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et Avant-Propos de Jean-Paul Débax & André Lascombes

coll. « Traductions introuvables : Théâtre Anglais Médiéval », 2012, p. 1-12, mis en ligne le 13 fevrier 2012, URL stable .

Théâtre anglais Médiéval est publié par le Centre d’études Supérieures de la Renaissance Université François-Rabelais de Tours, CNRS/UMR 7323 Responsable de la publication Philippe Vendrix Responsables scientifiques Richard Hillman & André Lascombes Mentions légales Copyright © 2012 - CESR. Tous droits réservés. Les utilisateurs peuvent télécharger et imprimer, pour un usage strictement privé, cette unité documentaire. Reproduction soumise à autorisation. ISSN - 1760-4745 Date de création Janvier 2012

Avant propos p. 1-2

Mankind et Everyman Avant-Propos

Jean-Paul Débax & André Lascombes Centre d’Études Supérieures de la Renaissance, Tours

Ce premier volume d’une série projetée d’éditions-tra- ductions des œuvres sources du théâtre européen de la Renaissance, volume consacré au domaine anglais, pro- pose au lecteur deux pièces également représentatives, mais chacune à sa manière, de cette production - tique ; elles illustrent, l’une et l’autre, le théâtre de la fin du xve siècle : Mankind (Genre Humain), que nous connais- sons grâce au Manuscrit Macro datant de la fin du siècle, semble avoir été composé à une date très voisine de 1466, et d’autre part The Summoning of Everyman (La semonce ou Convocation de Tout-Homme, traduction/adaptation pro- bable de la pièce néerlandaise ) dont nous avons quatre éditions anciennes, chez deux impri- meurs différents, échelonnées de 1515 à 1535, mais pro- bablement composé avant la fin du siècle précédent. Ces deux pièces appartiennent à une catégorie sou- vent connue sous l’appellation de « moralité », ou pièce possédant une intrigue de type « Humanum Genus » ; elles exposent, selon un schéma récur- rent, le trajet vital du héros chrétien balloté entre tentation, chute et salut final. Hormis les spectacles de com- munauté ou « populaires », dont les textes ont été collectés (mais dans quel état !) dans le courant du xixe siècle, et des pièces religieuses, ou « Passions » (en anglais Mysteries), souvent réunies en cycles attachés à des villes marchandes et actives, peu de témoins dramatiques antérieurs aux deux pièces traduites ici sont à notre disposition. Parmi ceux-ci : un fabliau sur le sujet familier pour les médié- vistes, de la vieille entremetteuse et de sa chienne (Interludium de Clerico et Puella, des environs de 1300) ; et The Pride of Life, une pièce de facture assez archaïque (c.1350, connue par un manuscrit disparu en 1922), où le destin de l’homme est représenté par le rôle du « Roi de vie », et la vie elle-même par un combat chevaleresque contre la mort. Entre les deux autres pièces du manuscrit Macro, The Castle of Perseverance, des environs de 1425, est une pièce monumentale, dont le schéma est conforme à la structure de la , et qui se termine par un des rares « Procès de Paradis » de la littérature dramatique anglaise. Son ampleur et le nombre des thèmes abordés ont poussé les critiques à la considérer comme un archétype du genre « moralité », bien qu’elle en soit le seul exemple. Dans le même manuscrit figure une troisième pièce, Wisdom (c.1460), sorte de grand spectacle à mi-chemin du ballet et de l’opéra, sur le thème de la tentation de l’âme par Lucifer. Tout semble, à première vue, opposer les deux œuvres traduites ci-après : Genre Humain, pièce manifestement portée par une troupe expérimentée, semble avoir été destinée à des publics composites capables d’entendre l’ironie et de saisir la leçon morale derrière la verdeur de la forme et les pittoresques facéties et sail- lies d’une bande de coquins qui par deux fois entraînent le héros en tentation. À l’inverse, pour ce qui est du ton, La Convocation de Tout-Homme conte le drame aus- tère d’un homme que Mort menace soudain de disparition immédiate et qui ne reçoit évidemment aucun secours de ses amis, son entregent ou son argent. Toute baignée de piété sentimentale et angoissée, peut-être issue de la Devotio Moderna néerlandaise, et malgré une fin heureuse dans la droite ligne de la théologie catholique, cette pièce trouve souvent les accents de la tragédie. Nous espérons que le rapprochement de ces deux pièces permettra au lecteur de se convaincre de la diversité du théâtre anglais médiéval, et d’éviter ainsi la naïveté des censures péremptoires et sommaires dont il est trop souvent la cible.

2 avant-propos Genre Humain(Mankind) Introduction de Jean-Paul Débax

coll. « Traductions introuvables : Théâtre Anglais Médiéval », 2012, pp. 1-24, mis en ligne le 13 fevrier 2012, URL stable .

Théâtre anglais Médiéval est publié par le Centre d’études Supérieures de la Renaissance Université François-Rabelais de Tours, CNRS/UMR 7323 Responsable de la publication Philippe Vendrix Responsables scientifiques Richard Hillman & André Lascombes Mentions légales Copyright © 2012 - CESR. Tous droits réservés. Les utilisateurs peuvent télécharger et imprimer, pour un usage strictement privé, cette unité documentaire. Reproduction soumise à autorisation. ISSN - 1760-4745 Date de création Janvier 2012

Introduction - J.-P. débax p. 1-26

Genre Humain (Mankind) Introduction

Jean-Paul Débax Centre d’Études Supérieures de la Renaissance, Tours

Parmi toutes les pièces dites à intrigue « Humanum Genus » des xive et xve siècles en Angleterre, aucune n’est sans doute plus surprenante, plus déconcertante pour le lecteur/spectateur moderne peu familier avec le théâtre médiéval, et particulièrement anglais, que Mankind (que j’ai choisi de traduire par « Genre Humain »). En effet, le mélange, qui est dans cette pièce particulièrement déto- nant, entre un cadre religieux, l’évocation des fins der- nières de l’homme – sujet sérieux et prégnant entre tous – d’une part et, d’autre part, le comique débridé, la parodie de formes traditionnellement attachées au contexte religieux ambiant, la grossièreté, les sugges- tions scatologiques, l’ambiance populaire aux relents de paganisme, peuvent choquer ce spectateur non averti, et semble même mettre en question l’unité structurelle de la pièce. Certes, toutes les caractéristiques évoquées ci- dessus ne sont pas l’apanage exclusif de cette pièce, ou de ce type de pièces. Elles se retrouvent à des degrés divers dans l’ensemble du théâtre médié- val, tant anglais que plus largement européen. La grossièreté et la scato- logie sont abondantes dans les farces françaises des xve et xvie siècles. Les inuendos sexuels et érotiques ne sont pas absents du théâtre néerlandais des Spelen van Sinne, comme des comédies italiennes ou espagnoles. Le vocabulaire cru et l’allusion grivoise ne sont pas absents non plus du théâtre shakespearien. Mais, nulle part l’unité de ton n’est aussi manifestement bousculée, ni mise à mal que dans Mankind. Les farces et les moralités continentales répondent mieux, semble-t-il, aux exigences de cohérence qui ont fait la loi dans la littérature euro- péenne pendant de longs siècles, pour triompher à l’âge classique, et qui font encore partie de notre héritage culturel. Même si le Moyen Âge n’a pas atteint les extrêmes de cloisonnement des genres dramatico-littéraires qui ont régné à l’âge classique, on peut cependant avancer que nulle part ailleurs le spectateur n’est soumis à une douche écossaise d’une semblable intensité, et sa perplexité est tout à fait compréhensible. Cette traduction (et l’introduction qui l’accompagne) a justement pour but de faire connaître cette pièce qui nous paraît constituer, en raison même du choc que sa découverte peut produire, une bonne initiation à un domaine dramatique large- ment méconnu du public français (il n’existe pas à ma connaissance de traduction française publiée), et dont la langue quelque peu archaïque pourrait rebuter.

Everyman

Avant d’entreprendre une étude plus approfondie de Mankind, un détour s’impose par une autre pièce, Everyman, également traduite dans le présent volume, que les critiques ont souvent comparée à la présente pièce et classée dans la même catégorie de pièces « morales », ou pièces traitant du destin spirituel de la nature humaine. Certes, les bases théologiques (au sens large du terme) des deux pièces sont comparables : la nécessité pour tout homme dictée par l’Église chrétienne d’éviter les péchés catalogués par la tradition, pour soustraire l’âme aux châti- ments éternels de l’enfer après la mort du vivant. Une lecture, même hâtive, des deux pièces convainc probablement sans mal le lecteur qu’en tant que texte et que réalisation spectaculaire, et pour ce qui concerne la relation avec le spectateur et l’ambiance spirituelle informant l’action, elles sont diamétralement opposées. Une première remarque. Everyman n’est pas une pièce anglaise. Le texte anglais est une traduction/adaptation de la pièce néerlandaise Elckerlijk. Non que cette origine étrangère ait une grande importance en soi. Nous n’avons d’autre part aucun élément nous permettant d’apprécier le devenir de cette pièce depuis les

2 introduction - j.-P. débax éditions du début du xvie siècle� et 1901, date de la première mise en scène moderne (et peut-être la véritable première mise en scène), qui a profondément frappé les litterati post-romantiques de ce début du xxe siècle et lui a forgé une renommée en partie fondée sur un malentendu. L’atmosphère sérieuse, relativement sombre et pathétique, comportant des accents tragiques (même si la réunion finale de l’âme avec son créateur peut être qualifiée de « happy ending ») convenait parfaite- ment à cette fin d’époque victorienne qui imposait une distinction radicale entre les genres dramatiques : la tragédie ne pouvait en aucun cas supporter l’intru- sion d’éléments comiques. Ainsi la pièce néerlandaise est-elle devenue pour les Anglais le symbole du drame médiéval national. Mais les différences sont pourtant profondes entre Everyman et les pièces de tradition anglaise. Aucune pièce autochtone n’est aussi fortement centrée sur un seul personnage, montré dans un combat angoissé pour le salut de son âme, si l’on excepte celles qui sont fondées sur une intrigue détaillant les « âges de la vie », comme Mundus et Infans, Nature (parodiquement), Pride of Life et Youth (partiel- lement). Aucune de ces pièces ne crée une telle tension au cours des rencontres qu’a notre héros avec les images (ou représentations) de la tentation ou du péché (incertitude créée par l’atemporalité du conflit). Dans ces dernières, l’alternance entre faute et rémission est totalement prévisible, ainsi que le triomphe final fondé sur la défaite des forces du mal, au point qu’elles en deviennent monotones. Ainsi l’intrigue doit recourir à d’autres procédés et péripéties (comique, jeux de scène, rencontres inopinées, bagarres, etc.) pour tenir en éveil l’attention du spectateur. L’état d’innocence, la tentation, la chute et l’état de péché semblent y être des situations de fait, des fatalités assez extérieures à l’homme, alors que l’angoisse de Everyman est intériorisée, vécue avec passion, tout en étant figurée par ses parte- naires (Copain, Cousin, Richesse, Bonnes œuvres, etc.) qui lui renvoient, comme en miroir, des facettes de sa propre image. Dans Everyman, la mort physique et la peur devant la tombe ne sont pas occultées2, même si, en ce moment ultime de la vie terrestre, l’âme est accueillie par l’ange du Seigneur.

1 Aucune des quatre éditions (deux de Pynson et deux de Skot) n’est datée. La dernière semble avoir été imprimée en 1535 au plus tard.  C’est Beauté qui se fait alors son porte-parole (794-804).

introduction - j.-P. débax 3 Moralité et intrigue en Humanum Genus

Ce genre de pièces est souvent désigné par le terme de « moralité ». Ce terme n’est ni propre, ni impropre ; il n’est pas historique. Il a été transféré vers la fin du xviiie siècle du domaine du théâtre français au théâtre anglais3. R. Potter a établi, sans aucun doute possible, que ce terme était dû à une histoire du théâtre euro- péen de Luigi Riccoboni, traduit en anglais sous le titre, An Historical and Critical Account of the Theatres in Europe, et publiée à Londres en 1741�. Au moment où des pièces semblables à Mankind étaient jouées, le nom ou l’adjectif « moral » était souvent présent dans leur titre, ainsi que dans des édits interdisant les représen- tations théâtrales, quoiqu’étrangement absent du catalogue de Polonius�. C’est, en particulier, le terme qui figure dans le sous-titre de Everyman : « …in maner of a morall playe »�. Mais le terme figurant dans le titre d’une pièce ne permet en rien de préjuger du contenu, du ton ou de la forme de la pièce en question. Il est donc prudent de ne prêter que peu d’attention au terme « moralité », ou à quelque autre titre que le hasard a bien voulu attacher à telle ou telle pièce. Si l’on veut à tout prix établir une classification (et comment s’en passer pour faire comprendre de quoi on parle ?), il sera plus sage d’interroger les contenus, personnages et intrigues pour établir ces catégories. Au début de cette intro- duction, j’ai fait référence à des pièces dotées d’intrigues du type « Humanum Genus ». J’entends par là, des sujets dépourvus de toute individualisation. La fabula de ces pièces c’est l’histoire de l’archétype humain, généralement de la naissance jusqu’à la mort, dans l’esprit de la tirade de Jaques dans Comme il vous plaira : « La vie de l’homme est divisée en sept âges… »7. Le héros de cette intrigue est un homme,

3 Cette origine est celle donnée par OED sous « morality ». 4 R. Potter, The English : Origins, History, and Influence of a Dramatic Tradition,, Routledge and Kegan Paul, 1975, p. 192-203. 5 , , II, ii, 396-400. En revanche il est mentionné dans le Gulls Horn Book de Dekker, 1609 (Ch. VI). 6 Dans tout le corpus des pièces en MS ou imprimées entre le milieu du xve siècle et 1620, à notre disposition aujourd’hui, trois pièces seulement contiennent « moral » dans leur sous-titre : All for Money, 1560 (« morall and pitiful comedy ») ; Three Lords and Three Ladies of London, 1589 (« A pleasant and stately moral ») ; Two Wise Men and All the Rest Fools, 1619 (« A comicall morall »). Les autres termes utilisés par les imprimeurs sont « interlude » (en majorité), « comedy », « » et « play ». 7 « His acts being seven ages... » (William Shakespeare, As You Like It, II, vii, 143 sqq.). Il existe dans le théâtre anglais post médiéval, dix pièces de ce type : Pride of Life, c.1350 ; The Castle of Perseverance, c.1425 ; Mankind, c.1475 ; Wisdom, c.1475 ; Everyman, 1495 ; Nature, 1495 ; Youth, c.1500 ; Mundus et Infans, 1508 ; Hick Scorner, 1513 ; Lusty Juventus,1550.

4 introduction - j.-P. débax représentant de l’humanité, sans nom propre, sans caractéristiques propres. Il résume en lui la destinée de tous les hommes possibles : il vient d’un état d’inno- cence, connaît la tentation et la faute, mais ensuite le regret, la contrition, le pardon et, en fin de compte, le salut (son parcours peut être compliqué par plu- sieurs chutes, ce qui entraîne plusieurs pardons successifs). Cet homme archétypal se trouve encadré de puissances « morales » oppo- sées : les avocats du péché d’un côté, les avocats de la vertu de l’autre, entre lesquels il hésite jusqu’au choix final. En bonne théologie catholique le choix ultime sera conforme à l’idéal proposé par Dieu, l’homme repoussera les tenta- tions des forces maléfiques et embrassera la voie de vertu qui le mène au salut�. La grande majorité de ces pièces a donc une fin optimiste, et peut être reliée au type des comédies. Mais, il ne faudrait cependant accorder trop d’importance au sort final de l’humain, héros de la pièce, comme on le ferait d’une intrigue de type réaliste, ou même seulement fondée sur une mimesis renvoyant à la vie terrestre des humains, ce qui est le cas de la tragédie grecque par exemple. Pour les Grecs, les intrigues sont mythiques, c’est-à-dire qu’elles expriment notre expérience du monde. Les dieux ne sont jamais coupés du monde des hommes. Le jeu dramatique n’en n’est pas individualisé pour autant, mais renvoie à une expérience existentielle commune, figurée sur scène par un modèle embléma- tique (Œdipe, Pasiphaé…). Il en va différemment pour les pièces à intrigue « Humanum Genus » : le jeu dramatique ne traite pas en premier lieu d’une expérience vécue, ni en quoi que ce soit « matérielle », mais de la destinée d’une âme de laquelle seule la foi (et les paroles divines) peut nous convaincre de l’existence, alors qu’il s’agit en réalité de la partie essentielle de la créature humaine. Rappelons-nous que, dans cette pers- pective, l’homme vivant est composé de cette curieuse addition de deux parties aux natures totalement opposées, une âme immortelle (esprit créé à l’image de Dieu) et un corps soumis, comme la matière inerte, aux aléas du monde. Dans cette perspective la mort n’est « que » la séparation de ces deux parties souvent en conflit pendant la vie, mais embarquées cependant dans le même destin. Les tentations, les fautes, et les contritions ne sont, à proprement parler, que des péripéties, donc potentiellement comiques, bien qu’elles puissent engager pour toujours la destinée de l’âme.

8 Même si plusieurs pièces sont postérieures à la réforme imposée par Henry VIII, les choix théo- logiques ne sont guère modifiés avant de longues années, et ne se manifestent pas avant le drame académique des années 1560.

introduction - j.-P. débax 5 On a souvent posé le problème de la nature des forces qui sollicitent l’humain vers le bien ou vers le mal : les vices et les vertus sont-ils des forces extérieures à l’homme issues, comme des excroissances opératoires ayant acquis une exis- tence mondaine, des principes supérieurs du bien et du mal, en l’occurrence de Dieu et du diable ? Ou bien, sont-ils de façon plutôt virtuelle, la manifestation de tendances psychologiques, qui ont normalement une vie cachée à l’intérieur de l’esprit humain, mais qui s’incarnent éventuellement en personnages en raison du principe de mimesis auquel le théâtre est soumis ? Il semble que ce pro- blème ne se pose plus si on admet que tout ce qui est représenté dans ce type de théâtre n’est qu’allégorie ou métaphore ou, plus exactement, représentation, c’est-à-dire allégorisation de la seule réalité vraiment pertinente et immuable, celle du monde moral. De nombreux textes apologétiques et certaines pièces médiévales anglaises portent la trace d’un poème allégorique présent dans la mémoire culturelle du Moyen Âge, la Psychomachia de Prudence – récit épique latin du ive siècle. En effet, une isotopie guerrière présente dans nombre de ces textes semble constituer un écho de l’épopée latine. Mais il serait sans doute abusif de faire dériver les pièces en « Humanum Genus » de la Psychomachia. Parmi toutes les pièces à notre dis- position, seule The Castle of Perseverance utilise une métaphore franchement mili- taire pour figurer les oppositions de la vie morale. Toutefois, l’image utilisée n’est pas à proprement parler celle du combat, mais celle du siège de la place forte qui, par ailleurs, est très présente dans les allégories médiévales courtoises tout autant que morales. Même dans ce cas, l’influence lointaine du poème latin n’a peut-être pas été décisive dans le choix du facteur de Castle. On peut suggérer que l’impact scénique du siège du château est supérieur à celui du choc de deux armées quand elles sont réduites à deux ou trois figurants qui viennent ferrailler maladroitement devant le public9. On peut suggérer aussi que la qualité scénique – et signifiante – de Castle tient au fait qu’il n’a pas été prévu de bataille au pied

9 Pour les batailles théâtrales on pense à l’effet désastreux de la mise en scène de la guerre civile dans Julius Caesar, saison 2008-09, Courtyard Theatre, Stratford-upon-Avon, et à cette indication scénique dans , par John Pickering (1567), « Oreste entre avec ses soldats et défile autour de la scène » (678), qui semble indiquer des passages répétés devant le public, entrecoupés de passages cachés derrière la scène, pour faire croire à un effectif supérieur à ce qu’il est en réalité. On note à ce propos le nombre de batailles parodiques au théâtre : la plus connue étant la bataille de Shrewsbury qui voit la mort au « champ d’honneur » et la résurrection de Falstaff (Shakespeare, 1HIV, V, iv). Épisodes moins

6 introduction - j.-P. débax du château, et que la seule arme de défense des assiégés est une pluie de pétales de roses, avec tout le symbolisme que ce jeu de scène implique : la rose, symbole de l’amour, le rouge, couleur du sang du Christ rédempteur, usage de fleurs à l’exception de tout autre arme, signifiant la force non violente de la vertu. D’une façon plus générale, Castle a résolu le problème du spectaculaire (problème évi- demment constant dans tout théâtre non réaliste) par le recours à une pompe processionnaire (en anglais « pageantry ») entrecoupée de discours statiques, un peu à la manière des mystères historiques français du xve siècle10. On aura compris que la manière de résoudre le problème de la représentation mise en œuvre dans Castle est très éloignée du type de jeu que nous trouvons dans Mankind, qu’il est maintenant de notre devoir de caractériser.

Origine, ambiance

Venons-en donc à la pièce Mankind/Genre Humain. Disons tout de suite que, pour la caractériser, l’insérer dans la production de son temps, nous n’avons d’autre recours que celui des « preuves » internes, donc textuelles…, et des suppositions personnelles, car aucun témoignage extérieur ne vient nous fournir quelque renseignement que ce soit concernant les représentations, l’auteur, le public, etc. Notre texte n’a pas d’édition ancienne. Il nous est parvenu sous forme d’un manuscrit qui, avec avec les manuscrits de deux autres pièces, The Castle of Perseverance (Le Château de Persévérance) et Wisdom (Sagesse) a été en la possession d’un certain Cox Macro au début du xviiie siècle, d’où le nom dudit manuscrit. Une allusion interne (689-90), et la mention d’un nom propre (514) permettent de penser que la pièce a été écrite avant 1470. On s’accorde, pour dater son écri- ture, sur la période 1465-70. Les caractéristiques de la langue ne contredisent pas cette datation et localisent la pièce dans la partie Est des Midlands, sans doute le Cambridgeshire ou le Norfolk11. Ces traits linguistiques situent donc la pièce dans une zone, l’East Anglia, commerçante et riche (commerce de l’Étape avec l’Alle- magne et les Pays-Bas), et partant, d’intense activité théâtrale. Cette situation est

connus : dans l’interlude Horestes, à la fin d’une bataille, une femme fait un soldat prisonnier et lui vole ses armes (626-47) ; et dans Cambises, par Thomas Preston (1565), les clowns/soldats, Huf, Ruf et Snuf sont mis en fuite par une « Meretrix », de même que le Ambidexter qui voulait s’interposer (160-306). 10 Voir, par exemple, le Mystère du siège d’Orléans (c. 1450). 11 Des toponymes non repris dans la traduction française vont dans le même sens.

introduction - j.-P. débax 7 comparable à celle des Pays-Bas des xve et xvie siècles. Mais cette localisation n’est pas particulièrement pertinente en ce qui concerne la caractérisation du jeu qui nous occupe ici12. Ce qui paraît plus révélateur, quant à l’atmosphère générale du spectacle, et peut-être plus essentiellement, pour sa signification, ce sont les assez nombreuses références, directes ou indirectes, au froid et à l’hiver. Examinons le texte ! Dès le vers 54, nous rencontrons le mot « hiver ». L’allusion faite par Malin était faci- lement compréhensible par le public de l’époque, car c’était au moment où les travaux des champs n’étaient pas possibles que l’on procédait au battage du blé. Plus loin, et sans lien logique évident avec les déclarations précédentes, À-La- Mode s’écrie : « dehors, il fait bien froid ». Après que Genre Humain a donné ce qui semble être un coup de bêche à À-La-Mode et à Vaurien, qui prétend l’avoir reçu dans ses parties sensibles, ce dernier remarque ironiquement « Je me gelais les c…, mais comm’ça, j’ai pas froid ». Enfin quand les clowns/vauriens imposent à Genre Humain un raccourcissement de sa robe, qui implique qu’ils l’emportent le temps de l’opération, Genre Humain se montre accommodant : « Je ferai de mon mieux pour du froid me couvrir ». Ce thème du froid s’harmonise parfaitement avec celui des labours et des semailles d’hiver. Genre Humain nous est montré en cultivateur : « quand Adam bêchait… ». Le travailleur est traditionnellement armé d’une bêche (« Dieu bénisse ta bêche »). Maintenant mentionne ironiquement les espoirs de bonne récolte que les trois chenapans ont entrepris de ruiner : « Quoi, c’est ici que doit pousser / le blé que tu vas moissonner ? »�. La question qui vient immédiatement à l’esprit du lecteur est évidemment la suivante : le temps d’hiver, ou le Carême qui y était associé, est-il un temps fictif, temps représenté, qui appartiendrait donc à l’intrigue de la pièce, et ainsi concer- nerait les personnages de la fabula ? Ou bien, ces références au froid de l’hiver constituent-elles une invasion du temps de la représentation à l’intérieur de la fiction théâtrale ? Il faut prendre ici la juste mesure de ce qui paraît être une oppo-

12 Deux interludes postérieurs qui sont thématiquement et structurellement proches de Mankind, Youth (c.1514) et Hick Scorner (c.1514), appartiennent, le premier au Northumberland (peut-être à la maison des Percy, près de Beverley), l’autre à la région de Londres. 13 « For a wynter corn-threscher, ser, I have hyryde » (54) ; « the wether ys colde » (323) ; « Marryde I was for colde, but now am I warme (388) ; « Gode spede you wyth yowr spade » (344) ; « Xall all this corn grow here / that 3e xall have the nexte 3er ? » (352-53).

8 introduction - j.-P. débax sition rigide, temps de le la représentation / temps représenté, et la considérer comme une nécessité théorique qui fournit des pôles de référence pour analyser la représentation théâtrale du temps. En réalité, dans chaque cas réel, en parti- culier en ce qui concerne le théâtre médiéval, cette opposition doit être nuancée, relativisée et envisagée par rapport aux thèmes et aux buts de chaque pièce. Il me semble par ailleurs qu’il faille prendre en compte le rapport entre la solidité d’une intrigue et l’épaisseur du temps représenté. Par exemple, la mise en œuvre d’une intrigue romanesque doit s’appuyer sur un temps affiché comme lointain et différent du temps de la représentation. Inversement, dans le cas de Mankind, l’intrigue a souvent été jugée comme inexistante ou incohérente�. Il est certain que cette remarque est justifiée si l’on entend par intrigue un récit linéaire, situé dans une chronologie claire et vraisemblable. Mais est-ce la seule interprétation possible du terme d’intrigue ? Nous y reviendrons. Par ailleurs, il a été proposé que Mankind était inspiré des commentaires sur le livre de Job de Grégoire le Grand, les Moralia in Job15. Les points de ressemblance sont constitués par la description de la nature humaine comme un conflit entre le corps et l’âme, ensuite par la conception de la vie de l’homme sur terre comme une guerre et enfin la mort définie comme un retour à la cendre ou à la pous- sière16. Tous ces éléments concourent à créer une atmosphère « pénitentiaire », liée aux épreuves successives de la tentation, du péché et de la contrition. Nous sommes donc en présence d’une subtile convergence entre la dureté du froid hivernal17 et l’époque pour laquelle on peut supposer que la pièce a été com- posée, et l’esprit de Carême, de même que le spectacle est à la fois le véhicule de

14 « [Mankind has] as nearly as possible no plot » (C. F. Tucker Brooke, The Tudor Drama : A History of English National Drama to the Retirement of Shakespeare, Boston, Houghton Mifflin,1911 , p. 65) ; « Mankind has no plot to speak of » ; N. Denny, « Aspects of the Staging of Mankind », Medium Aevum, 43, 1974, p. 252. La pièce est considérée comme une « sham morality » par W. K. Smart, « Some Notes on Mankind (Concluded) », Modern Philology, 14.5, 1916, 309, 312. 15 En particulier par L. Kochanske Stock, « The Thematic and Structural Unity of Mankind », Studies in Philology, 72.4, 1975, p. 386-407. 16 Voir Mankind, 204 / Job 2.7-8 ; Mankind, 227-28 / Job 7.1 ; Mankind, 319-22 / Job 34.15.Voir aussi « Memento homo quia cinis es et in cinerem reverteris », inspiré de la prière pour l’imposition des cendres le Mercredi des Cendres, début du Carême, « Memento homo quia pulvis es et in pulverem reverteris » (citation de Genèse, 3.19). 17 On comparera ces allusions à l’hiver à la plainte des bergers dans la Secunda [pagina] Pastorum [Second Shepherds’ Play] de Wakefield : « Lord, what these weders ar cold ! And I am yll happyd... » (1 sqq.).

introduction - j.-P. débax 9 thèmes édifiants ou parodiques et un interlude organisé pour distraire un public dont nous ne connaissons certes pas l’identité, mais sûrement réuni pour une fête.

Public et occasion

Ici une remarque me paraît fondamentale : la liberté de ton, de composition, d’idées présente dans cette pièce suppose qu’elle a été écrite pour un groupe homogène, socialement privilégié, guidé par une connivence qui permet des audaces et des facilités qui seraient déplacées devant un large public. La com- paraison avec une pièce de même époque, et sur laquelle nous sommes mieux renseignés, Nature de Henry Medwall, peut nous apporter quelque lumière. Vraisemblablement jouée pour les festivités de Noël d’une des dernières années du xve siècle, au Palais de Lambeth, pour répondre à la commande du Cardinal J. Morton, Archevêque de Cantorbéry et Grand Chancelier d’Henry VII18. Ainsi, Nature est un des premiers divertissements de cour connus. Nature décrit la carrière de Humanum Genus, à la manière de Castle, par exemple. La pièce débute de façon assez classique par un exposé théologique inspiré par la philosophie érasmienne. Elle prend véritablement vie avec l’entrée d’Orgueil (qui ici signifie l’amour des biens de ce monde) ; leur succès, et donc la chute de l’homme, seront manifestés par un procédé éminemment spectaculaire, l’acquisition d’un beau costume à la mode du jour. Sensualité est aussi à l’origine d’une tentation d’une autre nature : le péché de la chair. Le même Sensualité nous raconte comment l’Homme a suc- combé aux charmes de Kathy et de Margot au cours d’une des premières scènes de taverne de la littérature dramatique anglaise (même si elle est ici simplement rapportée et non représentée)�. Nature donne un second exemple d’audace dans le traitement qu’elle offre de la guerre entre les vices et les vertus (psychomachia). L’orgueil est présenté comme un Miles Gloriosus, vantard et bavard, dont Envy se moque en lui faisant croire

18 Voir R. Potter, op cit., p. 58-66.  À peu près contemporaine de la Mary Magdalen du manuscrit Digby, où on trouve une scène de taverne représentée. Déjà mentionnée dans Castle (2345), la taverne deviendra au théâtre la repré- sentation classique de la débauche : voir Youth, 281, 395, 425 et 531 ; Mundus et Infans, 583 ; Hick Scorner 404-13 ; Impatient Poverty, 229 ; The Trial of Treasure, 789 ; The Glass of Government (par George Gascoigne), 75 ; et The Miseries of Enforced Marriage (par George Wilkins), 1130. La scène de taverne est déjà présente dans la pièce française de l’Enfant Prodigue, Courtois d’Arras (1er tiers du xiiie siècle). On pourra consulter A. Hindley, « L’Escole au deable : Tavern Scenes in the Old French Moralité », Comparative Drama, 33.4, 1999 / 2000, p. 454-73.

10 introduction - j.-P. débax que la bataille pour laquelle il se prépare est déjà perdue avant qu’il ait atteint le champ de bataille. De bataille, il n’y en aura d’ailleurs pas, et l’action dramatique se termine en queue de poisson. À ce stade l’Homme est déjà vieux et la pièce se clôt sur des prédications. Nature, qui fut jouée devant un auditoire aristocratique et cultivé20, et traite son sujet avec une désinvolture certaine, est cependant policée dans sa forme. Mankind fait preuve du même manque de sérieux, mais est aussi plus libre et plus leste dans son expression, allant même jusqu’à la scatologie. L’abondance du latin et d’éléments appartenant à la culture religieuse et universitaire alliés à la farce la plus dévergondée confère à ce dernier une saveur goliardesque, et suggère que le public pouvait être constitué d’étudiants de Cambridge (en raison de la pré- sence de toponymes de la région) ou des Inns of Court de Londres. On pourrait penser que les grossièretés sont destinées à un public populaire et campagnard peu raffiné, mais, inversement, il est tout à fait acceptable d’imaginer que seul un public sûr de lui, de son importance sociale et de ses performances intellec- tuelles, peut admettre l’ironie et un certain détachement vis à vis des problèmes fondamentaux de l’existence, et que ces incongruités sont plus supportables pour une société « avertie » et qui se croit supérieure à ces plaisanteries de bas niveau.

Lieu de la représentaton

Il a été généralement admis que ce type de pièces, et cette pièce en particulier, était joué dans les auberges, ou dans les cours d’auberge. Une quête semble trou- ver sa place naturelle dans un lieu public dont l’entrée est habituellement libre. Mais on peut aussi argumenter que l’auberge (et sa cour) est l’endroit où il est le plus facile de filtrer un public et de lui faire payer son billet. D’autre part, on voit mal un aubergiste prêter ses locaux sans assurance d’un profit assuré. Il est vrai que certains passages de Mankind semblent impliquer que la scène se déroule dans une auberge. En premier lieu, l’énigmatique « Monsieur, je suis venu vous fournir distraction » (69), qui peut être le fait d’un amuseur populaire, leader d’une troupe théâtrale s’adressant au patron de l’auberge avec qui il a négocié le spectacle. Au moment de la quête, prétendument destinée à faire apparaître Titivillus, le clou de la soirée, le premier à être sollicité (pour donner un exemple au public ?)

20 Voir Nature, 886-99.

introduction - j.-P. débax 11 est le patron (« the goodeman of this house » [467]). Plus tard, Genre Humain encanaillé, réclame un « tapster » (729 – pour obtenir une bière ?), une femme (729 – une fille ?) et un ballon de football à un « [h]ostlere » (732 – le tapster et le « hostler » sont-ils une seule et même personne ?). Ces trois exigences – un pot, une fille et un ballon –, qui interviennent, remarquons-le, à la fin d’une scène de dissipation, sont-elles à prendre au pied de la lettre, ou ne sont-elles pas des expressions consacrées qui ne tendent qu’à mettre en relief la dépravation des personnages qui les formulent ? Cela dit, et comme déjà suggéré, il ne faudrait pas confondre ces allusions, ces créations verbales, qui sont du domaine du dialogue, avec des allusions à la situa- tion réelle de la représentation ou même avec des créations de situations fictives. La référence à la taverne est une image classique, ou métaphore, de la dépravation�. L’autre lieu de représentation proposé est le hall d’un « manor », ou maison d’un membre de la gentry, qui accueillait souvent des troupes en tournée, parti- culièrement au cours de la période des festivités reliées à Noël et au Carnaval, jusqu’au mercredi des Cendres22. Il est possible que le langage ait pu être plus libre devant un groupe fermé, la famille du « Lord of the Manor » et ses serviteurs23. Un indice en faveur de cette solution pourrait résider dans les nombreuses références au public comme un « respectable auditoire » (« worshipful audience » [317, 409 et 896]) ou une expression équivalente, telle que « sovereigns » (13, 29, 204, 316 et 903).

21 Dans Nature la taverne, lieu de tentation, ne paraît que dans un récit. Les allusions sont nom- breuses dans Mankind. Genre Humain, convaincu par le discours de Titivillus, déclare qu’il s’en va au « cabaret » (« ale house » [609]), ce qui entraîne immanquablement l’allusion à la fille de mauvaise vie qu’on y rencontre (« lemman » [611]). Il ne fait que répéter le conseil de Titivillus (604). Dans les pré- tendues minutes de la cour seigneuriale Malin fait semblant de lire « un endroit où il y de la bonne bière » (688) – peut-être une traduction à-peu-près d’une expression latine courante à l’époque –, pour se donner un air provocateur. Aller au cabaret à la place de la messe le dimanche matin fait partie des engagements que Genre Humain doit prendre sous la dictée de Maintenant (711). Le mot « yard » (561) – c’est-à-dire cour, en particulier d’auberge – a été longuement discuté. Sa présence est- elle une preuve que la pièce était jouée dans une auberge ? Genre Humain sort pour, dit-il, « soulager un besoin pressant ». La cour d’auberge est-elle le lieu le plus approprié pour cette opération ? C’est peut-être aussi le lieu fictif où il cultive son blé (voir 350-55). 22 P. King envisage cette solution parmi d’autres dans « Morality Plays », dans The Cambridge Companion to Medieval English Theatre, éd. R. Beadle, Cambridge, Cambridge University Press, 1994, p. 247-48. 23 Qui semblent explicitement désignés dans la formule si souvent citée : « Vous qui êtes assis, et ceux qui sont debout » (29). 24 Ces expressions semblent plutôt déplacées pour désigner des manants. Une seule fois le public est appelé « congregation » (188).

12 introduction - j.-P. débax Remarquons aussi que ce public est (en partie tout au moins) lettré, comme le suggèrent plusieurs références à l’écrit25. La référence à la cour de Seigneurie dans le carnet écrit par Vaurien prouve une familiarité avec cette institution, qui semble être le fait de petits nobles, ou de clercs qui jouaient le rôle de notaires dans les sessions judiciaires�. Une troisième solution impliquant des clercs ou des universitaires (qu’ils soient acteurs ou simples spectateurs) nous est suggérée par la quantité inhabi- tuelle de citations (ou pseudo citations) latines. La quantité même de ces citations constitue une parodie des auteurs médiévaux, qui citent en latin pour donner plus de poids à leurs « autorités » : l’Église ou la Justice peut être visée. Ces cita- tions sont souvent des lieux communs de l’apologétique, comme « Ecce nunc tempus acceptabile » (866) qui exprime l’urgence de la pénitence et de la conver- sion, précepte si souvent illustré par la parabole des vierges sages et des vierges folles. De même, « Nolo mortem peccatoris » (834), qui est illustré par l’épisode de la femme adultère. Cette abondance de citations est certes une parodie de la tech- nique des sermonnaires et des textes d’édification, mais aussi du genre théâtral dans lequel Mankind s’inscrit27. L’emploi du latin d’église est ouvertement parodié dans les sarcasmes que les trois gredins adressent à Pardon. À-La-Mode le reprend sur la qualité de son latin ; qu’il traite de latin « anglicisé » (124), autrement dit « latin de cuisine » (faisant probablement allusion aux termes « denomination » et « communication » que Pardon vient d’employer (122-23) ; et il se livre à l’exercice favori des potaches (du temps où les collégiens apprenaient le latin !), traduire des grossièretés dans la langue de Cicéron (129-38). Les créations « breadibus », « horsibus » et « firibus » de la même veine (traduits par « panibus », « chevalibus » et « cheminibus » respectivement), sont mises en relief par l’allusion à la glose que Malin propose sur le modèle des exercices scolaires médiévaux (58-63) venant tout droit de la pratique pédagogique du dialogue en latin entre maître et élèves,

25 Genre Humain promet de noter les étapes de son amendement par écrit sur du papier (315-16). Vaurien est nommé greffier du « Parlement » convoqué par Malin (670), et une didascalie d’origine note explicitement qu’il écrit (672). Malin fait une remarque sur l’élégance de l’écriture de Vaurien : « a fayer hande » (682-86). 26 Voir le MS « carici tenta generalis » (68), où « carici » est interprété comme « Curia » dans l’édition d’Eccles, qui précise dans sa note au vers 687 que « curia tenta » était l’en-tête habituel des minutes des cours de seigneurie. La graphie « carici » est comique si le public (ou une partie) se rend compte de l’impropriété. 27 Voir Castle et Nature.

introduction - j.-P. débax 13 et très anciennement illustré par les Colloques d’Ælfric : « Nos pueri rogamus te, magister… »28.

Les acteurs

Si aucun document ne nous permet de préciser le type de lieu où se donnait cette pièce, la nature de la troupe théâtrale impliquée par la structure du jeu, les thèmes évoqués et les actions inscrites dans le dialogue nous portent à penser qu’elle était produite par des acteurs professionnels, vraisemblablement en tour- née. Ce caractère professionnel ne semble pas faire de doute. Il est d’abord suggéré par le nombre d’acteurs nécessaire à la mise en scène. La distribution comprend sept rôles parlants (sans compter le[s] musicien[s])29. Un tableau récapitulant les présences en scène des divers rôles montre aisément que deux rôles seulement peuvent être doublés : Pardon et Titivillus. Le même acteur assurant le rôle du diable et aussi celui du représentant de la morale et de la religion, n’est-ce pas un clin d’oeil déjà lourd de signification ? Le nombre des acteurs s’établit donc à six, ce qui paraît raisonnable pour une troupe professionnelle. Il s’agit probablement d’une troupe instruite, ou tout au moins capable de répondre à la demande d’un public plutôt « haut de gamme », qui comprend les jeux de mots et assez de latin pour apprécier son emploi parodique�. La qualité professionnelle de la troupe est suggérée par l’obligation qu’ont les acteurs de chanter et de danser et par le relief accordé au langage, qui fait l’objet de multiples commentaires, et constitue ainsi le centre d’intérêt de nombreux passages31. Que ces professionnels jouent avec des éléments culturels

28 Voir aussi « spadibus » et « headibus » (398-99) et « patus » (472). 29 Le problème du (ou des) musicien(s) est secondaire. La musique et la danse semblent concentrées dans la partie 72-161, au cours de laquelle tous les acteurs sont en scène, sauf Genre Humain. Ce dernier double-t-il le musicien requis au vers 72 ? Mais le mot « mynstrellys » est un pluriel. Ces ménestrels appartiennent-ils à une autre troupe ? Un autre « mynstrell » est appelé au vers 451. L’entrée de Titivillus doit-elle donc se faire en musique ? Il semble que l’intervention de Vaurien, qui propose de jouer du pipeau de Walsingham, ait résolu la question. 30 P. Happé a cette remarque : « Mankind is an odd mixture of clerical / academic thinking with a mode of performance and some circumstantial detail suggesting a company on the road, whether learned or not » (« The Macro Plays Revisited », European Medieval Drama, 11, 2007, p. 52). On voit que sur ce dernier point P. Happé reste évasif. 31 Voir commentaires sur le latin : 124-25, 688-95, 771 et 774 ; les critiques sur le langage relâché des trois chenapans : 102-5, 147, 295 et 349 ; ou inversement les remarques de ces trois mêmes sur le langage

14 introduction - j.-P. débax ne signifie pas pour autant qu’ils font dans la finesse. Les sources de leur comique se trouvent tout autant dans la culture populaire (ou folklorique) que dans celle des clercs (fêtes des fous, etc.), mais ces éléments sont les uns et les autres traités avec une distance idéologique, même s’il y a immédiateté de jeu. Si l’idéologie dominante est quelquefois mise à mal, le cadre dans lequel le jeu est donné reste intact – parcours de l’homme tenté, vaincu par le péché, et finalement sauvé grâce à l’intervention d’un agent divin – et constitue une sorte de caution sociale du jeu qu’il contient.

Les motifs

Après la lacune dans le manuscrit (suivant le v.71), nous sommes brutalement confrontés à une séquence musicale, une musique de danse qui, associée à d’autres indices, porte à penser que À-La-Mode assume le rôle de montreur d’ours, alors que l’ours est joué par Vaurien32. Le rythme de la musique est rapide, et Vaurien proteste car il a peur de se casser le cou (74, 94-95). Cette danse de l’ours est une bonne introduction à la danse imposée au Révérend Pardon, sorte de harcèlement qui vise, notons-le, non le représentant de l’humanité susceptible de tomber dans le péché, mais l’agent divin, infaillible par nature. Ce jeu est donc tout aussi gratuit que la danse de l’ours, puisque Pardon ne peut pas fauter, mais renforce dès le début de la pièce le climat d’irré- vérence. Il se combine avec le thème de la robe raccourcie, qui va être ré-utilisé dans la tentation de Genre Humain.

de Pardon : 150. On peut juger des qualités exigées d’un acteur professionnel en examinant l’exemple de Fulgens and Lucres de Medwall. Les personnages y sont clairement divisés en deux catégories : A, B et la servante Jeannette qui, fournissent l’élément comique, chantent, dansent et font des démonstrations sportives ; d’autre part les rôles « nobles », Fulgence, sa fille Lucrèce, les soupirants… qui peuvent être tenus par de jeunes nobles non professionnels. Aucun jeu de scène particulier n’est demandé à ces derniers, ils n’ont qu’à déclamer les vers du texte. On peut aussi identifier une parodie du style « noble » dans le résumé que donne B de l’intrigue de la pièce (70-125). 32 Voir G .Wickham, Introduction, English Moral Interludes, éd. G. Wickham, Londres, Rowman and Littlefield,1976 , p. 5, et T. Pettitt, « Mankind, an English Fastnachspiel ? », dans Festive Drama : Papers from the Sixth Triennial Colloquium of the International Society for the Study of , Lancaster, 13-19 July, 1989, éd. M. Twycross, Cambridge, Brewer, 1996, p.193. Cet ours est joué par un acteur au vu et au su du public. Ce peut être également l’ours costumé en paille qui accompagnait les quêteurs durant la période de Noël (East Anglia) ou du Carnaval.

introduction - j.-P. débax 15 Le deuxième motif utilisé dans Mankind est celui de la tête coupée, familier des pièces de Mummers. Après avoir été copieusement insulté par les trois vices, Genre Humain se venge en leur donnant un coup de sa bêche33. Ils prétendent avoir été blessés dans leurs parties tendres, et Maintenant se plaint aussi de la tête, déclenchant ainsi l’offre de la part de Malin de la lui couper pour la lui recoller. À-La-Mode en profite pour faire un parallèle scabreux entre la tête et les parties dont il prétend souffrir après le coup de bêche de Genre Humain. Cette partie du texte joue sur cet épisode des pièces de Mummers, souvent repris dans divers types de festivals populaires, le jeu de la décapitation – mise en scène de la mort symbolique de la « vieille » année, suivie du renouveau35. Cette attention portée à la tête est doublée par la description de Titivillus comme un individu (diable ?) qui a une tête de grandes dimensions, qui évoque le Belzebuth « grosse tête et petit cerveau » qui paraît dans les pièces de Mummers. Ces références à des mythes familiers situent immédiatement l’action dans un réseau de significations bien connu et apportent une crédibilité à la vedette du spectacle, Titivillus. Le troisième motif est celui de la quête. Qu’elle soit réelle ou fictive, elle établit un contact fort entre spectacle et public. Dans les pièces de Mummers, la quête vient clore la représentation et renforce le lien en intégrant cette « participation » (aux deux sens du terme) du public. Dans Mankind, en déplaçant les responsabi- lités de la quête du diable central (Titivillus au lieu de Belzebuth) vers un subal- terne (À-La-Mode), la nature symbolique du don est mise un peu en retrait, au profit du spectaculaire, du jeu entre la troupe et le public qui doit « mériter » l’entrée en scène du clou du spectacle. Ainsi se construit une intrigue du jeu, qui motive l’enchaînement des parties du spectacle qui devient ainsi bien plus qu’une suite de numéros.

33 Qui intervient après 380 et est rappelé par Malin à 421. 34 434-50 et 618. 35 Jeu de la décapitation évoqué dans Sir Gawain and the Greeen Knight, 366-443 (éd. J. R. R. Tolkien, E. V. Gordon et Norman Davis, 2e éd. Oxford, Clarendon Press, 1967). Cette décapitation, suivie de la remise en place de la tête, constitue la guérison effectuée par le Docteur. Elle est aussi symbolisée par un cercle d’épées autour du cou de la victime au cours des « sword dances » écossaises, et est aussi évoquée dans les fêtes du renouveau du mois de mai par la chanson « Here comes a chopper to chop off your head » (E. K. Chambers, The Mediaeval Stage, 2 vols., Londres, Oxford University Press, 1903, vol. 1, p. 151). 36 Mankind, 457-61. C’était le diable Belzebuth qui procédait à la quête, armé d’une poêle ou d’une louche (Chambers, vol. 1, p. 217).

16 introduction - j.-P. débax Un lien plus évident, et hautement efficace pour faire participer le public à l’action de la scène, c’est l’interaction concrète et physique entre salle et scène : les acteurs sortent de la salle ou la traversent, et se frayent un passage à travers le groupe de spectateurs qui se tient debout devant les issues, aux cris de « place, place » (« room, room » [331, 612, 631, 696 et 701])37. On peut rapprocher ces sortes d’entrées ritualisées des auto-présentations, fréquentes dans les pièces de Mummers, qui ont sans doute inspiré l’entrée de Titivillus – « Ego sum dominantium dominus » (475) – annoncée quelques vers plus haut pour la mettre en évidence : « j’arrive pedibus cum jambis » (« I com wyth my leggys wnder me » [454]). Dans les Mystères, ce type d’entrée annonce souvent l’entrée des tyrans, les Hérode-Pilate. Ici sa violence est atténuée par le comique qui s’attache au personnage de Titivillus. Mais, avant de considérer la nature assez particulière de Titivillus et des autres personnages, abordons un thème qui, s’il est moins visuel que les précédents, est tout aussi traditionnel. De la tête passons au cou ! Dès que Titivillus quitte la scène, on voit les effets désastreux de son influence. Genre Humain rêve que Pardon s’est « cassé le cou », entendez, a été pendu à un gibet. C’est en revanche, ce qui est « vraiment » arrivé à Maintenant qui en a miraculeusement réchappé quand la corde a cassé. Mais il lui en reste un bout, qu’il porte comme un collier qui lui fait mal au cou (612-30)38. Une mésaventure similaire est arrivée à Malin, mais lui, il a été attaché par des fers aux poignets. Ces deux exemples signalent l’irruption du monde des bas fonds (vols, violences et prostitution) dans le théâtre « moral » de divertissement, en tant que repoussoir et source de comique39.

Structure du spectacle

Ces motifs que nous venons d’examiner impliquent un certain nombre de rôles, présents comme personnages, parlants ou non. D’un côté les petits voyous qui

37 On peut rappeler à ce propos la fréquence de ces entrées annoncées par un « room, room ! » tonitruant, qui classent les personnages qui le profèrent parmi les vices et les tentateurs. 38 Maintenant mérite pleinement le nom de « Chevalier du Collier » (Knight of the Collar ou, plus explicitement « of the halter »), terme qui est employé dans plusieurs interludes pour désigner un malandrin. Voir Youth, 269 ; Hick Scorner, 239 et 894 ; et Enough Is As Good As a Feast, 367. Cette dénomination est peut-être une allusion parodique à l’Ordre du Collier fondé en 1362 par le Comte Amadeo II de Savoie (voir J. R. Hulbert, « Syr Gawayn and the Grene Knyzt (Concluded) », Modern Philology, 13, 1916, p. 716-18). 39 642-50. On sait qu’au xve siècle une abondante littérature satisfaisait la curiosité des gens « comme il faut » quant aux milieux criminels.

introduction - j.-P. débax 17 n’évoquent que de très loin les vices de l’enfer, et qui doivent peut-être leur nom à des personnages de la moralité française. Leur groupe est présenté comme un ensemble structuré. Comme dans plusieurs autres interludes, ils sont sous l’auto- rité d’un chef / organisateur, ici Malin, et ailleurs honoré du titre de « capitaine »41. Les relations à l’intérieur de la bande sont source de rivalités, d’embrouilles, donc de comique. Après des récits de pendaisons qui tournent bien (la corde a cassé), nous avons sous nos yeux une « presque » scène de pendaison lorsque le désespoir pousse Genre Humain à crier « une corde, une corde ». Nos chenapans lui fournissent avec prévenance un gibet où se pendre… mais il est sauvé in extremis par l’arrivée mira- culeuse du Père Pardon. La bande des quatre canailles s’égaille alors dans la nature, sans être ni punis ni menacés. Leurs cris « mon cou, mon cou ! » (808, 810) n’étant là que pour souligner cette isotopie de la deuxième partie de la pièce. Malin n’est pas que le chef de la bande. Il est aussi l’interlocuteur privilé- gié de Pardon et, dans une certaine mesure, de Genre Humain et du public. Il est le premier qui apostrophe Pardon – ce qu’il n’oublie pas de faire remarquer plus tard. Mais sa prééminence n’est pas fortement marquée, et une certaine « démocratie » préside à l’organisation de la bande. Par exemple, il ne semble plus présent après la lacune dans le Ms ; c’est À-La-Mode qui convoque les musiciens, et c’est Vaurien qui joue les chefs de chœur pour l’exécution du fameux Noël. Il ne reparaîtra qu’au vers 413 pour rappeler l’intrigue « morale », plutôt mise à mal par les pitreries de ses trois compagnons. Il introduit alors Titivillus, et lui passe d’une certaine manière le flambeau. Avec cette entrée en scène, la pièce bascule de façon assez sensible. Titivillus n’est pas le diable qui fait peur aux enfants, mais la vedette dont le public a désiré l’apparition, pour laquelle il a d’ailleurs payé un supplément ! Ce retourne- ment dans l’utilisation du Titivillus traditionnel illustre le modèle qui préside à la structuration de l’action. Le déroulement du spectacle en est le centre, et les éléments qui le constituent sont dépouillés de leur valeur symbolique. Le

40 Similarité que j’ai exploitée en traduisant Nowadays par Maintenant.  Dans The Tide Tarrieth No Man, le Vice Courage s’autodésigne comme « Captain » : « [I] am the Captain of all this rout » (897).  J’étais ici tantôt ; c’est moi Monsieur Malin. J’ai discuté avec Pardon (417-18). Dans le texte qui nous reste ils ne sont ensemble sur scène que pendant 72 vers, mais on peut penser qu’ils continuaient leur discussion dans la page manquante du MS (puisque 123 marque un change- ment de scène).

18 introduction - j.-P. débax porte-parole de la leçon morale et religieuse, Pardon, est ridiculisé d’abord dans sa parole, ensuite dans sa personne lorsqu’il est forcé de danser par les trois com- plices de Malin. Ce thème visuel avait été introduit par une danse exécutée par Vaurien – danse qui ne coïncide pas avec la danse satanique (ou danse macabre) de la littérature d’édification, puisqu’elle est elle-même grotesque, et parodique d’un motif folklorique�. Si les motifs s’enchaînent et se répondent, cette succession n’a aucune pré- tention à la causalité logique, mais relève bien plutôt de la fantaisie métony- mique. Le thème de Noël, et du froid qui y est lié, est rappelé par À-La-Mode après que Genre Humain s’est félicité de sa bonne conduite, se disant à lui-même « Memento, Homo, quod cinis es… » (321). Cette citation suit l’évocation du feu (qui produit de la cendre), et inspire le premier vers du Noël qui contient, sans aucune obligation logique ni sémantique en dehors des besoins de la rime, « C’est écrit avec un charbon… » (335)44. De même, l’isotopie de la pendaison est introduite à brûle-pourpoint par À-La- Mode (612-30)45 et reprise par Genre Humain qui, dans son désespoir, demande une corde pour se pendre (800-2). Par ailleurs, remarquons que ces différentes isotopies ont une présence presque exclusivement linguistique – ce qui permet des glisse- ments, des enchaînements de mots, à l’instar de ceux des textes narratifs. Les deux seules « actions » faisant l’objet d’une monstration étant le tour que joue Titivillus à Genre Humain en lui mettant une planche sous la terre qu’il va bêcher (533-36), et la venue sur scène d’un gibet porté par Malin et À-La-Mode pour pendre Genre Humain (801-2). La deuxième conséquence d’une telle composition c’est qu’il n’y a pas d’intrigue à proprement parler. La tentation de Genre Humain, n’est qu’un cadre formel, un schéma rendu obligatoire pour assurer un imprimatur social à un divertissement dont le ressort est majoritairement farcesque. Mankind n’est pas une farce de la bastonnade, elle est bâtie sur les jeux du mot.

43 Le raccourcissement du vêtement (qui intervient deux fois : 88, 671-72 et 697-700, 718-21). 44 On peut ajouter que la prière « Dieu nous donne de bons feux » contient aussi un élément visuel, À-La-Mode se chauffant les mains à la cheminée, ou au feu brûlant au foyer central du hall, comme suggéré par les références au feu qui réchauffait le hall où se tenait la représentation des deux interludes de Medwall : Fulgens and Lucres, 1302 et Nature, 268 et 513. 45 Avec allusion métonymique aux fers des prisonniers du fait de Malin (642-43). Le thème de la pendaison est peut-être introduit par l’évocation de la tête coupée et recollée (435).

introduction - j.-P. débax 19 La bataille des mots

À tout seigneur, tout honneur ! Le clou de la soirée, Titivillus, est certes un diable de la tradition46. Dès son entrée dans l’histoire dramatique anglaise, Titivillus est associé aux mots. Il transporte dans un sac des rouleaux contenant les paroles creuses et oiseuses échangées par les paroissiens (et surtout les paroissiennes) pendant l’office religieux. Invisible de ses victimes, il est un peu comme une police politique de la religion ; il ne sanctionne pas ceux qui ont mal agi, mais ceux qui ont mal parlé. Si le Titivillus de Mankind ne se présente pas explicitement comme un chasseur de mots, il se révèle de façon encore plus significative : après avoir pris contact avec ses alliés objectifs, les trois chenapans de la bande à Malin (en fait, Titivillus et Malin ne se rencontrent jamais dans la pièce), Titivillus prend un ton solennel, en soulignant ses propos au moyen de l’expression « I say » répétée quatre fois (486, 490, 492 et 504). Il donne alors une sorte de mission officielle à ses acolytes, parodie de la mission évangélique donnée aux apôtres, et qui est formu- lée en termes identiques à ceux employés par le Christ, « allez sur le chemin de votre mission », à la différence près qu’il qualifie cet apostolat de mission diabolique, et qu’il les bénit de la main gauche pour souligner et le parallèle et l’antinomie (521-2). Nous nous rappelons que la mission des apôtres consistait à évangéliser le monde entier en portant la « bonne » parole. La rivalité entre Titivillus et Pardon se définit comme parole contre parole, c’est-à-dire d’un d’un côté la parole qui se veut la parole de l’édification, la parole authentique, de l’autre la parole jugée comme étant illégitime, et « parole vaine » (« ydle language » [147]). En réalité, cette opposition est brouillée par l’action théâ- trale, de la même façon que Malin prétend, d’entrée de jeu, brouiller la diffé-

46 Ce paragraphe doit beaucoup à K. M. Ashley, « Titivillus and the Battle of Words in Mankind », Annuale Mediaevale, 16, 1975, p. 128-50. Voir aussi mon « Titivillus et ses ruses », dans L’articulation langue-littérature dans les textes médiévaux anglais : actes du colloque des 18 et 19 juin 1998 [et] du colloque des 25 et 26 juin 1999 à l’Université de Nancy II, éd. C. Stévanovitch, 2 vols, coll. « Grendel », Nancy, AMAES, 1999, p. 96-106. Dans les Mystères nous faisons connaissance avec Titivillus, seul diable nommé du Jugement de Wakefield (249). Il montre avec orgueil ses rouleaux de parchemin où sont consignés les péchés des âmes (224-25), et il joue le rôle d’accusateur public au moment du jugement. Il est cité parmi les bourreaux et les tyrans dans The Assembly of Gods de Lydgate (éd. O. L. Triggs, Early English Text Society, Londres, Oxford University Press pour la EETS, 1957) ; il est mentionné par Hardydardy, le Vice de Godly Queen Hester (1040) ; enfin, un Tom Titivile paraît parmi un groupe de dévergondés dans Ralph Roister Doister, par Nicholas Udall (I, i, 21). 47 Marc, 16.15 ; Jean, 15.27.

20 introduction - j.-P. débax rence entre le bon grain et l’ivraie (45-52) – différence qui constitue la leçon de la parabole évangélique. Pardon présente sa parole comme un discours « délec- table » (65), qu’il prétend justifier en raison (165), c’est-à-dire par des preuves et des citations scripturaires. Dans le même ordre d’idées, il affirme que sa nature est contenue dans son nom, qu’il utilise comme preuve de son statut vertueux : « Pardon est mon nom et ma dénomination » (122). Du haut de son autorité il qualifie la parole de ses opposants de « ydyll language », qui sera comptabilisé à leur débit dans le bilan qu’il faudra présenter le jour du jugement (173). Les opposants (la bande des quatre !) n’ont de cesse qu’ils n’aient retourné le discours de Pardon et dévalué son langage, qu’ils qualifient d’élucubrations (« calcacyon » [45]) de bla-bla-bla (« dalyacyon » [46]) et de préchi-précha (« predication » [47]), sans prétendre toutefois que leurs propres discours soient supérieurs et mieux fondés que celui de Pardon, mais déclarant que l’un et l’autre reviennent à du non-sens (45), et que ce qui est dit est dit pour rien, qu’à la place de l’ordre prôné par Pardon, il n’y a que chaos et non-sens, propos abracadabrantesques et tours de passe-passe (« mysse-masche, dryff-draff » [49]). Ce sens de l’absurde est renforcé par les citations et traductions latines, incompréhensibles pour le bon peuple. Les quatre canailles semblent avoir gagné la première manche contre un Pardon dépassé par leur dynamisme et leur gouaille. À-La-Mode conclut cet épisode avec assurance et ironie : « le Révérend n’apprécie pas notre éloquence » (150). Par un effet de symétrie, suggéré par une étymologie médiévale fantaisiste, « reson » (165) est opposé à « derysyon » (168). Pardon essaie de faire prévaloir son point de vue, proposant que la parole de Dieu est raison, celle du mal déraison (164-77)�. Heureusement pour Pardon, le public, quoique muet, est là pour apprécier son éloquence, et est pris à témoin du malheur que ressent le bon Père de ne pas être écouté par la bande des vices, car son rôle principal est celui de conseiller51. Et, dans ce domaine, il aura plus de succès auprès de Genre Humain. Avant son

48 Noter le double sens du mot « account » : bonnes actions et péchés commis au cours de la vie, mais aussi livre de compte, transcription des actions sur un papier à l’aide de l’outil linguistique.  Au titre du chaos on peut citer le discours déréglé représenté par la chanson scatologique (335-43), et les grossièretés provocatrices de À-La-Mode (344-47).  Je suis d’accord avec L. M. Clopper, « Mankind and Its Audience », Comparative Drama, 8, 1874, p. 347-55, qui conclut que les quatre maladrins représentent la folie du monde.  Donc on trouve « cownsell » (179), « dyscomende » (183), « recomende » (188), « advise » (220) et « consell » (223).

introduction - j.-P. débax 21 départ il lui recommande de garder ses paroles (i.e. ses conseils) dans son cœur – ce que fera Genre Humain en fin de compte (259). Le langage est également mis en scène au moyen de la variété langagière de l’affrontement, la cour de justice. Une cour, ou tribunal, est convoquée aux cris de « oyez, oyez, oyez ! » (665-69). Vaurien en est nommé greffier (670). Malin lit ensuite de prétendues minutes en latin (690-13), et prenant le siège du juge de seigneurie, il fait jurer à Genre Humain (comme on fait jurer à un témoin de dire la vérité) de suivre les préceptes du mal (702-17). Une deuxième évocation de cour intervient lorsque Malin s’écrie « A parlement, a parlement ! »52. Ces évocations de lieux de discussion à cet endroit de la pièce, et après les prières de Pardon à la Vierge s’adres- sant au pouvoir de médiatrice de Marie et rappelant la nécessité de compassion et de miséricorde, suggèrent une référence à peine voilée aux Procès de Paradis (« Parliament of Heaven ») qui concluaient de nombreuses pièces médiévales53. Cette présence constitue une sorte de retour formel à un schéma traditionnel. L’action de cette pièce est donc majoritairement langagière. Outre qu’elle constitue une variation comique sur le rôle de la parole divine, cet emploi du langage instaure un décalage, une distanciation par rapport au jeu traditionnel de la conquête du bonheur éternel. Il a donc valeur métadramatique, en situant l’action dramatique au niveau du moyen d’expression du théâtre, la parole. Si la pièce fascine le public en mettant en scène le vecteur même du diver- tissement, elle n’en oublie pas pour autant de donner une leçon conforme à sa vocation apologétique. Comme l’affirme Pardon en conclusion, « le corps est votre ennemi » (897), car il bride la manifestation de la parole divine au profit d’un discours corporel, vicié, et trompeur, qui singe celui du Créateur, mais ne peut procéder que de l’orgueil, vice central de l’homme pécheur.

La traduction

Je n’applique pas une théorie particulière de la traduction : la traduction parlera sans doute d’elle-même. Je tiens seulement à préciser les points suivants. On y trouvera certainement bien des sujets de mécontentement, et quelques petits

52 Parlement a sans doute ici un sens de « discussion », « conférence », peut-être voisin de « conseil », qui correspond à « counsel » et « council » en anglais moderne. 53 Voir Castle of Perseverance dans le domaine anglais.

22 introduction - j.-P. débax bonheurs ! La proposition selon laquelle elle se voudrait « fidèle » à l’original n’a, à mes yeux, aucune pertinence si on ne précise pas à quels traits de l’original on prétend être fidèle. Mon propos étant de faire connaître la pièce elle-même, et le type de théâtre auquel elle appartient, à des amoureux des planches qui igno- reraient, de façon tout à fait excusable, l’existence d’un corpus bien maltraité par l’histoire littéraire, et même l’histoire de la « poésie dramatique ». Il a été jugé expédient d’essayer de transposer en priorité les qualités formelles de la pièce, quantités, nature des vers, dispositions des rimes et répartition des strophes, au prix de quelques « compressions », inexactitudes et faux-sens. J’ai autant que possible gardé des mots « pivots », autour desquels s’articulent images et métaphores (e.g. « porte » [159] ; « raison », « dérision » [165-69]). À côté de ces « fidélités », je me suis permis quelques fantaisies que je considère comme apparte- nant à l’esprit de la pièce (e.g. les toponymes [505-17]). Les allusions scatologiques, élément significatif du style de Mankind, sont reproduites aussi efficacement que possible. Enfin les vers de base choisis sont l’alexandrin et l’octosyllabe, vers majo- ritaires dans la scansion française, à partir duquel j’ai osé un certain nombre de variations (8, 10 ou, exceptionnellement, 14 pieds – les vers de 10 pieds étant formés de deux parties, 6 + 4 ou 4 + 6), selon les besoins. Le lecteur reste juge quant à l’opportunité de ces choix.

Principes éditoriaux

Cette traduction est basée sur le texte de M. Eccles (The Macro Plays, Early English Text Society, 262, Oxford, Oxford University Press for the EETS, 1969), dont je suis les choix textuels, ainsi que les interprétations données en note et dans le glossaire. Les didascalies originales sont transcrites en majuscules, sans modifica- tions pour les originaux en latin, traduites pour celles qui sont en anglais. Pour aider le lecteur dans sa compréhension des entrées et sorties de personnages et de quelques jeux de scène, j’ai reproduit entre parenthèses les didascalies ajoutées par G. Wickham dans son édition de Mankind (1976), traduites en français.

introduction - j.-P. débax 23 Bibliographie des œuvres dramatiques citées dans l’introduction et dans les notes de la traduction

All for Money, dans English Morality Plays and Moral Interludes, éd. E. T. Schell et J. D. Schuchter, New York, Holt, Rinehart, and Winston, 1969. The Castle of Perseverance, The Macro Plays, éd. Mark Eccles, Early English Text Society, no 262, Londres, Oxford University Press pour la EETS, 1969. Courtois d’Arras, dans Jeux et Sapience du Moyen Âge, éd. A. Pauphilet, Paris, NRF, Bibliothèque de la Pléiade, 1951. Elckerlijk, dans The Mirror of Everyman’s Salvation, éd. J. Conley et al., Amsterdam, Rodopi, 1985. Enough Is As Good As a Feast, dans English Morality Plays and Moral Interludes, éd. E. T. Schell et J. D. Schuchter, New York, Holt, Rinehart, and Winston, 1969. Everyman, dans Everyman and Mankind, éd. D. Bruster and E. Rasmussen, Arden Early Modern Drama, Londres, Arden Shakespeare, 2009. Gascoigne, George, The Glass of Government (1575), dans The Complete Works of G.Gascoigne, éd. J. Cunliffe, 2 vols, Cambridge, Cambridge University Press, 1907-10, vol. II. Godly Queen Hester, dans Anonymous Plays (Second Series), éd. J. S. Farmer, Early English Dramatists, Londres, Early English Drama Society, 1906. Hick Scorner, dans Two Tudor Interludes, éd. Ian Lancashire, Manchester, Manchester University Press, 1980. Impacyente pouerte, éd. R. B. McKerrow, Materialen zur Kunde des älteren Englischen , vol. XXXIII, Louvain, A. Uystpruyst, 1911. Lusty Juventus, dans Four Tudor Interludes, éd. J. A. B. Somerset, Londres, Athlone Press, 1974. Mankind, dans English Moral Interludes, éd. G. Wickham, Londres, Dent, 1976. Mankind, dans The Macro Plays, éd. Mark Eccles, Early English Text Society, no 262, Londres, Oxford University Press pour la EETS, 1969. (Texte de référence.) Mary Magdelen, dans The Late Religious Plays of Bodleian MSS Digby 133 and E Museo 160, éd. Donald C. Baker, John L. Murphy, et Louis B. Hall, Jr., Early English Text Society, no 283, Oxford, Oxford University Press pour la EETS, 1982. Medwall, Henry. , dans The Plays of Henry Medwall, éd. H. Nelson, Cambridge, Brewer, 1980. ___. Nature, dans The Plays of Henry Medwall, éd. H. Nelson, Cambridge, Brewer, 1980. Mundus et Infans, dans English Morality Plays and Moral Interludes, éd. E. T. Schell et J. D. Schuchter, New York, Holt, Rinehart, and Winston, 1969.

24 introduction - j.-P. débax Mystère du siège d’Orléans, éd. G. Gros, coll. « Lettres Gothiques », Paris, Librairie générale française, Le livre du poche, 2002. Pickering, John, Horestes, dans Three Tudor Classical Interludes, éd. M. Axton, Cambridge, Brewer, 1982. Preston, Thomas, Cambises, dans Specimens of the Pre-Shakespearean Drama, éd. J. M. Manly, 2 vols, Boston, Ginn, The Athenaeum Press, 1987, vol. II. The Pride of Life, dans Non-Cycle Plays and Fragments, éd. N. Davis, Early English Text Society, Londres, Oxford University Press pour la EETS, 1970. Secunda [pagina] Pastorum [Second Shepherds’ Play], dans The Wakefield Pageants in the Towneley Cycle, éd. A. C. Cawley, Manchester, Manchester University Press, 1958. Shakespeare, William, The Riverside Shakespeare, éd. G. Blakemore Evans, J. J. M. Tobin et al., 2e éd., Boston, Houghton Mifflin, 1997. Skelton, John, Magnyfycence: A Moral Play, éd. Robert L. Ramsay, Early English Text Society Extra Series, no 98, Londres, Oxford University Press pour la EETS, 1958. Three Lords and Three Ladies of London, dans A Select Collection of Old Plays, éd. Robert Dodsley (1744), 4e éd. W. Carew Hazlitt, 15 vols, Londres, Reeves and Turner, 1874-76, vol. VI. The Tide Tarrieth No Man, dans English Morality Plays and Moral Interludes, éd. E. T. Schell et J. D. Schuchter, New York, Holt, Rinehart, and Winston, 1969. The Trial of Treasure, dans Anonymous Plays (Third Series), éd. J. S. Farmer, Early English Dramatists, Londres, Early English Drama Society, 1906. Two Wise Men and All the Rest Fools (par George Chapman ?), Amersham, Tudor Facsimile Texts, 1913. Udall, Nicholas, Ralph Roister Doister, dans Specimens of the Pre-Shakespearean Drama, éd. J. M. Manly, 2 vols, Boston, Ginn, The Athenaeum Press, 1987, vol. II. Wilkins, George, The Miseries of Enforced Marriage, dans A Select Collection of Old Plays, éd. Robert Dodsley (1744), 4e éd. W. Carew Hazlitt, 15 vols, Londres, Reeves and Turner, 1874-76, vol. IX. Wisdom, dans The Macro Plays, éd. M. Eccles, Early English Text Society, no 262, Londres, Oxford University Press pour la EETS, 1969. Youth, dans Two Tudor Interludes, éd. Ian Lancashire, Manchester, Manchester University Press, 1980.

introduction - j.-P. débax 25

Genre Humain (Mankind) Traduction de Jean-Paul Débax coll. « Traductions introuvables : Théâtre Anglais Médiéval », 2012, p. 1-46, mis en ligne le 13 fevrier 2012, URL stable .

Théâtre anglais Médiéval est publié par le Centre d’études Supérieures de la Renaissance Université François-Rabelais de Tours, CNRS/UMR 7323 Responsable de la publication Philippe Vendrix Responsables scientifiques Richard Hillman & André Lascombes Mentions légales Copyright © 2012 - CESR. Tous droits réservés. Les utilisateurs peuvent télécharger et imprimer, pour un usage strictement privé, cette unité documentaire. Reproduction soumise à autorisation. ISSN - 1760-4745 Date de création Janvier 2012

genre humain - mankind p. 1-46

Genre Humain (Mankind) Traduction de Jean-Paul Débax

Jean-Paul Débax Centre d’Études Supérieures de la Renaissance, Tours

SCÈNE I

(Entre Pardon)

Pardon Que le grand créateur de notre espèce humaine Par nous, pauvres pécheurs, soit toujours glorifié ! Pour nos très vils péchés il ne conçut de haine, Livrant son propre fils pour être crucifié. En serviteurs zélés nous devons l’adorer ; 5 Car lui, le Tout Puissant, qui créa tout de rien, Par amour du pécheur et pour le racheter Il envoya son fils parmi le genre humain.

Son précieux sang n’a pas été versé en vain. L’homme doit son salut au sang de Jésus Christ. 10 Il a été guéri, lui au péché enclin, Par la Passion de Dieu, ce remède béni. Messeigneurs, je vous prie, amendez votre vie ; Priez donc humblement et avec dévotion,

1 Début probablement conventionnel pour introduire une pièce en grande partie déviante par rapport à un propos « moral ». Ce Prince vénéré que nos cœurs glorifient, 15 Pour avoir votre part de Sa Satisfaction.

J’ai été le canal de votre guérison ; Je me nomme « Pardon », et pleure votre offense. Surtout ne cédez pas à folle tentation Pour accéder au Ciel après la transhumance. 20 Le pardon du Seigneur qui est omnipotence, Grâce à Dame Marie descend sur le pécheur, Et répand dans son cœur ses dons en abondance ; Plaise à Dieu que Pardon soit votre défenseur !

Poursuivez, Messeigneurs, la vertu dans vos vies, Votre âme purifiez pour la garder du mal. 25 L’ennemi, le Malin, gagnerait son pari S’il pouvait vous mener à adorer Bélial. Vous qui êtes assis, vous qui êtes debout, N’accordez point de prix à des biens passagers, Regardez donc le ciel plutôt que notre boue ; 30 Voyez comme la tête des membres est respectée. Cette tête, qui c’est ? Je vais vous l’expliquer : C’est Christ, notre Sauveur, qui est comme un agneau ; Les membres sont les saints qu’il comble sans arrêt 35 De son amour divin, inépuisable flot.

2 « Retribution » (dans le texte anglais) : ce mot doctrinalement à double sens, renvoie selon le cas à la félicité éternelle ou à l’Enfer / Purgatoire. La traduction par le mot « satisfaction » me paraît mieux convenir pour décrire les « mérites » du Christ, desquels l’homme peut prétendre bénéficier (« be partycypable »), grâce à sa foi, piété, prières, etc.  « Pardon » a été préféré à « Merci » pour le nom de personnage (« Mercy » en anglais), ambivalent lui aussi, étant plus directement compréhensible en français contemporain. Il a aussi l’avantage d’être masculin pour désigner un personnage qui est en général interprété comme celui d’un prêtre ou d’un religieux ; identification confirmée quand Nature Humaine le salue du nom de « father » (209). De plus, Pardon désigne aussi l’« indulgence » évoquée par Vaurien (143).  En bon prêtre catholique, Pardon évoque dès les premiers vers l’intercession de la Vierge Marie (dont le rôle dans le salut de l’homme est semblable à celui de Miséricorde qui paraît dans les « Procès de Paradis » médiévaux).  Ce vers qui fait référence à deux catégories de spectateurs, des « privilégiés » assis, et d’autres entassés dans un équivalent du « pit » élisabéthain, a été souvent commenté.

2 genre humain - mankind Il n’y a réconfort sur terre et sur les eaux, Plus précieux, plus glorieux, ni pour nous plus utile, Car il a libéré l’homme de son bourreau, Son ennemi mortel, le venimeux reptile. 40 Que Dieu vous sauve au Jugement ! Ainsi soit-il ! Car sûrement il vous faudra payer vos dettes, Le blé sera stocké, non la paille inutile ; Je vous prie de tout cœur de garder ça en tête.

Malin Eh, dis donc, s’il te plaît, trêve de bavardages! 45 Oublie ta paille, oublie ton blé, tes radotages ! T’as la gross’ têt’, mais rien dedans, et trop d’adages. Dites-donc, cher Monsieur, expliquez-moi pour voir :

Tout est pareil, c’est la pagaille, Ici le blé, par là la paille, 50 Ma maman m’a nommé Canaille, Ouvre ta bourse, aboule un liard !

Pardon Que fais-tu par ici? On t’a pas invité !

(Malin s’avance) Malin Comme batteur de blé j’ai été engagé. Vous dites que le blé doit être conservé et la paille brûlée ; 55 On peut montrer que non, comme apert ci-après :

6 Allusion à la parabole de la paille et du bon grain (Mat, 3.112, Luc, 3.17), qui joue le rôle de conclu- sion à la partie doctrinale, est aussi une remarquable transition vers la partie « comédie » de la pièce.  L’interruption est opérée par Malin (« Mischief »), évidemment un « esprit du mal », qui joue à plusieurs occasions le rôle de « captain », ou chef des « vices », dans les interludes plus tardifs.  Ce court passage (49-52) de non-sens se pose en opposition radicale à la partie didactique.  Le personnage du batteur de blé s’insère bien dans l’isotopie blé / salut, et préfigure l’atmos- phère ludique des fêtes d’hiver autour de Noël.  Allusion parodique à Mat, 3.12 et Luc, 3.17.

genre humain - mankind 3 Le blé sert au panibus, la balle aux chevalibus et la paille aux cheminibus ; Ce qui peut se gloser pour votre faible esprit : Le blé fera du pain à la fournée prochaine, « La balle aux chevalibus… » et ceteri, et cetera… 60 Le son pour les chevaux fera bonne ripaille, Quand on souffre du froid on peut brûler la paille, Ainsi de suite, et queteri et quetera. Pardon Va-t’en mon frère, car tu te rends coupable De tenter d’écourter mon discours délectable. 65 Malin Monsieur, je n’ai à moi de cheval ni de selle ; Je ne peux donc pas chevaucher. Pardon Va donc à pied, crénom de nom ! Malin Monsieur, j’étais venu vous fournir distraction, Et, n’ayant pas reçu votre malédiction, 70 Je vais rester.

* * * * * * * (Une page du manuscrit est probablement perdue ici. Le texte continue avec l’entrée de À-La-Mode, de Vaurien et de Maintenant, accompagnés d’une troupe de musiciens.)

À-la-mode Hola ! ménétriers, jouez la danse habituelle ! Appuyez sur l’archet, cassez-lui les oreilles !

11 Ces mots en latin fantaisiste (sans prendre en compte que ces formes en –ibus signalent des plu- riels), sont la transposition des mêmes formations sur des racines anglaises : « bredibus » sur « bread », « horsibus » sur « horse » et « firibus » sur « fire ».  Quelques vers manquent entre 71 et 72. Les festivités sont déjà entrain à 72, et Malin se présente comme un musicien professionnel (69). 3 Allusion possible à un air lié à la danse de l’ours, Vaurien jouant le rôle de l’ours, À-la-Mode et Maintenant ceux des montreurs. Le vers 72 marque le début d’un passage à la double nature (72-161) : à la fois dans le droit fil de l’intrigue Malin / Pardon, et aussi métathéâtral.

4 genre humain - mankind Vaurien Et si je me rompais le cou, qu’en dirais-tu ? À-la-mode Que je m’en fous royalement, turlututu ! 75 Maintenant Saute comme un lapin! Pour ça t’es pas tordu ! Et amusons-nous bien, profitons de l’instant ! Vaurien Quoi, me casser le cou pour te faire plaisir ? À-la-mode Alors, fais attention, de toi on va médire. Vaurien Je vous emmerde tous ! En voilà qui délirent ! 80 Allons-y, les copains, dansons joyeusement !

Ici ils dansent. Pardon dit :

Pardon Arrêtez, arrêtez, Messieurs, ce carnaval ! Maintenant « Arrêtez », père Adam, c’est là ton mot final ? Ta partition tu connais mal. Vaurien Voyez-moi ça : « ce carnaval ne me plaît guère » ! 85 Mon révérend, avancez là ; Essayez donc un petit pas ; Et cette robe ? Quittez-la moi ! J’ai bien dansé, quel joli bal ! Pardon Non, mon ami, je ne veux pas danser. 90 À-la-mode Si fait, Monsieur, mon pote va vous faire sauter !

14 Paroles ironiques prêtées à Pardon le vertueux.

genre humain - mankind 5 Maintenant De tout mon cœur, Monsieur, si je peux vous bouger, Je vais vous faire voir un pas du dernier cri. Vaurien Comment, Monsieur, vous feriez ça ? 95 Avec ces gens ne dansez pas ! J’ai trop dansé ; ça, croyez-moi ! Et on manque de place ici.

Mais, Monsieur, j’ai cru que vous parliez de nous trois. À-la-mode La peste soit de vous, j’étais sur mon grabat. Maintenant Quant à moi, j’étais prêt à aller au rata. 100 En bref, Monsieur, soyez le bienvenu. Pardon Soyez concis et sans détours. À-la-mode Mais, c’est du dernier cri, Monsieur, au goût du jour : Des mots nombreux et peu de sauce autour ; C’est la mode aujourd’hui, soyez-en convaincu. 105 Pardon Mon Dieu, que les pécheurs sont fiers de leurs péchés ! Maintenant Contre la nouveauté, Monsieur, faut pas prêcher, Car tu nous trouveras toujours coquins fieffés, Et tu peux attraper, ce faisant, un coup bas. Pardon Qui vous a invités n’a pas perdu son temps ! 110 Vaurien Qui c’est qu’a appelé Vaurien et Maintenant ? Plein la poire en prendras, si tu dis que je mens. Ce croc-en-jambe attrape-moi !

15 Cette injonction semble indiquer qu’à 101 les vœux de bienvenue de Maintenant annoncent une longue déclaration : exemple de métadiscours.

6 genre humain - mankind Pardon Dites vos noms, je n’en sais rien. À-la-mode Oh, moi, c’est « À-La-Mode ». Maintenant « Maintenant ». Vaurien « Et Vaurien ». 115 Pardon Par le Christ qui nous veut du bien, Moult gens vous menez à malchance. À-la-mode Malchance ? Ah, non, mais pas du tout ! On les rend gais, et un peu fous. Mais, votre nom, dites-le-nous 120 Pour que nous fassions connaissance ! Pardon « Pardon » est mon nom et ma dénomination ; Vous faites peu de cas de ma prédication. À-la-mode Ah, tu es tant farci de latin de cuisine Qu’on craint à tout moment de te voir éclater ! 125 « Pravo te», m’a dit le boucher, À qui j’avais gigot volé : « Tu n’es qu’un coquin de curé ! » Maintenant Je te prie instamment, curé très vénéré, De me tourner ces mots français en bon latin : 130 J’ai bouffé des crêpes d’éteule,

16 Les auto-présentations sollicitées des trois galopins, puis de Pardon, évoquent celle du Miles Gloriosus des pièces populaires, du type « sword dance », ou des pièces de mummers.  Eccles propose « I shrew thee, I curse thee ». Notez le comique consistant à faire parler un boucher en latin, deux vers après avoir critiqué le clerc Pardon pour son latin anglicisé ! Pravo semble appartenir à la famille de « prave » (adv. = de travers), « pravitas » (subst. = défaut, vice) et « pravus » (adj. = défectueux, mauvais ; souvent mis en opposition avec un adj. à valeur euphorique, e.g. « honesta » / « prava », le bien et le mal).

genre humain - mankind 7 Et je t’ai chié dans la gueule ; Des mots latins tu me dégueules , Dis-moi ça de docte façon ! Ma femme a pour prénom Gisèle, 135 Un différend j’ai avec elle, Et je voudrais qu’on me rappelle Qui des deux est le vrai patron ! Vaurien C’est ta Gisèle ! Je t’y parie la peau des fesses. Maintenant Tu n’es qu’un fou, et sans sagesse ; 140 Accomplis donc ce qui convient à ta bassesse : Osculare fondamentum. Vaurien Le beau Pardon ; gras comme lard ! Lequel il tient du Papelard. Si dans sa femme tu mets ton dard, 145 Tu auras cent jours d’indulgence. Pardon Regretterez ces mots oiseux ; Et sans délai, quittez ces lieux ! À-la-mode Sortons tous trois, ce sera mieux, Le révérend n’apprécie pas notre éloquence. 150 Alors je file sans tarder, Et que Dieu vous fasse accéder À l’infernale fraternité. Maintenant Qu’il fasse beau, qu’il fasse laid, P’tet’que je pars à tout jamais ; 155 Et que t’aveugle le Mauvais. Dirigeons-nous vers la sortie!

 Un grand exemple de la grossièreté médiévale, illustrée notamment par le « souffle-à-cul » de la sculpture romane.

8 genre humain - mankind Vaurien Filons d’ici, par tous les diables, Voilà la porte praticable, Adieu Révérend vénérable, 160 Que Dieu t’accorde bonne nuit !

exiant simul. cantent

Pardon Que soit loué le Seigneur! Ah, quel bon débarras Que ces trois galopins nous aient enfin quittés ! Ce qu’est leur vraie nature, ils ne le savent pas. Qu’ils sont pis qu’animaux, la raison peut prouver. 165

La bête suit sa naturelle inclination, Par leur comportement on peut se rendre compte Qu’ils prennent plaisir à tourner en dérision Jésus Christ, leur Sauveur, lui faisant grande honte.

Cette sorte de vie est des plus méprisables. 170 Attention, car elle est pire que trahison, Au jour du Jugement elle n’est pas excusable, Quand de chaque mot vain il faut rendre raison.

Ils ne s’en font donc pas et vivent sans souci ; Qu’adviendra-t-il quand l’ange embouchera sa trompe, 175 Et dira aux pécheurs qui auront mal agi : « Venez devant le Juge et rendez votre compte » ?

19 Intéressant détail de mise en scène qui suggère que la production originale utilisait un lieu couvert (hall aristocratique ou municipal), ou une cour d’auberge. 20 Le changement dans la scansion (6 quatrains, rimés a, b, a, b,) détache le passage 162-185 comme un ensemble méditatif et pédagogique. 21 Cette culpabilité concernant les « vaines paroles » fait partie de la thématique caractéristique de Titivillus, ce diablotin qui collectionnait (en vue du Jugement Dernier) les « paroles oiseuses » que les femmes échangeaient pendant la messe.

genre humain - mankind 9 Alors, moi, le Pardon, des pleurs je verserai ; Pour la consolation il ne sera plus temps ; Et ce qu’il ont semé ils devront récolter : 180 Ce jour c’est l’insouciance, mais demain les tourments.

Non, je n’interdis pas la nouveauté licite, Mais seulement au cas où elle est dévoyée. Point besoin d’insister, la Raison y invite : Fais ce qui est permis, refuse le péché. 185

(Entre Genre Humain)

Genre Humain Oui, de terre et de boue est façonnée la vie : Nous la devons à la divine Providence, À qui je recommande toute la compagnie : Que le bonheur du Ciel soit pour tous l’échéance !

Chacun à son degré en aura connaissance, 190 Si nous renonçons tous à notre mauvais pli, Et pour la faible chair nous faisons pénitence, Si nous obéissons aux vœux de Jésus Christ.

Humaine Condition est mon nom ; et je suis Fait d’une âme et d’un corps, l’un à l’autre opposés. 195

22 Allusions à la discussion entre les quatre filles de Dieu, présente dans de nom- breuses Passions françaises, et connue sous le nom de « Procès de Paradis » (« Parliament of Heaven ») ; l’avis de Miséricorde et de Charité y prévaut face à celui de Justice et de Vérité. Il s’agit d’une scène inspirée in fine du Psaume, Vulgate 84 (Bible protestante 85).11 : Misericordia et Veritas obviaverunt sibi, Justicia et Pax osculatae sunt.  Si on considère les 185 premiers vers comme un cadre ludique, la véritable comédie de Humanum Genus commence ici ; Genre Humain introduit maintenant le thème de la dispute entre l’âme et le corps (voir aussi Pride of Life, 93-100, et Castle of Perseverance, 3012-20).

10 genre humain - mankind Ils se font l’un à l’autre un combat sans merci ; Qui devrait obéir tient le haut du pavé.

Voilà la triste histoire de cette inimitié, Ma chair a sur mon âme acquis prééminence ; Où la femme a vaincu, l’homme n’a qu’à pleurer, 200 Je soupire et je pleure quand j’en ai souvenance.

O, mon âme, où es-tu, si fine en ta substance ? O, que triste est ton sort, et grande ta malchance, D’être unie à ma chair, cette fosse à purin !

À l’aide, Mère du ciel ! Messeigneurs, j’ai chagrin 205 De voir ma chair prospère et mon âme humiliée. Voyons si ce Monsieur peut m’apporter ses soins ; Il ne refusera pas son aide éclairée.

Bonjour, mon Révérend. Bienvenue en ce lieu, O, vous qui partagez la divine sagesse ! 210 Mon corps livre à mon âme un combat furieux ; Je fais appel à vous du fond de ma détresse.

Donnez-moi, je vous prie, spirituel réconfort. Très instable est ma vie ; mon nom est Genre Humain ; Satan, mon ennemi, se réjouira très fort 215 Si dans le noir péché il me fait choir enfin.

Pardon Le réconfort du Christ soit sur toi, mon ami ! Mets-toi donc sur tes pieds, je t’en prie, lève-toi ! Le Pardon est mon nom. Tu m’as l’air très gentil ; Pour éviter le vice je te dirai la voie. 220

24 Un vers manque après ce vers, non pris en compte dans la numérotation. Rime en –ill.

genre humain - mankind 11 Genre Humain O, vertu de Pardon, source de toutes grâces, Selon ce qu’en ont dit les sages des nations Vous êtes près de Dieu, et contemplez sa face, Votre vertu surpasse toute la création.

Plus doux que le miel sont vos propos édifiants. 225 Pardon Garde-toi de la chair, car sois sûr que ton âme Avec ton corps toujours sera en différend : Vita hominis est milicia super terram.

Combats Satan ; sois de Dieu le vaillant champion. Ne sois jamais couard devant ton ennemi, 230 Si tu veux triompher montre-le dans l’action, Comme compagnon d’armes tu auras Jésus Christ.

Rappelle-toi, mon fils, comme courte est la vie : C’est le temps d’un soupir ; que Dieu nous vienne en aide ! Sers-t’en de tout ton cœur pour gagner Paradis ; 235 Ni l’ale ni le vin ne sont de bons remèdes.

Mesure est un trésor. Certes, on peut jouir de tout ; Oui, mais modérément. Méfiez-vous de l’excès, Et refusez partout ce qui est superflu. Quand vous êtes comblés, cessez de désirer. 240

25 Le thème de l’opposition entre l’âme et le corps est un classique de l’« ars moriendi » (voir Bernard Spivack, Shakespeare and the of Evil: The History of a Metaphor in Relation to his Major Villains, New York, Columbia University Press, 1958, p. 67-69). Vita hominis…terram : « la vie de l’homme sur cette terre est un combat » (Job, 7.11).  Mesure, descendant éloigné du « moyen terme » aristotélicien, est un thème favori de la litté- rature morale, plus humaniste qu’étroitement chrétien (développé dans Magnyfycence de John Skelton (c. 1520), où l’on trouve la formule « Measure’s treasure » [121]).

12 genre humain - mankind Si on ne donne pas trop d’avoine au cheval On peut le contrôler avec facilité ; Si on le nourrit trop il obéira mal Et désarçonnera bientôt son cavalier.

(À-la-mode entre à nouveau, invisible pour Genre Humain)

À-la-mode Vous dites vrai, l’ami, vous n’êtes pas menteur, 245 J’ai tant nourri ma femme qu’elle est mon commandant. J’ai dans la tête un trou, voyez mon pansement ; Et celui-ci plus bas. Et si ma femme en plus Votre monture était, ça irait plutôt mal. Il a raison celui qui rationne un cheval. 250 Eh bien, si vous étiez palefrenier royal, Un bon cheval, Monsieur, ne courrait pas les rues. Genre Humain Ah, mais, qui parle ainsi ? Il va pas s’approcher ? Pardon Oh, bien trop tôt pour toi, mon ami, j’en ai peur. Il vient que de sortir, (par qui m’a racheté) 255 Avec ses acolytes il cause grands malheurs.

Ils vont vite arriver, si je m’en vais d’ici. Médite mes conseils, ils seront ton abri. Écoute bien ces mots et apprends-les par cœur ; C’est que sans plus tarder je dois partir ailleurs. 260

(Maintenant et Vaurien reviennent)

27 L’exemple de la nourriture pour illustrer la « mesure » conduit naturellement à un thème médié- val classique : l’antiféminisme. Mais, ne prenons pas l’argumentation de À-La-Mode trop au sérieux !  Création du suspense par référence à un personnage invisible, mais que Genre Humain prétend entendre. L’entend-il vraiment ? Titivillus ne paraîtra que quelque cent vers plus loin. Le remarque de Pardon, « [il paraîtra] bien trop tôt pour toi » (254), renforce le suspense.

genre humain - mankind 13 Maintenant Ne te retarde pas ; t’as pas vu l’heure, bon Dieu ! ; Ton nom c’est « fainéant », eh, n’est-ce pas, mon vieux ? Si tu t’en vas, on te suit tous, où que tu veux ! Et on est un monceau! Tu peux partir ; on t’retient pas. 265 Car tes façons, c’est pas la joie, Et tu n’es pas un rigolo ! Vaurien Ta soupe refroidit, quand passes-tu à table ? De ce temps, vingt écus perdit un misérable. 270 Mais non, ce n’est pas moi, j’le jure par le diable ! Depuis que je suis né, je ne vaux pas tripette ; Je m’appelle Vaurien, j’aime faire la fête, J’ai passé du bon temps dans le bistrot du coin Et j’ai tant fait le fol que j’ai mal à la tête. 275 Mais, soyez sûrs, j’y reviendrai demain. Pardon Je m’inquiète beaucoup pour toi, mon cher ami, Tes ennemis partout font leurs rodomontades. Ton nom est Genre Humain ; cela jamais n’oublie ! Sois fidèle à ton Dieu ; surtout pas d’incartades ! 280

Ton Dieu aime sans cesse ; ne sois pas inconstant ; Par folie ne perds pas les dons du Rédempteur. Dieu t’éprouvera. Si tu es persévérant, Tu connaîtras toujours Son éternel bonheur.

On n’obtient pas toujours et partout ce qu’on veut ; 285 Vois les malheurs de Job, sa patience exemplaire : Tout comme le forgeron forge son fer au feu, Dieu lui a imposé épreuve nécessaire.

29 Un autre exemple de dépravation, la taverne, connue sous le nom d’« école du Diable ».

14 genre humain - mankind Il avait ta nature et ta fragilité ; Suis son chemin, cher petit homme, 290 Et dis en l’imitant, dans ton adversité : Dominus dedit, Dominus abstulit ; sicut sibi placuit, ita factum est ; nomen Domini benedictum.

Méfie-toi, mon ami, vraiment je t’y engage, Surtout de Maintenant, d’À-La-Mode et Vaurien : Coquets sont leurs habits, grossier est leur langage, 295 À te faire fauter ils mettront tous leurs soins.

À cette compagnie ne va pas te mêler. Ça fait bien douze mois qu’ils n’ont pas ouï la messe ; Ne les écoute pas ; ils mentent sans arrêt ; Observe les jours saints et œuvre sans paresse. 300

Et de Titivillus méfie-toi donc sans cesse : On ne le voit jamais ; il ne joue pas franc-jeu, Mais murmure à l’oreille et aveugle tes yeux. C’est le pire de tous ; Dieu lui envoie détresse !

Si tu déplais à Dieu, de t’accuser ne tarde, 305 Ou Malin te prendra dans son piège trompeur. Embrasse-moi mon fils ; que Dieu t’ait en sa garde ! Occupe bien ton temps et reste à ton labeur. Et que Dieu te bénisse, et vous tous braves gens !

(Exit Pardon)

Genre Humain Ainsi soit-il, mon Révérend ! 310 Béni soit Jésus Christ, mon âme est satisfaite

30 Dominus…benedictum, (Job, 1.21), « L’Éternel a donné, l’Éternel a ôté selon son bon plaisir ; que le nom de l’Éternel soit béni ». 31 Dans cette mise en garde, Pardon en profite pour anticiper sur les événements à venir.

genre humain - mankind 15 Par les mots pleins de miel de ce sage docteur. Voyez, je ne suis plus l’esclave de la bête Et qu’en soit remercié Dieu qui est mon Sauveur !

Je vais coucher ici sur ce bout de papier 315 L’état prodigieux de ma libération. Mes respectés Seigneurs, je viens d’y consigner Le souvenir de ma très noble condition.

Pour ne pas oublier ma propension au vice, Il est écrit, pour me garder de tentation : 320 Memento, homo, quod cinis es, et in cinerem reverteris. Je le porte à mon cou comme un saint écusson.

À-la-mode Dehors il fait bien froid ; Dieu nous envoie chaleur ! Cum sancto sanctus eris et cum perverso perverteris. Ecce quam bonum et quam jocundum, Satan dit aux précheurs, Habitare fratres in unum. 326

Genre Humain J’entends parler quelqu’un ; point ne vais l’aborder. Je vais avec ma bêche retourner cette glèbe ; Contre l’oisiveté c’est le meilleur remède. Dans sa grande bonté Dieu m’accorde foison ! 330

Maintenant Eh ! On est en retard ; faites-nous de la place, Car on va vous chanter un noël plein de grâce !

32 Cette importance du papier et du pense-bête notée par Genre Humain peut être une indica- tion sur le caractère érudit du public de cette pièce. 33 Memento… reverteris : Le texte utilisé aujourd’hui pour l’imposition des cendres le mercredi dit « des cendres » (lendemain du Mardi Gras) substitue « pulvis » à « cinis » : « Homme souviens-toi que tu es poussière, que tu retomberas en poussière » (adapté de Job, 34.15). 34 Genre Humain porte à la main (ou à son cou) un signe de sa foi, sans doute un crucifix. Il le montre au public, exécutant peut-être en même temps un signe de croix. Ce même signe est encore plus probable à 331.

16 genre humain - mankind Vaurien Vous tous ici, mes chers seigneurs, Reprenez-le donc tous en chœur :

(Vaurien chante)

Voilà la triste vérité, voilà la triste vérité. 335 À-la-mode Voilà la triste vérité, voilà la triste vérité. Vaurien C’est que celui qui a chié, c’est que celui qui a chié. À-la-mode C’est que celui qui a chié, c’est que celui qui a chié. Vaurien S’il ne se torche pas, vois-tu, s’il ne se torche pas, vois-tu. À-la-mode S’il ne se torche pas, vois-tu, s’il ne se torche pas, vois-tu. 340 Vaurien Il gardera la merde au cul, il gardera la merde au cul. À-la-mode Il gardera la merde au cul, il gardera la merde au cul. tous ensemble Ah, merde, ah merde, ah merde, ah merde ! À-la-mode Ohé, oh, Genre Humain, Dieu bénisse ta bêche ! Je vais te raconter l’histoire d’un mariage : 345 Je voudrais voir marier ta bouche avec son derche, En une sainte union et un sacré ménage. Genre Humain Hors d’ici, chenapans Et trève de ricanements. Je dois bêcher mon p’tit arpent. 350 Maintenant Mais enfin, on vient just’ d’arriver. Quoi, c’est ici que doit pousser Le blé que tu vas moissonner !

genre humain - mankind 17 Il faudra cher te le payer, Ou bien, c’est toi, qui s’ra fauché. 355 Vaurien Hélas, mon pauvre Vieux, sûr, ce travail t’esquinte, Et c’est pour ta moisson que je joue ma complainte Comme t’es seul dans la vie, du besoin point de crainte. D’ailleurs, je vais trouver chaussure pour ton pied. Dis, à peu près, combien fait ta propriété ? 360 À-la-mode Oh, là dis-donc, comment que tu bêches ! J’ai vu des tas de gens, qui dans des villes crèchent ; Oncques ne vis un tel bêcheur ! Genre Humain Grands fainéants, c’est malheur que vous soyez nés. Maintenant Trêve de moquerie ! Faisons là un marché : 365 Prends-toi un tombereau et charge-s-y ton blé, Quoi qu’il faut te donner pour te voir décamper ? Vaurien Il est bon travailleur, de bonne volonté ; Il a trouvé Pardon dans un p’tit coin discret, Mais ça pourrait lui retomber, pan, sur le nez. 370 Et pourtant, voyez-vous, c’est un petit malin. Il aura du bon blé ; il peut pas le louper . Et s’il veut de la pluie, il n’a qu’à y pisser, Et s’il veut du fumier, il n’a qu’à l’sanctifier De son arrière-train ! 375 Genre Humain Allez ouste ! Au travail, que le Seigneur vous damne ! Ou, par la Trinité, je vous trouerai la couenne. Il n’y a donc que moi à qui chercher chicane ? Vous me voulez dans votre équipe ? Allez, déguerpissez ; disparaissez, infâmes ! 380

(Genre Humain les frappe avec sa bêche) À-la-mode Oh, la, la, mes bijoux ! Que va dire ma femme ?

18 genre humain - mankind Maintenant C’en est fini de moi, c’est le bout de ma trame ; Tout ça m’a fort secoué les tripes. Genre Humain Allez, ouste ! À-La-Mode, Vaurien et Maintenant, On vous l’a dit : tous les moyens sont expédients 385 Pour me faire damner au jour du Jugement. Ouste, gredins ! Arrêtez-là vos menteries. Vaurien Je me gelais les c…, mais comm’ ça j’ai bien chaud ! Vous eûtes tort, Monsieur, de m’agresser tantôt. Par le Saint Corps du Christ, je suis comme manchot, 390 Que même changer un sol désormais je ne puis ! Genre Humain À deux genoux je remercie le Créateur ; Béni soit son Saint Nom ; Il est notre Seigneur. Par la grâce infinie dont Il est pourvoyeur J’ai fait fuir mes trois ennemis. 395

(Il désigne sa bêche)

Pourtant, cet instrument n’est pas pour me défendre. David a dit : Nec in hasta nec in gladio salvat Dominus. Vaurien Non, sacrebleu, vois-tu, c’est grâce aux bechibus ! Et la malédiction dessus ta tronchibus ! Que le Seigneur t’envoie un peu moins d’énergie ! 400

exiant

Genre Humain Ces coquins, soyez sûrs, ne reparaîtront point : Et je préfèrerais voir certains d’eux plus loin!

35 Nec…Dominus : I Rois, 17.47. « L’Éternel ne remporte de victoire, ni par le glaive ni par la lance ».

genre humain - mankind 19 Je garde bon espoir, car Pardon m’a enjoint, D’attaquer courageusement mes ennemis.

Je les terrasserai bien tous jusqu’au dernier; 405 Disons plus justement : ce n’est pas moi seulet ; C’est aidé par le Christ que j’ai pu résister Aux attaques de ces trois mecs. Je pars avec ma bêche, respectable assistance, Et je vivrai de mon travail pour corriger mon insolence. 410 Attendez-moi ; je vais chercher de la semence, Et je reviens dans les cinq secs.

(Exit)

SCÈNE II

(Entre Malin) Malin Hélas, maudit le jour où j’ai été conçu ! Hélas, car je suis bien le dernier des perdus Depuis mon premier jour, par notre doux Jésus ! 415 Mes bons amis, je suis fini. J’étais ici tantôt. C’est moi Monsieur Malin, J’ai discuté avec Pardon, ce grand coquin. Mais j’ai perdu ; il a appris à Genre Humain À terrasser ses ennemis. 420

Avec sa bêche il a battu, ce vieux gredin, Mes potes Maintenant, À-La-Mode et Vaurien ; Ça m’fend vraiment le cœur de les voir tout chagrins. Silence : entendez-les pleurer.

clamant

36 Malin utilise ici ironiquement une formule qui indique habituellement une volonté de conversion.

20 genre humain - mankind (À-la-mode, Maintenant et Vaurien entrent) Hélas, venez à moi ; je suis votre soutien. 425 Veni, veni, je guérirai votre chagrin ; Paix, les enfants, vous aurez un gâteau demain. Pourquoi ainsi vous lamenter ?

À-la-mode Aie, aie, aie, mes chers bijoux ! Malin De quoi ? Fais-moi un gros bisou. 430 Je verrai ça, assez tôt à mon goût.

(À-La-Mode se met à enlever son pantalon)

Maintenant T’as vu ma tête, Monseigneur ? Malin Sainte Marie, quel demeuré ! Il faut surtout pas t’affoler. Je vais te la couper et puis la recoller. 435 Vaurien Sainte Marie ! Mais quelle horreur !

Toi, lui couper le cou ? Voilà un bel onguent ! Moi, je n’ai pas eu d’accident ! Pour me faire amputer, je ne suis pas partant. Ton petit jeu c’est, in nomine patris, couic ! 440 À-la-mode Tu vas pas me couper mes bijoux, je t’assure.

37 Voir 381.  Décollation symbolique : motif classique des pièces de Mummers, où le fou a la tête coupée par son rival dans les faveurs de Cecily, et est ensuite « guéri » par le Docteur. 39 Répétition du thème des bijoux, mis symboliquement et ironiquement en parallèle avec la tête.

genre humain - mankind 21 Maintenant Tu vas pas me couper la tête ou le galure ! Très peu pour moi ! Je te conseille : pas de blessures ; Sinon, je passe pour un comique. Malin Je peux te la couper, puis te la recoller. 445 À-la-mode Ça m’a fichu K.O., mais je ne sens plus rien. Maintenant Ma tête a pas bougé, et elle va très bien. Maintenant, pour ce qui touche le Genre Humain, Tenons un peu conseil puisque tu es venu ; Il serait temps qu’on en finisse. 450 Malin Holà ! Un musicien pour nous jouer un morceau ! Vaurien Moi, Vaurien, je veux bien vous jouer de mon flûteau. Malin Il va fair’ son entrée au son de ton pipeau.

(Titivillus rugit dans les coulisses)

Titivillus Ho, ho, j’arrive à pied, pedibus cum jambis ! Malin À-La-Mode et Vaurien, écoutez donc un mot ! 455 Quand on s’est concertés, j’ai dit si dedero.

40 Nouvelle interruption musicale rappelant 72, et qui annonce un nouvel épisode comique ; celui-ci met en scène le clou du spectacle : Titivillus lui-même. Notez que chaque changement du mode dramatique est clairement souligné : la fin de l’épisode précédent avait été annoncée à450 . 41 Le nouveau thème est annoncé par « si dedero » : c’est la quête, la plus ancienne sur la scène anglaise, qui rapproche sur un point supplémentaire ce texte des pièces de mummers. Cette expres- sion latine exprime la promesse d’un don soumis à une exigence de contre-don ou, plus exactement, la perspective d’une corruption, ou obtention malhonnête de faveurs (voir W. K. Smart, « Some Notes on Mankind (Continued) », Modern Philology, 14.1, 1916, p. 45-58, « Some Notes on Mankind (Concluded) », Modern Philology, 14.5, 1916, p. 293-313, et « Mankind and the Mumming Plays », Modern Language Notes, 32, 1917, p. 21-25. Malin manifeste ainsi son intention de « ne rien donner pour rien ».

22 genre humain - mankind À-la-mode On va vous demander un tout petit cadeau, Va vous falloir cracher : point d’argent point de suisse ! Pour vos projets dévots, respectable assistance, Nous lançons un appel à votre négligence, 460 Pour voir qui a un chef de grande omnipotence. Maintenant Toi, compte bien ton fric, mon ami, s’il te plaît. C’est un homme important, sauf votre révérence, Qui n’accepte ni liards, ni sous, fais-moi confiance. Sortez vos plus beaux louis pour jouir de sa présence. 465 À-la-mode Si dix francs c’est trop cher, filez de la monnaie.

Nous allons commencer par taper le patron ; Et même s’il rouspète, il ne dira pas non. Allez ! On leur fera bien aligner leur pognon ! 470 Vauriel Maintenant, À-La-Mode, estis vos pecuniatus ? Que j’ai crié. Maudites soient vos tronchibus ! Maintenant Ita vere magister ! Sors de ta portibus ! Et voici la vedette ! Prêtez-lui attention.

(Entre Titivillus habillé en diable, son filet à la main) Titivillus Ego sum dominancium dominus, c’est moi Titivillus. 475 Si vous avez un bon bourin, caveatis ! J’en connais un qui en fera son bénéfice !

42 Négligence : même impropriété qu’en Anglais, qui sera nommée « malapropism » quelques siècles plus tard.  La « grosse tête » du fou était une caractéristique déjà connue dans les pièces de Mummers. Le fou est appelé « big head and little wits » dans la pièce de Newbold (voir W. H. D. Rouse, « Chistmas Mummers at Rugby », Folklore 10.2, 1899, p. 188).  Pour poursuivre l’effet de « estis vos pecuniatus » (allusion au rôle de l’argent dans l’Église ?), « pate » et « gate » ont été latinisés en « tronchibus » et « portibus ».  Ego sum… dominus : « Je suis le Seigneur des seigneurs » (Deut., 10.17 et Apo., 19.16.)

genre humain - mankind 23 loquitur ad À-la-mode Ego probo sic. À-La-Mode prête-moi donc un franc. À-la-mode J’ai une grande bourse, mais pas un sou vaillant. Il me manque, bon Dieu, vingt sous pour faire un franc. 480 Pourtant j’avais dix louis pas plus tard que hier soir. Titivillus loquitur ad Maintenant Et toi, as-tu des sous ? Tu m’as l’air d’un coquin. Maintenant Au diable tous mes sous ! Je suis vraiment fauché. Et je prie Dieu ma condition d’améliorer. Puisse tout s’arranger, avant demain matin. 485 Titivillus loquitur ad Vaurien Dans ta bourse, collègue, as-tu quelques radis ? Vaurien Non nobis, domine, non nobis par Saint Denis. Satan peut bien danser dans ma bourse à l’envi : Elle a le fond pelé comme cul de poulet. Titivillus Je dois vous répéter, caveatis ! 490 J’en connais un qui en ferait son bénéfice !

Mes amis Maintenant, À-La-Mode et Vaurien, Parcourez le pays, sans négliger un coin, Courez de tous côtés, prenez votre butin !

À défaut de bourrin, piquez n’importe quoi. 495 À-la-mode Faites reproche à Genre Humain de ses coups bas.

46 Ego probo sic : « Je prouve ainsi ». Terme d’argumentation judiciaire. 47 Non nobis : Ps (Vulgate) 113.1, « Pas à nous Seigneur, pas à nous ». Dans la Bible anglaise, la deuxième partie de ce psaume ne figure pas dans le psaume 114 (« In exitu Israel »), mais au début du Ps 115.

24 genre humain - mankind Maintenant N’oubliez pas que ma tête il endommagea. Vaurien Quant à moi, cher Monsieur, la sciatique à mon bras ! Titivillus Je connais les affronts que vous avez subis. Monsieur Malin m’a tout décrit. 500 Je vous vengerai, devant Dieu c’est promis ! Allez ! Voyez où vous pouvez causer tracas, Et Julot Bonnefoy serait un bon allié. À-La-Mode, dis-moi où que tu penses aller ! À-la-mode J’irai d’abord, vois-tu, chez Hubert de Belleville ; 505 De là je me rendrai chez Guy de Vaudeville ; Puis après j’irai voir Pierrot de Trompeville : Ces trois là c’est ma touche. Maintenant Moi, j’irai voir Arnaud boulanger à Chaville, Et puis aussi Richard Ballon d’Ermenonville. 510 J’éviterai pourtant Maître Boileau d’Enville, C’est une vraie Sainte Nitouche. Vaurien J’irai rendre visite à Guillaume à Marciac, J’éviterai Monsieur Aliboron d’Arnac, Et Henri de Nérac. 515 Par crainte de in manus tuas, couic ! En marche, les amis ! et partons hardiment.

 Le fameux bras qui ne peut plus changer un sol : voir 390-91. 49 503-15 : Ces équivalents fantaisistes des noms propres anglais (qui constituent vraisemblable- ment des références aux réalités locales) ont été choisis pour leur valeur phonétique et les connota- tions qu’ils contiennent. 50 In manus tuas : « [je remets mon esprit] entre tes mains » (Luc, 23.46) ; les dernières paroles du Christ avant sa mort. Allusion blasphématoire à la mort.

genre humain - mankind 25 À-la-mode S’il faut partir, sachons où et comment. Si on se fait choper, vae nobis, les enfants ! Apprenons donc par cœur notre verset biblique. 520 Titivillus Sur les pas du Démon marchez avec vaillance ; Je vous bénis de la main gauche, à vous malchance ! De revenir à mon appel gardez bien souvenance, Et tout votre butin ramenez-le moi.

(Ils sortent laissant Titivillus seul en scène)

Avec le Genre Humain j’aurai conversation, 525 Pour lui faire oublier ses bonnes intentions, Le vieux Pardon ne sera plus son « Ciceron », Je lui ferai danser une jolie java !

Je joue l’homme invisible ; voyez comment je fais : Devant ses yeux, comm’ ça, je tendrai un filet 530 Pour l’aveugler. J’espère ainsi y arriver. Pour lui gâcher la vie j’ai ma petite idée : Je vais cacher ces planches en terre adroitement ;

(Il cache la planche dans la terre)

Sa bêche y entrera, pour sûr, malaisément. Je crois qu’il le prendra très mal, assurément. 535

51 Verset biblique (« neck-verse ») : la citation du Ps, 51.1 : « miserere mei Deus, secundum magnam misericordiam tuam », dont la récitation permettait aux clercs de prouver leur statut, et ainsi d’échap- per à la justice ordinaire. Voir aussi 619. 52 Cette « mission » diabolique représentée par un tour du Cambridgeshire est l’image parodique de la mission évangélique que le Christ confie aux apôtres (Luc, 9.1-6). 53 Ciceron : forme plaisante de « cicerone », pour les besoins de la rime en « -on ». 54 Prédiction en forme de prolepse narrative qui contribue à construire une attente chez les spectateurs, et à stimuler leur participation (voir 539).

26 genre humain - mankind Il y perdra patience, et en sera damné, À son blé je m’en vais mélanger de l’ivraie. Il sera bon à ni semer ni moissonner. Notre homme est là ; et n’allez rien lui révéler ! Il croira que la grâce l’a abandonné. 540

Genre Humain Ta grâce envoie sur moi, Dieu de clémence ! Pour semer dans mon champ j’ai porté la semence ; Je vais bêcher ; et je la place en évidence.

(Il dispose le sac devant le public. Titivillus le vole aussitôt).

In nomine Patris,et Filii et Spiritus Sancti ; mais le sol est si dur Que j’en suis courbatu, fatigué et hargneux. 545 Je vais semer mon blé à la grâce de Dieu. Mon blé a disparu ; que je suis malheureux ! Je n’aurai point, c’est sûr, profit dans la culture !

J’abandonne ma bêche avec très grand plaisir.

Titivillus prend la bêche et sort

Je vais pas me crever, pour sûr, à l’avenir, 550 Mais je dirai mes vêpres avant que de partir. Mon temple je ferai au milieu de ce champ. Je me mets à genoux ; ici est mon église : Pater noster qui es in celis…

(Titivillus entre à nouveau)

55 Cette église en plein champ peut être une allusion à la nouvelle tendance piétiste hostile à l’église traditionnelle.

genre humain - mankind 27 Titivillus Je suis le voyageur aux pieds légers, pedes levis ; 555 Me revoilà pour embêter ce grand brigand. Attention ! Je vais lui murmurer à l’oreille :

(Il s’approche de Genre Humain)

Courte oraison, bonne prière, c’est mon conseil. O, sainte créature, à nulle autre pareille. Va donc, dégage-toi ; ce devoir faut accomplir ! 560 Genre Humain Je m’en vais dans la cour ; vite fait. Au revoir. Pour ne pas attraper une colique noire, Sans hésiter il faut aller à son devoir. Voilà mon chapelet ; pour qui veut s’en servir. exiat

(Genre Humain laisse son chapelet en scène)

Titivillus Il était tout à ses prières, le Genre Humain, 565 Et je l’ai détourné de l’office divin. Où est-il donc passé ? Et, je suis si malin Que je l’ai expédié pour chier des mensonges. Si vous usez d’argent, même de bronze, eh bien, Enduisez-le de poudre de perlimpinpin 570 Et dans le noir, ça passera pour des sequins. Titi vous apprendra des choses bien étranges.

Je crois que Genre Humain va bientôt revenir, Ou ses vêpres il n’aura pas le temps de finir ; Son chapelet va disparaître, sans mentir. 575 Vous allez vous marrer. Attendez voir un peu !

56 La tentation prend ici un tour scatologique.

28 genre humain - mankind Genre Humain nous revient ; lui faudra la santé. Je vais lui rétorquer ad omnia quare. S’il prétend aborder un sujet de piété Pour le faire dévier je ferai de mon mieux. 580

(Genre Humain entre à nouveau)

Genre Humain Ca fait déjà longtemps que je dis mes complies, J’en ai vraiment assez, jamais ça ne finit. Du temple moins souvent j’irai voir le parvis. Quoiqu’il puisse arriver je change de chanson ; J’en ai un plein dos de prières et de boulot ! 585 Quoiqu’en pense Pardon, je m’arrête illico ! Je suis bien fatigué, croyez-moi, mes agneaux. Je vais faire dodo, que ça lui plaise ou non.

(Genre Humain s’endort et se met à ronfler)

Titivillus Faites silence : votre attention je vous demande. Pas un mot, je vous prie, sous peine d’une amende. 590 Vous allez voir un tour que je vous recommande. Vous l’entendez ronfler ; comme il dort, l’animal ! « Ohé ! Satan est mort » je lui dis à l’oreille, « Et Pardon a fauché une jument : merveille ! Il s’est enfui de chez son maître avec l’oseille ; 595 Il a même volé un bœuf et un cheval. Il s’est cassé le cou, dit-on, sur la route de France ; Je crois qu’il pend à un gibet, et s’y balance À cause de ce vol : telle fut sa sentence. Tu n’y peux plus compter, c’est un homme fini ! 600 Alors ta bêche a fait un travail bien vilain ;

57 Les nouvelles suggestions diaboliques de Titivillus sont présentées comme un tour de music hall, pour lequel l’attention du public est sollicitée. Titivillus en signale la fin à 605.

genre humain - mankind 29 Implore Maintenant, À-La-Mode et Vaurien ; Réforme ta conduite, leur disciple deviens ; Vas-y, trompe ta femme et prends une Julie ».

Salut la compagnie, mon tour touche à sa fin, 605 Car à honte et malheur j’ai conduit Genre Humain.

(Exit Titivillus. Genre Humain se réveille)

Genre Humain On me dit que Pardon l’occiput s’est cassé, Et qu’il pend par le cou, tout en haut du gibet. Quant à moi, Messeigneurs, je vais au cabaret Parler à Maintenant, À-La-Mode et Vaurien, 610 Et me trouver une souris au frais minois.

(Entre À-La-Mode en traversant l’auditoire)

À-la-mode Attention ! Faites place et sortez-vous de là. Ah, tu m’as écrasé ; je l’ai échappé belle ; C’est qu’on était du Purgatoire à mi-chemin :

J’avais la corde au cou, tout prêt pour mon pensum, 615 Le licol a cassé ; miracle : ecce signum ! Voyez les restes ; un peu plus et c’était pour ma pomme ! « Attention » dit-elle à son époux, en lui perçant le cœur.

 La naissance du Purgatoire de Saint Patrick se trouve dans une œuvre des environs de 1200, rédi- gée par H. de Saltrey, et appartenant à la littérature de visions. On peut y lire que, lorsque saint Patrick évangélisait l’Irlande, le Christ lui montra dans un désert, un trou rond qui était une des entrées terrestres du Purgatoire. Saint Patrick y construit une église et un pèlerinage s’organise aussitôt, qui est encore vivant de nos jours à Station Island, Lough Derg, Comté Donegal, Eire. Le « chemin » de notre texte doit être le chemin des pèlerins se rendant à ce pèlerinage, comparable au « chemin de Compostelle ».  Ecce signum = « c’est le signe » (pas d’origine particulière connue). Plus explicitement, le licol cassé est un signe divin, qui indique que le condamné n’était pas coupable.

30 genre humain - mankind Malin est en prison, car il savait son psaume ; J’ai fait pirouette en sautant du patibulum ; 620 Ah ! Qui aurait le cœur de pendre un si bel homme Pour le vol d’un cheval ? Je lui souhaite malheur.

Enlevons ce carcan. Quoi, Genre Humain ici ? Aie, j’ai bien mal au cou, je vous le certifie. Genre Humain Soyez le bienvenu. Que dites-vous l’ami ? 625 À-la-mode Ah, Monsieur, je n’ai pas de raison de me plaindre. Genre Humain Quel était à ton cou cet étrange sautoir ? À-la-mode Eh bien, c’est le collier de l’Ordre de Veinards. Le ciel m’a suggéré quelque méchante histoire, Et cette plaie qui ne veut pas cicatriser. 630

(Maintenant entre en traversant l’auditoire)

Maintenant Laissez-moi donc passer ! Eh bien, eh bien, mon frère ? J’ai beaucoup travaillé ; offrons-nous bonne chère. L’église d’à côté va fournir vin et bière ; Qu’est-ce qu’on va se payer !

60 Mot latin signifiant « gibet » (d’où est dérivé le français « patibulaire »). 61 Plaisanterie habituelle à propos du nœud de la corde du gibet comparée à un collier ou à une décoration, en autres de l’ordre de Sainte Audrey, qui commémorait cette Sainte, morte d’une tumeur au cou due à sa vanité qui l’avait poussée à porter de splendides colliers. Ce même nœud de chanvre était aussi plaisamment désigné du terme de « orde du collier », en référence à un véritable Ordre du Collier fondé par le Comte Amadeo IV de Savoie en 1362 (J. R. Hulbert, « Syr Gawayn and the Grene Knyzt - Concluded », Modern Philology, 13, 1916, p. 715-17). 62 « church ale » : fête organisée par une paroisse, dans l’église ou dans le cimetière, au cours de laquelle de la bière est servie, et dont le produit servira à subvenir aux besoins de la paroisse.

genre humain - mankind 31 À-la-mode Par la Vierge Marie, t’achètes mieux que moi. 635

(Vaurien entre en traversant l’auditoire) Vaurien Faites place, coquins, laissez-moi passer là. Pour tout l’amour du ciel, je ne saurais voler!

(Entre Malin) Malin Voici un vrai soldat, O, gens doux et paisibles, Qui se repaît de morts et de meurtres horribles. Maintenant T’as été en prison, Malin, est-ce possible ? 640 Où tu as récolté cette paire de chaînes. Malin J’ai eu les fers aux bras, la marque on en voit bien, Je les ai fait sauter, puis j’ai tué le gardien, Et je me suis tapé sa femme dans un coin, Et j’ai baisé sa bouche à la douceur extrême. 645

Quand j’en eus terminé, je me suis bien servi : Je me suis octroyé toute l’argenterie. Maintenant, j’ai assez. Bon vent la compagnie ! Souhaitons prospérité à ce nouveau système. Genre Humain Ah, pitié, Maintenant, À-La-Mode et Vaurien : 650 De vous avoir frappé j’ai vraiment du chagrin. Je paierai des dommages si j’ai fait du vilain, Si je vous ai causé du tort ou de la peine. À-la-mode Qu’est-ce qui t’a poussé à parler sur ce ton ?

63 Après des allusions proleptiques, ici la cohésion du texte est assurée par une analepse, le souvenir des coups que Genre Humain a portés aux trois galopins amis de Malin, et de la pendaison de Pardon.

32 genre humain - mankind Genre Humain J’ai rêvé qu’au gibet on avait mis Pardon, 655 Qu’il me fallait rejoindre ici le peloton ; Soyez-moi secourables et miséricordieux ! J’implore le pardon pour mes affreux péchés. (Il s’agenouille) Maintenant Mais, vous savez, Titivillus a tout tramé. Je vous le dis pour sûr, ou que je sois damné ! 660 Vaurien Debout, bon Genre Humain ! Pourquoi si silencieux ? Couchez, Maître Malin, si vous voulez m’en croire, Le nom de Genre Humain dans votre répertoire. Malin Non ! Plutôt l’appeler devant le grand prétoire. Crétin, fais maintenant proclamation. 665 Et fais-la sub forma juris, espèce d’animal.

(s’installe comme président du tribunal de seigneurie)

Maintenant Oyez, oyez, bonnes gens, femmes et manants, À la cour de Malin accourez sur le champ. Genre Humain répondra ; il est de notre clan. Malin Je te nomme, Vaurien, greffier du tribunal. 670 À-la-mode Sa longue robe noire on peut lui raccourcir, Pour en faire un pourpoint, plus du fric, sans mentir.

Vaurien scribit

64 « Sub forma juris » : selon les formes légales. Par ces termes Malin souligne qu’on a affaire à une parodie de cour seigneuriale. 65 Le triple « oyez » (dans le texte anglais) appel au silence, signifie que la cour instituée par Malin est de nature correctionnelle (Leet Court), degré supérieur d’une cour de seigneurie.

genre humain - mankind 33 (Il lui enlève sa robe. Vaurien prend des notes)

Genre Humain Je ferai de mon mieux pour du froid me couvrir. Vous pouvez l’emporter, Et vous me la rendrez quand ce sera commode. 675 À-la-mode Vous aurez un pourpoint à la nouvelle mode. Genre Humain Allez et faites donc ce qui est dans vos cordes, Selon ce que ça peut rapporter !

(À-la-mode sort avec la robe)

Vaurien Lisez-moi donc ceci, mon cher Monsieur Malice ;

(Il passe ses minutes à Malin)

Malin On peut lire blottibus in blottis, 680 Blottorum blottibus istis. O, sacrebleu, quelle belle écriture ! Maintenant Ah, oui, mais c’est qu’elle est tout à fait esthétique. Une telle écriture est caractéristique.

(Exit Maintenant)

Vaurien Si j’avais su, elle eût été plus énergique. 685 Malin Mais elle convient à votre nature.

66 La vacuité du langage judiciaire est exprimée par l’emploi du latin et sa traduction fantaisiste.

34 genre humain - mankind Carici tenta generalis Un coin à la bière propice, Anno regni regitalis Edwardi nullateni 690 Ce dernier jour de février, quand l’année se finit, Comm’ l’a écrit Vaurien, qu’est notre Alighieri, Anno regni regis nulli ! Maintenant À-La-Mode, mon vieux, faut te magner le train, Ton justaucorps ne vaut pas un pet de lapin. 695

(À-la-mode entre portant la robe taillée à la longueur d’un pourpoint)

À-la-mode Faites place, Messieurs, dégagez mon chemin ! En voilà un beau froc pour danser et bondir. Vaurien Cet habit vaut pas plus qu’un vieux quignon de pain. C’est trop long à mon goût, et trop lourd, c’est certain. Je vais le raccourcir, ou j’y perds mon latin ! 700 Place, place, laissez-moi donc sortir !

(Vaurien s’empare de la robe et sort)

Malin Viens ici, Genre Humain, Dieu t’envoie la vérole ! Va courir le pays, entre chez tous les drôles,

67 « Une cour générale ayant été tenue, l’an du règne d’Edward le nul … l’an du règne du roi zéro ». Ces quelque vers latins imitent la formule d’introduction des minutes d’une cour, avec une allusion possible à la déposition d’ Edward IV en 1470. Alighieri : Tully est la forme anglaise de Marcus Tullius Cicero, célèbre écrivain romain. Mais cette forme abrégée étant inconnue en français, je l’ai remplacée par le nom d’un autre écrivain célèbre, Dante Alighieri (rime en –i). Je pense que l’ironie est maintenue.  L’institution judiciaire est aussi ridiculisée dans son decorum.

genre humain - mankind 35 En cachette à leurs femmes raconte fariboles, Et répète après moi : je promets. Genre Humain Je promets. 705 À-la-mode La charmante luxure n’est pas péché du tout Comme le prouvent bien des coquins comme nous. Va voler, arnaquer, assassiner et tout. Dis : Je promets. Genre Humain Je promets. Maintenant Le dimanche matin, dès l’aurore ou plus tôt, 710 On ira au bistrot pour se taper un pot, Et tu te passeras de messe et de credo. Dis : Je promets. Genre Humain Je promets. Malin Tu porteras au flanc un poignard aiguisé Pour leur couper le cou, et pour les détrousser. 715 Dis : je promets. Genre Humain Je promets.

(Vaurien revient avec la robe coupée encore plus court)

Vaurien Voilà un beau pourpoint, eh l’ami, qu’en dis-tu ? À-la-mode Qu’il est pour ferrailler parfaitement conçu. En garde, et hop, youpi ! Va d’un pas résolu. 720 Tu peux avec cela courir la prétentaine. Malin Écoutez, les amis, j’ai vu un revenant ; Il nous faut déguerpir, vite levons le camp. Et malheur au dernier dans ses appartements !

36 genre humain - mankind Tous ensemble Amen. 725

(Entre Pardon) Pardon Fuis cette compagnie, mon cher Nature Humaine. Genre Humain Va, je te reverrai la semaine prochaine ; On ira pour papa fair’ dire une neuvaine. Oh, patron, une bière, sers-nous presto, la fille ! Malin La peste de vous tous ; j’ai pris un bon gadin. 730 Soyez donc tous maudits, et barrez-vous, gredins ! À-la-mode Hep, patron, donnez-nous un ballon, je vous prie ! Vous entendez, les joyeux drilles ?

(Exeunt)

SCÈNE III

Pardon Mon esprit est troublé, mon corps est comme en transe ; Mes larmes couleraient n’était votre présence ; 735 Si la mort m’emportait ce serait délivrance. Comment le dire en respectant la bienséance ? Les pleurs et les soupirs seraient ma subsistance. Nourriture est pour moi charogne insupportable, Mon chagrin intérieur me donne triste apparence. 740 Je ne puis souffrir que l’homme soit si instable !

69 Si la chute évoquée est réelle, il se peut que Malin soit tombé d’une sorte de trône d’où il prési- dait la séance. Elle peut aussi être prise dans un sens figuré. Les galopins demandent à jouer au ballon, peut-être pour évoquer les jeux des trois jours précédant le début du carême (mercredi des cendres).

genre humain - mankind 37 Genre Humain, dis-moi donc, était-il concevable Que, pour te racheter de ta captivité, Le fils chéri de Dieu soit de passion capable ? Il a versé son sang pour ton iniquité, 745 Insupportable m’est ta versatilité. Aux yeux du monde entier tu es bien haïssable ; Pourquoi es-tu si impertinent ? Ah, pitié ! Comme girouette au vent tu es insaisissable.

Sa confiance as trahi, tu n’es pas raisonnable. 750 Je ne peux exprimer ta folle ingratitude ; Aux yeux des chœurs divins tu es bien méprisable ; Le poète l’a dit avec exactitude : Lex et natura, Christus et omnia jura Damnant ingratum, lugent eum fore natum. 755

Mère du Grand Pardon, accorde ta pitié À la Nature Humaine, si faible et pécheresse. Que ta miséricorde excède l’Équité ; Entends notre prière, O mère de tendresse !

Quel malheur que les mœurs soient si viles aujourd’hui, 760 Comme peut l’illustrer cette pièce assez bien. Maintenant, À-La-Mode et Vaurien ont séduit Par leurs propos trompeurs mon cher fils Genre Humain.

Avec ces chenapans il ne peut pas rester, Moi, Pardon, vais agir selon ma qualité ; 765 Sainte Vierge, aidez-moi, ça ne peut plus durer ; Vanitas, vanitatum, tout n’est que Vanité.

70 Lex…natum : « Loi et nature, le Christ et la justice condamnent l’homme impitoyable, et se lamentent qu’il soit né » ; le poète (en anglais « nobyll versyfyer ») est inconnu. 71 Pardon prétend que cette pièce illustre la dépravation des mœurs ; en quoi il n’a que partiel- lement raison, mais il est intéressant de noter qu’il la présente comme un jeu fabriqué sous les yeux des spectateurs.

38 genre humain - mankind Pardon n’accepte pas de te voir avili ; Sur ton sort nuit et jour je pleurerai sans cesse. Par la garde de Dieu ! Se cache-t-il ici ? 770 Oh, mon fils bien-aimé, Genre Humain, ubi es ? Malin Mon père omnipotent, demande pas la lune ! Tu te pousses du col, et fais vaines promesses. Vous l’entendez crier ; Genre Humain, ubi es ? À-la-mode Hic, hic, hic, hic, hic, hic, hic, hic. 775 Qui signifie « ici », ou « mi-noyé dans la crique ». Si tu veux le trouver tâche de tomber à pic ; Cherche pas trop longtemps, tu en perdrais la tête. Maintenant Si tu veux dégoter Genre Humain, Domine, Dominus, Va donc chez le shérif pour un cepe corpus ; 780 Où on vous répondra par non est inventus. Qu’en dites-vous, Monsieur ? Mon coup est bien parti. Vaurien Quand on fait ses besoins, faut ajuster le tir. Je me suis chié dessus les pieds : pas de quoi rire, Faut bien savoir viser et taper dans la mire ! 785 Je me suis emmerdé, ça c’est sûr, les ribouis ! Malin Concertons-nous ! Concertons-nous ! Aux pieds, Vaurien ! J’ai bien peur que Pardon ne trouve ce crétin. Quant à nous, que ferons-nous de Genre Humain ? À-la-mode Ah, la, la, peu me chaut, il ne vaut pas un clou. 790 Il croit Pardon pendu pour le vol d’un bourrin. Toi, dis-lui que Pardon le cherche dans les coins, Et de pétoche se pendra, c’est bien certain

72 Cepe corpus (la formule authentique est : capias corpus) : un mandat d’arrêt. 73 Non est inventus : introuvable ; en termes juridiques « faire défaut ». 74 Cette conclusion scatologique et gratuite, renforce la note ludique de cet interlude.

genre humain - mankind 39 Malin Y a pas à hésiter, bien d’accord avec vous. Maintenant Tu parles si j’opine, prends ça sous ton bonnet ! 795 Gabriel te bénisse jusqu’aux clous des souliers ! Tous les bouquins du monde qu’on pourrait consulter Ne nous auraient donné plus respectable avis. Hic exit Malin

(Exit Malin. Il rencontre Genre Humain en sortant, et le salue)

Malin Pardon est près d’ici, viens lui dire deux mots. Genre Humain Une corde ! Je suis le dernier des salauds. 800 Malin Voilà, elle t’attend pour faire un petit saut.

(lls portent un gibet sur scène)

Et, en prime, un gibet que voici. Maintenant, tiens-moi bien ce poteau, attention

(À-La-Mode montre comment procéder)

À-la-mode Fais comme moi, l’ami, c’est la bonne façon. Mets la corde à ton cou ; voilà mes instructions. 805 Malin Eh, sauve-toi, Vaurien, Pardon vient d’arriver. Il nous montre son fouet, nous devons déguerpir.

75 Nous assistons là à une sorte de passion parodique, à la différence près qu’elle est émaillée d’un petit incident : le bourreau s’est presque pendu lui-même en montrant le mode d’emploi du licol à Genre Humain.

40 genre humain - mankind À-la-mode J’ai le quiqui serré, c’est mon dernier soupir. Ah, Pardon, sois maudit, de par les Saints Martyrs. J’ai le souffle coupé ; tu m’as presque étranglé. 810 exiant

(Tous sortent sauf Genre Humain et Pardon)

Pardon Fils de la Rédemption ; debout mon bien-aimé ! Il en est si honteux qu’il en perd le sifflet ! Genre Humain Je me suis mal conduit, je n’ose me montrer, Je ne peux compter voir ton visage indulgent. Pardon Ton profond désespoir me perce au fond du cœur. 815 Mais fais preuve plutôt d’une vraie contrition ; Ne me donne point d’or, deviens mon serviteur, La contrition du cœur te vaudra le pardon. Genre Humain Redemander pardon serait prière vile, Pécher, puis regretter, est conduite infantile. 820 Evoquer mon péché est si abominable, Qu’espérer le pardon paraît déraisonnable. Pardon Genre Humain, mon ami, la lamentable excuse ! O, combien tes propos me remplissent de honte, Doux Jésus, au pécheur ton pardon ne refuse ! 825 Nam hec est mutacio dextre Excelsi ; vertit impios et non sunt.

Relève-toi, l’ami, mes bras te sont tendus : Ta mort m’accablerait, renonce à ta folie.

76 Nam…sunt : « Voilà qu’a changée la main droite du Très Haut : il abat les méchants et ils ne sont plus » (Ps, 76 [Bible anglaise 77].11).

genre humain - mankind 41 Car ton obstination t’exclurait du salut. Dis pour l’amour de moi : Deus, miserere mei. 830 Genre Humain Mais, se peut-il que moi, si vile créature, D’Enfer je sois sauvé ; cela est impossible. Pardon Tu peux bénéficier de la miséricorde : Nolo mortem peccatoris, inquit, s’il est corrigible. Genre Humain Que vaut l’homme, ici-bas, s’il n’a miséricorde ? 835 Sans elle, peu d’espoir d’entrer au Paradis. Repousse loin de moi l’implacable ennemi ! La vérité éclatera, et j’en ai grand souci ! Pardon On ne peut préjuger du Dernier Jugement, Justice et Équité sortiront fortifiées, 840 Vérité ne pourra son pouvoir exercer, Sans que pardon divin n’en émerge gagnant. Relève-toi, l’ami, viens dans cet oratoire, Prête oreille attentive à mon enseignement. Pécher, pardon en tête, serait crime notoire ; 845 Et trop croire au pardon c’est être trop confiant.

D’obtenir le pardon ne sois donc pas si sûr ; À Chanaan, le Christ dit à la pécheresse, Comme il est rapporté dans la Sainte Écriture, Vade et jam noli peccare. 850

Il n’a pas condamné cette femme adultère, Lui a simplement dit : « Va, et ne pèche plus ».

77 Nolo…inquit : « Je ne veux pas la mort du pécheur, dit-il » (adapté d’Ezéchiel, 33.11). La conclusion de la pièce est conforme à la philosophie de la fin du xve siècle dans son insistance sur la miséricorde et le pardon, mais aussi sur les limites de cette miséricorde qui est bornée par la fin de la vie terrestre – voir 861-62.  Vade…peccare : « Va, et ne pèche plus » (Jean, 8.11).

42 genre humain - mankind Ne pèche pas non plus, n’aie pas confiance entière ; N’offense pas un prince : son pardon n’est pas sûr.

Si tu te sens piégé par le vieil ennemi, 855 Demande grâce alors, et change de conduite, Si la blessure est fraîche elle est vite guérie, Si elle est mal soignée, attention à la suite ! Genre Humain Accorder le pardon, cela est libéral. Est-ce qu’à votre avis cela sera possible ? 860 Pardon Pardon abondera jusqu’au moment fatal ; Mais après, ce sera l’inventaire terrible.

Obtiens donc ton pardon quand l’âme tient au corps. Si tu attends la fin, fini le temps propice ! Repends-toi maintenant sans attendre la mort : 865 Ecce nunc tempus accptabile, ecce nunc dies salutis.

Les mérites humains, méprisables trésors, Ne peuvent t’assurer le bonheur éternel, Ni les joies des élus grâce à ton seul effort, Comme il est consigné dans le Livre Immortel. 870 Genre Humain O, Pardon, mon soutien, mon doux consolateur, Mon ami préféré, digne de mon amour, Qui, sans m’en vouloir de mon manque de valeur, Mon horrible péché pardonneras toujours.

Ah, quelle peine j’ai quand je vois mes offenses, 875 Titivil l’invisible a aveuglé mes sens,

79 Ecce…salutis : « Voyez, maintenant est le temps convenable ; Maintenant est le temps du salut » (Isaïe, 49.8). 0 Cette note personnelle et sentimentale rappelle le ton de l’Imitation de Jésus Christ, qui a exercé une influence profonde sur la piété du xve siècle. Un écho en est perceptible dans Everyman.

genre humain - mankind 43 Et par des rêves fous, m’a poussé, ce malin, À suivre Maintenant, À-La-Mode et Vaurien. Pardon Genre Humain, tu oublies mes sages instructions ; À l’avenir prends garde à ce qu’il te raconte, 880 Car il te tentera sans une hésitation ; Il est écrit : Jacula prestita minus ledunt.

C’est lui le grand patron de tes trois ennemis : Signifiant le Démon, et le monde et la chair, Et ces trois galopins du Monde sont amis ; 885 Titivillus est, lui, le Démon de l’Enfer !

La Chair, vois-tu, c’est le cuisant désir du corps. Vois donc dans quels gredins tu as mis ta confiance ; Ainsi, ils t’ont livré à Malin, ce retors, Comme il a été joué devant cette assistance. 890

Souviens-toi que toujours je t’ai offert mon aide ; Mon fils, à l’avenir, abstiens-toi de pécher, Tu as entre tes mains ta perte ou ton remède : Libere velle, libere nolle Dieu doit te l’accorder.

Méfies-toi de Titivillus et de ses rets, 895 Du plaisir, qui détruit ta divine substance ; Le corps, ton ennemi, ne peut faire à son gré, Mais sois toujours fidèle à la persévérance. Genre Humain Bénissez-moi, mon père, car je pars illico, Que des grâces du Ciel nous soyons tous bénis. 900

1 Jacula…ledunt : « Les traits prévisibles sont moins malfaisants » (sentence proverbiale). 2 Cette division tripartite du monde du mal (le Monde, la Chair et le Diable) remonte à Saint Augustin. 3 Libere…nolle : « Tu peux choisir librement, et refuser librement » (ne semble pas être une cita- tion biblique).

44 genre humain - mankind Pardon Dominus custodit te ab omni malo In nomine Patris et Filii et Spiritus Sancti. Amen.

Hic exit Genre Humain

Le Genre Humain est libéré par ma tutelle Du péché aliénant, triste captivité. 905 Qu’il puisse mépriser sa condition charnelle !

Et pour l’amour de Jésus qui s’est incarné, Faites soigneusement examen de conscience ; Rappelez-vous toujours : le Monde est vanité, Comme il est démontré par l’humaine inconstance. 910

Que l’Homme soit pécheur est prouvé sans conteste. Donc, que Dieu vous protège per suam misericordiam ; Pour que vous rejoigniez les cohortes célestes, Et que vous puissiez jouir de vitam eternam. Amen

finis

4 Dominus…Sancti : « Le Seigneur te garde de tout mal » (Ps, Vulgate 120 [Bible anglaise 121].7).

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