plus d'un siècle, mémoires officielles qui élaborent des mythologies nationales, les enseignent et dressent des monuments en leur honneur… mémoires douloureuses, traumatismes sans cesse ressassés, dans les Balkans, on n’a pas la mémoire courte… C'est autour de ces Mémoires que s’organise le présent numéro des Cahiers Balkaniques, en regroupant en particulier les communications de trois Journées consacrées, la première, aux « Conflits idéologiques dans les Balkans, autour de la Seconde Guerre mondiale et de la Guerre Civile grecque », la seconde, au thème « Regards sur la Macédoine au tournant des XIXe et XXe siècles » et la troisième intitulée « Mémoires d’exil, exils de mémoire ».

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SOMMAIRE

L'éditorial

Editorial Faruk Bilici, Joëlle Dalègre et Frosa Pejoska-Bouchereau

Le dossier : Conflits et mémoires dans les Balkans

L’idéologie du mouvement Oustachi de 1930 à 1941 Stefan Sipic

Les trotskystes grecs pendant la seconde guerre Mondiale Alexis Hen

Mladen J. Žujović et le mouvement de résistance de Dragoljub Mihailović Roland Vasic

Des médailles et leurs revers. Des anciens d’Espagne devenus « héros des peuples de Yougoslavie » Hervé Lemesle

La déclaration de repentir dans la Grèce des années 1940 Christina Alexopoulos

L’idéologie dans les chants de l’EPON Joëlle Dalègre

« À la recherche des Macédoniens » : le regard des cartes, 1840-1918 Joëlle Dalègre

Un poste consulaire en Macédoine, Bitola-Monastir, 1851-1912 Bernard Lory

Victor Bérard et la Macédoine Ivan Savev

La littérature comme expérience personnelle : la Macédoine et Stratis Myrivilis Georges Kostakiotis

La presse française commente la question macédonienne à l’aube des guerres balkaniques Nicolas Pitsos

La République de Macédoine dans la presse française La question du nom Toni Glamcevski

La guerre civile macédonienne de 1903-1908 et ses représentations dans l’historiographie nationale grecque Tasos Kostopoulos

La question macédonienne pendant la guerre civile grecque Christina Alexopoulos

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La construction sociale de l’altérité en Grèce Anastassia Tsoukala

Les femmes et les enfants, prisonniers politiques ou déportés à titre préventif pendant la guerre civile grecque Christina Alexopoulos

Le droit d’initiative du sultan et les lois de Fâtih (Mehmed II) Halil Inalcık

Que reste-t-il de la langue et de la culture grecques sur les côtes turques de la mer Noire ? Faruk Bilici

La Communauté grecque à Marseille au XIXe siècle Entre cadre identitaire et référent-mémoire Michel Calapodis

Les Arméniens, les Grecs et les Juifs originaires de Grèce et de Turquie, à Paris de 1920 à 1936 Michel Garin

La dictature des colonels en Grèce, 1967-1974 Les enjeux géostratégiques Corinne Talon

Les lectures

Pascalis M. Kitromilides: A Discourse on the Island of Brunehilde Imhaus

Isabelle Dépret : Église orthodoxe et histoire en Grèce contemporaine, versions officielles et controverses historiographiques Joëlle Dalègre

Anatoli. De l'Anatolie à la Caspienne : territoires, politique, sociétés : publié avec le concours du CNRS, Unité mixte de recherche Géographie-cités/[directeur de la publication Ali Kazancigil ; Georges Prévélakis] Céline Pierre Magnani

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L'éditorial

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Editorial

Faruk Bilici, Joëlle Dalègre et Frosa Pejoska-Bouchereau

1 Les Cahiers balkaniques, créés en 1981, visent à faire connaître à l’extérieur le fruit des recherches de l’équipe du CEB (Centre d’Études Balkaniques de l’INALCO) et de ses associés, notamment par la publication des actes de colloques, journées d’étude et tables rondes organisées par le CEB ainsi que des travaux menés en collaboration avec des chercheurs d’autres établissements (province et étranger).

2 Le présent numéro, un numéro double, reste fidèle à cet esprit. On y trouvera donc en première partie, des communications présentées lors des Journées et Colloques. Il s’agit ici de trois Journées, la première, le 16 mai 2008, consacrée aux « Conflits idéologiques dans les Balkans, autour de la Seconde Guerre mondiale et de la Guerre Civile grecque », la seconde, le 3 avril 2009 organisée sur le thème « Regards sur la Macédoine au tournant des XIXe et XX e siècles » et la troisième, le 29 mars 2011, intitulée « Mémoires d’exil, exils de mémoire », autour de l’œuvre de IIias Poulos et à l’occasion de son exposition de photographies « Mémoires en exil », (26 mars-26 avril 2010) à la Maison d’ et d’Orient. Une seconde partie réunit des articles rédigés par des membres du CEB ou certains de ses associés, enfin quelques comptes rendus de lectures complètent le numéro. L’équipe du CEB tient à vous rappeler son site internet http:// www.etudes-balkaniques.fr/; elle vous informe également que les Cahiers balkaniques seront, d’ici quelques semaines, progressivement mis en ligne sur le site revues.org.

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Le dossier : Conflits et mémoires dans les Balkans

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L’idéologie du mouvement Oustachi de 1930 à 1941 The Oustachi movement ideology from 1930 to 1941

Stefan Sipic

Introduction

1 À la fin de la Première Guerre mondiale, les Slaves du sud de l’Empire d’Autriche- Hongrie se séparent, pour former avec la Serbie et le Monténégro, le Royaume des Serbes, Croates et Slovènes1 sous la dynastie des Karageorgević. La politique centralisatrice menée par Belgrade aggrave rapidement les tensions et l’incompréhension entre Croates et Serbes, qui culminent avec l’assassinat en 1928 du leader de l’opposition et chef du Parti paysan croate2 Stjepan Radić3. C’est surtout la mise en place de la dictature en janvier 1929, qui ferme tout espace politique et pousse le Parti croate du Droit4 et son chef, Ante Pavelić 5, à la radicalisation en créant le mouvement oustachi au début des années 1930. Né d’une « réaction » plutôt que « mouvement spontané », il s’est principalement développé dans l’émigration, tout en bénéficiant du soutien italien. Puisant ses racines dans le Parti croate du Droit, le mouvement tente de se façonner une identité politique propre.

2 Si le fascisme italien semble être un modèle pour Pavelić, peut-on pour autant considérer le mouvement oustachi comme fasciste ? Enfin, on peut se demander si la politique qui engendra les massacres de 1941 était inhérente à l’idéologie du mouvement dès les années 1930.

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Les racines idéologiques : le HSP

Le XIXe siècle et la naissance des idéologies

3 La formation au XIXe siècle, de deux idéologies politico-nationales concurrentes, à savoir le « droitisme »6 et « l’illyrisme », influence de manière décisive l’histoire politique des Croates durant cette période.

4 Le mouvement illyrien de renaissance nationale croate est initié par Ljudevit Gaj7. Essentiellement linguistique et culturel, il ne réussit pas à déboucher sur un projet d’union des Slaves du Sud. L’unité linguistique, comme base première d’une union politique est refusée par les linguistes Jernej Kopitar8 et Vuk Stefanović Karadžić9 qui considèrent les Croates de parler kajkavien et štokavien comme membres de leurs groupes respectifs. Ainsi, selon ces deux linguistes, la langue croate, voire le peuple croate n’existe pas. L’illyrisme défendu par Gaj, n’est qu’un moyen pour les Croates de s’affranchir de la tutelle austro-hongroise. Par la suite, c’est l’évêque croate de Đakovo, Juraj Strossmayer10 qui reprend cette idée d’union des Slaves du Sud. Afin de favoriser un rapprochement politique entre les peuples slaves, Strossmayer prône un rapprochement culturel et crée, en avril 1868, l’Académie yougoslave des Sciences et des Arts.11

5 C’est à partir de cet échec, et en réaction aux positions des linguistes serbes et slovènes qu’apparaît un mouvement plus radical et défendant le droit des Croates à un État, le « droitisme ». L’idéologie défendue par Ante Starčević12, est celle du droit des Croates à un État qui doit perpétuer la continuité étatique du royaume croate. Il prône l’indépendance de la Croatie sur un territoire englobant toute la Bosnie-Herzégovine qu’il considère comme faisant partie des « terres historiques croates ». Starčević nie l’existence du peuple serbe, qu’il estime être des Croates orthodoxes parlant le štokavien-jekavien13. Malgré tout, son discours reste teinté de démocratie libérale et prône la liberté religieuse qu’il estime être une question individuelle. Concernant la Croatie même, la philosophie de Starčević se résume à deux adages : « Dieu et les Croates » et « la Croatie aux Croates ». Selon lui, la Croatie doit s’émanciper de la tutelle austro-hongroise et ne doit pas chercher son salut dans une union des Slaves du Sud, qu’il dénonce comme un élément de l’hégémonisme serbe dans les Balkans. Il est souvent cité comme le « père de la nation croate », étant le premier à défendre un nationalisme exclusif et à revendiquer l’indépendance de la Croatie. Selon l’historienne Mirjana Gross, « le droitisme a été le porteur d’une idéologie nationale croate exclusive »14. S’il est moralement plus proche des basses classes de la paysannerie, son discours vise néanmoins l’intelligentsia urbaine. Vers la fin de sa vie cependant, Starčević modère ses positions notamment en ce qui concerne la future organisation de l’État croate et sa vision des minorités15. Le « droitisme » s’incarne à travers le HSP, fondé le 26 juin 1861 par Ante Starčević et Eugen Kvaternik qui appellent à l’indépendance de la Croatie.

6 Par la suite, les Oustachis vont considérer Ante Starčević comme le « prédécesseur et l’inspirateur de Pavelić »16. En s’appropriant ainsi le « père de la patrie croate » les Oustachis cherchent à rendre crédible leur mouvement en l’inscrivant dans une continuité historique. Or, il convient de souligner que Starčević n’a jamais prôné une quelconque forme de violence ni fait preuve de radicalisme dans sa volonté de créer une Croatie indépendante17. Il s’est toujours considéré proche des idées héritées de la

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Révolution française et du concept d’un État républicain. Pavelić d’ailleurs, s’il se revendique porteur des idées de Starčević, n’en a qu’une idée lointaine. Voici le témoignage de l’oustachi Ante Moškov à ce propos : « Je me rappelle, qu’à l’occasion d’une conférence dans le club académique Kvaternik, il [Pavelić] m’a avoué, n’avoir jamais lu une seule œuvre de Starčević, mais qu’il se sentait starčevićien, sans en avoir fait l’étude »18.

Josip Frank et le HCSP

7 En 1895 le Parti du droit est l’objet d’une dissidence politique. Josip Frank19 et Ante Starčević, déçus par la ligne politique empruntée par certains cadres du Parti et par l’opportunisme ambiant, créent le Parti pur croate du droit20. En février 1896, à la mort de Starčević, Josip Frank prend la direction du parti. C’est d’après son patronyme qu’est formé le terme frankovci, pour désigner les partisans de Frank, c’est-à-dire l’aile dure du mouvement « droitiste ». À l’automne 1908, il propose l’idée d’une Légion nationale croate, sorte de milice armée pour la défense de la patrie21. Sur le plan idéologique, il se départit de certaines positions traditionnelles défendues par Starčević et prône une Croatie autonome au sein de l’Autriche-Hongrie. En réalité, sa politique est surtout orientée vers Vienne, sur laquelle il compte s’appuyer pour lutter contre l’hégémonie hongroise. Il est très critiqué pour ses prises de position, mais aussi pour ses origines juives. Les tensions culminent en avril 1909 et c’est au tour du HCSP de connaître une scission. Frank se voit reprocher de mener la politique de Vienne, ainsi que ses positions radicales vis-à-vis du peuple serbe. Un nouveau groupe se réunit autour de Mile Starčević22, pour former Starčevićeva stranka prava23. Les membres de ce parti sont appelés les milinovci, d’après le prénom de Mile Starčević. Deux mouvements issus du HSP coexistent durant ces années, les milinovci qui opèrent alors un rapprochement avec les partis yougoslavistes, et les frankovci qui restent sur une ligne plus dure. Avec la mort de Frank, en 1911, les deux partis s’unissent, avant qu’en 1913, le HCSP ne se réforme et place à sa tête Aleksander Horvat24. Avec le début de la guerre mondiale, le parti, affaibli, joue un rôle négligeable sur la scène politique croate.

8 C’est sans doute dans le radicalisme de Frank et dans le HCSP qu’il faut chercher les racines du mouvement oustachi, bien plus que dans le HSP de Starčević. En effet, Frank est le premier à avoir exprimé son nationalisme en opposant Serbes et Croates, et à prôner la formation d’une milice armée. Là où Starčević apparaît comme un penseur du droitisme, Frank est plutôt un homme d’action. Trait de caractère qu’on retrouvera plus tard chez Pavelić. Revendiquer une filiation directe entre la pensée de Starčević et celle de Pavelić, sera pour les Oustachis un moyen de légitimer le mouvement et de lui faire bénéficier de l’aura de Starčević.

La mutation du HSP en organisation secrète

9 En 1918, le HSP est un petit parti politique issu du HCSP de Frank et dirigé par Vladimir Prebeg25 et Ante Pavelić, respectivement chef et secrétaire du parti 26. Dans son programme datant de mars 1919, le HSP rejette catégoriquement la forme sous laquelle le KSHS a été créé. Il y met en avant son républicanisme et indique que le HSP « désire maintenir la singularité nationale et l’autonomie du peuple croate » et qu’il va travailler « par tous les moyens légaux, sur la base du droit du peuple croate à un État, afin que toutes les terres croates soient réunies dans un État croate indépendant »27.

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Durant les années 20 le HSP est très actif dans l’opposition. Il participe à toutes les élections et entretient des liens avec tous les partis politiques. Il reste néanmoins un parti mineur sur la scène politique croate, et cela pour deux raisons : • le faible nombre de ses adhérents et sympathisants (composés principalement d’anciens officiers, d’avocats, d’étudiants,…) • la place importante occupée par le HSS de Stjepan Radić, alors chef de file de l’opposition. Conscient de sa faiblesse dans le paysage politique croate, le radicalisme du HSP lui permet de se démarquer des autres partis et par conséquent d’exister. Pavelić réfléchit alors à une nouvelle forme d’action pour lutter contre le régime, sans pour autant prôner une quelconque forme de violence. Il concentre son attention sur l’Union des jeunesses croates républicaines du droit28, dont l’un de ses proches collaborateurs, Branimir Jelić, en est le président.

10 Dès 1927, Pavelić élabore des plans pour mobiliser le peuple à la cause croate dans laquelle la jeunesse doit jouer un rôle prépondérant. Dans un texte sur l’avenir politique du HSP, il parle de la nécessité « d’un nouveau moyen de lutte, dont le fondement sera la jeunesse droitiste de Croatie ». Plus loin il ajoute qu’« il faut dans un premier temps unir toute la jeunesse croate, puis tout le peuple croate dans un seul mouvement, qui sera capable non seulement d’obtenir la liberté, mais aussi de faire renaître le peuple »29. Dès lors, il commence à envisager des actions de plus grande envergure avec l’aide de la SHPRO. Pavelić juge qu’il est temps que son action sorte du seul cadre politique du HSP, et épouse une forme plus nationale. Il souhaite créer une nouvelle organisation en unissant toutes les forces de la jeunesse. Le 1er octobre 1928 Pavelić dissout la SHPRO pour former l’organisation Hrvatski domobran30, qui se définit comme « une organisation populaire croate qui agit par tous les moyens, afin que soit créé un État croate totalement indépendant sur l’ensemble du territoire historique croate »31. Lors du premier conseil de l’organisation, ses membres parlent de la « nécessité immédiate de commencer à organiser des unités de combat secrètes sur l’ensemble du territoire croate et de se fournir en armes »32. La répression engagée par Belgrade empêche toute action de la nouvelle organisation qui reste cependant présente par le biais de son journal, Hrvatski domobran.

11 En fondant l’organisation Hrvatski domobran, ainsi que le journal du même nom, pour la première fois, Pavelić sort du cadre légal du HSP et prône une action violente pour s’opposer au régime de Belgrade. Par sa conception politique, ses méthodes de travail et sa structure, on peut considérer Hrvatski domobran comme un embryon de la future organisation oustachie. C’est le début de la radicalisation des membres du HSP. C’est à cette époque également que le « cadre » de la future organisation oustachie prend forme. La plupart des collaborateurs de Pavelić d’alors, étudiants, journalistes ou membres du HSP, vont le rejoindre dans l’émigration pour former l’organisation oustachie.

Programme et publications

L’UHRO, une organisation terroriste

12 On peut dater la naissance de l’organisation oustachie au printemps 1930 sous l’appellation UHRO33. Le terme « Ustaša »34 est employé pour la première fois en mai dans un journal qui porte le même nom. Sur la première page, on peut y lire les termes

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« courrier des révolutionnaires oustachis » ainsi que « camp oustachi », ce qui indique l’existence d’une organisation à caractère militaire.

13 Suivant sa propre conception, l’UHRO se définit avant tout comme une organisation révolutionnaire. Ainsi, dans le premier point de l’Ustav, en 1932, il est noté que l’UHRO a « le devoir, par une insurrection armée, de libérer la Croatie du joug étranger »35. Propos confirmés dans le numéro de février 1932 du journal Ustaša : « Par la révolution, le sang et les armes, la tyrannie étrangère doit être détruite et aboutir à la création d’un État croate indépendant »36. Dans le Propis o ustaškoj disciplini, texte concernant la discipline oustachie et paru la même année, l’oustachi est défini comme un « combattant révolutionnaire »37. Cette révolution a pour but premier la destruction de la Yougoslavie, véritable delenda Carthago de Pavelić, dans le but toujours affiché de créer un État croate indépendant.

14 Un autre point important est le caractère militaire et terroriste de l’organisation. Ainsi, « Le couteau, le revolver, la bombe et les explosifs sont les idoles, qui rendront au paysan le fruit de sa terre, au travailleur son pain, et à la Croatie sa liberté »38. Le symbole de l’organisation est un U avec une bombe allumée en son centre. Durant les années 30, Pavelić qui s’attribue le titre de Poglavnik39, n’apparaît sur les photos qu’en habit militaire. Il est le seul chef déclaré et dirige le GUS40 d’une main de fer. Chaque Oustachi doit prêter serment sur le crucifix, le poignard et le revolver, il est puni de mort en cas de trahison ou de désobéissance. Les Oustachis reçoivent une formation militaire très encadrée dans les camps d’entraînement en Italie et en Hongrie.

15 La mise en lumière de ces moyens armés fait directement référence à l’échec de la vie politique des années 20, mais elle renvoie aussi à Belgrade sa propre politique de terreur. Au début des années 30, un nombre important d’attentats est commis par les Oustachis dans le KSHS. C’est ainsi que le 9 octobre 1934, le Prince Alexandre 1er de Yougoslavie est assassiné à Marseille en compagnie du ministre des Affaires étrangères français, Louis Barthou. L’attentat a été planifié et organisé par Pavelić et Eugen Dido Kvaternik41. En conséquence, la plupart des Oustachis présents dans des camps en Italie et en Hongrie sont internés aux îles Lipari. L’activité tend alors à se déplacer vers la Yougoslavie, sous une forme moins organisée et plus politique, à travers le journal Hrvatski Narod42 dirigé par Mile Budak43.

Les statuts et principes de l’UHRO

16 C’est avec les premiers textes définissant un programme que l’organisation oustachie va prendre sa forme définitive. Ainsi dans l’Ustav Ustaše, hrvatske revolucionarne organizacije44 publié en 1932 l’UHRO se définit elle-même comme une organisation révolutionnaire armée qui lutte pour l’indépendance de la Croatie.

17 Les statuts de « l’Oustacha » - Organisation révolutionnaire croate • I. Les buts du mouvement • Premier point : L’oustacha, le mouvement de libération croate, a le devoir, par tous les moyens, et même par un soulèvement armé, de libérer la Croatie du joug étranger, afin qu’elle devienne un État entièrement indépendant sur tout son territoire national et historique. • Deuxième point : Lorsque ce but sera atteint, le mouvement oustachi défendra par tous les moyens l’indépendance de l’État croate et le caractère du peuple croate, et combattra, afin que seul le peuple croate règne toujours sur l’État croate, et qu’il soit entièrement maître de tous les biens matériels et spirituels de sa terre, organisée dans le progrès et la justice, et dans l’esprit des principes oustachis.

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18 C’est une césure par rapport au programme du HSP énoncé en 1919 quant aux moyens employés pour parvenir à l’indépendance de la Croatie. Le « soulèvement armé » voulu et le fait que le peuple croate « combattra » pour défendre son indépendance manifestent de manière significative le caractère armé de la nouvelle organisation, et l’emploi de la force pour parvenir à ses fins. De plus le nouvel État devra être organisé suivant « les principes oustachis » ce qui présuppose un pouvoir non partagé et un contrôle total de l’État exercé par les Oustachis.

19 Dans les Načela Ustaško-domobranskog pokreta45 publiés la première fois le 1er juin 1933, le programme et l’idéologie du mouvement sont plus clairement énoncés. Les articles 1 à 6 portent sur la légitimité historique du peuple croate à posséder son propre État, le fameux « droit d’État » défini par Starčević . Il y est question du nom « croate » qui désigne le peuple, mais aussi de la « Croatie », patrie du peuple croate. Le territoire de l’État croate indépendant, doit selon Pavelić, s’étendre jusqu’à la rivière Drina, symbole à ses yeux de la séparation des deux mondes, occidental et oriental. Les articles 7 à 10 concernent la souveraineté du peuple croate, sur le territoire de « l’État croate indépendant ». L’article 11 est le seul qui fait indirectement allusion au peuple serbe, considéré comme un peuple étranger n’ayant aucun droit de décision sur le peuple croate. Les articles 12 et 13 font référence aux paysans, véritable socle de la société croate. Cette référence est importante, dans un pays où la paysannerie représente plus de 80 % de la population. Enfin, les articles 14 et 15 portent sur les notions de travail et d’engagement envers l’État que chaque individu se doit de suivre. À noter que toute référence à l’aspect religieux en est absente.

20 À travers ces articles, le mouvement oustachi fait directement référence à Ante Starčević, puisant dans l’idéologie du croatisme et du droit des Croates à disposer d’un État propre. On note que le programme de l’UHRO, défini par les statuts et les principes, reste assez flou quant à sa composante politique, sociale, voire plus généralement idéologique. En ce sens, le programme des Oustachis n’a rien de novateur, voire de « moderne ». Ses références à la patrie, au paysan, au travail, renvoient directement à la tradition, à l’histoire ancestrale des Croates.

Les publications oustachies dans les années 30

21 En plus des journaux et feuilles, Pavelić publie une série d’articles à caractère plus politique. Ces textes, souvent en langue étrangère, sont destinés pour la plupart aux milieux diplomatiques et aux journalistes de pays rivaux de la Yougoslavie.

22 Peu de temps après son exil le 1er septembre 1929, Pavelić envoie à la Société des Nations, un appel sous forme de mémorandum dans lequel il défend le combat du peuple croate, victime de la terreur du gouvernement de Belgrade, pour la liberté, et réclame la création d’un État croate indépendant. Suite à ce texte, il publie en 1931 à Vienne, la brochure de propagande politique Aus dem Kampfe um den selbstandigen Staat Kroatien46. Le livre comporte huit exordes ainsi qu’une série de documents sur les combats des Croates pour l’indépendance depuis 1102 jusqu’à 1930. Le mémorandum destiné à la SDN y est joint. En avril 1932, dans le cadre de la correspondance de Grič, journal pro-oustachi publié dans l’émigration, il rédige une analyse politique en langue française, sous le titre : La restauration économique des pays danubiens. Le désarmement, Belgrade et la Croatie47 dans laquelle il présente la Yougoslavie comme un danger pour la région, car elle aurait l’intention de provoquer une nouvelle fois un conflit mondial. Le

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désarmement de la Yougoslavie, selon lui, amènerait une paix durable dans la zone danubienne.

23 Cette activité de propagande destinée aux cercles politiques étrangers et à la diaspora croate est accompagnée de nombreuses publications en Croatie même. Dès ses premiers écrits, Deset crnih godina ou encore Uzpostava hrvatske države, trajni mir na Balkanu48, Pavelić affiche ouvertement son anti-yougoslavisme aussi bien idéologique que politique et son opposition au régime de Belgrade, mais cet antagonisme ne prend jamais un caractère racial qui pourrait se généraliser à l’ensemble du peuple serbe.

24 Après l’attentat de Marseille, l’activité oustachie tend à se déplacer vers la Yougoslavie. Une partie de la population croate est gagnée par les idées droitistes et oustachies. Néanmoins, souvent cantonné aux universités et aux organisations politico-culturelles des milieux urbains, le mouvement oustachi se développe durant la seconde moitié des années 30 dans l’ombre du HSS. À cette époque, seul Pavelić depuis l’Italie reste politiquement actif. Die kroatische Frage49 qui paraît en allemand en 1936 est destiné à informer les cercles politiques nazis de la situation des Croates au sein du KSHS. Pavelić place la question croate au centre d’une politique révisionniste vis-à-vis du traité de Versailles et démontre tout l’intérêt qu’aurait l’Allemagne nazie à la création d’un État croate indépendant qui se placerait sous la protection du Reich. Or Berlin n’a jamais témoigné d’intérêt pour cette question avant 1941, considérant la zone adriatique comme une sphère d’influence italienne.

25 Un autre texte marquant paru en Italie en 1938, Strahote zabluda, Pavelić fait l’apologie du fascisme qui, selon lui, est le seul en mesure de s’opposer au bolchevisme. Il écrit : « Il fallait que quelque chose de nouveau arrivât, quelque chose de plus fort et de plus apte à lutter contre le bolchevisme, capable de le défaire. Et c’est dans le fascisme qu’il a trouvé son issue »50. Pavelić y manifeste aussi son soutien total au national-socialisme.

26 On voit à travers ces écrits, la tentative constante de Pavelić de lier le destin du mouvement oustachi à celui de l’Italie et du Troisième Reich, en ne fondant ses conceptions idéologiques exclusivement qu’à travers un soutien indéfectible à ces puissances.

L’UHRO et le fascisme

Le soutien italien

27 La recherche de soutien extérieur anime Pavelić dès le début des années 20. Il pense ainsi que l’indépendance de la Croatie passe obligatoirement par la collaboration avec une puissance étrangère. Le choix de l’Italie s’est naturellement présenté pour des raisons de proximité géographique, mais aussi politique, les deux pays entretenant des relations difficiles sur la question des frontières. La politique étrangère de l’Italie dans les années 20 et 30 est basée sur les accords de Londres. Le 26 avril 1915 en effet, un accord secret est signé lui garantissant une grande partie de la Dalmatie et des îles en échange de son entrée en guerre aux côtés de l’Entente. Frustrée par le nouveau redécoupage de l’Europe en 1919, l’Italie cherche à étendre son influence dans la région. Dans ce contexte, l’émergence d’un mouvement d’opposition au centralisme de Belgrade arrange Rome qui pense pouvoir l’utiliser comme instrument de déstabilisation du KSHS.

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28 C’est, en 1927 que Pavelić établit les premiers contacts avec des dirigeants fascistes. Alors qu’il est député HSP de la ville de , il effectue un voyage au Congrès des villes européennes à Paris. Au retour, il passe par Rome et s’entretient avec Roberto Forges Davanzati, rédacteur en chef de La Tribuna et membre du Haut Conseil du Parti fasciste. Le secrétaire du HSP expose alors la situation des Croates au sein du KSHS, soumis à la politique autoritaire et centralisatrice de Belgrade. À cette occasion, il lui remet un document dans lequel il indique que « les Croates sont prêts à se plier aux intérêts italiens, politiques, économiques, mais aussi militaires ». Il ajoute que « les frontières avec l’Italie issues des accords de Rapallo pourraient être redessinées au profit des intérêts italiens »51. À la mi-1929, Pavelić rencontre Arnaldo Mussolini52, rédacteur en chef du journal fasciste Popolo d’Italia, journal qui servira de tribune aux Oustachis jusqu’en 1934. Par son intermédiaire, il entre en contact avec Ercole Conti53, l’un des quatre principaux inspecteurs du Ministère de l’Intérieur. Celui-ci le met en relation avec les plus hautes sphères du pouvoir fasciste54. Il bénéficie également du soutien de l’OVRA55 par l’intermédiaire de Ciro Verdiani, futur envoyé de la police italienne à Zagreb pendant la période du NDH. C’est à partir de l’automne 1929 que l’Italie commence à soutenir financièrement les premiers émigrés croates. Par la suite, l’Italie accueille et arme des camps d’entraînement militaires pour les émigrés croates.

29 La question des relations entre l’Italie et les Oustachis est centrale, tant elle est déterminante dans le développement du mouvement oustachi comme dans la prise de pouvoir en 1941. Il convient de noter que la politique de rapprochement avec le régime fasciste est source de tensions entre Croates, mais aussi entre Oustachis. Les critiques sur l’ingérence politique et les prétentions territoriales italiennes seront constantes durant les années 30, comme pendant la Seconde Guerre mondiale.

Liens avec d’autres organisations terroristes

30 L’émergence de mouvements fascistes en Europe centrale et orientale se fait de manière variée. Dans le KSHS, c’est l’instauration de la dictature qui est à l’origine de la radicalisation de certains groupes comme la VMRO56, dirigée par Vanće Mihailov. Basée dans le sud-est de la Bulgarie, dans la région du Pirin, elle multiplie les attentats terroristes contre les notables serbes en Macédoine. Elle est tacitement soutenue par Sofia, qui cherche à déstabiliser Belgrade. Peu de temps après la « Déclaration de Sofia » entre Pavelić et le Comité macédonien, une nouvelle rencontre a lieu à Bologne. À la fin de l’entretien, on signe un acte par lequel sont fixés les motifs, les méthodes et les buts des deux organisations révolutionnaires, soit la création d’une Croatie et d’une Macédoine indépendante. Un paragraphe traite des frontières des deux futurs États : « … les deux futurs États tenteront, dans l’intérêt d’une paix définitive dans les Balkans, de faire en sorte que les frontières citées précédemment soient orientées l’une vers l’autre, afin qu’ils deviennent des voisins directs »57. Ce qui revient tout bonnement à effacer la Serbie de la carte des Balkans.

31 L’organisation macédonienne joue un rôle important dans la formation de l’organisation oustachie par Pavelić. En premier lieu, Pavelić semble s’être inspiré du nom de la VMRO pour créer celui de l’UHRO. Ensuite, le caractère secret et conspirateur est affiché, comme l’utilisation de la violence revendiquée comme moyen d’action politique. Cette étroite collaboration entre la VMRO et les Oustachis se prolonge jusqu’en 1941.

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32 Le mouvement oustachi, jusqu’à la seconde moitié des années 30, est restreint à l’UHRO basé en Italie, et ne s’affirme au sein de la société croate qu’avec parcimonie, contrairement à d’autres mouvements fascistes d’Europe centrale dont la popularité va grandir avec le développement de la crise économique. Les relations entre les Oustachis et ces autres mouvements se résument donc aux organisations fonctionnant sur le même principe de conspiration, comme la VMRO. À partir de 1930, le soutien politique et militaire fourni par l’Italie est suffisant pour que l’UHRO n’ait plus besoin de rechercher un soutien extérieur.

L’UHRO, une organisation fasciste ?

33 L’Italie ayant accordé refuge et soutien politique à Pavelić, c’est principalement du modèle fasciste italien que les Oustachis vont s’inspirer, tant sur le plan de l’organisation militaire, qu’idéologiquement. Pour autant, peut-on considérer le mouvement oustachi comme fasciste ? La question est complexe, d’autant plus, comme l’affirme Pierre Milza, « qu’il n’y a pas un fascisme, mais des fascismes sur un fond commun correspondant à une situation donnée »58. L’historien Ernst Nolte avance l’explication suivante : « Il n’est nullement certain qu’on doive qualifier de « fasciste » l’oustacha. Sans aucun doute fait-elle partie de ces unions secrètes terroristes nationales révolutionnaires des Balkans au même titre que la Main noire serbe ou la VMRO macédonienne. Ces organisations visaient à la constitution d’une nation, au lieu de chercher à sauver une nation existante contre « l’assaut des internationales » du communisme et de la ploutocratie. Étant des organisations secrètes, elles n’impliquent évidemment pas l’élément publicitaire qui était précisément le fondement des mouvements fascistes. Elles appartiennent donc à une phase antérieure de la vie spirituelle et correspondent plutôt à la Giovine Italia de Mazzini »59.

34 Idée confirmée par Pierre Milza pour qui il manque « la composante socialisante et révolutionnaire, qui permet de distinguer le fascisme de la simple réaction »60, pour faire de l’Oustacha une organisation fasciste. S’il est certain qu’à partir de 1941, le caractère fasciste du NDH s’affirme : parti unique qui accapare tout l’espace public et médiatique, culte du chef qui concentre tous les pouvoirs, société embrigadée et militarisée, discours nationaliste exalté, mise en place de lois racistes sur le modèle de celles de Nuremberg. Entre 1930 et 1941 cependant, l’organisation ne bénéficie pas de cet espace étatique pour appliquer ses idées. L’historien Stanley G. Payne explique cette faiblesse idéologique par : « … la relative et récente conversion au fascisme, et par le fait que le mouvement n’a jamais eu l’opportunité de se consolider et de se développer lui-même dans des conditions politiques normales jusqu’à ce qu’on lui donne le pouvoir »61. La mise en place de cette idéologie à « tendance fasciste » ne se réalise pas à travers un processus politique et social au sein même du pays, mais est imposée brutalement en 194162. Il semble donc que l’idéologie fasciste, comme celle du national- socialisme, va progressivement se greffer pour former le caractère particulier du mouvement oustachi. Comme l’écrit Payne, « l’association avec l’Italie fasciste, a été d’abord une affaire d’ordre géopolitique plutôt qu’idéologique »63 .

35 C’est pourquoi il serait faux de considérer Pavelić comme un fasciste ou un national- socialiste convaincu. Il n’a établi aucun programme politique sérieux pour la constitution du futur État croate indépendant. Pavelić lui-même reconnaît que le programme et l’aspect idéologique du mouvement sont pour lui, des aspects secondaires :

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« Le mouvement oustachi n’est pas né ni n’a été créé dans le but de quelques maximes généralistes, mais comme un mouvement révolutionnaire pour libérer le peuple croate […]. C’est pourquoi il n’a jamais été et ne sera jamais le devoir de ce mouvement de perdre son temps et ses forces dans la mise au point de questions idéologiques, mais dans le travail pratique et dans la lutte pour la réalisation des buts affichés ». Plus loin, il ajoute : « […] le plus important actuellement est la création d’un État croate indépendant sur l’ensemble du territoire historique et ethnique de la Croatie. Tant que ce but n’est pas atteint, tout zèle idéologique, politique et social est vain, car jusque-là la vie politique et sociale dans notre patrie est dictée par nos ennemis »64.

36 Il semble que le but principal de Pavelić soit la conquête du pouvoir, un pouvoir illimité et non partagé. Le fascisme, comme par la suite le national-socialisme ne sont que des idéologies sur lesquelles il s’appuie pour obtenir un soutien étranger ou arriver à ses fins. De plus, ces idéologies portent en elles, l’autoritarisme et le culte du chef qui conviennent parfaitement à sa propre conception du pouvoir.

37 Enfin, un point essentiel est celui de la question des populations serbes et juives. Selon Pavelić, « dans le futur État croate indépendant, le pouvoir sera aux mains des seuls Croates », situation censée être l’opposée de celle vécue par le peuple croate, délesté de tout pouvoir en Yougoslavie65. « L’antiserbisme » de Pavelić est un élément permanent et déclaré du mouvement oustachi. Il insiste aussi sur les différences ancestrales qui opposent Croates et Serbes qui sont « un peuple de culture orientale byzantine, appartenant à l’Église orthodoxe et éternels ennemis de l’Occident et du catholicisme ». Il ajoute que les leaders politiques serbes sont indifférents au fait « que leur peuple soit resté non-civilisé et sans culture spirituelle ni matérielle »66. Mais si l’antiserbisme de Pavelić est d’abord orienté contre le pouvoir de Belgrade et les organes de la police, il se généralise rapidement à l’ensemble du peuple serbe. Ante Moškov témoigne ainsi de la psychose qui règne parmi les Oustachis dans les camps, « le serbisme sous le masque du yougoslavisme est compris comme l’ennemi le plus dangereux du peuple croate », doctrine énoncée et répétée maintes fois par Pavelić et Budak. Néanmoins, Moškov affirme que durant les années d’émigration, « Pavelić ne s’est jamais prononcé sur un quelconque anéantissement du peuple serbe »67. Ce qui est confirmé dans l’analyse faite par Mario Jareb : « … il n’y a pas de déclaration directe sur la manière dont Pavelić pense « résoudre » la question serbe »68. Cela est aussi valable pour les Juifs de Croatie. L’historien Ivo Goldstein souligne que si l’exclusivisme national croate est présent dans les Načela, tout antisémitisme en est absent69, comme dans le cas du journal Ustaša, jusqu’en 1934. À cette époque, l’antagonisme, voire la haine naissante, est encore limité au régime de Belgrade et aux Serbes occupant des postes en Croatie. Goldstein ajoute que le comportement des Oustachis envers les Juifs « a été indirectement emprunté au nazisme allemand »70.

Conclusion

38 Même s’il est soumis à l’influence très forte de l’Italie mussolinienne entre 1930 et 1941, le mouvement oustachi ne peut être considéré comme un mouvement purement fasciste. Son caractère idéologique en est même limité durant cette période. Pour Ante Pavelić, le but du mouvement se résume uniquement à la création d’un État croate indépendant dont lui-même sera le chef absolu.

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39 Si la « question serbe » n’est pas directement abordée dans le programme ni dans les textes oustachis de ces années-là, il est clair que le discours de l’organisation oustachie change vers la fin des années 30. Les frustrations exacerbées par les années d’internement aux îles Lipari et la dégradation de la situation des Croates en Yougoslavie amènent un discours plus radical et violent, qui vise désormais l’ensemble de la population serbe. Il faut imputer les raisons de cette violence à l’endoctrinement idéologique initié par Pavelić, qui a utilisé l’antiserbisme et plus tard l’antisémitisme, comme levier d’accession au pouvoir.

40 Ce n’est qu’à partir de 1941, avec la création du NDH et le retour des Oustachis en Croatie, qu’une idéologie s’inspirant du fascisme italien et du national-socialisme allemand s’appliquera, au sein d’un État qui demeurera fragile tout au long de la guerre.

NOTES

1. Kraljevina Srba, Hrvata i Slovenaca. Plus loin KSHS. 2. Hrvatska Seljačka Stranka. Plus loin HSS. 3. Stjepan Radić (1871-1928) homme politique croate. Après des études agitées pour cause de nationalisme, il fonde le Parti paysan croate avec son frère Antun en 1904. Dès la création du KSHS en 1918, il manifeste sa désapprobation face à la politique centralisée de Belgrade. Il mène l’opposition croate durant les années 20 en privilégiant une solution politique. Il est assassiné le 28 juin 1928 par le député monténégrin Puniša Račić, en pleine séance de la Skupština (Assemblée yougoslave). 4. Hrvatska Stranka Prava. Plus loin HSP. 5. Ante Pavelić (1889-1959), homme politique et chef de l’État croate indépendant (Nezavisna Država Hrvatska, NDH). Avocat de formation, il est élu député en 1927. À la proclamation de la dictature en 1929, il s’exile en Italie, où avec d’autres émigrés croates, il fonde le mouvement oustachi l’année suivante. En 1941, avec l’aide de l’Allemagne nazie et de l’Italie fasciste les Oustachis arrivent au pouvoir et créent un État indépendant englobant une partie de la Croatie et l’ensemble de la Bosnie-Herzégovine. Dès lors, une politique d’épuration est mise en place, à l’encontre des Serbes, Juifs, Tziganes et autres opposants politiques. En 1945, Pavelić réussit à s’enfuir, et meurt en 1959 dans l’Espagne de Franco. 6. Le terme « croatisme » a aussi été utilisé pour désigner ce courant. 7. Ljudevit Gaj (1809-1872) linguiste croate. Il est à l’origine de la standardisation de la langue croate. À partir de février 1835, il publie à Zagreb le premier journal en langue croate, Novine horvatske avec son supplément littéraire Danica horvatska, slavonska i dalmatinska. Il est considéré comme le guide du mouvement de renaissance croate à l’origine de l’illyrisme. 8. Jernej Kopitar (1780-1844) linguiste slovène. En 1808, il publie la première grammaire slovène, et standardise la langue. 9. Vuk Stefanović Karadžić (1787-1864) écrivain et linguiste serbe. En 1804 il publie la première grammaire serbe vernaculaire, qui s’inspire du serbe parlé en Herzégovine orientale. Le štokavien jekavien, devient ainsi la norme littéraire serbe. 10. Juraj Strossmayer (1815-1905) évêque de Đakovo et homme politique croate. Grand mécène, fondateur de la JAZU en 1868. Leader politique de la Narodna Stranka entre 1860 et 1873 et

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partisan du yougoslavisme, il tente d’opérer un rapprochement entre les Églises catholique et orthodoxe slaves. 11. Jugoslavenska Akademija Znanosti i Umjetnosti. Plus loin JAZU. 12. Ante Starčević (1823-1896) écrivain et homme politique croate. Après ses études de théologie et de philosophie, il siège comme député au Sabor (Parlement) de Zagreb à partir de 1861. La même année, il fonde avec Eugen Kvaternik le HSP. Partisan d’une Croatie indépendante, il est considéré comme le « Père de la Patrie croate ». 13. Selon lui, les Serbes désignent un « terme géographique » et non un peuple. Voir Трифковић Срђа, Усташе - Балканско срце таме на европској политичкој сцени, Београд, БИГЗ, 1999, p. 9. 14. Gross Mirjana, Povijest pravaške ideologije, Zagreb, Liber, 1973, p. 1. 15. Pour une vision plus approfondie de l’idéologie du droitisme, on consultera les ouvrages de Mirjana Gross : Povijest pravaške ideologije, Zagreb, Liber, 1973 et Izvorno pravaštvo : ideologija, agitacija, pokret, Zagreb, Golden marketing, 2000. 16. Jelić-Butić Fikreta, Ustaše i NDH, Zagreb, Liber, 1977, p. 23. 17. Comme l’affirme Fikreta Jelić-Butić, les Oustachis ont réinterprété la pensée de Starčević en leur faveur. L’historien serbe Nikola Popović confirme cette « instrumentalisation » en déclarant : « son œuvre politique, littéraire et philosophique est autant liée à l’idéologie oustachie, que l’est celle d’Hegel avec le fascisme ou encore celle de Nietzsche avec le national- socialisme ». Popović Nikola, Ideologija fašizma u jeziku ustaške propagande, Beograd, Vojna štamparija, 1989, p. 53. 18. Moskov Ante, Pavelićevo doba, priredio Petar Požar, Split, Laus, 1999, p. 63. 19. Josip Frank (1844-1911) homme politique croate. Juif converti au catholicisme, il est originaire de la ville d’Osijek en Slavonie. Avocat de formation, il est élu à plusieurs reprises député de la ville de Zagreb. Il fonde le HCSP avec Starčević en 1895, avant d’en prendre la direction en 1896. 20. Hrvatska Čista Stranka Prava. Plus loin HCSP 21. Vojinović Aleksandar, Ante Pavelić, Zagreb, Centar za informacije i publicitet, 1988, p. 49. 22. Mile Starčević (1862-1917) neveu d’Ante Starčević. Avocat et député au Sabor, il est membre du HSP avant de faire scission et de créer le Starčevićeva stranka prava en 1909. 23. Parti du droit de Starčević. 24. Aleksander Horvat (1875-1928) homme politique croate. Il est député du HSP entre 1909 et 1918 et président du même parti entre 1916 et 1918. À la fin de la Première Guerre mondiale, il est favorable au Trialisme proposé par Charles Ier et s’oppose à la création du KSHS. 25. Vladimir Prebeg (1862-1944) homme politique croate. Avocat, député du HCSP, puis président du HSP entre 1918 et 1929. Durant le NDH, il est membre du Parlement croate entre 1942 et 1944. 26. À noter que jusqu’en 1929, c’est Prebeg qui occupe le poste de président du HSP, même si c’est Pavelić qui mène réellement le parti. 27. Jelić-Butić Fikreta, Ustaše i NDH, Zagreb, Liber, 1977, p. 14. Soulignons le fait qu’à cette époque, le HSP accepte la réalité politique du KSHS et croit encore en la possibilité d’atteindre ses objectifs par des moyens pacifiques et légaux. 28. Savez Hrvatske Pravaške Republikanske Omladine. Organisation créée le 18 juin 1927 au sein du HSP. Plus loin, SHPRO. 29. Bzik Mijo, Ustaška borba, Zagreb, 1942, p. 68, cité par Jareb Mario, Ustaško…, op. cit., p. 52. 30. Bzik Mijo, Ustaški pogledi. 1928-1944, Zagreb, Ustaška tiskara, 1944, p. 32. 31. Jelić-Butić Fikreta, Ustaše…, op. cit., p. 17. 32. Bzik Mijo, Ustaška borba: Od prvih dana ustaškoga rada do Poglavnokova odlaska u emigracije. Počeci i bit Ustaškoga pokreta, Zagreb, Ustaška tiskara, 1942, p. 70, cité par Jelić-Butić Fikreta, Ustaše…, op. cit., p. 17. 33. Ustaša, Hrvatska revolucionarna organizacija (L’Oustacha, Organisation révolutionnaire Croate). Plus loin, UHRO.

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34. Le mot « Ustaša », qui vient du verbe « ustati » qui signifie s’élever, désigne ici « l’insurgé ». Le terme a été également employé au sujet des combattants bosniaques musulmans, qui luttèrent contre les troupes austro-hongroises en 1878, lorsque l’Empire annexa la Bosnie-Herzégovine. Eugen Kvaternik, fondateur du HSP avec Starčević en 1861, désignait également ses soldats lors de l’insurrection de Rakovica par le terme « oustachis ». 35. Ustaša, Dokumenti o ustaškom pokretu, uredio Petar Požar, Zagreb, Zagrebačka Stvarnost, 1995, p. 45. 36. Jelić-Butić Fikreta, Ustaše…, op. cit., p. 26. 37. Ustaša, Dokumenti…, op. cit., p. 45. 38. Ustaša, Dokumenti…, op. cit., p. 54. 39. Équivalent du Duce italien. 40. GUS : Glavni Ustaški Stan, Siège principal oustachi, créé par Pavelić en 1931-32, basé à Turin puis à Bologne. 41. Eugen Dido Kvaternik (1910-1962). À partir de 1926, il est actif au sein d’organisations étudiantes droitistes, avant de rejoindre le mouvement oustachi en 1930. En 1934, c’est lui qui est chargé de superviser l’attentat de Marseille. En détention à Turin entre 1934 et 1936, il est ensuite interné aux îles Lipari. En 1941, il est nommé à la tête des services de sécurité intérieure et met en place une politique de terreur envers les populations serbe, juive et tzigane. Il est relevé de ses fonctions en 1942 et rejoint la Slovaquie puis l’Argentine en 1945. 42. Le peuple croate. 43. Mile Budak (1889 – 1945) écrivain et homme politique croate. Après des études de droit à Zagreb, il s’inscrit au HSP. En 1932, il échappe à une tentative d’assassinat et rejoint Pavelić dans l’émigration. De retour en Yougoslavie en 1938, il dirige le journal Hrvatski Narod et propage les idées oustachies au sein de la société croate. Pendant la guerre, il est nommé ministre des Affaires religieuses et de l’Éducation et rédige des thèses racistes à l’encontre des populations juive, serbe et tzigane. En 1945, il est exécuté par les Partisans comme criminel de guerre. 44. Les Statuts de l’Oustacha, organisation révolutionnaire croate. Nous publions ici les deux premiers articles de ces statuts, qui nous semblent les plus importants. Ustav Ustaše, hrvatske revolucionarne organizacije in Ustaša, Dokumenti…, op. cit., p. 45. 45. Les principes du mouvement patriotique oustachi. Voir Načela Ustaško-domobranskog pokreta in Ustaša, Dokumenti…, op. cit., pp. 57-82. 46. Pavelić Ante, Aus dem Kampfe um den selbstandigen Staat Kroatien. Einige Dokumente und Bilder, Verlegt bei Kroatischer Korrespondenz, Wien, Grič, 1931. 47. Pavelić Ante, La restauration économique des pays danubiens. Le désarmement, Belgrade et la Croatie, Édition de la correspondance croate, Genève, Grič , 1932. 48. Dix années noires, paru en novembre 1928, et La création d’un État croate, la garantie d’une paix longue dans les Balkans, paru en juillet 1929. 49. La question croate. Pavelić Ante, Hrvatsko Pitanje in Ustaša, Dokumenti…, op. cit., pp. 95-109. 50. Pavelić Ante, Strahote zabluda in Ustaša, Dokumenti…, op. cit., p. 110. 51. Matković Hrvoje, Povijest Nezavisne Države Hrvatske, Zagreb, PIP, 2002, p. 34. 52. Arnaldo Mussolini (1885-1931) frère du Duce. 53. Hrvatski Državni Arhiv (Archives d’État croates), Fonds Zbirka dokumenata Republičkog sekretarijata unutarnjih poslova Socijalističke Republike Hrvatske (RSUP SRH), Služba državne sigurnosti (SDS), 013.1 – 013.10, Kutija br. 21 : Ustaški pokret između dva svjetska rata, p. 29. 54. Malgré ces nombreux contacts, Pavelić ne rencontrera Mussolini pour la première fois qu’en mars 1941. 55. L’OVRA, Organizzazione di Vigilanza e Repressione dell’Antifascismo, Organisation pour la vigilance et la répression de l’antifascisme. Police secrète du régime italien créée en 1927, elle est chargée de chasser les opposants au régime fasciste.

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56. Vnatresna Makedonska Revolucionarna Organizacija ou Organisation Révolutionnaire Intérieure Macédonienne, créée en 1893 comme mouvement de libération anti-ottoman et devenue après la Première Guerre mondiale un mouvement terroriste révisionniste utilisé par l’Italie fasciste dans sa politique balkanique. 57. HDA, RSUP SRH SDS, 013.1 – 013.10, Kutija br. 21 : Ustaški …, op. cit., p. 22. 58. Milza Pierre, Les fascismes, Paris, Édition du Seuil, 1991, p. 157. 59. Nolte Ernst, Fascisme & totalitarisme, textes rassemblés par Stéphane Courtois, Paris, Robert Laffont, 2008, pp. 740-743. 60. Milza Pierre, Les fascismes, op. cit., p. 384. 61. Payne Stanley G., “The NDH State in corporative perspective” in The Independent State of 1941-45, edited by Sabrina P. Ramet, London, Routledge, 2008, p. 12. 62. Qu’il nous soit permis une précision : si l’idéologie droitiste occupe une place grandissante au sein de la population croate à partir de la seconde moitié des années 30, il nous semble que le caractère purement fasciste du mouvement oustachi n’est mis en place de manière brutale qu’à partir de 1941. 63. Payne Stanley G., loc. cit. 64. Jareb Mario, Ustaško-domobranski pokret, od nastanka do travnja 1941. godine, Zagreb, Školska knjiga, 2006, p. 130, note 153. 65. Moškov Ante, Pavelićevo…, op. cit., p. 204. 66. Ustaša, Dokumenti…, op. cit., pp. 39–40. 67. Moškov Ante, Pavelićevo…, op. cit., pp. 204-206. 68. Jareb Mario, Ustaško…, op. cit., p. 130. 69. Notons la présence de quelques Juifs parmi les Oustachis ; Vladimir Sachs et Vlado Singer. Ce dernier est actif dans les milieux étudiants droitistes et membre du GUS dès 1933. Faussement accusé d’avoir organisé un attentat à la poste de Zagreb en 1941, il est envoyé au camp de Jasenovac puis à Stara Gradiška où il meurt en 1943. Le chef du HCSP Josip Frank est également juif, converti plus tard au catholicisme. 70. Goldstein Ivo, Holokaust u Zagrebu, Zagreb, Novi liber I Židovska opcina Zagreb, 2001, pp. 94-95, cité par Jareb Mario, Ustaško…, op. cit., p. 130, note 348.

RÉSUMÉS

Quelles sont les racines idéologiques du mouvement oustachi d’Ante Pavelić, dans quelle mesure et depuis quelle date est-il purement fasciste ? Si le fascisme italien semble être un modèle pour Pavelić, peut-on pour autant considérer le mouvement oustachi comme fasciste ? Quelles sont ses racines idéologiques ? La politique qui engendra les massacres de 1941 était-elle inhérente à l’idéologie du mouvement dès les années 1930 ? Telles sont les questions auxquelles cette communication veut répondre. On peut dater la naissance de l’organisation oustachie au printemps 1930 sous l’appellation UHRO. Même s’il est soumis à l’influence très forte de l’Italie mussolinienne, le mouvement oustachi ne peut être considéré comme un mouvement purement fasciste avant 1941, pour Ante Pavelić, son but se résume à la création d’un État croate indépendant dont lui-même sera le chef absolu. La « question serbe » n’est pas directement abordée dans ces années-là, mais il est clair que le discours change vers la fin des années 30 et

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qu’à partir de 1941, dans des conditions exceptionnelles, l’idéologie oustachie s’inspirera directement du fascisme et du national-socialisme.

If Italian fascism was a model for Pavelić, could the Oustachi movement be considered fascist? What were its ideological roots? Had the policies that led to the 1941 massacres been inherent to the ideology of the movement ever since the 1930s? These are the questions that this communication addresses. The birth of the Oustachi organisation, called UHRO, can be traced to the spring of 1930. Even if it succumbed to the powerful influence of Mussolini’s , the Oustachi revolutionary movement cannot be considered purely fascist. Before 1941, for Ante Pavelić the goal of the movement boiled down to the creation of an independent Croatian state of which he himself would control absolutely. The 'Serb question' was not explicitly raised during these years, but it is clear that the discourse of the organisation changed toward the end of the 1930s and that from 1941 onward, under exceptional circumstances, the Oustachi ideology was directly inspired by fascism and national socialism.

INDEX

Mots-clés : Budak Mile (1889–1945), Čakavien, fascisme croate, Pavelić Ante (1889-1959), Droitisme ou « croatisme », Frank Josip (1844-1911), Oustachis, État indépendant de Croatie, Frankovci, national-socialisme, Gaj Ljudevit (1809-1872), GUS, HCSP, Horvat Aleksander (1875-1928), HSP, HSS, Illyrisme ou mouvement illyrien, Kajkavien, Karadžić Vuk Stefanović (1787-1864), Kopitar Jernej (1780-1844), KSHS, Kvaternik Eugen Dido (1910-1962), Milinovci, Oustachi, OVRA, Pavelić Ante (1889-1959), Poglavnik, Prebeg Vladimir (1862-1944), Radić Stjepan (1871-1928), SHPRO, Starčević Ante (1823-1896), Starčević Mile (1862-1917), Štokavien, Strossmayer Juraj (1815-1905), UHRO, VRMO/IMRO motsclestr Hırvatistan, Yugoslavya, Belgrat, İtalya, Macaristan, Lipari, Drina, Dünya savaşı (1939-1945) Keywords : Pavelić Ante (1889-1959), Ustachi, Independent State of Croatia, National Socialism, Croatia, , Croatian fascism, Belgrade, Hungary, Italy, Lipari, Ustachi ideology, Drina, History motsclesel Γιουγκοσλαβία, Βελιγράδι, Ιταλία, Ουγγαρία, Λίπαρι, Ντρίνα, Κροατία, Παγκόσμιος Πολέμος (1939-1945) motsclesmk Југославија, Белград, Италија, Липари, Унгарија, Хрватска Thèmes : Histoire Index géographique : Croatie, Yougoslavie, Belgrade, Italie, Hongrie, Lipari, Drina Index chronologique : guerre mondiale (1939-1945)

AUTEUR

STEFAN SIPIC CREE EA 4513

Cahiers balkaniques, 38-39 | 2011 22

Les trotskystes grecs pendant la seconde guerre Mondiale

Alexis Hen

Origines du trotskysme grec

1 Les divisions du mouvement trotskyste rendent son histoire complexe, et pour la comprendre, il faut remonter aux origines du communisme grec, dont est issue la mouvance trotskyste. Le premier véritable parti ouvrier grec n'a été fondé que fin 1918. Il y eut de nombreuses luttes accompagnées de scissions lors de ses deux premiers congrès, jusqu'à ce que ce parti, le SEK (Parti ouvrier socialiste), adhérât à la Troisième Internationale (communiste) de Lénine et Trotsky en 1920. Certains des cadres fondateurs de l'opposition de gauche trotskyste ultérieure, comme Tzoulati, quittèrent une première fois le SEK en 1919, car ils le trouvaient réformiste, en prenant comme preuve ses atermoiements à passer de la Deuxième Internationale, socialiste, à la Troisième. Ils revinrent au SEK fin 1920, après son adhésion à l'Internationale communiste.

2 Les mêmes créèrent, en 1923, des groupes d'éducation marxiste basés sur la traduction, l'étude et la diffusion des textes classiques tirés des archives du marxisme, d’où leur dénomination d'archéiomarxistes. Ces groupes étaient conçus comme des groupes d'éducation pour les militants du Parti communiste de Grèce, le KKE, mais ils furent exclus de ce parti dès l'année suivante. La séparation des archéiomarxistes avec le KKE est donc antérieure à l'exclusion de Trotsky du PC d'Union soviétique, qui n'intervint que fin 1927. Ce n’est qu'en 1930 que les archéiomarxistes rejoignirent formellement l'Opposition de Gauche Internationale de Trotsky.

3 Au début des années 1930, le KKE était en crise, en liaison avec la stalinisation du parti parallèlement à celle de l'Internationale communiste. À l'inverse, les archéiomarxistes étaient à leur apogée. Ils avaient plusieurs centaines de membres et avaient commencé à s'implanter dans les syndicats. Ils étaient pratiquement la section la plus nombreuse de l'Opposition de Gauche Internationale trotskyste ; le rapport de forces numérique entre communistes et trotskystes était en Grèce de trois pour un seulement.

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4 Mais Trotsky, qui connaissait très bien les Balkans (il avait été correspondant de guerre pour un quotidien ukrainien pendant les guerres balkaniques), était préoccupé par certains aspects de l'archéiomarxisme. Il revint plusieurs fois sur la relative indifférence des archéiomarxistes à la question nationale macédonienne lors de ses entretiens avec des représentants du mouvement début 1932 ; ceux-ci prenaient pour argent comptant les chiffres fournis par le gouvernement grec qui prétendait que 90 % de la population de Macédoine grecque était maintenant ethniquement grecque suite aux purifications ethniques (les « échanges de populations » obligatoires ou « volontaires ») de 1923. Trotsky en doutait.

5 Les trotskystes grecs étaient relativement indifférents à la question nationale, ce qui allait les prédisposer, plus tard, quand ce fut aux Grecs d’être victimes d'une certaine oppression nationale sous l'occupation nazie (et italo-bulgare), à l'ignorer et à renvoyer dos à dos la résistance, y compris celle sous contrôle communiste, et l'occupant nazi.

6 Si l'on remonte plus loin dans le temps, aux origines du communisme grec, lors de la campagne d'Asie mineure, au début des années 1920, on remarque que nombre de futurs dirigeants communistes étaient au front. Certains, parmi eux, voyaient dans cette campagne une guerre de libération nationale grecque, comme Zakhariadis (le futur dirigeant du KKE stalinisé), alors que des militants comme Pouliopoulos, qui allaient plus tard se déclarer pour Trotsky, étaient contre cette guerre et exigeaient le rapatriement immédiat des troupes. Il faut rappeler toutefois que Lénine n'était pas simplement opposé à cette guerre : il y voyait une guerre de libération nationale turque et soutenait les forces de Mustapha Kemal contre les impérialistes britanniques, et initialement français, qui voulaient dépecer la Turquie à l'aide de troupes grecques.

7 En 1933, la victoire de Hitler en Allemagne fut rendue possible par la trahison de la social-démocratie, mais aussi du Parti communiste allemand stalinien, qui ne fit rien pour stopper les nazis. Lorsque toute l'Internationale communiste refusa de mettre en cause et même de discuter ce qu'avait fait le PC, Trotsky considéra l'Internationale communiste comme finie pour la révolution, et s'orienta vers la construction d'une Quatrième Internationale. Mais une bonne partie des archéiomarxistes refusèrent ces conclusions et firent scission du courant trotskyste international en 1934. Une fois cette séparation effectuée, ils périclitèrent.

8 Dans la deuxième partie des années 1930 toute une série de groupes, y compris des archéiomarxistes qui avaient refusé de rompre avec Trotsky, se sont progressivement regroupés autour de la figure de Pantelis Pouliopoulos. Pouliopoulos avait été secrétaire général du KKE entre 1925 et 1927. Il était allé en prison sous la dictature de Pangalos, et avait courageusement défendu lors de son procès la position officielle de l'Internationale communiste pour une « Macédoine et Thrace unies et indépendantes », alors qu'il trouvait ce mot d'ordre erroné, du fait notamment de l'inexistence d'une nation thrace. Cela dit, contrairement au KKE qui allait officiellement renoncer à ce mot d'ordre vers 1935 avec la consolidation de la politique de « front populaire » (avec la fraction vénizéliste de l'éventail politique bourgeois), Pouliopoulos défendit toujours le droit d'autodétermination pour les Slavo-Macédoniens.

9 Il devint oppositionnel dans le KKE vers cette époque, sur la question nationale, mais aussi parce qu'il critiquait le mot d'ordre de « démocratie de gauche » qui avait été mis en avant par le parti pendant qu'il était en prison. Il démissionna de son poste en septembre 1926 et fut exclu, fin 1927, du KKE, malgré le soutien dont il disposait dans l'organisation du Pirée. Une fois exclu, il refusa de fusionner avec les archéiomarxistes,

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qui, rappelons-le, allaient former la section officielle de l'Opposition de Gauche Internationale de Trotsky, et il poursuivit un cours indépendant pendant près de dix ans avant de se rapprocher de la Quatrième Internationale à partir de 1935 (il s'était lui-même initialement opposé au tournant de Trotsky vers la Quatrième Internationale en 1933).

10 Les archéiomarxistes qui avaient maintenu les liens avec Trotsky étaient dirigés par Georges Vitsoris. Quand Vitsoris quitta la Grèce pour la , en 1937, pour échapper à la dictature de Metaxas, Ayis Stinas, un jeune dirigeant du KKE qui en avait été exclu en 1930, prit de plus en plus d'influence dans l'organisation des archéiomarxistes restés avec Trotsky. Il en devint le dirigeant après le départ de Vitsoris et sa politique s'éloigna de plus en plus de celle des trotskystes. Dès 1937, il commença à rompre avec la définition trotskyste de l'URSS comme « État ouvrier dégénéré ». Pendant la guerre les groupes de Pouliopoulos et de Stinas allaient demeurer profondément divisés sur cette question.

11 Entre ces deux groupes, il y eut toute une série de scissions et de regroupements, allant d'un groupe à l'autre, parfois revenant au KKE. Lors de la conférence de fondation de la Quatrième Internationale en 1938, en région parisienne, le groupe de Stinas et celui de Pouliopoulos étaient tous deux représentés, et la conférence préconisa la fusion des deux groupes. Elle n'eut, en fait, pas lieu avant 1946 et fut éphémère. Donc, les trotskystes abordèrent divisés le coup d'État de Metaxas d'août 1936, et ils le demeurèrent.

Les débats dans les camps de concentration de Metaxas

12 Dans les dix-huit mois suivant l'instauration de la dictature de Metaxas, une grande partie des trotskystes, y compris Stinas et Pouliopoulos, furent arrêtés et envoyés dans des camps de concentration. Là, les deux groupes menèrent de longues discussions dans la perspective de l'unification demandée par la Quatrième Internationale. Ils avaient des divergences sur la situation en Grèce et le bilan des années 1935-1936 notamment, et, de façon plus nette encore, sur l'attitude à avoir vis-à-vis de l'Union soviétique.

13 Stinas, dont l'organisation représentait la continuité de la section archéiomarxiste- trotskyste, considérait qu’il y avait eu une situation révolutionnaire en Grèce entre la tentative de coup d'État vénizéliste de mars 1935 et le soulèvement ouvrier de Salonique de mai 1936, et que l'échec de celui-ci avait conduit à un reflux irréversible de la vague révolutionnaire, ouvrant la voie à la dictature de Metaxas, qu'il considérait comme fasciste. Pouliopoulos, lui, considérait le régime de Metaxas comme bonapartiste, donc sans une base de masse dans la petite bourgeoisie comme dans le cas d'un régime fasciste, et niait que la classe ouvrière grecque eût subi une défaite catastrophique comparable à celle du prolétariat allemand en 1933. Il est à noter que Trotsky lui-même, avant qu'il fût assassiné en août 1940, avait caractérisé le régime de Vichy, dans ses premiers mois, de « bonapartiste sénile » et non de fasciste.

14 Pouliopoulos avait prôné la neutralité lors du coup d'État de 1935, alors que Vitsoris et Stinas avaient au contraire préconisé une action de classe en 1935, indépendamment des populistes et des vénizélistes. Le groupe de Vitsoris/Stinas fut confronté à une opposition interne plus attentiste, qui finit par faire sécession et renforcer le groupe de

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Pouliopoulos. À l'inverse, Pouliopoulos était prêt l'année suivante à faire un front unique avec les vénizélistes contre le coup d'État de Metaxas, pendant qu'en 1936 Stinas refusait un tel bloc qu'il voyait comme une compromission politique avec les vénizélistes. Le bilan de cette période fut l'objet d'âpres débats entre les deux groupes dans les camps.

15 Les deux groupes étaient d'accord pour refuser de soutenir la Grèce dans le conflit mondial, y compris lorsqu'elle fut attaquée par l'Italie de Mussolini. Cela contraste fortement avec le KKE qui, malgré des réticences initiales à la base, se résolut à soutenir le « non » de Metaxas à l'ultimatum de Mussolini. La position trotskyste était conforme à l'attitude marxiste qui interprétait les événements comme un conflit entre les impérialistes de l'Entente et ceux de l'Axe, où la Grèce n'était qu'un simple pion. Mais les trotskystes grecs considéraient la Grèce elle-même comme impérialiste, la mettant ainsi sur le même pied que l'Italie. Cela allait conduire les deux groupes à nier les éléments d'oppression nationale des Grecs pendant l'occupation italo-bulgaro- allemande.

16 Stinas et Pouliopoulos étaient d'accord pour s'opposer au nationalisme grec du KKE. Pourtant, les deux groupes avaient une divergence essentielle concernant le caractère de l'Union soviétique et, en conséquence, l'attitude à avoir dans la guerre, notamment vis-à-vis de ce pays. Cette question était en fait leur divergence la plus aiguë. L’EOKDE (Organisation unifiée des communistes internationalistes de Grèce, section de la Quatrième Internationale), le groupe de Pouliopoulos, continuait de considérer, dans la tradition trotskyste, l'Union soviétique comme un « État ouvrier dégénéré », et donc, il était pour sa défense militaire inconditionnelle contre l'impérialisme capitaliste. Le groupe de Stinas, au contraire, refusait de prendre le parti de l'URSS. Un débat similaire fit rage dans de nombreuses sections trotskystes, notamment aux USA, où il y eut une scission majeure en 1940 sur cette question.

17 Stinas ne rejeta pas immédiatement la caractérisation théorique de l'URSS comme « État ouvrier dégénéré ». Mais il la rejeta en pratique en renonçant à la défense de l'URSS, arguant que cela reviendrait à défendre le camp impérialiste dans lequel se trouvait l'URSS dans le conflit mondial. À partir de 1941, cela voulait dire le camp des Alliés, mais au moment où Stinas lance sa grande polémique sur la question de l'URSS, en octobre 1940, l'URSS était du côté de l’Axe fasciste, alors que Metaxas et une bonne partie de la bourgeoisie grecque s'étaient rangés du côté britannique. À ce moment, la pression ambiante en Grèce allait donc dans le sens de la condamnation de l'URSS qui se trouvait du côté opposé à celui de la bourgeoisie grecque.

18 Stinas considérait la « bureaucratie stalinienne » comme le danger principal en Union soviétique, plus grand encore que le danger d'une contre-révolution capitaliste. La lutte pour renverser la bureaucratie stalinienne était donc pour lui la tâche essentielle concernant l'URSS, même si elle devait aboutir à la restauration du capitalisme. L'EOKDE était fermement contre cette position et maintenait l'orthodoxie trotskyste sur la défense inconditionnelle de l'URSS. Lorsque, à partir de 1942, les organisations trotskystes recommencèrent à diffuser des publications clandestines, l'EOKDE continua d'insister sur la défense de l'URSS, dénonçant la KDEE de Stinas sur cette question et disant que, pour cette raison, la KDEE se plaçait en dehors de la Quatrième Internationale.

19 L'EOKDE défendait l'URSS, tout en prônant une révolution politique ouvrière contre la bureaucratie et en mettant en garde sur l'Armée rouge qui avait été transformée,

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disait-elle, en organe d'autoconservation et de satisfaction des rêves et désirs de la bureaucratie stalinienne. L'EOKDE luttait par ailleurs contre les illusions dans l'impérialisme « démocratique » des USA et de l'Angleterre et prévenait que, s'il arrivait en Grèce, ce ne serait pas pour libérer le peuple grec.

20 Elle prônait la fraternisation avec les soldats conscrits dans les armées allemande et italienne, ce qui contrastait avec la propagande des staliniens, complètement alignés sur le camp allié et hostiles à l'ensemble des troupes d'occupation, de haut en bas. Quand l'EOKDE parle « d'oppression nationale », elle le fait dans un cadre général, jamais comme une oppression liée à l'occupation de la Grèce à ce moment-là. Elle défend le droit à l'autodétermination, pouvant aller jusqu'à la séparation, de toutes les nationalités opprimées, y compris en Épire, en Macédoine et en Thrace. Elle dénonce les attaques du KKE contre les femmes qui avaient des relations sexuelles avec des soldats faisant partie des troupes d'occupation.

21 L'EOKDE expliquait que, sur le fond, les intérêts de la bourgeoisie grecque coïncidaient avec ceux des Alliés plutôt qu'avec l'Axe, malgré la pénétration économique allemande avant la guerre, car, en cas de victoire alliée, la bourgeoisie grecque pouvait espérer récupérer l'Épire et le Dodécanèse, alors qu'en cas de victoire de l'Axe, ce sont les Bulgares et les Italiens qui s'arrogeraient des territoires grecs.

22 L'EOKDE décrit l'EAM, le front de libération nationale dirigé par le KKE, comme inféodé à l'état-major britannique. En réalité, l'EAM a toujours conservé le contrôle de ses propres décisions militaires (jusqu'à l'accord de Caserte). Les Britanniques avaient bien des conseillers auprès de l'EAM, mais ce n'est pas eux qui décidaient en dernier ressort des opérations militaires de l'EAM. L'EOKDE a même écrit que l'EAM s'était mise à la disposition de l'EDES, l'organisation de partisans de Zervas, ce général ex-vénizéliste à la réputation sulfureuse qui disposait du soutien financier et militaire des Britanniques. C'est manifestement faux, l'EAM ayant même tenté de liquider physiquement les maquis pro-britanniques de l'EDES. Toutefois les trotskystes ont pris implicitement le côté de l'EAM contre l'EDES lors de ces combats à l'automne 1943.

Les trotskystes et la Résistance

23 Les trotskystes étaient globalement hostiles au mouvement de résistance dirigé par le KKE, y compris dans les villes, sur la base de l'opposition à la politique de collaboration de classe du parti communiste avec des bourgeois grecs dits progressistes et avec les impérialistes alliés. Les trotskystes publient ainsi des articles sur des grèves et protestations ouvrières, où, le cas échéant, ils s'attachent à dénoncer un patron « progressiste » qui se donne des prétentions anti-collaborationnistes. Par exemple à l'usine de cigarettes Papastratos au Pirée, la direction de l'usine essaie de désamorcer le mécontentement des ouvrières en arguant de son propre patriotisme avec « nos alliés Staline, Roosevelt et Churchill » ; vu la réponse pleine de défiance des travailleuses, annonçant que c'est l'expropriation pure et simple des capitalistes qui sera à l'ordre du jour après la guerre, la direction envoie des gros bras pour disperser les ouvrières, en blessant plusieurs (journal L’Internationaliste de l’EOKDE, 6 octobre 1943).

24 Malgré cela, certains trotskystes furent actifs dans les maquis de l'EAM. Par exemple Stavros Verouchis, qui fut élu au Conseil national du PEEA, le gouvernement provisoire issu de la résistance communiste, et qui fut assassiné en 1944 par les staliniens. Les archéiomarxistes, qui avaient rompu avec Trotsky à partir de 1933, avaient une attitude

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plus positive vis-à-vis de l'EAM que les trotskystes proprement dits. Certains rejoignirent l'EAM et beaucoup furent tués en 1944 par les staliniens du KKE qui ne voulaient pas voir leur contrôle politique sur l'EAM battu en brèche par quiconque. Certaines sources indiquent que Verouchis était archéiomarxiste quand il fut élu au conseil du PEEA ; quoi qu'il en soit, les frontières entre les différents groupes étaient souvent perméables et les gens passaient d'un groupe à l'autre assez facilement. Apparemment, lors de la conférence trotskyste de début 1944, il y a eu une lutte contre une minorité mieux disposée vis-à-vis de l'EAM, voire même guérilliste. Vérouchis représentait peut-être cette tendance lorsqu'il préconisait des maquis trotskystes.

25 À partir de l'automne 1942 les grèves et une agitation de masse commencèrent dans les villes, d'abord avec une grève de 60 000 employés dans la région d'Athènes-Le Pirée. Le KKE en prit la direction, au grand dam des trotskystes (qui, on peut le supposer, n'appréciaient pas de se faire évincer de l'influence qu'ils pouvaient avoir parmi les travailleurs) qui qualifièrent cette grève de défaite, le KKE, au contraire, proclamant une grande victoire. Les trotskystes eurent du mal à reconnaître le renforcement de leurs adversaires ; ils étaient au contraire convaincus que le KKE était en pleine crise et qu'il se trouvait écartelé entre d'un côté le nationalisme bourgeois pur et simple et, de l'autre côté, des courants centristes évoluant vers la gauche. Ils imaginaient donc qu'ils seraient eux-mêmes en position de rapidement gagner l'hégémonie sur les masses prolétariennes des centres urbains. Ces courants centristes dans le KKE étaient en réalité fantomatiques. L'EOKDE avait de trop faibles forces pour réellement savoir ce qui se passait et pour intervenir dans des débats éventuels dans les organisations contrôlées par le KKE.

26 L'occupant nazi tenta de faire appel au volontariat pour recruter des travailleurs grecs pour les usines du Reich, les travailleurs allemands se trouvant eux-mêmes mobilisés sur le front russe. Ce fut un échec. Quand, début 1943, l'occupant passa à la mobilisation forcée, l'équivalent du Service du travail obligatoire (STO) en France, cela provoqua d'immenses mobilisations, avec des grèves et manifestations massives dans les villes, qui contraignirent les nazis à reculer. Cette énorme mobilisation était dirigée par le KKE, quelques semaines après la victoire soviétique de Stalingrad qui fut la première défaite majeure de la Wehrmacht.

27 Les trotskystes grecs, en tout cas ceux de l'EOKDE, n'ont rien écrit sur la mobilisation contre le STO, malgré la dimension gigantesque que prit en Grèce la mobilisation ouvrière contre cette réquisition, de loin la plus importante qui ait eu lieu dans toute l'Europe occupée par l'Allemagne. Dans d'autres pays, les trotskystes avaient pour politique de ne pas s'opposer au STO ; au lieu de se cacher, comme le faisaient beaucoup de jeunes en France par exemple, des trotskystes, français et hollandais notamment, se sont laissé mobiliser pour l'Allemagne dans le but de faire la jonction avec le prolétariat allemand qui, à leurs yeux, allait jouer le rôle décisif à la fin de la guerre.

28 Il est possible que les trotskystes grecs aient été embarrassés sur l'attitude à adopter par rapport à la mobilisation ouvrière en Grèce contre le STO. En tout cas, entre février et septembre 1943, ils ne publient qu'un seul numéro de leur journal L'Internationaliste (daté de juin), exclusivement consacré à la mémoire de Pouliopoulos, exécuté par un officier italien en juin 1943 ; on raconte que Pouliopoulos, qui était polyglotte, s'était adressé en leur langue aux soldats italiens du peloton d'exécution, et qu'en conséquence, l'officier italien avait dû l'exécuter lui-même ; typiquement, l'exergue du numéro de L'Internationaliste consacré à Pouliopoulos appelle à la fraternisation avec les

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soldats italiens et allemands. Les trotskystes font porter la responsabilité de ce meurtre à égalité sur les autorités d'occupation et la bureaucratie « stalinienne » du KKE, car cette dernière avait refusé d'organiser l'évasion en masse des prisonniers du camp d'Acronauplie lors de l'effondrement de l'armée grecque face à la Wehrmacht début 1941 ; Pouliopoulos était donc resté prisonnier jusqu'à son exécution (alors qu'en fait, un certain nombre de dirigeants du KKE purent s'échapper).

29 A partir de fin 1943, les trotskystes parviennent à publier un ou deux journaux par mois. On y trouve quelques articles intéressants sur des grèves, notamment dans des usines au Pirée. Ils critiquent l'organisation militaire du KKE et lui opposent une « lutte de masse », ce qui ne veut pas dire grand-chose dans le contexte du régime totalitaire d'occupation ; les trotskystes préconisaient le développement d'organes de lutte avec des représentants élus. En fait, la liquidation physique de délateurs dans les usines par des groupes armés liés au KKE semble avoir eu un effet dissuasif dans certains cas et offert une protection aux travailleurs. Le problème n'est pas que les « staliniens » aient eu des groupes armés clandestins, mais qu'ils étaient étroitement contrôlés politiquement par le KKE.

30 Parfois les prises de positions des trotskystes frisent le « crétinisme démocratique », en pleine terreur policière, comme lorsqu'ils demandent la mise en place de coopératives pour la distribution de nourriture, avec un congrès démocratique pour discuter la situation, avec des prêts à taux zéro des banques, etc. À noter toutefois la participation des trotskystes, notamment ceux du groupe Stinas, à des expropriations de magasins et d'entrepôts, opérées en action commando avec distribution à la foule des produits saisis.

31 Les trotskystes ont bruyamment dénoncé le bombardement des quartiers ouvriers du Pirée par l'aviation alliée début 1944, qui, pour eux, était une preuve nouvelle de ce que les travailleurs pouvaient attendre d'un débarquement allié. En juin 1944, ils mettent en garde contre le débarquement allié en Normandie, disant qu'il a pour raison d'être de noyer dans le sang toute tentative de révolution ouvrière. Ils dénoncent aussi, en novembre 1943, la répression coloniale en Syrie-Liban opérée par les troupes gaullistes. Donc pendant toute la période, ils reviennent avec insistance sur la nécessité de ne pas avoir d'illusions dans les Alliés.

32 Début 1944, le KKDE (Parti des communistes internationalistes de Grèce section de la Quatrième Internationale - le nouveau nom de l'EOKDE) décide, lors de sa conférence, de mettre en sourdine les polémiques avec le DKKE de Stinas sur la nature de l'URSS, dans une perspective d'unification des deux groupes (qui n'aura pas lieu avant 1946). Le KKDE exige seulement de Stinas qu'il accepte la ligne majoritaire de la Quatrième Internationale en attendant une nouvelle discussion internationale. Toutefois l'EOKDE continue d'insister, dans presque chacune de ses publications, sur la défense de l'Union soviétique. À noter que, lors de son congrès, le KKDE retrace sa propre histoire au travers de la trajectoire de Pouliopoulos, en d'autres termes, il rejette toute l'histoire de l'archéiomarxisme qui, pourtant, avec constitué, au début des années 1930, la section officielle de l'Opposition de Gauche Internationale trotskyste, contrairement au groupe de Pouliopoulos.

33 Le KKDE caractérise l'EAM à la fois comme un mouvement de libération nationale, donc bourgeois, et comme le reflet d'aspirations embrouillées et confuses à une opposition de classe contre l'exploitation capitaliste. Le KKDE montre que la bourgeoisie grecque, tant à Athènes qu'au Caire (où siège le gouvernement en exil), est d'accord avec les

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forces allemandes pour réprimer le mouvement de résistance. Mais elle s'arrête en quelque sorte à mi-chemin : elle n'en conclut pas qu'il faut se placer du côté de l'EAM contre la répression.

34 Les trotskystes annoncent par avance que les « staliniens » vont trahir en entrant dans le gouvernement du Caire et que cela va créer des tensions à l'intérieur du KKE. Ils ont pour perspective une lutte de classes révolutionnaire contre la réaction capitaliste administrée par le gouvernement quisling de Rallis, contre toute illusion nationaliste et « démocratique-populaire ». Ils sont conscients de la faiblesse de leurs liens avec le prolétariat, alors que les staliniens canalisent les luttes ouvrières dans l'EAM nationaliste. Pourtant, alors qu'ils sont tout au plus quelques dizaines, ils prétendent dans un article qu'ils sont capables de prendre la direction des masses du Pirée pour occuper les « palais des riches » et reloger les victimes du bombardement allié.

35 Les trotskystes critiquent la faible réaction des « staliniens » face aux rafles policières, comme s'ils se limitaient à quelques actions terroristes individuelles provoquant de sanglantes représailles. En réalité, il y eut par exemple une grève générale dans la métallurgie et les chantiers navals au Pirée le 6 mars 1944 pour protester contre l'attaque du quartier de Kokkinia par les Bataillons de sécurité. Cette grève était dirigée par le KKE et les habitants du quartier prirent massivement le côté des combattants de l'ELAS, comme le reconnaissent les trotskystes eux-mêmes.

36 Les trotskystes hésitaient entre prendre le côté des staliniens contre la terreur policière, et les dénoncer comme de simples agents contre-révolutionnaires du capital anglo-saxon et grec. Ils sous-estiment l'hégémonie politique conquise par leurs adversaires sur les couches populaires, y compris dans les villes, alors qu'eux-mêmes sont faibles et victimes de la répression policière, mais aussi des meurtres politiques par le KKE à partir de juin 1944, alors que le retrait allemand approche. D'après la liste la plus complète publiée par Marios Emmanouilidis, une cinquantaine de trotskystes, soit peut-être un sur cinq tous groupes confondus, et une trentaine d'archéiomarxistes, furent ainsi assassinés. Les pertes aux mains des forces d'occupation furent plus de trois fois moindres.

La libération et les événements de Décembre 1944 à Athènes

37 En octobre 1944 les trotskystes mettent en garde contre les illusions dans le débarquement britannique au Pirée. Ils dénoncent le gouvernement d'unité nationale, où est représenté le KKE, comme un gouvernement bourgeois. Mais, à aucun moment, ils ne s'opposent explicitement aux troupes britanniques. Pourtant, on n'est pas comme en 1940 où la lutte contre l'occupation italienne revenait à se ranger dans le camp de Churchill et de Metaxas dans la guerre : cette fois-ci la bourgeoisie grecque dépend, pour sa survie, des troupes britanniques.

38 Les trotskystes sont optimistes et croient que la fin imminente de la guerre va ouvrir des situations révolutionnaires partout en Europe. Ils croient même qu'elles se développent déjà à Paris, et même à Hambourg. Ils prévoient que les communistes vont être un des plus solides piliers du rétablissement de l'ordre capitaliste, mais, du coup, ils n'anticipent pas la guerre civile qui va éclater un mois plus tard dans les rues d'Athènes.

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39 Ils avancent des revendications économiques et la nécessité du contrôle ouvrier, contre les mesures d'austérité du gouvernement dont fait partie le KKE. À la lecture de leur presse, notamment pour l'anniversaire de la révolution russe le 7 novembre, on peut voir qu'ils s’attendent à une crise révolutionnaire imminente. Quand éclate la guerre civile en décembre 1944, il semble qu'ils aient cherché à prendre part aux combats aux côtés de l'EAM. Mais beaucoup ont été tués par les staliniens de l'OPLA (milice politique du KKE), et ils ont dû probablement passer plus de temps à essayer de se protéger du parti qu'à combattre les troupes britanniques et grecques ; ils étaient trop faibles pour produire de la propagande dans une telle situation de guerre civile ouverte.

40 En février 1945 ils adoptent une résolution décrivant les événements de décembre comme un conflit entre des forces sociales ennemies où, derrière le KKE, se trouvaient les couches populaires et les masses opprimées et, derrière le camp opposé, le capital. Ils voyaient que le KKE n'avait pas pour but la prise révolutionnaire du pouvoir, mais seulement la revendication de démocratiser l'État et de réforme politique dans le cadre bourgeois, ce qui (selon les études de nombreux historiens) est exact.

41 Dans leur bilan, ils ne prennent pas le parti du KKE dans les affrontements de décembre 1944. Ils insistent sur les « actions criminelles et barbares » des « staliniens » plutôt que sur celles des troupes britanniques et des tueurs anticommunistes de la bourgeoisie grecque. Ils parlent d'une trahison dans la lignée de l'Allemagne en 1933, quand les communistes laissèrent Hitler prendre le pouvoir sans coup férir. Sauf qu'à Athènes, il y a eu bataille.

42 Les trotskystes américains au contraire, qui étaient à l'époque la section la plus importante et la plus stable de la Quatrième Internationale, ont clairement pris le côté des combattants de l'EAM dans leur journal, dénonçant les communistes staliniens non pour leur combat à Athènes, mais pour leur coalitionnisme antérieur, à Téhéran, Beyrouth et surtout Caserte, où ils avaient accepté de se subordonner aux troupes britanniques et de prendre part au gouvernement du Caire. Les trotskystes américains critiquent le KKE quand celui-ci s'excuse servilement après le massacre policier du 3 décembre de ne pas avoir rendu leurs armes, au lieu de sonner la mobilisation générale. Et, en février 1945, ils l'attaquent à nouveau pour ses offres constantes de capitulation, y compris l'acceptation d'un régent. C'est un ton très différent des trotskystes grecs. En quelque sorte, les trotskystes grecs critiquent le KKE pour l'insurrection de décembre 44 contre les impérialistes britanniques et les capitalistes grecs, les trotskystes américains le critiquent pour les accords de Varkiza (où il accepte de rendre les armes aux Britanniques et au gouvernement capitaliste grec).

43 En 1946, Georges Vitsoris, qui travaillait avec Michel Pablo, un autre militant d'origine grecque, dans le secrétariat international trotskyste à Paris, écrivit une lettre qui devait servir de cadre politique à la fusion entre les groupes trotskystes grecs. La lettre critiquait vertement leur « sectarisme » pendant la guerre et leur incapacité à intervenir dans le mouvement de résistance ; elle exagérait le caractère prolétarien de la résistance et allait dans le sens d'une adaptation politique au stalinisme (quelques années plus tard, Pablo allait ordonner la liquidation des sections trotskystes, pour entrer à long terme dans différentes formations suivant le terrain national, mais surtout les partis communistes, comme en France). Mais elle touchait du doigt le fait qu'à cause de leur abstentionnisme durant cette période, de leur neutralité, ils s'étaient neutralisé eux-mêmes comme facteur pour polariser des organisations staliniennes pétries de contradictions. Ayant manqué de mener une lutte décisive pour arracher le

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pouvoir en décembre 1944, après la capitulation de Varkiza, les « staliniens » s'étaient déconsidérés auprès de certaines couches de militants politiques.

44 Fin 1946 les trotskystes eurent des débats publics avec des communistes, ce qui reflète qu'ils avaient une certaine assise politique les obligeant à débattre avec eux. Par exemple, il y eut un débat, le 3 novembre 1946, entre Stinas pour la Quatrième Internationale et Apostolou pour le KKE sur le thème « République populaire ou république soviétique en Grèce ». La présentation de Stinas a été conservée et reproduite, par exemple dans Quatrième Internationale de mai-juin 1947. Évidemment, le KKE défend à l'époque « la révolution bourgeoise démocratique, et non pas la révolution socialiste, comme le disent les trotskystes. » En dépit du sujet qui se prêtait à faire un bilan de la résistance et de décembre 1944, Stinas est incapable de soulever ces questions brûlantes et, au lieu de cela, se livre à une apologie en termes très généraux de la dictature du prolétariat. Du coup, en réponse à une question, Apostolou peut se permettre de dire que « les évêques sont partis dans le maquis, alors que les trotskystes, sous le couvert de phrases gauchistes, étaient au service de Hitler. Le PCG [le KKE] a réalisé le front unique avec tous ceux qui luttent avec le peuple, et non pas avec ceux qui, sous une phrase gauchiste, empêchent le développement du mouvement populaire. »

45 Évidemment, on reconnaît le style classique de la calomnie anti-trotskyste des « staliniens », mais la position des trotskystes pendant la guerre facilitait la tâche de leurs adversaires. Ils allaient préserver leur hégémonie parmi les éléments les plus radicaux du prolétariat grec.

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Articles

Cahiers Léon Trotsky no 76, décembre 2001.

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Revolutionary History, vol. 3.3, printemps 1991, “Trotskyism and Stalinism in Greece”

RÉSUMÉS

Comment les deux courants du trotskysme grec, pourchassés dès les années 30, ont-ils réagi face à l'occupation de leur pays et à la résistance d'obédience communiste ? Les trotskystes en Grèce étaient divisés, malgré des discussions d’unification dans les camps de Metaxas. Ils refusèrent de soutenir la Grèce contre l’intervention italo-allemande en 1940-1941 et s’opposèrent aux illusions dans les démocraties alliées. Fin 1942 ils reprirent une activité clandestine, refusant de se joindre à la Résistance mais aussi de choisir un côté militaire dans les affrontements avec l’occupant et ses supplétifs. En octobre 1944, les trotskystes s'agitèrent contre les Britanniques pendant que l’EAM les laissait entrer dans Athènes. Le KKE exécuta des dizaines de trotskystes. Ceux-ci restèrent neutres dans la guerre civile de décembre 1944. Leur sectarisme contribua à les stériliser lorsque, après les accords de Varkiza en février 1945, la direction du KKE était vulnérable aux accusations qu’elle avait conduit la révolution à la défaite.

Trotskyists in Greece were divided, despite unification discussions in Metaxas’ concentration camps. They refused to support Greece against the 1940-41 Italo-German intervention and opposed illusions in Allied democracies. At the end of 1942 they resumed underground activity, refusing to join the Resistance but also to take a military side in the fighting against the occupiers and their local proxy forces. In October 1944 the Trotskyists agitated against the British while the EAM let them into . The KKE executed dozens of Trotskyists. The Trotskyists remained neutral in the December 1944 civil . Their sectarianism contributed to sterilize them when, after the February 1945 Varkiza Agreement, the KKE leadership was vulnerable to accusations of having led the revolution to defeat.

INDEX

Index géographique : Grèce, Athènes, Macédoine, Varkiza motsclesmk Атина, Грција, Македонија motsclestr Atina, Yunanistan, Makedonya, Varkiza, Dünya savaşı (1939-1945), Metaxas diktatörlük (1936-1941) motsclesel Αθήνα, Ελλάδα, Βάρκιζα, Μακεδονία, Δικτατορία του Μεταξά (1936-1941), Παγκόσμιος Πολέμος (1939-1945) Index chronologique : guerre mondiale (1939-1945), dictature de Métaxas (1936-1941) Thèmes : Histoire Mots-clés : trotskysme grec, Pouliopoulos Pantelis (1900-1943), Archéiomarxistes, Bataillons de sécurité, archeiomarxistes, Caserte (accord de), Décembre 1944, EAM, EDES, EOKDE, KKDE, Kokkinia, OPLA, Pablo (1911-1996), Pangalos Théodore (1878-1952), PEEA, Pouliopoulos Pantelis (1900-1943), SEKE, Stinas Agis (1900-1987), Varkiza, Zachariadis Nikos (1903-1973), Acronauplie Keywords : Archeiomarxism, Greek trotskysm, Pouliopoulos Pandelis (1900-1943), Macedonia, History, Greece

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AUTEUR

ALEXIS HEN Doctorant CREE-CEB EA 4513

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Mladen J. Žujović et le mouvement de résistance de Dragoljub Mihailović Mladen J. Žujović and the resistance movement of Dragoljub Mihailović

Roland Vasic

1 La Seconde Guerre mondiale menaçant à ses portes, le royaume de Yougoslavie a dû réaménager son organisation intérieure pour satisfaire des aspirations nationales centrifuges et tenter de sauvegarder son intégrité.

2 L’accord du 26 août 1939, dit « Sporazum », entre le chef du gouvernement Dragiša Cvetković et le leader du peuple croate, chef du parti paysan, Vlatko Maček, a été promu par le prince régent Paul Karageorgévitch, soucieux, dès son accession au pouvoir en 1934, de trouver une solution à la « question croate ». Il a permis la création d’une entité, la « Banovine de Croatie ». La transformation de la Yougoslavie centralisée en un État fédéral n’est cependant pas l’objet d’un consensus suffisant de la part des représentants principaux des peuples serbe, croate et slovène. Leurs rivalités, focalisées sur la domination de territoires à populations mixtes, semblent ravivées par la mise en œuvre d’une politique destinée justement à sauver l’État commun. L’opinion serbe, en grande partie, conteste la délimitation de la « Banovine de Croatie », et estime nécessaire que soient réaffirmés ses intérêts particuliers. L’idéologie du « yougoslavisme » unitaire ne guide quasiment plus personne, mais la mutation fédérale, voire confédérale, est entreprise de façon déséquilibrée, dans un climat de surenchère et de suspicion.

3 Par ailleurs, le régent Paul est soumis à la pression des conquêtes et des influences allemandes et italiennes présentes dans tout l’environnement proche, à l’exception de la Grèce. Anglophile, il sait ne pouvoir compter sur un soutien suffisant de Londres et cède à Hitler, en signant l’adhésion au Pacte tripartite, le 25 mars 1941, à Vienne. L’accord semble avoir prévu de ne pas engager la Yougoslavie sur le champ de bataille. Hitler s’est montré intéressé par le maintien d’un pays uni et quasi-neutre, source future d’approvisionnement et zone de passage libre. En vérité, il ne conçoit pas de

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refus. La tension des relations serbo-croates est également une faiblesse majeure de l’État yougoslave dans sa politique étrangère.

4 L’opinion serbe, ses principaux partis et les figures de l’Église orthodoxe réagissent contre ce pacte. Il en est de même dans les secteurs pro-britanniques de l’institution militaire. Dans la nuit du 26 au 27 mars, un putsch est mené par le général Borivoj Mirković. Le régent Paul est contraint de se retirer et le jeune roi Pierre est proclamé majeur. À Belgrade et en province (dans les principales villes de Serbie, du Monténégro ainsi que Sarajevo, Skopje, Split et Ljubljana), la rue (où se retrouvent étudiants, sympathisants pro-occidentaux, en majorité pro-yougoslaves et serbes, ainsi que membres du parti communiste et de ses sections de jeunesse) manifeste son soutien par les slogans : « Mieux vaut la guerre que le pacte ! Mieux vaut la tombe que l’esclavage ! Dehors Hitler ! Vive la liberté !1 »

5 Le général Dušan Simović forme un gouvernement de large rassemblement avec Maček (que Londres encourage à accepter et qui pose, entre autres, comme condition, la non dénonciation du Pacte). Une volonté domine de tempérer les relations avec Berlin et Rome, comme si le camouflet pouvait être occulté. L’état-major général veut mobiliser, mais le nouveau gouvernement entend parlementer, gagner du temps. Le ministère de la guerre tergiverse. Hitler, lui, a ordonné, dès le 27, d’attaquer la Yougoslavie. Il entend la « punir », sans prendre la peine de lui déclarer la guerre. Le bombardement de Belgrade, le matin du 6 avril, inaugure un rapide assaut du pays. Il marque aussi, de la part du Führer, une volonté de traiter la partie serbe de la façon la plus brutale. L’ordre de mobilisation générale de l’armée yougoslave est enfin lancé le 7. La « guerre d’avril » a été conçue rapidement par Berlin. Elle doit être menée de la même manière. L’opposition fournie par l’armée yougoslave est inégale, beaucoup trop faible pour soutenir quelque front solide. La défaite est consommée en dix jours à peine.

6 Le 15 avril, le haut commandement est arrêté sans difficulté par les Allemands, dans les environs de Sarajevo. Deux jours plus tard, le général Kalafatović signe à Belgrade une capitulation sans condition. Le roi et quasiment tous les membres du gouvernement sont, alors, déjà partis pour la Grèce. Maček, qui a quitté le gouvernement le 8 avril pour Kupinec, près de Zagreb, en compagnie d’autres ministres croates, a appelé, deux jours plus tard, à la loyauté à l’égard du nouveau pouvoir oustachi. Le lien entre l’armée et le pouvoir civil est rompu, le pays rapidement dépecé. Simović, en fait, n’a pas mandaté Kalafatović pour solliciter autre chose qu’une trêve (se référant à la situation de la France en 1940), mais cela sans concertation avec son cabinet2. 375 000 soldats et officiers sont faits prisonniers : Serbes, Monténégrins et Slovènes, ils sont envoyés dans des camps en Allemagne3. Les militaires croates se sont peu opposés à l’envahisseur, assez souvent l’ont attendu avec bienveillance. Les germanophones locaux ont de suite rejoint la Wehrmacht. Des hommes échappent à la captivité et vont rejoindre leurs villes ou régions d’origine. Le pays est vite démantelé, au profit de Berlin, Rome, des États voisins, de ceux pour qui, la Yougoslavie, « créature de Versailles », n’était que le cadre d’une « hégémonie grand-serbe ».

7 Le colonel Dragoljub Mihailović (1893-1946), assistant du chef d’état-major de la Deuxième armée au nord de la Bosnie, refuse aussitôt la capitulation.

8 Le 13 avril, il a eu à organiser une « unité rapide motorisée » afin d’effectuer une mission de reconnaissance. Le 14, il a pris la ville de Derventa, que tenaient des Croates en

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rébellion. À Doboj, le 15, quand le haut commandement est arrêté, il s’est dirigé au sud et a perdu tous ses véhicules dans un accrochage avec une colonne allemande.

9 Il prend alors le maquis4. Le 20 avril, il apprend la capitulation signée trois jours plus tôt, et annonce à ses hommes qu’elle ne l’engage pas. Il entend mener une activité de guérilla, comptant sur le soutien des Britanniques toujours en lutte, conduisant des actions de sabotage de la voie ferrée Zavidovići-Han Pijesak et des équipements de communication. Les Allemands le repèrent. Il est attaqué également par une unité croate et une milice musulmane. Se repliant vers l’est, il passe la rivière Drina séparant la Bosnie de la Serbie, le 29 avril, au nord de Višegrad. En Serbie, il compte trouver un terrain favorable, envisage d’abord de se rendre sur le mont Rudnik, bien situé, à distance relative de Belgrade et des autres villes serbes de Šumadija (région considérée comme un haut lieu des luttes nationales passées). Réunissant à nouveau ses hommes, dont des recrues faites en chemin, il déclare ne vouloir garder avec lui que les volontaires, et libère les autres de leurs obligations le 5 mai (six officiers et une vingtaine d’hommes le quittent). Il se rend alors au village de Struganik pour consulter son ami Aleksandar Mišić, le fils du renommé voïvode5 de la Première Guerre mondiale. Son groupe va l’attendre aux alentours, au lieu-dit Ravna Gora (« Montagne plate »), le 11 mai. Il compte alors sept officiers et vingt-quatre hommes dont deux Croates, six Macédoniens et un Juif. Il rejoint ces hommes le 13. C’est ce col, entre les monts Maljen et Suvobor, qui donnera son nom au mouvement. Selon l’un de ses subordonnés : « Ravna Gora (997) est le bastion ultime au sud-ouest du massif du Suvobor. De ce lieu, il était décidé à donner, encore une fois, une leçon à l’ennemi jaune et noir (couleurs de l’Empire austro-hongrois) et à l’avertir, que pouvait se reproduire le 20 novembre 1914, début de la bataille de Suvobor.6 »

10 L’endroit assure une relative sécurité. Il est difficile d’accès aux véhicules motorisés et fournit plusieurs pistes d’évacuation. Mihailović envoie Mišić prendre des contacts à Belgrade, et expose à nouveau ses vues : organiser une armée clandestine avec le soutien britannique puis mener, le moment opportun, à la libération du pays. Les forces de l’Axe se sont imposées rapidement et brutalement. Une lutte frontale n’est déjà plus possible. Le colonel est convaincu de la victoire britannique à terme. Il s’agit de préparer en ce sens la Yougoslavie, de constituer des réseaux avec les militaires disponibles et de gagner la bienveillance de la population. Aucun programme politique n’est formulé. « Son ambition était d’empêcher une « reddition morale » de son peuple, en maintenant un centre de résistance, qui puisse représenter une Yougoslavie “ libre” .7 »

11 Les hommes qui constituent ce mouvement sont rapidement appelés « Tchetniks » (membre d’une « četa », petite unité, et en référence aux francs-tireurs serbes mobilisés au début du siècle pour lutter contre les autorités turques, puis les komitadjis bulgares et les « irréguliers » albanais en Macédoine et au Kosovo).

12 Mihailović ne donne donc pas à sa démarche de fondement politique explicite. Il la conçoit comme la poursuite d’un « effort de guerre » interrompu trop vite. « La politique » est bien plutôt associée aux faiblesses qui ont causé l’effondrement de l’État. Les hommes qui vont être ses premiers « conseillers politiques » sont animés d’un esprit assez semblable. Civils, mobilisés en tant qu’officiers de réserve, ils partagent l’idée que la Yougoslavie, sa composante serbe en tout état de cause, ne peut en rester là, ni accepter sans coup férir la domination de l’Axe et de ses alliés. « Il était clair qu’il ne venait à l’esprit de personne de traiter la question politique. Seuls, l’idée et le désir, que le peuple, dans son ensemble, s’oppose de toutes ses forces à l’occupant

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et à ses collaborateurs, les portaient. Etant entendu qu’étaient exclus, ceux qui considéraient les Allemands, vainqueurs, et l’état de fait comme définitif.8 »

13 Ces dispositions d’esprit sont celles d’un Mladen J. Žujović (1895-1969). Elles se forgent et déterminent son engagement à résister, dans les jours qui suivent l’annonce de la capitulation de l’armée yougoslave et le départ en exil du roi et des principaux dirigeants9. Au service de l’état-major du général M. Damjanović, à Prijepolje, quand arrivent les Allemands, le 16 avril, il décide en compagnie de son ami Dragiša Vasić (1885-1945), de ne pas se rendre aux vainqueurs et de quitter la ville. Le lendemain, les deux hommes partent pour la région d’origine de Vasić, en Serbie occidentale10. Pendant près de deux mois, Žujović se cache dans la région de Rudnik et s’enquiert de l’évolution de la situation. Informé il se rend au quartier général qu’a établi Dragoljub Mihailović à Ravna Gora, non loin de là. C’est sur son idée, qu’est entreprise alors la formation d’une instance politique propre au mouvement11. Il présente au colonel un « Projet de formation et d’organisation d’un organe exécutif civil et politique sur lequel aura à s’appuyer la branche militaire du mouvement »12. La proposition de constituer un collectif de personnalités de la vie politique, de la vie culturelle et des sociétés patriotiques, ainsi qu’un représentant de l’état-major de Mihailović, est acceptée début août. Jusque- là, et ce depuis la mi-mai, un état-major clandestin œuvre dans la capitale, réunit des fonds et espionne notamment les télécommunications.

14 Žujović est désigné comme membre du nouvel organe, baptisé par le colonel « Comité central national » (CNK en serbe). Il est rapidement envoyé à Belgrade pour l’y fonder et organiser. Chemin faisant, il va rencontrer Vasić, aux environs de Gornji Milanovac, afin de « partager avec lui ses impressions et espoirs13 ». Vasić rejoint à la mi-août Dragoljub Mihailović à Ravna Gora. Il s’y installe pour devenir ensuite le conseiller politique principal du mouvement.

15 À Belgrade, les principaux partis politiques ont vu leurs leaders prendre le chemin de l’exil, en tant que membres du gouvernement issu du pronunciamiento qui a défié Hitler. Ce sont Momčilo Ninčić et Miloš Trifunović du Parti radical, Milan Grol et Boža Marković du Parti démocrate, Srđan Budisavljević du Parti démocrate indépendant, Bogoljub Jevtić et Petar Živković du Parti national yougoslave ainsi que Milan Gavrilović de l’Union agrarienne, appelé comme ambassadeur à Moscou. Juraj Krnjević et Josip Šutej représentent, dans le gouvernement en exil, le Parti paysan croate.

16 La population est sous le choc d’un abandon de fait aux soldats et cadres allemands. L’opinion désemparée, quand bien même certains entretiennent une forme d’espoir en écoutant Radio Londres, voit de suite toute expression interdite. « Une grande part du courant bourgeois antifasciste se replia, se protégea au travers un comportement discret, une indifférence pour la politique, en vivant avec peine les souffrances serbes.14 »

17 Le gouvernement des « commissaires » de l’ex-ministre de l’intérieur Milan Aćimović, formé le 1er mai, assume la position de pendant civil de l’autorité militaire allemande. Il est composé de membres de formations de faible audience, de quelques personnalités liées, comme Aćimović, à l’ancien premier ministre Stojadinović (rare Serbe que les autorités allemandes semblent estimer), ou à Dimitrije Ljotić (« disciple » local de Charles Maurras et le plus idéologiquement déterminé en faveur du « nouvel ordre européen »). D’autres germanophiles, plus en vue, le complèteront en juillet autour du général Nedić15.

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18 Žujović a donc fort à faire pour constituer et animer le nouveau CNK. Né à Belgrade, le 5 juin 1895, d’un père médecin-chef d’une unité hospitalière de la capitale, élève de l’Académie militaire (46ème classe), il a été mobilisé lors de la Première Guerre mondiale, évacué à Corfou en janvier 1916, puis s’est battu sur le Front de Salonique, a été décoré. En 1920, il a quitté l’armée pour protester contre la promotion jugée illégitime de militaires qui avaient servi dans l’armée austro-hongroise. Il a entrepris des études de droit à Paris et obtenu une thèse, en 1928, avec pour sujet : « Le pouvoir constituant dans les constitutions serbes »16. À défaut de la carrière diplomatique qu’il souhaitait, il a ouvert en 1932, un cabinet d’avocats à Belgrade, avec son ami (depuis mars 1915) Dragiša Vasić. Membre, comme lui, du « comité principal » du Parti républicain, il s’est engagé plus vivement sur le devant de la scène quand il a adhéré au Club culturel serbe en 1937. Francophile, il a été décoré de la Croix de chevalier de la Légion d’honneur en 1936, pour son activité au sein de la « Société des amis de la France ». Il est mobilisé en avril 1941, comme lieutenant de réserve d’infanterie.

19 À l’instar de Mladen J. Žujović, chargé d’organiser l’instance politique officielle du mouvement, il faut noter l’appartenance des principales personnalités autour de Mihailović (dont l’orientation personnelle se rapproche plutôt des agrariens) à une formation de modeste assise électorale : le Parti républicain, dont sont membres Dragiša Vasić, Vojislav Vujanac et Jovan Đonović, futurs cadres du mouvement de Mihailović.

20 Ce parti, composé principalement d’intellectuels et d’universitaires hostiles au principe monarchique perçu comme « …défenseur naturel et historique de la richesse illimitée et des minorités privilégiées »17 et convaincus de la nécessité de dissocier la dynastie de l’avenir de l’Etat yougoslave, n’a pas de base électorale étendue. L’enseignant, écrivain et député, Jaša Prodanović (qui rejoindra Tito en 1944) et le philologue, ancien chef de gouvernement et ministre de l’éducation, Ljubomir Stojanović en sont les deux figures principales, à sa création en tant que Parti républicain démocrate, en janvier 1920. L’année suivante, il devient Parti républicain yougoslave et se détermine pour une organisation fédérale du pays, reconnaissant les individualités serbe, croate et slovène et exprimant le souci d’un équilibrage de la domination démographique des Serbes (Stojanović reconnaît également la spécificité de la langue macédonienne et propose un statut d’autonomie pour la région, considérée à Belgrade comme « Serbie du sud »), le suffrage universel direct à bulletin secret, l’indépendance de la justice, l’égalité hommes-femmes, la limitation de la journée de travail, la protection de femmes et enfants au travail. On lit dans son programme : « Le régime républicain et un ordre social juste dans notre nouvel Etat yougoslave ! En d’autres mots, la liberté politique et la justice sociale. Le parti républicain démocrate est contre la révolution sociale mais pour une réforme agraire profonde, pour la protection des travailleurs face à l’exploitation excessive du capital, la destruction du spahiluk18 ; défenseur des pleines libertés démocratiques, de la souveraineté totale du peuple dans l’Etat : le PRD est aussi pacifiste, adversaire des conflits armés entre les peuples…19 »

21 Ce parti n’a pas subi les foudres particulières du régime autoritaire entre 1929 et 1935, du fait notamment de son expression principale dans les salons et les cercles académiques. On note la proximité de nombre de ses membres avec les milieux s’inscrivant dans la filiation de l’organisation secrète nationaliste « L’union ou la mort » dite aussi « la Main noire » (liée à l’attentat de Sarajevo en 1914 et dont le leader Dimitrijević dit Apis a été condamné à mort par les autorités serbes en 1917). La revue Republika est toutefois interdite depuis 1925. Žujović, Vasić, Vujanac et Đonović appartiennent à la jeune génération de ces républicains.

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22 Leaders républicains, agrariens et autres se retrouvent à l’avant-veille de la guerre dans une formation dont la vocation n’est pas initialement politique, mais qui va fédérer et exprimer le mécontentement croissant de l’opinion serbe : le Club culturel serbe (Srpski kulturni klub, SKK). L’éminent juriste et historien Slobodan Jovanović en est le président.

23 Mladen J. Žujović s’est exprimé régulièrement dans les colonnes du journal du Club : « Srpski glas » (« La Voix serbe »), dont Vasić est le rédacteur en chef, et sous- titré : « Jako Srpstvo-Jaka Jugoslavija » (traduisible par « Serbité forte-Yougoslavie forte »). Il tient notamment une chronique consacrée à la situation des fronts guerriers entre 1939 et 1940 : Finlande, Norvège, Belgique. Des extraits de son journal de la guerre précédente y sont publiés. Toutefois Žujović s’attache à mettre en relief les caractères nouveaux de la « guerre totale », les armes et tactiques nouvelles, et en particulier l’importance de la propagande. S’il constate que les moyens déployés à Berlin et Rome sont imposants, il n’en soutient pas moins que : « Les décisions sont prises plus vite dans les dictatures mais celles que prennent les gouvernements démocratiques ont davantage d’autorité, elles sont plus fortes.20 » Selon lui, les méthodes des régimes autoritaires, de pressions psychologiques, fondées sur l’émotion, appuyées sur un monopole de l’information sont dommageables à terme et vouées à l’échec.

24 Žujović comprend que le second conflit mondial est engagé autour de « questions idéologiques », de valeurs et de systèmes politiques antagonistes. En ce qui concerne la Yougoslavie, il considère la redéfinition des intérêts serbes comme l’urgence. Il justifie le besoin d’une formation « transpartisane » nouvelle (le SKK) par la nécessité de faire face aux dérives anti-démocratiques du temps (que les partis seuls ne pourraient enrayer) en même temps que par celle d’un renouveau de cohésion nationale dans ce contexte critique. Il donne comme exemple, dans un article du 11 avril 1940, la détermination de Paul Reynaud et l’idée du nouveau président du Conseil de constituer une union franco-britannique. Démocratie et cadre de l’État-nation lui semblent solidaires, en même temps que de nouvelles modalités de coopération internationale sont requises. L’appartenance de la Yougoslavie au camp des démocraties occidentales ne doit pas faire de doute pour lui.

25 A Belgrade donc, à la fin de l’été 1941, Žujović s’efforce d’entretenir des liens et d’en tisser de nouveaux. Son jeune frère, Milan, professeur à la Faculté de droit, le seconde dans la capitale occupée. Il rencontre régulièrement Dragoslav Stranjaković et Vojin Andrić du Club culturel serbe, les républicains Vujanac et Prodanović (âgé, le co-fondateur du parti lui dispense des conseils). Plus tard une coopération avec Miodrag Marković du Parti démocrate et Vojislav Grol, le fils de Milan, est initiée, tandis que les contacts avec un représentant du Parti paysan croate de Maček21 se poursuivent. Dans un mouvement d’abord d’essence militaire, Žujović défend une marge de manœuvre conséquente pour les civils/politiques. Circulant entre la capitale et une résidence dans la région du Kosmaj (qui ouvre plus au sud sur les collines et reliefs boisés de la Šumadija où les unités de guérilla ont leur cantonnenement), il a aussi en charge les problèmes d’intendance, de ravitaillement et de santé de sa famille. Il est finalement arrêté en mars 1942 par la Gestapo, libéré deux mois plus tard sur intervention d’une de ses relations, faute d’éléments probants à son encontre.

26 Dans le journal qu’il tient à partir de juin, on observe un suivi régulier de la situation des fronts en Afrique et en Russie principalement. Partant d’une fidélité sans failles à la cause alliée, Žujović fait montre d’une conscience assez nette, dès cette époque, du risque d’un décalage entre la stratégie adoptée par Mihailović (préparation à une

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intervention alliée sans combats prématurés et coûteux pour la population civile) et les intérêts majeurs des « grands alliés ». À cet égard, il note que la nomination de Mihailović au grade de général d’armée (en juin) pourrait permettre à Londres d’exiger de lui qu’il passe à l’action quand les Britanniques eux le jugeront nécessaire22.

27 Les observations de Žujović révèlent également une perception claire et précoce des points faibles de l’organisation même de Mihailović.

28 À Belgrade, où le travail de renseignement, d’espionnage militaire, d’infiltration de l’administration, de mise en cohérence d’orientations politiques différentes avant- guerre doit se faire avec discrétion et rigueur, divisions et querelles se succèdent pourtant. L’attribution de responsabilités clairement établies tarde. Le commandement militaire de la ville dissimule mal des velléités de s’imposer aux civils. Le général Trifunović, commandant pour la Serbie de l' « Armée yougoslave dans la patrie » (appellation des troupes de Mihailović depuis l’hiver 1941), intervient, lui, en faveur des civils. Pendant plusieurs mois, Žujović sollicite un partage reconnu des compétences. Il finit, en septembre, par proposer sa démission à Mihailović.

29 À la campagne, la politique de « légalisation » des troupes que Mihailović a levées pendant l’été et l’automne 1941, lui semble avoir rapidement dérivé. En juillet 1942, il constate : « Un des aspects de faiblesse de l’organisation de Mihailović, c’est l’appui sur les unités de l’armée de Nedić. Les tchetniks sont très impopulaires, car ils sont brutaux et parasites, des vauriens. Le peuple ne peut pas leur pardonner la collaboration avec les Allemands. Peut- être le double jeu serait-il admis si les commandants des unités tchetniks savaient bien se comporter, mais ils sont malhabiles, insuffisamment intelligents.23 »

30 De toute évidence, la « légalisation » a provoqué une quasi-absence de subordination des chefs locaux, dont certains se constituent de véritables petits fiefs. Ne relevant pas d’une autorité unique, ils ont eu toute latitude pour devenir de petits « seigneurs de la guerre » (ce que Mihailović observe et déplore également à maintes reprises), compte tenu de la structure de milice territoriale donnée initialement à cette armée.

31 Žujović fustige régulièrement l’administration du général Nedić qui a succédé à Aćimović et sa propension à anticiper même les demandes allemandes. Il qualifie la plupart de ses membres d' « aminaši24 ».

32 Dans le Kosmaj, de petites unités de partisans communistes opèrent aussi. Les paysans locaux sont d’abord méfiants. On craint les menaces sur les biens et la propriété, l’hostilité de principe manifestée « au roi et à la patrie ». Puis, suite aux comportements déplorables de nombre de tchetniks, aux réquisitions croissantes des Allemands que Nedić ne peut tempérer, « les communistes…sans aucun mérite, voient grandir leur réputation et le peuple, de façon assez justifiée, voit en eux les champions de la justice.25 » Mais, pour Žujović, un peu plus loin : « En théorie, les communistes ont peut-être raison (par leur activisme) mais la défaite allemande n’aura pas de sens dans un pays désert.26 » En effet, le « régime » de représailles des forces d’occupation est très lourd en Serbie : 100 otages serbes tués pour un officier allemand tué, 50 pour un soldat. Cela handicape tout particulièrement une organisation dont quantité de cadres voient leurs responsabilités exposées du fait de la partie publique ou semi-publique du double jeu pratiqué.

33 Žujović fait état de rumeurs croissantes, dans les villages, sur les passages de locaux et de voisins dans le « camp des partisans ». Il expose, par exemple, la manière avec laquelle un paysan cossu (« najveći gazda ovdašnji »), pensant qu’il est lui-même sympathisant communiste, justifie sa nouvelle adhésion. L’homme lui relate, qu’après

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un séjour en prison à Belgrade, l’égalité éprouvée entre détenus, la solidarité face à l’adversité l’ont entraîné : « Nous étions deux cents dans la pièce numéro 4 à Banjica27, tous ensemble, du Tzigane jusqu’au Roi, médecins, juristes, gens instruits, tous nous appelant camarades et tous respirant comme un seul homme... Assieds-toi bien confortablement m’sieur Mladen, notre heure arrive.28 »

34 Alors qu’une nouvelle campagne de répression à l’encontre des membres de l’organisation de Mihailović est menée dans la capitale, et que son nom est de nouveau cité dans ce cadre début août 1942, Žujović décide d’interrompre ses allées et venues et de demeurer à la campagne. Il apprend, le 31, que sa maison de famille à Belgrade a été investie par la Gestapo.

35 Attentif toujours aux informations internationales, il se réjouit des difficultés allemandes à Stalingrad, mais craint que les Allemands soient plus enclins à la répression localement. Ceux-ci semblent, à la mi-octobre, assurés d’avoir démantelé l’organisation à Belgrade. Hébergé chez des amis, de retour dans la capitale, Žujović est décidé à se démettre de ses fonctions, affligé toujours par l’inorganisation et les ambitions personnelles tant dans le Kosmaj qu’à Belgrade. Il envoie des dépêches pour être remplacé, puis fait part de sa démission à Mihailović. Le 19 octobre 1942, il reçoit un courrier qui lui demande de le rejoindre à son quartier général. Il va s’y rendre.

36 Žujović retrouve le général-ministre29 dans le mois qui suit, au nord du Monténégro où il est installé depuis juin. Žujović est nommé en décembre 1942, membre du Comité exécutif du Comité central national (CNK), en compagnie de Dragiša Vasić et Stevan Moljević, créateur avant-guerre d’une section du SKK à Banja Luka en Bosnie occidentale. Au quartier général, il est très proche de Mihailović. Les deux hommes ont des échanges réguliers. Žujović retranscrit notamment les propos acerbes, tenus le 28 février 194330, à l’encontre de l’allié britannique, en présence du colonel Bailey et pour lesquels Churchill demandera des explications au gouvernement yougoslave en exil31. Début mai 1943, Mihailović le nomme commandant de l’ « Armée yougoslave dans la patrie » pour les régions de Bosnie occidentale, de Lika (arrière-pays montagneux de Croatie occidentale où vit une importante population serbe) et de Dalmatie, zone qui se trouve sous domination italienne. Il s’agit de remplacer, à Split, le défunt Trifunović- Birčanin.

37 Sous pseudonyme, Žujović va œuvrer à élargir l’assise politique du mouvement. Il faut, pour cela, corriger l’image d’une formation exclusivement serbe et menaçant les autres peuples d’une nouvelle hégémonie. Mihailović a lui-même décidé cette mission et choisit un personnage capable de la mener. Jusqu’alors, le gros des Croates favorables à l’union yougoslave (membres du Parti populaire/national yougoslave ou de la société de jeunesse Sokol), relativement bien représentés dans les villes du littoral dalmate, ont affiché leur soutien au leader de l’ « Armée yougoslave dans la patrie ». Les écrivains Niko Bartulović et Đura Vilović sont allés à sa rencontre. L’ancien maire de la ville Jakša Račić a rejoint Trifunović-Birčanin en mars 1942. Ils ont formé un « Demokratski blok ».

38 À Split, Žujović s’évertue aussi à nouer des relations avec les représentants du Parti paysan croate, parti phare dans l’opinion croate et du Parti démocrate indépendant, défenseur traditionnel d’une entente fédérale serbo-croate, influent hors de Serbie. Il prend contact avec des officiers croates à Split et en mobilise une dizaine pour former, dans l’arrière-pays avec une centaine d’étudiants, deux unités croates intégrées à l’armée de Mihailović. La question de l’équipement et de l’armement reste posée avec

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acuité. La dépendance dans laquelle se trouvent les tchetniks locaux vis-à-vis des Italiens (qui ont aidé les Serbes à se défendre contre les Oustachis et les utilisent contre les partisans) et dont Žujović voulait sortir, ne peut être abolie à court terme. Il convient de bénéficier encore d’une aide matérielle tactique, sans compromettre la stratégie. Le nouveau commandant dénonce tout de même ceux qui ont fini par voir dans les occupants « nos « sauveurs ». »

39 Des difficultés se font jour également avec les communistes qui livrent par voie d’affichage publique les noms des membres de l’organisation de Mihailović. Au sein même de celle-ci, les problèmes sont importants : « Les vieilles fautes étaient lourdes et toujours mises en évidence contre nous. Ceux qui s’étaient signalés comme “grand-serbes”, brutaux, comme adeptes exclusifs de la prétendue « idéologie tchetnik » que Draža (Mihailović) avait condamnée (ce qui ici ne se savait pas), je les ai éliminés.32 »

40 Toutefois, Žujović a le sentiment de progresser. Il fédère et crée un organe civil : le « Comité patriotique ». Mais il est interpellé par les Italiens à la fin du mois de juin 1943, puis est relâché début août. Il poursuit ses entreprises et circule entre Split, l’arrière-pays, Knin et l’Istrie au nord. Sur le mont Dinara, son quartier général est attaqué par les partisans. Des renforts demandés au général-ministre tardent alors à lui parvenir.

41 Le 3 septembre 1943, Mihailović le sollicite pour rencontrer les autorités militaires italiennes en anticipant un désengagement dont les signes avant-coureurs lui sont rapportés. Il s’agit de récupérer armement et troupes éventuelles. Il se rend à Šibenik le lendemain, puis à Zadar, obtient des promesses de ralliements. A l’annonce de la capitulation, le 8 septembre, il proclame la mobilisation générale contre les Allemands en Dalmatie et tente d’éviter l’aggravation du conflit avec les partisans. En définitive, ce sont Allemands et partisans qui profitent le plus du retrait italien. Les uns et les autres progressent en direction de la côte. Sous leurs menaces respectives, Žujović quitte le pays, le 10 à Opatija, en prenant la mer. Il a alors en tête de rejoindre les Britanniques avant d’être réexpédié auprès de son leader. Il est à Brindisi le 16 septembre, puis se rend en Égypte le 3 octobre via Tunis. Au Caire, il entre en relation avec les membres du gouvernement dit « de fonctionnaires » (sans membres des partis) du diplomate Purić, en place depuis le 10 août 1943. Refusant une proposition de l’intégrer, il demeure en contact direct avec Mihailović, qui fait de lui son délégué officiel à l’étranger.

42 Il faut dire que les travaux des différents cabinets yougoslaves en exil, à Londres d’abord, ont été marqués par l’aggravation des relations serbo-croates, par des différends dans le « camp serbe » entre militaires et civils, fédéralistes et centralistes, « yougoslaves » et « panserbes », conservateurs et libéraux, sans parler des intrigues de toutes sortes. Le statut de ministre de l’armée de Mihailović a été reconduit, mais la défiance des Britanniques à son égard n’a cessé de croître, tout comme l’agacement à l’égard des exilés.33. Le jeune roi Pierre projette de rejoindre Mihailović à son « quartier général de montagne » afin de manifester son attachement et forcer les Britanniques à poursuivre leur soutien. Žujović veut faire de même, mais le général-ministre lui fait savoir dans un message le 26 octobre 194334, qu’il préfère un travail d’influence auprès des alliés, là où il se trouve. Le projet du roi échoue. Il subit la pression croissante des autorités britanniques qui veulent remplacer Mihailović. Le désir de mariage du souverain, que la plupart des politiques yougoslaves considèrent comme inopportun, tend également à affaiblir sa position. L’accablement commence à gagner les soutiens

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de Mihailović. Il est qualifié de traître à Moscou devant un congrès panslave à la mi- octobre (substitut du Komintern dissous dans l’année) et de « Quisling » par l’agence Reuters début novembre.

43 À la demande de Ralph Stevenson, ministre britannique auprès de la cour du roi Pierre, Žujović rédige un rapport qui distingue les stratégies politiques de Tito et de Mihailović35. Il affirme que le mouvement de celui-ci n’est en rien dominé par une idéologie réactionnaire ou anti-démocratique « Un des aspects de faiblesse de l’organisation de Mihailović, c’est l’appui sur les unités de l’armée de Nedić. Les tchetniks sont très impopulaires, car ils sont brutaux et parasites, des vauriens. Le peuple ne peut pas leur pardonner la collaboration avec les Allemands. Peut- être le double jeu serait-il admis si les commandants des unités tchetniks savaient bien se comporter, mais ils sont malhabiles, insuffisamment intelligents. 36» « Tout le monde sait qu’il faudra mener après-guerre de profondes réformes économiques et sociales … En tant que partisan convaincu de la souveraineté électorale populaire dans le sens le plus étendu du terme, et des libertés garanties, Mihailović considère toute organisation politique, économique et sociale comme devant émaner de la volonté générale »37 ou une volonté hégémonique serbe. Selon lui, après l’annonce des massacres oustachis, n’eut été l’action de Mihailović, tout projet de future Yougoslavie serait devenu inacceptable pour les Serbes. Le général soutient une Yougoslavie fédérale, il a entrepris un ralliement des troupes croates domobranes38, annonce des mesures de réparations pour contrecarrer les volontés de vengeance. Il convient ainsi de renforcer son action, notamment en ce qui concerne ses moyens de propagande, pour empêcher des dérives locales « grand-serbes anti-croates »39. Žujović justifie aussi les politiques de « légalisation » dans l’armée de Nedić et d' « accommodement » avec les Italiens (qu’il critiquait dans son journal auparavant en en pointant les effets pervers). Selon lui, ces politiques se sont imposées dans les régions où pesaient des menaces militaires et « existentielles » très fortes sur la population serbe. L’armée de Nedić serait « prête » désormais à « passer à Mihailović ». Là, où une autonomie militaire et une autosuffisance économique ont été possibles, ces politiques n’ont pas eu de raison d’être, à l’exemple de la Bosnie orientale et du Sandžak. Il reconnaît toutefois que la population a mal admis ce qui est apparu comme un ralliement à la politique de l’occupant. Pour leur part, poursuit-il, les partisans éliminent les élites sociales serbes et ont pour objectif essentiel d’imposer un régime de type bolchévique. Leur action ne peut être qu’antagoniste à celle de Mihailović. Žujović rappelle, qu’en tant que membre du Parti républicain et tout comme les « démocrates de gauche » de la revue « Napred » avant- guerre, il a pu éprouver des sympathies pour les communistes (en tant qu’avocat, il les a défendus à plusieurs reprises devant la Cour de sûreté de l’État), mais qu’une rupture « de nature morale » a eu lieu, en septembre 1939, quand leur fidélité à Staline l’a emporté sur tout sentiment de patriotisme40. Selon lui : « L’esprit international est une chose, l’internationalisme en est une autre… Mihailović considère aussi que la démocratie doit être organisée sur un principe universel et à travers l’étroite coopération de tous les peuples libres. Nos communistes, cependant, ont des objectifs plus modestes, car ils semblent qu’ils se satisfassent à présent d’une bolchevisation des Etats mûrs pour une stricte union avec l’URSS.41 »

44 Le journal tenu par Žujović révèle toutefois de nombreux doutes : sur l’avenir yougoslave, sur la possibilité de contrecarrer la prééminence des intérêts des grandes puissances, sur les innombrables intrigues, sur également, le leadership politique de Mihailović et la communication qu’il adopte à l’égard des Alliés. Il lui semble préférable

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de ne pas cacher la réalité de la situation difficile à Mihailović, comme le font certains responsables. Quand, à la suite de la conférence de Téhéran du 28 octobre au 2 décembre 1943, tout le soutien allié se porte sur Tito, l’accablement de Žujović atteint un paroxysme. Il remet même en question la pertinence du « coup du 27 mars 1941 » et va tenter de trouver appui auprès des agents américains et des forces françaises de la résistance. Le 26 décembre, Žujović propose au roi l’envoi d’une délégation auprès du général De Gaulle à Alger. Purić suggère à Žujović de former lui-même un nouveau gouvernement. Ce dernier refuse. Il n’entend pas non plus partir pour Londres et poursuit son activité en considérant que : « L’essentiel est de tenir.42 »

45 Mihailović réunit un congrès du 25 au 28 janvier 1944, à Ba, près de Ravna Gora. Des représentants de tous les partis serbes, à l’exclusion de l’extrême gauche communiste et de l’extrême droite, s’y associent au « ravnagoristes » hostiles jusque-là aux « vieux partis ». Ils constituent ensemble une « Union démocratique populaire/nationale yougoslave ». Quelques délégués croates (Vladimir Predavec, fils d’un bras droit de Maček, Bartulović, Vilović et le socialiste Parte), un Slovène et un Musulman y participent. Le Parti paysan croate s’est tenu en réserve. Un projet de fédération de trois entités est défendu. Le général lui-même dénonce les velléités dictatoriales prêtées à Mihailović, ainsi que les vengeances à venir des Serbes43. L’union affichée et l’adoption de résolutions démocratiques générales (des litiges et désaccords profonds demeurent entre, notamment, le président socialiste du congrès Živko Topalović et le « ravnagoriste » Stevan Moljević, qui défend prioritairement la constitution d’une entité serbe ethnique étendue) a un double objectif : interne, de rassemblement plus large ; et externe, de reconquête d’un soutien international.

46 Tenté à nouveau par un retour sur le terrain, Žujović en est dissuadé par le roi. Il se rend ensuite à Gaza, où stationne un contingent de l’armée yougoslave, à Beyrouth où il rencontre un délégué du « Comité français de libération nationale », des diplomates, militaires et journalistes. La publicité du congrès de Ba est faite dans quelques organes de presse, mais sa tenue ne change pas la donne à l’étranger. De retour au Caire, Žujović a un contact, le 25 février 1944, avec Bailey. Ce dernier, juste rentré de mission, critique « la retenue » de Mihailović. Début mars, Žujović se dit : « Draža doit faire quelque chose activement…les communistes se renforcent de plus en plus » et engage en ce sens le général, critiquant la passivité des troupes près du littoral. Le républicain Jovan Đonović, après des mois de tergiversations, se rend enfin à Alger le 25 mars pour y représenter Mihailović.

47 Le Roi, finalement marié le 20 mars (« contre quelles concessions ?44 » se demande Žujović), sous le parrainage de son oncle le roi Georges VI, cède aux pressions britanniques. Dans une interview quelques jours plus tard, il semble consentir à reconnaître Tito. Alternent toujours dans l’esprit de Žujović, doutes sur les capacités intrinsèques du mouvement, craintes des progrès de l’Armée rouge, nouveaux espoirs d’un retournement de la politique britannique ou d’une action décisive de Mihailović. Žujović apprend également le décès de son père à Belgrade. Le 1er juin 1944, le roi, démettant Purić de ses fonctions, forme un gouvernement avec le ban/gouverneur de la « Banovine de Croatie » Ivan Šubašić, qu’il charge d’intégrer Tito et son armée. Le 16, Tito entre dans le gouvernement. Le CNK et Mihailović dénoncent cette formation et composent, dans une position désespérée, un cabinet parallèle se prévalant du « roi captif ».

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48 La position de Žujović, délégué de Mihailović et du CNK, n’est plus tenable au Caire. Il fait établir à Alger une relation radio directe avec Mihailović et, avec l’aide de l’ambassadeur français quitte l’Égypte pour l’Afrique du Nord. Mihailović le charge alors d’organiser des troupes de prisonniers yougoslaves libérés par les Alliés. Il doit s’agir d’en intégrer une partie à la Légion étrangère et de former des unités (« stagiaires » des Français) préparées pour un retour au pays. Les Britanniques s’opposent bien entendu à ce plan. Le 12 septembre 1944, le roi appelle sur RadioLondres tous les combattants à rejoindre l’armée de Tito. Le 22, l’Armée rouge pénètre en Serbie où Mihailović a d’abord tenté de la recevoir en alliée. Le 20 octobre, Soviétiques et partisans de Tito entrent dans Belgrade. Mihailović, à qui le général Wilson a proposé de quitter le sol yougoslave, et qui offre en vain également de se placer sous le commandement des Alliés, passe de Serbie en Bosnie. Il s’évertue à y maintenir des troupes avant de tenter de retourner mener une guérilla en Serbie. Son armée défaite se délite. Il est traqué par la police politique titiste. Tout lien radio avec l’étranger est interrompu le 5 mai 1945. Terré avec quelques hommes, il est capturé en Bosnie orientale, près de Višegrad le 13 mars 1946. Acheminé immédiatement à Belgrade, son procès se déroule à partir du 10 juin. Condamné à mort le 15 juillet, son exécution est annoncée le surlendemain.

49 Žujović rejoint Paris le 25 novembre 1944, depuis Alger et dans l’avion du général Roger Testard. Engagé dans les activités de l’émigration politique, il échappe en juin 1945 à des agents des services secrets du nouveau pouvoir titiste, chargés de l’enlever, peut- être de l’éliminer. Accusé lors du même procès que Mihailović, il est condamné à mort par contumace, à la privation de ses droits civils et politiques, à la confiscation de ses biens et à la perte de sa citoyenneté. La pression exercée sur les autorités françaises par Belgrade le contraint à quitter le territoire45. Marié à une Française, père depuis peu, il embarque avec les siens et arrive à New York le 16 septembre 1946. De retour à Paris en décembre 1950, il contribue aux travaux d’assistance des réfugiés yougoslaves, œuvre dans les organisations de l’émigration et intègre l' « Institut de science économique appliquée » en tant que bibliothécaire. Plus tard il est nommé chargé de recherches. Apatride encore, il meurt à Paris, le 15 novembre 1969.

NOTES

1. Petranović, Branko, Srbija u drugom svetskom ratu 1939-1945, Beograd, 1992, p. 76. 2. Ibid., page 108. 3. Terzić, Velimir, Jugoslavija u Aprilskom ratu 1941, Titograd, 1963, pp. 575-576. Outre une nette supériorité technique, notamment pour l’aviation, l’artillerie lourde et les blindés, la Wehrmacht compte 870 000 hommes pour environ 600 000 Yougoslaves. 4. En serbe, « prendre le maquis » se dit : « partir dans la forêt » (« u šumu »). 5. Chef de guerre ; titre honorifique traditionnel. 6. Živanović Sergije M., Treći srpski ustanak 1941, knj.1, Čikago, 1962, p. 66. Mihailović a participé à cette importante victoire serbe en 1914.

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7. Karchmar Lucien, Draža Mihailović and the rise of the četnik movement 1941-1942, New York- Londres, 1987, p. 82. 8. Archives de Yougoslavie : Архив Југославије, Емигрантска влада, 103-5-51 in Николић Коста, Историја равногорског покрета, vol. 2, Београд, 1999, p. 353. 9. Žujović Mladen J., Ratni dnevnik 2, Jugoslavija u II svetskom ratu, Vrnjačka Banja, 2004, p. 9. 10. Žujović Mladen J., Eseji o ljudima i događajima, Vrnjačka Banja, 2004, p. 79. Žujović relate l’accueil, le 19, chez Boško Novaković, « un Tchetnik de la dernière guerre » qui a appris la mort de son fils au front à Skadar, il y a quelques jours, et refuse d’envisager que la guerre soit terminée. Il provoque, chez Vasić et Žujović, un sentiment de révolte contre la résignation, et de devoir d’encadrer une lutte de libération à venir. 11. Mihailović se souvient lors de l’interrogatoire avant son procès, qu’il a lui-même engagé la formation de l’instance politique. Cf. Рат и мир ђенерала II, « Choix de textes de guerre », Beograd, 1998, p. 499. 12. Žujović, « Ratni dnevnik 2 », op. cit., p. 9. 13. Žujović, Eseji... , op. cit., p. 87. 14. Petranović, op. cit., p. 163. 15. Ibid., p. 146. 16. Žujović, « Ratni dnevnik 1 », op. cit., p. 6. 17. Žutić Nikola, Liberalizam i Srbi u prvoj polovini XX vijeka, Beograd, 2007, p. 59. 18. Domaine attribué à un cavalier ottoman. Une des formes de la propriété dans l’ex-empire. 19. Žutić, op. cit., p. 59. 20. « Srpski glas », publié par Stijović Milun, Novi Sad, 2004 ; no 22, 11 avril 1940. 21. Žujović, « Ratni dnevnik 2 », op. cit., p. 60. 22. Ibid., p. 14. 23. Ibid., p. 21. 24. Ibid., p. 24, c’est-à-dire personnages enclins à se soumettre et répondre « amen ». 25. Ibid., p. 25. 26. Ibid., p. 32. 27. Quartier en périphérie de Belgrade où est installé un des principaux camps d’internement. 28. Ibid., p. 35. 29. Mihailović nommé ministre de l’Armée du gouvernement yougoslave en exil, en janvier 1942. 30. Fâché contre les demandes d’action des Britanniques, contraires à sa stratégie de préparation, et le peu d’armes qu’ils lui font parvenir, Mihailović tient, à l’occasion d’une fête locale au Monténégro, le 28 février 1943, en présence du colonel Bailey, un discours où il dit : « Depuis que la France n’est plus là c’est comme si nous n’avions plus personne au monde… Oh, nous sommes seuls, chers amis, nos alliés ressemblent à des marchands de viande humaine… Ils considèrent que nous n’avons pas assez perdu de sang et qu’il faut que nous nous épuisions dans des actions sans aucun intérêt militaire qui vont causer pourtant la mort de centaines et de milliers de Serbes. » Cf. « Ratni dnevnik 3 », pp. 357-358. Bailey répond à Mihailović et rend compte ensuite à Churchill. 31. Le journal tenu par Žujović, de novembre 1942 à août 1943, a été pris par les partisans à l’issue d’un affrontement au nord-est de Split en août 1943. Des informations sur la période et notamment ce texte du 28 février figurent dans un « Zbornik dokumenata » (« Recueil de documents ») qui, avec les « Journaux de guerre » (Première et Seconde Guerre mondiale), le volume déjà mentionné : « Esej o ljudima i događajima », composent la somme publiée en 2004, à Vrnjačka Banja, en Serbie, à partir d’archives familiales et de celles du « Hoover Institution Archives » de Stanford en Californie. 32. Žujović, « Ratni dnevnik 2 », op. cit., p. 94.

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33. D’autre part, les victoires de la Neretva et de la Sutjeska (mars et avril 1943), le recrutement important suite à la capitulation italienne en septembre, font des partisans de Tito, l’acteur majeur sur qui comptent le plus les Britanniques pour affaiblir les Allemands dans la région. 34. Žujović, « Ratni dnevnik 2 », op. cit., p. 145. 35. Žujović, Zbornik dokumenata, op cit., pp. 251-316. 36. Ibid., p. 21. 37. Ibid., p. 311. 38. « défenseurs de la patrie » ; force territoriale composée d’enrôlés par conscription obligatoire. 39. Ibid., p. 266. 40. Ibid., p. 311. 41. Ibid., p. 315. 42. Žujović, « Ratni dnevnik 2 », op. cit., p. 215. 43. Des cycles de vengeances, des massacres ont déjà atteint les milices et la population musulmanes de l’est de la Bosnie principalement, en réaction notamment aux exactions des Oustachis auxquels ont pris part certaines de ces milices. 44. Žujović, Ratni dnevnik 2, op. cit., p. 325. 45. Un article de l’Humanité, le 30 mars 1946, est titré : « Mihailović est en prison, ses agents sont à Paris ? » Žujović, « Ratni dnevnik 3 », op. cit., p. 318.

RÉSUMÉS

Mladen J. Žujović, un cas à part : un réformateur qui rejoint le mouvement de résistance de Mihailović, tout en critiquant les exactions des Tchekniks Cette communication traite des différents aspects et moments de l’action politique de Mladen J. Žujović, en Yougoslavie puis auprès des Alliés au Moyen-Orient, entre 1941 et la fin de 1945. Militant avant la guerre au Parti Républicain yougoslave qui se voulait à la fois libéral, pacifiste, partisan d’une réforme agraire et de la protection des travailleurs, décidé à ne pas accepter la défaite et à continuer la lutte contre l’occupant, il rejoint Mihailović dès l’été 1941 et, contraint de quitter son pays à la fin de 1943, le représente auprès des Britanniques. Il n’hésite pas à critiquer les exactions des Tchekniks, les divisions et la confusion du camp de Mihailović, il tente, à Split, de gommer les aspects trop serbes du mouvement, pour obtenir la participation de Croates et de musulmans, mais il reste opposé au communisme des partisans. Les Alliés ayant choisi de soutenir Tito, il se retrouve dans le camp des vaincus ; rejoignant la France, il condamné à mort par contumace en juillet 1945.

This communication deals with different aspects and stages of the political activities of Mladen J. Žujović, in Yugoslavia and then on the part of the allies in the Middle East, between 1941 and the end of 1945. Member before the war of the Yugoslavian Republic Party, which considered itself liberal and pacifist and which favored agrarian reform and the protection of workers, he resisted defeat and continued the struggle against the occupation.To that end he rejoined Mihailović in summer 1941 and, obliged to flee his country at the end of 1943, he represented it in England. He did not hesitate to criticise the demands of the Tchetniks, the divisions and the confusion of the Mihailović camp. In Split, he tried to erase the overly Serbian aspects of the movement, in order to secure the participation of the and muslims, but he remained opposed to the

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communism of the partisans. When the allies threw their weight behind Tito, he found himself on the losing side. Upon his return to France, he was sentenced to death by default in July 1945.

INDEX motsclesel Γιουγκοσλαβία, Σέρβια, Κροατία, Βελιγράδι, Παγκόσμιος Πολέμος (1939-1945) Index chronologique : guerre mondiale (1939-1945) Thèmes : Histoire motsclesmk Југославија, Белград, Србија, Хрватска Keywords : Mihailović Dragoljub (1893-1946), serbian nationalism, Tchetniks, Žujović Mladen J. (1895-1969), Serbia, Croatia, Belgrade, History Mots-clés : Mihailović Dragoljub (1893-1946), Banovine de Croatie, CNK, nationalisme serbe, Cvetković Dragisa (1893-1969), Domobranes, Tchetnik, résistance yougoslave, Kalafatović Danilo (1875-1946), Kosmaj, Mihailović Dragoljub (1893-1946), Mirković Borivoj (1884-1969), Oustachi, Šumadija, Tcheknik, Žujović Mladen J. (1895-1969) motsclestr Yugoslavya, Sırbistan, Hırvatistan, Belgrat, Dünya savaşı (1939-1945) Index géographique : Serbie, Yougoslavie, Croatie, Belgrade

AUTEUR

ROLAND VASIC INALCO CREE EA 4513

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Des médailles et leurs revers. Des anciens d’Espagne devenus « héros des peuples de Yougoslavie »

Hervé Lemesle

1 Sur les quelques 1 750 Yougoslaves qui se sont engagés dans les forces républicaines en Espagne entre 1936 et 1939, plus de 500 périssent sur les champs de bataille et dans les hôpitaux, et plus de 500 sont internés dans des camps en France à partir de février 1939. Environ 350 parviennent à rentrer en Yougoslavie avant ou après le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, et 250 prennent part à la « lutte de libération nationale » (NOB) dirigée par Josip Broz dit Tito entre 1941 et 19451. Parmi ces résistants, 63 sont décorés de l’ordre de « héros des peuples de Yougoslavie » de 1943 à 19752. Cet ordre est créé par décret de l’état-major suprême de l’Armée de libération nationale et des détachements de partisans de Yougoslavie (VŠ NOV i POJ) le 15 août 1943, pour récompenser ceux qui se sont distingués « pour faits héroïques, certifiés, sur le champ de bataille, et comportement héroïque devant l’ennemi. Il entraîne également des bénéfices financiers et des privilèges spéciaux pour le récipiendaire et sa famille »3. À cette date, le titre de héros national a déjà été attribué à 22 partisans – aucun « Espagnol » – et la médaille est délivrée à 1 322 combattants et dirigeants de la NOV jusqu’en 1975, par le Comité central du Parti communiste yougoslave (CK KPJ) jusqu’au 29 novembre 1943, puis par le Conseil antifasciste de libération nationale de Yougoslavie (AVNOJ) jusqu’en 1945, le Présidium de l’Assemblée nationale de la République fédérale jusqu’en 1953, le président de la République fédérale ensuite. La décoration est dessinée par un ancien d’Espagne, Đorđe Andrejević- Kun4, et réalisée par le sculpteur croate Antun Augustinčić ; elle représente un partisan tenant un drapeau rouge dans la main droite et un fusil dans la main gauche, avec une étoile à cinq branches au-dessus de la tête et entouré d’une gerbe de blé, et est tenue par un ruban rouge avec un liseré blanc de chaque côté.

2 L’objet de la présente étude est d’analyser les itinéraires des Yougoslaves qui ont combattu en Espagne et dans la Résistance en Yougoslavie ou ailleurs, et reçu ce titre honorifique, le plus prestigieux du régime titiste. Il s’agit de comprendre quels

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parcours ils ont empruntés jusqu’en 1941, le rôle qu’ils ont joué pendant la guerre, et les carrières qu’ils ont menées ensuite, en distinguant les réalités, les zones d’ombre et les mythes. Il est en effet nécessaire de dépasser les légendes « rouges » – unité des militants et acceptation sans réserve des directives du « génial » Tito, fraternité entre les différentes nationalités yougoslaves, lutte antifasciste pour la liberté et la démocratie – et « noires » – des communistes sanguinaires et prêts à tout pour établir un régime totalitaire au détriment des peuples yougoslaves, en particulier des Serbes5 et des Croates6 – pour retracer l’histoire complexe de l’accession des communistes au pouvoir en Yougoslavie lors du conflit le plus sanglant que le pays a subi. Une étude prosopographique des 63 anciens d’Espagne devenus héros nationaux permet d’analyser les relations entre individus et structures, et de cerner quelles sont les marges de manœuvres, les possibilités de conserver leur quant à soi des premiers dans les secondes7. Pour ce faire, nous disposons désormais de nombreuses sources : des notices biographiques8 que l’on peut confronter avec les dossiers personnels des militants des archives de Moscou9 et de Belgrade10 ; des témoignages, en particulier les mémoires écrites par les anciens d’Espagne après la guerre, et ceux de leurs homologues alliés, surtout les Britanniques qui ont participé à des missions militaires en Yougoslavie de 1941 à 1945. Les travaux d’historiens yougoslaves et occidentaux fournissent des précisions, et permettent d’exercer un regard critique sur les sources11.

Des militants aguerris en 1941

3 Les futurs « héros » sont en majorité jeunes lorsque la guerre commence en Espagne en 1936 – âge médian de 25,6 ans – , mais appartiennent à des générations différentes : cinq ont 35 ans et plus – nés entre 1895 et 1901, ils ont grandi avant la Première Guerre mondiale et deux ont pris part à celle-ci, Božidar Maslarić dans l’armée serbe et Marko Orešković dans l’armée austro-hongroise – , vingt-cinq ont entre 25 et 34 ans – nés entre 1902 et 1911 – et trente-trois ont moins de 25 ans –nés entre 1912 et 1919, le cadet a 17 ans. Cette répartition par âge montre que les volontaires en Espagne républicaine ne sont pas tous des jeunes sans expérience au moment de leur départ dans la péninsule ibérique. Ils appartiennent à différentes nationalités yougoslaves, ce qui jouera un grand rôle dans le succès de la NOB, Tito pouvant ainsi créer un mouvement de résistance ralliant presque toutes les nationalités du pays contrairement à ses opposants et rivaux. Près de la moitié sont des Croates, chiffre qui souligne l’importance de ce peuple dans le contingent yougoslave en Espagne et dans le mouvement des partisans, importance niée par beaucoup de Serbes dans les années 1990, associant alors systématiquement Croates et Ustaši fascistes 12. Vingt-quatre sont des Croates de Croatie – en majorité des Krajina : six de Lika, quatre de Kordun, un de Banija13 ; trois du Gorski Kotar et un d’Istrie à l’Ouest, deux de Dalmatie au Sud, deux de Zagreb, trois de Slavonie, un du Zagorje et un du Međumurje au Nord – et cinq des Croates de Bosnie. Sur les treize Serbes, qui ont un rôle capital dans la structuration de la NOB, sept sont originaires de Serbie, trois de Croatie, deux de Bosnie et un de Vojvodine. Les neuf Monténégrins sont surreprésentés par rapport à leur poids modeste dans la population yougoslave globale, mais ces farouches guerriers montagnards ont une grande influence dans l’armée traditionnellement, et dans la NOV en particulier. Il faut ajouter sept Slovènes, deux musulmans bosniaques, un juif de Bosnie, un Hongrois de Vojvodine et un Bulgare né en Croatie. Les principales nationalités yougoslaves sont ainsi représentées, mis à part les Macédoniens et les

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Albanais du Kosovo qui rallient tardivement le mouvement communiste, voire s’y opposent durablement pour les derniers. Les origines familiales des héros montrent le poids important des paysans – vingt dont six ouvriers agricoles – dans la structure de la population de l’époque, et la part relativement modeste des ouvriers : onze dont trois parents maçons et deux émigrés aux États-Unis, où ils sont morts alors que leurs enfants restés au pays sont jeunes. Les classes moyennes sont largement représentées – vingt-quatre –, avec sept commerçants, quatre enseignants et quatre employés de chemin de fer.

4 Vingt-six futurs volontaires en Espagne ont un niveau scolaire modeste, ayant fréquenté l’école élémentaire pendant quelques années, alors que deux ont été au lycée, six dans des écoles spécialisées – commerce, marine marchande, sous-officier et école normale – et vingt-trois à l’université. Cette forte proportion d’étudiants dépasse largement celle de la population globale, et explique en partie le rôle de cadres qu’ils ont en Espagne, pendant et après la Seconde Guerre mondiale. Six étudient les techniques, cinq la philosophie, quatre le droit, trois l’agronomie, deux la médecine, un l’architecture, un les mathématiques et la physique, un la littérature. La majorité reste en Yougoslavie – huit fréquentent l’Université de Belgrade, cinq celle de Zagreb, deux celle de Ljubljana et un celle de Skoplje – mais douze font ou poursuivent leurs études à l’étranger : huit à Prague, trois à Paris, un à Caen. Au niveau professionnel, vingt-huit futurs héros sont ouvriers – neuf métallurgistes et mécaniciens, quatre menuisiers et un bûcheron, trois cordonniers et un tanneur, trois boulangers et un meunier, deux mineurs et deux manœuvres – ce qui illustre les mutations sociales en cours en Yougoslavie, la volonté du KPJ de créer un parti prolétarien, et le poids déterminant des ouvriers dans les Brigades internationales (BI)14. Dix-neuf sont encore étudiants, neuf sont employés ou fonctionnaires, trois publicistes, un médecin, un juriste, un architecte, et un seul paysan. Près de la moitié ont émigré pour leurs études – onze –, pour des raisons politiques – douze cherchent à éviter la répression policière, le KPJ étant interdit depuis 1921 – ou économiques – huit tentent de mieux gagner leur vie à l’étranger – : dix en Tchécoslovaquie, huit en France, trois en Belgique, un en Italie, un en Autriche, un en Amérique, et sept en URSS. Ces « Moscoutaires » sont envoyés par le KPJ pour se former à l’École léniniste internationale (ELI) – Milan Blagojević, Rodoljub Čolaković, Ivan Gošnjak, Franjo Ogulinac – et à l’Université communiste pour les minorités nationales d’Occident (KUNMZ) – Aleš Bebler, Maslarić et Karlo Mrazović –, et deviennent ainsi des cadres du KPJ en Espagne et dans la Résistance. Certains émigrés sont obligés de changer souvent de lieu de résidence pour fuir la répression : Ivan Hariš ainsi séjourne successivement au Canada, au Mexique, à Panama, en Colombie, en Équateur, au Chili et en Argentine entre 1926 et 1936 ; Petar Vuksan vit en Autriche, en Allemagne, en France, en Belgique, au Luxembourg, en Italie, en Syrie, en Irak, en Palestine, en Iran, en Pologne et en URSS entre 1929 et 1938. Le nombre important d’émigrés et d’étudiants explique en partie que de nombreux « Espagnols » sont polyglottes : au moins vingt-quatre parlent russe, vingt-et-un français, seize allemand, onze tchèque, trois anglais, deux bulgare, deux hongrois, deux italien, un polonais ; plus de la moitié apprennent l’espagnol.

5 Tous les héros ont adhéré au KPJ avant de prendre part à la NOB : dix avant 1930 – dont Čolaković et Maslarić dès la fondation du Parti en 1919 –, trente entre 1930 et leur départ en Espagne, en particulier lorsque le KPJ adopte une ligne moins sectaire en 1935-1936, et vingt-trois pendant leur séjour en Espagne. Seuls deux d’entre eux ont

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milité dans un autre parti, le Parti paysan croate (HSS), principal parti croate prônant l’autonomie de la Croatie dans le royaume yougoslave dominé par les Serbes, et une société plus juste15. Trente sont emprisonnés avant l’Espagne pour leur implication dans le mouvement communiste, et sept sont internés dans des camps en Yougoslavie, où ils subissent les mauvais traitements de leurs geôliers mais bénéficient d’une formation militante poussée dans ces « universités rouges », en particulier à Sremska Mitrovica à l’Ouest de Belgrade ; Čolaković est ainsi condamné à 12 ans de détention en 1921 pour son implication dans l’assassinat du ministre de l’Intérieur Milorad Drašković et fait la connaissance de Moša Pijade, avec qui il traduit le Capital de Marx, et de Tito. Un certain nombre de militants sont donc des cadres du KPJ avant leur départ en Espagne soit en Yougoslavie – Blagojević, Mile Budak, Vladimir Popović en Serbie ; Grga Jankez, Ogulinac, Orešković en Croatie – soit à l’étranger – Bebler, Ljubo Ilić, Dušan Kveder en France ; Ivan Krajačić, Ratko Pavlović, Ivan Rukavina, Veljko Vlahović à Prague ; Maslarić et Mrazović à Moscou – ; Čolaković devient membre du Bureau politique (BP) à Vienne en 1936. La moitié des volontaires a une expérience militaire : outre les deux anciens combattants de la Première Guerre mondiale déjà cités, Mrazović combat dans les rangs de l’Armée rouge hongroise en 1919, au moins vingt- hui font leur service militaire en Yougoslavie avant l’Espagne, et trois sont officiers de réserve – Miljenko Cvitković, Koča et Svetozar Popović sont lieutenants – six sont sous- officiers – Vicko Antić, Robert Domany, Srećko Manola, Kosta Nađ, Gojko Nikoliš et Orešković. Blagojević et Gošnjak suivent une formation militaire en URSS.

6 Trente-sept futurs héros combattent dans l’infanterie des BI, essentiellement dans les bataillons Dimitrov16 de la 15e BI créé début 1937, Đuro Đaković17 de la 129e BI créé l’été suivant, et Divizionario de la 45e division créé en avril 1938 ; douze dans l’artillerie – dans les batteries Petko Miletić18, Sjepan Radić19, Vasil Kolarov20, et Karl Liebknecht21 de la division Škoda – ; cinq dans les unités de guérilleros derrière les lignes ennemies, expérience qui sera très utile pendant la guerre des partisans en Yougoslavie ; un dans le génie. Durement éprouvés par les combats en première ligne sur les fronts de Madrid et d’Aragon principalement – trente-sept sont blessés au cours de la guerre, six restent invalides et sont rapatriés en France en août 1938 – certains sont envoyés dans les écoles d’officiers de Pozorubio et de sous-officiers de Casa Ibañez près de la base des BI à Albacete, et ensuite affectés à des postes où ils sont moins exposés au front ou à l’arrière. Six ont des responsabilités politiques à Albacete, Madrid et Barcelone : Jankez à la censure, Mrazović et Vlahović à la propagande, Sveto Popović au QG des BI à Barcelone, Čolaković et Maslarić sont représentants du CK KPJ. À la fin de la guerre, vingt-trois sont officiers de l’armée républicaine : trois ont le grade de commandant – Ilić, Maslarić et Slobodan Mitrov – , douze sont capitaines – Bebler, Peko Dapčević, Domany, Gošnjak, Mirko Kovačević, Krajačić, Branko Krsmanović, Kveder, Nađ, Vlado Popović, Franz Rozman, Rukavina – , sept lieutenants – Blagojević, Vladimir Ćetković, Ahmet Fetahagić, Ivan Hariš, Manola, Koča Popović, Ratko Vujović – et un sous- lieutenant – Jure Kalc.

7 Après la Retirada [retraite de Catalogne] de février 1939, cinquante-trois sont internés dans des camps de concentration en France : Saint-Cyprien, puis Gurs, le Vernet ou Argelès-sur-Mer, Les Mille. Certains sont libérés grâce à leurs relations ou s’évadent, et rejoignent leur pays natal en passant par Marseille ou Paris. Ils doivent alors de nouveau subir la répression policière, le gouvernement yougoslave ayant interdit leur retour : dix sont ainsi arrêtés et internés en prison, ou dans des camps comme ceux de Bileća en Bosnie et Lepoglava en Croatie. douze ont des responsabilités dans le KPJ à

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leur retour : Maks Baće, Krajačić, Mrazović, Orešković en Croatie ; Bebler, Stane Bobnar, Jože Gregorčič en Slovénie ; Čolaković, Gojko Nikoliš, Koča et Vlado Popović en Serbie ; Fadil Jahić en Bosnie. 3 font leur service militaire, et certains s’engagent dans l’armée yougoslave pour défendre leur pays lors de l’offensive des forces de l’Axe et de leurs alliés en avril 1941.Vlahović et Maslarić partent dès 1939 en URSS et y séjournent jusqu’à la fin de la guerre. Ilić reste quant à lui en France : il est interné en février 1941 à Toulouse suite à une révolte au Vernet, puis à Foix en février 1942, et à Castres d’octobre 1942 à septembre 1943, date à laquelle il s’évade et devient responsable des FTP-MOI de la zone Sud, puis de l’ensemble du territoire français ; il représente ensuite Tito auprès d’Eisenhower en octobre 1944, puis est attaché militaire à Paris en février 1945. Sur ordre du KPJ, vingt-huit des futurs cadres de la NOB encore en France se portent volontaires au printemps 1941 pour aller travailler dans le Reich, éviter de tomber dans les mains de la police yougoslave en cas de rapatriement direct, et organiser plus facilement leur retour au pays. L’un d’entre eux, Vječeslav Cvetko « Flores », parvient ainsi à regagner clandestinement Zagreb début juin 1941, et y rencontre Vlado Popović, qui est délégué du CK KPJ auprès du Comité central du Parti communiste de Croatie (CK KPH). Tito est alors en train de préparer l’insurrection contre les forces d’occupation qui doit être déclenchée suite à la rupture du pacte germano-soviétique, et donne son accord pour que Cvetko retourne en Allemagne afin d’organiser une filière permettant de rapatrier les anciens d’Espagne, dont l’expérience militante et militaire est indispensable à l’organisation de la Résistance. Tito a en effet déclaré dès 1940 : « Une responsabilité spéciale incombe à nos Camarades qui ont combattu en Espagne à ce sujet [la préparation de l’insurrection armée]. Certains sont déjà revenus dans le pays. Les autres vont suivre plus tard. Le Parti attend beaucoup d’eux et de tous ceux qui ont acquis une expérience militaire »22. Le canal de retour à Zagreb passe par Leipzig, Graz, Maribor et Dobova. Cvetko accueille les groupes de Yougoslaves qui arrivent de toute l’Allemagne à la gare de Leipzig tous les week-ends. Des groupes de deux à trois personnes sont constitués pour faciliter le passage, car les Allemands surveillent encore l’ancienne frontière entre l’Autriche et la Yougoslavie. Tito adresse une lettre à Rade Končar, un des dirigeants du KPH le 4 septembre 1941 : « Flores a fait du beau travail. Qu’il n’économise pas l’argent ! Qu’il retourne, si nécessaire, en Allemagne. Nous avons besoin d’un maximum d’hommes »23.La filière fonctionne jusqu’à la mi 1942, et aucun volontaire espagnol ne tombe dans les mains des Ustaši24. Le dernier « Espagnol » à l’emprunter est Gošnjak, qui s’est évadé du Vernet en novembre 1941, a séjourné à Paris jusqu’en février 1942 puis travaillé en Allemagne jusqu’en juin25. Svetozar Popović ne rentre quant à lui qu’en 1943, après avoir été emprisonné à Paris de novembre 1941 à février 1942.

Des cadres militaires et politiques de la NOB de 1941 à 1945

8 Les anciens d’Espagne sont envoyés quand cela est possible dans leur région d’origine pour organiser et diriger les premières unités de partisans au début de l’été 1941, nommées odreda [détachements] ; composées de quelques dizaines d’hommes recrutés dans les environs, ces unités ont d’emblée un double objectif, militaire et politique : elles doivent acquérir des armes lors des opérations contre l’occupant et les collaborateurs visant à perturber les communications, et détruire les institutions

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locales pour jeter les bases d’un nouveau pouvoir révolutionnaire. Le terme de partisans d’origine russe est progressivement imposé par Tito, mais les insurgés influencés par les « Espagnols » se nomment pendant longtemps « guérilleros » au Monténégro et en Croatie26.

9 Vingt-huit futurs héros sont présents en Croatie, dont quatre font partie de l’état- major, qui remplace le 22 juin la commission militaire créée en mai pour préparer l’insurrection : Rukavina en est le chef et opère avec Manola en Kordun – quatre « Espagnols » dans le kordunaški odred – et Banija – deux dans le banijski odred – , tandis que Orešković et Mrazović dirigent le mouvement respectivement en Lika – trois dans le lička grupa odreda [groupe de détachements de Lika] – et en Slavonie – deux dans le psunjski odred [détachement de Psunj] et le moslavačka grupa [groupe de Moslavina]. Ils sont également engagés sur le littoral croate et dans le Gorski Kotar près de Rijeka – quatre dans le primorsko-goranski odred – , en Dalmatie – deux dans le cetinski et sinjski odred [détachements de Cetin et de Sinj] – et à Zagreb, où Krajačić est chargé de créer un réseau de renseignements en infiltrant les autorités du NDH, tandis qu’Otmar Kreačić et Ilija Engl s’occupent de la propagande et Vlado Popovic dirige le CK KPH27. Les « Espagnols » favorisent la cohabitation entre les différentes nationalités prônée par le mouvement de libération nationale (NOP) avec le slogan « Bratstvo i Jedinstvo » [Fraternité et Unité], en particulier le Croate Orešković en Lika où les nombreux Serbes sont victimes de la terreur des Ustaši, et le Monténégrin Veljko Kovačević en Gorski Kotar. Ils payent un lourd tribut dans les premiers mois de la guerre, puisque huit meurent en 1941 : Mile Budak est fusillé lors de l’évasion ratée de la prison de Kerestinec le 14 juillet, Cvetko et Božidar Dakić sont exécutés à Zagreb par les Ustaši à l’automne ; Milutin Radaković, Orešković et Vuksan sont tués par les Četniki28 en Lika ; Mirko Kovačević et Stjepan Milašinčić tombent face aux Italiens en Dalmatie et en Kordun.

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10 En Slovénie, sept futurs héros nationaux s’engagent dans la NOB : Bebler est vice- commandant de l’état-major slovène à Ljubljana, Gregorčič commande le gorenjski bataljon [bataillon de Gorenje], Rozman les 1. et 2. štajerski bataljon [bataillons de Styrie] où combat Miha Pintar, Kveder commande la brežička četa [compagnie de Brežice], et Stanko Semič appartient au krimski bataljon [bataillon de Krim]. Bobnar est arrêté à Ljubljana et déporté dans un camp en Italie. L’activité des partisans est plus facile dans la zone annexée par l’Italie au sud de la Save.

11 En Bosnie-Herzégovine, douze « Espagnols » sont plus ou moins actifs. quatre sont membres de l’état-major : Nađ, Cvitković et Ćetković en Bosnie occidentale – ils coordonnent les 1., 2. et 3. krajiški odred [détachements de Krajina bosniaque] où combattent respectivement Vojo Todorović, Ratko Vujović et Mitrov – , Drapšin en Herzégovine avec Ante Šarić. En Bosnie orientale, Jahić est commissaire du majevički odred [détachement de Majevica] et Milenko Verkić commissaire dans le Romanijski odred [détachement de Romanija]. Đerek et Fetahagić ne parviennent pas à rallier une unité en 1941.

12 Au Monténégro, deux futurs héros prennent part à l’insurrection qui commence le 13 juillet : Đuro Vujović combat dans le lovćenski odred [détachement du Lovćen] commandé par Dapčević, qui devient vice-commandant de l’état-major monténégrin. L’insurrection prend rapidement le contrôle du territoire, excepté quelques villes, mais les Italiens rétablissent la situation en leur faveur avec la complicité de chefs četniki.

13 En Serbie, deux anciens d’Espagne, Čolaković et Krsmanović, sont membres de l’état- major et chargés d’inspecter les détachements qui se forment en juillet 1941, pour intensifier les sabotages et actions directes contre l’ennemi, consolider le mouvement et obtenir un soutien plus large de la population29. Ils retrouvent septfrères d’armes : Koča Popović commande le posavski odred [détachement de Posavina] dans lequel Ljubomir Živković est commissaire politique d’une compagnie, Blagojević est commandant du 1. šumadijski odred [premier détachement de Šumadija], Danilo Lekić commissaire du mačvanski odred [détachement de Mačva], Živorad Jovanović commandant puis commissaire du valjevski odred [détachement de Valjevo], Nikoliš médecin du kraljevački odred [détachement de Kraljevo], Ratko Pavlović commissaire puis commandant du toplički odred [détachement de Toplice]. L’insurrection commence officiellement en Serbie le 7 juillet, lorsque Jovanović tue deux gendarmes qui ont dispersé la foule à coup de crosse à Bela Crkva. Krsmanović est tué le mois suivant sur le Kosmaj au Sud de Belgrade. L’action des détachements est jugée insuffisante : ils se replient trop loin des voies de communication, limitent leurs actions à de petits sabotages, à la dissolution des municipalités et au désarmement des gendarmes, et consacrent trop de temps à l’organisation interne. Après avoir quitté Belgrade pour rejoindre les territoires libérés en Serbie occidentale, Tito organise le 26 septembre une importante réunion à Stolice dans le secteur du détachement de Valjevo, à laquelle Čolaković, Koča et Vlado Popović participent. Tito juge la mobilisation armée insuffisante en Croatie et en Slovénie, et ordonne de consolider les détachements avec une discipline de fer, de travailler auprès de la population pour expliquer la nécessité de la lutte armée et démasquer les traîtres, et de réaliser l’unité d’action avec les četniki de Mihailović. Un état-major général (VŠ) et des états-major régionaux sont créés ; l’unité de base reste le détachement divisé en bataillons et compagnies et dirigé par un état-major (štab), composé d’un commandant, d’un commissaire politique et d’un vice- commandant. Le port de l’étoile rouge sur le couvre-chef est obligatoire, comme le

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salut antifasciste – poing serré comme en Espagne – et le serment : « Nous, les partisans du peuple de Yougoslavie, avons pris les armes pour une lutte impitoyable contre les ennemis assoiffés de sang qui ont asservi notre pays et détruit notre peuple. Au nom de la liberté et de la justice de notre nation, nous jurons que de manière disciplinée, obstinée et inlassable, en épargnant ni notre sang ni notre vie, nous mènerons la lutte jusqu’à la destruction complète des envahisseurs fascistes et de tous les traîtres ». Tito s’installe ensuite à Užice, pour entrer en contact avec les partisans du Sandžak et du Monténégro au Sud et de Bosnie à l’Ouest. Koča Popović est chargé de défendre la ville contre les Allemands, qui lancent une offensive pour éliminer les partisans – baptisée « 1e offensive ennemie » dans l’historiographie titiste – , et les četniki avec qui les relations se détériorent au point de dégénérer en guerre civile. Blagojević est ainsi tué par les četniki le 1 er novembre, et Tito quitte Užice à la fin du mois pour gagner le Sandžak. Il crée le 22 décembre, le jour de l’anniversaire de Staline, la 1e brigade prolétarienne (1e BP), unité d’élite sans base territoriale définie, chargée de protéger le VŠ, de libérer de nouveaux territoires et d’être un modèle pour les autres unités de la NOV. Le commandement de la 1e BP est confié à Koča Popović. Cette initiative est condamnée par l’IC : les communistes yougoslaves doivent selon Moscou collaborer avec les autres mouvements de résistance et ne pas manifester ouvertement leurs objectifs révolutionnaires, mais Tito peut compter sur la présence en URSS de Maslarić et Vlahović, qui lancent en novembre la radio Slobodna Jugoslavija [La Yougoslavie libre], popularisent les actions du NOP et dénoncent les accords de chefs četniki avec les occupants.

14 6 futurs héros vont suivre le VŠ dans ses déplacements lors de l’année 1942 avec la 1e BP – Koča Popović dont Lekić est l’adjoint, Đuro Vujović et Živković mort de ses blessures en novembre – et la 4e BP commandée par Dapčević, qui quitte le Monténégro en juin. Nikoliš est chargé de la prise en charge des blessés et des malades, question cruciale car les Allemands, ne reconnaissant pas le statut de belligérant aux partisans, fusillent systématiquement les blessés, et le typhus fait des ravages. Il recommande donc d’éviter la concentration de blessés dans un seul lieu, de ne pas cultiver l’illusion de la sécurité absolue des blessés dans le contexte de guerre totale même dans les endroits les plus inaccessibles, de disperser les blessés pas transportables dans des groupes plus petits30. Il prend des mesures contre le typhus et invite « les commissaires politiques et militaires, les groupes d’agitprop dans les villes et les villages, les comités culturels, les organisations de femmes et de jeunes » à faire de la question sanitaire une priorité. Des slogans sont mis en évidence dans les rues et les casernes : « Camarade, nettoie ton corps et le local dans lequel tu vis comme tu examines ton esprit ! » ; « Camarade, sache que l’hygiène n’est pas une invention de philosophes oisifs. L’hygiène est une nécessité vitale pour toi comme soldat et ouvrier ! ». « Luttons contre les poux comme contre le fascisme ! ». « Les poux vivent du sang des hommes, comme les fascistes ! »31. Après avoir été chassé de la Bosnie du Nord-Est par une offensive allemande – la « 2e offensive ennemie » – en janvier, Tito s’installe à Foča et charge la 1e BP de lutter contre les četniki en Herzégovine. N’obtenant pas l’aide soviétique escomptée et menacé par une nouvelle offensive ennemie, Tito décide en juin de partir pour l’Ouest où les partisans sont influents. C’est le début la « Longue marche » : le VŠ, protégé par les brigades prolétariennes, profite de la mauvaise coordination entre les occupants pour se frayer un chemin le long de la ligne de démarcation entre les zones d’occupation allemande et italienne, et arrive à Bihać en novembre.

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15 Entre-temps, la NOV s’est renforcée dans les régions occidentales. En Croatie, Rukavina dirige les 5 zones opérationnelles créées au printemps : la première commandée par Manola regroupe les détachements de Kordun, Banija et Lika avec Ćetković – Domany et Štajnberger y sont tués par les četniki – ; la deuxième au nord-ouest dans les régions de Zagorje, Žumberak et Moslavina commandée par Krajačić puis Ogulinac, tué par les ustaši ; la troisième en Slavonie commandée par Mrazović puis Antić assisté de Drapšin, avec Kalc tué pendant une opération de sabotage sur la voie ferrée Zagreb-Belgrade ; la quatrième en Dalmatie avec Baće dans l’état-major ; la cinquième en Gorski Kotar commandée par Veljko Kovačević avec Engl et Car, tué par les Italiens. Hariš dirige les détachements de sabotage qui opèrent dans toutes les régions le long des axes de communication entre Zagreb et Belgrade, et est surnommé « Gromovnik » [celui qui tonne]. Les détachements sont transformés en brigades à partir de juillet : Bilić commande la 1e brigade dalmate, Jankez travaille dans la section politique la 6e brigade du littoral, Lenac est commissaire de la 14e brigade du littoral. En Slovénie, des groupes de détachements sont créés en avril : le premier commandé par Gregorčič, tué par les Allemands ; le deuxième commandé par Rozman et son commissaire Kveder, qui libère la basse Carniole32 puis passe en Styrie 33, où Pintar est tué par les Allemands ; le troisième où Bebler est commissaire. Rozman et Kveder dirigent la 4e zone opérationnelle de Styrie à la fin de l’année.

16 En Bosnie orientale, Čolaković est devenu membre de l’état-major après la conférence de Stolice et Fetahagić rejoint le zvijezda odred. La NOV est en crise au début de l’année 1942 à cause de la propagande anticommuniste des četniki, qui tuent Jahić en février ; le 30 avril, les trois bataillons du birčanski odred [détachement de Birač] se révoltent et tuent les commissaires politiques, tandis que la majorité de la population est hostile car elle risque de tout perdre en soutenant les partisans. Il est alors décider de se retirer dans le district de Zenica à l’ouest pour mener des actions contre les voies ferrées et les mines, et recruter des ouvriers pour créer un bataillon de choc. La situation se redresse en novembre avec l’arrivée de 600 hommes du fruškogorski odred [détachement de Fruška Gora dans le Srem, entre le Danube et la Save] et de 200 partisans appartenant à la 6e brigade bosniaque dont Cvitković et Verkić, qui délogent les četniki du mont Majevica et y établissent leur quartier d’hiver34. Verkić est tué pendant une attaque allemande le mois suivant. En Bosnie centrale et occidentale, les unités des partisans commandées par Nađ assisté de Todorović et Ratko Vujović contribuent à l’avance des unités accompagnant le VŠ et à la libération d’un vaste territoire : 19 villes sont prises durant l’été 1942. La technique est toujours la même : avancée des unités d’assaut de nuit, infiltration avant l’attaque finale de nuit par une unité qui prend le contrôle d’un ou deux bâtiments importants sans tirer un coup de feu, puis tirs dans toutes les directions une fois l’assaut général commencé, bataille de rue pour isoler et détruire l’ennemi. Les Allemands répliquent en construisant des bunkers difficiles à détruire car les partisans n’ont pas de bazooka jusqu’en 1944 ; les bunkers sont alors attaqué à la grenade par les bombaši, garçons et filles de 12 à 14 ans très populaires35. Đerek meurt ainsi près de Jajce début juillet 1942 lors de l’attaque d’un bunker ennemi, tandis que Mitrov est tué par les četniki dans le massif du Kozar, et Bilić succombe en protégeant Jajce contre les Allemands en décembre. La ville de Bihać tombe ainsi à la veille du 25e anniversaire de la révolution d’Octobre. Tito crée dans la foulée les 1e et 2e divisions prolétariennes (DP), dont le commandement est confié respectivement à Koča Popović et Dapčević. Il organise les 26 et 27 novembre la première session de l’AVNOJ qui regroupe 54 délégués venus de tout le pays, dont Krajačić, Mrazović et Nikoliš pour la

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Croatie, Bebler pour la Slovénie, Čolaković pour la Bosnie, Dapčević pour le Monténégro, et Koča Popović pour la Serbie. Une large plate-forme destinée à rallier les patriotes non communistes et défier le gouvernement yougoslave en exil à Londres est adoptée. Les intentions révolutionnaires sont masquées par la lutte anti-fasciste avec le slogan « Smrt fašismu, sloboda narodu » [Mort au fascisme, liberté au peuple] : le Comité exécutif est un contre-gouvernement camouflé, le drapeau tricolore avec une étoile rouge est adopté, le mouvement de libération nationale (NOP) est déclaré souverain sur le territoire yougoslave, le culte de Staline et Tito est orchestré. Ce dernier envisage de partir au printemps au Monténégro pour retourner en Serbie, y éliminer les četniki avant le débarquement allié attendu sur le littoral dalmate, et se rapprocher de l’Armée rouge. L’opération Weiss – « 4e offensive ennemie » – lancée par les Allemands et leurs alliés pour éliminer les partisans en Lika et en Bosnie occidentale en janvier 1943 anticipe donc le mouvement du VŠ et des DP vers le Sud.

17 Koča Popović et Dapčević parviennent à rompre l’encerclement et ouvrir la voie au VŠ et des milliers de blessés, de malades et de réfugiés vers l’Herzégovine, où les combats font rage, provoquant la mort de Šarić en mars 1943. Ils parviennent à passer la Neretva défendue par les četniki, et les poursuivre au Monténégro. Mais ils sont pris au piège par l’opération Schwartz – « 5e offensive ennemie » – en mai. Une grande partie des blessés est cette fois abandonnée, mais les 1e et 2e DP réussissent à ouvrir une brèche en juin dans la vallée de la Sutjeska, par laquelle Tito s’enfuit vers la Bosnie. Son garde du corps personnel depuis l’été 1942 Đuro Vujović est tué pendant la bataille, comme Cvitković. Fort du soutien des unités de Bosnie orientale, le VŠ s’installe durant l’été à Jajce. L’objectif de Tito est alors double : préparer le retour en Serbie, et renforcer son influence dans le centre du pays et sur le littoral en profitant de la capitulation italienne, qui permet de récupérer un équipement militaire considérable et provoque un afflux de volontaires dans la NOV. Dapčević est envoyé en septembre au Monténégro pour désarmer la division italienne Venezia à Berane et liquider les četniki, tandis que Koča Popović obtient avec Baće la reddition de la division Bergamo à Split. Nađ, commandant le 3e corps bosniaque avec son commissaire Vlado Popović et son officier de liaison Ratko Vujović, fait mouvement avec la 16e division dirigée par Lekić vers la Bosnie orientale pour se rapprocher de la Serbie, et prend Tuzla en octobre. Koča Popović devient alors le commandement du 1er corps prolétarien (CP) chargé de protéger le VŠ en Bosnie centrale ; Fetahagić est membre de l’état-major de la 9e brigade de Krajina bosniaque. En Croatie, Gošnjak remplace Rukavina comme chef d’état-major, et les « Espagnols » prennent le commandement des divisions formées pendant l’hiver 1942-43, puis des corps créés au printemps et pendant l’été 1943 : Antić et Drapšin en Slavonie, Štrok en Zagorje, Ćetković en Kordun, Rukavina en Banija, Manola en Lika, Kovačević en Gorski Kotar, Baće en Dalmatie. En Slovénie, Bebler devient secrétaire du Front de libération nationale (OF) pour le littoral, tandis que Rozman devient chef d’état-major et s’installe dans le massif du Kočevski Rog dans le Sud-Est, Kveder commandant du 9e corps et Semič commandant de la 1ère brigade. Grâce à ce renforcement de la NOV – qui compte 300 000 hommes selon les communistes, et 100 000 selon les sources allemandes36 – et au soutien croissant des Britanniques au détriment de Mihailović – Churchill envoie un général de brigade auprès de Tito en septembre, Fitzroy Maclean, qui bien que conservateur fait un rapport favorable aux partisans en octobre – , Tito convoque une 2e session de l’AVNOJ à Jajce les 29 et 30 novembre 1943. 142 délégués y participent, dont Čolaković élu secrétaire du présidium, Krajačić et Mrazović membres de la présidence, Bebler et Rozman, Gošnjak, Nikoliš et

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Koča Popović. Des décisions importantes jètent les bases de la nouvelle Yougoslavie : le retour du roi Pierre II est interdit, le gouvernement en exil est déclaré illégal, un Comité de libération nationale (NKOJ) devient le gouvernement provisoire, une fédération de 6 Républiques est prévue. Ces décisions sont acceptées par Churchill et Roosevelt à la Conférence de Téhéran, alors que Staline redoutait leur opposition. Des conseils antifascistes de libération sont formés avant ou après la session de Jajce en Croatie – ZAVNOH avec Mrazović et Nikoliš – , en Slovénie – SNOS avec Bebler et Rozman – , en Bosnie-Herzégovine – ZAVNOBiH avec Čolaković – , au Monténégro – CASNO avec Dapčević. Des « Espagnols » deviennent alors des dirigeants du Parti communiste en Croatie – Krajačić est secrétaire à l’organisation du CK KPH et devient un des dirigeants de l’Organisation pour la sûreté du peuple (OZNa, la police politique des communistes), Mrazović responsable de la section d’agit-prop – et en Slovénie – Bebler membre du CK KPSl.

18 Une nouvelle offensive allemande en décembre 1943 pousse Tito à retourner en Bosnie occidentale et à s’installer à Drvar, où une mission militaire soviétique arrive en février 1944. Čolaković part quant à lui avec le présidium de l’AVNOJ et une partie du NKOJ en Croatie puis en Slovénie – où Engl meurt lors d’une attaque aérienne en mai 1944 – pour populariser les décisions de Jajce. Malgré la présence du 1er CP de Koča Popović, les Allemands lancent une attaque aéroportée – opération Rösselsprung, dite « 7e offensive ennemie » – sur la ville le 25 mai. Les pertes des partisans sont lourdes, mais Tito parvient à s’échapper et est évacué par les Alliés en Italie puis au large de Split sur l’île de Vis, défendue par des unités commandées par Baće. Celui-ci, avec Manola, Čolaković, Nikoliš et Koča Popović séjournent alors en Italie pour négocier l’aide matérielle à la NOV et la formation de partisans à l’utilisation des chars et des avions, obtenir le rapatriement des prisonniers – dont Bobnar, qui devient commissaire des 2e puis 3e brigades du littoral dalmate – , organiser l’accueil et la prise en charge des blessés, malades et réfugiés de Yougoslavie évacués par voie aérienne et maritime, informer l’opinion publique internationale sur le NOP. Ils regagnent ensuite Vis, où Tito négocie un accord avec le nouveau Premier ministre du gouvernement en exil venu de Londres Ivan Šubašić pour former un gouvernement commun, marginaliser définitivement Mihailović, encore très influent en Serbie. Cette région redevient la préoccupation centrale de Tito durant l’été : il s’agit d’en reprendre le contrôle pour asseoir son autorité sur l’ensemble du pays, avec l’aide des Alliés occidentaux soucieux de couper la retraite des Allemands de Grèce, et des Soviétiques qui s’approchent de la frontière roumaine. Les partisans sont marginalisés en Serbie depuis la fin de la « République d’Užice » en décembre 1941 : Jovanović resté dans l’état-major de Serbie occidentale est tué en mars 1942 par les četniki, Pavlović commandant du 2e détachement de Morava du Sud meurt lors de combats contre les Bulgares en juin 1943, Svetozar Popović devenu chef d’état-major de la NOV en Serbie est tué lors d’un bombardement bulgare en mai 1944. Tito envoie alors ses meilleures unités : Dapčević dirige le 1er groupe d’armée composé de 9 divisions monténégrines et bosniaques – dont les troupes commandées par Nađ, Vlado Popović, Ratko Vujović et Lekić – pour libérer la Serbie méridionale et occidentale et opérer la jonction avec l’Armée rouge avant la prise de Belgrade, tandis que Koča Popović mène l’opération Ratweek en Serbie du Sud avec le 2e groupe d’armée pour empêcher la retraite allemande vers le Nord en coordination avec Maclean.

19 Après la libération de Belgrade le 20 octobre, les combats se poursuivent en Vojvodine, où Nađ devient chef d’état-major. Les Allemands établissent une nouvelle ligne de

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défense allant du Srem à l’Adriatique en passant la vallée de la Drina pour freiner la progression de la NOV vers l’Ouest et permettre la retraite des unités de la Wehrmacht par le Kosovo, le Sandžak, le Monténégro et l’Herzégovine. Tito, arrivé à Belgrade le 27 octobre après son séjour à Moscou et en Roumanie pour coordonner les actions des partisans et des Soviétiques en Serbie, confie le commandement des 4 armées yougoslaves à des anciens d’Espagne pour mener les opérations finales : Dapčević dirige la 1ère armée sur le front du Srem, Koča Popović la 2e armée en Bosnie orientale, Nađ la 3e armée sur le front de la Drave, et Drapšin la 4 e armée, chargée de libérer les territoires le long de l’Adriatique jusqu’à la frontière italienne. Les 1e, 2e et 3e armées subissent de lourdes pertes pendant la « 8e offensive ennemie » en janvier, mais le front de Srem cède le 12 avril 1945, ; Dapčević et Nađ progressent alors rapidement vers la frontière autrichienne au Nord de la Save tandis que Koča Popović emprunte la rive Sud et entre dans Zagreb le 9 mai ; les combats se poursuivent jusqu’au 15 mai en Slovénie, où Kveder a remplacé à la tête de l’état-major Rozman, mortellement blessé en novembre 1944 en essayant un mortier britannique défectueux. Drapšin libère successivement la Lika orientale – la chasse alliée y abat l’avion de Ćetković par erreur en octobre 1944 – la Bosnie occidentale – Fetahagić est tué par les Allemands près de Bihać en décembre – , la Lika occidentale, le Gorski Kotar et le littoral croate – Lenac meurt près de Rijeka en avril 1945 – , l’Istrie, le Sud de la Slovénie, et entre dans Trieste le 1er mai, un jour avant l’arrivée des Néo-Zélandais. La 4e armée y reste 42 jours puis évacue la ville suite aux pressions des Occidentaux.

Des idoles du nouveau régime

20 Après la Seconde Guerre mondiale, les 34 « Espagnols » morts pendant la NOB sont auréolés de gloire, les 29 survivants deviennent des légendes vivantes et occupent des postes clé dans l’armée, la diplomatie, le gouvernement et le KPJ37. 23 ont le grade de général en 1945, et certains poursuivent leur formation militaire en URSS – Antić, Dapčević, Kveder, Semič, Todorović – et en Yougoslavie – Antić, Hariš, Manola, Ratko Vujović. 19 sont des cadres de l’Armée populaire de Yougoslavie (JNA), sous la direction de Koča Popović, chef d’état-major de 1945 à 1953, secondé à partir de 1948 par Dapčević, qui lui succède en 1953-54 : Antić et Bobnar dans l’aviation, Drapšin dans les unités de char, Gošnjak, Hariš dans le génie, Kovačević dans les unités motorisées, Kreačić à la direction politique, Kveder et Lekić à l’Académie militaire supérieure de Belgrade, Manola dans la marine, Nađ, Nikoliš dans les services de santé, Rukavina, Semič, Štrok, Todorović et Ratko Vujović. 9 deviennent ambassadeurs grâce à leur maîtrise des langues étrangères, aux contacts internationaux qu’ils ont noués pendant la guerre d’Espagne et au soutien qu’ils apportent à la politique neutraliste de Tito à partir des années 1950 : Baće au Japon et en Suède, Bebler en France et Indonésie, Dapčević en Grèce, Ilić en Amérique latine et en Scandinavie, Kveder en Ethiopie, en RFA, en Inde et au Royaume-Uni, Lekić au Brésil et aux Emirats arabes unis, Mrazović en Hongrie et en URSS, Nikoliš en Inde, Vlado Popović en URSS, aux États-Unis et en Chine. 5 anciens d’Espagne ont des responsabilités gouvernementales au niveau des Républiques – Bebler aux Finances en Slovénie ; Čolaković Premier ministre en Bosnie- Herzégovine ; Krajačić à l’Intérieur , Maslarić vice-président et Mrazović en Croatie – et 13 à l’échelle fédérale : Baće est adjoint du ministre de l’Intérieur puis ministre de la Marine ; Ilić vice-ministre de la Reconstruction, Čolaković ministre de l’Education nationale et Maslarić ministre des Communications puis vice-présidents du

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gouvernement ; Bebler, Vlahović, Vlado Popović et Kveder sont successivement vice- ministres des Affaires étrangères, et Koča Popović dirige ce ministère de 1953 à 1965, avant de devenir vice-président de la République fédérale de 1966 à 1972 ; Gošnjak est vice-ministre jusqu’en 1953 puis ministre de la Défense jusqu’en 1967, assisté de Kovačević, Kreačić et Nađ. 16 « Espagnols » sont membres du CK KPJ ; Gošnjak et Vlahović siègent au BP.

21 La contribution considérable des anciens d’Espagne à la NOB est mise en valeur par les communistes yougoslaves dès la guerre : 15 sont proclamés héros nationaux entre 1943 – Štajnberger en premier à titre posthume, et Semič, le premier Slovène vivant – et 1945 – Dapčević est décoré de l’ordre de Koutouzov fin octobre 1945, alors que Koča Popović reçoit une médaille soviétique plus prestigieuse, celle de Souvorov ; cette distinction s’explique par le mécontentement des Soviétiques envers Dapčević depuis leur collaboration difficile sur le front du Srem. Đilas et Ranković suggèrent alors de délivrer le titre de héros national à Dapčević ; Tito accepte et Đilas fait en sorte que la nouvelle soit mise en valeur dans Borba par rapport aux décorations soviétiques38 – , et 48 ensuite jusqu’en 1973, date à laquelle le dernier ancien d’Espagne, Kalc, est décoré. Une première brochure louant la mémoire de 13 héros nationaux est publiée en 1946 à l’occasion du Congrès fondateur de l’association des anciens d’Espagne39 ; elle est constituée de récits édifiants qui mettent en exergue l’abnégation de militants qui se sont engagés dans le « mouvement ouvrier progressiste » dès leur plus jeune âge, ont subi la prison, la et l’exil pour défendre leurs idéaux de paix, liberté et démocratie dans le monde entier, et combattu héroïquement en Espagne puis dans la Résistance jusqu’au sacrifice ultime pour la plupart. Ainsi, le retour de Blagojević en Yougoslavie est mis en scène de la façon suivante : il répond à son fils qui lui demande un soir quand ils iront en Espagne : « En Espagne, les femmes et les enfants défendent leur liberté avec des bâtons et des pierres. Quand nous vaincrons les fascistes, je t’y emmènerais pour que tu vois combien les enfants sont bons et courageux ». Il est arrêté à Novi Sad et ramené à Belgrade. Pendant l’interrogatoire, un policier lui demande pourquoi il est allé « défendre le pays des autres ». Il répond : « L’Espagne n’est pas différente de chez nous, et je suis allé défendre un peuple opprimé. Quelque fois, un peuple se bat pour sa liberté, et nous devons l’aider ». Devenu chef d’un groupe de partisans en Šumadija, il instruit les jeunes volontaires en utilisant son expérience espagnole : « Partout il faut discuter avec l’ennemi avec les fusils » ; « Nous n’avons pas assez d’armes, mais l’ennemi en a, et il faut leur prendre ». Il dit à ses tortionnaires četniki en mourant : « Vous pouvez tué Milan Blagojević, mais pas notre lutte ».

22 La vie d’Orešković est présentée de façon encore plus édifiante dans une autre brochure publiée en 195140, et l’on peut faire de nombreux parallèles avec la biographie officielle de Tito, voire celle d’André Marty, le dirigeant des BI en Espagne. Issu d’une famille de six enfants de pauvres ouvriers agricoles – Tito est aussi originaire d’une famille paysanne nombreuse de 15 enfants41 –, il fréquente l’école primaire de son village natal, mais n’y voit aucune utilité car elle ne donne pas de pain et l’instituteur le bat parce qu’il est gaucher. Il hait aussi les histoires du pope Fila, qui le surprend en train de cueillir des pommes dans le verger de l’école à 8 ans – Tito est enfant de chœur, mais ne va plus à l’église parce que le prêtre dont il n’arrive pas à enlever la chasuble le giffle42. Au printemps 1912, il part travailler en Allemagne – comme Tito – avec des compatriotes pour nourrir sa mère veuve et enceinte d’un enfant. Il perd deux couronnes en jouant à Karlobag, et se promet de ne plus jouer aux jeux de hasard. Il est

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embauché près de la frontière française pour créer une digue en terre qui s’effondre ; il s’en sort, mais d’autres paysans meurent ou restent estropiés. Il découvre ainsi « la brutalité de l’exploitation de la classe ouvrière par la bourgeoisie, qui abandonne les mutilés à leur triste sort ». Il travaille dans des mines de charbon, à la construction d’une voie ferrée et dans les usines Krupp. Il rentre en Lika en 1914, et est mobilisé l’année suivante dans l’armée austro-hongroise – comme Tito, mais le fait qu’il a combattu contre les Serbes est longtemps occulté dans la version officielle. Il sert d’abord à Otočac, où il supporte difficilement la discipline militaire. Dans l’espoir de trouver un meilleur sort, il s’engage dans la marine à Pula en Istrie où il embarque sur le bateau de guerre hongrois Sent Ištvan, mais est vite déçu par la vie très dure à bord, et la colère monte. Le bateau est torpillé par un sous-marin allié lors d’une sortie en mer le 11 juin 1918 dans l’Adriatique. Comme opposant à la monarchie austro- hongroise et partisan de l’unification de tous les peuples yougoslaves – comme l’affirme Tito, qui est en réalité austrophile à l’époque43 – , il entre en conflit avec ses supérieurs. Il est arrêté durant l’été 1918 dans les bouches de Kotor à cause de son implication dans une tentative de mutinerie – comme Marty, qui devient célèbre avec la mutinerie des marins de la mer Noire en 1919 – , et attend sa condamnation à mort en prison. La chute de la monarchie le sauve. Il rentre dans son village natal, alors que sa mère vient de mourir – comme Tito. Il est arrêté en août 1929, torturé dans le commissariat de police malfamé de Glavnjača, et condamné par le tribunal pour la défense de l’Etat à 5 ans de prison. Il déclare alors : « Je préfère pourrir en prison plutôt que de vivre votre soi-disant liberté. Merci à vous, et à bientôt de vous voir dans la situation opposée ». Il purge sa peine à Sremska Mitrovica et Lepoglava – comme Tito. Il écrit dans son Autobiographie : « La prison. Le mot seul résonne terriblement. (…) La prison, ce n’est pas l’homme ni la vie, ce n’est qu’une chose injuste créée hors des lois, avec lesquelles on doit pouvoir faire ce que l’on veut (…). Malgré toutes les difficultés, je suis resté en forme en prison. J’ai compris l’essence de l’ordre social, la force immense du peuple ouvrier et le grand rôle que l’histoire a attribué à la classe ouvrière. J’ai compris que ma place était aux premiers rangs de sa lutte, et que j’en étais une partie inséparable. Cela m’a donné la volonté et l’élan de vivre, et j’ai commencé à porter fièrement la tenue de détenu. Se battre pour une vie meilleure, où il n’y aurait pas de pillage, de meurtre ni de faim, se battre pour un meilleur avenir de l’humanité, est-ce que ça ne vaut pas la peine de vivre ? ». Il n’a qu’un but pendant sa détention : garder son équilibre mental pour être encore plus prêt à mener les luttes décisives qui l’attendent une fois sorti. Il décide de partir en Espagne en 1936 : « Peut-on imaginer sous le ciel quelque chose de plus vil, de plus répugnant, de plus sanguinaire que des gens qui s’allient avec les forces les plus sombres du monde et organisent l’aide à une bande de généraux et de riches qui se soulèvent contre un gouvernement légal ? Est-ce qu’un homme honnête peut rester les bras ballants devant des bombardements de villes ouvertes, des tirs sur une population sans défense, la mort de femmes, vieillards et enfants innocents ? Est-ce que tout homme honnête ne doit pas faire tout son possible pour aider la résistance héroïque du peuple espagnol ? C’est la raison pour laquelle j’ai décidé d’aller en Espagne et de me mettre à la disposition du gouvernement républicain espagnol. Si j’avais dix têtes dans ma vie, je les sacrifierais toutes pour une si noble cause. J’étais poussé par mon amour de la liberté, par la classe ouvrière à qui j’ai consacré ma vie, et au final par les larmes de ma mère ». En 1941, le peuple de Lika chante son nom dans de nombreuses chansons : « Le camarade Marko est de parents croates, mais il est la mère du peuple serbe ». Il aurait dit à une bergère avant de mourir : « Petite sœur, quand

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nous gagnerons, quand viendra une nouvelle vie plus belle, tu comprendras alors pourquoi je suis mort ».

23 La propagande communiste présente ainsi les « Espagnols » comme des prvoborci [combattants antifascistes de la première heure], établissant un lien très fort entre l’engagement militant précoce en Yougoslavie et dans l’émigration, la lutte en Espagne et la NOB ; il s’agit avant tout de légitimer le régime titiste, exclu du mouvement communiste international en juin 1948. Mais l’idée d’une trajectoire linéaire et irréprochable des « héros nationaux », qui sous-entend l’existence un groupe soudé et cohérent, est trompeuse : si le dévouement au Parti et à la cause est indéniable, les « Espagnols » doutent parfois, parce qu’ils participent à des actions qui contredisent souvent les principes qu’ils défendent. Les biographies officielles gomment les désaccords, les tensions, les questions que se posent les militants. C’est la raison pour laquelle nous préférons parler d’itinéraires, c’est à dire de « parcours aléatoires dans un jeu de probabilités, où chaque coup redéfinit les chances », et non de carrières « à fins prédéterminées et étapes programmées », et de trajectoires « actualisant dans la saisie des circonstances la forme virtuelle d’une vocation intime »44, termes qui nous semblent trop finalistes. Les zones d’ombre de l’action des héros nationaux sont masquées dans les témoignages écrits dans les années 1950 et 196045, puis progressivement révélées par des témoins, des historiens, et les protagonistes eux- mêmes, à partir des années 1970 et surtout dans les années 1980, quand les mythes titistes se fissurent de plus en plus.

24 Le premier sujet sensible, qui reste très longtemps tabou, est celui des sanctions touchant un certain nombre de « héros » avant, pendant ou après l’Espagne ; les dirigeants titistes entendent en effet masquer les désaccords et les mesures répressives internes, en particulier lorsqu’elles concernent des icônes du régime. Bebler est exclu du PCF en 1933 pour un an pour « conspiration et activité antiparti » et « négligence dans une affaire d’espionnage » ; il est alors envoyé travailler un an en Oural, puis est jugé plus « discipliné » après sa formation à la KUNMZ46. Selon le premier historien du KPJ exilé en Occident et assez critique vis à vis de la version titiste, Maslarić fait partie des Yougoslaves dont Staline a voulu se débarrasser en Espagne47. Maslarić affirme dans ses Mémoires qu’il y avait beaucoup d’espions parmi les immigrés yougoslaves en URSS, et que le pouvoir soviétique s’est efforcé de les éliminer en les envoyant en Espagne48. En réalité, le Kremlin déplorait le manque de discipline du KPJ, tiraillé et affaibli par d’incessantes luttes de fractions depuis sa création, et Staline a même envisagé de dissoudre le Parti yougoslave au moment des grandes purges, lors desquelles la plupart des dirigeants communistes yougoslaves disparaissent. Le cas de Pavlović est révélateur des suspicions qui pèsent sur des volontaires espagnols et mènent à des mesures disciplinaires : le dirigeant des étudiants yougoslaves de Prague invite Boukharine à faire une conférence durant l’hiver 1935-36, alors que ce dernier est écarté de la scène politique à cause de son conflit avec Staline. Pavlović est consterné par les critiques de « déviationnisme de droite » contre Boukharine, qui est exclu de la direction du PCb et purgé deux ans plus tard. Il est très critique vis à vis des procès de Moscou : « Comment Radek, un des accusés, peut-il écrire dans un article de la que Staline est le soleil du socialisme ? On ne peut pas parler ainsi d’un homme, même de Staline ». Krsmanović le soutient, tandis que Vlahović se tait et que Engl le critique ; il est alors suspecté d’être trotskiste49. Dans la biographie officielle de Vlahović publiée quatre ans après sa mort, cet épisode est soigneusement occulté50. Toujours critique vis-à-vis de la politique stalinienne lorsqu’il est en Espagne, il décide en janvier 1938 de quitter l’école

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de Pozorubio et de retourner au front comme simple soldat dans le bataillon Đaković. Redoutant sa mort, Udovički va alors le chercher pour qu’il le remplace en tant que traducteur d’un conseiller soviétique auprès des guérilleros espagnols qui est muté à Valence51 Orešković met en garde la cellule du Parti en Catalogne en janvier 1939 contre les positions de Pavlović52. Il est néanmoins élu secrétaire du groupe yougoslave à Saint-Cyprien en février 1939, mais Gošnjak le remplace à Gurs deux mois plus tard sur ordre du PCF, à cause de ses « positions erronées sur la direction du Parti »53. Des sanctions sont aussi prises contre des anciens d’Espagne à leur retour en Yougoslavie : Koča Popović est ainsi exclu du KPJ suite à son arrestation en novembre 1940. Selon Đilas, Popović est dénoncé par un ouvrier que Ranković lui a fait connaître ; il donne alors le nom de Ranković à la police qui l’a « brièvement battu »54. Popović rejette cette version : il ne connaît pas encore Ranković à l’époque, est sévèrement battu, tente de se suicider, donne seulement deux prénoms qui ne peuvent être utilisés par la police, et est relâché faute de preuves55. De même, Čolaković, qui a été écarté du BP en 1938 à cause des ses sympathies envers l’aide droite du KPJ hostile à Tito56, est exclu du KPJ à son retour en Yougoslavie, pour avoir avoué à la police qu’il a séjourné en URSS, donnant ainsi la preuve que « la Patrie du socialisme » interfère dans les affaires d’autres pays57.

25 Une autre affaire impliquant les « Espagnols » fait couler beaucoup d’encre : celui de leur retour en Yougoslavie en passant par l’Allemagne. Lors de son procès en septembre 1949, alors que la campagne anti-titiste atteint des sommets de brutalité dans les pays du Kominform, Lazlo Rajk « avoue » qu’il a « déployé une activité trotskiste » au Vernet avec des Yougoslaves : Bebler, Gošnjak, Maslarić, Mrazović et Nađ. Ceux-ci auraient été des agents français travaillant sous les ordres de l’officier du 2e Bureau, qui les a mis en rapport avec la Gestapo ; ils auraient ainsi obtenu l’autorisation de regagner la Yougoslavie, avec des missions à accomplir pour les Allemands58. La charge anti-yougoslave lors d’un procès truqué permet aux titistes de mobiliser les énergies, tant les accusations paraissent inouïes. Lors de la réunion extraordinaire de l’Association des anciens d’Espagne convoquée pour riposter à l’accusation, Lekić affirme que « l’organisation du KPJ dans les camps français a résisté aux tentatives de la réaction française d’exterminer les anciens d’Espagne en les envoyant dans la Légion étrangère et les Compagnies de travail et en les privant de nourriture. Elle a contribué à la sauvegarde de la littérature marxiste-léniniste, à l’organisation de cours idéologiques, politiques et culturels, et à la préservation de l’unité des BI »59. Une lettre de protestation est alors signée par les 98 « Espagnols » présents, dont 22 héros60. Dans la même veine, la résolution du Kominform adoptée lors de sa troisième réunion à Budapest en novembre 1949 accuse Bebler, Gošnjak, Maslarić, Mrazović et Koča Popović de faire partie de « la clique d’espions du groupe Tito- Ranković-Kardelj-Đilas ». Ils sont qualifiés « d’ennemis de la classe ouvrière et paysanne et ennemis du peuple yougoslave », « d’assassins et d’espions » au service des impérialistes anglo-américains61. Les accusations du Kominform visant à décrédibiliser des cadres importants du régime titiste ne tiennent pas : Bebler et Mrazović ont été évacués d’Espagne en 1938 et sont rentrés en Yougoslavie dès 1939, ils n’ont donc pas été internés dans les camps français. De même, Popović est libéré de Saint-Cyprien dès mars 1939, alors que Maslarić est évacué à Oran et réussit à rentrer en URSS au printemps 1939. Seuls Gošnjak et Nađ sont donc internés au Vernet, et rien en l’état actuel des connaissances ne permet de valider la thèse de leur collaboration avec la Gestapo. Elle fait néanmoins long feu : un nationaliste serbe exilé en France après 1945

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affirme encore au début des années 1970 que les anciens d’Espagne sont rentrés en Yougoslavie grâce aux nazis alors alliés de Staline, les bateaux soviétiques circulant librement sur le Danube pour approvisionner l’armée allemande jusqu’au 22 juin 194162. Cette version est contredite par l’itinéraire mis au point par Cvetko, qui ne passe pas par le Danube et est emprunté avec beaucoup de précautions avant et après la rupture du Pacte germano-soviétique.

26 Les relations difficiles entre Tito et la direction du KPH pendant la Seconde Guerre mondiale sont également restées pendant longtemps un sujet tabou, parce qu’elles contredisent la version officielle d’une parfaite entente entre les différentes nationalités yougoslaves pendant la NOB. Selon Ante Ciliga63, de nombreux communistes croates sont opposés à la ligne de l’IC et du KPJ de défense de la Yougoslavie synonyme selon eux d’hégémonie serbe, et au pacte germano-soviétique. Tito remplace donc le Croate Josip Krač par le Serbe Rade Končar comme secrétaire du KPH et le coopte au BP en octobre 1940, provoquant la soumission du KPH. Mais en avril 1941, Staline opte pour la carte du nationalisme croate : il propose à Ante Pavelić de reconnaître le NDH – sans succès à cause de l’opposition allemande –, et utilise un agent de l’IC pour faire changer le KPJ de cap64. Il s’agit de Josip Kopinič, un Slovène formé en URSS, combattant dans la marine républicaine espagnole de 1936 à 1938, et revenu de Moscou avec Tito en janvier 1940 pour faire fonctionner une radio clandestine à Zagreb. Tito s’oppose à la nouvelle ligne, mais le Comité de la ville de Zagreb est pour ; Andrija Hebrang65 devient l’intermédiaire entre les deux. Kopinič considérant que la direction croate reste inactive après le 22 juin, prend des mesures sans consulter Tito. Il lance un ultimatum à Končar, exigeant des actions de sabotage et la création immédiate de détachements de partisans. Il accuse le CK KPH de « trahison et provocation », et, se référant à la directive de Dimitrov du 9 juillet appelant à créer un nouveau centre, révoque la direction légale du KPH66. Tito réagit rapidement en formant une commission composée de deux anciens d’Espagne, le Serbe Blagoje Nešković67 et le Monténégrin Vlado Popović, pour neutraliser Kopinič. Tito avertit l’IC que le CK KPH est « faussement accusé » et demande la résiliation du mandat de Kopinič sans succès68. Celui-ci pousse néanmoins le Comité de Zagreb à organiser l’évasion des communistes internés à Kerestinec pour éviter leur massacre ; l’opération menée dans la nuit du 13 au 14 juillet 1941 échoue : le plus grand nombre des évadés est arrêté et fusillé par les ustaši. Le 17 juillet, Tito avertit l’IC que Kopinič a été « l’initiateur criminel de la fuite de 90 camarades de Kerestinec, dont 3 sont encore en vie, à l’insu du CK KPJ et CK KPH »69. Après enquête, le Comité de Zagreb accuse deux amis de Končar membres du CK KPH d’avoir communiqué le plan d’évasion aux Allemands, alors que Tito et Končar accusent le Comité d’avoir mal organisé l’évasion, causant ainsi la tragédie. Le conflit se prolonge pendant six mois, provoquant une véritable scission dans le KPH. Končar est tué fin 1941 par la police italienne en Dalmatie, et le Comité de Zagreb est dissout par Vlado Popović. En février 1942, Kopinič et Hebrang sont arrêtés à Zagreb par les ustaši, mais Kopinič n’est pas livré aux Allemands, et Hebrang est libéré contre des prisonniers ustaši des partisans. Tito le nomme alors secrétaire du CK KPH et membre du BP, et la mission de Vlado Popović en Croatie prend fin. Les relations entre Tito et les Croates restent néanmoins tendues : le VŠ tient Rukavina responsable de la faible activité des unités de Croatie au cours de la 4e offensive. Selon Đilas, personne n’a jamais mis en doute son intelligence et son dévouement, mais il a la réputation d’être critique et sarcastique même à l’égard de l’URSS, et on lui reproche également ses relations amoureuses au sein de l’état-major croate. Tito demande en août 1943 à Đilas de voir

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qui pourrait le remplacer70. Gošnjak succède à Rukavina en août 1943 suite à un rapport hostile de Đilas, qui reproche aux Croates de se battre comme des combattants indépendants et d’être trop nationalistes71. L’année suivante, Hebrang est remplacé à la tête du KPH par Vladimir Bakarić72 jugé plus sûr.

27 La crise traversée par le mouvement des partisans de l’hiver 1941 au printemps 1942 a été longtemps occultée73. Le NOP est alors affaibli par les excès des communistes, qui provoquent des désertions massives au profit des četniki. En décembre 1941, les Italiens reprochent aux partisans monténégrins d’avoir arrosé d’essence les cadavres italiens et de les avoir brûlés, avant de faire venir des porcs pour disperser et liquider les restes. Dapčević dit alors à Đilas que les cadavres ont effectivement été brûlés « pour empêcher la propagation des maladies avec la chaleur de juillet ; et puis les porcs sont descendus des villages abandonnés après notre départ »74. Dapčević suggère que la liste d’une vingtaine d’hommes exécutés au Monténégro pour espionnage au service de l’occupant se termine par les mots « à suivre ». ; selon Đilas, le sens de la formule est une mise en garde, et les exécutions ont pour but d’éviter des vendettas sanglantes75. Đilas, sermonné par Tito à cause des excès commis au Monténégro qui sont qualifiés de « déviation gauchiste », envoie une lettre à Dapčević le 25 mars 1942 pour tenter de recadrer le mouvement : il dit que « les četniki et le gouvernement de Londres veulent imposer une guerre de classes, alors qu’il faut mener une guerre de libération nationale en relation avec l’alliance anglo-soviétique dirigée contre l’impérialisme d’Hitler »76. Koča Popović désapprouve ces tendances gauchistes lors d’une réunion en janvier 1942 près de Sarajevo : il ne prend pas la parole lorsque certains dirigeants du mouvement, dont Kardelj, évoquent « le passage à une nouvelle étape de la lutte » : « l’approfondissement de la révolution, l’exaspération de la lutte des classes ». Pour lui, « la situation réelle était heureusement plus forte que l’idéologie, et il était nécessaire d’élargir, et non de limiter les bases sociales du mouvement pour survivre et être efficace »77. Au printemps 1942, Čolaković constate également la crise en Bosnie orientale : la propagande des četniki sème le trouble dans les détachements, le territoire libéré diminue, les četniki tiennent les villages serbes qui ont été le principal soutien aux partisans en 194178. Drapšin est exclu du KPJ et envoyé en Slavonie en 1942 à cause de la terreur rouge pratiquée en 1941 en Herzégovine, en particulier contre les musulmans : villages « ennemis » brûlés, biens « ennemis » confisqués, quotas de « 5e colonne » fusillés (500 personnes), koulaks exécutés, création de soviets et de kolkhozes, églises profanées, slogans anti-occidentaux et prosoviétiques, oisiveté considéré comme de la désertion, travail forcé si les maisons sont en désordre79. La punition n’est pas appliquée strictement, puisqu’il garde un commandement et est réintégré dans le Parti en 194380.

28 Les négociations entre les partisans et les Allemands en mars 1943 sont un autre sujet tabou, Tito ne voulant pas que cette affaire susceptible d’entacher l’image du régime soit rendue publique. Les discussions commencent entre Đilas, Koča Popović, Vladimir Velebit81 et les Allemands le 11 mars à Gornji Vakuf en Bosnie, se poursuivent ensuite, sans Popović, à Sarajevo et Zagreb, et débouchent sur un échange de prisonniers – dont Herta Haas, ancienne compagne de Tito – et une trêve, qui permet aux partisans de passer la Neretva et d’attaquer les četniki au Monténégro. L’existence de ces négociations est révélée au début des années 1950 par Wilhelm Hötl, l’ancien chef de la section des services secrets allemands pour l’Europe balkanique, qui ne parle pas de la présence de Popović82 ; Louis Adamič, l’écrivain américain d’origine slovène qui séjourne longuement en Yougoslavie en 1949, évoque lui aussi la rencontre sans

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mentionner Velebit ni l’échange de prisonniers83. Le journaliste suisse Ernst Halperin situe les négociations en 1944, mentionne uniquement Velebit mais précise qu’une défense commune est envisagée en cas de débarquement britannique risquant de renforcer la position de Mihailović84. Un historien états-unien publie en 1973 un mémorandum allemand avec un document annexe signé par Đilas, Popović et Velebit qui demande la reconnaissance des partisans comme une armée régulière – et donc un traitement humain des prisonniers et des blessés –, un échange de prisonniers et une trêve, les četniki étant « l’ennemi principal » des partisans 85. Popović considère rétrospectivement que cette tentative de dégrèvement du front était « un coup tactique justifié », et qu’il a permis d’affaiblir la pression allemande à un moment où les partisans étaient menacés de tous côtés. Les négociations ont été arrêtées par Hitler, mais les commandants allemands se sont montrés plus réalistes que lui, car ils cherchaient à limiter leurs propres pertes86.

29 Les très lourdes pertes que la NOV a subies pendant l’hiver 1944-1945 sont un autre sujet polémique. Koča Popović souligne dans son journal de guerre les difficultés qu’il rencontre alors contre les Allemands sur le front de la Drina. Les lourdes pertes des partisans sont dues, selon lui, à l’inexpérience des jeunes recrues et à un encadrement militaire et politique déficient : plus de 10 500 hommes sont selon lui renvoyés du front du 15 décembre 1944 au 20 février 194587. Mais il ne mentionne à aucun moment la thèse des nationalistes serbes selon laquelle Tito aurait envoyé la jeunesse serbe à la mort dans le but d’affaiblir la Serbie ; les estimations du nombre de jeunes serbes morts sur le front du Srem début 1945 varient de 15 à 85 00088. Les Albanais du Kosovo et les Macédoniens refusant de combattre loin de chez eux, les communistes mobilisent 250 000 hommes en Serbie, surtout en Vojvodine. Dapčević perd 36 000 hommes sur le front du Srem à la même période89.

30 Les massacres de Yougoslaves anticommunistes en Slovénie à la fin de la guerre sont une autre zone d’ombre. Des fugitifs, militaires et civils allemands, croates, slovènes, bosniaques, monténégrins et serbes gagnant l’Autriche pour se rendre aux Occidentaux, sont livrés par les Britanniques aux partisans, qui les massacrent à Kočevski Rog – entre 25 et 50 000 personnes, dont 8 à 10 000 Slovènes – et à Bleiburg. Les nationalistes croates avancent le chiffre de 100 à 300 000 victimes, mais l’historien croate Vladimir Žerjavić, dans un ouvrage qui fait autorité sur la question, estime qu’il y en a eu 45 à 55 00090. Koča Popović passe complètement sous silence ces massacres, alors que la 2e armée est dans le secteur au moment des faits, et Grégory Peroche estime sans avancer de preuve que Popović est un des responsables de ses massacres91. L’historien croate Dušan Bilandžić souligne quant à lui la responsabilité de Nađ92, puisque que c’est lui qui établit le « rapport des opérations finales du 6-8 mai 1945 », qui affirme que sur les 134 000 soldats et civils du groupe de Bleiburg, 25 000 ont péri93.

31 La mort de certains héros nationaux reste énigmatique. Les rumeurs selon lesquelles Rozman aurait été tué par un sabotage commis par les autorités militaires serbes n’ont jamais été prouvées94. Jean-Christophe Buisson affirme que Cvetko a été abattu d’une balle dans le dos en 194495, or il est fusillé par les ustaši à Zagreb en octobre 1941. Par contre, il n’est pas exclu que Pavlović ait été éliminé par les communistes, vu ses prises de positions antistaliniennes ; l’historien serbe Branko Petranović précise qu’il a été relevé de ces fonctions pour ses erreurs – « fractionnisme, intellectualisme et liaison insuffisante avec le Parti » – avant sa mort96. La version officielle affirme que Drapšin meurt accidentellement pendant un exercice à Belgrade le 2 novembre 194597. Or il

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rencontre Udovički à Belgrade en octobre 1945, et lui dit qu’il a pensé se suicider à la fin de la guerre à cause de l’affaire de Trieste. Selon Udovički, il se blesse avec son revolver dix jours après cette rencontre et meurt le lendemain.98. On ne peut donc pas exclure qu’il se soit suicidé.

32 Au terme de cette analyse des itinéraires des héros nationaux, nous pouvons tirer quelques conclusions provisoires, qui seront affinées dans notre thèse de doctorat99. Les Yougoslaves qui s’engagent en Espagne sont d’origines géographiques, ethniques et sociales diverses, et appartiennent à des générations différentes : certains sont des militants déjà chevronnés, rompus aux luttes de fractions à l’intérieur du KPJ, tandis que d’autres deviennent des cadres importants pendant leur séjour en Espagne. La plupart rencontrent beaucoup de difficultés pour rentrer au pays, mais Tito fait tout pour faciliter leur rapatriement parce qu’il a besoin de leur expérience politique et militaire pour lancer l’insurrection contre les occupants et créer un mouvement apte à prendre le pouvoir à la libération. Ils contribuent donc grandement à la création et à l’encadrement d’une armée de guérilla efficace, et d’un mouvement politique redoutable qui élimine ou marginalise ses rivaux. Après la victoire, ils occupent logiquement des fonctions importantes dans le nouveau régime ; celui-ci orchestre un véritable culte, glorifiant ceux qui sont tombés pendant la lutte et ceux qui ont survécu. Mais cette glorification masque durablement des zones d’ombre : les héros ont participé à des actions peu glorieuses, et sont loin de former le groupe monolithique vanté par la propagande titiste. Les clivages sont nombreux, à l’image de la Yougoslavie elle-même : entre nationalités opposées – Serbes et Croates en particulier – , entre classes sociales – citadins et ruraux, prolétaires et intellectuels – , entre ceux qui sont restés au pays et ceux qui ont immigré, entre les Moscoutaires et les immigrés en Occident, entre les Staliniens sans état d’âme et ceux qui se posent des questions. Les itinéraires de ces hommes sont donc divers, voire divergents. Et ces divergences se renforcent après 1945 : si tous les héros nationaux soutiennent Tito contre Staline en 1948 – certains, comme Čolaković et Vlahović, après un temps d’hésitation –, de nombreux autres anciens d’Espagne optent pour le Kominform ; les uns – comme Gošnjak – suivent Tito dans sa volonté de se rapprocher des Soviétiques et de maintenir l’hégémonie du KPJ dans la vie politique, les autres se prononcent pour un réel non- alignement et pour une démocratisation du régime dans les années 1960, au point de soutenir le mouvement nationaliste croate en 1971 – Rukavina – , de démissionner de leurs fonctions pour protester contre le limogeage des réformateurs serbes – Koča Popović en 1972 – , et même de quitter le Parti au début des années 1980 et de révéler publiquement leurs désaccords avec la direction – comme Nikoliš. Mais ces hommes sont restés jusqu’à la fin de leur vie des militants convaincus de la nécessité de lutter pour un monde plus juste et plus solidaire, avec des mots, et non plus des armes. C’est une des raisons pour lesquelles leur vie doit être mieux connue, comprise et méditée.

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ANNEXES

ANNEXE : DONNEES BIOGRAPHIQUES DES HEROS DES PEUPLES DE YOUGOSLAVIE

Naissance et Date de Nom et prénom Nationalité Profession mort proclamation

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Antić Vicko

Baće Maks

Bebler Aleš

Bilić Božo

Blagojević Milan Serrurier, mécanicien Bobnar Stane Croate (G. Kotar) Etudiant en philosophie Bubak Divko 1912-1999 27.11.1953 Croate (Dalmatie) Juriste Car Nikola 1914- 24.7.1953 Slovène Manœuvre Cvetko 1907-1981 22.7.1953 Serbe de Lika Serrurier, métallurgiste Vječeslav 1914-1942 20.12.1951 Serbe Ferblantier, tourneur Cvitković 1905-1941 9.5.1945 Miljenko Slovène Employé de commerce 1912-1986 4.9.1953 Čolaković Croate (Lika) Cordonnier Rodoljub 1897-1941 24.7.1953 Croate (G. Kotar) Employé de commerce Ćetković 1910-1942 5/7/1951 Croate (Zagreb) Etudiant de droit Vladimir 1909-1941 16.7.1951 Croate de Bosnie Employé du KPJ Dakić Božidar 1914-1943 22.6.1949 Serbe de Bosnie Electromécanicien Dapčević Peko 1900-1983 27.11.1953 Monténégrin Boulanger Domany Robert 1909-1944 13.8.1945 Croate (Kordun) Etudiant en droit Drapšin Petar 1909-1941 27.4.1946 Monténégrin Etudiant en technique Đerek Štefan 1913-1999 22.10.1945 Croate (Slavonie) Etudiant en technique Engl Ilija 1908-1942 24.7.1953 Serbe (Vojvodine) Mineur en Belgique Fetahagić 1914-1945 27.7.1953 Croate de Bosnie Ahmet Etudiant en technique 1912-1942 27.7.1953 Juif de Bosnie Gošnjak Ivan Etudiant en technique 1912-1944 24.7.1953 Bosniaque Gregorčič Jože Menuisier 1913-1944 10.9.1949 Croate (Kordun) Hariš Ivan Métallurgiste 1909-1980 17.11.53 Slovène (Istrie) Ilić Ljubomir Menuisier 1903-1942 5.7.1951 Croate (Kordun) Jahić Fadil Architecte 1903-1989 25.9.1944 Croate (Dalmatie) Jankez Grga Menuisier 1905- 27.11.1953 Bosniaque Jovanović Cordonnier 1910-1942 13.3.1945 Živorad Croate (Slavonie) Etudiant en littérature 1906-1974 24.7.1953 Kalc Jurica Serbe Menuisier 1914-1942 6.7.1945 Kovačević Mirko Croate (Istrie) Etudiant en technique 1908-1942 26.9.1973 Kovačević Monténégrin Etudiant en philosophie Veljko 1916-1941 21.12.1951 Monténégrin Mineur, mécanicien Krajačić Ivan 1912- 20.12.1951 Croate (Slavonie) Employé des chemins de Kreačić Otmar 1906-1987 23.7.1952 Croate de Bosnie fer Krsmanović 1913- 20.12.1951 Serbe Etudiant en agronomie Branko 1915-1941 9.5.1945 Slovène Etudiant en droit CahiersKveder balkaniques, Dušan 38-39 | 2011 1915-1966 15.7.1952 Monténégrin Prof. de philosophie Lekić Danilo 1913-1986 20.12.1951 Croate (G. Kotar) Bûcheron en France Lenac Ivan 1906-1945 20.12.1951 Croate de Bosnie Officier de marine Manola Srećko 72

NOTES

1. Pour les volontaires yougoslaves en Espagne républicaine, voir notre communication au colloque « Passé et actualité de la guerre d’Espagne », les Amis des combattants en Espagne républicaine (ACER) à Paris en novembre 2006 : Hervé Lemesle, « Itinéraires d’anciens d’Espagne dans la Yougoslavie de Tito (1945-1980) », in Roger Bourderon, dir., La guerre d’Espagne. L’histoire, les lendemains, la mémoire, Paris, Tallandier, 2007, pp. 255-256. 2. L’adjectif narodni a plusieurs sens en serbo-croate : « national », « populaire », « du peuple », « des peuples ». Nous choisissons cette dernière traduction, la plus conforme à la propagande titiste. Un politologue américain souligne « le caractère de la classe très fort » du terme chez les porte-paroles du KPJ : A. Ross Johnson, The Transformation of Communist Ideology: The Yugoslav Case, 1945-1953, Cambridge, MIT Press, 1972, p. 54. 3. « Bilten Vrhovnog štaba narodnooslobodilačke vojske i partisanskih odreda Jugoslavije » [Bulletin de l’état-major suprême de l’Armée de libération nationale et des détachements de partisans de Yougoslavie], juin-août 1943, in Zbornik dokumenata i podataka o naradnooslobodilačkom ratu jugoslovenskih naroda [Recueil de documents et de données sur la guerre de libération nationale des peuples yougoslaves], 1949, volume II, livre 1, pp. 299-300. Cité par Antoine Sidoti, Partisans et Tchetniks en Yougoslavie pendant la Seconde Guerre mondiale. Idéologie et mythogénèse, Paris, CNRS Éditions, 2004, pp.248-249. Voir notre compte-rendu de cet ouvrage sur le site des Clionautes : http://www.clionautes.org/spip.php?article5557.Nous respectons l’orthographe serbo-croate : c=ts, č et ć=tch, đ=dj, š=ch, ž=j ; e=é, u=ou, h=kh, j=y, r entre 2 consonnes=eur. 4. Andrejević-Kun (1904-1964) est un peintre et graphiste engagé, qui séjourne en Espagne et publie en 1939 un recueil de dessins sur l’Espagne intitulé Za slobodu [Pour la liberté]. 5. Cette thèse formulée après 1945 par les partisans de Draža Mihailović (1893-1946), le dirigeant des résistants serbes anticommunistes, est reprise par les nationalistes serbes dans les années 1990. Un des derniers ouvrages en français la véhiculant est celui du journaliste du Figaro Jean- Christophe Buisson, Héros trahi par les Alliés. Le général Mihailović 1893-1946, Paris, Perrin, 1999. 6. Sur le point de vue des nationalistes croates très en vogue dans les années 1990, voir Grégory Peroche, Croates, Serbes et musulmans pendant la guerre de 1941-1945. Des prémices de 1918 aux conséquences de 1991, Paris, François-Xavier de Guibert, 1996. 7. Sur l’intérêt de la démarche prosopographique pour dépasser les limites de l’histoire par le « haut » ou par le « bas », voir les travaux de Claude Pennetier, en particulier « Singulier-pluriel : la biographie se cherche. L’exemple de l’histoire ouvrière », in Serge Wolikow, dir., Écrire des vies. Biographie et mouvement ouvrier XIXe-XXe siècles, Dijon, EUD, 1994. 8. Les plus complètes sont publiées dans l’encyclopédie des héros nationaux : Narodni heroji Jugoslavije [Les héros des peuples de Yougoslavie], Belgrade, Mladost, 1975, 2 volumes. 9. Archives d'États russes pour l’histoire sociale et politique (RGASPI), Moscou, fond 545.277, dossiers personnels, contenant les biographies et questionnaires de démobilisation rédigés en Espagne. 10. Archives de Serbie et du Montégro (ASCG), anciennement Archives de Yougoslavie, Belgrade, fond 784, Španija VIII, dossiers personnels, avec des photocopies des archives de Moscou, et des questionnaires de l’Association des anciens d’Espagne remplis par les survivants après 1945. 11. La synthèse récente d’un historien britannique mobilise ainsi un important appareil critique : Stevan K. Pavlowitch, Hitler’s new Disorder. The Second World War in Yugoslavia, Londres, Hurst & Compagny, 2008. Voir notre compte-rendu de cet ouvrage sur le site des Clionautes : http:// www.clionautes.org/ 12. Les Ustaši (Oustachis dans les publications françaises) sont les partisans d’Ante Pavelić (1889-1959), qui prennent le pouvoir en Croatie lors du démembrement de la Yougoslavie en avril 1941 et créent l’État indépendant croate (NDH), satellite de l’Allemagne nazie et de l’Italie fasciste.

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13. Les Krajina sont des régions frontalières entre les anciens empires austro-hongrois et ottoman, qui ont été peuplées de Serbes chargés de défendre ces territoires chrétiens contre les incursions musulmanes à l’époque moderne. Ce sont donc des régions ethniquement mixtes, où les partisans sont influents dès le début de l’été 1941. 14. Dans sa communication lors du colloque de Paris déjà évoqué, le spécialiste des volontaires français souligne très justement le caractère prolétarien des BI. Rémi Skoutelsky, « Les Brigades internationales : quelques définitions », in Bourderon, op. cit., p. 55. 15. Le principal dirigeant du HSS Stjepan Radić (1871-1928) séjourne en URSS en 1924, mais la tentative de rapprochement avec les communistes échoue, et après son assassinat, son successeur Vladko Maček adopte une ligne plus conservatrice et anticommuniste. 16. Le communiste bulgare est alors le dirigeant de l’Internationale communiste (IC), favorable à la stratégie des fronts populaires antifascistes. 17. Đaković (1886-1929) est secrétaire du KPJ en 1928 lorsque l’IC prône une stratégie sectaire et insurrectionnelle ; il est tué par la police et devient une idole du mouvement communiste yougoslave. 18. Miletić (1897-1939 ?) est un des dirigeants du KPJ internés à Mitrovica, qui brigue la direction du Parti suite à l’élimination de Milan Gorkić durant l’été 1937 et s’oppose donc à Tito ; il est purgé en URSS. 19. Le choix du dirigeant du HSS montre la volonté des communistes de rallier les partis opposés à la dictature yougoslave dans une large alliance ; cette stratégie restera purement rhétorique en Yougoslavie, les partis non communistes refusant l’alliance avec le KPJ, qui se bolchevise à l’époque. 20. Kolarov (1877-1950) est un des dirigeants du Parti communiste bulgare (BKP). 21. Liebknecht (1871-1919) est un des fondateurs du Parti communiste allemand (KPD), tué lors de la Semaine sanglante à Berlin avec Rosa Luxemburg. 22. Stephen Clissold, Whirlwind. An Account of Marshal Tito’s Rise to Power, Londres, Cresset Press, 1949, p. 22. Clissold est un agent de liaison britannique envoyé auprès des partisans pendant la guerre. 23. Émile Guikovaty, Tito, Paris, Hachette, 1979, pp. 185-186. 24. Narcisa Lengel-Krizman, « Organizacija prihvačanja jugoslovenskih dobrovoljca iz Španjolske u Jugoslaviju » [L’organisation du retour des volontaires yougoslaves d’Espagne en Yougoslavie], in Ljubo Boban, éd., Španjolska 1936-1939. Priloži za znanstvenog savjetovanje [Espagne 1936-1939. Contributions pour le colloque scientifique], Zagreb, Jugoslovenska akademija znanosti i umjetnost-Globus, 1986, pp. 195-198. 25. Sur ce point, voir le témoignage d’un « Espagnol » évadé d’Argelès et responsable du centre d’accueil des anciens BI à Louveciennes puis Saint-Germain-en-Laye qui travaille avec Artur London : Lazar Udovički, Španija moje mladosti. Pismo mojoj deci [L’Espagne de ma jeunesse. Lettre à mes enfants], Belgrade, Čigoja štampa, 1997, pp. 162-164. 26. Il commence à publier à l’étranger des ouvrages critiques qui lui valent des années de prison dans son pays, et beaucoup de sympathies en Occident où on le considère Milovan Đilas, Une guerre dans la guerre. Yougoslavie 1941-1945, Paris, Robert. Laffont, 1980 (1 e éd. Wartime, 1977), pp. 172-173. Le Monténégrin Đilas (1911-1995), le Serbe Aleksandar Ranković (1909-1983) et le Slovène Edvard Kardelj (1910-1979) sont les trois principaux dirigeants du KPJ cooptés par Tito en 1937 lorsqu’il prend la direction du Parti. Đilas est écarté en 1954 parce qu’il se prône une démocratisation du régime titiste, se considère comme le « premier dissident du titisme ». 27. Pour une description générale de la naissance du mouvement des partisans en Croatie, voir « Le début et le développement de l’insurrection populaire en Croatie », Borba [La Lutte, organe du KPJ], 26 juillet 1945. Cité par Basil Davidson, Partisan Picture, Bedford, Bedford Books, 1946, pp. 94-97. Davidson est un des premiers agents de liaison britanniques auprès des partisans yougoslaves à publier son témoignage après la guerre, une source de première main.

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28. Les Četniki (Tchetniks dans les publications françaises) sont des résistants serbes anticommunistes, dont les chefs reconnaissent plus ou moins l’autorité de Mihailović. 29. Sur ces inspections, voir le témoignage de Čolaković rédigé à partir de son journal de guerre Zapisi iz oslobodilačkog rata [Écrits de la guerre de libération nationale], publié en 5 volumes de 1946 à 1955 : Rodoljub Čolaković, Winning Freedom, Londres, Lincolns-Praeger, 1962, pp. 15-163. 30. Branko Petranović, Istorija Jugoslavije 1918-1988. Druga knjiga. Narodnooslobodilački rat i revolucija 1941-1945 [Histoire de la Yougoslavie de 1918 à 1988. Vol.2. La guerre de libération populaire et la révolution de 1941 à 1945], Belgrade, Nolit, 1988, pp. 151-152. 31. Ibidem, p. 231. 32. Vallée de la Save. 33. Vallée du Mur, au nord de la précédente. 34. Čolaković, op. cit., pp. 233-259. 35. Davidson, op. cit., pp. 34-35. 36. Pavlowitch, op. cit., p. 215. 37. Pour une vue d’ensemble du rôle des anciens d’Espagne après 1945, voir notre communication au colloque de Paris en 2006 déjà citée, pp. 255-267. 38. Đilas, Rise and Fall, Londres, Macmillan, 1985, p. 33. 39. Heroji iz dva oslobodilačka rata 1936-1939 ; 1941-1945. Povodom I. kongresa Jugoslovenskih dobrovoljaca koji su boreli u redovima Španske republikanske armije [Héros de deux guerres de Libération nationale. À l'occasion du Ier Congrès des volontaires yougoslaves qui se sont battus dans les rangs de l’Armée républicaine espagnole], Belgrade, 1946. 40. Josip Barković, Narodni heroj Marko Orešković [Le héros national Marko Orešković], Zagreb, Izdavačko poduzeće ‘27. srpnaj’, 1951. 41. Vladimir Dedijer, Tito parle, Paris, Gallimard, 1953, p. 23. 42. Ibidem, p. 27. 43. Stevan K. Pavlowitch, Tito: Yugoslavia’s Great Dictator, a Reassessment, London, C. Hurst and Co, 1992, pp. 11-12. 44. Selon les définitions du sociologue Jean-Claude Passeron, « Biographies, flux, itinéraires, trajectoires », Revue française de sociologie, n°31/1, 1990, pp. 3-22. 45. Le recueil le plus important de témoignages encore conformes à la version titiste est publié en 1971 : Čedo Kapor, éd., Španija 1936-1939 : Zbornik sećanja jugoslovenskih dobrovoljaca u španskom ratu [Espagne 1936-1939. Recueil de souvenirs de volontaires yougoslaves dans la guerre d’Espagne], Belgrade, Vojno-izdavačko zavoda, 1971, 5 vol. 46. Dossier personnel d’Aleš Bebler, RGASPI, 545.277.14. 47. Ivan Avakumović, History of the Communist Party of Yugoslavia, Aberdeen, Aberdeen University Press, 1964, p 128. 48. Božidar Maslarić, Moskva-Madrid-Moskva [Moscou-Madrid-Moscou], Zagreb, 1952, p. 59. 49. Udovički, op. cit., pp. 71-78. 50. Dušan Mitević, Veljko Vlahović. Životni put i revolucionarno delo [Veljko Vlahović. Vie et activité révolutionnaire], Gornji Milovac, NIRO, 1979. 51. Udovički, op. cit., pp. 112-114. 52. Ibidem, pp. 123-124. 53. Ibidem, pp. 138-143. 54. Đilas, Memoir of a Revolutionary, New York, Harcourt Brace Jovanović, 1973, pp 312-314 et 340-348. 55. Aleksandar Nenadović, Razgovori s Kočom [Entretiens avec Koča], Zagreb, Globus, 1989, pp. 37-40. Les témoignages discordants entre les acteurs de l’époque sont courants, et reflètent des règlements de compte ultérieurs ; les écrits de Đilas, les seuls à avoir été traduits en français ou en anglais, ne sont pas toujours pris avec la distance critique nécessaire.

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56. Branko Petranović, Istorija Jugoslavije 1918-1988. Prva knjiga: Kraljevina Jugoslavija 1914-1941 [Histoire de la Yougoslavie. Vol. 2: le royaume de Yougoslavie], Belgrade, Nolit, 1988, pp. 240-241. 57. Đilas, Memoir of a Revolutionary, op. cit., pp. 300-301. 58. Compte-rendu sténographique du procès Rajk, cité par Sandor Garay, Volontaires pour la potence. Techniques des procès soviétiques, Paris, Berger-Levrault, 1950, pp. 77-78. Garay, ancien Brigadiste interné au Vernet qui a pris ses distances avec les communistes, affirme qu’il n’y avait pas de trotskiste hongrois ou yougoslave au Vernet. Ibidem, p. 141. 59. Danilo Lekić, « Rapport lors de la conférence extraordinaire de l’Association des anciens d’Espagne du 14 septembre 1949 », in Ce que révèle le procès Rajk, Paris, Le livre yougoslave, 1949, p. 31. 60. « Protestation des anciens volontaires de l’Armée républicaine espagnole », in Ce que révèle le procès Rajk, op. cit., pp. 33-35. 61. François Fejtö, Histoire des démocraties populaires vol.1, Paris, Seuil, 1952, p. 266. Dušan Bilandžić, Hrvatska moderna povijest [Histoire moderne de Croatie], Zagreb, Golden marketing, 1999, p. 306. 62. D. M. Sotirović, Trahison au sommet. Les maquis yougoslaves, Paris, Nouvelles éditions latines, 1972, p. 73. 63. Ciliga (1896-1992) est Croate et devient dans les années 1920 un des dirigeants de l’aile gauche du KPJ favorable au démembrement de la Yougoslavie. Il enseigne à la KUNMZ de 1926 à 1929, puis est déporté en Sibérie pour son soutien à Trotski. Il est expulsé d’URSS en 1935 et s’installe à Paris où il publie Au pays du grand mensonge en 1938 ; rentré en 1941 à Zagreb, il se rapproche un temps des ustaša pro-britanniques. Il s’exile en Italie après la guerre, et soutient les revendications démocratiques de Đilas. 64. Ante Ciliga, Crise d’Etat dans la Yougoslavie de Tito, Paris, Denoël, 1974, pp. 133-140. La version de Ciliga est intéressante, mais comporte des erreurs : il affirme que Kopinič, qu’il cite sous le pseudo de « Srebnjak », est exécuté à la fin de la guerre, ce qui est faux. 65. Hebrang (1889-1949 ?) est un proche de Tito, hostile aux luttes de fractions dans les années 1920. Il est purgé en 1948 à cause de son soutien à Staline. 66. Vječeslav Cenčić, Enigma Kopinič [L’énigme Kopinič], Belgrade, Rad, 1983, vol 1, pp 226-227. 67. Nešković (1907-1984), médecin et secrétaire du KPJ du bataillon « Đaković » en 1937, est arrêté à son retour en Yougoslavie en 1940. Il reste à Belgrade entre 1941 et 1944 et y dirige l’activité clandestine du KPJ. Il n’est pas héros des peuples de Yougoslavie parce qu’il n’accepte pas la rupture de Tito avec Staline en 1948. 68. Branko Petranović, Istorija Jugoslavije, vol.2, op. cit., 1988, pp. 130-131. 69. Ibidem, p. 21. 70. Đilas, Une guerre dans la guerre, op. cit., pp. 318-319. 71. Josip Broz Tito, Sabrana djela [Œuvres choisies], Belgrade/Zagreb, BIGZ/Naprijed , 1977-1979, vol. 16, p. 269. 72. Bakarić (1919-1983) reste le principal dirigeant du KPH jusqu’à la fin des années 1960. 73. Le premier ouvrage historique sur la question est celui de Rasim Hurem, Kriza NOPa u Bosni i Hercegovini krajem 1941. i početkom 1942.godine [La crise du Mouvement de libération nationale en Bosnie-Herzégovine fin 1941 et début 1942], Sarajevo, Svjetlost, 1972. 74. Đilas, Une guerre dans la guerre, op. cit., p. 141. 75. Ibidem, p 101. 76. Ibidem, p 164. 77. Nenadović, Razgovori, op. cit., pp. 50-52. 78. Čolaković, op. cit., pp. 233-245. 79. Ivo Banac, With Stalin against Tito. Cominformist Splits in Yugoslav Communism, Ithaca, Cornell University Press, 1988, pp. 82-83. 80. Đilas, Une guerre dans la guerre, op. cit., pp. 324-331.

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81. Vladimir Velebit (1907-2004), agent de l’IC avant la guerre, qui a accueilli Kopinič à Zagreb en 1940, est choisi pour sa parfaite maîtrise de l’allemand. 82. Walter Hagen, Le front secret, Paris, Les Iles d’or, 1952, pp. 221-225. 83. Louis Adamič, The Eagle and the Roots, New York, Doublebay and Co, 1952, pp. 454-457. 84. Ernst Halperin, The Triumphant Heretic : Tito’s Struggle against Stalin, Londres, Heinemann, 1958, p. 20. 85. Walter T. Roberts, Tito, Mihailović and the Allies 1941-1945, Durham, Duke U.P., 1987 (1e éd. 1973), pp. 106-112. 86. Nenadović, Razgovori, op. cit., pp. 72-74. 87. Note du 22 février 1945, in Koča Popović, Beleške uz ratovanje (Dnevnik, beleške, dokumenti) [Notes de guerre (journal, notes, documents)], Beogradski izdavačko-grafički zavod, 1988, p. 304. 88. Peroche, op. cit., p. 69. 89. Pavlowitch, Hitler’s New Disorder, op. cit., pp. 242 et 259. 90. Vladimir Žerjavić, Population losses in Yugoslavia 1941-1945, Zagreb, Dom i Svijet, 1997, pp. 94-97. 91. Peroche, op. cit., p. 74. 92. Dušan Bilandžić, op.cit., pp. 186-187. 93. Zbornik dokumenata i podataka o NOR-u jugoslovenskih naroda, op. cit., vol. IX, livre 3. Cité par Žerjavić. 94. « Rozman Franca Franc-Stane », in Narodni heroji Jugoslavije, op. cit., vol.2, p. 162. 95. Buisson, op. cit., p. 105. 96. Branko Petranović, Istorija Jugoslavije, vol.2, op. cit., p. 115. 97. « Drapšin Ilije Petar », in Narodni heroji Jugoslavije, op. cit., vol.1, p. 187. 98. Udovički, Španija moje mladosti, op. cit., p. 196. 99. Des Yougoslaves engagés au XXe siècle. Itinéraires de volontaires en Espagne républicaine, sous la direction de Michel Dreyfus (Centre d’histoire sociale du XXe siècle, CNRS UMR 8058-Paris 1).

RÉSUMÉS

64 des 1 900 Yougoslaves engagés en Espagne aux côtés des républicains ont obtenu le titre de « Héros des peuples de Yougoslavie ». Pourquoi eux ? Parmi les quelque 1 900 Yougoslaves engagés dans le camp républicain pendant la guerre d’Espagne (1936-1939), 64 ont obtenu le titre de « Héros des peuples de Yougoslavie », le plus prestigieux de la Yougoslavie titiste. Tous militants du Parti communiste à leur retour au pays après l’Espagne et l’internement dans les camps français, ils jouent un rôle de tout premier plan dans l’armée des partisans dirigée par Josip Broz Tito à partir de 1941. Après 1945, les 34 « Espagnols » morts pendant la Seconde Guerre mondiale sont auréolés de gloire et les 30 survivants, devenus des légendes vivantes, occupent des postes-clé dans l’armée, la diplomatie, le gouvernement et le Parti. Mais derrière le mythe, des zones d’ombre longtemps restées taboues existent. Grâce aux archives disponibles à Belgrade et à Moscou, on peut désormais retracer les itinéraires réels de ces militants, avec leurs faiblesses, leurs doutes, leurs désaccords.

About the few Yugoslavs involved in the Spanish Civil War and granted the title “People’s Hero of Yugoslavia”. Among the few 1900 Yugoslavs involved in the Republican side during the Spanish Civil War (1936-1939), 64 were granted the title “People’s Hero of Yugoslavia”, the most prestigious of

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Tito’s Yugoslavia. All Communist Party militants on their return home after fighting in Spain and the French internment camps, they play a key role in the partisan army led by Josip Broz Tito in 1941. After 1945, the 34 “Spaniards” who died during World War II are crowned with glory and the 30 survivors, now living legends, occupy key positions in the military, diplomacy, government and the Party. But behind the myth, some aspects which remained taboo for long still exist. Thanks to the available archives in Belgrade and Moscow, we can now trace the actual routes of the militants, with their weaknesses, their doubts, their disagreements.

INDEX

Mots-clés : Guerre d’Espagne, Guerre d’Espagne, héros des peuples de Yougoslavie, partisans titistes, volontaires république espagnole Keywords : Spanish Civil War, Yugoslavian heroes, titist partisan, Spain republican volunteers Index géographique : Espagne, Yougoslavie, Serbie Index chronologique : guerre d’Espagne (1936-1939)

AUTEUR

HERVÉ LEMESLE Agrégé d’Histoire, Doctorant

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La déclaration de repentir dans la Grèce des années 1940

Christina Alexopoulos

Introduction

1 En grec moderne, l’expression « signer sa déclaration de repentir », désigne communément un mea-culpa public, humiliant et injustifié, un dénigrement systématique et total de ses actes et pensées, un déni pur et simple de son identité, ou encore mieux un aveu de défaite inconditionnelle, une résignation honteuse à la raison du plus fort. Or, il faut savoir qu’avant de se transformer en locution figée nettement péjorative, la déclaration de repentir, a existé comme document officiel attestant la conversion idéologique de son signataire.

2 Elle était obtenue généralement de force, souvent dans des espaces de réclusion à caractère concentrationnaire ou tout au moins coercitif (camps de déportation et/ou de rééducation, prisons, locaux de la Sûreté nationale, hôpitaux militaires, asiles), et servait aussi bien à montrer la victoire de l’idéologie dominante sur des valeurs jugées subversives, qu’à discréditer les signataires auprès de leurs anciens compagnons de lutte, en les contraignant au silence et au déshonneur.

3 Arme de propagande idéologique et expression de l’anticommunisme ambiant, la déclaration de repentir a été largement employée par les régimes grecs avant, pendant et après la guerre civile grecque en s’investissant de nouvelles fonctions au fil du temps. La déclaration de repentir trouve ses racines dans les pratiques de la Grèce des années vingt, voit son usage s’intensifier dans les années 1930, notamment sous la dictature de Métaxas, avant de se transformer en un enjeu majeur de la guerre civile grecque, considérée à juste titre comme le premier conflit armé de la guerre froide. Très présente dans la période qui a succédé à la guerre civile, la déclaration de repentir ne disparaît du paysage politique grec qu’à la chute de la junte des colonels, quand les partis communistes grecs sont légalisés.

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4 Associée à différents certificats de « bonnes convictions nationales », la déclaration de repentir vient sceller la répartition des Grecs en bons et mauvais citoyens, séparant, pour reprendre la connotation religieuse du texte, le bon grain de l’ivraie. Très manichéenne dans sa conception, elle est révélatrice du climat politique de la période de la guerre civile. Elle éclaire la manière dont les différents régimes politiques grecs ont appréhendé l’idéologie communiste et en dit long sur les objectifs et les méthodes des vainqueurs de la guerre civile.

5 Dans les limites de la présente étude, nous tenterons de replacer la déclaration de repentir dans son contexte historique, puis d’étudier le discours et les soubassements idéologiques du texte de la déclaration. Enfin, nous essaierons de comprendre son fonctionnement, son impact psychologique sur la subjectivité des signataires et son incidence sur la vie politique et sociale du pays.

Historique de la déclaration de repentir

La déclaration de repentir depuis sa création jusqu’aux années quarante

6 La déclaration de repentir trouve un antécédent dans la déclaration que les prisonniers politiques devaient faire pour obtenir une réduction de leur peine dès le début des années vingt. Par la suite, la loi de l’Idionymo qui date de 1929 et qui condamne ceux qui « chercheraient à appliquer des idées ayant comme but attesté le renversement violent du régime en place ou le détachement d’une partie du territoire national » ou encore ceux qui « lutteraient pour l’expansion ou l’application des idées subversives » est la première loi conçue spécialement pour faire face à la propagation des idées communistes au sein de la société grecque. Elle correspond moins à une réalité liée à l’importance numérique des effectifs des communistes grecs qu’à une peur fantasmée1 de la montée en puissance des forces de contestation. Elle est révélatrice de l’embarras des partis traditionnels devant l’avènement d’une nouvelle formation capable de tirer profit du mécontentement des classes laborieuses.

7 Dans le contexte de l’impasse politique de deux décennies marquées par la Division nationale « Εθνικός Διχασμός » et l’expédition désastreuse d’Asie Mineure, et face à la fragilisation des institutions du pays et la multiplication des coups d’État, les idées communistes ont pu paraître comme une alternative plausible et donc un danger potentiel pour les deux formations traditionnelles, celle des Libéraux, essentiellement constituée de républicains et celle des Populistes nettement promonarchiques2. Il en a résulté un anticommunisme largement partagé par les principales formations politiques du pays, d’autant plus marqué que la révolution bolchévique était géographiquement et historiquement proche.

8 De son côté, le coup d’État du 4 août 1936 inaugure une dictature de quatre ans que Métaxas définit dans son journal comme un régime par excellence « anticommuniste et antiparlementaire »3. Métaxas pense utiliser la déception et la méfiance des masses populaires à l’égard des partis traditionnels, pour neutraliser l’ancienne division entre royalistes et venizélistes et lui substituer une nouvelle démarcation entre « les vrais Grecs » nationalistes et les communistes dont il théorisera le bannissement.

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9 Sur le plan législatif, une série de lois vient exclure les communistes du paysage politique du pays et faciliter leur mise en détention pour des motifs liés plus à une intention de propager des idées communistes qu’à des actes réellement subversifs. La loi d’urgence 117 promulguée le 18 septembre 1936 s’inscrit dans la continuité de l’Idionymo et vise avant tout ceux qui « propageraient, développeraient ou appliqueraient des théories, des idées ou des systèmes sociaux impliquant le renversement du régime en place » avec une mention spéciale pour les détenteurs de livres interdits par la censure. Ceux qui possédaient des ouvrages interdits encouraient d’importantes peines de déportation.

10 L’orientation principale des textes de loi vise à refuser aux prisonniers politiques la reconnaissance de leur statut et à institutionnaliser l’usage de la déclaration de repentir comme unique alternative à des peines d’emprisonnement et de déportation pouvant être continuellement reconduites sur la seule appréciation des instances judiciaires et/ou administratives4. À partir de 1933, ceux qui avaient été déportés et/ou emprisonnés sous le coup de la loi de 1929, peuvent être libérés après avoir purgé un quart de leur peine à condition bien entendu de signer la déclaration de repentir. Un nouveau décret législatif, la loi d’urgence 1075 vient compléter en février 1938 la législation anticommuniste en apportant trois mesures supplémentaires ; l’usage systématique de la déclaration de repentir dans la procédure de remise de peine, la création de prisons et des camps disciplinaires spécialement conçus pour les prisonniers politiques et l’instauration d’un certificat de « pensée loyale », indispensable pour intégrer la fonction publique. La déclaration de repentir se trouve alors au centre d’un dispositif destiné à la conversion idéologique des prisonniers politiques dans la logique d’une série de lois qui, comme l’explique Alivizatos5, punissent des intentions ou des idées, plus que des actes. Il est d’ailleurs révélateur que les condamnations à mort puissent être commuées en des peines de perpétuité à condition que l’accusé accepte de signer la déclaration de repentir6 et qu’une collaboration active permet d’amnistier et de libérer le détenu.

11 Si le refus de la reconnaissance du statut de prisonnier politique et l’anticommunisme d’État constituent une constante dans l’histoire récente du pays, la déclaration de repentir, en tant qu’arme idéologique visant au déni identitaire de l’adversaire, prend toute son importance pendant et après la guerre civile grecque, juste après la Seconde Guerre mondiale.

Le contexte historique : mouvements de résistance et prémices de la guerre civile

12 Pour comprendre le rôle de la déclaration de repentir dans les années quarante, il est indispensable d’avoir une idée précise de la situation politique, militaire et juridique du pays pendant l’occupation et la guerre civile.

13 Pendant l’occupation, les différentes organisations d’inspiration nationaliste à l’exception de l’EDES de Zervas7 périclitent et l’EAM devient la plus importante organisation de la résistance grecque, celle qui rassemble toutes les forces de Gauche et même une partie du centre modéré. À la libération, l’EAM jouit du soutien incontestable de la majorité des Grecs et se présente comme une force de gouvernement aux objectifs économiques et sociaux précis. Le bilan de son action politique et militaire et l’étendue de son travail sur le terrain lui apportent la confiance

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d’une très grande partie de la population qui se sent partie prenante du processus, souhaite la démocratisation du pays et demande l’organisation d’un référendum pour en finir avec la monarchie.

14 L’élan populaire que l’EAM a su susciter pendant l’occupation s’accommode mal de la répartition du monde en zones d’influence décidée en haut lieu par Churchill et Staline et le retour imposé du roi Georges II, après les accords de ce dernier avec les Britanniques. L’impasse politique conduit à la séparation du pays légal et du pays réel et à la conflagration de la guerre civile. Les dirigeants du Parti communiste grec mal aiguillés par Moscou8 adoptent une stratégie hésitante, commettent des erreurs majeures en réfutant le jeu électoral et après la signature des accords de Varkiza perdent le contrôle de la situation se laissant entraîner dans l’illégalité. La Terreur Blanche s’abat sur tout le pays, les corps de sûreté de l’État et les bataillons de sécurité préalablement formés par les nazis, sévissent dans les campagnes et jusque dans les prisons.

15 La participation aux organisations de résistance EAM, ELAS – sa branche armée - ou EPON – ses jeunesses - et de manière plus générale toute action contre l’occupant allemand, deviennent à la fin de la guerre civile un chef d’inculpation majeur. Des milliers de résistants (communistes ou non) sont condamnés à mort, envoyés dans des camps de concentration et des prisons où et humiliations sont utilisées méthodiquement dans le but de leur extorquer des aveux et/ou une reconversion idéologique, obtenue sous la forme d’une déclaration de repentir, par laquelle le détenu renie le communisme, son engagement et ses proches.

16 Il me semble intéressant de proposer une analyse du texte de la déclaration, de sa phraséologie et de ses soubassements idéologiques.

L’idéologie et le discours des vainqueurs de la guerre civile dans la déclaration de repentir

17 La parole des vainqueurs de la guerre civile prend la forme d’un discours stéréotypé, axé sur trois thématiques très idéologisées ; « la grandeur éternelle de la Race-Nation », « la guerre sainte menée depuis toujours par l’Orthodoxie contre les Infidèles » et « la lutte contre le fléau communiste », perçus à la fois comme « un péché capital » dont il faudrait se repentir et comme « un virus mortel », dont il faudrait être guéri, d’où l’emploi de la métaphore médicale de la réanimation (ανάνηψη).

18 La déclaration de repentir se présente comme un texte que l’on demande de rédiger au détenu ou le plus souvent comme une lettre type, déjà préparée et prête à signer. Elle comporte diverses formules figées : « je, soussigné un tel, déclare, en toute liberté et sans avoir subi de contrainte morale ou physique abjurer le communisme et toutes ses ramifications » ou bien, « je reconnais avoir été victime des propos fallacieux des organisations communistes dont j’ignorais l’action antinationale ; je déclare souhaiter la défaite des communistes, des bandits et autres traîtres de la Nation » ou encore : « je me repentis de mon engagement antinational et demande à la mère Patrie de me pardonner mes offenses et de m’accepter de nouveau en son sein. Vive le Roi ! Vive l’Armée nationale ! À bas le Communisme. »

19 L’idéologie des vainqueurs de la guerre civile grecque se construit par opposition au discours communiste incarné par l’EAM, l’ELAS ou l’Armée démocratique. Il s’agit d’une

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réflexion dont le contenu idéologique n’a été théorisé qu’à partir de la guerre civile, la rhétorique sur « la loyauté nationale » étant une construction tardive9, créée de toutes pièces pour contrer le discours communiste. En absence d’idéologie préalable, propre aux nationalistes, l’anticommunisme est pour ainsi dire l’élément fédérateur qui réunit autour de lui, les Venizélistes et les Royalistes, les Libéraux et les Populistes, les alliés des Allemands et ceux des Anglais et qui supprime toutes les divisions précédentes. L’idéologie des vainqueurs de la guerre civile se constitue donc sur le mode négatif avec l’anticommunisme d’État dans le rôle de dénominateur idéologique commun10.

20 La déclaration de repentir se met au service de la propagande des vainqueurs de la guerre civile pour étayer la thèse d’une manipulation de la masse des combattants/ résistants par la direction procommuniste (ou supposé telle) du mouvement de résistance EAM/ELAS et de son successeur, l’Armée démocratique. Elle infantilise la masse des combattants, introduit la notion de « pur Grec » abusé par les « ennemis de la Nation » et oppose, dans une série de signifiants très instructive, les « fils indignes de la Patrie » voire les « traîtres vendus aux Slaves »11 aux vaillants descendants des héros de l’Antiquité ou de la guerre d’Indépendance de 182112. Il y aurait donc un « bon peuple loyal », certes quelque peu naïf, qui aurait été berné par les promesses, forcément mensongères, d’une élite communiste composée de mauvais Grecs, voire même de non-Grecs, cette déchéance symbolique étant bien traduite par le vocable d’EAM-o-bulgares. Comme le fait remarquer Stratis Bournazos13, l’ennemi intérieur est systématiquement assimilé à un danger extérieur et l’on ne se réfère aux communistes que par des périphrases ou des mots composés, comportant des termes comme « slave » ou « bandit » : slavo-communistes, esclaves des Slaves, bandits de communistes ou encore mercenaires communistes et ainsi de suite. La propagande officielle s’obstine à parler d’incidents de banditisme conjoints à une agression étrangère même si, en réalité, il s’agit bien d’une guerre civile et si le conflit reste profondément grec.

21 Dans un discours où la moitié des Grecs deviennent d’un jour à l’autre des « traîtres bulgares », la réalité d’une guerre fratricide est occultée et le conflit armé se travestit en lutte contre le banditisme. Nikos Sidéris14 dans son article sur la psychologie politique et la culture de la guerre civile, qualifie ce renversement du sens des signifiants de « meurtre du sens propre » ou mieux de « déni du sens figuré ». Et il spécifie que l’intériorisation psychologique de l’expérience de la persécution a été forgée par le refus d’un savoir, voire l’exclusion des référents symboliques indispensables au respect du sens propre et de la dimension métaphorique du langage, notamment à travers le déni des signifiants tels que « grec » ou « guerre civile ». Ce paradoxe entraîne immanquablement la dépersonnalisation de l’adversaire, l’anéantissement de l’individu et l’annihilation du réel.

22 La phraséologie de la déclaration de repentir évoque la propagande habituelle du discours gouvernemental qui opère à la fois une réappropriation idéologique de l’héritage historique du pays (antique ou byzantin) et une falsification du passé récent des résistants. La pression morale et la torture physique pratiquées sur les détenus pour leur faire signer la déclaration de repentir, sont ainsi accompagnées de cours de « rééducation civique » où l’on cherche à déconstruire l’identité des détenus et à leur imposer un modèle factice du bon Grec, qui serait pétri des enseignements de la civilisation antique et de la religion orthodoxe15. Les opposants à la monarchie et à la coalition anglo-américaine seront tour à tour privés de leur identité nationale, de leur statut de prisonniers politiques et de leur passé de résistants dans la mesure où la

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propagande officielle tient à ce que la guerre civile appelée « lutte contre le banditisme » résulte des agissements de groupes de criminels, assujettis aux Slaves et nie aux communistes grecs leur passé de partisans, voire tout simplement de bons patriotes.

23 Présenter la guerre civile grecque comme une guerre de plus contre des envahisseurs slaves permet non seulement de minimiser l’importance numérique des partisans de l’Armée démocratique, mais aussi d’inscrire le présent conflit armé dans le « glorieux passé du pays ». Le discours officiel établit de nombreux parallélismes avec les guerres menées dans le passé et projette ce conflit dans un continuum historique qui partirait de la Haute Antiquité pour arriver à l’épopée albanaise de 1941 en passant par la guerre d’indépendance de 1821. Les Slaves du Xe siècle et ceux des années 1940 sont présentés comme les sempiternels ennemis du pays contre lesquels les Grecs se seraient toujours victorieusement battus.

24 L’identité de l’adversaire se construit dans le déni de la dimension idéologique du conflit. L’idéologie communiste de l’adversaire grec passe presque pour une conséquence naturelle d’une différence raciale et nationale. Dans le discours de la déclaration de repentir et de la presse progouvernementale, les Slaves sont considérés comme des êtres inférieurs, des peuples sauvages, qui ne pourraient qu’adhérer au communisme. Il s’agit d’un discours manichéen qui vient opposer les « Grecs civilisés » imprégnés de valeurs « nationales » aux ennemis de toujours, les « Slaves », tous les communistes grecs étant assimilés à des ennemis extérieurs. Par opposition à « ces ennemis étrangers ou à la solde des étrangers », les vrais Grecs, seraient porteurs de valeurs supérieures et leurs combats aboutiraient forcément à une « nouvelle » victoire. Dans la phraséologie qui se dégage des déclarations de repentir, l’anticommunisme serait alors la lutte éternelle des civilisés contre les barbares ou encore des chrétiens contre les infidèles.

25 La déclaration de repentir emprunte au discours religieux les métaphores verbales et les pratiques de la repentance. La mortification de la chair préalable en quelque sorte à la purification de l’âme, tout comme l’idée d’une expiation qui passerait par le déni de l’altérité et le dénuement des signifiants de leurs sens résonnent comme autant de préalables à une rédemption totale du signataire et d’ailleurs s’accommodent assez bien du discours de l’église grecque. Il suffit de songer à la position de l’Église à propos du camp de rééducation de Makronissos. Ce lieu de déportation et de torture où des milliers de jeunes recrues et des civils ont été suppliciés a été comparé par l’église officielle au « réservoir de Siloé », lieu de salut spirituel pour des « brebis égarées ».

26 Même si l’Église grecque n’a pas eu de pouvoir comparable à celui de l’Église catholique pendant la guerre civile espagnole, force est de constater que ses dirigeants se sont eux aussi massivement placés du côté des forces royalistes. Et le ministère de la Justice a été le premier à reconnaître l’importance du discours ecclésiastique, à la fois comme moyen de pression supplémentaire en vue de l’obtention d’une déclaration de repentir et comme caution morale face aux protestations de l’opinion publique et des organisations internationales16.

27 Certains prêtres abandonnaient le rôle plus ambivalent de conseiller spirituel ou de directeur de conscience pour endosser celui de Grand Inquisiteur17. Le cas de Stylianos Kornaros, archevêque en poste à Makronissos en est l’exemple type. Il dénonçait systématiquement les gens qui lui avaient donné des informations sous le secret de la confession et assistait aux séances de torture qui leur étaient infligés18, en brandissant

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sa Bible. Après les purges de l’Église grecque, l’adhésion au communisme est communément présentée comme un péché dont il faut se repentir. Le discours de l’Église, tout comme celui de la propagande gouvernementale cherche à faire peur et à déshumaniser l’adversaire idéologique. Stratis Bournazos démontre comment toute critique du socialisme réel est délaissée au profit d’une présentation fantasmatique ou irréaliste du « monstre communiste »19. C’est un discours infantilisant qui substitue à la critique politique d’un système, une peur archaïque, je dirais aussi primitive que les réponses apportées par le « discours rééducatif. » La joute verbale y laisse bien la place à la volonté d’extermination physique de l’adversaire.

28 Le même discours de terreur qui rejette l’altérité au point de l’assimiler à une maladie se retrouve dans les métaphores médicales. Très présentes dans les déclarations de repentir, ces métaphores seront appelées à être réutilisées vingt ans plus tard par la dictature des colonels.

29 Dans le contexte de la guerre civile, les prisonniers doivent choisir entre le rejet de leur action politique et/ou militaire contre l’occupant nazi, les milices collaborationnistes et l’armée gouvernementale, et la persévérance dans leur « erreur idéologique ». S’ils refusent de se débarrasser, pour reprendre la terminologie médicale de l’époque, du « virus » ou de « la maladie mentale » du communisme et s’obstinent à ne pas signer de déclaration, ils sont exposés à subir tout le processus de rééducation, lequel vise encore et toujours, à diviser les prisonniers en deux catégories : ceux qui avoueront leurs fautes et pourront se racheter en mettant une croix sur leur identité antérieure, mais aussi en participant activement à la dénonciation ou à la rééducation de leurs anciens camarades et en faisant le jeu de la propagande gouvernementale et ceux qui refuseront de se repentir et qui se retrouveront bannis de la société, niés dans leur existence physique et morale.

30 La déclaration de repentir n’est qu’une première étape dans la reconversion idéologique, une concession qui sera appelée à être suivie par d’autres. Elle s’inscrit dans un mécanisme de déconstruction aussi bien de la personnalité des signataires que du lien social à l’intérieur de la communauté des détenus. Solution individuelle présupposant la rupture du lien avec la communauté des pairs, la signature de la déclaration aboutit à la double exclusion du signataire, tant par l’ensemble des détenus à qui le Parti communiste interdit de signer que par les pouvoirs publics qui demanderont au repenti de prouver constamment la véracité de sa reconversion en continuant à le traiter en citoyen de seconde zone.

Le fonctionnement de la déclaration de repentir

31 Pour mieux cerner le fonctionnement de la déclaration de repentir, il me semble important d’illustrer les conditions dans lesquelles elle est signée, puis d’évoquer ses conséquences sur le plan tant individuel que collectif.

Dans quelles conditions la déclaration de repentir est-elle signée ?

32 Pendant la guerre civile, la déclaration de repentir se transforme en une des principales raisons d’être des camps de rééducation et de déportation. Elle devient un enjeu d’autant plus important que le parti communiste continue à l’interdire quelles que soient les conditions de son obtention20 et que le gouvernement l’utilise constamment

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dans sa propagande comme une preuve de victoire morale sur le communisme. Tandis que le P.C. punit l’apostasie en « excommuniant » les signataires, la presse de droite et des personnalités du monde « libre » ne tarissent pas d’éloges à propos de « l’École Nationale de Makronissos »21, premier camp de rééducation du pays. La rhétorique gouvernementale met en avant les résultats obtenus en matière de reconversion et affiche sa satisfaction de voir son modèle disciplinaire s’exporter en Malaisie22 tandis que les prisons et les camps de déportation atteignent des taux d’occupation qui dépassent largement leurs capacités d’accueil.

33 Pour obtenir la déclaration de repentir, les autorités ont recours à différents moyens de pression qui agissent aussi bien sur le prisonnier que sur son entourage : la persécution ou la manipulation des membres de la famille du détenu, l’organisation de séances de confrontation des détenus qui ont cédé sous la torture avec des prisonniers fraîchement arrivés dans le camp23 et qui souvent connaissent les signataires, ou encore des séances de propagande officielle où des détenus suppliciés déclarent avoir trouvé leur salut dans le discours rééducatif des représentants de l’ordre et incitent les autres prisonniers à suivre leur exemple en collaborant avec les autorités.

34 Ceux qui refusent de se repentir, subissent un « rituel expiatoire » qui est basé sur les châtiments corporels et les privations. Les non-signataires sont enfermés dans des cellules ou entre des barbelés spéciaux qui matérialisent leur mise en quarantaine, comme le cachot Arapis24 à la prison de Trikala ou encore le syrma à Makronissos.25 De manière générale, la signature de la déclaration de repentir conditionne l’accès aux soins, à l’eau, à la nourriture et même à la correspondance. Quand on enlève leurs enfants aux prisonnières26, quand on refuse d’opérer des femmes gravement malades27 et qu’on laisse mourir de faim et de soif des civils, on feint toujours de leur laisser en dernier lieu un autre choix, celui de survivre en abjurant le communisme.

35 Mais la déclaration est par excellence le choix impossible. Elle détruit moralement le prisonnier politique, en lui enlevant son identité, son visage social, un pan entier de son histoire et surtout sa dignité. Elle fait de lui un traître aux yeux du Parti et elle le rend inoffensif aux yeux de l’État.

Conséquences de la déclaration de repentir

36 Le fait d’avoir accepté de signer a de nombreuses conséquences, en termes d’image de soi et de représentations sociales.

37 La déclaration devient tour à tour une frontière réelle, imaginaire et symbolique entre les détenus. Elle oblige à une conversion de façade qui n’est pas intériorisée de la même façon par chaque détenu. Le vécu personnel antérieur à la détention, le sexe, l’âge, le statut dans la hiérarchie du parti, les circonstances de l’obtention de ladite déclaration, les autres concessions demandées - qui ne sont pas du même ordre dans les prisons, dans les camps de détention et dans les camps de rééducation - et la suite des événements dans la vie du prisonnier jouent un rôle majeur dans la perception de cet acte - tabou. Le discours et le jugement de valeur des autres univers sociaux dans lesquels le détenu évolue comme sujet28 sont aussi décisifs. La famille, les amis, le conjoint, les codétenus et les dirigeants du Parti représentent, non seulement, un cadre de référence pour le détenu, mais constituent également un contrepoids de taille face au travail de sape gouvernemental. Il ne faut pas oublier que le détenu investit son rôle

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dans la communauté de ses pairs, reconnaît – à des degrés divers - l’autorité de la direction du Parti et se voit à travers le regard de ses camarades de lutte.

38 En prison, la signature de la déclaration entraîne l’isolement du signataire, son exclusion des équipes de survie de la prison et in fine, son éloignement de l’aile réservée aux prisonniers politiques. La déclaration agit comme un facteur de division qui brise la cohésion et la solidarité collective. Elle sert aussi d’alibi à un discours communiste qui évite de reconnaître les erreurs stratégiques du Parti et attribue la défaite de la guerre civile aux « traîtres », aux « apostats », et autres individus indignes de confiance29. Dans une société grecque, qui au-delà de ses divisions, ne plaisante pas avec le code de l’honneur30, le mépris devient le lot des renégats qui ne trouvent grâce ni auprès de leurs anciens camarades ni auprès des nationalistes.

39 La déclaration de repentir vient déconstruire une image de soi, fondée sur sa propre expérience de vie et enlève sa légitimité au discours de référence du sujet. Elle oblige le signataire à rompre avec toute une série d’identifications et de liens qui lui avaient servi de repères dans son parcours, et qui avaient, en dernier lieu, donné un sens à sa vie et à son combat. Rejeter tous ses sacrifices, dénigrer ses parents morts pour la cause, ou bien condamner tout ce dont on a été fier, c’est se défaire d’une partie de son identité. En rédigeant le texte de la déclaration, le signataire est en plus, contraint d’adopter le discours des vainqueurs jusqu’aux moindres détails de sa rhétorique et c’est encore une fois, une violence symbolique insoutenable que de reproduire le discours de son agresseur31.

40 Dans certains cas, cette déconstruction va jusqu’à une transformation complète du signataire qui adopte l’idéologie de ses ennemis et participe activement à la reconversion de ses pairs. Signer est alors perçu comme le premier pas dans la trahison de ses camarades de lutte. À Makronissos, la déclaration de repentir instaure une frontière réelle entre les repentis et ceux qui ne le sont pas. On demande au détenu de prouver sa transformation en participant à la « rééducation des traîtres » et en acceptant de devenir à son tour un tortionnaire32. Le cas de Katsimihas33, ancien combattant de l’ELAS à Thèbes devenu principal rééducateur de Makronissos en dit long sur la portée de la capitulation demandée.

41 L’identification à l’agresseur, la reproduction de la violence subie, le besoin de voir d’autres personnes suivre et confirmer son exemple, pourraient expliquer le zèle de certains soldats réformés. L’intransigeance du Parti communiste face aux signataires, le rejet dont il accable les « traîtres », en niant le caractère contraint et forcé de leur démarche, aurait peut-être aussi contribué à radicaliser certaines réactions. En réalité, l’explication première de la transformation d’anciens sympathisants, militants ou combattants en tortionnaires acharnés réside dans la peur des représailles34.

42 Cela dit, se résigner à signer n’implique pas toujours un changement aussi radical et certains témoignages parlent — malgré le caractère transgressif d’un discours peu approuvé par le Parti — des signataires qui ont continué à aider leurs camarades non repentis, en dépit de multiples risques inhérents à cette démarche35. De nombreux témoignages nous citent le cas des prisonniers torturés qui momentanément cèdent, se disent prêts à signer pour se raviser quelques instants plus tard36 ou bien ils se réfèrent aux révocations de déclarations, par lesquelles des prisonniers reviennent sur leur abjuration, et subissent de lourdes sanctions37 dans l’espoir de se sentir « lavés » de la souillure symbolique de la déclaration.

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43 La déclaration de repentir déconstruit l’identité de son signataire, détruit les liens de la collectivité et révèle le climat d’exclusions multiples qui règne dans le pays. Polyméris Voglis38 fait justement un rapprochement fort intéressant entre la publication massive des déclarations de repentir dans la presse et l’exclusion de la gauche du paysage politique du pays.

44 Depuis l’interdiction du Parti communiste grec et la suppression de tous les journaux de gauche, à l’exception de Μάχη, la presse grecque est muselée. Le seul discours audible est celui de la propagande gouvernementale qui s’extasie devant le nombre de déclarations signées et relate avec force de détails les scènes d’exécutions publiques39. Des photos de journaux de l’époque montrent des têtes coupées, suspendues à des poteaux ou triomphalement présentées par les auteurs de la décapitation. Les mêmes journaux publient des déclarations de repentir « spontanées », en prenant bien soin de signifier que la seule alternative à la mort est la soumission. Ce discours qui vient sceller l’exclusion de la gauche du paysage politique du pays montre aussi comment le verbal est destitué de ses fonctions pour laisser la place à une violence physique « décomplexée ».

Conclusion

45 Pour conclure, je voudrais justement opposer le discours rééducatif des textes de propagande (déclarations de repentir, certificats de loyauté nationale, journaux, etc.) au discours de ceux qui ont été exclus, marginalisés, voire interdits de parole. Dans un discours de mémoire, entre récit autobiographique et fresque sociale, les prisonniers politiques s’expriment à partir de la chute des colonels en tant que sujets à qui l’historiographie et la propagande officielles ont nié, censuré ou détruit tout référent identitaire. Après la fin de la dernière dictature, la parole des anciens résistants se libère et la gauche retrouve une place dans l’échiquier politique du pays.

46 En même temps, il est intéressant de remarquer que la déclaration de repentir continue à agir comme une frontière séparant les signataires des non-signataires, même si, en réalité, de nombreux signataires de la déclaration de repentir avaient continué à aider le Parti communiste et s’étaient montrés très solidaires des prisonniers politiques. La supériorité arithmétique des non-signataires parmi les auteurs des témoignages est à ce titre révélatrice de ce que j’appelle « le silence des signataires ». Leur discours plus ou moins autocensuré ne transparaît que dans les témoignages de ceux qui n’avaient pas signé et tout se passe, en fait, comme si les signataires de la déclaration avaient encore et toujours le sentiment de ne pas être autorisés à livrer leur propre témoignage. La déclaration de repentir et les représentations qu’elle évoquait, entre apostasie et trahison, ont agi sur les signataires comme une injonction de silence et comme une formule exécutoire. Des signifiants au sens figé se sont substitués à la parole libre du sujet et lui ont enlevé la possibilité de s’exprimer, pratiquement jusqu’aujourd’hui. Les anciens signataires ressentent de la honte à évoquer ce qu’ils assimilent à un viol de conscience. Et c’est peut-être ce qu’il y a de plus perfide dans l’humiliation et la culpabilité qu’entraîne la signature de la déclaration de repentir : penser qu’on y est toujours pour quelque chose, que c’est forcément un peu de sa faute et donc se refuser le statut de victime. Il est très difficile de se dire qu’on n’est ni traître, ni apostat, qu’on est juste un être humain qui a dû négocier sa survie physique en sacrifiant un peu de son idéal moral.

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NOTES

1. La confédération générale des travailleurs grecs voit le jour en 1918 en même temps que le Parti socialiste travailliste de la Grèce. « En Grèce, le Parti socialiste ouvrier de Grèce (SEKE) est fondé le 23 novembre 1918. Rassemblement de petits groupes socialistes provenant d’Athènes, de Salonique et de Volos, il décide d’adhérer à l’Internationale communiste à l’occasion de son IIe congrès, le 5 avril 1920 et devient alors parti socialiste ouvrier de Grèce – communiste – dont la plupart des membres sont des réfugiés d’Asie Mineure. L’aile socialiste minoritaire décide de se retirer et de créer en septembre 1923, une formation aussi groupusculaire que sa compagne communiste. Les effectifs de la formation communiste grecque, qui devient officiellement le Parti communiste de Grèce en décembre 1924, sont en effet extrêmement réduits. Selon les calculs de Christophe Chiclet, ils atteignent 1000 membres en 1918, 2500 en 1926, 2000 en 1928 et 1500 en 1929. » L’Europe des communistes de José Gotovitch, Pascal Delwit et Jean-Michel de Waele. Questions du XXe siècle, Éditions Complexes. Selon les calculs de Aggelos Elefantis, le PC grec avait 1.500 membres en 1930 et 17.500 en 1936. (cf Aggelos Elefantis, La promesse de la révolution impossible. Athènes, 1979, p. 289). 2. Vassilis Néféloudis explique dans son ouvrage « Rayon IX » l’étendue du pouvoir réel des communistes (assez limitée), mais aussi leur « capital sympathie » (bien plus vaste) auprès des classes populaires. Le PC grec était à l’époque minoritaire malgré ses grandes déclarations sur l’avènement imminent d’une Grèce socialiste. Or, pour Métaxas, propulsé Premier ministre par le palais avant de devenir dictateur, secouer le spectre du communisme s’était avéré être une stratégie payante. « Είναι γεγονός πως ο Μεταξάς εκμεταλλεύθηκε στο μάξιμουμ τους τέτοιου είδους βερμπαλιστικούς εξτρεμισμούς [του κομμουνιστικού κόμματος] για να εκφοβίσει τα συντηρητικά στρώματα και προπάντων τις ηγεσίες των πολιτικών κομμάτων με τον μπαμπούλα του κομμουνιστικού κινδύνου. » p. 124. Pour Spyros Linardatos, les grandes mobilisations populaires de mai 1936 sévèrement réprimées par le pouvoir en place, démontrent la présence de forces de contestation capables de s’opposer à la dictature du quatre août, mais ne justifient en aucun cas « le danger communiste imminent » évoqué par le dictateur. Métaxas lui-même, reconnaît selon Linardatos, « quelques semaines après son coup d’État que les propos concernant une prise du pouvoir par les communistes étaient pour le moins excessifs » p. 25 in Le quatre août, éditions Thémélio, Athènes, 1988. 3. Maniadakis, son ministre de l’Intérieur entretient une correspondance suivie avec Himler, chef alors de la Gestapo et lui demande des conseils sur « la lutte anticommuniste » à suivre. Il souhaite notamment se renseigner sur « la législation anticommuniste, les poursuites pénales prévues, les mesures policières contre les communistes ainsi que le système de détention et d’isolement disciplinaires (en camp de concentration ou en camp de travail) ». Document des archives du Foreign Office publié chez Linardatos Spyros, Ο Ιωάννης Μεταξάς και οι Μεγάλες Δυνάμεις, (1936-1940), (J. Métaxas et les grandes puissances 1936-1940), éd. Proskinio, Athènes, 1993 p. 69. 4. Les déportations étaient décidées par des instances administratives et ne devaient pas normalement constituer des peines d’emprisonnement même si dans la pratique la déportation aboutissait systématiquement (et de manière illégale) à l’enfermement dans des camps disciplinaires. Cf. Στρατόπεδα γυναικών, Χίος, Τρίκερι, Μακρόνησος, Αϊ-Στράτης, 1948-1954, Éditions Αλφειός, Athènes, 2006, pp. 27-28. 5. Cf. Ν. Alivizatos, Οι πολιτικοί θεσμοί σε κρίση, 1922-1974, Όψεις της ελληνικής εμπειρίας, Éditions Ιστορική βιβλιοθήκη, θεμέλιο, Athènes, 1995, p. 517 : « Αρκούσε οι κατηγορούμενοι να είχαν επιδιώξει με οποιονδήποτε τρόπο την εφαρμογή ιδεών που έτειναν στους επιλήψιμους σκοπούς, πράγμα πού με άλλα λόγια, σήμαινε ότι σε τελευταία ανάλυση, γίνονταν γενικά δίκες ιδεών και μόνο παραπληρωματικά δίκες πράξεων. »

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6. Cf. Σ. Σκουρτησ, « Η τελετουργία των εκτελέσεων » in Στελιος Κουλογλου Μαρτυρίες για τον εμφύλιο και την Ελληνική αριστερά, Βιβλιοπωλείο της εστίας Athènes, 2006, p. 342. 7. Pour se faire une idée du collaborationnisme des organisations nationalistes, du double jeu de Zervas et des conflits armés qui ont opposé les différents groupes de résistants cf. H. Fleischer, « Επαφές μεταξύ των γερμανικών αρχών κατοχής και των κυριότερων οργανώσεων της ελληνικής αντίστασης. Ελιγμός ή συνεργασία ; » in Η Ελλάδα στη δεκαετία 1940-1950. Ένα έθνος σε κρίση. Θεμέλιο, Athènes, 2006, pp. 91-115. 8. Sur les contacts entre le KKE et Moscou, cf. T. Λαζαριδησ, Ευτυχώς ηττηθήκαμε σύντροφοι, Πελασγός, Athènes, 2003, pp. 37-50. 9. Cf. A. Ελεφάντης, Μας πήραν την Αθήνα..., Éditions βιβλιόραμα, Athènes, 2003, pp. 136-137 : « Αλλά ενώ προυπάρχουν ορισμένα στοιχεία της ιδεολογίας της εθνικοφροσύνης η ίδια η εθνικοφροσύνη δεν προϋπάρχει του Εμφυλίου Πολέμου. Δεν υπάρχει κάν ο όρος εθνικόφρων παράταξις και εθνικοφροσύνη. […] Όπως δηλαδή στην εθνικόφρονα κυβερνητική παράταξη συμμετέχουν μεταξικοί, τεταρτοαυγουστιανοί, πρωήν ταγματασφαλίτες, γερμανόφιλοι, και αγγλόφιλοι, βενιζελικοί και αντιβενιζελικοί, φιλέλευθεροι και λαϊκοί, βασιλόφρονες και αντιβασιλικοί, κι όπως όλες αυτές οι ετερόκλητες και ανταγωνιστικές μεταξύ τους δυνάμεις συμμαχούν απέναντι στον κοινό εχθρό, δίνουν τα χέρια και συναινούν πολιτικά στο να συντρίψουν τον κοινό εχθρό, έτσι και ιδεολογικά συναποδέχονται και συνδιαμορφώνουν την ιδεολογία πού θα διαχωρίσει την ήρα από το στάρι, θα θεμιτοποιήσει, θα δικαιώσει και θα επιβάλλει την κοινή πρακτική. » 10. Les classes dominantes peinent à articuler un discours cohérent et à se positionner sur le plan des idées. Cf. Στρατής Μπουρνάζος, ibidem, p. 124 : « Αν σε κάποιο σημείο χρειάζεται να σταθούμε αυτό είναι η αρνητική οργάνωση του λόγου μια που δεν εξηγείται αποκλειστικά από τον πολεμικό χαρακτήρα του, αλλά μας παραπέμπει σε γενικότερα ζητήματα, όπως η έντονη αδυναμία των κυρίαρχων τάξεων να αρθρώσουν έναν δικό τους λόγο, να κατακτήσουν την ιδεολογική ηγεμονία. Ο αντικομμουνισμός γίνεται όχι απλώς η κυρίαρχη αλλά η μόνη, εν τέλει, συνεκτική ιδεολογική αξία. » 11. Le gouvernement grec dénonce à l’ONU le 3 décembre 1946 une agression étrangère ; cf. J. Dalègre, La Grèce depuis 1940, L’Harmattan, Paris, 2005, p. 79. 12. Les références aux héros de la guerre d’indépendance et aux figures des grands klephtes de la période ottomane faisaient partie d’un imaginaire populaire très partagé. Le discours libérateur de l’EAM s’en était également servi. Pour une présentation détaillée du mythe du klephte et de l’ambivalence de ses rapports avec le pouvoir et la rébellion, cf. Riki Van Boeschoten, , From Armatolic to People’s Rule. Investigations into the Collective Memory of Rural Greece, 1750-1949, Editions Hakkert, Amsterdam, 1991 et Riki Van Boeschoten, Ανάποδα χρόνια, συλλογική μνήμη και ιστορία στο Ζιάκα Γρεβενών, Éditions Πλέθρον, Athènes, 1997 pp. 34-75 ou encore Stathis Damianakos, La Grèce dissidente moderne, cultures rebelles, L’Harmattan, Paris, 2003. 13. Cf. Stratis Bournazos, « Ο αναμορφωτικός ρόλος των νικητών στην Μακρόνησο » in Το Εμφύλιο Δράμα, δοκιμές / 6, Athènes, 1997, pp. 109 : « Έτσι, στις ημερίσιες διαταγές των τριών Ταγμάτων Σκαπανέων εμφανίζονται : “σλαυοκομμουνισταί”, “ελληνόφωνες ορδές”, “ξενόδουλα όργανα των ξένων”, “εαμοβούλγαροι”, “κομμουνιστοσυμμορίτες”, “ληστοσυμμορίτες”, “προδότες, ύπουλοι και αιμοσταγείς κομμουνισταί”, “δολοφόνοι, απάτριδες εαμοκομμουνισταί, πράκτορες και δούλοι των Σλάβων”, “το μίσθαρνον σλαυόδουλον ΚΚΕ, γνήσιον τέκνο του Κρεμλίνου”, το “προδοτικόν, κακούργον και σλαυόδουλον ΚΚΕ”, το “εθνοκτόνον και προδοτικόν ΚΚΕ”, καθώς και “ξενόδουλοι, σλαυοκίνητοι κεφαλαί, σλαυόδουλοι.” » 14. Cf. « Πολιτική ψυχολογία και κουλτούρα στον εμφύλιο » in Το Εμφύλιο Δράμα, δοκιμές / 6, Athènes, 1997, pp. 67-68. « O φόνος της κυριολεξίας εκδηλώνεται εν φαντασία και λόγω, ως μορφοποιήσεις του ακόλουθου υπολανθάνοντος αγορευτικού αξιώματος: Η τα πάντα είναι σχήμα λόγου – ή τίποτα δεν είναι σχήμα λόγου. Όπως τα πεις έτσι είναι – ή όπως τα λες, έτσι και μόνο έτσι

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είναι: Πρόκειται και στις δύο περιπτώσεις για άρνηση της μεταφορικότητας του λόγου, είτε μέσω υπερτροφίας είτε μέσω ατροφίας της διάστασης αυτής. » 15. La propagande officielle ne craint pas le ridicule et l’on demande aux détenus de construire des répliques du Parthénon et autres monuments historiques à fort coefficient national, de vénérer le roi et la reine des Grecs, dans des mises en scène dont personne n’est dupe, et de participer activement au salut de leur âme et à celui de leurs camarades en se transformant en tortionnaires. 16. Cf. Πολυμέρης Βόγλης, Η εμπειρία της φυλακής και της εξορίας, οι πολιτικοί κρατούμενοι στον εμφύλιο πόλεμο, εκδόσεις Αλεξάνδρεια, Athènes 2003, p. 118 : « Το υπουργείο Δικαιοσύνης αναγνώριζε ότι “σήμερον ιδία... μεγίστη είναι η ανάγκη της δια της ηθικοθρησκευτικής διδασκαλίας ψυχικής εξυγίανσης των εν φυλακαίς διαβιούντων” και για το λόγο αυτό, σε συννενόηση με το υπουργείο Παιδείας, ανέλαβε την πρωτοβουλία της διοργάνωσης διαλέξεων ιερέων και θεολόγων μια ή δύο φορές την εβδομάδα στις φυλακές “επί διαφόρων ηθικών και θρησκευτικών ζητημάτων”. » 17. Cf. Λευτέρης Ραφτόπουλος, Το μήκος της νύχτας, Μακρόνησος ’48-’50 Athènes, 1995, p. 167. 18. Cf. Λευτέρης Ραφτόπουλος, Το μήκος της νύχτας, Μακρόνησος ’48-’50 Athènes, 1995, p. 163. 19. Cf. Στρατής Μπουρνάζος, « Ο αναμορφωτικός λόγος των νικητών στη Μακρόνησο: η ένταξη του εμφυλίου στην προαιώνια ιστορία της φυλής, ο “διηθητός ιός” του κομμουνισμού και ο ρόλος της αναμόρφωσης » in Το Εμφύλιο Δράμα, éd. Δοκιμές, Athènes, 1997, p. 120 : « Η όποια χρήση στοιχείων, γεγονότων και επιχειρημάτων που αντλούνται από την πραγματικότητα, παραδείγματος χάριν όταν υπάρχουν αναφορές στις “κακουργίες” ή “τα εγκλήματα των συμμοριτών” γίνεται με τέτοιο τρόπο που συνιστά τελικά φυγή από αυτή: ο κακός δράκος, συμμορίτης που αρπάζει τα παιδιά και καταστρέφει τα σπίτια.. » 20. Sauf quand c’est sur ordre explicite du Parti pour sortir de prison et continuer la lutte armée ou bien travailler dans la clandestinité. Il s’agit de la 3e session plénière du Parti (septembre 1947) Une partie du texte concernant les signataires avait été publiée dans le Ριζοσπάστης. La partie non publiée du texte a été dévoilée par P. Iliou dans un dossier sur « La guerre civile en Grèce » (Αυγή, le 5 janvier 1980). 21. Cf. Μπουρναζοσ, 2000, pp. 115-145. 22. Cf. « Η Μακρόνησος της Μαλαισίας », Το Βήμα, 19/11/1949. 23. Cf. T. βερβενιωτη, « Ιστορικές προσεγγίσεις και αρχειακές αναφορές :Μακρονήσι, μαρτύρια και μαρτυρίες γυναικών » in Ιστορικό τοπίο και ιστορική μνήμη φιλίστωρ, Athènes, 2000, p. 111-113. 24. Μ. Μπουκουβαλασ « Στιγμές δοκιμασίας » in Οι μισοί στα σίδερα p. 62. 25. Π. Βόγλης, 2004, p. 214-215. 26. Ibidem p. 167 pour les femmes à Makronissos. À signaler également le cas de Marika épouse de Bartziotas qui refuse de signer sous la torture et finit par céder quand on la menace de lui prendre son enfant âgé de 18 mois, in Μέχρι την απόδραση, Καραγιώργη Μαρία, Éditions Φυτράκης, Athènes, 1989, pp. 161-162. Le cas d’enfants d’abord envoyés dans des camps de concentration ou des prisons avec leurs mères, pour en être séparés quelque temps après est magistralement traité dans le livre de Mando Dalianis-Karambatzakis, Children in Turmoil during the 1946-49: Today’s Adults, Karolinska Institutet, Stockholm, 1994. 27. Cf. Δεν δουλώνω, δεν απογράφω, Éditions Σύγχρονη Εποχή, Ναταλία Αποστολοπουλου, Athènes, 1985. p. 85. 28. Sur la subjectivité cf. Δ. Λαμπροπουλου, Γράφοντας από τη φυλακή, όψεις της υποκειμενικότητας των πολιτικών κρατουμένων1947-1960, Νεφέλη, Athènes, 1999 et P. Voglis, Becoming a subject, Berghahn Books, New York, 2002. 29. La condamnation des signataires de la déclaration de repentir par le PC est en partie liée aux conséquences de la déclaration de repentir sous la dictature de Métaxas quand la police de Maniadakis avait fini par démanteler le mécanisme du Parti et même créé un faux P.C. aux ordres

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de la sûreté nationale. Cf. P. Voglis, Η εμπειρία της φυλακής και της εξορίας, Éditions Αλεξάνδρεια, Athènes, 2002, p. 122. 30. Cf. T. βερβενιωτη, « Ιστορικές προσεγγίσεις και αρχειακές αναφορές: Μακρονήσι, μαρτύρια και μαρτυρίες γυναικών » in Ιστορικό τοπίο και ιστορική μνήμη φιλίστωρ, Athènes, 2000, pp. 106-107 : L’auteur prend comme hypothèse de travail la présence d’un idéal d’honneur qui rattache l’individu à la collectivité, très fort dans le monde rural en général et donc dans la société grecque des années quarante. « Ως υπόθεση εργασίας, θα έλεγα ότι το ιδεώδες της τιμής, που στην αγροτική κοινωνία συνδέει το άτομο με την ομάδα, ήταν ακόμα ιδεολογικά κυρίαρχο. Το γεγονός αυτό θα μπορούσε να εξηγήσει γιατί η υπογραφή της δήλωσης πήρε τέτοια ένταση στη διάρκεια της δικτατορίας του Μεταξά και στον εμφύλιο, έχασε όμως το βάρος της στη διάρκεια της επτάχρονης δικτατορίας (1967-1974), όπου η μετάβαση από την αγροτική κοινωνία προς την ατομοκεντρική καπιταλιστική είχε ήδη συντελεσθεί ». 31. D’ailleurs le très beau titre du livre de Natalia Apostolopoulou, montre comment sonnait ce discours « rééducatif » pour les prisonniers. « Je ne déclare pas, je ne signe pas » s’est ainsi transformé en « Je ne deviens pas esclave, je ne nie pas. » Δεν δουλώνω, δεν απογράφω, Éditions Σύγχρονη Εποχή, Ν. Αποστολοπουλου, Athènes, 1985. 32. Φ. Γελαδοπουλος, Μακρόνησος, η μεγάλη σφαγή του 1948, Αλφειός, Athènes, 1994, pp. 211-213. 33. Cf. « Ο Σκούρτης Σταμάτης γράφει » in Οι μισοί στα σίδερα, pp. 270-272. 34. Cf.« Δεν υπήρχε μέσος όρος. Η θα χτυπούσαν ή θα παρακολουθούσαν τους συναδέρφους τους “αμετανόητους”, θα φώναζαν θάνατος και τότα θα γίνονταν ροπαλοφόροι και βασανιστές, ή δε θα ’φτάνανε σ’αυτό το κατάντημα και τότε όσες υποχωρήσεις κι αν είχαν κάνει, αφού δεν έκαναν την τελευταία, θα ήσαν το ίδιο με εκείνους που αρνήθηκαν απ’την αρχή και θα βασανίζονταν το ίδιο, ίσως και χειρότερα. Μaργαρης, Ιστορία της Μακρονήσου p. 184. 35. Α. Μαυροειδή Παντελέσκου in Στρατόπεδο γυναικών, Χίος, Τρίκερι, Μακρόνησος, Αϊ-Στράτης, 1948 – 1954, Σύλλογος Πολιτικών Εξόριστων Γυναικών, Αλφειός, Athènes, 2006, p. 285. 36. Γ. Λοτσησ, « Οι εξόριστοι στο μακρονήσι », in Οι μισοί στα σίδερα pp. 188-201. 37. Π. Βογλησ, Η εμπειρία της φυλακής και της εξορίας, οι πολιτικοί κρατούμενοι στον εμφύλιο πόλεμο, Aλεξάνδρια, Athènes, 2004, pp156-157. 38. Π. Βογλης, Η εμπειρία της φυλακής και της εξορίας, οι πολιτικοί κρατούμενοι στον εμφύλιο πόλεμο, Aλεξάνδρια, Athènes, 2004, pp. 126-132. 39. Ibidem, p. 129. À titre, d’exemple, Voglis cite l’exécution de Diamantis dans le journal Akropolis du 30 octobre 1947 et la publication de Daily Mirror, 10/11/1947, où des hommes armés portent les têtes coupées de Tzavelas et d’Aris.

RÉSUMÉS

La déclaration de repentir ou la première arme idéologique anticommuniste des gouvernements grecs qui détruisait moralement à jamais le suspect et sa famille. L’article situe d’abord le contexte historique de la déclaration de repentir, arme de propagande et expression de l’anticommunisme, largement employée par les régimes grecs avant, pendant et après la guerre civile. Il étudie le discours de la déclaration, ses soubassements idéologiques, son fonctionnement, son impact sur la subjectivité des signataires ainsi que son incidence sur la vie politique et sociale. Il analyse les textes de loi successifs qui refusent aux prisonniers politiques la reconnaissance de leur statut et institutionnalisent la déclaration de repentir comme seule

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alternative à l’emprisonnement et à la déportation. Les prisonniers doivent choisir entre la persévérance dans leur « erreur idéologique » et le rejet de leur action politique ou militaire contre l’occupant nazi, les milices collaborationnistes et l’armée gouvernementale. Il analyse comment la déclaration détruit moralement le prisonnier, lui enlève son identité, son visage social, un pan entier de son histoire et surtout sa dignité, et comment elle peut entraîner une transformation complète du signataire, contraint d’adopter l’idéologie de ses ennemis. Enfin, la propagande gouvernementale sur ces déclarations scelle l’exclusion de la gauche du paysage politique du pays.

The article first situates the historical context of the declaration of repentance, weapon of propaganda and expression of anti-communism, largely employed by the Greek regimes before, during and after the Greek civil war. It studies the discourse of the declaration, its ideological foundations, its functioning, its impact on the subjectivity of the signatories as well as its impact on political and social life. It analyses the successive legal texts that denied political prisoners the recognition of their status and institutionalised the declaration of repentance as the only alternative to imprisonment and deportation. In the context of the civil war, the prisoners had to choose between persisting in their ’ideological error’ and the rejection of their political or military action against the Nazi occupation, the collaborative militias and the governmental army. It analyses how the declaration destroyed the prisoner morally, robbed him of his identity, his social face, an entire part of his history and especially his dignity, and how it could lead to a complete transfomation of the signatory, forced to adopt the ideology of his enemies. Finally governmental propaganda on these declarations seals the exclusion of the left from the political landscape of the country.

INDEX motsclesmk Грција motsclesel Ελλάδα, Μακρόνησος Thèmes : Histoire Index chronologique : guerre civile grecque (1946-1949) Mots-clés : Armée démocratique, anticommunisme, EAM, déportation, EDES, lutte idéologique, prisonniers politiques, ELAS, EPON, répression politique, Ethnikos dichasmos, Expédition d'Asie Mineure (1921-23), Idionymo, Makronissos, Metaxás Ioannis (1871-1941) Index géographique : Grèce, Makronissos motsclestr , Yunan İç Savaşı (1946-1949), Yunanistan Keywords : Anticommunism, Declaration of repentance, Deportation, Greece, Ideological war, Makronissos, Political repression, History, Reeducation policy

AUTEUR

CHRISTINA ALEXOPOULOS CC INALCO, Doctorante CREE-CEB EA 4513

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L’idéologie dans les chants de l’EPON

Joëlle Dalègre

1 L’EPON, Organisation unie panhellénique de jeunesse, est créée en février 1943 à Athènes, elle regroupe diverses organisations de jeunesse déjà existantes et devient un mouvement de masse à travers tout le pays. Elle est placée sous la direction de l’EAM, Front de libération national, lui-même créé en septembre 1941 à l’initiative du KKE, le Parti communiste de Grèce. Déclarée illégale en mars 1946, elle survit à grand-peine jusqu’à sa dissolution par le Parti en 1958. Cette étude a été conduite à partir d’un travail plus général sur les chants de la résistance grecque1 : sur 441 textes étudiés, 405 sont originaires de l’EAM et, parmi eux, 45 se réfèrent nommément à l’EPON. Ces textes doivent être replacés dans le contexte des organisations de jeunesse de la 1re moitié du XXe siècle, comme dans celui de l’action de l’EAM pendant la Seconde Guerre mondiale, deux ensembles fortement marqués par les idéologies. Je rappellerai donc ces deux aspects avant d’étudier précisément les chants de l’EPON et leur message.

Les organisations de jeunesse

2 Églises, partis politiques, associations diverses, familles ou gouvernements, à partir de la fin du XIXe siècle en Europe, éprouvent le besoin de soustraire les jeunes aux « influences pernicieuses » de la société qui les entoure, de les initier à certaines valeurs morales ou politiques ou, plus clairement, dans les États totalitaires de l’entre- deux-guerres, de leur insuffler l’idéologie officielle et de former ainsi une génération nouvelle « bien pensante ». On peut citer en exemple d’une part les Scouts, Guides ou Jeunesses chrétiennes variées, d’autre part, les Komsomols d’URSS, les Balillas de Mussolini ou les Hitler Jugend.

3 En Grèce, une section grecque du scoutisme (SEP) est fondée en 1917, à côté des jeunesses chrétiennes (XAN et XEN) et, dès 1922, le jeune parti communiste grec crée l’OKNE (Organisation des jeunesses communistes de Grèce), première « jeunesse politique » en Grèce. Dans les années 1930, d’autres organisations de ce type voient le

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jour, Jeunesses du Parti libéral, du Parti socialiste, du Parti progressiste de Kafandaris, du Parti des paysans et travailleurs de Papanastassiou... La seule politiquement importante reste cependant l’OKNE, encore est-elle réduite dans ses activités par le fait que, dès 1926, le communisme en Grèce est surveillé étroitement ou interdit, le KKE lui- même n’a qu’un nombre de membres relativement réduit (15 000 en 1936, à son plus haut niveau).

4 En avril 1936, le roi de Grèce, Georges II, rentré d’exil six mois plus tôt, face à la difficulté de gérer une Assemblée sans majorité, choisit comme premier ministre un général, ami personnel fidèle, Ioannis Métaxas. Le 4 août suivant, il signe les décrets présentés par son ministre qui suspendent des articles de la constitution et établissent de facto une dictature. Métaxas présente ses actes comme des mesures temporaires de salut public, assurant qu’il faut sauver le pays du communisme (une grève générale était prévue pour le 5 août) et d’un parlementarisme pourri. Il affirme qu’il a une vision d’avenir à transmettre et, dès le 5 septembre 1936, il annonce la création de l’EON, Organisation de la Jeunesse grecque. C’est la première organisation de jeunesse d’État en Grèce, son œuvre préférée, répète-t-il souvent.

5 L’adhésion est d’abord volontaire, en 1938 encore, Métaxas insiste sur ce point, mais les volontaires sont rares : à la fin de 1937 seuls deux groupes de 500 jeunes ont pu prêter serment, l’un à Patras (la première phalange, « Ioannis Métaxas »), l’autre à Athènes, et on ne dénombre que dix étudiants inscrits dans toute l’École Polytechnique. Alors, à la fin de 1938, le régime passe à la vitesse supérieure. Métaxas prend les rênes du ministère de l’Éducation et des Cultes, et remarque, l’année suivante, que, tout de suite, les réticences des enseignants envers l’EON ont diminué ! On fait pression sur les élèves et étudiants : les absences aux séances d’endoctrinement du mercredi sont comptabilisées comme des absences aux cours, les non-inscrits à l’EON ne trouvent pas de place dans les universités ou les lycées, les parents se voient menacés de représailles ; même les services de sécurité officiels contribuent à « stimuler » les parents récalcitrants. En revanche, les bons éléments reçoivent des places de cinéma gratuites, sont invités à des fêtes (400 jeunes Grecs d’Égypte sont accueillis à Athènes) ou se voient offrir leur photographie, chose encore rare et prisée (34 000 jeunes phalangistes sont ainsi immortalisés entre novembre 1939 et mai 1940), on trouve même à certains un emploi, à leur sortie de l’école. Les enseignants doivent assurer les séances du mercredi et comptabiliser les absents, un directeur d’école qui ne les signalerait pas risque même la déportation, comme les opposants. Enfin Métaxas supprime la concurrence : en 1936, l’OKNE est interdite, en 1938, les jeunesses chrétiennes et les scouts doivent fusionner avec l’EON et lui céder leurs biens. Le prince Paul, chef des ex-scouts, sa femme, la princesse Frédérika (déjà élevée dans les jeunesses hitlériennes) reçoivent des places d’honneur dans l’EON, la fille et le gendre de Métaxas également. En octobre 1939, l’EON compte 750 000 membres, un peu plus d’un million en mars 1940, dont 600 000 sont des élèves de l’enseignement primaire ou secondaire, encore sont-ils souvent absents profitant simplement des journées EON pour faire l’école buissonnière, jouer au football, aller au cinéma avec l’accord tacite de leurs parents.

6 L’EON, « ma jeunesse dorée » dit Métaxas en 1938, dispose de moyens importants malgré les caisses vides du pays, un journal, Jeunesse, une radio, des uniformes, des financements pour organiser des spectacles impressionnants, des défilés et parades, des déplacements à Athènes de milliers de jeunes, des sorties ou séjours en camps de

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vacances. Elle est conçue comme une succursale de l’institution scolaire, un complément au programme que l’école fait apprendre par cœur dans un manuel unique. Elle doit diffuser l’idéologie officielle sur « la formation nationale et morale de la jeunesse ». Enseigner quoi ? Un projet très mussolinien, le culte du Chef, le nationalisme et l’histoire nationale réinterprétée par le régime.

7 1) Le culte du Chef : les jeunes défilent chaque année en faisant le salut fasciste devant celui qui se fait appeler, le Chef, le Guide National, le Guide inspiré par Dieu, le Grand Guide, le Premier Paysan, le Premier Ouvrier... Leurs chants ne sont qu’une longue liste des qualités et succès miraculeux dus à ce Chef et sa famille...

8 2) Métaxas associe le nationalisme au militarisme et à l’anticommunisme en assurant que le communisme est étranger à la Grèce et nuisible à l’unité nationale. Nationalisme et militarisation vont de pair : les jeunes ont un uniforme, reçoivent des décorations, sont répartis en bataillons, régiments et divisions, avec des grades. Divisés en Pionniers (10-14 ans) et les Phalangistes (15-25 ans), ils portent un uniforme bleu avec cravate et ceinture blanche (les deux couleurs du drapeau grec), ils ont un drapeau bleu qui porte une croix blanche et une double hache surmontée d’une couronne de laurier. Ils défilent dans les rues le mercredi et, en particulier, chaque 25 mars, anniversaire du début officiel du soulèvement de 1821. Des arcs de triomphe en carton-pâte sont édifiés, trois dans la seule rue Stadiou pour le 25 mars 1939 à Athènes, 25 mars mémorable puisqu’il vit défiler, dans la capitale grecque, 50 000 jeunes venus de tout le pays et que... le défilé se termina en catastrophe à cause d’une pluie torrentielle qui dispersa les participants à la recherche d’un abri et provoqua une vague de bronchites et de pneumonies ! Parallèlement une police de la phalange surveille les gradés et établit des dossiers sur leur activité tandis que les enfants sont encouragés à dénoncer leurs camarades ou leurs parents, s’ils ne sont pas en accord avec l’idéologie nationale.

9 3) Métaxas veut également créer la « 3e civilisation grecque », « 3e », car elle succède à l’Antiquité et à Byzance. L’Antiquité, pour lui, c’est la discipline et le sport ! Il n’en retient que Sparte et les rois de Macédoine, insistant sur l’obéissance, le sens du devoir, la réussite (à la différence de la démocratie qu’il fustige), la victoire de l’hellénisme. Il est bien précisé aux cadres de l’EON que seule l’unité est profitable, et qu’il n’est pas question de discuter les ordres, car il n’y a qu’un seul chef, père et guide ! Le culte de l’antique se traduit par des Jeux panhelléniques, des courses de relais qui doivent incarner l’esprit d’union et le sens collectif, des retraites aux flambeaux qui, comme le nouveau régime, sont supposées conduire la Grèce de l’obscurité à la Lumière. Une « École centrale pour les Lumières » se charge de former les jeunes repérés pour être de futurs cadres du mouvement, à côté des enseignants. Outre les défilés, les jeunes doivent participer à des concours panhelléniques, composant poésies, textes ou théâtre sur des sujets héroïques ou patriotiques, Léonidas, Kolocotronis, le sacrifice des femmes de Zalongo (qui se jettent avec leurs enfants dans le précipice pour ne pas tomber aux mains des soldats d’Ali Pacha) ; ainsi, le 6 août 1939, sur le Lycabette, 250 jeunes participent à une représentation (dotée d’une coûteuse mise en scène) d’une pièce consacrée à Penthésilée, la reine des Amazones ! Dans une sorte d’unanimisme factice, les fêtes, comme le 25 mars 1939, doivent réunir toute la population regroupée par associations, organisations de métiers et classes d'âge. La course relais de 11 km qui relie alors le Stade panathénaïque, le Théseion au Monument du Soldat inconnu en faisant le tour de l’Acropole associe tous les symboles !

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10 Au total rien de bien différent du modèle mussolinien que Métaxas admire, sinon la disproportion entre les ambitions affichées et les moyens pour les réaliser.

Le message de l’EON « une Nation, un Roi, un Chef, une Jeunesse ! »

11 Pourquoi rappeler l’EON quand on veut parler de l’EPON ? L’EON disparaît, ou plutôt s’effondre d’elle-même avec la mort de Métaxas en janvier 1941 et l’invasion allemande d’avril 1941, l’EPON, créée en février 1943, regroupe des organisations qui apparaissent dès la fin de 1941. Le lien ? Il s’agit des mêmes jeunes, de la même génération.

12 Hymne adressé à Métaxas (T. Moraïtinis)

Γιατί χαίρεται ο κόσμος Pourquoi le monde est-il si joyeux

Και χαμογελάει, πατέρα, Pourquoi sourit-il, père ?

Γιατί λάμπει ο ήλιος έτσι Pourquoi le soleil brille-t-il ainsi,

Γιατί φέγγει έτσι η μέρα ; Pourquoi le jour est-il si lumineux ?

Γιατί σαν αυτή, παιδί μου, Parce que, mon enfant,

Την ημέρα τη χρυσή En ce jour doré,

Που την χαίρεσαι κι εσύ Dont tu profites toi aussi,

Στέρεψε το μαύρο δάκρυ, Les sombres larmes se sont taries,

Κλείσανε πολλές πληγές De nombreuses plaies se sont fermées

Αψηλώσανε τα στάχυα Les épis ont grandi

Κι ενώ γύρω όλα τα βράχια Tandis qu’alentour, tous les rochers

Εγίνηκαν αηδονόβουνα Sont devenus des montagnes de rossignols

Και χρυσοπηγές Et des sources dorées.

13 Adressé à Loulou Mantzoufa, fille de Métaxas, chef de phalange

Συ, αντάξια είσαι θυγατέρα Toi, digne fille

Του τρανού πατέρα κι Αρχηγού, Du père et du Chef

Πρώτη Ελληνίς λαμπούσα ακτίς Première Grecque, rayon lumineux,

Συ των Ελληνίδων είσαι η ελπίς Toi, tu es l’espoir des Grecques !

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14 Adressé à Alekos Kanellopoulos, commissaire gouvernemental à l’EON

Μεσ’ τον μεγάλο ’Αθλο, Σπαρτιάτη Dans ton exploit immense, toi, Spartiate,

Και αγωνιστή, και οδηγητή, και Φοίβο, Combattant, guide et Phébus,

Η Μάνα Ελλάδα κράζει Σε κοντά της La Mère Grèce T’appelle près d’elle,

Και σου γνέφουν οι θρίαμβοι και ο Στίβος Et les triomphes de l’Arène te font signe !

Θυσία εαρινή, τ’ άδρα σου νειάτα Ta jeunesse indomptable est comme un

Στο βώμο της ΙΔΕΑΣ, στους αγώνες, Sacrifice de printemps sur l’autel de l’IDÉE

Με την ζωή σου, ανοίγεις νέα στράτα Dans les combats de ta vie, tu ouvres une voie nouvelle

Και σου πλέξουν στέφανο οι αιώνες Et les siècles te tressent une couronne !

Οι φάλαγγες περνάν σε θεία θάμπη Les phalanges défilent dans une brume divine

Και ως πας μπροστά αγέρωχος και απλός Et comme tu avances, droit et simple,

Στραφτοκοπάει γόνιμα και λάμπει Ta double hache lance des éclairs pleins

Στα χέρια σου ο πελεκύς διπλός. D’avenir et brille dans tes mains.

Συ τ’ Αρχηγού ωραία προφητεία Toi, la prophétie brillante du Chef,

Που σε καλούν οι ένθεοι θεσμοί, Qu’appellent les institutions divines,

Πρώτος σε μία καινούργια Ολυμπία Tu seras le premier dans une nouvelle

Θαρυής και θ’αληθέψουν οι χρησμοί. Olympie et les oracles se vérifieront.

’Ακου, αδελφικά σε κράζει η Νειότη Écoute, la jeunesse t’appelle fraternellement,

Και καρτεράει ασίγαστη κι ακμαία Et elle attend, ardente et pleine de vigueur,

Θριαμβικά ναρθή μαζί σου πρώτη De venir en triomphe avec toi, elle première

Και πρώτος Συ σε μίαν Ελλάδα Νέα Et Toi, premier, dans une Nouvelle Grèce !

L’EAM et ses jeunes

15 Ces jeunes se trouvent jetés par la guerre et l’occupation italo-germano-bulgare dans une tourmente qui détruit tous les repères traditionnels et ouvre la porte à toutes les initiatives comme toutes les espérances.

16 Dès septembre 1941 se forment les deux principales organisations de résistance, l’EDES et l’EAM. L’EAM, Front national de libération est fondé à l’initiative du KKE. Fidèle à la

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tactique de Front Populaire proclamée en 1935 par Staline, le KKE a voulu créer un mouvement très large, mais l’anticommunisme régnant effraya les partis traditionnels et il ne put regrouper que de petites formations qui ne représentaient que 7 % des voix aux élections de 1936 (les dernières avant la guerre). L’EAM est donc un regroupement sous direction communiste, mais il ne se présente pas comme tel, et ne comprend qu’une minorité de communistes. En février 1942, il crée sa branche militaire, l’ELAS (Armée populaire de libération nationale).

17 Cette organisation devient rapidement un mouvement de masse. L’EAM compterait 100 000 membres en juin 1943, l’ELAS, 12 500 hommes armés ; deux mois plus tard, l’ELAS dispose de 20 000 maquisards, en avril 1944, elle atteindrait les 30 000 hommes armés. En juillet 1944, l’ELAS a 50 000 hommes, 70 000 soldats, en septembre, l’EAM compte sans doute au moins un million de membres (soit un Grec sur 7, un million et demi selon l’EAM), soit au moins dix fois plus que le nombre des électeurs du KKE en 1936. Cette forte mobilisation est efficace : la résistance grecque a immobilisé en Grèce jusqu’à 300 000 soldats de l’Axe et l’EAM est maître des 3/4 du pays au départ des Allemands en octobre 1944.

18 Mais il ne s’agit pas que d’une simple organisation de résistance. L’EAM veut également préparer la nouvelle Grèce démocratique d’après-guerre et il crée de multiples organisations annexes pour résoudre certains problèmes urgents et donner un avant- goût du monde futur : l’EA, (la Solidarité nationale), l’EEAM (Organisation des travailleurs), l’ELAS, (Armée de libération), l’ELAN, (Flotte de libération nationale), l’EPON, (Organisation unie panhelladique de jeunesse), l’EP, (Garde citoyenne nationale), le PEEA, (Comité politique de libération nationale, élu en mars 1944).

19 L’EPON est créée le 23 février 1943, au domicile d’un instituteur, Panachais Dimitratou (sa maison, 3 Doukissis Plakentias à Athènes, est devenue musée de l’EPON) et vient concrétiser les efforts pour une large union des jeunes que faisaient, depuis 1935, les jeunesses communistes en s’efforçant de regrouper les associations sportives et les clubs d’athlétisme « pour les guider dans le vrai esprit démocratique athlétique ». En février 1942 l’EAM associe à l’OKNE deux organisations de jeunes, la Philiki Étairia Néon et La Grèce libre, pour créer l’EAM-Jeunes qui se veut aussi largement ouvert que l’EAM lui-même. Un représentant de l’EAM-Jeunes siège au comité central de l’EAM, signe de l’importance qui lui est accordée. À la fin de janvier 1943, le plénum du comité central de l’EAM-Jeunes décide un nouvel élargissement. Une douzaine d’organisations sont partie prenante dans l’opération, parmi lesquelles la Jeunesse Agricole de Grèce, la Jeunesse unie nationale et libératrice des travailleurs et des employés, la Jeunesse unie des élèves, la Jeunesse des jeunes combattants de Roumélie, le Bataillon Sacré de Thessalie, la Jeunesse populaire révolutionnaire, la Jeunesse libre, l’OKNE, la Philiki Étairia des jeunes, l’Avant garde social-révolutionnaire de Grèce. Les statuts, publiés en avril 1943 dans la feuille clandestine Néa Génia, (Génération nouvelle), sont fidèles aux principes de l’EAM : ouverture à tous, lutte patriotique contre le fascisme, contre une guerre dite « impérialiste » selon la rhétorique communiste, reconstruction d’une Grèce nouvelle, juste et démocratique.

20 Les statuts de l’organisation annoncent : art 1. Est fondée une organisation panhellénique de la jeunesse nouvelle sous le nom de « Organisation panhelladique unie des jeunes », EPON, qui a son siège à Athènes. Art 2. L’EPON est une organisation de libération nationale, antifasciste, progressiste et pacifiste.

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Art 3. Les buts principaux de l’EPON sont : a) La libération nationale, l’indépendance totale et l’intégrité territoriale de la Grèce par un combat quotidien sans trêve. b) La défense des intérêts et des droits de la jeune génération à la vie, l’éducation et la culture. c) La destruction totale du fascisme aujourd’hui et dans l’avenir, et sous toute forme qu’il puisse présenter. Cela signifie que notre régime politique intérieur doit prendre sa source dans la manifestation libre de la volonté dominante du peuple et de la nouvelle génération. De plus, pour la nouvelle génération, cela signifie des droits politiques égaux pour les jeunes, filles et garçons, de plus de 18 ans, puisqu’ils participent activement à la vie sociale. d) La lutte contre la guerre impérialiste pour le renforcement de la paix sur la base de l’autodétermination des peuples et des jeunes et leur collaboration fraternelle. e) La reconstruction de notre pays sorti des ruines de la guerre et de l’occupation par l’Axe, avec pour but l’intérêt et la prospérité de la population. Art 4. Les moyens pour réaliser les buts ci-dessus sont : a) Le combat quotidien et sans trêve de la nouvelle génération. b) L’entrée des jeunes, filles et garçons, dans l’EPON indépendamment de leurs convictions politiques, religieuses ou autres... NB. Les enfants seront organisés séparément sous la conduite de l’EPON. c) La propagande écrite et orale des buts de l’EPON. d) Le développement de l’initiative et de l’activité organisée de la nouvelle génération. e) La collaboration avec tous les partis et les organisations populaires ou universitaires qui acceptent et défendent le programme de l’EPON. Art 5. La constitution de l’EPON est définie par les conditions qui règnent dans notre pays et par le besoin d’une direction centralisatrice, mais aussi décentralisatrice. Art 6. Le principe de base de l’EPON est la démocratie la plus large et la discipline consciente de tous. Cela signifie que toutes les questions sont discutées librement dans l’assemblée des groupes, ou sections et dans les réunions des organes de direction et dans les corps représentatifs. Les décisions sont prises à la majorité. Tous les organes de direction sont élus par les corps représentatifs correspondants et leur rendent raison. NB. Dans les conditions actuelles, la nomination des organes inférieurs par les supérieurs est permise.

21 Ces statuts sont accompagnés de 12 commandements rédigés dans une formulation abstraite et générale ; quelques mois plus tard, la publication des « 10 commandements de l’Éponite » décrit plus concrètement le jeune « idéal » : • « Je suis actif, optimiste, plein d’optimisme. Je sais travailler et combattre en chantant. Je répands la vie dans mon équipe et dans mon entourage. • Je suis un combattant exemplaire, je connais l’usage de toutes les armes ; je m’exerce chaque jour à la gymnastique suédoise pour m’entraîner au combat ; je sais utiliser le terrain pour l’attaque et pour la défense. • Je suis discipliné en toute conscience Je me discipline pour le combat, le peuple, pour la génération nouvelle, je suis discipliné devant les organisations, devant chaque responsable et chaque travail de l’équipe, et j’exécute leurs instructions avec rapidité et intelligence. • Je suis un garde vigilant des intérêts et des affaires du peuple et de la jeunesse. Je donne tout, de ma cervelle jusqu’à mes os, pour l’anéantissement du fascisme et pour le pouvoir au peuple. Je suis vigilant face à tout ennemi du peuple et de la jeunesse, face à tout élément

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arriviste et suspect. Je garde comme la chose la plus précieuse, l’honneur et la vie du peuple et de la jeunesse. • Je suis toujours prêt à accepter les missions dangereuses. Je sais donner ma vie pour les buts du PEEA et de l’EPON, pour l’honneur de notre armée populaire. • Je suis un éclaireur infatigable du peuple et de la jeunesse, depuis le point le plus important de notre combat jusqu’aux dernières instructions pour la production. Je mets fin à l’obscurantisme, là où je passe, j’inspire et je cultive. • Je suis pur et solide dans ma tête et dans mon âme, et je ne laisse rien me salir. J’ai mon corps pour la lutte et il faut qu’il soit solide. J’ai ma pensée et mon âme pour la lutte et il faut qu’elles soient fortes. • Je suis un exemple dans mes relations personnelles avec mes camarades de combat, avec les organisations politiques et le peuple. J’ouvre les portes les plus difficiles par l’instruction et la persuasion. • Je suis le frère affectionné des enfants, leur ami, leur frère, leur enseignant. J’aime et je protège inlassablement la nouvelle génération, les Aiglons. »

22 Avenir meilleur fait de liberté et de démocratie, sacrifice total de l’individu pour la réalisation de ce bonheur collectif, sens aigu de la responsabilité envers les plus jeunes et la société qui justifie les sacrifices et le martyre, telles sont les valeurs de l’engagement. Ce message s’adresse à des jeunes à qui le monde environnant ne laisse que deux certitudes, un profond patriotisme et la conviction de vivre dans un monde injuste, immoral et pourri.

23 L’EPON participe à la fois à la lutte patriotique et à la lutte politique de l’EAM.

24 Lutte patriotique ? Les jeunes passent plus facilement inaperçus, ont du temps libre, courent plus vite, ce sont de remarquables agents de surveillance et porteurs de message ; un peu plus âgés, ils combattent sans crainte. L’EAM cite le chiffre de 32 000 jeunes de l’EPON qui auraient participé aux combats, et de 1 100 morts parmi eux.

25 Lutte politique ? Ils peignent des slogans sur les murs d’Athènes, grimpent sur les toits pour crier des slogans dans leurs porte-voix, ils participent à la politique culturelle de l’EAM, à la fois créateurs, porte-parole et destinataires du message. L’EAM en effet montre un grand intérêt pour la culture et l’éducation, y compris l’éducation politique du type de l’Agit-Prop soviétique à laquelle ont été formés en URSS certains cadres du KKE. Elle a ses photographes, sa presse, ses troupes théâtrales, ses chorales et ses orchestres. Elle compte dans ses rangs la majorité des hommes de lettres, acteurs, écrivains, peintres, illustrateurs et musiciens du pays ; elle peut s’appuyer sur la participation d’une large part des instituteurs et des étudiants. À partir de 1943, elle décide que chacun de ses bataillons et chacune de ses organisations aura un « éducateur » (le terme grec est le même pour désigner les Lumières du XVIIIe siècle et la catéchèse politique, il était déjà utilisé par l’EON). Ils sont divisés par classes d’âges, allant des « Aiglons », les enfants du primaire, jusqu’aux étudiants. Des équipes formées localement des meilleurs éléments se déplacent pour donner la bonne parole, ainsi, l’équipe-modèle de l’EPON auprès de l’ELAS, forte d’environ 500 membres, a-t-elle donné plus de 400 conférences dans les villages.

26 Les jeunes de l’EPON participent à cette formation par le théâtre et le chant. L’EAM a en effet plusieurs troupes, la Laïki Skini (Scène populaire), 12 personnes dirigées par Georges Kotzioulas, qui circulent en Épire et deux troupes issues des jeunes de l’EPON, celle de Kaftandzis en Macédoine-Occidentale et celle de Vassilis Rotas en Thessalie. À côté de ces groupes itinérants, fonctionnent aussi plusieurs groupes de Karaghiozis (le

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théâtre d’ombres), un théâtre de marionnettes et des groupes de théâtre amateur dans chaque club de jeunes. En un an et demi, plus de 20 000 représentations ont été données, 80 en Crète, 155 en Macédoine orientale et en Thrace, 358 en Macédoine centrale et occidentale, 100 en Thessalie, 300 dans le Péloponnèse, 350 en Roumélie...

27 Peu de pièces du répertoire correspondent aux circonstances et à un public souvent illettré auquel on ne peut imposer la langue officielle. Combattants et groupes de jeunes imaginent, pour les veillées, des saynètes que l’on diffuse quand elles ont eu du succès, on y traite souvent de sujets connus, la prise de Missolonghi, les femmes de Zalongo, les amours de Golfo, la vie de Kolocotronis. Une bonne troupe sait aussi improviser des morceaux qui traitent des conditions locales ou de l’actualité. V. Rotas, Kotzioulas, Gérasimos Stavros, Haris Sakellariou rédigent des textes plus politiques. Les quelques textes mémorisés et écrits depuis lors, le corpus des 14 pièces écrites par Kotzioulas donnent une idée des thèmes traités : la satire de l’occupant italien, les exactions des autorités locales avant la guerre (le gendarme, l’employé des eaux et forêts, le chef de parti), les malheurs de la guerre (les souffrances des femmes d’Épire, les destructions, les traîtres), les bienfaits apportés par l’EAM dans la Grèce libre (la juste administration, l’auto-administration, les valeurs du klephte, l’aide aux Juifs). Les conditions matérielles de la représentation sont sommaires, mais la curiosité pour un spectacle inédit l’emporte facilement. L’EPON prépare l’arrivée de la troupe, avertit les villages environnants et organise la réunion ; la pièce est courte, c’est pourquoi on joue des saynètes, on écrit et on récite des poèmes (Palamas, Sikelianos, Varnalis, Valaoritis, Papandoniou, Drosinis). Avant comme après la pièce, on chante...

« Nous combattons et nous chantons » : le mot d’ordre de l’EPON

28 Le mot d’ordre figure en tête des publications de l’EPON et reflète la réalité. Le chant tient une part essentielle, on marche en chantant, on entre dans les villages en chantant, on enterre les camarades en chantant, on commence chaque réunion par des chants, on termine par des chants. Les souvenirs publiés 40 ou 50 ans plus tard insistent tous sur le rôle du chant et l’exaltation qu’il contribuait à créer y compris chez des spectateurs politiquement non formés et, comme l’écrit Sophie Mavroidi-Papadaki, l’une des enseignantes du mouvement et auteur de textes importants : « Ces chants, ce n’était pas des vers et de la musique (...) c’était une arme, un acte de combat. »

29 Il est parfois difficile de savoir si on a affaire à un texte de commande imposé d’en haut ou à un texte né des combattants ou des jeunes, recueilli et diffusé par la suite. Les compositeurs et auteurs, dans leurs témoignages postérieurs, insistent sur le côté spontané de leurs créations, l’annonce d’un désastre ou d’une exécution, une longue marche pour laquelle il faut stimuler les recrues, une forte émotion déclenche l’inspiration... et le Q.G. de l’EAM demande ensuite (on en a la preuve) que lui soient transmis les textes et les airs les plus réussis pour les diffuser. Plusieurs dizaines de feuilles clandestines, Les Jeunesses joyeuses de Xanthi, Les Jeunesses Libres de Macédoine, La Flamme de Drama, la Nouvelle Génération, La Liberté (la première créée en mai 1942), la Voix des Élèves, le Membre du Bataillon Sacré, l’Attaque... diffusent les poèmes, les chants, les sketches les plus « réussis » ou « politiquement corrects », parmi les créations des jeunes, c’est là qu’interviennent les agents « des Lumières ». Deux des chants les plus

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connus de l’EPON, « la fondation de l’EPON » et « l’Hymne de l’EPON » illustrent cette différence entre rédacteurs de la base ou de « l’élite », le premier, écrit par un adolescent, G. Tsarogas, le second par une enseignante auteur de plusieurs chants, S. Mavroidi-Papadaki. On retrouve dans le second texte, devenu « hymne officiel » de l’EPON en avril 1944 des images et des termes du premier : le passage des jeunes comme un torrent, la justice et la liberté pour mot d’ordre, l’élan vengeur des jeunes, mais le texte de Mavroidis, est plus riche, plus complet et, diffusé dans Néa Génia, il a l’estampille « officielle » et a reçu des musiques différentes selon les régions.

30 La comparaison entre les 45 chants de l’EPON et l’ensemble des 405 chants de l’EAM- ELAS étudiés montre que les musiques et textes des chants de l’EPON sont beaucoup plus souvent que les autres chants, l’œuvre de combattants et jeunes de l’EPON elle- même. Ils reflètent, peut-on dire, ce que pense le jeune éponite ou, selon le point de vue, ce qu’il a appris à penser. L’étude des textes montre des thèmes récurrents.

31 Hymne de l’EPON, musique de B. Doïkos, texte de S. Mavroidi-Papadaki

*Με τη χρυσή της νιότης πανοπλία, Avec les armes dorées de la jeunesse,

Το θάρρος, την ορμή, τη λευτεριάμ Le courage, l’élan, la vaillance,

Πετάμε στον αγώνα, στη θυσιά, Nous volons au combat, au sacrifice,

Για την Ελλάδα, για τη λευτεριά Pour la Grèce, pour la liberté !

*Για μια ζωή ελεύθερη κι ωραία, — Pour une vie libre et belle,

Απλώνουμε της νιότης τα φτερά Nous déployons les ailes de la jeunesse,

Μια πλάση ονειρευτή, μια πλάση νέα Pour que nos bras solides construisent

Τα μπράτσα μας να χτίσουν τα γερά Une création nouvelle, une création de rêve !

Ε. Καμαρωτά, χαρούμενα τα νιάτα R. Fière, joyeuse, la jeunesse

Σαν σε χορό βαδίζουν πάντα μπρος S’avance comme dans une danse,

Φλόγα, ζωή και θέληση γεμάτα Pleine de flamme, de vie, de volonté,

Κι είναι το πέρασμά τους όλο φως Et son passage n’est que lumière.

Τα νιάτα είμαστε μεις Nous sommes la jeunesse,

Της γης ελπίδα, L’espoir de la terre,

Αλί του που αντίκρι μας θα σταθεί, Et gare nos adversaires,

Μελίσσι από την κάθε μια πατρίδα, Comme la ruche de chaque patrie,

Κινάμε να λυτρώσουμε τη γη. Nous allons libérer la terre.

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*Στο φράχτη της σκλαβιάς - Notre passage,

Το πέρασμά μας Comme un torrent,

Μια καταλύτρα θαν’ νεροσυρμή, Fera tomber les barrières de l’esclavage

Το δίκιο, η λευτεριά Avec la justice, la liberté

Για σύνθημά μας Pour mot d’ordre,

Ποιός θα μας αντικόψει την ορμή Qui pourrait briser notre élan ?

*Των ταπεινών τον πόνο κ ;ι την θλίψη - La douleur et la tristesse des humbles,

Του σκλάβου την βαθειά την οιμωγή, La lamentation profonde de l’esclave

Από τη γη θα κάνουμε να λείψει Nous les ferons disparaître de la terre

Για να γενεί χιλιόμορφη ζωή Où naîtra une vie aux mille formes.

32 Pour la fondation de l’EPON

Φλόγα του 1821 Flamme de 1821,

Η ΕΠΟΝ συνεχιστής L’EPON poursuit ta lutte,

Στου λαού τον αγώνα Et dans le combat de notre peuple,

Γίνεται εκδικητής. Elle devient vengeresse.

Σε βουνά και σε λαγκάδια Dans les montagnes comme les vallées,

Σε απάτητες κορφές Sur les sommets inviolés,

Λυγεροί σαν τα ζαρκάδια, Souples comme des chevreuils,

Σκαρφαλώνουμε πλαγιές. Nous escaladons les pentes.

Στο φράχτη της σκλαβιάς, Notre passage,

Το πέρασμά μας, Comme un torrent, fera tomber

Μια καταλύτρα θαν’ νεροσυρμή, Les barrières de l’esclavage,

Το δίκιο, τη λευτεριά, Avec la justice, la liberté,

Για σύνθημά μας Pour mots d’ordre,

Ποιος θα μας αντικόψει την ορμή ; Qui pourrait briser notre élan ?

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Μες’ στις πόλεις, στα χωριά μας, Dans nos villes et dans nos villages,

Νέοι, νέες και παιδιά, Les jeunes, filles et garçons,

Πολεμάμε, τραγουδάμε, Nous combattons, nous chantons,

Φέρνουμε τη λευτεριά. Nous apportons la liberté.

Κόσμος νέος θα προβάλει, Un monde nouveau se profilera

Της δουλειάς, της προκοπής, Monde du travail, de la réussite

Κι η ειρήνη θα στεριώσει Et la paix régnera

Ως την άκρια της γης. Jusqu’au bout de la terre.

(musique de A. Kounadis, texte de G. Tsarogas, deux jeunes de 18 et 17 ans en 1942. Reprend certaines images du texte célèbre de S. Mavroidi-Papadaki.)

33 L’EAM, on le sait, est dirigée majoritairement par des communistes, mais pour ne pas apparaître comme un mouvement communiste, ses chants s’abstiennent d’évoquer le communisme ou ne le font que dans certains contextes. Dans ce corpus, un texte place le mot de « socialisme », un autre parle de « poing levé » et de « faucille », un autre enfin de « démocratie du peuple ». Au total c’est peu, encore s’agit-il de textes qui, écrits dans d’autres contextes, ont été simplement repris par l’EPON qui ajouta son nom dans le refrain. La comparaison avec l’hymne de l’OKNE permet de retrouver le même messianisme sur la jeunesse dorée et le soleil radieux qui apportera le bonheur à l’humanité, mais il porte les mots « communisme » et « rouge », ce que ne fait pas l’EPON.

34 Certains chercheurs ont été frappés par les points communs entre l’EON et l’EPON : les deux organisations s’adressent aux mêmes jeunes, garçons et filles unis pour la première fois, dans la même décennie, parviennent à enrôler plus de 600 000 jeunes, toutes deux veulent apporter des Lumières à la jeunesse en utilisant les services d’agents de « catéchèse », toutes deux annoncent un avenir brillant à des jeunes « modernes », vêtus « à l’européenne », des jeunes filles aux cheveux courts, portant des jupes et des manches courtes qui montent côte à côte, à pas légers, vers un soleil qui illumine le cadre et les fleurs qui poussent autour d’eux. (Voir illustration) Cette image reprend en partie celle que donnait du jeune, l’EON de Métaxas : « Son front s’élève vers la lumière avec la fierté du juste combat, dans ses yeux brille la conviction et la joie du triomphe, son visage est un idéal incorruptible, le beau symbole d’une volonté profonde. »

35 Mais l’une s’en tient à un verbiage nationaliste et d’inspiration fascisante, au culte du père sauveur sous l’égide de la monarchie, l’autre fait du jeune lui-même, le créateur d’un avenir nouveau, heureux et de portée mondiale. L’une n’a su inspirer que le rejet d’une obligation sans intérêt, l’autre a su convaincre des milliers de jeunes de risquer

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gratuitement leur vie, de s’engager à l’insu de leurs parents et avec enthousiasme, en leur proposant un projet exaltant, concret et immédiatement mis en action.

36 Et pourtant, cette génération paiera très cher son rêve. Certains Aiglons font partie des jeunes combattants de 16 à 18 ans que l’on trouve dans les rangs de la guerre civile (en 1949, 20 % des combattants de l’AD ont moins de 18 ans). D’autres, parvenus à l’âge du service militaire en 1945, reçoivent l’ordre de se présenter et, triés dès le premier jour, nantis d’une feuille de route marquée d’un G qui signale le « communiste endurci », sont envoyés au camp de redressement idéologique de l’île de Makronissos. Là, on s’efforce d’obtenir d’eux une « déclaration de repentir » publiée dans la presse locale et les nouveaux « convertis », incorporés dans l’Armée Nationale, sont envoyés combattre contre leurs anciens camarades (25 000 soldats de 1949 viennent de Makronissos). Enfin tous les jeunes de l’EPON et leur famille ont dû, jusqu’en 1974, payer d’une manière ou d’une autre le prix de leur engagement. Par ailleurs cette aventure conduit à se poser des questions sur la force de l’endoctrinement politique : nous sommes en présence d’une génération qui, en dix ans, a vécu, de gré ou de force, 3 catéchèses opposées et dont les conséquences l’ont poursuivie pendant 30 ans.

Nous combattons et nous chantons, publication de l’EPON

37 Qu’en est-il resté pour eux et pour leurs descendants ? Étrange retour de l’histoire, ces jeunes, si décriés, se voient aujourd’hui ériger des statues…

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BIBLIOGRAPHIE

(Tous les ouvrages sont en grec sauf ceux de J. Dalègre, Myrsiades et L. Wringley). Il ne s’agit que d’une courte sélection.

Antaios, Pétros, (1977-79), Contribution à l’Histoire de l’EPON, Athènes : Kastaniotis.

Balta, Athanasia, (1999), « EON : propagande et lumières politiques », dans Fleischer Hagen et Svoronos Nikos, Actes du 1er congrès d’histoire contemporaine, la Grèce 1936-44 : dictature, occupation, résistance, Athènes.

Dalègre, Joëlle, (2008), Andarktika, chants de la résistance grecque, Paris : l’Harmattan.

Dimitropoulos, Dimitris, (2000), Archives du conseil central de l’EPON, Athènes : IAEN.

Fleischer, Hagen, (2003), La Grèce 1936-49, de la dictature à la guerre civile, ruptures et continuités, Athènes : Kastaniotis.

Kotzioulas, Giorgios, (1976), Le théâtre à la montagne, Athènes : Thémélio.

Liakos, Andonis, (1988), L’apparition des organisations de jeunesse : L’exemple de Salonique, Athènes : Lotos.

Liakopoulos, Théodore, (date non précisée), La jeunesse de l’EPON dans la résistance nationale, Athènes.

Machéras, Eleni, (1987), La jeunesse du 4 août, Athènes : IAEN.

Machéras, Evangelos, (1999), L’art de la résistance, Athènes : Kastaniotis.

Myrsiades, Linda et Kostas, (1999), Cultural representation in Historical Resistance, complexity and construction in Greek Guerrilla Theater, Associated University Press.

Panopoulou, Angeliki et Tsiknankis, Kostas (1989), Presse grecque de jeunesse, 1936-41, Athènes : Mnimon.

Varon-Vassard, Odette, Les organisations de jeunesses résistantes 1941-44, le passage d’une génération à l’âge adulte, Nefeli.

Zorbalas, Stavros, (1993), EPON : Ils ont chanté et combattu pour la liberté, Athènes : Delfini.

NOTES

1. Dalègre Joëlle, Andartika, chants de la résistance grecque, L’Harmattan, Paris, 2008.

RÉSUMÉS

L’idéologie de l’EPON, (organisation de jeunesse de la résistance grecque) vue à travers ses chants, l’une de ses armes favorites de propagande.

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Cette communication se propose, à travers quelques chants, de montrer les grandes thèmes idéologiques de l’EPON, tout en la replaçant dans le cadre spécifique grec. Créée par le mouvement de résistance de masse du pays, l’EAM, l’EPON se propose d’encadrer les jeunes de tous âges, de les faire participer à la résistance, civile et parfois armée et de les conduire vers la construction de l’avenir radieux qui leur est promis à la fin de la guerre. Le chant fait partie des nombreux moyens de propagande utilisés par l’EPON (et précédemment par l’EON) mais aussi d’un réel travail d’éducation entrepris en tous lieux par les cadres de l’organisation, souvent des enseignants. Justice, travail, école, prospérité, égalité homme/femme, des réalités inconnues dans la Grèce de l’avant-guerre qui ne peuvent que provoquer enthousiasme et espérance dans une génération prête à se sacrifier généreusement.

Based on a number of songs, this communication summarizes the great ideological themes of EPON, while at the same time placing them in the specifically Greek context. Created by EAM, the national resistance movement, EPON set out to recruit the young of all ages, to make them participate in the civil and armed resistance against the occupiers, and to help them build the brilliant future they were promised at the end of the war. Song was one of the many forms of propaganda used by EPON, but also a real form of education undertaken everywhere by the heads of the organisation, who were often teachers. Justice, work, school, prosperity, equality between men and women, unknown realities in pre-war Greece that could only inspire enthusiasm and hope in a generation prepared to make any sacrifice.

INDEX

Mots-clés : EAM, EPON, résistance grecque, EDES, EON, ELAS, EON, EPON, EAM, chants de résistance, Metaxás Ioannis (1871-1941) motsclesmk Грција motsclestr Yunanistan, Dünya savaşı (1939-1945) motsclesel Ελλάδα, Παγκόσμιος Πολέμος (1939-1945) Index chronologique : guerre mondiale (1939-1945) Thèmes : Histoire Keywords : EPON, EON, EAM, greek resistance, Greece, History Index géographique : Grèce

AUTEUR

JOËLLE DALÈGRE MCF INALCO, CREE-CEB EA 4513

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« À la recherche des Macédoniens » : le regard des cartes, 1840-1918

Joëlle Dalègre

Yugoslavia, Macedonia, Balkans

1 L’expression « péninsule balkanique » a été employée pour la première fois en 1808 par l’Allemand August Zeune, en 1821, un autre Allemand, d’Oetzel, dessina la première carte des populations européennes. Dès lors les cartes, qu’elles soient dites ethnographiques, ethnologiques, ethnolinguistiques, ethnocratiques… se sont multipliées jusqu’en 1920. Peu à peu se sont précisées les techniques comme la connaissance des régions et des populations concernées, et l’intérêt s’est focalisé sur le sud-est de l’Europe.

2 Après avoir rappelé quelques traits communs à toutes ces cartes, je vais montrer, par quelques exemples, comment a évolué la dénomination des populations habitant la Macédoine ottomane, jusqu’à découvrir au début du XXe siècle, la notion de « Macédo- slaves ».

3 En 80 ans, 1842-1920, une centaine de cartes ont concerné, de loin, puis de plus près, la Macédoine au sens géographique du terme. Ce nombre reflète à la fois l’intérêt et l’emprise de l’Europe occidentale sur la région. Les cartes sont toutes tracées par des ressortissants des grandes puissances européennes, sauf trois exceptions au début du XXe siècle, le Serbe Jovan Cvijic, le Bulgare Ivanov et le Grec Sotériadès. Ces cartes sont publiées le plus souvent en Grande-Bretagne chez Stanford ou en Allemagne, à Gotha, chez Julius Perthes, pour satisfaire la curiosité d’un public étranger à la région. Signe des temps, ces puissances s’intéressent pour la première fois aux populations, et pas seulement aux territoires, même si leurs décisions finales et le tracé des frontières ont peu tenu compte de ces considérations humaines. Peu à peu les cartes se précisent. Techniquement le tracé des éléments naturels est plus exact, on passe de noms largement étalés en travers d’un espace non délimité (cartes d’Oetzel, de Müller en 1842 ou de Kombst en 1843), à des surfaces à plat monochromes, pour enfin, à partir de

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Kiepert en 1876, adopter des bandes de hachures intégrées à la couleur dominante. C’est dire que l’on a pris conscience de l’imbrication des populations.

4 La carte passe pour une représentation du réel, pour une preuve scientifique, on en multiplie donc le nombre dans les périodes critiques, 27 cartes entre 1890 et 1912 pendant la préparation des guerres balkaniques, 31 entre la fin de ces guerres et 1919. Une fois les frontières tracées, au contraire, les cartes ethnologiques se font rares, car aucun des États des Balkans ne tient à avouer qu’il pourrait exister chez lui d’importantes « minorités ». La carte est une arme diplomatique, destinée à prouver aux États décideurs la justesse des revendications des uns ou des autres, aussi sa publication est-elle souvent financée par un gouvernement qui, parfois, fournit même les données utilisées. On peut ainsi citer la carte signée Sotériadès, professeur de l’Université d’Athènes, publiée chez Stanford en 1918, qui, en réalité, est l’œuvre d’un colonel de l’armée grecque, Katsikoyannis, mandaté par Venizélos, le premier ministre. Une autre anecdote est fort connue : le géographe allemand Kiepert, Grand Prix de Cartographie à l’Exposition universelle de 1877, publie en 1876 une carte ethnologique qui sert de référence à tous les diplomates. Les Grecs cependant s’estiment lésés, aussi la Société pour la propagande des Lettres Grecques dépêche-t-elle l’historien Paparrigopoulos, à Berlin, une célébrité dans toute l’Europe d’alors, pour plaider leur cause et obtenir un tracé plus favorable. Kiepert ne se dédie pas, mais, en 1878, année du Congrès de Berlin, il imagine, pour « M. Zaphiropoulos de Marseille », une carte dite « ethnocratique », terme inventé pour l’occasion ; elle dessine des États qui, en plus des facteurs ethniques, tiennent compte des facteurs culturels, et, par ce biais, repousse la frontière grecque, en s’inspirant de Byzance, très au nord, loin des côtes égéennes.

5 Indépendamment des pressions diplomatiques évidentes ou des progrès techniques effectués, le contenu de la carte varie avec la nationalité de son concepteur, l’origine de ses données et la définition des termes qu’il emploie. Les signataires sont le plus souvent des militaires, parfois des voyageurs, des agents diplomatiques ou enfin, des universitaires ; rares sont ceux sauf Ami Boué, Lejean ou Cvijic qui aient une réelle expérience de la région qu’il reste d’ailleurs difficile d’inventorier dans sa totalité, village par village ; de plus, les voyageurs sont souvent dépendants de leur interprète. Si certaines cartes, classées par groupes comme « slaves » ou « grecques », avantagent outrageusement, sans vergogne aucune, leur groupe de référence en niant parfois l’évidence, la manipulation des dénominations est le premier facteur de différence. Les chiffres utilisés sont, eux, souvent les mêmes, tirés des recensements ottomans qui ne distinguent pas les langues, mais les religions, ou les données fournies par chacune des communautés. En revanche, si l’on regroupe tous les musulmans comme « Turcs », on leur donne alors une importance écrasante. Mais en Macédoine ou en Thrace, indiquer les Pomaks comme « Turcs » parce que musulmans, ou « Bulgares » parce que bulgarophones, ou « Pomaks » parce que bulgarophones, mais non orthodoxes, change tout. De la même manière, indiquer tous les orthodoxes comme « Grecs », ou même tous les exarchistes, après 1870, comme « Bulgares » change totalement le résultat. Tenter la démarcation entre les langues slaves, à un moment où le paysan est souvent incapable de donner un nom à la langue qu’il parle, est aussi une opération aux conséquences importantes, particulièrement dans l’espace macédonien. Et que faire des Valaques ou des musulmans hellénophones ? Avoir une langue et une religion suffit-il à définir une conscience nationale ? Certains tentent de subtiles distinctions, ainsi le consul autrichien à Andrinople, Sax, fait-il figurer 28 types de populations différentes sur sa carte en combinant langue, religion et sentiment national ; « la langue n’est

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qu’un des signes divers de la nationalité. En Orient la religion et la conscience nationale ont autant d’importance pour déterminer la nationalité : il faut combiner ces trois éléments » a-t-il écrit1. De même, en 1887, Kariç, soucieux de différences, indique des « Albanais chrétiens d’origine serbe » et des « Albanais musulmans d’origine serbe »…

6 Les cartographes, prenant conscience progressivement de la diversité des populations, affinent peu à peu leurs dénominations, c’est ainsi qu’au début du XXe siècle, dans un ensemble jusque-là désigné comme « Bulgare », certains inscrivent des « Macédoslaves ». De cette progression, je fournis ci-dessous quelques exemples.

7 Il s’agit de reproductions des schémas simplifiés publiés par Wilkinson dans son excellente étude sur la Macédoine2. Les originaux se trouvent tous à la B.N., section des cartes, mais la complexité des couleurs en rend lecture et reproduction difficiles, le Britannique a simplifié les données et en a extrait le seul espace macédonien. ex 1. L’anthropologue Allemand Kombst, en 1843, a fait figurer dans un Atlas cette carte qui, dans la lignée de celles d’Oetzel en 1821 et de Müller en 1842, ne délimite aucune surface et se contente de noms vagues largement étalés ; chez d’Oetzel on rencontrait des « Illyriens », des « Turcs » et des « Grecs », chez Müller, des « Pélasges », des « Zingares », des « Illyriens » et des « Albanais ». Chez Kombst viennent s’ajouter des « Souliotes » et des « Ruméliotes » tandis que « Serbes » et « Bulgares » sont repoussés nettement au nord de l’espace macédonien.

1. G. Kombst, 1843, Ethnographic map of Europe

(Wilkinson, op. cit., fig. 7, p. 25, échelle inconnue)

ex 2. Lejean appartient au groupe des diplomates et voyageurs3, il a voyagé dans plusieurs continents et, au milieu du XIXe siècle, il est vice-consul et voyage dans la Turquie d’Europe pour le compte du ministère français des Affaires étrangères. Il emploie des dénominations plus « modernes », Grecs, Turcs, Bulgares, Serbes, Albanais, Valaques. La ligne Salonique-Kavalla marque pour lui la limite nord du secteur qu’il juge grec, tandis qu’à l’ouest de Monastir (Bitola) figurent quelques noyaux serbes au

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contact de populations albanaises. Il insiste sur le fait que la présence grecque se limite à des pêcheurs et des marins sur toute la longueur des côtes ; l’État grec cependant, encore très éloigné de la Macédoine, n’émet aucune protestation à l’époque de la parution de cette carte, mais, 40 ans plus tard, ses représentants font courir le bruit que Lejean était vendu aux Bulgares ! En effet, il leur attribue les 4/5e de la Macédoine géographique, y compris les villes de Kastoria et d’Ochrid. Cette carte fait largement autorité dans le demi-siècle suivant, la Grande Bulgarie dessinée à San Stefano reprend dans ses grandes lignes la limite des Bulgares selon la carte de Lejean qui sert également de base à Kiepert (qui la modifie en tenant compte de quelques compléments fournis par des Grecs).

2. G. Lejean, 1861, Carte ethnologique de la Turquie d’Europe et des États vassaux autonomes

(Wilkinson, op. cit., détail fig. 11, p. 44) ex 3. Les deux cartes de Kiepert. La carte de 1876 est la première à utiliser le système des bandes alternées sur la même surface, elle n’est guère différente de celle de Lejean, tout en accordant néanmoins un peu plus de surface aux Grecs vers le nord, puisqu’elle leur attribue la ville d’Edessa (Vodena) et une large part de l’Épire retirée ainsi aux Albanais ; elle limite les enclaves valaques dans le Pinde et élimine les Serbes de l’Ouest macédonien. Avec la carte de Lejean, elle est utilisée lors des négociations du Congrès de Berlin pour soutenir les demandes bulgares. En revanche, le schéma de commande, dit ethnocratique, de 1878 contredit totalement les cartes précédentes en mettant en avant des raisons « culturelles » ; ainsi une très large part de l’Albanie et de la zone macédonienne irait aux Grecs.

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3. H. Kiepert, 1876, Ethnographische Karte Übersichtkarte des Europäischen Orient

(Wilkinson, op. cit., détail fig. 15, p. 66)

3b. H. Kiepert, 1878, Ethnokratische Karte

(Wilkinson, op. cit., fig. 16, p. 68) ex 4. Sax : la première carte qui combine religion et langue, ce qui multiplie les subdivisions (28 au total, ici regroupées), la première à individualiser les « Pomaks », la première à tenter d’évaluer (on ignore par quels moyens) le sentiment national des populations en signalant des locuteurs du valaque, du bulgare ou de l’albanais « au cœur grec », c’est enfin la première à indiquer une telle diversité de populations en Macédoine, sans majorité écrasante, avec une telle précision de détail qui suppose un excellent réseau local de renseignements auprès du consulat autrichien.

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K. Sax, 1877, Ethnographische Karte des Europäischen Türkei und ihrer Dependenzen zu Anfang des Jahres 1877

1. Serbo-Croates (divisés en trois groupes religieux) 2. Albanais (divisés en trois groupes religieux) 3.Roumains 4. Bulgares Pomaks 5. Grecs 6. Bulgares exarchistes 7. Tatars, Circassiens, Turcs, Turcomans 8. Gréco-Valaques 9. Serbo-Bulgares 10. Gréco-Bulgares 11. Gréco-Albanais

ex 5, 6 et 7, les cartes de Cvijić, Stanford et Sotériadès.

8 Ces trois cartes indiquent ce qu’elles nomment des « macédoslaves », là où jusqu’alors voyageurs et cartographes n’indiquaient que des « Bulgares ». Il s’agit de la carte du Serbe Cvijic en 1909, de celle publiée en Grande Bretagne par les éditions Stanford qui reprend les données de Civjic auxquelles s’ajoutent quelques éléments grecs, en 1917, et, plus exceptionnelle encore (vue depuis notre époque) celle du Grec Sotériadès en 1918, publiée à l’instigation de Venizélos et qui indique à l’intérieur même des frontières grecques issues du traité de 1913, des « macédoslaves ». C’est l’affirmation d’une nouvelle composante dans la mosaïque ethnolinguistique de la Macédoine.

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5. J. Cvijić, 1909, Carte ethnographique de la péninsule des Balkans

(Wilkinson, op. cit., détail fig. 40, p. 163)

6. E. Stanford, 1917, A sketch map of the linguistic areas of Europe

(Wilkinson, op. cit., détail fig. 53, p. 220)

9 Zaryansko, un Russe, dans sa carte de 1890, avait laissé, entre Serbes et Bulgares, une zone blanche portant le mot « slave », avouant ainsi son impuissance à préciser. Peucker, en 1903, signale dans le commentaire de sa carte « slave » que les Slaves de Macédoine sont différents des autres car porteurs d’une culture byzantine, mais il ne les indique pas séparément sur sa carte. L’année 1903 est aussi celle où Misirkov, un Macédonien (né à Pella aujourd’hui en Grèce) vivant en Russie, dans un livre « Des affaires macédoniennes », parle le premier d’une langue macédonienne, de la nécessité d’en faire une langue littéraire en prenant pour base les dialectes de la région Veles- Prilep-Bitola-Ochrid ; il affirme l’existence d’une ethnie macédonienne différente des Serbes ou à des Bulgares, ce que reprendra l’année suivante le plaidoyer Pro Macedonia de Victor Bérard qui élimine également les prétentions grecques. C’est le volet littéraire et scientifique d’une affirmation politique qui croît depuis la fin du XIXe siècle

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avec l’ORIM et ses divisions entre acceptation ou refus de la mainmise bulgare sur les « Macédoniens ».

7. G. Sotériades, 1918, Hellenism in the Near East, an ethnological map

(Wilkinson, op. cit., détail fig. 45, p. 190)

10 L’affirmation cartographique du « macédoslave » vient avec les travaux du Serbe Cvijic ; il est chef du département géographique de l’Université de Belgrade, professeur invité à la Sorbonne pendant la Première Guerre mondiale, puis responsable de la délégation serbe à la Conférence de la Paix en 1918, sa parole fait autorité. Dans sa Géographie humaine, il introduit le mot « macédoslave » en 1906 et consacre l’année suivante un article entier à ce sujet. Il affirme que Skopje ou Tetovo ne sont pas la « Macédoine », mais la « Vieille Serbie », que la masse des Slaves de Macédoine ne se sent ni serbe, ni bulgare et il démonte les mécanismes employés par les linguistes, les historiens, les folkloristes et les cartographes pour les assimiler aux uns ou aux autres. La langue macédonienne, écrit-il, est une « transition entre le bulgare et le serbo-croate4 » et n’empêche pas la compréhension des deux autres langues ; la population a été fortement influencée par la culture byzantine, mais cela n’a pas créé de conscience nationale, le nom de Bulgare qui leur est donné par l’ensemble des voyageurs et des cartographes est une erreur due à leur dépendance face aux traducteurs et à la confusion faite entre « Bulgare » et « paysan » quand il s’agit de désigner des personnes qui ne sont ni Grecques ni musulmanes. Les Grecs, dit-il à raison, traitent n’importe quel slavophone de « Bulgare ».

11 Ces personnes, écrit-il, n’ont pas encore de conscience nationale nette, et se définissent selon les circonstances locales et au gré de leurs intérêts : « Il est impossible de voir dans la masse de la population slave macédonienne des Serbes de race ou des Bulgares de race. Tout au plus pourrait-on distinguer parmi les Slaves macédoniens ceux du parti bulgare, ceux du parti serbe et ceux du parti grec, formés par la propagande et par d’autres influences. Ces partisans ne constituent d’ailleurs qu’une petite fraction de la population slave… on trouverait ainsi dans la même famille des Serbes, des Bulgares et des Grecs !5 Et il en conclut qu’ils seront très facilement assimilés en une génération aux Serbes ou aux Bulgares selon les décisions politiques futures.

12 On voit sur sa carte qu’il évacue quasi totalement les Bulgares de l’espace macédonien, attribuant le nord de la région aux Serbes, le centre aux « macédoslaves » et le sud aux « macédoslaves sous influence grecque ». On retrouve cette répartition, simplifiée, sur

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la carte de Stanford en 1917 ; la carte de Sotériadès accepte même au nord-ouest de la Grèce la présence de ces « macédoslaves » et insiste sur la présence turque à l’est. « Nulle part en Europe les nationalités ne sont aussi mêlées que dans la Macédoine, particulièrement dans sa partie méridionale. Il y a en outre des transitions d’une nationalité à une autre, principalement une fusion de Slaves avec les Grecs, les Turcs et les Albanais, des Tsintsares avec les Grecs et les Slaves. Cette fusion est plus ou moins complète : en certains endroits, elle ne fait que commencer, en d’autres, elle est déjà bien avancée, ailleurs elle est presque achevée. Enfin, la masse du peuple chez les Slaves macédoniens n’a pas une conscience nationale bien nette ; elle n’a pas de passé historique qui lui appartienne en propre, elle n’a pas de langue littéraire. Elle parle une langue que les uns considèrent comme très voisine du serbe, d’autres du bulgare, que d’autres encore prétendent être une langue slave spéciale. Il n’a donc pas de signes ethnographiques assez sûrs pour permettre de désigner comme Serbes ou comme Bulgares les masses de la population slave »6.

13 On retrouve ces « Macédoslaves » sur plusieurs autres cartes éditées en Grande- Bretagne et inspirées de celles de Cvijic, sur deux cartes grecques de 1914 et 1918 (celles de Nikolaïdis et Sotériadès). Serbes et Grecs sont d’accord pour préférer voir des « Macédoslaves » plutôt que des « Bulgares »). Signalons enfin, à titre anecdotique, une carte des Affaires étrangères allemandes de 1940 qui distingue des « Macédoniens aux affirmations bulgares » des « Macédoniens aux affirmations serbes » et des « Macédoniens douteux » !

14 En conclusion pour relativiser les données de cette étude, je veux citer Nicholson, secrétaire du président Wilson à la Conférence de la Paix7 : « Chacune des nationalités de l’Europe centrale apporte une cargaison de statistiques et de cartes géographiques truquées. Quand les statistiques échouent, on sort les cartes en couleurs. Un gros volume ne suffirait pas à analyser les différents types de cartes maquillées que la guerre et la Conférence de la Paix ont fait naître. Un nouvel instrument politique, le langage des cartes, a été inventé. Une carte vaut autant qu’une bonne affiche, mais étant une carte, elle prend une apparence respectable et authentique. Une bonne carte est une bouée de sauvetage pour maint argument défaillant et coulant à pic. C’est surtout dans les Balkans que ce procédé atteint son apogée ».

NOTES

1. Jovan Cvijic, Remarques sur l’ethnographie de la Macédoine, Paris, Roustan, 1907, p. 37. 2. Henry R. Wilkinson, Maps and politics, a review of cartography of Macedonia, Liverpool Studies in Geography University Press, 1951. 3. M.T.Lorrain, Guillaume Lejean : voyageur et géographe (1824-1871), Perséides, 2006, 344 p. 4. Jovan Cvijic, op. cit., p. 16. 5. Jovan Cvijic, Ibidem, p. 46. 6. Jovan Cvijic, Ibidem, p. 15. 7. Cité dans Dimitris Kitsikis, Propagande et pressions en politique internationale : la Grèce à la Conférence de la Paix, 1919-1920, Paris, P.U.F, 1963, p. 169.

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RÉSUMÉS

Comment peu à peu les cartes ethnographiques découvrent et signalent, en Macédoine, à l’aube du XXe siècle, des « Macédoniens slaves » L’expression « péninsule balkanique » est employée pour la première fois en 1808 par August Zeune, en 1821, un autre Allemand, d’Oetzel, dessine la première carte des populations européennes. Les cartes se multiplient jusqu’en 1920. Peu à peu se précisent les techniques, la connaissance des régions et des populations ; les cartes deviennent une arme de propagande, attribuant, selon le concepteur, le territoire macédonien aux Grecs, aux Serbes et majoritairement aux Bulgares. Le Serbe Cvijic, en 1906, le premier, situe sur une carte, des « macédoslaves ». Cette communication présente les étapes principales de cette évolution cartographique qui aboutit à découvrir des « Macédoniens » en… Macédoine.

The expression ’Balkan peninsula’ was first employed in 1808 by August Zeune. In 1821 another German, d’Oetzel, drew the first map of the European populations. The maps continued multiplying until 1920. Little by little the techniques as well as the knowledge of the various regions and populations became more precise. The maps became a propaganda tool, in as much as they attributed—depending on the cartographer—Macedonian territory to the , the Serbs or, most often, the Bulgarians. In 1906, the Serb Cvijic, the first, situated on a map, the “macédoslaves”. This communication outlines the principal stages of this cartographic evolution, which eventually situated the “Macedonians” in none other than… Macedonia.

INDEX

Index chronologique : dix-neuvième siècle, vingtième siècle Keywords : macedonian, Cvijic Jovan (1865-1927), ethnological map, Slavomacedonian, Balkans, Yugoslavia, Monastir, Greece, Edessa, nineteenth century, History motsclesmk Југославија, Балканот, Македонија, Охрид, Битола motsclesel Μακεδονία, Βαλκάνια, Γιουγκοσλαβία, Ελλάδα, Μοναστήρι, Έδεσσα, Οχρίδα Index géographique : Macédoine, Balkans, Yougoslavie, Grèce, Monastir, Edessa, Ohrid Thèmes : Histoire Mots-clés : Cvijić Jovan (1865-1927), Macédoniens, Cvijić Jovan (1865-1927), cartes ethnographiques, Slavomacédoniens motsclestr Makedonya, Balkanlar, Yugoslavya, Yunanistan, Monastir, Ohrid, Edhessa, Bitola

AUTEUR

JOËLLE DALÈGRE MCF HDR INALCO CREE-CEB EA 4513

Cahiers balkaniques, 38-39 | 2011 118

Un poste consulaire en Macédoine, Bitola-Monastir, 1851-1912

Bernard Lory

1 Au début du XXe siècle, les grandes puissances entretiennent tout un réseau de consulats dans les provinces balkaniques de l’Empire ottoman (Albanie, Macédoine, Épire, Thrace). C’est une pratique ancienne héritée du XVII-XVIIIe siècle. Leur rôle a néanmoins connu une évolution importante, car, de postes d’observation économiques qu’ils étaient au départ, ils se sont transformés au cours du XIXe siècle en observatoire de la situation balkanique. Les consuls se préoccupent alors moins des marchés locaux, de leurs protégés et du respect des capitulations, pour consacrer l’essentiel de leurs correspondances avec leur ambassadeur à Constantinople ou avec leur ministre aux évolutions politiques dans leur circonscription consulaire.

2 Les rapports que rédigent les consuls sortent peu de la sphère interne du mécanisme diplomatique et sont rarement divulgués au public : on les retrouve alors dans les recueils diplomatiques officiellement publiés par les Ministères des Affaires étrangères, dans les Livres jaunes français, les Blue Books anglais, les Livres verts roumains, etc. Il est assez rare que les consuls synthétisent leurs connaissances de terrain par un ouvrage destiné au grand public1. Les archives consulaires fournissent donc un matériau documentaire abondant, constitué en longues séries et contenant une information inédite. Les chercheurs y recourent depuis fort longtemps ; certains fonds ont été publiés dans une approche scientifique2.

3 Concernant l’histoire balkanique du XXe siècle, et en particulier la Question macédonienne (prise ici dans sa phase « classique », entre 1890 et 1912), que je souhaite aborder ici, il y a pourtant lieu de s’interroger sur la pertinence de cette source documentaire.

4 Contrairement à ce que l’on croit souvent, la Question macédonienne n’est pas particulièrement difficile à traiter sur le plan historique. On dispose en effet d’une masse d’informations considérable à son sujet. Le problème majeur, c’est qu’il faudrait être un polyglotte maîtrisant une dizaine de langues pour l’appréhender dans toute sa diversité. À côté des langues des grandes puissances (allemand, anglais, français,

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italien, russe), il faut aussi prendre en compte les langues locales (albanais, bulgare, grec, macédonien, roumain, serbe, turc). L’historien qui se rapproche le plus de cet idéal inaccessible est probablement Fikret Adanır qui utilise le turc, le bulgare, le macédonien, l’allemand, l’anglais et dans une moindre mesure le français, le russe et le serbe3. D’autres auteurs s’appuient sur une base linguistique plus limitée : Douglas Dakin sur le grec et l’anglais essentiellement (plus l’allemand et le français) ou, plus récemment Nadine Lange-Akhund sur le français, l’allemand et l’anglais4.

5 Les langues occidentales ont l’inconvénient d’avoir servi de vecteur aux propagandes balkaniques, tant dans leur désir de convaincre les grandes puissances de la justesse de leur cause nationale, que dans celui de discréditer auprès des mêmes puissances la propagande de leurs rivaux. Il existe donc dans ces langues une masse d’ouvrages, dont l’usage par l‘historien présente de très grandes difficultés, car ils sont pleins de vérités, demi-vérités et contre-vérités inextricablement tissées entre elles, sans parler de mensonges par omission, particulièrement délicats à déceler. Tout ce discours de captation adressé à l’Occident est, dans une très large mesure, inutilisable pour l’historien.

6 En revanche, la production interne à chaque État balkanique, rédigée dans la langue nationale, est extraordinairement riche et abondante. Peu de mouvements révolutionnaires en Europe ont été aussi bavards que ceux qui agissaient en Macédoine. De leur vivant, alors que la lutte était en cours, des récits autobiographiques furent recueillis auprès des protagonistes, déjà panthéonisés comme héros nationaux5. Bon nombre d’activistes écrivirent leurs mémoires, souvent des témoignages d’une richesse documentaire étonnante. Les correspondances clandestines ont été conservées dans une grande proportion, car leurs destinataires se trouvaient dans les pays voisins, hors d’atteinte de la police ottomane ; le souci de tenir des archives révolutionnaires resta toujours étonnamment présent. Une bonne partie de cette documentation a été publiée. Rarement les mécanismes de la clandestinité sont rendus accessibles à la recherche historique dans d’aussi bonnes conditions.

7 Le dilemme, on le voit, réside dans le choix entre une documentation interne, rédigée en langues balkaniques de faible diffusion, et une documentation externe (propagandes balkaniques, rapports consulaires) rédigée dans des langues de plus large diffusion. Il est clair que les premières sont d’une qualité documentaire largement supérieure aux secondes. Encore faut-il ne pas s’enfermer dans une seule langue balkanique, comme le font la plupart des historiens-patriotes, plus intéressés à justifier la cause nationale qu’à rechercher une vérité scientifique. Dans de telles conditions, quelle place accorder aux sources consulaires ?

8 De mon point de vue, ces sources ne peuvent guère constituer qu’un appoint pour l’étude de la Question macédonienne, dans son acception ordinaire, à savoir l’étude des rivalités nationales et de la montée d’une violence d’un type nouveau, d’une violence radicalement moderne. L’histoire des mouvements révolutionnaires, de leurs ramifications et de leurs antagonismes ne sera jamais correctement éclairée sur la base de ces seules sources : quand on confronte l’information fournie par les consuls au luxe de détails que les sources balkaniques recèlent sur les mêmes événements, on doit constater que le plus perspicace des consuls, même à la tête d’un réseau d’informateurs bien choisis, reste encore loin de déchiffrer la complexité de la situation. En revanche, si l’on considère la Question macédonienne sous l’angle des relations internationales, c’est

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à dire dans ses relations avec la politique des différentes grandes puissances européennes, leur importance est primordiale.

9 Mon approche personnelle est, dans la mesure du possible, de m’abstraire de l’optique révolutionnaire qui prédomine dans l’étude historique de cette partie du monde dans les années 1890-1912 et de tenter de restituer une réalité sociale et culturelle plus nuancée et moins filtrée par les idéologies nationales. Dans cette perspective, les archives consulaires se révèlent particulièrement précieuses.

10 Mon terrain d’enquête est la ville de Bitola, plus connue à l’époque ottomane sous le nom de Monastir. Aujourd’hui située dans le sud-ouest de la République de Macédoine, Bitola était, avant 1912, le chef-lieu d’une vaste province (vilayet) s’étendant aussi sur le nord-ouest de la Grèce actuelle et sur le sud-est de l’Albanie, qui avait autorité sur les villes d’Ohrid, Debar, Prilep, Florina, Servia, Kastoria, Korçë et Elbasan. C’était une place commerciale prospère et une ville de garnison majeure pour la partie centrale des Balkans ottomans. Avec environ 50 000 habitants aux origines variées, c’était la seconde ville de Macédoine après Thessalonique. On y trouvait des musulmans (Turcs, Albanais, Slaves), des Juifs sépharades et des chrétiens orthodoxes ; ces derniers se divisaient en deux obédiences rivales dépendant du Patriarcat œcuménique de Constantinople ou de l’Exarchat bulgare ; sur le plan linguistique, les chrétiens se répartissaient en Aroumains, Slaves6, Albanais, Grecs et Tsiganes. Aucun de ces groupes, ni confessionnel, ni linguistique, ne disposait de la majorité absolue dans la ville. Les relations intercommunautaires, on s’en doute, variaient en fonction de rapports de force mouvants, jamais stables et sans cesse renégociés.

11 À cette population fort bigarrée s’ajoutait une petite communauté d’Occidentaux, de confession catholique ou protestante et parlant diverses langues. On y trouvait des missionnaires, des commerçants, quelques fonctionnaires ou médecins et… les consuls7. C’est ce petit monde consulaire réuni par le hasard dans cette ville compliquée, qui fera l’objet de cette étude. Bien qu’appartenant à des cultures différentes et, parfois censées promouvoir des politiques opposées, leurs fonctions mettent les consuls dans une situation commune, et des solidarités de corps sont souvent observables.

12 Bitola, à l’époque qui nous intéresse, ne compte pas moins de neuf consulats. Près de soixante-dix personnes ont, simultanément ou successivement constitué le corps consulaire de la ville (voir tableau en annexe). L’ère des consuls commence avant la Guerre de Crimée, en octobre 1851, avec l’installation de Friedrich Westermayer, premier vice-consul d’Autriche. Il fut bientôt rejoint par ses collègues britannique et français en février 1852 et août 1854 respectivement. La guerre de Crimée contribua à l’extension de l’influence de ces deux puissances dans l’Empire ottoman. La France ne jugea pourtant pas le poste suffisamment important et le ferma en juillet 1859. Vers la fin de la même année, un consul de Grèce prenait ses fonctions, rejoint en mars 1861 par un consul de Russie. La Grande-Bretagne ferma le poste de Bitola entre septembre 1872 et février 1887, puis à nouveau d’août 1898 à mars 1903. L’intérêt international pour les affaires macédoniennes s’accrut à la fin du XIXe siècle. La Serbie ouvrit un consulat en 1888-1889, la Roumanie en 1893 ; la France rouvrit son vice-consulat en juillet 1894 et le premier agent consulaire italien s’installa en juillet 1895. La Bulgarie, enfin, n’ayant pas encore le statut d’État indépendant dut se contenter d’ouvrir une agence commerciale en avril 1897, qui ne prit le rang de consulat qu’en novembre 19098. On notera l’absence d’un consul d’Allemagne, puissance qui se contentait d’un consulat à Thessalonique. En cas de besoin, le consul d’Autriche-Hongrie défendait les intérêts

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des citoyens allemands dans sa juridiction consulaire ; il rendait les mêmes services aux sujets suisses et espagnols ; les intérêts américains étaient pris en charge par le consulat britannique. Durant les guerres de 1897 et 1912-1913, les intérêts grecs furent défendus par la France, et les intérêts serbes et bulgares par la Grande-Bretagne en 1912-13.

13 Le corps consulaire de Bitola se divise très clairement en deux groupes : celui des cinq représentants des grandes puissances (Autriche-Hongrie, Grande-Bretagne, France, Russie, Italie) et celui des représentants des États balkaniques (Grèce, Serbie, Roumanie, Bulgarie). Les premiers sont des observateurs et restent, dans l’ensemble, en retrait des affaires locales, alors que les seconds sont très directement impliqués dans la compétition nationale dans la région. Tous sont désignés comme consuls, alors que techniquement les représentants des grandes puissances n’ont, en général, que le titre de vice-consul ; les pays balkaniques entretiennent fréquemment un consul et un vice- consul à Bitola. Malgré ces différences, face aux autorités ottomanes et dans certaines circonstances de la vie publique, le corps consulaire fait bloc et surmonte ses contradictions internes.

14 Le futur consul commence par recevoir de son ministère la notification de son affectation à Bitola. Celle-ci ne le comble pas forcément de joie : l’Empire ottoman n’a pas bonne réputation en Occident, et un poste dans l’intérieur des terres, dans une province qui, vers 1900, est surtout connue pour la violence politique qui s’y déchaîne, n’a rien d’attrayant. Rappelons que les consuls de France et d’Allemagne à Thessalonique ont été tués par la foule en 1876, que les consuls de Russie à Mitrovica et à Bitola sont assassinés en 1903. L’isolement dans une région pauvre et hostile constitue indubitablement une épreuve.

15 La plupart des consuls nommés à Bitola ont déjà une expérience professionnelle, soit comme fonctionnaires d’ambassade, soit dans les consulats. Certains ont eu des postes en Occident : Madrid (Ledoulx), Bilbao, Rosario, Buenos Ayres, Prague, Milan (Berne- Lagarde), Pittsburgh (Bornemisza), Brindisi (Rostkovski). Mais la plupart, et surtout les représentants des puissances activement engagées dans les Balkans, ont acquis une expérience de l’Empire ottoman avant d’arriver à Bitola. Plusieurs ont occupé des fonctions secondaires à Thessalonique (Kohmanovski, Petraev), Plovdiv (Heathcote, Scaniglia), Sofia (Shipley, Rostkovski), Prizren (Prochaska), Shkodër (Bornemisza), Durrës (Bornemisza), Serres (Greig), Niš (Legrenzi), voire beaucoup plus loin à Jérusalem et Beyrouth (Rostkovski). Choublier est un des rares pour qui Bitola constitue le premier poste ; de tous les consuls de France, c’est assurément celui qui se montrera le plus clairvoyant et le plus actif.

16 Ayant été nommé, le nouveau consul doit gagner son poste. Plusieurs mois peuvent se passer entre sa nomination et son arrivée effective à son poste. Les liaisons maritimes pour Thessalonique sont pourtant régulières et une ligne de chemin de fer relie le port égéen à Bitola depuis 1894. On observe que le consul Ledoulx, nommé par décret du 13 janvier 1894, n’arrive à Bitola que le 10 juillet9. Choublier nommé par décret du 14 décembre1900 prend son poste le 22 mai 1901 seulement. Rostkovski, cependant, nommé en juin, est déjà à son poste le 21 juillet 1895 ; sans doute la diplomatie russe dans les Balkans requiert-elle la présence d’un agent consulaire d’une façon plus urgente que le Quai d’Orsay...

17 À son arrivée, dans les premiers jours, le nouveau consul doit faire les visites protocolaires, dont la première est due au vali et au commandant en chef de la IIIe

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Armée, qui a son siège à Bitola. Il rend ensuite visite à ses collègues, lesquels s’efforcent de le jauger et s’empressent d’informer leurs supérieurs sur le nouveau venu. Selon sa confession, il rend visite au métropolite orthodoxe ou à la mission catholique. Pour entrer pleinement en fonction, le consul doit recevoir de la Sublime Porte son berat d’accréditation. Ce document officiel lui parvient parfois plusieurs mois après son installation sur place. Le consul Jousselin arrive à Bitola le 17 décembre 1909, mais l’ambassade ne lui fait parvenir son berat que le 24 mars. Le berat peut d’ailleurs être refusé : le consul de Roumanie Alexiano, natif de Kruševo et par conséquent sujet ottoman, se voit désavouer en 1899 ; le premier consul d’Italie Rosset, à peine arrivé, quitte Bitola avant d’avoir obtenu son berat, sans que nous sachions exactement pourquoi.

18 Le choix d’un logement est une question délicate, car un consulat est un lieu marquant dans la topographie de la ville. Lorsque la France rouvre le poste de Bitola en 1894, le consul Ledoulx choisit de s’établir à la mission des Lazaristes. Ceux-ci sont propriétaires d’un grand pâté de maisons en plein centre-ville, sur la rue principale (Hamidiye Caddesi) ; ils y ont abrité précédemment le consulat d’Autriche pendant plusieurs années. Paradoxalement, la mission qui a longtemps été entre les mains de Français est dirigée par un sujet autrichien au début du XXe siècle. Le consulat et la mission seront la proie des flammes en février 1909. Après le sinistre, la France choisit comme nouveau bâtiment une belle maison construite en 1903, dans une rue proche. Il y est voisin du consulat de Grèce (l’actuelle mairie de Bitola), également construit en 1903, et appartenant, non pas au gouvernement d’Athènes, mais à la communauté grecque de la ville10.

19 Le consul n’exerce pas ses fonctions seul. Quoique Bitola soit un poste d’importance secondaire, le consulat compte le plus souvent un secrétaire ou chancelier chargé de l’assister. Les documents évoquent peu ces personnages de second plan. Parfois pourtant, ce poste sert de couverture à un agent politique, qui peut s’avérer plus important que le consul titulaire. C’est le cas d’Ion Draghumis, vice-consul à Bitola aux côtés du consul de Grèce Pezas, entre novembre 1902 et septembre 1903. C’est lui qui organise l’action politique grecque dans toute la région et qui doit faire face à la situation de crise ouverte par l’insurrection d’Ilinden11. Il occupe une place de premier rang dans le panthéon patriotique grec des « combattants de Macédoine ». Le secrétaire assure la gérance du consulat en l’absence du consul ; il peut hériter du consulat au départ du titulaire et progresser dans la carrière diplomatique (Padeanu, Kohmanovski, Monahan). Le ministère de tutelle est alors assuré que les affaires seront suivies dans la continuité.

20 Mais le rouage le plus important pour le bon fonctionnement d’un consulat est assurément le (ou les) drogman(s). C’est lui qui, en sa qualité d’interprète, assure l’interphase entre les autorités locales et le représentant de la puissance étrangère, lequel ignore généralement les langues balkaniques. Le poste de drogman, qui assure la protection étrangère à un sujet ottoman, est évidemment fort convoité ; c’est un emploi salarié, dont le revenu est à peu près régulier, à la différence de la fonction publique ottomane, très irrégulière dans ses paiements. Il est délicat pour le consul de faire le choix d’un collaborateur impartial dans une ville pluriethnique et multiconfessionnelle, sans laisser supposer un favoritisme particulier. À Bitola, on observe que les drogmans sont surtout recrutés parmi les Aroumains et les Juifs, plus rarement parmi les Slaves, les Levantins, les Albanais ou les Turcs12. Le drogman, dont la première qualité est de

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maîtriser parfaitement le turc et éventuellement les autres langues d’usage local, accompagne le consul dans ses visites officielles, il le représente dans les affaires publiques ou juridiques. Il lui traduit les documents officiels, il lui rapporte les rumeurs de la ville. Sans que nous ne puissions le savoir de façon formelle, il est probable que la plus grande partie des informations fournies par les correspondances consulaires provient en réalité des drogmans. Ce rôle central apparaît dans le cas de Hassid, drogman (juif) du consul de France Gauthier ; ce dernier est décrit par l’agent commercial bulgare Tošev comme un brave homme aimant la photographie, jouer aux cartes et faire des promenades « il s’occupe très peu de travail sérieux » ; Hassid en profite et lui inspire des rapports défavorables à la cause bulgare ; c’est donc lui qu’il faut « travailler » pour renverser la tendance et l’amener à discréditer la cause grecque auprès de Paris13. Un autre drogman très activement impliqué dans les affaires locales est Michel Pinetta, employé par le consulat d’Italie, dont il assure la gérance à plusieurs reprises ; gendre d’Apostol Margarit, c’est aussi l’un des principaux promoteurs de la cause aroumaine à Bitola ; sa fonction officielle le met à l’abri des mesures du pouvoir ottoman à son encontre14.

21 Après le drogman, les kavas jouent un rôle majeur dans les relations entre le consulat et le monde extérieur. Le kavas joue le rôle de planton, de garde du corps et de factotum du consulat. Ses attributs principaux sont une belle prestance, de grandes moustaches et un costume rutilant. À Bitola ce costume est celui du preux albanais, comprenant fustanelle et gilet richement soutaché d’or. Il porte sur son fez l’emblème métallique de la puissance qu’il sert15. Le consul Ledoulx nous apprend que ce sont des Albanais musulmans et qu’ils doivent être agréés par le pouvoir ottoman ; chaque consulat doit en avoir au moins deux, l’un restant en poste tandis que l’autre fait les courses. Leur salaire en 1894 est de 800 francs par an, plus une indemnité de vêtement de 200 francs. Le consulat leur assure un logement séparé dans la cour (250 francs), ainsi que le chauffage et l’éclairage (150 francs). Avec un total de 2400 francs, les deux kavas absorbent les trois quarts des « frais d’abonnement » du consulat16. Malgré la modestie de leur fonction, les kavas constituent un rouage subtil dans la complexité du jeu social. Ils sont en effet à l’intersection de deux réseaux : le réseau des consuls, c'est-à-dire de la « grande politique » dans son incarnation locale, et leur propre réseau familial, régional et national. On observe que les kavas sont souvent originaires des mêmes régions, voire entretiennent des liens familiaux (un kavas s’arrange pour faire embaucher son cousin). Bitola joue un rôle important dans l’édification du mouvement national albanais dans la première décennie du XXe siècle : ce n’est pas seulement dû à la présence de jeunes patriotes diplômés, fonctionnaires ou militaires, mais aussi à celle des kavas, qui sont au contact de personnalités importantes et bénéficient d’une protection internationale précieuse pour un réseau conspiratif17.

22 Les consuls à Bitola sont assez souvent absents de leur poste. Le motif peut en être un voyage de tournée dans leur circonscription consulaire ; le plus souvent pourtant ils sont en congé. Cela se comprend aisément, vu la longueur des séjours qu’ils ont à accomplir en Macédoine. Et vu les distances et la lenteur des transports, ces congés durent facilement plusieurs mois. Certains s’arrangent pour abréger leur séjour à Bitola en prenant des congés de maladie (maladie diplomatique ?), parfois peu de temps après leur arrivée en poste, comme le consul Legrenzi18. La gérance du consulat est alors assurée par le secrétaire s’il y en a un ou sinon par le drogman. Ce fait complique sérieusement la tâche de l’historien, car beaucoup de sources ne font pas la distinction entre le titulaire du poste et le gérant provisoire. Les périodes de gérance, durant les

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absences du titulaire ou entre son départ et l’arrivée de son successeur peuvent s’étendre parfois sur plus de six mois. Le rôle a priori modeste du drogman, qui est un recruté local, peut en certaines circonstances prendre beaucoup d’importance : l’agence commerciale bulgare passe ainsi entre plusieurs mains successives (et donc médiocrement compétentes) durant l’année 1902, alors que l’agitation révolutionnaire se radicalise. Il convient enfin de signaler que dans leur tête, beaucoup de consuls ne sont pas vraiment à Bitola et qu’ils supputent largement leur poste suivant, qu’ils espèrent plus attractif. Les correspondances concernant les questions d’avancement, de rétributions, de médailles occupent une place surprenante dans les archives consulaires...

23 Une question fondamentale qui reste malheureusement dans l’ombre de la documentation est celle du réseau d’informateurs qui alimente les dépêches adressées aux chancelleries. Les drogmans, s’ils constituent un canal d’information privilégié, n’en ont certainement pas le monopole. Les consuls, il est vrai, s’informent les uns les autres, et il n’est pas rare de trouver des formules comme : « Ainsi que m’en avise mon collègue autrichien (ou anglais)… ». Ils lisent la presse semi-officielle de Constantinople19. Il est clair qu’ils fréquentent peu, en dehors des occasions protocolaires, les autorités ottomanes, civiles ou militaires. Ces contacts sont considérés comme peu désirables, quand bien même il y aurait eu une curiosité réciproque20. De même, il ne semble pas que l’élite musulmane de la ville ait marqué autre chose qu’une courtoisie distante envers ces étrangers. Les élites chrétiennes et juives sont en revanche beaucoup plus empressées. Le problème de la langue de communication devait cependant se poser. Si Krste Misirkov fréquente la famille Rostkovski, c’est parce qu’il a fait ses études supérieures en Russie. David Arié, instituteur de l’Alliance israélite universelle, entretient des relations étroites avec le consul grec Kipréos, et peut ainsi se procurer des journaux étrangers que la censure hamidienne, dans son obsession tatillonne, interdit21.

24 À partir des années 1890 et surtout du XXe siècle, les questions politiques détrônent largement les intérêts économiques que les consuls sont censés promouvoir. Bitola devient un centre d’observation de l’activité révolutionnaire en Macédoine. Comment procèdent alors les consuls ? Les consuls balkaniques, intéressés au premier chef, disposent de tout leur réseau communautaire. Ils sont même au centre des querelles internes à chaque communauté, qu’il s’agisse des relations houleuses des patriarchistes avec leur évêque22. des Aroumains avec leur zélateur national Apostol Margarit23 ou des Bulgares divisés entre deux obédiences révolutionnaires. Les consuls balkaniques servent bien sûr de canal privilégié auprès de leurs collègues occidentaux. Ces derniers ont soin de prendre leurs distances vis-à-vis de ce son de cloche très orienté. Ils se contentent souvent, dans leurs rapports, de juxtaposer les versions des uns et des autres. À partir du XXe siècle, les consuls sont de plus en plus fréquemment interpellés par des éléments de la population locale, qui viennent se plaindre d’exactions et qui déposent des pétitions, qui seront répercutées jusque dans les chancelleries européennes.

25 Enfin, certains d’entre eux entretiennent un véritable réseau d’informateurs. Le consul autrichien August Kral (à Bitola entre 1897 et 1904) est assurément le « roi » de l’information. Il a ses contacts au sein de l’ORIM, dont il suit les évolutions avec une grande pertinence, mais il est aussi au cœur du mouvement national albanais, dont il surveille de près la difficile émergence. L’historien contemporain, qui connaît bien

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l’histoire interne de ces mouvements clandestins, ne peut manquer d’admirer la perspicacité de cet observateur/acteur hors pair. Ses qualités personnelles n’expliquent pas tout : il est clair que de toutes les puissances européennes, c’est l’Autriche-Hongrie qui a les intérêts les plus immédiats en Albanie et en Macédoine, dans la perspective d’une expansion territoriale en Adriatique et vers Salonique. Les consuls français ou britanniques sont loin d’avoir les mêmes motivations ; la qualité de leurs rapports s’en ressent inévitablement.

26 La vie d’un consul dans un chef-lieu provincial ne comprend pas beaucoup d’obligations protocolaires. Outre la première visite au vali, déjà évoquée, il est invité au konak (résidence officielle) chaque année à l’occasion de l’anniversaire de l’accession au trône du Sultan. À partir de 1903, les consuls sont invités à la cérémonie des examens de fin d’année au lycée ottoman (idadiye). Les fêtes nationales ou dynastiques des autres consulats sont autant d’occasions de se réunir en corps. Certains subtils dilemmes de protocole diplomatique peuvent se poser : faut-il inviter l’agent commercial bulgare à la célébration du 14 juillet ? Le fait que son agence arbore un drapeau et un écusson à son fronton permet-il de la considérer comme un consulat24 ?

27 Les cérémonies au consulat de Grèce sont, d’une façon générale, vues d’un mauvais œil par les autorités ottomanes qui n’aiment guère les déploiements de drapeaux bleu et blanc dans une ville où les tensions nationales sont toujours vives. Au début de juin 1903, après l’assassinat du roi Alexandre Obrenović, le consulat serbe n’affiche aucun deuil, ne met pas son drapeau en berne et ne reçoit pas les condoléances des consuls ; le consul Ristić, qui affichait pourtant sa loyauté dynastique, festoie, paraît-il, avec la communauté serbe, et pavoise le consulat, le 14 juin, lorsque l’élection au trône de Pierre Karadjordjević lui est communiquée25. Ainsi, se répercutent dans la vie protocolaire de Bitola les soubresauts, pas si lointains, de la politique balkanique…

28 Lors de ces occasions officielles, les consuls revêtent leur grand uniforme, dont les manchettes et les cols sont richement brodés et dont les boutons métalliques luisent, en contrepoint avec le plastron blanc ; ils portent le bicorne et arborent leurs médailles. Dans la vie courante, ils se contentent d’un costume de ville ordinaire. Le consul Rostkovski fait exception, par rapport à ses collègues, en portant régulièrement sa tenue consulaire. Les postes de garde ottomans sont tenus de rendre les honneurs aux consuls en uniforme.26 C’est son obstination à marquer sa position, sans tenir compte des vives tensions créées par le contexte insurrectionnel, qui coûte la vie à Rostkovski en 190327.

29 Le corps diplomatique se réunit en d’autres occasions, plus simplement humaines. Les obsèques de l’agent commercial bulgare Stojčov, le 8 juin 1898, sont l’occasion d’une grande manifestation de la population bulgare de la ville, à laquelle les consuls s’associent discrètement, y compris ceux de Serbie et de Roumanie28. L’épouse du consul italien Gaetani meurt en 1901 ou 1902 et sa tombe est la première du nouveau cimetière catholique de Bitola29.

30 Mais l’occasion la plus dramatique fut, sans conteste, le départ de la dépouille mortuaire du consul de Russie Rostkovski, assassiné le 8 août 1903. Le pays étant plongé dans l’insurrection et les communications ferroviaires menacées, des mesures de sécurité draconiennes furent prises. Dès 7 heures du matin, les rues furent bloquées, alors que le cortège était prévu pour 9 heures, et les quartiers chrétiens et musulmans furent séparés par des cordons de soldats. Le cercueil fut porté par les consuls jusqu’au fourgon et le cortège se forma. En tête venait le clergé orthodoxe avec les évêques de

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Bitola, de Kruševo et de Florina, puis les kavas, portant les décorations du défunt, puis son cheval, devançant le fourgon funéraire couvert de fleurs et de couronnes30. Derrière celui-ci cheminait le jeune Boris (9 ans) portant sur un coussin la casquette blanche de son père, noircie par la poudre et transpercée par la balle fatale, puis la veuve et la fille du consul, le gérant du consulat et les autres employés. Venaient ensuite Hüseyin Hilmi pacha, inspecteur général des trois vilayets de Macédoine avec le müşir Ömer Rüşdi pacha, le corps consulaire au grand complet, des officiers et fonctionnaires du vilayet et des notables de la ville des différentes confessions ; peu de citoyens ordinaires étaient autorisés à suivre le cortège, par mesure de sécurité. En une heure, le cortège gagna la gare, où attendaient les dames de la bonne société pour faire leurs adieux à Madame Rostkovski, ainsi que deux popes russes venus du Mont Athos ; cinq coups de canon furent tirés au départ du train (ce qui, par rapport aux usages dans le monde musulman, fut jugé un peu mesquin)31.

31 Les consuls, expatriés pour une longue période (fréquemment trois ou cinq ans, voire plus), viennent à Bitola accompagnés de leur famille. Le séjour à Bitola des épouses, habituées à d’autres conditions de vie, mais aussi de leurs enfants ne va pas sans poser de problèmes. L’épouse du consul Rostkovski, née princesse Dabiža, était, nous dit-on, peu populaire en ville, où elle avait suscité plusieurs scandales32 ; après l’assassinat de son mari, elle sut néanmoins se comporter avec une grande dignité.

32 Isolés à Bitola et laissés assez libres de leur temps par leurs obligations, les consuls trouvent à meubler leurs loisirs. Ils peuvent avoir un hobby, comme Gauthier qui s’adonne à la photographie (retrouvera-t-on jamais ses clichés ?) Ils circulent au travers de leur circonscription consulaire et visitent des régions souvent encore mal connues. L’excursion la plus attrayante est sans conteste celle qui les conduit à Ohrid et au monastère de Sveti Naum et on y mène des visiteurs de passage. Le consul Kral circule volontiers, en compagnie de sa femme : il visite Florina, Prilep, Kruševo, la région du Mariovo, Korçë.33 Certains font preuve d’une vraie hardiesse en s’aventurant jusque dans le secteur de Debar/Dibra, véritable heart of darkness balkanique, comme Choublier en 1901.34 Parfois le voyage prend une petite allure de démonstration officielle, comme cette tournée en Macédoine méridionale (Sorovič, Kozani, Selfidže) effectuée conjointement par les consuls d’Autriche et de Russie en octobre-novembre 190435.

33 Les consuls circulent volontiers dans les environs proches de Bitola, où ils s’adonnent aux plaisirs de la chasse. Ils fuient la canicule estivale et vont en villégiature dans les monastères sur les flancs du Pelister ; c’est pour n’avoir pas voulu renoncer à cet avantage que le consul Rostkovski est assassiné à l’entrée de la ville en 1903.

34 Les consuls se fréquentent entre eux, lorsque la politique des puissances qu’ils représentent le permet, et en fonction de leurs affinités individuelles. Ce petit monde, comme tout cercle restreint, est le lieu de ragots et de querelles. Les motifs de friction sont souvent personnels et touchent des questions de préséance. Français et Autrichiens sont catholiques, mais la mission des Lazaristes est plus particulièrement sous la protection française. Pour marquer cette prééminence, le supérieur trouve « diplomatique » d’offrir dans la chapelle le premier banc à droite au consul de France, et le premier banc à gauche, légèrement en retrait, au consul d’Autriche36 ! En 1898, le consul de Russie prétend soudainement avoir la préséance à l’Église orthodoxe sur son collègue grec, contrairement à l’usage établi que respectaient ses prédécesseurs et qu’il respectait lui-même jusque-là. Embarrassé le métropolite en réfère au Patriarcat de Constantinople, qui décrète que les usages de la capitale, donnant la première place à la

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Russie, doivent être suivis. La population orthodoxe à Bitola en est choquée et le consul de Grèce ne participe pas aux célébrations de Pâques. Le consul de Russie, en grand uniforme, assiste d’ailleurs alternativement aux cérémonies de l’Église patriarchiste et exarchiste.37

35 Quoi qu’ils fassent, les consuls sont observés de près par une population en proie à la dissension. Kahl est jugé trop probulgare et proroumain38. Kral exerce un ascendant sur le comité bulgare39. Les consuls balkaniques n’entretiennent pas forcément des relations harmonieuses avec la communauté qu’ils sont censés promouvoir. Il serait pourtant excessif d’accorder trop d’importance à ce genre de rumeurs : la politique sert à enrober beaucoup de choses dans une ville aussi complexe que Bitola…

36 Les historiens macédoniens de Bitola insistent volontiers sur le rôle modernisateur des consuls dans leur ville. C’est une question qu’il n’est pas facile de trancher. Si l’on se place à l’époque de la Guerre de Crimée, quand les influences occidentales ne pénétraient que très parcimonieusement à l’intérieur des provinces balkaniques, il est certain que les consuls, par leur seule présence et leur statut de chrétiens non soumis au système des millets, constituaient un objet de scandale, amenant la société à réfléchir sur son propre fonctionnement. En revanche, au XXe siècle, la modernisation des Balkans ottomans a beaucoup progressé. L’armée ottomane a joué un rôle important dans ce domaine, particulièrement visible dans une grande ville de garnison comme Bitola. D’autre part la liaison ferroviaire avec Thessalonique, à partir de 1894, permet la diffusion rapide des innovations depuis le grand port méditerranéen. La présence à Bitola de nombreuses écoles de bon niveau, où l’enseignement se fait en grec, bulgare, roumain, serbe, turc et français est un autre facteur non négligeable.

37 Alors, que la présence des consuls ait promu certaines pratiques sportives (la bicyclette, le tennis) ou ait accéléré la diffusion de certaines modes vestimentaires, cela n’est pas impossible. À nos yeux pourtant, le corps consulaire constitue un milieu trop restreint et trop replié sur lui-même pour avoir exercé une influence significative sur la ville de Bitola. Tout au plus a-t-il pu avoir un effet de stimulateur pour l’élite citadine, elle- même activement engagée dans le processus d’occidentalisation de la société. Le syntagme Bitola, konzulski grad que la propagande touristique de la ville met en avant nous paraît un peu surfait.

38 En guise de conclusion, on peut s’interroger sur la nécessité qu’avaient les différentes puissances de maintenir un réseau de consuls en Macédoine au début du XXe siècle. Pour les États balkaniques cela constitue évidemment un atout considérable que de pouvoir entretenir sur le terrain des agents bénéficiant de l’immunité diplomatique. Leurs consulats sont de véritable Cheval de Troie en territoire ottoman ; ils organisent et alimentent la subversion contre le pouvoir ottoman. À Bitola, cette activité est particulièrement caractéristique des représentations consulaires ou commerciales de la Grèce et de la Bulgarie, et à un degré moindre de la Serbie et de la Roumanie. Pour ce qui est des grandes puissances, il faut séparer le cas de l’Autriche-Hongrie et de la Russie, puissances ayant des intérêts immédiats dans la zone balkanique, qu’elles surveillent attentivement et où elles n’hésitent pas à intervenir. Leurs démarches sont en général officielles (programme de Mürzsteg en 1903), mais elles ont parfois aussi un volet plus occulte, comme le soutien accordé par l’Autriche-Hongrie au mouvement national albanais émergent. Les autres puissances, Grande-Bretagne, Italie et France n’ont pas d’intérêt majeur en Macédoine. C’est plutôt pour maintenir leur statut de grande puissance qu’elles entretiennent leur réseau consulaire. S’il leur arrive de

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participer à une entreprise collective (par exemple, la réorganisation de la gendarmerie), c’est plus par un sentiment de devoir international qu’en raison de leurs intérêts propres.

39 Quel que soit le cas de figure, l’historien qui s’intéresse plus à la vie sociale qu’aux méandres de la politique internationale y trouve son compte, grâce à une documentation riche et continue…

ANNEXES

Le corps consulaire à Bitola (les gérants sont indiqués en italique)

Autriche Gde Bretagne France Grèce Serbie

1851 Westermayer

1852 Westermayer Longworth

1852 Westermayer Longworth

1853 Westermayer Longworth

1853 Westermayer Longworth

1854 Westermayer Longworth Fleurat

1854 Vuletich Longworth Bellaigue de Bughas

1855 Vuletich Longworth Bellaigue

1855 Vuletich Longworth Bellaigue

1856 Vuletich Longworth Bellaigue

1856 Vuletich Longworth Bellaigue

1857 Vuletich Longworth Bellaigue

1857 Vuletich Longworth Bellaigue

1858 Mieksche Longworth Grimblot

1858 Mieksche Longworth Grimblot

1859 Mieksche Longworth Grimblot

1859 Soretić Blunt/Rickets Valianos

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1860 Soretić Calvert Ch. Valianos

1860 Soretić Calvert Valianos

1861 Soretić Calvert Valianos Hitrovo

1861 Soretić Calvert Valianos Hitrovo

1862 Sachsl Calvert Valianos Hitrovo

1862 Sellner Calvert Edw. Valianos Hitrovo

1863 Sellner Calvert Edw. Valianos Hitrovo

1863 Sachsl Calvert Ch. Valianos Hitrovo

1864 Oculi Calvert Valianos Hitrovo

1864 Oculi Calvert Valianos Timaev

1865 Oculi Calvert Valianos Jakubovski

1865 Oculi Calvert Antipas Jakubovski

1866 Oculi Calvert Antipas Jakubovski

1866 Oculi Calvert Antipas Jakubovski

1867 Oculi Calvert Antipas Jakubovski

1867 Oculi Calvert Antipas Jakubovski

1868 Oculi Calvert Antipas Jakubovski

1868 Oculi Calvert Antipas Jakubovski

1869 Oculi Calvert ? Jakubovski

1869 Oculi Calvert ? Logothetis Jakubovski

1870 Oculi Calvert ? Logothetis Jakubovski

1870 Oculi Calvert ? Logothetis Jakubovski

1871 Oculi Calvert ? Logothetis Jakubovski

1871 Oculi Calvert ? Logothetis Jakubovski

1872 Oculi Calvert ? Logothetis Jakubovski

1872 Oculi Blunt Logothetis Jakubovski

1873 Oculi Logothetis Jakubovski

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1873 Oculi Logothetis Maksimov

1874 Oculi Logothetis Maksimov

1874 Oculi Logothetis Maksimov

1875 Knapitsch Logothetis Maksimov

1875 Knapitsch Logothetis Maksimov

1876 Knapitsch Logothetis Maksimov

1876 Knapitsch Logothetis Maksimov

1877 Knapitsch Logothetis

1877 Knapitsch Logothetis

1878 Knapitsch Logothetis

1878 Knapitsch Logothetis Hitrovo

1879 Knapitsch Logothetis Hitrovo

1879 Knapitsch Logothetis Hitrovo

1880 Knapitsch Logothetis Neagha

1880 Knapitsch Logothetis Neagha

1881 Knapitsch Logothetis Neagha

1881 Knapitsch Logothetis Neagha

1882 Knapitsch Dokos Skrjabin

1882 Knapitsch Dokos Skrjabin

1883 Knapitsch Dokos Skrjabin

1883 Knapitsch Dokos Skrjabin

1884 Knapitsch Dokos Skrjabin

1884 Knapitsch Dokos Skrjabin

1885 Knapitsch Dokos Skrjabin

1885 Knapitsch Panurghias Skrjabin

1886 Knapitsch Panurghias Skrjabin

1886 Zagorski Panurghias Skrjabin

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1887 Zagorski Barnhain Panurghias Skrjabin

1887 Zagorski Barnhain ? Panurghias Skrjabin

1888 Zagorski Calle ? Panurghias Skrjabin

Autri Gde Fran Rouma Bulga Grèce Russie Serbie Italie che Bretagne ce nie rie

1888 Pogatscher Shipley Panurghias Skrjabin Bodi ?

1889 Pogatscher Shipley Panurghias Skrjabin Bodi?

1889 Pogatscher Shipley Fontanas Skrjabin Bodi

1890 Pogatscher Shipley Fontanas Demerik Bodi

1890 Pogatscher Shipley Betzos Demerik Bodi

1891 Pogatscher Shipley Betzos Demerik Bodi

1891 Pogatscher Shipley Betzos Demerik Bodi

1892 von Borhek Shipley Betzos Demerik Bodi

1892 von Borhek Shipley Betzos Demerik Bodi

1893 von Borhek Shipley Betzos Demerik Bodi Constantinescu

1893 von Borhek Shipley Betzos Demerik Bodi Constantinescu

1894 von Borhek Shipley Betzos Demerik Bodi Constantinescu

1894 von Borhek Monahan Ledoulx Betzos Demerik Bodi Constantinescu

1895 von Borhek Monahan Ledoulx Betzos Demerik Bodi Constantinescu

1895 von Borhek Monahan Ledoulx Betzos Rostkovski Vasiljević Scaniglia

1896 von Borhek Monahan Ledoulx Betzos Rostkovski Vasiljević Scaniglia

1896 von Borhek Blunt Ledoulx Betzos Rostkovski Veselinović Scaniglia

1897 von Borhek Blunt Ledoulx Betzos Rostkovski Veselinović Scaniglia

1897 Kral Hampson Ledoulx Rostkovski Veselinović Padeanu Scaniglia Stojčev

1898 Kral Hampson Ledoulx Rostkovski Veselinović Padeanu Scaniglia Stojčev

1898 Kral Ledoulx Betzos Rostkovski Veselinović Padeanu Scaniglia Jovev

1899 Kral Ledoulx Betzos Rostkovski Veselinović Padeanu Scaniglia Jovev

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1899 Kral Ledoulx Betzos Rostkovski Ivanić Padeanu Legrenzi Mihajlov

1900 Kral Frandon ? Betzos Rostkovski Ivanić Padeanu Legrenzi Mihajlov

1900 Kral Frandon ? Pezas Rostkovski Ristić Constantinescu Gaetani Mihajlov

1901 Kral Choublier Pezas Rostkovski Ristić Padeanu Gaetani Mihajlov

1901 Kral Choublier Pezas Rostkovski Ristić Padeanu Gaetani Mihajlov

1902 Kral Choublier Pezas Rostkovski Ristić Padeanu Gaetani Mihajlov

1902 Kral Gauthier Pezas Rostkovski Ristić Padeanu Visart Mihajlov

1903 Kral Gauthier Pezas Rostkovski Ristić Padeanu Visart Kolušev

1903 Kral McGregor Gauthier Kipreos Kohmansky Stanojević Padeanu Visart Kožuharov

1903 Kral McGregor Gauthier Kipreos Kohmansky Stanojević Padeanu Visart Kožuharov

1904 Kral McGregor Gauthier Kipreos Kahl Stanojević Padeanu Visart Tošev

1904 Prochaska McGregor Gauthier Kalergis Kahl Stanojević Georgescu Visart Tošev

1905 Prochaska McGregor Gauthier Levidis Kahl Stanojević Georgescu Visart Tošev

1905 Prochaska Young Gauthier Xydakis Kahl Stanojević Concescu Visart Tošev

1906 Prochaska Monahan Gauthier Xydakis Kahl Stanojević Concescu Visart Dobrev

1906 Prochaska Monahan Gauthier Xydakis Kahl Gavrilović D.L. Visart Dobrev

1907 Pósfai Monahan Gauthier Xydakis Kahl Gavrilović D.L. Visart Dobrev

1907 Pósfai Heathcote Guillois Dimaras Kahl Gavrilović Brăileanu Visart Dobrev

1908 Pósfai Heathcote Guillois Dimaras Kahl Gavrilović Brăileanu Visart Dobrev

1908 Pósfai Edmonds Guillois Dimaras Kahl Mihajlović Brăileanu Visart Dobrev

1909 Pósfai Edmonds Guillois Dimaras Kahl Mihajlović Brăileanu Visart Nedkov

1909 Bornemisza Geary Jousselin Dimaras Kahl Mihajlović Brăileanu Bernardi Nedkov

1910 Bornemisza Geary Jousselin Dimaras Kahl Mihajlović Brăileanu Bernardi Nedkov

1910 Bornemisza Geary Jousselin Mavroudis Petraev Mihajlović Brăileanu Bernardi Nedkov

1911 Bornemisza Geary Jousselin Mavroudis Petraev Mihajlović Brăileanu Bernardi Nedkov

Berne- 1911 Bornemisza Geary Jossif Petraev Mihajlović Ionescu Nedkov Lagarde

1912 Halla Morgan Berne-L Jossif Petraev Mihajlović Ionescu Nedkov

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1912 Halla Toulmin ? Berne-L Petraev Protić Ionescu Nedkov

1913 Halla Toulmin ? Berne-L Petraev Ionescu Bernardi

1913 ? Greig Berne-L ? Kohmansky Fituteanu Lodi Fe »

1914 ? Greig Berne-L Jossif Kohmansky ? Lodi Fe »

1914 Greig Berne-L ? Kohmansky ? Lodi Fe »

1915 Greig Berne-L ? Kohmansky ? Lodi Fe »

NOTES

1. Plusieurs consuls français en Turquie d’Europe ont contribué à une meilleure connaissance de la région. On peut citer les noms de Beaujour, Pouqueville, Cousinery, Dozon et, pour la période qui nous intéresse, Choublier. 2. Makedonija prez pogleda na avstrijskite konsuli 1851-1877/78, t. 1-3, Sofia, 1994-2001. 3. Adanir Fikret: Die makedonische Frage, ihre Entstehung und Entwicklung bis 1908, Frankfurt am Main, 1979. 4. Dakin Douglas: The Greek Struggle in Macedonia 1897-1913, , 1966. Lange- Akhund Nadine: The Macedonian Question 1893-1908 from Western Sources, New York, 1998. 5. En Bulgarie, ce fut l’œuvre de Ljubomir Miletič, entre autres. 6. Au début du XX e siècle, les Slaves de Macédoine sont désignés et se désignent eux-mêmes comme Bulgares. Le mouvement d’affirmation d’une spécificité nationale macédonienne s’ébauche vers cette époque. L’ouvrage de Krste Misirkov Za makedonckite raboti, Sofia, 1903, en est la première formulation explicite. Les descendants de ceux qui combattaient en 1900 pour une identité bulgare professent aujourd’hui leur identité macédonienne. 7. À la fin du XIXe siècle, il n’y a que trois familles italiennes à Bitola : celles d’un instituteur juif de Florence, d’un cuisinier et d’un garçon de café de la province de Lecce (Gallon Silvano : Il consolato d’Italia a Bitola. Istorija na italijanskiot konzulat vo Bitola, Bitola, 2001, p. 75). En 1910, on compte en tout 29 Français résidant à Bitola (AMAE, Nantes, Monastir, 5, 17 septembre 1910). 8. Nous retenons ici la date de l’arrivée effective du représentant consulaire à Bitola, qui peut se situer plusieurs mois après sa nomination officielle. 9. Le 1er juillet selon Stamboliska Suzana : Inventaire des archives rapatriées de l’agence consulaire puis vice-consulat de France à Monastir 1855-1916, Nantes, 1999. La correspondance de Ledoulx laisse paraître qu’il n'est rien moins que ravi de son poste… 10. Pour la localisation des consulats dans le tissu urbain actuel, voir l’article de Čupona Irena : Pogled vo minatoto. Site bitolski konzuli, Nova Makedonija, no 17222, 31-décembre 1994/1,2, 3 janvier 1995. On y apprend que le consulat d’Italie fut d’abord hébergé sur la berge du Dragor, près du lycée (au 35 bulevar 1 maj), puis dans un bâtiment massif, proche de l’hôtel Épinal et du siège de la radio. Le bâtiment du consulat de Roumanie existe toujours ulica Beogradska. 11. Voir Draghumis Ionos : Ta tetradhia tu Ilinden, Athina, 2000. 12. Nous avons relevé les individus suivants ayant exercé la fonction de drogman. Leur présentation en fonction de leur identité ethnoconfessionnelle n’est pas simple, car la différence entre Aroumains, Grecs et Levantins n’est pas toujours nette. Aroumains : Kedime Yorge (A-H, 1896), Pisurika Théodore (GB, 1896, puis IT jusqu’en 1902 au moins), Nale Stavro (F, drogman auxiliaire en 1908), Pineta Mihail (RO, jusqu’en 1895, puis IT, 1896-1913, gendre d’Apostol Margarit), Petrescu (RO, 1895-96).

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Juifs : Mezrahi (Misrachi) Abraham (GR, 1896, drogman honoraire), Hasid David Joseph, surnommé Zeki ( F, drogman auxiliaire 1895-1904 au moins). Orthodoxe slaves : Lappe A. (R, 1867-1903 au moins), Kostaki efendi (SB, à partir de 1897) Orthodoxes grecs : Zaccariadis (GR, 1895, drogman de carrière), Janetto (GR, vers 1895-1900), Spatharos (GR, vers 1895-1900). Levantin (catégorie assez floue) : De Chock François (A-H, vers 1895-1900, catholique d’origine vénitienne, protégé autrichien). Albanais : Qirjazi Gjergj (AH, vers 1904-1906), Gostivishti Sefer (GB, vers 1904-1906) Turc : Kemal Efendi (SB, 1896). 13. Cdia Sofia, Agence commerciale de Bitola, op. 1, f. 33, mars 1904. Avant d’être nommé à Bitola, Gauthier avait été 12 ans avocat à la cour d’appel. Sa photo figure chez Van Den Brule : Le bluff macédonien, Paris, 1904, p. 100. 14. Gallon op. cit. pp. 106-107. Pinetta était aussi en contact avec le comité albanais de Naples, d’où il faisait venir, par courrier diplomatique, le journal Albanie Nouvelle et d’autres œuvres de propagande, voir Kočanovski Jovan : Diplomatskoto pretstavništvo na Italija vo Bitola, in Makedonsko-italijanski odnosi, Bitola, 1999, p. 183. 15. Photo de Yahya, kavas du consulat de Russie en 1902, chez Gelzer Heinrich: Vom heiligen Berg und aus Makedonien, Leipzig, 1904. Une belle photo des frères Manaki montre le corps consulaire de Bitola en grand uniforme, les kavas, assis en tailleur au premier plan étalant leurs blanches fustanelles Tvoreštvoto na brak’ata Manaki. L’œuvre des frères Manaki, Skopje, 1996, p. 186 (7. 154). 16. AMAE, Consulat Monastir, 3, 20 décembre 1894. Les autres dépenses rentrant dans les « frais d’abonnement » sont les frais de bureau (100 fr), l’allocation pour l’entretien de l’Église catholique (100 fr), les secours, quêtes, et souscriptions en faveur des établissements chrétiens de bienfaisance (100 fr), les frais d’illumination pour les fêtes officielles turques (25 fr), les frais de poste (125 fr), l’abonnement à un journal de Constantinople, le Moniteur Oriental (69 fr), les dépenses pour la fête nationale du 14 juillet (100 fr), les étrennes de fin d’année (125 fr). 17. Clayer Nathalie : Aux origines du nationalisme albanais, Paris, 2007, p. 545 sq. 18. Arrivé à son poste le 1er septembre 1899, il prend son congé de maladie le 11 janvier 1900… Gallon op. cit. p. 109, 121. 19. Le consul Ledoulx affirme qu’il n’y a pas de presse locale, ce qui est faux ; il ne peut pas lire le journal de vilayet Manastır, paraissant depuis 1885, car il est rédigé en turc ottoman ; il argumente que les nouvelles qu’on lui fournit localement sont généralement fausses et qu’il est donc nécessaire qu’un abonnement au Moniteur oriental (qu’il peut lire en français) lui soit payé, afin de pouvoir les contrôler ! AMAE, Monastir, 3, 20 décembre 1894. 20. « On ne peut se faire une idée de la réserve des Turcs dont la méfiance à l’égard des chrétiens et des étrangers en particulier ne diminue pas. Les quelques fonctionnaires musulmans et chrétiens désireux de fréquenter les consuls ne peuvent les voir sans s’exposer à de dures observations de la part du Valy. » AMAE, Monastir, 4, dossier départ-ambassade, Ledoulx, 29 mai 1898. 21. Archives de l’Alliance israélite universelle, IE, Yougoslavie, Monastir, dossier David Arié, 5 janvier 1904 (il s’agit d’un abonnement à la Revue bleue, financé par l’AIU). 22. Le consul Kipreos était ainsi en mauvais termes avec la communauté grecque au moment de son départ en janvier 1904 (CDIA, f. 331, op. 1, no 82, Tošev, 2 janvier 1904). Le consul Xydakis est muté en mars 1907, car « il déplaisait depuis longtemps à la colonie pseudogrecque. » (AMAE, Monastir, 13, Gauthier, 30 mars 1907). 23. Sur les problèmes que rencontre le vice-consul Ionescu pour structurer la communauté aroumaine en 1904, voir AMAE, Monastir 13, 7 juin 1904. 24. Argument utilisé par le consul de Russie Kahl, afin de fléchir son collègue Gauthier (AMAE, Monastir, 13, 28 juin 1904). 25. HHStA, Wien, PA XXXVIII, 392, Kral, 18 juin 1903.

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26. AMAE, Monastir, 9, 9 septembre 1858 ; HHStA, PA, XXXVIII, 392, Kral, 19 août 1903. 27. Lory Bernard : Krste Misirkov et l’assassinat du consul de Russie Rostkovski, in Deloto na Krste Misirkov, t. 1, Skopje, 2005, pp. 195-206. 28. HHStA, PA, XXXVIII, 389, Kral, 8 juin 1898 ; AMAE, Monastir, 4, Ledoulx, 8 juin 1898. 29. AMAE, Monastir, dossier non classé, 23 décembre 1902. Le cimetière catholique, acquis avec la participation financière des consulats d’Autriche-Hongrie et d’Italie reçut le nom de Ste-Cécile. Sans doute, s’agit-il du prénom de la comtesse Gaetani d’Aragona di Castelmola ? Droulez Arthur : Histoire de la mission de Monastir (Bitolj) 1857-1930, Istanbul, 1942 (manuscrit dactylographié), p. 57. 30. Krste Misirkov mentionne que des couronnes furent offertes par la communauté bulgare, le conseil d’éparchie bulgare, le lycée et le collège bulgares, la jeunesse serbe, tous les consuls, qu’il y avait des fleurs provenant des Valaques, mais aucune de la communauté grecque. Sur le trajet du convoi chaque porte était gardée par quatre soldats, toutes les fenêtres étaient fermées et il y avait des soldats à tous les balcons, Odbrani stranici, Skopje, 1991, p. 307. 31. HHStA, PA, XXXVIII, Monastir 392, Kral, 20 août 1903. 32. HHStA, PA, XXXVIII, 390, Monastir, Kral, 23 octobre 1899. 33. HHStA, PA, XXXVIII, 390, 12 juillet 1899. 34. HHStA, PA, XXXVIII, 391, 16 février 1902. 35. CDIA, f. 331, op. 1, 1 octobre 1904 (Sorovič : Amindheo, Selfidže : Servia). 36. AMAE, Monastir, 5, 9 mai 1910. 37. HHStA, PA, XXXVIII, 389, Monastir, Kral, 19 avril 1898. 38. AMAE, Monastir, 13, 3 juin 1906. 39. Siljanov Hristo : Osvoboditelnite borbi na Makedonija, Sofia, 1933, t. 2, p. 95.

RÉSUMÉS

Les consuls, plus détachés des nationalismes locaux, rendent compte des réalités sociales, culturelles et politiques de Bitola entre 1851 et 1912. L’article tente de restituer, à partir des archives consulaires de la ville macédonienne de Bitola, entre 1851 et 1912, une réalité sociale et culturelle de la Macédoine, moins filtrée par les idéologies nationales que celle que traduit la documentation interne en langues balkaniques. La plus grande partie des informations fournies par les correspondances consulaires provient des drogmans, interprètes assurant l’interface entre les autorités locales ottomanes et les consuls, mais les consuls s’informent aussi les uns les autres. À partir des années 1890, les questions politiques détrônent les intérêts économiques. Même si les historiens macédoniens de Bitola soulignent le rôle modernisateur des consuls, le corps consulaire y est trop restreint et replié sur lui-même pour exercer une influence significative. L’article analyse l’action politique des différents consulats. Ceux des États balkaniques organisent la subversion contre le pouvoir ottoman, ceux d’Autriche-Hongrie et de Russie, pays ayant des intérêts immédiats dans la zone balkanique, interviennent dans les affaires locales, officiellement ou de façon occulte, tandis que le rôle de ceux de Grande-Bretagne, d’Italie et de France est de maintenir le statut de Grande Puissance de ces pays.

The article attempts to restore, starting with the consular archives of the Macedonian city of Bitola, between 1851 and 1912, a social and cultural reality of Macedonia, less filtered by the national ideologies than that which translates the internal documentation into Balkan languages.

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The greatest part of the information furnished by the consular correspondences derives from drogmans, interpretors assuring the interface between the local Ottoman authorities and the consuls, but the consuls also inform one another. Starting in the 1890s, the political questions detrone the economic interests. Even if the Macedonian historians of Bitola underline the modernising role of the consuls, the consular corps is too restricted and turned in on itself to be able to exercise a significant influence. The article analyses the political action of the different consulates. Those of the Balkan states organise the subversion of Ottoman power, those of Austria-Hungary and Russia, having immediate interests in the Balkan area, intervene in local affairs, officially or secretly, while the role of those of Great Britain, Italy and France is to maintain this country’s Great Power status.

INDEX motsclestr Makedonya, Monastir, Balkanlar, Bitola, Osmanlı İmparatorluğu Mots-clés : Aroumains, archives consulaires françaises, Berat, question macédonienne, diplomatie, Dragoumis Ion (1878-1920), Drogman, Exarchat, Idadiye, Kavas, Konak, Mürzsteg (programme), Müşir, Vilayet motsclesel Μοναστήρι, Μακεδονία, Βαλκάνια, Aρχή του 20ου αιώνα, Οθωμανική Αυτοκρατορία Index chronologique : Empire ottoman, dix-neuvième siècle, vingtième siècle -- début Keywords : french consular records, superpowers, Bitola, Diplomacy, Balkans, Macedonia, Ottoman empire, macedonian question, History motsclesmk Балканот, Битола, Отоманската империја Thèmes : Sciences politiques Index géographique : Balkans, Monastir

AUTEUR

BERNARD LORY MCF INALCO CREE EA 4513

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Victor Bérard et la Macédoine

Ivan Savev

1 Victor Bérard fut un érudit polyvalent, historien, archéologue, géographe, analyste des affaires internationales et homme politique (il a même été sénateur). Avec sa double compétence de spécialiste de l’histoire de la région sud balkanique et de géopoliticien avant la lettre, il a analysé la situation complexe et l’enchevêtrement des forces internes ainsi que les ingérences des puissances dans les affaires macédoniennes. Sa contribution, par ses enquêtes et ses témoignages, est essentielle pour la connaissance de la géopolitique sud balkanique de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, et surtout du processus de partage de la Macédoine.

2 À cette époque plusieurs intellectuels européens ont participé à la polémique sur « la question d’Orient » dont faisait partie la Macédoine, et proposé leurs solutions pour son avenir. Victor Bérard décida d’étudier les problèmes de la Macédoine ottomane sur place. Il commença ses enquêtes en octobre 1896. En tant que membre de l’École d’Athènes, il fit des fouilles archéologiques sur des sites de la Grèce antique et visita la Macédoine et l’Albanie1. Son premier contact avec la réalité macédonienne date de 1890.

3 Victor Bérard est né à Morez dans le Jura en 1864. Sorti de l’École Normale Supérieure à Paris, il est agrégé d’histoire en 1887, puis nommé à l’École française d’Athènes. Dans sa thèse sur l’Origine des cultes arcadiens en 1894, il place la Phénicie à la base de la mythologie du Péloponnèse. Après les Phéniciens, il passe à l’étude de l’Odyssée d’Homère et jusqu’à la fin de sa vie en 1931, à Paris, il reprendra plusieurs fois le sujet de l’Odyssée et des navigations d’Ulysse.

La Macédoine dans le contexte géopolitique avant les enquêtes de Victor Bérard

4 Depuis le début de la conquête turque au XVe siècle la Macédoine vivait sous la double autorité du sultan et du Patriarche œcuménique, en réalité, grec. C’était la configuration politico-religieuse byzantine que les Turcs avaient adoptée, eux aussi.

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5 En 1454, le sultan Mehmed II, se considérant comme le successeur des empereurs de l’Empire romain d’Orient, a intronisé le patriarche grec qui, en retour, l’assura de sa loyauté et le reconnut comme successeur légitime du dernier Basileus2. Cette information contient toute l’ambiguïté qui s’établit alors dans les rapports entre les Grecs, les Turcs et les autres peuples des Balkans. Selon l’organisation de la société ottomane, les Turcs reconnaissaient deux principales « nations religieuses » (« millets ») dans les Balkans, les Musulmans et les Orthodoxes. Ces derniers étaient appelés aussi « Rums » ou parfois, « Grecs » sans distinction d’appartenance ethnique ou de langue. Par la suite, en 1870, sous la pression des Russes, les Turcs ont créé l’Exarchat bulgare qui regroupait une grande partie des orthodoxes slavophones. On les a appelés « Exarchistes » ou « Bulgares », à l’exception des Serbes qui restèrent fidèles au Patriarche grec. Cette division de la « nation religieuse orthodoxe » ou « grecque » en « patriarchistes » et « exarchistes », préfigura le partage de la Macédoine selon des critères linguistiques.

6 Pendant quatre siècles la population de la Turquie d’Europe, en fait la péninsule balkanique, a vécu sous la chape de plomb turque, isolée du reste de l’Europe.

7 Au XIXe siècle, quand la colonisation de la planète par l’Occident a atteint son apogée, les grandes puissances ont commencé à montrer de l’intérêt aussi pour les Balkans. En arrachant des territoires aux Turcs, elles ont créé, à partir de 1830, des protectorats autour de la Macédoine : le Royaume de la Grèce en 1830, les royaumes de Serbie et de la Roumanie, au Congrès de Berlin en 1878, ainsi que la Principauté autonome de Bulgarie. À cette occasion, on créa aussi, au sud de la Bulgarie, une province autonome, toujours ottomane, mais dirigée par un gouverneur chrétien, la Roumélie orientale. Quant à la Macédoine, le Congrès de Berlin décida de la laisser aux mains des Turcs. L’article 23 du traité prévoyait des réformes que le sultan devait entreprendre pour améliorer les conditions de vie des populations, mais elles n’ont jamais été réalisées.

8 Le Royaume-Uni était alors, la première puissance coloniale du monde, suivi par la France du Second Empire et de la Troisième République. Mais, paradoxalement, pendant que les puissances se partageaient le monde et soumettaient les peuples, dans les Balkans, elles faisaient campagne pour libérer les peuples de la domination turque. C’est l’insurrection des Grecs de Valachie en 1821 qui leur servit de prétexte pour lancer cette offensive : « C’est de la Roumanie que partit le premier essai d’émancipation de la Grèce. L’idée politique vint de Russie », écrivit Jacques Ancel3. L’Europe devient philhellène, poussée par le romantisme : « à l’origine, écrit-il, le philhellénisme est tout littéraire. Le ton en est donné par Lord Byron… » suivi par d’autres écrivains européens « qui furent la meilleure des réclames pour la cause hellénique » et pour recueillir des fonds pour les insurgés.

9 C’est qu’à cette époque, en Occident, l’intérêt pour l’histoire de « l’Antiquité grecque » était immense. Sous ce nom de « grec », on comprenait l’histoire ancienne des Balkans du Sud. Cet intérêt, d’abord littéraire et romantique, se transforma en argument historique et géopolitique, et devint la base de l’idéologie de la colonisation occidentale. Pour justifier la supériorité de leur « race blanche » dans leur œuvre de colonisation, les Occidentaux choisirent comme ancêtres les Hellènes des cités, pour la culture classique, et les Macédoniens pour leurs conquêtes du monde connu de l’Antiquité, en leur donnant le nom générique de Grecs. C’est dans ce sens que le Prussien Johann Gustav Droysen, préoccupé par les problèmes de l’unification allemande, reconstitua l’histoire de l’Antiquité sud balkanique qu’il appela plus tard

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« Histoire de l’Hellénisme ». Il y distingua d’abord la « race macédonienne nordique » et la « race méditerranéenne des Hellènes » pour ensuite confondre les deux.

10 Dans ses études, Victor Bérard au contraire, spécialiste de cette histoire, ne confond pas les Grecs et les Macédoniens ; il se distingue sur ce point des philhellènes convaincus, pour qui il n’y avait que des Hellènes dans les Balkans du Sud et qui ont poussé les décideurs des grandes puissances à donner la priorité et des privilèges aux Grecs modernes en les reconnaissant comme les descendants directs des Hellènes.

Le processus de partage de la Macédoine

11 Après avoir créé les États sud balkaniques au Congrès de Berlin, les grandes puissances ont laissé aux mains des Turcs la Macédoine, l’Albanie et une partie de la Thrace. Puis, les deux grandes puissances les plus directement concernées conclurent un accord en 1897 sur le « statu quo » de ces territoires. « L’entente austro-russe livre la Macédoine au bon plaisir du Sultan […] Après la révolte macédonienne de 1897, 200 000 Macédoniens trouvaient refuge dans la Bulgarie […] La Macédoine devient le champ clos des comitadjis slaves, des andartès (irréguliers) grecs et des bachi-bouzouk musulmans » précisa Jacques Ancel. Le traité de Berlin n’a pas donné entièrement satisfaction aux nouveaux États dans leurs prétentions territoriales. Il a laissé la Macédoine à l’Empire turc, signifiant ainsi qu’elle restait « un pays à prendre et à coloniser » comme l’a écrit Victor Bérard. Mécontents des décisions du Congrès, dès lors ces États voisins ont tourné leurs regards vers la Macédoine et les autres territoires restés aux mains des Turcs.

12 Cependant, les grandes puissances empêchèrent la Grèce de s’emparer de l’Épire tandis que les Britanniques occupaient Chypre. Les Grecs ont cependant obtenu, en 1881, la Thessalie, ce qui les conduisit aux portes de la Macédoine et dès ce moment, ils entamèrent des manœuvres diplomatiques en direction des puissances européennes et, en même temps, collaborèrent parfois avec les Turcs pour s’assurer la possession de la Macédoine. Dans le même temps, les Serbes dont l’accès à la mer Adriatique a été coupé par l’occupation autrichienne de la Bosnie-Herzégovine se sont tournés immédiatement vers la Macédoine et vers la mer Égée.

13 Les Russes ont signé un traité de paix avec la Turquie en février-mars 1878 qui leur permettait d’élargir leur zone d’influence dans les Balkans. Mais, trois mois plus tard, les puissances occidentales ont refusé le plan russe de San Stefano qui créait une grande Bulgarie englobant une grande partie de la Macédoine historique et géographique ; à Berlin, elles ont réduit les ambitions russes en limitant la Principauté autonome de Bulgarie dépendante de l’Empire turc, au territoire bulgare proprement dit, entre le Danube et les Balkans. Au sud de ce territoire, elles ont créé une Principauté de Roumélie orientale que les Bulgares ont annexée en 1885, ne respectant pas le règlement du Congrès. La Bulgarie est arrivée ainsi à la frontière orientale de la Macédoine.

14 Quant aux Albanais, Bismarck, paraît-il, avait déclaré catégoriquement : « la nation albanaise n’existe pas ».

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Les arguments des différents partis

15 Victor Bérard écrit : « les Grecs se proclament en Macédoine les seuls héritiers légitimes. De l’archipel aux Balkans et du Pinde à la mer Noire, leurs cartes tendancieuses annexent tout le pays. » Mais il constate que « si la côte est hellénisée, tout l’intérieur est slave ». Il se demande : « Serbe ou Bulgare ? » Et il répond : « Leurs arguments suivant qu’ils sont exposés à Belgrade ou à Sofia prouvent infailliblement que toute la Macédoine est serbe ou toute la Macédoine est bulgare. En réalité, écrit-il, cette masse slave […] varie du Bosniaque le plus pur au Bulgare authentique, en passant par le Serbe et le Macédonien proprement dit […]. Ils se disaient Bulgares hier, ils se disent Serbes aujourd’hui, ils se diront Macédoniens demain ». (Comme il n’y avait pas de Bosniaques en Macédoine, on peut supposer qu’il appelle ainsi les Slaves islamisés).

16 Les Serbes et les Bulgares soutiennent que la langue des Macédoniens slavophones serait pour les premiers, du serbe, et du bulgare, pour les seconds. En réalité, la création de l’écriture slave a commencé par la christianisation des Slaves de Macédoine dans leur langue à partir du VIIe siècle. Les adaptations de l’alphabet grec aux sons de la langue slave ont abouti à la création de l’alphabet glagolitique par Cyrille et Méthode et à leur traduction des livres d’église du grec en langue des Slaves installés aux environs de Salonique. Le fait est que les États bulgare et serbe ont occupé la Macédoine un certain temps au Moyen Âge et ils en tirent des droits historiques. Mais leurs arguments étant presque identiques, leurs revendications s’annulent mutuellement.

17 En ce qui concerne les revendications des Grecs, ils n’ont jamais, comme État, occupé la Macédoine avant 1912, puisque c’est seulement, en 1830, qu’ils ont eu leur premier État. Leur argument était linguistique et s’appuyait sur l’Antiquité : la chancellerie du Royaume de Macédoine utilisait le grec attique et l’aristocratie macédonienne était bilingue, mais le peuple était « barbare » parce qu’il ne parlait pas le grec. Cependant, en 1913, c’est justement sur la base de cet argument fallacieux que les puissances ont attribué aux Grecs modernes la moitié de la Macédoine antique.

Les analyses de la question macédonienne

18 Victor Bérard, helléniste et spécialiste d’Homère, se consacre à l’étude de la situation ethnique et politique en Macédoine ottomane à partir de1890. Il fait des fouilles archéologiques en Grèce et, visitant la Macédoine en 1890, il s’intéresse à ses problèmes intérieurs et aux conditions de vie de la population.

19 Il a alors l’impression qu’« un semblant d’équilibre s’est établi au profit du pouvoir turc » dans le chaos des propagandes nationalistes grecque, bulgare, serbe et même… roumaine. Ses premières constatations sur l’état de la Macédoine et son avenir sont équivoques. Il est proche de la gauche démocratique française, mais il est aussi un ressortissant de la deuxième puissance coloniale du monde. C’est ce paradoxe qui ressort de ses premières analyses exposées au début de son premier livre intitulé « La Macédoine » où prévaut sa recherche pour définir les conditions de la colonisation. Il décrit les avantages de la situation géographique de la région sur l’axe Morava-Vardar qui relie l’Europe centrale à la mer Égée et son territoire, globalement inchangé depuis Philippe II, roi des Macédoniens de 359 à 336 av. J.-C. Il insiste sur les potentialités naturelles que possède la Macédoine dont pourraient bénéficier les futurs

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colonisateurs. En attendant, il considère que la Macédoine est la propriété de la Turquie.

20 Quand il revient en 1896, il constate que depuis sa première visite, à cause de l’oppression turque, des razzias albanaises, des ingérences des puissances et des propagandes des nouveaux États sud balkaniques, la situation de la population est devenue insupportable. Et il s’écrie : « que n’importe quel avenir puisse être préféré à l’état présent. La Macédoine aux Serbes ! La Macédoine aux Grecs, aux Bulgares, à l’Autriche ou même aux Macédoniens ! »

21 À l’époque, l’ethnicité de la population était définie par les propagandes des prétendants à la possession de la Macédoine. On utilisait le terme de « race » sans critères de définition. C’est la raison pour laquelle Victor Bérard, au début de ses enquêtes, distinguait des « races » de Grecs, Bulgares, Serbes, Valaques (ou Roumains), tout en admettant qu’il y avait aussi des Macédoniens.

22 Par la suite, plus l’enquête a avancé sur le terrain, moins il a fait ces distinctions, et pour dans son deuxième livre (Pro Macedonia) il affirme que la Macédoine est habitée par des Macédoniens et ceci malgré l’endoctrinement des populations par les propagandes étrangères.

23 D’ailleurs, l’année où Victor Bérard publie à Paris les résultats de ses enquêtes en Macédoine, William Gladstone (1809-1898), ancien Premier ministre britannique, écrivait : » Pourquoi la Macédoine ne serait-elle pas aux Macédoniens comme la Bulgarie aux Bulgares et la Serbie aux Serbes ? » Victor Bérard dit la même chose quand, à la fin de ses enquêtes, il écrit qu’il faut laisser « la Macédoine aux Macédoniens ». Les révolutionnaires macédoniens lui ont dit qu’ils organiseraient leur futur État en fédération ou confédération.

24 Cette idée de fédéralisme et de respect du droit de tous les peuples sans distinction d’appartenance ethnique, de langue ou de religion, était le fondement de l’idéologie socialiste de la fin du XIXe siècle à laquelle Victor Bérard adhérait. Elle était aussi à la base du projet des révolutionnaires macédoniens qu’il connaissait. Le projet fédéraliste pour la Macédoine avait été publié en France dans la Revue socialiste, en 1895, sous le titre « le Fédéralisme et la question d’Orient », puis, repris en 1896 dans la revue « Question sociale » par P. Argyriadès et P. Lagarde sous le titre « Solution de la question d’Orient-la Confédération balkanique et la Macédoine ». Bien qu’il ait pu être considéré à l’époque comme utopique (et d’ailleurs même dans les circonstances balkaniques actuelles …) ce projet est pourtant celui qui cherche une solution à partir de la réalité intérieure macédonienne.

25 Argyriadès était persuadé que la confédération, comme forme de gouvernement, s’imposait parce que la Macédoine était le « portrait en miniature de la péninsule balkanique par la variété des populations qui y habitent ». Il pensait que ceci pouvait être considéré comme un obstacle momentané, mais qu’il fallait rechercher « l’unité dans la variété » et « l’autonomie dans la solidarité »… mais, écrivait-il, « heureusement, un parti national macédonien s’est constitué depuis quelque temps »… Il s’agissait de la création en 1893, à Salonique, de l’Organisation révolutionnaire intérieure macédonienne (ORIM) et de son Congrès en 1896, toujours à Salonique. Avocat à la Cour d’appel de Paris, directeur de la revue « la Question sociale », et président de la Ligue de la Conférence balkanique », Argyriadès exprimait exactement l’idéologie de l’ORIM ; il faisait une nette distinction entre Grecs et Macédoniens, avec un soupçon de nationalisme macédonien quand il écrivait « le paysan macédonien n’a

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rien de la vantardise et de la légèreté du paysan hellène » et s’écriait : « Est-ce que la Macédoine, cette patrie des deux plus hautes personnalités du monde antique, Aristote et Alexandre le Grand, ne devrait pas – elle qui a conquis le monde — reconquérir son indépendance et son autonomie ? » Puis, se rappelant que la Russie « s’apprêtait à transformer la Bulgarie en province russe » en englobant la Macédoine, il écrivait que « les Macédoniens ne veulent pas de ces caresses qui peuvent les étouffer. Ils veulent rester Macédoniens sans autre épithète ». « Les petits États grec, bulgare et serbe se disputent la possession de la Macédoine, se prévalent de toutes espèces de raisons chauvines et historiques, inventées à l’appui de leurs intérêts, ne s’apercevant pas que s’il fallait se baser sur les raisons historiques, c’est plutôt la Macédoine qui serait en droit de posséder toutes les contrées qui veulent son absorption, car c’est elle seule qui les a autrefois conquises et possédées ».

26 Après la publication de son projet, Argyriades reçut des lettres d’approbation d’un grand nombre d’intellectuels, d’abord de France, puis de Londres, de Bucarest, de Barcelone, de Copenhague, de Berne, de Milan, de Lausanne ainsi que d’autres centres intellectuels en Europe.

27 Tel était l’état d’esprit des intellectuels de gauche à Paris au moment où Victor Bérard a commencé ses enquêtes en Macédoine.

« Le découpage administratif de la Macédoine fin XIXe siècle »

in « La population de la Macédoine au XIXe siècle » Daniel Panzac, Revue du Monde musulman et de la Méditerranée no 66 (1992/4) consacrée aux « Balkans à l’époque ottomane »

Les enquêtes de Victor Bérard

28 Dans ce contexte sud balkanique complexe Victor Bérard a tenté de comprendre la situation exacte en Macédoine. Il s’intéressait comme Paul Vidal de la Blache, le fondateur de la géographie humaine en France, qui était son ami, à tous les aspects d’un pays. Dans ses enquêtes, il décrivit la géographie, le cadre et le mode de vie des

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habitants et même, par leurs vêtements, il identifia leur origine apparente et leur religion. Quant au critère de langue, il formula des réserves, car, « la question même des langues est secondaire, écrivit-il, par exemple, on rencontre des sentiments helléniques ou bulgares chez des paysans qui ne parlent guère que le turc […] la Macédoine travaillée et retournée par les propagandes n’est pas divisée en peuples rivaux, mais en partis hostiles, et la carte des nationalités ne correspond que très mal à la carte de ces partis »4.

29 Quand il a visité Pristina et Skopje, il a indiqué que la frontière occidentale de la Macédoine était la chaîne de hautes montagnes qui s’étend du Pinde et de la Vistrica (Bistrica en slave, Haliacmon en grec) au Sud jusqu’au Šar-Dagh (la montagne Char en turc). Sa frontière septentrionale part de cette montagne et à travers le Kara-Dagh (la Montagne noire, Skopska Cerna Gora en macédonien) et Orbelia va jusqu’aux sources du Strymon. Elle sépare la Macédoine de la Dardanie, l’actuel Kosovo. Pour la frontière méridionale, il indiqua le « Roumlouk » le territoire habité par les Valaques autour de Metsovo.

30 La Macédoine faisait partie de l’élayet de la Roumélie (c’est à dire des Balkans de l’Empire romain d’Orient), province qui, en 1865, a été partagée en cinq vilayets. Cette réforme administrative a divisé la Macédoine en trois vilayets, Selanik (Salonique), Monastir (Bitola) et une partie du Nord de la Macédoine incluse dans le vilayet du Kosovo, (chef-lieu Priština).

31 Quand Victor Bérard arriva en Macédoine, en octobre 1896, la Macédoine, et particulièrement Skopje, était submergée par les Muhadjirs, les musulmans de toutes origines chassés des nouveaux États sud balkaniques. « Ils augmentent les forces et le zèle de l’Islam macédonien », écrivit-il. Il commença son enquête en Macédoine par Skopje et Pristina dans le vilayet du Kosovo. Il consacra aux Albanais une étude sur leurs mœurs très particulières et leurs rapports surtout avec les Serbes.

32 Il apprit que, pour satisfaire les Albanais du Kosovo qui avaient chassé le consul français de Pristina, tué le consul serbe et en même temps déposé une plainte auprès du sultan en se présentant comme des victimes, le sultan leur avait donné raison, tout en déplaçant le chef-lieu du vilayet du Kosovo de Pristina à Uskub (Skopje). C’est ainsi que Skopje devint le centre administratif du vilayet du Kosovo bien qu’à l’époque, il y eut très peu d’Albanais dans cette ville ; dans son décompte des nationalités, Bérard ne mentionnait même pas leur présence.

33 Lors de sa première visite de Skopje en 1890 et à partir de ce qu’il avait vu, il avait conclu que les Macédoniens, soumis aux propagandes grecque, bulgare et serbe, préféraient le servage turc aux pouvoirs des États sud balkaniques nouvellement créés par les puissances. Mais en 1896, il constata qu’il y avait eu un grand changement, que les conditions s’étaient aggravées et que les trois prétendants à la possession de la Macédoine étaient beaucoup plus virulents. Avec leurs églises et leurs écoles, ils étaient en train de conditionner les Macédoniens et de les transformer en Grecs, Bulgares ou Serbes, tandis que ceux qui tiraient les ficelles se trouvaient à Vienne, Saint- Pétersbourg, Londres, Paris et Istanbul.

34 Il écrivit à Salonique : « Quand la Macédoine existait par elle-même, quand les rois indigènes possédaient cette contrée, leur capitale, Pella, n’était pas en cet endroit, mais de l’autre côté du Vardar, au pied des monts de l’Ouest, à l’entrée des défilés qui conduisent vers les plateaux, vers les lacs et vers les plaines de l’intérieur ». Ce rappel

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très succinct s’adressait a priori à des lecteurs qui connaissaient l’histoire ancienne de la région et Bérard n’approfondit pas la problématique du passé. C’est Gaston Routier, dans son livre « La Question macédonienne »5, le témoin de l’insurrection d’Ilinden du 2 août 1903, qui tenta de relier les événements historiques. Plongé dans les guerres de propagande de ceux qui revendiquaient la Macédoine, il se rendit compte que la problématique macédonienne avait des racines plus profondes que ce qu’il avait entendu sur place de la part des tenants des idéologies nationalistes. Pour cette raison, de retour à Paris, il compléta son étude par un chapitre introductif dans lequel il retraça l’histoire de la Macédoine depuis Alexandre le Grand, les invasions des peuples barbares pendant l’Empire romain d’Orient et jusqu’à l’insurrection de 1903. Sa principale conclusion fut : « le partage est impossible » et « il faut laisser la Macédoine aux Macédoniens ».

L’enquête de Victor Bérard à Salonique

35 Dans ce contexte de surenchère des propagandes nationalistes de leurs voisins, les Macédoniens créèrent en 1893 à Salonique l’Organisation révolutionnaire intérieure macédonienne (ORIM). Dans la ligne idéologique de l’insurrection macédonienne de Kresna en 1878, l’objectif initial de l’ORIM était l’autonomie avec application des réformes prévues par l’article 23 du Traité de Berlin. Mais au Congrès de l’ORIM de 1896 à Salonique, l’année où Victor Bérard arriva dans cette ville, les révolutionnaires macédoniens décidèrent que l’indépendance devait être obtenue par la révolution. En voyant que la Bulgarie avait annexé de force la Roumélie orientale autonome, les Macédoniens refusèrent de s’associer aux Bulgares pour ne pas connaître le même sort. La réponse des Bulgares à cet acte d’indépendance des Macédoniens fut la création à Sofia en 1895 d’un comité appelé « macédonien » sous contrôle du pouvoir bulgare.

36 Victor Bérard écrit à propos de Salonique : la ville « n’est pas turque : un tiers au plus de sa population est musulmane et la moitié de ces musulmans encore, se souviennent de leur origine grecque, albanaise ou juive […]. Les Grecs disent : Salonique est grecque ; les trente mille Grecs de Salonique ne forment qu’un cinquième environ de la population […]. Salonique n’est pas grecque, ni serbe ni bulgare quoique puissent prétendre Bulgares, Serbes et Grecs. À vrai dire, Salonique n’est même pas une ville macédonienne. Par sa situation, par sa population, elle ne tient presque pas à la Macédoine : elle ne fait pas corps avec le reste du pays […] ». Et il poursuit : « Salonique est juive […] ils sont aujourd’hui près de soixante-dix mille. Encore dans ce nombre ne sont pas compris une dizaine de milliers, pour le moins, de juifs authentiques, mais convertis à l’Islam ».

37 À Salonique, Bérard analysa les rapports de force entre ceux qui revendiquaient la Macédoine. Il écrivit : « chacun sait qu’Athènes, depuis trois ans, est aux mains de l’Angleterre et que Sofia et Belgrade, au contraire, reçoivent le mot de Saint- Pétersbourg ». Comme il constatait des attaques de l’extérieur des Grecs, des Bulgares et des Serbes sur la population macédonienne, pour la nommer, il utilisa l’expression « population indigène ». En analysant le contenu des propagandes, il observa : « les Bulgares se présentent aux Slaves de Macédoine comme les libérateurs et les éducateurs, ils apportent du dehors le progrès et la lumière, mais imposent aussi leur langue, leur littérature, leur façon d’être et de penser ; ils veulent annexer la Macédoine, la conquérir pour le compte de Sofia ». Quant aux Serbes, ils « se présentent

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plutôt comme des frères aînés qui donnent des conseils non des ordres et des exemples plutôt qu’une règle et un canon. Ils proclament le patois macédonien, dialecte serbe […] ils recueillent les chansons macédoniennes et, sous l’étiquette de chansons serbes, les font apprendre dans leurs écoles (…) Bref, ils se posent en représentants et non en conquérants de la Macédoine. »

L’enquête de Victor Bérard à Monastir-Bitola

38 À la fin du XIXe siècle, les Valaques représentaient un facteur important dans la vie politico-religieuse en Macédoine, surtout à Bitola. Ils étaient d’abord favorables au maintien de l’Empire ottoman et se positionnaient du côté des Grecs en tant que patriarchistes. Puis ils ont cherché à nouer des liens avec la Roumanie. Finalement, une grande partie des Valaques de la Macédoine septentrionale a participé aux soulèvements contre les Turcs avec les Macédoniens slavophones dans l’éphémère, mais historiquement fondamentale, République de Kruševo en 1903.

39 Victor Bérard a trouvé qu’à Bitola toutes les ethnies (qu’il appelle « nations ») « sont en proie aux querelles intestines ». Il écrivit qu’à part les Turcs, « il y a des « Slaves bulgarisants », des Valaques hellénisés qui se disent « Grecs » et enfin des Juifs ». Et parmi les hellénisants, « les Grecs de race grecque sont une infime minorité ». Selon son enquête, la propagande bulgare a, en ce moment, un grand succès dans le vilayet de Monastir. Mais, écrit-il, « à part les Serbes, les Bulgares ont un autre ennemi, plus puissant et plus pressant aussi : la propagande bulgare est menacée par une révolte de cette Macédoine qu’elle achève à peine de soumettre ». « Parmi les Slaves macédoniens qu’elle vient d’arracher à l’hellénisme, plus d’un commence à rêver d’un plus complet affranchissement et voudrait chasser du pays Serbes et Bulgares et Grecs et Valaques pour rendre la Macédoine aux Macédoniens ».

40 Déjà après l’annexion par les Bulgares de la Roumélie orientale en 1885, les Macédoniens ont été amenés, selon Bérard, « à de nouvelles conceptions patriotiques » et il les exposait ainsi : « Ils veulent une Macédoine macédonienne, une Macédoine aux Macédoniens, une province privilégiée, autonome ou indépendante, avec un gouvernement quel qu’il soit, pourvu qu’il soit entre leurs mains. Ce gouvernement, disent-ils, élu par les communautés, ne se mêlerait plus à la guerre des races, respecterait toutes les églises et tous les enseignements et, pour ne favoriser ni le grec, ni le bulgare, ni le valaque, emprunterait au besoin sa langue officielle aux diplomates et adopterait le français […] Leur capitale, Monastir ou Salonique, à moitié chemin d’Athènes, de Sofia et de Belgrade, à la rencontre de l’hellénisme et de la Slavie, pourrait même devenir le trait d’union – qui sait — le centre de la fédération future »

41 Ici Victor Bérard est passé du scepticisme du début de son enquête à une acceptation presque totale des revendications des Macédoniens.

La Macédoine au Moyen Âge selon Victor Bérard

42 Dans son livre « La Macédoine » (déjà cité), il a livré une information qui mériterait d’être vérifiée. Il a écrit qu’à côté de Bitola et de l’antique Héracléa, fondée par le roi macédonien Philippe II, « un Empire slavo-valaque avait jadis existé en Macédoine vers le XIe siècle, autour du pays de Prespa qui en était le centre, sous des chefs valaques d’origine danubienne »… Cette information intrigue les historiens parce que Victor

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Bérard a été le seul à suggérer qu’il y aurait eu des Valaques dans la constitution de l’État de Samuel.

43 Le pays qu’il désignait correspond au noyau central de l’Empire de Samuel qui a existé entre 976 et 1018. À cause du surnom donné à l’empereur byzantin Basile II, « bulgarochtone » le vainqueur de Samuel, son empire a été considéré comme « bulgare ». Jean-Claude Cheynet6 dans « Byzance. L’Empire romain d’Orient » écrit au sujet de Basile II : « le surnom de « tueur de Bulgares » (Bulgarochtone) sous lequel il est passé à la postérité ne paraît pas dans les sources avant la fin du XIIe siècle ». Donc presque deux siècles après la bataille de Struma en 1014 quand il écrasa l’armée de Samuel. Et grâce à ce subterfuge, grec ou bulgare, l’historiographie a classé Samuel parmi les khans ou tsars bulgares, et son État, qui était constitué par le peuple autochtone, était appelé « Bulgarie ». « Une explication de cette méprise a été donnée par le byzantologue français Alain Ducellier. Dans le paragraphe “l’œuvre des grands usurpateurs”, il écrit : « l’Empereur Nicéphore II Phocas (963-969) fit appel aux Russes, les incitant à occuper la Bulgarie. Le prince russe Svjatoslav soumit rapidement la fragile Bulgarie et déposa Boris, fils et successeur de Pierre... » Puis les Byzantins chassent les Russes et occupent la Bulgarie proprement dite. Ducellier poursuit : « l’État bulgare ne fut pas reconstitué et les fils de Pierre, Boris et Romain, furent pris en otages et conduits à Constantinople »… Selon lui, « en 971, les Byzantins n’avaient probablement soumis que la région orientale du royaume bulgare » et « un soulèvement éclata en effet dans la partie occidentale contre les Bulgares » (c’est-à-dire en Macédoine). Le soulèvement a commencé, « vraisemblablement […] en 976, après la mort de Jean Tzimiskès […] Le type d’État issu du soulèvement de 976 est un point plus important et tout aussi discuté. »

44 L’origine de Samuel, selon Bérard, serait valaque et, selon Ducellier, arménienne, mais les autres historiens ne soutiennent pas ces hypothèses. On suppose que sa mère aurait pu être d’origine arménienne, issue de la population transférée en Macédoine par les Byzantins, mais on affirme que son père appartenait à une tribu macédonienne ancienne. Cependant ce qui est indiscutable, c’est que l’État de Samuel était constitué par un pouvoir autochtone en Macédoine, sans rapport avec la Bulgarie.

45 Cependant, il est possible que Bérard ait connu la théorie selon laquelle les Valaques de la Macédoine historique et géographique seraient des descendants des Macédoniens antiques qui auraient adopté les rudiments de la langue latine, de même qu’une partie des Daces (dans l’actuelle Roumanie) pendant l’occupation romaine. Si cette information était confirmée, les Valaques dont il est question, seraient donc des Macédoniens latinisés, mais sans rapport avec la Valachie.

La dernière ville de Macédoine que Victor Bérard ait visitée est Serrès

46 En visitant Serrès, le jugement de Victor Bérard est net : « c’est une terre grecque, entièrement grecque », mais il remarque que la population vers la Struma est slave. D’autre part, selon lui, « les petites villes de Koukouche et de Doiran sont exclusivement slaves ». (Aujourd’hui, Koukouche a été rebaptisée par les Grecs Kilkis). Il observe que les Grecs sont installés dans la Chalcidique « mais de ce côté, la Slavie descend encore jusqu’aux murailles de Salonique ». Enfin, il rappelle la limite orientale de la Macédoine : « le Rhodope borde ici la Macédoine ».

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Les bombes de Salonique et l’insurrection macédonienne de la Saint-Élie

47 En 1901, Victor Bérard devient chroniqueur pour les questions extérieures à la Revue de Paris. En 1902-1903, il revient à l’Antiquité et publie un livre « Les Phéniciens et l’Odyssée », puis, en 1904, il devient le secrétaire général de la Revue de Paris. C’est de retour de Macédoine qu’il publie dans cette revue, en juin 1903, une importante étude sur les événements survenus en Macédoine. Il reprendra une partie de cette étude dans son livre « Pro Macedonia ».

48 Déjà, en 1897, il avait constaté la dégradation des conditions de vie de la population en Macédoine. Il expliquait à l’époque qu’elle était exploitée par les Turcs et le clergé grec en écrivant : « de concert également intéressés à garder cette Macédoine, le Sultan et le Patriarche travaillaient et parvenaient sans peine à la maintenir dans l’ignorance ». En même temps, cette population était soumise aux propagandes grecque, bulgare et serbe. Il critiquait les prétentions démesurées des Grecs qui, selon lui, « s’imaginent (c’est ce qu’ils lisent dans Hérodote) que, seuls, ils peuvent être le boulevard de l’Europe contre l’Asie. » D’autre part, il a remarqué que « pour les Grecs, le Macédonien n’est toujours… qu’un Barbare ». Ici, Bérard tentait de relier des réminiscences sur les rapports entre les Hellènes et les Macédoniens de l’Antiquité à la situation contemporaine entre les Grecs et les Macédoniens.

49 À propos des bombes de Salonique, Bérard rappelle que depuis longtemps, les Macédoniens attendent la réalisation des réformes promises par les Turcs et les puissances européennes. Mais il a appris par l’ambassadeur de Russie que, de décembre 1902 à février 1903, les persécutions et les violences ont redoublé. Et il note que « les exactions, brutalités et pillages » sont confirmés aussi par le chargé d’affaires français. À ce propos, il écrit : « l’Europe abandonne la Macédoine aux fureurs maniaques d’Abd- ul-Hamid . Les puissances européennes déclarent aux Macédoniens aujourd’hui qu’il faut rester sous le couteau, que le sultan est leur maître légitime, absolu, et que l’obéissance à toutes ses folies est le premier de leurs devoirs […]. C’est alors qu’éclatent les bombes de Salonique (30 avril 1903). » Il signale que « les Comités protestent et que l’Organisation intérieure n’approuve pas ces actes de quelques désespérés ». Il n’approuve pas non plus la violence, mais écrit qu’il réserve son « indignation aux auteurs véritables, à ceux qui, depuis cinquante ans, poussèrent les Macédoniens vers cette impasse ». Et il ajoute : « leur crime est peut-être inexpiable : leur courage fut sûrement héroïque ». Dans sa description des groupes ethniques, en 1903-1904, il n’utilise plus les noms de Bulgares, Serbes ou Slaves pour les insurgés, il les nomme seulement Macédoniens. Il a obtenu des explications sur les rapports des Grecs et des Turcs. Les Macédoniens lui ont dit que « les Grecs aveuglés par leur propagande nationale se sont fait les auxiliaires des Turcs, que le gouvernement d’Athènes s’est fait le bras droit d’Abd-ul-Hamid et que systématiquement, il a organisé et payé la délation contre nous. » Victor Bérard écrit sur ce point « les rapports consulaires de notre dernier Livre jaune (de la diplomatie française) les déclarations et les actes même du gouvernement grec montrent que les Comités disent vrai ». Il a lu aussi dans le journal Le Temps du 5 juin 1903, l’information selon laquelle les Grecs ont livré à la police turque de Salonique trente « Comitadjis ». Il relève également d’autres informations par exemple : « les étudiants d’Athènes adressent au sultan leurs félicitations les plus humbles. Des officiers grecs sont allés rejoindre cette armée turque… » Et de conclure :

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« il est malheureusement vrai que les directeurs de l’hellénisme l’ont engagé dans une voie qui ne peut le mener qu’à la honte. »

L’Illustration no 3131 du 28 septembre 1903

La légende de la page de garde : « Ce qui se passe à 40 heures de Paris ». — « Chez le photographe : gendarmes turcs et leurs trophées « . — « L’une des nombreuses photographies exposées chez les libraires de Salonique et de Monastir » écrit Robert Malet, qui raconte dans son article les atrocités commises par les Turcs et les Albanais en Macédoine.

L’insurrection de la Saint-Élie (Ilinden) 2 août 1903 et les Bulgares

50 Les Bulgares qui ont leurs espions en Macédoine suivent les préparatifs pour l’insurrection et quand elle éclate, d’abord dans le vilayet de Monastir-Bitola, ils stoppent leur armée à la frontière de la Macédoine sans intervenir. Puis, une fois finis les « pillages, les meurtres, les déportations avec la complicité grecque dans son étouffement, » écrit Bérard, les Bulgares adressent un mémorandum aux chancelleries le 10 août 1903. Ils y ont énuméré en détail toutes les exactions des Turcs en Macédoine. Bien que les Bulgares n’aient pas participé à l’insurrection, ils soutiennent contre toute évidence historique que la République de Kruševo, proclamée pendant l’insurrection, serait leur œuvre. Cependant, la dernière phrase de ce mémorandum montre clairement, de l’aveu même des Bulgares, qu’ils sont étrangers au mouvement insurrectionnel en Macédoine : « Les causes de cette révolution sont aujourd’hui connues et les responsabilités d’ores et déjà établies : la Sublime Porte ne pourra plus en accuser la Principauté. » (bulgare), Sofia, le 28 juillet (10 août) 1903. Mais ce fait historique n’a pas empêché leurs historiens d’essayer de le bulgariser ainsi que la République de Kruševo qui représente le fondement historique de l’État contemporain de la Macédoine.

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L’idée macédonienne de Victor Bérard

51 En reprenant certaines parties de son étude publiée dans la Revue de Paris en juin 1903 et dans son livre « Pro Macedonia », dont le texte, achevé le 15 décembre 1903, a été publié en 1904, où il expose son idée sur la Macédoine et le programme des révolutionnaires macédoniens, on lit : « Elle est là, cette idée macédonienne, dont les Grecs s’entêtent à nier l’existence et dont ils feraient mieux de mesurer la grandeur et les chances d’avenir ! Car cette idée macédonienne porte peut-être en elle des germes que, serbe, bulgare ou grecque, les autres idées balkaniques n’avaient et n’ont pas. Serbe, bulgare ou grecque, ces idées jusqu’ici n’ont été que nationalistes : elles ne visent qu’au renversement de l’oppression étrangère ; elles ne rêvent que l’extension indéfinie des frontières nationales aux dépens de la turquerie ou des chrétientés voisines. Le Grec, en particulier, se figure que le monde sera régénéré, pacifié, heureux, à la minute où la croix hellénique sur fond bleu remplacera le croissant turc sur fond rouge. » Puis Victor Bérard présente le programme des Macédoniens : « Les Macédoniens ont des visées plus hautes, des soucis plus lointains. Les ambitions d’une petite patrie et l’égoïsme d’une petite race ne leur semblent pas le but idéal. Changer l’oppression turque contre la dépendance grecque, serbe ou bulgare ne leur semble pas un gain suffisant ».

52 Sur l’avenir de la Macédoine, Bérard expose leurs idées sur une « fédération balkanique » : « Ils veulent qu’elle ne devienne pas la conquête exclusive et la victime d’aucune race particulière, mais que tous les peuples y puissent coexister. Ils se proclament donc fédéralistes. Ils demandent à leurs adeptes que chacun dépose son égoïsme national et travaille d’abord au développement de la communauté macédonienne pour préparer l’établissement de la Fédération balkanique ».

53 Mais, connaissant la géopolitique de son temps et le règne des forces souterraines dans les Balkans du Sud, il conclut avec lucidité : « Ce sont-là, peut-être, ambitions chimériques, mais ce sont aussi ambitions nouvelles au Levant. Ni le Grec, ni le Bulgare ne les avaient formulées. Le Grec surtout est si peu fait à les comprendre, qu’il est tout prêt à les nier. ».

54 Cependant, il continue à croire à la sincérité des auteurs de ce programme. Pour cette raison, il écrit : « Il ne faut donc pas mettre en doute la bonne foi des Comités quand, ni Bulgares, ni Serbes, ni Grecs, mais Macédoniens, ils proclament leur détachement absolu de toute petite patrie », et il conclut, « telle est assurément leur conception directrice et, d’ailleurs, tel est leur véritable intérêt : à la remorque des Grecs ou des Bulgares, les Macédoniens ne seraient pas grand-chose ; à la tête des peuples balkaniques, ils peuvent avoir un rôle de premier plan ». Les révolutionnaires macédoniens lui ont expliqué que pour son organisation future, la Macédoine prendrait l’exemple de la Suisse… « Il ne faut donc pas les accuser de chimère : ils ont un modèle précis devant les yeux […], ils savent qu’entre les misères du présent et le triomphe de ce lointain idéal la route sera longue, très longue, que des générations, des siècles peut- être s’useront à cette tâche et que, seule, une méthodique et invincible patience conduira quelques jours leurs peuples à ce règne de la fraternité ».

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Les visions historiques et géopolitiques à long terme de Victor Bérard

55 Il faut souligner que la contribution de Victor Bérard dans l’analyse du processus du « tronçonnage » (le terme est de Jacques Ancel) de la Macédoine est d’autant plus important qu’il n’était pas un simple enquêteur, mais un spécialiste de l’Antiquité des Grecs et des Macédoniens quand, à la fin du XIXe siècle, il analyse leurs comportements par rapport à l’avenir de la Macédoine. Par conséquent, on ne peut dissocier l’enquêteur du spécialiste de l’Antiquité et ne pas voir transparaître dans son opinion concernant les idéologies nationales des Grecs et des Macédoniens du XIXe siècle, ce qu’il sait de l’histoire antique. Cette citation le confirme : « De même que la Macédoine ancienne fit l’union de tous le Grec contre le patriotisme des petites cités, de même la Macédoine future fera l’union de tous les chrétiens contre le patriotisme des petits États… À la suite de Philippe et d’Alexandre, les Macédoniens recommencent, en rêve, la conquête du monde levantin. »

Le contentieux de Victor Bérard avec les Grecs sur la question macédonienne

56 Connaisseur des Grecs antiques et modernes, Victor Bérard fait une différence entre le peuple et ses politiciens qu’il accuse « d’ignorance et d’égoïsme ». Pour illustrer son propos, il expose ici le comportement de l’un d’eux (le recteur de l’Université d’Athènes) qui nie la réalité macédonienne.

57 Se considérant comme ami sincère des Grecs, Bérard montre dans ce récit une grande déception : « Aux Hellènes Envoyé à Paris pour défendre les droits de l’hellénisme, M. Kasasis, recteur de l’Université d’Athènes, proteste contre certaines de mes affirmations, j’ai, paraît-il, “répété des faits inexacts,- car il n’est pas vrai que les étudiants d’Athènes aient envoyé au Sultan des félicitations quelconques, et est complètement faux que des officiers grecs aient mis leur épée au service de la Porte”… Kasasis me demande de lui“indiquer les chefs du mouvement dit macédonien qui résident en Macédoine”. Il déclare que jamais la Grèce n’a “conclut une alliance avec la Turquie” ; il me demande « en quoi consiste en fait cette fameuse alliance », et il en appelle « encore à ma bonne foi, qui a été sans doute surprise, et à la conscience du monde civilisé ». En même temps qu’il déposait une lettre à la Revue de Paris, M. Kasasis voulait bien, par deux fois, me rendre visite et m’expliquer le douloureux étonnement causé à tous les Hellènes par les articles « d’un homme dont le philhellénisme, disait-il, n’a jamais été mis en doute ». Il me demandait de prendre part au meeting franco-grec, qui devait se réunir sous la présidence de M. Henri Houssaye. Je le priai instamment de me donner la parole pour me permettre d’exposer mes raisons et mes regrets, car ce n’est pas sans de profonds regrets – vous le savez bien – que l’on doit à certaines heures tenir certain langage à ses plus chers amis. J’indiquai d’avance à M. Kasasis ce que je voulais dire : il refusa de m’inscrire parmi les orateurs. Puisque je n’ai pas pu me faire entendre des Hellènes de Paris, je m’adresse à vous, mes chers amis de la Grèce libre et irrédimée7. Rentrant de Macédoine, il y a près de sept ans, je vous exposais déjà, à la fin de mon livre sur la Macédoine, le dommage toujours grandissant que causent à l’Idée l’ignorance et l’égoïsme des politiciens d’Athènes. Je vous montrais l’hellénisme macédonien exploité, persécuté, trahi par ces gens qui ne voient dans l’Idée que source de discours ou de bénéfices. Mesurez aujourd’hui ce qu’ils ont fait de la Macédoine. Écoutez la clameur d’indignation

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qu’en France, en Angleterre, en Italie, chez toutes les nations civilisées, chez tous les peuples vos amis, leur conduite a soulevé contre eux, contre vous, et, puisqu’ils me forcent de donner au public la preuve de leurs agissements, ne rejetez que sur eux les conséquences de cette polémique. »

L’actualité des études macédoniennes de Victor Bérard

58 Si Victor Bérard était encore vivant aujourd’hui, il serait peut-être tenté de croire que l’histoire sud balkanique se répète.

59 Les Grecs qui ont obtenu le monopole de l’antiquité sud balkanique des mains des Occidentaux continuent de gréciser les Macédoniens en se présentant comme les propriétaires de la Macédoine antique.

60 Les Bulgares se voient aussi présents dans l’Antiquité macédonienne ce qui est un cas significatif de la confusion entretenue autour de l’histoire de la Macédoine historique et géographique comme le montre l’exemple de Dimitrina Aslanian. Dans son « Histoire de la Bulgarie de l’Antiquité à nos jours »8, elle se lamente sur les résultats d’une enquête effectuée par la revue Balkanologie en 1996 qui montrait que 60 % des Français ignoraient l’histoire de la Bulgarie et, stupéfaite, elle écrit : « Pourtant, les interviewés connaissaient bien la « macédoine » de fruits et de légumes, mais ils ne font pas le rapprochement. » Dans le même ouvrage, elle rappelle que les Bulgares sont arrivés dans le delta du Danube à la fin du VIIe siècle, c’est-à-dire onze siècles après la constitution de l’Empire d’Alexandre le Grand, composé d’une diversité de peuples que certains occidentaux ont comparé à une « salade ».

61 Cette anecdote montre que chacun présente les faits selon sa propre perception et selon ses intérêts. Dans le cas des Bulgares ou des Serbes, il s’agit de bulgarisation et de serbisation des Macédoniens. Mais la meilleure illustration du concept de représentation (formulé par Yves Lacoste) est offerte aujourd’hui par les Albanais. En voyant ce que les Grecs avaient obtenu avec les manipulations de l’histoire ancienne, ils se voient comme le peuple le plus ancien des Balkans, et à l’exemple des Grecs, revendiquent eux aussi l’histoire ancienne et une très grande partie de la Macédoine historique et géographique.

62 Si Victor Bérard était en vie aujourd’hui, il remarquerait que la déclaration des principes pour la Constitution de l’éphémère République de Kruševo, proclamée le 2 août 1903, a constitué le fondement de l’État macédonien contemporain. Les combattants macédoniens pendant la Deuxième Guerre mondiale avaient appelé tous les habitants de la Macédoine à se joindre à eux sans distinction d’appartenance ethnique, de langue et de religion ; en se fondant sur cette déclaration, le 2 août 1944 l’Assemblée antifasciste pour la Libération nationale de la Macédoine (ASNOM en macédonien) a proclamé la constitution de la République de Macédoine au sein de la Fédération yougoslave. Ce sont les mêmes principes qui figurent dans le préambule de la Constitution de l’État macédonien actuel, en dépit des rectifications exigées et imposées par les Grecs et les Albanais.

63 Victor Bérard a laissé un témoignage de la générosité et du cosmopolitisme des révolutionnaires macédoniens de la fin du XIXe et du début du XX e siècle, caractéristiques à contre-courant des nationalismes étroits des petits peuples sud balkaniques patronnés par les grandes puissances. Et parce que leurs descendants ont suivi leur exemple, dans une configuration géopolitique fondamentalement identique,

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ce qui reste encore de la Macédoine historique et géographique risque aujourd’hui de disparaître définitivement.

NOTES

1. Ses ouvrages principaux sur la Macédoine : Victor Bérard, La Turquie et l’hellénisme contemporain : Macédoine, Hellènes, Bulgares, Valaques, Paris, Félix Alcan, 1893. Victor Bérard, La Macédoine, Paris, Calmann-Levy, 1897. Victor Bérard, Pro Macedonia : l’action austro-russe, les bombes de Salonique, le mémorandum bulgare, une action franco-anglo-italienne, aux Hellènes, Paris, A. Colin, 1904. 2. Thierry Mudry. Guerre de religions dans les Balkans. Paris, Ellipses, 2005. 3. Jacques Ancel, Manuel historique de la Question d’Orient (1792-1925). Paris, Delagrave, 1926. 4. À ce propos Ernest Weibel cite H. N. Brailsford (Macedonia. Its races and their future, London, 1906, p.102). Il écrit : « On pouvait rencontrer dans les villages un père de famille grec qui avait des fils dont l’un était Bulgare et l’autre Serbe ou Roumain. » 5. Paris Librairie Le Soudier, 1903. 6. Jean-Claude Cheynet, Byzance. L’Empire romain d’Orient, Paris, A. Colin, 2002, p. 68. 7. Terres jugées « nationales » et pas encore récupérées sur les Turcs. Cette citation est extraite de Pro Macedonia. 8. Versailles, Trimontium, 2003.

RÉSUMÉS

Un helléniste convaincu, Victor Bérard, en vient, au début du XXe siècle à soutenir l’existence de « Macédoniens » et le slogan « la Macédoine aux Macédoniens”. Le Congrès de Berlin en 1878 avait laissé la Macédoine aux mains des Ottomans. La Grèce, la Serbie et la Bulgarie, parvenues à ses limites et prévoyant le retrait futur des Ottomans peaufinent les arguments linguistiques et historiques qui justifieront leurs revendications territoriales. Victor Bérard, un helléniste respecté et bon connaisseur de la région sud balkanique, effectue des enquêtes en Macédoine en 1896 et 1903 qu’il publie à Paris. Cette étude montre comment, dans le contexte de la propagande nationaliste des prétendants à la possession de la Macédoine, Victor Bérard en vient progressivement à affirmer qu’il existe une population autochtone, les Macédoniens. Il soutient leur programme pour la constitution d’une fédération ou confédération avec le slogan « la Macédoine aux Macédoniens » ce qui fait toute l’actualité de ses ouvrages.

In 1878, the Congress of Berlin had left Macedonia in the hands of the Ottomans. Greece, Serbia and Bulgaria had reached its limits. Anticipating the Ottoman retreat, they polish language and

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historical arguments that will justify their territorial claims. Victor Bérard, a respected Hellenist and a good expert of the southern Balkans, is doing researches in Macedonia in 1896 and 1903. These will be later published in Paris. This study shows how, in the context of the nationalist propaganda build-up made by the candidates for the possession of Macedonia, Victor Bérard comes progressively to assert the existence of a native population: the Macedonians. He supports their program for the forming of a federation or confederation which slogan would be “Macedonia to Macedonians”. This makes his works very topical.

INDEX

Thèmes : Histoire Mots-clés : fédération macédonienne, Berlin (congrès de), identité macédonienne, Comitadji, Exarchat, Millet, propagande nationaliste, ORIM/VRMO, Roumélie orientale, Rum/Roum Keywords : journeys in Macedonia, macedonian federation, macedonian identity, nationalistic propaganda, Balkans, Greece, Macedonia, Pristina, Skopje, Salonika, Monastir, Serres, Balkan (1912-1913), Congress of Berlin 1878, History Index chronologique : congrès de Berlin (1978), dix-neuvième siècle, guerres balkaniques (1912-1913) motsclesel Βαλκάνια, Ελλάδα, Μακεδονία, Πριστίνα, Σκόπια, Θεσσαλονίκη, Σέρρες, Βαλκανικοί Πόλεμοι (1912-1913), Μοναστήρι, Σαλονίκη, Συνέδριο του Βερολίνου (1878) motsclestr Balkanlar, Yunanistan, Makedonya, Pristina, Üsküb, Selanik, Serres, Balkan Savaşları (1912-1913), Berlin Kongresi (1878), Bitola motsclesmk Балканот, Грција, Македонија, Приштина, Скопје, Солун, Битола Index géographique : Balkans, Grèce, Macédoine, Pristina, Skopje, Salonique, Serrès, Monastir

AUTEUR

IVAN SAVEV Chercheur indépendant en histoire

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La littérature comme expérience personnelle : la Macédoine et Stratis Myrivilis

Georges Kostakiotis

1 Sous l’influence de Kostis Palamas qui parvient à lier la tradition grecque et la production intellectuelle occidentale1 et celle de Yiannis Psicharis qui ouvre sans complexes la route à l’utilisation de la langue démotique, Myrivilis est certainement un des écrivains les plus importants du début du XXe siècle. Il incarnera le passage des années 1880 aux années 19302. D’une part, s’inspirant de son quotidien, il ne fait qu’exprimer la cruauté du monde, le « présent » douloureux et insupportable : « la dure réalité de la vie qui nous entoure et qui nous blesse, nous épuise, nous fait mal » déclare-t-il en effet3 ; d’autre part il montre son attachement étroit avec la tradition dont il ne se séparera jamais4. La tradition deviendra son seul appui durant les années 1930 ce qui lui coûtera la réputation d’être proche du régime de Métaxas bien qu’il ne l’ait jamais soutenu réellement. En effet, Myrivilis étant mal intégré dans la société bourgeoise athénienne et déçu de la stagnation de la vie actuelle a eu du mal à envisager l’avenir ; il se réfugie dans le passé, tel qu’il a été conservé dans ses souvenirs d’enfant en mettant en avant les héros de sa première jeunesse, le passé glorieux du monde grec et les traditions ancestrales mêlées à la grandeur de la nature. Il a su ainsi garder la fraîcheur du régionalisme et mettre en valeur sa natale5.

2 Myrivilis est donc né dans l’île de Lesbos en 1890 et est mort à Athènes en 1967. Dans ce travail, nous nous intéresserons surtout à sa relation avec la Macédoine qu’il a connue durant sa jeunesse, comme soldat d’abord pendant les guerres balkaniques de 1912-1913 puis lors de la Première Guerre mondiale entre 1917 et 1919 quand la Grèce de Venizélos s’est rangée aux côtés des Alliés après l’attaque de la Bulgarie.

3 Myrivilis lui-même, comme la majorité des habitants de l’île de Lesbos d’ailleurs, a suivi Venizélos et l’a soutenu non seulement dans ses luttes politiques contre le roi, mais aussi pour la libération de la Macédoine au début du siècle. En 1915, Lesbos vote pour la première fois depuis sa libération en 1912 et tous les députés de l’île sont favorables à Venizélos. Dans le même esprit, ses habitants ont soutenu en 1917 le mouvement

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politique et militaire de la « Défense nationale » et le gouvernement de Venizélos à Thessalonique. C’est dans ce cadre que Myrivilis, ainsi que tout un bataillon de Lesbos, se trouve le 8 mai 1917 à Monastiri (via Thessalonique) pour combattre les Bulgares et les Allemands aux côtés des Alliés, notamment les Français. D’ailleurs, les Grecs ont été entraînés, équipés et dirigés par les Français6. C’est à partir de cette époque que Myrivilis commence la rédaction de son œuvre « Η ζωή εν τάφω - La vie dans le tombeau » qu’il a publiée pour la première fois en 42 épisodes, entre 1923 et 1924, dans le journal « Kambana » qu’il éditait lui-même. Avant son édition finale en 1955 par la maison « Estia », elle a connu plusieurs éditions avec des changements et des rajouts7.

4 La vie dans le tombeau sera non seulement le roman peut-être le plus important de Myrivilis, mais aussi une œuvre de référence dans les lettres grecques. Il prend pour nous une autre dimension et nous concerne directement puisqu’il se déroule en Macédoine. L’intérêt est double puisque la question traitée n’est pas un sujet imaginaire, vécu par des héros « fabriqués » dans un lieu irréel. Bien au contraire, le sujet est bien la Première Guerre mondiale, les héros – ou pour être plus précis – les personnages sont l’écrivain lui-même et ses compagnons, parmi lesquels son frère. Quant au lieu, il n’est rien d’autre que la Macédoine.

5 À noter que Myrivilis fait partie du courant littéraire que Beaton a appelé « école éolienne — école du témoignage ». L’œuvre de ces écrivains, tous originaires d’Asie Mineure et de l’île de Lesbos, n’est que l’expérience vécue : les conflits entre Grecs et Turcs, l’effondrement de l’Empire ottoman et les guerres successives qu’il a générées, ainsi que la Catastrophe d’Asie Mineure font partie du quotidien des écrivains comme Venezis, Doukas, Kontoglou, Sotiriou, Myrivilis.

6 Myrivilis décrira dans cette œuvre les expériences cauchemardesques et l’absurdité de la guerre qui transforme l’homme en animal, des expériences qui vont poursuivre l’écrivain tout au long de sa vie et qui vont hanter toute son œuvre. Ainsi La vie dans le tombeau deviendra l’expression de tous les idéaux antimilitaristes et constituera un roman précurseur pour son époque8. Cette œuvre dont la contradiction du titre « vie » et « tombeau », est empruntée aux chants de la Passion du Christ le Vendredi saint, n’a pas comme but de fabriquer des héros, des surhommes qui maîtrisent les événements et sortent toujours victorieux, mais au contraire de mettre en valeur l’antihéros, qu’il s’agisse du narrateur lui-même, de ceux qui combattent à ses côtés, ou bien de ses ennemis. C’est ainsi que l’œuvre est traversée d’un humanisme qui la rend unique dans son genre et pour son époque.

7 Le caractère autobiographique d’une part, et la volonté de garder l’objectivité de la narration des faits historiques d’autre part, font de l’œuvre un témoignage humain contre la cruauté et la mort. Sa langue, entre la démotique la plus pure et le langage journalistique, sait maintenir l’intérêt du lecteur qui se laisse entraîner à devenir lui- même un témoin. Malgré les longues descriptions qui risquent parfois de fatiguer, le réalisme et la passion romantique rendent le texte très souple. Pour obtenir cette composition, Myrivilis suit deux axes principaux : en réalité il découpe son œuvre en une série de scènes-chapitres qui décrivent la guerre proprement dite et en une série qui parle de la paix. Les chapitres dont le thème est la paix sont placés lorsque l’ambiance devient trop lourde, permettant ainsi d’alléger la narration crue et douloureuse et de reposer le lecteur. Ils ponctuent l’ensemble du roman de façon à obtenir un équilibre parfait dans la structure de l’œuvre. C’est d’ailleurs grâce à cette alternance qui crée un effet de contraste que l’écrivain dénonce et décrit la guerre9.

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8 Pour notre travail, nous nous concentrerons sur un chapitre qui décrit la guerre et sur deux autres dont le contenu est constitué de descriptions pacifiques.

9 Avec le chapitre « la Cité Fantôme », l’écrivain nous place directement au cœur de la guerre sur l’un des fronts les plus importants, juste en dehors de la ville de Monastiri. La traversée de Monastiri pour rejoindre le front tenu par les Français est une occasion pour Myrivilis de nous parler de cette ville bien qu’il n’y reste que quelques heures : il commence en effet son texte en notant qu’ils sont entrés et sortis de la ville durant la nuit. Pourtant, il prendra le temps de faire une esquisse rapide et significative, sur la cruauté de la guerre et les conditions de vie bien sûr, mais aussi sur la composition de la population, les sentiments des gens et leur situation durant les dernières années. La troisième phrase du premier paragraphe fait une allusion politique : « c’est une grande cité serbe dont les habitants sont des Grecs ». L’écrivain devient le témoin de cette réalité et exprime son étonnement par cette phrase courte et significative. Il fait allusion à la perte de la ville de Monastiri en 1912 pendant la Première Guerre balkanique. L’armée grecque s’était alors retrouvée face à deux options : continuer la route vers l’ouest ou se diriger vers Thessalonique. L’histoire est connue : Venizélos devant le danger d’abandonner Thessalonique aux Bulgares a ordonné à l’héritier Constantin, chef des armées, de laisser Monastiri aux Serbes. À peine cinq années plus tard après cette perte, ou plutôt cet abandon, à l’occasion de cette nouvelle guerre les Grecs se trouvent à nouveau dans cette ville face à une population grecque conséquente qui les attend pour se libérer ! Myrivilis après une description rapide tel un compte rendu purement journalistique fait parler les habitants qui apparaissent petit à petit venant de nulle part. Après s’être assurés qu’il s’agit de soldats grecs, ils se livrent à des confessions et à des prières qui témoignent de leur espoir et qui mettent les soldats dans l’embarras. Par un dialogue très bref, dense et intense, l’écrivain fait immédiatement ressortir la complexité de la situation en Macédoine : « Etes-vous vraiment nos frères ? Êtes-vous Grecs ? Grecs de Grèce ? » « Mais oui ». « Nous vous attendions depuis des années dans l’esclavage. Nous rêvions de vous, nous faisions de vous des chansons, nous vous vénérions sans même vous connaître… Ne nous laissez plus, nos frères, aux Serbes. Ils nous torturent durement parce que nous sommes des Grecs ! » Et un vieillard ajoute : « ils nous battent avec le fouet quand ils nous entendent parler grec, quand nous célébrons la messe en grec. Ils nous ont pris les églises, nos belles écoles. Ils violent nos femmes… ». Myrivilis parle dans ce passage des méthodes violentes et radicales qui ont été employées pour changer les données de la composition de la population en la rendant serbe. Même si cette ville n’était pas exclusivement habitée par des Grecs, comme l’écrivain l’a souligné, elle était loin d’être une ville slave. Ce n’était donc pas une petite minorité, mais une partie significative de la région de la Macédoine centrale qui était concernée. Le prosélytisme plutôt pacifique d’avant les Guerres balkaniques envers la religion et la langue avait fait place à ces procédés plus violents10. Bien évidemment, le lecteur, mais avant tout le narrateur – écrivain lui-même, subit un premier choc et il exprime sa confusion. La question n’est même pas de savoir comment ils pourront aider cette population opprimée, mais met en cause les raisons de leur intervention dans ce conflit : « Seigneur ! Mais est-ce que nous sommes venus combattre les Serbes pour libérer les Grecs ou bien pour faire la guerre contre les Bulgares et les Allemands pour libérer nos alliés les Serbes que le roi a trahis ? » Nous pouvons facilement comprendre le désarroi du romancier devant cette situation difficile sans précédent qui exprime parfaitement cette fameuse « salade

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macédonienne » où les frontières sont en permanente construction, où les guerres se succèdent et où les alliances se font et se défont au détriment des populations.

10 Nous pouvons ensuite étudier les chapitres « La maison de la bonté » et « Zavali Maïko – Pauvre Mère » qui, bien qu’interrompus par un troisième forment à notre avis un ensemble. L’écrivain nous décrit son séjour en pleine campagne macédonienne dans une famille de villageois, près des rives de Dragoras en dehors de Monastiri. Le narrateur, blessé à la jambe pendant les combats, a été placé dans cette famille pour sa convalescence. C’est donc pour lui un moment de calme et de sérénité, une courte pause pendant des guerres acharnées et la vie inhumaine des tranchées sur le front. En conséquence, l’écrivain nous décrit avec enthousiasme l’accueil qu’il a reçu et ne manque pas de nous présenter l’habitat de ces gens, leur quotidien sans oublier de décrire leur physique et leurs traits de caractère. Il en profite pour mettre des images d’une vie pacifique rythmée par le travail de la terre et la joie d’un quotidien simple en contraste avec la vie des tranchées, démontrant ainsi une fois de plus l’absurdité de la guerre et de la mort. D’ailleurs des expressions comme « ambiance pacifique », « la maison de la paix », « asile sacré » qu’on retrouve çà et là au cours du texte – à commencer par l’intitulé du chapitre lui-même « maison de la bonté » – ne font qu’accentuer ce contraste.

11 Dans ce même passage, Myrivilis pose également la question des origines de ces gens, rendant ainsi le texte très actuel, étant donné l’intérêt politique des dernières décennies. Nous allons donc nous intéresser au regard que l’écrivain porte à ces personnes, point de vue d’un soldat grec ou d’un journaliste présent sur le terrain en 1917, avant que la Macédoine ne finisse par être transformée en question de territoire national. Myrivilis, homme de lettres, est loin d’avoir un regard « de politicien ». À travers des dialogues toujours brefs, mélangeant le discours direct et ses pensées personnelles, utilisant des mots tantôt grecs tantôt slaves, l’écrivain nous livre un témoignage précieux. Il nous donne une idée très précise sans vouloir récupérer la situation. C’est pourquoi quand la mère explique à ses deux petites filles qu’il s’agit d’un soldat grec, un « vrai chrétien », « dobro kristian », écrit en utilisant des caractères grecs, il se tourne vers le lecteur pour dire qu’en réalité, « à ce moment-là précisément, il n’était ni chrétien, ni grec, ni serbe, mais tout simplement un homme plein de désirs, de nostalgie et de fatigue »11. C’est après cette mise au point qu’il dira de ces gens qu’ils ne sont ni Bulgares, ni Serbes, ni Grecs.

12 L’appellation « macédonien » avait alors une connotation géographique qualifiant tous les habitants de cette région : les Grecs s’appelaient « Makedones », les Bulgares « Makedontsi » et les Valaques « Macedoneni ». C’est dans ce contexte que Gladstone a prononcé sa fameuse phrase « la Macédoine aux Macédoniens » qui concernait sans ambiguïté tous les groupes ethniques, d’origines et de religions diverses12. D’ailleurs selon Evangelos Kofos, l’adjectif « makedontsi » a été utilisé durant le XIXe siècle pour distinguer les Bulgares de Macédoine des Bulgares de la Bulgarie autonome et de ceux du vilayet d’Andrinople qui se qualifiaient de « Trakiitsi ». Il s’agit donc d’une désignation géographique qui devient encore plus significative quand, toujours selon Kofos, ces Bulgares révolutionnaires ont manifesté ouvertement leur opposition à une annexion directe de la Macédoine à l’État bulgare alors qu’à peine quelques années plus tard, en 1912-13, ces « opposants » ont choisi de combattre dans le camp bulgare13. Il nous semble clair que nous ne pouvons pas parler d’une idéologie nationale nouvelle et déterminée. C’est d’ailleurs dans ce contexte que Myrivilis comprendra, lui aussi le

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terme « makedon » et l’utilisera par la suite sans aucune signification politique. D’ailleurs comme Peter Mackridge le note bien, en utilisant justement comme exemple le cas de Myrivilis, mais aussi l’œuvre de Pinelopi Delta et d’Ion Dragoumis, les Grecs ont utilisé jusqu’aux années 30 le terme « macédonien » pour qualifier le parler slave de cette région qui était désignée comme « Macédoine »14.

13 Ainsi dans les premières éditions de son travail15, Myrivilis, en commentant les sentiments de cette famille à travers leur identité culturelle, l’écrivain note sans hésitation et ambiguïté que ces gens ne veulent être ni Bulgares, ni Serbes, ni Grecs, seulement « Makedon ortodoks »16 écrit phonétiquement en caractères grecs. En revanche, quand, durant les années 30 et surtout après la Deuxième Guerre mondiale, le nom « Macédoine » et l’adjectif « macédonien » commencent à être utilisés politiquement par la Yougoslavie de Tito, Myrivilis enlève ce terme qui n’est plus compris de la même façon. Ainsi, dans l’édition définitive, cette famille ne veut toujours pas être Bulgare, ni Serbe, ni Grecque, mais nous ne savons rien de plus. Il est évident que l’écrivain ne pourra plus utiliser un terme géographique au départ, mais qui prête désormais à confusion.

14 Notons pour autant que ce changement n’est pas le seul ; comme nous l’avons déjà mentionné, le roman a eu plusieurs éditions avec de nombreuses modifications jusqu’à son édition définitive de 1955. Alors qu’il n’était au départ qu’une série d’articles de journal, il compte déjà en 1931 quelque deux cents pages qui deviendront par la suite quatre cents. À ajouter également qu’aucun autre changement concernant le parler, la religion ou l’identité culturelle en général, n’a été apporté pour modifier le sens. Bien au contraire, comme pour le livre dans son ensemble, ces passages ont été enrichis, les phrases retravaillées, renforçant même parfois la particularité de caractère du personnage principal — la mère — et à travers elle, de toute cette population de cette partie de la Macédoine. Signalons aussi que, durant toute la période de la dictature de Metaxas ainsi que pendant l’occupation, le livre était interdit de circulation bien que Myrivilis ait été considéré par la critique littéraire comme un sympathisant du régime17. Bien évidemment il faut être prudent et tenir compte du changement des opinions politiques de l’écrivain : même si Myrivilis n’a jamais adhéré ouvertement aux idées de Metaxas, il ne s’y est néanmoins jamais opposé ouvertement, malgré ses idées progressistes et sa position proche de Venizélos. Cependant, quelle que soit l’orientation politique de l’écrivain, ce qui nous semble intéressant c’est que, devant cette nouvelle utilisation du terme « Macédoine », désormais politique et non plus géographique, il réagit, exprime son désaccord et met son texte à jour.

15 Mais, pour revenir à notre sujet, la question de Macédoine n’a en réalité jamais été un conflit uniquement gréco-bulgare. Il convient de rappeler que, déjà après le congrès de Berlin de 1878 qui revoyait les accords de San Stefano, les Serbes – comme d’ailleurs les Roumains – sont entrés dans le « jeu » pour profiter de ces territoires qui échappaient à la Grande Bulgarie et qui restaient désormais en dehors de ses frontières18. C’est à ce moment-là que les Serbes se pressent de qualifier de « Serbes » les slavophones de la Macédoine dans le cadre d’une nouvelle politique nationale selon laquelle ces populations ne seraient pas des Bulgares, mais des Slaves. Myrivilis confirme tout cela dans son texte. Il explique que les enfants de sa famille d’accueil, de cette « mère courage », faisaient la guerre aux côtés des Bulgares alors que juste avant ils étaient dans l’armée serbe19. Cette situation rappelle le drame du protagoniste de Dido Sotitiou dans Terres de sang20 et avec lui le sort de tous les Grecs d’Asie Mineure, qui ont fait la

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guerre en tant que Grecs avec l’armée grecque et en tant qu’Ottomans avec l’armée turque. Le cas est bien évidemment loin d’être exceptionnel, il reste néanmoins significatif. La narration devient dramatique, le ton change, le malaise exprimé par le romancier est aussitôt ressenti par le lecteur. Le passage nous rappelle l’ironie de la tragédie antique, le narrateur devient tout d’un coup le soldat grec qui combat les Bulgares. Par conséquent, les enfants de cette famille sont automatiquement ses ennemis21 et la mère soigne probablement le tueur de ses fils : « Pourtant, cela aurait pu parfaitement arriver une nuit, pendant des patrouilles qui frappent aveuglément, que le cœur de ses enfants se trouve face à ma baïonnette » nous dit-il, mais une fois de plus la paix triomphe et Myrivilis fait de cette femme un symbole : « Sa compassion tombe sur moi comme la pluie propre qui vient du ciel. Sans s’indigner, sans réserve amère, sans se plaindre. »

16 Un autre sujet très intéressant qui vient compléter l’image que l’écrivain nous propose pour ces populations qui habitaient la partie centrale de la Macédoine, c’est leur langue ou pour reprendre le terme utilisé « leur idiome – γλωσσικό ιδίωμα »22. Myrivilis accorde à cette langue une importance particulière, non seulement parce que la communication deviendra vitale et que la langue est l’outil par excellence pour connaître ce groupe humain et à travers lui tout ce monde, cette culture et la mentalité, mais aussi, car lui-même en tant qu’écrivain est sensible à la façon de parler des gens. Cette expérience très personnelle lui permettra également de noter que cette « langue est une branche slave avec beaucoup d’éléments turcs et grecs »23 et que « les Serbes ainsi que les Bulgares la comprennent »24. Il ne s’agit donc pas, selon Myrivilis, d’une langue formée au sens national du terme ou associée à un territoire déterminé. Les terminaisons des noms en –evski ou en –ovski qui ont remplacé celles en –ev ou en –ov, trop bulgares et celles en –its, trop serbes étaient, semble-t-il très éloignées des préoccupations du peuple à l’époque de Myrivilis25.

17 Il sera dès le premier contact séduit par la sonorité de cette langue dont le manque de voyelles lui donne un sentiment stimulant, « τονωτικό συναίστημα », qu’il essaiera de nous décrire avec des onomatopées ou avec des images comme l’exemple du vol d’oiseau ou des galets entraînés par le courant du Dragoras, la rivière qui traverse la région26. Il sera également fasciné par la confusion que provoque l’opposition du « oui » grec et du « non » slave, termes qui sonnent tous deux pareils27. Il mentionnera tout de suite qu’il tient un glossaire qu’il complète tous les jours28. Le lecteur sera désormais entraîné par le héros dans ce Nouveau Monde qu’il découvre comme les enfants découvrent le monde pour la première fois. La force de la langue dépasse les différences et rapproche les gens ; au-delà d’un code utilitaire, elle ouvre le cœur, libère les sentiments des gens et enfin installe la confiance pour les unir. Des phrases comme « éclater de rire – ξεκαρδίζονται στα γέλια », « des gaffes très drôles – πολύ αστείες γλωσσικές γκάφες », « rire jusqu’aux larmes – δακρύζουν από τα γέλια » qui inondent ce passage démontrent la volonté de Myrivilis de mettre en avant la spontanéité de l’âme et l’humanisme pour effacer les distances.

18 Une autre question que Myrivilis aborde concernant les habitants des rives du Dragoras, c’est la foi chrétienne et son rôle déterminant dans leurs relations avec l’ensemble de la population macédonienne. L’écrivain précise que les villageois n’aimaient pas les Serbes, car ils les traitaient de Bulgares, ils n’aimaient pas les Bulgares non plus, car ces derniers prenaient leurs enfants à la guerre29 puisque ceux-ci combattaient aux côtés des Bulgares lors de la Deuxième Guerre. Au contraire, leurs

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relations avec les Grecs semblaient être plus proches puisqu’ils éprouvaient, note le narrateur, vis-à-vis d’eux, une sympathie mêlée d’une curiosité, « συμπαθητική περιέργεια », car les Grecs étaient les authentiques disciples du Patriarche œcuménique. Il ne manque pas l’occasion de parler de la fascination que Byzance continuait à exercer dans les Balkans en mentionnant qu’il y avait toujours leurs évangiles, leurs icônes et même les tombes des prêtres et de leurs notables écrits en grec. Certainement Myrivilis ressent cette relation à travers le christianisme orthodoxe et la notoriété de l’Église de Constantinople, car comme nous l’avons déjà mentionné, avant tout il n’est qu’un « orthodoxe, un vrai ». Il est intéressant de voir également comment l’objectivité de l’écrivain et son regard distant de journaliste – dirait-on – le pousse à saisir le moment pour critiquer le haut clergé et ses pratiques, pour la collecte des impôts. L’écrivain partisan d’une justice sociale est sensible aux abus du pouvoir politique ou ecclésiastique30. Le texte semble très proche de la réalité du moment, puisqu’il explique parfaitement comment les habitants sont pris au piège de la rivalité gréco–bulgare entre le Patriarcat œcuménique et l’Église indépendantiste bulgare, l’Exarchat. Pour citer Kofos, ils avaient le choix entre rester fidèles à Constantinople et être considérés comme des Grecs ou bien fidèles à l’Exarchat et être pris pour des Bulgares31. Naturellement Myrivilis semble ignorer les théories qui ont été développées – toujours en citant Kofos – par les historiens yougoslaves et selon lesquelles une élite locale s’était organisée pour créer une idéologie dite « macédonienne » pour rassembler les slavophones en considérant les Guerres balkaniques, non plus comme le conflit armé entre Grecs, Serbes et Bulgares dans l’espace macédonien occupé par les Turcs, mais comme le combat des « Macédoniens » contre « les idéologies nationales étrangères »32. À noter également que l’expérience de l’écrivain ne concerne pas les populations musulmanes, souvent albanophones qui pendant l’occupation ottomane étaient assimilées automatiquement aux Turcs et qui seront considérées comme « macédoniennes » seulement durant la période yougoslave pour freiner l’albanisation de la population33.

19 Selon Myrivilis dans ce roman, même au début du XXe siècle quand les rivalités culturelles sont devenues des combats armés qui opposaient les différents peuples (Grecs contre Bulgares, Bulgares contre Serbes, Valaques roumanophones contre Grecs), la question d’une idéologie nationale dans l’espace macédonien ne se pose aucunement. Les gens s’allient selon leurs besoins avec les Serbes ou les Bulgares, tandis qu’en même temps ils se sentent proches des Grecs et éprouvent une sympathie à leur égard. Cette sympathie est due à l’héritage orthodoxe commun. Ils parlent une langue difficile à déterminer, au moins pour Myrivilis, entre le bulgare et le serbe avec des éléments turcs et grecs. Il est vrai que les efforts du XIXe pour former une conscience de nation se sont montrés vains. La question de la survie a été le souci premier surtout pour tous ces gens qui habitent la partie centrale de la Macédoine qui restera la plus hétérogène du point de vue ethnologique. L’appartenance à une communauté avec des liens culturels et religieux ayant une langue commune est le point de contact entre les citoyens et l’État « national »34. Néanmoins pour qu’une nation soit considérée comme telle et pour qu’elle puisse former un État, elle doit avoir une conscience politique commune, sinon l’unité culturelle seule ne peut concerner qu’une ethnie35.

20 Avec cette œuvre Myrivilis réussit certainement une composition sans précédent pour décrier les catastrophes de la guerre et la vanité humaine. Son style très critique qui touche à la satire et à la caricature est dominé par un lyrisme qui ne connaît pas de

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limites. Bien que « Η ζωή εν τάφω » soit considéré par certains critiques comme un rassemblement de chapitres fragmentaires36, il réussit un équilibre parfait entre la guerre et la paix grâce à une maîtrise de la langue au registre très varié qui lui permet d’exprimer les sentiments les plus divers37 et d’obtenir une immédiateté entre narrateur, héros et lecteur. Ainsi Myrivilis échappe – selon la phrase de Mario Vitti – au naturalisme expressionniste et à son héritage du XIXe siècle. Il devient précurseur allant au-delà de la génération des années 20 à laquelle, par son âge, il appartenait de fait. En reproduisant de façon convaincante le style naïf de la narration populaire, il peint une série d’antihéros à l’opposé de la tragédie grecque ancienne et du « surhomme » nietzschéen38 qu’il a créé plus tard avec Notre-Dame la Sirène et avec Vassilis l’Albanais.

21 En même temps il obtient un témoignage précieux sur la Macédoine de la période de la Première Guerre mondiale qui nous permet d’avoir une idée précise et claire sur le regard que son époque lui porte. Myrivilis, malgré lui, nous permet de revoir certaines pages de cette histoire à travers sa propre expérience ; ses contacts directs et profonds avec les gens, même s’ils sont parfois idéalisés, restent sincères et honnêtes puisque son premier souci est de désavouer la guerre et de ne faire ni de l’histoire ni de la politique.

22 Avec des images des Grecs de Monastir pris au piège du nationalisme serbe et des villageois slaves qui ne sont ni Serbes ni Bulgares, mais qui font la guerre tantôt aux côtés des uns tantôt aux côtés des autres, l’écrivain ne peut que reconnaître l’existence d’un problème sérieux au sein de cette région, mais il est loin de considérer tel ou tel peuple comme héritier exclusif de l’histoire macédonienne. Le fait que l’utilisation des noms et des adjectifs concernant la Macédoine soit dépourvue de toute connotation politique et encore moins nationale ou nationaliste, mais purement géographique, laisse entendre que Myrivilis en tant qu’intellectuel de l’époque et militant engagé qui a même fait les guerres de 1912-1913 avant de participer à la Première Guerre mondiale, n’a jamais considéré cette région comme un espace fermé réservé à une seule et unique ethnie ou nation. De même les commentaires sur le parler des populations, les observations à propos des mots et surtout les remarques quant aux contacts avec les autres langues excluent selon Myrivilis toute idée d’une langue à part entière et autonome.

23 L’écrivain observe un monde complexe et fragile en devenir, reconnaît des problèmes, mais il garde toujours sa naïveté et met en avant l’humanisme pour surmonter les différences et vivre ensemble en paix. La mère de son ennemi le soigne sans amertume et devient le symbole du dépassement des frontières. Le narrateur à son tour répond avec sa volonté de parler sa langue, d’aller vers elle et de partager la même culture.

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NOTES

1. Beaton Roderick, Εισαγωγή στη νεότερη ελληνική λογοτεχνία, [Introduction à la littérature grecque moderne], Athènes, Nefeli, 1996, pp. 120-9. 2. Cité dans Karvelis Takis, « Στράτης Μυριβήλης », H Μεσοπολεμική Πεζογραφία από τον πρώτο ως τον δεύτερο παγκόσμιο πόλεμο, Athènes, Sokolis, 1996, p. 103. Cf., Petsalis, Diomidis Th., « Μνήμη Στράτη Μυριβήλη », Nea Estia, no 1523, 1990, p. 228. 3. Cit é dans Karvelis Takis, op.cit. « ... διηγήματα σπαρταριστά, παρμένα από την σκληρή πραγματικότητα της τριγυρινής ζωής, που μας πληγώνει, μας καταβάλλει, μας πονεί... », Εφημ. « Σάλπιγξ », 6.2.1915. 4. Dimadis Konstantinos, Dictature, Guerre et Prose : 1936-1944, [Δικτατορία, Πόλεμος και Πεζογραφία 1936-1944], Athènes, Estia, 2004, pp. 168, 180, 183, 188, et Vitti Mario, Histoire de la Littérature Grecque Moderne, Athènes, Hatier, 1989, pp. 366-7. 5. Karvelis Takis, op.cit, p. 103. 6. Ιστορία της Λέσβου, [Histoire de Lesbos], Mytilène, Syndesmos Philologon N. Lesbou, 2001, pp. 245-252. 7. Karvelis Takis, op.cit, pp. 98-99. 8. Ibidem, p. 105.

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9. Chatzivasileiou Vaggelis, « Απορίες ξαναδιαβάζοντας τη Ζωή εν τάφω », Nea Estia, no 1725, 2000, p. 96. 10. Kofos Evaggelos « Εθνική κληρονομιά και εθνική ταυτότητα στη Μακεδονία του 19ου και του 20ου αιώνα » in Identité Nationale et Nationalisme en Grèce Moderne, [Εθνική Ταυτότητα και Εθνικισμός στη Νεότερη Ελλάδα], Athènes, MIET, 1999, p. 223. 11. Myrivilis Stratis, La vie dans le tombeau, [Η Ζωή εν τάφω], Athènes, Estia, 2004 pp. 214 et 216. 12. Kofos Evaggelos, op.cit., pp. 215, 216. 13. Ibidem, p. 216. 14. Mackridge Peter, Language and national identity in Greece, 1766 – 1976, Oxford, University Press, 2009, p. 303. 15. Notamment à celle de 1931 que nous avons également consultée. 16. « Ωστόσο, δεν θέλουν να’ναι μήτε « Μπουλγκάρ », μήτε « Σρρπ », μήτε « Γκρρτς ». Μοναχά « Μακεντόν ορτοντόξ », Myrivilis Stratis, Η Ζωή εν τάφω, [La vie dans le tombeau], Athènes, Estia, 1931, pp. 104-105. 17. Dimadis Konstantinos, op.cit., pp. 189-190 : « ... κάτω από το [μεταξικό] καθεστώς, άλλωστε, κρίθηκαν τελεσίδικα τα όρια του ελληνικού σοσιαλισμού και του βενιζελικού φιλελευθερισμού. [...] … η οπισθοχώρηση της δήθεν προοδευτικής διανόησης κάτω από τις εθνικιστικές πιέσεις και τις φασιστικές τάσεις των πιο δυναμικών μερίδων της άρχουσας τάξης. » 18. Georgeon François, « Le dernier sursaut 1878 – 1908 » in Histoire de l’Empire ottoman (Mantran Robert ed.), Paris, Fayard, 1989, p. 559. 19. Myrivilis Stratis, op.cit., p. 229. 20. Sotiriou Dido, Terres de sang, [Ματωμένα χώματα], Athènes, Kedros, 1983. 21. Myrivilis Stratis, op.cit., pp. 228-229. 22. Ibidem, p. 225. 23. Idem. 24. Myrivilis Stratis, op.cit., p. 227. 25. Kofos Evaggelos, op.cit., p. 226. 26. Myrivilis Stratis, op.cit., p. 225. 27. Ibidem, p. 226. 28. Ibid., p. 225. 29. Ibid., p. 227. 30. Myrivilis Stratis, op.cit., pp. 227-228. 31. Kofos Evaggelos, op.cit., p. 233. 32. Ibidem, pp. 233-234. 33. Ibid., p. 239. 34. Cf . Préface de l’ouvrage, Εθνική Ταυτότητα και Εθνικισμός στη Νεότερη Ελλάδα, [Identité Nationale et Nationalisme en Grèce Moderne], rédigée par Veremis Thanos, Athènes, MIET, 1999, p. 27. 35. Idem. 36. Beaton Roderick, op.cit., p. 186. 37. Vitti Mario, op.cit., p. 327. 38. Beaton Roderick, op.cit., p. 229.

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RÉSUMÉS

L’écrivain Stratis Myrivilis traduit son expérience de la guerre en Macédoine, son désarroi en découvrant l’identité culturelle « macédoniens orthodoxes ». Cet article examine la relation de Stratis Myrivilis, écrivain grec né à Lesbos en 1890 et mort à Athènes en 1967, avec la Macédoine, qu’il a connue en tant que soldat pendant les Guerres balkaniques de 1912-1913 puis lors de la Première Guerre mondiale de 1917 à 1919, au travers de son roman La vie dans le tombeau publié de 1923 à 1924 et plusieurs fois réédité. L’article souligne le désarroi du narrateur qui s’exprime dans le chapitre « La Cité Fantôme », alors qu’il participe, en 1917, à la jonction des Grecs avec le front français, face à la complexité de la situation de la Macédoine où les frontières sont en permanente construction, où les guerres se succèdent et où les alliances se font et se défont au détriment des populations. D’une part il montre comment Myrivilis, dans les chapitres « La maison de la bonté » et « Zavali Maïko – Pauvre Mère », commente les sentiments des membres de la famille où, blessé, il passe sa convalescence, comment il analyse l’identité culturelle de ces gens qui ne se veulent ni Bulgares, ni Serbes, ni Grecs, mais seulement Macédoniens orthodoxes et enfin comment les habitants sont pris au piège de la rivalité gréco–bulgare entre le patriarcat Œcuménique et l’Église indépendantiste bulgare, l’Exarchat. D’autre part, il présente la position de l’écrivain qui semble prendre des distances quand le terme « Macédoine » est utilisé, par les voisins du nord, pour exprimer une entité politique et non géographique. En conclusion, l’article souligne l’humanisme de Myrivilis qui décrit les catastrophes de la guerre et la vanité humaine et prône la nécessité de surmonter les différences et de vivre ensemble en paix.

This article examines the relationship of Stratos myrivilis, -a Greek writer, who was born on Lesbos in 1890 and died in Athens in 1967- with Macedonia, which he knew as a soldier during the of 1912-1913, and then during the First World War from 1917-1919. It is based on myrivilis’s novel Life in the Tomb, which was published in 1923-1924 and reprinted several times. The article underscores the narrator’s distress as expressed in the chapter “The Ghost Town”, when he participated, in 1919,in the clash between the Greeks and the French, in the face of the complexity of the situation in Macedonia when the borders are constantly in flux, where one war follows another, and where the alliances are made and unmade at the population’s expense. On the one hand it shows how Myrivilis, in the chapters “In the House of Kindnes” and “Zavali Maïko —Poor Mother” comments on the feelings of the members of the family where, wounded, he spends his convalescence, how he analyses the cultural identity of these people who regard themselves as neither Bulgarians, Serbs, nor Greeks but simply Macedonian Orthodox, and finally how the inhabitants fall into the trap of the Greco-Bulgarian rivalry between the Ecumenical Patriarchate and the independent Bulgarian Church, the Exarchate. On the other hand, it presents the stance of the writer, who seems to distance himself from the northern neighbours when they use the term “Macedonia” to describe a political entity rather than a geographical one. In conclusion, the article underlines the humanism of Myrivilis, who described the catastrophies of war and human vanity and advocated the need to surmount their differences and live together in peace.

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INDEX

Index géographique : Macédoine, Lesbos, Monastir motsclesmk Македонија, Битола, Лезбос Mots-clés : Berlin (congrès de), Défense Nationale, identité macédonienne, Myrivilis Stratis (1890-1969), Exarchat, propagande nationaliste, Myrivilis Stratis (1890-1969), pacifisme, littérature grecque Thèmes : Histoire, Littérature Index chronologique : guerres balkaniques (1912-1913), guerre mondiale (1914-1918) motsclesel Μακεδονία, Λέσβος, Μοναστήρι, Βαλκανικοί Πόλεμοι (1912-1913), Παγκόσμιος Πολέμος (1914-1918) motsclestr Balkan Savaşları (1912-1913), Bitola, Dünya savaşı (1914-1918) Keywords : macedonian identity, war novels, nationalistic propaganda, pacifism, greek- bulgarian conflict, Macedonia, Lesbos, Monastir, Balkan Wars (1912-1913), History, Literature

AUTEUR

GEORGES KOSTAKIOTIS CC. INALCO, Doctorant CREE-CEB EA4513

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La presse française commente la question macédonienne à l’aube des guerres balkaniques

Nicolas Pitsos

1 Cette étude s’inscrit dans un projet d’élargissement de l’historiographie de la question d’Orient1. Dans cette perspective, j’entends aborder les événements composant cette fresque historique, par une voie peu exploitée jusqu’à maintenant, à travers leurs échos auprès de la société française. Pour ce faire, je m’intéresse surtout aux jugements et aux raisonnements des principaux formateurs de l’opinion publique à cette époque, et en premier lieu, aux journaux.

2 Dans ma communication, je me suis assigné comme objectif, d’analyser l’une des séquences les plus caractéristiques de la question d’Orient, celle qui met la Macédoine et la question macédonienne au début de la Première Guerre balkanique, au centre des discours et des enjeux politiques. Ma méthode est celle employée en histoire des représentations, dans le sens que ceux qui pratiquent l’histoire socioculturelle lui ont accordé, c’est-à-dire l’étude de la manière dont les individus, dans un espace donné et pendant une période précise, conçoivent le monde autour d’eux et se le représentent2.

3 En ce qui me concerne, j’ai voulu comprendre comment les Français de cette époque ont pu se représenter la scène sur laquelle se confronteraient les acteurs du spectacle guerrier auquel ils allaient assister grâce aux rapports des envoyés spéciaux des journaux. Quelles ont été leurs interprétations et leur compréhension des prolégomènes et du premier acte de cette trame ? En quoi leurs jugements sur l’issue de cette tragédie ont-ils varié en fonction de leurs sympathies envers tel ou tel autre protagoniste et selon leurs propres convictions idéologiques ?

4 Un des outils fondamentaux pour l’écriture d’une telle histoire étant la consultation de la presse, cette véritable et redoutable machine de production de représentations, les sources que j’ai explorées pour cette communication comprennent surtout des journaux. Quant à la période choisie, il s’agit du mois d’octobre 1912, débutant quelques jours avant et finissant quelques jours après la proclamation officielle de la Première

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Guerre balkanique, le 16 octobre3. Les journaux retenus dans ma recherche couvrent un large spectre idéologique et témoignent de sensibilités politiques diverses et variées4. Il s’agit des quatre grands quotidiens populaires de l’époque, Le Petit Journal (républicain puis de droite), Le Petit Parisien (républicain), Le Matin (républicain modéré), Le Journal (républicain puis de droite), des journaux regroupant les différentes tendances de la droite française5, Le Figaro, Le Journal des Débats, Le Gaulois, La Croix (droite catholique), L’Écho de Paris, L’Éclair (droite nationaliste), l’Autorité (bonapartiste), Le Temps, et des journaux réunissant différentes expressions de la gauche, notamment le journal officiel du Parti radical, Le Radical, et la voix socialiste, avec L’Humanité, mais également La Petite République. J’ai croisé et complété ce corpus avec des mémoires publiés sur la région de Macédoine et avec des essais portant sur le fonctionnement de la presse française vu par les contemporains.

La Macédoine et la question macédonienne vues par les journalistes français

Les représentations géographiques

5 À l’aube de la Première Guerre balkanique, la Macédoine est toujours considérée comme une région exotique, une contrée du continent européen peu visitée, d’où la nécessité d’éduquer le public, de l’instruire, à l’aide des cartes et autres documents imprimés, distribués par les journaux, en supplément, ou intégrés aux éditions quotidiennes. Les événements qui agitent et mettent le feu à la péninsule balkanique semblent susciter un intérêt considérable parmi les citoyens français de l’époque, comme le rapporte le rédacteur du Gil Blas : « À Paris, il n’est plus qu’un sujet d’entretien : la guerre. Métro, autobus, salon, antichambre, et l’office et l’alcôve ne parlent plus que des Balkans. C’est un commun délire. À tout coin de rue, des prophètes vous accostent et vous assomment de leurs jérémiades ; des diplomates au pied levé vous importunent de leur dernier tuyau ; […] le piquant dans l’affaire,c’est qu’aucun de ces gobe-mouches ne sait précisément si c’est Belgrade, la capitale de la Serbie, ou Sophia, ou Bucharest ou Philipoppoli ou Pampelune ! Dans leur émoi, ces bonnes gens confondent volontiers Valaques, Roumains, Croates, Bulgares et vous en font la plus étrange Macédoine du monde. […] »6

6 Si le commun des mortels ignorait presque tout des contours de cette région de l’Empire ottoman, les experts de cette question ne parvenaient pas, eux non plus, à en délimiter les frontières. Gabriel d’Azambuja, fidèle disciple de l’école leplaysienne7 et consciencieux héritier de ses traditions sociologiques, nous livre une monographie sur une ville macédonienne au début du XXe siècle. Dans cet ouvrage, il avoue que la Macédoine elle-même est une expression géographique au sens assez vague, correspondant à un territoire dont les limites n’ont jamais été bien fixées.8

7 La définition des frontières de cette région varie en effet selon les auteurs et leurs considérations personnelles. On pourrait dire qu’il y avait au moins deux perceptions de cet espace. Une définition européenne, forgée au XIXe siècle, et qui correspondrait au tracé très géométrique du journaliste du journal Le Temps, selon lequel : « […] La Macédoine […] occupe sur la carte la surface d’un triangle rectangle dont l’hypoténuse s’étendrait de l’extrémité méridionale du Pinde, à Metzovo, jusqu’à l’embouchure de la Maritza, à Dédéagatch ou à Enos. Le sommet de l’angle droit se place à

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peu près à la hauteur de la ville de Varosh, […], à mi-chemin d’Uskub et de Mitrovitza, non loin des sources du Vardar. »9

8 On trouve aussi une définition ottomane, fondée sur des prérogatives administratives, et qui est présentée par le journaliste français Henry Spont, dans La Nouvelle Revue de 1903, quand il précise que la « Macédoine » (terme qui, en revanche, n’a jamais été employé comme tel dans la nomenclature ottomane) est une expression géographique qui comprend les vilayets de Salonique, de Monastir et une partie du vilayet de Kosovo. Quelques années plus tard, en 1912, son collègue du journal Le Temps, considère qu’une partie du vilayet d’Andrinople en fait également partie.

Les lectures-appropriations historiques

9 Malgré l’incertitude de la définition des limites spatiales de la Macédoine, cette région, en tant que division territoriale de l’administration ottomane, était le point de convergence des irrédentismes de tous les royaumes voisins des domaines du sultan. Les journalistes français de l’époque semblent en être pleinement conscients. C’est ainsi que Léo Clarétie écrit, dans Le Petit Parisien du 12 octobre10 , que la mobilisation en cours à Sofia, n’est que « l’effort d’un peuple qui veut par-dessus les âges reprendre toute sa place au soleil, et qui lutte pour la plus grande Bulgarie, les yeux fixés sur la Macédoine. […] »

10 La Macédoine faisait partie du projet d’une Grande Bulgarie, qui renvoyait à l’étendue territoriale des royaumes médiévaux des tsars Siméon et Samuel ou à celle de la dynastie des Asanides11 et dont la réincarnation au XIX e siècle, ne serait-ce qu’éphémère, était due aux dispositifs stipulés par le Traité de San Stefano en 187812.

11 De leur côté, les Serbes nourrissaient, eux aussi, depuis l’époque de l’élaboration de Nacertanje13, le rêve de reconstituer l’empire de Dušan, qui comprenait la Macédoine, comme le rappelle André Morizet à ses lecteurs, dans L’Humanité14.

12 Cette région faisait également partie de la Grande Idée grecque (Megali Idea)15, volonté de l’État grec de reconstituer l’Empire byzantin. La « légitimité » d’un tel projet était en quelque sorte cautionnée par certains commentaires comme celui de l’envoyé spécial du journal Le Matin16 qui écrit le 26 octobre que : « Pour la première fois depuis 450 ans, un prince grec a pénétré en Macédoine à la tête de son armée »

13 On constate dans cette affirmation un amalgame très courant dans l’historiographie du XIXe et même du XX e siècle, qui consiste à assimiler l’Empire Romain d’Orient, autrement connu sous le terme anachronique d’Empire byzantin, à un royaume grec. Le calcul chronologique de ce commentaire montre aussi à quel point les différentes étapes de stratification historique de cet espace n’étaient pas forcément connues par tous les journalistes de l’époque. En effet, la Macédoine, dans son acception européenne du XIXe siècle, avait cessé d’appartenir à l’Empire byzantin au moins un siècle avant la prise de Constantinople par les Turcs ottomans et leurs alliés, événement auquel l’envoyé spécial du Matin fait allusion.

Les estimations ethnologiques

14 En dehors de l’inclusion de cet espace dans les desseins et projets expansionnistes des royaumes de la péninsule balkanique, au nom d’une lecture partielle et partiale de l’histoire, un autre aspect conflictuel de cette contrée de l’Empire ottoman réside dans sa composition ethnique. Encore une fois, les journalistes français de cette période sont

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particulièrement avertis de la complexité de la situation. Ainsi Jules Arren, du journal L’Éclair, intitule son article consacré au commentaire de la crise dans les Balkans, le casse-tête macédonien. Ce qui rend, selon lui, presque insoluble l’imbroglio macédonien, ce sont les Macédoniens : « […] Il y a dans ce pays un tel enchevêtrement de races, de religions et de langues, que tout partage, toute émancipation et tout gouvernement soulèvent aussitôt des objections formidables. »17 Il finit sa présentation de la situation prévalant en Macédoine, au début du conflit balkanique, en constatant que la Serbie, la Grèce, la Bulgarie et la Roumanie se disputent ce malheureux pays à coups de statistiques, sans avoir encore pu se mettre d’accord. « Chacun y fait sa propagande, au moyen d’écoles, de bandes armées, ne faisant qu’accroître la confusion. »18

La question macédonienne à l’origine de la Première Guerre balkanique

15 Les approches divergentes et contradictoires de la configuration géographique, de la composition ethnique et de l’appartenance historique de cet espace, posent les termes de la question macédonienne, à savoir du destin de cette région de l’Empire ottoman, dans un contexte d’antagonismes impérialistes19 et d’exaspérations nationalistes. Au mois d’octobre 1912, le journaliste de La Croix affirme que : « […] c’est la question de la Macédoine, qui depuis une quinzaine d’années conditionne la politique extérieure et intérieure de la Turquie. C’est la question de la Macédoine à peine généralisée qui motive aujourd’hui le conflit balkanique. […] »20

16 En effet, au moins depuis 1903 et la révolte d’Ilinden, événement qui marque l’apogée de l’activisme politique et militaire de l’ORIM (Organisation révolutionnaire intérieure macédonienne), la Macédoine préoccupe constamment les autorités ottomanes et occupe une place importante dans leur politique intérieure et leurs relations avec les grandes puissances21.

Typologie des interprétations des causes du conflit

17 Si la presse est unanime sur les origines de la Première Guerre balkanique et la place de la question macédonienne dans celle-ci, des approches divergentes apparaissent toutefois au sujet des motivations réelles des acteurs impliqués dans cette confrontation.

18 Une partie des journalistes adopte la position officielle des gouvernements des pays balkaniques, qui déclarent se battre pour la protection des droits de leurs coreligionnaires. D’autres voient la mobilisation des alliés comme la volonté d’une expansion territoriale au détriment de l’Empire ottoman, en vue de la réalisation des Grandes Idées respectives. Dans une telle optique, ils y décèlent également, derrière les ambitions démesurées des royaumes balkaniques, les traces des rivalités entre grandes puissances.

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Le conflit vu comme prétexte pour des conquêtes inavouées : une approche géopolitique – marxiste

19 Développant ce point de vue, Édouard Herriot dénonce, dans le Journal du 20 octobre, les mensonges diplomatiques proférés par les Alliés au sujet des réformes qu’ils auraient exigées de la part de l’Empire ottoman en Macédoine. Le journaliste du Figaro évoque, lui aussi les arrière-pensées qui auraient dominé la formulation de ces revendications, en précisant qu’à l’issue du conflit « la Bulgarie aimerait à s’annexer la Macédoine libérée »22.

20 Quant à Jaurès, le fondateur du journal L’Humanité, il est convaincu que le conflit qui se profile n’est que la continuation et la projection, sur le terrain de la Macédoine, de l’antagonisme austro-russe23.

21 Outre cette approche géopolitique, désignant comme causes profondes du conflit les convoitises irrédentistes des nationalismes balkaniques et les frictions diplomatiques des grandes puissances, il y avait aussi une lecture marxisante des événements qui se déroulaient dans la péninsule balkanique pendant cette période.

22 Le 14 octobre 1912, L’Humanité publie le texte du Manifeste adressé aux peuples d’Orient par les socialistes des Balkans24. Marcel Cachin nous informe que ses camarades ont essayé de montrer à leurs concitoyens que le but des nationalistes de leur pays n’était pas de réclamer, comme ils le disaient, plus de liberté pour les chrétiens d’Orient, mais de convoiter des marchés « pour le placement de leurs marchandises, de leurs capitaux et de l’excès de leur personnel bureaucratique ». Ce qu’ils recherchent, ajoute le futur directeur de L’Humanité, c’est, à l’exemple de tous les pays capitalistes petits et gros, leur expansion territoriale et économique. Et il conclut son analyse en affirmant que « ce qui s’agite en Orient présentement, les causes essentielles de la guerre sauvage qui va déshonorer, une fois de plus, notre humanité qui se croit civilisée, ce sont […] les intérêts. »25

Le conflit vu comme volonté de protection de populations menacées : une approche culturaliste – raciste

23 Ces raisonnements étaient taxés de lourd matérialisme par une partie de la presse, Le Temps en tête, ce journal de la bourgeoisie républicaine, qui considère que, derrière la mobilisation des alliés contre l’Empire ottoman, il y a un souci de protection des populations, notamment en Macédoine.

24 Avant même que la Première Guerre balkanique n’éclate, le Journal des Débats justifie l’agitation belliqueuse dans la région par un mécontentement inspiré par la politique violente de « turquification » qu’a suivi l’arrivée au pouvoir du parti Jeune-Turc, et qui a remplacé l’apaisement qui existait sous l’effet des promesses de l’ottomanisme libéral de la révolution de 1908. Depuis, tout n’a plus été que déception pour les chrétiens de Macédoine26.

25 Imprégnés de la même conviction, des journaux comme Le Gaulois27, faisant écho à la presse royaliste, présentent la démarche agressive des alliés comme un effort de délivrance de frères opprimés, tandis que La Croix28, carillonnant la voix catholique du journalisme français, compare l’opération des alliés aux croisades médiévales.

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26 Opposés aux tenants de l’approche géopolitique et marxiste, pour qui les mobiles économiques et les intérêts politiques prévalaient dans l’explication du déclenchement de la Première Guerre balkanique, les partisans de ce que j’appelle une approche culturaliste et raciste mettent en avant des causes de modèle « civilisationnel »29 ou d’appartenance raciale. Comme le fait remarquer Louis Dubreuilh, dans L’Humanité, pour les apôtres de ce point de vue : « C’est une lutte de race et de religion qui s’est engagée : Aryens contre Touraniens, chrétiens contre musulmans, Croix contre Croissant. […] »30 Dans un tel discours, les alliés sont censés représenter la civilisation alors que les Ottomans symbolisent la barbarie.31

27 André Chéradame s’attelant, à travers sa rubrique dans Le Petit Journal, à éclairer l’opinion publique sur les causes du conflit armé qui allait secouer l’Empire ottoman, explique à ses concitoyens que : « si les chrétiens des Balkans vont se confronter aux Turcs, c’est moins par l’effet de la différence des races, qu’en raison d’une diversité de civilisations qu’une expérience prolongée a montrée radicalement inconciliables. »32

28 Nettement plus catégorique, et sans aucune nuance dans son jugement, le spécialiste des questions étrangères du Journal inscrit la lutte turco-balkanique dans « le conflit gigantesque qui met aux prises le christianisme et l’islam depuis plus de mille ans. C’est le choc de deux conceptions morales, de deux civilisations, de deux races. C’est une guerre nationale et religieuse. »33

29 Des commentaires d’une virulence et d’un manichéisme pareils révèlent la nature des représentations de l’Autre, en l’occurrence du musulman et du Turc, dans une partie de la société française du début du XXe siècle ou, pour être encore plus précis, permettent de percevoir la direction vers laquelle une partie de l’opinion publique aurait pu évoluer si elle s’était laissé manipuler par de tels jugements.

Déclinaison des sympathies de la presse française à l’égard des acteurs de la Première Guerre balkanique

30 Influencer l’opinion publique était, bien évidemment, un des enjeux majeurs de la couverture par les journaux de l’escalade de la question macédonienne vers une confrontation militaire. Louis Dubreuilh constate, à son grand déplaisir, que tous les journaux, ou presque tous les journaux de la presse militariste et chauvine font l’éloge des alliés balkaniques contre les Turcs.34

31 En revanche, le rédacteur de La Croix est étonné par les sympathies dont on entoure les Turcs. Selon lui, une campagne systématique est menée à Paris en leur faveur, avec la Bourse, l’ambassade d’Autriche-Hongrie et certains bureaux du quai d’Orsay, comme bases d’opérations35. Derrière cette campagne turcophile, La Croix voit aussi l’ambassade ottomane qui « aurait largement entamé ses ‘fonds de presse’ et généreusement arrosé les journaux qui ont accepté ses inspirations »36 .

32 Ces joutes journalistiques et les tensions entre les différents représentants de la presse française37, tout en mettant le doigt sur des pratiques douteuses de financement38, sont en même temps, révélatrices d’un contexte sociopolitique qui se prêtait parfaitement, me semble-t-il, à une polarisation de la société autour de deux camps opposés. Après le coup d’Agadir, en 1911, les passions nationalistes39 étaient de nouveau agitées et ravivées en France. La décision du gouvernement de Berlin, d’accroître les dépenses militaires et les débats à l’Assemblée sur une éventuelle modification de la loi sur la

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conscription militaire, qui sera finalement votée par le cabinet d’Aristide Briand au mois de juillet 1913, portant la durée du service militaire de deux à trois ans40, n’ont fait pour le reste que creuser le clivage entre pacifistes et militaristes. Enfin, les relations diplomatiques de la République et notamment, son alliance avec la Russie, relevaient également d’une question d’intérêt national et divisaient davantage la presse française.

33 D’autre part, la loi de séparation de l’Église et de l’État constituait toujours une pierre d’achoppement à la normalisation des relations entre partisans d’un catholicisme intransigeant et ténors d’une libre-pensée anticléricale41 et fournissait un moyen de contestation majeure à tous ceux qui étaient plus ou moins ouvertement hostiles à la République laïque.

34 Jean Jaurès trace dans L’Humanité les lignes de démarcation idéologiques des deux tendances politiques et des deux sensibilités philosophiques aux prises pendant les premiers jours du conflit balkanique. Il pense que les représentants de la réaction, aussi bien à l’extérieur qu’à l’intérieur de la République, c’est-à-dire les dynasties impériales autrichienne et russe, d’une part, et les forces chauvines et cléricales, d’autre part, exploiteront l’effondrement de la Turquie nouvelle, contre toute idée de paix, de démocratie et de pensée libre.42

35 En ce qui nous concerne, on pourrait distinguer trois grandes approches de la crise balkanique et trois groupes respectifs de journalistes voire de journaux.

36 Il y a ceux qui œuvrent pour la paix et sont critiques à l’égard des intentions belliqueuses des alliés tout en optant pour la mise en place d’une fédération des peuples dans les Balkans et notamment en Macédoine.

37 Ensuite, il y a ceux qui, soit par sympathie envers les Ottomans, soit par la crainte d’un recul de l’influence des missions catholiques soutenues par la France et d’une éventuelle prédominance orthodoxe en Macédoine, souhaitent le maintien du statu quo territorial.

38 Enfin, il y a ceux qui s’expriment en faveur des tentatives des souverains des royaumes chrétiens et qui se montrent hostiles aux Ottomans et à leur présence dans le continent européen.

En faveur de la paix : l’idée de la création d’une fédération

39 En adoptant la première position, le journal Gil Blas publie, le 5 octobre, le discours qu’Anatole France prononça à la mémoire d’Émile Zola, à l’occasion de la commémoration des dix ans sa disparition. Dans cet hommage, il affirma que : « À cette heure où en Europe, et dans le monde entier, toute idée de justice et de droit est foulée aux pieds, où les peuples n’ont qu’un seul culte, la force, un seul idéal, la violence, où l’on est traité de mauvais citoyens dès qu’on s’oppose aux entreprises dirigées par la brutalité ou la cupidité contre la paix universelle et les libertés publiques, il convient de rappeler ce que fit Zola, il y a quatorze ans. […] délibérément, il fit le sacrifice de sa popularité, de son repos, de son travail, et se jeta dans les fatigues et les périls pour éviter une injustice à son pays et se montrer lui-même un juste. »43

40 Dans l’ambiance de fanatisme religieux prôné par une partie de la presse française qui prêche la croisade contre les infidèles, l’illustre écrivain humaniste renvoie ses concitoyens à l’Affaire qui a tellement remué la conscience civique et fortement secoué les fondements moraux de la société française à la fin du XIXe siècle. De même qu’à cette occasion Émile Zola lançait son célèbre accusatoire contre l’injustice faite au

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capitaine Dreyfus, victime d’un antisémitisme virulent, de même ses contemporains devaient se dresser contre une guerre qui piétinait toute idée de droit et qui prenait les allures d’une croisade antimusulmane.

41 Relayant les paroles d’Anatole France une Parisienne, qui s’exprime dans les pages du Gil Blas, vante l’intervention du baron Constant d’Estournelles44 en faveur de la paix et fustige la démarche belliqueuse des alliés : « […] hélas ! vous avez formé de si beaux rêves ! Désormais les nations ne devaient plus avoir recours à la force pour discuter leurs droits. Un tribunal devait examiner les faits et rendre un arrêt. Mais les Bulgares, les Serbes, les Grecs refusent de soumettre les questions litigieuses à des experts […] pour faire une juste opposition à l’ardeur belliqueuse des amis de la guerre, les apôtres de la paix doivent agir. […] »45

42 Cette imploration est exaucée par les journaux socialistes, ou proches de ceux-ci, qui prennent nettement position contre toute opération militaire. Ainsi, La Petite République du 2 octobre déclare qu’ : « il est intolérable que les agitateurs de Macédoine continuent indéfiniment à troubler la quiétude universelle, que les petits souverains de Belgrade, de Sofia et d’Athènes persistent à se faire une popularité aux dépens de la paix du monde. »

43 Les socialistes français, en harmonie avec leurs camarades des pays balkaniques, se prononcent pour la constitution d’une Fédération balkanique seule capable, selon eux, de garantir les droits de tous les peuples de la région. Jean Jaurès, figure de proue de cette campagne et ardent partisan de la paix, informe les lecteurs de L’Humanité que : « les socialistes de tous les États balkaniques, ceux de Roumanie, de Serbie, de Bulgarie, de Turquie, de Grèce s’organisent pour affirmer leur commune volonté de paix et de réforme. Oui, ils veulent alléger le fardeau qui pèse sur les opprimés. Mais ce n’est pas par des guerres de rapine ou d’orgueil revêtues d’un faux-semblant de philanthropie. C’est en donnant des garanties à tous ceux qui travaillent, c’est en les libérant du joug d’un féodalisme exploiteur qui partout réduit les paysans à n’être que des corvéables et des serfs. C’est en associant les efforts de toutes les races pour une œuvre commune de liberté et de justice sociale »46.

En faveur de l’Empire ottoman : le principe du maintien du statu quo

44 Une deuxième catégorie de journalistes et de journaux regroupe ceux qui soit par sympathie envers l’Empire ottoman, soit par sens de pragmatisme politique, insistent sur la nécessité du maintien du statu quo territorial. Parmi eux, des voix isolées comme celle de Pierre Loti dans Le Matin (13 octobre) ou celle de Claude Farrère dans L’Intransigeant, conjurent l’Europe d’intervenir en faveur des Ottomans. Édouard Herriot, sénateur de Rhône et fervent défenseur de la laïcité, avec le Parti radical, va encore plus loin dans son raisonnement, en affirmant que si la Turquie était vaincue, ce seraient la civilisation et l’idéalisme qui, du même coup, seraient cruellement atteints. En même temps, il plaide en faveur du régime des Jeunes-Turcs et il invite ses concitoyens, afin qu’ils puissent juger à son mérite et à ses difficultés la récente révolution turque, à songer à la Révolution française. La Turquie de 1912 se trouve à peu près dans la même situation que la France de 1792, à la veille de Valmy47, quand, attaquée de toutes parts, elle essayait d’établir l’ordre nouveau, déclare-t-il.

45 D’autres journaux, moins favorables a priori au régime des Jeunes-Turcs, en place à Istanbul en ce début de conflit balkanique, se rallient, eux aussi, au principe du respect des frontières de l’Empire ottoman. Ils sont guidés dans ce choix par leur conception de l’intérêt national. Joseph Odelin, dans Le Cri de Paris du 17 octobre, se fait l’exégète de

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cette position. En y exposant son raisonnement, il essaye de convaincre ses lecteurs que l’influence française en Orient dépend tout entière des missions catholiques. Des rapports séculaires et une longue tradition assurent au protectorat français, en Orient et sous le régime ottoman, une prépondérance. Selon sa syllogistique, cette position ne saurait être maintenue si les Bulgares et les Serbes se partageaient la Turquie, « car, le catholicisme n’a pas de pires ennemis dans cette région que les chrétiens orthodoxes et leurs alliés », souligne-t-il. Cette assertion, qui est également partagée par Paul Cassagnac, directeur de L’Autorité, journal bonapartiste, est contestée par tous ceux qui aspirent à la victoire des Alliés, la considérant, à l’instar de Jollivet, collaborateur du journal Le Cri de Paris, comme un triomphe de la Croix contre le Croissant.

En faveur des alliés : la proposition de la suppression des possessions européennes de l’Empire ottoman

46 Les journalistes de La Croix prennent, eux aussi, fait et cause pour la civilisation chrétienne, contre la communauté musulmane. Si leur foi leur dicte les alliances à défendre, leur verdict obéit également à des critères d’intérêt national. Ainsi, dans son article du 26 octobre, le responsable de la politique étrangère s’exclame-t-il : « […] regardez les nations en présence. D’un côté la Turquie […], équipée à l’allemande, instruite par des officiers allemands, encombrée de matériel allemand, la Turquie morceau détaché de la Triplice. De l’autre, la Grèce […] équipée à la française, instruite par des officiers français ; la Serbie dont les munitions françaises font merveille ; la Bulgarie créée et mise au monde par la Russie, alliée et amie, la Bulgarie dont les canons français tonnent autour d’Andrinople. Kiamil pacha s’est trompé : ce n’est pas une guerre austro-russe qui se déroule, c’est presque une guerre franco-allemande, Schneider contre Krupp et dont l’enjeu est la prédominance germanique en Orient. »48

47 Les journalistes qui souhaitent la défaite ottomane le font à la fois au nom de considérations religieuses et au nom d’appréciations politiques. Les premières renvoient au rejet de l’islam et les secondes à la suprématie de la France en Orient. D’une part, ils pensent qu’une victoire des royaumes chrétiens en Macédoine entraverait les prétentions panislamiques49 du régime des Jeunes-Turcs et, d’autre part, qu’un triomphe des armées des alliés, équipées par l’industrie française, sonnerait le glas de l’influence allemande, incapable d’assurer le succès de ses protégés et clients dans cette contrée du continent. Dans ce cas, il s’agirait également d’une revanche, ne fût-ce qu’indirecte, censée effacer, aux yeux de ces journalistes nationalistes, la défaite de 1870 et déblayer le terrain pour la revanche réelle, lors d’une confrontation militaire entre les deux pays, considérée comme imminente.

Conclusion

48 En guise de conclusion, on pourrait dire que la représentation spatiale de la Macédoine et la perception de la complexité de la question macédonienne ne diffèrent pas largement d’un journal à l’autre. En revanche, leurs approches et lectures du conflit armé imminent, cristallisent les crispations idéologiques et les divergences politiques qui traversent et travaillent la société française, en ce début du XXe siècle. Des nationalistes-militaristes s’opposent à des pacifistes, des russophiles rencontrent des germanophobes, et des anticléricaux se dressent contre les adversaires de la République laïque. On voit s’opposer des journaux et des journalistes proches du Parti

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radical (Le Radical), des socialistes (L’Humanité, La Petite République) ou des libres penseurs, à des journaux et à des journalistes issus des mouvances et des tendances des droites, républicaine (Le Figaro, Le Journal, Le Petit Journal), nationaliste (L’Éclair, Le Cri de Paris) ou catholique (La Croix). Si les uns se caractérisent par leurs discours en faveur d’une résolution pacifique de la question macédonienne, les autres sont, d’une part, animés par des sentiments antiturcs, antimusulmans et antiallemands et, d’autre part par des raisonnements de méfiance à l’égard des Églises orthodoxes des royaumes balkaniques et leurs possibles réactions préjudiciables à la continuité des missions catholiques françaises en Macédoine (Le Cri de Paris, L’Autorité). Parfois, plusieurs voix s’expriment au sein d’un même journal, comme c’est le cas du Cri de Paris et surtout de grands quotidiens comme Le Journal ou Le Matin. Néanmoins, l’unanimité de la presse française sera de nouveau acquise et manifestée quand les journalistes, suite aux premières réussites militaires des alliés, s’interrogeront sur le devenir de la Macédoine, une fois la guerre achevée. Jean Jaurès résume, de la manière la plus éloquente, le point de vue le plus communément partagé par ses collègues, quand il se demande si ces opérations n’aboutiront pas à la conquête et au partage de la Macédoine entre les vainqueurs : « Ô peuples et rois de Monténégro, de Bulgarie, de Serbie, de Grèce […] qui de vous sera l’élu de Dieu ? Mais vous entendrez-vous seulement pour régler le sort de la Macédoine […] ? Sur la bête déchirée la meute se déchirera. »50 annonce-t-il, de manière prophétique, teintée d’ironie. Quelques mois plus tard, le traité de Bucarest met fin aux hostilités de la Deuxième Guerre balkanique, déclenchée à cause des revendications divergentes et des intérêts conflictuels opposant les alliés d’hier et ayant pour centre le partage des provinces ottomanes de la Macédoine.

NOTES

1. Pour une présentation générale des enjeux de la question d’Orient, voir Matthew Anderson, The Eastern question: a study in international relations, 1774-1923, London, Macmillan, 1982, Alexander Lyon Macfie, The Eastern question, 1774-1923, London, New York, Longman, 1996 et Stéphane Yerasimos, Questions d’Orient : frontières et minorités des Balkans au Caucase, Paris, Éd. La Découverte, 1993. La plupart des études publiées jusqu’à nos jours s’intéressent surtout aux aspects diplomatiques, militaires et socio-économiques de la question d’Orient et pas tellement à sa perception par les contemporains. 2. Pour une définition des objectifs et de la méthodologie de l’histoire socioculturelle, voir Jean- Pierre Rioux, Jean-François Sirinelli (dir.), Pour une histoire culturelle, Paris, Éd. du Seuil, 1997 et Pascal Ory, L’histoire culturelle, Paris, PUF, 2004. 3. Pour une périodisation analytique des événements des Guerres balkaniques, voir les tableaux chronologiques dans Egidio Ivetic, Le guerre balcaniche, Bologna, Il Mulino, 2006. 4. En ce qui concerne la déclinaison des sensibilités politiques et la catégorisation des affinités politiques des journaux français de l’époque, voir la typologie établie par Christophe Charle dans, Le siècle de la presse, 1830-1939, Paris, Éditions du Seuil, 2004 (notamment le chapitre intitulé « Journaux et journalistes dans les années 1880-1900).

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5. Pour une présentation des différentes tendances de la droite en France, voir René Rémond, Les droites en France, Paris, Aubier, 1990 (1982). 6. Jean-Jacques Brousson, « Courrier de Paris », Gil Blas, 17 octobre 1912. 7. Sur les méthodes de l’enquête sociologique inaugurées et pratiquées par les disciples de l’école leplaysienne, voir Bernard Kalaora, Les inventeurs oubliés : Le Play et ses continuateurs aux origines des sciences sociales, Paris, Champ Vallon, 1989. 8. Azambuja Gabriel, Le conflit des races en Macédoine, d’après une observation monographique, Paris, 1904, p. 3. 9. « La guerre d’Orient », Le Temps, 16 octobre 1912. 10. Léo Clarétie, « Choses de Bulgarie », Le Petit Parisien, 12 octobre 1912. 11. Sur les références médiévales des revendications irrédentistes des pays balkaniques, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, voir Alexandru Madgearu, The wars of the Balkan Peninsula, their medieval origins, Lanham, Scarecrow Press, 2008. 12. Le traité de San Stefano mettait fin à la guerre russo-turque de 1877 et attribuait à la Bulgarie la majeure partie de la région géographique de la Macédoine. 13. Nacertanje : projet, dessein en serbe. Il indique le programme national des Serbes rédigé par Ilija Garašanin en 1844. Les buts de la politique extérieure de la Serbie y sont énoncés et puisent leur inspiration dans le souvenir de l’empire de Dušan au XIVe siècle. 14. André Morizet, « Pierre Ier de Serbie », L’Humanité, 8 octobre 1912. 15. L’idée de ce projet expansionniste fut diffusée par le Premier ministre grec Jean Kolettis en 1844, en antidote comme le soutient Georges Castellan aux dysfonctionnements multiples de la vie politique interne du royaume grec de cette époque. 16. Le Matin, 26 octobre 1912. 17. Jules Arren, « Le casse-tête macédonien », L’Éclair, 14 octobre 1912. 18. Idem. 19. La Macédoine constituait, à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, une région géographique dans laquelle se confrontaient les intérêts géostratégiques et économiques divergents entre la politique de Drang nach Osten de l’Empire austro-hongrois et de l’Allemagne d’une part, et la volonté de l’Empire tsariste pour un accès à la mer Égée d’autre part. 20. « La Macédoine » par R.T., La Croix, 19 octobre 1912. 21. Le 20 juillet (2 août) 1903, jour de la Saint-Élie (Ilinden), l’Organisation révolutionnaire intérieure macédonienne (ORIM) lance une révolte armée contre l’autorité ottomane dans le vilayet de Monastir (Bitola). Au départ, les insurgés remportent des succès et réussissent à proclamer une République autonome, la République de Kruševo, avant que leur insurrection ne soit brutalement réprimée. L’ampleur des représailles est pour l’empereur François-Joseph et le tsar Nicolas II une occasion favorable pour intervenir dans l’organisation politique de la Macédoine. Après leur rencontre au château de Mürzsteg, ils imposent au sultan un programme de réformes, selon lequel l’inspecteur général ottoman serait assisté en Macédoine de deux « agents civils », l’un autrichien et l’autre russe. De plus, la région de la Macédoine serait divisée en secteurs de police, dont le contrôle était confié à chacune des cinq grandes puissances de l’époque : l’Angleterre, la France, l’Italie, l’Autriche et la Russie. Cette tutelle administrative resta en vigueur jusqu’à l’avènement au pouvoir des Jeunes-Turcs en 1908. Pour une étude analytique des activités de l’ORIM, voir Dunkan M. Perry, The politics of terror: the Macedonian liberation movements, 1893-1903, Durham, Duke University Press, 1988. 22. Le Figaro, 1er octobre 1912. 23. Jean Jaurès, « La crise balkanique, pas d’illusion », L’Humanité, 7 octobre 1912. 24. Pour le rôle primordial joué par la Fédération socialiste ouvrière des Balkans dans la coordination des initiatives antimilitaristes dans les Balkans pendant la période des Guerres balkaniques, voir Paul Dumont, « La Fédération socialiste ouvrière de Salonique à l’époque des guerres balkaniques », East European Quaterly, 1980, vol. XIV, no 4, pp. 383-410.

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25. Marcel Cachin, « Lourd matérialisme », L’Humanité, 15 octobre 1912. 26. « La mobilisation balkanique », Le Journal des Débats, 2 octobre 1912. 27. « La Guerre d’Orient par Tout-Paris, Bloc-notes parisien », Le Gaulois, 13 octobre 1912. 28. « La Turquie réduite aux abois », par R.T, La Croix, 3 octobre 1912. 29. Cette approche pourrait nous faire penser à la division de notre planète en zones ou aires « civilisationnelles » potentiellement conflictuelles décrites par Samuel Huntington dans son ouvrage Le choc des civilisations (traduction française) Paris, O. Jacob, 1997. 30. Louis Dubreuilh, « Ni croix ni croissant », L’Humanité, 8 octobre 1912. 31. Pour une synthèse des débats autour de la notion de civilisation, ainsi que pour une présentation de la place occupée par le discours racial dans des disciplines telles que la sociologie ou l’ethnologie, en France, au tournant du XXe siècle, voir Laurent Mucchielli, La découverte du social, naissance de la sociologie en France, Paris, La Découverte, 1998. 32. André Chéradame, « La Guerre des Balkans et les intérêts de la France », Le Petit Journal, 17 octobre 1912. 33. « Pourquoi la guerre ? », Le Journal, 19 octobre 1912. 34. Louis Dubreuilh, « Ni croix ni croissant », L’Humanité, 8 octobre 1912. 35. « Pour Dieu Pour la France », par R.T., La Croix, 26 octobre 1912. 36. « Ce que disent les journaux », La Croix, 26 octobre 1912. 37. Voir Claude Bellanger (dir.) Histoire générale de la presse française, tome III, entre 1871 et 1940, Paris, PUF, 1972. 38. Sur les pratiques de financement de la presse française au début du XXe siècle, voir Félicien Challaye, « Politique internationale et journalisme d’affaires » dans Revue du mois, 10 juin 1911. 39. Le sujet des différentes étapes et expressions du nationalisme français pendant la période 1870-1914 a été amplement traité dans la bibliographie francophone et anglo-saxonne. Parmi les nombreuses références bibliographiques, on pourrait consulter avec intérêt, celles de Jean-Jacques Becker, Stéphane Audoin-Rouzeau, La France, la nation, la guerre, 1850-1920, Paris, Sedes, 1995, Eugen Weber, The nationalist revival in France, 1905-1914, Berkeley, University of California Press, 1959 et Zeev Sternhell, Maurice Barrès et le nationalisme français, Bruxelles, Éd. Complexe, 1985 (1972). 40. Sur la polémique suscitée par l’élaboration de la loi des trois ans et la place que celle-ci a occupée dans les débats publics en France, voir Miller Paul, From Revolutionaries to Citizens: antimilitarism in France 1870-1914, Durham, London, Duke University Press, 2002 et Krumreich Gerd, Armaments and Politics in France on the eve of the First World War. The introduction of the three- year conscription, 1913-1914, Dover, Berg Publishers, 1984. 41. Voir Jacqueline Lalouette, La République anticléricale, XIX-XXe siècle, Paris, Éd. du Seuil, 2002. 42. Jean Jaurès, « Réacteurs dupes » L’Humanité, 3 novembre 1912. 43. Gil Blas, 5 octobre 1912. 44. Fervent opposant à la politique coloniale et à l’augmentation des dépenses militaires, il était également favorable à un rapprochement franco-allemand. Ses efforts pour la promotion de l’idée d’un arbitrage pacifique entre les nations lui ont valu le prix Nobel en 1909. Pour plus d’informations concernant sa vie et son œuvre, voir Laurent Barcelo, Paul d’Estournelles de Constant : l’expression d’une idée européenne, Paris, L’Harmattan, 1995. 45. « Billet d’une Parisienne à M. d’Estournelles de Constant », Gil Blas, 11 octobre 1912. 46. Jean Jaurès, « Pour la paix » L’Humanité, 8 octobre 1912. 47. Édouard Herriot, « France et Turquie », Le Journal, 20 octobre 1912. 48. « Pour Dieu, Pour la France », par R.T., La Croix, 26 octobre 1912. 49. Ces prétentions étaient conçues comme des véritables menaces de pays qui comme la France, l’Angleterre ou la Russie, contrôlaient des populations ou des régions avec d’importantes communautés musulmanes. 50. L’Humanité, 2 octobre 1912.

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RÉSUMÉS

Comment la presse française, en trois familles idéologiques distinctes, présente la question macédonienne en 1912. L’objectif de cette communication est d’étudier comment la presse française aborda la question macédonienne au commencement de la première guerre balkanique. Une première catégorie de journaux (socialistes, syndicalistes, anarchistes, anticléricaux) se prononce pour la paix et soutient soit le maintien du statu quo territorial, soit la création d’une fédération balkanique, en dénonçant en même temps le caractère expansionniste des projets des alliés balkaniques. Une deuxième catégorie (nationalistes de droite, antirépublicains) adopte la rhétorique officielle des royaumes balkaniques qui justifiaient leur mobilisation au nom de la défense des droits de leurs coreligionnaires dans l’Empire ottoman et notamment en Macédoine. La plupart de ces plumes ont trempé d’une part dans la haine du Turc et du musulman et sont inspirées d’autre part, par leur volonté revancharde contre l’Allemagne qui aurait équipé l’armée ottomane alors que l’industrie française aurait doté les alliés balkaniques. Enfin, une dernière catégorie (catholiques, bonapartistes) considère que le bouleversement du statu quo territorial au profit des royaumes orthodoxes serait préjudiciable pour les intérêts économiques et culturels français.

French newspapers comment the Macedonian question at the dawn of the Balkan Wars. The aim of this paper is to study how the French newspapers dealt with the Macedonian question at the beginning of the Balkan Wars. A first group (socialists, trade-unionists, anarchists, anticlerical), backs up a peaceful settlement of the dispute and is in favor of the maintenance of the status quo or the creation of a Balkan federation. It is also denouncing the expansionist character of allies’ projects. A second group (right nationalists, antirepublicans) adopts the official rhetoric of the Balkan kingdoms, justifying their mobilization in the name of the defense of Christian communities in the Ottoman Empire, notably in the region of Macedonia. The majority of these articles are instilled with the hate of the Turk and the Muslim, and they are inspired by their authors’ will to take revenge against Germany, whose military industry had equipped the ottoman army whereas the allies’ war machines had been fabricated in France. Finally, a last category (catholics, bonapartists) considers that French economical and cultural interests would be jeopardized in the case of a victory of the Orthodox Balkan kingdoms

INDEX

Thèmes : Histoire, Sciences politiques Index chronologique : guerres balkaniques (1912-1913) motsclesel Βαλκάνια, Ελλάδα, Μακεδονία, Βαλκανικοί Πόλεμοι (1912-1913) motsclestr Balkanlar, Yunanistan, Makedonya, Balkan Savaşları (1912-1913) Mots-clés : fédération balkanique, ORIM/VRMO, presse française, San Stefano, Touranien motsclesmk Балканот, Грција, Македонија Index géographique : Balkans, Grèce, Macédoine Keywords : French press, Balkan federation, Politics, Balkans, Greece, Macedonia

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AUTEUR

NICOLAS PITSOS Enseignant à l’ICES, Doctorant CREE-CEB EA 4513

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La République de Macédoine dans la presse française La question du nom

Toni Glamcevski

« Imaginez-vous, un instant, vivant un affreux cauchemar. Vous voilà citoyen d’un pays à éclipses, aux frontières caoutchouteuses, au territoire protoplasmique entouré de voisins hostiles. La « France », dit l’Allemand ? Ah oui, la Rhénanie occidentale ? Mais non, rétorque l’Italien ; vous savez fort bien que ces « Français » sont des Piémontais francophones. Enfin, ceux du sud du pays. Au-dessus, ce sont des Gaulois ou des Germains, mais en aucun cas des Français, bien qu’ils s’entêtent à usurper ce nom. Suffoqué, le Belge l’interrompt : pas du tout ! La « France », c’est la Wallonie méridionale ! Alors qu’ils en viennent aux mains, vous vous réveillez en sursaut, trempé de sueur et cœur battant. Les « Macédoniens » – bien réveillés – vivent ce cauchemar-là depuis un siècle. Et aujourd’hui encore… » « Le Chaos Balkanique », Xavier Raufer, François Haut

1 Malgré son nom illustre, la Macédoine demeure un des pays d’Europe les plus mal connus en France. Jusqu’en 1991, l’année de l’indépendance du pays, très peu de gens connaissaient l’existence de la République de Macédoine. Quand on évoquait la Macédoine, celle-ci était avant tout associée à l’Antiquité et à un mélange de fruits ou légumes. Au début du démantèlement de la fédération de l’ancienne Yougoslavie et de l’indépendance de la Macédoine, très peu d’informations à son sujet parvenaient en France.

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2 La Macédoine, longtemps restée en lisière des conflits yougoslaves, excepté durant l’année 2001, n’a pas attiré un grand intérêt dans les médias français. Quand on écrivait à son sujet, c’était souvent dans le contexte de conflits voisins, particulièrement pendant la guerre du Kosovo. Les médias français commencent à s’intéresser vraiment au pays lors du blocage de sa reconnaissance par la Grèce (1991). De nombreux articles, commentaires, reportages, interviews et rappels historiques, tentent alors d’éclaircir la situation du pays, mais souvent avec de médiocres connaissances sur celui-ci et la région en général.

3 Dans la période qui va du printemps 1999 au 11 septembre 2001, il y eut une intense production journalistique au sujet de la Macédoine, tant dans les journaux que dans les services de communication des institutions et organisations internationales et nationales. Et, dans ce cas, ce qui est une exception sur le traitement médiatique des conflits de l’ex-Yougoslavie, il y a eu très peu d’interventions de la part des intellectuels et experts.

4 Cet exposé a pour but d’apporter des éclairages sur le traitement médiatique du conflit qui a opposé la République de Macédoine à la Grèce dans la presse française de 1991 à aujourd’hui, et sur certains aspects de la question du « nom ». Ce n’est pas une analyse du travail journalistique, mais de l’image que les médias ont donné de la Macédoine à travers la presse française, sachant que les journalistes écrivent souvent la première version de l’histoire et influencent l’opinion publique.1

5 La période entre 1991 et 2009 peut être facilement partagée en deux parties : la première - l’indépendance du pays et sa lutte pour la reconnaissance internationale ; la deuxième – la Macédoine pendant le conflit du Kosovo : le conflit de 2001 sur son territoire et la Macédoine post conflictuelle, en d’autres termes les relations entre les Macédoniens et les Albanais.

De 1991 à 1998

6 « Diplomatiquement, la question de la Macédoine est tranchée, la Macédoine aussi, en trois morceaux, le serbe, le grec et le bulgare. Le traité de Neuilly a recueilli, à ce sujet, toutes les signatures nécessaires. »2 - écrivait, en 1931, Albert Londres.

7 Les articles sur la « poudrière des Balkans », écrits 60 ans auparavant par Albert Londres, sont encore d’actualité. Il reconnaît implicitement, en 1931 que « la question de la Macédoine » n’est pas réglée, en 2009 elle ne l’est pas non plus, bien que tranchée.

8 Les premiers articles sérieux sur la Macédoine ont été publiés courant 1991, plus précisément après le référendum du 8 septembre. La presse parisienne va titrer : « Le oui à l’indépendance de la Macédoine », un vote de survie pour le plus pauvre des États yougoslaves. Libération (lundi 9 septembre 1991) rappelle qu’« officiellement il n’est pas question de sécession. Les électeurs de Macédoine ont été priés de répondre à la question de savoir s’ils veulent oui ou non, vivre dans une république souveraine et indépendante dotée du droit à une association d’États yougoslaves souverains. » Si la Macédoine entend marcher vers l’indépendance en toute prudence, c’est bien parce que ses dirigeants sont conscients que cette république vit dans un environnement particulièrement hostile, où Bulgares et Serbes cherchent à se l’approprier, où les Grecs craignent de voir ressusciter sur leur sol la question macédonienne, et où les Albanais visent la partie ouest, écrit ce journal.

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9 « Les Macédoniens ont massivement participé au référendum sur l’indépendance de leur République. » En votant ainsi, « La Macédoine entend se prémunir contre un éventuel échec des négociations sur l’avenir de la Yougoslavie, qui la laisserait dans une fédération amputée de la Slovénie et la Croatie, mais dominée par la Serbie », conclut Le Monde (mardi 10 septembre 1991).

10 Les difficultés résident dans la reconnaissance de la Macédoine en tant qu’État indépendant, dans les relations avec la Grèce3. De nombreux articles rendent compte des efforts de la Macédoine pour sa reconnaissance internationale. Le Monde expose l’attitude de la France face à la reconnaissance des Républiques ex-yougoslaves. La reconnaissance se fera « avec des nuances et des délais », selon M. Roland Dumas, ministre des Affaires étrangères. « Sur les quatre » Républiques qui ont sollicité cette reconnaissance « on pourra déjà en reconnaître quelqu’une, peut-être, pour les autres, le fera-t-on de façon différée dans le temps ». La Macédoine doit encore attendre, selon Libéation (mercredi 15 janvier 1992), alors que Le Monde (jeudi 16 janvier 1992) annonce « Oui » à la Slovénie, « oui » à la Macédoine, « non » à la Bosnie-Herzégovine ». « Quant à la Croatie, elle est priée de revoir un peu sa copie… », telles sont les conclusions de la commission d’arbitrage, composée de cinq membres des cours ou tribunaux constitutionnels européens et dirigée par M. Robert Badinter4

11 Libération (mercredi 15 janvier 1992) et Le Monde (jeudi 16 janvier 1992) transmettent la déclaration du président François Mitterrand donnée à l’issue de sa visite à Luxembourg dans laquelle il exclut une reconnaissance immédiate de la Macédoine : « C’est une question prématurée. Là, peut-être plus encore qu’en Croatie se trouve posé le maximum de conséquences d’ordre international. La France ne s’engagera pas légèrement dans cette affaire et pour l’instant ne recommande pas du tout cette reconnaissance. […] Nous n’avons pas reçu de demande officielle de la République yougoslave de Macédoine, je n’ai donc pas à répondre à cette question. »

12 La journaliste du Monde, Claire Tréan rappelle que le président Mitterrand a oublié que les autorités de Skopje avaient formulé cette requête en décembre 1992, et conclut « M. Mitterrand ne s’en remettra donc pas, à propos de la Macédoine, à l’avis des juristes. »

13 Cela relativise quelque peu la portée de la méthode que la France avait elle-même préconisée à ses partenaires européens, face aux demandes de reconnaissance de nouveaux États : établir une série de conditions auxquelles toute entité aspirant à l’indépendance doit obéir et, dans le cas des Républiques yougoslaves, demander à la commission d’arbitrage d’évaluer si ces conditions sont effectivement remplies ». La position française est longtemps restée incomprise par l’opinion publique macédonienne et, indirectement a contribué à la déstabilisation du pays, la laissant sans reconnaissance internationale.

14 Le Monde (mardi 28 janvier 1992) publie l’article de son correspondant d’Athènes, Didier Kunz, « La Macédoine poudrière des Balkans », qui essaye de donner une analyse du « conflit » ; cet article est le miroir de la position officielle de la diplomatie grecque et de ceux qui nient l’existence du peuple macédonien. Dans le texte on lit entre autres : « …Maréchal Tito, d’origine croate, a créé, en 1945, la Macédoine comme État-tampon afin de limiter la puissance de la Serbie vers le sud... » Ici nous avons le parfait exemple de la méconnaissance de l’histoire qui peut induire en erreur les lecteurs. Le journaliste ignore que la République de Macédoine a été déclarée, le 2 août 1944, par les délégués du peuple macédonien de l’Assemblée antifasciste pour la libération populaire de la

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Macédoine (ASNOM), et non par Tito. La minorité macédonienne en Grèce sous la plume du journaliste se transforme en population bulgare, citant un rapport de la Société des Nations de 1926, selon lequel la Macédoine grecque avait établi à l’époque une unité ethnique composée de 89 % de Grecs et de 5 % de Bulgares. Donc, les Macédoniens n’existent pas. Il oublie de rappeler que, la même année, le gouvernement grec, par décret, change tous les toponymes de la Macédoine grecque en les hellénisant, menant une politique d’assimilation forcée de la population non grecque5.

15 M. Kunz fait partie des premiers journalistes qui utilisent le terme « slave » pour qualifier le peuple macédonien. Dans son article publié dans Le Monde (mardi 28 janvier 1992) il représente l’Organisation révolutionnaire macédonienne intérieure (VMRO, ou ORIM), comme une organisation bulgare. Selon lui « des intellectuels bulgares créent notamment l’Organisation révolutionnaire macédonienne intérieure (VMRO, ou ORIM), qui donnera naissance aux fameux « comitadjis »6 dont les actions terroristes sont décrites, en 1931 par Albert Londres… ».

16 RFI programme en langue serbo-croate (mercredi 29 janvier 1992) répond à cette analyse du Monde avec une sévère critique, signée par la journaliste Maria Bezanovska. Une grande partie de cette critique est reproduite quinze jours plus tard dans Le Quotidien de Paris (vendredi 14 février 1992) sous le titre « Au nom de la Macédoine », dans lequel elle répond avec ses arguments aux arguments des Grecs, en faisant un rappel historique (qui n’est jamais facile à faire quand il s’agit des Balkans).

17 À partir du samedi 4 avril 1992, Le Monde commence à publier une série d’articles d’Yves Heller consacrés aux relations entre la Macédoine et la Grèce. La première page titre « Passions macédoniennes », un grave conflit politicosémantique oppose Athènes et Skopje. Dans le sous-titre le journal évite d’utiliser le nom du pays, mais, dans le grand reportage, il montre d’une manière impartiale le climat régnant en Grèce : « Un climat, d’abord, où le passionnel prime devant ce véritable « crime » commis par les gens de Skopje – il n’est pas question de prononcer le mot même de Macédoine lorsque l’on parle de la République ex-yougoslave -- quand ils ont décidé à l’instar des Slovènes et des Croates de déclarer unilatéralement leur indépendance en conservant l’appellation sous laquelle leur République est connue depuis quarante-cinq ans, à savoir République de Macédoine. » C’est une parfaite illustration d’un nationalisme nourri par des politiques, médias et scientifiques (des archéologues) et rumeurs, comme celle qui accuse le « Vatican d’avoir payé les Pays-Bas pour que ceux-ci reconnaissent » la République de Macédoine. Toujours selon ses dires, « le boycottage des produits néerlandais et allemands organisé en Grèce a empêché cette reconnaissance ». Pour mener à bien ses noirs desseins, le pape agit dans l’ombre : « Derrière Gligorov, il y a De Michelis et, derrière De Michelis, il y a le pape. », « Ce que fait le pape est un grand danger ».

18 Trois jours plus tard, Le Monde (mardi 7 avril 1992) publie un nouvel article, mais cette fois de Skopje avec pour titre « La reconnaissance de la Macédoine est devenue une question d’éthique pour la CEE » », citant les paroles du président Gligorov. Le président macédonien présente la position de son pays, rassurant son voisin du sud en lui assurant qu’il n’a pas de prétentions territoriale et historique. Gligorov explique ici qu’il ne voit pas ce que ça apportera à la Grèce de changer le nom de Macédoine et ce qu’elle perdra « si nous gardions le nom de Macédoine. Nous habitons une partie de la région que l’on appelle la Macédoine, et cela fait des siècles que nous nous appelons Macédoniens. Cela n’a, bien sûr, aucun rapport avec les Macédoniens de l’époque

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d’Alexandre le Grand. Nous sommes slaves, venus ici au cours des sixième et septième siècles, et, pour nous différencier des autres peuples slaves, des Bulgares, ou des Serbes, nous avons pris le nom du territoire sur laquelle nous nous sommes installés… ».

19 Cette déclaration du président macédonien a eu de lourdes conséquences plus tard, contribuant directement à l’utilisation du terme « slaves » pour distinguer, le peuple, la langue ou la culture macédonienne des autres groupes ethniques vivants en Macédoine et dans les Balkans, et montre aussi aux Grecs que « la Macédoine est prête à faire des concessions ».

20 Parlant de la décision des Douze de reconnaître la Bosnie-Herzégovine, alors que les combats se poursuivent toujours dans cette République, Libération (mardi 7 avril 1992) constate que « la Macédoine, elle, devra encore attendre sa reconnaissance — “l’onction des Douze”bloquée par les Grecs ». Le Monde (mardi 30 juin 1992) publie l’intégralité de la déclaration des Douze sur l’ex-Yougoslavie, après le conseil européen de Lisbonne. Une déclaration qui va complètement dans le sens de la Grèce, renforçant sa position vis-à-vis de la Macédoine.

21 « La Communauté et ses États membres se déclarent “disposés à reconnaître cette République dans ses frontières actuelles conformément à la déclaration du 16 décembre 1991, sous une dénomination qui ne comporte pas le terme Macédoine” ! » Une décision sans précédent dans le droit international, qui aura de lourdes conséquences politiques et économiques pour la République de Macédoine.

22 La presse française défend sans exagérer « la cause macédonienne » dans le conflit qui l’oppose à la Grèce. On lit les titres suivants : « La scène se passe en Macédoine, c’est-à- dire nulle part »7, « La Communauté face aux querelles byzantines »8. Sous le titre «Léonidas réveille-toi ! », l’hebdomadaire Le Nouvel Observateur, constate que « la proclamation d’indépendance de l’ancienne République yougoslave de Macédoine a provoqué le déferlement, dans toute la Grèce, d’une vague de nationalisme »9. « Les Grecs font le forcing contre la Macédoine » écrit Libération (vendredi 11 décembre 1992), en parlant de la « foule immense (de l’ordre de 1,3 millions personnes), répondant à l’appel des autorités, a manifesté, hier à Athènes, pour faire entendre aux Douze que la reconnaissance de l’ex-République yougoslave au sommet d’Édimbourg serait très mal venue ».

23 Le Monde (samedi 12 décembre 1992) rappelle que la Macédoine intéresse ses autres voisins : « Macédoine, le rêve perdu des Bulgares » et raconte comment Sofia, sagement, revoit ses positions sur la pomme de discorde des Balkans ».

24 Dans ce contexte politicoéconomique suivent nombre d’articles sur la non- reconnaissance du pays. « Qui a peur de la Macédoine »10, « Macédoine : la Grèce isolée » lisait-on dans l’éditorial du Monde11 .

25 Au lendemain de l’enregistrement de la demande d’adhésion de la Macédoine à l’ONU, et alors que les consultations sont engagées sur la candidature, les dirigeants de la Macédoine, réaffirment leur volonté de ne pas céder aux pressions grecques, pour changer le nom, ce qui amène Le Monde (vendredi 29 janvier 1993) à écrire « La Macédoine veut rester la Macédoine », « Inquiétude macédonienne »12 où l’envoyé spécial conclut que « Plus que la Grèce, les autorités de Skopje craignent l’activisme des minorités albanaise et serbe ».

26 « La Macédoine existe-t-elle ? » se demande l’historien Dimitri Nicoladis dans Libération (12 mars 1993). Selon lui « il semble exister une réelle conscience macédonienne, qui au

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même titre que pour les Palestiniens suffit à elle seule à légitimer la revendication d’un État. Les Grecs, qui au fond n’opposent pas d’obstacle à la reconnaissance de cet État en échange d’un changement de dénomination, n’ont pas, à cet égard, fait preuve de beaucoup de compréhension, pas plus qu’ils n’auront pas réussi à se faire comprendre. » Dans son article M. Nicoladis, a ouvert une piste de réflexion sur le modèle de l’État macédonien : État-nation ou État territoire, qui aura sa réponse huit ans après avec les Accords d’Ohrid.

27 Simultanément sont publiées dans la presse française plusieurs tribunes, opinions, polémiques et analyses consacrées à la Macédoine et à sa reconnaissance internationale. Comme celle de Nicolas Marcos, « La Macédoine est-elle grecque depuis quatre mille ans ? », dans la revue L’Histoire13 . Dans les conclusions de son article, Nicolas Marcos exprime son opinion sur la reconnaissance de la République de Macédoine. « En refusant que la Macédoine yougoslave devienne indépendante sous son nom, la position du gouvernement grec est, on le voit, intenable. Le terme de Macédoine a désigné dans l’histoire des réalités ethniques très variables, souvent non helléniques, et il n’est pas plus la propriété de la Grèce que le mot « France » serait la propriété de l’Allemagne parce qu’il serait issu d’une peuplade germanique. La proposition grecque de rebaptiser la Macédoine yougoslave « Dardania » (du nom d’un peuple antique mal connu) ou « République du Vardar » a autant de sens que si l’on appelait désormais la Grande-Bretagne « Cassitérie » ou la France « République de Seine et Rhône ».

28 Selon l’auteur de cet article, « les grandes puissances ont aussi leur part de responsabilité. En attendant, historiens et archéologues étrangers ont été sommés par leurs collègues grecs de signer des proclamations quant aux droits de la Grèce sur la Macédoine. D’autres se sont vu refuser des communications scientifiques sur la présence des Slaves en Grèce à l’époque médiévale. Certes, la manipulation de l’histoire est une vieille tradition balkanique – qu’il s’agisse de la glorification d’une antiquité illustre largement dévoyée ou de l’amnésie sur les cinq siècles d’occupation ottomane au prix de la destruction de tous les monuments de cette période – mais de tels excès sont difficilement acceptables de la part d’une Grèce où s’enracinent bien des mythes fondateurs de notre actuel Occident ».14

29 Cet article est suivi d’un autre, intitulé : « La Macédoine est-elle Grecque ?15 ». Deux points de vue opposés sont présentés par L’Histoire. Celui de Pierre Coavoux, professeur de lettres classiques et chargé de cours en civilisation grecque à l’université de Lyon-III, qui n’accepte pas les positions de Nicolas Marcos qui déplorait qu’aujourd’hui en Grèce les passions nationalistes l’emportent sur l’analyse objective des faits : on y revendique la Macédoine au nom d’une histoire largement falsifiée. Il justifie la position grecque, estime que les positions les plus radicales sont l’œuvre de groupuscules extrémistes.

30 Dans la réponse, Nicolas Marcos, défend de nouveau ses positions points de vue, écrivant que « la lettre de Pierre Coavoux a le mérite de réaffirmer les principales thèses grecques. » « Les slogans “La Macédoine est grecque depuis 4000 ans” ou “depuis toujours”, “La Macédoine, c’est les Thermopyles de l’hellénisme” et bien d’autres, n’émanent pas de “groupuscules extrémistes” mais sont très officiellement placardés dans les aéroports et aux frontières », argumente Nicolas Marcos. « Le nom de la Macédoine yougoslave n’est pas une manipulation récente de la propagande communiste : les populations de cette région se nomment elles-mêmes “macédoniennes” depuis longtemps. ». N. Marcos est étonné par l’absence de données

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grecques sur l’effectif de la minorité macédonienne de Grèce. « Assurément, la Grèce ne répondrait pas en terme de droits des minorités aux conditions que l’on exige désormais, pour les reconnaître, des nouvelles nations… ». « Si la Macédoine n’est pas grecque depuis 4000 ans, la Grèce (antique) est pourtant la patrie de la démocratie… », conclut Nicolas Marcos dans L’Histoire.

31 Le Monde du 9 avril 1993 consacre son éditorial à l'adhésion de la Macédoine à l’ONU : « Pour la première fois de son histoire, l’organisation internationale reconnaît un État sans nom ni drapeau, c’est-à-dire sans les attributs minimaux de la souveraineté. Mais la Macédoine a quand même de la chance dans son malheur, car elle est passée du stade du non-être à celui d’une existence semi-clandestine ».

32 Le 17 décembre 1993, on enregistre les premières réactions après l’établissement des relations diplomatiques et la reconnaissance de la Macédoine par six pays de l’Union européenne, dont la France. Le Figaro titre « La Macédoine : la Grèce se dit trahie », Libération : « La Macédoine reconnue sous son autre nom », Le Monde (samedi 18 décembre 1993) consacre son éditorial à cette affaire : « Le nœud gordien macédonien ».

33 Aujourd’hui, le problème avec la Grèce sur le nom de la République de Macédoine n’est pas encore résolu devant l’ONU. La presse française, à la différence du début de ce conflit sémanticohistorique, reste très factuelle.

Le Nom du Peuple/Nation.

34 Dans la presse française et la presse occidentale en général, avec l’assimilation du peuple macédonien au simple terme de « Slaves », on touche directement à la question de l’identité macédonienne. Les médias, surtout pendant le conflit du Kosovo et le conflit de 2001 sur le territoire de la Macédoine, voulaient sans doute éclaircir la situation, quand ils écrivaient ou parlaient des Macédoniens en les appelant simplement « Slaves ». Mais l’utilisation de ce terme pourrait aussi être comprise comme une tentative de négation de l’existence du peuple macédonien.

35 On pourrait citer de nombreux exemples, comme Le Figaro du 14-15 juillet 2001 qui écrivait : « Les Occidentaux poussent Slaves et Albanais à s’entendre », Le Monde du samedi 11 août 2001 « L’escalade des combats en Macédoine compromet l’accord de paix entre Albanais et Slaves ». Paradoxalement, dans le même article, dans un encadré, on parle des obsèques de dix Macédoniens tués dans des gorges entre Tetovo et Skopje.

36 Dans leurs travaux, certains journalistes par ignorance, par simplification ou dans le souci d’être plus clair, ou encore sciemment, d’autres comme Alexandre Adler dans Le Courrier international, ont ignoré la vérité et les faits, ont nié l’existence de l’identité de la langue et de la nation (peuple) macédonien(ne). Dans ses blocs-notes « Pour les Balkans, Chirurgie ou homéopathie ? » (L’éditorialiste) Alexandre Adler dans Le Courrier international (no 545 du 12 au 18 avril 2001), va plus loin en assimilant les Macédoniens aux Bulgares, « … tandis que les Slaves macédoniens (en réalité bulgaro-slaves) de la région de Tetovo se replieraient vers l’est ». Avec un simple coup de plume, il nie l’existence et l’identité d’environ trois millions d’êtres humains, qui se définissent eux- mêmes comme Macédoniens.

37 On peut dire seulement que cet usage du terme « Slave » pour Macédoniens est devenu presque courant dès le début des hostilités au Kosovo en 1999. Nous avons été témoins

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alors de sérieuses erreurs dans la presse, particulièrement quand il s’agissait de parler des Macédoniens, à cause de l’ambiguïté de l’utilisation de ce terme, évoqué parfois de façon injustifiée. Dans un reportage du journal télévisé sur France 3, on a entendu « La population majoritaire du pays, ce sont des Slaves, que les Albanais appellent « Macédoniens »…alors que l’individu interrogé, pour les besoins du reportage, parlait clairement de Macédoniens, et non de « Slaves ». Dans un autre reportage de France 3, le journaliste disait que « la majorité de la police et de l’armée macédoniennes sont constituées de Serbes » ! Les erreurs volontaires ou involontaires peuvent introduire une confusion auprès du public. Les Macédoniens ont eu le sentiment que l'on niait leur identité.

Le peuple macédonien et l’identité macédonienne sont une réalité

38 Dans le courrier des lecteurs du quotidien Le Figaro du vendredi 17 août 2001, c’est-à- dire seulement quelques jours après la signature des accords d’Ohrid (13 août à Skopje), on trouve une réaction d’un des lecteurs du journal, sur le fait que les Macédoniens ont été débaptisés en Slaves de Macédoine. C. Barutciski (94 320 Thiais), écrit :

39 « Ce qui est curieux et très suspect dans les dépêches des grandes agences de presse couvrant la « drôle de guerre » de Macédoine, c’est que les Macédoniens ont été débaptisés en Slaves de Macédoine ou encore en Slavo-Macédoniens.

40 Les « Slaves » sont un groupe ethnique de quelque 250 millions d’individus, et habituellement ce terme n’est pas d’usage courant, notamment dans les Balkans. Cela correspondrait aux groupes ethniques dans le sens le plus large du mot : les « Latins » en parlant des Français, les « Saxons » en parlant des peuples germaniques, etc. L’usage de ce terme, quasi systématique par les agences de presse et relayé, hélas, par les quotidiens français (et aussi par des spécialistes des Balkans) pourrait être interprété comme un refus d’appeler les Macédoniens par leur nom. Les nationalistes et extrémistes albanais font usage du terme « Slave » sciemment et péjorativement. »

41 Durant tout le conflit du Kosovo, nous n’avons pas entendu une seule fois sur les ondes de radios, télévisions ou lu dans la presse, que les Serbes du Kosovo étaient appelés « Slaves » pour les distinguer du reste de la population kosovare. La simple utilisation du terme « Slave » pour le peuple macédonien va au profit de tous les extrémistes des pays voisins qui nient l’existence de cet ancien peuple, qui a eu le malheur de créer son État national, après tous les autres peuples voisins. Et le premier peuple à avoir renoncé à cet État national, avec l’Accord-cadre.

Conclusion

42 « L’ex-République yougoslave de Macédoine » n’est pas un nom. C’est une « appellation » qui la relie au passé l’empêchant d’avancer. C’est une désignation provisoire créée en 1993 à l’usage spécifique des Nations Unies, dans l’attente d’un règlement du différend qui a surgi en raison du nom constitutionnel de « République de Macédoine » que ce pays s’est choisi lorsqu’il est devenu indépendant. Cette désignation provisoire, initialement prévue à l’usage des Nations Unies, a ensuite été adoptée par d’autres organisations internationales, notamment le Conseil de l’Europe,

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l’Union européenne et l’OSCE. Ce différend oppose « l’ex-République yougoslave de Macédoine » à la Grèce.

43 À ma connaissance, c’est la première fois dans l’histoire que le choix d’un nom a créé un différend bilatéral. Les seuls exemples en Europe qui me viennent à l’esprit susceptibles d’avoir pu créer une situation similaire sont ceux du Luxembourg, qui est à la fois le nom d’un État souverain et le nom d’une province de Belgique et celui de la Moldova, qui est à la fois un État souverain et une région de la Roumanie. Les similitudes s’arrêtent cependant là, car, pour autant que je sache, il n’y a pas de rivalité politique quant à l’utilisation de ces noms.

44 Le conflit entre la Grèce et la République de Macédoine est en revanche très passionné et vécu de manière intense par les populations des deux pays. Il dure aussi depuis longtemps : plus de quinze ans.

45 La question du nom est souvent banalisée, minimisée et mal comprise. Il est possible également que la longueur de la controverse ait engendré une certaine lassitude pour ceux qui ne sont pas directement concernés, ayant comme résultat que les motivations des deux parties et l’état des négociations ne sont pas totalement compris. Je suis sûr qu’ils sont peu nombreux à avoir réalisé que la Grèce est prête à accepter le nom « Macédoine », mais cela uniquement dans le cadre d’un nom composé ; de même, ils ne sont pas nombreux à savoir que le nom constitutionnel a été reconnu sur le plan bilatéral par 115 États, dont un nombre limité en Europe ; encore moins sont informés que les parties n’ont pas le même avis sur la portée des négociations.

Rapprochement vers l'UE conditionné par le nom

46 L’échec de l’adhésion à l’OTAN est une grande déception, bien que la porte reste ouverte en cas de compromis sur le nom. La situation est la même concernant l’adhésion à l’UE. Le Parlement européen a déclaré que le nom ne devait pas représenter un obstacle à l’adhésion de la Macédoine dans les autres institutions internationales. Le Parlement européen est d'avis que de telles questions bilatérales en suspens dans les Balkans ne devraient pas faire obstacle à l'adhésion ou prendre le pas sur le processus d'intégration européenne.16

47 Le nom de la République de Macédoine est devenu une condition pour son intégration euro atlantique ! L’intégration européenne constitue un objectif fédérateur dans un pays où les populations macédonienne et albanaise sont loin de s’accorder sur tout. Cette perspective stimule les réformes et renforce la confiance des investisseurs.

48 En l’absence de compromis sur le nom, le gouvernement grec a déjà annoncé qu’il s’opposerait à cette adhésion, peut-être dès cette année, à un moment où la Macédoine est dans l’attente depuis 2005 d’une date pour l’ouverture des négociations.

49 La République de Macédoine dans la querelle qui l’oppose à la Grèce considère qu’elle est la seule à avoir fait des efforts : elle a modifié son drapeau et sa constitution, a renoncé à toute prétention territoriale vis-à-vis de la Grèce, n’a jamais provoqué d’incident frontalier. Elle adopte donc un comportement tout à fait normal, voire exemplaire dans la région. La Grèce de son côté n’a fait comme seule concession que l’acceptation du nom « Macédoine » dans le nom composé de la République de Macédoine. Mais les négociations menées par le médiateur de l’ONU, Matthew Nimetz, ne progressent pas.

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50 L’Union européenne semble toujours solidaire de la Grèce. Celle-ci dispose du droit de veto, et les autres pays ne peuvent changer sa décision. À ce titre, la récente déclaration de soutien à la Grèce du président français M. Nicolas Sarkozy a fait débat. Elle fut ensuite nuancée, la France défendant une « position acceptable » pour les deux pays. Pour finalement affirmer de nouveau son soutien à la position grecque

51 Imposer à un pays de changer de nom suite à la contestation par un pays voisin de la légitimité du nom constitue un précédent dans le droit international. Tout État devrait pouvoir choisir son nom librement ! Au-delà de la question du nom, beaucoup d’autres questions plus compliquées se posent, dans un contexte régional difficile, il s’agit : • du concept de nation, de minorité nationale et de leur application ; • de la montée du nationalisme ; • de l’interprétation et de la manipulation de l’histoire à des fins politiques ; • de l’enseignement de l’histoire.

52 Peut-être devrait-on se pencher davantage sur ces questions.

53 Aujourd’hui, peut-être plus que jamais, il est nécessaire de définir ce qu’« être Macédonien » veut dire, dans le cadre des changements intervenus avec l’Accord-cadre d’Ohrid. Mais cette tâche incombe aux Macédoniens et non pas à ses voisins et à l’Union européenne.

NOTES

1. Lorsque les journalistes et les médias relatent les événements, dans une certaine mesure ils écrivent l’histoire, car les travaux des historiens vont dépendre de leurs écrits. S’ils se trompent, les historiens se tromperont aussi. Les gens et les chercheurs aussi croient de plus en plus en ce qu’ils lisent dans les journaux et travaillent sur la presse. Les journalistes écrivent finalement la première version de l’Histoire. Le journaliste et historien (Interview dans Libération 6-7 octobre 2001) est convaincu d’ailleurs qu’« en réalité, il n’y a pas de claires lignes de partage entre ce que font un chercheur en histoire contemporaine et un bon journaliste. Tous deux utilisent des sources communes et ont recours aux mêmes instruments intellectuels, mais ce sont des professions différentes ». Le premier compte rendu du passé aujourd’hui est le reportage. Les souvenirs des participants divergent souvent ; le journaliste, à la différence du participant qui donne sa version des faits, tente, lui, de trouver ce qui est réellement arrivé. C’est l’essence de son travail. Le problème des spécialistes de l’histoire de l’Antiquité est qu’ils n’ont pas assez de sources. Ils sont obligés de reconstruire toute une civilisation à partir de fragments. Aujourd’hui, nous disposons par contre de trop de matériel. L’Histoire est rapportée vingt-quatre heures sur vingt-quatre, et en temps réel, à la télévision, à la radio, sur Internet et tous les jours dans la presse écrite. Si nous voulons écrire l’histoire d’un pays, qui a été touché par un conflit largement couvert par les médias, nous aurons besoin d’autant de temps pour visionner ou lire les récits. Ici se pose le problème de sélection. 2. Albert Londres, Les Comitadjis, Le Serpent à Plumes, 1997, p. 187. 3. Déclaration de la CEE sur la Yougoslavie 16 décembre 1991. Les ministres des Affaires étrangères des États membres de la Communauté européenne adoptaient, à Bruxelles, une

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Déclaration sur la Yougoslavie. Cette Déclaration disait entre autres que les demandes des Républiques ex-yougoslaves qui souhaitent être reconnues « seront soumises par la présidence de la Conférence européenne à une Commission d’arbitrage ». Ainsi, une des dispositions de la Déclaration demandait qu’« une République yougoslave […] s’engage, avant qu’elle soit reconnue, à donner des garanties constitutionnelles et politiques assurant qu’elle n’a aucune revendication territoriale vis-à-vis d’un pays voisin membre de la Communauté et à ne pas conduire d’activités hostiles de propagande contre (ce même pays), y compris l’utilisation d’une dénomination impliquant des revendications territoriales ». Par la suite, en dépit d'un avis favorable de la Commission d’arbitrage qui suivait l’amendement de la Constitution macédonienne en vue de se conformer aux recommandations de la Déclaration de Bruxelles, la Macédoine ne fut pas reconnue par les États de la Communauté européenne en raison des fortes réserves exprimées par la Grèce. 4. La Macédoine pouvait s’attendre à être reconnue par les Douze, elle présente « peu de problèmes ». La commission Badinter note que, « les membres des diverses nationalités (dont, par conséquent, la minorité albanaise de souche) ont le droit d’exprimer librement leur identité nationale, de la cultiver, en poursuivre le développement, et ont droit également à leurs attributs nationaux ». La Constitution de la République souligne également que la Macédoine « n’a aucune revendication territoriale à l’égard des États voisins » et « s’interdit toute propagande hostile à l’encontre d’un autre État ». Mais ces affirmations « sans ambiguïté » ne vont pas du tout calmer le gouvernement d’Athènes qui s’oppose systémiquement à ce qu’un pays porte le nom de « République de Macédoine », celle-ci étant de son point de vue la région du nord de la Grèce. 5. En 1925, la Grèce est obligée au terme du Traité de Sèvres de faire imprimer un abécédaire « l'ABECEDAR » dans le dialecte de Florina et de Bitola en caractères latins. Les réajustements internationaux, les mécanismes « autonomes » locaux et la réaction de la Serbie et de la Bulgarie font que celui-ci tombe en désuétude. Lors de la Conférence balkanique de 1929, la partie grecque songe de nouveau à introduire la langue « slavo-macédonienne » à l'école. En 1944, dans les régions de Macédoine occidentale contrôlées par les rebelles de gauche, le SNOF édite un abécédaire établi d'après les variations dialectales parlées à Florina, Kastoria et Bitola, en alphabet cyrillique. Par la suite, la langue commence à être enseignée dans les départements de Florina et de Kastoria, et un effort est entrepris pour former des maîtres. Les réfugiés de gauche, dans les pays de l'Est, éditent un abécédaire, sinon plusieurs, en 1950 à Bucarest, un autre en 1966 en Pologne, ainsi que des manuels scolaires où des rudiments de la langue sont enseignés. Patrick Seriot à propos de l’utilisation de la langue macédonienne en Grèce à écrit : « Mention spéciale doit être faite des “serments de langue”, marque extrême de l'hellénisation forcée des slavophones de Grèce. Dans certains cas, un serment collectif public a été imposé aux habitants de villages slavophones, stipulant qu'ils juraient de ne plus jamais parler slave, mais grec, même chez eux ». Ces événements se sont déroulés durant l'été 1959, ils sont rapportés par Pribišević (1982, p. 245), qui cite des journaux grecs de l'époque. Le serment disait ceci : « Devant Dieu et les hommes, en tant que fidèles descendants des anciens Grecs, nous jurons qu'à l'avenir nous n'utiliserons plus, nulle part, et jamais, le dialecte slave ». - dans « Faut-il que les langues aient un nom ? Le cas du macédonien », in Andrée Tabouret-Keller (éd.) : Le nom des langues. L'enjeu de la nomination des langues, vol. 1, Louvain : Peeters, 1997, pp. 167-190 6. L’utilisation du mot « comitadjis », d’Albert Londres avait un caractère péjoratif, moqueur, outrager pour minimiser la lutte du peuple macédonien, et servait la propagande pour la Grande Serbie, écrit Manol Pandevski, membre de l’Académie macédonienne, dans l’avant-propos de l’édition macédonienne du livre « Comitadjis ». 7. Libération, 12 mai 199 : le journal rappelle que les Albanais de Macédoine ont ainsi proclamé la création, sur la partie du territoire macédonien où ils sont majoritaires, de la « République autonome d’Illyrie ». Libération ne donne guère plus d’informations sur les revendications et le

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nombre des Albanais de Macédoine, mais en parlant de ce recensement, le journal donne un avant-goût de la polémique qui va être également une des sources du conflit dans ce pays. 8. Le Monde, mardi 26 mai 1992. 9. Le Nouvel Observateur, 1-7 octobre 1992 - « Ils étaient les symboles de la Grèce démocratique, de la Grèce libre, de la Grèce tolérante. À l’époque du film « Z » et des colonels d’Athènes, ils ont fait vibrer toute la gauche européenne. Aujourd’hui, Mélina Mercuri et Mikis Théodirakis sont engagés dans un combat plus douteux. L’actrice, ancienne ministre socialiste de la Culture, et le compositeur longtemps emprisonné par la dictature, celui qui a composé l’hymne du PS français, figurent parmi les artisans les plus actifs de la flambée nationaliste qui secoue la Grèce. ». 10. L’Express, 14 janvier 1993. 11. Le Monde, vendredi 22 janvier 1993 « Le président de la CEE, le ministre danois des Affaires étrangères président en exercice du conseil des ministres de la CEE, M. Uffe Elleman-Jensen a usé et abusé (selon le correspondant du Monde de Strasbourg), mercredi 20 janvier, devant les députés européens, de sa situation singulière. Jouant constamment sur le fait qu’il avait de fortes chances de ne plus être ministre au lendemain de son intervention, il a pratiqué l’humour à haute dose. « Je suivrai à la télévision la prestation de mon successeur lors du conseil des ministres des Affaires étrangères des Douze qui se tiendra le 1er février prochain à Bruxelles. Le gouvernement grec peut demander ma démission », - a-t-il déclaré après avoir déclenché la colère des parlementaires grecs en disant : « J’ai honte dans l’affaire de la Macédoine de l’attitude de la Grèce qui se sent menacée par un tout petit pays faible alors qu’elle est assurée de la solidarité de ses partenaires de l’OTAN. » Loin de s’excuser, comme le lui demandaient les représentants d’Athènes, il a enfoncé le clou : « La Communauté ne peut pas se laisser prendre en otage par nos amis grecs qui, sur ce dossier, ne font pas preuve d’esprit communautaire. » Pour couronner le tout, M. Elleman–Jensen a formulé le vœu, que le Conseil de sécurité de l’ONU décide rapidement de sorte que les « Onze » puissent – Danemark en tête – établir des relations diplomatiques avec le nouvel État ». 12. Le Monde, vendredi 12 février 1993. 13. L’Histoire, no 160 novembre 1992. 14. L’Histoire, no 160 novembre 1992. 15. L’Histoire, no 163 février 1993. 16. P6_TA-PROV (2009) 0135, Rapport de suivi 2008 sur l'ancienne République yougoslave de Macédoine - Résolution du Parlement européen du 12 mars 2009 sur le rapport de suivi 2008 concernant l'ancienne République yougoslave de Macédoine.

RÉSUMÉS

Les médias français s'intéressent à la République de Macédoine quand la Grèce refuse de la reconnaître, mais souvent adoptent des positions progrecques. Malgré son nom illustre, la Macédoine est un pays très mal connu en France. Jusqu’en 1991, très peu de gens connaissaient l’existence de la République de Macédoine. Les médias français commencent à s’intéresser au pays lors du blocus de sa reconnaissance par la Grèce (1991). De nombreux articles, commentaires, interviews tentent alors d’éclaircir la situation du pays, mais il y a eu très peu d’interventions de la part des intellectuels et « experts ». Cette communication montre les grandes lignes des articles parus en France dans la période entre 1991 et 2009. Mais la presse française, en assimilant le peuple macédonien au terme « Slaves », voulait sans doute

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pendant le conflit du Kosovo et le conflit de 2001, éclaircir la situation, mais l’utilisation de ce terme est aussi comprise comme une tentative de négation de l’existence du peuple macédonien. Le nom de la République de Macédoine bloque le pays dans son passé, c'est aux Macédoniens de définir leur identité, pas à leurs voisins ni aux membres de l'UE.

In spite of its famous name, Macedonia is not well-known in France. Till 1991, very few persons even knew the existence of a Republic of Macedonia. The French Medias began to get interested in it with the Greek blocus of Macedonia. A lot of papers, comments, interviews tried then to explain the main lines of the country's situation but with a very light participation of experts or . One can find in this paper the main lines of the French press on Macedonia from spring 1999 to September 2001. The French papers, as a whole, assimilating the “Macedonian” people to “Slaves”, perhaps to make a clear difference when explaining the situation during the Kossovo crisis or later, during the crisis inside Macedonia, contributed to deny the existence of a “Macedonian” people. The FYROM name is just trapping the country in its past. Macedonians have the right to definite their own identity, not to ask their neighbours or members of the UE!

INDEX motsclestr Balkanlar, Yunanistan, Makedonya, Monastir, Bitola motsclesmk францускиот печат (1991-2009), Република Македонија (1991-), Балканот, Грција, Македонија, Битола Thèmes : Histoire Index chronologique : accord-cadre d’Ohrid (2001), Macédoine -- indépendance, Macédoine (République) -- Histoire (1991-) Index géographique : Macédoine, Grèce, Balkans, Monastir motsclesel Βαλκάνια, Ελλάδα, Μακεδονία, Μοναστήρι, Δημοκρατία της Μακεδονίας (1991-), Γαλλικός τύπος Mots-clés : identité macédonienne Keywords : Greek/Macedonian Conflict (2001), Greece, Balkans, Monastir, Macedonia -- independence, macedonian identity, History, Ohrid Agreement (2003)

AUTEUR

TONI GLAMCEVSKI CREE-CEB EA 4513

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La guerre civile macédonienne de 1903-1908 et ses représentations dans l’historiographie nationale grecque

Tasos Kostopoulos

1 Dans les pays slaves des Balkans, le moment de l’histoire macédonienne moderne qui suscite le plus de commémorations est sans doute la révolte manquée d’Ilinden (en juillet 1903), revendiquée comme partie intégrante du patrimoine national de la Bulgarie et de la République de la Macédoine ex-yougoslave. En Grèce, pourtant, l’événement équivalent à commémorer n’est pas cette révolte contre le « joug ottoman », mais, au contraire, la guerre civile entre communautés chrétiennes qui s’en est suivie.

2 La « Lutte Macédonienne » (Μακεδονικός Αγώνας), comme on appelle aujourd’hui la campagne déclenchée par les bandes de guérillas nationalistes entre 1904 et 1908 pour gagner de force « le territoire des âmes » (το των ψυχών έδαφος) de la population macédonienne1, a eu deux aspects bien différents, même s’ils étaient complémentaires.

3 Le premier aspect a été l’envoi par les gouvernements rivaux d’Athènes, de Sofia et de Belgrade des bandes organisées sur leur territoire pour affronter les groupes armés de l’adversaire, mais aussi pour exercer du terrorisme politique sur les populations pas seulement « ennemies », mais aussi « ambivalentes », dont la loyauté envers l’un ou l’autre camp national constituait la principale pomme de discorde. La transformation de cette rivalité, jusqu’alors plus ou moins pacifique, en une guerre ouverte de bandes armées a été déclenchée par l’intervention de l’Europe – et plus précisément, par l’article 3 du projet de réformes dit de Mürzsteg, imposé par les Puissances à la Porte Sublime en octobre 1903. Cet article prévoyait qu’« aussitôt qu’un apaisement du pays [la Macédoine] [serait] constaté », les Puissances demanderaient « une modification dans la délimitation territoriale des unités administratives en vue d’un groupement plus régulier des différentes nationalités »2. Cette disposition a été perçue par tous les intéressés comme le

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coup d’envoi du dépècement futur des irrédentistes macédoniens par les États chrétiens voisins.

4 Pour la Bulgarie, cette intervention a pris le caractère d’une politique d’entrisme dans les structures clandestines de l’Organisation révolutionnaire intérieure macédonienne (la fameuse ORIM), ayant comme but la récupération complète de l’appareil révolutionnaire qui avait organisé la révolte d’Ilinden et sa valorisation au profit du nationalisme bulgare. Ce processus d’entrisme datait des premières années d’existence de l’organisation, fondée en 1893, mais après Ilinden, il a pris une envergure décidément plus large, à cause de l’intensification des tendances « séparatistes », provoquée par la passivité de la Bulgarie officielle pendant la révolte.

5 Pour la Grèce et la Serbie, au contraire, cette intervention a consisté surtout en l’envoi de bandes armées pour combattre l’influence bulgare sur les Slaves macédoniens et les activités révolutionnaires de l’ORIM.

6 Dans un premier temps de réflexion, les responsables grecs ont oscillé entre trois possibilités opposées :

7 Faire de l’entrisme dans l’ORIM, à l’instar de la Bulgarie, pour récupérer l’organisation au profit de la cause grecque, constituer des groupes armés locaux et grécophones pour participer à une seconde révolte de tous les Macédoniens, aux côtés des guérillas de l’ORIM, ou mener une campagne d’éradication des structures de l’ORIM au profit du statu quo.

8 Pendant cette période de réflexion, les Serbes sont allés jusqu’aux négociations avec l’ORIM et à une alliance éphémère avec la Bulgarie. Ensuite, les Andartès grecs et les Tchetniks serbes ont entrepris « l’œuvre de pacification » violente du pays et de « récupération » du « troupeau perdu » des anciens Patriarchistes qui étaient passés à l’Exarchat bulgare avant et — surtout — après la révolte d’Ilinden3.

9 Le second aspect du conflit concerne sa dimension en tant que guerre civile, à savoir le déchirement fratricide des communautés chrétiennes slavophones de la région convoitée. Cette dimension a été reconnue à l’époque par les principaux acteurs et par la plupart des observateurs extérieurs au conflit. Des cadres dirigeants de l’intervention grecque, comme Ion Dragoumis ou le consul à Monastir Dimitrios Kallergis, parlent par exemple dans leurs rapports d’une « guerre civile entre chrétiens » — projetée ou déjà commencée — en Macédoine4 ; la même formule est aussi utilisée par des écrivains comme John Foster Fraser5 ou par des hommes politiques des années suivantes, comme le chef du radicalisme libéral dans la Grèce de l’entre-deux- guerres, Alexandros Papanastasiou6.

10 Sur quels éléments est fondée cette idée de « guerre civile » ?

11 En premier, la confrontation armée entre partisans des nationalismes grec, bulgare et serbe s’est déroulée à l’intérieur d’un seul groupe ethnolinguistique de la Macédoine ottomane. Ce n’était pas un conflit interethnique, entre groupes ethnolinguistiques distincts, mais une bataille acharnée pour la suprématie politique — dite « nationale » — à l’intérieur d’un même groupe, celui des communautés slavophones de la région.

12 Un champ de bataille secondaire a été celui des communautés valaques ; la structure sociale très compacte de ce groupe et les liens étroits de protection ou couverture réciproques de ses membres ont pourtant réduit considérablement, dans ce cas-là,

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l’étendue des violences exercées. Les communautés grécophones, enfin, n’ont pas du tout été impliquées en tant que telles dans ce conflit qui ne les intéressait pas directement, dans la mesure où leur appartenance nationale dans la communauté imaginaire hellénique n’avait jamais fait l’objet d’une contestation. La participation des villageois macédoniens grécophones dans l’activité des bandes grecques a été ainsi plutôt limitée, provoquant un certain alarmisme chez les dirigeants de l’effort grec7. Encore plus limitée a été l’implication des Grecs dans les activités de l’ORIM, après l’ouverture officielle de l’organisation, en 1902, à « tous les éléments mécontents » de la région, « sans distinction de nationalité »8 ; le phénomène des « comitadjis grecs » s’est restreint à quelques cas individuels, comme le propriétaire terrien de Meleniko, Manolis Kordopoulos, ou les réseaux de contrebandiers professionnels de la zone frontalière entre la Grèce et l’Empire ottoman9.

13 Un deuxième élément important : les sujets collectifs de cette confrontation armée entre Grecs, Bulgares et Serbes, à côté des bandes envoyées sur place par les États respectifs, sont des formations politiques rivales, constituées dans les communautés macédoniennes slavophones depuis les années 1860, que les sources de l’époque qualifient de « partis » nationaux : Parti bulgare, grec, serbe et — après 1904 — macédonien10. Représentants de divers intérêts individuels ou collectifs, de stratégies sociales et d’orientations idéologiques divergentes au sein des communautés slavophones, ces partis nationaux se caractérisent par leur fonctionnement purement politique, la fluidité des choix individuels et la gradation ou l’inexistence d’engagement personnel de la part d’une grande partie de la population. Structurés autour d’un noyau d’adeptes motivés ou trop liés à des intérêts particuliers, ces partis mobilisent leurs troupes en mettant en avant des demandes sociales (pour ou contre le statu quo) et en développant des réseaux clientélistes classiques, où l’appartenance idéologique n’est qu’un prétexte qui cache la satisfaction des visées inavouées11.

14 Troisième élément important : comme dans toute guerre civile, on assiste au déchirement violent du tissu social avec des tueries ou des confrontations armées entre voisins, covillageois ou membres de la même famille. Les Mémoires des anciens combattants sont pleins de détails de ce genre : des Andartès grecs ayant des liens de parenté avec des comitadjis de l’ORIM ; des tueries dues à des différends d’héritage entre frères, plutôt qu’à n’importe quelle conviction nationale ; ou au contraire des cas de protection des paysans d’un des « partis nationaux » par leurs voisins ou parents du camp adverse, devant faire face aux groupes armés de leur propre camp ; enfin, un deuil commun pour les victimes des deux camps qui pouvaient appartenir à une et même famille12.

15 Le traitement de cette dimension de « guerre civile » dans l’historiographie grecque est très éclairant sur la fonction idéologique que celle-ci (comme toute historiographie nationale) a été appelée à remplir au siècle dernier. Encore plus intéressantes sont les variations de ce traitement, les changements qu’il a subis dans le temps, en s’adaptant aux priorités et aux impératifs spécifiques de la politique nationale à chaque période. Il faut, donc, procéder à une périodisation de cette historiographie de la « lutte macédonienne » et l’examiner dans le contexte plus général de la politique dominante, en ce qui concerne à la fois la Macédoine et la Grèce dans son ensemble.

16 On doit, néanmoins, relever deux constantes observées pendant presque toute la période examinée ici. La première, c’est la domination totale et incontestable de la version historiographique du vainqueur (c’est-à-dire du nationalisme grec) et

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l’exclusion tout aussi totale des versions des vaincus, la dimension de guerre civile ayant attribué à cette répression idéologique et mnémonique un aspect d’urgence. La seconde constante est une perception de l’histoire, non pas comme reconstitution ou analyse du passé, mais comme profession de foi : on ne décrit pas ce qui c’est passé il y a cent ans, mais on exprime ses sentiments nationaux (et, peut-être, ses conceptions sociales) « sains » et « solides », en reproduisant la version des événements qui est considérée (ou projetée) comme « politiquement correcte » à un moment donné. Même après le rétablissement de la démocratie (plus exactement : l’instauration d’une démocratie véritable) dans les années 70 et son élargissement dans les années 80, cette domination n’a pas été remise en question, car cela signifierait une prise de distance des communautés slavophones de la communauté imaginaire hellénique, soulevant à nouveau le spectre d’une marginalisation discriminatoire. La contradiction entre cette évolution et la rupture radicale qu’on constate après la restauration de la démocratie en ce qui concerne l’historiographie des années 40 est donc plus que frappante.

17 Revenons-nous à la périodisation du traitement de la « lutte macédonienne » par l’historiographie et la mémoire collective officielle grecques. Il faut distinguer quatre phases différentes, chacune correspondant à une période distincte de l’histoire du pays et de son évolution politique et intellectuelle.

18 La première phase est celle des années 1910 et de l’entre-deux-guerres. Elle commence par l’incorporation de la Macédoine du Sud dans le Royaume hellénique et se termine en 1941, par l’occupation de la Grèce par les forces de l’Axe (allemande, italienne et bulgare). Pendant cette période, la Macédoine grecque se transforme d’une province ottomane multilingue, multiconfessionnelle et multinationale, où l’élément grec et « grécisant » se trouve en minorité face aux « éléments étrangers », en une province grecque typique, avec des minorités ethniques qui ne dépassent pas officiellement 11,2 % de la population locale ; transformation radicale, effectuée par des vagues successives d’épuration ethnique et — surtout — par l’échange réciproque, à grande échelle et obligatoire des minorités nationales entre la Grèce, la Turquie et la Bulgarie entre 1919 et 192613. Après l’achèvement de l’échange, l’objectif le plus important que l’appareil étatique et les forces nationalistes de l’époque se fixent, est l’assimilation des minorités restées dans la région – des chrétiens slavophones surtout, évalués officiellement à 80.000 personnes et secrètement entre 160.000 et 200.00014. La campagne assimilatrice déclenchée prend alors deux formes : s’adonner à la répression et à l’assimilation linguistiques d’une part, visant à éradiquer le patois slave et imposer l’usage exclusif du grec ; inculquer les conceptions fondamentales du nationalisme grec dans la conscience collective des « Grecs slavophones » de l’autre part15.

19 Tout traitement historiographique du conflit civil des années précédentes risquait, dans ces conditions, d’empêcher cette œuvre d’assimilation, en évoquant les clivages sanglants d’un passé plus ou moins récent. Étant donné que la moitié des slavophones restés en Grèce appartenaient, avant 1912, à l’Exarchat bulgare et avait participé à la « lutte macédonienne » dans le camp opposé, l’oubli officiel était perçu comme condition préalable, nécessaire à leur insertion (ou à celle de leurs enfants) dans l’imaginaire national grec16. Le traitement des victimes de la période d’avant 1912, dans les monuments érigés dans les villages, est caractéristique de la difficulté à incorporer la mémoire locale dans la mémoire officielle : à Zagoritchani (aujourd’hui Vassileiada) de Kastoria, par exemple, la liste des noms des morts pour la patrie inscrite sur le monument du village, érigé en 1931, comportait seulement les noms des soldats de

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l’armée régulière grecque, tombés après 1913 dans la Grande Guerre et la campagne de l’Asie Mineure ; les 10 morts du « Parti grec » avant 1912 ont été exclus, sans aucun doute pour ne pas faire penser aux 62 habitants du village qui avaient été massacrés par une bande grecque dans une tuerie aveugle en mars 1905. Un journal local, représentant l’opinion nationaliste de la région, a protesté en vain contre cette omission « inexplicable »17.

20 Quelques facteurs complémentaires ont aussi contribué pendant l’entre-deux-guerres à l’exclusion de la « lutte macédonienne » de la mémoire officielle, à l’échelle nationale aussi bien que locale. Bien des détails de cette lutte continuaient par exemple à constituer des enjeux clairement politiques ; la lutte de factions militaires entre Vénizelistes et Royalistes a ainsi conduit à des révisions successives de la liste officielle des anciens combattants en Macédoine, imposant des modifications importantes dans le récit officiel des actions armées du passé18. Le brigandage pratiqué par la plupart des bandes impliquées dans la lutte, ainsi que l’idée assez répandue que les cadres du Comité macédonien d’Athènes avaient détourné des fonds publics à leur profit semblent aussi avoir joué un rôle crucial dans la réticence des gouvernements de l’époque à mettre officiellement ses membres au panthéon national19. Et cela malgré la disponibilité des vétérans, regroupés autour d’une organisation fascisante (l’association « Pavlos Melas »), de participer à de nouvelles croisades contre l’ennemi intérieur juif et communiste. Bien entendu, leur offre n’a pas laissé indifférents les gouvernements des années trente20.

21 Le culte personnel du sous capitaine Pavlos Melas, le premier officier de l’armée grecque tombé en Macédoine — comme chef de bande — en octobre 1904 a été une exception à la règle. Fils et beau-fils de deux familles prépondérantes de l’aristocratie athénienne, membre de la société secrète Ethniki Etaireia, il est l’un des principaux responsables de la provocation armée qui a conduit à la guerre de 1897 contre la Turquie et à la défaite humiliante des armées helléniques. Pavlos Melas a été aussi un des principaux instigateurs de l’intervention armée de la Grèce en Macédoine après la révolte d’Ilinden. Il est vrai qu’il n’a pas eu le temps de faire grand-chose comme chef de bande, avant d’être tué dans des conditions très discutées pendant une escarmouche avec un détachement turc qui avait confondu sa bande avec les comitadjis de l’ORIM ; le fait qu’un membre illustre de la « bonne société » se soit sacrifié en Macédoine a néanmoins beaucoup contribué à la mobilisation nationaliste de l’époque21. En conséquence, Pavlos Melas a été transformé en héros national et symbole de la « lutte macédonienne », bien avant l’incorporation de la Macédoine du Sud dans le Royaume de la Grèce. Pendant l’entre-deux-guerres, le culte de cette personne évidemment extraordinaire a ainsi servi de substitut à la commémoration de la « lutte macédonienne » en tant qu’événement collectif22.

22 La construction de la mémoire collective des événements, c’est donc la littérature qui l’a entreprise – à l’échelle locale par les nouvelles de Georgios Modis, et à l’échelle nationale par les romans (destinés aux enfants) de Pinelopi Delta. Modis, ancien combattant des bandes grecques, devenu homme politique influent du Parti libéral, sept fois élu député de Florina entre 1923 et 1956, a écrit 19 recueils de nouvelles dans lesquels il dépeint la lutte fratricide entre les partis grec et bulgare au début du siècle ; la dimension de guerre civile y est expressément accentuée, afin que le message de la « réconciliation » sous le régime bénéfique grec soit intégré par la population locale23. Pinelopi Delta, de son côté, préfère faire l’éloge des combattants venus de la Grèce libre

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ou de la diaspora grecque pour verser leur sang en Macédoine. Dans son principal roman, « Les secrets du marécage » (roman qui, avec ses 100 éditions et ses 500.000 exemplaires jusqu’à présent a formé plus que n’importe quelle autre source la conscience historique de la population grecque à propos de la question macédonienne), elle crée néanmoins le personnage emblématique du « petit Yovan », enfant slavophone haïssant la nation bulgare, qui se révèle être l’enfant enlevé d’un combattant grec – stratagème littéraire qui essaie d’expliquer le phénomène des « grécomans », le noyau dur du « parti grec » dans les villages slavophones, d’une manière qui flatte le nationalisme grec24.

23 Si la dimension de guerre civile a été plus ou moins traitée par la littérature de l’entre- deux-guerres, un autre aspect de la « lutte macédonienne » a été totalement censuré : l’alliance informelle entre les bandes grecques et le pouvoir ottoman, ravi de voir la guérilla révolutionnaire de l’ORIM et sa base sociale être décimées par des forces chrétiennes rivales. Dans les « secrets du marécage », Pinelopi Delta évite ainsi complètement de mentionner, même en passant, que la bataille finale de la lutte qu’elle décrit a été livrée en mai 1907 dans une opération commune de l’armée turque et des combattants grecs, opération militaire qui a eu lieu dans le temps narratif du récit.

24 La seconde phase commence avec l’occupation de la Grèce par les forces de l’Axe, en 1941, et se termine par la chute de la dictature militaire, en 1974. L’expérience de l’Occupation, de la résistance et de la guerre civile ont été déterminantes pour l’introduction de la « lutte macédonienne » au Panthéon national, comme le paradigme idéal qui éclairerait une histoire des combats successifs contre « la menace slave ». Cette « menace » a été présentée comme un danger constant et identique du temps de Byzance jusqu’à nos jours. Ce n’était plus alors la « lutte macédonienne » qui constituait une guerre civile, mais la guerre civile des années 40 qui était présentée comme une deuxième « lutte macédonienne » contre des barbares venus du Nord pour réduire les Grecs à l’esclavage slavo-communiste. Dans leurs mémoires ou dans leurs proclamations politiques, les anciens combattants des bandes grecques dans la Macédoine ottomane ne font d’habitude aucune distinction entre les comitadjis bulgaro-macédoniens du passé et les guérillas communistes du présent, même quand ces derniers se battent dans le Péloponnèse ou la Crète25. En plus (ce qui est resté complètement inconnu jusqu’à présent), l’appareil paramilitaire centralisé, constitué secrètement en juin 1946 pour organiser le massacre et les « disparitions » des cadres de gauche dans les villes et les villages du pays, et imposer le retour de la monarchie par le referendum truqué de la même année, a été baptisé par ses créateurs « Comité Macédonien » (Μακεδονικόν Κομιτάτο), bien que ses activités n’aient pas été déployées qu’en Macédoine, mais aussi en Grèce Centrale26.

25 Ce qu’on souligne, pendant cette période de guerre civile et de guerre froide, c’est surtout l’analogie entre la guérilla des « bandits » de l’ORIM et celle des « bandits communistes » des années 40. Une seconde analogie lie les anciens comitadjis d’Ilinden qui ont changé de camp (en se transformant en Andartès grecs) avec les membres de la résistance de droite qui, pendant l’Occupation, sont aussi passés en 1943-44 de l’autre côté de la barrière, en coopérant plus ou moins ouvertement avec les autorités d’occupation. L’historiographie officielle grecque nie la dimension civile de l’ennemi, tout comme la politique officielle de l’après-guerre nie l’existence de toute minorité slave en Grèce du Nord : les mémoires des anciens combattants, qui sont publiées entre 1957 et 1963 par le très officiel Institut des Études balkaniques de Salonique (IMXA)

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sont ainsi sévèrement censurées par les éditeurs, pas seulement en ce qui concerne une bonne partie des atrocités grecques, mais aussi au niveau de la désignation des villages, dits « Bulgares »27. En revanche, la production nationaliste locale était moins rigide, surtout quand des cadres locaux jugeaient nécessaire de comparer l’attitude patriotique progrecque de leurs ancêtres à celle, plus ambivalente, de leurs concurrents28.

26 Il faut noter, enfin, que c’est pendant cette deuxième période que l’historiographie grecque de la « lutte macédonienne » est constituée comme telle, suivant un processus très centralisé (et placé sous le signe du « secret national ») qui n’aurait rien à envier aux méthodes utilisées pour la construction de l’histoire officielle dans les pays communistes voisins. La planification des futures éditions était organisée par une équipe des cadres du Ministère des Affaires étrangères, de l’Armée, des Services secrets et des Institutions de recherche officielles ou semi-officielles (comme IMXA ou la Société des Études macédoniennes)29. Les versions finales de cette historiographie officielle ont circulé entre 1966 et 1979 : en 1966, le livre de D. Dakin publié en anglais (par IMXA), en 1975, celui du général en retraite P. Tsamis (par la Société des Études macédoniennes) et en 1979, l’histoire officielle de « la lutte » par le Service historique de l’Armée30. Ces travaux, conçus pendant la guerre froide et la dictature militaire, représentent jusqu’à présent la version officielle des événements31.

27 La troisième période est celle de la Metapolitefsi, la transition démocratique des années 1974-1990. La chute de la junte a permis d’affranchir totalement la pensée politique et historique, en ôtant à la version officielle du nationalisme conservateur sa légitimité, sans remettre en question les fondements de l’idéologie nationale grecque. La « lutte macédonienne » a été complètement mise de côté par la nouvelle génération d’historiens, trop occupés à étudier les « trous noirs » des années 40 qu’on pouvait pour la première fois aborder sans la peur du gendarme ni celle des Cours de justice. La question (et surtout « la lutte ») macédonienne reste, donc, un terrain de chasse réservé aux « experts » des instituts traditionnellement qualifiés, eux-mêmes marginalisés face aux nouveaux historiens, plutôt de gauche.

28 On est amené enfin à des analyses sérieuses du cadre international et balkanique de la question macédonienne, délivrées de la conception antérieure d’une confrontation gigantesque entre « hellénisme » et « panslavisme » à travers toute l’histoire de l’humanité ; la confrontation entre Grecs et Bulgares pour la Macédoine est désormais décrite comme une rivalité entre deux nationalismes qui essayaient de promouvoir leurs intérêts en arrachant le soutien des grandes puissances de l’époque.

29 En même temps, la dimension « intérieure » de la « lutte macédonienne » est passée sous silence. Le nouveau paradigme officiel, celui de la comparaison de la « lutte macédonienne » avec la révolution nationale de 1821, fondatrice de l’État-nation grec, a l’avantage de satisfaire le sentiment national sans créer de problèmes avec les voisins slaves qui, à partir de 1975, ont été considérés comme des alliés face à la Turquie ; ce même paradigme est pourtant incapable d’expliquer ce qui s’est passé en Macédoine ottomane au début du siècle, étant donné qu’il élimine totalement l’ennemi intérieur slave, en le remplaçant par le spectre des « bandes d’envahisseurs étrangers » sur un sol demeuré toujours hellénique.

30 En fait, après la chute de la dictature, on observe la consolidation de sa politique sur la question macédonienne, proclamée en 1969 à huit clos, et déclarant que toute référence à une personne (ou un objet) sous l’appellation de « macédonien » ne pourrait

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constituer qu’une version régionale du nom Grec32. La terminologie utilisée pour désigner la population locale — amie et ennemie — de 1904 est alors plutôt cryptique qu’explicative, privant le non-initié de toute compréhension du sujet. La doctrine nationale selon laquelle la question « dite macédonienne » est « inexistante » conduit donc à l’élimination complète de toute discussion historiographique réelle sur une facette du passé national, officiellement vénérée, mais en même temps érigée en tabou.

31 Une quatrième période est enfin peut-être née en 1992, avec l’éclatement de la nouvelle question macédonienne sur la reconnaissance officielle et le nom de la République ex- yougoslave de Macédoine. Cette évolution politique a revigoré l’intérêt scientifique sur la question macédonienne et engendré une génération de nouveaux venus sur le terrain qui ne se sentent pas du tout obligés de respecter les clichés et autres stéréotypes existants, formulés pendant la guerre civile ou la guerre froide33. Ce courant « révisionniste », qui essaie de reconstituer le paysage social et les enjeux réels de la Macédoine des débuts du vingtième siècle, n’est pourtant pas encore dominant au niveau académique, sans parler de la société en général. Malheureusement, le dialogue avec les historiographies bulgare et macédonienne (de la République ex-yougoslave de Macédoine) a été aussi impossible, car ces dernières — à la différence d’une partie de la nouvelle historiographie turque, par exemple — ne semblent pas du tout jusqu’à présent disposées à remettre en question les stéréotypes nationalistes et les mythes nationaux de leur propre patrie.

32 En Grèce, les gardiens du statu quo historiographique ont cependant considéré l’émergence de ce nouveau courant comme une provocation et ont déclenché, il y a trois ans, une « contre-attaque » médiatique à échelle nationale, avec comme objectif déclaré de « délivrer » le système éducatif des « traîtres » qui subvertissent la mythologie nationale. Une mythologie nationale déclarée absolument nécessaire pour combattre les « forces de la mondialisation » (perçues comme intrinsèquement contraires aux intérêts nationaux grecs) et autres dangers.

33 Mais cette dernière évolution est une affaire que l'on n’a pas le temps d’aborder ici.

NOTES

1. Pour « le territoire des âmes » comme enjeu du conflit : IAYE 1904/ΑΑΚ/Στ΄, L. Koromilas au MAE, Salonique 30.9.1904, no 11 spécial ; cf. aussi Dimitris Livanios, “Conquering the souls: Nationalism and Greek guerilla warfare in Ottoman Macedonia, 1904-1908”, Byzantine and Modern Greek Studies, 23 (1999), pp. 195-221. 2. Pour l’article 3, voir Atanas Schopoff, Les réformes et la protection des Chrétiens en Turquie, 1673-1904, Paris, 1904, p. 575. La perception générale était que cette formulation constituait un coup d’envoi pour le dépeçage prochain de la Macédoine ottomane ; voir IAYE 1904/52, Kypraios au MAE, Monastir le 14/1/1904 ; Αργυρόπουλος, Αππομνημονεύματα, Athènes, 1970, p. 43 ; Γιώργος Πετσίβας, [sous la direction de] Ίωνος Δραγούμη. Τα τετράδια του Ίλιντεν, Athènes 2000, p. 622 ; Освободителната борба на Българите в Македония и Одринско, 1902-1904. Дипломатически документи, Sofia, 1978, pp. 538-40 ; Панчо Дорев, Костурско в македонската

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революцията, Sofia 1937, p. 57 ; Симон Дракул, Македониjа меѓу автономиjата и дележот, vol. III (1904), Kumanovo 1997, p. 113. 3. La bibliographie sur le sujet est vraiment immense. Parmi les œuvres principales de référence : Fikret Adanır, Die Makedonische Frage, Wiesbaden, 1979 ; Duncan Perry, The politics of terror. The Macedonian revolutionary movement, 1893-1903, Londres, 1988 ; Douglas Dakin, The Greek Struggle in Macedonia, 1897-1913, Salonique, 1966 ; Νικόλαος Βλάχος, Το Μακεδονικόν ως φάσις του Ανατολικού Ζητήματος, 1878-1908, Athènes, 1935; Ναταλία Μελά, Παύλος Μελάς, Athènes, 1964 ; Христо Силянов, Освободителните борби на Македония, 2 vols, Sofia, 1933-1943 ; Константин Пандев, Национално—освободителното движение в Македония и Одринско, 1878-1903, Sofia, 1979 ; Светлозар Елдъров, Сръбската въоръжена пропаганда в Македония (1901-1912), Sofia, 1993 ; Ангел Динев, Илинденската епопеjа, 2 vols, Skopje, 1987. 4. Πετσίβας 2000, p. 259 ; Μουσείο Μακεδονικού Αγώνα, Οι απαρχές του Μακεδονικού Αγώνα 1903-1904, Salonique 1996, p. 228. 5. John Foster Fraser, Pictures from the Balkans, 2nd. ed., Londres 1912, pp. 1, 3 et 11. 6. Εφημερίς των Συζητήσεων της Δ΄ Συντακτικής των Ελλήνων Συνελεύσεως, Athènes, 1926, p. 101. 7. Cf. par exemple : IAYE 1907/53, Rapport général du consul grec de Serrès, Antonios Sahtouris pour l’année 1907, p. 11 ; IAYE 1906/81, Xydakis au MAE, 16-29/8/1906, no 3270 Ιωάννης Καραβίτη, Ο Μακεδονικός Αγών. Απομνημονεύματα, Athènes, 1994, pp. 66, 313, 343-344, 567 et 639 Γεώργιος Τσόντος Βάρδας, Ο Μακεδονικός Αγών. Ημερολόγιο 1904-1907, Athènes, 2003, vol. I., pp 39, 47, 51-3, 58, 75 et 146, Β. Λαούρδος-Π.Πέννας [επιμ] Σημειώσειςκαι οδηγίαι Δημοσθένους Φλωριά, Athènes 1961, pp. 14-15 et 19. 8. Цочо Билярски — Ива Бурилкова (съст.), ВМОРО (1893-1919 г.). Документи на централните ръководни органи, Sofia, 2007, p. 179. 9. Μελά 1964μ p. 222-3 ; IAYE 1904/70, D. Kallergis au premier ministre Theotokis, Monastir 16.7.1904, no 685 ; Mercia MacDermott, For freedom and perfection. The life of Yane Sandansky, Londres, 1988, pp. 168-9, 191-3 & 444. 10. Charles Eliot, in Europe, Londres, 1908, p. 271 ; H.N. Brailsford, Macedonia. Its races and future, Londres, 1906, pp. 72, 92, 106, 160, 198, 212 et 314 ; Edith Durham, The burden of the Balkans, Londres, 1905, p.viii, 68, 77, 85, 121-2, 166, 169, 175-6, 179, 203 et 212 ; Fraser 1912, pp. 15 et 176 ; Атанас Шопов, Из живота и положението на Българите в вилаетите, Plovdiv, 1893, p. 68 et 70 ; Jovan Cvijic, Questions balkaniques, Paris-Neuchatel, 1917, p. 74 et 78-79 ; Георги Баждаров, Горно Броди, Sofia, 1929, p. 41, 44 et 59-62 ; Γερμανός Καραβαγγέλης, Ο Μακεδονικός Αγών. Απομνημονεύματα, Salonique, 1958, p. 11 ; Пандо Кляшев, Освободителната борба в Костурско (до 1904 г.), Sofia, 1925, pp. 11 et 111 ; IAYE 1904/70, Stornaris au MAE, Serrès 10.12.1904, no 366 ; IAYE 1906/81, L. Koromilas au MAE, Monastir 8.8.1906, no 1, etc. 11. Pour une description générale de cette dimension politique et sociale de la confrontation nationale, cf. Basil Gounaris, “Social cleavages and national ‘awakening’ in Ottoman Macedonia”, East European Quarterly, 29 (1995), pp. 409-426, Καραβίτης 1994. 12. Γεώργιος Μόδης, Μακεδονικός αγών και μακεδόνες αρχηγοί, Salonique, 1950, pp. 16,40 et 274, Ευθύμιος Κάουδης, Απομνημονεύματα, Salonique, 1994, pp73 et 135, Γερμανός Καραβαγγέλης, pp. 597-599 et 739 ; Μελά 1964, p. 385 ; Το Αρχείον του εθνομάρτυρος Σμύρνης Χρυσοστόμου, Athènes 2000, vol. I, pp. 48-49 ; IAYE 1904/74, L. Koromilas au MAE, Salonique, le 28/10/04, no 15. 13. Pallis, Alexandros (1925a), “Racial migrations in the Balkans during the years 1912-1924”, The Geographical Journal, 66/4 (du 10/1925), pp. 315-31 ; Jacques Ancel, La Macédoine. Son évolution contemporaine, Paris, 1930 ; André Wurfbain, L’échange gréco-bulgare des minorités ethniques, Paris, 1930 ; Stephen Ladas, The exchange of minorities, N. York 1932 ; Dimitri Pentzopoulos, The Balkan exchange of minorities and its impact on Greece, Paris — The Hague 1962. 14. Pour une liste des estimations secrètes des divers services administratifs, militaires ou policiers de l’époque : Tasos Kostopoulos, “Counting the ‘ Other’ : Official Census and Classified

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Statistics in Greece (1830-2001)”, Jahrbücher für Geschichte und Kultur Südosteuropas, 5 (2003), pp. 73-74. 15. Τάσος Κωστόπουλος, Η απαγορεύμενη γλώσσα, κρατική καταστολή των σλαβικών διαλέκτων στην ελληνική Μακεδονία, Athènes, 2000, p. 73-80. 16. ΑΠΚ, Gouverneur général de la Macédoine Occidentale I. Iliakis au Ministère des Affaires intérieures, Kozani le 12/6/1919, n o 4164, Λάζαρος Βαφειάδης, Το πρόγραμμα, Ελεύθερος Λαός, (Edessa) du 6/12/1931. 17. Καστορία du 24/5/1931. Pour le massacre de 1905, cf. Dakin 1966, p. 224 Καραβαγγέλης, 1958, p 40 ; Καούδης, 1996, pp. 96-99 Καραβίτης, 1994, pp. 230-244 ; British Parliamentary Papers, 2 (1905), pp. 132-133 Δημήτης Λιθοξόου, Ελληνικός αντιμακεδονικός αγώνας, Athènes, 1997, pp. 215-223. 18. Βασίλης Γούναρης, 'Βουλευτές και καπετάνιοι, πελατειακές σχέσεις στη μεσοπολεμική Μακεδονία', Ελληνικά, 41 (1990), pp. 329-334. 19. Καραβίτης 1994, p. 211 Λεονίδας Παρασκευόπουλος, Βαλκανικοί πόλεμοι. Επιστολές προς τη σύζυγό του Κούλα, Athènes, 1998, p. 53 ; 'Ιων Δραγούμης, Φύλλα Ημερολογίου (1908-1912), Athènes, 1988, pp. 129-130. 20. La revue Μακεδονικός Αγών, publiée entre 1929 et 1931 par l’Association est très éloquente sur ce point. En fait, « Pavlos Melas » a coopéré étroitement avec l’organisation ouvertement fasciste Εθνική 'Ενωσις Ελλάς [ΕΕΕ] qui a organisé le pogrom antisémite du Juin 1931 en Salonique, Βασίλης Γούναρης, Εγνωσμένων κοινωνικών φρονημάτων, Salonique, 2002, p. 47). 21. Μελά 1974 ; Καραβίτης, 1994,pp. 27-127 ; Dakin 1966, pp. 175-192 ; Λιθοξόου 1997, pp. 101-123 & 139-179. Pour les conditions très discutables de sa mort : Ο Ιός, ' Ποιος σκότωσε τον Παύλο Μελά 'Το άγνωστο εθνικό θρίλερ', Κυριακάτικη Ελευθεροτυπία du 17/10/2004, pp. 53-55 Βασίλης Γούναρης, 'Το μοιραίο δεκαήμερο', Καθημερινή–7 Ημέρες, du 17/10/2004, pp. 14-18. 22. Cf. par exemple les observations d’un maître d’école de l’époque dans le journal local Εδεσσα du 15/3/1920. Βασίλης Γούναρης, Το μοιραίοδεκαήμερο' Καθημερινή 23. À voir surtout le préface de ses Mémoires personnels de « la lutte » : « Peut-être, ces pages peuvent avoir aussi un but pratique. Montrer comment la Macédoine se transformera en ménagerie si jamais ladite autonomie macédonienne, demandée par les comitadjis et quelques pacifistes, est réalisée » (Γεώργιος Μόδης, Στα μακεδονικά βουνά. Η ζωή των ανταρτών, Athènes, 1972 [1re édition 1930], p. 5). 24. Pour une excellente présentation du sujet : Σπύρος Καράβας, ' Το παραμύθι της Πηνελόπης Δέλτας και τα μυστικά του Μακεδονικού Αγώνα', dans Αλ. Π. Ζάννας, (sous la direction de), Π.Σ. Δέλτα. Σύγχρονες προσεγγίσεις του έργου της, Athènes, 2006, p. 193-289. 25. Καραβίτης 1994, p. 882 ; Παύλος Γύπαρης, ''Τι θα πράξομεν'' et “Διδάγματα εκ της Ιστορίας” Κήρυξ, [La Canée] du 20/3/1947 et du 1/4/1947. Un autre vétéran compare les villages slavophones de Naoussa, organisés solidement par l’ORIM, avec le « Rideau de Fer » (Ιωάννης Υψηλάντης, Ο Μακεδονικός Αγών, Salonique, 1961, p. 9). 26. ΓΑΚ/ΑΒΑ/439 Χ. Ζαλοκώστας, « Σημείωμα επί της δημοσίας τάξεως, κατά την 6 Ιουλίου », Athènes le 6/7/1946. Pour une présentation et analyse de ce document récemment découvert : « Ο Ιός, Ο στρατός φάντασμα της εθνικοφροσύνης », Κυριακάτικη Ελευθεροτυπία du 17/5/2009 ; entier, il est accessible sur http://www.iospress.gr/ios2009/ios20090517a.htm. 27. Pour la falsification des sources publiées par IMXA, à voir la critique détaillée de Σπύρος Καράβας (« Το παλίμψηστο των αναμνήσεων του καπετάν Ακρίτα »), Historica, 31 [12.1999], pp. 291-330) et de notre groupe (Ο Ιός, « Τα μυστικά του βούρκου », Κυριακάτικη Ελευθεροτυπία, du 7/7/2002, pp. 45-47). Pour les suggestions du président de l’IMXA au Service Historique de l’Armée sur le traitement nécessaire des sources pour « éviter les malentendus » : ΑΔΙΣ/92/16Α/ 89-91, Stilpon Kyriakides a DIS, Salonique le 27/5/1959, No 2136. 28. À voir par exemple la revue Aristotelis de Florina, très nationaliste et subventionnée par des « crédits secrets » du Ministère des Affaires extérieures, destinés à l’assimilation linguistique et nationale de la population slavophone.

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29. ΑΦΔ/129/98, « Projet d’étude de l’histoire moderne de la Macédoine, préparé par l’IMXA » (1962) ; ΑΦΔ/96/208, 1re Direction de MAE (K. Heimarios), « Notice sur la rédaction de l’Histoire de la Macédoine », Athènes le 4/6/1963, Classée « Très Secrète » ; ΠΑ, 1re Direction de MAE (D. Bitsios), « Note pour M. le Ministre », mai 1965, Classée « Très Secrète » ; ΠΑ, 1re Direction de MAE , « Notice. Institut des Études balkaniques (IMXA) », Athènes le 26/5/1965, Classée « Très Secrète ». 30. Douglas Dakin, The Greek struggle in Macedonia, 1897-1913, Salonique, 1966, Παύλος Τσάμης, Μακεδονικός Αγών, Salonique, 1975 Διεύθυνσις Ιστορίας στρατού, Ο Μακεδονικός Αγών και τα εις Θράκην γεγονότα, Athènes 1979. 31. L’histoire officielle de l’Armée a été simplement traduite en 1998 de la forme linguistique archaïsante de katharevousa dans la langue démotique utilisée aujourd’hui par tous les Grecs (ΔΙΣ, Ο Μακεδονικός αγώνας και τα γεγονότα στη Θράκη, Athènes 1998). 32. Pour les décisions secrètes de 1969, Τάσος Κώστοπουλος, '' Το όνομα του Άλλου, από τους ντόπιους 'Ελληνοβούλγαρους' στους 'ντόπιους Μακεδόνες' dans Μειονότητες στην Ελλάδα. Επιστημονικό συμπόσιο ( du 7 au 9/11/2002), Athènes, 2004, pp. 388-390. 33. Pour une revue critique des livres parus après 1992, cf. Ο Ιός, « Ο Μακεδονικός Αγώνας μετά τα συλλαλητήρια », Βιβλιοθήκη (section littéraire de Ελευθεροτυπία) du 5/11/2004, pp. 14-17. Pour la dénonciation, par un apologiste modéré de l’historiographie officielle, de cette « tentative bibliographique — même limitée — qui, pour la première fois dans le territoire grec, vise clairement à faire descendre la Lutte Macédonienne de son piédestal », cf. Βασίλης Γούναρης, Ο Μακεδονικός Αγώνας μέσα από τις φωτογραφίες του, Athènes [2001], p. 19.

RÉSUMÉS

L’historiographie grecque a, selon les époques, pour raisons idéologiques, présenté fort différemment les guérillas nationalistes des années 1900 en Macédoine. La campagne déclenchée par les bandes de guérilla nationalistes entre 1904 et 1908 pour gagner de force « le territoire des âmes » de la population macédonienne, a eu plusieurs aspects ; sa dimension de guerre civile, déchirement fratricide des communautés chrétiennes slavophones, a été reconnue à l’époque par les principaux acteurs et par la plupart des observateurs extérieurs. Son traitement dans l’historiographie grecque est très éclairant sur la fonction idéologique que celle-ci a été appelée à remplir depuis un siècle ; cet article présente les quatre étapes que l’on peut distinguer dans ce traitement depuis un siècle, variations liées évidemment au contexte politique balkanique et intérieur grec : 1910-40, 1941-1974, 1974-1992 et depuis 1992.

The war engaged by the nationalist guerrilla bands between 1904 and 1908 to obtain by force “the souls territory” of the Macedonian population, had different forms. The civil war aspect, bloody shooting between brothers of Christian slavophones communities, was recognized at the time by the main actors of it ans the foreign observers. Its treatment by the Greek historiography shows a very clear light on the ideological function it has been supposed to assume since one century and over. This paper presents the four moments in this treatment whose variations are related, of course, to the political Greek and Balkan context: 1910-1940, 1941-1974, 1974-1992 and from 1992.

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INDEX motsclestr Balkanlar, Yunan İç Savaşı (1946-1949), Yunanistan, Makedonya, Monastir, Bitola motsclesmk Балканот, Грција, Македонија, Битола Thèmes : Histoire Mots-clés : guerillas nationalistes, Andartes, Comitadji, historiographie grecque, Delta Pénélope (1874-1941), luttes macédoniennes, Exarchat, Lutte Macédonienne, propagande nationaliste, Pavlos Mélas (1870-1904), Mürzsteg (programme), ORIM/VRMO, Tcheknik, Armée démocratique motsclesel Βαλκάνια, Ελλάδα, Μακεδονία, Μοναστήρι Index chronologique : guerre civile de Macédoine (1895-1908) Index géographique : Balkans, Grèce, Macédoine, Monastir Keywords : Macedonian wars (1895-1908), Civil war, Balkans, Greek historiography, Greece, Macedonia, Nationalistic guerilla, Propaganda, History

AUTEUR

TASOS KOSTOPOULOS Historien et journaliste

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La question macédonienne pendant la guerre civile grecque

Christina Alexopoulos

Quelques remarques préliminaires

« Ne nous y trompons pas : l’image que nous avons de nous-mêmes et celle que nous nous faisons des autres peuples de la Terre est étroitement associée à l’histoire qu’on nous a racontée quand nous étions enfants. Elle nous marque ainsi pour l’existence entière. » (Marc Ferro)1

1 La guerre civile grecque a fait l’objet de multiples interprétations dans l’historiographie grecque et macédonienne. Dans une certaine historiographie nationaliste de part et d’autre des frontières, elle a été présentée comme une tentative des communistes grecs d’accéder au pouvoir2 et en même temps comme une tentative des Slavophones (« traîtres bulgares » pour les uns et « frères esclaves » pour les autres), d’obtenir un État indépendant ou des droits minoritaires au sein de la Grèce. Certains historiens macédoniens, proches du parti VMRO-DPMNE3, qui, en général, évoquent assez peu la portée communiste de la résistance yougoslave pendant la seconde guerre mondiale en évoquant le caractère « nationaliste » de l’engagement macédonien4, interprètent le conflit grec comme une guerre qui aurait essentiellement opposé des Macédoniens et des Grecs. Si une partie de l’historiographie macédonienne appréhende la guerre civile grecque essentiellement comme une étape importante dans la construction identitaire de la nation macédonienne, à l’image des révoltes d’Ilinden5 de 1903, l’historiographie grecque a longtemps utilisé dans sa propagande la participation des Macédoniens slavophones de Grèce dans la guerre civile, d’abord en les présentant comme des ennemis intérieurs assimilables à une menace extérieure, puis en passant sous silence leur nombre et leur identité, moins dans une logique d’apaisement des relations avec la Yougoslavie voisine après la fin du conflit que dans une tentative de négation de la présence réelle sur le territoire grec de ces populations de langue et de culture slavo- macédoniennes. Enfin, une nouvelle historiographie grecque de droite s’est attachée à montrer que le déclenchement et le déroulement de la guerre civile grecque auraient été conditionnés voire motivés par la question macédonienne6.

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2 Or, malgré l’engagement d’un grand nombre de Macédoniens Slavophones de Grèce dans les rangs de l’Armée Démocratique et malgré la propagande du gouvernement grec qui a longtemps présenté les communistes comme des « éléments étrangers »7, la guerre civile grecque reste un conflit entre ressortissants d’un même pays, une guerre à fort coefficient idéologique, ayant opposé les forces communistes, issues de la Résistance, aux forces royalistes8 aidées par leurs alliés d’abord britanniques puis américains. D’un autre côté, même si les Macédoniens slavophones de Grèce impliqués dans le conflit, étaient bel et bien des habitants du pays, des « locaux ou autochtones »9, comme le dit si bien le terme grec de « ντόπιοι » par lequel on les désignait, la guerre civile grecque a certainement revêtu une dimension internationale, dépassant les considérations de simple politique intérieure.

3 Premier conflit armé de la guerre froide, la guerre civile grecque (1946-1949)10 se place ainsi, tout comme la fondation11 de la République de Macédoine, intervenue le 2 août 1944, dans un contexte géopolitique qui transcende et, en même temps, met en jeu les frontières nationales ; un cadre international défini par le rapport des forces entre Churchill et Staline, avec une répartition du monde en zones d’influence prédéterminées. Cette guerre, tout comme la lutte des Macédoniens Slavophones après la Seconde Guerre mondiale pour obtenir un État, s’inscrit dans la logique de confrontation de la guerre froide. Les communistes grecs et les combattants macédoniens doivent composer avec ses contraintes et ses schémas idéologiques.

4 Comment dans ce contexte, le Parti communiste grec se situe face aux revendications macédoniennes et à la politique de Tito ? Quel est l’engagement des Macédoniens slavophones de Grèce dans la guerre civile ? Comment le discours officiel de l’État grec et l’historiographie nationale qui en découle utilisent dans leur propagande « la menace slave » et l’accusation de « trahison nationale » pour discréditer leurs opposants ?

Discours communiste et engagement des Macédoniens de Grèce dans la guerre civile.

5 Il sera question de l’implication des Macédoniens à la résistance communiste et à la guerre civile grecque à travers trois axes qui forment autant d’étapes historiques : l’ambivalence des rapports entre l’EAM et le SNOF ; la situation et les aspirations des Macédoniens pendant la période de la Terreur blanche ; les relations entre le NOF, l’Armée Démocratique et le Parti communiste pendant les dernières phases du conflit.

Les rapports entre l’EAM et le SNOF pendant l’Occupation

6 Le Parti communiste grec, en adoptant la politique de l’Internationale Communiste, a affirmé son soutien à une « Macédoine unie et indépendante »12 et partagé les revendications des communautés slavophones de Grèce dès les années trente13, même si en 1935, il a dû abandonner toute position séparatiste au profit de la proclamation du « respect des droits des minorités et l’égalité de fait avec la population grecque ». Précisons que malgré des engagements internationaux14, l’État grec avait systématiquement refusé de reconnaître la langue et la culture de la communauté

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slavophone, devenue minoritaire dans la région15 après les échanges de populations et l’arrivée massive de réfugiés hellénophones.

7 Les populations macédoniennes de Grèce durement opprimées par la dictature de Métaxas16 mais aussi par les régimes peu démocratiques de ses prédécesseurs17, ont vu dans l’EAM, le Front de Libération Nationale à dominante communiste18, une alternative identitaire plausible à la domination bulgare19. Pendant l’occupation nazie la population slavophone a en effet été courtisée par le Cercle bulgare20, qui a fonctionné à partir de mai 1941 comme un centre de propagande basé à Salonique, mais aussi par les résistants yougoslaves de Tempo et par les communistes grecs21 qui s’étaient prononcés contre toute modification des frontières nationales mais qui militaient dans un front antifasciste très large contre toute forme d’oppression des minorités. Finalement, deux bataillons purement macédoniens se sont formés à Florina et à Almopia. Le SNOF, un mouvement de résistance macédonienne22, proche à la fois de l’EAM et de la résistance titiste a vu le jour en octobre 1943 dans la région de Florina, un mois après l’armistice italien du 8 septembre 1943. Dans l’assemblée du Haut Commandement23 qui a été créé24, il a été question du peuple macédonien « prêt à se battre pour son droit à l’autodétermination, fraternel avec les autres peuples des Balkans, et libre d’espérer sa réunification ».

8 Dès le départ, le SNOF et plus particulièrement son secteur de Kastoria s’est positionné pour l’autodétermination des Macédoniens Slavophones et la reconnaissance de leur identité nationale au-delà du cadre grec. Ses revendications, soutenues par Tito25, lui ont valu la méfiance du Parti Communiste grec. Engagé au projet patriotique de l’EAM, le PCG avait explicitement renoncé à l’autonomie de la Macédoine ; une thèse qui lui avait auparavant coûté très cher, puisque l’ensemble des partis traditionnels avaient saisi l’occasion pour dénoncer ses prétendues velléités séparatistes26. En mai 1944, le Bureau macédonien du Parti communiste grec a décidé la dissolution du SNOF27 et son intégration dans l’EAM, ce qui n’a pas manqué de provoquer l’indignation d’une soixantaine de Slavophones qui se sont réfugiés en Macédoine yougoslave. Après l’intervention de Tito et la médiation des Haralambidis et Tzimas, le PCG a permis le retour de ces Macédoniens et la création de bataillons macédoniens exclusivement composés de slavophones. Globalement, les relations entre les Macédoniens slavophones du SNOF et le PCG ont été tendues, envenimées d’une méfiance réciproque, toujours au sujet d’une éventuelle autonomie de la partie grecque de la Macédoine et du rattachement de celle-ci à la République yougoslave voisine.

9 Or, indépendamment de toute divergence géostratégique, pendant l’occupation (dans les zones de la Grèce libre) et à la libération, l’EAM a œuvré pour la reconnaissance des minorités et le respect des droits des habitants slavophones. Malgré d’importantes difficultés logistiques, un manque flagrant d’enseignants et un climat de réticence, de peur et de réaction, il a même entamé, le premier, une politique de scolarisation en langue macédonienne du mois d’octobre 1944 au mois de mars 1945, expérience d’ailleurs amenée à être renouvelée pendant la guerre civile28.

10 Si pendant la résistance et la première partie de la guerre civile, les Macédoniens slavophones de Grèce ont grossi les rangs des combattants communistes dans l’espoir d’une reconnaissance nationale que l’action de l’EAM et les positions antérieures du Parti Communiste grec avaient laissé présager, (l’Internationale Communiste s’étant prononcée pour une « Macédoine Unie et Indépendante dans le cadre de la Confédération balkanique »), la création informelle de la « République Socialiste de

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Macédoine » en août 194429, après la première assemblée antifasciste de la Macédoine (ASNOM), est venue réconforter la volonté des macédoniens slavophones d’évoluer dans une Macédoine indépendante et unifiée.

La Terreur Blanche et la population macédonienne de Grèce.

11 Il est alors intéressant de se pencher sur les aspirations et la situation de la population macédonienne à la veille de la deuxième phase de la guerre civile, alors que le concept de « loyauté nationale », un nouveau critère de discrimination, inventé par le gouvernement commence à prendre forme.

12 À la fin de la Seconde Guerre mondiale, il y a une partie de la population macédonienne, profondément marquée par l’expérience de la résistance et de l’administration de l’EAM, qui n’est pas prête à abandonner ses récentes avancées en termes de reconnaissance identitaire et de justice sociale. À côté de cette population, à la fois proche des partisans de Tito et des communistes grecs de la région, se trouve une partie de la population qui (tout comme dans le reste du pays) a collaboré avec l’occupant, en l’occurrence bulgare30. Il existe également au sein de la population macédonienne une tendance conservatrice proche de l’ancienne EMEO, qui recommande la neutralité dans le conflit grec, espère l’autonomie de la région après l’intervention anglo-américaine et passe ses revendications identitaires au second plan. Dans ce camp, se trouvent également des Macédoniens anticommunistes bien disposés à l’égard d’un gouvernement grec qui cherche à asseoir sa nouvelle autorité sur le concept (encore mal défini) de loyauté nationale, plutôt que sur la division entre hellénophones et slavophones31.

13 Cette tentative du gouvernement d’intégrer dans son giron des slavophones « loyaux à la Nation grecque », sans attacher d’importance à la langue vernaculaire qu’ils emploient, trouve des résistances tenaces chez sa propre majorité. Dans la pratique et au moins dans un premier temps, les persécutions massives des Slavo-macédoniens se font indistinctement, ce que regrettent par ailleurs, certains penseurs de droite32 qui craignent la radicalisation des Slavo-macédoniens et leur adhésion massive aux mouvements communistes. C’est la période de la Terreur blanche33 qui après les accords de Varkiza signés en février 194534 sévit dans toute la Grèce rurale, touchant toute personne susceptible d’avoir une relation quelconque avec le mouvement de résistance EAM35. La presse de droite36 cautionne les persécutions37 des anciens Eamites et se met à publier face à face des photos de décapitation et des déclarations de repentir en esquissant ainsi l’espace public réservé à la gauche. Elle demande une campagne de purification ethnique, conçue sur le modèle russe ou allemand38. Après l’abstention massive des Macédoniens dans les élections du 31 mars 1946, boycottées par le Parti Communiste grec, le discours anti-macédonien se généralise dans la presse nationaliste et dans la propagande gouvernementale.

14 L’institution d’une nouvelle ligne de démarcation dans la rhétorique gouvernementale, celle de la « loyauté nationale »39 opposant les populations « loyales », « qui pensent grec » à des traîtres/bandits communistes (forcément Slaves, « un vrai Grec ne pouvant pas être communiste ») vient changer la donne et influer sur les représentations de l’altérité. Bientôt, à l’intérieur des populations de langues différentes (grecque, macédonienne, valaque, turque, etc.) il n’y aura que des Grecs et des Bulgares et cette division hautement idéologique ne reposera sur aucun critère linguistique ou culturel.

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Elle se fera uniquement sur critères politiques indépendamment de la communauté d’appartenance des personnes concernées et entraînera la persécution de tous ceux qui seront catalogués comme Slaves. Ceux des Macédoniens qui « se repentiront » de leur participation à la résistance et s’engageront du côté gouvernemental ou dans les milices de MAY (unités de sécurité en zone rurale – Μονάδες Ασφαλείας Υπαίθρου) seront considérés comme « Grecs ». Ce sera le cas de toute une partie de la population macédonienne, qui souhaite rester en Grèce et qui vivra dans l’autocensure la plus totale, et dans le déni de sa langue et de sa culture40. Les autres subiront de multiples formes d’exclusion.

15 Ils seront nombreux à intégrer le NOF (Front Populaire de Libération -- Народно- Ослободителен Фронт) que des combattants macédoniens de Grèce ont formé le 23 avril 1945 à Skopje, sur les conseils du Parti communiste de la République de Macédoine, l’organisation des femmes AFG (Front antifasciste des Femmes -- Антифашистички Фронт на Жените -- АФЖ) et l’union de la jeunesse NOMC (Union Populaire des Jeunes pour la Libération -- Народно-Ослободителен Младински Сојуз -- НОМС)41. Nous les retrouverons dans les rangs de l’Armée Démocratique, pendant toute la guerre civile. Selon des estimations officielles du NOF, ils seront 5 350 en mars 1947, 11 000 dont 1000 femmes en 1948 et, les derniers mois de la guerre au printemps et en été 1949, plus de 14 000.

L’engagement macédonien dans « le deuxième maquis »42 et l’évolution du discours communiste.

16 Le discours du Parti communiste grec a beaucoup changé au gré des circonstances géopolitiques, pris entre les impératifs de l’Internationale Communiste, l’évolution de la guerre civile sur le terrain et le repositionnement de la Yougoslavie dans la guerre froide après la rupture entre Staline et Tito.

17 Après avoir abandonné dans les années 30, la revendication d’un statut d’autonomie pour une « Macédoine des peuples des Balkans », le Parti communiste grec a prôné le respect de toutes les minorités de la Grèce. En juin 1944, Andréas Tzimas, ancien député et cadre important du PCG, évoque avec le chef de la mission militaire soviétique au quartier général de Tito, la sensibilité du peuple grec aux questions nationales dans des termes très éloquents43. Lors du VIIe congrès du Parti communiste grec en octobre 1945, les communistes grecs ne parlent pas d’indépendance ou de réunification des trois parties de la Macédoine mais de respect de la minorité slave et d’intégrité du territoire national : « Nous déclarons qu’une coexistence pacifique avec la République yougoslave, c’est le respect absolu des droits de la minorité slavo-macédonnienne et la garantie pour cette minorité, d’un régime de pleine égalité de droits raciaux, religieux et linguistiques. C’est le seul moyen d’éviter les conflits, les incompréhensions et les controverses sur la Macédoine grecque, qui est habitée à 90 % par des Grecs, ce qui la rend indissociable du territoire hellénique.44 »

18 Après l’incorporation de la Macédoine du Sud dans le Royaume hellénique, « la Macédoine grecque se transforme d’une province ottomane multilingue, multiconfessionnelle et multinationale, où l’élément grec et « grécisant » se trouve en minorité face aux « éléments étrangers », en une province grecque typique, avec des minorités ethniques qui ne dépassent pas officiellement 11,2 % de la population locale ; transformation radicale, effectuée par des vagues successives d’épuration ethnique et,

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surtout par l’échange réciproque, à grande échelle et obligatoire des minorités nationales entre la Grèce, la Turquie et la Bulgarie entre 1919 et 192645. Après l’achèvement de l’échange, l’objectif le plus important que l’appareil étatique et les forces nationalistes de l’époque se fixent, est l’assimilation des minorités restées dans la région – des Chrétiens slavophones surtout, évalués officiellement à 80.000 personnes et secrètement entre 160.000 et 200.00046. La campagne assimilatrice déclenchée prend alors deux formes : s’adonner à la répression et assimilation linguistiques d’une part, visant à éradiquer le patois slave et imposer l’usage exclusif du grec ; inculquer les conceptions fondamentales du nationalisme grec dans la conscience collective des « Grecs slavophones » de l’autre part47. »

19 Ce discours est progressivement modifié dès la fin de 1945. Le 28 décembre 1945, dans le plénum de l’organisation communiste de Macédoine et de Thrace, Zachariadis qualifie le NOF d’organisation antifasciste et démocratique, puis au mois de février lors du deuxième plénum du Comité central, est proclamée l’égalité des droits pour les Macédoniens de Grèce et les Grecs. Des Macédoniens intègrent en grand nombre l’Armée Démocratique et au fur et à mesure que les forces communistes se font repousser vers le nord de la Grèce, leur proportion augmente considérablement. Pour le PCG, les Macédoniens représentent un vivier de forces vives indispensables à la poursuite de la guerre. D’un autre côté, le gouvernement démocratique de la Grèce libre, proclamé le 23 décembre 1947, mène une politique de respect et de valorisation de la population macédonienne dans la continuité des pratiques inaugurées par l’EAM48 et bénéficie toujours d’un large soutien populaire dans ces régions du Nord de la Grèce.

20 Après le départ de Tito du Kominform en 194849, le PCG renoue avec ses positions des années 1920 et évoque lors du cinquième plénum du Parti en janvier 1949, l’indépendance d’une Macédoine unifiée dans le cadre d’une fédération balkanique, dans l’espoir de garder les troupes macédoniennes qui pourraient être tentées par un départ chez Tito. Cette décision du cinquième plénum du Parti communiste grec dont Zachariadis lui-même explique l’importance stratégique en pleine guerre civile, sera considérée comme erronée dès l’année suivante lors du septième plénum du Parti. Entre-temps, de très nombreux communistes Grecs, des résistants de l’EAM qui avaient lutté pour leur idéal de liberté et de justice ont été condamnés à mort, inculpés de haute trahison.50

21 Quoi qu’il en soit, les thèses du Parti communiste grec et du Narodno Osloboditelniot Front ont bien connu une brève période de convergence du mois d’octobre 1946 au mois de mars 194951, même si l’engagement des Macédoniens Slavophones avait associé aux revendications sociales du Parti communiste des aspirations sinon nationales ou ethniques au moins de reconnaissance des droits minoritaires.

22 Après la défaite des communistes, la situation des vaincus ne peut être décrite qu’en termes d’exclusion et/ou de persécution. Exclusion des communistes grecs du paysage politique du pays jusqu’à la chute des colonels en 1974 ; bannissement jusqu’à encore récemment des Macédoniens52 qui se voient obligés de quitter massivement leur région sans possibilités de retour, contraints par la violence (réelle et symbolique) des vainqueurs. Exil enfin des enfants (grecs ou macédoniens) qui doivent quitter leur pays natal et leur famille pour se réfugier de l’autre côté de la frontière53 et qui, dans le cas contraire, sont arrachés54 à leurs parents (jugés mauvais patriotes) et envoyés de force dans les orphelinats de la reine de Grèce, Frédérica.

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23 Les conséquences de la défaite seront très lourdes pour les vaincus qui perdent toute reconnaissance sur la scène publique et qui se font emprisonner, exiler ou tout simplement assassiner. L’analyse des persécutions d’une telle ampleur tant à l’encontre des opposants politiques qu’à celle de la minorité macédonienne ainsi qu’une étude de leurs conséquences sur les plans politique, social et humain dépassent largement le propos de la présente communication55. Il nous semble néanmoins important de citer Spyros Karavas sur la situation des vaincus, « des victimes macédoniennes de l’après- guerre civile en Grèce [qui y] ont vécu un cauchemar permanent »56.

24 Je me limiterai à étudier la rhétorique de la légitimation idéologique et politique déployée par la propagande gouvernementale et l’historiographie officielle des vainqueurs. Il sera donc question de l’utilisation de la question macédonienne dans le discours gouvernemental sur la « menace slave ».

L’utilisation de la menace « slave » et de l’accusation de « trahison nationale » dans le discours des vainqueurs de la guerre civile grecque.

25 La propagande gouvernementale transforme la question macédonienne en « preuve suprême » d’une « trahison nationale » dont le Parti communiste grec serait l’acteur, ce qui lui permet d’occulter le collaborationnisme57 dont les milices nationalistes et autres forces de droite se sont rendues coupables.

La rhétorique de « la loyauté nationale »

26 La rhétorique sur la loyauté nationale s’exprime dans un discours stéréotypé axé sur trois thématiques ; « la grandeur éternelle de la Race-Nation », « la guerre sainte menée depuis toujours par l’orthodoxie contre les Infidèles » et « la lutte contre le fléau communiste », perçu à la fois comme « un phénomène de banditisme » à éliminer, « un péché capital » dont il faudrait se repentir et « un virus mortel », dont il faudrait être guéri, d’où l’emploi de la métaphore médicale de la réanimation (ανάνηψη). La déclaration de loyauté matérialise cette idéologie de la discrimination et fonctionne comme une déclaration de repentir généralisée.

27 Pendant et après la guerre civile, l’idéologie dominante a utilisé le concept de « loyauté nationale » pour anéantir toute perspective de changement et pour rompre avec les pratiques de démocratisation du pays inaugurées par l’expérience de la Résistance. Elle a puisé dans l’idéologie anticommuniste de Métaxas les éléments qui ont permis de donner une matière sémantique à « la loyauté nationale », comme concept transcendant les divisions politiques anciennes. La rhétorique sur « la loyauté nationale » s’est avérée être une construction tardive58, créée de toutes pièces et, pour ainsi dire, dans l’urgence, dans le but de contrer « la menace communiste ». En absence d’autres référents idéologiques, l’anticommunisme est devenu l’élément fédérateur qui a réuni autour de lui, les Venizélistes et les Royalistes, les Libéraux et les Populistes, les alliés des Allemands et ceux des Anglais et qui a supprimé toutes les divisions précédentes59. L’idéologie anticommuniste de « la loyauté nationale » s’est édifiée en système de pensée appelé à interpréter l’expérience de la guerre civile et la question macédonienne. La vision du monde qui en a découlé et qui a présidé à la perception du

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conflit et à l’appréhension de la différence (idéologique ou ethnique) de l’adversaire, s’est exprimée dans un discours stéréotypé substituant à la fonction symbolique du langage, l’imaginaire d’un conflit et d’un ennemi dépossédés de leurs noms60.

28 La thèse des vainqueurs, considérée par la droite traditionnelle, comme le seul cadre interprétatif historiquement acceptable ou possible, sera celle de la manipulation de la masse des combattants / résistants par la direction procommuniste du mouvement de résistance EAM/ELAS et de son successeur, l’Armée Démocratique61. Le discours gouvernemental, infantilisant et paternaliste, introduit la notion de « pur Grec » abusé par les « ennemis de la Nation » et oppose dans une série de signifiants très instructive les « fils indignes de la Patrie » voire les « traîtres vendus aux Slaves » aux vaillants descendants des héros de l’Antiquité ou de la guerre d’Indépendance de 182162. Il y aurait donc un « bon peuple loyal », certes, quelque peu naïf, qui aurait été berné par les promesses, forcément mensongères, d’une élite communiste composée de mauvais Grecs, voire même de non-Grecs, cette déchéance symbolique étant bien traduite par le vocable d’EAM-o-bulgares63. Comme le fait remarquer Stratis Bournazos64, l’ennemi intérieur est systématiquement assimilé à un danger extérieur et on ne se réfère aux communistes que par des périphrases ou des mots composés, comportant les termes « slave » et « bandit » : slavo-communistes, esclaves des Slaves, bandits de communistes ou encore mercenaires communistes, la liste des qualificatifs est longue...

29 La propagande officielle s’obstine à parler d’incidents de banditisme conjoints à une agression étrangère et refuse de parler d’une guerre civile. Dans un discours où la moitié des habitants du pays deviennent d’un jour à l’autre des « traîtres bulgares », la réalité d’une guerre fratricide est occultée et le conflit armé se travestit en lutte contre le banditisme. Nikos Sidéris65 dans son article sur la psychologie politique et la culture de la guerre civile qualifie ce renversement du sens des signifiants de « meurtre du sens propre » ou mieux de « déni du sens figuré ». Et il spécifie que l’intériorisation psychologique de l’expérience de la persécution s’est produite dans le refus d’un savoir, voire l’exclusion des référents symboliques indispensables au respect de la dimension métaphorique du langage, notamment à travers le déni des signifiants tel que « opposant politique » ou « guerre civile », ce paradoxe entraînant immanquablement la dépersonnalisation de l’adversaire, l’anéantissement de l’individu et l’annihilation du réel. Nous pourrions même ajouter que le discours sur la menace communiste emprunte les traits d’une vraie « novlangue »66, constituée d’affirmations qui s’auto- excluent.

30 La phraséologie de la déclaration de repentir évoque la propagande habituelle du discours gouvernemental qui opère à la fois une réappropriation idéologique de l’héritage historique de la région (antique ou byzantin) et une falsification du passé récent des résistants. La pression morale et la torture physique pratiquées sur les détenus pour leur faire signer la déclaration de repentir sont ainsi accompagnées de cours de « rééducation civique » où l’on cherche à déconstruire l’identité des détenus et à leur imposer un modèle factice du bon Grec, qui serait pétri des enseignements de la civilisation antique et de la religion orthodoxe67. Les opposants à la monarchie et à la coalition anglo-américaine seront tour à tour privés de leur identité nationale, de leur statut de prisonniers politiques et de leur passé de résistants dans la mesure où la propagande officielle tient à ce que la guerre civile appelée « lutte contre le banditisme » résulte des agissements de groupes de criminels, assujettis aux Slaves et

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nie aux Résistants communistes (Grecs ou Macédoniens) leur passé de partisans, voire de bons patriotes.

31 Présenter la guerre civile grecque comme une guerre de plus contre des envahisseurs slaves, venus du nord, permet de minimiser l’importance numérique des partisans de l’Armée Démocratique (Grecs ou Macédoniens habitant la Grèce et en aucun cas membres d’une brigade internationale) et inscrit le présent conflit armé dans le « glorieux passé du pays ». Le discours officiel établit de nombreux parallélismes avec les guerres menées dans le passé et projette ce conflit dans un continuum historique qui partirait de la haute antiquité pour arriver à l’épopée albanaise de 1941 en passant par la guerre d’indépendance de 182168. Les Slaves du Xe siècle et ceux des années 1940 sont présentés comme les sempiternels ennemis du pays contre lesquels les Grecs se seraient toujours victorieusement battus.

32 L’identité de l’adversaire se construit dans le déni de la dimension idéologique du conflit. L’idéologie communiste et les aspirations sociales ou communautaires de l’adversaire grec ou macédonien passent presque pour une conséquence naturelle d’une différence raciale et nationale. Dans le discours de la déclaration de repentir et de la presse progouvernementale, les Slaves sont considérés « comme des êtres inférieurs, des peuples sauvages », qui ne pourraient qu’adhérer au communisme. C’est un discours manichéen qui vient opposer les « Grecs civilisés » imprégnés de valeurs « nationales » aux ennemis de toujours, les « Slaves », tous les communistes grecs étant assimilés à des ennemis extérieurs. Par opposition à « ces ennemis étrangers ou à la solde des étrangers », les vrais Grecs, seraient porteurs de valeurs supérieures et leurs combats aboutiraient forcément à une « nouvelle » victoire. Dans la phraséologie qui se dégage des déclarations de repentir et des discours gouvernementaux, l’anticommunisme et le nationalisme grecs seraient alors la lutte éternelle des civilisés contre les barbares ou encore des Chrétiens contre les infidèles.

33 La déclaration de repentir emprunte au discours religieux les métaphores verbales et les pratiques de la repentance. La mortification de la chair conditionne la purification de l’âme, le déni de l’altérité et le dénuement des signifiants de leurs sens sont préalables à l’expiation du signataire, et d’ailleurs s’accommodent assez bien du discours rédempteur de l’Église grecque69. Après les purges de l’Église grecque, l’adhésion au communisme est communément présentée comme un péché dont il faut se repentir. Le discours de l’église et des organisations religieuses, tout comme celui de la propagande gouvernementale cherchent à faire peur et à déshumaniser l’adversaire idéologique. Stratis Bournazos démontre comment toute critique du socialisme réel est délaissée au profit d’une présentation fantastique ou irréaliste du « monstre communiste »70. Maria Siganou71, dans son article sur les composantes idéologiques du discours religieux pendant la guerre civile cite l’exemple de l’organisation Zoi, organisation parareligieuse assurant l’expression de l’anticommunisme orthodoxe, qui diabolise le communisme au point d’en faire une expression suprême de mal absolu72.

34 Le même discours de terreur qui rejette l’altérité au point de l’assimiler à une maladie se retrouve dans les métaphores médicales. Très présentes dans les déclarations de repentir, ces métaphores seront appelées à être réutilisées vingt ans plus tard par la dictature des colonels.

35 Dans le contexte de la guerre civile, les prisonniers doivent choisir entre le rejet de leur action politique et /ou militaire contre l’occupant nazi, les milices collaborationnistes et l’armée gouvernementale, et la persévérance dans leur « erreur idéologique ». S’ils

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refusent de se débarrasser, pour reprendre la terminologie médicale de l’époque, du « virus » ou de « la maladie mentale » du communisme et s’obstinent à ne pas signer de déclaration, ils sont exposés à subir tout le processus de rééducation, lequel vise encore et toujours, à diviser les prisonniers en deux catégories : ceux qui (indépendamment de leur origine ethnique et de leur engagement idéologique) avoueront leurs fautes et pourront se racheter en faisant une croix sur leur identité antérieure mais aussi en participant activement à la dénonciation ou à la rééducation73 de leurs anciens camarades et en faisant le jeu de la propagande gouvernementale et ceux qui refuseront de se repentir et qui se retrouveront bannis de la société, niés dans leur existence physique et morale, condamnés à la déportation, la prison ou l’exil.

36 La déclaration de repentir n’est qu’une première étape dans la reconversion idéologique, une concession qui sera appelée à être suivie par d’autres. Elle s’inscrit dans un mécanisme de déconstruction aussi bien de la personnalité des signataires que du lien social à l’intérieur de la communauté des prisonniers politiques. La déclaration agit comme un facteur de division qui vient briser la cohésion et la solidarité de la collectivité. Elle sert aussi d’alibi à un certain discours communiste qui évite de reconnaître les erreurs stratégiques du Parti et attribue la défaite de la guerre civile aux « traîtres » et autres « apostats »74. Dans une société balkanique, qui au-delà de ses divisions, sacralise la « parole donnée » et fonctionne selon un code de l’honneur75 rigide, le mépris devient alors le lot des renégats qui ne trouvent grâce ni auprès de leurs anciens camarades ni auprès des nationalistes.

37 Solution individuelle présupposant la rupture du lien avec la communauté des pairs, la signature de la déclaration aboutit ainsi à la double exclusion du signataire, tant par l’ensemble des camarades à qui le Parti communiste interdit de signer que par les pouvoirs publics qui demanderont au repenti de prouver constamment la véracité de sa reconversion en « bon grec » en continuant à le traiter en citoyen de seconde zone.

L’exclusion de la gauche

38 Ce discours qui vient sceller l’exclusion de la gauche du paysage politique du pays montre comment le verbal est destitué de ses fonctions pour laisser la place aux images d’une violence physique « décomplexée ». Il montre aussi la continuité des versions officielles pendant et longtemps après la guerre civile. Jusqu’à la chute de la dictature des colonels, la version des vainqueurs de la guerre civile se résume en un discours manichéen qui substitue à la critique politique d’un système, une peur archaïque, presque aussi primitive que les réponses apportées par les « pratiques de rééducation. » La joute verbale y laisse bien la place à la volonté d’extermination physique de l’adversaire. Et l’idéologie de la loyauté nationale « η εθνικοφροσύνη » conditionne jusqu’à la caricature la vie politique et intellectuelle du pays.

39 Au-delà du versant idéologique, la notion de « loyauté nationale » comporte un versant juridique, voire bureaucratique qui se matérialise par la signature d’une « déclaration de loyauté ». La « déclaration de loyauté » instituée en 1948 par la loi d’urgence 516 rend encore plus visible l’exclusion de la gauche. Comme l’explique fort bien J. Dalègre, « à côté de ces mesures judiciaires, la contrainte la plus forte est la déclaration de loyauté. Ce certificat qui atteste des pensées nationales du candidat devient indispensable à toute vie normale : celui qui ne l’a pas ne peut pas travailler dans les services publics (1948), ni dans la marine marchande (1953), ni dans les Transports

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Publics (1954), il ne peut travailler ni à la DEI (électricité) ni à l’OTE (téléphone), ni au service des eaux, ni au port du Pirée, ni dans les services considérés comme d’intérêt général (les hôpitaux en 1948 et même les services d’irrigation). Il ne peut obtenir de permis de conduire (1950) ou de permis de chasse, ni entrer à l’Université (1951) ou dans une école d’ingénieurs (1954) ; il ne peut être reconnu comme invalide de guerre (1950), il ne peut accéder à ses terres si elles sont situées dans la zone frontalière (1951). Il ne peut même pas quitter le pays ! En réalité, on le laisse franchir la frontière, car la loi permet, si on juge qu’il n’a pas l’intention de revenir, de le priver de sa nationalité et d’empêcher son retour. 76»

40 Une législation d’exception survit inchangée77 jusqu’en 1962, et légèrement transformée sous G. Papandréou, elle revient au goût du jour sous la dictature des colonels. Conçue sur le modèle du serment américain, elle sert de déclaration de repentir supplémentaire, destinée cette fois-ci à l’ensemble de la population. Il s’agit de prouver sa « loyauté » collaborationniste vis-à-vis du régime ou bien de se faire pardonner la « faute originelle » d’avoir cru dans le rêve de changement que l’EAM avait incarné. À la différence de la déclaration de repentir qui vise ceux qui s’étaient engagés physiquement ou moralement du côté de l’EAM, la « déclaration de loyauté » concerne tout le monde : parce que tout le monde est suspect d’y avoir cru, tout le monde doit vivre dans la culpabilité de ce péché originel, qui s’est transformé en acte fondateur de « la pensée nationale ». L’aspect artificiel et bureaucratique de la démarche, le caractère stéréotypé d’un texte qui sonnait faux, importaient peu. Pour les vainqueurs, leur cause était juste et leur discours justificateur pouvait et devait rester inchangé.

41 Pour y arriver, il aura fallu procéder à une reconstruction autocensurée de la mémoire officielle et s’adonner à des pratiques juridiques et historiographiques de légitimation et / ou de déni de certains aspects du conflit. Dans leurs discours officiels sur la période 1936-1949 et dans leur propagande anticommuniste, les vainqueurs de la guerre civile ont utilisé la notion de « loyauté nationale », mélange de nationalisme orthodoxe agressif et de propagande anticommuniste pour faire accepter et / ou nier la violence à laquelle étaient soumis les opposants au régime et la minorité macédonienne, légitimer la politique ségrégationniste de l’anticommunisme d’état et construire une image de la résistance qui ne serait pas liée à celle de l’EAM, en minimisant par la même occasion son impact sur la population. La mémoire officielle de la Seconde Guerre mondiale et de la guerre civile s’est alors formée en rupture avec l’expérience de la résistance de l’EAM et dans l’autocensure des pratiques collaborationnistes des bataillons de sécurité. La question macédonienne a également été occultée et la version historiographique officielle au moins jusqu’à la chute de la dictature des colonels s’est limitée à propager la thèse de la trahison communiste face aux envahisseurs slaves. Accablée entre raison d'État et état d’urgence, la minorité macédonienne a fait l’objet d’un déni total de la part des institutions du pays et de l’historiographie officielle des vainqueurs. Les premiers signes de démocratisation n’ont été perçus par la population slavophone qu’en 1981 avec l’arrivée du parti socialiste au pouvoir. La langue locale a pu être parlée publiquement sans conséquence. Cependant, l’État grec n’a autorisé le retour qu’aux seuls réfugiés politiques « d’origine grecque ». D’ailleurs, « en introduisant un critère ethnique, cette exception discriminatoire reconnaît indirectement la réalité d’une question minoritaire en Macédoine grecque »78.

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Conclusion : La question macédonienne, un des derniers avatars de l’idéologie de la loyauté nationale ?

42 Au moment de conclure force est de constater que le déni dont la question macédonienne a été frappée fait appel à un autre interdit, celui qui a pesé sur la mémoire de la guerre civile.

43 La mémoire de la guerre civile s’est construite dans le non-dit et l’autocensure. Pendant de longues années, cet événement majeur de l’histoire récente du pays a été considéré comme un sujet tabou, frappé, pour ainsi dire, d’une loi d’omerta et n’a été abordé que de manière assez indirecte ou détournée dans les diverses tentatives historiographiques79 et / ou les discours des principaux acteurs80. Certes, après 1974 et surtout 1981 et 1989, la parole s’est progressivement libérée pour reconnaître qu’il s’agissait bien là d’une guerre civile dont il fallait raconter l’histoire. Mais de manière assez paradoxale, la loi du silence a abouti à un « devoir d’oubli »81, au nom d’une réconciliation82 nationale conçue sur le mode amnésiant, plus que réparateur 83. La transmission problématique de la mémoire de la souffrance des vaincus a été accompagnée d’une mémoire autocensurée, bien que triomphaliste, dans l’historiographie des vainqueurs.

44 Pendant la dictature, l’esprit de guerre civile avait atteint son paroxysme puis, il avait progressivement commencé à reculer. Le rejet massif du régime dictatorial par la société civile dans son ensemble avait facilité le rapprochement entre des acteurs de différentes sensibilités politiques annonçant ainsi la démocratisation du pays. L’ idéologie de la loyauté nationale semblait même destinée à disparaître, ultime vestige d’un terrorisme d’État qui avait longtemps su taire son nom. Le traitement de la question macédonienne par les médias et certains partis politiques grecs84 montrent qu’il n’en est rien. Ce vieux fond de nationalisme agressif, qui avait conditionné jusqu’à la caricature la vie politique du pays est toujours perceptible dans l’appréhension de la question macédonienne. Dans ce sens, le traitement de la question macédonienne reste un des derniers avatars de l’idéologie de la loyauté nationale.

45 L’oubli amnésiant plus qu’amnistiant manifeste dans une transmission problématique de la mémoire de la guerre civile se substitue à la réflexion critique sur l’héritage nationaliste de l’idéologie de la « loyauté nationale ». Et ce discours du déni de l’Autre, idéologiquement dominant jusqu’à la chute des colonels réapparaît violement dans le traitement de la question macédonienne. Or, comme le dit si bien Loring Danforth, que Madame Skoulariki, cite dans son article sur la crise macédonienne. « Le nationalisme, en égalisant la loyauté à l’état avec l’appartenance à la nation, transforme par définition les membres des minorités nationales en ennemies de l’État. »

NOTES

1. Les travaux de Marc Ferro ont permis de mettre en avant le rôle de l’enseignement de l’histoire dans l’édification de la mémoire collective. Cf. Marc Ferro, Comment on raconte l’histoire

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aux enfants : à travers le monde entier, Payot, coll. « Aux origines de notre temps », Paris, 1981, Marc Ferro, L’Histoire sous surveillance : science et conscience de l’histoire, Calmann-Lévy, coll. « Intelligence de l’histoire », Paris, 1985, Marc Ferro, Que transmettre à nos enfants (avec Philippe Jammet et Danièle Guilbert), Le Seuil, Paris, 2000, Marc Ferro, Les Tabous de l’histoire, Nil, Paris, 2002. Dans Les manuels scolaires, miroirs de la nation ? (de Verdelhan Bourgade/B, Michèle Verdelhan-Bourgade, Béatrice Bakhouche, Richard Étienne, Pierre Boutan, Collaborateur Collectif, publié chez L’Harmattan, Paris, 2007) les auteurs partent du constat que les livres d’école ne sont pas des objets banals et approximatifs qui s’effaceraient des mémoires adultes, pour mener une réflexion originale sur leur rôle sociétal. Un rôle qui dépasse la simple transmission de connaissances scolaires et qui fait de ces acteurs de culture des témoins privilégiés des valeurs et des pratiques sociales dans leurs variations et leurs continuités historiques et géographiques. L’étude des manuels offre alors des aperçus pertinents sur les idées, mais aussi les préjugés qu’une société véhicule. Le thème de la nation qui a été choisi par les auteurs comme principal fil conducteur, en raison de ses implications d’ordre historique, géographique, linguistique, culturel, et aussi moral et politique, se prête particulièrement bien à cet exercice de réflexion historiographique et la contribution de C. Angélopoulos sur la Grèce y éclaire de manière originale la construction identitaire dans le discours éducatif grec. Toujours à propos de l’identité grecque dans l’enseignement secondaire, je renvoie aux travaux de Constantin Angélopoulos sur l’image de l’Autre (Cf. C. Angélopoulos, “Proclaiming greek national identity through dialectic in school textbooks of the greek secondary education between 1950-1990” in The image of the other/neighbour in the school textbooks of the balkan countries, Athènes, 2001 : Typothito – George Dardanos) et sur le traitement de la question macédonienne dans l’historiographie grecque. Cf. Éclairage sur la (Re-)naissance de la question macédonienne dans les manuels grecs d’histoire de l’enseignement secondaire (1950-1995) Coll. Grécité, Montpellier III, Montpellier, 2004. 2. L’historiographie de droite en Grèce a longtemps essayé de présenter la guerre civile grecque comme une tentative des communistes de s’emparer du pouvoir. Or, cette formulation est loin de refléter la réalité d’exclusion et de persécution dont les communistes et les anciens éamites ont été les principales victimes. Pour Philippos Iliou, le Parti Communiste et ses alliés ont beaucoup hésité avant de se lancer dans le conflit. (Cf. Ο ελληνικός εμφύλιος πόλεμος, η εμπλοκή του ΚΚΕ, Athènes, Θεμέλιο, Ιστορική βιβλιοθήκη, ΑΣΚΙ, 2005 (pp. 21-23).) Par ailleurs, Thanassis Sfikas, dans son article sur la dimension « pacifiste et guerrière » de la guerre civile grecque démontre que le Parti communiste grec avait essayé à plusieurs reprises d’éviter le déclenchement et même d’arrêter la poursuite de la guerre. On compte même 21 tentatives de résolution du conflit, souvent non abouties in extremis après intervention des Américains. Cf. Θανάσης Σφήκας, « Η “ειρηνοπόλεμη” διάσταση του ελληνικού εμφυλίου πολέμου: ειρηνευτικές πρωτοβουλίες και δυνατότητες συμβιβασμού, 1945-1949 », in Ο Εμφύλιος Πόλεμος από την Βάρκιζα στο Γράμμο, Φεβρουάριος 1945 – Αύγουστος 1949, sous la direction de Ηλίας Νικολακόπουλος, Άλκης Ρήγος, Γρηγόρης Ψαλλίδας, (pp. 75-101). 3. Après la fin du communisme, une nouvelle génération d’historiens proche de VMRO-DPNME, remet en question l’héritage yougoslave, reproche à l’ancienne génération d’historiens, proches de l’Union sociale- démocratique, des affinités proserbes et insiste sur le caractère national (et non pas social) de la résistance du peuple macédonien. Dans cette approche historiographique, on estime que les régiments slavophones de l’ELAS (et plus tard de l’Armée Démocratique) se battaient moins par conviction communiste ou dans la perspective d’une reconnaissance des droits de la communauté macédonienne au sein de l’État grec et plus pour la séparation et l’autonomie de la Macédoine. Cf. Todor Čepreganov (sous la direction de) Britanski Voeni Misii vo Makedonija 1942-1945, Skopje, éditions des Archives d’État, 2000. 4. Cf. Vera Aceva, Pismo do Tempo, Skopje, 1991.

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5. La plupart des figures emblématiques du NOF ont inscrit leur combat dans la continuité de la révolte des paysans pauvres qui s’étaient insurgés en 1903 contre l’administration ottomane à Ilinden. Les événements d’Ilinden, mémorés et commémorés ont formé un point de repère dans la construction identitaire de la Macédoine, tout comme l’expérience de la Résistance et de la guerre civile grecques. Après la défaite des communistes, vingt mille combattants macédoniens se sont réfugiés en République de Macédoine. Leur mémoire de la guerre civile grecque a ainsi participé de la construction identitaire de l’historiographie macédonienne à la manière de celle des événements d’Ilinden. Cf. Ιάκωβος Μιχαηλίδης, « “Μοναρχοφασίστες” και Σλαβομακεδόνες αγωνιστές » in Ο Εμφύλιος Πόλεμος από την Βάρκιζα στο Γράμμο, Φεβρουάριος 1945 – Αύγουστος 1949, sous la direction de Ηλίας Νικολακόπουλος, Άλκης Ρήγος, Γρηγόρης Ψαλλίδας, (pp. 115-124.) « Για πρώτη φορά οι Σλαβομακεδόνες που προέρχονταν από την Ελλάδα είχαν αποκτήσει επιτέλους τους δικούς τους ήρωες, οι οποίοι ήταν απαλλαγμένοι από οποιαδήποτε βουλγαρική επιρροή. Για πολλοστή φορά στην πορεία της ιστορίας ένα ακόμα πολυεθνοτικό γεγονός, η εξέγερση του Ίλιντεν, είχε χρησιμοποιηθεί επιτυχημένα για την παραγωγή μιας ξεχωριστής εθνικής κληρονομιάς. » (p. 231) L’historien grec Iacovos Michailidis trouve que la guerre civile grecque constituerait un acte fondateur dans la construction idéologique de la Nation macédonienne et que les révoltes multiethniques d’Ilinden auraient été « utilisées » dans la production singulière d’un héritage national particulier. (Cf. Ιάκωβος Μιχαηλίδης, « Μοναρχοφασίστες » και Σλαβομακεδόνες αγωνιστές », in Ο Εμφύλιος Πόλεμος από την Βάρκιζα στο Γράμμο, Φεβρουάριος 1945 – Αύγουστος 1949, sous la direction de Ηλίας Νικολακόπουλος, Άλκης Ρήγος, Γρηγόρης Ψαλλίδας, Athènes, Θεμέλιο, 2002, pp. 222-232.) D’un autre côté, l’historiographie grecque a souvent tendance à surévaluer le caractère artificiel de la construction de l’identité nationale en Macédoine, en oubliant par la même occasion que toute construction identitaire d’un État-nation, à commencer par celle de la Grèce, se fait sur la base d’un héritage historique ou culturel, « utilisé à bon escient » par les principaux intéressés (et par définition arbitraire), puisque le concept de Nation n’est rien d’autre qu’une construction idéologique. Pour une analyse critique de cette approche essentialiste de l’identité et une réflexion très intéressante sur le droit à l’autodétermination sur la base de la volonté des citoyens et non pas sur un monopole quelconque du passé historique, cf. l’article de Empeirikos et de Skoulariki, Ο « “αλυτρωτισμός των Σκοπίων” ή η αποσιωπημένη μειονοτική διάσταση του Μακεδονικού », Αυγή, 20/04/08, Λεωνίδας Εμπειρίκος - Αθηνά Σκουλαρίκη. « Tα έθνη, αν και επικαλούνται ένα κοινό πολιτισμό, νομιμοποιούνται από τη βούληση των πολιτών τους και όχι από την αρχαιότητα της ιστορικής τους παρουσίας. Με αυτή την έννοια, η εθνική ταυτότητα δεν επιδέχεται ενστάσεων. Η αναγνώριση του ονόματος με το οποίο αυτοπροσδιορίζεται ένα άτομο, μια ομάδα ή ένας λαός αποτελεί στοιχειώδες δείγμα σεβασμού του Άλλου. Η ονομασία εξ ορισμού συμπυκνώνει την ταυτότητα του υποκειμένου. Σήμερα, η ελευθερία του εθνικού αυτοπροσδιορισμού είναι διεθνώς αναγνωρισμένο δικαίωμα. Ο ετεροπροσδιορισμός, αντίθετα, δηλώνει άρνηση ή απαξίωση της ταυτότητας του Άλλου και αποτελεί μια μορφή συμβολικής βίας, στο μέτρο που όποιος ονομάζει ασκεί εξουσία. […]Η καταγγελία της “τεχνητής” κατασκευής της εθνικής ταυτότητας στο πλαίσιο της τιτοϊκής Γιουγκοσλαβίας αγνοεί βεβαίως τόσο ότι η εθνοποιητική διαδικασία είχε ξεκινήσει πολύ νωρίτερα (τέλη 19ου - αρχές 20ού αι.), όσο και το γεγονός ότι όλα τα έθνη-κράτη συγκροτήθηκαν στη νεότερη εποχή επιστρατεύοντας αντίστοιχους μηχανισμούς εθνικής ομογενοποίησης (τυποποίηση μιας επίσημης εθνικής γλώσσας, επιλεκτική εθνική ιστοριογραφία, επινόηση μιας θεωρίας ιστορικής συνέχειας, αποσιώπηση των ρήξεων και των ασυνεχειών, αφομοίωση των μειονοτικών ομάδων, κ.λπ.). » in « Ο “αλυτρωτισμός των Σκοπίων” ή η αποσιωπημένη μειονοτική διάσταση του Μακεδονικού », Αυγή, 20/04/08, Λεωνίδας Εμπειρίκος - Αθηνά Σκουλαρίκη. 6. Tout récemment, l’historien officiel de la question en Grèce, Evangelos Kofos, a écrit que c’était la question macédonienne qui avait décidé le Parti Communiste à se lancer dans la guerre civile.

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« Αν ο ιστορικός θελήσει να προσδιορίσει μονολεκτικά τον παράγοντα « Μακεδονικό » στον Εμφύλιο, του αρκεί η λέξη καταλύτης. Το πολυδιάστατο αυτό πρόβλημα εσωτερικό ελληνικό, βαλκανικό και διεθνές επηρέασε αποφασιστικά τους σχεδιασμούς της ηγεσίας του ΚΚΕ τόσο για την έναρξη του ένοπλου αγώνα όσο και για τη διεξαγωγή του. Υπήρξε κεντρικό σημείο αναφοράς στη διαμόρφωση των αποφάσεων του γιουγκοσλάβου ηγέτη Τίτο (άνοιξη 1946) για να παράσχει υλική και πολιτική στήριξη στους έλληνες κομμουνιστές αλλά επίσης και για να τερματίσει κάθε βοήθεια προς αυτούς (θέρος 1949), όταν ο Ζαχαριάδηςσυντάχθηκε με τονΣτάλιν εναντίον του. Προσέλκυσε στις τάξεις των ανταρτών μεγάλο ποσοστό του σλαβόφωνου στοιχείου της Δυτικής Μακεδονίας. Αλλά και συσπείρωσε στο κυβερνητικό στρατόπεδο ευρέα στρώματα του πληθυσμού, διακατεχόμενα από ανησυχία για το ενδεχόμενο ακρωτηριασμού του εθνικού εδάφους. Καταγράφηκε ως υπολογίσιμο στοιχείο στη σκακιέρα του εκκολαπτόμενου την εποχή εκείνη Ψυχρού Πολέμου, καθώς η Μακεδονία βρέθηκε επάνω στο τεκτονικό ρήγμα της διατομής Ανατολής - Δύσης. Διεύρυνε το υφιστάμενο χάσμα μεταξύ των αντίπαλων πολιτικών δυνάμεων της χώρας και λειτούργησε διχαστικά, για δεκαετίες μετά τον Εμφύλιο, δυσχεραίνοντας τη συμφιλίωση. Κατάλοιπά του εντοπίζονται ακόμη και στις μέρες μας, στη διαμόρφωση των σχέσεων της χώρας μας με τους βόρειους γείτονές της και της πολιτικής στους παραμεθόριους νομούς. Τέλος, φορτίζει συναισθηματικά, μέχρι και τρίτης ακόμη γενιάς, τους γόνους των “ηρώων” ή θυμάτων της εμφυλιακής εποχής στον μακεδονικό χώρο. »« Το Μακεδονικό ως καταλύτης του πολέμου »,Evangélos Kofos, Βήμα της Κυριακής, 17 octobre 1999. 7. Le gouvernement grec dénonce à l’ONU le 3 décembre 1946 une agression étrangère ; cf. Joëlle Dalègre, La Grèce depuis 1940, L’Harmattan, Paris 2005, p. 79. 8. Pour le détail des forces des uns et des autres, cf. Γιώργος Μαργαρίτης, Ιστορία του Ελληνικού Εμφυλίου Πολέμου 1946-1949, εκδ. Βιβλιόραμα, les chapitres « Η πολύμορφη στρατιά της κυβερνητικής παράταξης », « η συγκρότηση του Εθνικού Στρατού », « Από την εφεδρεία στην εκστρατεία, ο Δημοκρατικός Στρατός στον απελευθερωτικό πόλεμο » pp. 215-273. 9. Le terme de « Macédonien autochtone » (Ντόπιος Μακεδόνας) désigne en grec tout habitant autochtone de la Macédoine grecque (Macédoine de l’Égée). Cette dénomination oppose les « Macédoniens autochtones » aux réfugiés venus d’Asie Mineure à l’entre-deux-guerres après l’échange des populations. Dans certaines parties de la Macédoine de l’Égée, les populations slavophones ont utilisé ce terme pour se différencier des Macédoniens albanophones et des communautés valaques. Cf. Ιάκωβος Μιχαηλίδης, « Σλαβόφωνοι και Πρόσφυγες: πολιτικές συνιστώσες μιας οικονομικής διαμάχης » in Βασίλης Κ. Γούναρης, Ιάκωβος Δ. Μιχαηλίδης, Γιώργος Β. Αγγελόπουλος, Ταυτότητες στη Μακεδονία,Athènes, 1997, pp. 123-141. 10. De nombreux historiens font remonter le début de la guerre civile, aux événements de décembre 1944 et aux conflits armés ayant opposé les différents groupes de résistants dès 1943, voire même encore plus loin, aux confrontations antérieures entre milices nationalistes et ELAS, au risque bien sûr de faire disparaître la spécificité de la période de la Résistance au profit de la seule évocation de la guerre civile grecque. Pour la période allant de la fin de la Seconde Guerre mondiale à l’éclatement de la guerre civile, Cf. Aggelos Elefantis, Μας πήραν την Αθήνα, Athènes, βιβλιόραμα, 2003 pp. 91-98 : « Εμφύλιος. Η λογική του πολέμου » et Michalis Libératos, Στα πρόθυρα του εμφυλίου πολέμου, Από τα Δεκεμβριανά στις εκλογές του 1946, Βιβλιόραμα, Athènes, 2006. Pour le rôle des milices nationalistes, leur collaboration avec les occupants Nazis et leurs confrontations avec les forces de l’ELAS, cf. « Επαφές μεταξύ των γερμανικών αρχών κατοχής και των κυριότερων οργανώσεων της ελληνικής αντίστασης » de Hagen Fleischer pp. 91-116 et « Η απελευθέρωση της Πελοποννήσου, Σεπτέμβριος 1944 » pp. 225-243 de Lars Bœrentzen in Η Ελλάδα στη δεκαετία 1940-1950, ένα έθνος σε κρίση, sous la direction de John Iatridès, Athènes, Θεμέλιο, 2006.

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11. Sur la fondation de la République de Macédoine par l’ASNOM et une réflexion sur l’évolution de l’État-nation, Cf. E.Dimitrov, G. Caca, V. Ivanovski (sous la direction de) ASNOM:Pedeset godini makedonska država 1944-1994. Prilozi od naučen sobir održan na 17-18 Noemvri 1994, Skopje, Académie Macédonienne des Sciences et des Arts, Institut d’Histoire Nationale, 1995. Voir également, C. Grozdanov, B. Ristovki, I. Katardžiev, P. Andreevski, T. Čepreganov, (sous la direction de) Republika Makedonija 60 Godini po ASNOM: Zbornik od naučniot sobir po povod Šeesetgodišninata od ASNOM ordžan vo Skopje na 15-16 Dekemvri 2004 godina, Skopje, Académie Macédonienne des Sciences et des Arts, 2005. 12. Le troisième congrès extraordinaire du Parti communiste grec (du 26 novembre au 3 décembre 1924) a décidé (en suivant en cela la fédération communiste des Balkans) d’œuvrer pour l’indépendance de la Macédoine et de la Thrace dans le cadre d’une fédération balkanique qui respecterait « les droits du peule macédonien ». Pour une présentation détaillée des discussions et des décisions prises dans ce congrès, voir l’édition du Département d’Histoire du Comité Central du KKE publiée à Athènes en 1991 : Το Τρίτο Έκτακτο Συνέδριο του ΣΕΚΕ (Κ) (26 Νοέμβρη- Δεκέμβρη 1924): Σταθμός στην ιστορία του ΚΚΕ. Πρακτικά, Αθήνα, 1991. Pour une présentation des positions des différents partis communistes sur la question, voir l’étude de Alexandros Dagas et de Georgios Leontiadis, Κομιντέρν και Μακεδονικό Ζήτημα: Το ελληνικό παρασκήνιο, 1924, Athènes, 1997. 13. Cf. P. Panayotopoulos, Réclusion et idéologie, une sociologie politique de la réclusion à partir de l’expérience des communistes grecs », mémoire de DEA soutenu à Paris, en septembre 1994. P. Panayotopoulos fait référence aux travaux de A. Elephantis, La promesse de la révolution impossible, Olkos, 1976, (pp. 36-38) et de I. Papathanassiou, Contribution à l’histoire du Parti Communiste Grec Thèse de Doctorat, Université Paris X, 1988, (p. 63) et note qu’ « après de fortes pressions, l’Internationale Communiste arrivera en 1924 à convaincre le PCG de se positionner en faveur « de la Thrace et de la Macédoine unies et indépendantes ».Cette position explicitée -- avec maintes difficultés -- en termes d’internationalisme prolétarien et de combat anti-impérialiste dans la péninsule Balkanique, mènera à un fort isolement du parti. (Cf .H.Vlavianos, “The Greek Communist party under siege” in Veremis-Highmam, Aspects of Greece 1936-1940, Eliamep-Vryonis Center, Athènes, 1993, p. 194.) Dans le contexte provoqué par le Désastre d’Asie Mineure, elle sera retenue comme une provocation à l’égard du sentiment national et sera en tant que telle, abondamment utilisée par ses adversaires. Position qui, en 1935 sous la pression des adversaires politiques du parti, se transformera en position « sur l’égalité des droits des minorités nationales ». (Cf. Idem, p. 195.) […] L’accusation contre le PCG qui était inscrite dans la réclusion du PCG avant les années 1940 visait à une stigmatisation d’ordre social. Pourtant, l’accusation politique « de trahison de la nation » commencera à être effective, à partir de cette décision sur la Macédoine, progressant peu à peu, tout comme son « palliatif patriotique » mis en avant par le PCG à partir de 1934. (Cf. Panayotis Noutsos, « Le discours idéologique du PCG de 1940 à 1934 » in La Grèce de 1940, Etairia Spoudon Néo-ellinikou Politismou kai genikis paidias, Athènes, 1993, (en grec), pp. 180-185.) Inversement, le discours adverse au PCG sera légitimé durant toute la période de l’Etat anticommuniste d’après la Guerre Civile, en référence à l’Affaire de Macédoine. (Cf. Les procès contre l’espionnage au printemps 1960 à Athènes, Synchroni Epochi, Athènes, 1989, pp. 90-91.) Le PCG donnera de la sorte, à partir de 1940, dans la Résistance, une réponse globale à l’accusation qui faisait de lui, un parti de « trahison nationale » ; malgré cela cette accusation se confirmera justement après les années 1940, et c’est autour d’elle que se mettra en place toute l’attaque anti-communiste de l’après-guerre. » (pp. 121, 122) 14. Pour une présentation des accords de Neuilly (14-27 novembre 1919) et de Sèvres (10 août 1919) et du décalage de ces engagements de la Grèce avec la politique de répression menée sur le terrain, voir Ιάκωβος Μιχαηλίδης, « Οι Σλαβόφωνοι στην Ελλάδα, 1919-1949 » in Μακεδονικές Ταυτότητες στο χρόνο, διεπιστημονικές προσεγγίσεις, Εκδόσεις Πατάκη, Athènes, pp. 317-354 et surtout le chapitre « Το πρωτόκολλο της Γενεύης και το Abecedar » in Τάσος Κωστόπουλος, Η απαγορευμένη

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γλώσσα, Κρατική καταστολή των σλαβικών διαλέκτων στην ελληνική Μακεδονία, Athènes, Εκδόσεις Μαύρη Λίστα, Athènes, 2000, (pp. 88-111). 15. Cf. Τάσος Κωστόπουλος, Η απαγορευμένη γλώσσα, Κρατική καταστολή των σλαβικών διαλέκτων στην ελληνική Μακεδονία, Athènes, Εκδόσεις Μαύρη Λίστα, Athènes, 2000. 16. Cf . Δημήτρης Λιθοξόου, « Η πολιτική του εξελληνισμού της μακεδονικής μειονότητας στο Μεσοπόλεμο » (résumé in Ο Πολίτης, numéro .124, 1993). Ce sont deux documents tirés des archives de Ioannis Métaxas, révélateurs de l’hostilité étatique face aux autochtones slavophones dans la Macédoine de Grèce. 17. Cf. Τάσος Κωστόπουλος, Η απαγορευμένη γλώσσα, Κρατική καταστολή των σλαβικών διαλέκτων στην ελληνική Μgακεδονία, Athènes, Εκδόσεις Μαύρη Λίστα, Athènes, 2000, et plus particulièrement les chapitres « Η “ήπια” αφομείωση » (pp. 112-162) et « Η τρομοκρατία του “Νέου Κράτους” » (pp. 162-180). Pour une présentation des pratiques de purification ethnique dans le contexte balkanique entre 1912 et 1922, voir Τάσος Κωστόπουλος, Πόλεμος και εθνοκάθαρση, Βιβλιόραμα, Athènes, 2007. Pour une présentation du traitement de la population macédonienne slavophone durant l’entre-deux-guerres, voir Χριστίνα Βαρδά, « Όψεις της πολιτικής αφομοίωσης στη Δυτική Μακεδονία στο Μεσοπόλεμο », Τα Ιστορικά, vol. 10, numéros 18/19, janvier-décembre 1993, pp. 151-171 (pour la période jusqu’en 1936), Philip Carabott, “The Politics of Integration and Assimilation vis-à-vis the Slavo-Macedonian Minority in Interwar Greece: From Parliamentary Inertia to Metaxist Repression”, in Peter Mackridge – Eleni Yannakakis (sous la direction de), Ourselves and the others, The development of a Greek Macedonian Cultural Identity since 1912, Oxford, 1997, pp. 59-78. 18. Comme le démontre A. Elefantis, in Μας πήραν την Αθήνα, le Front de Libération Nationale avait essayé de ressembler toutes les forces antifascistes, en suivant en cela la politique de coalition antifasciste des partis communistes européens. Face aux accusations de ses adversaires, l’EAM a également tenté de montrer qu’il résultait de l’union nationale de patriotes, toutes sensibilités politiques confondues, ce qui pour l’auteur semble inexact, dans la mesure où les partis traditionnels avaient délibérément refusé de participer au Mouvement de Libération Nationale. Les masses populaires qui y ont adhéré représentaient bel et bien une grande partie des Grecs, mais les formations politiques traditionnelles étaient à l’approche de la libération de plus en plus hostiles à cette force de résistance novatrice qui pratiquait la démocratie directe et l’autogestion et qui demandait l’organisation d’un référendum pour l’abolition de la monarchie. « Επειδή όμως πρόκειται για προσπάθεια δικαίωσης απέναντι στην κατάφωρη ιστορική πλαστογράφηση της Δεξιάς, που κατηγορούσε το ΚΚΕ ως αντεθνικό κόμμα, κεντρικό μοτίβο ήταν η προσπάθεια να αποδειχτεί ότι το ΕΑΜ ήταν καρπός και έκφραση της πολιτικής ενότητας. » (p. 26) « Στην κορυφή λοιπόν δεν πραγματοποίειται η πλατιά αντιφασιστική συμμαχία, αλλά μια ενότητα σοσιαλιστικών δυνάμεων. Στη βάση τι ήταν ο εαμικός κόσμος από κοινωνική άποψη ; Κι εδώ η απάντηση είναι κατηγορηματική: η αστική τάξη και τα διάφορα τμήματά της, τα φιλελεύθερα και τα ολοκληρωτικά, τα ‘‘εθνικά’’ ή τα μεταπρατικά, τα μονοπωλιακά ή τα μη μονοπωλιακά, τα δημοκρατικά ή τα μοναρχικά δεν μετείχαν στο ΕΑΜ ούτε συνεργάστηκαν μ’αυτό. Αντίθετα το πολέμησαν ψυχρά και θερμά. Από ταξική λοιπόν και πολιτική άποψη, το ΕΑΜ ήταν μία μορφή λαϊκής συμμαχίας, χωρίς ίχνος συμμετοχής αστικών κομμάτων (δεν εννοώ, ατόμων-αστών): ένα νέο, νέου τύπου πολιτικό όργανο, άγνωστο ως τα τότε στις πολιτικές παραγωγές του ελληνικού συστήματος, που ανέλαβε συγκεκριμένο ιστορικό ρόλο, την απελευθέρωση της χώρας. » (p. 34) et également : « Και μάλιστα όσο προχωρούμε προς την Απελευθέρωση, είμαστε υποχρεωμένοι να διαπιστώσουμε ότι το σύνολο του αστικού κόσμου έχει

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συγκροτήσει έναν ενιαίο συνασπισμό που χαρακτηρίζεται από μαχητικό και ανένδοτο αντιεαμισμό. » (p. 28). 19. Pendant la période de l’occupation, la population macédonienne a connu deux sorts bien distincts, la région de la Macédoine de Grèce ayant été divisée en deux : la partie occidentale administrée par l’armée allemande et italienne, en étroite collaboration avec le gouvernement d’Athènes et la partie orientale, sous tutelle bulgare. Dans la partie bulgare, le gouvernement fasciste a inauguré une politique de purification ethnique à l’encontre des populations grecques, à l’image de ce que le gouvernement de Metaxás avait fait précédemment contre les minorités, tandis que dans la partie allemande, les autorités nazis aidées par des milices d’extrême droite, ont essayé de retourner au statu quo de Metaxás tout en attisant les conflits interethniques. Cf. Τάσος Κωστόπουλος, Η απαγορευμένη γλώσσα, Κρατική καταστολή των σλαβικών διαλέκτων στην ελληνική Μακεδονία, Athènes, Εκδόσεις Μαύρη Λίστα, Athènes, 2000, pp. 181-183. Voir également sur l’occupation bulgare, Ξανθίππη Κοτζαγεώργη-Ζυμάρη (sous la direction de) Η βουλγαρική κατοχή στην Ανατολική Μακεδονία και τη Θράκη 1941-1944, Salonique, 2000, pp. 51-53. Sur le rôle des milices d’extrême droite, voir Τάσος Κωστόπουλος, Η αυτολογοκριμένη μνήμη, Τα Τάγματα Ασφαλείας και η μεταπολεμική εθνικοφροσύνη, Φιλίστωρ, Athènes, 2005, p. 130 et également (à propos du climat de bonne entente entre milices nationalistes et corps des Bataillons), le chapitre « σχέσεις στοργής » « rapports affectueux », pp. 49-61. Enfin, Athéna Skoulariki et Léonidas Empeirikos, dans leur article « Ο “αλυτρωτισμός των Σκοπίων” ή η αποσιωπημένη μειονοτική διάσταση του Μακεδονικού », Αυγή, 20/04/08, montrent bien comment l’EAM a pu constituer une alternative identitaire possible pour des Slavophones lésés par le gouvernement grec mais idéologiquement opposés aux orientations bulgares : « Στον Μεσοπόλεμο ένα μικρό ποσοστό των σλαβοφώνων προσχωρεί στο ΚΚΕ, λόγω των θέσεων της Κομιντέρν για το Μακεδονικό, ενώ κατά τη διάρκεια της Κατοχής η ένταξη στο ΕΑΜ και στον ΕΛΑΣ μαζικοποιείται. Η μέχρι τότε σημαντική βουλγαρική επιρροή αποδυναμώνεται χάρις στην εναλλακτική ταυτότητα που προσέφερε στους ανθρώπους αυτούς το ΕΑΜ, αναγνωρίζοντας μειονοτικά δικαιώματα και την “ισοτιμία” των Σλαβομακεδόνων εντός της ελληνικής επικράτειας. » 20. Le 5 mars 1943, les autorités italiennes créent « le comité révolutionnaire bulgaro- macédonien » et jusqu’en avril 1943, elles recrutent environ 1600 slavophones dans une milice () qui s’oppose aux maquisards. Après le départ des Italiens en août 1943 et la défaite des forces de l’axe, l’été suivant, cette organisation se dissout. Cf. Tasos Kostopoulos, « “Αξονομακεδονικό κομιτάτο” και Οχράνα (1943-1944) : Μια πρώτη προσεγγιση », Αρχειοτάξιο, 5, 2003, 40-51. Les différentes milices et « organisations de résistance » nationalistes, de fait collaborationnistes constituent une zone grise, perméable aux « métamorphoses ovidiennes » et autres changements de bord. Il ne s’agit en aucun cas d’une spécificité macédonienne, les nazis ont recruté des hommes pour former leurs bataillons de sécurité dans la population grecque. Les différents gouvernements grecs pendant et après la guerre civile ont cherché à afficher leur appartenance idéologique au monde « libre », antifasciste et antitotalitaire, malgré des pratiques policières et judiciaires autoritaires, résolument contraires aux droits de l’homme. Dans ce contexte, les gouvernements des années 50 et 60 ont essayé de réinventer ou d’exacerber le rôle de la résistance nationaliste et de la désolidariser de l’action des bataillons de sécurité et autres milices terroristes malgré des liens bien établis entre les deux types de formations. Ils ont également tenté de passer sous silence les exactions commises contre les civils par les collaborateurs des Allemands, de nier la subordination des bataillons de sécurité à l’occupant et même de présenter les représailles des Allemands contre la population civile comme une conséquence directe et presque légitime face à l’action des Résistants de l’EAM (Souvent, on renversait le rapport de forces réel pour présenter les Allemands comme assistant les Bataillons de sécurité dans leur lutte anticommuniste.) Pour justifier l’action des bataillons de sécurité, l’historiographie officielle a essayé de mettre en avant le caractère provisoire de leur

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collaboration avec les Nazis, l’absence d’action concrète contre les alliés britanniques et le passé nationaliste et « héroïque » de leurs dirigeants (révélé antérieurement par des actes de violence perpétrés contre les populations slaves du Nord de la Grèce). Leur engagement serait alors motivé par le seul souci de protéger « le régime en place » et « l’intégrité nationale » du pays. (Cf. Σκανδαλάκης Ι. Ν. Αγωνίες και τρόμοι, Athènes, 1945 et également Αναγνωστόπουλος Νικόλαος, Η Εύβοια υπό Κατοχήν, τ. Α΄ , Athènes 1950 : « για την προστασίαν του ελληνικού λαού από τους ποικίλους (εσωτερικούς) εχθρούς του, [...] την παγίωσιν της δημοσίας Ασφαλείας και Τάξεως και την προστασίαν του Κοινωνικού (Αστικού) ημών καθεστώτος » (pp. 314-316). Et dans une version plus politiquement correcte, Evangelos Kofos, Nationalism and Communism in Macedonia, Salonique, 1964, pp. 128-131 et 134-135.) Dans la mémoire officielle, il s’agissait de présenter les bataillons comme un mouvement de défense légitime qui aurait anticipé la guerre civile en diagnostiquant à temps la dangerosité de l’EAM comme organisation terroriste. La perception des bataillons de sécurité évolue dans le temps pour passer d’une phase de silence gêné ,voire de pure condamnation juste après la guerre, à une déformation de la réalité historique et à une glorification sans précédent lors de la dictature des colonels. Pendant la démocratisation du pays, l’évocation de ces corps disparaît des discours de mémoire tout comme l’idéologie de la loyauté nationale qui perd sa valeur d’échange.« Η σιωπή τους κατά πάσα πιθανότητα οφείλεται στη θεμελιώδη αντίφαση που περιγράψαμε και νωρίτερα –ανάμεσα στα «

εθνικιστικά φρονήματα των συμμετασχόντων και την πεζή πραγματικότητα της ένοπλης συνεργασίας τους με τον κατακτητή. Ίσως πάλι τα πράγματα να ήταν πολύ πιο απλά: με άλλα λόγια, ο εθνικόφρων λόγος για την κατοχή να έχασε τα στηρίγματά του στο κράτος, την ανταλλακτική αξία του και ως εκ τούτου τον κύριο λόγο ύπαρξής του. Ας μην ξέχναμε πως αν οι εαμίτες (και τα μέλη των άλλων αντιστασιακών οργανώσεων) είχαν την αίσθηση ότι « μιλούσαν με την Ιστορία » κι έπαιζαν το κεφάλι τους για να πάρουν μέρος στο “νέο ’21”, οι υφιστάμενοι του Βάλτερ Σιμάνα υπέρασπιζαν απλώς την “τάξη” και την “ασφάλεια”. Οι οποίες, ως γνωστόν προϋποθέτουν την στήριξη της κρατικής εξουσίας και τίποτα περισσότερο. » Τάσος Κωστόπουλος, Η αυτολογοκριμένη μνήμη, Τα Τάγματα Ασφαλείας και η μεταπολεμική εθνικοφροσύνη,Φιλίστωρ, Athènes, 2005 (p. 159) 21. Les anciens cadres de l’EMEO de l’entre-deux-guerres ont hésité entre les mouvements de résistance grec et yougoslave. Le rôle de Tempo a été déterminant dans la mobilisation des populations de la région. Cf. Raymondos Alavanos, « Το Μακεδονικό ως πολιτικό και « εθνικό » ζήτημα κατά τη δεκαετία του 40 », Elegtherotypia, Athènes, 2011 (sous presse). « Σύμφωνα με την ιστορικό Ελίζαμπεθ Μπάρκερ η πραγματική τομή για τη γιουγκοσλαβική Μακεδονία ήταν η έλευση, το Φεβρουάριο του 1943, του Μαυροβούνιου Σφέτοζαρ Βουκμάνοβιτς, γνωστού στο αντάρτικο κίνημα ως Τέμπο. Εξ αιτίας της ιδιότητάς του ως απεσταλμένου της Κεντρικής Επιτροπής του Κομμουνιστικού Κόμματος Γιουγκοσλαβίας και του Γενικού Αρχηγείου του Εθνικοαπελευθερωτικού Στρατού, δηλαδή του ίδιου του Τίτο, διέθετε τεράστιο κύρος. Κατά την Μπάρκερ είναι πιθανόν ο Τέμπο να διέδωσε, προκειμένου να πετύχει την υποστήριξη του πληθυσμού, ότι ο Τίτο θα συναινούσε στην ενοποίηση και των τριών τμημάτων της Μακεδονίας στο πλαίσιο της Γιουγκοσλαβίας. Η ίδρυση, το Μάρτιο του 1943 και με ενέργειες του Τέμπο, του Κομμουνιστικού Κόμματος Μακεδονίας υπήρξε πράξη που έπαιξε καθοριστικό ρόλο στις πολιτικές εξελίξεις της ευρύτερης περιοχής των Βαλκανίων. Ο Γραμματέας της Κεντρικής Επιτροπής Λάζαρ Κολισέφσκι καθώς και τα μέλη της ΚΕ ήταν πρώην μέλη του Κομμουνιστικού Κόμματος Γιουγκοσλαβίας και συνδέονταν στενά με τον Τέμπο και με τον ίδιο τον Τίτο. Οι γιουγκοσλάβοι κομμουνιστές πρόβαλαν επιτυχημένα την εθνική ιδεολογία του Μακεδονισμού συνδυάζοντας την με την πολιτική ιδεολογία του κομμουνισμού συσπειρώνοντας στο πλευρό τους, τους περισσότερους κατοίκους της περιοχής που έβλεπαν θετικά την προοπτική μιας αυτόνομης πολιτικής οντότητας, μιας « Μακεδονίας για

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τους Μακεδόνες » η οποία δεν θα ελεγχόταν ούτε από τους Σέρβους ούτε από τους Βούλγαρους (η διοίκηση των οποίων είχε αρνητικά αποτελέσματα για τους ίδιους τόσο στο Μεσοπόλεμο όσο και στα χρόνια του Β’ Παγκοσμίου Πολέμου). Επιπλέον το σενάριο της δημιουργίας μιας μεγάλης Μακεδονίας, που θα συμπεριελάμβανε τόσο το βουλγαρικό όσο και το ελληνικό κομμάτι της ευρύτερης γεωγραφικής περιοχής της Μακεδονίας αποτελούσε ένα βασικό αλυτρωτικό όραμα και κινητοποιούσε τους « μακεδόνες » εθνικιστές. Ουσιαστικά επρόκειτο για την ανάδειξη μιας νέας πραγματικότητας εν μέσω του πολέμου, όπου την ιδέα της αυτόνομης Μακεδονίας, που υποστήριζε παραδοσιακά η Βουλγαρία άρχιζε πλέον να υιοθετεί η ηγεσία των Γιουγκοσλάβων κομμουνιστών η οποία όμως άφηνε χώρο για μια διακριτή μακεδονική εθνική ταυτότητα που δεν θα ήταν ούτε σερβική ούτε βουλγαρική. Στη νέα Γιουγκοσλαβία που ήθελε να φτιάξει η ηγετική ομάδα της γιουγκοσλαβικής Αντίστασης το μακεδονικό έθνος θα είχε το δικό του αυτόνομο κράτος. 22. SNOF : (Славјаномакедонски Народно Ослободителен Фронт) Front de libération du peuple slavomacédonien. Ce mouvement loin d’être un phénomène marginal trouve ses racines idéologiques dans l’engagement de l’entre-deux-guerres des communistes macédoniens, tels que Tsipas, Terpovski, Galabov, Hadjiganev, Ourumov Cf. Institute of National History, A history of Macedonian People, Skopje, 1979, pp. 308-311. 23. Connu sous le nom de « Γενικό Αρχηγείο του Εθνικοαπελευθερωτικού Στρατού και των Ανταρτικών Αποσπασμάτων Μακεδονίας ». 24. Cf. Raymondos Alvanos, in Eleftherotypia, en février 2011, « Στις 2 Αυγούστου 1943 (επέτειο της εξεγέρσεως του Ίλιντεν με το καινούργιο ημερολόγιο), η « Κεντρική Επιτροπή του Μακεδονικού Κόμματος » συνήλθε στην περιοχή των Πρεσπών. Στις αρχές Οκτωβρίου το νεοϊδρυθέν συνεδρίασε και εξέδωσε διακήρυξη στην οποία αναφερόταν ότι « ο μακεδονικός λαός » ήταν έτοιμος να κατακτήσει την ελευθερία και την ανεξαρτησία του βάσει του δικαιώματος της αυτοδιαθέσεως των λαών συναδελφωμένος και ενωμένος με τους υπόλοιπους γιουγκοσλαβικούς λαούς, μέσα στη νέα Γιουγκοσλαβία. Στην ίδια διακήρυξη αναφερόταν ότι ο “μακεδονικός λαός είχε όλες τις προϋποθέσεις για την πραγματοποίηση του μακροχρόνιου ονείρου του, δηλαδή της ενοποιήσεως του”. » 25. Sur les positions de Tito, voir Elisabeth Barker, “Macedonia, its place in Balkan power politics”, 1950, pp. 155-156. 26. Il est intéressant de relever qu’en Grèce, on a moins reproché aux communistes grecs le pacte germano-soviétique (dans la mesure où ces derniers se sont rapidement associés au « non » de Métaxas) et on les a bien plus soupçonnés de connivence avec « les ennemis slaves ». 27. Sur le rôle du SNOF, l’engagement des activistes macédoniens et leurs relations avec les Partis communistes grec et yougoslaves, Cf. les articles de Evangelos Kofos, « Το μακεδονικό στις σχέσεις ΚΚΓ- ΚΚΕ κατά τα τέλη του 1944: Η αποστολή του Ανδρέα Τζήμα στον Τίτο » 125-156, et de Spyros Sfétas, « ΑυτονομιστικέςκινήσειςτωνΣλαβοφώνωνκατάτο1944,ηστάσητουΚΚΕκαιηδιαφύλαξητων ελληνογιουγκοσλαβικώνσυνόρων » inΠρακτικάτουΔιεθνούςΣυνεδρίουΜακεδονίακαιΘράκη , 1941-1944.Κατοχή,αντίσταση,απελευθέρωση, Salonique, 1998. Voir également, l’article au titre évocateur de Andrew Rossos, “Incompatible Allies: Greek communism and Macedonian nationalism in the Civil War in Greece, 1943-1949” The journal of Modern History 69 (3/1997), pp. 41-76. Pour une approche finalement représentative de l’historiographie grecque officielle, voir également Evangelos Kofos, Nationalism and communism in Macedonia, IMXA, Salonique, 1964, p. 50 et The impact of the Macedonian question on civil conflict in Greece, ΕΛΙΑΜΕΠ, Athènes, 1989. 28. Pour l’enseignement de la langue macédonienne pendant « les années orageuses » de la guerre civile, Cf. Τάσος Κωστόπουλος, Η απαγορευμένη γλώσσα, Κρατική καταστολή των σλαβικών διαλέκτων στην ελληνική Μακεδονία, Athènes, Εκδόσεις Μαύρη Λίστα, Athènes, 2000, pp. 190-222. 29. Cf. Raymondos Alvanos, in Eleftherotypia, en février 2011 :« Στις 2 Αυγούστου του 1944, κατά την 41η επέτειο από την Εξέγερση του Ίλιντεν, πραγματοποιήθηκε στο μοναστήρι Πρόχορ Πρσίνσκι, κοντά στο Κουμάνοβο, η Πρώτη Αντιφασιστική Συνέλευση της Μακεδονίας (ASNOM), η οποία έθεσε

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τις βάσεις για την ίδρυση της Λαϊκής Δημοκρατίας της Μακεδονίας και την ένταξή της στη γιουγκοσλαβική ομοσπονδία. Στη σύνοδο αυτή αναγνωρίσθηκε το δικαίωμα της αυτοδιάθεσης του « μακεδονικού λαού » και καθιερώθηκε η επέτειος της Εξέγερσης του Ίλιντεν ως εθνική εορτή. Επρόκειτο ουσιαστικά για την άτυπη ίδρυση της Λαϊκής Δημοκρατίας της Μακεδονίας που θα μετονομαζόταν λίγα χρόνια αργότερα σε Σοσιαλιστική Δημοκρατία της Μακεδονίας ως μια ομόσπονδη δημοκρατία της μελλοντικής Γιουγκοσλαβίας. Στην Τρίτη σύνοδο του ASNOM, τον Απρίλιο του 1945 συγκροτήθηκε η πρώτη κυβέρνηση της ΛΔΜ που ανέλαβε την εκτελεστική εξουσία. Το ASNOM μετατράπηκε σε κοινοβούλιο και ο Λάζαρ Κολισέφσκι ορίστηκε ως πρωθυπουργός. Αξιοσημείωτο είναι ότι στελέχη της μακεδονικής κυβέρνησης εξακολουθούσαν μετά την Απελευθέρωση να υποστηρίζουν την παλιά βουλγαρική θέση υπέρ της εντελώς ανεξάρτητης Μακεδονίας και θεωρούσαν ότι η ΛΔΜ θα έπρεπε να έχει το δικαίωμα της απόσχισης της από τη Γιουγκοσλαβία. Μέχρι τα μέσα του 1946 όμως είτε διώχθηκαν είτε αναγκάστηκαν να σιωπήσουν, και οι γιουγκοσλαβομακεδόνες κομμουνιστές με την υποστήριξη του Τίτο και της ΕΣΣΔ μπόρεσαν να επιβάλουν τη δική τους γραμμή. » 30. Cf. Sur les rapports entre Bulgarie, Grèce et Macédoine, voir l’article de Raymondos Alvanos, in Eleftherotypia, en février 2011 : « Παρά τις επιθυμίες της Βουλγαρίας για άμεση “απελευθέρωση” της Βόρειας Ελλάδας η Γερμανία απέδωσε στη γειτονική χώρα μόνο τη Θράκη και την Ανατολική Μακεδονία δίχως όμως να επιτρέψει την επίσημη προσάρτηση τους στη Βουλγαρία ενόσω διαρκούσε ο πόλεμος. Όμως άφησε στη σύμμαχό της απόλυτη ελευθερία κινήσεων προκειμένου να εκβουλγαρίσει την περιοχή κάτι που σήμαινε εξαιρετικά καταπιεστικές διοικητικές πρακτικές και φριχτές συνθήκες ζωής για τους εκεί Έλληνες. Επίσης, στη Βουλγαρία αποδόθηκε το γιουγκοσλαβικό κομμάτι της Μακεδονίας όπου πολλοί κάτοικοι υποδέχτηκαν, στις 17 Απριλίου 1941, με πανηγυρισμούς την έλευση του βουλγαρικού στρατού. Καθ’ όλο το Μεσοπόλεμο οι κάτοικοι της περιοχής γνώρισαν την καταπίεση των Σέρβων που επιδίωκαν την σερβοποίηση της περιοχής, οπότε ο βουλγαρικός στρατός έγινε από σημαντική μερίδα τους αντιληπτός ως απελευθερωτικός και έγινε δυνατό να εκδηλωθούν ανοιχτά τα βουλγαρικά αισθήματα πολλών από αυτούς. Γρήγορα όμως η αρχική φιλική διάθεση αντικαταστάθηκε από την απογοήτευση λόγω της συμπεριφοράς των βούλγαρων στρατιωτών και διοικητικών υπαλλήλων οι οποίοι ενεργούσαν περισσότερο σαν κατακτητές παρά σαν απελευθερωτές. Η δημόσια ομιλία της σέρβικης γλώσσας απαγορεύτηκε και οι κάτοικοι της περιοχής δεν διορίζονταν στη δημόσια διοίκηση με τη δικαιολογία ότι δεν γνώριζαν τα βουλγαρικά. Τα μέτρα αυτά έπλητταν ιδίως τη νέα γενιά που είχε φοιτήσει σε σερβικά σχολεία στη διάρκεια του Μεσοπολέμου και έπρεπε να υποχρεωθεί να μάθει την επίσημη βουλγαρική γλώσσα. Επιπλέον τα μαζικά αντίποινα των Βουλγάρων εναντίον του ντόπιου πληθυσμού εξαιτίας κάποιων πρώιμων αντιστασιακών ενεργειών σε συνδυασμό με τη βαριά φορολογία, τη διαφθορά και το μεγάλο επισιτιστικό πρόβλημα επέτειναν το αίσθημα της αποξένωσης από τους νέους κυρίους της περιοχής ». 31. Μπάρκερ Ελίζαμπεθ, Η Μακεδονία στις διαβαλκανικές σχέσεις και συγκρούσεις, Παρατηρητής, Θεσσαλονίκη, 1996, pp. 137-139, Σπυρίδων Σφέτας, Η διαμόρφωση της σλαβομακεδονικής ταυτότητας, Μια επώδυνη διαδικασία, Βάνιας, Θεσσαλονίκη, 2003, pp. 139-142. 32. Dans la correspondance des nationalistes I. Zografos et F. Dragoumis, que Kostopoulos a étudiée, il apparaît clairement que des nationalistes, profondément anticommunistes, regrettent ces persécutions massives qui touchent des Slavophones qui ne se seraient pas engagés du côté de l’EAM, ou même qui se seraient illustrés par leur attachement à la Grèce : « Οι Βουλγαρόφωνοι σχεδόν βρίσκονται εν διωγμώ. Και όσον αφορά μεν τους εκδηλωθέντας ως Βουλγάρους έχει καλώς διότι πραγματικώς αυτοί είναι άξιοι πάσης τιμωρίας. Το κακόν όμως είναι ότι ο διωγμός στρέφεται αδιακρίτως και εις τους Μακεδονομάχους και εις πάντα Έλληναν Βουλγαρόφωνον, ο οποίος διέπεται υπό ελληνικοτάτων αισθημάτων και έχει εις το ενεργητικόν του πατριωτική δράσιν εις το παρελθόν. Επικρατεί δυστυχώς μια τακτική ‘Πας μη Έλλην, βάρβαρος’, δηλαδή, ‘Πας

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Βουλγαρόφωνος εστί Βούλγαρος. » ΑΦΔ/104/98, Ι. Ζωγράφος προς Δραγούμη, Εν Γιαννιτσοίς 26/5/45 (Αρχείο Φίλιππου Δραγούμη, Archives de Philippos Dragoumis, extrait cité par Kostopoulos, Τάσος Κωστόπουλος, Η απαγορευμένη γλώσσα, Κρατική καταστολή των σλαβικών διαλέκτων στην ελληνική Μακεδονία, Athènes, Εκδόσεις Μαύρη Λίστα, Athènes, 2000, pp. 200). 33. Sur la Terreur Blanche qui sévit dans le pays dès mars 1945, Cf. Lee Sarafi « Η Λευκή Τρομοκρατία, μοχλός σύνθλιψης του φρονήματος », in Ο Εμφύλιος Πόλεμος από την Βάρκιζα στο Γράμμο, Φεβρουάριος 1945 – Αύγουστος 1949, sous la direction de Ηλίας Νικολακόπουλος, Άλκης Ρήγος, Γρηγόρης Ψαλλίδας, (pp. 165-175) L’auteur se réfère au sentiment de désarroi des anciens sympathisants de l’EAM face à ce que les acteurs assimilent à une « deuxième occupation » et évoque les sentiments d’injustice et de trahison ressentis par la population soumise à la Terreur Blanche. « Η ύπαιθρος είναι βαθιά σημαδεμένη από την Κατοχή, αλλά έχει κάθε λόγο να αισθάνεται ηθική ικανοποίηση για την προσφορά της. Σ’αυτό το χρονικό σημείο κάνει την εμφάνισή του το Κράτος, αλλά όχι για να επιβραβεύσει τους πολίτες του για την προσφορά τους ούτε καν να τους αφήσει στην ησυχία τους να επουλώσουν τις πληγές της Κατοχής. Έρχεται να τους κυνηγήσει για την αντιστασιακή τους δράση, ώστε να μπορέσει να την ακυρώσει. Η φράση που ακούγεται στις μαρτυρίες είναι “περάσαμε μια δεύτερη Κατοχή […] Η πεποίθηση που έχουν σήμερα οι τότε κυνηγημένοι είναι ότι μας αφόπλισαν για να μας σκοτώσουν.’’ » (pp. 174-175) Il est intéressant de comparer l’expérience de la Terreur dans le Nord de la Grèce avec celle dans le Sud, où la question de la population macédonienne ne se pose pas. Nous aboutissons à la conclusion que la violence est similaire, toute la Grèce rurale en est touchée. Pour la Terreur Blanche dans le Péloponnèse cf. Γ. ΠΡΙΟΒΟΛΟΣ, Μια αλυσίδα μνήμες, Αλφειός, Athènes 2007, pp. 187-222. 34. Les accords de Varkiza, dans la continuité de ceux du Liban et de Caserta, concomitants avec ceux de Yalta, transforment la défaite militaire de décembre en déroute politique. Comme le dit avec justesse, Christophe Chiclet, Les communistes grecs dans la guerre, L’Harmattan, coll. Histoire et perspectives méditerranéennes, Paris, 1987. « Ce ne sont plus des concessions, mais c’est une véritable reddition. Le K.K.E. perd son armée, sa police, les déserteurs des forces gouvernementales qui l’ont rejoint et sa liberté de manœuvre dans la capitale. L’article III est le plus terrible, car il laisse la porte ouverte à la criminalisation des militants politiques. Siantos tire les leçons de son échec de décembre et passe sous les fourches caudines de Leeper et de Plastiras. Le K.K.E. a sauvé ses dirigeants, ses cadres supérieurs et moyens : l’ossature du parti. Mais il livre sa base et ses compagnons de route de l’EAM à la vindicte du gouvernement légal. Ces accords, pourtant passablement avilissants et contraignants pour le Parti, ne seront même pas respectés par la droite. Les libertés individuelles et syndicales ne seront pas respectées, l’amnistie ne sera pas pleine et entière, la nouvelle armée se fera sans les Elasites, les purges civils et militaires atteindront les Eamites et très peu les collaborateurs. » (p. 128) « L’élan révolutionnaire des masses était stoppé. Après Varkiza, le Parti ne l’a pas ranimé. Il laissa ses militants se faire assassiner, battre, emprisonner par la terreur « monarcho-fasciste ». Il ne leur expliqua pas qu’ils étaient victimes des sphères d’influence »[…] « Les communistes de l’EAM avec leur instruction incomplète, leur étroitesse d’horizon spirituel, leur manque d’éducation culturelle, leur méfiance et leur fanatisme face aux petits bourgeois de l’EAM, ont rapidement créé un clivage dans le mouvement démocratique. Cela s’est traduit concrètement par la désertion des dirigeants socialistes et des classes moyennes, affaiblissant ainsi une organisation en but à une répression de plus en plus féroce. » (p. 150) Sur la stratégie du Parti Communiste, Cf. Christophe Chiclet, op.cit. Les grands chapitres retracent avec brio l’histoire de la résistance, de la libération et de la guerre civile : chapitres « La tragédie de décembre », « Les accords de Varkiza”, « La terreur », « la reprise du conflit » et « décomposition et défaite du K.K.E. » Cf. également, David H. Close, The Origins of the Greek Civil War, Harlow, Longman Group, 1995 ; Thanasis D. Sfikas, “War and Peace in the Strategy of

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the Communist Party of Grece, 1945-1949”, Journal of Studies, 2001, n° 3, p. 5-30 et Dominique Eudes, Les Kapétanios, Paris, Fayard, 1970. 35. Dans le cas macédonien, on atteint le comble du paroxysme, ce sont d’anciens collaborateurs, membres de Ochrana qui accusent des Slavophones de gauche d’avoir collaboré avec la Bulgarie. Dans toute la Grèce, les collaborateurs de Nazis sont investis de tous les pouvoirs et peuvent s’adonner à une véritable chasse aux sorcières contre les résistants. 36. Sur la presse pendant et après la guerre civile, voir Eleni Paschaloudi, Ένας πόλεμος χωρίς τέλος, η δεκαετία του 1940 στον πολιτικό λόγο, 1950-1967, Επίκεντρο, Athènes, 2010. 37. Konstantinos Loulos montre bien l’étendue des persécutions, épurations et autres formes d’exclusion s’inscrivant dans la continuité des pratiques de Métaxas, (1936-1940) et l’expérience de l’occupation. Cf. « Διαρθρωτικές τομές και συνέχειες σε βασικούς μηχανισμούς εξουσίας δια μέσου των “εκκαθαρίσεων” 1936-1946 », Κωνσταντίνος Λούλος,in Η Ελλάδα ’36-’49, Από τη δικτατορία στον εμφύλιο, τομές και συνέχειες, εκδόσεις sous la direction de Hagen Fleischer, éditions Καστανιώτη Athènes, 2003, (pp. 291-307). Dans son article intitulé « Αντιφρονούντες και κοινωνική οργάνωση, φυλακή, εξορία και στρατόπεδο συγκέντρωσης », dans le même recueil, M.E. Kenna décrit les déportations et les incarcérations massives des vaincus (pp. 308-320). 38. L’ostracisme qui frappe les citoyens dont la « loyauté nationale » serait déficiente est manifeste dans le discours de la presse. Polyméris Voglis fait justement un rapprochement fort intéressant entre la publication massive des déclarations de repentir dans la presse et l’exclusion de la gauche du paysage politique du pays. Depuis la suppression de tous les journaux de gauche, à l’exception de Μάχη, la presse grecque est muselée. Le seul discours audible est celui de la propagande gouvernementale qui s’extasie devant le nombre de déclarations signées et relate avec force détails les scènes d’exécutions publiques. Des photos des journaux de l’époque montrent des têtes coupées, suspendues sur des poteaux ou triomphalement présentées par les auteurs de la décapitation. Les mêmes journaux publient des déclarations de repentir « spontanées », en prenant bien soin de signifier que la seule alternative à la mort est la soumission. (Πολυμέρης Βόγλης,, Η εμπειρία της φυλακής και της εξορίας, οι πολιτικοί κρατούμενοι στον εμφύλιο πόλεμο, Athènes, Aλεξάνδρια, 2004, pp. 126-132. Ibidem, p. 129. À titre, d’exemple, P. Voglis cite l’exécution de Diamantis dans le journal Akropolis du 30 octobre 1947 et la publication de Daily Mirror, 10/11/1947, où des hommes armés portent les têtes coupées de Tzavelas et de Vélouchiotis.) La presse nationaliste demande la déportation de « ces Sudètes de la Grèce », leur envoi « dans leur pays, en Bulgarie » Cf. Νέα Αλήθεια, 25/26 avril 1946, 17 avril 1946, Ελληνικός Βορράς 12 avril 1946, 18 avril 1946, 26 avril 1946 et 2 juillet 1946. Pour certains journalistes, ces Macédoniens (qu’il fallait chasser) servaient les intérêts yougoslaves. Cf. Καθημερινή 2 juillet 1946. Pour se faire une idée du discours sur la purification ethnique à travers la presse, voire les travaux de Koliopoulos, Ιωάννη (Σ. Κολιόπουλου,Λεηλασία φρονημάτων, τ. Β΄, Θεσσαλονίκη 1995), eux-mêmes marqués par un militantisme nationaliste qui cautionne les politiques d’assimilation forcée et/ou de purification ethnique quand il ne se contente pas de les nier. Dans deux articles publiés sur le site officiel de la fondation « Ίδρυμα Μουσείου Μακεδονικού Αγώνα » dans la rubrique Histoire de la Macédoine, l’auteur commence par nier la politique de purification ethnique menée par Métaxas avant de justifier l’attitude de l’état grec pendant la guerre civile en expliquant par exemple que d’autres grandes nations européennes ont mené des politiques d’assimilation forcée pendant la même période : « Στο κλίμα των προστριβών μεταξύ γηγενών και επήλυδων, τα κατασταλτικά μέτρα των αρχών και ο υπερβάλλων ζήλος των οργάνων της τάξεως δημιουργούσαν την εντύπωση διωγμού, όχι μόνο των αντιφρονούντων Κομμουνιστών Σλαβομακεδόνων, αλλά των Σλαβομακεδόνων γενικώς. Την εντύπωση αυτή έχει καλλιεργήσει τελευταίως η μεταμοντερνίζουσα ιστοριογραφία, παρόλο που οι διαθέσιμες πηγές δε στηρίζουν ανάλογη εντύπωση. Σε αντίθεση προς άλλα δικτατορικά καθεστώτα της περιοχής, το δικτατορικό

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καθεστώς του Ιωάννη Μεταξά στην Ελλάδα (1936-1941) δεν έθεσε ποτέ σε εφαρμογή- ούτε άλλωστε είχε- πολιτική εθνοκαθάρσεως στη χώρα. » de Ιωάννης Κολιόπουλος, « Η Μακεδονία στη δίνη του Β’ Παγκοσμίου Πολέμου » et dans l’article suivant : « Η Μακεδονία σύνορο δύο κόσμων (1945-1949) »: « Η επιπολάζουσα βουλγαροφιλία στους σλαβόφωνους θυλάκους της ελληνικής Μακεδονίας έως τον Β΄ Παγκόσμιο Πόλεμο και εν συνεχεία η μετάλλαξη της βουλγαροφιλίας σε μακεδονισμό, στη μήτρα του κομμουνισμού, συντήρησαν και επιδείνωσαν την εχθρική στάση μερίδας των Σλαβομακεδόνων της Ελλάδος απέναντι στο εθνικό κράτος των Ελλήνων επί μισό αιώνα. Η μερίδα αυτή των Σλαβομακεδόνων της Ελλάδος, η οποία ποτέ δε συμβιβάστηκε αληθινά με το εδαφικό καθεστώς που είχε δημιουργήσει ο δεκαετής πόλεμος στη νότια Βαλκανική Χερσόνησο από το 1912 έως το 1922, υπονόμευσε τη θέση ολόκληρης της κοινότητας των Σλαβομακεδόνων της χώρας, αφενός δυσχεραίνοντας την ενσωμάτωσή της στην ελληνική Μακεδονία, με την προβολή της Βουλγαρίας και εν συνεχεία της Λαϊκής Δημοκρατίας της Μακεδονίας ως αληθινής πατρίδας των Σλαβομακεδόνων και αφετέρου καθιστώντας την εθνικώς επιλήψιμη στα μάτια εκείνων των εκπροσώπων της ελληνικής εξουσίας που εθεωρούσαν την άρνηση ή τη βραδύτητα των Σλαβομακεδόνων να ενσωματωθούν στην Ελλάδα ασφαλή δείκτη ελλείψεως ελληνικού εθνικού φρονήματος. Την ίδια εποχή -είναι απαραίτητο να υπομνησθή- οι αρχές των εθνικών κρατών γενικώς έδειχναν ανάλογη δυσφορία απέναντι σε όσους υπονόμευαν την εθνική ομοιογένεια με τις πράξεις ή και τη στάση τους. Πριν να επικρατήσει γενικώς η αρχή του σεβασμού της γλωσσικής ή της θρησκευτικής ετερογένειας, η αφομοίωση των ετερογλώσσων τουλάχιστον κοινοτήτων εθεωρείτο θεμιτός εθνικός στόχος, η δε ολοκλήρωσή της επίτευγμα μείζονος σημασίας. Το ομοιογενές εθνικό κράτος, μάλιστα, σφυριλατήθηκε διά πυρός και σιδήρου πρώτα στη Δύση και κατόπιν στην Ανατολή, ιδίως δε σε χώρες όπως η Ισπανία, η Αγγλία, η Γαλλία, η Γερμανία και οι ΗΠΑ ». 39. Le discours des vainqueurs de la guerre civile fait appel à l’idéologie de la « loyauté nationale » pour réinterpréter l’expérience de l’occupation et de la guerre civile et aboutir à une reconstruction autocensurée de la mémoire officielle et de la praxis historiographique. Pour une présentation de l’idéologie dominante, Cf. Κωνσταντίνος Τσουκαλάς, Κράτος, κοινωνία, εργασία στη μεταπολεμική Ελλάδα, Athènes, Θεμέλιο, 1987 et Μελέτης Μελετόπουλος, Ιδεολογία του Δεξιού Κράτους 1949-1967, Athènes, Εκδόσεις Παπαζήση, 1993, (spécialement pp. 55-112), pour les dimensions sociales du phénomène dans une région particulière, la Macédoine de l’Égée, Cf. Βασίλης Γούναρης, Εγνωσμένων κοινωνικών φρονημάτων, Salonique, Παρατηρητής,, 2002 ; pour l’aspect idéologique et politique du phénomène, Cf. Άγγελος Ελεφάντης, Μας πήραν την Αθήνα..., éditions βιβλιόραμα, Athènes, 2003 ; pour le discours rééducatif des vainqueurs, Cf. Στρατής Μπουρνάζος, « Ο αναμορφωτικός λόγος των νικητών στη Μακρόνησο: η ένταξη του εμφυλίου στην προαιώνια ιστορία της φυλής, ο “διηθητός ιός” του κομμουνισμού και ο ρόλος της αναμόρφωσης » in Το Εμφύλιο Δράμα, éditions Δοκιμές, Athènes, 1997, 6, (pp. 101-134). Despoina Papadimitriou propose une étude fort intéressante de la continuité et de la rupture dans le discours de l’extrême-droite grecque dans son article « Το ακροδεξιό κίνημα στην Ελλάδα, 1936-1949 » in Η Ελλάδα ’36-’49, Από τη δικτατορία στον εμφύλιο, τομές και συνέχειες, εκδόσεις sous la direction de Hagen Fleischer, éditions Καστανιώτη Athènes, 2003, (pp. 138-149.) Elle traite plus précisément de l’idéologie de droite et de la notion de « loyauté nationale » dans son ouvrage « Από το λαό των νομιμοφρόνων στο έθνος των εθνικοφρόνων: η συντηρητική σκέψη στην Ελλάδα, 1922-1967 », Athènes, Σαββάλας, 2006. Spyros Marketos fait remonter les origines de ce discours nationaliste à l’avènement du fascisme, Cf. Σπύρος Μαρκέτος, Πώς φίλησα τον Μουσολίνι: τα πρώτα βήματα του ελληνικού φασισμού, Athènes, βιβλιόραμα, 2006. Enfin, la notion de « loyauté nationale » est centrale dans les travaux qui portent sur la mémoire des Bataillons de Sécurité. Cf. Τάσος Κωστόπουλος,Ηαυτολογοκριμένημνήμη,ΤαΤάγματαΑσφαλείαςκαιημεταπολεμικήεθνικοφροσύνη, Athènes, φιλίστωρ, 2005 et Γιώργος Πετρόπουλος, « Διαστάσεις του μνημονικού λόγου των Ταγμάτων Ασφαλείας », in Μνήμες και λήθη του ελληνικού εμφυλίου πολέμου, sous la direction de Riki Van Boeschoten, Tasoula Vervenioti, Eutychia Voutyra, Vassilis Dalkavoukis et Konstantina

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Bada, Thessalonique, Επίκεντρο, 2008, pp. 223-238. Pour une approche postrévisionniste, tentant de réhabiliter ou de faire l’apologie (c’est selon) de la pensée nationaliste, Cf. Στάθης Καλύβας & Νίκος Μαραντζίδης « Νέες τάσεις στη μελέτη του εμφυλίου πολέμου », Τα Νέα 20-03-2004. Pour une présentation en langue anglaise de cette nouvelle tendance, qui renoue avec des schémas explicatifs bien connus, Cf. Nikos Marantzidis & Giorgos Antoniou, “The Axis Occupation and Civil War: changing trends in Greek historiography, 1941-2002”, Journal of Peace Research, 41/2 (2004) pp. 223-231. Sur la nouvelle historiographie de droite, voire également, « Η νέα δεξιά ιστοριογραφία. Οι ταγματασφαλίτες δικαιώνονται », in Ιός της Κυριακής, 26-10-2003 et « Εκσυγχρονισμένα κονσερβοκούτια. Η νέα ‘σοβιετολογία’ για την Κατοχή και την Αντίσταση », Κυριακάτικη Ελευθεροτυπία, 5-12-2004. 40. Cf. Le témoignage d’une femme, elle-même élevée (et endoctrinée) dans les orphelinats de la Reine Frédérika, qui omet toute référence à la langue macédonienne du village dont elle est originaire. Δόμνα Λυπίτκα Ούντση,Μνήμες που χαράζουν, Salonique, 1998. 41. Ces organisations d’inspiration communiste luttent pour la reconnaissance de l’identité macédonienne, elles se reconnaissent dans les revendications sociales et politiques du PCG (KKE) et du PC yougoslave et s’opposent parmi les premières aux accords de Varkiza. 42. Pendant le conflit, la guerre civile était qualifiée de « lutte contre le fascisme » ou de second « andartiko » (αντάρτικο) que l’on pourrait traduire par guérilla, rébellion ou bien guerre de maquis, dans la continuité du premier « andartiko » qu’était la résistance. Cette filiation revendiquée n’est pas fortuite, les forces de l’Armée Démocratique s’inscrivaient dans la continuité de l’ELAS, bras armé de l’EAM et leur idéal sociétal était celui pratiqué dans la Grèce Libre par l’EAM. En Grèce comme ailleurs en Europe, l’antifascisme avait pris la forme d’un mouvement de résistance contre les Nazis tout en acquérant les traits d’un combat à caractère social voire d’une lutte des classes et en renforçant le poids des partis communistes, principaux pôles d’opposition à l’occupant. Pour Elefantis, la résistance antifasciste d’inspiration communiste, qu’il oppose à la résistance probritannique, a formé un peuple antifasciste européen et a créé une idéologie fédératrice qui ne perdra de sa force qu’après l’usure des régimes communistes et, de manière définitive, après la chute du mur de Berlin. « Η πάλη επομένως της Αντίστασης κατά του φασισμού, κι όχι μόνο ως απελευθερωτική πάλη, σημαδεύει ευθύς εξαρχής τα αντιστασιακά κινήματα με μια αριστερή προοπτική. […] Η αντίσταση τροφοδοτεί τα κομμουνιστικά κόμματα ενώ τα κομμουνιστικά κόμματα τροφοδοτούν την αντίσταση. Η αντίσταση προς το τέλος του πολέμου αποκτά ταξικο-λαϊκά χαρακτηριστικά. » (p. 19) « Αυτή η διάσταση των αντιστασιακών δυνάμεων ενώ ενυπάρχει κατά τη διάρκεια του πολέμου, πολώνεται σε πλήρη αντιπαλότητα ιδίως με την έναρξη του Ψυχρού πολέμου και « θα χρωματίσει » τις τρεις πρώτες μεταπολεμικές δεκαετίες τις ευρωπαϊκής πολιτικής ζωής. Και θα χρειαστεί η φθορά των κομμουνιστικών κομμάτων της ιδεολογίας του αντιφασισμού κατά τη διάρκεια της δεκαετίας του ’70 και ’80 για να αποδυναμωθούν τα ευρωπαϊκά κομμουνιστικά κινήματα, μια φθορά που θα καταλήξει στην πλήρη κατάρρευση τους μετά την πτώση του τείχους του Βερολίνου. Ο αντιφασισμός είναι χαμένος πολύ μακριά μέσα στον χρόνο ώστε να τα ανατροφοδοτήσει. Ο αντιφασισμός και το πνεύμα της αντιφασιστικής αντίστασης στα μέσα της δεκαετίας του ’80 έχουν χάσει την προωθητική τους δύναμη. » (p. 20). Cf. Άγγελος Ελεφάντης, Μας πήραν την Αθήνα..., éditions βιβλιόραμα, Athènes, 2003. 43. Ιορντάν Μπάεφ, Μια ματιά απ’ έξω. Ο εμφύλιος πόλεμος στην Ελλάδα. Διεθνείς διαστάσεις, traduction Γιώργος Σιακαντάρης, Athènes, Φιλίστωρ, 1997, pp. 108-134 et Σφέτας Σπυρίδων, Όψεις του μακεδονικού ζητήματος στον 20ο αιώνα, Βάνιας, Θεσσαλονίκη, 2001, p. 112. Pour Andréa Tzima, voir Ioanna Papathanassiou, « Αυτοβιογραφικά σημειώματα και εκθέσεις του Ανδρέα Τζήμα για την Εθνική Αντίσταση », Αρχειοτάξιο, vol. 1, pp. 7-13, 1999. « Οι Γιουγκοσλάβοι θέλουν εξαιτίας 120.000 Μακεδόνων να χάσουμε όλο τον ελληνικό λαό ... ». 44. Nikos Alivizatos, ibidem (p. 393) Pour une présentation détaillée ( quoique clairement progouvernementale) des différentes positions du KKE Cf. Ευάγγελος Κωφός, « Η βαλκανική

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διάσταση του Μακεδονικού ζητήματος στα χρόνια της Κατοχής και στην Αντίσταση » in Hagen Fleischer & Nikos Svoronos, Η Ελλάδα το 1936-1944: Δικατατορία, Κατοχή, Αντίσταση, Μορφωτικό Ινστιτούτο ΑΤΕ, Athènes, 1989, pp. 418-471. Et également, Cf. Ευάγγελος Κωφός, « Το Μακεδονικό από τον Β΄Παγκόσμιο Πόλεμο ως την εποχή μας » in Ιωάννης Κολιόπουλος-Ιωάννης Χασιώτης, Η Νεώτερη και Σύγχρονη Μακεδονία, vol. 2, Salonique 1992, p. 257. 45. Pallis, Alexandros (1925a), “Racial migrations in the Balkans during the years 1912-1924”, The Geographical Journal, 66/4 (du 10/1925), pp. 315-31 ; Jacques Ancel, La Macédoine. Son évolution contemporaine, Paris 1930 ; André Wurfbain, L’échange gréco-bulgare des minorités ethniques, Paris 1930 ; Stephen Ladas, The exchange of minorities, N. York 1932 ; Dimitri Pentzopoulos, The Balkan exchange of minorities and its impact on Greece, Paris - Le Hague 1962. 46. Pour une liste des estimations secrètes des divers services administratives, militaires ou policières de l’époque : Tasos Kostopoulos, “Counting the ‘Other’: Official Census and Classified Statistics in Greece (1830-2001)”, Jahrbücher für Geschichte und Kultur Südosteuropas, 5 (2003), pp. 73-74. 47. Τάσος Κωστόπουλος, Η απαγορευμένη γλώσσα. Κρατική καταστολή των σλαβικών διαλέκτων στην ελληνική Μακεδονία, Athènes 2000, pp. 73-80. 48. Cf. Pour les pratiques de l’EAM, Cf. le chapitre « Λαοκρατία » in Ρ. Βαν Μπουσχοτεν, Περάσαμε πολλές μπόρες κορίτσι μου..., Πλέθρον, Athènes, 1998, pp. 85-123, 265-276 et le récit de Κ. Tenta- Latifi « Πώς μας έσπρωξαν στον εμφύλιο πόλεμο » in Stelios Kouloglou, Μαρτυρίες για τον εμφύλιο και την Ελληνική αριστερά, Βιβλιοπωλείο της εστίας Athènes 2006, p. 159. La langue macédonienne a été de nouveau enseignée et de nombreuses publications en macédonien ont vu le jour : Непокорен, Единство, Зора, Победа. 49. Sur le soutien antérieur des Yougoslaves , cf. Tassos Vournas, Ιστορία της νεώτερης και σύγχρονης Ελλάδας, Τόμος Δ΄ Ο Εμφύλιος, Πατάκη, Αthènes 2004, p. 315. Sur les conséquences du conflit Staline-Tito ibid, pp. 230, 306, 366. 50. Et jusqu’à aujourd’hui le Parti communiste reste perplexe devant ses contradictions, il est en quelque sorte incapable d’appréhender cette question dans la logique internationaliste qu’il avait adoptée. 51. Cf. « Ανεπιθύμητοι σύμμαχοι και ανεξέλεγκτοι αντίπαλοι: Οι σχέσεις Κ.Κ.Ε. και N.O.F. στη διάρκεια του εμφυλίου (1946-1949) », Βαλκανικά σύμμεικτα, τομ. 8, Θεσσαλονίκη 1996, pp. 213-246. Sur les points de divergence et les axes de convergence entre le Parti Communiste grec, le Parti yougoslave et la masse des combattants grecs ou slavo-macédoniens, Cf. Cf. Ιάκωβος Μιχαηλίδης, « “Μοναρχοφασίστες” και Σλαβομακεδόνες αγωνιστές » in Ο Εμφύλιος Πόλεμος από την Βάρκιζα στο Γράμμο, Φεβρουάριος 1945 – Αύγουστος 1949, sous la direction de Ηλίας Νικολακόπουλος, Άλκης Ρήγος, Γρηγόρης Ψαλλίδας, (pp. 115-124.) 52. Pour décrire l’exclusion et le déni qui frappent les Macédoniens, Athéna Skoulariki dit avec beaucoup de justesse que « la réponse a été double : au niveau international l’altérité linguistique et culturelle d’une partie de la population a été niée ; à l’intérieur, la politique d’assimilation forcée a repris des années 50 et jusqu’à la fin des années 70. Cf. Athéna Skoulariki, « La Crise Macédonienne (1991-1995) et la question des slavophones en Grèce. » Balkanologie VII [1], juin 2003, pp. 147-156. (p. 150) 53. Sur les enfants de la guerre civile, cf. Γ. Δ. Γκαγκουλιας, Ο εμφύλιος πόλεμος και το παιδομάζωμα, Ιωλκος, Athènes, 2005, Δ. Σερβος, Το παιδομάζωμα και ποιοι φοβούνται την αλήθεια, Σύγχρονη Εποχή Athènes, 2004. Voir également les nombreux travaux de Riki Van Boeschoten sur la question. 54. Le cas d’enfants d’abord envoyés dans des camps de concentration ou des prisons avec leurs mères, pour en être séparés quelque temps après est magistralement traité dans le livre de Mando Dalianis-Karambatzakis, Children in Turmoil during the Greek Civil War 1946-49: Today’s Adults, Karolinska Institutet, Stockholm, 1994. Et é galement in Μαριγούλα Μαστρολεων-Ζερβα: « Εξόριστες: Χίος - Τρίκερι - Μακρονήσι », éditions Σύγχρονη Εποχή, Athènes, 1986, p. 13 : « Μια

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μέρα, το πρώτο δεκαήμερο του Ιούνη (σ.σ. 1948) ξυπνήσαμε το πρωί και είδαμε μια αλλιώτικη συμπεριφορά. Σε λίγο μπαίνει μέσα στο κτίριο ο διοικητής με τον Μπατζάρα και λέει: “Ολες οι μωρομάνες στο χολ, με τα παιδιά τους”. Μαζεύτηκαν κι άρχισε να τους λέει: “Η μητέρα Ελλάδα αισθάνεται υποχρέωση απέναντι στα Ελληνόπουλα που κινδυνεύουν δίπλα στις μάνες Βουλγάρες που τα δηλητηριάζουν με τον κομμουνισμό, γι’ αυτό θα τα πάρουμε να τα περισώσουμε”. Μόλις ακούστηκε αυτό, άρχισαν και τα πρώτα κλάματα των μεγάλων παιδιών που κατάλαβαν. Άρχισε η δραματική στιγμή. Παίρναν τα παιδιά από την αγκαλιά της μητέρας και τα φόρτωναν στα καμιόνια. Μπορείτε να φανταστείτε τη σκηνή αυτή; Από μέσα φώναζαν οι μάνες και από έξω φώναζαν και έκλαιγαν τα παιδιά. Όσο ήμαστε εξορία, ποτέ δεν έμαθαν οι μανάδες πού τα είχαν τα παιδιά τους. Τα είχαν πάει στα αναμορφωτήρια της Φρειδερίκης. Όταν βγήκαν οι μάνες, παιδεύτηκαν δύο και τρία χρόνια για να μπορέσουν να τα πάρουν ». (C’est moi qui ai mis le texte en gras.) Toujours sur la violence dont les mères et leurs enfants sont victimes, Cf. le témoignage d’Ourania Staveri « Ξετυλίχτηκαν τέτοιες σκηνές φρίκης, που καμία, όση δύναμη κι αν έχει, δεν μπορεί να περιγράψει τις σκηνές αλλοφροσύνης. Οι αλφαμίτες κραδαίνοντας τα ρόπαλα πάνω απ’ τα κεφάλια μας, με ουρλιαχτά πεινασμένων λύκων που πέφτουν σε κοπάδι, έπεσαν επάνω μας και τραβούσαν τα παιδιά χτυπώντας όπου έβρισκαν. Εντρομα τα μικρά άρχισαν να βγάζουν σπαραχτικές φωνές που ξέσκιζαν και την πιο βάρβαρη καρδιά. Οι μάνες έσφιγγαν στην αγκαλιά τους τα μικρά που σπαρτάραγαν και τα ματάκια τους γεμάτα τρόμο απαθανάτιζαν αυτή τη φρίκη που θα τη σέρνουν σε όλη τους τη ζωή. Εμείς κρατούσαμε τις μάνες κι είχαμε γίνει ένα κουβάρι ανακατεμένα γυναικεία σώματα » in Ουρανία ΣΤΆΒΕΡΗ: « Το μαρτυρικό τρίγωνο των εξορίστων γυναικών - Χίος, Τρίκερι, Μακρονήσι », éditions Παρασκήνιο, Athènes 2006, pp. 100-101. À signaler également le cas de Marika épouse de Bartziotas qui refuse de signer sous la torture et finit par céder quand on la menace de lui prendre son enfant âgé de 18 mois, in Μέχρι την απόδραση, Καραγιώργη Μαρία, éditions Φυτράκης, Athènes, 1989, pp. 161-162. 55. Sur l’ampleur de l’exode des populations macédoniennes de 1913 à la période juste après la fin de la guerre civile grecque, cf. l’article de Skoulariki et Empeirikos op.cit. : « Από την περιοχή της ελληνικής Μακεδονίας εκδιώχθηκαν το 1913 από τον ελληνικό στρατό οι κάτοικοι των χωριών και της πόλης του Κιλκίς και ορισμένων χωριών του λεκανοπεδίου των Σερρών, στην ανταλλαγή του Νεϊγύ έφυγε για τη Βουλγαρία ένα τμήμα του πληθυσμού από την Ανατολική Μακεδονία (Δράμα και Σέρρες), αλλά και ένα μέρος από τις επαρχίες της Γουμένισσας, των Γιαννιτσών και της Καστοριάς (καθώς και όλος ο σλαβόφωνος χριστιανικός πληθυσμός της Δυτ. Θράκης), ενώ μετά το πέρας του Εμφυλίου έφυγαν οι μαχητές (άνδρες και γυναίκες) του Δημοκρατικού Στρατού, τα παιδιά των παραμεθορίων περιοχών (“Παιδομάζωμα”), και ακολούθησε η μαζική έξοδος των κατοίκων πολλών χωριών των παρεμεθορίων περιοχών της Δυτικής Μακεδονίας. » 56. Cf. Spyros Karavas, « Οι ξενοσυνείδητοι της ΧVης “Μεραρχίας” », Archeiotaxio 11, juin 2009, p. 143 : « Αν όμως ερωτηθούν οι ίδιοι οι γηγενείς, τα θύματα δηλαδή της διαδικασίας εξελλένισης της Μακεδονίας θα μας μιλήσουν, όχι για επανάληψη αλλά για μονιμότητα του εφιάλτη που βίωσαν. Και συχνά θα εξηγήσουν τον Εμφύλιο, ως συνωμοσία Δύσης και Ανατολής, που στόχευε αποκλειστικά στη δική τους εξαφάνιση. » 57. Cf. A la libération, le gouvernement grec a eu besoin des hommes des bataillons pour organiser la répression des anciens résistants et former l’appareil coercitif qui servirait pendant la guerre civile et jusqu’à la chute de la dictature des colonels. Or, les bataillons de Sécurité étaient très peu appréciés par la société grecque dans son ensemble et la place de choix qui leur avait été accordée, a été difficilement acceptée même au sein des organisations nationalistes. Pour Tasos Kostopoulos, la mémoire officielle a dû censurer ou limiter cette évocation et essayer plutôt de puiser la légitimité des nouveaux maîtres dans les gouvernements en exil au Moyen- Orient « Τα Τάγματα Ασφαλείας είναι ο μεγάλος απών από την επίσημη εικόνα της δεκαετίας του ’40 που φιλοτέχνηθηκε στα μεταπολεμικά χρόνια. Μπορεί τα στελέχη τους να ενσωματώθηκαν πλήρως στο μετεμφυλιακό “κράτος των εθνικοφρόνων”, φτάνοντας επί χούντας μέχρι την κορυφή της

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κρατικής ιεραρχίας, ανάγκαστηκαν όμως να αποσιωπήσουν το κατοχικό παρελθόν τους: οι νικητές του Εμφυλίου αντλούσαν την νομιμότητά τους από τις εξόριστες βασιλικές κυβερνήσεις, όχι από τον Ράλλη και τον Τσολάκογλου. » Τάσος Κωστόπουλος, Η αυτολογοκριμένη μνήμη, Τα Τάγματα Ασφαλείας και η μεταπολεμική εθνικοφροσύνη, Φιλίστωρ, Athènes, 2005 (εξώφυλλο). 58. Cf. A. Elefantis, Μας πήραν την Αθήνα..., éditions βιβλιόραμα, Athènes, 2003, pp. 136-137 : « Αλλά ενώ προυπάρχουν ορισμένα στοιχεία της ιδεολογίας της εθνικοφροσύνης η ίδια η εθνικοφροσύνη δεν προϋπάρχει του Εμφυλίου Πολέμου. Δεν υπάρχει κάν ο όρος εθνικόφρων παράταξις και εθνικοφροσύνη. […] Όπως δηλαδή στην εθνικόφρονα κυβερνητική παράταξη συμμετέχουν μεταξικοί, τεταρτοαυγουστιανοί, πρωήν ταγματασφαλίτες, γερμανόφιλοι, και αγγλόφιλοι, βενιζελικοί και αντιβενιζελικοί, φιλέλευθεροι και λαϊκοί, βασιλόφρονες και αντιβασιλικοί, κι όπως όλες αυτές οι ετερόκλητες και ανταγωνιστικές μεταξύ τους δυνάμεις συμμαχούν απέναντι στον κοινό εχθρό, δίνουν τα χέρια και συναινούν πολιτικά στο να συντρίψουν τον κοινό εχθρό, έτσι και ιδεολογικά συναποδέχονται και συνδιαμορφώνουν την ιδεολογία πού θα διαχωρίσει την ήρα από το στάρι, θα θεμιτοποιήσει, θα δικαιώσει και θα επιβάλλει την κοινή πρακτική. » 59. La réflexion et le discours des vainqueurs de la guerre civile se constituent donc sur le mode négatif avec l’anticommunisme d’État dans le rôle de dénominateur idéologique commun. Les classes dominantes peinent à articuler un discours cohérent et à se positionner sur le plan des idées. Cf. Stratis Bournazos, « Ο αναμορφωτικός ρόλος των νικητών στην Μακρόνησο » in Το Εμφύλιο Δράμα, δοκιμές / 6, Athènes, 1997, p. 124 : « Αν σε κάποιο σημείο χρειάζεται να σταθούμε αυτό είναι η αρνητική οργάνωση του λόγου μια που δεν εξηγείται αποκλειστικά από τον πολεμικό χαρακτήρα του, αλλά μας παραπέμπει σε γενικότερα ζητήματα, όπως η έντονη αδυναμία των κυρίαρχων τάξεων να αρθρώσουν έναν δικό τους λόγο, να κατακτήσουν την ιδεολογική ηγεμονία. Ο αντικομμουνισμός γίνεται όχι απλώς η κυρίαρχη αλλά η μόνη, εν τέλει, συνεκτική ιδεολογική αξία. » 60. S’agissant de la guerre civile grecque, nous pouvons affirmer que la difficulté d’en parler commence déjà par le refus de la nommer ou d’en reconnaître l’existence. La guerre qui a opposé les forces de l’Armée Démocratique à celles de l’armée gouvernementale n’a été reconnue comme guerre civile qu’en 1981. Le foisonnement terminologique qui a été déployé jusque-là pour désigner ce conflit, illustre la difficulté pour les belligérants mais aussi pour la propagande des deux bords, d’assumer la réalité d’une guerre entre des gens vivant dans le même pays et par là même, le fantasme d’« une guerre fratricide », impliquant à la fois le rejet de toute altérité et le déni de l’identité de l’adversaire. Au-delà de la réalité de la guerre civile, c’est le fantasme de ce conflit « fratricide » que cherchent à atteindre ou à travestir les discours de propagande. (Pour Nikos Sidéris, le refus de nommer les choses participe du déni de l’identité de l’Autre. Cf. Εσωτερική διγλωσσία. Μορφή και λειτουργία στο φροϋδικό ασυνείδητο, Καστανιώτης, Athènes, 1994. Quand le gouvernement grec traite les communistes de « Bulgares » et donc d’ennemis héréditaires, il procède au refus pur et simple du sens propre des mots.) 61. Cette thèse est d’ailleurs assez bien résumée par G. Papandréou. « Το ΚΚΕ ανέπτυξεν όλην την συνωμοτικήν του δραστηριότητα υπέρ του απελευθερωτικού αγώνος εις τον οποίον κατόρθωσε να προβαδίσει χάρις εις την μακράν του επαναστατική παράδοσιν και οργάνωσίν του […] Το ΕΑΜ υπήρξε πράγματι μεγάλη εθνική και ηθική και λαϊκή δύναμις. Επροκάλεσε με την εμφάνισίν του την μέθην της απελευθερώσεως και εστηρίχθη όχι απλώς εις την συγκατάθεσιν αλλά εις τον ενθουσιασμόν, εις την ψυχικήν κατάκτησιν του λαού και ιδίως της νεότητας. Ο λαός αντελαμβάνετο ότι η σημασία του εθνικού αγώνος εχρησιμοποιείτο υπό της κομμουνιστικής ηγεσίας του ΕΑΜ δια την προετοιμασίαν της μετακατοχικής δυναμικής επικρατήσεως, δια την βίαιαν κατάληψιν της εξουσίας εκ μέρους του ΚΚΕ. » Γεώργιος Παπανδρέου, Η απελευθέρωσις της Ελλάδος, Αθήνα 1947. (pp. 19 et 37-38) Dans l’introduction du livre de Themistoclis Tsatsos , Αι παραμοναί της απελευθερώσεως, Ίκαρος, Αθήνα, 1973, Panayotis Kanellopoulos explique que cette approche de

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Papandréou était la seule à être « historiquement possible » : « Μ’άλλα λόγια, θεωρώ και σήμερα όπως θεωρούσε και ο Θεμιστοκλής Τσάτσος ως το τέλος της ζωής του, τη γραμμή που ακολούθησε στο 1944, ο Γεώργιος Παπανδρέου, ως ορθή ή μάλλον ως τη μόνη τότε ιστορικά δυνατή. » (p. 18) 62. Les références aux héros de la guerre d’indépendance et aux figures des grands klephtes de la période ottomane faisaient partie d’un imaginaire populaire très partagé. Le discours libérateur de l’EAM s’en était également servi. Pour une présentation détaillée du mythe du klephte et de l’ambivalence de ses rapports avec le pouvoir et la rébellion, cf. Riki Van Boeschoten, From Armatolic to People’s Rule. Investigations into the Collective Memory of Rrural Greece, 1750-1949, Editions Hakkert, Amsterdam, 1991 et Riki Van Boeschoten, Ανάποδα χρόνια, συλλογική μνήμη και ιστορία στο Ζιάκα Γρεβενών, Editions Πλέθρον, Athènes, 1997 pp. 34-75 ou encore Stathis Damianakos, La Grèce dissidente moderne, cultures rebelles, L’Harmattan, Paris, 2003. 63. Dans le discours rééducatif, il s’agit d’un terme nettement péjoratif et en aucun cas d’une reconnaissance implicite des détachements slavophones de l’Armée Démocratique, qui par ailleurs parlaient essentiellement le macédonien et pas le bulgare. Or, la Bulgarie représente à la fois l’ennemi de toujours et la force d’occupation de la dernière guerre. À ce titre, il est intéressant de consulter le rapport confidentiel de Dragoumis au ministre de l'Éducation nationale A. Papadimas où Dragoumis explique que des « raisons de politique extérieure » imposent l’emploi du terme « bulgare » à la place du terme « slavomacédonien » très répandu à l’époque pour désigner le macédonien, tout en affirmant qu’il faudrait y persister, même si cela n’était exact ni sur le plan linguistique ni au niveau des perceptions identitaires de cette population. « Και αν δεν ήτο αληθές ότι το σλαυικόν ιδίωμα ορισμένων μακεδονικών πληθυσμών είναι τω όντι βουλγαρικόν και όχι μακεδονοσλαυικόν ή απλώς σλαυικών, ακόμη και αν οι μισέλληνες εξ αυτών δεν συνεπάθουν προς την Βουλγαρίαν και όχι προς την Γιουγκοσλαυίαν ή την Ρωσίαν, θα μας συνέφερε να τους χαρακτηρίσωμεν ως βουλγαρίζοντας ή βουλγαρόφρονας και όχι ως δήθεν αχρώμους εθνικώς “Σλαύους”, αφού τους Σλαυομακέδονας πάντως απεκλείσαμεν. » (pp. 9-10) Υπόμνημα Δραγούμη, ΑΦΔ/88/68, Φ. Δραγούμης προς Α. Παπαδήμα, Αθήναι, 3/12/47, tiré des archives de Αρχείο Φίλιππου Δραγούμη et cité par Tasos Kostopoulos, (Τάσος Κωστόπουλος, Η απαγορευμένη γλώσσα, Κρατική καταστολή των σλαβικών διαλέκτων στην ελληνική Μακεδονία, Athènes, Εκδόσεις Μαύρη Λίστα, Athènes, 2000, p. 216). Dans un processus de diabolisation, la propagande grecque appelle globalement « bulgares » tous les communistes (parfois qualifiés de russes, quand ils ont une relation de parenté avec des communistes), tous les hommes de gauche et même tous ses opposants ; elle appelle aussi de ce nom tous les « slavophones » de Grèce quelles que soient leur origine et leur langue. La Bulgarie, par son occupation d’une partie de la Grèce dans chacune des deux guerres mondiales, incarne l’ennemi slave par excellence et « ’éam-o-bulgare » est donc un « traître », « vendu à l’ennemi », son origine linguistique, ethnique ou géographique n’étant qu’accessoire. Cf. Vassilis K. Gounaris, « “Εαμοβούλγαροι” και Μακεδονομάχοι », in Ο Εμφύλιος Πόλεμος από την Βάρκιζα στο Γράμμο, Φεβρουάριος 1945 – Αύγουστος 1949, sous la direction de Ηλίας Νικολακόπουλος, Άλκης Ρήγος, Γρηγόρης Ψαλλίδας, Athènes, Θεμέλιο, 2002, pp. 233-245. 64. Cf. Stratis Bournazos, « Ο αναμορφωτικός ρόλος των νικητών στην Μακρόνησο » in Το Εμφύλιο Δράμα, δοκιμές / 6, Athènes, 1997, pp. 109 : « Έτσι, στις ημερήσιες διαταγές των τριών Ταγμάτων Σκαπανέων εμφανίζονται: “σλαυοκομμουνισταί”, “ελληνόφωνες ορδές”, “ξενόδουλα όργανα των ξένων”, “εαμοβούλγαροι”, “κομμουνιστοσυμμορίτες”, “ληστοσυμμορίτες”, “προδότες, ύπουλοι και αιμοσταγείς κομμουνισταί”, “δολοφόνοι, απάτριδες εαμοκομμουνισταί, πράκτορες και δούλοι των Σλάβων”, “το μίσθαρνον σλαυόδουλον ΚΚΕ, γνήσιον τέκνο του Κρεμλίνου”, το “προδοτικόν, κακούργον και σλαυόδουλον ΚΚΕ”, το “εθνοκτόνον και προδοτικόν ΚΚΕ”, καθώς και “ξενόδουλοι, σλαυοκίνητοι κεφαλαί, σλαυόδουλοι”. » 65. Cf. Nikos Sideris, « Πολιτική ψυχολογία και κουλτούρα στον εμφύλιο » in Το Εμφύλιο Δράμα, δοκιμές / 6, Athènes, 1997, pp. 67-68.

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66. Le discours stéréotypé évoque plusieurs aspects de la novlangue de Georges Orwell, 1984, Paris Gallimard, 1950. Ainsi, en novlangue, un même mot comme « canelangue » peut avoir un sens laudatif s’il est appliqué à un membre du gouvernement ou péjoratif s’il est appliqué à un ennemi du gouvernement. Il devient donc impossible de l’utiliser pour dire du mal d’un membre du gouvernement. La population y est abreuvée de slogans comme : « la guerre, c’est la paix » ; « la liberté, c’est l’esclavage », « l’ignorance, c’est la force » ou encore « 2 + 2 = 5 » (à ce slogan, Winston réagit sur son journal en déclarant : « La liberté, c’est le pouvoir de dire que deux plus deux égalent quatre. ») Ce processus altère le « sens logique » des assujettis au régime. D’un autre côté, la novlangue est volontairement appauvrie pour rendre impossible l’expression et la formulation de pensées subversives. Dans 1984, bien qu’il soit toujours possible de dire que les décisions prises en haut lieu sont mauvaises, il sera impossible d’argumenter sur cela. De plus, les mots novlangues comportent peu de syllabes afin d’être prononcés plus rapidement et sont conçus pour être émis sans réflexion et afin d’anéantir l’affect et la connaissance intuitive des mots. Les fonctions symboliques ou métaphoriques du langage sont abolies. 67. La propagande officielle ne craint pas le ridicule et l’on demande aux détenus de construire des répliques du Parthénon et autres monuments historiques à fort coefficient national, de vénérer le roi et la reine des Grecs, dans des mises en scène dont personne n’est dupe, et de participer activement au salut de leur âme et à celui de leurs camarades en se transformant en « rééducateurs ». 68. Cette vision du passé n’est pas sans évoquer un autre cas d’école exploré par Ilya Platov in Cahiers Balkaniques, no 35, dans son article « Barbare et infidèle : l’image de l’ennemi turc dans la guerre de 1876-1878 en Russie à travers la presse, les brochures de propagande, les correspondances et les mémoires. » Comme l’auteur l’explique (et l’analogie avec l’ennemi slave de la propagande grecque est saisissante), le Turc dans un certain imaginaire russe est assimilé à l’ennemi musulman de toujours : « Les historiens russes, de N. Karamzin à S. Soloviev, avaient répandu l’idée selon laquelle la lutte contre les nomades islamisés constituait un chapitre déterminant dans le drame qui conduirait la nation russe à prendre conscience d’elle-même. Selon ce schéma, la lutte des Slaves orthodoxes pour l’indépendance représente le dernier chapitre d’une grande lutte qui s’est étalée sur plusieurs siècles. Son inscription dans un ordre de représentations très largement partagé confère à cette représentation une intelligibilité qui dépasse largement le cadre d’un public instruit. Le discours historiographique et savant rejoint ainsi les croyances populaires. Dans un discours prononcé en 1876, Ivan Aksakov s’interroge sur les raisons de la popularité de la guerre contre les Turcs au sein des masses populaires. Le souvenir de la conquête mongole lui fournit une clef d’explication : « La lutte contre l’infidèle, le Tatare, est un motif récurrent dans l’histoire du peuple russe […] elle évoque les souffrances endurées, immortalisées dans les chants populaires et les récitations. Au cours des fêtes religieuses […] Ce ne sont pas les faits historiques en tant que tels, mais l’ennemi lui-même, le mal lui-même qui paraissent familiers. Il n’y a pas d’ennemi plus populaire que le Turc ». (Cf. I. S. Aksakov, “Reč’ vice-prezidenta Moskovskogo slavjanskogo blagotvoritel’nogo komiteta v zasedanii 24 oktjabrja 1876 goda”, Pravoslavnoe obozrenie, décembre 1876, no 12, pp. 833-834.) 69. Il suffit de songer à la position de l’Église à propos du camp de rééducation de Makronissos. Ce lieu de déportation et de torture, où des milliers de jeunes recrues et des civils ont été suppliciés, a été comparé par l’église officielle au « réservoir de Siloé », lieu de salut spirituel pour des « pécheurs » en repentance. Même si l’Église grecque n’a pas de pouvoir comparable à celui de l’église catholique pendant la guerre civile espagnole, force est de constater qu’en Grèce comme en Espagne, les dirigeants se placent massivement du côté des forces royalistes. Et le ministère de la Justice est le premier à reconnaître l’importance du discours ecclésiastique, à la fois comme moyen de pression supplémentaire en vue de l’obtention d’une déclaration de repentir et comme caution morale face aux protestations de l’opinion publique et des organisations internationales Cf. Πολυμέρης Βόγλης, Η εμπειρία της φυλακής και της εξορίας, οι

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πολιτικοί κρατούμενοι στον εμφύλιο πόλεμο, εκδόσεις Αλεξάνδρεια, Athènes 2003, p. 118 : « Το υπουργείο Δικαιοσύνης αναγνώριζε ότι « σήμερον ιδία... μεγίστη είναι η ανάγκη της δια της ηθικοθρησκευτικής διδασκαλίας ψυχικής εξυγίανσης των εν φυλακαίς διαβιούντων » και για το λόγο αυτό, σε συννενόηση με το υπουργείο Παιδείας, ανέλαβε την πρωτοβουλία της διοργάνωσης διαλέξεων ιερέων και θεολόγων μια ή δύο φορές την εβδομάδα στις φυλακές “επί διαφόρων ηθικών και θρησκευτικών ζητημάτων.” » Certains prêtres abandonnent le rôle moins tranché de conseiller spirituel ou de directeur de conscience pour endosser celui de Grand Inquisiteur. Le cas de Stylianos Kornaros, archevêque en poste à Makronissos en est l’exemple type. Il dénonce systématiquement ceux qui lui donnent des informations sous le secret de la confession et assiste aux séances de torture qui leur sont infligées, en brandissant sa Bible. Cf. Λευτέρης Ραφτόπουλος, Το μήκος της νύχτας, Μακρόνησος ’48-’50 Athènes, 1995, p. 167 et p. 163. 70. Cf. Στρατής Μπουρνάζος, « Ο αναμορφωτικός λόγος των νικητών στη Μακρόνησο: η ένταξη του εμφυλίου στην προαιώνια ιστορία της φυλής, ο “διηθητός ιός” του κομμουνισμού και ο ρόλος της αναμόρφωσης » in Το Εμφύλιο Δράμα, éditions Δοκιμές, Athènes, 1997, 6, (pp. 101-134) p. 120 : « Η όποια χρήση στοιχείων, γεγονότων και επιχειρημάτων που αντλούνται από την πραγματικότητα, παραδείγματος χάριν όταν υπάρχουν αναφορές στις “κακουργίες” ή “τα εγκλήματα των συμμοριτών” γίνεται με τέτοιο τρόπο που συνιστά τελικά φυγή από αυτή: “ο κακός δράκος, συμμορίτης που αρπάζει τα παιδιά και καταστρέφει τα σπίτια, ο τυφλωμένος από το μίσος κακούργος.” » 71. Cf. Μαρία Σιγανού, « Ιδεολογικές συνιστώσες του θρησκευτικού λόγου στον εμφύλιο πόλεμο: το παράδειγμα της Zωής » in Τα Ιστορικά, juin 2008, no 48, pp. 103-124. L’auteur explique qu’à partir de 1947, le discours de Zoi change et passe d’une critique de l’idéologie communiste qui allait de pair avec une critique de l’héritage individualiste des Lumières, à une injonction d’extermination physique des communistes, considérés comme des ennemis absolus. 72. Cf. Μαρία Σιγανού, « Ιδεολογικές συνιστώσες του θρησκευτικού λόγου στον εμφύλιο πόλεμο: το παράδειγμα της Zωής » in Τα Ιστορικά, juin 2008, no 48, p. 114 . Marie Siganou démontre que le communisme se trouve rejeté au-delà du champ de la normalité puisqu’il n’est plus représenté comme un danger national ou social mais comme un obstacle à la volonté divine. Il acquiert alors les traits du Mal absolu et se transforme d’ « ennemi de la Nation », en « force des ténèbres », « antéchrist » ou encore « monstre communiste. » 73. Cf. Φ. Γελαδόπουλος, Μακρόνησος, η μεγάλη σφαγή του 1948, Αλφειός, Athènes, 1994, pp. 211-213. L’exemple de Katsimihas, ancien résistant transformé en rééducateur à Makronissos en dit long sur la portée de la capitulation demandée. Cf. « Ο Σκούρτης Σταμάτης γράφει » in Οι μισοί στα σίδερα, pp. 270-272. L’absence de position intermédiaire est flagrante. Cf. « Δεν υπήρχε μέσος όρος. Η θα χτυπούσαν ή θα παρακολουθούσαν τους συναδέρφους τους « αμετανόητους », θα φώναζαν θάνατος και τότα θα γίνονταν ροπαλοφόροι και βασανιστές, ή δε θα ’φτάνανε σ’αυτό το κατάντημα και τότε όσες υποχωρήσεις κι αν είχαν κάνει, αφού δεν έκαναν την τελευταία, θα ήσαν το ίδιο με εκείνους που αρνήθηκαν απ’την αρχή και θα βασανίζονταν το ίδιο, ίσως και χειρότερα. Γιώργος Μάργαρης, Ιστορία της Μακρονήσου p. 184 74. La condamnation des signataires de la déclaration de repentir par le PC est en partie liée aux conséquences de la déclaration de repentir sous la dictature de Métaxas quant la police de Maniadakis avait fini par démanteler le mécanisme du Parti. Cf. P. Voglis, Η εμπειρία της φυλακής και της εξορίας, Édition Αλεξάνδρεια, Athènes 2002, p. 122. 75. Cf. T. Βερβενιωτη, « Ιστορικές προσεγγίσεις και αρχειακές αναφορές: Μακρονήσι, μαρτύρια και μαρτυρίες γυναικών » in Ιστορικό τοπίο και ιστορική μνήμη φιλίστωρ, Athènes, 2000, pp. 106-107 : L’auteur prend comme hypothèse de travail la présence d’un idéal d’honneur qui rattache l’individu à la collectivité, très fort dans le monde rural en général et donc dans la société grecque des années quarante. « Ως υπόθεση εργασίας, θα έλεγα ότι το ιδεώδες της τιμής, που στην αγροτική κοινωνία συνδέει το άτομο με την ομάδα, ήταν ακόμα ιδεολογικά κυρίαρχο. Το γεγονός

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αυτό θα μπορούσε να εξηγήσει γιατί η υπογραφή της δήλωσης πήρε τέτοια ένταση στη διάρκεια της δικτατορίας του Μεταξά και στον εμφύλιο, έχασε όμως το βάρος της στη διάρκεια της επτάχρονης δικτατορίας (1967-1974), όπου η μετάβαση από την αγροτική κοινωνία προς την ατομοκεντρική καπιταλιστική είχε ήδη συντελεσθεί ». 76. Cf. J. Dalègre, La Grèce de 1940 à nos jours, L’Harmattan, Paris, 2006, p. 117. 77. Joëlle Dalègre évoque très justement le climat d’exclusion qui persiste bien longtemps après la fin de la guerre civile : « Même si en février 1950, la loi martiale est levée, si les condamnés à mort pour fait de guerre civile ne sont plus exécutés et si les peines de prison sont peu à peu réduites, la législation d’exception élaborée à partir de 1936 reste en vigueur. La déportation administrative sur décision préfectorale, renouvelable chaque année, sévit ; l’île de Makronissos ne ferme son camp de rééducation qu’en 1954, l’île d’Aghios Efstratios reçoit des déportés jusqu’en 1963 et, lorsque G. Papandréou ferme ces camps en 1964, il reste encore 1 400 personnes assignées en diverses îles pour ne avoir montré de signe de reconversion idéologique. », Joëlle Dalègre, La Grèce de 1940 à nos jours, L’Harmattan, Paris, 2006, pp. 116-117. 78. Cf. Athéna Skoulariki, « La Crise Macédonienne (1991-1995) et la question des slavophones en Grèce. » Balkanologie VII [1], juin 2003, pp. 147-156. (p. 150) 79. L’historiographie officielle depuis la fin de la guerre civile jusqu’à la chute de la dictature des colonels s’est construite en relation étroite avec la mémoire des vainqueurs. Un rapport de subordination des pratiques historiographiques, édificatrices de mémoire collective, au discours étatique persiste très clairement sur toute cette période, à l’exception peut-être du cours « printemps » des années soixante, précédé en 1958 par la victoire électorale du parti de gauche ΕΔΑ. L’étude des manuels scolaires proposés aux élèves pendant toute cette période nous renseigne sur la vision des gouvernements successifs d’une « mémoire à transmettre ». Cf. Μαρία Μποντίλα, « Η εξέλιξη της αφήγησης του ελληνικού εμφυλίου στα σχολικά βιβλιά: καλλιέργεια ή χειραγώγηση της συλλογικής μνήμης ; » in Μνήμες και λήθη του ελληνικού εμφυλίου πολέμου, sous la direction de Riki Van Boeschoten, Tasoula Vervenioti, Eutychia Voutyra, Vassilis Dalkavoukis et Konstantina Bada, Thessalonique, Επίκεντρο, 2008, pp. 331-347. (p336) Pour l’auteur les choix et les priorités de chaque gouvernement se retrouvent systématiquement dans les manuels scolaires. Cf. Μαρία Μποντίλα, « Πολύχρονος να ζεις, μεγάλε Στάλιν ». Η εκπαίδευση των ελλήνων προσφύγων στα ανατολικά κράτη (1950-1960) Μεταίχμιο, 2004. On pourrait néanmoins émettre quelques réserves quant à la véracité générale de cette affirmation, qui nous semble difficile à établir quand plusieurs manuels scolaires coexistent. Il est vrai qu’en Grèce jusqu’à très récemment, il n’y avait qu’un seul manuel d’histoire agréé par le Ministère. Entre 1949 et 1967, la guerre civile ne fait pas partie du programme enseigné à l’école. Pourtant, le discours anticommuniste est abondant. L’idéologie d’extrême droite est enseignée à l’armée, aux écoles d’officiers ou à la police, elle est omniprésente dans la presse et les discours politiques, elle pèse sur la vie culturelle du pays. À l’école, cette idéologie est véhiculée par les cours de littérature, les cours d’histoire ancienne qui s’efforcent de montrer « la grandeur et la continuité de la Nation » et l’enseignement obligatoire de la religion orthodoxe. (Cf. Μαρία Μποντίλα, « Ανάγνωση και ιδεολογία των Νεοελληνικών Αναγνωσμάτων της δεκαετίας του ’50 » in Η Ελληνική Παιδεία από τον 18ο ως τον 20ο αιώνα. Ερευνητικές συνιστώσες, Πρακτικά Επιστημονικού Συνεδρίου, Florina, 2005. En ce qui concerne la vision nationaliste de l’enseignement de l’histoire grecque de l’Antiquité, Cf. « La grandeur des ancêtres à travers les manuels scolaires de 1950 à nos jours » (pp. 23-44) in Mélanges offerts à Astérios Argyriou, sous la direction de Astérios Argyriou et Irini Tsamadou-Jacoberger, Paris, L’Harmattan, 2000). Elle est très présente dans les cours de catéchisme et les activités éducatives extrascolaires organisées par des associations ultra- orthodoxes et nationalistes. Elle influe sur le choix de la langue des enseignements, qui est une langue savante et puriste, peu accessible à l’élève moyen. Bref, le discours anticommuniste est omniprésent et cherche à former la jeunesse dans ses idéaux mais l’histoire de la guerre civile

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n’est pas officiellement racontée. Dans ce sens, il y a continuité entre le déni officiel de l’existence d’une guerre civile et le silence des manuels d’histoire d’un côté et le triomphe de la mémoire des vainqueurs et la surreprésentation de l’idéologie de la loyauté nationale de l’autre. Pour Maria Bodila, le terrorisme d’État fait partie de la vie quotidienne si bien que l’absence de référence à la guerre civile dans les manuels scolaires ne fait que contraster avec les conséquences concrètes du conflit, tout ce dont ces élèves sont les témoins directs. Il s’agit de cultiver la peur des communistes en agitant le spectre de la guerre civile. Cf. Μαρία Μποντίλα, « Η εξέλιξη της αφήγησης του ελληνικού εμφυλίου στα σχολικά βιβλιά: καλλιέργεια ή χειραγώγηση της συλλογικής μνήμης ; » in Μνήμες και λήθη του ελληνικού εμφυλίου πολέμου, sous la direction de Riki Van Boeschoten, Tasoula Vervenioti, Eutychia Voutyra, Vassilis Dalkavoukis et Konstantina Bada, Thessalonique, Επίκεντρο, 2008, pp. 331-347. (p344) : « Ναι μεν στα σχολικά βιβλία δεν αναφέρεται ο εμφύλιος, αλλά όλη η ελληνική κοινωνία κινείται στον απόηχο του εμφυλίου. Οι μαθητές αυτής της δεκαετίας τον βίωσαν, διαθέτουν μια εξ ιδίων πραγματολογική μνήμη για το γεγονός, η οποία γίνεται προσπάθεια να συνυπάρξει ή ακόμα καλύτερα να συμπλεύσει με την προς διαμόρφωση συλλογική για να εξασφαλιστεί η πολιτική σταθερότητα. Το φάντασμα του εμφυλίου στήριζε σε μεγάλο βαθμό την εξουσία των μετεμφυλιακών κυβερνήσεων. » Les manuels scolaires de la période de la dictature à la fin des années 60 se différencient de ceux de la période précédente par l’abandon formel de cette posture historiographique qui refuse de traiter un passé jugé beaucoup trop récent. Le manuel d’histoire de Matarasi-Papastamatiou et l’ouvrage de propagande de Dafni, enseigné en complément du manuel de Matarasi- Papastamatiou, utilisent les références à la guerre civile et au danger communiste pour légitimer et conforter le régime. La période étudiée s’étend ainsi jusqu’au coup d'État de 1967, qui est naturellement présenté comme l’ultime recours contre une menace de guerre civile fantasmée et fantomatique. Il s’agit de reconstruire la mémoire collective et d’entraîner une série d’identifications chez un public qui n’a pas de souvenirs personnels ou d’expérience propre de la guerre civile, puisque dix-huit ans se sont écoulés depuis la fin du conflit. L’objectif des historiens qui ont rédigé ces ouvrages est de passer de l’anticommunisme ordinaire à la prise de position en faveur des décisions politiques de la junte militaire. (Il s’agit de la formulation habituelle sur l’œuvre accomplie par la « Révolution », (« το εθνοσωτήριον έργον της Επαναστάσεως »). Les rédacteurs des deux ouvrages feront partie des intellectuels engagés en faveur de la junte. Cf. Αντόνιο Γκράμσι, Οι διανοούμενοι, Athènes, Εκδόσεις Στοχαστής, 1972, pp. 53-54.) Son arrivée au pouvoir est jugée salutaire pour la Nation et l’EAM est encore présenté comme une force antinationale qui aurait dupé de vrais patriotes pour tenter d’installer au pouvoir un régime communiste. (Cf. Στ. Παπασταματίου-Αντ. Ματαράση, Ιστορία Νεωτέρων και Νεωτάτων Χρόνων Δια την Γ’ Τάξιν Γυμνασίου, (1914-1968) Ο.Ε.Δ.Β., Αθήναι 1971, pp. 263-264.) La dictature est considérée comme « une nécessité historique », tout comme l’assujettissement du pays aux États-Unis et au Royaume-Uni , (Cf. Γρηγορίου Δάφνη, Συνοπτική Ιστορία της Συγχρόνου Ελλάδος (1914-1968) Δια την Γ΄Λυκείου, Ο.Ε.Δ.Β., Εν Αθήναις 1971, p. 188). Ces deux puissances auraient « aidé le gouvernement de la Grèce à vaincre le communisme ». (Cf. Στ. Παπασταματίου-Αντ. Ματαράση, Ιστορία Νεωτέρων και Νεωτάτων Χρόνων Δια την Γ’ Τάξιν Γυμνασίου, (1914-1968) Ο.Ε.Δ.Β., Αθήναι 1971, pp. 268.) Les manuels scolaires de la période de la junte, poussent à l’extrême, l’idéologie de la loyauté nationale, que la guerre civile a léguée et ce faisant la discréditent à tout jamais. 80. Pour Anna Vidali, auteur de Άραγε εμείς ήμασταν, Athènes, Éditions Εξάντας, 1999, ce paradoxe s’est exprimé par l’absence de toute référence à la question dans les manuels scolaires ou le discours historiographique officiel et en même temps par des conséquences quotidiennes qu’elle qualifie de traumatisantes pour les citoyens du pays dans les années 50 et 60 et par la difficulté d’en parler même après la fin de la dictature et la légalisation du PC grec au milieu des années 70 : « Υπήρχε το παράδοξο ότι, παρόλο που η Αντίσταση και ο Εμφύλιος εξακολουθούσαν να έχουν σημαντικές επιπτώσεις στη καθημερινή ζωή των ανθρώπων στις δεκαετίες του ’50 και του ’60,

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απουσίαζαν παντελώς από την επίσημη ιστοριογραφία και τον καθημερινό λόγο. [...] Ακόμα και όταν νομιμοποιήθηκε το ΚΚΕ, στα μέσα της δεκαετίας του 1970, και αναγνωρίστηκε η Εθνική Αντίσταση, δεν φάνηκε το κεφάλαιο αυτό να ανοίγει, τουλάχιστον όχι συστηματικά. Στη διάρκεια ωστόσο της ίδιας αυτής περιόδου η πολιτική ζωή της Ελλάδας συνέχισε να να ασκεί τις τραυματικές επιδράσεις της στην προσωπική ζωή όλων εμάς που ζούσαμε υπό την εξουσία της. » (pp. 13-14). 81. Un devoir d’oubli décrété sous forme d’autodafé symbolique et voté par l’ensemble des partis politiques qui ont décidé de faire brûler des documents historiques de première importance. Les fiches techniques de la police constamment réactualisées, qui répertoriaient déjà sous Métaxas ceux qui étaient soupçonnés d’avoir des convictions subversives, ont fini par être détruites (Cf. Joëlle Dalègre, La Grèce depuis 1940, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 180 : « En 1991, enfin, au grand dam des historiens, les 16 millions de dossiers personnels, amassés par les services de renseignements depuis près de trois générations sont détruits, éliminant tout retour possible au passé. […] Tout cela ne va pas sans nouvelles tragédies. Comment prouver, 40 ans plus tard, une appartenance à la résistance que l’on avait tout fait pour oublier ou faire oublier ? On voit de faux résistants reconnus, de vrais héros oubliés. ») 82. Comme le démontrent les travaux de Graham Dawson sur la mémoire de la guerre civile en Irlande du Nord, le manque de reconnaissance des traumatismes des deux bords conduit à une politique de la souffrance (politics of suffering) et à une polarisation de la transmission mémorielle qui entrave toute perspective de réconciliation réelle entre les acteurs. Cf. Graham Dawson, “Trauma, Memory, Politics” in Kim Lacy Rogers, Selma Leydesdorff & Graham Dawson, (eds.), Trauma and Life Stories. International Perspectives, London & New York, Routledge Studies in Memory and Narrative, 1999. 83. Le besoin de réparation est à entendre ici dans le sens éthique du terme et toujours dans la cathartique de la parole libérée. Paul Ricœur estime de son côté que l’amnistie ne se résume pas en une amnésie, mais s’exprime à travers le pardon en tant que reconnaissance préalable de la culpabilité de l’agresseur et travail sur la mémoire collective. Son approche, à notre sens plus subtile, se différencie de la sorte de celle de Summerfield D. in “Raising the dead. War reparation and the politics of memory”, British Medical Journal, où l’auteur évoque les ravages de l’impunité pour les crimes de guerre et le besoin d’une réparation matérielle et / ou morale, pour les victimes, mais minimise la portée thérapeutique de la verbalisation. 84. Cf. Stratis Bournazos, Athina Skoulariki, Leonidas Empeirikos, « Το μακεδονικό από τη Μεταπολίτευση ως την κρίση της δεκαετίας του 90 », Αρχειοτάξιο, 11 juin 2009, Athènes (pp. 144). Sur le refus du retour et de l’accord de la nationalité grecque aux réfugiés politiques slavomacédoniens, voir L. Baltsiotis, « Η ιθαγένεια στον Ψυχρό Πόλεμο », in M. Tsapogas, D. Christopoulos (dir.) Τα δικαιώματα στην Ελλάδα 1953-2003. Από το τέλος του Εμφυλίου στο τέλος της Μεταπολίτευσης, Athènes, 2004, pp. 81-98 ; T. Kostopoulos, « Αφαιρέσεις ιθαγένειας. Η σκοτεινή πλευρά της νεοελληνικής ιστορίας, 1926-2003 », Σύγχρονα θέματα, 3 février 2003, pp. 53-75 ; D. Christopoulos, « Péripéties de la nationalité hellénique », in Anne Sophie Lamblin-Gourdin (dir.) Un droit pour des hommes libres, Études en l’honneur d’Alain Fenet, Amiens, Litec, 2008. Sur les minorités, voir K. Tsitselikis, D. Christopoulos, « Από το πολιτισμικό “μέγα όνειρον του Ελληνισμού” των αρχών του 20ου στην “πολυπολιτισμική πραγματικότητα” των αρχών του 21 ου αιώνα » in D. Christopoulos, Το ανομολόγητο ζήτημα των μειονοτήτων στην ελληνική έννομη τάξη, Athènes, Κριτική, ΚΕΜΟ, 2008, pp. 33-67.

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RÉSUMÉS

Le traitement de la question macédonienne durant la guerre civile grecque interroge la mémoire du conflit entre oubli, déni et instrumentalisation politique. Le Parti communiste grec essaya de concilier la politique nationale avec la géopolitique internationale, en tenant compte des revendications macédoniennes et de la stratégie de Tito. L’engagement des Macédoniens slavophones de Grèce à la résistance communiste et à la guerre civile exprima une lutte identitaire et sociale. La propagande gouvernementale transforma la question macédonienne en « preuve suprême » d’une trahison nationale » des communistes devant « le danger slave » et occulta le collaborationnisme dont les milices nationalistes se rendirent coupables. Malgré la démocratisation du pays et le travail de l’historiographie contemporaine, le traitement actuel de la question dans les discours politiques et journalistiques montre la vivacité du nationalisme d’antan au sein de la société civile.

Treating the Macedonian question during Greek civil war means dealing with the memory of the conflict, somewhere between oblivion, denial and political instrumentation. The Greek Communist Party tried to reconcile national politics with international geopolitics in its consideration of the Macedonian demands and Tito’s strategy. On the other hand the engagement of slavophone Macedonians of Greece, in the communist resistance and the civil war, expressed a social struggle and an identity conflict. The governmental propaganda transformed the Macedonian question into the “ultimate proof” of the communists committing “national ” with regard to the “Slavic danger” and did its best to hide the collaborationism, of which, the nationalist militia was guilty of. Despite the return of Democracy in the country, the way the question is actually being treated in politics and by the media is revelatory of the nationalism reigning in the past and still evident even amidst the civil society of the present age.

INDEX motsclesmk Југославија, Балканот, Грција, Лерин, Македонија, Скопје Mots-clés : Slavomacédoniens, Bataillons de sécurité, parti communiste grec, AFG, SNOF, Armée démocratique, EAM, NOF, Zachariadis Nikos (1903-1973), MAY, NOF, NOMC, Ohrana, SNOF, Terreur Blanche, Tzimas Andréas (1909-1972), VMRO-DPMNE, Metaxás Ioannis (1871-1941) motsclestr Balkanlar, Yunanistan, Makedonya, Yugoslavya, Florina, Varkiza, Üsküb, Yunan İç Savaşı (1946-1949) Thèmes : Histoire Index chronologique : guerre civile grecque (1946-1949) motsclesel Βαλκάνια, Ελλάδα, Μακεδονία, Γιουγκοσλαβία, Φλώρινα, Βάρκιζα, Σκόπια, Ελληνικός εμφύλιος πόλεμος (1946-1949) Keywords : Macedonia, Greek civil war (1946-1949), Slavomacedonian, greek communist party, SNOF, NOF, Zachariadis Nikos (1903-1973), Balkans, Greece, Yugoslavia, Florina, Varkiza, Skopje Index géographique : Macédoine, Balkans, Grèce, Yougoslavie, Varkiza, Skopje, Florina

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La construction sociale de l’altérité en Grèce

Anastassia Tsoukala

1 Dans notre ère post-moderne, marquée de plus en plus par les effets de la mondialisation, la question des identités – à préserver, à redéfinir ou à découvrir – est désormais devenue omniprésente. Comme si l’éclatement de nos points de repère habituels et la démultiplication d’identités qui s’en suivit provoquèrent un double mouvement, d’ouverture et de fermeture à la fois. Comme si l’acceptation de l’existence d’identités multiples, au niveau individuel, mais aussi collectif, n’était concevable que si elle allait de pair avec la redéfinition de ce qui devait, ne pouvait que rester stable, en tant que noyau dur d’une identité réelle ou imaginaire.

2 Dans ces processus de quêtes identitaires, la construction de nouveaux sens passe forcément, entre autres, par des schémas oppositionnels. Ceux-ci sont d’autant plus forts que les formes identitaires de base sont brouillées. Quand on ne peut affirmer avec certitude ce que l'on est, on peut au moins se définir de manière négative, en désignant ce qu’on n’est pas ou, tout au moins, ce qu’on pense ne pas être ou ne pas vouloir devenir. L’Autre devient, alors, partie intégrante de notre quête identitaire et, en temps de crise, sa figure finit toujours par être mise en avant – apparemment comme porteur, voire responsable de bien de maux sociaux au nom desquels il convient de l’exclure et le punir, mais en fait comme élément fédérateur de la communauté, lequel, de par son exclusion ou punition, l’aidera à retrouver sa propre cohésion en redéfinissant ses valeurs afin de rétablir un certain ordre en son sein.

3 Il est de mise de considérer que les processus de construction d’identités collectives, voire nationales, s’alimentent en principe de la stigmatisation des groupes étrangers, qui portent en eux-mêmes les signes de leur extranéité, sous forme d’origine ethnique ou raciale, de pratiques religieuses, ou autres. Il est aussi de mise de considérer que ces stigmatisations sont renforcées si à l’extranéité ethnique ou culturelle s’ajoute la distance sociale créée par d’importants écarts socio-économiques. En d’autres termes, ceux qui se trouvent aux marges de la communauté, sur le plan socio-économique, seront plus facilement visés par des processus de stigmatisation si, en plus, ils cumulent d’autres critères d’extranéité.

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4 Tout en étant plausibles et maintes fois confirmées par des recherches multiples, ces analyses tendent toutefois à occulter le fait que, en réalité, le processus de construction sociale de l’altérité est affranchi de toute considération communautaire au sens strict du terme. Il n’est pas rare qu’une communauté se divise suivant des critères politiques, qui transcendent les clivages socio-économiques, ethniques, raciaux, religieux ou autres. Les persécutions subies par les dissidents des régimes communistes tout au long de la guerre froide ou, de manière symétrique, par les communistes aux États unis à l’époque du maccarthysme en sont la preuve. Il n’est pas rare non plus qu’une communauté se divise en fonction des critères moraux, qui eux aussi transcendent tous les clivages précités. La colère sociale envers les femmes en quête d’émancipation, qui a longtemps marqué nos sociétés occidentales et qui continue à caractériser nombre d’autres sociétés contemporaines, en est la preuve.

5 Or, même s’il est intéressant d’analyser les voies empruntées par une communauté pour stigmatiser des groupes étrangers, l’étude de ce processus ne devient fascinante, dans la mesure où elle révèle la multiplicité de ces facettes, que lorsqu’elle se focalise sur les divisions internes – celles qui, indirectement certes, mettent en lumière les véritables failles, craintes et angoisses d’une communauté. De ce point de vue, l’étude d’un pays comme la Grèce revêt un intérêt particulier, non pas seulement, car c’est l’un des rares pays européens à avoir vécu au cours du XXe siècle une véritable guerre civile, basée sur des critères politiques, mais aussi parce que, de par son histoire agitée, il a dû faire face aux ambiguïtés de sa propre identité nationale lorsqu’il a accueilli, dans les années vingt, près d’un million et demi de réfugiés grecs originaires de l’Asie Mineure.

Une identité en crise

6 Conformément aux processus de construction d’identités nationales observés partout en Europe du XIXm siècle, la création de l’État grec moderne s’est appuyée sur une identité collective mythique, qui s’articulait autour d’une société prétendument homogène sur le plan démographique, d’une population éparpillée en dehors des frontières du pays qu’il convenait d’y intégrer en menant des guerres irrédentistes, et d’une continuité historique ininterrompue depuis l’Antiquité qui, pour rester crédible eu égard aux multiples occupations à travers les siècles, se basait essentiellement sur la langue et accessoirement sur la religion.

7 Or, l’arrivée massive des réfugiés grecs en 1922 a mis en rude épreuve cette identité nationale. De manière paradoxale, ceux qui se trouvaient au cœur d’une longue politique irrédentiste au nom de leur grécité millénaire, ceux qui ont légitimé la conduite d’une guerre de « libération » désastreuse, une fois obligés à quitter la côte de l’Asie Mineure pour s’installer en Grèce se sont vus transformer en menace pour la population sur place. Bien qu’ils aient été chrétiens orthodoxes, le fait qu’ils maîtrisaient mal la langue grecque, voire ils étaient seulement turcophones, rendait leurs origines suspectes. Alors que l’État leur a immédiatement accordé des droits civiques, la majorité de la société leur a réservé un accueil hostile qui les a rapidement marginalisés.

8 Cette hostilité s’exprimait d’abord par des moqueries sur la manière dont les réfugiés prononçaient le grec (« aoutides »), ou par des jeux de mots malsains (« prosfigkakia », comparant les enfants réfugiés à des guêpes). Mais, avant tout, cette hostilité

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s’exprimait par des termes insultants qui niaient la grécité des réfugiés. Ceux-ci étaient, alors, qualifiés de « tourkosporos » (être de semence turque) et « tourkomeritis » (venu de la Turquie).

9 Certes, d’un point de vue sociologique, il convient de voir derrière cette hostilité l’opposition entre une société essentiellement agricole, qui s’est trouvée confrontée d’une part à des concurrents, prioritaires pour l’acquisition des terres agricoles, et, d’autre part, à des représentants d’une classe bourgeoise jusqu’alors inexistante en Grèce qui, se remettant rapidement de leur infortune, prendront les rênes du commerce et de l’émergente activité industrielle du pays. Cette hostilité était aussi une affaire d’opposition de mœurs, entre une société d’accueil conservatrice et traditionnelle et des couches sociales entièrement conformes aux us et coutumes de l’Europe occidentale. Il est révélateur à cet égard que les femmes réfugiées, qui se maquillaient et parlaient librement aux hommes, ont été d’habitude qualifiées de « pastrikia » (propre), terme jusqu’alors réservé aux prostituées, car en plus elles se lavaient tous les jours – pratique jusqu’alors adoptée par les prostituées grecques. Cette hostilité était, enfin, une affaire d’opposition politique entre la société d’accueil, divisée entre les monarchistes et les républicains, et les réfugiés qui, eux, étaient essentiellement républicains.

10 Mais ces facteurs ne suffisent pas, à eux seuls, à expliquer l’hostilité. Non seulement parce que celle-ci perdura jusqu’à la seconde guerre mondiale, mais aussi parce qu’elle a refait surface, abritée derrière les mêmes termes, dans les années cinquante, lorsque la Grèce a accueilli une nouvelle vague de réfugiés ayant dû quitter Istanbul suite aux pogroms de 1955. Les derniers vestiges de celle-ci sont, d’ailleurs, toujours visibles dans les stades de football où les supporters des clubs de football fondés par les réfugiés des années vingt sont invariablement qualifiés de « Turcs » et de « hanoum ». Ces vestiges réapparaissent d’ailleurs lors de différentes luttes de pouvoir entre l’Église grecque et le Patriarcat de Constantinople, l’actuel Patriarche œcuménique Bartholomé étant ainsi régulièrement qualifié de « tourkosporos » par l’extrême droite grecque.

Une identité déchirée

11 C’est cette société en mal d’identité qui, une fois la Seconde Guerre mondiale terminée, se trouvera entraînée dans une guerre fratricide, opposant les conservateurs, fidèles à la monarchie, aux progressistes et communistes. La fin de cette guerre civile, qui s’acheva par la victoire des troupes gouvernementales, laissa derrière une société déchirée par la haine et marquée par l’atrocité du conflit. Elle laissa derrière une économie nationale ruinée qui ne pourra désormais que dépendre du soutien des grandes puissances occidentales. Elle laissa derrière une campagne dévastée par les batailles et désertée à jamais par la population, qui est allée se réfugier aux villes ou y fut déportée par l’armée pour qu’elle ne serve pas d’appui logistique aux partisans. Elle laissa aussi derrière une campagne désertée par tous les partisans–habitants de ces régions, qui ont dû prendre la fuite par peur de représailles, en allant se réfugier, parfois accompagnés de toute leur famille, aux pays limitrophes et plus tard, pour ceux qui formaient les unités de combat, en Union soviétique.

12 Or, tout au long de sa durée et surtout une fois terminée, cette guerre fut niée. La négation portait, d’abord, sur l’identité des combattants, qui étaient immanquablement qualifiés de « communistes ». Le rejet du régime monarchique et la volonté de

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construire une société sur des bases plus équitables, qui motivaient une grande partie des partisans non communistes, ont été ainsi occultés sous l’étiquette du « communisme » qui ne renvoyait qu’à une certaine idéologie désormais menaçante pour les pays occidentaux.

13 En même temps, l’idée même d’un conflit armé est écartée au profit de celle de la criminalité, les actes commis par les partisans étant ainsi dénudés de tout support idéologique et réduits à leur apparence violente et, par conséquent, menaçante pour la société. Le conflit est, alors, qualifié de « guerre menée par des gangs », et les partisans deviennent « katsapliades »’ (voleurs, pilleurs). L’idée du conflit armé est aussi écartée pour dénigrer l’adversaire, qui n’est pas considéré comme suffisamment important et organisé sur le plan militaire pour être érigé au rang d’ennemi militaire – ce qui, par la même occasion, affaiblit l’impact éventuel des actes des partisans auprès de l’opinion.

14 La négation portait aussi sur les objectifs des combattants puisque le conflit est souvent qualifié de « complot », et les combattants de « Eamo-bulgares ». La combinaison de ces termes, qui mélangent les réseaux de résistance communistes, les Bulgares et la notion du complot, ne renvoie qu’à des plans de déstabilisation du pays mis en œuvre par les gouvernements communistes des pays limitrophes en vue d’une division de la Grèce en deux et d’une future annexion des parties septentrionales du pays. Les motifs du conflit se trouvant ainsi déplacés en dehors des frontières, la guerre civile ne pouvait en aucun cas être liée à des contestations du régime venues de l’intérieur même de la société grecque. Dans cette optique, les combattants étaient soit des Grecs manipulés par des puissances étrangères, soit des individus au service des gouvernements étrangers malveillants.

15 La négation portait, enfin, sur les origines des combattants, qui, à l’exception de certains manipulateurs étrangers, ne pouvaient qu’être tous Grecs. Certes, passer ainsi sous silence le fait qu’une partie non négligeable des partisans était d’origine slave laissait inexplicable le fait que, après leur fuite du pays, beaucoup de villages du Nord du pays ont été entièrement désertés. Le paradoxe a été résolu grâce à l’attribution aux seuls communistes grecs d’une intention malveillante, jusqu’alors exclusivement liée à certaines périodes de l’occupation ottomane, qui s’est traduite en des « rafles d’enfants » à des fins d’embrigadement de l’autre côté du rideau de fer.

16 La réduction de la guerre civile à la seule figure du communiste manipulateur– manipulé permettait, certes, d’apporter des réponses réconfortantes à des questions douloureuses tant sur le plan politique que sur le plan social et démographique du pays. Elle était d’autant plus crédible qu’elle était conforme aux grandes lignes directrices du conflit idéologique de la guerre froide. Mais, en même temps, ces constructions idéologiques restaient fragiles, car elles pouvaient être facilement démenties par grand nombre des survivants ou, alors, mises en question par n’importe quel chercheur minimalement objectif qui souhaiterait se pencher sur cette période historique. La préservation de cette image de la menace communiste a, donc, impliqué l’imposition du silence.

17 Silence scientifique, les archives publiques étant longtemps restées inaccessibles aux chercheurs. Silence historique, les manuels scolaires de toute la guerre froide ne s’aventurant guère au-delà de la Première Guerre mondiale, et les librairies ne disposant d’aucune étude sérieuse de la guerre civile. Silence social, les sympathisants de gauche et les communistes étant souvent maltraités et déportés à l’intérieur du pays, et leurs familles vivant sous la peur de la répression jusqu’à la chute de la

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dictature en 1974. Silence inscrit dans l’espace, les régions frontalières où se sont déroulées la plupart des batailles de la guerre civile et où se situaient les villages désertés étant pendant longtemps soumises à un régime d’accès limité, censé protéger la sécurité du pays. Enfin, silence culturel, exprimé à l’intérieur du pays par une censure omniprésente et à l’extérieur des frontières, par un refus catégorique d’autoriser le tournage de films sur la résistance grecque, le récit de laquelle pourrait mettre en péril la construction idéologique en question dans la mesure où, menée essentiellement par des partisans de gauche, celle-ci pourrait laisser entrevoir les véritables divisions de la société grecque.

18 Ce dernier point explique, par ailleurs, pourquoi la résistance grecque reste largement méconnue en Europe occidentale, en dépit de sa grande importance historique. Hollywood n’étant pas passé par là, les représentations de culture populaire ont puisé leur inspiration d’autres sources nationales, réelles ou inventées. Ainsi, l’image du communiste menaçant, seul responsable des atrocités commises pendant la guerre civile, est-elle restée dominante tout au long de la guerre froide. Sa remise en question est, alors, récente et par extension, en voie de construction, elle aussi.

RÉSUMÉS

L'État grec, à ses débuts, s'est appuyé sur une identité collective mythique qui a subi de graves traumatismes et doit aujourd'hui se reconstruire. La création de l’État grec moderne s’est appuyée sur une identité collective mythique, qui s’articulait autour d’une société prétendument homogène sur le plan démographique, d’une population éparpillée en dehors des frontières du pays qu’il convenait d’y intégrer en menant des guerres irrédentistes, et d’une continuité historique ininterrompue depuis l’Antiquité. L’arrivée massive des réfugiés grecs en 1922 a mis en rude épreuve cette identité nationale. Alors que l’État leur a immédiatement accordé des droits civiques, la majorité de la société leur a réservé un accueil hostile qui les a rapidement marginalisés. Un nouveau déchirement suivit, la guerre civile (1949), or, tout au long de sa durée et surtout une fois terminée, cette guerre fut niée, ou réduite à la seule figure du communiste manipulateur–manipulé qui permettait d’apporter des réponses réconfortantes à des questions douloureuses sur le plan politique, social et démographique du pays. Préserver cette image de la menace communiste a, donc, impliqué l’imposition du silence. Sa remise en question, récente, est-elle aussi en voie de construction.

The Modern Greek state was created on the basis of a collective, mythical identity. This identity was predicated upon an allegedly homogeneous population scattered well beyond the borders of the country, with all its irredentist aspirations, and upon an imagined historical continuity that was uninterrupted since Antiquity. The massive arrival of in 1922 put this national identity severely to the test. Whereas the state immediately granted them civil rights, they were not welcomed by most of Greek society, which promptly marginalised them. A new rupture followed in the form of the Civil War (1949). In the course of this conflict, and more especially afterwards, the war was denied, or reduced to the lone figure of the communist—at once manipulator and manipulated—which made it possible to give comforting answers to the

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country's painful political, social and demographic questions. Preserving this image of the communist threat therefore necessitated silence—a silence only recently broken.

INDEX

Index géographique : Grèce motsclesmk Грција motsclestr Yunanistan, Yunan İç Savaşı (1946-1949) motsclesel Ελλάδα, Ελληνικός εμφύλιος πόλεμος (1946-1949) Thèmes : Histoire, Sciences politiques Index chronologique : vingtième siècle, dix-neuvième siècle, guerre civile grecque (1946-1949) Keywords : Modern greek identity, refugees, Greece, Greek civil war (1946-1949), Nation-state Mots-clés : identité grecque, État-nation

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Les femmes et les enfants, prisonniers politiques ou déportés à titre préventif pendant la guerre civile grecque

Christina Alexopoulos

1 Pendant la guerre civile grecque (1946-1949) des milliers de personnes sont emprisonnées, déportées dans des camps de concentration ou exilées dans des îles. À l’intérieur du groupe des prisonniers politiques se trouvent différentes catégories de détenus, formant une population hétéroclite d’hommes et de femmes, persécutés pour leurs idées, leurs origines ou même des liens de parenté avec les communistes. Dans la présente étude, nous nous intéresserons à un groupe sociologique particulier, lui-même assez peu homogène, les femmes et les enfants, prisonniers politiques ou déportés à titre préventif pendant le conflit. Après un bref rappel de la pratique de la déportation dans la guerre civile et une esquisse de typologie de la réclusion, nous nous attacherons à étudier les conditions de détention et les stratégies de survie des femmes, souvent emprisonnées avec leurs enfants, leur statut au sein de la communauté des prisonniers politiques ainsi que le sens de l'engagement politique dans leur système de valeurs.

La pratique de la déportation et de l’emprisonnement dans le contexte politique de la guerre civile grecque.

Rappel historique.

2 Dans le contexte politique de la guerre civile grecque, la déportation et l’emprisonnement servent de moyens pour intimider une population considérée comme susceptible de participer à l’effort de guerre en apportant une aide matérielle ou morale aux combattants communistes. Comme les récents travaux de Polyméris Voglis1 l’ont démontré, l’arbitraire des arrestations, la durée de la détention avant le procès ou à titre préventif, la sévérité des peines prononcées pour des « délits »

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spécialement inventés voire non commis tout comme l’arsenal juridique créé ad hoc2 pour contrer « la menace communiste » participent, au même titre que les exécutions sommaires, la torture et les exactions des groupes paramilitaires d’extrême droite, d’une politique d’exclusion violente de la gauche où le maître mot est la terreur. Coupable de sa participation au projet3 de renouveau de l’EAM pendant la résistance, suspectée d’adhérer aux idées communistes ou ayant juste la mauvaise idée de se trouver au mauvais endroit au mauvais moment, la partie de la population grecque qui pourrait être amenée à collaborer avec l’Armée démocratique doit être intimidée, tout comme les rebelles qui doivent se couper de leur milieu naturel.

3 Cette situation conduit à des déplacements de population depuis les zones rurales vers la périphérie des grandes villes, entraîne la déportation sur des îles d’exil des femmes et des enfants ayant un lien idéologique ou un lien de parenté avec les communistes (eux-mêmes combattants, prisonniers politiques ou rentrés en clandestinité) et impose le départ au bloc de l’Est de milliers d’enfants, nés de parents communistes, qui n’ont guère d’autre alternative que de quitter le pays, pour fuir les représailles des paramilitaires et l’envoi forcé dans des orphelinats et autres camps disciplinaires d’endoctrinement anticommuniste créés par la reine Frédérica.4

4 Sur les lieux d’exil et d’enfermement se retrouve alors une population hétéroclite comportant entre autres des femmes déportées à titre préventif accompagnées d’enfants en bas âge, des combattantes inculpées pour leur participation au conflit, des membres du Parti communiste, des personnes rentrées en clandestinité pour fuir les représailles des paramilitaires, voire grand nombre de femmes âgées, dont les fils ou les filles sont au maquis.

Présentation des principaux camps et prisons

5 Ces femmes se retrouvent dans différents camps de déportations et prisons, après un passage par les locaux de la Sûreté et autres postes de police, où l’usage de la torture est quasi systématique. Nous allons évoquer quatre camps d’enfermement et de déportation relatés dans les récits d’anciens prisonniers politiques, à savoir les camps de Chios, de Trikeri, de Makronissos et de Aï Stratis, ainsi qu’une prison pour femmes située à Athènes, la prison Avéroff, puis nous essaierons d’esquisser une typologie des espaces de réclusion.

6 En mars 1948, 94 femmes et 17 enfants sont déportés à Chios, suivis d’un deuxième groupe de 75 femmes et de 13 enfants, puis d’un troisième groupe de 58 femmes et 3 enfants. Très rapidement, on passe à des envois de 50 à 100 personnes deux fois par semaine. Condamnés officiellement à une simple déportation sans enfermement, ces détenus se voient très rapidement subir une double peine celle de l’enfermement dans des bâtiments surpeuplés et insalubres, puis une nouvelle peine vient s’y rajouter, sous forme de privations : manque de nourriture, d’eau, de soins médicaux, interdiction de correspondance, violences physiques et psychologiques, divisions de femmes en plusieurs groupes de « dangerosité » avec institution d’une « Annexe spéciale », de juillet 1948 en avril 1949.

7 En avril 1949, les détenus du camp de Chios sont transférés au camp de Trikeri, une île non habitée en Thessalie. Dans ce camp se trouvait déjà depuis 1947, le campement d’hommes qui comptait trois mille à quatre mille déportés, transférés en 1949 à Makronissos. Dès 1947, on y pratiquait la déportation à titre préventif des femmes qui

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avaient un lien de parenté avec les communistes et qui se trouvaient dans des zones rurales investies par l’armée gouvernementale. Leur nombre n’était pas stable5, en 1948, il y en avait 500 en février 1949. (Le seul moyen de quitter le camp, était de signer une déclaration de repentir, abjurant sa famille et condamnant comme traîtres les parents communistes). Dans ce camp arrivent donc en 1949, 1 200 détenus du camp de Chios dont 150 enfants et à peu près 200 femmes très âgées et, après l’arrivée des Slavo- macédoniennes et des Épirotes, le nombre de femmes et enfants emprisonnés passe à 3 500 personnes. En septembre 1949, ce nombre, sur place, dépasse les 4 700 personnes. Parmi ces femmes, il y a également des combattantes de l’armée démocratique, qui sont enfermées dans un camp à part. Dans la population déplacée, il y beaucoup de malades, atteintes de tuberculose, de typhus et de malaria et quelques cas de nouveau-nés qui meurent faute de soins.6 Plusieurs se voient obligées de signer la déclaration de repentir dans l’espoir de sauver leurs enfants7, des enfants qui subissent au même titre que les adultes des peines disciplinaires8. En janvier 1950, de nombreuses femmes déportées à titre préventif, finissent par signer la déclaration de repentir. La guerre civile est finie sur le plan militaire depuis le 29 août 1949, les membres de leurs familles, engagés du côté démocratique, sont tués ou faits prisonniers, leurs enfants en bas âge sont à l’abandon quand ils ne sont pas avec elles dans le camp.

8 Pour celles qui refusent de signer, le transfert à Makronissos en janvier 1950 est vécu dans une grande appréhension, la réputation de ce camp de rééducation et d’expérimentation de nouvelles tortures n’est plus à faire, les prisonnières savent pertinemment en quittant Trikeri, ce qui les attend là-bas. Arrivées à Makronissos, et après confrontation avec des « repentis », qui leur racontent les supplices qu’ils ont subis avant de signer la déclaration de repentir, les femmes doivent se séparer de leurs enfants. De nouvelles tortures visant à leur extorquer la déclaration ont lieu pendant plusieurs jours, en fin de compte plus de la moitié de ces femmes refuse de signer et est renvoyée en août 1950 à Trikeri, d’où ces femmes ne partiront qu’en 1953 pour le camp de Aï Stratis.

9 Après ce descriptif des camps, une référence rapide aux prisons et orphelinats s’impose. Dans les prisons de femmes tout comme dans les prisons d’hommes, les conditions de détention sont très difficiles, la surpopulation carcérale, l’absence d’hygiène, le manque de nourriture, le sadisme de certains gardiens et la confrontation avec des expériences extrêmes, comme les exécutions ou la torture, rendent le quotidien des détenus difficile à supporter. Il existe néanmoins une certaine disparité dans les conditions de détention en ville et en campagne. Les prisons en zone rurale sont davantage exposées à la Terreur Blanche et autres actes de barbarie perpétrés par les groupes paramilitaires d’extrême droite. Partout, les conditions sont très difficiles pour les enfants, qui n’existent pas pour l’administration carcérale, et n’ont donc pas droit à des rations alimentaires.

10 Prenons l’exemple de la prison pour femmes Avéroff. L’arrivée à la prison est un soulagement pour les femmes, spécialement celles qui ont des enfants, les conditions de détention y sont nettement meilleures que celles des commissariats, locaux de sûreté et autres espaces réservés aux interrogatoires, même si le manque d’hygiène, d’eau potable et de nourriture, mêlé à la promiscuité rendent leur quotidien très difficile. Les mères, qui sont toujours aidées par des camarades, gardent avec elles leurs enfants jusqu’à ce qu’ils atteignent l’âge de deux ans, puis les enfants doivent quitter la prison, dans le meilleur des cas pour être pris en charge par de la famille ou des voisins dans le

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pire des cas pour être placés en institution. À partir du printemps 1948, 14 000 enfants sont placés en institution, tandis qu’à peu près 25 000 traversent la frontière dans le nord du pays et sont placés dans des Démocraties populaires.9

11 En 1949, la prison de femmes Avéroff compte dix fois plus de prisonnières qu’elle ne peut en accueillir10, la majorité des femmes ont entre 20 et 40 ans, la plus jeune a 12 ans, la plus âgée 80. Dans la période 1945-1950, 106 mères et 119 enfants vivotent dans cette prison, l’espace imparti à une mère et ses deux enfants ne pouvant excéder les deux mètres carrés.11 En août 1950, la direction de la prison ordonne le départ des enfants, âgés de plus de deux ans (93 enfants), afin de punir les femmes de leur mouvement de protestation contre l’exécution de prisonniers politiques. 37 enfants aboutissent dans la villa Katsigéra à Kefalari, une propriété confisquée par les autorités et transformée en orphelinat, où les enfants manquent de tout (literie, vêtements, meubles, etc.). Puis au printemps 1952, tous les enfants sont transférés au village/ sanatorium de Kalamaki où les conditions sont un peu meilleures. De manière générale, ces orphelinats observent une discipline militaire, pratiquent largement les châtiments corporels et isolent les enfants de leur entourage familial (communication quasi inexistante.) Leur mode de fonctionnement n’est pas éloigné de celui des institutions pénitentiaires et l’embrigadement idéologique continue à jouer un rôle très important ; il s’agit toujours de rééduquer ces « enfants de traîtres ». En prison et en camp avec leurs mères, ou seuls en orphelinat, les enfants doivent toujours gérer des situations de précarité et d’incertitude constantes, et sont utilisés par les pouvoirs publics comme un moyen de pression supplémentaire pour l’obtention de la déclaration de repentir.

12 Les enfants partis à l’Est, globalement mieux reçus par les gouvernements en place (parfois même chouchoutés par le régime et assimilés à des pupilles de la nation) ont globalement connu un sort plus heureux12.

Une typologie des espaces de réclusion chez les femmes prisonnières politiques ou déportées à titre préventif.

13 Si nous essayons d’esquisser une typologie de la réclusion des femmes, prisonnières politiques ou déportées à titre préventif en Grèce, en suivant en cela les travaux de P. Panayotopoulos, nous pourrons aboutir à l’élaboration de deux classifications. Une première classification selon le caractère plus ou moins ouvert ou fermé de l’espace de déportation, ce qui influe sur les possibilités d’autogestion que les détenus peuvent avoir, et une seconde en fonction de l’intensité de l’expérience traumatisante (sévices corporels, isolements, pratiques dégradantes, assassinats).

14 Dans des cas d’expérience extrême en lieu de réclusion fermée, comme dans le camp de Makronissos, ou comme dans les locaux de la sûreté où l’on pratique systématiquement la torture, les conditions de détention ne permettent pas aux prisonniers d’élaborer un mode d’organisation communautaire aussi étendu que celui qui est de vigueur dans des expériences moins extrêmes ou en réclusion ouverte. Dans les locaux de la sûreté, chacun est confronté à ses propres limites face à la douleur, on entend les cris de ceux qui se font torturer, mais on n’y peut rien. En prison, on est soutenu par la communauté et les témoignages nous parlent de ce bonheur de se sentir à nouveau « appartenir à l’humanité ».13

15 Pour apporter un bémol à cette première classification, réclusion ouverte versus réclusion fermée/expérience forte versus expérience extrême, il faudrait insister sur la

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fluctuation fréquente entre les différentes formes de réclusion dans un laps de temps assez limité en fonction des conditions politiques extérieures ; d’où le besoin de se représenter le monde de la prison non pas de manière statique ou immuable, mais comme un régime dépendant des réalités extérieures et tributaire de l’évolution de la situation internationale et des objectifs du pouvoir en place.

16 Sur un axe historique, on peut affirmer que l’évolution est manifeste tant au niveau des pratiques coercitives qu’au niveau du but politique recherché. Avant la dictature de Métaxas de 1925 à 1936, la réclusion des communistes est de type ouvert, le gouvernement cherchant avant tout à construire l’image d’un ennemi de la société, à exclure du corps social par la pratique de la déportation. Le but recherché est aussi d’assimiler les communistes à des détenus de droit commun, ce dont ils se défendent en essayant de s’en démarquer. Pendant la dictature de Métaxas, l’image « d’ennemis de l’ordre social » commence à être bien implantée, le régime pratique la réclusion fermée et applique des mesures coercitives qui font des conditions de détention une expérience traumatique forte (Akronauplie) ou extrême (Corfou). La période de la guerre civile est dominée par la réclusion fermée généralisée, les communistes ne sont plus présentés comme des délinquants, mais comme des traîtres à la Nation. Les femmes communistes sont aussi considérées comme ennemies de la Nation, mais cette formulation étant trop sobre, on préfère les traiter de « putes bulgares », ce qui est autrement plus imagé. Entre 1955 et 1967, années de libéralisation progressive du régime anticommuniste, les réclusions ouvertes, moins onéreuses pour l’État grec, prennent à nouveau le dessus, enfin, pendant la dictature des colonels, la dichotomie entre camps d’exil (réclusion ouverte) et prisons (réclusion fermée) regagne en actualité.

17 Après cette tentative d’analyse typologique du système de réclusion dans ses différentes structures et périodes historiques, il serait intéressant de voir comment les femmes déportées ou emprisonnées organisent leur vie en prison et se défendent de la stigmatisation dont elles font l’objet, l’enjeu de l’image de soi étant primordial tant pour leur survie psychologique que pour leur lutte politique.

Les stratégies de survie

18 Nous allons présenter les stratégies de survie des prisonnières politiques, leurs pratiques de la résistance, mais aussi la mise en place d’une infrastructure parallèle, celle du bureau du parti qui dédouble l’appareil carcéral.

Existe-t-il des pratiques de résistance intracarcérale spécifiques aux femmes ?

19 À la différence des hommes pour qui l’image du combattant vertueux, tout dévoué à sa cause, semble incompatible avec l’autodérision ou l’humour, les femmes ont recours à la parodie, la mise en scène d’un quotidien pesant, et l'introduction décisive de certaines pratiques corporelles subjectivantes.

20 Comme l’explique si bien Panayotopoulos14, « il s'agit avant tout de rire, de faire de l'humour,15 de créer les conditions d'une "évasion", d'introduire la distraction, dans toutes ses significations. Comportements que les hommes communistes cherchent

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généralement à limiter. Humour qui se conjugue avec une théâtralisation du discours et une mimétisation autosarcastique des actes de la vie quotidienne.16 Le théâtre, sous toutes ses formes,17 est à notre avis le support de ces méthodes de résistance singulières.18 Les jeux de mots sont un autre exercice de résistance récurrent en tant que figure d'humour emblématique de la déconstruction du discours et de la négation des rôles socialement assignés par le langage.19 L'ensemble de ces pratiques n'élargit pas seulement l'espace subjectif des recluses par son caractère solidaire et humanisant, il contribue à resocialiser cette population mise en marge des réseaux sociaux ordinaires. Nous pouvons citer l'exemple impressionnant de l'installation d'un salon de coiffure sur l'île de Youra, confectionné et organisé par les recluses elles-mêmes, afin de pouvoir s'embellir et se "remonter le moral"20. L'absence d'objets de désir, que nous pourrions assimiler à l'absence d'hommes pourrait donner à cette entreprise un caractère ridicule ; à notre avis c'est justement cette absence qui lui rend un intérêt particulier, puisque l'embellissement devient un besoin en soi, un signe de l’autopoïèse subjective des recluses. […] Il ne faudrait pas pour autant, s'enchanter à l'idée d'avoir enfin trouvé une pratique alternative à ces pratiques unifiant la résistance dans un discours idéologique, celui du parti. La coupure que nous constatons s'inscrit dans l'absence de la "dimension politique pleine" accordée aux femmes. Nous soutenons par là que la facilité avec laquelle les femmes organisent leur vie sur des bases différentes à celle des hommes provient en grande partie de leur assignation à un régime politique inférieur. […] Si les femmes arrivent à dépasser les tabous en vigueur dans les schèmes de la morale combattante, si elles arrivent à "faire du cinéma", c'est bien qu'il y a une ouverture à cet "impudique libérateur" et pourtant, significatif du manque de poids des femmes21 dans la balance du stigmate social. Les hommes n'entrent jamais dans une logique d'autodérision de peur d'altérer l'image du héros intègre, sérieux et décidé à accomplir son devoir, de peur d'altérer la pureté de sa représentation masculine combattante.

21 Si nous nous plaçons, maintenant, d'un point de vue permettant d'examiner la question sous l'angle des pratiques discursives moralisantes instituées par le discours dominant dans le parti, nous voyons que les sujets à moraliser, à dresser pour parler en termes foucaldiens, sont une fois de plus les sujets masculins. Les femmes arrivent à développer des pratiques subjectivantes, en raison de la liberté, que leur position inférieure dans les grilles de la hiérarchie combattante du parti leur permet d'entretenir. Le parti s'applique à éduquer, à moraliser une catégorie d'élus : les acteurs politiques, les hommes. »

Les équipes de survie.

22 Les prisonniers politiques, et cela n’est pas spécifique aux femmes, tentent de s’organiser en équipes de survie pour mieux faire face à l’oppression carcérale. Cela leur donne la possibilité non seulement de mieux résister à la pression gouvernementale, mais aussi de transformer la prison en un espace privilégié de réalisation de leur rêve sociétal. Il est d’ailleurs révélateur que dans cette organisation d’inspiration communiste du quotidien, se retrouvent trait pour trait les aspects fondamentaux de la théorie et de la pratique communiste : il y a partage obligatoire et… surveillance généralisée.

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23 Au départ, les équipes de survie sont constituées sur un mode pratique, on forme un groupe de femmes avec celles qui reçoivent des visites et donc des denrées alimentaires et celles qui, pour des raisons d’éloignement géographique, ne peuvent pas en avoir, l’objectif étant que tout le monde mange à sa faim. L’entraide est de règle, des cours d’alphabétisation ou d’enseignement général sont proposés, en fonction des compétences de ceux qui donnent et de ceux qui reçoivent les leçons. Le tout est chapeauté par un noyau dirigeant, qui est censé protéger l’unité du groupe de tout danger extérieur ou intérieur (risques d’entrisme, de déstructuration, d’infiltration et de dislocation22) et aider chacun des prisonniers à mieux résister23, l’idée sous-jacente étant que l'on résiste mieux en groupe dirigé qu’individuellement. Concrètement, cette structure vient dédoubler l’appareil carcéral, imposer des sanctions aux membres dissidents ou indisciplinés (allant jusqu’à l’exclusion de l’aile des prisonniers politiques ou l’isolement24) et classer des prisonniers politiques entièrement dévoués à leur cause à des catégories de fiabilité (il y en 5).

24 Les communistes grecs dans leur rapport à la discipline (superposition de deux règlements très stricts celui de la prison et celui du parti) dans le choix de leurs moyens de résistance (grève de la faim jusqu’à ce que mort s’ensuive, mais interdiction de l’évasion ou de la mutinerie), dans l’image qu’ils souhaitent donner d’eux-mêmes (morale ascétique, détachement du monde, absence d’affect ou de besoin charnel25 et sens du sacrifice26) sont pris dans la logique de leurs adversaires. Nous entendons par là qu’ils sont incapables de s’extraire du discours dominant et qu’à force de vouloir montrer leur non dangerosité sociale, et d’essayer de se constituer en exemple à imiter, en avant-garde de la révolution et de l’homme nouveau, pour la société grecque et son extension kantienne en société universelle, ils se conforment aux valeurs traditionalistes de leurs opposants (famille, travail et patrie). Autrement dit, il y a une surenchère dans l’expression du sentiment patriotique, ou de l’attachement à la famille qui n’est pas faite pour œuvrer dans le sens d’une plus grande liberté individuelle.

25 Le besoin de démarcation des détenus de droit commun conduit à la diabolisation de ces derniers, perçus comme du lumpenprolétariat (selon la formulation léniniste) et pour les femmes s’accompagne d’un besoin d’affirmation de leur « respectabilité sociale. » La sexualité en tant qu’expression privilégiée de la subjectivité individuelle est censurée, la question du désir est éludée, la femme communiste doit se distinguer par sa « moralité. » Il s’agit de reconquérir l’honneur bafoué dans une incessante quête de légitimation, au détriment d’une pratique plus radicale de la résistance intra- carcérale. Au détriment aussi, de la reconnaissance de cette souffrance des corps et des âmes qu’impose l’idéal du communiste modèle, comme tout autre idéal d’ailleurs. La grève de la faim, qui unifie le sujet et l’objet de la violence dans le corps du reclus, et l’injonction de préférer la mort sous la torture à la déclaration de repentir, sont deux exemples probants de l’infléchissement de la valeur « vie humaine » vers la projection imaginaire d’une conduite idéalisée. Le corps des détenus, et cela est particulièrement vrai pendant la torture et les viols collectifs, devient le vecteur de la résistance collective à l’injonction de trahir. Tout se passe comme si la victime de la violence se détachait de sa corporéité, comme si finalement elle ne lui appartenait plus.

26 La collectivité devient la matrice d’une subjectivité non individualisée, d’une souffrance qui ne peut s’exprimer qu’à travers une mémoire fusionnelle où le « je » n’existe qu’à travers le « nous ». La concordance des premiers récits testimoniaux, où le lecteur a l’impression de relire toujours la même histoire, est là pour nous dire que finalement

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pour ces femmes, la notion de subjectivité se place au-delà de la perception individuelle, dans une vision transcendante de l’engagement politique.

Le sens de l’engagement politique

27 Pour comprendre l’abnégation de ces femmes et leur capacité à résister, il est important d’interroger le sens que prend l’engagement politique pour elles, ce qui est loin de se résumer à leur perception de la chose publique. Quel est le parcours de ces femmes ? Comment perçoivent-elles leur engagement ? Quelle est leur place dans la mémoire de la guerre civile et dans l’écriture testimoniale ?

28 Parmi elles, on compte aussi bien des membres de l’organisation de résistance EAM ou même du PC, des femmes conscientes donc de leurs choix idéologiques que des personnes soupçonnées (pour des raisons familiales ou personnelles) de sympathie à l’égard des communistes. Ce qui est intéressant, c’est la diversité sociologique des personnes déportées ou emprisonnées. Il s’agit de femmes de tout âge et milieu social, venant aussi bien des zones rurales que des centres urbains, et qui, pour ainsi dire, n’ont en commun que leur adhésion à une idéologie ou des valeurs jugées subversives. Cette diversité sociologique, mise en avant dans les récits testimoniaux, est moins présentée comme une explication de certaines difficultés « du vivre ensemble » dans le quotidien et plus comme une illustration, du caractère massif de la persécution de la gauche, et par là même, de l’adhésion tout aussi massive que l’EAM avait su susciter.

29 L’habitus de l’EAM pour reprendre l’analyse bourdieusienne de Riki Van Boeschoten, a eu une portée fédératrice transcendante à l’égard des différences d’âge, de milieu social ou de provenance régionale et dans ce sens, il a permis d’incarner un projet de société et un mouvement de changement novateurs qualifiés par les auteurs de gauche de « παλλαϊκά » (qui embrasseraient toute la population.) Il a aussi permis pour la première fois aux femmes grecques, notamment en milieu rural, de prendre conscience de leurs droits et d’en obtenir du moins en principe une première reconnaissance. Leur lutte sociale s’est ainsi doublée d’une lutte identitaire, d’un combat pour la libération de la femme et ce serait peut-être là un élément d’explication supplémentaire de cet engagement quasi total, que le seul sens de l’honneur, si important soit-il dans la société rurale de la Grèce des années 40, ne suffirait pas à expliquer. L’expérience de la résistance a concrètement changé leur quotidien, elles ont été investies d’une mission sociale, elles ont eu accès à la chose publique, elles se sont enfin senties autorisées à prendre la parole et à agir. Tout comme les minorités réprimées du Nord de la Grèce, les femmes de la résistance ont expérimenté une nouvelle forme de liberté. Une première explication de leur adhésion idéologique est donc à chercher du côté de l’expérience novatrice et libératrice de la résistance.

30 Pour expliquer les différentes composantes de l’engagement des femmes, il faudra également évoquer une série de valeurs, centrales dans leur système éthique, telles que la loyauté, la persévérance et la dignité. Face à l’épreuve de la torture, ce qui permet à ces femmes de tenir, ce n’est ni leur force physique, ni la connaissance théorique de la doctrine marxiste, c’est avant tout le sentiment de ne pas avoir le droit de faire autrement ; de devoir conserver sa dignité et sa liberté de penser quel qu’en soit le coût. Les exemples des détenus non communistes qui refusent par sentiment de dignité de signer la déclaration d’abjuration montrent qu’au-delà de l’adhésion idéologique, l’enjeu premier, c’est bien celui du refus de la compromission. On s’attendrait à des

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arguments idéologiques, or même une grande intellectuelle comme Rosa Imvrioti déjà très âgée au moment où elle se fait torturer et qui craint de ne pas tenir, n’évoque pas d’arguments intellectuels pour expliquer son refus de céder ; ce qui lui importe, c’est de ne pas « trahir » les siens, de ne pas manquer à son « devoir ». Tout effort de se préserver semble secondaire, la seule alternative plausible face à une vie de honte et de trahison est la mort sous la torture.

31 Nous sommes ici en présence d’une intériorisation de la perception héroïque du combattant, « l’homme ou la femme d’acier » qui se font détruire par la violence sans jamais tomber dans la déchéance explicite qu’elle entraîne. Il s’agit d’un déni ou d’un oubli de la réalité du corps martyrisé au nom d’un idéal héroïque et d’une métaphysique de la souffrance. Une perception magnifiée du combattant qui contraste avec la réalité imposée par les tortionnaires. Comme le dit si bien l’un d’eux, « si vous tous, vous aviez le droit de mourir, vous pourriez espérer devenir des héros, notre but est de vous transformer en vers de terre. »27

32 Cet oubli de soi est manifeste dans l’expression testimoniale. Il s’accompagne même parfois du déni de toute une série d’images de soi qui ne seraient pas en conformité avec le modèle du discours du parti. Il s’agit chaque fois de promouvoir l’image d’un groupe de prisonnières « idéales ». Nous avons vu que les déportées à titre préventif constituaient une grande partie des prisonnières tout comme les combattantes de l’armée démocratique. Or, ces deux catégories ont pendant très longtemps fait l’objet d’une autocensure dans l’écriture testimoniale ; les récits des femmes dont nous disposons sont plutôt condescendants à l’égard des déportées dites préventives, originaires des zones rurales et moins instruites que l’élite communiste urbaine. Et jusqu’aux années 90, les témoignages publiés passent sous silence l’engagement militaire des combattantes. L’image féminine de la mère « injustement persécutée » doit prévaloir, l’opinion publique même de gauche a pendant longtemps du mal à accepter la présence des femmes de l’Armée démocratique, leur engagement est perçu comme une transgression de leur rôle social traditionnel.

33 Nous constatons alors que la mémoire testimoniale évolue beaucoup, et passe de l’évocation de l’exil et de l’expérience de la résistance dans les premiers textes des années 70, à l’évocation de la prison dans les années 80 pour oser enfin parler de la guerre civile et des femmes qui ont combattu dans l’Armée démocratique à partir des années 90. Cette expression mémorielle en trois temps, perceptible dans un moindre degré dans les témoignages des hommes, continue à laisser de côté la périphérie. Pour les prisons mixtes de province, nous connaissons très peu de choses, même si elles ont fonctionné jusqu’en 1952 et ont connu plus d’exécutions que les prisons d’Athènes. Finalement, la mémoire dominante a été celle d’une élite communiste, constituée des cadres du parti. La mémoire des signataires de déclarations de repentir est encore autocensurée, même si les signataires ne sont plus unanimement condamnés et que l’on commence à se les représenter en êtres humains qui ont dû négocier leur survie physique en sacrifiant un peu de leur idéal moral.

Conclusion

34 Au moment de conclure, il nous semble intéressant de dégager certains aspects spécifiques à la réclusion des femmes. Habituées à endurer en silence, plus disciplinées, mais moins formées sur le plan politique, les femmes signent moins la déclaration de

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repentir que les hommes. Pourtant, elles sont plus vulnérables, et doivent endurer des sévices sexuels et du chantage relatif à la garde de leurs enfants. Pour expliquer leur sens de l’engagement, nous avons essayé de montrer à la fois leur adhésion au projet sociétal de l’EAM, leur quête de reconnaissance sociale, mais aussi leur constance et loyauté idéologiques. Pour leurs enfants, l’expérience de la prison reste un moment traumatique ; des travaux récents montrent bien l’incidence de la réclusion dans leur vie d’adulte, tandis que les récits des prisonniers politiques nous décrivent avec force détails des situations cornéliennes où les mères doivent choisir entre l’amour de leurs enfants et la loyauté à leur parti. Enfin, et c’est peut-être là un des intérêts majeurs de ces récits, il existe une réelle évolution dans l’expression de la subjectivité, une réhabilitation du ressenti individuel face à l’expérience collective. Une distanciation de la transmission mémorielle fusionnelle, qui marque aussi l’avènement d’une nouvelle échelle de valeurs. La vision monolithique du Parti est supplantée par une approche critique, qui laisse plus de place au sujet ; des témoignages où l’on s’interroge davantage sur ses propres choix, ses erreurs du passé, son sens de l’engagement.

35 La « culture de la terreur » 28, longtemps déterminante dans la formation de la métamémoire29 de la guerre civile semble ainsi prête à céder le pas à une meilleure gestion de ses propres blessures et en même temps à une reconnaissance de la souffrance30 de l’Autre. Même si les communautés de mémoire (moins quand elles ont un ancrage empirique, une expérience propre du passé, et davantage quand elles sont fantasmatiques, sans vécu commun) ont toujours tendance à construire une version « officielle » du passé historique, l’expression testimoniale semble de plus en plus capable de se démarquer du discours dominant en son sein. Elle nous invite alors à réfléchir sur l’interaction entre transmission mémorielle des acteurs et influences métamémorielles du contexte interprétatif (discours historiques ou ethnologiques, enjeux idéologiques, actualité journalistique).

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NOTES

1. Cf. Polyméris Voglis, L’expérience de la prison et de la déportation, les prisonniers politiques dans la guerre civile grecque, Η εμπειρία της φυλακής και της εξορίας, οι πολιτικοί κρατούμενοι στον εμφύλιο πόλεμο, Éditions Αλεξάνδρεια, Athènes, 2004, p.87 : « Η φυλάκιση ήταν περισσότερο μία μέθοδος τρομοκράτησης παρά τιμωρία για κάποιο αδίκημα » (La détention correspondait davantage à une méthode d’intimidation qu’à une sanction d’un quelconque délit) et pp. 81-105. 2. Cf. Nikos Alivizatos, Les institutions politiques de la Grèce à travers les crises, 1922-1974, LGDJ, Paris, 1970 et également G. Kaminis, La transition constitutionnelle en Grèce et en Espagne, coll. « Bibliothèque constitutionnelle et science politique », t 16, Paris, LGDJ, 1993. Dans cet ouvrage, l’auteur traite des « séquelles de la guerre civile » qui se sont traduites en Grèce et en Espagne par l’exclusion des communistes et des républicains respectivement. 3. Riki Van Boeschoten parle d’habitus de l’EAM dans le sens que Bourdieu lui accorde en tant que structure structurante. Le nouvel habitus de l’EAM, première expression d’esprit civique en Grèce moderne, vient en quelque sorte supplanter les anciens habitus de la tradition des Klephtes et du monde rural, tout en intégrant certains éléments de ces structures. L’habitus de l’EAM correspond à des valeurs et des comportements qui sont aux antipodes de l’habitus épique de la tradition klephte et qui rompent avec l’archaïsme social de l’habitus rural : l’EAM met en avant des valeurs collectives au détriment de l’idéal héroïque individualiste, réfute l’usage de la violence, prône les pratiques de réconciliation et d’entraide, institue la démocratie directe, fait de l’accès à l’éducation et de la gratuité des soins une priorité immédiate, applique l’égalité des sexes, propose de nouveaux rôles aux femmes et aux jeunes, en deux mots, il œuvre pour une démocratisation de la société grecque. Auprès des masses populaires, notamment en zone rurale, son action est généralement considérée comme une alternative politique d’autant plus plausible que la réalité immédiate des pratiques inaugurées, discrédite, encore plus, un pouvoir central, perçu comme collaborationniste ou absent. Pour l’anthropologue néerlandaise, l’habitus des klephtes, armatoles et autres groupes armés entretenant des rapports ambivalents avec le pouvoir central tantôt au service de ce dernier et tantôt en révolte contre lui, est porteur d’un premier ensemble de valeurs compatibles avec le mode de vie traditionnel des communautés transhumantes, où un code d’honneur archaïque fondé sur l’héroïsme individuel, la parole donnée et la légitimation de la violence et de la méfiance vis-à-vis de l’autorité étatique, régit tous les rapports sociaux. L’habitus rural déterminé par des règles de vie en communauté solidaire est porteur quant à lui des valeurs de réciprocité, d’entraide et de tolérance qui s’opposent à l’agressivité du modèle du Klephte. Pour une étude détaillée de ces quatre habitus, Cf. la contribution de Riki Van Boeschoten « Γεωπολιτική της ελληνικής αντίστασης: η περίπτωση της Βόρειας Πίνδου » in Το Εμφύλιο δράμα, Athènes, 1997 et « La Résistance et les Européens du Sud », Actes du colloque d'Aix-en-Provence, 20-22 mars 1997, Paris, L'Harmattan, 1999. Pour le modèle rural français, « La France rurale et la Résistance », in Sarah Fishman, Laura Lee Downs, Ioannis Sinanoglou, Leonard V. Smith et Robert Zaretsky (sous la direction de) et « Le monde rural face au maquis », in François Marcot (sous la direction de), La Résistance et les Français. Lutte armée et maquis, actes du colloque de Besançon, 15-17 juin 1995, Besançon, Annales littéraires de l'Université de Franche-Comté, 1996. Sur le code d’honneur de la société grecque Cf. Riki Van Boeschoten, From armatolik to the people’s rule. Investigation into the collective memory of rural Greece. 1750-1949, Hakkert, Amsterdam, 1991. 4. Sur les « orphelinats de la reine », le traumatisme de la séparation et les manques affectifs de ces enfants placés en institution et dressés contre leurs parents, jugés « traîtres », il existe quelques travaux de référence menés par Riki Van Boeschoten. Voir, la contribution de Riki Van Boeschoten (en grec) « Mémoires, traumatismes et métamémoire : la “levée” d’enfants et l’élaboration du passé » (Μνήμες, τραύματα και μεταμνήμη : το « παιδομάζωμα» και η επεξεργασία του παρελθόντος) dans le recueil Μνήμες και λήθη του ελληνικού εμφυλίου πολέμου, (Mémoires et oubli

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de la guerre civile grecque) sous la direction de Riki Van Boeschoten, Tasoula Vervenioti, Eutychia Voutyra, Vassilis Dalkavoukis et Konstantina Bada, Επίκεντρο, Salonique, 2008, pp.131-147. Sur les conditions de détention des enfants en prison et l’impact psychologique de cette expérience, voir les travaux de Mando Dalianis-Karambatzakis, Children Turmoil during the greek civil war 1946-1949: Today’s Adults. A longitudinal study on children confined with their mothers in prison, Karolinska Institutet, Stocholm, 1994. 5. Pour T. Vervenioti la catégorie des personnes exilées à titre préventif, comportait essentiellement des femmes qui avaient eu un engagement réel lors du conflit et n’impliquait pas toutes les femmes d’une famille suspectée. (p. 90) « Δεν συλλαμβάνονταν όλες οι γυναίκες που οι άντρες της οικογένειας τους είχαν εμπλακεί στο αντάρτικο, αλλά όσες είχαν δραστηριοποιηθεί στη στήριξή του. » Le parallélisme avec l’expérience de l’occupation est saisissant. «Αποστομωτική υπήρξε η απάντηση μιας γυναίκας που είπε ότι όπως στην κατοχή δεν καίγονταν όλα τα σπίτια στα «ανταρτοχώρια», αλλά όσα υποδείκνυαν οι Έλληνες συνεργάτες των κατακτητών που γνώριζαν πρόσωπα και πράγματα στο χωριό, το ίδιο γινόταν και στον εμφύλιο με τις προληπτικές συλλήψεις. » Les chiffres avancés dans les témoignages sont partiellement contestés par Tasoula Vervenioti, dans sa contribution « Mémoires et oublis des archives et des témoignages pour la guerre civile grecque. Athènes et la province, la direction et les membres » (pp.81-147- en grec) in Van Boeschoten Riki, Vervenioti Tasoula, Voutyra Eutychia, Dalkavoukis Vassilis et Bada Konstantina, (sous la direction de) Mnimes kai lithi tou ellinikou emfyliou polemou Salonique, Epikentro, 2008. L’historienne grecque compare les chiffres qui ressortent de son travail sur les témoignages à ceux des Archives de la Croix rouge Internationale et montre une double tendance dans la mémoire testimoniale « officielle » : l’oubli quasi-systématique des femmes d’origine rurale, peu instruites ou mal positionnées dans la hiérarchie du parti et la condescendance à l’égard des signataires des déclarations de repentir et les personnes exilées à titre préventif. 6. Citons à titre d’exemple, le cas de deux nouveaux-nés, dont la mère est Macédonienne, déportée à titre préventif. Cf. Μαριγούλα Μαστρολεων-Ζερβα: « Εξόριστες: Χίος - Τρίκερι – Μακρονήσι », (Marigoula Mastroléon – Zerva, « Exoristes » (exilées). Éditions Synchroni Epohi, Athènes, 1986. 7. À signaler également le cas de Marika épouse de Bartziotas qui refuse de signer sous la torture et finit par céder quand on la menace de lui prendre son enfant âgé de 18 mois, in Μέχρι την απόδραση, Καραγιώργη Μαρία, Éditions Φυτράκης, Athènes, 1989, pp 161-162. Le cas d’enfants d’abord envoyés dans des camps de concentration ou des prisons avec leurs mères, pour en être séparés quelque temps après est magistralement traité dans le livre de Mando Dalianis- Karambatzakis, Children in Turmoil during the Greek Civil War 1946-49: Today’s Adults, Karolinska Institutet, Stockholm, 1994. Et également Μαριγούλα Μαστρολεων-Ζερβα: « Εξόριστες: Χίος - Τρίκερι – Μακρονήσι », Éditions Σύγχρονη Εποχή, Athènes, 1986, p. 13 : « Μια μέρα, το πρώτο δεκαήμερο του Ιούνη (σ.σ. 1948) ξυπνήσαμε το πρωί και είδαμε μια αλλιώτικη συμπεριφορά. Σε λίγο μπαίνει μέσα στο κτίριο ο διοικητής με τον Μπατζάρα και λέει: “Ολες οι μωρομάνες στο χολ, με τα παιδιά τους”. Μαζεύτηκαν κι άρχισε να τους λέει: “Η μητέρα Ελλάδα αισθάνεται υποχρέωση απέναντι στα Ελληνόπουλα που κινδυνεύουν δίπλα στις μάνες Βουλγάρες που τα δηλητηριάζουν με τον κομμουνισμό, γι' αυτό θα τα πάρουμε να τα περισώσουμε”. Μόλις ακούστηκε αυτό, άρχισαν και τα πρώτα κλάματα των μεγάλων παιδιών που κατάλαβαν. Άρχισε η δραματική στιγμή. Παίρναν τα παιδιά από την αγκαλιά της μητέρας και τα φόρτωναν στα καμιόνια. Μπορείτε να φανταστείτε τη σκηνή αυτή; Από μέσα φώναζαν οι μάνες και από έξω φώναζαν και έκλαιγαν τα παιδιά. Όσο ήμαστε εξορία, ποτέ δεν έμαθαν οι μανάδες πού τα είχαν τα παιδιά τους. Τα είχαν πάει στα αναμορφωτήρια της Φρειδερίκης. Όταν βγήκαν οι μάνες, παιδεύτηκαν δύο και τρία χρόνια για να μπορέσουν να τα πάρουν». Toujours sur la violence dont les mères et leurs enfants sont victimes, Cf. le témoignage d’Ourania Staveri « Ξετυλίχτηκαν τέτοιες σκηνές φρίκης, που καμία, όση δύναμη κι αν έχει, δεν

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μπορεί να περιγράψει τις σκηνές αλλοφροσύνης. Οι αλφαμίτες κραδαίνοντας τα ρόπαλα πάνω απ' τα κεφάλια μας, με ουρλιαχτά πεινασμένων λύκων που πέφτουν σε κοπάδι, έπεσαν επάνω μας και τραβούσαν τα παιδιά χτυπώντας όπου έβρισκαν. Εντρομα τα μικρά άρχισαν να βγάζουν σπαραχτικές φωνές που ξέσκιζαν και την πιο βάρβαρη καρδιά. Οι μάνες έσφιγγαν στην αγκαλιά τους τα μικρά που σπαρτάραγαν και τα ματάκια τους γεμάτα τρόμο απαθανάτιζαν αυτή τη φρίκη που θα τη σέρνουν σε όλη τους τη ζωή. Εμείς κρατούσαμε τις μάνες κι είχαμε γίνει ένα κουβάρι ανακατεμένα γυναικεία σώματα » in Ουρανία Σtaβερη: Το μαρτυρικό τρίγωνο των εξορίστων γυναικών - Χίος, Τρίκερι, Μακρονήσι, Éditions Παρασκήνιο, Athènes, 2006, pp. 100-101. 8. Des enfants qui meurent des maladies déjà citées ou qui subissent des peines d’emprisonnement en cellule d’isolement. Voir le cas, de Roula, âgée de neuf ans. Son histoire est citée dans Victoria Théodorou (sous la direction de) Stratopeda gunaikon, ennea thammena tetradia me afigiseis kratoumenon gunaikon sta stratopeda Hiou, Trikeri, Makronissou, sta hronia tou emfyliou polemou, 1947-1951, Athènes, 1976, réédité par l’Association des Femmes Déportées et Prisonnières Politiques en 2002 aux Éditions Alfeios. 9. Cf. La contribution de Riki Van Boeschoten (en grec) « Mémoires, traumatismes et métamémoire : la “levée” d’enfants et l’élaboration du passé » (Μνήμες, τραύματα και μεταμνήμη : το « παιδομάζωμα» και η επεξεργασία του παρελθόντος ») dans le recueil Μνήμες και λήθη του ελληνικού εμφυλίου πολέμου, (Mémoires et oubli de la guerre civile grecque) sous la direction de Riki Van Boeschoten, Tasoula Vervenioti, Eutychia Voutyra, Vassilis Dalkavoukis et Konstantina Bada, Επίκεντρο, Salonique, 2008, pp. 131-147. 10. Cf. Mando Dalianis-Karambatzakis, ibidem, p. 18. 11. Cf. Ibid, p. 19. 12. Cf. G. Gagoulias, La « levée » d’enfants dans les temps orageux de la guerre civile grecque, Το « παιδομάζωμα » τα παιδιά στη θύελλα του Εμφυλίου Πολέμου και μετά, Ιωλκός, Athènes, 2004. L’auteur y présente les conditions d’accueil, les difficultés que les enfants et les enseignants ont dû affronter et le rôle de l’EVOP (Comité d’aide à l’enfant) dans l’intégration et l’instruction de ces enfants. 13. L’accueil en prison suit un rituel, où ceux qui arrivent sont pris en charge par les anciens ; on leur propose un verre d’eau, un fruit (s’il y en a), une place où dormir ; c’est un processus de réaffirmation de la subjectivité dans le cadre d’une collectivité rassurante et solidaire. 14. P. Panayotopoulos ibidem p. 112-114. 15. Natalia Apostolopoulou, Coup de poing dans la pénombre, Synchroni Epochi, Athènes, 1984, (en grec), passim. Voir aussi l'ouvrage collectif sous la direction de Victoria Théodorou, Camps de femmes, Athènes, 1976 (en grec). 16. Marigoula Mastroleon-Zerva, Détenues à Youra, 1967, Kapopoulos, (en grec), pp. 43-45. 17. Olympia V. Papadouka, Prison de femmes Avéroff, Athènes, 1987, (en grec) pp. 23-35, ainsi que Marigoula Mastroleon-Zerva, Exilées- Chios, Trikeri, Makronissos, op.cit. pp. 87, 99. 18. On rencontre de temps en temps bien sûr des pratiques analogues dans des camps pour hommes, mais leur rareté ainsi que la difficulté que les auteurs des témoignages ont pour les conter est significative de leur caractère marginal. 19. M. Mastroléon-Zerva, Exilées..., op.cit. pp. 9-11. 20. M. Mastroléon-Zerva, Détenues à Youra, op.cit. pp. 31-32. 21. Les thèses du PCG sur la question des femmes, sa guerre ouverte avec le mouvement féministe alternatif ainsi que l'appauvrissement de la problématique de la domination structurelle des femmes par les hommes au profit du réductionnisme économique le plus vulgaire sont des constantes dans son discours que l'on retrouve encore aujourd'hui. Voir à ce sujet, Aléca Papariga, Pour la libération de la femme, Synchroni Epochi, 1986, (en grec), pp. 35, 36, 40-48, 54, 57, 64-70, 78-83, 88, 91, 94-97, 103-109, 121-125.

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22. Cf. Chronis Missios, « Vas-y, souris, On te demande pas grand-chose. » (en grec) « Χαμογέλα, ρε... Τι σου ζητάνε; » Éditions grammata, Athènes, 1988 et du même auteur Toi au moins, tu es mort avant, La Tour d’Aignes, 1991. 23. Myron Achéimastos , L’idéologie communiste comme facteur de résistance dans l’île d’exil Makronissos pendant la période juillet 1948–mai 1950, DEA de sociologie générale, Paris VII, non daté, pp. 3 et 10. 24. Le cas d’Eleni Skarpeti, détaillé dans l’ouvrage de Olumpia Papadouka, Prisons de femmes Avéroff, (en grec), Diogenis, Athènes, 2006 et cité dans le journal du 12/10/2008, est révélateur de la discrimination qui frappait les signataires, les dissidents et tous ceux qui se retrouvaient soupçonnés de trahison. « Στις γυναικείες φυλακές Αβέρωφ, όταν η Ελένη Σκαρπέτη γύρισε από το εκτελεστικό απόσπασμα με ακαμψία από το σοκ που είχε υποστεί, η Ηρώ Χατζή, στέλεχος του ΚΚΕ, στην προτροπή της διευθύντριας να της κάνουν μια ένεση απάντησε: “Αφήστε! Δεν πειράζει! Τέτοια ζωή δεν της χρειάζεται!”. Η Ελένη Σκαρπέτη θεωρεί ότι η γιατρός πολιτική κρατούμενη φέρθηκε έτσι απάνθρωπα, γιατί η εντολή “Μη μιλάτε στις δηλωσίες” ήταν πιο ισχυρή από το ανθρωπιστικό καθήκον ενός γιατρού. Η συμπεριφορά της “Ομάδας” αποτέλεσε γι’ αυτήν μια καταδίκη σε “ηθικό θάνατο”, που δεν στηριζόταν και στην πραγματικότητα, αφού δεν είχε υπογράψει δήλωση ». 25. « Il faut penser à sa femme comme à une compagne de lutte ». L’article dix du code de conduite en exil, élaboré par le PCG impose l’abstention sexuelle dans les îles où des femmes et des hommes étaient déportés et vivaient en mixité, pour éviter de choquer la population locale. Il faut dire que la propagande gouvernementale s’était beaucoup amusée à dénoncer le « libertinage » supposé des organisations de jeunesse ou du maquis. 26. Panayotopoulos, ibidem. p. 108. 27. Cf. Victoria Théodorou, Ibidem. 28. Michael Taussig, “Culture of Terror, Space of Death”, in Joan Vincent (éd.) The anthropology of Politics, A Reader in Ethnography, Theory and Critique, Oxford, Blackwell, 2002, p. 173. 29. Terme employé par Marianne Hirsch pour parler de la mémoire des enfants qui ont survécu à l’Holocauste. Cf. Marianne Hirsch, Family Frames:Photography,Narrative and Postmemory, Harvard University Press, 1997. 30. La « levée » d’enfants jouerait dans ce sens le rôle d’un « traumatisme choisi », « chosen trauma ». Cf. Vamik Volkan & Norman Itzkowitz, “Modern Greek and Turkish Identities and the Psychodynamics of Greek-Turkish Relations” in Antonius ROBBEN & Marcelo SUAREZ-OROZCO, (pp. 131-154), Cultures under Siege. Collective Violence and Trauma, Cambridge, Cambridge University Press, 2000.

RÉSUMÉS

Les conditions et stratégies de survie des milliers de femmes condamnées ou déportées de la guerre civile grecque permettent d'établir une typologie. Pendant la guerre civile grecque (1946-1949) des milliers de personnes sont emprisonnées, déportées dans des camps de concentration ou exilées dans des îles, une population hétéroclite d’hommes et de femmes, persécutés pour leurs idées, leurs origines ou même des liens de parenté avec les communistes. Dans la présente étude, nous nous intéresserons à un groupe lui-même peu homogène, les femmes et les enfants, prisonniers politiques ou déportés à titre préventif

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pendant le conflit. Après un bref rappel de la pratique de la déportation et une esquisse de typologie de la réclusion, nous étudierons les conditions de détention et les stratégies de survie des femmes, souvent emprisonnées avec leurs enfants, leur statut au sein des prisonniers politiques ainsi que le sens de l'engagement politique dans leur système de valeurs.

During the Greek Civil War (1946-1949) thousands of persons were imprisoned, deported to concentration camps or exiled on the islands, a heteroclite population of men and women, persecuted for their ideas, their origins or even their association with the Communists. In the present study, we are interested in a not particularly homogeneous group of women and children, political prisoners or deportees who had been detained for preventive reasons during the conflict. Following a brief summary of the practice of deportation and a typological sketch of the imprisonment, we shall study the detention conditions and the survival strategies of the women, often imprisoned with their children, their status vis-à-vis the political prisoners as well as the meaning of political commitment in their value system.

INDEX motsclestr Yunanistan, Makronisos, Trikeri, Sakız, Yunan İç Savaşı (1946-1949) motsclesmk Грција, Хиос Thèmes : Histoire Index chronologique : guerre civile grecque (1946-1949) motsclesel Ελλάδα, Μακρόνησος, Τρίκερι, Χίος, Ελληνικός εμφύλιος πόλεμος (1946-1949) Mots-clés : Acronauplie, anticommunisme, femmes dans la guerre, Chios, EAM, prisonniers politiques, Makronissos, réclusion politique, Trikéri Index géographique : Grèce, Makronissos, Trikéri, Chios Keywords : anticommunism, women in war, political prisoners, Greece, Makronissos, Trikeri, Chios, History

AUTEUR

CHRISTINA ALEXOPOULOS CC INALCO, Doctorante CREE-CEB EA 4513

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Le droit d’initiative du sultan et les lois de Fâtih (Mehmed II)

Halil Inalcık Traduction : Faruk Bilici, Alexandra Koç et Pablo Moreno González

1 Vers la fin du IXe siècle, les grands oulémas musulmans décrétèrent la fin de la libre interprétation (ictihâd) des écritures1. L’islam ne reconnaissait qu’une seule et unique loi : la charî'a2, qui dorénavant régissait la vie publique au même titre que les relations entre les individus, et ceci, en se basant sur des préceptes religieux. Un souverain musulman, qu’il soit calife ou sultan, ne pouvait agir en qualité de législateur. Celui-ci n’était que le garant et le dépositaire de la loi islamique, à savoir, la charî'a. S’il ne maîtrisait pas les sciences religieuses au point de faire autorité en la matière, il ne lui était pas permis de pratiquer une interprétation personnelle de la charî'a. Ces principes avaient pris place au sein de la jurisprudence islamique de sorte qu’ils devinrent irréfutables3. Par conséquent, l’Empire ottoman, en tant qu’État islamique, n’aurait dû avoir d’autre loi que la charî'a.

2 En réalité, l’État ottoman, ayant évolué dans des conditions tout à fait particulières, développa un ordre juridique qui s’étendait au-delà de la charî'a. Le principe qui le permettait était l’« örf », (ou coutume) qui, si on en donne une définition stricte, signifie l’autorité de légiférer dans les cadres en dehors de la charî'a en s’appuyant sur la seule volonté du souverain4. Cela put être obtenu moyennant l’acquisition par le souverain d’une assise absolue et centrale au sein de l’appareil étatique et par la prise en considération croissante de la primauté des intérêts de l’État sur toute autre question. Cette étape avait précisément été franchie par des États musulmans, notamment par des États turco-islamiques fondés à l’époque pré-ottomane. Le principe suivant lequel un système juridique distinct émanant de la seule volonté des souverains — à savoir, la loi et la coutume — coexiste avec la charî'a, était déjà amplement répandu chez ces États turco-islamiques lors de la période précédant l’arrivée des Ottomans. À présent, nous nous efforcerons d’expliquer de façon détaillée ce en quoi consiste l’örf, puis nous examinerons par la suite dans quelle mesure celui-ci est-il lié aux traditions de l’État turc.

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Dimension de l’örf dans la jurisprudence islamique

3 Il faut avant tout remarquer que l’örf dans le sens actuel d’us et coutumes employé en turc moderne, a été plus souvent désigné chez les Ottomans par l’expression örf-i ma’ruf (la coutume connue) ou tout simplement par le mot âdet (usage)5. L’expression örf, que l’on rencontre parfois sous la forme d’ örf-i sultânî (coutume sultanienne), désigne les lois établies par les souverains pour le bien de la communauté, relevant de ses seules prérogatives et donc, excluant la charî'a (lex principis)6. D’après Tursun Beğ, historien et administrateur de la Sublime Porte sous le règne de Fatih (Mehmed II), pour préserver l’ordre universel (nizâm-ı âlem) et s’appuyant sur la raison, « la politique du Sultan et la Loi impériale sont définies par le terme d’örf selon nos savants7. » Les Ottomans réunissaient sous le même terme de ehl‑i örf les personnes représentant de façon directe le pouvoir exécutif et l’autorité étatique. Seuls les ehl-i örf (forces de l’ordre), étaient habilitées à mettre en application les décisions du Cadı (juge). Ici l’expression « örf » comporte clairement les concepts d’autorité politique et de pouvoir exécutif.

4 Par ailleurs, les auteurs musulmans sont nombreux à avoir employé le terme örf dans le sens de âdet. Il existe néanmoins une relation étroite entre l’örf-i sultânî (loi sultanienne) et les örf-ü âdat (us et coutumes) : ainsi, le sultan s’étant octroyé le pouvoir d’établir des lois örfî (coutumières) en se basant directement sur son autorité, a pu, suivant le même mode, élever les örf-ü âdat à la catégorie de loi, par sa seule volonté. Autrement dit, la plupart des lois örfî étaient originellement des us et coutumes. En examinant attentivement ce dernier point on s’aperçoit que la volonté indépendante du sultan pour établir des lois constitue un élément essentiel de la production législative.

5 Une partie des oulémas, y compris Ibn Khaldûn, considérait illégitime l’existence d’un droit coutumier autre que la charî'a. Ils affirmaient que les quatre écoles juridiques ont donné à la loi islamique sa forme définitive8 et donc toute question touchant au droit est supposée être résolue. En revanche, pour d’autres, le principe de la coutume pouvait être appliqué aux questions étrangères à la charî'a ainsi qu’à certains cas reconnus par celle-ci comme étant situés à un niveau licite le permettant. Plusieurs d’entre eux allaient jusqu’à affirmer que la coutume représentait la cinquième source de la charî'a (sources de la jurisprudence islamique), après le Coran, la Tradition (la Sounna), le Consensus (l’idjma) et l’Analogie (la kıyâs)9. De même que certains fâkih, ou docteurs en jurisprudence, avaient déclaré préférer l’éventualité de privilégier l’örf par rapport aux règles obtenues par le procédé analogique10. Une décision relative à l’örf pouvait donc supplanter une autre décision résultant de l’Analogie. Cela dit, l’örf ne pouvait en aucun cas transgresser le Nâss (les textes fondamentaux : le Coran, le Hadith et le Consensus) ni le contredire. Ceux qui allaient encore plus loin englobaient l’örf dans le domaine du Consensus. Toutefois, on assimilait la coutume au Consensus dès lors qu’il s’agissait d’une règle qui était manifestement observée par l’ensemble de la communauté musulmane et approuvée par les oulémas, tant qu’elle n’entrait pas en contradiction avec le Coran et la Tradition. Certains d’entre eux avaient d’ailleurs tendance à légitimer toute tradition (ou usage) qui n’était pas contraire à la charî'a, tandis que d’autres considéraient qu’il fallait s’en tenir aux seuls cas de nécessité absolue11.

6 De manière générale, deux principes rendent la coutume licite selon les fâkih : la sauvegarde du bien et du « salut » de la communauté musulmane et le principe de justice12. Ainsi, pour que la loi mongole puisse s’appliquer légalement aux peuples

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musulmans, le principe de justice a été invoqué, à savoir, le principe de protection des plus faibles par le pouvoir13.

7 En ce sens, il est du plus grand intérêt de s’attarder sur la fatwa (décret islamique) décrétée par Pir Mehmed14. Concernant la question de savoir si le raiyyet15 peut être rapatrié aux terres abandonnées par son père, celui-ci répond : « en réalité, cette question ne relève pas de la charî'a ; cependant, il est communément admis que quiconque possède le mouton possède l’agneau. Or dans ce domaine il convient d’en référer aux ulü-l emr (le souverain), ou aux nombreux fonctionnaires mandatés par celles-ci, et dans tout les cas, de se plier à la volonté du souverain afin de préserver l’ordre public ». On voit bien que les éléments de l’örf sont ici définis de manière on ne peut plus explicite : • une situation non prévue par la charî'a • l’existence d’une coutume répandue allant en ce sens ou tout simplement une considération d’ordre général qui servira de base à l’Analogie, • la volonté du souverain (emr-i âlî, [l’ordre suprême]), • la nécessité de recourir à l’örf pour des raisons d’ordre public.

Les Turcs et le droit coutumier

8 L’inauguration d’une ère nouvelle dans l’Histoire du droit musulman, marquée par l’importance croissante dont faisait l’objet la coutume, coïncida précisément avec la fondation des États turco-islamiques. Des savants comme Barthold, Becker, Gibb et Köprülü s’accordent à reconnaître qu’avec la fondation de ces États turco-islamiques, un changement essentiel se produisit tant au niveau de la perception de l’État islamique que dans le domaine du droit public. L’État acquit dès lors un caractère de suprématie absolue en tant qu’entité politique et exécutive au sein des organisations étatiques turco-islamiques — puis par la suite, mongoles —, par opposition à la conception traditionnelle de l’État islamique en tant que communauté politico-religieuse (umma). Le Droit coutumier finit par l’emporter en raison du fait que lui seul prenait en compte la primauté des intérêts et des besoins de l’État au-dessus de toute autre chose. Cette évolution donna une nouvelle dimension à la notion classique de califat. Le célèbre fragment16 de Râhat’us-Sudûr (1203)17 illustrait d’ailleurs la nouvelle situation de manière pour le moins éloquente : « La mission de l’imam est de s’occuper du sermon et de la prière… quant à l’exercice du pouvoir, il doit le remettre aux souverains et se résigner à lui confier la régence du profane18.

9 H.A.R. Gibb tente d’expliquer ce phénomène19 principalement par le renouveau de la tradition étatique de l’Iran ancien à l’époque de la domination turque. Nous pensons que le concept d’État turc y fut pour beaucoup. Or les Turcs qui pénétrèrent dans le monde musulman pour s’y établir en maîtres, venaient d’Asie centrale avec une vision ancienne et pérenne de l’État, ainsi qu’avec des traditions administratives préétablies. Cette conception du pouvoir se caractérisait par des usages et des croyances profondément enracinées, auxquelles la classe dirigeante, les bey et les groupes turcomans-oghouzes, restait attachée de façon obstinée20.

10 Ceci permet sans doute d’expliquer pourquoi, de nombreux États turcs, fondés de façon discontinue et éparse au fil des siècles — d’une part au Nord de la Chine, et d’autre part dans les régions du Nord de la mer Noire, et au Proche-Orient —, avaient malgré tout appliqué de manière constante, un certain nombre de principes organisationnels

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communs, et partagé les mêmes conceptions du pouvoir ainsi que les usages qui en découlaient, sans pour cela avoir été en contact les uns avec les autres21.

11 La nature des relations entre les sultans seldjoukides et le califat abbasside illustre parfaitement la place du souverain turco-musulman par rapport au concept de califat islamique. Lorsque Tuğrul Bey, le sultan seldjoukide, pénétra à Bagdad en 1055, ce dernier se vit confier l’autorité suprême de manière tout à fait officielle par le califat. Ses successeurs montrèrent ostensiblement qu’ils n’avaient pas l’intention de partager cette souveraineté avec qui que ce soit.

12 Le sultanat turc défendit sous couvert d’identité islamique le caractère absolutiste de son pouvoir en ne reconnaissant aucune autre autorité qui pût lui être égale ou supérieure. « Même les souverains turcs les plus soumis à l’Islam considéraient l’autorité de l’État comme supérieure à toute chose22 ».

13 Concernant la perception des États turcs primitifs, les inscriptions d’Orkhon représentent sans conteste une des sources les plus importantes dont nous disposons. Il transparaît à travers ces inscriptions que le khan, qui tire sa légitimité de Tanrı (Dieu), semble interpréter les idées de souveraineté et d’indépendance qui y sont évoquées dans le sens de pouvoir d’instaurer les lois : « Mes aïeux Bumin Hakan et Istemi Hakan furent intronisés pour régner sur les hommes, ce qui leur permit d’imposer et de régir la Loi en pays turc, tout en y habitant (Türk budunun ilin törüsin tuta birmiş, iti birmiş)23 ». La tangibilité de l’État n’est rendue possible que par l’existence d’un khan législateur. Une fois que Temüdjin, ayant fondé un Empire à l’échelle mondiale — tout comme l’ont fait Mete ou Bümin Kagan — en s’appuyant sur les tribus turques et mongoles d’Asie centrale fut nommé Gengis Khan, c’est-à-dire, Empereur du monde, il promulgua instantanément la Yasa (La loi principale) (1206). Au moment de sa mort, celui-ci recommanda à ses descendants de ne s’écarter de la Yasa sous aucun prétexte, s’ils voulaient continuer à régner sur ce vaste Empire. Les dispositions de la Yasa ont cependant été complétées par de nouvelles lois (bilig) adoptées par les khans, toujours selon ce principe de légitimation par la seule volonté du souverain. Bien que cette loi puise certainement ses origines dans les usages et les principes étatiques des peuplades turco-mongoles des steppes d’Asie centrale (d’après la théorie de Barthold, Vladimirtsov et Z.V. Togan), Gengis Khan imposa la Yasa dans l’idée d’instituer à terme un nouvel ordre juridique des khans qui prévaudrait sur l’ancien, théorie soutenue avec pugnacité par Vernadski. D’après Z. V. Togan, depuis Mete jusqu’à Tamerlan, une loi traditionnelle perdura parmi les tribus turco-mongoles d’Asie centrale, dont les traits essentiels sont restés inchangés pendant des millénaires. Cette loi traditionnelle (Türe) ou loi principale (Yasa) structurait les bases de la souveraineté et de l’organisation étatique des khans, tout en permettant la coexistence de réglementations locales (mahalli kânunlar) régissant les interactions sociales des tribus subordonnées, à condition qu’elles ne contredisent pas le droit des khans. Toutefois, cette hypothèse semble refléter une bonne part de vérité. Même les descendants musulmans de Gengiz Khan continuèrent à observer scrupuleusement les principes fondamentaux de la Yasa surtout en matière de gestion étatique. Un exemplaire de la loi était religieusement conservé dans un coffret particulier par les descendants de Gengiz Khan qui régnaient en Iran24. Al-Maqrizi25 exprima sa conviction que Baraka, khan musulman de la Horde d’Or, assura la primauté de la Yasa dans les domaines relatifs à la souveraineté étatique grâce à l’influence significative qu’il exerçait sur l’Égypte et la Syrie. La concurrence entre la Yasa et la charî'a au Proche-Orient s’est à l’époque traduite par une

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concurrence accrue entre beys et oulémas. On a d’ailleurs soupçonné les oulémas fondamentalistes26 d’avoir joué un rôle dans l’assassinat d’Ulugh Beg, le petit-fils de Tamerlan, qui était très attaché à la loi27. Malgré la vive résurgence de la charî'a qui se généralisa pendant les XIVe et XV e siècles (il convient de se remémorer à ce titre l’exemple du Kadı Burhaneddin28), le modèle de l’État ilkhanide exerça en Anatolie une influence significative et constante en matière juridique et administrative, en particulier sur les principautés turcomanes des marches frontalières des débuts de l’Empire Mongol (y compris ottoman), qui demeuraient profondément attachées à leurs traditions centre asiatiques. Le poète Ahmedî, né vers la fin du XIVe siècle dans la région de Germiyan, située aux confins de l’Empire, louait par ses célèbres vers panégyriques l’administration mongole et la Yasa29. Il convient d’ailleurs de souligner que le principe de justice y est évoqué — comme on pouvait l’observer dans les poèmes d’Al Maqrizi — en tant qu’élément de légitimation de la primauté de la Yasa

14 Les lois que les souverains promulguèrent par leur seule initiative furent rassemblées sous le nom de Yasa ou Yasaknâme (Code juridique) après le règne des Ilkhanides, aussi bien dans l’Empire ottoman, que dans les États turcomans qui se formaient en Asie centrale et en Iran (tels que les Ak koyunlu ou les Moutons noirs par exemple). De même que dans le Tüzüukât-i Temur (Code juridique de Tamerlan) l’esprit de la Yasa y est omniprésent. Dans tous ces États, l’existence de deux institutions distinctes illustre de la façon la plus évidente la stricte séparation entre le droit coutumier (örfî) et la charî'a : le kadıaskerlik ( kedıleşkerlik), tribunaux chargés de statuer sur des affaires concernant les domaines administratifs et militaires et le yargucilik, [ou tribunaux civils], chargés de statuer sur les questions liées au domaine civil, tout en limitant les prérogatives de la charî'a. Dans la région du Khwarezm, en Iran et en Irak, des tribunaux de juges coutumiers se juxtaposèrent aux tribunaux de juges religieux. Les kadıaskerlık (tribunaux militaires) existaient déjà en Anatolie seldjoukide. On sait désormais grâce à des inscriptions retrouvées dans une mosquée de Bagdad, que l’autorité juridique avait été séparée de la juridiction religieuse en 135730.

15 Sous les Ottomans, le kadiaskerlik désignait la fonction des membres de l’État. Les infractions commises par les militaires, le partage des successions, etc., n’étaient pas jugées par les tribunaux de la charî'a, mais par les kadiasker. La séparation entre le Droit public et la charî'a était manifestement respectée par l’État ottoman — et parfois même dans ses détails les plus subtils —, dans le prolongement de la tradition que nous avons tenté d’expliquer ci-dessus. Nous allons ci-après essayer de le démontrer, puis nous passerons en revue l’évolution du droit ottoman jusqu’à l’époque de Mehmed II.

Le Droit coutumier jusqu’à l’époque de Mehmed II

16 Même si on rapporte31 qu’à l’époque d’Osman Gazi certaines lois relatives au système des finances publiques et du timar (fermage) avaient été rédigées, il n’est pas nécessaire de dire que cette affirmation n’a aucune valeur. Il y a cependant un point que nous pouvons affirmer avec certitude : Osman se trouvait, à partir de 1310, à la tête d’un organe politique structuré, le beylik32. Une autre nouveauté, qu’il convient d’attribuer à l’époque d’Osman Gazi, concernant l’incompatibilité notoire de la charî'a et de la coutume. À la suite d’un fait relatif à la levée d’un impôt sur les transactions commerciales, Osman Gazi formula la question suivante : « ‘Est-ce un ordre de Dieu ou bien est-ce une initiative des beys ?’ Une personne répliqua alors : ‘ C’est la tradition,

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Excellence, elle l’est depuis des temps immémoriaux.’ Là-dessus Osman Gazi le réprimanda. ‘Mais le commerce est une habitude propre aux beys !’, protestèrent certains. C’est alors que le souverain acquiesça et ordonna la mise en place de cet impôt, puisqu’il s’agissait d’une coutume33. »

17 À l’époque d’Orhan Bey34, l’Anatolie centrale se trouvait toujours sous le joug Ilkhanide, et le pays dont était issu Orhan comptait parmi les vilayet (provinces) des marches frontalières de l’Empire (Ucât) soumis au paiement de taxes alimentant la trésorerie des administrateurs35. Selon Z. V. Togan, « Le seul ordre étatique et juridique que reconnaît Orhan Bey est celui qui est incarné en l’espèce par la Loi traditionnelle (Türe) et la Loi principale (Yasa). La quintessence de l’État ne réside non pas dans la charî'a, mais dans la Yasa36 ». Au vu des registres37 des fondations impériales (vakıf) datant du XVIe siècle du sandjak de Hüdâvendigâr (Bursa et sa région) dans lesquels figurent les différents actes de cession et de mainmorte consignés à l’époque d’Orhan, il est évident que Z. V. Togan parvient à des affirmations péremptoires à ce sujet. Il existait des individus chargés de gérer le dispositif administratif centralisé qu’a développé de manière significative Orkhan Bey, assorti de documents conformes aux préceptes de la charî'a. Les premiers vizirs étaient issus de la classe des oulémas. D’après le contenu des actes de cession et de mainmorte relatifs à cette période, il en ressort que les bases fiscales existaient déjà à cette époque.

18 En 1366, Murad Bey38 accorda le privilège39 de la charge d’une fondation pieuse à Ahi Musa, à qui il garantit « [la totale exemption] du paiement des taxes correspondantes : avâriz-i dîvanî[ye] (contributions exceptionnelles levées notamment en temps de guerre) tekâlif-i örfî (taxes décrétées par le souverain ou impôts arbitraires), salgun40 (tribut annuel imposé à une communauté), tout en étant exempté des charges suivantes : messager, segban (dresseur des chiens de chasse du sultan) cerahor41 (ouvrier dans les garnisons), et nâib (substitut du cadi)42 ». Les types de fonctions et d’impôts énumérés ci-contre, relèvent complètement de l’örf, c’est-à-dire qu’ils reposent sur des règles coutumières. Il convient également de signaler que ce document et autres titres de propriétés dans lesquels sont énumérées ces exemptions, montrent tant par leur forme que par leur contenu, que ces pratiques sont liées aux anciennes institutions turco-mongoles Tarhanides43.

19 À l’époque de Beyazîd Ier (1389-1402) fut fondée la première administration ottomane centralisée, s’étendant du Taurus au Danube. Même si à cette période, le sultan ottoman apparaît dans les sources arabes sous la qualification de « Sâhibu’l-Ucât » (Maître des marches frontalières de l’Empire), c’est en tant que maître d’un grand Empire musulman qu’il incarne une nouvelle étape en terme de production juridique et d’organisation des lois. Un vieux récit ottoman44 relatant la période de Beyazîd, la décrit comme étant une période caractérisée par l’introduction d’un certain nombre de nouveautés telles que la consolidation d’un Trésor étatique désormais centralisé, la mise en place de nouveaux impôts, l’introduction du système de registres et de consignation d’archives, la réforme des fonctions de cadi, etc. De cette façon, les prétentions de la charî'a mises à mal, celle-ci représentera un soutien à toutes sortes de mécontentement vis-à-vis du souverain. En revanche, le célèbre âlim (savant) ottoman Mehmed Fenârî, dont les oulémas d’Égypte mentionnaient le nom avec grande déférence, exerçait à l’époque, en qualité de représentant de la charî'a, une grande influence dans les affaires de l’État. En outre, c’était un contemporain du célèbre âlim en Jurisprudence islamique, réfractaire à l’örf, Şeyh Bedreddin Mahmud — dont l’œuvre Câmi’ul Fusûleyn a été une référence durant des siècles. Le récit qui témoigne de l’opposition de Mehmed

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Fenârî à l’encontre de la tentative de Beyazid « La foudre », de prendre une décision de manière unilatérale concernant une question juridique, se doit d’être nuancé45. Par ailleurs, nous sommes en mesure d’attester avec certitude des activités de Bâyezid concernant l’adoption de règlements et l’introduction de nouvelles normes juridiques grâce à des documents officiels émis jusqu’à cette époque. À titre d’exemple, les archives les plus anciennes consignées grâce au système des registres basé sur l’Administration centrale ottomane, le droit fiscal sultanien et le droit foncier datent de la régence de Bâyezid. La profonde réforme de l’administration chargée de la levée des esclaves, instituée par des règlements coutumiers, est également attribuée à cette période46. Dans l’optique de fonder son système d’administration militaire, Bâyezid, comme le fera Mehmed II par la suite, n’a pas hésité à adopter à maintes reprises des mesures affectant les oulémas, en s’emparant au nom de l’État d’un certain nombre de vakfs dont bénéficiaient les représentants de la charî'a pour les mettre à la disposition de la classe militaire. Les hauts intérêts de l’État de même que les nécessités d’ordre militaire ont toujours été le souci premier des souverains.

20 Lors de l’interrègne (à partir de 1402), le morcellement de l’Empire ottoman de même que les conflits internes qui l’affectaient ont naturellement entravé les améliorations initiées à la période précédente. L’interrègne ne prend pas vraiment fin en 1413, mais s’étend plutôt jusqu’en 1422, date à laquelle Düzme Mustafa47 tomba en disgrâce. En un sens, le mouvement mené par Şeyh Bedreddin Mahmud48 en 1416, est le signe manifeste d’un mécontentement ressenti dans les provinces militaires des marches frontalières et parmi les nomades Turkmènes, face à un pouvoir central dont le caractère orthodoxe et « étatiste » tend à se renforcer toujours plus49. La répression étatique face à ce soulèvement, a permis aux représentants de la charî'a de gagner en influence au sein de l’administration, voire, est une conséquence directe de la levée d’une partie des mesures prises à leur encontre sous Bâyezid Ier. Les prérogatives de l’État ont dû, d’une manière ou d’une autre, s’affaiblir. Ceci se devine aisément au vu des concessions faites aux familles des Beys locaux, et par la politique sommes toutes désinvolte de l’État en matière d’administration des terres et des vakfs.

21 L’abondance de documents relatifs au règne de Murad II (1421-1451), atteste que le droit coutumier s’est alors solidement intégré au sein de l’organisation étatique selon des modalités classiques. Parmi ces documents, se trouve le registre des timar50 de la province d’Albanie51 daté de 1431 — sans doute le plus riche en détail —, qui révèle que le système des timar, les taxes imposées par le souverain ottoman, le statut des civils et de la classe militaire, ont perduré dans leur globalité tout comme dans leurs moindres détails, jusqu’au XVIe siècle, comme on l’a vu, en évoquant brièvement les coutumes ainsi que les bases de l’organisation étatique relatives à cette période52. En fait, le Kanûnnâme (règlement organique) de Mehmed II allait véritablement prendre corps une fois qu’il y aurait adjoint les règlements antérieurs à 1451

La place de Mehmed II dans l’évolution du droit

22 Le fait que le règne de Mehmed II marque un tournant dans l’évolution du droit ottoman a déjà été systématiquement signalé par les personnes ayant écrit sur le sujet, toutefois ils ne se sont pas assez attardés sur la question de sa véritable nature. L’hypothèse que certains avancent, selon laquelle le droit ottoman et son organisation

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seraient un produit du système byzantin est sans fondement (nous nous contenterons à ce propos de conseiller au lecteur les analyses de Fuat Köprülü, plus fiables53).

23 L’évolution du droit à l’époque de Mehmed II repose sur un facteur fondamental : le fait que, suite à la prise de Constantinople, celui-ci ait gagné une autorité illimitée, et qu’il ait fondé ad vitam eternam un Empire absolu et centralisé54. Istanbul a permis à Mehmed II de réaliser le dessein d’asseoir concrètement son pouvoir absolu, à travers les nouveautés qu’il a introduites tant sur le plan juridique qu’au niveau de l’organisation étatique, et grâce à cette autorité, il a érigé le droit coutumier au rang de droit suprême.

24 Aussi autant qu’il est le véritable fondateur de l’Empire, Mehmed II est incontestablement le souverain ottoman ayant le plus marqué la conception du droit ottoman et de ses lois, et ce, de manière ininterrompue et irréversible. On peut simplement considérer que, l’audace qu’il a eue de franchir cette étape par rapport à ses prédécesseurs, résultait simplement du fait qu’il était devenu puissant au point de pouvoir être l’instigateur de cette rupture fondamentale avec l’ordre établi. Mehmed II était le souverain ottoman le plus influent et le plus libre dans ses idées, ce qui lui a permis d’employer ses prérogatives de souveraineté absolue, afin de s’assurer une grande liberté d’action dans l’établissement des lois et la mise en place d’un État répondant à des critères bien précis. Afin de pouvoir asseoir son autorité absolue au sein de l’État, il s’est préalablement débarrassé du tout puissant Vizir Çandarlı Halil Pacha, qui était de lignée noble, puis exception faite d’une personne, il remplaça l’intégralité de son vizirat par des individus qu’il avait choisis parmi les esclaves. Quant au Grand Vizir Mehmed Pacha de Karaman (1477-1481) qui appartenait à la classe des oulémas, il a été un des acteurs ayant contribué le plus fortement au renforcement du droit coutumier, et par conséquent de l’autorité du souverain. Le grand savant Kemal Paşa zâde, un contemporain de Mehmed II, met en évidence l’importance majeure que représente pour l’establishment le système de levée d’esclaves, lui permettant d’asseoir une autorité étatique toujours plus centralisée55.

Les règlements de Mehmed II

25 Outre les différents règlements qu’il a promulgués sous forme de décrets, Mehmed II a adopté deux kanûnnâme56 additionnels. Ceux-ci constituent sans aucun doute une nouveauté remarquable, tant au niveau de la forme que du contenu, en comparaison avec la théorie juridique islamique. Le fait que le souverain, par sa seule volonté, adopte des lois pour le bien de l’État, indépendamment de la charî'a, avec laquelle elles peuvent parfois rentrer en conflit, est à associer non pas aux fondements islamiques, comme on a tenté de l’expliquer plus haut, mais à la tradition turco-mongole. Les sources mentionnent l’existence d’une hiérarchisation des règlements organiques, dans les États islamiques antérieurs à Mehmed II, notamment sous l’Empire Seldjoukide à l’époque de Malikşah57 ou des Ilkhanides58.

26 Les deux kanûnnâme adoptés par Fatih, le premier sur l’organisation de l’État59 et le second dans le domaine administratif, financier et pénal se présentent sous forme d’une compilation de règlements officiels organisés en chapitres et sous-chapitres, dans lesquels ces règlements sont, dans la mesure du possible, classés selon un ordre systématique. Cette nouveauté60 laisse à penser qu’il a en fin de compte existé un recueil officieux de kanûnnâme régissant les protocoles officiels et encadrant les

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pouvoirs des cadis. Toutefois, celui-ci ne présentait pas les caractéristiques d’un code public. Il s’agissait en fait d’une esquisse juridique schématisée « ayant pour but de donner au sultan et à son personnel administratif un aperçu global sur l’organisation de l’Empire et ses institutions ». Nous avons la conviction que bien qu’une partie des règlements organiques réponde à cette description, une autre partie des kanûnnâme, à l’instar des législations de Mehmed II ou de Soliman le Magnifique, possède un caractère officiel. Pour corroborer notre idée, nous pouvons ici citer les points suivants : dans un kanûnnâme61 du Palais de Topkapı, il est fait mention d’un règlement organique en possession du Beylerbey d’Anatolie que celui-ci avait envoyé au Nişancı (Chef de la Chancellerie impériale) d’Istanbul, lequel, après l’avoir confronté avec le nouveau règlement organique (il est peu probable qu’il s’agisse d’une loi propre à chaque sandjak62) en possession du Divan (Conseil impérial), annotait les différences en marge du document, et attestait par écrit qu’il avait bien remis ce présent document au pacha en y joignant le paragraphe suivant : « Que nos très estimés pachas fassent appliquer la sentence dont il est question ici conformément au kanûn-i Şerif (Loi sacrée) . »63 Les formulations « règlement organique récemment entré en vigueur 64 » apparaissant dans un certain nombre de règlements organiques parvenant jusqu’à nous, montrent qu’il existait des compilations de lois, dont la validité se limitait à une période déterminée. Enfin, Ahmed Ier65, dans son adaletnâme66 (Édit de Justice) de 1596, met clairement en évidence les pratiques de Kanûni Süleyman67 à ce sujet : aussitôt qu’il adoptait une loi, il le faisait savoir dans toutes les villes et dans tous les tribunaux de cadi par le biais d’une circulaire officielle, afin que celle-ci soit immédiatement appliquée. Enfin, nous aborderons ensuite les indices relevés dans les kanûnnâme de Mehmed II et de Süleyman, qui sont autant de preuves confirmant notre opinion.

La loi sur l’organisation

27 Le règlement organique de Mehmed II relatif à l’organisation étatique résulte d’un ensemble de règlements rassemblé à son initiative, et a été promulgué après avoir été soumis à son contrôle et complété par ses soins (L’exemplaire qui est en notre possession nous est parvenu assorti des amendements qui y ont été rajoutés en 1488, sous Bâyezid II. Par exemple, les deux pour cent prélevés sur les biens importés d’Europe, au titre de la taxe douanière est une initiative qui émane du Sultan Bâyezid II68. Vers la fin du règne de Mehmed II, cette taxe s’élevait à cinq pour cent. En fait, les modifications opérées sur le texte original de Mehmed II sont en général du même ordre, c’est-à-dire qu’elles concernent des détails insignifiants). Le souverain, dans son Kanûnnâme relatif à l’organisation étatique, ordonna à son chancelier Leys-zâde de réformer un règlement qui était sur le point d’être promulgué en sa présence, au divan. Ce dernier rassembla sur-le-champ des règlements antérieurs au règne de Mehmed II, en vigueur à l’époque de ses ancêtres, que le Sultan s’empressa d’examiner, en comblant lui-même les lacunes du texte ainsi obtenu. Le chancelier a ensuite indiqué que ce règlement organique était le résultat de la transposition fidèle des propos du sultan. En tête de ce Kanûnnâme, figure une ligne écrite de la main du sultan, qui est en fait un ordre émanant directement de sa personne qu’il formule en ces termes : « Ce kanûnnâme est la loi de mon père et celle de mes aïeux ; cette loi est aussi la mienne et sera celle de mon auguste descendance qui sera tenue d’y demeurer fidèle, génération après génération. »

28 Ce kanûnnâme est divisé en trois parties.

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29 Nous estimons que les lois de Mehmed II que nous venons d’étudier en détail ont été vraisemblablement hiérarchisées après le court vizirat du Nişancı Mehmed Paşa de Karaman (1477-1481)71.

30 La tâche de rassembler et de mettre en forme ce kanûnnâme fut assignée par ordre du sultan au Nişancı Leys-zâde Mehmed fils de Mustafa. D’un certain point de vue, le Nişancı est à l’örf ce que le Mufti72 est à la charî'a (aussi surnomme-t-on le Nişancı « müfti- i kanûn”(le Moufti de la Loi)). Tous les règlements produits à l’initiative du souverain passaient par le Nişancı, puis leur confirmation, c’est-à-dire l’apposition du monogramme sultanien, était également effectuée par son intermédiaire. Par ailleurs, celui-ci veillait scrupuleusement à la bonne tenue des registres (se présentant sous forme de livres des comptes), dans lesquels étaient recensés le système fiscal, l’organisation des timars et la gestion des biens fonciers de l’Empire. D’ailleurs les règlements et décrets relevant du droit coutumier, dont la primauté s’appliquait à ces domaines, étaient la plupart du temps consignés dans ces registres. Ainsi, les derniers textes de loi récemment ratifiés se trouvaient en possession du Nişancı. Au sujet des affaires relevant du droit coutumier, c’est d’ailleurs lui qui était chargé d’annoncer en dernier ressort l’entrée en vigueur de la nouvelle Loi, outre le fait qu’il était nécessaire de le consulter préalablement73 avant promulgation et entrée en vigueur définitive. C’est probablement pour ces raisons que Fatih a transféré la tâche de la compilation des lois au nişancı. Nous verrons de fait que la disposition des règlements sultaniens était généralement effectuée par le Nişancı.

31 Ce kanûnnâme, dont les règles concernent directement la gestion de l’État sont à inclure dans les règlements coutumiers. Dans le texte74, Mehmed II indique en personne qu’il a « [ordonné] ces lois sultaniennes 75 ». Le mode d’organisation gouvernemental, sa composition, l’étendue de ses pouvoirs, la nature de ses relations avec le souverain, les différents rangs et grades de ses membres, les titres honorifiques, les appointements et les pensions de retraite, les condamnations, sont des questions qui sont toutes définies, non pas par la charî'a, mais par la seule volonté du Sultan. Le fait que soient mentionnés dans le Kanûnnâme les possessions et services relatifs au Palais, qui apparaissent donc parmi les questions d’organisation étatique, relève d’une particularité propre à l’administration ottomane ; car le gouvernement et le Palais sont considérés comme deux entités complémentaires formant un tout indissociable. À l’intérieur du palais du sultan, le personnel du Enderûn76 et le personnel aux portes du Enderûn, sont perçus comme étant de même nature, et les individus affectés au service du Enderûn sont amenés à assumer des fonctions au sein de l’appareil gouvernemental (système des Kul77). D’autre part, il a été démontré que les ouléma, en tant que serviteurs de l’État, avaient également une place et un rang au sein de l’organisation étatique.

32 Les lois rassemblées au sein du droit coutumier que nous allons examiner plus en détail ci-après sont généralement produites sous forme de firmans78 impériaux. Ceci en raison du fait que la source et le fondement de ces lois émanent de la volonté du sultan. Celles- ci consistent en un ordre donné par chacun des Sultans, et comportent des éléments spécifiques, que l’on retrouve généralement dans les firmans impériaux. Ce qui explique que le décret impérial se soit imposé en tête du Kanûnnâme. Ceci confirme donc qu’il s’agit bien d’un texte de loi faisant autorité. Par conséquent, les articles du Kanûnnâme prennent la forme de règles ayant force obligatoire (ma’mûlün bih) par le simple fait que le souverain les décrète comme tels.

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33 Il convient de souligner un point, à savoir le fait que ce Kanûnnâme a été mis par écrit afin que la force obligatoire de la loi acquière un caractère intemporel79. Or, en droit ottoman, les décisions prises par un sultan pendant la durée de son règne, à savoir, les lois, les alliances que celui-ci ait pu conclure de même que les distinctions ou titres honorifiques que celui-ci ait pu accorder, n’impliquent plus ses successeurs, qui ne sont pas tenus de les maintenir. Afin que ces décisions conservent leur force obligatoire, il est donc nécessaire que le nouveau souverain les confirme à nouveau. Mehmed II, affirme que les lois du Kanûnnâme émanent de son père et de son grand-père, et par la formulation « Cette loi est aussi ma loi »80, il remplit les conditions de cette nécessaire validation des dites lois. Toutefois, il souhaite en outre soumettre ses successeurs à ces règles de Droit et il ne fait aucun doute qu’en agissant ainsi, il s’octroie une position particulière au sein du Droit en qualité de dépositaire de la Loi. Ceci s’explique aisément étant donné qu’Istanbul entretenait le mythe selon lequel Mehmed II était le véritable fondateur de l’Empire. Cette conception du souverain apparaît dans la déclaration du Nişancı en préambule du Kanûnnâme. Selon le Nişancı la nécessité que Mehmed II donne naissance à un Kanûnnâme en rassemblant les lois de ses ancêtres tout en les complétant, s’était imposée comme une évidence, au vu des innombrables conquêtes à son actif, surtout quand il s’agit d’une victoire aussi importante que la conquête d’Istanbul. Il convient de se rappeler qu’en ces lieux, des lois et coutumes furent proclamées lois éternelles par les Khan qui y avaient fondé leur empire.

34 Il ne fait aucun doute qu’une grande partie de ces lois et de ce système juridique, comme il était spécifié dans les décrets impériaux, est antérieure à Mehmed II. De même que les formules protocolaires « Ceci est ma Loi » ou bien « j’en ai donné l’ordre » que celui-ci utilise, montrent bien qu’il n’a rien fait d’autre que de confirmer à maintes reprises des coutumes et règles préexistantes. Cependant, lorsqu’il affirme que « les nominations du Defterdârlık81 du Nişancılık 82 y compris celle des professeurs des medrese, relèvent de son autorité », il est clair qu’il s’agit d’une production juridique qui émane de celui-ci, dans la mesure où nous savons que les medrese Sahn83ont été créées à l’initiative du Sultan Mehmed II. On sait grâce à d’autres sources que la création d’un Arz oda84 réservé aux Hauts dignitaires du gouvernement leur permettant de recevoir pour audience en représentation du sultan, est aussi une autre de ses initiatives. Par ailleurs, il annonce explicitement la modification d’une règle de la manière suivante : « La loi sur les individus composant la suite autorisée à partager mes repas n’émane pas de mon auguste personne, mais de la décision de mes ancêtres. Mon illustre grand-père avait pour habitude de partager ses repas avec ses ministres. J’ai pris la décision de l’abroger »85. Les autres modifications qu’il a apportées concernaient probablement des protocoles, la réorganisation de la hiérarchie, le montant des pensions et salaires. Toutefois, nous sommes en mesure d’attester la mention dans le Kânûnname de la modification des affectations des fonctionnaires, du personnel de service (hizmetler) et des règlements par le biais des registres officiels, seulement à partir de Murad II86.

35 De ce point de vue, il est intéressant d’examiner le chapitre relatif au fratricide. Beyazid Ier, avait exécuté son frère Yakub sur le champ de bataille lors de la guerre du Kosovo (1389 avec l’assentiment de ses vizirs dans le but de prévenir une guerre civile. Par la suite, la guerre civile à l’origine de la division de ses fils a ébranlé l’État au point de devoir à nouveau légaliser le fratricide. Lorsque Mehmed Ier avait désigné son fils aîné comme héritier du trône, il avait pris des mesures préalables afin de sauver ses deux fils cadets d’une mort certaine. Murad II, avait emprisonné son frère Mustafa, qui

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s’était rebellé contre lui en s’unissant à Byzance et aux fils de l’émirat de Karaman87, puis le fit exécuter. Se référant à ces événements, Dukas88 souligne le fait que le fratricide constitue chez les Ottomans une tradition. À peine Mehmed le Conquérant accéda-t-il au Trône, qu’il se débarrassa de son jeune frère Ahmed, comme l’avaient fait avant lui ses ancêtres lors de leur accession au pouvoir. En témoigne un ancien règlement de son Kanûnnâme dans lequel il y fait référence de la manière suivante : « Occire les membres de sa fratrie est une nécessité si on poursuit le dessein de maintenir l’ordre au sein de l’Empire, ainsi que le permettent la plupart des ouléma89 dans le cadre de la Loi Islamique ».

36 Une classification systématique des différentes catégories du Kanûnnâme n’a pas pu se concrétiser. Dans le même temps, lorsqu’on examine de plus près le Kanûnnâme, on constate que le souverain y a parfois inséré certaines questions au gré de ses humeurs, ce qui faisait perdre toute cohérence à l’agencement des chapitres le constituant. Ainsi, le chapitre relatif au fratricide a été placé entre le chapitre relatif aux étrennes du personnel et celui relatif au budget annuel assigné aux caftans pour habiller les « oğlan90 » du Hâs-Oda.

37 Nous avons retrouvé, bien que formulé différemment, l’article relatif à la rémunération des cadis91, mentionné dans ce Kanûnnâme, dans un autre firman impérial datant du mois de Receb de 884 année hégirienne (Septembre-Octobre 1479). Dans le Kanûnnâme, ce chapitre se présente de la manière suivante : « Les cadis devront percevoir sept aspres pour la gestion des registres, trente aspres pour l’émission de cadastres, douze aspres pour l’émission d’une copie de registre ; en ce qui concerne la gestion des dotes, ils percevront vingt aspres par tranche de mille et trente-deux aspres pour les contrats de mariage si la jeune mariée est vierge, et quinze aspres si celle-ci est veuve. » À présent examinons la façon dont est formulée la même question dans le firman évoqué : « […] Qu’il soit rendu public, que sous leur forme actuelle, les questions de la demande en mariage (bab-i kismet), de la validation de l’union matrimoniale (husus-i nikah), ainsi que les questions relatives à l’affranchissement ou l’affranchissement des esclaves (itakname), ayant fait l’objet de correspondances officielles dans lesquelles il est fait état de penchants disproportionnés des cadis pour l’une ou l’autre des parties, et dont l’impartialité excessive a donné lieu à des pratiques injustes engendrant un certain nombre de litiges, j’ai par conséquent ordonné par ce firman une loi énumérant les principes suivants : qu’il soit attribué au cadi citulaire trente aspres par décision de libération ou d’affranchissement, ainsi qu’un aspre chacun pour le substitut du cadi et son secrétaire, quant aux courriers, exception faite des itakname [lettre d’affranchissement], le cadi titulaire percevra quinze aspres de même que son substitut et son secrétaire percevront un aspre chacun ; pour les contrats de mariage, le cadi titulaire percevra vingt aspres , et son substitut percevra la même quantité, si la future mariée est vierge ; concernant les contrats de mariage impliquant une veuve, le cadi titulaire percevra moins de vingt aspres et vingt aspres par tranche de mille pour couvrir les frais administratifs... ».

38 Cet exemple mérite attention dans la mesure où il permet de mettre en exergue la corrélation entre les sources des différentes lois organiques et les Firmans impériaux que nous évoquerons ci-dessous.

39 Si on rassemble tous les chapitres relatifs au protocole ainsi que les noms et titres mentionnés à la fin du Kânûnname, on constate que ces derniers confèrent à la loi organique des allures recueil de protocole. Cela dit, il convient de ne pas oublier que sous l’Empire ottoman, le protocole et l’organisation de l’État forment un tout indissociable.

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40 Le premier chapitre consacré aux dignitaires de l’État, se clôt de la manière suivante : « L’organisation de l’Etat a été réformée de cette manière, que désormais ma noble descendance contribue à son amélioration ». Le fait que Mehmed II reconnaisse que les lois qu’il avait lui-même promulguées puissent être améliorées représente une vision juridique qu’il ne faut pas négliger.

41 Seulement une partie des ordonnances et règles édictées dans le droit administratif a été incorporée au Kanûnnâme de Mehmed II 92. La seconde loi organique du souverain concerne le droit civil (reâyâ kanûnu). C’est-à-dire que le système fiscal rend compte de la nature des impôts que versent les sujets ottomans au souverain. De cette façon, le fait que les Kânûnname soit séparés en deux catégories, à savoir, la catégorie relevant du domaine militaire et l’autre du domaine civil, reflète une conception particulière du pouvoir de la part de l’État ottoman tant au niveau de sa structure que de sa constitution : ainsi appartiennent à la classe militaire toutes les catégories de personnes travaillant au service de l’État et percevant un salaire de celui-ci. Ceux-ci sont soumis à l’autorité du kadiasker93. La catégorie des civils (reâya) englobe tous les sujets ottomans n’appartenant pas à la classe militaire (askerî şümûlu) et qui paient l’impôt.

Le règlement de droit civil

42 Ce second Kânûnname de Mehmed le Conquérant nous est connu grâce à une copie qui a été faite à l’époque de Beyazid II. Cette copie date de la fin du cemaziye’el-âhir de 893 h. (2-10 juin 1488) et a été exhumée par Fr. Kraelitz94. Certains indices permettent d’affirmer que ce Kânûnname a été selon toutes vraisemblances, produit immédiatement après la prise de Constantinople en1453. En premier lieu, la référence essentiellement utilisée pour mesurer la récolte était le boisseau d’Andrinople (Edirne müddü), correspondant à deux poignées de grains. Deuxièmement, ceux qui passaient par les territoires ottomans devaient s’acquitter des droits de douane officiels correspondant à un pourcentage en aspres de deux pour cent sous Mehmed II, pourcentage qui s’est ensuite élevé à quatre, puis cinq pour cent. Istanbul comptait donc parmi les territoires étrangers en matière de droit des douanes. Aussi, est-il certain que ce Kânûnname, tout comme le premier comprenne également des lois plus anciennes. D’ailleurs, Mehmed II l’indique dans son Kânûnname95. C’est donc non sans raison que Kraelitz voit une corrélation entre la prise de Constantinople et la structuration progressive des activités de l’Empire96, étant donné que l’historienne considère ce Kânûnname comme étant le plus ancien de l’État ottoman. En réalité, aucune preuve n’a pu être obtenue quant à l’existence d’un Kânûnname de ce type à une époque antérieure à Mehmed II. Cependant, il convient de souligner sans plus tarder que les nouveautés apportées par Mehmed II dans le domaine pénal et plus particulièrement dans le domaine fiscal sont moindres au regard de celles qu’il ait pu apporter dans le domaine constitutionnel. Ces nouveautés portent davantage sur l’augmentation des taux d’imposition et sur le mode de collecte des impôts. Quant aux impôts mentionnés dans son Kânûnname, nous sommes en mesure de confirmer leur existence dans la période précédemment citée97.

43 Ce Kânûnname est composé de quatre chapitres : les trois premiers représentent le droit pénal, et le quatrième chapitre rassemble les lois relatives à la fiscalité sous le titre de « Loi de Mehmed Khan98 ». En fait, il convient plus exactement de décomposer le

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quatrième chapitre en trois sous-chapitres. Chacune de ces trois lois se conclut par la formule protocolaire « Fait pour considérer ce que de Droit » ou la formule « Fait pour sanctionner ce que de Droit ». Ces formules, stipulées sur chaque firman, donnent alors aux lois toute leur force obligatoire par leur nature coutumière. La première loi, à savoir le chapitre premier allant jusqu’à la « Kânûn-i Yürükan (Loi sur les nomades et les militaires)99 », a pour objet la désignation des organismes chargés de collecter l’impôt dont doivent s’acquitter les paysans musulmans de l’Empire vis-à-vis des timariotes au titre des parcelles qu’ils exploitent. En fonction de leur catégorie socioprofessionnelle, ou suivant qu’ils travaillent dans les rizières, ou qu’ils soient pasteurs, comme les Tatars qui ont un statut particulier rattaché à un autre groupe, le pourcentage des impôts dont doivent se dédouaner les sujets ottomans est soumis à des variations.

44 Le système fiscal dont il est question ici correspond à un système qui se fonde sur la taxe de tenure (çift resmi), propre au régime ottoman. Celui-ci repose entièrement sur le système fiscal coutumier, en concomitance avec les impôts relatifs à la charî'a (l’öşr ou la dîme et la ceziye ou la capitation). Il convient de l’appréhender de la manière suivante : la source de ce système était basée d’une part, sur le système fiscal coutumier pratiqué sur le sol anatolien à l’époque seldjoukide, et d’autre part, sur l’ancien système fiscal mis en place par les autorités de Roumélie que les Ottomans ont chassées à leur arrivée. Sur les terres balkaniques, prévalait le système fiscal byzantin qui était établi depuis des siècles avant l’arrivée des Ottomans, dans lequel les fermiers étaient catégorisés dans différents groupes selon leur état-civil (mariés ou non) et la nature des terres cultivées. L’impôt prenait donc la forme d’un impôt sur la parcelle de terre exploitée (cens – arazi vergisi) et d’un impôt individuel (şahıs vergisi). On peut comparer ces taxes à la « jugum » et la « capito terrena » pratiquées sous l’Empire romain à l’époque du Dominatus. Dans l’optique de clarifier la source du système fiscal coutumier ottoman, nous souhaitons nous arrêter un instant sur ce point qui nous semble important.

45 Pour ce qui est de ce Kanûnnâme, la taxe de tenure (çift resmi) est décrite de la manière suivante : « Une ferme doit annuellement s’acquitter de trois aspres correspondant à ‘la faucille’, au ‘fléau’ et à ‘la charrette’, elle doit s’acquitter de deux aspres au titre du droit du joug (boyunduruk) ; pour l’acquittement de ces sept obligations, le montant total dû est de vingt-deux aspres »100. Dans un registre du Paşa Sancak (Edirne), rédigé aux alentours de 1456, figuraient les montants correspondant au fermage. Ainsi dans le domaine fermier de Bahadir Bey, on ponctionnait pour chaque çiftlik101 (à savoir pour chaque paysan exploitant une tenure de quelques hectares) l’équivalent d’une charrette remplie de bois, une demi-charrette de foin et une charrette de fourrage, ainsi que deux aspres pour l’usufruit de la terre, au titre d’un impôt obligatoire (Hizmet- i Reâya).

46 On s’aperçoit notamment que l’impôt est souvent payé en nature, les produits étant livrés tels quels, sans les transformer en argent. Dans le règlement de Mehmed II, une charrette d’herbe pour le fourrage correspond, donc, à l’acquittement de la « faucille », tandis que le foin, correspond au paiement du « fléau ». Quant au terme « hizmet » qui y est utilisé, il signifie à la fois « service », mais dans ce cas précis correspond plutôt au terme « kulluk », servitude, à entendre au sens de « corvée ». Ainsi, les « sept corvées » mentionnées dans l’article correspondant du code coutumier sont les suivantes : en premier lieu, les trois aspres à raison de trois jours de corvées, puis la corvée du bois, qui consiste à transporter une charrette entière de bois, puis la demi-charrette de foin qui correspond à la tâche de battre le blé, et la charrette de fourrage qui correspond à

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la corvée de fauchage ; soit trois corvées supplémentaires. Enfin, les deux aspres à payer au titre du droit d’entrée en jouissance de la terre correspondant à la septième corvée. (Cf : art. 2 du même Code « Kanûn-î Cebelüyân » (Loi sur les terres attribuées aux militaires) : « Si l’exploitation du beylik comporte un vignoble, ses sujets devront s’acquitter de trois jours de corvées dans les vignes102 », et art. 28 : « [...] doivent s’acquitter de trois jours de corvées par an à défaut de trois aspres103 »). Le service du joug correspond au travail que le paysan fournit avec ses bêtes de somme et sa charrue. On constate par ailleurs que les trois jours de corvées individuelles et le droit d’usufruit sont devenus des taxes payables en pièces d’argent. À ce titre, il est spécifié dans le code de Mehmed II que l’acquittement de ces sept corvées correspond en réalité au paiement de vingt- deux aspres.

47 Encore une fois dans le code de Mehmed II (art. 28) la mention faite au sujet des artisans du village mérite notre attention : « Les artisans, dans l’obligation de s’acquitter des trois jours de corvées annuelles, ou à défaut, des trois aspres correspondants, ont la possibilité d’être exemptés du travail physique104 ». Ici il est montré de manière explicite que les corvées correspondant aux trois aspres exigées consistent à effectuer des travaux individuels physiques. Toutefois les quatre autres corvées exigées ne font l’objet d’aucune dérogation, car elles correspondent aux travaux inhérents à la vie agricole. Chaque fermier (chaque paysan exploitant une parcelle de taille moyenne — de 20 à 60 hectares —) est soumis à cette taxe105.

48 Nous sommes d’ailleurs en mesure de rendre compte de l’équivalent en argent des sept corvées, en comparant le règlement organique de Mehmed II et celui de Soliman : une journée de corvée de fauchage ou une charrette de fourrage correspondent à sept aspres, une demi-charrette de foin correspond également à sept aspres et une charrette de bois correspond à trois aspres, soit dix-sept aspres en tout. Si on y ajoute les trois aspres correspondant aux trois jours de corvées obligatoires et deux aspres au titre du droit de joug, on obtient une somme totale de vingt-deux aspres.

49 Dans certaines régions, le sipahi106, ne percevait pas l’impôt sous forme d’argent, au titre de l’exemption de ces corvées, mais prélevait plutôt l’équivalent en nature, à savoir le bois dont il aura besoin pour se chauffer, le fourrage et le foin pour nourrir ses animaux. Toutefois il est clair que si le timar est exploité par de nombreux paysans, le sipahi préfèrera sans doute percevoir cette taxe en argent. D’autre part, il convient d’insister sur le fait que les deux autres formes de corvées — à savoir, les trois jours de corvées obligatoires et la corvée afférente à la taxe d’usufruit —, ont été définitivement supprimées et converties en paiement métallique. Concernant les provinces serbes au début du XVIe siècle, les corvées afférentes au bois, au fourrage et au foin n’avaient pas encore été remplacées par l‘acquittement de la taxe en argent. Cette particularité est probablement due à l’incorporation tardive de ce vilayet à l’Empire ottoman (1459).

50 Quant à la situation des paysans sous l’administration byzantine, on les distinguait tout d’abord selon trois catégories : les Zeugrates, les Boidates et les Aktemones. Selon G. Ostrogorskij107, le terme Zeugrate concernait les villageois qui exploitaient une ferme ou un terrain d’une certaine taille108. Un villageois exploitant une parcelle d’un rendement de 50 moidoi (unité de mesure byzantine correspondant au boisseau, soit, l’équivalent du mud ottoman) devait s’acquitter de la somme d’un hyperpère109 par an, ce qui au XIVe siècle équivalait — à peu de choses près — au tarif pratiqué par les ottomans deux siècles plus tard au titre du çift resmi, soit 22 aspres. Les Boidates étaient les paysans qui possédaient des bêtes de somme. Ils payaient tout au plus l’équivalent de la moitié de la

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somme dont devaient s’acquitter les Zeugrates (correspondant à la moitié de l’impôt de fermage ottoman). Quant aux Aktemones, ils représentaient la catégorie des villageois les plus pauvres (l’équivalent ottoman des caba ou kara, extrêmement pauvres et dépourvus de terre à cultiver). En fin de compte, le remplacement des corvées par le paiement d’une somme en argent avait déjà été initié sous l’Empire byzantin. Cet état de choses s’explique aisément par le fait que l’économie monétaire de l’époque avait atteint un degré suffisant de développement.

51 Les Ottomans ont accéléré le processus de modernisation initié à l’ère byzantine ; dans le but de transformer tout le système de corvées en paiement monétaire, ils ont ainsi mis en place un système fiscal savamment structuré. Dans les faits, l’oppression des seigneurs locaux et des monastères à l’encontre des paysans qui se fit grandissante dans les derniers temps de l’Empire byzantin, résulte de ce processus de féodalisation110. On peut considérer qu’en s’appropriant les terres et en supprimant la pratique des corvées afin de simplifier le système fiscal, les Ottomans ont introduit de véritables innovations au sein de la paysannerie. De toute façon, le système fiscal ottoman, outre le fait qu’il soit basé sur un système séculaire, s’est probablement perfectionné grâce à sa capacité à adapter à bon escient certains de ses principes ancestraux. Vu sous cet angle, on comprend mieux pourquoi lors de la conquête des Balkans, les villageois autochtones de confession chrétienne ne se soient pas unis aux instances militaires dans leur lutte contre les envahisseurs ottomans, voire même, qu’ils se soient en quelque sorte ralliés à ceux-ci.

52 La çift resmi (taxe de tenure) déterminant le statut social de la paysannerie ainsi que la nature du système fiscal, est un élément non négligeable dans la mesure où cet impôt a été appliqué uniformément aux musulmans et aux chrétiens des zones conquises, à savoir, l’Anatolie occidentale et la Thrace. En revanche, à l’issue de l’annexion des royaumes slaves, une nouvelle taxe coutumière sera introduite au sein du code juridique ottoman - l’ispence111 - s’appliquant uniquement aux populations chrétiennes.

53 La première partie du Kanûn-i Sultan Mehemmed [Le règlement du Sultan Mehmed] que nous venons d’examiner attentivement concerne les sujets musulmans. Sont mentionnés dans ce texte la çift resmi, puis, après sa mise en place, l’impôt islamique öşr [la dîme], et ses variantes, le bac112, le gerdek113, le ulak114 et

54 le deştbâni115 qui diffèrent selon leur mode de collecte et leur montant.

55 Dans la deuxième partie de la loi figurent, sous le nom de Kanun-i Yürükân, les institutions militaires et les exemptions auxquelles étaient soumis les peuples nomades des Turcomans de Roumélie.

56 La troisième partie du même code, à savoir, le Kanun-i Cebelüyân bâ Kanûn-i Müzevvec-i Gebrân [loi des soldats et loi sur le mariage des chrétiens], est introduite par une description de l’ispence. Il s’agit d’un impôt individuel qui avait remplacé la çift resmi, dont le montant fixé de longue date à 25 aspres s’appliquait aux hommes chrétiens d’age adulte. Ceux qui payaient l’ispence étaient dispensés du paiement de la çift resmi. Selon le code d’Étienne Douchan116, antérieur à l’époque ottomane, un paysan devait travailler deux jours pour le propriétaire d’un pronija — équivalent du timar ottoman — : il devait s’acquitter d’un jour de corvées au vignoble, l’autre journée, étant consacrée aux vignes et au fauchage. En outre, le paysan payait l’hyperpère — monnaie byzantine d’or — une fois par an. Cet impôt annuel est probablement à l’origine de l’ispence. D’ailleurs, dans la

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seconde moitié du XIVe siècle, l’hyperpère représentait en termes de parité de niveau de vie, l’équivalent à peu de choses près, de 25 aspres ottomanes.

57 Ce chapitre du règlement fait allusion dans son intégralité aux impôts que les sujets chrétiens devaient payer aux propriétaires des timar, à savoir, l’ispence, l’impôt sur le vin et l’élevage des porcs, le droit nuptial (gerdek) d’éventuelles pénalités, le bac, le deştbânî.117 La symétrie entre les deux parties de cette réglementation fiscale — la première concernant les musulmans et la seconde concernant chrétiens — tant au niveau de la manière dont elles sont structurées qu’au niveau de leur disposition au sein du texte, est mise en évidence par l’ordre d’énumération des impôts. Il ne fait aucun doute que dans le cas de ce règlement, la systématisation réalisée par Mehmed II est la mieux réussie.

La législation pénale

58 Nous avons réservé pour la fin l’analyse de la législation pénale (cerâim kanûnu) qui occupe les trois premiers chapitres du code de Mehmed II, relatif aux sujets de la Sublime Porte. Avant tout, il convient de noter que les dispositions du Code pénal dans l’Empire ottoman se rapportent à une loi unique et universelle, s’appliquant sans distinction à tout l’Empire et à toutes les catégories

59 L’État ottoman essaya véritablement d’imposer de manière générale certains principes fondamentaux au sein de la réglementation fiscale, telle que l’abolition de la corvée ou de la sujétion personnelle, et les incorpora progressivement à la Kanûn-i Osmanî (Loi ottomane) basée sur la çift resmi (taxe de tenure) et l’ispence (équivalent de la taxe de tenure pour les sujets chrétiens). Par conséquent, une nouvelle réglementation générale ottomane (Kanûnnâme-i Osmanî) fut adoptée en matière de fiscalité. Cependant, l’imposition varie souvent d’une région à l’autre et selon les catégories, qui sont soumises à des statuts juridiques différents, les réglementations fiscales étant régies dans la plupart des cas par les coutumes locales — coutumes représentant généralement les vestiges des législations pratiquées par des États ayant désormais disparu —. Ces lois sont fixées à la suite du recensement des terres (tahrir-i memleket) fraîchement conquises, réalisé in situ par un intendant commissionné par la Porte (tahrir emini). Celles-ci acquièrent leur force exécutoire après avoir été portées à la connaissance du souverain et confirmées par celui-ci. Ce qui explique qu’on prenne d’abord en considération la réglementation propre à chaque sandjak pour ce qui est des questions fiscales. Toutefois, le Code pénal est unique et s’applique à tous sans exception. Cette conception est issue de la prise en considération des peines (ukubât) appliquées en Droit islamique. Les musulmans et les non musulmans sont traités à cet égard de manière semblable. C’est probablement pour cette raison qu’un texte de loi datant de 1583118 mentionne l’existence d’un « décalage entre la Loi Islamique et le Droit coutumier ; certains délits consentis par la charî'a étant susceptibles de constituer un crime d’une grande gravité au regard de la législation pénale s’appliquant à l’ensemble des territoires de l’Empire »119.

60 Dans la réglementation régissant la province égyptienne120, qui faisait alors l’objet de réformes lorsque Süleyman le Législateur, envoya Ibrahim Pacha en 1524 afin d’apaiser l’état d’anarchie qui y régnait, la notion de délit y est évoquée de la manière suivante : « après avoir réclamé l’exemplaire du code en vigueur dans le vilayet Rûm (province grecque) — c’est-à-dire, en Anatolie et en Roumélie —, une copie doit être consignée au Divân

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[Conseil gouvernemental] d’Égypte, une autre copie devant être remise à chacun des cadis et inscrite aux registres correspondants, afin que ces derniers fassent proclamer ce règlement et en ordonnent [l’exécution] dans les Vilayet placés sous leur autorité, en veillant à ce que celui-ci ne fasse l’objet d’aucune altération ou contresens et qu’il ne soit ni violé ni transgressé121. » Il semble donc que le Code pénal imposé en Roumélie et en Anatolie fut diffusé tout aussi officiellement au sein des tribunaux d’Égypte. Un exemplaire de la législation pénale de 1519 produite sous Selim Ier et provenant des registres du cadi de Magnisa 122 est ainsi parvenu jusqu’à nous grâce à ces procédés. On remarque également que « le contenu [des deux codes pénaux] était proclamé de vive voix dans les villes et les villages afin que tout le monde en prenne dûment connaissance et que nul ne puisse l’ignorer123 ». Ce caractère universel du Code pénal explique probablement qu’il ne soit envisagé dans le cadre des législations locales propres à chaque sandjak, qu’un « recours à la vieille loi ottomane124 » en matière délictuelle125.

61 Nous avons actuellement en notre possession les trois premiers codes pénaux ottomans relatifs à la première période, c’est-à-dire, ceux de Mehmed II, de Selim Ier et de Soliman le Magnifique126. La comparaison entre ces trois codes révèle que les dispositions du code de Mehmed II sont toujours — à peu de choses près — en vigueur au XVIe siècle. Une confrontation du Code pénal d’Alâüddevle127 (1479-1515) — dont l’origine était différente de celle des codes ottomans — avec la législation pénale ottomane, démontre du point de vue de leur fondement, l’existence au sein des deux systèmes juridiques, de règlements d’une nature comparable. Ceci nous permet d’émettre l’hypothèse selon laquelle les fondements de la charî'a, ne seraient donc pas les seules sources du droit pénal ottoman, et que les dispositions coutumières auraient également une source commune, qui serait antérieure à la période ottomane.

62 Le code pénal ottoman reprend les fondements de la charî'a (analogie, prix du sang, etc.). Toutefois, le sultan y introduit, en parallèle, un certain nombre de préceptes d’une portée assez large, notamment au sein des peines de ta’zir128 — qui ne sont ni encadrés, ni validés par la Loi islamique —, et ce, en s’appuyant sur le seul principe coutumier. Pour cette raison, les lois pénales ottomanes sont proclamées et rendues publiques sous forme de firmans (décrets), qu’on appelle cerâim-i ma’rufe (délits reconnus par la charî'a) et siyâsetnâme (Traité sur la politique). De même que la proportionnalité des châtiments abordés dans les dispositions de la charî'a — par exemple les passages évoquant le prix du sang à payer pour l’assassinat d’un homme —, fait également l’objet d’un ordre découlant du droit d’initiative sultanien (code de Mehmed II, p. 21, article 2). En raison du fait que les pénalités monétaires constituaient une importante source de revenus alimentant les dirlik129 des fonctionnaires tels que le sipahi timariote ou le subaşı responsable des questions d’ordre public, l’État prit conscience de la nécessité d’entreprendre la mise en œuvre d’une réglementation concernant cette question et d’en définir clairement les détails. Par ailleurs, la mise en application des peines relève exclusivement de l’autorité du Sultan. Le cadi n’est habilité qu’à se prononcer sur les décisions relatives à la charî'a ou au droit sultanien. Il est donc naturel que celui-ci se charge directement des lois pénales du sultan. Le souci du maintien de l’ordre public ainsi que la garantie de la sûreté et des intérêts de l’État lui donnent toute latitude à l’expression de sa volonté absolue en la matière. Par conséquent, le domaine pénal constitue un espace juridique ayant bénéficié du développement assez particulier du droit d’initiative sultanien. Sous le règne de Mehmed II, le Sultan proclamait une série de peines coutumières — les peines d’humiliation publique130 telles que le rasage forcé de la barbe, la mutilation du nez, la peine capitale ou la confiscation des biens — en

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s’appuyant sur sa propre volonté afin de permettre l’application d’une part importante de décrets-lois et de yasaknâme (code de lois) relatifs aux domaines économique et financier qui seront abordés plus loin. Par exemple, la peine capitale et la confiscation des biens des faux-monnayeurs se convertirent suite à une décision du cadi en une peine d’interdiction de posséder quelconque objet en argent131. Par ailleurs, il n’est pas nécessaire de citer les ordres et dispositions discrétionnaires du sultan concernant les peines relatives à des délits politiques. Quant aux peines relatives aux infractions dites politiques, l’évocation du pouvoir absolu du souverain en la matière est ici sans objet.

63 Décrets-lois [ ferman-kanûn] : Lorsque nous avions précédemment mentionné les législations codifiées (müdevven), nous avions signalé que certains articles avaient été empruntés à des décrets-lois qui avaient déjà été adoptés auparavant sur un sujet précis. En fait, les lois coutumières observées sous Mehmed II et avant son règne, se présentaient sous la forme d’ordonnances, proclamées pour résoudre certaines questions, et qui exigeaient à l’époque un agencement correspondant à leur forme primitive. Étant donné que ces ordonnances contenaient des règles de portée générale, elles prirent le nom de kanûn-ferman ou ferman-kanûn (loi-décret ou décret-loi). Même si certaines de ces règles contenaient des articles portant sur un seul aspect d’une question donnée, d’autres, quant à elles, se développèrent sous forme de législations très détaillées incorporant des articles provenant de différentes lois. Par exemple, les décrets relatifs à la frappe de monnaie en argent et aux douanes constituent une législation détaillée de ce type. On peut considérer que les législations codifiées représentent selon toute vraisemblance une forme encore plus détaillée de ce type de réglementations. En réalité nous avons déjà défini plus haut la structure de base des décrets au sein de ces législations.

64 Le domaine juridique relatif au droit d’initiative sultanien sous le règne de Mehmed II fait l’objet d’une intense activité en termes de production législative, notamment sur le plan économique et financier ; d’ailleurs les firman-kanûn atteignent un nombre remarquable, suivant de près le volume des règlements codifiés (sic) produits. Concernant ce genre de document, le texte était consigné et mis en sécurité dans son intégralité ou sous forme résumée dans les registres de mukataa — registres de fermage de la Porte —, dans les registres des cadis et dans les registres de recensement des biens (tahrir) ; d’ailleurs nous avons publié certains d’entre eux, que nous avons pu retrouver moyennant le passage au peigne fin des registres d’un cadi de Bursa [Brousse] officiant sous Mehmed II132. Il sera véritablement possible de constater et d’apprécier l’étendue de l’activité législative du règne de Mehmed II une fois terminé l’examen minutieux des sources en question se trouvant dans nos archives. Plus d’une cinquantaine de lois du même type, datant de l’époque du souverain Mehmed II furent compilées au sein d’un recueil juridique réalisé à l’époque de Bayezid II ; ce recueil vient d’être publié récemment133. Il semblerait que cette compilation de lois ait été mise en place dans le but de rassembler différents exemples de règlements financiers destinés à l’usage du Divân. Il réunit des documents différents, y compris des articles de loi. Ceux-ci se présentent pour la plupart sous forme de brevets (berât), de codes de lois (yasakname), de règlements (kanunnâme) et d’ordonnances (tevki’). Les berât servent à signifier aux fonctionnaires le poste auquel ils sont affectés, et à leur faire prendre connaissance des aspects juridiques et réglementaires se rapportant à leur fonction. En règle générale, les yasakname servent à notifier les lois, dispositions légales et autres protocoles additionnels s’appliquant selon la nature des postes, et enfin les prérogatives accordées aux agents de l’appareil législatif. Les kanûnnâme se présentent quant à eux,

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généralement sous forme de firmans qui servent à informer les fermiers des impôts (mültezim) des lois récemment adoptées dans un domaine donné, dont la force exécutoire, contraint ces mültezim à les appliquer et à les respecter. Enfin, les tevki’ sont des ordonnances qui notifient aux hauts dignitaires officiels, tels que le cadi ou le subaşı134 les nouvelles lois en vigueur. Tous ces décrets se rapportent à la vie économique et financière, — domaines qui ne sont pas pris en compte par la charî'a — et comportent pour l’essentiel des dispositions légales (nizâm) relatives aux mines et à ses ouvriers, des lois relatives à la frappe et à la circulation des pièces de monnaie qu ’elles soient d’or, d’argent ou de cuivre, des législations en matière de droit des douanes ainsi que des réglementations portant sur la balance des paiements, des réglementations et lois relatives aux monopoles et aux privilèges des produits de première nécessité comme le savon, les céréales et la cire, et enfin des normes relatives au recouvrement de certains revenus de l’État.

65 Les décrets-lois revêtent souvent le caractère d’un système de gestion administrative qui, dans bien des cas, ne concerne qu’un seul groupe social135. Il convient à ce propos, de rappeler le principe du caractère individuel du Droit au sein de l’Empire ottoman, en particulier la dimension locale des lois fiscales et leur application selon chaque groupe. Puisque ces règlements s’adressent directement à une classe déterminée, il est probable qu’ils soient communiqués aux fonctionnaires de l’Administration ottomane sous forme d’ordonnance pour que ceux-ci se chargent de les faire appliquer. Cet aspect juridique inclurait donc les réglementations impliquant les tiers136. Les articles de lois qui apparaissent dans ces ordonnances signifient soit une validation des us et coutumes préétablis, soit leur extension à d’autres régions. Par exemple, dans une loi sur les mines proclamée quatre ou cinq ans après l’annexion de Novo Brdo (1455), on voit que celle-ci présente certains éléments juridiques antérieurs à la conquête de Mehmed II, dont les aspects fondamentaux semblent avoir été préservés, voire certains termes étrangers conservés. Parfois, l’exécution d’une règle « selon la loi habituelle » était ordonnée sans même citer les articles de loi correspondants. En réalité « la loi habituelle », n’est autre que la législation basée sur les us et coutumes. Ce sont en fait des lois qui proviennent d’États pour la plupart déjà disparus mais qui continuent d’exister sous forme d’us et coutumes.

66 Nombres de ces kanûnnâme et yasaknâme proclamés par Mehmed le Conquérant inspirèrent de nouvelles lois dans les temps qui suivirent. On retrouve au XVIe siècle ces mêmes lois telles quelles — bien qu’ayant subi des modifications au demeurant négligeables137.

Sur la conception de l’État et du droit sous le règne de Mehmed II

67 Nous avons jugé pertinent de conclure cet article en rapportant les idées soutenues par l’historien Tursun Bey, — occupant sous le règne de Mehmed II de hautes fonctions au sein de l’État — : celui-ci abordait la question des origines de l’État et du droit, en se basant sur Fârâbî138 et Nasîreddîn Tûsî139. Ces idées reflètent, dans une certaine mesure, une conception basée sur la supériorité de l’État et du Droit, qui prédominait parmi les cadres de l’administration ottomane à l’époque. Tursun Bey était l’un des intimes confidents du Grand Vizir Mahmud Pacha, un grand homme d’État ayant marqué le

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règne de Mehmed II. Nous nous efforcerons de présenter ci-dessous un résumé des idées qu’il développa au début de sa chronique.140

68 Toute grande ère correspond, par la volonté divine, à l’avènement d’un grand souverain. Aux fins de préserver l’ordre universel, le Seigneur donne vie à des hommes « vigoureux » (müeyyed) et les dote d’une grande force. Or avant toute chose, la communauté ainsi créée a besoin d’un souverain. Car l’anarchie provoquée par la séparation et l’inimitié divisant les hommes s’évanouit par le pouvoir qu’il exerce. Quant aux créatures de Dieu, elles se distinguent en quatre éléments : les minéraux, les végétaux, les animaux et finalement les humains, ces derniers possédant toutes les caractéristiques des trois premiers, en plus d’être dotés de la raison et de la parole. Parmi les êtres humains, certaines personnes se distinguent des autres par leur maturité avancée, ce qui leur permet d’atteindre la Vérité.

69 L’homme est un animal civilisé, c’est-à-dire que la vie en communauté est pour lui un besoin naturel. Les hommes dépendent de l’entraide pour survivre. Ce qui n’est possible que dans le cadre d’une vie en communauté. Si on abandonne les hommes à leur propre sort, les conflits et les inimités risquent de prendre le dessus, ce qui est susceptible d’anéantir toute forme de solidarité. Pour cela des « mesures » s’imposent. D’où la nécessité d’adopter les dispositifs appropriés, afin que les individus soient aptes de leur propre chef à faire valoir leurs droits et à empêcher que l'on empiète sur les droits d’autrui, au sein de la société dans laquelle ils évoluent. Ce principe est la base même de l’entraide et de l’ordre social. On a donc donné à ce type de mesures le nom de « politique ».

70 Lorsque la mesure se base sur le principe de sagesse, elle est qualifiée de « politique d’ordre divin » (siyaset-i ilâhi). Elle est établie par le Prophète et relève de la charî'a. Si la « mesure » repose uniquement sur le principe de la raison, elle est alors qualifiée de « politique sultanienne et la loi souveraine, que nos spécialistes nomment örf (coutume)141 », à l’instar de la loi de Gengis Khan (Tursun Bey évoque lui-même cette idée). Ces deux types de mesure sont liés à la personne du souverain. On pourrait même affirmer que la première des dites mesures, à savoir, celle régulant la charî'a, est tout de même liée au souverain même si elle n’est pas toujours applicable en l’état. En effet, « une émanation d’ordre divin, telle que la religion musulmane »142 est suffisante pour faire régner l’ordre matériel et spirituel dans tout l’univers, jusqu’au jour du Jugement dernier. Toutefois, la présence d’un souverain a de tout temps, relevé de la nécessité absolue. Car sans l’existence du souverain, les hommes ne seraient pas en mesure de vivre comme il se doit, et peut-être s’annihileraient-ils tous les uns les autres, mettant ainsi fin à toute forme d’ordre social.

71 Dieu impose à tous, petits et grands, la soumission au souverain. Lui seul a droit de vie ou de mort sur ses sujets. Ces pouvoirs attribués au vacib-ül vücud143, autrement dit, à l’entité divine, sont également incarnés en la personne du souverain lui-même (autrement dit, le souverain détient l’autorité absolue). En apparence le sultan, en œuvrant à l’aboutissement de ses desseins personnels accroît ses gains et son emprise par le biais de sa fortune et de son armée. Mais son véritable objectif est de répartir ce trésor de la manière la plus optimale par le biais d’une politique appropriée, de faire régner l’ordre grâce à l’armée et de sauvegarder la religion musulmane.

72 Au sein de tout groupe — même un groupe de brigands — si un individu ne se distingue pas et n’impose ni son autorité ni les ordres qu’il profère, ce groupe est voué à se

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désintégrer. Aussi, « un royaume sans justice ne peut être viable144 ». La justice représente donc la condition nécessaire au maintien de l’ordre parmi les Hommes.

73 Nous avons tenté de résumer ci-dessus les idées de Tursun Bey. Même si l’essentiel de ces idées fut emprunté à Fârâbî et à Nasîreddîn Tusi145, certains points sur lesquels Tursun Bey insiste ne manquent de retenir notre attention : l’existence du souverain est indispensable pour la sauvegarde de l’ordre social, ce dernier devant détenir une autorité absolue et sans bornes. Nous avions évoqué au début de cet article, les idées se rattachant à la prééminence de la coutume et du droit dans la conception du souverain quant à la notion d’ordre social.

74 Naturellement, Tursun Bey souligne le caractère intemporel et omni-inclusif de la charî'a. Cependant, tel que nous avons tenté de l’expliquer précédemment, le droit d’initiative sultanien fit l’objet de très fortes avancées en matière de Droit public, notamment sous Mehmed II tandis que la charî'a, encadrait le droit privé. Il convient à ce titre d’analyser dans le cadre du droit musulman, les deux ouvrages du mollah Hüsrev — autorité reconnue au sein du monde musulman sous Mehmed II — Gurar’ul- Ahkâm, rédigé en langue arabe, ainsi que le commentaire rédigé en turc, de Durar’ul- Hükkam, qui servit pendant très longtemps de référence aux tribunaux ottomans.

NOTES

1. J. Schacht, “The Schools of law and Later Developpments”, Law in the Middle East, Eds. M. Khadduri and H. J Liebesney, Washington (1955), p. 73. 2. “Herkim Allahın inzâl ettiği ile hükm etmezse işte kafirler onlardır.” [Et ceux qui ne jugent pas d’après ce que Dieu a fait descendre, les voilà les mécréants], Coran, Sourate V (le Festin), verset 44. Traduction française de Muhammad Hamidullah (1909-2002), avec la collaboration de M. Leturmy , Éd. Amana Publications, août 1989. NDT 3. Cf. H. A. R. Gibb, “Constitutionnal Organization”, Law in the Middle East, pp. 1-27; E. Tyan, Institutions du Droit Public Musulman, Le Califat, Paris, 1954. 4. Cf. Fuat Köprülü, « Fikh », Islam Ansiklopédisi; J. Schacht, Origins of Muhammedan Jurisprudence, Oxford, 1953. 5. Cf: Ö. L. Barkan, Osmanli Imparatorluğunda Ziraî Ekonominin Hukukî ve Malî Esasları, [Les bases juridiques et fiscales de l’économie agraire sous l’Empire Ottoman], Istanbul, 1942, Index: Örf, örf-i ma’rûf, âdet, örf-i sultanî [coutume, coutume connue, usage, coutume sultanienne]. 6. Cf. Reuben Levy, The social structure of Islam, Cambridge, 1957, pp 248-270. 7. Tarih-i Osmanî Encümeni Mecmuası, ilâveler, Tarih-i Ebu’l-Feth [Revue du Comité ottoman d’Histoire, annexes, Histoire du père de la Conquête, de Tursun Beg], p. 13. 8. Levy, The social structure, p. 259. 9. C.S.Hurgonje, Le Droit Musulman, Verspreide Geschriften [Écrits dispersés], vol II, p. 314. 10. Levy, p. 248. 11. Hurgonje, p. 314. 12. Tursun Beğ, Tarih-i Ebu’l-Feth [Histoire du Père de la Conquête], p. 13 ; Ahmedî, Iskendernâme, (éd. N. S. Banarlı), Türkiyat Mecmuası [Revue de Turcologie], vol. VI, p. 111 ; Levy, p. 262. 13. Cf. Makrîzî, Hitat, vol. II, Levy, p. 261.

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14. Grand-vizir d’ascendance ouléma sous Selim Ier puis sous Soliman le Magnifique. Cf. Robert Mantran (dir.), Histoire de l’Empire Ottoman, Paris, Fayard, 1989, 809 p. NDT 15. Sujet de l’Empire ottoman soumis au paiement d’un certain nombre de taxes. NDT 16. Cf. Gibb, p. 22. 17. Cet ouvrage est rédigé par Muhammed b. Ali b. Süleyman er-Râvendi et porte le titre complet : Râhat’us-Sudûr ve Ayet’üs-Surûr (édit, Ahmed Ateş, Türk Tarih Kurumu, 1999. NDT 18. Texte original : « Imâmın vazifesi hutbe ve dûa ile meşgul olmak... pâdişahlığı (hakimiyeti) sultanlara havâle etmek ve dünyevî saltanatı onların eline bırakmaktır ». NDT 19. Gibb, Ibid. 20. M. A. Köymen, Büyük Selçuklu Imparatorluğu Tarihi [Histoire du Grand Empire Seldjoukide], vol II, Ankara, 1954, pp. 419-459. 21. Cf. F. Köprülü, Islâm Âmme Hukukundan Ayrı Bir Türk Âmme Hukuku yok mudur ? [N’existe-t-il pas un droit public turc en dehors du droit public islamique ?], II. Türk Tarih Kurultayı Zabıtları [Actes du IIe Congrès turc d’Histoire], pp. 383-418. 22. F. Köprülü, Ibid. 23. H. N. Orkun, Eski Türk Yazıtları [Les anciennes inscriptions en turc], vol. I, pp. 28-29, voir à ce propos pp. 34-35, 39, 44, 56 pour comparaison ; S. Maksudi Arsal, Türk Tarihi ve Hukuku [Le Droit et l’Histoire des Turcs], Istanbul, 1947, p. 263. 24. Cuveynî, Tarih-i Cihanguşa’dan naklen (citation tirée de l’ouvrage Histoire de la soumission du Monde), Gibb, pp. 17-18 ; B. Spuler, Iran Moğolları [Les Mongols d’Iran] traduit par C. Köprülü, Ankara, 1957, p. 408. 25. Al Maqrizi (1364-1442) chroniqueur égyptien. NDT 26. “Şeri’atçı ulema”, c’est-à-dire les oulémas ne reconnaissant que la charî'a comme seule et unique loi. NDT 27. Z. V. Togan, op. cit, p. 376. 28. Kadı Burhaneddin (1345-1398) lettré d’origine oghouze, nommé cadi très jeune par le pouvoir Eretnide NDT 29. Iskendernâme, op. cit. p. 111. 30. Cité par Köprülü, à partir de Massignon, op. cit., 414, note n° 67. 31. Aşık Paşa-zâde, publication de M. Ârif, pp. 19-20. Ebul’ulâ Mardin se trompe en tirant des conclusions trop hâtives concernant ce récit. Aşık Paşa-zâde, par le biais de ce type de récits, reflète le sentiment partagé par une partie de la population qui défend la charî'a, et qui considère les lois coutumières comme facteur de déclin. En effet, le conflit entre la charî'a et l’örf sous Mehmed II éclata ouvertement, et Bâyezid II accéda au trône, en tant que représentant de la défense de la charî'a. Voir à ce propos “Mehmed II”, Islam Ansiklopedisi, fascicule, 73. 32. Ou beylicat dans sa dénomination francisée, qui se rapproche du terme “principauté” : il s’agit d’une subdivision de sancak. NDT. 33. Aşik Paşa-zâde, p. 19. Cet événement revêt une importance capitale, du moins à l’époque du chroniqueur. 34. Orkhan (1281-1362) deuxième sultan ottoman ayant régné de 1324 à 1362. NDT. 35. Z. V. Togan, Moğollar Devrinde Anadolu’nun iktisadî Vaziyeti [La situation économique de l’Anatolie à l’époque mongole], THIM, vol. I, p. 33. 36. Z. V. Togan, Umumî Türk Tarihine giriş [Introduction générale à l’Histoire des Turcs], pp. 330-331. 37. Tapu ve Kadastro Umum Müdürlüğü, Kuyûd-i Kadîme (Direction générale des actes de propriétés et cadastres, archives anciennes]. 38. Murâd I er (règne de 1362 à 1389) : sultan ottoman ayant fondé le premier Beylerbeylik (principauté) et le célèbre corps des Janissaires. NDT. 39. Tahsin Öz, “Murad I. ile Emir Süleyman’a ait iki vakfiyye” [Murad Ier et les fondations pieuses appartenant à l’Emir Süleyman], Tarih Vesikaları Dergisi [Revue des documents de l’Histoire], n o 4 (1957), p. 243.

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40. Déf. du Redhouse, Osmalica- Ingilizce, 17e édition. NDT. 41. Ibid. NDT. 42. Toutes les définitions données ici sont tirées de l’ouvrage Histoire de l’Empire Ottoman, dir. Robert Mantran, Éd Fayard, 1989 NDT. 43. Cf. P. Wittek, Zu einigen frühosmanischen Urkunden [Concernant certains documents relatifs à la période pré-ottomane], WZKM, vol. 54 (1957), p. 252. 44. Tevârih-i Âl-i Osman [Chroniques de la dynastie ottomane], publication de Fr. Giese, Breslau (1922), pp. 29-34. 45. Mecdî, Şakâyık tercümesi [Traduire la pivoine/Traductions Pivoine], Istanbul, (1269 de l’Hégire), pp. 50. 100, 1, 112. 46. La création du système du devşirme, mode de recrutement des esclaves chrétiens, qui une fois formés, sont destinés à incorporer le rang des janissaires ou assumer de hautes fonctions au sein de l’Etat remonte à Bâyezid Ier NDT. 47. Qui signifie “le faux Mustafa”, celui-ci s’est fait passer pour le fils de Bâyezid I er (tenu pour mort au champ de bataille), s’étant ainsi ménagé des alliances stratégiques notamment dans l’Empire byzantin, pour déstabiliser Mehmed Ier (1413-1421) NDT. 48. Seyh Bedreddin Mahmud (1359-1420) homme de foi révolutionnaire et prédicateur charismatique, il a pris la tête d’un mouvement de rébellion contre l’Empire ottoman en 1416. NDT. 49. F. Köprülü, Ş. Yaltkaya, Fr. Babinger et enfin Kissling qui ont examiné ces rébellions n’ont pas assez insisté sur leur lien avec les uç (marches frontalières) et le problème des timars. Voir l’article suivant : “Ankara bozgunundan Istanbul’un zaptına” (De la défaite d’Ankara à la prise d’Istanbul), Belleten, no 27, (1943). 50. Terre dont le revenu est attribué à un timariote, militaire, ou administrateur civil NDT. 51. Sûret-i Defter-i Sancak-i Arnavid (Structure du registre du Sandjak d’Albanie), publication d’H. Inalcık, Ankara, (1954). 52. Cf. Ibid., Introduction, p. 23. 53. Türk Hukuk ve Iktisat Tarihi Mecmuası (Revue sur l’Histoire du Droit et de l’Économie turcs), vol I, pp. 165-298. 54. Cf. “Mehmed II”, Islam Ansiklopedisi, fascicule, 73. 55. Tevârih-i Âl-Osman (Chroniques ottomanes) I er cahier (manuscrits), Introduction. Millet Kütüphanesi (Bibliothèque Millet). A. E. 25. 56. Règlement organique NDT. 57. Köprülü, article cité, p. 410. 58. Cf. Spuler, à propos de la hiérarchisation des règlements organiques d’après des données sur les Mongols d’Iran, op. cit, pp. 409-411. 59. Fr. Kraelitz (Mitteilungen des Osm. Gesch. I) et M. Arif, TOEM. 60. Ö. L. Barkan, Osmanlı. Imparatorluğunun..., Introduction, pp. 15- 24. 61. Palais de Topkapi d’Istanbul, Revan Köşkü kitapları [Livres du kiosque Revan], no 1926. 62. Subdivision d’une province (Vilayet). NDT. 63. Texte original : « Paşa Hazretlerı dahi anınla cümle memâlik hususâtın bu kanûn-i Şerîf muktezasınca amel ede » NDT. 64. Texte original : “Yeni ve mûteber kanûnnâme” NDT. 65. Ahmed Ier (règne 1603-1617) sultan ottoman NDT. 66. Ç. Uluçay, Saruhan’da Eşkıyalık (Les Maquis de Sarukhan), Istanbul, 1944, p. 164. 67. Ou « Soliman le Législateur » un des surnoms donnés à Soliman le Magnifique (1520-1566) en raison de l’importance de ses contributions dans le domaine juridique NDT. 68. Cf. Atti del X. Congresso Internazionale, Comitato Internationale di Scienze Storiche [Actes du Xe Congrès International, Comité International des sciences historiques], Rome, (1957), p. 393. 71. Préambule au Kanûnnâme rédigé par M. Ârif. p. 18.

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72. Haut dignitaire religieux de l’Islam, il règle en dernier ressort les points de controverse de la charî'a. 73. L’institution du Nişancılık est vraisemblablement antérieure à Mehmed II. L’existence du Nişancı Ibrahim Pacha en 1444 est selon nous avérée. Cf : H. Inalcik, Fatih Devri I. [La période de Fatih Tome I], Ankara (1954), p. 87. 74. Kanûnnâme, TOEM, suppléments, p. 23. 75. Texte original : « Ahval-i saltanata nizâm ». NDT. 76. Terme d’origine persane signifiant « à l’intérieur” désignant la partie privative du Palais, qui représente néanmoins un poids non négligeable dans la direction que peut prendre la gestion de l’État, par opposition au Biroun (signifie « extérieur » en persan) qui désigne la partie du Palais destinée à la tenue des auditions publiques, des réceptions officielles. NDT. 77. Levée des esclaves. Système méritocratique propre à l’administration ottomane, qui consistait à fournir une éducation privilégiée aux esclaves se démarquant par des aptitudes ou talents particuliers. Les plus doués pouvaient être amenés à assumer les plus hautes fonctions de l’État, comme celle de grand vizir NDT. 78. Décrets impériaux NDT. 79. Texte original : “ebed’ül âbâd ma’mûlün bih”. NDT. 80. Texte original : benim dahi kanûnumdur”. NDT. 81. Fonction du Chef de l’Administration financière de l’Empire. 82. Fonction du Nişancı. 83. Les établissements d’enseignement supérieur situés dans la cour de la Mosquée Fatih d’Istanbul. NDT. 84. Grand Hall situé dans un édifice public, où se tenaient les audiences des hauts dignitaires de l’Empire ottoman ou des ambassadeurs avec le sultan. NDT. 85. Texte original : “Cenâb-i şerîfimle kimesne taâm yemek kanûnum değildir, meğer ehl-i iyâldan ola. Ecdâd-i izâmım vüzerâsile yerlerimiş, ben ref’ etmişmdir.”. NDT. 86. Cf. H. Inalcık, Fatih Devri, I, Zeyil no. VII, s.215, et H. Inalcık, Sûret-i Defter-i Sancak-i Arvanid, Giriş [Introduction]. 87. Royaume ennemi des Ottomans à l’époque de Murad II. NDT. 88. Bizans Tarihi [Histoire de Byzance], traduction de V. Mırmıroğlu, Istanbul 1953, p. 113. 89. Hauts dignitaires religieux de l’Islam. NDT. 90. Ce terme signifiant « garçon » désigne les jeunes serviteurs des appartements privés du sultan .NDT. 91. Magistrats ottomans dont l’autorité s’exerce dans le cadre de la loi canonique islamique. NDT. 92. À propos du droit administratif sous Mehmed II, il existe des sources turques et italiennes contemporaines à cette époque d’une importance capitale, qui permettent de compléter les informations fournies par les sources officielles. La première source concerne les informations apportées par Idris Bitlisi, dans son Heşt Behişt [Huits paradis] sur le droit administratif à l’époque de Mehmed II, qui sont de première main et très complètes. L’œuvre de Promontorio De Campis, rédigée en 1475, au sujet du droit administratif de la période ottomane ainsi que celle de Jean- Maria Angiolello, qui avait pendant de longues années séjourné dans le Palais impérial ottoman en tant que page servant dans les appartements privés du sultan, s’étant ensuite échappé en Italie où il rédigea une « Histoire des Turcs », sont sans doutes les sources italiennes qui comptent parmi les plus importantes. La seconde source a été publiée par Franz Babinger : Bayer. Academie der Wissen., Phil.-Hist. Klasse, Sitzsungb.1957, heft 8, München 1957. Quant à Angiolello, il a été publié en 1911 à Bucarest par I. Ursu. En comparant ces sources avec les kanûnnâme et les supports divers et variés dont nous disposons dans nos archives, l’organisation de l’Empire ottoman peut être décrite de manière parfaite, mais ceci n’a pas encore été fait à ce jour. 93. Ou Kazasker, Juge Militaire Suprême. NDT.

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94. Mitteilungen zur osmanischen Geschichte [Introduction à l’Histoire de l’Empire ottoman], vol. I (1922), pp. 13-48. 95. Ibidem p. 9, article 6. 96. Einleintung, p. 18. 97. Voir : Sûret-i Defter-i Sancak-i Arvanid [Copie du Registre de la province albanaise], pp. XXVII- XXXVI. 98. Texte original: “Kanûn-i Sultan Mehmed Han”. NDT. 99. Ibid. pp. 23-25. 100. Ibid. p. 23. 101. Exploitation agricole d’une surface relativement importante subdivisée en plusieurs terrains (çiftlik) cédés à plusieurs paysans au titre du fermage. NDT. 102. Texte original : “Beğlik bağa varsa raiyyetleri o beğlik bağa yılda üç gün işlede”. NDT. 103. Texte original : “Yılda üç hizmet veya üç akça vere”. NDT. 104. Texte original : “ Yılda üç hizmet veya üç akça vere, ziyade sanat ehlidir deyüp gücile iş işletmiyeler”. NDT. 105. Cf. H. Inalcik, Le règne de Fatih, tome I, p. 171. 106. Cavalier qui se voyait accorder un timar en échange de services obligatoires, dont les prélèvements fiscaux générés représentent la solde. NDT. 107. Historien soviétique éminent spécialiste du Monde Byzantin. NDT. 108. G. Ostrogorkij, pour l’histoire de la Féodalité Byzantine, Bruxelles (1954), p. 297. 109. Ou Hyperpérion, monnaie Byzantine sous forme de pièce d’or, apparue pendant le Moyen- Age. Source. Cf. Richards, John F. (1983). Precious metals in the later medieval and early modern worlds. Durham: Carolina Academic Press, 1983, pp. 57-59. NDT. 110. G. Ostrogorskij, op. cit., pp. 155-180. 111. Ou Ispenç : impôt annuel de vingt-cinq aspres versé par les paysans chrétiens (au lieu de la çift resmi). 112. Taxe des transactions commerciales intra-muros NDT. 113. Ou Resmî Arusâne : équivalent du Droit nuptial ; taxe dont doit s’acquitter une jeune fille se mariant. Cf. Coşkun Üçok, (1944). Osmanlı Devleti Teşkilatından Tımarlar, AÜHF Dergisi, I/4 Ankara, pp. 525-551 NDT. 114. « Taxe des relais postaux » : tout type de documents, messages et correspondances à caractère officiel étaient transportés par des messagers de la Porte, qui utilisaient des aires spécialisées — sortes de relais permettant aux messagers de se reposer, de ravitailler leurs chevaux, etc.— qui jalonnaient les routes empruntées par ceux-ci. Les habitants vivant à proximité de ces relais étaient soumis à une taxe dite « ulak » (taxe des relais postaux), en conséquence des retombées positives (au niveau de la sécurité assurée par la présence des autorités, propice à la prospérité et au développement du commerce) dont ceux-ci bénéficiaient. Cf. : Aryeh Shmuelevitz, The jews in the Ottoman Empire in the late fiftieth and sixteenth centuries, Brill archives, (1984), 207pp, p96 NDT. 115. Honoraires pour le gardien des pâturages. (c.f. Metin Coşgel, dir.) ; “A glossary of terms used in ottoman tax registers” ; Histoire économique de l’Empire Ottoman, Dpt des sciences, Université de Connecticut. Disponible en ligne sur : http//www.ottoman.uconn.edu/Glossary/ Tahrir_glossary.htm NDT. 116. Étienne Douchan (1308-1355), surnommé le Fort, prince des Serbes. Sous son règne, la Serbie atteint son apogée territoriale et devient l’un des plus grands États d’Europe. En dehors des conquêtes, il fait appliquer un système universel de lois sous le nom de Code Douchan. (Cf. Lazaire Douma ; « Étienne Douchan » ; in Marcellin Berthelot, Camille Dreyfus (et al.) ; La grande encyclopédie ; H. Lamirault et Cic éditeurs, Paris, 1885-1902 ; vol. 16, p. 658.). NDT.

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117. Article 6, « harac-güzârlardan » au lieu de « harac görenlerden » comme Kraelitz le lit. En fait, sa lecture et sa traduction vers l’allemand contient beaucoup d’erreurs. Ö. L. Barkan ne put pas les corriger, car il suivait la publication de Kraelitz (cf. Ömer Lufti Barkan, op. cit.; pp. 387-395). 118. Yeni-Il kanunnamesi [code de Yeni-il]. (cf. Ömer Lufti Barkan, op. cit. ; p. 81). 119. Texte original : “âmme-i memâlik-i mahrûsada cinâyât mukabelesinde vaz’ olunan cerâim-i ma’rûfe” NDT. 120. Cf. Barkan op. cit., p 362. 121. Texte original: “Rûm vilâyetinde icra olunan kanûnnâmenin sûreti talep olunup dahi bir sûreti Mısır divânında hıfz olunub ve birer sûreti dahi her kadıya göderilib sicillâtına sebt olunduktan sonra taht‑i kazâsında olan vilâyete nidâ ve tenbîh ettire ki, bu kanûna mugâyir ve muhâlif nesne alınmayıp ta’addî ve tecavüz olunmaya.” NDT. 122. Ce siyâsetnâme [Traité sur la politique] trouvé par Ç. Uluçay fut publié dans Belleten (nº 21-22) par E. Z. Karal. Le droit pénal (ceza hukuku) islamique-ottoman est traité dans son intégralité par Coşkun Üçok dans Ankara Hukuk Fakültesi Dergisi [Revue de la faculté du Droit d’Ankara], n° III. 123. Texte original : “şehirlerde ve kasabalarda mazmûnu nidâ olunup, âmme-i nâsa i’lam ve i’lan” NDT. 124. Texte original: “kanûn-i kadîm-i Osmanî’ye müracaat olunması” NDT. 125. Comme on peut l’observer par exemple dans les règlements que Barkan publia : Boz-Ulus (1540), p. 143 ; Malatya (1559), p. 117 ; Hatvan (Hongrie) relatifs à l’époque de Mehmed IV, p. 317. 126. Code de Fatih, pp. 19-23 ; Siyasetname de Selim I, Belleten, nº 21-22 ; Code de Soliman, Târih-i Osmanî Encümeni Mecmuası (TOEM), en annexe, pp. 1-10. 127. Fils de Süleyman Bey, appartient à la dynastie des Dulkadir, turkmènes d’Anatolie. Il se rebelle en 1472 sous le règne de Mehmet II et arrache le pouvoir à son frère Şahbudak Bey. (c.f. « Alâüddevle bin Süleyman, Bozkurt », Yılmaz Öztuna (dir.), Türk ansiklopedisi [encyclopédie turque] ; Ankara, Milli Eğitim, 1943-1985 ; vol. 2, p. 7.) NDT. 128. Terme du Droit pénal musulman qui désigne les peines qui dépendent des réglementations locales et juridictions compétentes NDT. 129. Rémunération versée à un fonctionnaire de la Porte au titre des services rendus NDT. 130. Robert Anhegger, Halil Inalcık, Kanûnnâme-i Sultanî ber Müceb-i Örf-i Osmanî, Ankara, TIK, (1956); document no 22. 131. Ibid. documents 2, 5, 8. 132. Belleten, nº 44 (1947), pp. 697-703. 133. Anhegger, Halil Inalcık, op. cit. 134. Le subaşı a les mêmes attributions que le Sancak Bey, mais à un niveau moindre, le subaşılık [Subdivision de sandjak]. Ils assurent l’application des lois et la présence de l’État jusqu’aux confins de l’Empire NDT. 135. Cf. à titre d’exemple : maden yasaknâmeleri [Les yasakname sur les mines] , Robert Anhegger et Halil Inalcik, op. cit., pp. 5-13. 136. Cf. à titre d’exemple, « gümüş yasaknâmeleri [les yasakname sur l’argent (matière)] » ; ibid. ; pp. 3-5. 137. Cf. Tursun Bey; op. cit. 138. Al Farabî (872-950) né en Transoxiane : grand philosophe hellénisant musulman de langue arabe, connu en occident sous les noms d’Avennasar ou Alfarabius NDT. 139. Nasîreddîn Tûsî (1201-1274), savant persan originaire de Tus. Il s’est illustré par ses contributions à la science, la philosophie, l’astronomie, la théologie, aux mathématiques et à la médecine NDT. 140. Tarih-i Osmanî Encümeni Mecmuası, annexes, p. 11-13. 141. Texte original : “siyâset-i sultâni ve yasag-i padişahî derler ki, urefâmızca ona örf derler” NDT. 142. Texte original : “vaz’-i ilahî meselâ dîn-i islâm” NDT. 143. « Celui dont l’existence est nécessaire, Dieu » NDT. 144. Texte original: “mülk-i bî adl pâyidâr olmaz” NDT.

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145. On retrouve ces idées fondamentales, empruntées de la philosophie hellène, dans Siyasat’ul Madina et Arâ’u ahl’ul-madinat’il fâdıla, Farâbi, fils d’Uzluk, et dans Ahlak-i Nasırî, de Nasîreddin Tûsi. Cf. Dwight M. Donaldson, Studies in Muslim Ethics, Londres, SPCK ; 1953, 332 p.

RÉSUMÉS

Un système juridique basé sur la coutume et la volonté du sultan complète à partir du XIVe siècle la charî'a, affirmant la force de la tradition turco-mongole. En dépit du caractère religieux de l’Empire ottoman, un système juridique séculaire basé sur la coutume et établi par la seule volonté du souverain se développe notamment à partir du XIVe siècle, s’octroyant une place significative aux côtés de la jurisprudence islamique. Les lois relatives à ce droit coutumier, rentrant parfois en conflit avec la charî'a, sont d’une certaine façon liées à la tradition turco-mongole, constituant ainsi une preuve incontestable de la place absolue et centrale qu’occupe le souverain dans la conception de l’Etat au sein des organisations turco-islamiques.

Despite the religious nature of the Ottoman Empire, a secular legal system based upon social customs, established by the sovereign, developed mainly from the 14th century, eventually taking a place of significant importance alongside Islamic Law. The rules relating to this kind of law, - that may in some cases contradict the principles of the Chari’a-, are somehow associated with Turkish and Mongol traditions, therefore constituting undeniable evidence asserting the absolute and central position of the sovereign in Turkish-Islamic organization’s traditional conception of the state.

INDEX

Index chronologique : Empire ottoman motsclesmk Отоманската империја motsclestr Osmanlı İmparatorluğu motsclesel Οθωμανική Αυτοκρατορία Mots-clés : aspre, Çift resmi, droit coutumier, Fatwa, législation ottomane, Mehmed II, Ibn Khaldûn (1332-1406), Kadıaskerlik, pouvoirs du sultan, Örf, charî'a, Berat, Divan, Firman, Ispence, Cadi/Kadi, Kanunname, Mufti, Mukataa, Mültezim, Nişancı, Oulema, Raïa/Raya/Reaya, Sandjak, Sipahi, Timar, Vakif, Vilayet, Umma, Mehmed II Thèmes : Histoire Keywords : ottoman legislation, customary law, chari’a, Mehmed II, turk-mongol tradition, Ottoman empire, History

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Que reste-t-il de la langue et de la culture grecques sur les côtes turques de la mer Noire ?

Faruk Bilici

NOTE DE L’ÉDITEUR

Cet article est la version revue et actualisée d’une communication présentée au colloque international sur les Grecs d’Anatolie et d’Istanbul, 1821-1964, qui s’était tenu à l’Ecole française d’Athènes les 23-25 février 2006. Par ailleurs, une version turque et une version française, remaniées, ont paru récemment dans deux publications. La première : « Kardeniz’in Türkiye Kıyılarında Yunan Dili ve Kültürünün Kalıntıları », Cengiz Çağla, Haldun Gülalp (dir.),Semih Vaner Anısına,Avrupa Birliği, Demokrasi ve Laiklik, Istanbul, Metis, 2010 [A la memoire de Semih Vaner, L’Union européenne, la démocratie et la laicite], p. 57-70 ; la seconde : « Rumluk après rumluk : la survivance de la langue et de la culture grecques sur les côtes turques de la mer Noire », Anatoli, De l’Adriatique a la Caspienne, Territoires, Politique, Sociétés, Nouvelle série des Cahiers d’études sur la Méditerranée orientale et le monde turco-iranien (CEMOTI), dossier : Pour une nouvelle Ententebalkanique, Paris, éditions CNRS, 2010, pp. 233-251.

1 Parlée par quelques milliers de personnes, la langue pontique fait partie de ces nombreuses langues dites régionales en Turquie, qui ne sont pas écrites, encore moins enseignées, mais qui enrichissent le paysage culturel turc grâce aux interactions avec le turc, dans une période où les développements politiques intenses en direction des minorités, notamment kurdes, laissent présager un certain épanouissement dans l’avenir pour les langues en voie de disparition. Cet article est un premier essai socio- historique sur une langue et une culture qui ne demandent qu’à renaître de leurs cendres aussi bien en Turquie qu’en Grèce.

2 La convention entre la Grèce et la Turquie signée en janvier 1923 est le document qui légalise avec l’approbation des grandes puissances l’épuration ethnique et religieuse à

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grande échelle sur les deux rives de la mer Égée, épuration commencée au XIXe siècle et renouvelée à plusieurs reprises. L’échange de population, sur le modèle de millet ottoman obligeait les 1 500 000 orthodoxes de Turquie à émigrer vers la Grèce, dont 322 500 des côtes de la mer Noire, de Sivas et de Kastamonu, sans parler des 65-70 000 personnes tuées entre 1916-19231. Inversement 350 000 musulmans sont renvoyés en Turquie, sans parler des centaines de milliers d’autres obligés de partir à cause du traité de Berlin de 1878. Comme on le sait, ce sont la minorité musulmane de la Thrace occidentale (120 000) et la minorité orthodoxe d’Istanbul (120 000) qui sont dispensées de cet échange. Lorsque le processus a été plus ou moins achevé en 1926, tout le monde pensait – et pense encore - que les racines linguistiques et humaines des vingt-huit siècles d’une présence hellénique avaient disparu par enchantement ; que seules subsistaient les querelles concernant les communautés dites « minoritaires » définies par le traité de Lausanne. Ainsi, la citoyenneté turque n’étant pas encore - elle ne l’est toujours pas - le déterminant identitaire, les populations ponticophones musulmanes restant sur le territoire turc sont plongées dans une crise d’identité dans cette ambiance de nationalisme laïque jacobin. Tandis qu’en Grèce des centaines d’associations, de centres culturels et folkloriques sont créés, de nombreux travaux scientifiques sont menés afin de perpétuer le souvenir et le folklore (et non la culture ou la langue) pontique, en Turquie c’est le silence qui prévaut. On enveloppe la culture hellénique de la mer Noire d’un « lazisme » ironique tout juste pour pouvoir raconter des blagues belges ; pire, de nombreux travaux sont publiés pour avancer que si des populations continuent à parler le pontique c’est qu’il s’agit de quelques personnes d’origine turque qui ont appris la langue des Rums, une fois en Grèce.

3 Partant de l’hypothèse que la vision unitaire de l’État-nation est sérieusement mise en cause par l’émergence de nouvelles élites, sous la pression internationale pour une meilleure intégration de l’Union européenne et un climat plus détendu entre les deux rives de la mer Égée, on peut aborder les problèmes relatifs aux minorités sans provoquer trop de réactions épidermiques aussi bien en Turquie qu’en Grèce. En attendant des recherches exhaustives, cette étude se limitera à aborder prioritairement trois questions : l’historiographie, la langue et la toponymie.

Une histoire à construire

4 Malgré les travaux éclairants de A. Bryer2, H. Lowry3 et de M. Meeker4, l’histoire de la mer Noire sous l’angle de la langue et de la culture helléniques reste à construire. Dans la période ottomane, les lignes de démarcation entre religion et utilisation de la langue sont floues. H. Lowry surtout a bien montré que l’islamisation des populations pontiques n’a pas diminué l’utilisation de la culture et de la langue d’origine hellénique dans la région de Trabzon. Paradoxalement, les cartes sont encore plus brouillées dans la période contemporaine, car à la distinction religieuse se sont ajoutés le nationalisme et le déterminisme historique, la prétention de l’appropriation de la terre par une seule langue, une seule culture. Au grand dam des courants idéologiques et politiques nationalistes et fondamentalistes, ce qui nous intéresse ici c’est justement le phénomène de la cohabitation d’une langue et d’une culture considérées abusivement comme effacées de la géographie.

5 Actuellement, deux tendances d’historiographie coexistent en Turquie quant à l’origine des populations et de la culture du Pont. La première, largement majoritaire et

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inaugurée par des historiens de la période de la « théorie langue-soleil » comme Osman Turan5, Faruk Sümer6 et Fahrettin Kırzıoğlu 7 émet des thèses très proches du pantouranisme. Selon cette historiographie, pratiquement tous les peuples ayant habité l’Asie mineure sont issus des Turcs de l’Asie centrale : notamment les Assyriens, les Hittites et les Cimmériens, les Scythes et bien d’autres. Elle n’hésite donc pas à trouver dans toutes les localités pontiques de profondes racines centre-asiatiques. Osman Turan (1914-1978) surtout en tant que ponticophone lui-même a joué un rôle fondamental. Historien médiéviste né à Çaykara (Kadahori) dans la région qui nous intéresse, Osman Turan a été député dans les rangs du parti démocrate (1954-1960) et il s’est retiré de la vie politique en 1969. Tout en poursuivant ses recherches et sa vie politique, il a surtout dirigé les « Foyers turcs » et a rédigé de nombreux articles dans la revue Turk Yurdu, les deux organes du pantouranisme. Les nombreux ouvrages sur l’époque Seldjoukide font d’Osman Turan une autorité sur l’histoire médiévale turque, mais ses prises de positions idéologiques et politiques se reflètent largement dans ses ouvrages qui fixent probablement encore pour longtemps le cadre de l’historiographie turque. Les thèses de cette historiographie concernant la turcité des pontiques sont bien résumées dans un ouvrage de micro-histoire de Haşim Albayrak, Of ve Çaykara Tarihi (Histoire d’Of et de Çaykara)8. Même s’il prend la précaution de dire qu’il ne peut pas l’affirmer avec certitude, Albayrak pense que, « les populations les plus anciennes de l’Anatolie, en conséquence celles de Trabzon, sont les Hittites, autrement dit les Turcs »9. Si Hérodote a dit que ces régions étaient colonisées par les Scythes, « c’est parce que le mot Scythe était utilisé pour désigner les Turcs Saka. Certains historiens appelaient également Saka, les Turcs qui vivait en dehors de l’Asie »10. Selon Hasan Umur, un autre historien de la région d’Of, en 1019-1093, la région d’Of était le pays des Turcs kumans. Ils étaient installés entre Sinop et Batoum. Leur han s’appelait Ofşin (dans la langue turk kumane, Ofşin veut dire « défendre son pays avec acharnement, Of-ob, veut dire arme ») et leur capitale était Of)11. Xénophon dans son Anabasis parle des peuples habitant à l’est de Trabzon, comme les Karduk, les Chilaps, les Scythes, les Maron-Koks, les Khaldis. Or ces tribus n’étaient rien d’autre que des Turcs12.

6 Que faut-il déduire de tout cela ? Tout simplement qu’avant que les Grecs colonisent la région de Trabzon et d’Of, des peuples habitaient ces contrées et que ces peuples étaient des Turcs. Or les Grecs qui fondèrent des colonies sur les côtes de la mer Noire hellénisèrent, puis christianisèrent ces Turcs, par leur civilisation, leur littérature.

7 Curieusement ces thèses reflètent le climat idéologique de la période de guerre des années de 1919-1923. En effet à la veille de la Conférence de Lausanne, tandis que les Grecs tentaient de prouver l’hellénisme de l’Asie mineure, les Turcs de leur côté rédigeaient des ouvrages pour « montrer comment l’Anatolie était turque depuis les origines de son histoire connue »13. Encore plus curieusement, l’ouvrage qui avait servi de propagande contre les thèses de la Grèce, et publié en 1922 en turc et en français, avant même la conférence de Lausanne, est réédité en turc, en 1995, par la Grande Assemblée nationale. Son président Hüsamettin Cindoruk justifiait cette publication dans sa préface de la manière suivante :

8 « La réédition de cet ouvrage, dans la nouvelle langue, n’a pas de visées politiques. Nous n’avons pas comme objectif de nouveaux affrontements et débats. Nous souhaitons seulement que le monde scientifique renouvelle ses connaissances »14. Or, dans cet

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ouvrage, un grand nombre de documents contemporains ont été publiés, et toute la partie introductive est consacrée à la turcité de l’Anatolie depuis toujours.

9 Ce sont ces thèses officielles qui sont reprises également par l’extrême droite turque pour dénier toute présence hellénistique linguistique et culturelle dans la région. Si on laisse de côté le problème ethnographique lié aux instruments de musique (kemençe, tulum) et aux tenues vestimentaires qui sont très influencés par les traditions caucasiennes, les tenants d’une région « purement turque » expliquent l’existence d’une langue grecque par un certain nombre d’arguments. D’abord le royaume pontique a été fondé en - 280 par la dynastie perse Mithridate qui n’a aucun lien avec les Grecs. Ce royaume a été annexé à l’Empire romain en - 63. Les Grecs sont venus dans cette région comme négociants et impérialistes ; le Pont n’a jamais été donc grec, comme le prétend l’idéologie de Megali Idea. De toute façon, le mot rum n’a aucun lien avec le mot hellène ou grec. Car l’appellation rum, d’origine arabe est donnée à des populations touraniennes et perses. Par ailleurs, les Turcs se sont toujours approprié la langue de la religion qu’ils ont adoptée ; étant donné que les Turcs anciens sont devenus chrétiens avec l’arrivée des Grecs, ils ont également adopté la langue. La preuve en est que les Bulgares d’origine turque sont devenus orthodoxes et ont adopté la langue slave. De même, si de grandes familles orthodoxes grecques portent des noms turcs comme Pehlivanoğulları, Oküzoğulları, Hırçınoğulları, Şahinoğulları, Arslanoğlu, Kırbaşoğulları, Dumanoğulları, Karayamalı, c’est qu’elles étaient en réalité d’origine turque15.

10 Contre cet unanimisme, peu de voix discordantes s’élèvent. Le premier de ces travaux a paru en 1996 sous le titre de Pontus Kültürü16.Son auteur, Ömer Asan est originaire d’un village de l’arrondissement d’Of, Çoruh, village ponticophone. L’ouvrage est autobiographique puisqu’il s’agit d’un témoignage. L’auteur a compilé un grand nombre de données relatives à la langue, à la culture, à la toponymie d’Of et plus particulièrement de son village à travers sa famille et son entourage. La crainte d’être déconsidéré et de passer pour un « traître » est lisible dans son introduction :

11 « Il y aura des gens qui chercheront des arrière-pensées dans cette étude. Je sais que les milieux obsédés depuis toujours par certaines idées fixes considéreront ce livre comme une œuvre ‘visant à diviser la Turquie’, je leur conseille de jeter un coup d’œil non pas à toute l’histoire, mais seulement de la lire sur cent ans. Ils verront que les hommes de différentes religions, de langues et de cultures vivaient dans la paix. Mais malgré cela, je sais qu’ils n’en feront qu’à leur tête. Cette vision qui cherche le bonheur de la Turquie dans les méthodes d’épuration ethnique ou dans la suppression physique est triste, et elle est toujours en vigueur »17.

12 En effet, cette prophétie s’est réalisée en grande partie. Car, réédité en 2000, l’ouvrage d’Asan a fait, deux ans après, dans la frénésie d’une campagne médiatique pour « sauver la Turquie des griffes d’une christianisation par les missionnaires », l’objet d’une dénonciation virulente dans la presse islamiste et nationaliste. Mais, après la saisie de son livre, il est surtout déféré devant le tribunal de sûreté d’Istanbul, sous le prétexte de « propagande écrite dans le dessein de nuire à l’unité de l’État et de la nation de la République turque ». La justice militaire reprochait à l’auteur comme à son éditeur, Ayşe Zarakolu d’avoir fait rédiger la préface à un universitaire grec, Neoklis Sarris, où celui-ci disait notamment que ce sont les mêmes raisons officielles qui ont présidé, après la Première Guerre mondiale, au débarquement de Mustafa Kemal à Samsun, comme à celui de la Grèce en Anatolie. Selon Sarris, accusé d’ailleurs par les

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plaignants d’aider la branche du PKK, installée dans son pays, dans les deux cas, ce sont des débarquements qui ont été approuvés et encouragés par les Alliés pour protéger la communauté grecque des bandes armées musulmanes18. Par ces propos et bien d’autres activités qui lui sont attribués, N. Sarkis chercherait à séparer la région de la mer Noire pour en faire un État pontique. De la même manière, Ö. Asan, était accusé d’avoir affirmé, surtout par la présentation d’un dictionnaire turc-rum du dialecte utilisé actuellement, que des populations influencées par la culture pontique vivent toujours sur les côtes de la mer Noire et surtout dans la partie orientale, à Trabzon, à Of et à Çoruk (Erenköy)19. L’auteur a eu l’occasion de démontrer l’absurdité des accusations, mais, c’est à la faveur des réformes adoptées par le gouvernement en place pour se conformer à la législation européenne en supprimant l’article 8 de la loi anti-terroriste que l’auteur a été relaxé et son ouvrage remis en circulation20.

13 La seconde publication vient de voir le jour. Il s’agit d’un dictionnaire encyclopédique de la mer Noire (Karadeniz Ansiklopedik Sözlük), en deux volumes, rédigé par un jeune chercheur Özhan Öztürk21, qui, visiblement, a tout fait pour ne pas attirer l’attention des autorités judiciaires. Mais cela ne l’a pas empêché d’être désigné comme un auteur manipulé par Athènes. Publié aux éditions Hayamola, créées par Ö. Asan, ce dictionnaire est le premier du genre à intégrer autant de concepts, de mots, de noms grecs dans un ouvrage. Réalisé à la suite d’une enquête longue de collecte dans les départements d’Ordu, Giresun, Trabzon, Rize et Artvin, le dictionnaire met en évidence les mots et noms, entre autres, d’origine grecque, mais surtout il retrace brièvement l’histoire de chaque localité. Le folklore est largement utilisé aussi bien sous forme de chansons que de poèmes ou d’expressions. En tant qu’intellectuel local « ayant des devoirs envers ses aînés, Özhan Öztürk, loin des préoccupations idéologiques », se fixe pour objectif de collecter, d’interpréter le patrimoine culturel et de le transmettre sans interruption aux générations futures22.

14 Le point de départ de ces deux ouvrages est identique : les auteurs, non professionnels de la recherche, se sont posé la question de savoir pourquoi leur entourage, les gens de leurs villages et eux-mêmes parlaient une langue différente du turc, de surcroît une langue dont les locuteurs principaux ont été déportés. Nous touchons ainsi à la question de la définition de l’identité pontique qui se construit avant tout par un territoire particulier et une langue spécifique23. À ces deux éléments, il faut ajouter certaines pratiques typiques comme la cuisine, le folklore, les soins du corps, des pratiques sociales comme la parenté, les structures politiques, la tradition orale.

Une langue en voie de disparition

15 La dévalorisation et le dénigrement systématiques de l’histoire sont également valables pour les travaux mettant en avant la langue et la culture grecques dans la région de Trabzon.

16 Il a fallu attendre le recensement de 1965 où l’on a posé la question de savoir quelle était la langue maternelle de chacun, pour « découvrir » que la langue et la culture grecques n’avaient pas disparu dans la région de Trabzon. Les résultats de ce recensement ont été exploités par Peter Alford Andrews et une équipe de chercheurs, et édités seulement en 1989, sous le titre d’Ethnic Groups in the Republic of Turkey24. La seconde édition de cet ouvrage est faite en 2002, mais elle n’a rien ajouté en ce qui

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concerne les populations musulmanes parlant le grec pontique. Les Pontiques se désignent comme turcs ou encore Oflis.

Tableau I : Habitants des localités parlant le grec pontique (recensement de 1965)25

Département / commune Arrondissement Canton

SAKARYA Hendek Karadere

Dikmen « «

Göksu « «

TRABZON Çaykara Çaykara

Akdoğan (Yukarı Hopşera) « «

Aşağıkumlu (Aşağı Mimiloz) « «

Blatacılı « «

Çambaşı (Anoso) « «

Eğridere (Gorgoras) « «

Kabataş (Fotinos) « «

Karaçam (Yukarı Ogena) « «

Kayran (Limli) « «

Koldere (Vahtanç/Paçanvahtanç) « «

Köknar (Aşağı Ogena) « «

Maraslı (Nefsipaçan) « «

Soğanlı (Asağı Hopşera) « «

Şahinkaya (Şur) « «

Taşlıgedik (Mezireipaçan) « «

Taşeren (Zeleka) « «

Uzuntarla (Alisinos) « «

Yeşilalan (Holaysa) « «

Yukarı Kumlu (Yukarı Mimiloz) « «

TRABZON Çaykara Dernekpazarı

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Dernekpazarı (Kondu) « «

Çalışanlar (Kalanas) « «

Çayırbaşı (Fotrekan) « «

Günebakan (Zenozeno) « «

Ormancık (Mekidanoz/Holomaktanoz) « «

Taşçılar (Fotgene) « «

Tüfekçi (Arşala) « «

Yenice (Zaimler) « «

TRABZON Çaykara Uzungöl

Uzungöl (Şerah/Saraço) « «

Demirli (Kotlu) « «

Derindere (Asafoliza) « «

Köseli « «

Şekersu (Sakarsu) « «

Taşkıran (Coroş) « «

TRABZON Maçka Maçka

TRABZON Of Hayrat

Yeniköy « «

TRABZON Sürmene Sürmene

Dirlik (Zide) « «

TRABZON Sürmene Köprübaşı

Büyük Doğanlı (Büyük Arhançılo) « «

Dağardı (Okasho) « «

Konuklu (Halis/Halith) « «

Küçük Doğanlı (Küçük Aharançılo) « «

Yılmazlar (Holomezrea) « «

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TRABZON Tonya Tonya

Tonya meziresi, Büyükmahalle « «

İskenderli (Kumyatak, Skandarando) « «

Kozluca « «

Melikşah (Melikşe) « «

Sayraç « «

Turalı « «

Yakçukur « «

TRABZON Vakfıkebir Beşikdüzü

Dağlıca (Mesopliya) « «

17 Selon ce recensement, 4 535 personnes ont déclaré avoir comme langue maternelle le grec dans la région de Trabzon, et 900 autres personnes dans d’autres provinces. Mais nous nous intéresserons aux premières qui se situent essentiellement dans les arrondissements de Çaykara, Of, Sürmene, Tonya et Maçka (Matzouka), réparties sur 53 localités (villes, bourgs et villages).

18 Il est évident que le chiffre révélé par le recensement paraît bien dérisoire par rapport à la population qui parlait réellement le grec à cette époque, rien que parce que certains villages parlant aujourd’hui le pontique n’y sont pas. L’exemple le plus frappant est celui de Çoruh, ce village dépendant d’Of et à partir duquel Ö. Asan a écrit l’ouvrage dont il a été question plus haut. Par ailleurs, le nombre de personnes qui ont accepté d’emblée que leur langue maternelle était le grec est totalement sujet à caution. Ceci était problématique à l’époque et l’est toujours. La dévalorisation des langues et des cultures régionales dans les États-nations issus de l’Empire ottoman est une constante. Surtout dans le cas d’une population parlant une langue cataloguée comme celle d’une minorité non-islamique. Il est plus facile par exemple d’accepter comme langue maternelle le tcherkess, l’abkhaz ou même le kurde que le grec ou l’arménien, identifiés clairement comme des langues de « gavours » ayant posé problème à la fin de l’Empire ottoman. En effet, rares sont les locuteurs pontiques qui acceptent ouvertement d’être les descendants des Rums, alors que des personnes âgées qui ne parlent pratiquement pas le turc sont encore nombreuses26. Selon les estimations, sur une population de 975 000 personnes sur l’ensemble du département de Trabzon, 300 000 (33 %) parlent le pontique. Il faut dire que ces estimations ne sont basées sur aucune étude scientifique. La meilleure manière d’avoir une certitude c’est d’entreprendre des enquêtes linguistiques, ethnologiques, anthropologiques et sociologiques au moins dans les localités réputées grécophones. Mais la tâche paraît difficile, tant il est vrai que les autorités y verraient une tentative de « séparatisme », alors qu’au-delà de toute polémique, il s’agirait de saisir, de décrire et d’enregistrer une

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langue, une culture et un folklore exceptionnels dont l’empreinte s’efface de jour en jour.

19 La langue pontique constitue un ensemble dialectal relativement homogène, surtout du point de vue morphosyntaxique. Le dialecte de Of-Sürmene présente quelques particularités remarquables qui ont été décrites plusieurs fois, notamment par Peter Mackridge dans une courte étude27, puis récemment dans une thèse magistrale par Georges Drettas28. Selon ce dernier, l’obsolescence de cette langue est programmée29 ; elle est sur le point de mourir, puis qu’elle n’est enseignée ni en Turquie ni en Grèce ; les partisans de sa disparition sont légion des deux côtés ; peu de locuteurs la parlent : en Grèce, la réalité culturelle des populations exogènes a été systématiquement marginalisée et donc du coup les dialectes y sont condamnés à disparaître. Dans tous les cas, les partisans de l’obsolescence assimilent la ponticophonie à une alloglossie30. Tandis qu’en Turquie, c’est l’indifférence, l’uniformité linguistique, culturelle et religieuse, voire les contraintes qui sont en train de la tuer. C’est donc dans les familles et surtout dans l’espace intime qu’elle est utilisée comme langue quotidienne et uniquement orale, sans jamais passer par l’écrit. Dans la dévalorisation des cultures régionales, elle a été considérée comme une tare honteuse, confinée dans le folklore le plus réducteur.

20 Nous donnerons deux exemples de la langue pontique telle qu’elle est parlée dans deux villages de Çaykara (Khadahori) : Yukarı Ogena (Karaçam)31 et Alisinos (Uzuntarla) 32. Naturellement dans ce genre de texte oral l’alphabet grec n’étant pas utilisé, la transcription en grec33, puis en lettres latines reste problématique et forcement approximative. Ντ’ εφτäνε οι άγουροι ;Οι άγουροι αν είναι σο χωρίο εγκβαίνουν σο τσαιρόκομμα, λιχτρεύουν τα χωράφä και άλλο τίπο σκατό ουκ εφτäνε. Ούλοιν πάνε σην ξενιτεία (σο γκουρμπέτι) σα μακρά για να φέρινε χρήματα σ’ οσπίτι και τρώγουνε. Ατό η δουλεία παλ αν κ’ έτονε, κανείς ουκ εξαίρ’ το κόπρε νε μαλάζαν σο χωρίο. Ελίγοι ελεπίσκουνταν σα χωράφä να δουλεύουνε. Ελίγοι είναι εκείνοι ντο πάνε σ’ οψάρεμα. Ελίγοι είναι εκείνοι ντο πάνε κόφτουν ξύλα και φορτώνουν την γυναίκαν ατούνα και εντάμα κλόσκουνταν οπίς. Καϊνέν άγουρο ου πορεί ν’ ελέπ καϊνείς φορτωμένος ξύλα, χορτάρä, σάκοι κ.ά. Σ’ αλμέξιμο και σα κόπρε το κοβάλεμα. Αν έχασεν καϊνείς το νουν ατ’ εφτäει αυτοίκα δουλείας, κοβαλιεί κόπρε, χορτάρä και ξύλα με τη ράχιαν ατ’. Ύσταρο ούλο το χωρίο συντυχαίν’ από πίσαν ατ’. Ασό στόμα σο στόμα γελούν ατόνα ούλοι οι άγουροι. Nt’eftene i aguri? I aguri an ine so xorio egvenun so ceyrokoma, lixtrevun ta xorafe ce alo tipo skato uc eftene. Ulin pane sin ksenitia (so gurbeti) sa makra ya na ferine xrimata s’ospiti ce trogune. Ato i dulia pal an c’etone kaynis uc ekser to kopre ne malazan so xorio. Eligi elepiskuntan sa xorafe na dulevune. Eligi ine ecini nto pane s’opsarema. Eligi ine ecini nto pane koftun ksila ce fortonun tin yinekanatuna ce entama kloskuntane opis. Kaynen aguro u’poriy nelep kaynis fortomenos ksila, xortare, saci c.a. S’almeksimo ce sa kopre to kovalema... An exasen kaynis to nunat eftey aytika dulias, kovaliy kopre, xortare ce ksila me ti rashanat. Istaro ulo to xorio sintishen apo pisanat. Aso stoma so stoma yelunatona uli i aguri. Que font les hommes ? Lorsque les hommes sont au village, ils vont faucher de l’herbe, bêcher le champ et ne foutent rien d’autre. En général, pour ramener de l’argent à la maison et le dépenser, ils partent tous loin. Et si ce boulot n’existait pas on se demande ce qu’ils pourraient bien foutre.

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Quelques-uns vont travailler dans les champs. Peu parmi eux vont à la pêche. Peu nombreux sont ceux qui vont couper du bois, charger leurs femmes et rentrer à la maison avec elles. Personne ne voit les hommes chargés d’herbes, de sacs etc. On ne les voit pas, non plus traire les vaches et porter du fumier. Si quelqu’un perd la tête, alors il peut bien faire ces choses-là : porter sur le dos du fumier, de l’herbe et du bois. Par la suite tout le village dit du mal de lui derrière son dos. La nouvelle va de bouche en bouche et il devient la risée de tous les hommes. Εγώ συντυχαίνω με τη θεία μ’.-Πούτσεκα κάχεσαι ; -Κάχομαι σο Ισταμπόλι, σο Πäντείκι. -Τόχνα έφαγες απόψι ; -Απόψι κρέας, ντομάτισε, ουζούμε και ψωμί εφάγαμε. -Ε θεία, αδάτσεκα ντ’ εφτäς ; -Ε, Φάρουκ, καλά κάχομαι. Χάστας ουτς είμαι, καλά κάχομαι. Το νερό ‘θε μαναχό ου πορώ να πίνω. -Οντέν ; -Το νερό χίτς όμνοστο ουτς έν. Πολλά πα ζέστη έν αδάτσεκα. Πολλά ε πογκαλεφτά ας η ζέστη. Ιδρώνω, ιδρώνω, ιδρώνω. Ν΄εβγαίνει η ψή μ’. Μόνο λέγω ας πάγω σο χωρίο. Ο άντρας ιμ επήγε. Εγώ ουτς επόρεσα πάνεινε. Το σπίτι μαναχό έν. Τα γκαρντέλε μ’ πα μαναχά είναι. Ση δουλεία πάνε και έρχουνταν και καϊνείς ουτς έν να ψέν’ και φαγίζ’ ετοίνους. Τε ν’ εφτάγω ; Πολλά πα ε γκαρίπεφτα τα ράχια. Ντ΄όμορφα τα ράχια, τα αλάντä. Τση μάνα μ’ το μεζάρι εϊκεκά, του αδελφού μ’ το μεζάρι πα εϊκεκά έν. Εντώκαν σο νουν οι κατσιμάλä και η βροχή. Δύο πατσήδε έχω σην Αλμάνια, ένα πατσή σο Ανταπαζάρι έχω και τα τρία παλ αντρειγμένα είναι. Ένα παιδί και δύο πατσήδε έχω σ’ οσπίτι... Egosintishenometithiyam. - Puçekakahese ? - KahomesoIstanboli, soPendiki. - Tohnaefayesapopsi ? - Apopsikreyas, domatise, uzumecepsomiefagame. - Ethiya, adaçekadeftes ? - EFarukKalakahome. Hastas uç ime, kala kahome. To nerothe manaho u poro na pino. - Oden? - To nero hiç omnosto ucen. Pola pa zesti en adaceka. Pola e pogalefta asi zesti. Idrono, idrono, idrono. N’egveni i pshim... Mono lego as pago so horiyo. O Antrasim epiye. Ego uç eporesa panine. To spiti manaho en. Ta gardelem pa manaha ine. Si duliya pane ce erhuntan ce kaynis ucen na psen ce fayizetinus. Te n’ eftago ? Pola pa e garipefta ta rashiya. Nt’ omorfa ta rashiya, ta alade... Tsi manam to mezari eyçeka, tu adelfum to mezari pa eyçeka en. Entokan so num i katsimale ce i vroshi Diyo patside eho sin Almanya, ena patsi so Adapazari eho ce ta triya pal antrigmena ine. Ena pedi ce diyo patside eho s’ospiti… Je m’entretiens avec ma tante. Où habites-tu ? J’habite à Istanbul, à Pendik. Qu’as-tu mangé ce soir ? Ce soir, nous avons mangé de la viande, des tomates, du raisin et du pain. Ma tante, que fais-tu ici ? Ô Faruk, je suis bien installée. Je ne suis pas malade. Seulement, je ne peux pas boire de l’eau [d’ici]. Pourquoi ? Elle n’a aucun goût. Ici. Il fait trop chaud. La chaleur me dérange beaucoup. Je transpire, transpire,

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transpire. J’en meurs. Parfois je me dis qu’il faut que je parte dans le pays [à Trabzon]. Mon mari est parti. Je n’ai pas pu partir. La maison est toute seule. Mes enfants sont seuls. Ils vont au travail, ils reviennent à la maison ; personne ne leur fait à manger. Que faire ? J’ai beaucoup de nostalgie des montagnes, des belles montagnes, des pins ! La tombe de ma mère est là-bas ; celle de ma sœur est là-bas aussi. Lorsque le brouillard arrive, il y pleut. J’ai deux filles en Allemagne, une autre à Adapazarı ; j’ai donc trois filles mariées ; j’ai un fils et deux filles à la maison… cela dit, des différences existent entre les régions et même entre les villages. L’exemple le plus frappant est celui qui est signalé par P. Mackridge. Il s’agit des noms de mois à Saraho et dans le reste du Pont.

Tableau : II Les noms des mois en Ophitic34

Saraho En général sur le Pont

o kalandaris o kala-azars

o kunduron o kunduron

o martis (*) o marts

o aprilis (*) o aprilits

o mais (*) o karyokinèses

o kirezis o kerasinon

o thurukis o kolatiers/ferinon

o aguston (*) o aguston / avguston

o stavrites o stavrites

o xtombris (*) o triominas

o triyominon o aerjites

o xtsjonaris / ksjonaris o xristjenaris

(*) : les noms utilisés en grec moderne.

21 Le grec pontique est influencé considérablement par le turc, bien sûr sur le plan lexicologique, mais aussi sur le plan syntaxique. Par exemple, sur 409 verbes recensés (parfois avec la forme transitive)35, 25 (6,11 %) sont d’origine turque, mais ils sont conjugués en pontique, tels que ankevo (se rappeler, appeler), arayevo (je cherche) ; yerleşevo (je m’installe), yakalayevo (j’attrape), yanlayevo (j’esquive), yarayevo (je suis utile), yitirevo (je perds) ou encore zorlayevo (je force), inanevo (je crois), kanture va (je trompe), keçinevo (je survie), güvenego (j’ai confiance), kourevo (je monte je construis), koutourevo (je rage), ugrachevo (je m’occupe), pegenefgume (nous nous apprécions), puchmanevo (je renonce) etc.

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22 Inversement, la langue pontique a influencé également la langue turque parlée dans la région. Dans un dictionnaire étymologique établi à partir du turc parlé dans l’arrondissement de Maçka (Maztouka), Trabzon-Maçka Etimoloji Sözlüğü (Dictionnaire étymologique de Trabzon-Maçka)36, l’on constate que, non seulement le principe fondamental, l’harmonie vocalique, a disparu de la langue, mais un grand nombre de mots d’origine pontique ont fait leur entrée dans la langue quotidienne. Ainsi selon le dictionnaire de Kudret Emiroğlu, sur 2 145 mots recensés 727 (33,9 %) sont en turc, 549 (25, 6 %) d’origine inconnue, 360 (16,5 %) en grec, 206 (9,6 %) en arabe, 150 (7 %) en persan, le reste respectivement en italien, russe, arménien et autres. Or si le dictionnaire était bien fait on n’aurait pas laissé tant de mots d’origine inconnue et parmi ces derniers, une partie serait recensée comme étant d’origine pontique.

23 Il n’existe pas encore d’étude systématique des toponymes des anciennes provinces pontiques. En ce qui concerne les noms de villages ou de bourgs, nous n’avons pas de problème particulier, car ils n’avaient pas été modifiés à l’époque ottomane. Durant les années 50 et 60 du XXe siècle, la politique de changement de noms sur les côtes de la mer Noire s’est brusquement emballée pour remplacer systématiquement tous les noms grecs de la région de Trabzon par des noms turcs, très souvent sans aucun rapport avec l’origine du nom. Ainsi en 1973, sur 562 villes et villages 431 (77 %) portaient encore des noms anciens essentiellement grecs37. Dans certains arrondissements comme Çaykara, Of ou encore Maçka, pratiquement tous les villages avaient un nom grec, tandis que dans d’autres, notamment à l’ouest, ce pourcentage descend par exemple à Beşikdüzü à 32 %, à Vakfikebir à 20 %, ou encore à Çarşıbaşı (Iskefiye) à 14 %. Ces changements semblent s’être faits de manière arbitraire.

24 En revanche, les noms de lieux-dits, tels qu’ils existent aujourd’hui, peuvent être révélateurs pour mesurer la vivacité de la culture pontique dans l’arrondissement d’Of. Aussi pour le village de Çoruk par exemple, Ö. Asan a énuméré soixante-six noms de lieux-dits dont cinquante-quatre (78 %) sont pontiques, comme Stali, Kufald, Vizlando, Ahontona, Sintoma, Kosara kabani ou encore Holaho Mantora etc.38. De notre côté, nous avons tenté de repérer dans un autre village, à Alisinos (Uzuntarla), les noms des lieux- dits et quartiers existants : Divren, Suyamando, Ahmadan, Potami, Hobchera d’Ormi, Dafia, Ragan, Nklisiya, Barhari, Balgodi, Aplayeras, Avlago Thcofala, Mavreyas, Lichia.

Conclusion

25 Ce travail sur la toponymie peut se faire sur les noms de famille, devenus les surnoms ou les noms de réputation depuis que la législation turque a imposé à chacun de choisir un nom de famille. En effet, la loi du 21 juin 1934, impose des noms turcs et elle interdit d’utiliser des noms « étrangers ». Du coup, toute une gamme de noms de familles pontiques a disparu officiellement dans la région de Trabzon, mais elle subsiste dans la vie quotidienne permettant leur identification. Ainsi à Çoruk, nous avons, à côté d’un certain nombre de noms turcs (Ahmetaliler, Hacaliler, Eminliler, Memişliler, Koloğulları, Kısıroğulları, Karahacılar, Ömerustalar, Küçükoğulları, Bahadırlar, Imamlılar, etc.), plusieurs noms de famille grecque : Skolekalılar, Vintalılar, Hentemliler, Maritsalılar, Tsileyalılar, Kosaralılar etc. Autrement dit sur 78 noms de familles comptés, 33 (42 %) sont identifiés comme d’origine turque, les autres sont essentiellement d’origine grecque. Ce n’est pas aussi exhaustif, mais le petit recensement que nous avons réalisé dans deux petits villages, Alisinos et Ogena, donne

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également des surnoms de familles comme Gogoç, Tsileya, Galegoglu, Yanukh, Gucala, Danomalezo, Nefter, Kakoç, Durko, Bebeşan Zumbi, Silil, Suls, Komara, Memen, Çahuc, Kazoradi, Rogra, Kinca, Kulukhtera, Salimadi, Ormiya, Begav, etc. Dans la petite ville de Skandarando, près de Beşikdüzü, de nombreux noms de familles grecs ont été repérés : Pakaloslar, Xulukolara, Momantlar, Xeskaloslar… sont seulement certains d’entre eux39. Dans tous les cas, un dictionnaire onomastique de la région de la mer Noire reste à faire.

26 La survivance de la langue, l’existence de cette toponymie, de l’onomastique, ainsi que d’un grand nombre de pratiques religieuses issues des traditions chrétiennes orthodoxes ont induit en erreur certains chercheurs et universitaires grecs qui s’intéressent à la question pontique. Probablement faute de travail sur le terrain ils n’hésitent pas à construire un monde imaginaire autour du concept chrypto-chrétien. Ils ont du mal à comprendre, comme les nationalistes et fondamentalistes turcs d’ailleurs, que l’on puisse avoir des identités multiples ; qu’une population puisse être musulmane tout en parlant le grec, et classent tout simplement les grécophones de la mer Noire dans la catégorie de « chrypto-chrétiens » pour expliquer cette « anomalie ». Ils préfèrent utiliser ce résidu de la langue et de culture comme une arme de propagande plutôt que comme un simple fait historique, sociologique et ethnologique méritant une attention particulière.

27 Pour mieux démontrer l’absurdité des thèses relatives au chrypto-christianisme, deux éléments doivent pouvoir être pris en compte. Le premier, c’est le phénomène de formation du clergé musulman, dans la période entre 1930 et 1950 où l’enseignement religieux était interdit. En effet, les arrondissements les plus profondément pondicophones, comme Of et Çaykara étaient également ceux qui ont fourni le plus de clergé (imams, hâfiz, mufti) à toute la Turquie.

28 L’autre élément est l’analyse du paysage politique actuel dans la région qui nous intéresse. Les résultats électoraux dans le département de Trabzon en 2002 étaient assez différents par rapport aux moyennes nationales40. Les deux partis islamistes, le parti de la justice et du développement (Adalet ve Kalkınma Partisi, AKP) et le parti de bonheur (Saadet Partisi, SP) ont réuni dans le département, à eux deux, 49,5 % des voix : 43,9 % (moyenne nationale : 34,2) et 5, 6 % (m.n : 2,4 %), alors que les autres partis de droite comme le parti de la Juste voie (DYP) et le parti du mouvement national (Milliyetçi Hareket Partisi, MHP), un parti nationaliste, obtenaient respectivement 10,7 % (m.n : 9,5) et 10,7 % (m.n : 8,3 ). Le reste des voix sont allées aux autres partis : le parti républicain du peuple (Cumhuriyet Halk Partisi, CHP) : 14,6 % (m.n : 19,4 %) ; Jeune parti Genç Parti, GP) : 1,6 % (m.n : 7,2) ; le parti populaire démocratique (Demokratik Halk Partisi, DEHAP) : 0 % (m.n : 6,2) ; le parti de la mer Patrie (Anavatan Partisi, ANAP) : 8 (m.n : 5,1) ; le parti démocratique de gauche (Demokratik Sol Parti, DSP ) : 1,3 %.

29 Aux élections législatives du 27 juillet 2007, cet écart est encore plus important, car le parti de la justice et du développement au pouvoir obtient tout seul la majorité absolue avec 231 292 voix (56,8 %) sur un total de 407 461 voix valables dans le département de Trabzon. Ainsi l’AKP rafle du même coup les sept sièges de députés sur huit attribués au département, le huitième revenant au principal parti d’opposition, le CHP. Sinon, le parti du mouvement national a obtenu 57 294 voix (14 %) le parti républicain du peuple 55 616 voix (13,6 %), le parti démocrate 25 410 (6,2 %) voix, le reste des voix étant partagé par une multitude de partis.

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30 La présence de la langue et de la culture pontiques en Turquie est l’une des richesses du pays. Leur place est encore loin d’être appréciée à sa juste valeur aussi bien par les chercheurs que par les élites politiques. C’est seulement lorsque des recherches pluridisciplinaires seront entreprises que le potentiel historique, linguistique et sociologique de cet héritage culturel sera reconnu.

NOTES

1. Stefanos Yerasimos, Milliyetler ve Sınırlar, Iletişim Yayınları, Istanbul, 1994, p. 424. 2. Quelques ouvrages d’Anthony Bryer : The Empire of Trebizond and the Pontos, Variorum reprints, Londres, 1980, 366 p. ; avec David Winfield, The Byzantine monuments and topography of the Pontos, 2 vols, Dumbarton Oaks Research Library and Collection, Washington D.C, 1985 ; Peoples and settlement in Anatolia and the Caucasus, 800-1900, Variorum reprints, Londres, 1988. 3. Son ouvrage principal sur Trabzon : The Ottoman Tahrir Defters as a source for urban demographic history : The case study of Trabzon (ca. 1486-1583), Los Angeles, 1977. 4. Parmi les nombreuses études de M. Meeker, il faut surtout signaler ces deux ouvrages : Social practice and political culture in the Turkish Republic, Isis, Istanbul, 2004, 368 p. ; A nation of Empire : the Ottoman legacy of Turkish modernity, University of California Press, Berkeley, 2002, XXVIII+420 p. 5. Voici trois titres seulement parmi l’œuvre considérable d’Osman Turan : Selçuklular Tarihi ve Türk-Islam Medeniyeti (1965), Université d’Ankara, Ankara, 1965, XIII-448 p. ; Selçuklular Zamanında Türkiye, Turan Neşriyat, Istanbul, XXX+752 p. ; Doğu Anadolu Türk Devletleri Tarihi, Istanbul Matbaası, Istanbul, 1973, XVI+281 p. 6. Faruk Sümer (1924-1995) est connu surtout par ses ouvrages sur les Oguz, ancêtres des Turcs mais aussi par ses relations avec des organismes nationalistes, comme avec le gouvernement et surtout avec le ministère de l’Éducation nationale (il a rédigé plusieurs manuels d’histoire pour les établissements scolaires) : Oguzlar (Türkmenler) : Tarihleri, Boy Teşkilatı, Destanları (5 e édition), Türk Dünyası Araştırmaları Vakfı, Istanbul, 1999, 416 p. ; Selçuklular Devrinde Doğu Anadolu'da Türk Beylikleri, Türk Tarih Kurumu Yayınları, Ankara, 1998 ; Kara Koyunlar, Türk Tarih Kurumu Yayınları; Ankara, 1990 ; Safevi Devleti'nin Kuruluşu ve Gelişmesinde Anadolu Türklerinin Rolü, Türk Tarih Kurumu Yayınları, Ankara, 1999. 7. Mehmet Fahrettin Kırzıoğlu (1917-2005) est un historien très célèbre qui s’est ingénié à « prouver » dans des ouvrages que les Kurdes étaient « des parfaits turcs » : Kürtler'in Kökü (Première partie), Ayyıldız Matbaası, Ankara, 1963 ; Her Bakımdan Türk Olan Kürtler, Ankara, 1964, 123 p. ; Kürtler'in Türklüğü, Kurtuluş Matbaası, Ankara, 1968, 134 p. ; Dağıstan-Aras-Dicle-Altay ve Türkistan Türk Boylarından Kürtler, Ankara, 1984. Membres de plusieurs organismes nationalistes, Kırzıoğlu a rédigé de nombreux ouvrages sur l’histoire de Kars, sur les Arméniens et les Turcs anciens. 8. Haşim Albayrak, Of ve Çaykara Tarihi, Cantekin Matbaası, Ankara, 1986. 9. Id. vol. 1, p. 104. 10. Id. vol. 1, p. 105. 11. Id. vol. 1, p. 105. 12. Id. vol. 1, p. 106. 13. Yilmaz Kurt, Pontus Meselesi, Türkiye Büyük Millet Meclisi, Kültür, Sanat ve Yayın Kurulu Yayınları, numéro, 68, Ankara, 1995, p. 3-12.

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14. Id., préface. 15. http///www.turan.tc/pondusdosyasi 16. Istanbul, Belge Yayınları, 1996. 17. Ömer Asan, Pontus Kültürü, p. XXIV. 18. Ö. Asan, op. cit., p. XVII. 19. Acte d’accusation du procureur général de la République, devant la sixième chambre de sûreté d’Istanbul. 20. Décision de la sixième chambre de sûreté d’Istanbul, le 12 août 2003. Voir aussi le site internet : http://www.omerasan.com. 21. Publié chez Hayamola, Istanbul, 2005, 1262 p. 22. Özhan Öztürk, Karadeniz Ansiklopedik Sözlük, introduction, p. IV. 23. G. Drettas, « La langue pontique comme objet identitaire : questions de représentations », dans Michel Bruneau (dir.), Les Grecs pontiques : diaspora, identité, territoires, CNRS, Paris, 1998, pp. 71-88. (infra : « La langue pontique… » 24. Publié chez Dr. Ludwig Reichert, Wiesbaden, 322 p. 25. Ibid. p. 373. 26. Gülden Aydın, « Pontus Müslümanları », Aktüel, 2 juillet 1992. En effet, la journaliste découvrait que dans ce village d’Iskenderli (Skandarando) les habitants communiquaient entre eux en grec, mais surtout il fallait passer par des interprètes pour s’entretenir avec certaines personnes. En réalité ce phénomène est beaucoup plus courant qu’on le pense surtout chez les personnes qui ne sont pas solarisées. 27. « Greek-Speaking Moslems of North-East Turkey : Prologomena to Study of the Ophitic Sub- Dialect of Pontic », Byzantione and Modern Greek Studies, volume, 11, 1987, p. 115-137 28. Aspects pontiques, APR, Paris, 1997, XXVIII+791 p. 29. G. Drettas, La langue pontique…, p. 82. 30. Id. 31. Ce texte est rapporté par Vahit Tursun, dans son site internet : http://www.ocena.info. Je le remercie de m’avoir autorisé de reproduire ce texte et d’avoir corrigé ma traduction. 32. Ce second texte est un court extrait d’un long entretien que j’ai réalisé avec l’une de mes tantes habitant Istanbul en août 1989. 33. Je remercie Christina Alexopoulos et surtout mon collègue et ami Georges Galanès pour leur aide précieuse dans la transcription de ces textes en caractères grecs. 34. Peter Mackridge, « Greek-Speaking Moslems of North-East Turkey : Prologomena to Study of the Ophitic Sub-Dialect of Pontic », Byzantione and Modern Greek Studies, volume, 11, 1987, p. 115-137 35. Ö. Asan, op. cit, p. 253-266. 36. Kurdret Emiroğlu, Trabzon-Maçka Etimoloji Sözlüğü (Dictionnaire ethymologique de Trabzon- Maçka), Bülent Ofset, [Ankara], 1989. 37. Trabzon Il Yıllığı, 1973, p. 52-96. 38. Ö. Asan, op. cit, p. 136-137. 39. Gülden Aydın, op. cit., p. 58. 40. Pour l’ensemble des résultats électoraux officiels voir le site de la Haute Cour aux élections (Yüksek Seçim Kurulu) : http://www.ysk.gov.tr

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RÉSUMÉS

Une mise au point sur les travaux concernant la langue et la culture pontique qui ne demandent qu’à renaître en Turquie comme en Grèce. Cet article est un premier essai socio-historique sur une langue et une culture, la langue pontique, qui ne demande qu’à renaître de ses cendres aussi bien en Turquie qu’en Grèce. Dans les deux pays en effet, les études scientifiques ont été « brouillées » par les nationalismes ambiants qui ont travesti ou dévalorisé un phénomène qui ne cadrait pas avec leurs interprétations du monde : l’existence d’une population musulmane de langue grecque. Cependant des travaux récents (et contestés en Turquie) permettent de sortir de cette situation, cet article fait le point sur l’état des travaux concernant l’historiographie, la langue, la toponymie et même l’onomastique et conclut en appelant à des études pluridisciplinaires sur ce potentiel historique, linguistique et sociologique en voie de disparition.

This article is an initial socio-historical investigation of a language and a culture, the Pontic language, which awaits rebirth from the ashes in Turkey as well as Greece. In both countries, scholarship has been ’scrambled’ by the nationalisms that misrepresented or devaluated a phenomenon that did not tally with their interpretation of the world: the existence of a Greek- speaking Muslim population. While some recent studies (contested in Turkey) have pointed the way out of this dilemma, the present one takes stock of works on the historiography, the language, the toponomy and even the onomastics, and ultimately calls for multi-disciplinary studieson this historical, linguistic and sociological evidence, which is rapidly disappearing.

INDEX motsclestr Karadeniz, Maçka, Of, Pontos, Samsun, Tonya, Trabzon, Türkiye motsclesel Μάτσκα, Μαύρη Θάλασσα, Οφ, Πόντος, Σαμψούντα, Τόνια, Τουρκία, Τραπεζούντα Mots-clés : Grande Idée, culture pontique, langue pontique, Millet, PKK, Pont/Pontique, Rum/ Roum motsclesmk Грција, Мала Азија, Турција, Црното Море Thèmes : Histoire, Linguistique Index chronologique : dix-neuvième siècle, vingtième siècle Index géographique : Asie Mineure, Grèce, mer Noire, Of, Samsun, Trébizonde, Turquie Keywords : pontus linguage, pontus culture, Asia Minor, Greece, Turkey, Maçka, Black Sea, Of, Pontus, Samsun, Tonya, Trabzon, nineteenth century, twentieth century, History

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La Communauté grecque à Marseille au XIXe siècle Entre cadre identitaire et référent-mémoire

Michel Calapodis

1 La lecture sociohistorique de la présence des Grecs orthodoxes à Marseille au XIXe siècle (im)pose la Communauté, à la fois comme outil de connaissance des mécanismes de fixation et de reproduction de cette population, et comme objet de connaissance en ce qu’elle révèle du jeu des appartenances et des représentations de longue durée qui traversent le groupe ainsi constitué. D’entité-processus qui produit le cadre d’inscription dominant des identités collectives grecques à Marseille, cette Communauté devient un observatoire privilégié et incontournable pour comprendre l’hellénisme, tant en situation de diaspora que dans sa dimension dialectique continuité/rupture.

2 Habituellement le traitement historiographique réservé aux Grecs de Marseille oscille entre deux pôles : soit c’est l’homo oeconomicus, c’est-à-dire l’agent économique efficient dans sa dimension fonctionnelle et socioprofessionnelle qui intéresse le lettré, soit c’est le récit chronologique et descriptif des traces mémorielles qui est invoqué (église, noms de rue, patronymes, etc.) ; quant à une vision sociologique ou à une modélisation sociohistorique du phénomène de construction collective, point d’étude dédiée.

3 Or, l’entité diasporique en question ne peut se résumer à une somme d’intentionnalités ou de réalisations qui, prises individuellement, n’en épuisent pas le sens1. D’autre part, ces manifestations, considérées à titre individuel et séquentiel, ignorent les processus d’enracinement du groupe grec qui nous laissent entrevoir un « milieu de vie sociale intense »2 où s’entrechoquent, se recouvrent et se reformulent les identifications du passé avec celles du contemporain.

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Des flux migratoires à la cristallisation communautaire

4 Au préalable dressons un tableau synoptique de ces groupes de Grecs qui vont, en quelques années, passer de flux migratoire à colonie, puis de colonie à Communauté.

5 La perspective historique de l’implantation des Grecs montre l’évolution d’un groupe, d’abord formé de minorités à l’état embryonnaire, constituées de migrants de statuts différents (capitaines-négociants/négociants/militaires/réfugiés), à itinéraires divers (transit, résidence temporaire, ancrage de moyen terme, ancrage de long terme), qui se sont peu à peu territorialisés dans l’espace marseillais, entre la fin dix-huitième et la première décennie du XIXe siècle. À cette date, le panorama de la présence grecque « fixée » est alors celui d’une colonie3 formée d’éléments appartenant à une classe intermédiaire et composée essentiellement de quelques dizaines de négociants de moyenne envergure et d’une poignée de militaires ou réfugiés.

6 Si, à travers les siècles, des Grecs ont fréquenté Marseille et son port, suivant en cela les routes du commerce maritime franco levantin, leur présence se signalait par deux caractéristiques essentielles : tout d’abord, elle était quantitativement réduite, majoritairement composée d’hommes de mer (capitaines et marins), et ensuite de nature temporaire, les équipages séjournant dans la ville le temps de débarquer leurs marchandises et de se faire régler leur connaissement ; les commerçants qui parfois les accompagnaient écoulaient leurs produits sur place ou parfois sur la foire de Beaucaire (Gard) qui se tenait à l’occasion des fêtes de la Madeleine. Placée au débouché du Rhône, cette foire commerciale, qui existait déjà au milieu du XIe siècle, avait acquis dès le siècle suivant une renommée internationale, car elle « attirait les marchands orientaux de Tunis, d’Alexandrie, de Syrie, de Constantinople, les Grecs, les Italiens de Venise, de Gênes, les Aragonais de Barcelone, les Portugais, les Anglais mêmes, les Allemands et les marchands de France venus de tous les points du territoire »4. Avec le développement de la marine marchande grecque au XVIIIe siècle et sa part croissante dans le trafic de marchandises entre l’Est et l’Ouest méditerranéen, s’intensifie la visibilité de l’élément grec sur le port, mais aussi dans les rues attenantes et les quartiers limitrophes. Cependant, il semble que seules quelques individualités se soient fixées dans la cité phocéenne, passant d’une situation de transit à celle de résidence ; nous avons retrouvé dans les archives les traces d’une vingtaine de Grecs (Smyrniotes, Crétois, Chypriotes ou Péloponnésiens) qui sur un siècle – entre 1680 et 1780 – ont exercé les métiers de tenanciers, de marchands, navigants ou même cultivateurs, la majorité d’entre eux s’étant installée au cours de la seconde moitié du XVIIIe siècle. Parmi cette cohorte composite notons l’implantation de quelques techniciens thessaliotes et chiotes (déjà) renommés en Europe pour leur expertise en art tinctorial et particulièrement dans l’application du rouge d’Andrinople, procédé alors au cœur des recherches menées par les manufactures textiles.

7 Avec la Révolution et l’émergence de la nation française – au sens politique du terme – on assiste à un changement de paradigme, de nature sociale, économique et géopolitique qui va affecter les logiques structurelles et conjoncturelles du substrat marseillais, et par voie de conséquence, nourrir de nouveaux flux migratoires grecs. D’une part, les quasi vingt années de blocus maritime marginalisent le négoce et les négociants marseillais – véritables charpentes de la société phocéenne – et provoquent un choc commercial, c’est-à-dire une crise des approvisionnements ; d’autre part, les

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échanges avec le Levant subissent les mutations capitalistiques auxquelles la seule fonction d’entrepôt commercial du port marseillais ne peut répondre en termes de compétitivité internationale, face aux Anglais notamment.

8 Dès les années postrévolutionnaires et durant une grande partie du XIXe siècle, les négociants grecs détiendront presque en exclusivité les solutions stratégiques aux nouveaux enjeux commerciaux : maîtrisant à la fois l’amont (le Levant), l’aval (Marseille ou autres points de distribution) ainsi que la circulation du crédit, ils vont dominer un marché progressivement, mais inéluctablement fermé aux négociants marseillais. Ils seront parmi les seuls intermédiaires en capacité d’encaisser les futurs soubresauts et aléas d’un commerce tributaire des phases d’ouverture et de fermeture politicostratégiques entre la France, les autres puissances européennes et l’Empire ottoman.

9 Ainsi, l’avènement de cette présence hellène d’un nouveau type est-elle enchâssée dans un contexte historique d’inflexion profonde des rapports géopolitiques et des structures de production et d’échange. Dès lors, le noyau de la colonie va se former autour de ceux que nous appelons « les pionniers », groupe formé d’abord par les premiers négociants smyrniotes qui s’installent temporairement dans les années 1794-1795, puis surtout centré à partir de 1798-1800 autour des premiers Chiotes – majoritairement de confession catholique – et renforcé temporairement par une vague de capitaines-négociants en provenance d’Hydra, pratiquant ce qu’il est convenu de nommer de nos jours la vente one shot, c’est-à-dire de cycle court. Le morphotype de ces néo migrants est fortement différencié, par comparaison avec celui de leurs prédécesseurs : à la place des marchands de détail et des employés, s’installent des négociants appuyés par un proto réseau commercial recouvrant – imparfaitement – des généalogies familiales et dotés d’une surface financière plus étendue. Quelques-uns de ces Chiotes catholiques5 vont s’implanter durablement à Marseille, connaître une véritable réussite professionnelle et même la transmettre à leur descendance, mais sans générer ce mouvement emblématique et axial des Chiotes orthodoxes qui leur succèderont bientôt : la reproduction communautaire. De façon dominante, ces « pionniers »6 vivront à Marseille des destins transitoires ou fragiles : • transitoires pour les capitaines-négociants, car ils suivent des trajectoires commerciales plus que des territoires. • fragiles, car s’ils bénéficient d’un capital numéraire et d’un réseau commercial, ils combinent deux handicaps majeurs qui seront autant d’atouts différenciateurs pour leurs épigones orthodoxes : un endogroupe, à la fois vaste et triplement contrôlé (Communauté, parentèle généalogique, parentèle économique).

10 Parmi ce flux initial de précurseurs laissant quelques têtes de pont prendre racine dans la ville, il convient de distinguer ceux que nous appelons les « géopolitiques », c’est-à- dire les Grecs qui ont été directement acteurs ou victimes du jeu géostratégique républicain et consulaire français. Bien que largement temporaire, leur présence contribuera à construire un pôle de résidence hellénique à Marseille au cours de la génération dite révolutionnaire, de la Révolution à la chute du Premier Empire. Mentionnons en particulier ceux qui, lors de la campagne d’Égypte, lièrent leur destinée à celle des armées napoléoniennes, soit en tant que militaires, soit en tant qu’auxiliaires ou protégés. En effet, le repli forcé de l’expédition française trouve son point culminant le 2 septembre 1801 avec la capitulation du général Menou et l’embarquement à Damiette des restes des troupes parmi lesquelles figurent les 309

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hommes du chef de brigade Nicolas Papazoglou. Ils débarquent dans la ville phocéenne, bientôt rejoints par la cohorte des supplétifs civils et de leur famille. En majorité, les soldats de Papazoglou intègreront le corps du Bataillon des Chasseurs d’Orient et s’illustreront dans la campagne de Dalmatie, puis en Épire et enfin dans les îles Ioniennes, mais, en 1814, quand l’ordre sera donné de dissoudre le bataillon, les officiers et soldats grecs les plus désargentés vont se joindre aux autres réfugiés au sein du « dépôt des réfugiés égyptiens » de la ville, sorte d’asile pour ces nécessiteux. Quelques centaines de Grecs d’Orient, de Grèce continentale ou des îles se retrouvent donc à Marseille pendant quelques mois, voire quelques années, en situation de totale hétéronomie, tant vis-à-vis de la société locale que des autres Grecs. Contrairement aux « pionniers » qui leur sont contemporains et aux Chiotes qui les supplantent7, ils font brutalement l’expérience de l’altérité ; le déplacement spatial contraint ne s’accompagne pas, dans leur cas, d’un déplacement cognitif parallèle et le processus par lequel ces acteurs vont pouvoir acquérir d’abord de la familiarité puis de la hauteur, non seulement avec les codes de la société d’accueil, mais aussi dans leurs rapports avec les autres résidents grecs de la ville, va mobiliser plus de ressources et plus de temps. C’est ce qui explique que le jeu de leur reconstruction sociale s’appuie immanquablement sur des pratiques habitantes marginalisées au sens géographique et socio-économique du terme et sur une lecture de l’espace de la ville selon des filtres familiers, rattachés aux espaces de vie quittés, et ce, afin de reconstituer l’unité de temps et d’espace du groupe en voie de (re)constitution.

11 Cependant, si une discrimination spatiale est avérée, elle est fondée essentiellement sur le critère du statut socio-économique, elle n’est pas significative d’un « déficit » d’hellénisme ou de grécité de ces réfugiés et militaires, par comparaison avec les autres résidents hellènes. Elle tient plutôt aux tendances lourdes du territoire marseillais qui, à travers les siècles, a défini ses trames spatiales en fonction, plutôt de ses métiers (artisanat, mer, négoce, etc.) que des origines ethniques de ses habitants.

12 Ainsi, pour les quelques militaires ou réfugiés qui vont réussir leur reconversion socioprofessionnelle, on s’aperçoit, en premier lieu, qu’ils opèrent une certaine appropriation sociale de l’espace phocéen et ensuite, qu’ils interagissent de façon isotropique avec les autres Grecs orthodoxes dans le champ de la construction communautaire. Citons l’exemple emblématique de Théodore Rakos qui fait la synthèse de la multiplicité de ses appartenances autour des représentations centrales de l’hellénisme (Communauté et orthodoxie)8.

13 Sous l’angle de la classification sociale, il n’est toutefois pas possible de catégoriser cette colonie comme groupe9 ; tout au plus peut-on distinguer ces sous-groupes que nous venons d’évoquer, mais, d’une manière générale, on n’assiste pas à une volonté de personnalisation collective ou d’identification saillante à un quelconque endogroupe. Pour ceux qui s’implanteront durablement dans la ville (catholiques), ce qui les caractérise, c’est plutôt une indéfinition des frontières entre leur Soi, leur groupe d’appartenance primaire et les exogroupes marseillais : ayant mené des stratégies de conformité qui les ont conduits à adopter des conduites sociales (économiques, matrimoniales et confessionnelles) propres à la société marseillaise10, leur relation à leur groupe de provenance s’est affaiblie et limitée à la simple caractéristique d’une origine commune (Chios ou Smyrne).

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14 L’installation, principalement après 1822, des Chiotes orthodoxes descendants de familles archontales11, va marquer une mutation structurale de la morphologie sociale grecque à Marseille, car : • primo, ses membres se posent en agents de la morphogenèse communautaire. • secundo, la reproduction sociale est assurée, dans tous les sens du terme : démographique, économique, communautaire et mémorielle.

15 De fait, l’aboutissement de ces processus conduit à une cristallisation communautaire, base à partir de laquelle vont se développer toutes les identifications des Grecs de Marseille, qu’elles soient endo ou exocentrées. Sans même en référer à ses héritages historiques, le groupe qui se forme alors possède tous les traits d’une κοινοτική αρχοντιά ou archontat communautaire.

16 Parmi les différentes perspectives susceptibles de nous éclairer sur ce groupe grec déterminé par sa Communauté, intéressons-nous d’abord à ses coordonnées sociodémographiques, c’est-à-dire à ses caractéristiques directement saisissables (localisation géographique, pyramide des âges, catégories socioprofessionnelles, nationalité et religion) en tant que population inscrite dans l’espace marseillais au cours de la période 1830-1880. De ces états empiriques, il émane un collectif grec, producteur et produit d’un entre-soi à trois facettes – socio-spatio-temporelle –, dont l’articulation signe la spécificité de l’ensemble.

17 Du point de vue de la localisation spatiale, l’entre-nous ne se présente ni comme un enfermement ni comme une dilution résidentiels, mais suit plutôt un processus mimétique qui regroupe les Grecs sur le territoire selon le schéma urbain propre à la ville dont les dominantes assignent l’espace physique à des univers socio-économiques ; entre-nous homogène, non isolé des autres entre-soi, qu’ils soient locaux (exemple : la bourgeoisie marseillaise) ou étrangers, mais en cohérence avec ceux du monde du négoce implanté dans la ville. Le territoire marseillais, dont l’ancrage de ses populations est fondé sur une double logique de réseaux (sociale et familiale), n’agit donc pas comme un cadre discriminant en ce qui concerne les dynamiques d’identification communautaires, le critère différenciateur étant de nature socio- économique et transversale. Sous cet angle, le groupe archontal grec est marqué par la prédominance de sa classe négociante qui le définit socioprofessionnellement et avec prégnance, tout en suivant, là aussi, une stratification (négociants, rentiers, employés) compatible ou en capacité d’intégrer le schéma de catégorisation socioprofessionnelle marseillais. Parallèlement, se met en place un processus de reproduction démographique (pyramide des âges) dont le profil se confond avec celui des autochtones, significatif d’un groupe cristallisé potentiellement en position d’acculturation.

18 En somme, ce sont les réalités d’un groupe qui se développe en harmonie avec son environnement sociologique immédiat. Toutefois, l’idiosyncrasie du dispositif grec tient au fait qu’il est simultanément porteur de particularités fortement différenciatrices qui se cristallisent également au cours de sa reproduction communautaire. D’une part, on constate, à la lecture des documents d’archives, un phénomène constant d’autoattribution par l’immense majorité des Grecs recensés de la nationalité grecque, bien que la plupart du temps, ils soient sujets ottomans, russes ou même citoyens français ; d’autre part, l’extrême faiblesse du nombre de naturalisations françaises peut s’interpréter comme une conduite collective résistante. En effet, on aurait pu s’attendre, dans les années 1880 – soit près de deux générations après le début

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du processus de fixation communautaire – à trouver une tendance inverse, c’est-à-dire allant dans le sens d’une perception moins aiguë des différenciations entre leur endogroupe et l’exogroupe (société française) ; ceci d’autant plus que les autres marqueurs de la reproduction sociale faisaient alors état de rapprochements ou similitudes lourdes et durables (statut socioprofessionnel, géolocalisation, stratification par âges), et que le contexte historico-politique français poussait à l’assignation identitaire afin de faire coïncider strictement nationalité et citoyenneté.

19 Au surplus, en examinant la variable religieuse, on s’aperçoit que la prévalence orthodoxe au sein du groupe grec dès les années 1820 s’est transformée, cinquante ans plus tard, en facteur diacritique puissant, par le poids numérique de ses membres, par la profondeur acquise dans le « fait total » grec à Marseille, et par l’érosion concomitante de la composante catholique grecque qui a rapidement intégré les temporalités marseillaise et française.

20 La religion et la nationalité (perçue) produisent donc une délimitation de temporalités avec celles de la société d’accueil dans la mesure où elles réfèrent à un socle commun d’appartenances sociohistoriques diachroniques, jouant pour les Grecs orthodoxes le rôle d’un noyau stable de représentations centrales. Sans provoquer d’exclusion, de marginalisation ou de fragmentation entre leur endogroupe et les exogroupes (groupes locaux, français ou étrangers), leur entre-nous affirme la Communauté sans « faire » communauté.

La Communauté : axe constructeur et référent- mémoire

21 Si nous généralisons l’usage du C majuscule pour désigner la Communauté grecque orthodoxe, c’est pour signifier sa doubler nature qui la différencie de toutes les autres acceptions du terme : à la fois groupement et lien de sociabilité.

22 Le mouvement d’objectivation de ces deux facteurs de cristallisation groupale suit à Marseille deux grandes étapes de développement : • fin 1820 début 1821, les principaux négociants, avec à leur tête les premiers Chiotes archontaux, se dotent d’une organisation sommaire – la Confraternité – autour du projet de construction de l’église. • À partir de 1855, l’organisation est étayée en termes d’organes, de fonctions et de procédures. Les champs d’intervention ou d’ambition de cette Communauté qui se développe se caractérisent par leur multifonctionnalité, c’est-à-dire par les nombreuses œuvres en commun à accomplir, au-delà des objectifs propres de l’église et de son organisation juridicoéconomique. Parmi les missions extraconfessionnelles de la Communauté figurent celles de l’enseignement de la langue ainsi que les œuvres de nature sociophilanthropique, qui vont tenir une place de plus en plus significative, au fur et à mesure de l’amélioration de la situation des finances de la Confraternité.

23 En résumé, les représentants des dynasties archontales, en étroite collaboration avec les derniers « pionniers » présents dans la ville, érigent l’église et se dotent d’un modèle organisé d’affinité fraternelle, durable et multifonctionnel, la Confraternité. Autour de cet axe bâtisseur surgit le groupe d’appartenance : par leur adhésion engagée à un regroupement unitaire (Confraternité) sous l’égide de l’Église, les Grecs entrent à la fois dans un processus de différenciation catégorielle vis-à-vis des Marseillais

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(différences perçues) et dans un processus d’autocatégorisation qui va leur permettre d’installer un Nous. Ce Nous fonctionne comme assignataire d’identités, religieuses d’abord (orthodoxie), en établissant des distinctions endogroupe-exogroupes. Mais les effets de la catégorisation s’étendent bien au-delà, débordent les attributs de premier degré que confère la Confraternité ; par le statut et la fonction sociohistorique primordiale et diachronique qu’occupe l’Église orthodoxe dans l’espace-temps de l’hellénisme et, par voie de conséquence, dans la structuration du Soi social des Grecs, la Confraternité actualise les croyances, les représentations sociales – pas seulement religieuses – partagées de l’ensemble des Grecs présents, membres effectifs ou non de cette Confraternité. D’une certaine manière, elle fonde à Marseille les appartenances stables et de « longue durée » ou cadre référentiel cristallisé pour les Grecs institués alors en membres d’une « Nation hellénique », comme il existait à Livourne ou à Trieste une « Nazione greca ».

24 Pour comprendre en profondeur comment l’articulation des représentations grecques autour du culte orthodoxe construit l’endogroupe, on ne peut se contenter d’utiliser le seul argument quantitatif, à savoir la capacité d’action des unités familiales archontales intégrant plusieurs centaines de membres et dotées d’importantes ressources matérielles. Il nous semble que l’analyse doit plutôt se situer à un niveau sociohistorique et représentationnel. Fondamentalement, la construction communautaire grecque se situe à la rencontre de deux dynamiques décisives : • Une dynamique sociohistorique : prégnance séculaire du marqueur-cadre Communauté et de son organisation (Confraternité) pour les populations helléniques, que ce soit dans les territoires sous domination ottomane (Chios, Smyrne, Constantinople…) ou au sein des entités diasporiques (Livourne, Trieste, Vienne…). • Une dynamique sociocentrique : contrôle social intégré de l’endogroupe par la collusion entre le réseau de parentèles, le réseau de l’organisation communautaire (Confraternité) et le réseau économique.

25 Des interactions entre ces deux forces émerge la spécificité du fait communautaire grec en tant que fait social à deux versants, micro et macrosociologiques.

26 D’un côté, en tant que groupement, la communauté (sans majuscule) forme une « unité collective réelle […], directement observable et fondée sur des attitudes collectives, continues et actives, ayant une œuvre commune à accomplir, unité d’attitudes, d’œuvres et de conduites qui constitue un cadre structurable […]. »12 De l’établissement du culte orthodoxe dans un premier temps, l’œuvre se transforme en œuvres dont les plus importantes pour la collectivité grecque seront : assurer les fonctions de reproduction cultuelle, d’éducation, de transmission des mémoires et traditions ainsi que d’« œcuménisme social » (sociohumanitaire, philanthropie, évergétisme)13. De groupe unifonctionnel appelé à remplir en 1820 une fonction religieuse, la communauté devient progressivement, au tournant des années 1850, un groupement multifonctionnel occupant les champs centraux de la reproduction sociale. Quant aux conduites collectives qui servent ces objectifs ou œuvres, elles relèvent donc du domaine religieux et social et nous verrons plus avant qu’elles sont rattachées au modèle diachronique de la Communauté grecque sous domination ottomane, modèle lui-même impliqué de façon centrale dans la construction des identités collectives grecques.

27 Comme tout groupe, la communauté n’est pas réductible à l’interrelationnel de ses membres, d’une part, et ne peut être détachée d’autres groupes comme de sa

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participation (appartenance) à la (aux) société(s) global(es), d’autre part. Elle est imprégnée des influences de la société marseillaise à travers la socialisation de ses membres (école, échanges et participation à la vie sociale de la ville, de la nation…), de celles des autres groupes qu’elle côtoie ou pénètre, des plus réduits aux plus étendus (unités familiales, réseaux d’entreprise et familiaux, sociétés non lucratives, classes sociales), mais elle est aussi – et surtout – traversée par la prévalence de la société grecque – au sens de « phénomène social total »14 suprafonctionnel, possédant une ascendance sur les groupes qui en découlent – qui exerce son attraction sociale avec ses propres médiateurs ou sous-groupes qui la composent : réseaux de parentèle, Église orthodoxe, réseaux économiques, sociétés philanthropiques, cercles d’évergètes, etc. Il ressort de ce qui précède que la communauté-groupe ne peut se voir réduite à une entité à segment unique, à l’instar de l’idéal-type wébérien de la Gemeinschaft (communauté), de nature purement organique (clanique), caractéristique des structures sociales traditionnelles, basée sur la contrainte collective et opposée à la Gesellschaft (société), entité moderne.

28 D’un autre côté, ce qui distingue, selon nous, la Communauté grecque des autres communautés réside, non seulement dans les œuvres communes qu’elle accomplit, mais, de surcroît, dans sa propension unitaire, c’est-à-dire l’exercice de liens de sociabilité entre ses membres tels que les forces centripètes l’emportent sur les forces centrifuges ; autrement dit, la manière d’être lié dans le tout et par le tout, la prédominance d’un Nous. Mais ce mécanisme de type microsociologique qui institue cette communauté (groupe) en Communauté (groupe et lien de sociabilité), suit un tropisme qui lui est propre. En effet, les rapports interpersonnels au sein d’un groupe peuvent être de nature plus ou moins profonde ou fusionnelle, d’un effet masse15 (faible intensité) à un effet communion (intensité maximale de participation) en passant par un effet communauté (équilibre entre intensité et volume), pour reprendre la catégorisation de Gurvitch. Or, dans ses rapports entre cadre (communauté-groupe) et flux (communauté-lien de sociabilité), le groupe grec archontal présente, dès le règlement (κανονισμός) de 1836, des niveaux de cohésion, allant d’un Nous intermédiaire dominant (communauté) – parité entre intensité et volume de participation au groupe – à un Nous fort et épisodique (communion). C’est cette articulation si spécifique qui permettra l’expression des héritages sociohistoriques, la reproduction de conduites collectives régulières et la permanence des missions à accomplir. Cette combinaison structure-individus est donc ce qui donne son caractère d’« espèce » à la communauté grecque devenue Communauté.

29 Réalité sociale équilibrée, la Communauté grecque devient potentiellement pérenne, car elle favorise, non seulement la croissance numérique du groupe, mais aussi la transmission de ses représentations, normes et valeurs héritées, par une contribution engagée de ses membres à son développement. D’autre part, le caractère équilibré (effet communauté) de l’intensité de participation de chacun d’entre eux ouvre le champ des possibles, c’est-à-dire l’appartenance multiple (à d’autres groupes, voire exogroupes) et l’actualisation des représentations, attitudes et pratiques diachroniques que les interactions avec la société locale provoquent.

30 Si l’on utilise ce critère pour comparer les flux migratoires grecs précédant celui des Chiotes et autres descendants des lignées archontales, l’idiosyncrasie de la Communauté est patente. En ce qui concerne les « pionniers » déjà évoqués, l’état de sociabilité qui les caractérise collectivement tend vers un degré de fusion dans le Nous,

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faible, signe de solidarités distendues et d’un groupe-collection ; en revanche, on va trouver dans le groupe des Grecs « en armes »16, qu’il s’agisse d’anciens militaires, de réfugiés ou même des premiers Chiotes fondateurs de la Communauté, des rapports de communion marqués par un volume de participation réduit, mais une participation intensive et une sorte d’aspiration collective incarnée dans un Nous fortement fusionnel. Pourtant, cet état de sociabilité qui exacerbe le degré d’homogénéité à son paroxysme, qui engendre la répétition du même, ne peut (et n’a pu) être en mesure de rendre viable ce (sous-) groupe, tant la monopolarité de l’objectif poursuivi et des liens interpersonnels l’enfermait dans son développement et le privait de l’expression des autres représentations diachroniques de l’hellénisme (transmission de la langue, principes d’auto-organisation démocratique…). Si un tel Nous-communion avait été à l’œuvre au sein du groupe archontal, ce dernier se serait rapidement limité dans ses champs d’action à l’église (unifonctionnel) et aurait aussi promptement pris l’aspect d’un ordre figé. D’ailleurs, le fait d’exprimer une sociabilité communautaire n’est pas exclusif de moments communiants, comme ce fut le cas lors des grandes célébrations à caractère religieux, ethnoreligieux et national que la Communauté a dirigées.

31 Ainsi, sans conteste, les Grecs ont été en mesure de se doter d’un réel schéma collectif, « foyer autonome de modèles, […] symboles, règles, valeurs [et] idées »17 à partir d’un double mouvement : • l’élaboration d’une organisation – la Confraternité – autourd’objectifs communs (confessionnels, philanthropiques…) et dans un cadre hérité (la Κοινότης Grecque). • l’établissement entre les membres du groupe de liens de sociabilité spontanée relevant d’une dominance équilibrée, mais non exclusive des forces centripètes sur les forces centrifuges. En quelque sorte, l’expression d’un « sentiment de communauté » ou plus précisément de « sentiment de vie en commun »18.

32 La Communauté est donc une construction, le produit des interactions entre des Grecs agents sociaux, qui ébauchent la Confraternité fin 1820 et la structurent en apportant à ses organes et fonctions un maillage suffisamment serré pour lui assurer une capacité d’action dépassant la simple administration du culte19. De ce fait, nous retrouvons ici la relation dialectique Église-Communauté : la reproduction sociale communautaire passe par l’ancrage de l’institution religieuse dans l’espace, à travers sa dimension statutaire et organisationnelle (Confraternité), mais la Communauté coproduit avec elle, en le socialisant, le cadre de mémoire collective, à la fois unification des mémoires théologique et sociale et lié à un paradigme de l’hellénisme fondé sur une sociohistoricité propre et actualisé – qui plonge ses racines dans la Communauté diachronique grecque et développe ses branches dans la France du XIXe siècle.

33 Dans le domaine de l’enseignement de la langue, par exemple, quand la Communauté décide de confier les cours de grec et d’études classiques à l’archimandrite Kreatsoulis en 1830, l’église devient le lien-lieu communautaire qui « fixe » les deux cadres sociaux de la mémoire collective que sont le temps et le langage. Lieu symbolique et fonctionnel à la fois, l’Église est mobilisée pour reconstituer le passé dans le présent (continuité mémorielle) dans le domaine du dogme orthodoxe et, comme dans le cas présent, dans celui de la langue. En 1833, sous la pression de la Communauté, un cours de grec moderne est institué au Collège royal de Marseille et dispensé par un des membres du groupe, Nicolas Vafiadis. À partir de cette impulsion donnée par la Communauté, on verra fleurir dans la ville tout au long du siècle des initiatives privées d’enseignement de la langue grecque, menées par des Grecs résidant à Marseille. Les procès-verbaux

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d’assemblée témoignent de la prégnance du phénomène pour le groupe grec qui ne manquera pas d’intervenir pour soutenir ces actions individuelles. Ainsi, la Communauté fournit-elle à son tour le cadre dans lequel vont être ré-activées, réinvesties, des représentations historiques initialement transmises par l’Église ; c’est à travers le filtre de la Communauté qu’elles se constituent en normes et pensée sociale.

34 En résumé, la Confraternité, son organisation, tout comme le groupe des archontes sont autant de facteurs qui structurent l’endogroupe et l’érigent en Communauté, réalité sociale surdéterminante et englobante. À peine constituée, la Communauté n’est plus réductible à ses éléments constituants, car en son sein se déploient les relations sociales entre ses membres, les modèles et schémas représentationnels qui ressortissent, à la fois aux schémas diachroniques de l’hellénisme à Chios, Smyrne ou Constantinople et aux novations spécifiques qu’ils subissent à Marseille. La Communauté devient le réfèrent identitaire pour l’ensemble des Grecs qui vont être déterminés par leur appartenance à ce groupe, qu’ils soient ensuite, membres inscrits ou non de la Confraternité.

35 Compte tenu des développements précédents et ainsi que nous le mentionnions plus haut, la dynamique sociohistorique apparaît comme un facteur central de la constitution en Communauté du collectif grec orthodoxe, tant du point de vue des héritages de pratiques et conduites collectives que de celui d’un sentiment de continuité, de cohérence d’un triptyque passé-présent-futur. Quels sont donc les fondements de cette prégnance particulière qui imprime à la notion de Communauté cette valence décisive dans l’évolution diachronique de l’hellénisme ?

36 Les historiographes abordent cette question selon des optiques différentes quoique convergentes. Pour C. Paparrigopoulos, « les Communautés ont des racines profondes qui plongent dans les origines et les traditions de la nation hellénique […]. »20 L’illustre historien, défenseur d’un schéma de continuité historique de l’hellénisme, les fait remonter aux cités de l’Antiquité et traverser le Moyen Âge byzantin au cours duquel elles subiront des changements qui n’affecteront pas foncièrement leur nature, mais simplement la dénomination et l’étendue des pouvoirs de leurs chefs. S. Zambelios soutient que l’isonomie trouve son salut dans l’esprit municipal ; elle y a rencontré « un refuge inviolable » et grâce cette organisation locale, « la nation s’est toujours autoadministrée et de façon ininterrompue », préservant « les coutumes et les traditions paternelles » 21 Les idées exprimées par C. Paparrigopoulos qui s’inscrivent, après celles de Zambelios, dans une conception historiographique « romantique » visant à assigner un profil national à l’histoire grecque, vont favoriser la recherche et de nombreuses études sur les principes de la Communauté autoadministrée, exemples : E. Lycoudis, N. Filaretos, D. Tsorotos, N. Pantazopoulos ou encore A. Vacalopoulos pour qui la tradition du peuple grec porte en elle l’antériorité du phénomène communautaire. Le juriste N. Moschovakis, dans son traité de droit public, note, comme Paparrigopoulos, que l’auto-administration communautaire a toujours été présente en Grèce, sous une forme ou sous une autre, mais qu’il serait erroné d’établir une continuité entre les organisations de Cités-États de l’Antiquité, le droit communal mis en place sous Adrien – imprégné d’éléments étrangers – et les institutions nées sous la dynastie des empereurs macédoniens (867-1056)22. C’est à cette époque, écrit-il, que les relations entre les provinces et le pouvoir central sont si relâchées que la vie locale peut se développer en toute liberté et qu’apparaissent alors les Communautés. Position partagée également par D. Zakythinos23 qui considère que « les lointaines origines de la

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communauté [sont à rechercher] dans le vaste champ de l’expérience byzantine ». Selon lui, l’Empire ottoman ne fera qu’adopter un système existant et rentable, renforçant par la même occasion l’esprit de solidarité locale.

37 Dans son ensemble, le corpus historiographique valide l’existence, entre le Xe siècle byzantin et le XIXe siècle ottoman, d’une auto-administration communautaire, sorte de personne morale à capacité juridique autonome qui, par les liens de sociabilité cohésifs qu’elle tisse entre ses membres, fonde un « fait social » sinon indépendant, en surplomb du fait économique (type d’exploitation ou de production).

38 Si l’on rapporte ces constats historiographiques à l’étude que nous avons menée de règlements de Communautés grecques orthodoxes situés sur des territoires hellénisés (Chios, Hydra, Thessalonique, etc.), plusieurs enseignements d’intérêt pour notre argumentation se dégagent.

39 En tant qu’institution dédiée aux populations grecques de l’Empire et, à ce titre, insérée dans le schéma administratif et économique ottoman, la Communauté possède les signes clés d’une structure sociale : des hiérarchies multiples et spécifiques (exemples : entre la réglementation communautaire propre et la réglementation ecclésiastique, entre la temporalité contemporaine économique et la temporalité diachronique ou transcendantale de la religion, entre les pratiques et rôles de chacun de ses membres24), dotées d’une organisation « cristallisée »25 qui participe à son équilibre complexe, une « conscience collective nette » ainsi qu’une « armature cimentant ces équilibres » 26 ; ces deux derniers facteurs sont particulièrement soulignés par la dimension sociopolitique de la Communauté et de ses détenteurs, les archontes, qui, d’un côté, reçoivent des privilèges et de l’autre, « légalisent » et étendent leur contrôle économique sur la propriété, la production de richesses de même qu’ils prescrivent un ordonnancement social de la vie des habitants27.

40 Le rôle axial de l’Église orthodoxe : par le fait même qu’elle détient, au vu du système de millets fixé par le pouvoir ottoman, le principe ethnarchique, l’Église occupe une place centrale au sein de la Communauté. Disposant d’une infrastructure matérielle et humaine décentralisée, d’un système juridique propre et d’un environnement idéologique défini, elle s’installe dans l’espace concédé par l’occupant et tente de contrôler l’espace communautaire, c’est-à-dire les populations locales. Dans un mouvement dialectique d’opposition, ces dernières n’auront de cesse, plus particulièrement à partir du XVIIIe siècle, de réfréner les ambitions cléricales et de limiter ses domaines de compétence. Pour les Communautés tournées vers le commerce international et la navigation, les laïcs vont s’octroyer la maîtrise des champs relevant du droit des affaires, du droit maritime, puis, progressivement, d’une partie croissante des attributions de droit civil (exemple : droit immobilier) ; restent alors de l’apanage ecclésiastique, le ministère religieux, la tenue des livres, les affaires familiales et de juridiction civile, les clercs tendant ainsi à s’approprier la responsabilité de l’« éthique sociale ». À Chios, par exemple, l’exercice de ce pouvoir moral, s’il reste du ressort clérical, sera exercé ou partagé avec les laïcs, tout au moins dans ses aspects juridictionnels, constituant ce que G. Contogeorgis nomme une « arme puissante et efficace » qui l’institue réellement comme entité autoadministrée, détenant des pouvoirs étendus parallèles à ceux de l’autorité ottomane (domaine judiciaire). Le corps social de l’île, par ses représentants laïcs – les démogérontes – est donc en charge, non seulement de l’administration économique et financière, mais aussi de la justice commerciale, maritime et successorale.

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41 Détentrice de larges attributions, la Communauté possède une « souveraineté sociale »28 qui renforce l’intensité du contrôle social par la classe archontale. En outre, la multiplication des interventions arbitraires de la part des autorités locales ottomanes ont opéré un mouvement endocentré de solidarité et d’autoprotection autour de ces archontes, avec pour conséquence le développement, à travers l’Empire ottoman et les points diasporiques, d’un morphotype social archontal singulier.

42 La confrontation de cette perspective communautaire diachronique avec celle de la diaspora grecque en Méditerranée occidentale (Livourne, Trieste…) et plus précisément à Marseille, montre une tendance lourde à la convergence, en termes de forme, structure, organisation et procédure, les différences étant essentiellement de deux ordres : la situation de minorités dévolue aux entités diasporiques et, concernant spécifiquement Marseille, le contexte historique d’un État français en voie de mono- identification politique et sociale, qui ne laisse aucun champ libre pour une quelconque autonomie communautaire non nationale (administrative, judiciaire ou politique).

43 La forte corrélation du cas phocéen avec les autres situations communautaires témoigne de la volonté des fondateurs « marseillais » de considérer les Grecs de Marseille comme le Γένος grec et de l’organiser selon les canons similaires qui régissent les Communautés des territoires hellénisés de longue date ou celles, centenaires, d’Europe occidentale (Venise, Vienne, Trieste, Livourne). Que ce soit pour l’administration de leur église soumise à des épitropes laïcs dotés de pouvoirs larges, l’articulation des fonctions législatives et exécutives selon des modalités qui renvoient, à la fois à la gestion locale traditionnelle des territoires grecs de la période ottomane et aux pratiques des autres Communautés grecques d’Occident, ou encore par la présence à la tête de l’institution de la même classe archontale, la Communauté marseillaise s’inscrit de façon mimétique dans une continuité sociotemporelle.

44 À Marseille comme auparavant à Vienne, à Trieste ou à Livourne, la cristallisation du groupe grec orthodoxe se fait donc dans l’espace social au centre duquel se situe l’Église, référent axial spatio-temporel. L’Église-institution apporte l’autorité légitime, prescrit un schéma préalable d’attitudes collectives ; autour de ce pivot mobilisateur, et par un effet de translation/propagation, la Communauté va se constituer « en soi » et « pour-soi » la Communauté devient la catégorie d’appartenance, bien au-delà des attributions réelles de la Confraternité qui, en tant que modèle d’organisation, n’épuise pas le sens communautaire surdéterminant. À la lumière de ce qui précède, cette Communauté se présente comme le creuset de deux phénomènes cohésifs : d’une part, un groupe dont l’unité est réalisée autour de référents structurés a minima au sein d’un cadre historiquement hérité – la Κοινότης (Communauté) de l’époque ottomane – et producteur de signes, symboles et règles, et d’autre part, des liaisons collectives fusionnelles, au sens de liens de sociabilité entre ses membres tels que les forces centripètes l’emportent sur les forces centrifuges. Ce Nous « fusionnel » de type communautaire – et parfois de type communion – est celui du groupe religieux, mais c’est aussi celui d’une conscience de partager des représentations sociales communes (religieuses, familiales, linguistiques, de classe, géopolitiques…). À ce titre, elle devient un observatoire privilégié pour étudier l’hellénisme en situation de diaspora, du point de vue de la transmission de la mémoire, et finalement nous inviter à réfléchir sur le dilemme continuité/rupture.

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Un hellénisme entre continuités et réinvestissements mémoriels

45 En considération des développements antérieurs, la question du phénomène communautaire se pose en ces termes : comment les attributs sociohistoriques de la Communauté ont-ils été intégrés, actualisés dans la mémoire du collectif grec à Marseille ? Peut-on y déceler des continuités actives, signes d’une « mémoire mémorisante » ou bien cette Communauté n’est-elle finalement qu’un cadre au sein duquel sont activées en se métamorphosant une ou plusieurs mémoires collectives grecques ?

46 Rappelons que la Communauté grecque n’est ni un modèle abstrait, ni un agrégat d’individus se rassemblant par le statut (négociant), la classe sociale (archontale) ou l’origine (Chiote, Smyrniote…), ni un phénomène social uniforme réglé par des solidarités grégaires et spontanées, à l’image de la communauté naturelle rousseauiste. Elle n’est pas non plus un groupe imaginaire29, mais un produit sociohistorique que véhiculent les représentations collectives des migrants-fondateurs de l’entité phocéenne. Ces représentations sont d’autant plus prégnantes que ce sont – pour reprendre l’analyse de Maurice Halbwachs – « [des] représentations anciennes [qui] s’imposent à nous avec toute la force qui leur vient des sociétés anciennes où elles ont pris forme collective. »30 En se formant à Marseille, la Communauté est donc de « plain- pied » dans sa propre mémoire puisque les archontes qui l’incarnent activent au quotidien, dans leurs pratiques sociales, les représentations qu’ils activaient hier à Chios, Trieste ou Smyrne. Le processus ici actionné relève de la répétition mémorielle, dans la mesure où la Communauté crée à Marseille un espace mémoriel, prolongement des espaces mémoriels en réseau de Chios, Constantinople, Livourne ou Trieste qui, en l’absence d’un centre d’origine, s’actualisent mutuellement. Cet espace est d’abord celui du vécu, de l’intégré, de la mémoire « en marche », et non celui de la reconstruction ou de la re-présentation du passé. Transmise par le réseau endogroupe de parentèles et dans l’espace réseau grec, la mémoire des pratiques et représentations ne subit pas de fracture de type historique, elle s’étend31 jusqu’à la cité phocéenne.

47 Pour preuve, la trame des continuités qui dessinent les ancrages de la Communauté marseillaise. Les Chiotes ou autres descendants des familles archontales qui s’installent dans la ville, particulièrement après 1822, sont vecteurs d’une certaine « pérennité d’un ensemble de faits sociaux »32. Mentionnons quelques-unes des continuités qui sont au centre de la socialisation des acteurs communautaires.

48 Continuité de la fonction économique : en s’installant à Marseille, ces Grecs vont déplacer leur résidence sans changer fondamentalement la structure économique de leurs activités (réseau endogroupe contrôlé à l’international), ni leur structure financière basée, non sur un développement capitalistique (exemple : sociétés anonymes), mais sur des associations à fort intuitu personae (exemple : sociétés familiales) aboutissant en fin de compte à un recoupement quasi parfait des réseaux de parentèle et de commerce.

49 Continuité de la fonction communautaire et religieuse : ainsi que nous l’avons souligné antérieurement, les archontes ont, pendant la domination ottomane, joué un rôle central dans le fonctionnement communautaire sur l’ile de Chios, exerçant un pouvoir quasi discrétionnaire, non seulement dans les domaines administratif, économique,

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moral, éducatif, parfois judiciaire, mais aussi religieux ; pourvoyant aux besoins de l’Église, ils soumettent en outre à leur pouvoir la gestion des clercs (nomination, rémunération, contrôle de l’activité des prêtres). Si l’on revient à notre Communauté marseillaise, nous constatons d’abord que les archontes en place à la tête de l’organisation communautaire, avant leur migration, occupaient des responsabilités similaires à Chios, mais aussi à Trieste ou à Livourne, que ce soit à titre personnel ou à travers leur parenté immédiate (pères, oncles…). De plus, les articulations organes fonctions ainsi que les procédures de fonctionnement sont parfaitement équivalentes, exemples :

50 Nos deux épitropes des règlements de la Confraternité marseillaise correspondent aux trois démogérontes de Chios, aux trois épitropes de Livourne ou aux trois governatori de Trieste, tant par leur profil socio-économique que par leurs prérogatives et leur mode d’élection.

51 Les procédures sont électives à tous les niveaux de fonction et les mandatures, annuelles ou limitées à deux années, à l’image des pratiques chiotes.

52 Permanence des pratiques familiales et matrimoniales : toutes généalogies confondues, les pratiques d’alliances entre les parentèles, parfois qualifiées à tort d’endogamiques, sont en réalité des alliances endogroupes homogames élargies dont la configuration « marseillaise » n’est qu’un appendice du réseau global des généalogies archontales. Les recherches que nous menées en la matière (analyse de réseaux patronymiques) nous ont confirmé que les alliances entre les dynasties archontales résidentes à Marseille façonnent un ensemble fortement connexe, dont la structure ne manque pas de renvoyer à la dimension sociohistorique de ces familles. En effet, la configuration du réseau des unions archontales « marseillaises » est de même nature que celle du réseau d’alliances entre ces parentèles dans les générations antérieures à la migration ; un phénomène identique s’observe dans les autres points de la diaspora archontale (Trieste, Livourne, Londres, etc.). Extension spatio-temporelle, donc, imprégnée de représentations partagées.

53 Au demeurant, il est intéressant de noter que la composante organisationnelle de la Communauté, la Confraternité, est matériellement établie (règlements) sur le mode de la transmission directe : en arrivant à Marseille, les archontes apportent le savoir-faire qu’ils avaient mis en pratique au sein de leur Communauté précédente ; il ne s’agit pas pour eux d’une activation mémorielle à partir de sources historiques, mais plutôt d’un transfert visant à rendre explicite ce qui est implicite dans leur bagage représentationnel. « Que le cadre se soit élargi ou resserré, à aucun moment, il ne s’est brisé »33, les acteurs du groupe assurant spontanément, par autoactualisation immédiate et mimétique, la vie communautaire grecque à Marseille, comme ils l’avaient eux-mêmes déjà assurée à Trieste, Livourne ou Chios. Ce sont leurs souvenirs qui élaborent la forme marseillaise du groupe ainsi que ceux de leurs parents, proches, alliés qui occupent des fonctions ou jouent des rôles semblables aux leurs, au sein d’autres Communautés du réseau diasporique. Ces mémoires sont vives, immédiatement engagées et non restituées ex post. On se trouve bien en présence d’une continuité qui n’a rien d’artificiel puisqu’elle vit dans la conscience du groupe grec de « départ » et s’objective dans celui d’arrivée, par la médiation de la Communauté34.

54 Cependant, avec la pérennisation de sa reproduction, cette Communauté revisite le cadre au sein duquel s’insèrent les générations successives des descendants des archontes. Sous l’effet de l’exposition à leur environnement social marseillais et

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français, celles-ci intègrent à leurs représentations diachroniques de nouvelles sociocognitions, faisant ainsi émerger une configuration communautaire spécifique. Si la fondation de la Communauté est significative de la mémoire d’habitudes de ses archontes, d’une « collectivité mémoire »35, la première génération migratoire ainsi que les suivantes vont transmettre en les remaniant les pratiques et représentations héritées de l’espace-temps réticulaire hellénique.

55 La Communauté n’est donc pas simplement mémoire vive, répétition, elle est également le lieu d’activation d’un passé re-travaillé, re-présenté, soumis à la dynamique des appartenances multiples que les résidents grecs vont développer sur place. Ayons présent à l’esprit que la première génération des familles archontales est avant tout une génération de rupture puisque de migration, qui s’installe et installe ensuite ses descendants chiotes sur le devant de la scène communautaire. D’une certaine manière, comme il y a eu la génération de 1821 pour l’hellénisme helladique, il y a, pour l’hellénisme de la diaspora et particulièrement pour celui de la migration en Méditerranée occidentale, la « génération de 1822 », celle des Chiotes qui, par milliers, émigrent vers cette aire géographique. Cette capacité à produire sa propre mémoire à partir de sédiments mémoriels, nous la retrouvons, par exemple, dans la redéfinition que subissent à Marseille les champs de compétence de la Communauté.

56 En évoquant plus haut la prégnance sociohistorique de la Communauté dans l’histoire hellénique, nous avons pointé son caractère persistant et successif en termes de groupe et de liens de sociabilité, permettant de l’assimiler à un modèle social (degré d’autonomie, cohésion endogroupe, hiérarchisation des fonctions, etc.). Sur le plan administratif, la Communauté tend à s’identifier, dans les territoires hellénisés, à une collectivité locale personne morale dotée d’attributions relevant du droit civil et du droit public.

57 Compte tenu du contexte sociopolitique français du XIXe siècle, la Génération marseillaise36 va procéder à un travail de reconstruction plus que de remémoration de cette forme de souveraineté sociale, juridique et économique. Certes, sont répétés les grands équilibres structuraux, à savoir le contrôle des laïcs sur les clercs, l’émergence ou l’enracinement de la classe des notables (archontes ou démogérontes) ainsi que l’organisation fonctionnelle de l’église, mais cette réactivation s’accompagne d’un renouvellement fondamental du périmètre de compétence communautaire, et ce, pour une raison majeure : la construction stato-nationale française qui, tout au long de ce siècle, va « nationaliser » la société française par ses processus étatiques d’uniformisation uninationale. Par conséquent, il n’y aura pas d’espace pour un quelconque déploiement communautaire autonome dans le domaine public, à l’inverse de ce que les Empires multinationaux décentralisés autorisent, c’est-à-dire un régime de privilèges pour certaines communautés étrangères ; par exemple, la Confraternité de la Sainte Trinité sise à Livourne, sera – à travers ses épitropes – seule en charge de l’administration de la Communauté grecque de la ville ; elle se transformera après 1833 en corps civique chargé d’être l’interlocuteur des autorités centrales et locales, corps assimilable à une représentation politique de la Nazione greca de Livourne 37. La Communauté grecque n’échappe pas à son contexte sociohistorique d’immersion et à la centralité de l’appartenance à la nation française38 dans l’élaboration des identités collectives cultivées sur le territoire hexagonal ; ses champs d’intervention vont donc se restreindre au domaine confessionnel et à ses domaines connexes (philanthropie, assistance aux indigents, etc.), sans toutefois bénéficier d’une quelconque

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reconnaissance de sa personnalité morale, ce qui signifie ne pas être en capacité d’agir en son nom propre, d’un point de vue juridique et a fortiori sociopolitique.

58 La Génération de la Communauté fait surgir à Marseille en quelques années – alors qu’il a fallu plusieurs décennies à la colonie de Livourne ou de Trieste – un groupe cohésif et structuré par la mémoire vive, contemporaine et rituelle de Chiotes et autres descendants de dynasties archontales, autour du noyau central de leurs représentations : foi et rite orthodoxes, parentèles endocentrées, langue grecque et Communauté ; cependant, les spécificités de l’environnement d’accueil marseillais et français ont contraint cette Génération à imposer « de l’extérieur » à sa mémoire en action, des aménagements ou réinterprétations dont le réinvestissement du cadre communautaire est sans doute le plus impliquant, d’un point de vue collectif.

59 Une analyse similaire appliquée au domaine de la langue ou des alliances matrimoniales nous montrerait cette articulation fine que la Génération a élaborée : elle répète en même temps qu’elle instaure le changement ; d’un côté, en fondant la Communauté, elle est vecteur de continuités fondamentales (religion, groupe et sociabilités communautaires, famille, langue, négoce) et de l’autre, presque simultanément, elle est acteur d’une reproduction qui n’est pas reproduction du même, à l’identique, mais la reproduction d’un « autre même ». Cela a été rendu possible parce que les ajouts et transformations opérés n’ont pas affecté – ou seulement de façon périphérique – leurs représentations axiales. En d’autres termes, l’unité et le sentiment d’unité39 ont pu être prégnants tout au long du XIXe siècle au sein du groupe grec par les conduites singulières distinctives de ses membres (orthodoxie, langue grecque, Communauté, alliances endogroupes), les conduites de « conformisation »40 sociale apportées par le partage des espaces marseillais (langue française, sociabilités bourgeoises, monde économique) étant intégrées aux premières sans abandon, destruction ou transformation substantielle des premières, c’est-à-dire de leurs représentations fondamentales.

60 En conclusion, quand la Génération initie à Marseille le processus de genèse communautaire, elle fait passer les Grecs d’une situation de colonie à celle de Communauté, modifiant ontologiquement leurs positionnements identitaires collectifs. L’état de cristallisation communautaire dessine les contours d’une configuration à valeur ajoutée identitaire : d’un côté, elle porte la force prescriptive des représentations fondamentales sociohistoriques véhiculées dans les foyers de l’hellénisme, de l’autre, elle autorise un phénomène d’acculturation, c’est-à-dire un transfert de valeurs et normes de la société d’accueil vers l’endogroupe, mais – et le, mais est ici fondamental – ce dernier a sélectionné, de manière consciente ou inconsciente, les emprunts qui, tous, ressortissent à des domaines faiblement symboliques41 (négoce, statut social, sociabilités bourgeoises, territorialisation, etc.), les champs fortement symboliques (religion, nation, langue, Communauté, famille) ne se prêtant pas ou peu aux échanges.

61 D’une certaine manière, avec la Communauté, la Génération se dote d’un espace-outil de prise en charge des identifications et appartenances qui a permis aux Grecs de ne jamais transformer leur diacritique sociohistorique ni en renfort ni en repli identitaire.

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NOTES

1. Chacune d’entre elles étant un point de vue sur l’identité groupale, au même titre que « […] chaque mémoire individuelle est un point de vue sur la mémoire collective […]. » M. Halbwachs, La mémoire collective, Paris, Albin Michel, 1997, p. 94. 2. M. Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire, Paris, Alcan, 1925, Nouvelle édition, Presses Universitaires de France, 1952, p. 168. 3. Par colonie, nous entendons la forme intermédiaire que prend le groupe grec, entre son arrivée et sa constitution en Communauté, à l’instar de J. Hassiotis qui définit la colonie – παροικία – comme un petit foyer de migrants créé « en dehors du large territoire de l’Orient grec orthodoxe ». Voir J. Hassiotis, Eπισκόπηση της ιστορίας της νεοελληνικής διασποράς, Thessalonique, Éditions Vanias, 1993, pp. 19-20. 4. É. Levasseur, Histoire du commerce de la France. Première partie. Avant 1789, Paris, Arthur Rousseau, 1911, pp. 89-90. 5. Citons, par exemple, le cas de la famille Badetti. 6. Dans ce groupe figurent, par exemple, les deux Smyrniotes Thomas Spagnolakis et Anastase Calovolo, ainsi que le Chiote André-Marie Giustiniani. Tous les trois sont représentatifs, à des degrés divers, du profil sociographique du groupe migratoire en question. Le premier, arrivé à Marseille dans les années 1794-1795, rejoindra la colonie grecque florissante de Livourne quatre ans plus tard, à l’instar de Calovolo. Avant de devenir des membres éminents de la colonie toscane, ils entretiendront un courant d’affaires dynamique entre Marseille et Smyrne (blé et autres ressources frumentaires) et s’engageront, tant en faveur de la République naissante (contournement du blocus, acheminement de la correspondance diplomatique) que dans l’effort de libération nationale des Grecs. Homme de confiance de Koraïs (Coray), Spagnolakis participera, dans les premières années de l’Insurrection, à la diffusion du mouvement de renaissance intellectuelle, à travers la distribution de ses ouvrages dans les colonies grecques d’Occident. 7. Le cas des Chiotes exilés à partir de 1822, hormis le fait du déplacement contraint, n’est pas comparable, tant du point de vue des conditions de migration (activation des réseaux familiaux) que du profil endocentré et massif du groupe qui émigre. 8. Après avoir appartenu au corps des Chasseurs d’Orient, ce natif de Trikala se replie sur Marseille en 1814 où il exerce d’abord la fonction de commis chez un négociant local, avant d’ouvrir sa propre maison de commerce, en association avec un Zantiote (Caridy). À l’instar d’autres ex-militaires grecs, il intègre des loges maçonniques locales qu’il fréquentera avec assiduité. Les différents rapports administratifs effectués lors de sa demande de naturalisation, soulignent sa « vie réglée » et « l’attachement [qu’il a] pour la nation française ». Parallèlement aux liens qu’il tisse avec la France, on le retrouve agent de la Révolution grecque, membre du comité philhellénique de Marseille et surtout fervent orthodoxe, fortement engagé dans

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l’installation du culte dans la ville. Il sera l’un des membres fondateurs de la Confraternité, épitrope jusqu’en 1837 et participera à toutes les délibérations et assemblées jusqu’à son décès en 1852. 9. Au sens de groupement, c’est-à-dire fondé sur des conduites et des œuvres collectives à accomplir, structurable ou structuré, et dont les forces centripètes l’emportent sur les forges centrifuges. 10. Ils s’allient avec des parentèles locales dès la première génération et partagent avec les Marseillais leurs croyances et rites religieux (Église catholique romaine), ce qui a facilité sans aucun doute leur rapprochement avec les exogroupes locaux. 11. Rejoints à partir des années 1840-1850 par d’autres parentèles archontales non chiotes (épirotes, constantinopolitaines etc.), tels les Zarifi, Zafiropoulo ou Mélas. Sont habituellement qualifiées d’archontales les lignées de la noblesse byzantine ou des grandes familles bourgeoises alliées. Nous préférons les définir par la prégnance de leurs marqueurs sociohistoriques (orthodoxie, langue grecque, pratiques matrimoniales endogroupes et réseaux à l’international). 12. G. Gurvitch, La vocation actuelle de la sociologie – Vers la sociologie différentielle, tome 1, Paris, Presses Universitaires de France, 1968, p. 305. 13. Citons : secours aux indigents, collecte de fonds pour les victimes crétoises de l’insurrection de 1867, création d’un hôpital grec à Marseille, etc. 14. G. Gurvitch, op. cit., p. 447. 15. À ne pas confondre avec la notion statistique de masse (regroupement quantitatif d’individus) ni celle de mouvement social. 16. Période 1821-1830 pendant laquelle les Grecs de Marseille participeront à l’effort de libération nationale, aux côtés des volontaires philhellènes. 17. G. Gurvitch, op. cit., p. 294. 18. À rapprocher du Gemeinsamkeitsgefühl wébérien qui n’apparaît pas ex nihilo, mais est étroitement lié au fait d’avoir en commun (Gemeinsamkeit). Selon Weber, le sentiment – éminemment subjectif – d’appartenance à une communauté s’appuie sur des interactions réelles, les données objectives ou « fait d’avoir en commun certaines qualités, une même situation ou un même comportement ». 19. Le règlement de 1855 en est la parfaite illustration. 20. C. Paparrigopoulos, Ιστορία του Ελληνικού Έθνους, tome 5, édité et complété par P. Karolidis, 8e édition, Athènes, Eleftheroudakis, p. 114. 21. S. Zambelios, Άσματα δημοτικά της Ελλάδος, εκδοθέντα μετά μελέτης ιστορικής περί Μεσαιωνικού Ελληνισμού, Αthènes, Éditions Dionisios Notis Karavias, 1986, p. 56. 22. N. Moschovakis, Το δημόσιο δίκαιο στην Ελλάδα την εποχή της τουρκοκρατίας, Athènes, Éditions Archipelagos, 1998, pp. 72-75. 23. D. A. Zakythinos, La commune grecque. Les conditions historiques d’une décentralisation administrative, in L’Hellénisme contemporain, Athènes, 1948, p. 420 sqq. 24. Exemple : la répartition de la participation aux organes fonctionnels de la Communauté (conseils, éphories, tribunaux) et aux assemblées générales ou extraordinaires. 25. Les règlements mettent en exergue la connexité des différents appareils organisés qui peuvent être assimilés à des conduites préétablies, fixées et situées. 26. G. Gurvitch, op. cit., p. 435. 27. Sur le pouvoir politique de la Communauté, voir G. Contogeorgis, Κοινωνική δυναμική και πολιτική αυτοδιοίκηση, οι ελληνικές Κοινότητες της τουρκοκρατίας, Athènes, Éditions A. Livanis Nea Synora, 1982, p. 17. L’auteur assimile à ce pouvoir les abus des archontes ainsi que leur tendance – dans la dernière période de l’Empire ottoman – à défendre un régime établi et à recourir à l’appareil répressif de l’occupant. 28. G. Gurvitch, op. cit., p. 441.

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29. Allusion à la « communauté imaginée » ou “imagined community” de Benedict Anderson. Selon l’auteur, « toutes les communautés de taille plus importante que celle des villages primitifs du face-à-face (et peut-être même ceux-ci), sont imaginées ». Cela ne signifie pas qu’elles sont factices ou irréelles, mais qu’elles reposent sur une conscience d’appartenance commune (dimension subjective) nourrie d’un processus d’objectivation (langue commune, limites territoriales, etc.). Voir B. Anderson, Imagined Communities, London-New York, Verso, 2006, pp. 5-7. 30. M. Halbwachs, Les cadres… mémoire, op. cit., p. 207. 31. « La mémoire d’une société s’étend jusque-là où elle peut, c’est-à-dire jusqu’où atteint la mémoire des groupes dont elle est composée. » M. Halbwachs, La mémoire collective, op. cit., p. 134. 32. M. D. Sturdza, Dictionnaire historique et généalogique des grandes familles de Grèce, d’Albanie et de Constantinople, Paris, Chez l’auteur, 1983, p. 120. 33. M. Halbwachs, La mémoire collective, op. cit., p. 141. 34. « […] la condition nécessaire, pour qu’il y ait mémoire, est que le sujet qui se souvient, individu ou groupe, ait le sentiment qu’il remonte à ses souvenirs d’un mouvement continu […]. » M. Halbwachs, idem supra, p. 130. 35. P. Nora, Les Lieux de mémoire, t. 1, Paris, Quarto Gallimard, Paris, 1997, p. 23. 36. Terme générique pour désigner les trois générations qui vont incarner le plus intensément la Communauté, soit jusqu’à la Troisième République. 37. Pour Livourne, se reporter notamment à D. Vlami, The greek merchants of Livorno, 1700-1900, Thèse, Florence, European University Institute, p. 212 sqq. 38. Cette réflexion vaut pour toutes les communautés étrangères ; il suffit de se reporter aux débats parlementaires de 1789 et notamment aux paroles de Clermont-Tonnerre à propos de la communauté juive : « Il faut refuser tout aux juifs comme nation et accorder tout aux juifs comme individus. Il faut qu’ils ne fassent dans l’État ni un corps politique, ni un ordre ; il faut qu’ils soient individuellement citoyens. » Cité par G. Noiriel, « Français et étrangers », in P. Nora, Les lieux de mémoire, t. 2, p. 2436. 39. Qui renvoie à un processus subjectif de mise en comparaison, effectué par les membres de la Communauté, de leur endogroupe avec les exogroupes. 40. J. Kastersztein, « Stratégies identitaires des acteurs sociaux : approche dynamique des finalités », in C. Camilleri [sous la dir. de], Stratégies identitaires, Paris, PUF, 1990, pp. 27-42. 41. Si l’on conçoit qu’au symbolique sont attachées les diverses formes du sentiment d’appartenance indissociablement lié au système de représentations stables ou « profondes » de l’endogroupe.

RÉSUMÉS

À partir d’une colonie réduite, se construit à Marseille une communauté grecque qui parvient à faire coexister identité grecque et intégration française. La perspective historique de l’implantation de Grecs à Marseille signal l’évolution d’un groupe, d’abord formé de minorités à l’état embryonnaire qui ont formé entre la fin dix-huitième et la première décennie du dix-neuvième, le noyau d’une colonie réduite. Avec l’installation des descendants des dynasties archontales chiotes s’initie un processus de cristallisation communautaire idiosyncrasique : d’un côté, la Génération archontale (1825-1875) pose dans son

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cadre principal d’identification – la Communauté à Marseille — ses représentations groupales de longue durée (religion, langue, parentèle, auto-administration communautaire), de l’autre, elle actualise ces schémas par un réinvestissement sélectif qui fait donc coexister diacritique et conformité identitaire.

This historical perspective discusses the settlement of Greeks in Marseille, France, from the late- eighteenth century to the first decade of the 1900s. During this period, the sociological bonds between the different Greek embryonic minorities, suggest a nuclear colony. The wave of new- comers from the Island of Chios precipitated some major changes in the Marseille Greek’s social morphology: they introduced a social crystallization process through which the archontal Generation (1825-1875) incorporated the long-term representations of the group (religion, language, self-administration policy and kinship), into its main identification frame, the Community. At the same time, this Generation elaborated its own social model through a selective acquisition of local French representations and values. In this way, the Greek Community building in Marseille suggested a pattern where coexisted diacritical and congruent identities.

INDEX motsclesmk Марсеј, Хиос motsclestr Marsalya, Sakız Index géographique : Marseille, Chios Thèmes : Histoire, Sciences politiques Index chronologique : dix-neuvième siècle, vingtième siècle motsclesel Μασσαλία, Χίος Mots-clés : identité grecque, intégration, diaspora grecque Keywords : Twentieth century, Marseille, Chiotic diaspora, Chios, , History, Politics

AUTEUR

MICHEL CALAPODIS ATER, Université Montpellier III

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Les Arméniens, les Grecs et les Juifs originaires de Grèce et de Turquie, à Paris de 1920 à 1936

Michel Garin

1 Après la Première Guerre mondiale, les autorités françaises organisent une immigration massive, mais sélective quant à l’origine géographique des immigrés, en contractant des accords sur le séjour des travailleurs étrangers avec différents pays d’émigration comme la Pologne, l’Italie, l’Espagne, la Belgique, l’Autriche. Parallèlement à cette immigration organisée, se développe une immigration spontanée qui n’est que tolérée par les autorités. C’est le cas de l’immigration originaire de Grèce et de Turquie. Les listes nominatives des recensements de 1926, 1931 et 1936 pour Paris, et les immatriculations au registre du commerce de la Seine entre 1920 et 1936 permettent de reconstituer le parcours familial, résidentiel et professionnel de plus de 19 000 immigrés nés en Grèce ou en Turquie. En croisant l’origine communautaire et l’origine géographique de ces immigrés, on peut distinguer cinq groupes : les Arméniens de Turquie, les Grecs de Grèce, les Grecs de Turquie, les Juifs de Grèce et les Juifs de Turquie. À Paris, en 1926, les Grecs de Grèce sont plus nombreux que les Juifs de Grèce, mais c’est l’inverse en 1936. Chez les immigrés originaires de Turquie, la hiérarchie des effectifs reste la même tout au long de la période 1926-1936 : les Juifs sont les plus nombreux que les Arméniens, eux-mêmes plus nombreux que les Grecs.

2 Les immigrés de ces cinq groupes ont des raisons d’émigrer et des possibilités de retour différentes.

3 Les Arméniens de Turquie sont les survivants des massacres et des déportations, dont leur communauté a été victime de la part du pouvoir ottoman en 1915 et dans les années postérieures. Ils sont victimes aussi, à partir de décembre 1920, de l’empêchement de toute vie communautaire dans les provinces arméniennes de Turquie, attribuées à l’Arménie par le traité de Sèvres d’août 1920, mais retombées sous domination turque, en décembre 1920. L’émigration des Arméniens de Turquie est définitive, car elle entraîne leur bannissement du territoire turc.

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4 Après la défaite militaire des Grecs dans leur guerre contre les Turcs, en 1922, les Grecs de Turquie sont expulsés de Turquie vers la Grèce au terme de l’accord d’échange des populations grecque et turque de janvier 1923, accord confirmé par le Traité de Lausanne de juillet 1923. Mais la Grèce ne peut donner du travail à l’ensemble de cette énorme population de réfugiés, un nombre important d’entre eux vont donc émigrer. Dans la continuité de l’émigration de 1916-1917, organisée par les autorités françaises pour l’industrie de guerre, un certain nombre de Grecs originaires de Turquie partent vers la France après la Première Guerre mondiale. Les Grecs de Constantinople qui eux n’entrent pas dans le cadre de l’échange obligatoire des populations doivent cependant renoncer, après l’avènement de la République turque en 1923, à leurs droits spécifiques reconnus par le Traité de Lausanne. Certains choisissent aussi d’émigrer en France.

5 Les Juifs de Grèce, dont la plus grande partie réside à Salonique, sont devenus citoyens grecs depuis le rattachement de la Macédoine à la Grèce, en 1913, après la Seconde Guerre balkanique. Ils sont les principales victimes, en 1917, de l’incendie de Salonique qui ravage presque totalement les quartiers juifs de la ville. La reconstruction de la ville s’accompagne d’une redistribution négociable des droits fonciers, qui se révèle préjudiciable aux Juifs. En outre, dans les années 1920, les Juifs de Salonique supportent mal la politique d’hellénisation de leur communauté menée par les autorités grecques, avec des mesures comme l’instauration du repos dominical, la conscription obligatoire et l’obligation pour tous les enfants de nationalité grecque de fréquenter des écoles publiques grecques. Pour ces raisons et à cause aussi de l’antisémitisme croissant, beaucoup de Juifs de Salonique choisissent d’émigrer vers les capitales européennes, dont Paris, venant ainsi grossir la petite communauté séfarade qui existait déjà avant la guerre.

6 Comme les Arméniens de Turquie et les Grecs de Constantinople, les Juifs de Turquie sont victimes, à partir de 1923, de la remise en cause par la République turque de leurs droits spécifiques reconnus par le traité de Lausanne ainsi que d’une discrimination de fait dans l’accès à certains emplois. Un nombre important de Juifs de Turquie émigrent vers Paris.

7 Parmi les cinq groupes, seuls les Grecs de Grèce émigrent pour des raisons purement économiques. L’émigration massive des Grecs, qui commence dans le Péloponnèse en 1890 suite à la crise de l’exportation du raisin noir, se dirige au départ presque exclusivement vers les États-Unis. Mais, à partir de 1916, elle se tourne aussi vers la France, en raison de la difficulté de traverser l’Atlantique du fait de la guerre sous- marine, de la campagne, brève, mais intense, de recrutement de travailleurs grecs par les autorités françaises en 1916 et 1917 et enfin de la limitation par les autorités américaines, à partir de 1917, de l’immigration sur le territoire des États-Unis. Après la Première Guerre mondiale, un certain nombre de Grecs de Grèce se dirigent donc vers la France plutôt que vers l’Amérique.

8 L’intégration professionnelle est différenciée suivant les groupes, aussi bien pour ce qui concerne le taux d’activité que pour la répartition des activités professionnelles. Les Grecs et les Arméniens ont un taux d’activité plus élevé que celui des Juifs, ils se tournent majoritairement vers l’artisanat et l’industrie alors que les Juifs se tournent surtout vers le commerce.

9 Le mariage, qu’il soit mixte ou non, est un facteur d’intégration puisqu’il ancre le parcours d’immigration dans la durée. Mais le comportement matrimonial des

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immigrés diffère statistiquement d’un groupe à l’autre, le taux de mixité des mariages étant plus fort chez les Grecs que chez les Arméniens et que chez les Juifs.

10 L’intégration dans la société française est au départ largement facilitée par la structuration forte de la vie communautaire en associations diverses, qu’il s’agisse de la pratique religieuse, de la solidarité entre les membres de la communauté, de l’encadrement de la jeunesse, ou du développement des activités culturelles et sportives.

11 L’intégration passe aussi par la participation à la guerre dans l’armée française. Dans chacun des groupes, des immigrés ont combattu aux côtés de la France au cours de la Première Guerre mondiale et certains sont devenus membres, par la suite, d’associations communautaires d’anciens combattants.

12 Un autre signe d’intégration des communautés est l’activité intellectuelle et artistique en France de certains de leurs membres. Bien avant 1920, des intellectuels arméniens et grecs ont fait des séjours à Paris où s’y sont installés. Entre 1920 et 1936, l’activité intellectuelle de ces communautés est plus intense que celle de la communauté juive originaire de Grèce et de Turquie où une élite intellectuelle n’apparaît qu’à la fin des années 1930.

13 L’intégration progressive des immigrés dans la société française n’empêche pas le maintien de l’intérêt qu’ils portent au devenir de leur nation d’origine ou de référence. Les Arméniens de Turquie résidant à Paris s’intéressent, au sein d’organisations politiques localement bien structurées, au devenir de la République arménienne, soviétisée dès 1920. Les Grecs de Paris s’intéressent eux, au travers de leur presse, à la politique intérieure grecque et à l’évolution de la situation politique en Grèce. De plus, un certain nombre d’hommes politiques et de militants grecs se réfugient à Paris, avant et après l’instauration en 1936 de la dictature en Grèce. En revanche, avant la Deuxième Guerre mondiale, les Juifs originaires de Grèce et de Turquie ne s’impliquent qu’assez peu, à Paris, dans le mouvement sioniste.

14 Dans la période 1920-1936, en France, l’accès des étrangers à l’activité salariée est très étroitement réglementé, notamment à travers la carte d’identité de travailleur étranger, avec des conditions de plus en plus restrictives de durée de validité et de secteur d’emploi autorisé. De plus les étrangers sont victimes, plus que les Français, de la crise économique, les autorités réagissant à cette crise, à partir de 1932, par l’application de quotas d’étrangers dans l’industrie. En revanche, jusqu’au milieu des années 1930 l’accès à l’activité indépendante, c'est-à-dire à l’exercice d’une profession libérale, mais surtout à l’exercice d’une activité artisanale ou commerciale, reste relativement libre pour les étrangers.

15 Dans la période 1920-1936, au sein de l’immigration originaire de Grèce et de Turquie l’activité indépendante se développe comme une stratégie professionnelle alternative à l’activité salariée.

16 Il existe de nombreux points communs au développement de l’activité indépendante dans les différents groupes, mais aussi des différences sensibles.

17 Le premier point commun aux différents groupes est la croissance continue, entre 1926 et 1936, du taux d’indépendance professionnelle, c’est-à-dire du rapport entre le nombre d’indépendants et le nombre d’actifs. Chez les nouveaux actifs, il y a une tendance plus marquée que chez ceux qui les ont précédés, à court-circuiter le passage par l’emploi salarié.

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18 On observe aussi une décélération, avant 1931, de la croissance du taux d’indépendance et une accélération de cette croissance après 1931. Dans la même période, le taux d’emploi dans la manutention, c’est-à-dire dans l’emploi non qualifié, diminue.

19 Dans les cinq groupes, le développement de l’indépendance est donc dû, d’une part, à un rejet du travail salarié non qualifié et pénible et, d’autre part, à la réduction des débouchés du travail salarié du fait de la crise économique et du fait de la politique de limitation des effectifs d’étrangers dans l’industrie, menée par les autorités françaises.

20 Dans tous les groupes, pendant la période 1926-1936, le passage du statut de salarié à celui d’indépendant est plus fréquent que le passage du statut d’indépendant à celui de salarié. Dans chaque groupe, la mobilité du statut de salarié vers le statut d’indépendant se dirige plus fréquemment vers les secteurs d’activité pour lesquels les effectifs du groupe sont plus importants.

21 À Paris, le taux d’indépendance professionnelle est supérieur, dans les cinq groupes, à celui de l’ensemble de la population active, sans que l'on puisse affirmer, faute d’éléments chiffrés, qu’il soit supérieur à celui de l’ensemble des étrangers. Le taux d’indépendance professionnelle des femmes est, dans tous les groupes, nettement plus faible que le taux d’indépendance professionnelle des hommes, mais comme celui des hommes, il augmente tout au long de la période.

22 Dans tous les groupes aussi, le taux d’indépendance est influencé statistiquement de façon positive par les responsabilités familiales. Le taux d’indépendance professionnelle est plus élevé chez les chefs de foyer que chez les membres de foyer qui ne sont pas chefs de foyer et que chez les résidents isolés, mais entre 1926 et 1936 le taux d’indépendance croît pour les actifs se trouvant dans chacune de ces situations. Dans tous les groupes, les actifs célibataires sont moins souvent indépendants professionnellement que les actifs mariés, divorcés ou veufs, mais entre 1926 et 1936, le taux d’indépendance professionnelle croît, aussi bien chez les actifs célibataires que chez les actifs mariés ou divorcés ou veufs. Dans tous les groupes, le taux d’indépendance professionnelle chez les actifs ayant des enfants à charge est plus fort que chez ceux qui n’en ont pas.

23 L’arrivée en France de l’immigré à un âge inférieur ou égal à l’âge limite de la scolarité obligatoire a une influence statistiquement négative sur son orientation, à âge égal, vers une activité indépendante. La scolarisation en France d’un immigré lui permet en effet d’échapper, à la fois, au travail salarié non qualifié et aux contraintes de l’indépendance. L’aspiration à la réussite sociale n’est donc pas le moteur premier de l’orientation vers l’indépendance. En revanche, l’indépendance peut conduire à cette réussite.

24 Dans les cinq groupes, la mixité matrimoniale d’un immigré, c’est-à-dire son mariage avec un conjoint né en France est, jusqu’en 1931, un facteur corrélé positivement avec le taux d’indépendance professionnelle. Cette corrélation devient plus faible en fin de période, quand le recours à l’essai l’indépendance devient pour beaucoup une nécessité.

25 L’orientation vers l’indépendance est influencée par l’environnement familial et résidentiel de l’immigré. Chez les enfants de parents actifs ayant une expérience de l’indépendance, le taux d’essai de l’indépendance est nettement plus élevé que chez les enfants de parents actifs qui n’ont pas eu cette expérience. De plus, l’exemple de l’indépendance dans l’entourage, c’est-à-dire chez les personnes qui vivent dans le même foyer, influence fortement de façon positive le taux d’essai de l’indépendance.

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Enfin, l’exemple de l’indépendance dans le voisinage résidentiel de même origine géographique et de même originaire communautaire a également un effet positif sur l’orientation vers l’indépendance.

26 L’activité indépendante se développe au sein de filières professionnelles regroupant des immigrés de même origine communautaire et dans certains cas de même origine géographique. Les entreprises d’une filière se créent autour d’un ou de plusieurs pôles d’implantation géographiques. Les pôles d’implantation émergent, se développent, se saturent au fil du temps suivant un phénomène qui peut être comparé à une cristallisation. Il existe aussi un phénomène d’émulation des groupes communautaires, les immigrés d’un groupe créant parfois, avec un certain décalage, des entreprises dans la même filière et le même pôle d’implantation qu’une ou plusieurs autres groupes antérieurement implantés dans ce pôle.

27 Les indépendants qui coopèrent en conservant leur statut d’entrepreneur individuel le font, très généralement, avec des immigrés de même origine communautaire, souvent de surcroît de même pays de naissance et, assez souvent, de même ville de naissance. Chez les indépendants associés au sein de sociétés, on observe dans les cinq groupes une fréquence très forte d’association avec des indépendants de même pays de naissance et de même origine communautaire.

28 Si l’activité indépendante des cinq groupes d’immigrés originaires de Grèce et de Turquie a de nombreux points communs, elle présente aussi des différences très sensibles. En premier lieu, il y a des différences sensibles de taux d’indépendance professionnelle entre les différents groupes. La hiérarchie des valeurs du taux d’indépendance reste la même tout au long de la période 1926-1936. Le taux d’indépendance le plus élevé est celui des Juifs de Grèce devant celui des Juifs de Turquie, celui des Grecs de Grèce, celui des Grecs de Turquie et celui des Arméniens de Turquie.

29 Le taux d’indépendance, à l’intérieur d’une communauté, dépend du pays naissance, mais cette dépendance est moindre que celle de l’origine communautaire. Ainsi, les Juifs de Turquie sont relativement moins souvent indépendants que les Juifs de Grèce, mais ils sont relativement plus souvent indépendants que les Grecs et les Arméniens. Les Grecs de Turquie sont moins souvent indépendants que les Grecs de Grèce, mais plus souvent indépendants que les Arméniens de Turquie.

30 La hiérarchie des taux de premières créations immatriculées au registre du commerce par rapport à l’effectif des salariés est un peu différente. Si le taux de premières créations chez les Juifs de Grèce et des Juifs de Turquie est supérieur à celui des autres groupes, on observe que, chez les Grecs de Turquie et les Arméniens de Turquie, le taux est supérieur à celui que l'on observe chez Grecs de Grèce. Cette différence s’explique notamment par le fait que, suite à un licenciement, les Grecs de Grèce ont la possibilité de retourner au pays, ce qui n’est pas le cas pour les immigrés des autres groupes. Cependant, les différences de valeurs des taux d’indépendance entre les groupes s’atténuent au long de la période 1926-1935.

31 Les Juifs ont tendance, plus souvent que les Arméniens et les Grecs, à choisir l’indépendance à leur arrivée à Paris et, pour ceux qui sont d’abord salariés, à évoluer vers l’indépendance. Ce sont les actifs indépendants juifs de Grèce qui ont le moins souvent une étape d’activité salariée dans leur parcours professionnel. On trouve ensuite, par ordre de pourcentage croissant, les indépendants juifs de Turquie, les indépendants Grecs de Grèce, les indépendants Arméniens de Turquie et enfin les

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indépendants Grecs de Turquie. La différence de pourcentage de parcours ayant une étape salariée entre Grecs et Arméniens n’est pas importante. Les Grecs sont les plus nombreux, relativement, à avoir exercé une activité salariée dans la même profession que l’activité indépendante qu’ils créent. Il y a, chez les Grecs une phase d’apprentissage ou de formation plus fréquente que chez les autres.

32 L’influence de l’exemple de l’entourage et du voisinage résidentiel de mêmes origines sur l’essai de l’indépendance est beaucoup plus nette chez les Arméniens et chez les Grecs que chez les Juifs.

33 Les immatriculations de Juifs de Grèce dans des sociétés sont plus fréquentes que dans les autres groupes, quelle que soit la forme juridique de la société : société en nom collectif, société à responsabilité limitée ou société anonyme. C’est chez les Juifs de Grèce que l'on trouve les sociétés au capital moyen le plus important, devant celui des sociétés des Arméniens et les Grecs.

34 La proportion de cessations d’activité indépendante suite à décision judiciaire la plus forte est celle des Grecs de Grèce, devant celle des Grecs de Turquie, des Juifs de Turquie, des Juifs de Grèce et des Arméniens de Turquie. La politique antijuive du régime de Vichy de juillet 1940 à juillet 1944 se traduit pendant cette période, par la radiation par décision administrative de nombreuses entreprises tenues par des Juifs de Grèce et des Juifs de Turquie.

35 La coopération des indépendants individuels avec des immigrés de même origine communautaire et de même ville de naissance est la plus forte chez les Grecs de Castoria, les Juifs de Salonique et les Juifs de Constantinople. La coopération des indépendants associés avec des immigrés de même origine communautaire est forte dans tous les groupes, quelle que soit la ville de naissance, mais elle est presque systématique chez les Grecs de Castoria et très fréquente chez les Juifs de Salonique.

36 La répartition géographique des immatriculations diffère d’un groupe à l’autre. Chez les indépendants arméniens de Turquie, 50 % des immatriculations sont enregistrées dans les 9e, 20e, 19e, 10e et 18e arrondissements, chez les indépendants Grecs de Grèce dans les 9e, 6e, 2e, 5e, 10e et 20e arrondissements, chez les indépendants Grecs de Turquie dans les 20e, 9e, 19e, 18e, 10e et 11e arrondissements, chez les indépendants juifs de Grèce dans les 9e, 2e et 10e arrondissements et chez les indépendants juifs de Turquie dans les 11e, 9e et 10e arrondissements. Les Arméniens de Turquie sont les seuls à développer de façon importante, surtout à partir de 1931, des activités indépendantes en proche banlieue parisienne, principalement à Alfortville et à Issy-les-Moulineaux. C’est la conséquence de la reconversion des salariés qui avaient été embauchés dans l’industrie et qui sont licenciés en raison de la crise économique et de la politique gouvernementale d’imposition de quotas d’étrangers.

37 L’activité indépendante de chacun des groupes se développe au sein de filières professionnelles propres à un groupe ou communes à plusieurs groupes. Mais la répartition des activités par filière est notablement différente dans chaque groupe.

38 Chez les indépendants Arméniens de Turquie, neuf filières dépassent cent immatriculations pour la période allant de juillet 1920 à mars 1936. Il s’agit, dans l’ordre d’importance, du commerce de bonneterie, tissus et confection, de la fabrication et la réparation des chaussures, du commerce de comestibles et d’épicerie, des courtiers commissionnaires représentants et voyageurs, des tailleurs et couturières, du commerce forain, de la coiffure, du commerce des objets domestiques et du commerce

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d’antiquités et de brocante. Les pôles d’implantation principaux des activités diffèrent selon les filières. Il s’agit du pôle centré sur le quartier du Mail dans le 2e arrondissement pour le commerce de la bonneterie, des tissus et de la confection, du quartier Belleville dans le 20e pour la fabrication et la réparation des chaussures, des villes d’Issy-les-Moulineaux et d’Alfortville pour l’épicerie et le commerce forain, du quartier Faubourg Montmartre dans le 9e pour les courtiers, les tailleurs et les couturières, d’Issy-les-Moulineaux pour les coiffeurs, du quartier de la Chaussée d’Antin dans le 9e pour le commerce des objets domestiques, les antiquaires et les brocanteurs.

39 Chez les indépendants Grecs de Grèce, deux filières totalisent plus de cent immatriculations pour la période allant de juillet 1920 à mars 1936 : les pelletiers fourreurs et les fabricants et réparateurs de chaussures. La première se développe dans deux principaux pôles d’implantation, l’un centré sur le quartier de la Monnaie dans le 6e et l’autre sur quartier Bonne Nouvelle dans le 2e. La plupart des pelletiers fourreurs sont originaires de la ville de Castoria située en Macédoine où cette profession existe depuis le début du XVIIe siècle. Cette filière est l’exemple d’une activité indépendante d’immigrés prolongeant une tradition professionnelle de la ville d’origine. De plus, c’est une filière dont l’implantation à Paris est antérieure à 1921. La seconde filière, celle des fabricants réparateurs de chaussures, se développe dans un pôle centré sur le quartier de Belleville. Son développement n’est significatif qu’après 1921.

40 Chez les indépendants grecs de Turquie, trois filières dépassent cent immatriculations au cours de la période. Il s’agit des fabricants et réparateurs de chaussures, des coiffeurs et des tailleurs et couturières. Les fabricants et réparateurs de chaussures sont principalement implantés dans un pôle centré sur Belleville, les coiffeurs dans un pôle ayant pour centre le quartier Grenelle dans le 15e, les tailleurs et couturières dans un pôle centré sur Rochechouart dans le 9e. Ces filières ne se développent pas de façon significative avant 1921.

41 Chez les indépendants juifs de Grèce, qui sont très majoritairement originaires de Salonique, trois filières professionnelles atteignent cent immatriculations sur l’ensemble de la période 1920-1936. Il s’agit des commerçants en bonneterie, tissus, confection, des courtiers commissionnaires représentants et voyageurs et des commerçants forains. Les commerçants en bonneterie, tissus et confection sont principalement implantés dans un pôle centré dans le quartier Bonne Nouvelle, les courtiers commissionnaires représentants et voyageurs dans un pôle centré sur le Faubourg Montmartre et les commerçants forains dans le quartier Roquette dans le 11e. Les deux premières filières sont des filières historiques, implantées avant 1921. La filière du commerce de bonneterie, tissus, confection des immigrés juifs de Salonique prolonge une tradition professionnelle qui existait dans cette ville depuis le début du XVIIe siècle.

42 Chez les indépendants juifs de Turquie, dans la période antérieure à 1936, six filières professionnelles totalisent plus de cent immatriculations. Il s’agit des commerçants en bonneterie tissus et confections, des commerçants forains, des courtiers commissionnaires représentants et voyageurs, des commerçants en objets domestiques, des antiquaires et brocanteurs et des tailleurs et couturières. Les principaux pôles d’implantation des commerçants en bonneterie, tissus et confection sont Bonne et Roquette. L’implantation des forains et des tailleurs couturières est centrée sur Roquette, celle des courtiers commissionnaires représentants et voyageurs est centrée

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sur le Faubourg Montmartre dans le 9e, celle des commerçants en objets domestiques sur la Porte Saint-Denis dans le 10e et Roquette et celle des antiquaires brocanteurs sur le Faubourg Montmartre et la Madeleine dans le 8e. Chez les Juifs originaires d’Andrinople, la filière du commerce de la bonneterie, tissus et confection prolonge une tradition de commerce des tissus existant dans cette ville depuis au moins le XVIIIe siècle.

43 Les filières professionnelles, dans un groupe d’immigrés défini par l’origine communautaire et le pays de naissance, se développent soit par continuité avec une tradition professionnelle existant antérieurement dans les villes d’origine, soit par adaptation de l’activité des immigrés essayant l’indépendance, à la demande de la société d’accueil. Le groupe devient ainsi le lieu d’élaboration de nouvelles traditions professionnelles. Les indépendants juifs de Grèce et de Turquie sont à la fois plus mobiles géographiquement et plus mobiles professionnellement que les indépendants des autres groupes. À Paris, avant 1936, les organisations professionnelles sont déjà bien structurées chez les Grecs. Les organisations professionnelles n’existent que pour les professions libérales chez les Arméniens et elles sont peu développées chez les Juifs. Les associations professionnelles sont toujours propres à une communauté, mais elles peuvent regrouper des personnes originaires de Grèce et de Turquie. L’association des fourreurs grecs L’Orestias est particulière, car elle regroupe des immigrés qui sont presque tous originaires de la même ville, Castoria.

44 En résumé, à Paris, entre 1920 et 1936, la croissance de l’activité indépendante, son processus de développement et ses moteurs sont communs à tous les groupes d’immigrés originaires de Grèce et de Turquie. En revanche, l’intensité, l’objet, les modalités juridiques et capitalistiques et les causes de cessation de l’activité indépendante dépendent fortement de l’origine communautaire des groupes. Il y a donc, dans l’immigration, des différences socioprofessionnelles sensibles entre des groupes communautaires issus, de façon proche ou plus lointaine dans le temps, de l’espace ottoman, mais qui ont vécu dans cet espace de façon assez séparée.

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ANNEXES

Archives exploitées Archives de Paris

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Cote Contenu

D.33U3 Registre du commerce du département de la Seine

2MILN 1926 Listes nominatives du recensement de 1926 de la ville de Paris

2MILN 1931 Listes nominatives du recensement de 1931 de la ville de Paris

2MILN 1936 Listes nominatives du recensement de 1936 de la ville de Paris

Archives de la préfecture de Police du département de la Seine

Cote Contenu

BA 1681 Colonies étrangères

BA 2146 Arménie colonie arménienne à Paris

BA 2327 Arménie colonie arménienne à Paris

BA 2328 Arménie colonie arménienne à Paris

BA 2329 Arménie colonie arménienne à Paris

BA 2273 Communauté juive, dossiers divers associations

BA 2314 Communauté juive, amicales, associations

BA 2315 Communauté juive, amicales, associations

BA 1811 Communauté juive, prolétariat juif français

BA 2180 Grèce, affaires diverses

RÉSUMÉS

Les points communs et différences des stratégies d’intégration des Arméniens, Grecs et Juifs, originaires de Grèce et de Turquie, à Paris, 1920-36. Cet article est un résumé du livre « Les Arméniens les Grecs et les Juifs originaires de Grèce et de Turquie, à Paris entre 1920 et 1936 » paru aux éditions Isis en décembre 2010. Cinq groupes d’immigrés ont été définis en croisant l’origine communautaire et géographique : les Arméniens de Turquie, les Grecs de Grèce, les Grecs de Turquie, les Juifs de Grèce et les Juifs de Turquie. L’article analyse d’abord les causes politiques et économiques de cette immigration hétérogène, en précise les flux et l’implantation à Paris, puis il décrit le processus communautaire d’intégration de ces immigrés dans la société française. Il montre ensuite que la politique d’immigration des autorités françaises et la crise économique limitent l’accès de ces immigrés à l’emploi salarié. L’activité indépendante se développe au sein de cette immigration comme une stratégie alternative d’intégration professionnelle. Il existe de nombreux points communs à l’activité indépendante dans les différents groupes, notamment l’augmentation continue du taux

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d’indépendance professionnelle pendant la période ainsi que la similitude des moteurs et le processus de développement de l’activité indépendante. Mais il y aussi des différences sensibles entre les groupes quant au taux d’indépendance ou d’activité salariée et les activités professionnelles.

This paper gives the main lines of the book “Armenians, Greeks and Jews born in Greece and Turkey and living in Paris, 1920-1936”, published in December 2010 by the Isis editions. According to the cultural and geographical origin, five immigrant groups were distinguished: Armenians from Turkey, Greeks from Greece and Greeks from Turkey, Jews from Greece and Jews from Turkey. The paper deals first with the political and economical reasons of this heterogeneous immigration, details the main streams and their implantation in Paris, and then, describes the process of the community integration in the French society. After that, it shows how the immigration policy of the French authorities and the economical crisis restrains the access of these immigrants to the wage-earning work. Self- employed activities were developed among these immigration as alternative strategy for professional integration. Many points common to the different groups can be found as concerns the self-employed activities, as the continuous augmentation of the professional self-employment rate and the similar driving forces and development process. Nevertheless we found real differences between the groups as to self- employment rate or the wage-earning activities and the different professional activities.

INDEX motsclesel Παρίσι, Μεσοπόλεμος (1918-1939) motsclesmk Париз motsclestr Savaşlar arasındaki (1918-1939) Mots-clés : Arméniens à Paris, immigrés -- Paris, étrangers à Paris, Grecs à Paris, Juifs à Paris Thèmes : Histoire Index chronologique : entre-deux-guerres (1918-1939) Index géographique : Paris Keywords : Greeks in Paris, Armenians in Paris, integration in France, Interwar period (1918-1939), History

AUTEUR

MICHEL GARIN Docteur, Chercheur associé CREE-CEB EA 4513

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La dictature des colonels en Grèce, 1967-1974 Les enjeux géostratégiques The colonel’s dictatorship in Greece, 1967-1974, geostrategical stakes

Corinne Talon

1 Cet article s’appuie sur une thèse de doctorat : « L’image de la dictature des colonels en Grèce, à travers la presse d’opinion française : Le Monde, Le Figaro et L’Humanité, 1967-1974 », soutenue par l’auteur en décembre 2009, à l’Université Montpellier III - Paul Valéry. En l’absence de toute recherche en français sur ce sujet, il s’agissait de présenter la plus large interprétation possible de ce régime et d’en montrer les différents points de vue et analyses, à travers l’étude de trois quotidiens nationaux français, de sensibilités politiques différentes ou censées l’être.

2 Le 21 avril 1967, à deux heures cinq du matin, les chars de l’armée grecque envahirent le cœur d’Athènes. Des militaires, parmi lesquels trois hommes : le colonel Georges Papadopoulos, le colonel Nicolaos Makarezos et le général , apparurent rapidement à la tête du pouvoir et imposèrent en Grèce, ce qui est communément appelé : « la dictature des colonels ». Les articles de la constitution relatifs aux droits de l’homme furent immédiatement suspendus et les principaux responsables politiques du pays (membres du gouvernement et de l’opposition) furent arrêtés. Les trois militaires justifièrent leur action par l’imminence d’une menace communiste.

3 La dictature des colonels s’est instaurée et déroulée dans un contexte de guerre froide. Membre de l’OTAN depuis 1951, la Grèce appartenait au « bloc de l’Ouest » et se situait à proximité des voisins de « l’Est » : Bulgarie, Albanie et Yougoslavie. Durant la dictature, la Méditerranée orientale connut différentes tensions et conflits, dont la guerre des Six Jours en 1967 et celle du Kippour en 1973, tandis que l’île de Chypre, République indépendante depuis 1960 — mais qui accueillait des bases militaires britanniques et des troupes grecques, turques et onusiennes — suscitait des convoitises diverses et notamment celle des Grecs favorables à l’Enosis (le rattachement de l’île à la Grèce). Cette situation entraîna des tensions avec la Turquie. Ces tensions, entre deux membres

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de l’OTAN, ne pouvaient manquer de faire réagir les États-Unis, et ceci d’autant plus que Chypre se situait à proximité d’une zone d’opposition entre les deux Grands : le Proche-Orient. La situation chypriote suscitait d’ailleurs l’inquiétude de l’URSS, qui était déterminée à défendre l’indépendance de l’île, face aux États-Unis, dont l’influence croissait dans cette partie du monde.

4 Cet article présente les interprétations et les analyses des trois quotidiens nationaux français sur le rôle de ces enjeux géostratégiques, le rôle et/ou l’influence des États- Unis, mais aussi celui de Chypre, dans l’évolution politique grecque, à savoir : la mise en place de la dictature, sa pérennité et sa chute. Cet article s’articule autour de trois périodes : 1967, année de la mise en place de la dictature et celle d’un danger communiste ? La deuxième : 1968-1973 s’attache au rôle des États-Unis dans le maintien du régime, mais aussi dans ses évolutions. Enfin, 1974, année de la chute de la dictature, chute, qui semble liée, à la situation chypriote et au rôle des États-Unis.

1967 : Parer la « menace » communiste ?

5 Des élections législatives anticipées étaient prévues fin mai 1967 en Grèce, mais elles intervenaient dans un contexte politique complexe1.

6 Depuis 1965, et la découverte du complot « ASPIDA »2 dans l’armée, un complot de gauche qui aurait eu pour but de renverser la monarchie et qui incriminait des officiers, mais aussi Andréas Papandréou, député, et fils de Georges, Premier ministre et dirigeant de l’Union du centre, la situation politique grecque apparaissait extrêmement tendue. La découverte de ce complot entraîna la démission de Georges Papandréou dont le parti était largement majoritaire à la Chambre des députés. Après cette démission, les gouvernements se succédèrent sans réelle majorité. Cependant, une partie des députés de l’Union du centre abandonnèrent leur parti et permirent ainsi la formation de gouvernement « centriste » avec le soutien de l’ERE (parti de droite). En décembre 1966, pour sortir de la crise, « un accord » fut passé entre M. Georges Papandréou et M. Panayotis Canellopoulos, dirigeant de l’ERE, pour envisager l’organisation de nouvelles élections. Le gouvernement Paraskevopoulos fut nommé et chargé de préparer ces élections anticipées. Mais des désaccords entre les deux partis entraînèrent sa démission. Le roi nomma M. Canellopoulos, chef du gouvernement le 3 avril 1967. Ne disposant pas de majorité, il annonça la dissolution de la chambre et fixa les nouvelles élections au 28 mai 19673. Mais le coup d’État intervint. Les colonels justifièrent leur coup d’État par l’existence d’une menace communiste, d’un coup de force, qui serait survenu à l’occasion du premier discours électoral de Georges Papandréou à Salonique le 23 avril 1967.

Une menace communiste ?

7 Les trois quotidiens reprennent les déclarations officielles, selon lesquelles « de larges infiltrations communistes venant de l’extérieur étaient assemblées à Salonique, dans le but de déclencher un coup de force […]le 23 avril […] ». Pour Le Monde et L’Humanité, il n’y a jamais eu de menace communiste et, le coup d’État a été préparé : « […] les militaires ont pris le pouvoir […] selon un « plan » préparé à l’avance […] »4. « Il est inutile de préciser que jamais la moindre preuve d’un « complot communiste » n’a pu être fournie […] »5. Pour Le Monde, les déclarations officielles sont fausses :

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« […]l’intervention a été motivée par la « dégradation » des mœurs et des institutions confirmant ainsi l’impression que l’ambition […] allait au-delà du but invoqué au début « éviter les effusions de sang à Salonique »6. « […] Faut-il en déduire que le « coup d’État avait été préparé de longue date ? C’est ce que l’on pense généralement […] »7.

8 Pour Le Monde et L’Humanité, l’objectif immédiat du coup d’État était d’empêcher les élections dont l’Union du centre devait sortir vainqueur. Pour le premier : « […] La consultation risquait fort […] de confirmer la victoire électorale de l’Union du centre »8. Pour le second : « […] les observateurs les plus divers s’accordent à reconnaître […] que le verdict populaire aurait confirmé et, sans doute, accentué la défaite subie par le parti de droite en février 1964 […] »9. Il s’agit d’une « dictature absurde et criminelle qui s’est imposée par peur des élections »10.

9 La position du Figaro est, en revanche, totalement différente. Pour le journal, l’attitude de Georges Papandréou, « l’affaire ASPIDA » et les désordres liés à celle-ci expliquent le coup d’État : « Devant la menace d’une anarchie complète, l’armée a décidé d’intervenir […] »11. La menace communiste semble donc réelle pour le journal et le coup d’État paraît justifié sinon nécessaire. D’une part, le journal reprend sans les commenter les propos d’un des putschistes : « il existait un plan visant à une action subversive ainsi que les moyens de la réaliser […] »12. D’autre part, le journal estime qu’il existait un risque de guerre civile lié aux élections : « [la] pauvreté [de la Grèce] […] rend malaisé l’exercice d’une démocratie à l’occidentale. Le penchant au désordre y est constant […] le péril était imminent […] les élections prévues […] débouchaient normalement sur la guerre civile […] dans l’hypothèse la plus probable […] celle de la victoire de la coalition des centristes […] la démocratie populaire d’obédience orientale se serait heurtée à une opposition […] dans le cas d’une victoire des modérés […] la gauche était décidée à contester […] »13. Le danger communiste et les conséquences de celui-ci sont les plus importants pour le journal : « Une Grèce de « Front populaire » aurait à coup sûr quitté l’alliance occidentale […] tel était le programme avoué des coalisés de gauche […] cela aurait été « un coup » presque mortel pour l’OTAN en Méditerranée […] ». Ainsi, grâce ( ?) au putsch du 21 avril : « […] guerre civile et renversement des alliances [ont] été épargné à la Grèce […] »14. Car, pour le journal : « La Grèce n’est environnée que d’adversaires […]15 ». Ce journal est le seul, tout au long de la période, à évoquer la thèse du danger communiste. En effet, et, malgré les dénégations officielles du colonel Papadopoulos faîtes en mars 1969, à Alexandropolis, le journal évoque encore cette menace en 1971 et en 1972 :16 : « […] Des déclarations officielles ont depuis été faites assurant que ce danger était désormais complètement écarté ». Tout est dans le mot « désormais ». Enfin, citant un Grec en 197217 le journal publie : « Pour nous le problème n’était pas de briser la démocratie, mais justement de l’établir, et de la protéger contre la menace communiste, qui sous couvert [de] l’E.D.A revenait en force et risquait d’amener la guerre civile ». Pour Le Figaro, et lui seul, la dictature endiguait une menace communiste et un renversement des alliances au profit des Soviétiques. Quel est alors le rôle des États-Unis dans ce coup d’État ?

Responsabilité des États-Unis dans le coup d’État ?

10 La position du Figaro semble paradoxale sur ce sujet. D’une part, le journal est le seul à défendre la thèse gouvernementale du complot communiste. D’autre part, à la veille du

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coup d’État, le journal publie : « A la suite d’un article du New York Times, des rumeurs annonçant l’établissement d’une dictature en Grèce indignent profondément l’opinion grecque […] de pareils propos […] laisseraient entendre que les Américains prévoient une dictature en Grèce […] »18. En revanche, après le coup d’État, les États-Unis n’apparaissent en rien responsables pour le journal. Celui-ci n’évoque pas les États-Unis au moment du coup d’État, ni dans les jours qui suivent, et, il précise même, en publiant une dépêche AFP19 que : « Les États-Unis reconsidèrent leur programme d’aide ». Cette position n’est toutefois pas celle des deux autres journaux.

11 Pour L’Humanité, les États-Unis sont responsables du coup d’État. « Jamais le roi et la junte dont les liens avec les services secrets sont notoires n’auraient pu prendre une telle décision sans avoir le feu vert de Washington »20. En effet : « sans l’OTAN qui contrôle les huit — dixième de l’armée grecque le putsch ne pouvait se faire […] »21, « Sans l’essence américaine […] les avions et les chars ne pourraient pas longtemps imposer au peuple grec un régime qu’il réprouve »22. Pour le journal, le coup d’État résulte de l’application d’un plan américain : « […] préparé sous l’égide de l’OTAN et des services secrets US […] [ce plan] Prométhée préparé en cas de guerre avec un pays voisin […] prévoyait l’arrestation de dirigeants de gauche afin de prévenir une subversion […] »23. Jacques Duclos24 est, on ne peut plus clair : « Le coup d’État fomenté par les milieux les plus agressifs de l’impérialisme américain, en accord avec les pires réactionnaires grecs et avec la complicité de la cour […] est un des éléments de la « stratégie globale » des impérialistes américains […] »25. Les enjeux représentés par la Grèce en Méditerranée sont exposés : « Le 12 décembre 1947 […] [Truman] annonçait son intention de faire de la Grèce, un appendice de l’économie américaine, un arsenal et une base d’agression contre le camp socialiste […] elle a des frontières communes avec trois pays socialistes […] ».

12 La position du journal Le Monde est plus ambiguë. En effet, à la veille du coup d’État, et contrairement au Figaro, le journal signalait que : « […] la menace d’une dictature semble écartée, Washington se [montre] ouvertement hostile à une pareille solution. Il est donc pratiquement acquis que le pays va aux élections »26. Cette dernière remarque ne manque pas de souligner le rôle visiblement essentiel des Américains dans la situation politique grecque et le peu d’indépendance de celle-ci ! Mais, pour le journal, et après le coup d’État, les États-Unis ne semblent pas responsables de celui-ci. Il n’y a aucune preuve concernant le rôle des Américains et l’application du plan Prométhée : « un ensemble de mesures, prévues par les services de l’OTAN pour déjouer une éventuelle subversion communiste […] Mais rien n’est venu confirmer cette hypothèse […] »27. En revanche, pour le journal, les États-Unis ne se sont pas opposés au coup d’État et semblent s’en accommoder : « L’armée grecque entièrement dépendante des fournitures américaines ne paraît pas se heurter à des difficultés de ravitaillement »28. Il en est de même du régime qui : « […] ne semble pas rencontrer l’hostilité [des Américains] […] ». Car, pour Le Monde : « […] la Grèce est un élément non négligeable dans le dispositif de l’OTAN […] s’ils furent surpris par le coup d’État, les [États-Unis] n’ont rien voulu tenter pour empêcher sa réussite […] »29. Toutefois, cette position n’est pas celle des opposants à la dictature qui s’expriment dans le journal. Richard Someritis30 précise, en exemple : « Les putschistes [ont] bénéficié du « feu vert », de l’aide et des « conseils » des agents américains […] ».

13 Les positions et analyses des trois journaux sur le rôle des États-Unis semblent donc claires. Toutefois, le 13 décembre 1967, le roi, qui resta en place malgré la dictature,

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tenta un contrecoup d’État qui échoua et l’amena à s’exiler à Rome. Si Le Monde n’évoque pas le rôle des États-Unis dans cette affaire, L’Humanité et Le Figaro jugent que le roi a été aidé par eux.

14 Pour Le Figaro : « Ce n’est un secret pour personne […] Washington a sans nul doute approuvé le roi dans ses projets […] Le Président [Johnson] l’encouragea très vivement d’une manière ou d’une autre afin de rétablir en Grèce un régime démocratique […] »31. Pour L’Humanité : « La responsabilité des États-Unis est très engagée dans cette affaire […]. Les États-Unis […] ont donné le feu vert à l’entreprise […]. Le discrédit mondial du régime des colonels rejaillissait sur Washington d’où les encouragements à Constantin […] et les facilités […] [sur] la base de l’OTAN […] »32.

15 Ainsi, en 1967, les trois journaux présentent des points de vue différents sur l’existence d’une menace communiste et le rôle des États-Unis dans la mise en place de dictature. La menace communiste avérée dans Le Figaro est un prétexte pour Le Monde et L’Humanité. Pour ce dernier, les États-Unis sont responsables du coup d’État. Pour Le Monde, ils ne sont pas responsables, mais ils ne l’ont pas empêché et s’en accommodent. Le Figaro estime qu’ils n’y sont pas mêlés. Toutefois, le journal semble évoluer dans sa position durant l’année 1967, et considérer comme les deux autres journaux que les États-Unis ne sont pas indifférents au sort de la Grèce.

La « protection américaine » (1968-1973)

16 Si en mai 1967, les États-Unis décidèrent de suspendre leurs livraisons d’armes à la Grèce, cet embargo ne fut pas réellement appliqué. En effet, à la fin 1968, en raison de l’intervention soviétique en Tchécoslovaquie, le président Nixon décida de lever l’embargo et les États-Unis livrèrent, pour 28 millions de dollars d’armes lourdes, à la Grèce. L’embargo prit officiellement fin en septembre 1969. En février 1972, le port du Pirée devint un des ports de la VIe flotte américaine en Méditerranée et, en mars, Washington annonça une aide militaire à Athènes.

17 Il s’agit ici de présenter les analyses des trois quotidiens sur le soutien des États-Unis au régime des colonels entre 1968 et 1973, mais aussi de présenter leurs analyses sur le maintien du régime, sa pérennité, grâce aux États-Unis.

Un régime soutenu par les États-Unis pour des raisons stratégiques

18 Ce point de vue est défendu par les trois quotidiens. La position du Figaro est en revanche plus ambiguë que celle du Monde et de L’Humanité.

Le Monde et L’Humanité : un régime soutenu par les États-Unis

19 Pour Le Monde, l’évolution du régime et son sort dépendent des États-Unis : « Pour des raisons stratégiques, politiques et économiques, le soutien américain […] ne s’est jamais démenti depuis […] le 21 avril 1967 […]. »33. En effet, « La vraie force de la junte, c’est la position géostratégique de la Grèce dans le système de défense du monde occidental. Pour les États-Unis, une telle position n’a pas de prix »34.

20 Les enjeux géostratégiques sont clairement définis : « l’opposition grecque a presque abandonné la théorie du coup de téléphone de Nixon qui pourrait abattre le régime […], car elle sait que […] Washington veut avant tout que l’Occident militaire ne s’arrête pas

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demain à l’Italie […] »35 , « la reprise des livraisons […] d’armement lourd […] « les facilités portuaires » obtenues par la VIe flotte au Pirée […] [les] bases militaires dont dispose l‘OTAN […] la décision […] de M. Nixon de vendre trente-six chasseurs bombardiers […] témoignent de l’importance que confère Washington à l’allié grec […] »36. En effet : « La présence russe en Méditerranée orientale, la persistance du conflit israélo-arabe, le désengagement de Malte, l’ombre sur Chypre, la confusion en Turquie […] l’éventualité de voir les Russes intervenir dans les affaires yougoslaves et avoir ainsi accès à l’Adriatique font qu’aux yeux des Américains […] la Grèce devient une pièce maîtresse sur l’échiquier [international] […]. Elle permet aux Américains d’empêcher l’encerclement amorcé par le Sud et, mieux encore, de se placer au seuil du monde communiste […] »37.

21 Cette situation n’empêchait pas selon le journal une certaine opposition : « Toutefois, le conseil de l’OTAN comprend neuf États européens dont l’hostilité au régime d’Athènes est confirmée. Cette opposition latente, conjuguée à celle […] du Congrès et de l’opinion obligera-t-elle le gouvernement américain à tempérer son aide au régime grec ou à abandonner celui-ci à son sort ? »38.

22 L’Humanité partage cette position, mais le journal est plus critique : « Selon le « New- York Times », Washington craint pour ses intérêts stratégiques en Méditerranée. Le changement de régime en Libye […] le conflit du Moyen-Orient, font des colonels fascistes des « alliés indispensables » »39. Le journal dénonce la politique stratégique américaine : « Un arrêt des livraisons d’armes aux colonels, a déclaré le sénateur démocrate Dodd, risquerait : « d’affaiblir gravement l’OTAN et de saper l’ensemble de notre position défensive dans cette zone méditerranéenne […] »40. Quant au choix américain du port du Pirée, il entraîne ce commentaire : « Le Pirée va devenir la plus importante base navale américaine […]. Jamais l’implantation n’avait été aussi étendue que sous les colonels […]. L’OTAN avait déjà une base en Crête […] la VIe flotte qui avait déjà une base pour ses sous-marins à Corfou, va débarquer au Pirée. Il n’est pas difficile de deviner quels gages les colonels ont reçus en échange : le soutien dont ils ont bénéficié […] va être renforcé […] ».Pour L’Humanité, la présence américaine dans cette région constitue une menace pour la paix : « Au cours de la seule période de Noël, 32 navires de guerre américains ont jeté l’ancre près d’Athènes […] Être solidaire du peuple grec, c’est aussi dénoncer les dangereuses intrigues du Pentagone dans cette région chaude »41. Si L’Humanité n’hésite pas, pour des raisons idéologiques évidentes, à critiquer l’attitude des États-Unis. En revanche, dans Le Monde, l’attitude des États-Unis est dénoncée par l’opposition à la dictature : « […] la Grèce [aurait] besoin d’un régime fort, seul garant des bases américaines en Grèce, aujourd’hui indispensable pour tenir en échec l’expansion soviétique en Méditerranée ». Cette thèse est : « fallacieuse […] désuète […] à l’heure des fusées intercontinentales », car elle s’appuie sur l’idée que « les bases américaines sont menacées par une démocratie grecque véritable du fait que celle-ci serait fatalement dominée par l’extrême- gauche ». Or, celle-ci a été : « saignée à blanc pendant la guerre civile […] décimée par la suite ».

Le Figaro : un régime nécessaire aux États-Unis

23 Le journal expose les événements qui constituent pour le régime des « coups de chance » et qui le rendent nécessaire aux États-Unis.42Il s’agit de : « La guerre des Six Jours […] [cette guerre en juin 1967] a fait disparaître les colonels, de la scène, au moment où les feux de la rampe menaçaient de les consumer […] l’invasion de la

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Tchécoslovaquie […] les colonels affichent au passage un petit air de triomphe : n’ont- ils pas été les premiers, un an plus tôt, à annoncer que le communisme représentait au sein même de l’Europe une redoutable menace ? […] L’OTAN recense les bataillons […] La situation providentielle de la Grèce dans cette région du monde, au moment où l’on craint que le bloc soviétique n’étende sa « normalisation » à la Roumanie, voire à la Yougoslavie43, vaut aux colonels, les premiers sourires étrangers de leur aventure […] l’élection de Richard Nixon44 […] le nombre de bâtiments soviétiques qui franchissent le Bosphore augmente. La pénétration du pavillon rouge en Méditerranée devient inquiétante […], la révolution libyenne […] et la perte de la base de Wheelus field45 et […] du potentiel énergétique […] les colonels ne s’y sont pas trompés […] [pour eux] la défense de l’Occident se déplace désormais sur les bases américaines d’Espagne, d’Italie et de Grèce. La Grèce prend une importance accrue pour la défense des pays occidentaux »46. Pour Le Figaro, Les États-Unis constituent « un parapluie »47. « Les Américains ne sont sans doute pas aimés sentimentalement comme les Français le sont […], mais ils sont proches et nécessaires : nécessaires contre la pesante menace slave, comme la Grèce, verrou de la Méditerranée orientale est, avec la Turquie, nécessaire aux Américains. La même armée qui est au pouvoir en Grèce est un des piliers de l’OTAN […]. Sans elle, la Grèce devient satellite, et la Méditerranée devient russe […] »48. Si les enjeux géostratégiques représentés par la Grèce en Méditerranée expliquent la présence américaine selon Le Figaro, en revanche, ils expliquent le soutien des États-Unis au régime dans Le Monde et L’Humanité, mais ces deux journaux vont plus loin.

Le Monde et L’Humanité : un régime qui se maintient grâce aux EU

24 Pour Le Monde : « Les rapports gréco-américains [se sont] notablement renforcés depuis le coup d’État du 21 avril 1967 […] appui militaire, économique et politique des États- Unis […] le régime ne paraît nullement menacé […]. La junte serait depuis longtemps renversée si elle ne bénéficiait pas de l’aide américaine »49. « Indéniablement les Américains sont partout […] grosses sociétés (Litton50, Ford), les investissements américains […] et les grandes banques ouvrent de nouvelles succursales […] À cette aide indirecte s’ajouterait un soutien financier impossible à évaluer […] pas inférieur à 200 millions de dollars […] Il manquait une somme de cet ordre au gouvernement pour enrayer la crise économique dans les villes et soutenir le secteur agricole […] »51. Le soutien des États-Unis est également affirmé par les opposants dans le journal. Citant le New York Times du 10 septembre 1967, Mario Ploritis 52 écrit : « Les diplomates américains et les agents de la CIA jouent souvent un rôle aussi important que les hommes politiques grecs […] ». Pour L’Humanité : « Sans l’appui de Washington, la dictature des colonels n’aurait pu se maintenir, pendant ces quatre années »53.

Intervention des États-Unis dans les affaires intérieures grecques

25 Il s’agit de présenter ici, l’interprétation des trois journaux sur deux événements survenus en 1973 : la mise en place de la République en juin et le coup d’État du général Ghizikis en novembre, qui entraîna l’éviction de Georges Papadopoulos, à la tête du régime depuis avril 196754. Notons que si les trois journaux apportent des éléments d'explications internes à la Grèce et à ses dirigeants55, il leur semble que les États-Unis sont également impliqués dans ces changements politiques.

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26 Pour les trois journaux, la mise en place de la République a pu se faire grâce aux États- Unis. Pour Le Monde et L’Humanité, les États-Unis l’ont même souhaité. Le Monde juge que : « Les États-Unis [ont] donné le feu vert […] »56. Ce changement institutionnel est interprété comme un moyen de modifier l’image du régime, contesté par l’opinion publique américaine et les membres de l’OTAN : « Pour se donner une légitimité, [le régime] doit organiser des élections, ce à quoi l’incite le gouvernement américain […] Les Américains [sont] soucieux de donner au régime une façade démocratique susceptible de le rendre “acceptable” […] »57. Dans L’Humanité : « La proclamation de la “République parlementaire” […] a été approuvée par le Pentagone et la CIA, selon l’interview d’un officier américain […] ce projet était à l’étude depuis un certain temps »58. Le journal ne fournit cependant aucune explication. Dans Le Figaro, si les États-Unis ne sont peut-être pas à l’origine de cette évolution, ils n’y sont pas opposés : « Ce ne sont pas les États-Unis qui adresseront un blâme au nouveau Président de la République ».

27 En revanche, le rôle des États-Unis dans le coup d’État de novembre 1973 et l’éviction de Georges Papadopoulos fait l’objet d’interprétations différentes. Pour Le Monde : « il est permis de se demander si Washington n’a pas […] donné le feu vert à l’opération […] ». Les raisons sont exposées : « le refus d’Athènes de se montrer compréhensif à l’égard de Washington au cours de la crise du Proche- Orient et d’accorder la moindre facilité au ravitaillement d‘Israël semble avoir vivement indisposé les protecteurs américains de M. Papadopoulos,59 […] les accords de coopération qui viennent d’être signés avec la Bulgarie »60. D’ailleurs, pour le journal : « les nouveaux maîtres de la Grèce […] passent pour de fervents défenseurs de l’OTAN […] ». Le journal cite également les propos d’un général anonyme : « Les Américains n’ont pas fait le coup, mais ils en ont été informés et ont exigé la nomination de l’actuel Premier ministre […] »61.

28 Si Le Monde évoque l’influence des États-Unis, L’Humanité dénonce leur responsabilité. Les nouveaux dirigeants de la Grèce sont : « ceux qui viennent d’être installés aux commandes par les chars américains […] »62. En revanche, Le Figaro s’en tient à la version officielle : « Dès le premier jour, le porte- parole du State Department a démenti la moindre intervention de la C I A dans les événements […] »63. Toutefois : « Washington, cette fois-ci n’a pas lieu d’être mécontent du changement […]. Le Premier ministre a encore plus de raisons d’être apprécié des Américains : il est resté douze ans avocat à Chicago et ne cache pas ses sentiments américanophiles […] ».

29 Ainsi, pour les trois journaux, les États-Unis soutiennent le régime des colonels pour des raisons stratégiques : la présence soviétique en Méditerranée et les turbulences au Proche-Orient. Pour Le Monde et L’Humanité, ce soutien participe à la pérennité du régime et entraîne des interventions dans la politique intérieure grecque. Quel est alors le rôle des États-Unis dans la chute du régime survenu en juillet 1974 ?

1974 : Imbroglio chypriote et chute de la dictature

30 Depuis 1960, Chypre, ancienne colonie britannique, était une république indépendante dont le statut, défini par les traités de Zurich et de Londres, était garanti par la Grèce, la Turquie et la Grande — Bretagne. Celles-ci y possédaient des bases militaires. Les traités permettaient à ces trois puissances d’intervenir si elles estimaient que leurs intérêts étaient menacés. Chypre était présidée par Mgr Makarios, farouche partisan du « non-

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alignement » tandis que les pouvoirs étaient répartis en Grecs et Turcs de l’île. Les Grecs constituaient la majorité de la population, soit 4/5 des six cent mille habitants.

31 En 1967, les colonels exprimèrent leur désir de voir Chypre intégrer la Grèce. « Cette union », en grec Enosis, avait pour conséquence d’opposer le principe des nationalités (des Grecs) à celui du droit des minorités (des Turcs). Mais, surtout, l’Enosis entraînait des tensions entre la Turquie et la Grèce, toutes deux membres de l’OTAN. Mgr Makarios défendait l’indépendance de l’île, position également défendue par l’URSS. En effet, la fin de l’indépendance de l’île signifiait pour celle-ci, l’intégration de Chypre dans l’OTAN dont la Grèce et la Turquie étaient membres. Or, il semble que les États- Unis aient été soucieux d’étendre leur influence en Méditerranée64. L’île connut différentes tensions entre 1967 et 1974.

32 Parmi celles-ci, en novembre 1967, le général Grivas, farouche partisan de l’Enosis et membre de l’EOKA65, responsable de la garde nationale chypriote du président Makarios attaqua deux villages turcs. Cet événement entraîna la mobilisation des troupes turques, de fortes tensions entre les deux communautés de l’île, mais aussi entre la Grèce et la Turquie. Le conflit se résolut par le départ du général Grivas pour Athènes et le retrait des troupes grecques de l’île. L’indépendance de l’île fut réaffirmée. Si Le Monde et L’Humanité estimaient qu’Athènes était « derrière » ce coup de main, Le Figaro soulignait seulement le souhait des colonels de réaliser l’Enosis66. Toutefois, la réaffirmation de l’indépendance de l’île semblait marquer la fin de l’Enosis pour les trois quotidiens67.Cependant, les tensions demeurèrent entre les deux communautés de l’île, mais aussi entre Athènes et Nicosie68.

Le « fiasco » du coup d’État de Nicosie

33 Ce coup d’État eut lieu le 15 juillet. Il fut réalisé par la garde chypriote avec l’aide des six cent cinquante officiers grecs qui l’encadraient — officiers dont Mgr Makarios avait demandé le retour à Athènes et au sujet desquels il avait lancé un ultimatum à Athènes fixé au 20 juillet. M. Nicos Sampson – membre de l’EOKA B69 – devint président de la République chypriote. La mort de Mgr Makarios fut annoncée par la radio chypriote grecque. Cependant, celui-ci réussit à s’échapper de l’île grâce à l’aide des Britanniques et appela à la résistance à Chypre et au soutien de la communauté internationale.

34 Pour les trois journaux, le pouvoir d’Athènes est responsable du coup d’État, mais les objectifs semblent différents.

La responsabilité d’Athènes

35 Le Monde dénonce ce coup d’État orchestré par Athènes : « […] la rébellion d’officiers et l’élimination d’un chef de l’État sont bien dans les manières expéditives du pouvoir militaire d’Athènes […] »70. Pour le journal : il s’agit d’ : « une tragique mascarade mise en scène de bout en bout par la dictature grecque […] ». L’opposition à travers les propos de Richard Someritis renforce ce point de vue : Pour lui, il s’agit d’ : « Un crime signé », « les assassins de la république libre de Chypre sont les militaires au pouvoir à Athènes […] les événements ont été fomentés de longue date. »71.

36 Le Monde évoque plusieurs raisons à ce coup d’État. Tout en soulignant que Nicos Sampson est « favorable à l’Enosis », le journal estime que la raison essentielle est la volonté d’Athènes d’empêcher « la neutralisation » de l’île »72 il s’agit donc de se

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débarrasser de Mgr Makarios. Enfin, il est suggéré, le point de vue n’étant pas développé, un intérêt stratégique des États-Unis : « on attribue aux États-Unis, le souhait de faire de Chypre une dépendance de la Grèce et de la Turquie […] »73.

37 L’Humanité condamne le coup d’État orchestré par Athènes. Le titre de la page une, le 16 juillet, est très clair : « Chypre : le putsch organisé par les dictateurs grecs ». « Enfonçant le clou », L’Humanité reprend les propos de la presse américaine : « le New- York Times a été obligé d’écrire : « Il ne fait pas de doute que la responsabilité de ce putsch brutal incombe à la sordide dictature grecque […] »74. Il s’agit d’une « agression » et d’un « crime »75. Si, L’Humanité évoque la volonté d’Athènes de réaliser l’Enosis76, pour le journal, les raisons sont uniquement stratégiques : « La junte grecque et ses soutiens atlantiques ne pardonnent pas au gouvernement Makarios, sa politique d’indépendance et son refus de voir Chypre transformée en place d’armes de l’impérialisme en Méditerranée […] »77 et le coup d’État répond, à des objectifs géostratégiques américains. : « Quand on sait l’intérêt stratégique de l’île, véritable porte-avions en Méditerranée orientale, à proximité des pays du Proche-Orient […] Quel usage les nouveaux maîtres de Chypre feraient-ils des bases militaires de l’île ? Depuis des années, les stratèges de l’OTAN rêvent de pouvoir les employer comme une épée de Damoclès contre le Mouvement national de libération des peuples arabes »78.

38 Pour Le Figaro, la responsabilité d’Athènes est également évidente. Il s’agit d’une : « opération coup de poing des généraux politiciens d’Athènes » qui se retrouvent dans « l’embarras […] »79. Car « le plan soigneusement mis au point aurait été compromis lorsqu’il s’est avéré que Mgr Makarios avait survécu […] son appel à la résistance rendait impossible le déroulement normal de l’action imaginée à Athènes […] »80. L’objectif de ce coup d’État est l’Enosis or : « la communauté turque de l’île ne l’acceptera jamais […] »81. Mais, pour les trois journaux, les États-Unis portent également une part de responsabilité dans ce coup d’État.

Le soutien américain au coup d’État

39 Si Le Monde rend compte de la position officielle des États-Unis : le maintien de l’indépendance de Chypre, le journal à travers ses éditoriaux dénonce, non pas le rôle, mais plutôt la responsabilité morale des États-Unis dans ce coup d’État : « Les États- Unis ont montré trop de complaisance au régime grec et à ses excès intérieurs […] on croit difficilement dans de nombreuses capitales, qui ne sont pas que communistes, au désir proclamé de maintenir la politique de soutien à l’indépendance […] »82.

40 La responsabilité américaine et surtout leur intérêt américain sont dénoncés par l’opposition. Richard Someritis écrit : « Chypre est un formidable porte-avions à quelques kilomètres du Proche-Orient […] son attachement à la Grèce ou son partage entre la Grèce et la Turquie — solutions auxquelles rêvent les officiers à Athènes — la placerait dans le domaine atlantique et par conséquent américain […] les stratèges de l’OTAN désiraient cette intégration depuis des années (…) leurs alliés exemplaires (le mot est du général Goodpaster83) d’Athènes viennent de leur ouvrir la voie […] ». Il en est de même pour Georges Ténékidès.84 Pour cet universitaire, la raison ne saurait être l’ « Enosis » : « […] irréalisable […] [ce serait un] casus belli […] [avec la Turquie] tout au plus, le gouvernement s’accommoderait — il d’une double annexion c’est-à-dire du démembrement de l’île […] un autre objectif, celui-ci non avoué [mais] certain […] celui de la substitution à la politique d’indépendance et de non-alignement [à] une politique de dépendance […] [et qui] amarrerait la totalité de l’île à une organisation militaire

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[…] ». Enfin, plus que le rôle, il semble que les États-Unis soient « derrière » ce coup d’État pour Claude Bourdet85 : « […] Si Sampson et les putschistes gagnent, l’île rentrera dans l’OTAN et M. Kissinger aura sa base […] un pas de plus sera fait vers l’américanisation de la Méditerranée orientale […] ». Mais, très vite, le journal dénonce l’attitude américaine, car les États-Unis, après avoir défendu le maintien de l’indépendance de l’île, se déclarèrent très rapidement pour son partage.86 Pour le journal : « c’est accepter l’inacceptable […] moins neutraliste Chypre sera un point d’appui plus sûr pour la VIe flotte ». C’est le : « triomphe de la « real politik » ».

41 Pour Le Figaro : « Washington était de toute évidence au courant de ce qui se préparait à Nicosie. »87. Le journal dénonce l’attitude équivoque des États-Unis : « Entre les principes dont se réclament officiellement les grandes puissances et les actes qu’elles sont prêtes à accomplir […] il y a une sérieuse marge de manoeuvre qui peut-être fatale aux petits États […]. L’administration américaine a plus besoin en Méditerranée orientale […] de la coopération active du gouvernement d’Athènes que du retour à Nicosie de [Mgr] Makarios […] »88. Le Figaro n’évoque pas la volonté américaine d’installer des bases à Chypre. Toutefois, il indique : « […] le seul intérêt de l’URSS dans l’immédiat est de rétablir la neutralité dans l’île. La seule crainte est de voir Chypre devenir une base militaire atlantiste […] il y aurait un déséquilibre certain, maintenant que l’URSS comme les États unis, considère la Méditerranée comme sa chasse gardée (…) »89.

42 Pour L’Humanité, les États-Unis ont joué un rôle et sont responsables du coup d’État. Ceci est lié à l’objectif de celui-ci : l’insertion de Chypre dans le dispositif américain de l’OTAN : « Quand on connaît l’influence prépondérante dont […] les États-Unis jouissent à Athènes et, quand on sait l’intérêt stratégique de l’île […] il est bien difficile d’imaginer que le coup de Nicosie ait pu être entrepris à l’insu des Américains […]90. « Comme l’écrit le « New York Times », « depuis des années l’administration Nixon considérait l’archevêque Makarios comme le « Castro de la Méditerranée » […] Quiconque refuse l’alignement sur les États-Unis est donc un « rouge » […] »91.

43 Les trois journaux s’inquiètent de la situation créée par le coup d’État et soulignent les risques de tension liés à celui-ci.

Risque de conflit international et débarquement turc

44 Les risques sont unanimement dénoncés. Ce coup d’État crée des problèmes à plusieurs échelles. La première échelle est celle de l’île. Le coup d’État peut créer un conflit au sein de la communauté grecque de l’île. Le Figaro souligne le risque de guerre civile, entre les Grecs de l’île, entraîné par l’appel à la résistance de Mgr Makarios92. De plus, ce coup d’État entraîne des problèmes entre les communautés grecque et turque de l’île qui « vivent dans un état de conflit permanent »93. Mais il risque aussi d’entraîner un conflit entre Athènes et Ankara. Comme les deux autres journaux, L’Humanité précise que : « Les forces armées turques [sont] en état d’alerte »94.

45 Ce coup d’État déstabilise aussi la stratégie de l’OTAN en Méditerranée orientale : « Les trois piliers du dispositif de l’OTAN, Grèce, Turquie et Chypre sont ébranlés. Deux États membres de l’Alliance atlantique risquent de […] se trouver en conflit ouvert […] ce qui remettrait en cause toute la cohésion stratégique élaborée sous la houlette des Américains […] »95.

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46 Enfin, il risque de provoquer un conflit ou du moins des tensions internationales. Pour Le Monde : « On peut donc s’attendre à l’explosion d’une crise majeure en Méditerranée orientale […] à […] un affrontement entre les Américains […] et les Soviétiques »96. Le Figaro explique ces tensions : « Moscou acceptera difficilement que l’île […] perde son indépendance, d’autant que la Méditerranée orientale va reprendre toute son importance avec la réouverture prévisible du canal de Suez97 […] la crise de Chypre risque de montrer les limites de la détente entre les deux Grands […] »98.

47 Les trois journaux rendent compte de l’opposition internationale suscitée par ce coup d’État : « le ton général est celui d’une dénonciation du coup de force, personne ne prenant le parti du gouvernement d’Athènes »99. L’Humanité précise : « même l’OTAN demande le retrait des officiers grecs »100. Le Monde et L’Humanité soulignent d’ailleurs l’isolement de la junte : « Même aux États-Unis, dont on connaît la sympathie pour les colonels grecs, le gouvernement ne cache pas son embarras […] »101.« Le gouvernement d’Athènes est soumis à de multiples pressions et interventions […] »102.

48 Le 20 juillet 1974, les troupes turques débarquèrent au nord de Chypre. La mobilisation générale fut décrétée à Athènes. Le 22 juillet, un cessez-le-feu intervint entre les Turcs et les Grecs à Chypre. Pour les trois journaux, le débarquement turc relève de la seule responsabilité américaine. Le Monde juge sévèrement l’attitude des États-Unis, il s’agit d’ : « un effroyable gâchis qui [marque] les inconséquences et les arrières pensées des grandes puissances […] »103. « Cher Henry » […] de toute évidence sa diplomatie n’a pas cru en une riposte turque […] »104.

49 Comme Le Monde, Le Figaro souligne les responsabilités internationales dans ce débarquement : « les grandes puissances qui ont toléré, puis pratiquement entériné le putsch, sont responsables de l’intervention turque […] »105. Mais, pour Le Figaro, les États-Unis ont fait preuve d’inconséquence : « Toute l’action des États-Unis […] visait à dissuader la Turquie d’intervenir militairement tout en ne disant rien ou en ne faisant rien contre la junte militaire grecque ». Pour Le Figaro, Henry Kissinger est responsable : « En jouant Athènes contre Ankara […] en se refusant à prendre tout de suite le parti de Mgr Makarios. […] M Kissinger — c’est évident — ne croyait pas à l’éventualité d’une intervention militaire turque […] »106. Le ton et l’explication sont les mêmes dans L’Humanité : « Les États-Unis portent, dans la sanglante affaire de Chypre, une écrasante responsabilité : même la presse de tonalité « atlantique » le reconnaît avec mélancolie […] l’éditorialiste du Figaro gémit devant cet « effroyable gâchis […] »107. Pour le journal : « Le conflit chypriote met en lumière la conspiration permanente que mènent les puissances impérialistes au premier chef — les États-Unis — pour s’assurer le contrôle des points stratégiques de la planète […]. Ce n’est pas le gouvernement soviétique, mais le gouvernement américain qui appuie les régimes fascistes »108.

50 L’isolement international de la junte d’Athènes — consécutif à la condamnation internationale et qui résultait du coup d’État de Nicosie — constitue pour les trois journaux, une menace pour le régime d’Athènes, menace dont ils rendent compte en évoquant des rumeurs de coup d’État.

La chute du régime : une décision américaine ?

51 Avant la chute du régime des colonels, les trois journaux font état de rumeurs qui circulaient à Athènes. Ces rumeurs concernaient un éventuel changement de régime et étaient consécutives aux déclarations du secrétaire d’État, Henry Kissinger.

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52 Le Monde reprend ses déclarations, faites le 22 juillet à Washington, dans un éditorial intitulé « Dear Henry » : « nous ne pouvons pas formuler un jugement clair sur les forces qui vont d’emparer du gouvernement. ». Ces propos appellent le commentaire suivant : « volontiers désinvolte avec ses alliés […], mais jamais encore le chef de la diplomatie américaine n’avait annoncé un coup d’État dans une capitale amie […] il vient de le faire implicitement […] ». En conséquence, pour le journal : « on sait que la forme actuelle du pouvoir va changer […] on parlait beaucoup du retour du roi […] [de] M. Caramanlis »109.

53 Quant au Figaro, si le journal précise : : « le régime du général Ghizikis a été fortement ébranlé par la défaite […] on parlait également du retour de l’ancien Premier ministre Constantin Caramanlis […] ». Les propos d’Henry Kissinger sont jugés très sévèrement : « Washington « lâche » les colonels » Kissinger renvoie Machiavel chez les auteurs de la bibliothèque rose […] virtuose de la diplomatie […] [il dénonce] les responsables grecs d’une opération malencontreuse, sur laquelle il a pourtant lui-même fermé les yeux pendant cinq jours, et qu’il n’aurait certainement pas désavouée, si elle avait réussi. […]. Étrange comportement […] à l’égard d’un gouvernement allié ! M. Kissinger ne s’embarrasse pas de tels scrupules ! […] »110.

54 Quant à L’Humanité, les déclarations du secrétaire d’État confirment la thèse que le journal défend depuis avril 1967, à savoir : les liens entre les États-Unis et la dictature : « N’est-ce pas M. Kissinger qui a annoncé hier en premier […] qu’un changement allait intervenir dans la composition du « gouvernement » grec ? On ne saurait mieux avouer l’existence des liens très particuliers qui relient comme un cordon ombilical les colonels d’Athènes à la Maison-Blanche […] »111

Le retour de Constantin Caramanlis : un événement imprévu

55 Pour les trois quotidiens, ce retour constitue une véritable surprise.

56 Pour Le Monde : « le choc a été brutal […] on s’attendait […] à des luttes intestines dans l’armée, à un nouveau coup d’État […]. À 19 h 15 […], la radio annonçait que la junte capitulait inconditionnellement, le pouvoir était rendu aux civils, les colonels, les généraux, les tortionnaires déclaraient forfait […] ». Mais pour Le Monde, Constantin Caramanlis ne l’avait pas prévu lui-même « nous recevant à Paris, le 10 juillet […] M. Caramanlis exprimait son pessimisme sur les possibilités d’un changement radical […] »112. Pour Le Figaro : « Les généraux grecs rappellent M. Caramanlis »113. Enfin, dans L’Humanité : « c’est tout le contraire de ce que [les militaires] avaient prévu qui se produit. C’est leur régime qui s’effondre. […] »114. Toutefois, la portée, le sens de cet événement ne sont pas le même pour les trois quotidiens.

57 Comme Le Monde, L’Humanité juge que le retour de M. Caramanlis marque la fin de la dictature en Grèce : « La dictature s’effondre en Grèce ». « Après sept années d’une dictature militaire implacable et anachronique, une page de l’histoire de la Grèce vient d’être tournée […] l’essentiel — ce qui fait l’unanimité — c’est la chute des « colonels » […]. »115. Pour Le Figaro, il s’agit de la formation d’un gouvernement civil qui doit régler le problème chypriote, ce que les militaires au pouvoir sont incapables de faire : « ce recul des militaires donne […] une idée du désarroi dans lequel ils se trouvent […] »116. D’ailleurs et à la différence des deux autres journaux, Le Figaro n’évoque pas « la chute de la dictature », mais évoque « la fin du régime des colonels » et la fin du « régime militaire […] ».117

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58 Le retour de M. Caramanlis et la chute de la dictature sont pour les trois journaux directement liés au coup d’État manqué de Nicosie. Il s’agit d’une conséquence intérieure de ce coup d’État. Celui-ci aurait entraîné une opposition interne, une opposition internationale et l’isolement de la junte.

59 Les trois journaux évoquent l’opposition intérieure. Cette opposition venait de l’armée elle-même et plus particulièrement des forces stationnées dans le nord du pays : « [Elles] ont joué un rôle essentiel […] c’est d’elles que parvenait à la veille du bouleversement un manifeste dénonçant la « politique criminelle » de la junte et prônant le rappel du dirigeant de droite exilé […] »118. Cette idée est également reprise par L’Humanité et Le Figaro : « On sait maintenant que c’est de Salonique qu’est partie l’idée du « juste retour dans les casernes »119.

60 Mais Le Monde reprend aussi « la thèse » de Constantin Caramanlis, présentée le 10 juillet 1974, dans une interview, pour expliquer la chute du régime. Pour le futur Premier ministre, le pouvoir en Grèce reposait sur trois piliers : « la junte (…) l’armée dans toutes ses composantes et les Américains (…) »120. Pour le journal : « l’hypothèse la plus répandue ici est le fait que les trois piliers du régime (…) se sont effondrés sous l’effet du « séisme chypriote »121. En effet, pour le journal : « la junte n’était plus en mesure de mener des négociations ni « de livrer une guerre victorieuse à la Turquie (…) ». De plus « l’humiliation de la défaite (…) provoqua l’éclatement des liens de solidarité qui liaient auparavant les divers clans de l’armée (…) ».

61 L’Humanité est en revanche le seul journal à évoquer une « résistance intérieure » pour expliquer la chute du régime. Il s’agit des propos de Grégoris Farakos, membre du bureau politique du Parti communiste grec : « ce grand succès est devenu possible grâce à la lutte du peuple grec, et particulièrement de ses jeunes (…) au cours des manifestations de l’École Polytechnique en novembre dernier […] »122. Il est cependant « logique » de retrouver cette thèse dans le journal. En effet, le Parti communiste grec, le Parti communiste français et le journal ont toujours défendu la thèse d’une opposition populaire et unanime à la junte ainsi que celle de l’isolement international du régime. Mais plus que l’opposition intérieure, il semble que les États-Unis aient joué un rôle essentiel dans la chute du régime.

Le rôle des États-Unis

62 Les trois journaux estiment que ce pays a « lâché » les militaires grecs en raison de l’échec du coup d’État de Nicosie.

63 Tout en évoquant l’influence américaine, Le Monde évoque aussi rôle d’Ankara dans l’évolution politique grecque : « c’est à l’ennemi héréditaire que les Grecs doivent le retour à la démocratie […], Ankara (…) aurait exigé de négocier à Genève avec un gouvernement véritablement représentatif […] »123. Quant aux Américains : « ces derniers […] étaient mécontents des performances de l’équipe du général Ghizikis […] des incapables selon l’ambassadeur des États-Unis […] craignant une passation de pouvoir dans l’anarchie, les États-Unis auraient dès lors décidé de « lâcher » leurs protégés en les incitant à livrer le pouvoir à une coalition d’hommes politiques conservateurs […] »124. Toutefois la position du journal semble infirmer par les propos de M. Mavros, nouveau ministre des Affaires étrangères grecques, interviewé le 26 juillet. À la question : « Pensez-vous que les Américains ont exercé des pressions ? », « M. Mavros sourit et répond : « N’est-ce pas M. Kissinger qui a annoncé

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le premier le changement qui allait se produire à Athènes ? ». Ces propos ne laissent aucune ambiguïté sur le rôle des États-Unis dans la chute de la dictature.

64 Pour Le Figaro, les choses sont claires : « M. Caramanlis, malgré sa popularité auprès de l’opinion publique rentre d’une certaine manière à Athènes dans les fourgons de l’étranger […] »125. Les États-Unis ont lâché la Grèce qui a été traitée comme : « une colonie américaine »126. Le responsable est Henry Kissinger qui a fait preuve de « cynisme et [d]’efficacité »127. « […] Il a vraisemblablement suffi d’un claquement de doigts des hommes de la CIA ou de l’ambassade des États-Unis (…) ». Le journal souligne ainsi l’absence totale de maîtrise des Grecs sur leur destin politique. Le journal exprime clairement l’idée que les États-Unis sont les véritables instigateurs de tous les changements politiques en Grèce : « M. Sisco128 […] dans son rapport à Washington préconisait trois changements : la nomination de M. Cléridès à Chypre, le retour de Mgr Makarios, mais seulement en tant que chef d’Église, l’arrivée d’un gouvernement civil à Athènes. Avec le coup de pouce des Turcs, l’essentiel est accompli […] »129. Cette position constitue donc une évolution de taille dans le discours du Figaro qui jusque-là niait toute intervention directe des États-Unis dans la politique grecque.

65 Pour L’Humanité, la chute de la dictature relève d’une décision américaine. Revenant sur les déclarations d’Henry Kissinger du 22 juillet, le journal publie : « C’était reconnaître du même coup que la junte militaire d’Athènes n’existait que par la grâce de Washington. Que l’impérialisme américain et ses alliés atlantistes doivent donc être tenus pour responsables des terribles épreuves infligées au peuple grec depuis plus de sept ans […] l’échec du coup d’État de Chypre […] ont donc, enfin contraint les États- Unis à changer quelque chose au régime de terreur instauré en Grèce par les soins de leur CIA, et en application du plan de l’OTAN […] Les colonels [ont été] mis en demeure de charger M. Caramanlis de former un nouveau gouvernement […] »130. Le journal réitère ces propos le lendemain : « Les dictateurs d’Athènes n’étaient pas seulement des assassins. Ils ont administré la preuve qu’ils étaient des imbéciles et leur faillite, sur tous les plans, a contraint Washington, la mort dans l’âme, à leur retirer sa protection […] »131.

66 L’échec du coup d’État de Nicosie orchestré par les « colonels » et soutenu par les Américains apparaît comme la cause essentielle de la chute du régime d’après les trois quotidiens. Ce coup d’État raté aurait entraîné l’intervention turque, l’isolement de la junte et l’abandon de celle-ci par les États-Unis. Ainsi, la question des intérêts géostratégiques américains en Méditerranée orientale durant la dictature des colonels, malgré les divergences de points de vue ou les nuances d’appréciations exprimées par les trois quotidiens nationaux français, montre le poids des États-Unis et de la guerre froide dans l’évolution politique grecque. La Grèce et les Grecs ne semblent pas, durant cette période, maîtres de leur destin !

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NOTES

1. Sur le sujet : Woodhouse Christopher- Montague, The rise and the fall of the Greek colonels. Londres. Granada. 1985. Athenes-Presse-Libre, Toute la Grèce, Paris. 1974. 2. ASPIDA, terme grec signifiant « bouclier ». Il s’agit en fait d’un acronyme qui signifie : « Officiers, sauveurs de la patrie, des idéaux et de la démocratie ». 3. Cette situation politique ne manque pas de provoquer de vives réactions de la part du Monde et de L’Humanité qui estiment que si la Grèce sort de la crise politique, la nomination de M. Canellopoulos est totalement illégitime. Pour les deux journaux, la droite minoritaire ne doit ni diriger le gouvernement, ni préparer les élections. 4. L’Humanité, le 23 avril 1967, p. 3. 5. L’Humanité, le 15 avril 1968, p. 3. 6. Le Monde, le 26 avril 1967, p. 2. 7. Ibid. 8. Le Monde, le 22 avril 1967, p. 1. 9. Éditorial, le 22 avril 1967, p. 1. 10. L’Humanité, le 23 avril 1967, p. 3. 11. Éditorial, le 22 avril 1967, p. 1. 12. Le Figaro, le 11 mai 1967, p. 3. 13. Le Figaro, le 7 septembre 1967, p. 5 et le 8 septembre 1967, p. 5. 14. Ibid. 15. Ibid. 16. Le Figaro, le 21 avril 1971, p. 4. 17. Le Figaro, le 17 août 1972, p. 12. L’individu est présenté comme : « un jeune homme qui travaillait auparavant à la radio… » 18. Le Figaro, le 20 avril 1967, p. 3. 19. Le Figaro, le 26 avril 1967, p. 9. 20. L’Humanité, le 22 avril 1967, p. 3. 21. L’Humanité, le 25 avril 1967, p. 2. 22. L’Humanité, le 27 avril 1967, p. 2. 23. L’Humanité, le 4 mai 1967, p. 3. 24. Jacques Duclos, membre du comité central du PCF. 25. L’Humanité, le 12 septembre 1967, p. 1. 26. Le Monde, 2-3 avril 1967, p. 4. 27. Le Monde, le 21-22/04/1968, p. 5. 28. Le Monde, 26 avril 1967, p. 1. 29. Le Monde, le 27 avril 1967, p. 2. 30. Le Monde, 24 avril 1971, p. 7. Journaliste grec. Fondateur à Paris du bulletin « Athènes- Presse- Libre » en octobre 1967. Ce bulletin fut une des principales sources d’information sur les événements grecs, des principaux médias français incluant les trois journaux étudiés. Co-auteur du Livre noir de la dictature en Grèce, Paris. Seuil, Collection Combat, 1969. 31. Le Figaro, le 15 décembre 1967, p. 4. 32. L’Humanité, le 15 décembre 1967, p. 1. Le roi lança son appel à la rébellion de Larissa, une escadre située à proximité d’une base de l’OTAN. 33. Le Monde, 14-15 décembre 1969, p. 2. 34. Le Monde, le 20 avril 1968,p. 4. 35. Le Monde, le 22 avril 1972, p. 10. 36. Le Monde, 14-15 novembre 1971, p. 5.

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37. Le Monde, le 22 avril 1972, p. 10. 38. Le Monde, le 14-15 décembre 1969, p. 2. 39. L’Humanité, le 15 décembre 1969, p. 2. 40. L’Humanité, le 15 décembre 1969, p. 2. 41. L’Humanité, le 21 avril 1971, p. 2. 42. Le Figaro, le 11 décembre 1969, p. 13. 43. La Roumanie était officiellement intégrée au bloc soviétique, mais M. Ceaucescu souhaitait avoir une politique étrangère plus ouverte vers l’Occident que celle suivie par le bloc soviétique. Quant à la Yougoslavie du maréchal Tito, elle appartenait aux pays « non alignés ». 44. Richard Nixon, républicain et anticommuniste. 45. En 1969, le colonel Kadhafi fit un coup d’État qui entraîna l’éviction des États-Unis du pays. 46. Le Figaro, le 11 décembre 1969, p. 13. 47. Le Figaro, le 20-21 septembre 1969, p. 5. 48. Le Figaro, le 20-21 septembre 1969, p. 5. 49. Le Monde, le 20 avril 1968, pp. 1 et 4. 50. Litton : entreprise américaine d’investissement. 51. Le Monde, le 20 avril 1968, p. 4. 52. Le Monde, le 21-22 avril 1968, p. 5. Mario Ploritis était un écrivain grec réfugié en France. 53. L’Humanité, le 21 avril 1971 p. 2. 54. Georges Papadopoulos cumula rapidement tous les pouvoirs. En décembre 1967, il prit le titre de Premier ministre et de ministre de l’Intérieur ; en décembre 1968, il fut également ministre de la Défense. Il renforça ses pouvoirs militaires en décembre 1969 et devint président de la République en juillet 1973. 55. Sur la mise en place de la République : les trois journaux contestent la thèse officielle du complot dans la marine. En revanche, ils expliquent ce changement institutionnel par une opposition multiple et croissante : opposition du roi, de l’armée et de la population en raison de difficultés économiques. 56. Le Monde, le 5 juin 1973, p. 4. 57. Le Monde, 15 juin 1973, p. 1. 58. L’Humanité, le 9 juin 1973, p. 2. 59. Le régime opéra une politique de rapprochement avec les pays de l’Est. Lors de la guerre du Kippour, il semble qu’il n’autorisa pas les avions israéliens à se ravitailler sur les bases grecques. 60. Le Monde, le 27 novembre 1973, p. 1. 61. Le Monde, le 30 novembre 1973, p. 3. 62. L’Humanité, le 27 novembre 1973, p. 3. 63. Le Figaro, le 30 novembre 1973, p. 5. 64. Cf. Asmussen, Jan., Cyprus at war: diplomacy and conflict during the 1974 crisis. London; New- York. I.B. Tauris. 2008. 364 p. Carandon, Lord, Frazee, Charles et al., Greece and Cyprus in history. Amsterdam: A ;M. Hakkert, 1985. 227 p. Hitchens, Christopher, Cyprus. London: Melbourne ; New-York. Quartet Book, 1984, 192 p. Koumoulides, John T.A., Cyprus in transition, 1960-1985. London: Trigraph, 1986.173 p. Le différend gréco-turc. Colloque du centre d’études et de recherches internationales de la fondation nationale des sciences politiques. 29-30 mai 1986. Sous la direction de Semih Vaner, Paris : L’harmattan,1988.284 p. Miller, James Edward., The United States and the making of modern Greece: history and power, 1950- 1974. Chapel Hill (N. C): University of North Carolina press. 2009, 301 p. Necatigil, Zaim M., The Cyprus question and the Turkish position in international law. Second edition, Oxford: Oxford University,1993. 482 p Panteli, Stavro., A new history of Cyprus. From the earliest times to the present day. London: East-West

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Publication, 1984. 437 p. Polyviou G., Cyprus : conflict and negotiation, I. New York. Holmes and Meier Publication. 1980. 246 p. Κακολυρησ Ιωάννης, Οι πολεμιστές του Ουρανού: Κύπρος 1974. Αθήνα. Ελληνικα Γραμματα, 1998. 65. EOKA organisation de résistance contre les Britanniques et qui prônait l’Enosis dès l’indépendance. 66. Le Monde, le 18 nov. 1967, p. 1, Le Figaro, le 27 novembre 1967, p. 1, L’Humanité, le 22 novembre 1967, p. 1. 67. Voir Le Figaro, le 29 novembre 1967, p. 3, L’Humanité, Le 1er décembre 1967, p. 1 et Le Monde, 29 novembre 1967, p. 1. Le Figaro le 10 novembre 1967, p. 5. 68. En exemple, en mars 1970, Mgr Makarios échappa à un attentat. En juillet 1970, des élections eurent lieu à Chypre qui sanctionnèrent les partisans de l’Enosis. Malgré cela, en 1971, un comité de coordination de lutte pour l’Enosis fut créé à Chypre. En février 73, les partisans de l’Enosis multiplièrent les attentats. Mgr Makarios fut réélu président. Le général Grivas mourut en janvier 1974. Mais, en juin, Mgr Makarios accusa la garde nationale grecque de Chypre de comploter contre lui et il demanda leur renvoi le 5 juillet. 69. L’EOKA B est l’organisation qui prit la suite de l’EOKA après l’indépendance de Chypre. 70. Le Monde, le 16 juillet 1974, p. 1. Le journal crut d’abord à la mort de Mgr Makarios. 71. Le Monde, le 16 juillet 1974, p. 2. 72. Le Monde, le 16 juillet 1974, p. 1. 73. Le Monde, le 16 juillet 1974, p. 2. 74. L’Humanité, le 17 juillet 1974, p. 2. 75. L’Humanité, le 16 juillet 1974, p. 1. 76. L’Humanité, le 20 juillet 1974, p. 2. 77. L’Humanité, le 17 juillet 1974, p. 1. 78. L’Humanité, le 16 juillet 1974, p. 1. 79. Le Figaro, le 16 juillet 1974, p. 2. 80. Le Figaro, le 17 juillet 1974, p. 2. 81. Le Figaro, le 16 juillet 1974, p. 1. 82. Le Monde, le 17 juillet 1974, p. 1. 83. Le général Goodpaster, américain, était l’ancien responsable militaire américain au Vietnam et le nouveau commandant des forces de l’OTAN en Europe. 84. Georges Ténékidès est présenté par le journal comme professeur associé à la faculté de droit, d’économie et de sciences sociales de Paris. Le Monde, le 19 juillet 1974, p. 2. 85. Le Monde, le 20 juillet 1974, p. 2. Claude Bourdet est un ancien résistant parisien. 86. Déclaration de Washington, le 20 juillet 1974, p. 2. 87. Le Figaro, le 22 juillet 1974, p. 1. 88. Le Figaro, le 18 juillet 1974, p. 2. 89. Le Figaro, le 22 juillet 1974, p. 2.. 90. L’Humanité, le 16 juillet 1974, p. 1. 91. L’Humanité, le 20 juillet 1974, p. 1. 92. Le Figaro, le 17 juillet 1974, p. 2. 93. Le Figaro, le 16 juillet 1974, p. 1. 94. L’Humanité, le 16 juillet 1974, p. 2. 95. Le Figaro, le 16 juillet 1974, p. 1. 96. Le Monde, le 17 juillet 1974, p. 1. 97. Le canal de Suez principal point de passage mondial du pétrole avait été fermé à la suite du conflit israélo-arabe de 1973. Rappelons que l’Égypte se trouvait sous influence des États-Unis depuis 1972 et Chypre se situe à quelques centaines de milles marins du canal. 98. Le Figaro, le 16 juillet 1974, p. 1.

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99. Le Monde, le 17 juillet 1974, p. 2. 100. L’Humanité le 17 juillet 1974, p. 1 et le 18 juillet 1974, p. 2. 101. L’Humanité, le 17 juillet 1974, p. 2. 102. Le Monde, 19 juillet 1974, p. 2. 103. Le Monde, le 23 juillet 1974, p. 1. 104. Le Monde, le 24 juillet 1974, p. 1. 105. Le Figaro, le 22 juillet, p. 1. 106. Le Figaro, le 22 juillet 1974, p. 2. 107. L’Humanité, le 23 juillet, page 1. 108. L’Humanité, le 23 juillet, p. 1. 109. Le Monde, le 24 juillet 1974, p. 1. 110. Le Figaro, le 23 juillet 1974, p. 3. 111. L’Humanité, le 24 juillet 1974, p. 1. 112. Le Monde, le 25 juillet 1974, pp. 1 et 3. 113. Le Figaro, 24 juillet 1974, p. 1. 114. L’Humanité, le 24 juillet 1974, p. 1. 115. L’Humanité, le 25 juillet 1974, p 1. 116. Le Figaro, le 24 juillet 1974, p. 2. 117. Le Figaro, le 24 juillet 1974, p. 2. 118. Ce manifeste est publié par Le Monde, le 25 juillet en page trois. Son titre : « Deux cent cinquante officiers demandent le retour de M. Caramanlis ». Il émane du troisième corps d’armée et a été rédigé le 21 juillet. Dans celui-ci les officiers exposent leur revendication. Il souhaite le retour de M. Caramanlis, car celui-ci « bénéficie de la confiance de la majorité du peuple et de l’armée ». Ils demandent le règlement immédiat de la crise chypriote « sur la base du statut constitutionnel en vigueur avant le coup d’État du 15 juillet ». Ils demandent également « la convocation dans les six mois d’élections libres ». Ils dénoncent la politique du régime en place et le soutien accordé à celui-ci par les États-Unis : « ceux qui ont le pouvoir… leurs actes criminels nous ont conduits au bord de la catastrophe nationale… nous invitons [les États-Unis] a cesser sans délai l’appui qu’ils accordent depuis sept ans au groupe gouvernant à Athènes… et [à] ne pas intervenir dans nos affaires intérieures… ». 119. Le Figaro, le 25 juillet 1974, p. 2. 120. Le Monde, le 25 juillet 1974, p. 3. 121. Le Monde, le 25 juillet 1974, p. 3. 122. L’Humanité, le 29 juillet 1974, p. 2. 123. Le Monde, le 25 juillet 1974, p. 1. 124. Le Monde, le 25 juillet 1974, p. 3. 125. Le Figaro, le 24 juillet 1974, p. 2. 126. Le Figaro, le 24 juillet 1974, p. 2. 127. Le Figaro, le 24 juillet 1974, p. 2. 128. M. Sisco était le sous- secrétaire d’État américain aux Affaires étrangères responsable du Moyen-Orient. 129. Le Figaro, le 25 juillet 1974, p. 4. 130. L’Humanité, le 24 juillet 1974, p. 1. 131. L’Humanité, le 25 juillet 1974, p. 1.

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RÉSUMÉS

L’analyse de la dictature des colonels grecs (1967-74) vue par 3 quotidiens français révèle, par ses divergences, les orientations de la presse française. Il s’agit de présenter dans cet article, les enjeux géostratégiques de la dictature des colonels en Grèce, de montrer si ce régime, en Méditerranée, durant la guerre froide, présentait un intérêt pour les États-Unis, et ceci, à travers les analyses de trois quotidiens nationaux français : Le Monde, Le Figaro et L’Humanité. Cet article s’articule autour de trois périodes. La première, 1967, présente la thèse officielle du régime : la mise en place de la dictature en raison d’une menace communiste imminente. Cette partie montre la divergence d’analyse des trois journaux sur cette thèse, mais aussi, sur le rôle des États-Unis. La deuxième période se concentre sur les années 1968 à 1973 et montre les points de vue sur l’existence d’une protection américaine du régime. Si pour les trois journaux, les États-Unis soutiennent le régime pour des raisons géostratégiques, en revanche, pour Le Monde et l’Humanité, cette protection va au-delà, car elle permet au régime de se maintenir. Enfin, la troisième partie traite de l’année 1974, du coup d’État manqué à Chypre, de la chute de la dictature, et là encore, du rôle, voire de la responsabilité des États-Unis. Ces divergences, convergences ou nuances d’appréciations constituent une somme d’interrogation et de recherches.

The purpose of this article is to present the geostrategical stakes of the colonels’ dictatorship in Greece, through the analysis of three French national daily newspaper: Le Monde, L’Humanité and Le Figaro. It will show whether or not this regime, in the Mediterranean, during the cold war, represented an interest for the US. This article turns around three periods. The first, 1967, presents the regime’s official standpoint: the establishment of the dictatorship because of the imminent communist threat. This part shows the divergence of the three newspapers analysis on this standpoint but also on the role of the US. The 2nd period concentrates on the years 1968 to 1973 and exposes the points of view that the American protected the regimeIf for the three newspapers, the US supported the regime for geostrategical reasons, on the other hand, for Le Monde and L’Humanité, this protection goes far beyond this. Finally, the third part covers 1974, the failed coup d’état in Cyprus, the fall of the dictatorship and there again the role or even the responsibility of the US. These divergence, convergence or the different French nuances always argued in the sources are today a basis of questioning and research.

INDEX motsclesel Ελλάδα, Δικτατορία των συνταγματαρχών (1967-1974) Mots-clés : diplomatie américaine (1967-1974), presse française, géostratégie en Grèce Index chronologique : dictature des colonels (1967-1974) Thèmes : Histoire Keywords : french press, american diplomacy (1967-74), greek colonels dictatorship (1967-1974), geostrategy in Greece, coup d’etat, History, Greece, Turkey, United States motsclestr Yunanistan, Albaylar diktatörlük (1967-1974) motsclesmk Грција Index géographique : Grèce

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Les lectures

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Pascalis M. Kitromilides: A Discourse on the Island of Cyprus

Brunehilde Imhaus

RÉFÉRENCE

Pascalis M. Kitromilides: A Discourse on the Island of Cyprus, 122 pages; cinq illustrations, Institut Hellénique d'Études Byzantines et post Byzantines de Venise, Graecolatinitas Nostra, Fonti 7, Venise 2006. ISSN 1108-4707, ISBN 960-7743-37-7

1 Cet ouvrage livre aux chercheurs la transcription, (en italien et en anglais), annotée et commentée du manuscrit de Giorgio Denores, composé au début du XVIIe siècle et conservé auprès de la Bibliothèque Palatine de Parme ( Regia Biblioteca di Parma, Palatini MSS. 461).

2 Giorgio Denores : Discorso sopra l'Isola di Cipri con le Ragioni della Vera Successione in Quel Regno.( Discours sur l'ile de Chypre et les raisons de la juste succession dans ce Royaume).

3 P. Kitromilides entend à travers cette publication montrer que, selon G. Denores, la question chypriote, examinée à travers des prétentions dynastiques remontant à la fin du Moyen Âge, met en jeu des concepts interétatiques européens, annonçant la pensée de Grotius, alors que l'Europe happée par la guerre de Trente Ans, délaisse en partie, au moins sur le plan diplomatique, la Méditerranée Orientale.

4 P. Kitromilides, dans une longue introduction, présente l'auteur et la structure du texte de G. Denores.

5 Giorgio Denores, fils de Laura Denores, naquit à Rome en 1619 et prit le patronyme prestigieux de sa mère qui descendait d'une des plus illustres familles latines de Chypre. Giorgio fut élevé sous la férule de son oncle maternel, Pietro Denores, né en 1571 dans l'île de Chypre, -- à quelques semaines de la conquête de Chypre par les Ottomans -- fils, lui-même, de Jason Denores, personnage connu des sources chypriotes et promu professeur à l’Université de Padoue après le désastre de la conquête. Pietro

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Denores, homme de lettres, fut particulièrement versé dans l'historiographie. Il fut par ailleurs secrétaire des papes Clément VIII et Urbain II. Il n'est pas étonnant que le jeune Giorgio ait suivi la voie familiale et se soit tourné vers les Lettres et l'Histoire. Trois manuscrits de son Discours sont conservés qui ne diffèrent que fort peu. L'attribution du Discours d'abord à Pietro Denores par L. Scarabelli, en 1840, est erronée et P. Kitromilides, s'appuyant sur les travaux récents de P.O. Kristeller, rend justice à son véritable auteur, Giorgio. Ce Discorso sopra l'isola di Cypri con le ragioni della vera successione in quel Regno composé d'une trentaine de pages, comprend une courte introduction suivie d'une brève histoire de l'île de Chypre, puis vient le corps du texte : les raisons qu'ont les cinq prétendants à la succession au royaume de Chypre, raisons que G. Denores réfute en conclusion. Ceci nous montre bien que, soixante ans après la prise de Chypre par les Ottomans, la légitime possession de l'île restait une question ouverte dans les relations diplomatiques du monde européen.

6 Dans ce texte P. M. Kitromilides remarque combien le jeune auteur, outre sa très grande érudition, est fort attentif aux intrigues diplomatiques européennes face aux questions dynastiques.

7 Selon G. Denores, les prétendants dotés d'une certaine légitimité au royaume de Chypre sont : Tout d'abord : • le Duc de Savoie, en tant qu'apparenté à la famille de Lusignan. • Les descendants de Henri de Lusignan, prince de Galilée et frère du roi Janus. • La République de Venise qui, après l'abdication forcée de la reine Caterina Cornaro, a gouverné l'île jusqu'à la conquête ottomane. • La République de Gênes qui a occupé Famagouste durant près d'un siècle. • Le Sultan du Caire, successeur du sultan mamelouk vainqueur du roi Janus de Lusignan, à la bataille de Kirokitia (1421), lequel devint, lui et ses successeurs tributaires des sultans égyptiens.

8 Très au fait des questions dynastiques, G. Denores dresse un tableau généalogique de la famille des Lusignan et mentionne tous les descendants du roi de Chypre et leurs alliances. Il analyse les raisons qu'ont ces cinq prétendants à briguer le royaume de Chypre et il les rejette toutes en bloc.

9 G. Denores, tout en regrettant que la tentative faite par le grand-duc de Toscane, Ferdinand, de récupérer l'île de Chypre à son profit n'ait pas abouti, la libérant ainsi de l'oppression ottomane, ajoute que si les nations européennes avaient appuyé la Toscane, un esprit bien intentionné aurait prouvé que la Maison des Médicis avait autant de droits que les Lusignan sur cette île !

10 Pour G. Denores, tout s’est joué durant l'époque médiévale, et c'est là qu'il convient de rechercher les raisons avancées par les uns et les autres. L'auteur reconnaît que si l'Empire byzantin n'avait pas été anéanti, il serait le seul prétendant légitime ; P. Kitromilides relève que cette assertion est curieuse pour un érudit qui espérait faire une carrière politique auprès de la Cour Pontificale.

11 P. Kitromilides tente d'expliciter la pensée qui amène le jeune historiographe qu'est G. Denores, à rejeter tous les candidats cités à la possession de l'île. Pour P. Kitromilides, G. Denores considère que toutes ces prétentions dynastiques se réfèrent aux normes féodales, ce qui leur donne en quelque sorte le droit de revendiquer cet héritage ; mais dans la pensée politique italienne prévalent, en ces débuts du XVIIe siècle, des

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exigences de modernité, même si la raison d'État doit encore passer sous le contrôle de principes moraux. G. Denores considère que la possession légitime de l'île de Chypre ne peut être liée à un droit dynastique, encore moins à la force, mais à la seule nation qui lui rendra sa liberté et la justice. Pour lui, l'établissement de règles de justice internationale est inhérent à la conduite des États, tout comme il doit être le fondement des relations inter étatiques.

12 Ce Discorso, en inaugurant l'historiographie de la Question Chypriote, témoigne des espoirs que conservaient les Chypriotes exilés de voir abattu le joug ottoman sous la conduite d'une puissance chrétienne ; espoirs caractéristiques, selon P. Kitromilides, des cultures de l'exil.

13 Ce texte peut donc intéresser les historiens médiévistes et les historiens des périodes plus récentes, tout autant que les spécialistes de philosophie politique. On ne peut que rendre justice à P. Kitromilides d'avoir sorti ce Discorso de l'ombre, ainsi qu'à l’Institut Hellénique d'Études Byzantines et post Byzantines de Venise pour en avoir assuré une publication soignée.

INDEX

motsclesel Κύπρος motsclesmk Кипар

Cahiers balkaniques, 38-39 | 2011 365

Isabelle Dépret : Église orthodoxe et histoire en Grèce contemporaine, versions officielles et controverses historiographiques

Joëlle Dalègre

RÉFÉRENCE

Isabelle Dépret : Église orthodoxe et histoire en Grèce contemporaine, versions officielles et controverses historiographiques, 288 p, dont 10 cartes et illustrations, Collection Études grecques, l'Harmattan, Paris, 2009, ISBN : 978-2-296-10147-0

1 Cet ouvrage, complet, extrêmement riche en indications bibliographiques, traitant une question encore pratiquement tabou en Grèce, s'attache aux rapports réciproques entre Église orthodoxe et État grec depuis 1832, à la façon dont l'histoire grecque officielle a modelé sa présentation du rôle de l'église orthodoxe, aux controverses qui naissent des efforts récents d'historiens pour « revoir » l'histoire officielle de leur pays. Les questions principales sont posées dans l'introduction : la construction de la Grèce contemporaine et l'écriture d'un passé collectif, contrôlé, validé, transmis par l'État, les rapports entre l'histoire et le politique, les liens entre l'Église et l'État.

2 Le travail s'appuie sur des sources diverses : historiographie grecque, manuels scolaires d'histoire et d'éducation religieuse, textes politiques officiels, presse nationale hellénique depuis 1980, sources ecclésiastiques depuis 1980 (revues officielles de l'Église orthodoxe, station radiophonique, site électronique, publications du Diaconat Apostolique).

3 La première partie, « Église orthodoxe et État grec depuis 1821 », rappelle la situation du millet rum pendant l'Empire ottoman, puis étudie chronologiquement comment se crée progressivement un État qui se veut helléno-orthodoxe, comment, tout en

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maintenant des rapports ambigus avec le Patriarcat de Constantinople, se construit une Église « nationale » qui soutient les grandes luttes de l'État (Grande Idée, anticommunisme, combat pour l'homogénéisation des populations), ce qui lui vaut finalement une place de choix.

4 Cette place est étudiée dans la deuxième partie, « l'Église 'dominante' en Grèce », qui fait l'inventaire de ses positions privilégiées : « religion dominante » selon la Constitution, place dans l'Éducation nationale, l'Armée, la police, promotion des liens du mariage et de la famille, répression du blasphème et du prosélytisme, prêtres fonctionnaires... en retour certains gouvernements ne se sont pas gênés pour s'immiscer dans la théorique autogestion de l'Église... On observe cependant (c'est l'objet du dernier chapitre de cette partie), depuis une vingtaine d'années, une mise en question de cette position privilégiée de l'orthodoxie par des orthodoxes eux-mêmes, et un recul sur certains terrains - sans qu'une laïcité « à la française » soit envisageable par la société grecque -.

5 La troisième partie, « L'Histoire, un enjeu », aboutit à l'un des aspects du titre du livre : la position actuelle de l'Église orthodoxe dans la pays s'explique par l'histoire, mais son action est elle-même un des enjeux des conflits sur l'histoire qui se développent actuellement dans le pays, entre ceux qui ne veulent pas remettre en question la version scolaire officielle de l'histoire grecque, telle qu'elle a été construite au XIX° siècle., et d'autres historiens, souvent plus jeunes, formés à l'extérieur du pays. La présentation d'une Église orthodoxe, défenseur de la « nation » grecque depuis Byzance, l'Empire ottoman et jusqu'à nos jours, le rôle « patriote » des prêtres est remis en question. Un chapitre détaille fort opportunément l'affaire des « écoles secrètes », mythe national selon lequel, en raison d'une sévère interdiction ottomane, les enfants grecs en auraient été réduits à fréquenter de nuit en cachette une « école secrète » tenue par le pope local ; ce dogme national et sa relecture par certains historiens grecs est à l'origine d'une coupure grave. Ceci nous ramène à l'épisode sur lequel s'ouvrait le livre : « l'affaire » d'un nouveau manuel d'histoire de CM2, rédigé à la demande du ministère de l'Éducation et des Cultes, par des historiens reconnus et, finalement retiré des écoles (après même démission de la ministre concernée !) parce que jugé trop « tolérant » à l'égard des Turcs et « minimisant » le rôle de l'orthodoxie dans la défense de la nation.

6 En conclusion, ce livre, d'un ton mesuré rare sur un sujet conflictuel, très riche en informations précises et en notes de bas de page complémentaires, écrit par quelqu'un qui connaît bien son sujet, est bien venu pour faire comprendre aux lecteurs français la position de l'Église orthodoxe dans la culture et l'État grec. Alors que ce pays est souvent présenté comme une sorte de réserves de bigots orthodoxes intolérants, cet ouvrage peut aider à comprendre que comment l'histoire a modelé différemment la place de la religion dans chaque pays, comment aussi, l'histoire enseignée dans chaque pays choisit de présenter, de taire, de magnifier certains faits. Donc, à lire.

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Anatoli. De l'Anatolie à la Caspienne : territoires, politique, sociétés : publié avec le concours du CNRS, Unité mixte de recherche Géographie- cités/[directeur de la publication Ali Kazancigil ; Georges Prévélakis]

Céline Pierre Magnani

RÉFÉRENCE

Anatoli : de l'Anatolie à la Caspienne : territoires, politique, sociétés : publié avec le concours du CNRS, Unité mixte de recherche Géographie-cités/[directeur de la publication Ali Kazancigil ; Georges Prévélakis]. Anatoli est la Nouvelle série des Cahiers d’études sur la Méditerranée orientale et le monde turco-iranien, Ed. du CNRS, 2010, 23 cm. Annuel.

1 Les éditions du CNRS se sont chargées de publier et diffuser cette nouvelle revue (http://www.cnrseditions.fr/Geographie/6306-anatoli-.html). Il s’agit d’une publication annuelle consacrée à l’étude pluridisciplinaire du vaste espace qui s’étend de l’Adriatique à la Caspienne. Elle s’intéresse aux cultures – grecque, latine, slave, turque, persane, géorgienne, arménienne, juive, etc. – qui l’ont habité et façonné. Les territoires de cet espace, aujourd’hui fragmenté, furent jadis unifiés, au moins partiellement, par des pouvoirs impériaux, dont le dernier fut l’Empire ottoman. Ils en gardent bien des traits communs, souvent sous forme latente. L’importance de cet espace pour l’Union européenne est une évidence.

2 Le thème de ce numéro inaugural d’Anatoli dédié à Semih VANER concerne les dynamiques d’intégration et de fragmentation qui travaillent les Balkans et l’Anatolie depuis un siècle, les secondes l’ayant emporté le plus souvent sur les premières. Dans la

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période qui a suivi les guerres de l’ex-Yougoslavie, les perspectives ouvertes par l’Union européenne ont créé l’espoir de l’avènement d’une région balkanique pacifiée et unifiée. Mais l’évanouissement de l’espoir d’une intégration régionale impulsée de l’extérieur ainsi que les risques d’instabilité économique et géopolitique, encouragent l’émergence d’une autre idée qui n’est pas inédite, puisqu’elle avait inspiré le Pacte de l’Entente balkanique de 1934, réunissant la Grèce, la Roumanie, la Turquie et la Yougoslavie : un mouvement d’intégration endogène, qui se développerait en complémentarité avec l’intégration européenne. Les articles de cette livraison d’Anatoli explorent les dimensions et les conditions d’un tel mouvement, à travers les enseignements de l’histoire et de la géographie, les relations entre l’intégration régionale et l’intégration européenne, le rôle des réseaux et celui des ressources mémorielles et identitaires.

3 Les codirecteurs de la revue sont Ali KAZANCIGIL et Georges PREVELAKIS.

4 Le comité éditorial : Deniz AKAGUL, Samim AKGONUL, Faruk BILICI, Spyros ECONOMIDES, Michel FOUCHER, Christophe JAFFRELOT, Anne de TINGUY, Catherine de WENDEN.

5 Elle fait suite au CEMOTI. Cahiers d'études sur la Méditerranée orientale et le monde turco-iranien, ISSN 0764-9878, en ligne sur Revues.org http://www.openedition.org/84.

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