Cipango Cahiers d’études japonaises

20 | 2013 Nouveaux regards sur les arts de la scène japonais I Arts du spectacle, ambassadeurs de la culture nationale

Jean-Michel Butel et Pascal Griolet (dir.)

Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/cipango/1895 DOI : 10.4000/cipango.1895 ISSN : 2260-7706

Éditeur INALCO

Édition imprimée Date de publication : 30 octobre 2013 ISSN : 1164-5857

Référence électronique Jean-Michel Butel et Pascal Griolet (dir.), Cipango, 20 | 2013, « Nouveaux regards sur les arts de la scène japonais I » [En ligne], mis en ligne le 01 septembre 2014, consulté le 30 juin 2021. URL : https:// journals.openedition.org/cipango/1895 ; DOI : https://doi.org/10.4000/cipango.1895

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Ce numéro 20, daté de 2013, adopte un regard plus spécifiquement historique. Les arts de la scène ne sont finalement pas tant saisis dans leur définition esthétique, comme il est habituel de le faire, qu'avec la préoccupation de retrouver les circonstances actuelles de leur production, et plus précisément même, les conditions historiques de leur évolution contemporaine. Les arts de la scène sont analysés sous l'angle de leur construction moderne et contemporaine, dans le contexte particulier de l'élaboration d'une culture et d'une identité nationales, reposant sur un patrimoine clairement identifié.

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SOMMAIRE

Éditorial

Éditorial Jean-Michel Butel

Arts du spectacle, ambassadeurs de la culture nationale

Le kabuki s’aventure sur les scènes occidentales : Tsutsui Tokujirō sur les traces des Kawakami et de Hanako Jean-Jacques Tschudin

Le rakugo et Henry Black Comment un Britannique conta la modernité à Ian McArthur

Le gagaku, musique de l’Empire : Tanabe Hisao et le patrimoine musical comme identité nationale Seiko Suzuki

Le théâtre nō dans la Corée colonisée : du nō comme théâtre d’État Johng Wan Suh

La question de la mixité dans le théâtre Takarazuka : jeux d’ombre et de lumière Claude Michel-Lesne

Récits de vie

Une vie d’itinérance, ensemble jour et nuit Le taishū engeki ou les joies et les peines des troupes théâtrales familiales dans le Japon d’aujourd’hui Tomoko Takei

Traductions

Écrits sur le théâtre : Higashi Yutaka et Yū Miri Toshio Takemoto

Tout le monde, en son passé révolu… (1975) Yutaka Higashi

Départ pour la pérégrination vers l’Ouest (1971) Yutaka Higashi

La dérive est la nourriture de notre vie (1976) Yutaka Higashi

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La nuit dans la nuit (1993) Miri Yū

L’art théâtral de l’école « décadente » (1994) Miri Yū

Un drame inachevé (1994) Miri Yū

Déploration de la mort de Higashi Yutaka (2000) Miri Yū

Varia

La politique japonaise : commune ou exotique ? James Arthur Ainscow Stockwin

Maruyama Masao : « Kuga Katsunan. L’homme et sa pensée » Morvan Perroncel

Kuga Katsunan. L’homme et sa pensée Masao Maruyama

Notes de lecture

Philosopher au Japon aujourd’hui, Revue philosophique de la France et de l’étranger collectif dirigé par Saitô Takako, Tome 136, no 3, juillet-septembre 2011, PUF, Paris, 160 p. Sylvain Isaac

Thierry Guthmann, Shintō et politique dans le Japon contemporain Paris, L’Harmattan, 2010. 202 p. Eddy Dufourmont

Michael Lucken, Les Japonais et la guerre, 1937-1952 Paris, Fayard, 2013, 400 p. Prix Thiers de l’Académie française 2014 Arnaud Doglia

Naissance d’une revue féministe au Japon : Seitō (1911-1916) dossier coordonné par Christine Lévy, Ebisu, no 48, automne-hiver 2012, 222 p. Anne Gonon

Mémoires et thèses

Amélie CORBEL, La femme, le fisc et l’époux – les réformes de l’abattement pour conjoint au Japon Mémoire de M2, sous la direction de Pierre Lascoumes, I.E.P. de Paris, 2013, 153 p. Amélie Corbel

Noémi GODEFROY, Autour de la question de l’île d’Ezo : évolution des rapports de domination septentrionale et des relations avec l’étranger au Japon, des origines au XIXe siècle Thèse de doctorat soutenue sous la direction de François Macé, INALCO, 2013, 679 + 115 p. Noémie Godefroy

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Éditorial

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Éditorial

Jean-Michel Butel

1 Le softpower dont on parle tant aujourd’hui surfe sur une vieille ressource : depuis les premiers contacts, le Japon ne cesse de surprendre et de séduire par la richesse et l’originalité de ses arts scéniques. Or, si certains de ces arts, pensés comme traditionnels (nō, kabuki, théâtre de poupées en premier lieu sans doute), ont déjà fait l’objet, depuis longtemps en France, d’études approfondies et d’un travail de traduction conséquent, d’autres restent encore largement méconnus, ou en tout cas peu matière à recherches académiques.

2 L’idée d’un appel à contribution sur les arts du spectacle au Japon est à vrai dire partie d’un enthousiasme : celui que communique à chaque rencontre notre collègue et aîné Pascal Griolet quand il dévoile les arcanes du théâtre populaire. Oui, il y a, dans les études japonaises, du plaisir et de la passion ! Il y a des enseignants qui, par leur fougue, nourrissent la fascination pour la culture japonaise de générations d’étudiants ! Il y a des passeurs qui découvrent de nouveaux objets et donnent envie de nouvelles découvertes. Ce présent numéro, publié alors qu’il quitte l’Institut après des décennies de service, est donc l’expression d’un hommage à l’un des maîtres de l’enseignement du japonais en France. Pascal Griolet a passionné les étudiants lorsqu’il expliquait l’écriture japonaise, ses usages et ses subtilités. Il a fait résonner dans les grises salles de cours la poésie de l’Iroha, vibrer les amphithéâtres de l’Inalco et de l’Université de Genève au son du shamisen et des claquoirs de bois. Nous voulions le remercier en rassemblant autour de lui quelques textes.

3 Lorsque nous avions lancé cette proposition avec Laurent Nespoulous, nous souhaitions être surpris par la diversité et l’originalité des thèmes abordés. « Arts du spectacle, arts de la scène », la longue circonvolution choisie ici voulait permettre de n’exclure aucune de leurs manifestations. Nous ne nous attendions pourtant pas à recevoir autant d’articles, venant d’horizons aussi divers. La sélection fut, comme toujours, sévère. La masse des textes retenus n’autorisa toutefois pas de les rassembler en un seul volume. Nous avons finalement décidé de réserver deux années de Cipango à ce thème.

4 Le présent volume, numéro 20, daté de 2013, adopte un regard plus spécifiquement historique. Les arts de la scène ne sont finalement pas tant saisis dans leur définition esthétique, comme il était habituel de le faire, qu’avec la préoccupation de retrouver

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les circonstances actuelles de leur production, et plus précisément même, les conditions historiques de leur évolution à l’époque contemporaine. Sans qu’il y ait concertation entre les auteurs ou exigences des éditeurs, et c’est en cela nous semble-t- il que ce numéro est représentatif des questionnements qui agitent les études japonaises actuelles, les arts de la scène sont analysés sous l’angle de leur construction moderne et contemporaine, dans le contexte particulier de l’élaboration d’une culture et d’une identité nationales, reposant sur un patrimoine clairement identifié. On le constatera, ce numéro prolonge ainsi la réflexion menée lors des deux précédentes livraisons sur le fait colonial et le nouvel ordre international qui se mit en place dans la seconde moitié du XIXe siècle.

5 Jean-Jacques Tschudin poursuit, dans ce qui s’avère être l’un de ses derniers textes, son travail sur l’introduction en Europe des arts de la scène japonais – ici le kabuki, ambassadeur de la culture japonaise par excellence sans doute – et les conséquences sur le renouveau des conceptions théâtrales : de même que l’ukiyo-e pour la peinture occidentale, les arts de la scène suscitèrent un japonisme qui a vivifié l’esthétique occidentale. Dans un mouvement inverse, Ian McArthur présente l’incroyable dextérité avec laquelle un Occidental maîtrisa les techniques du rakugo et put, par l’art du conte, introduire histoires, énigmes et scènes de la littérature occidentale du XIXe siècle dans les salles de spectacle de Tōkyō1. Suzuki Seiko expose de façon critique toute la réflexion menée à partir de l’ère Meiji sur l’adéquation des arts traditionnels – ici le gagaku – à la modernité, et la confrontation des traditions avec les théories esthétiques occidentales dans le but, hautement politique, de se doter d’une culture nationale dont on puisse être fier, en premier lieu, mais que l’on puisse aussi utiliser dans l’œuvre d’expansion coloniale. Le processus qu’elle décrit se retrouve d’ailleurs très précisément dans l’analyse que fait Suh Johng Wan de l’utilisation du nō dans la Corée en voie de colonisation. Dans un long article reprenant à rebrousse-poil l’histoire du théâtre Takarazuka, Claude Michel-Lesne révèle également l’enjeu que représentait la création d’un art de la scène populaire et national pour les organisateurs de spectacles. La congruence des facteurs qui ont poussé à la réorganisation du nō, du gagaku et du Takarazuka entre Meiji et la Seconde Guerre mondiale dévoile une logique forte poussant à configurer des pratiques en fonction de catégories rassurantes (pour le dire vite : occidentales et scientifiques). Le dossier est complété par une description quasi ethnographique, choisie et traduite par Pascal Griolet, de la vie d’itinérance d’une troupe d’acteurs de théâtre populaire dans le Japon contemporain. Nous présentons enfin, grâce à la traduction de Takemoto Yoshio, de courts écrits sur le théâtre composés par deux metteurs en scène contemporains, Higashi Yutaka et Yū Miri. Le numéro 21 se concentrera lui sur des problématiques et des arts plus contemporains encore.

6 Mais les numéros de Cipango, on le sait, ne sont pas exclusivement thématiques. Ils tracent, livraison après livraison, des continuités qui sont comme des lames de fond des études japonaises. C’est le cas encore avec la traduction par Morvan Perroncel d’un texte de Maruyama Masao sur Kuga Katsunan qui répond de façon très étroite aux interrogations évoquées par Isabelle Lefebvre dans notre précédent numéro à propos de la notion d’études pratiques. Cipango essaie aussi, malgré son retard récurrent depuis que nous nous en occupons, de se faire l’écho de l’actualité. L’article d’Arthur Stockwin apporte ainsi un éclairage singulier sur les remous politiques dans lesquels est pris le second gouvernement Abe.

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7 Ce numéro 20 enfin marque un nouveau passage de témoin. Laurent Nespoulous et moi- même cédons la place à Isabelle Konuma, qui a bien voulu accepter de prendre la responsabilité de la revue et de lui donner une nouvelle impulsion. Nous avons eu la chance d’être présents alors que de nouvelles perspectives naissaient pour l’édition scientifique à l’Inalco. Nous sommes parvenus dans ce contexte à faire accepter l’idée de numéros précédés d’un appel à contribution et organisés autour d’un dossier thématique, nous avons accompagné le passage au numérique, et porté sur les fonts baptismaux un vieux projet, la version anglaise de la revue. Ce faisant, nous ne sommes parvenus à assurer l’essentiel peut-être : la régularité, qui rassure lecteurs et auteurs. À de ces derniers, nous présentons toutes nos excuses. L’attente fut longue, trop longue, entre écriture et publication, et certains textes attendent encore. Le travail artisanal d’édition n’a souvent pu avancer qu’au rythme des repos universitaires. Au moins avons-nous tenté de retrousser nos manches au service de la petite communauté des japonisants, comme nous le demandait Jean-Jacques Origas dans l’éditorial du premier numéro. Ce fut un grand honneur que de suivre un moment le programme tracé par les fondateurs de la revue.

NOTES

1. L’histoire racontée dans cet article a finalement donné naissance à un livre : Ian McArthur, Henry Black–On Stage in Meiji , Monash University Publishing, 2013.

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Le kabuki s’aventure sur les scènes occidentales : Tsutsui Tokujirō sur les traces des Kawakami et de Hanako Kabuki’s Early Ventures on the Western stages (1900-1930): Tsutsui Tokujirō on the Footsteps of Kawakami and Hanako

Jean-Jacques Tschudin

1 À partir des années 1860, l’ouverture du Japon va permettre la découverte des arts, jusqu’alors fort mal connus, de cet étrange Empire du Soleil levant et révéler à l’Occident des options, esthétiques comme techniques, qui non seulement susciteront sa curiosité, mais offriront aussi à ses artistes et créateurs des solutions inédites et des perspectives stimulantes pour leurs propres travaux. Si le phénomène est surtout connu dans le champ des arts décoratifs, de la peinture et de la gravure, il ne faut pas oublier que, quelque peu à l’écart du japonisme1, et un peu plus tardivement, le monde du théâtre sera, lui aussi, intéressé et fasciné par les arts scéniques du Japon. Cela dit, qu’en connaissait-on réellement ? Par quels biais, grâce à quels passeurs, pouvait-on les découvrir ?

2 Dans la période qui nous intéresse ici, soit des débuts de l’ère Meiji (1868-1912) à la veille de la Seconde Guerre mondiale (1939-1945), la plupart des informations proviennent des voyageurs qui font état de leurs incursions théâtrales dans les récits qu’ils publient à leur retour. Ces aperçus extrêmement subjectifs seront peu à peu complétés par les travaux des premiers spécialistes, souvent des résidents de longue durée maîtrisant la langue. Pourtant, cette approche académique tend à résumer le théâtre à sa seule dimension littéraire, éventuellement liturgique, et n’a que faire des arts de la scène en tant que tels2, car ce n’est que vers la fin des années 1920 que commencent à sortir des ouvrages sérieux et bien informés sur la question. D’une manière générale, les gens de théâtre qui mobilisent l’exemple japonais – les Appia, Artaud, Brecht, Craig, Copeau, Dullin, Eisenstein, Fuchs, Gémier, Lugne-Poe, Meyerhold,

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Reinhardt, Stanislavski ou encore Yeats – ne connaissent pas le Japon (sauf Paul Claudel, ambassadeur au Japon, 1921-1927), et en parlent à partir de données fragmentaires, hétéroclites, confortées par la vision d’une poignée de spectacles d’une authenticité discutable. Ce sont précisément ces rares apparitions du théâtre japonais sur les scènes européennes que je me propose d’examiner dans cet article.

Les premières tournées internationales

3 Le compte est vite fait : au cours de la première moitié du XXe siècle, quatre tournées ! D’abord, celles de la troupe de Kawakami Otojirō 川上音二郎 (mai 1899- décembre 1900 ; avril 1901-août 1902), suivies du long séjour que fait Hanako 花子 en Europe de 1901 à 1916 ; puis, après un long intervalle, le bref passage d’Ichikawa Sadanji 市川左団次 en URSS (été 1928) et enfin la longue tournée de Tsutsui Tokujirō 筒 井徳二郎 (janvier 1930-avril 1931) qui traverse vingt-deux pays.

4 Après un bref rappel des trois premières, relativement bien étudiées y compris en Occident, je présenterai de façon plus approfondie le travail de Tsutsui, encore très peu connu.

La troupe de Kawakami Otojirō

5 Alors que les visiteurs envoient à leurs compatriotes des descriptions pittoresques de leurs excursions théâtrales nippones, que les voyageurs français, séduits ou scandalisés, s’étonnent du réalisme du kabuki, les amateurs occidentaux vont découvrir dans leurs salles habituelles une curieuse version de cet art scénique grâce à la tournée d’un Japonais aventureux qui débarque à Paris avec un programme considéré comme représentant la grande tradition japonaise3. Les circonstances sont bien connues, mais peut-être convient-il d’en rappeler tout de même les grandes lignes4. Il s’agit, bien entendu, des représentations données par la troupe de Kawakami Otojirō dans le cadre de l’Exposition universelle de 1900. Ces spectacles, et tout particulièrement le jeu de son épouse Sadayakko 貞奴5, enchantent le Tout-Paris esthète et suscitent une abondance de commentaires parfois surprenants. La situation est paradoxale dans la mesure où ce théâtre, en principe classique, est introduit par un pionnier du théâtre moderne, joué de surcroît par des comédiens considérés comme des histrions de bas étage par le monde du kabuki et pis encore, avec une femme interprétant les grands rôles féminins.

6 En effet, loin d’être né sur les planches, Kawakami Otojirō (1864-1911) est à l’origine un sōshi 壮士, un agitateur politique dans le cadre du Mouvement pour la liberté et les droits civils (Jiyū minken undō 自由民権運動). C’est dans ce contexte d’agit-prop qu’il se produit avec des pièces et des numéros de cabaret militants. Le calme politique revenu, il poursuit ses activités théâtrales en développant un nouveau genre – le shinpa 新派 (nouvelle vague) – qui va peu à peu conquérir le public japonais avec des livrets traitant de la société contemporaine, joués dans un style plus réaliste sans être pour autant véritablement moderne ni clairement inscrit dans la mouvance du théâtre occidental. Quant à sa femme, Sadayakko (1871-1946), c’est une ancienne geisha de haut vol, excellente danseuse certes, mais qui ne commence véritablement sa carrière d’actrice qu’au début de la tournée américaine.

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7 Ces curieux personnages vont donc jouer, au grand dam des maîtres traditionnels, le rôle de porte-parole du théâtre japonais. Arrivés à San Francisco fin mai 1899, ils traversent les États-Unis, puis gagnent Londres où la danseuse et imprésario Loïe Fuller (1862-1928)6 les engage pour compléter les danses qu’elle présente dans le cadre de l’Exposition universelle. C’est dans ce contexte inattendu que les Kawakami se produisent, incarnant, un peu malgré eux, une imprécise tradition japonaise face aux recherches avant-gardistes de la Fuller.

8 Ils présentent quatre titres adaptés très librement du répertoire du kabuki (la Geisha et le Chevalier, l'Amour de Kesa, Jingoro et Takanori) et remportent un tel succès qu’ils restent finalement quatre mois au théâtre de la Fuller avec qui ils signent un contrat pour une longue tournée (avril 1901-août 1902) qui les conduira sur toutes les grandes scènes européennes.

9 L’accueil est enthousiaste : les milieux artistiques et mondains font un triomphe à Sadayakko ; les peintres, gens de théâtre, écrivains, critiques et essayistes se précipitent pour l’admirer et multiplient commentaires élogieux, dessins, croquis et photographies7. Deux documents récemment exhumés complètent cette somme textuelle et iconographique : un ensemble de vingt-neuf disques Gramophon proposant des ballades, des tirades et des mélodies exécutées par les membres de la troupe, et un fragment de film qui montre un samouraï exécutant des kata martiaux au milieu des tourbillons de robes blanches des danseuses de la Fuller8.

Une nouvelle star japonaise : Hanako

10 L’épisode suivant confirme à la fois l’engouement des amateurs de théâtre pour ce type de spectacles et le commercialisme flagrant avec lequel ils sont proposés. À l’instar du précédent, le succès découle en bonne partie de la rencontre de Loïe Fuller et d’une ancienne geisha échouée en Europe avec une improbable petite troupe de music-hall. Dans la mouvance des Expositions universelles, les artistes forains japonais, jongleurs, acrobates, illusionnistes ou danseuses, étaient très appréciés en Occident et relativement nombreux étaient alors ceux qui tentaient l’aventure9. C’est dans ce cadre que Hanako (Ōta Hisa 太田ひさ, 1868-1945)10, une pauvre geisha de la province de Gifu, s’engage comme danseuse dans un groupe qui quitte le Japon en mars 1901. Après une série de spectacles à Copenhague, elle se retrouve dans un restaurant japonais à Anvers, puis est engagée par le producteur d’un spectacle de variétés à Düsseldorf. Actrice principale d’une troupe d’une quinzaine de personnes recrutées sur place, elle présente une pièce intitulée Bushidō 武士道 (la Voie des guerriers) qui se déroule dans un quartier de plaisir : deux samouraïs débauchés se querellent et sortent leurs sabres ; à l’issue du duel, le vaincu, honteux, se fait hara-kiri ! Encouragée par l’accueil reçu en Allemagne, Hanako forme une troupe indépendante, se produit en Angleterre, puis, passée sous la houlette de la Fuller, un peu partout en Europe.

11 Rodin, venu admirer les danseuses cambodgiennes à l’Exposition coloniale de Marseille (1906), y découvre Hanako dont il fera par la suite de nombreux portraits11. Puis la troupe se débande, Hanako se retrouve seule et traverse quelques mauvaises passes avant de renouer avec le succès. Pendant une dizaine d’années, elle va ainsi se produire un peu partout en Occident, jusqu’à ce que la guerre ne la contraigne, en 1916, à interrompre ses activités. Elle ouvre alors un restaurant japonais à Londres, puis regagne définitivement son pays en 1921.

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12 Si le répertoire des Kawakami peut être, malgré tout, relié à celui du kabuki, celui de Hanako ne lui doit plus grand-chose, d’autant qu’il est contrôlé par la Fuller qui a la haute main sur des mises en scène menant inexorablement au meurtre ou au suicide qui permettra à l’héroïne de triompher dans des scènes de trépas pathétique. Elle lui concocte ainsi une série de livrets japonais aux titres éloquents – la Martyre, Un drame du Yoshiwara, la Poupée japonaise, Une Ophélie japonaise, Hara-kiri, la Jeune Fille, la Voie du guerrier, etc. – menant tous, à l’exception de quelques saynètes comiques, à la même fin sanguinolente.

13 Donnés en japonais, ces livrets faisaient la part belle à la mimique et à la danse, les comédiens se contentant pour l’essentiel de diverses manifestations vocales – grognements, rires, etc. – hautement expressives. Douée d’une incontestable présence scénique, d’une belle technique de danse classique japonaise, d’une étonnante palette d’expressions doloristes et d’une incroyable aisance à passer quasi instantanément des souriants gazouillis de poupée aux masques les plus tragiques, Hanako a certes permis à des gens n’ayant pu voir Sadayakko de s’enthousiasmer à leur tour, mais, fondamentalement, elle s’est contentée de reprendre au sein d’une troupe composée de bric et de broc les recettes des Kawakami ; aussi, malgré un talent et une personnalité indéniables, n’apporte-t-elle rien de véritablement neuf comparée à ces derniers, tout en étant encore moins authentique qu’eux.

Ichikawa Sadanji en URSS

14 En 1927, Osanai Kaoru 小山内薫 (1881-1928), un des pionniers du théâtre moderne japonais, invité en Union soviétique dans le cadre des célébrations du dixième anniversaire de la Révolution d’octobre, fait part à son retour du désir des Soviétiques de faire venir la troupe d’Ichikawa Sadanji II (1880-1940). Tenté par l’aventure, l’acteur finit par obtenir l’aval de la Shōchiku 松竹, l’entreprise qui règne sur le show-business japonais et implicitement, celui du gouvernement12. Fils du premier Sadanji (le troisième nom de ce trio « Dan-Kiku-Sa » qui régna sur le kabuki de Meiji13), cet acteur représentait simultanément la grande tradition et le meilleur des tentatives de modernisation du genre. Parallèlement à ses activités de directeur d’une grande troupe de kabuki, il avait participé à l’aventure du Théâtre libre (Jiyū gekijō 自由劇場) d’Osanai Kaoru, un des premiers groupes de shingeki 新劇 qui, entre 1909 et 1919, avait introduit au Japon des dramaturges comme Ibsen, Hauptmann, Maeterlinck, Tchekhov ou Gorki. Leader, sans être iconoclaste, de l’aile progressiste, modernisante, du genre, Sadanji était donc idéalement placé pour diriger cette première sortie du kabuki officiel hors de ses terres14 en proposant une affiche équilibrant les titres emblématiques du répertoire classique et le meilleur des livrets de néo-kabuki (shin-kabuki 新歌舞伎)15.

15 La troupe joue pendant deux semaines (du 1er au 17 août) au Théâtre d’art n o 2 de Moscou, puis passe une semaine à Leningrad où elle présente le même programme au Petit Opéra d’État (l’ancien théâtre Mikhailovski qui a depuis retrouvé son nom). À l’affiche, deux grands classiques : Kanadehon chūshingura 仮名手本忠臣蔵 (Le Trésor des vassaux fidèles), le célébrissime drame historique16, et Narukami 鳴神, pièce emblématique de la « manière rude » (aragoto 荒事) de la lignée Ichikawa, avec également un très beau rôle féminin pour les onnagata 女形 17. L’autre partie du programme donne, en alternance, trois pièces d’Okamoto Kidō 岡本綺堂 (1872-1939), l’un des rares auteurs du néo-kabuki encore joué18, le tout étant complété par une série

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de pièces dansées (shosagoto 所作事) très connues comme Musume Dōjōji 娘道成寺 (la Jeune Fille du temple de Dōjō) et Sagi musume 鷺娘 (la Jeune Fille-Héron).

16 La tournée a été soigneusement préparée avec la publication de brochures illustrées procurant les synopsis des pièces, ainsi que de deux fascicules sur le kabuki rédigés par des orientalistes russes ; par ailleurs, des explications sont données avant le lever du rideau.

17 Le succès est immense : les spectacles remplissent les salles, fascinent artistes et gens de théâtre, inspirent des réflexions célèbres à Eisenstein19, mais au niveau international leur impact reste limité, car la troupe ne se produit pas ailleurs en Europe, même si, avant de regagner le Japon, Sadanji visite quelques capitales européennes pour faire du tourisme et aussi, semble-t-il, tâter le terrain en vue d’une autre tournée. En fait, plusieurs projets impliquant diverses stars sont discutés dans les années qui suivent, mais pour diverses raisons, d’abord financières, puis politiques, aucun ne verra le jour.

Tsutsui Tokujirō dans le vaste monde

18 Le kabuki officiel en reste donc là, laissant une fois encore à des acteurs marginaux le soin de représenter leur art outremer. Cela dit, il faut reconnaître que, contrairement aux spectacles de Hanako, entièrement centrés sur les performances de la petite danseuse, ceux de Tsutsui Tokujirō sont donnés par une véritable troupe professionnelle et présentent une série de livrets tirés pour la plupart du répertoire classique.

19 La carrière du leader de cette tournée est mal documentée, car elle se déroule dans ce monde du théâtre populaire méprisé par l’establishment théâtral et négligé par ses historiens. Par théâtre populaire ( taishū 大衆, ou minshū 民衆, engeki 演劇), nous entendons celui présenté par les petites troupes, le plus souvent itinérantes, héritières de celles qui, sous les Tokugawa, circulaient dans tout le pays pour se produire lors des foires et des festivités prenant place dans l’enceinte des centres religieux et autres endroits disponibles. Rayonnant à partir d’Asakusa (Tōkyō) ou de Dōtonbori (Ōsaka), les hauts lieux du divertissement populaire, les troupes des années 1910-1920 offrent un kabuki simplifié, dans l’optique modernisée de celui du Kansai, un kabuki marqué simultanément par la modernité du shinpa et l’attachement nostalgique de son public au vieil Edo.

20 Tsutsui lui-même s’était fait une solide réputation dans le kengeki 剣劇 , construit autour des exploits de spectaculaires sabreurs20. Ce sous-genre, fort prisé dans les années 1920-1930, engendra même une variante joignant érotisme et exploits martiaux : le onna kengeki 女剣劇, joué, comme son nom l’indique, par des actrices21.

21 Pour en revenir à Tsutsui, de façon fort significative, son nom n’apparaît pas dans les histoires théâtrales faisant autorité, et même Mukai, pourtant spécialiste du théâtre populaire, se contente de l’inclure, sans autre précision, dans la liste des acteurs de kengeki se produisant à Asakusa 22. En fait, ce n’est que très récemment qu’un universitaire japonais, germaniste de formation, s’est mis à faire de véritables recherches sur sa longue tournée occidentale23.

22 On sait que Tsutsui Tokujirō (1881-1953), natif d’Ōsaka, commence sa carrière à dix- neuf ans, sous divers noms de scène, dans une petite troupe de shinpa, celle de Fukui Mohei 福井茂兵衛 (1860-1930), un acteur assez connu qui, après avoir joué un temps

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chez Kawakami Otojirō, travaille essentiellement à Ōsaka. En 1919, après une série de tournées dans les colonies japonaises, il prend le nom de Tsutsui Tokujirō et joue en particulier au Benten-za, une des salles populaires de Dōtonbori. Puis, en 1920, il rejoint un groupe d’acteurs qui, en désaccord avec l’orientation donnée par Sawada Shōjirō 沢 田正二郎, avaient quitté le Shinkokugeki (Nouveau théâtre national 新国劇)24 et monte avec eux une troupe itinérante de kengeki qui, à part quelques spectacles à Asakusa en 1926, se produit surtout dans le Kansai où elle semble avoir été représentative du genre.

23 On peut donc comprendre qu’un imprésario américano-japonais, un certain Yasuda 安 田, ait songé à lui : sans être une star, Tsutsui est un acteur expérimenté, directeur d’une petite troupe jouissant d’une bonne réputation dans le Kansai, capable aussi de rédiger ses propres livrets. Par ailleurs, il a l’habitude des tournées, tant en métropole que dans les colonies, et, travaillant sur les marges du show-business, est prêt à se lancer dans un long voyage, contrairement aux stars du kabuki ou du shinpa qui, sous contrat avec les grands entrepreneurs de spectacle, ne peuvent s’absenter longtemps. Spécialiste du kengeki, il est néanmoins un acteur versatile ayant joué aussi bien les grands mélodrames, japonais ou adaptés du répertoire occidental, du shinpa que le répertoire du kabuki dans les adaptations modernisées du Kansai.

24 Au retour de son périple occidental, il reprend ses tournées pour présenter partout dans l’empire des spectacles de kengeki, de shinpa et kabuki, tout en travaillant aussi, comme la plupart de ses camarades, pour un cinéma en plein essor.

La tournée américaine

25 Tsutsui Tokujirō réunit donc une troupe de vingt-trois personnes, dont neuf actrices, et quitte Yokohama le 14 janvier 1930 pour un périple qui, se prolongeant bien au-delà des prévisions, ne ramènera la petite troupe au bercail qu’au printemps de l’année suivante. Fin janvier, la troupe débarque à San Francisco sous l’œil des caméras des actualités cinématographiques, puis se rend immédiatement à Los Angeles où l’organisateur a organisé une réception avec démonstration de kengeki à la gare, suivie d’une parade en rickshaw dans les rues de la ville25. La troupe se produit en deux temps bien distincts puisque l’un s’adresse aux émigrés japonais, l’autre au public américain. La tournée commence donc au Daiwa Hall, une salle du quartier japonais, avec une affiche mettant l’accent sur des livrets de kengeki très populaires au Japon, puis se poursuit au Figueroa Theater, une grande salle ouverte en 1925 donnant sur Santa Barbara Boulevard, avec un programme conçu spécifiquement pour les « Yankees », combinant kengeki, extraits de kabuki et numéros de danse.

26 Contrainte par la situation économique de renoncer aux étapes intermédiaires, la troupe se rend directement à New York où elle arrive le 1er mars. Elle joue d’abord au Booth Theater, une salle bien connue, ouverte en 1913 sur la 45e rue, en plein centre des activités théâtrales new-yorkaises, mais elle n’obtient qu’un succès très relatif, victime entre autres de la concurrence de Mei Lanfang, la grande star de l’Opéra de Pékin, qui effectue alors sa première tournée occidentale et se produit juste en face ! Tsutsui préfère changer de salle pour passer, probablement en intermède, dans l’immense Roxy Theater26. Quoi qu’il en soit, la troupe ne s’éternise pas en Amérique, où elle n’a reçu qu’un accueil mitigé, et s’embarque pour l’Europe.

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À la conquête de l’Europe

27 En fait, cette tournée27 se déroule en trois temps, chacun sous la direction d’un imprésario différent : le premier circuit, qui s’étend de mai à septembre 1930, est organisé par Arnold Meckel, un organisateur de concert et de spectacles renommé, imprésario d’Arthur Rubinstein, de La Argentina et autres célébrités internationales. La troupe fait ses débuts européens à Paris : le 25 avril, la presse annonce l’arrivée à la gare Saint-Lazare, en provenance du Havre, de la troupe japonaise du « Grand Théâtre de Tokio », qui, après avoir joué à New York, débarque à Paris avec ses vingt-quatre membres, ses costumes et décors, pour y présenter des « tragédies, des comédies, des mimodrames et des danses du répertoire Kabuki ». Les responsables organisent des réceptions et des conférences de presse ; ils font également intervenir des artistes japonais établis à Paris qui introduisent Tsutsui et ses acteurs dans les milieux artistico- mondains et expliquent au public le contenu des pièces. Les représentations ont lieu au Théâtre Pigalle28, alors administré par Gabriel Astruc, sous le patronage de l’Association du théâtre japonais (Nihon Geki Kyōkai 日本劇協会)29. Deux programmes sont proposés :

Premier programme

Koi no yozakura (L’Amour au temps des cerisiers en fleurs, drame lyrique et dansant) Kyō ningyō (La poupée, mimo-danse en un acte) (Le passage de la frontière, drame guerrier du Moyen Âge Kanjinchō japonais). Scène I : « Matsu-bara » ; Scène II : « Ataka- matsu ». Kage no chikara (La providence cachée, drame avec combats au sabre)

Deuxième programme

1er acte : « Geki chu no geki Yoshinoyama » (combat entre des spectateurs) 2e acte : « Susugamori » (la rencontre de Chōbei et de Banzuiin Chōbei, (Le passage de la Gonpachi) frontière, drame guerrier du Moyen Âge 3e acte : « Chōbei no uchi » (chez Banzuiin Chōbei) japonais). 4e acte : « Mizuno tei » (chez Mizuno le Guerrier au service du shogun) 5e acte : « Mizuno tei adauchi » (la vengeance tragique de la maison de Mizuno)

28 Les représentations, qui ont lieu du 2 au 15 mai, rencontrent un beau succès tant public que critique et suscitent, nous y reviendrons, de nombreuses réflexions chez les gens de théâtre qui y assistent30.

29 En juin, la troupe passe en Belgique où elle joue à Liège, Anvers et Bruxelles, puis se rend en Hollande et en Allemagne. Elle s’embarque ensuite pour la Scandinavie, se produisant successivement à Oslo, Stockholm et Copenhague. L’étape suivante mène Tsutsui et ses camarades à Londres où ils occupent la scène d’un des grands théâtres de la capitale, le Globe Theatre31. Au début du mois de juillet, ils reviennent sur le continent, traversent rapidement la France pour jouer à Barcelone, remontent sur Paris où, du 18 août au 8 septembre, ils occupent la scène de l’Apollo, une grande salle de

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music-hall de la rue de Clichy, et terminent cette première partie en Suisse, d’abord au Casino théâtre de Genève, puis au Schauspielhaus de Zürich.

30 Devant le succès de leur tournée et les demandes de diverses salles européennes, Tsutsui modifie son projet initial de rentrer par les États-Unis, et décide de rester en Europe avant de regagner directement le Japon. Confié à un nouvel imprésario, un certain Dr. L. Leonidoff, ce deuxième circuit (octobre 1930-janvier 1931) part de Berlin, où les représentations remportent un grand succès et sont admirées par les chefs de file du théâtre germanique, en particulier par Bertolt Brecht, Herbert Jhering, Max Reinhardt et Edwin Piscator. La troupe se produit ensuite à Francfort, Augsbourg et Chemnitz avant de gagner Prague, puis Vienne et enfin, après un bref crochet en Hollande (La Haye), l’Italie où elle joue à Milan, Turin, Florence, Rome, Gênes et San Remo.

31 Confié à un troisième imprésario, Bruni Dudeck, le dernier circuit, centré sur les pays baltes et l’Europe de l’Est, couvre l’hiver 193132. La troupe a passé les fêtes de fin d’année à Berlin où elle a perdu sa jeune star Kikuchi Taisuke33 菊池靖祐, victime d’une pneumonie causée par le froid exceptionnel qui sévissait alors. Elle se rend d’abord en Pologne où elle joue non seulement à Varsovie, mais aussi dans d’autres centres comme Dantzig (Gdansk), Poznan ou Cracovie. Après avoir parcouru les pays baltes et la Finlande, elle passe directement, sans entrer en URSS bien que la chose semble avoir été un temps envisagée, en Roumanie, puis en Yougoslavie où elle joue à Belgrade, Zagreb et Ljubljana, pour conclure la tournée à Trieste, fin mars 1931. De là, Tokujirō se rend à Moscou pour y prendre le Transsibérien, alors que ses acteurs traversent rapidement l’Italie pour aller s’embarquer à Naples sur un bateau qui les ramène au pays natal fin avril.

Le répertoire présenté au public occidental

32 Les livrets choisis par Tsutsui pour cette tournée appartiennent fondamentalement au répertoire du kabuki, mais d’un kabuki reformaté pour plaire aux Occidentaux et satisfaire certaines contraintes, en particulier de temps (les représentations ne doivent pas excéder deux heures) et de langue puisqu’elles sont données en japonais. Pour faciliter la compréhension des pièces, des synopsis sont inclus dans les programmes, et des personnalités locales donnent quelques explications en lever de rideau.

33 Pour élaborer son programme, Tsutsui a pu bénéficier des conseils de compatriotes ayant une grande expérience des scènes occidentales, tels Itō Michio 伊藤道郎34, un pionnier de la danse moderne établi aux États-Unis depuis une bonne douzaine d’années, qui fait fonction de directeur général de la tournée, ou encore Tsubo.uchi Shikō 坪内士行35, un des rares professionnels japonais à défendre son travail. Il a aussi en tête l’exemple des Kawakami dont il reprend pratiquement deux grands succès (la Geisha et le Chevalier et Jingoro), ce qui peut difficilement être considéré comme une simple coïncidence.

34 Tsutsui a apporté dans ses bagages seize pièces (dont quatre, réservées au public japonais de Los Angeles, ne figurant pas aux programmes de la tournée européenne) présentées génériquement comme du kabuki, bien qu’une partie d’entre elles relèvent directement du kengeki36.

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Kanjinchō 勧進帳 (la Liste de souscription. À Paris : le Passage de la frontière)

35 Adapté du nō Ataka 安宅 par Namiki Gohei 並木五瓶 III, ce livret a été monté en 1840 par Ichikawa Danjūrō VII (1791-1859). Inclus dans le Kabuki jūhachiban 歌舞伎十八番, une sélection des dix-huit livrets les plus représentatifs de la lignée des Danjūrō, Kanjinchō est devenu un des grands classiques du répertoire37.

36 Fondamentalement, le fond de l’histoire est préservé, malgré les remaniements effectués par Tsutsui qui montre Yoshitsune 義経, sa compagne, son fidèle Benkei 弁慶 et les autres guerriers se déguiser en moines en cours de jeu, ce qui lui permet de déployer les spectaculaires techniques de changement de costumes à vue du kabuki. Un changement qui, curieusement, renvoie au nō d’origine où Yoshitsune fait effectivement un monogi 物着 (changement à vue). Un autre écart consiste, pour une obscure raison, à attribuer le rôle de l’ennemi aux Heike 平家 et non au demi-frère de Yoshitsune, Yoritomo 頼朝. Enfin, la pièce est entièrement parlée en langue ordinaire. D’après le programme et les comptes rendus parisiens, l’action est la suivante :

37 Scène I : « Matsu-bara », un village près de la mer. Yoshitsune, du camp des Genji, s’est réfugié dans le nord du pays pour échapper aux troupes des Heike cherchant vengeance. Il se dispose à revenir par le sud. Mais les Heike ont renforcé leur surveillance, le groupe approche d’un poste de contrôle et s’informe au village, apprenant que le contrôle est strict, Benkei décide du déguisement, ils se changent sur scène, puis y vont.

38 Scène II : « Ataka-matsu », le passage de la frontière, du poste de contrôle. Discussion avec le chef de garde, le passage est fermé, mais Benkei se fâche, accès de colère, s’en prend au porteur qu’il insulte et frappe. Le chef de garde devine que le porteur est Yoshitsune et comprend les raisons du comportement de Benkei. Admiratif, il les laisse passer.

Koi no yozakura 恋の夜桜 (L’amour au temps des cerisiers en fleurs)

39 Cette pièce, ou plutôt le bref épisode qui en subsiste, montre deux guerriers qui, attirés par la même courtisane, se querellent, puis se battent avant d’être séparés par l’intervention de la belle. C’est un simple prétexte pour montrer d’une part des geishas dans leurs plus beaux atours, de l’autre de belliqueux samouraïs s’affronter au sabre. On retrouve là, à peine modifiée, la première partie de la Geisha et le Samouraï, le vaisseau amiral du répertoire des Kawakami qui, une trentaine d’années plus tôt, avait suscité tant d’enthousiasme.

40 L’original est un drame historique – un jidaimono 時代物 – construit sur la rivalité amoureuse des fameux kabuki-mono 歌舞伎者 Nagoya Sanzaburō 名古屋山三郎 et Fuwa Banzaemon 不破伴左衛門, un fait divers plus ou moins légendaire déjà mis en scène dans les années 1670. Il en existe de nombreuses versions, dont celle de Tsuruya Nanboku 鶴屋南北 créée au Ichimura-za 市村座, à Edo, en 1823, qui est encore montée à l’occasion. C’est d’ailleurs sous le titre de Fuwa to Nagoya no saya.ate 不破と名古屋の 鞘当 que la pièce fut présentée aux Japonais de Californie. Réduite à cette querelle, l’histoire est bien mince, aussi Tsutsui choisit-il, à l’instar de Kawakami Otojirō, de la relier à une autre fable. Mais là où son prédécesseur avait opté pour celle de la danseuse de Dōjō-ji, Tsutsui utilise une autre série de pièces dansées (shosagoto) bien

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connue, Kyō ningyō, qu’il présente selon les cas dans la continuité de la première partie ou alors de façon autonome.

Kyō ningyō 京人形 (La poupée de la capitale)

41 Un shosagoto contant l’histoire d’un sculpteur connu, Hidari Jingorō 左甚五郎 (1594-1651), qui exécute la statue d’une courtisane renommée, Koguruma 小車. Dans la première partie, la statue s’anime, prend vie, danse avec son créateur, comme une marionnette d’abord, puis comme une vraie femme lorsqu’elle peut tenir le miroir de son modèle. La seconde partie voit l’irruption d’une bande ennemie à la poursuite d’une princesse : la statue est décapitée en substitution de cette dernière qui, ainsi protégée par le sculpteur, peut échapper à ses ennemis ; la pièce se termine sur un combat mimé, un tachimawari 立回り. Il en existe de nombreuses variantes, dont celle de Sakurada Jisuke 桜田治助 III, créée en 1847, avec Nakamura Utaemon 中村歌右衛門 IV et Ichimura Uzaemon 市村羽左衛門 XII, qui reprend et développe des livrets antérieurs du début du XVIIIe siècle.

42 Il est probable que la popularité internationale38 du thème de la poupée prenant vie a pesé sur ce choix, car Kawakami en avait déjà présenté, sous le titre de Jingoro, une variante à l’Exposition universelle et Hanako (ou plutôt la Fuller) s’en était manifestement inspirée dans certains numéros. Tsutsui a d’abord intégré les deux livrets en faisant de Jingorō un pauvre sculpteur amoureux de la geisha et qui, témoin fortuit de l’affrontement entre les deux samouraïs, ramasse le miroir que la belle a laissé tomber en intervenant. Au second acte, le sculpteur a terminé la statue de la geisha ; par jeu, il verse quelques gouttes de saké sur ses lèvres : elle s’anime ! ses mouvements sont encore saccadés, mais lorsqu’il pose le miroir sur sa poitrine, elle danse avec une grâce infinie. La pièce se termine sous les cerisiers en fleurs avec une danse des protagonistes accompagnés d’autres jeunes filles.

43 Puis, à partir de la représentation parisienne, il modifie son approche et sépare les deux histoires, présentées néanmoins l’une à la suite de l’autre. Jingorō n’assiste pas à la querelle des deux guerriers, et la seconde pièce commence directement dans son atelier où il sculpte une belle femme dont il tombe amoureux. Il boit, puis fait boire la statue qui s’anime et imite maladroitement ses gestes ; il pense alors au miroir – l’âme de la femme ! – et en effet, dès qu’il en glisse un dans l’échancrure de son kimono, elle se meut avec l’élégance et la grâce d’une vraie femme. La pièce se termine devant la façade richement ornée du Tōshōgū 東照宮 de Nikkō, avec une danse de la poupée entourée des filles de l’endroit.

Mitsuhide 光秀

44 Sous ce titre, Tsutsui reprend le dixième acte – « Amagasaki no ba 尼ヶ崎の場 » – (le seul encore joué aujourd’hui) d’un long jidaimono (treize actes) de Chikamatsu Yanagi 近松柳, Chikamatsu Kosuiken 近松湖水軒 et Chikamatsu Sen.yōken 近松千葉軒, Ehon Taikōki 絵本太功記, créé en 1799 par les poupées du Wakadayū-za 若太夫座 (Ōsaka), avant d’être repris au kabuki en 1800 au Kado-za 角座. Inspiré du roman du même titre, ce livret présente un des épisodes les plus célèbres des troubles ayant précédé l’unification du Japon et la mise en place du shogunat des Tokugawa, couvrant les treize jours, chacun avec son acte, qui s’écoulent entre la mort d’Oda Nobunaga 織田信長 et

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celle de son meurtrier, Akechi Mitsuhide 明智光秀. Dans l’original, l’épisode retenu montre la mère de Mitsuhide lui reprocher son acte, puis encourager son petit-fils à épouser sa fiancée avant de partir pour un combat désespéré. Toyotomi Hideyoshi 豊臣 秀吉, le successeur de Nobunaga, veut venger personnellement son maître et, déguisé en moine, se fait héberger par la mère de Mitsuhide, qui n’est d’ailleurs pas dupe. Ce dernier s’aperçoit de la présence de son ennemi, mais tue par erreur sa propre mère. Blessé à mort, le fils revient du champ de bataille et raconte la défaite à son père en larmes. Les ennemis arrivent, mais laissent partir Mitsuhide en lui donnant rendez- vous sur le champ de bataille (il meurt au dernier acte, tué au combat).

45 Cette pièce, absente des affiches parisiennes, semble avoir eu beaucoup de succès ailleurs, en particulier en Allemagne. Pour cette tournée, Tsutsui a globalement respecté le récit original, sauf pour la fin qui se termine – public occidental oblige ! – sur le hara-kiri de Mitsuhide.

Banzuiin Chōbei 幡随院長兵衛

46 Il s’agit apparemment d’un montage de divers épisodes du cycle consacré à Banzuiin Chōbei et Shirai Gonpachi 白井権八, deux fameux otokodate 男伊達 (redresseurs de torts plus ou moins hors-la-loi, défendant les citoyens ordinaires contre les guerriers arrogants), souvent présentés comme amants, qui connaissent diverses aventures. En fait, le premier acte semble n’être qu’une variante de Saya.ate, mais le deuxième, au cours duquel Chōbei rencontre le jeune et très beau Gonpachi en train de démontrer ses talents martiaux contre une bande d’assaillants, est célèbre et figure dans toutes les variantes de la pièce.

Kage no chikara 陰の力 (La Force de l’ombre À Paris : la Providence cachée)

47 Présenté parfois sous le titre de Nikkō no Enzō 日光円蔵, un livret de kengeki appartenant au cycle des aventures de Kunisada Chūji 国定忠次 (1810-1850), un gambler et bandit d’honneur exécuté par le gouvernement, qui devint le héros de nombreux récits, ballades, livrets de théâtre, films et téléfilms. Le plus ancien livret est celui de Kawatake Shinshichi 河竹新七 III, qu’Onoe Kikugorō et Kataoka Gadō 片岡我童 créent en 1884 au Ichimura-za de Tōkyō. Au cours de la période Taishō-Shōwa, pratiquement tous les genres s’emparent avec profit de ce thème, en particulier le kengeki développé par le Nouveau théâtre national (Shinkokugeki) de Sawada Shōjirō, qui, en 1919, triomphe dans le rôle-titre ; des variantes sont présentées aussi par les stars du shinpa comme Ii Yōhō 伊井蓉峰 (au Théâtre impérial), puis du néo-kabuki avec la version de Mayama Seika 真山青果 montée par Ichikawa Sadanji en 1932, sans oublier la lecture engagée du dramaturge prolétarien Murayama Tomoyoshi 村山知義, qu’il met lui- même en scène au Geijutsu-za 芸術座 (1957). Tsutsui en donne une version assez éloignée de la tradition, apparemment proche du spectacle de kengeki qu’il avait présenté en septembre 1926 à l’Asakusa-kōen gekijō sous le titre Maboroshi no gizoku 幻 の義賊 (le Bandit d’honneur sorti de l’ombre). D’après les comptes rendus de la presse, la pièce se déroule en trois parties :

48 Acte I : « L’auberge du col ». Le père de Kunisada est un paysan qui accepte de se sacrifier en allant porter directement plainte contre le seigneur local afin de sauver les

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paysans de la famine39. Il demande à son ami Enzō de protéger son fils et de lui remettre plus tard son sabre. Kunisada est auprès de sa fiancée, Tsuyu つゆ, la fille d’un aubergiste. Le seigneur débarque avec sa suite, il veut s’approprier la fille qui refuse... en pleine confusion, le père arrive avec sa pétition : le seigneur se fâche, ordonne de le tuer et de dissimuler son cadavre. Peu après, le fils, voyant sa fiancée capturée, supplie le second du seigneur d’intervenir ; indigné par son refus, il se fâche, renverse violemment une table et découvre le cadavre du père. Il veut se venger immédiatement, mais Enzō intervient et refuse de divulguer le nom du meurtrier, car il trouve que Kunisada n’est pas encore capable de l’affronter. Ayant promis de s’entraîner et de devenir un maître de sabre, le jeune homme reçoit l’arme de son père.

49 Acte II : « La forêt près de Sōja-mura ». Kunisada, désormais sabreur accompli, est à la tête d’une redoutable bande de redresseurs de torts (otokodate). Croisant une famille aux prises avec des brigands, le héros combat ces derniers, les capture et délivre la jeune fille. Au lieu de tuer ses captifs, il leur fait la morale et leur remet un peu d’argent pour qu’ils puissent vivre honnêtement ! Enzō, constatant sa maturité d’homme et de guerrier, lui révèle le nom du meurtrier de son père.

50 Acte III : « La résidence du seigneur ». Quoique prisonnière, Tsuyu refuse de devenir la concubine du seigneur. Exaspéré, ce dernier s’apprête à la tuer quand surgit Kunisada. Celui-ci se bat vaillamment, mais, vaincu sous le nombre, est capturé... Chantage du seigneur : il épargne le captif si la fille se donne à lui... Finalement, les fiancés décident de mourir ensemble et, attachés l’un à l’autre, vont être exécutés quand surgit Enzō qui attaque les méchants, les met en déroute, et permet à Kunisada, blessé, d’achever l’assassin de son père et d’accomplir sa vengeance. Ce faisant, le jeune homme a violé une règle majeure : l’interdiction absolue de porter la main sur un supérieur, aussi veut-il se suicider, mais Enzō l’en empêche et, prenant le crime sur lui, unit les deux fiancés et se fait hara-kiri ! (Tanaka 2001, 233-235)

Bushidō (la Voie des guerriers)

51 Un livret de kengeki (source obscure) qui tisse une variation sur le thème central du giri- ninjō, du conflit entre devoirs et sentiments. D’après le programme de Berlin, la pièce se présente ainsi :

52 Acte I : Un grand seigneur organise un tournoi de sabre dans sa résidence. Watanabe 渡 辺, le vainqueur de l’affrontement final, est nommé maître d’armes en chef, et reçoit un beau sabre, alors que le vaincu, Isogai 磯貝, demande une revanche qui lui est refusée. Il part en jurant de se venger.

53 Acte II : Watanabe, qui a célébré sa victoire, rentre chez lui avec Soeda 添田, un autre guerrier. Pris dans une embuscade, il est tué par Isogai. Ce dernier prend la fuite avec sa famille, mais laisse derrière lui des indices prouvant sa culpabilité.

54 Acte III : Une année plus tard, rongé par le remords, Isogai vit dans un village au pied du Fuji. Sur le point de mourir, il demande à sa femme d’éduquer leur fils sur la voie des guerriers afin qu’il soit prêt à se battre contre le fils de son ennemi, si celui-ci vient chercher vengeance.

55 Acte IV : Dix-sept ans plus tard, le fils d’Isogai, Kazuma 一馬, est seul avec sa fiancée, sa mère étant en pèlerinage. Ils recueillent un jeune guerrier malade arrivé au village accompagné de son homme d’armes ; ils le soignent, lui procurent des médicaments et

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lui offrent l’hospitalité. Les deux adolescents se lient immédiatement d’amitié, échangent des serments... mais, ô surprise !, l’homme d’armes, Soeda, reconnaît la mère de Kazuma, rentrée entre-temps, et dévoile son identité à son maître : Kazuma est le fils du meurtrier de son père ! Isogai est mort depuis bien longtemps, mais qu’importe, son devoir est de se battre contre le fils. Dans l’autre camp, la mère tient le même discours à son fils. Désespérés, la mort dans l’âme, les deux garçons s’affrontent. Kazuma est tué, sa mère remet au vainqueur le nouveau costume que son fils ne portera jamais. Soeda est tellement ému qu’il se fait hara-kiri pour offrir son âme au jeune mort (Tanaka 2001, 242-243).

56 Pour accompagner ces livrets mélodramatiques et reposer le public de leurs fins sanguinolentes, Tsutsui a choisi, comme il est d’usage au kabuki, de présenter une poignée de shosagoto, ces numéros de danse qui, exécutés par des danseurs virtuoses, enrichissent les représentations par leur entrain, leurs mélodies et l’étalage de leurs superbes costumes.

Matsuri 祭

57 Combine apparemment deux shosagoto très populaires de la fin d’Edo : Kioi-jishi 勢獅子 (le Lion impétueux), un livret de Segawa Jokō 瀬川如皐 III créé en 1851, et Kanda matsuri 神田祭 (les Fêtes de Kanda) un livret de Mimasuya Nisōji 三升屋二三治, créé en 1839. La scène, qui se passe pendant les grandes festivités de la vieille ville d’Edo, déroule toute une série de danses populaires (tekomai 手古舞, kappore かっぽれ, etc.), agrémentées d’une parade de geishas, des chants des pompiers d’Edo (kiyari-uta 木遣 歌) et de parodies, pour se terminer par une danse générale.

Haru no odori 春の踊り (Danses du printemps)

58 Un numéro de danse classique buyō. Le critique dramatique d’un journal berlinois parle de trois femmes qui dansent sur un rythme lent, suivies de deux hommes qui prennent leur place et passent à un rythme soutenu, avec des mouvements vigoureux. Les costumes sont de couleurs vives, voire criardes, et à la fin de la danse masculine, les acteurs effectuent un changement de costumes à vue. On a retrouvé des photos des actrices de la troupe, Okada Sumako 岡田須磨子et Chigusa Momoyo 千草桃代, dansant respectivement Chitose 千歳 et Sanbasō 三番叟 et, comme cette représentation prenait place au début de la nouvelle année, on suppose que ce titre recouvrait une variante de Sanbasō, avec Ueno Kazue 上野一枝 (la troisième femme mentionnée dans l’article) interprétant Okina 翁, le personnage qui apparaît en premier40.

Men odori 面踊り (la Danse des masques)

59 Une variante des danses de lions (shishi-mai 獅子舞) qui figurent dans la plupart des festivités populaires. Au kabuki, ces danses apparaissent soit comme des danses de rue ou des manifestations folkloriques insérées dans la pièce, soit en shosagoto construit sur la transformation de l’élégante et timide jeune fille de la première partie en un lion déchaîné, comme dans le spectaculaire Kagami jishi 鏡獅子 (le Lion au miroir). Ce numéro était, selon les cas, donné seul ou inséré dans les autres shosagoto.

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Kitsune Tadanobu 狐忠信 (Tadanobu le Renard)

60 Il s’agit au départ du chant de route (michiyuki 道行) de Yoshitsune senbonzakura 義経千 本桜 (Yoshitsune et les mille cerisiers)41, un des sommets du répertoire classique, rédigé par Takeda Izumo 竹田出雲 II, Namiki Sōsuke 並木宗輔 et Miyoshi Shōraku 三 好松落, et créé par les poupées du Takemoto-za 竹本座 en 1747. Cet épisode, centré sur la danse de la belle Shizuka 静 et du guerrier qui l’accompagne et la protège, devint par la suite un shosagoto autonome de Segawa Jōkō II intitulé Yoshinoyama 吉野山 (ou parfois Tadanobu), créé au Ichimura-za d’Edo en 1808.

Genroku hanami odori 元禄花見踊り (Danses sous les cerisiers de Genroku)

61 Un numéro de danses buyō 舞踊 et de mélodies de naga.uta 長唄 donné par les plus grandes stars de l’heure lors de l’inauguration du premier théâtre moderne de Tōkyō, le Shintomi-za 新富座, en 1878. La première partie fait défiler une série de personnages représentatifs de l’ère Genroku (1688-1704), vêtus de costumes somptueux, qui dansent sous les cerisiers en fleurs. La seconde partie est une variante de shakkyō-mono 石橋物 (les pièces du Pont de pierre), cette danse spectaculaire d’un lion excité par des pivoines voltigeant devant le pont de pierre du titre. Au début des années 1910, une version remaniée, utilisée en particulier comme publicité par les grands magasins Mitsukoshi, connaît une immense popularité.

62 Voilà donc le répertoire avec lequel Tsutsui composait ses affiches, variant les propositions d’une ville à l’autre, alternant parfois, comme à Paris, deux programmes, et combinant selon les circonstances des numéros de danse plus ou moins interchangeables. Pour mémoire, on ajoutera les titres présentés uniquement au Daiwa Hall de Los Angeles, des pièces qui, réservées aux seuls spectateurs japonais de Californie, n’eurent aucun effet sur les audiences occidentales.

Kondō Isami 近藤勇

63 Un livret, probablement de kengeki, célébrant les exploits de Kondō Isami (1834-1868), partisan obstiné des Tokugawa qui organisa le célèbre Shinsengumi 新撰組, un groupe de jeunes irréductibles qui se battit jusqu’au bout pour défendre le shogunat.

Nogi shōgun 乃木将軍

64 Un livret consacré au fameux général Nogi Maresuke 乃木希典 (1849-1912), le héros de la guerre russo-japonaise, resté dans l’histoire pour son suicide rituel après la mort de l’empereur Meiji. Il s’agit peut-être de la première partie du livret de Mayama Seika créé par le Shinkokugeki en 1929, une troupe que Tsutsui connaissait bien et dont il appréciait le travail. Par la suite, Mayama ajouta une deuxième et une troisième partie qui furent montées en néo-kabuki par Sadanji au Meiji-za, en 1932.

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Kaijōmae no Ōishi 開場前の大石

65 Un extrait de Chūshingura 忠臣蔵 (le Trésor des vassaux fidèles) centré sur le personnage d’Ōishi Kuranosuke 大石内蔵之助, le leader des valeureux vengeurs.

Utsu mono to utaruru mono 討つ者と討たるる者 (Ceux qui frappent et ceux qui sont frappés)

66 Pas d’information sur ce livret, mais au vu du titre, on peut supposer un numéro de kengeki.

L’accueil du public et de la critique

67 Comme ceux des Kawakami, ces spectacles sont accueillis froidement par les rares spectateurs japonais qui protestent, voire crient à la « honte nationale » ! Tsutsui peut certes se targuer de quelques appuis prestigieux au sein des artistes expatriés avec les contributions de Fujita Tsuguharu 藤田嗣治, qui présente ses spectacles à Paris, et de Kikou Yamata42, qui en donne un compte rendu favorable dans le Figaro du 4 mai 1930, mais la grande majorité, surtout parmi ceux qui étudient le théâtre en Europe, n’en parle qu’avec mépris. On voit ainsi le dramaturge Iwata Toyo.o (1893-1969) polémiquer avec les metteurs en scène français enthousiasmés par le travail de Tsutsui, ou encore Senda Koreya (1904-1994)43, établi alors à Berlin, traiter les acteurs de Tsutsui d’histrions de bas étage et s’indigner de l’admiration exprimée par Edwin Piscator qui clame partout que c’est l’événement majeur de la saison ! Il est plaisant de voir ces ardents avocats du théâtre moderne, qui au Japon luttent contre la tradition, s’empresser de défendre cette dernière lorsque son orthodoxie est égratignée ! Probablement une marque de cet élitisme arrogant qui, au nom de leurs ambitions progressistes, les conduit à mépriser les saltimbanques des petites troupes itinérantes du théâtre populaire taishūgeki.

68 Cette attitude dédaigneuse est, plus ou moins, partagée par quelques Occidentaux fiers de leur connaissance de l’Extrême-Orient, les Old Japan Hand, qui s’empressent de souligner qu’il ne faut pas mélanger les torchons et les serviettes et que Tsutsui ne propose pas du « vrai kabuki », mais sans toutefois le condamner aussi radicalement. C’est par exemple le cas de Fritz Rumpft44, résident de longue durée à Tōkyō et bon connaisseur du théâtre classique, qui traite Tsutsui de « spécialiste du sabre se produisant au Kinryūkan dans le parc d’Asakusa », ce qui n’est pas rigoureusement exact, et précise qu’il s’agit certes de Japanisches Theater, aber kein Kabuki.

69 Séduit, le public n’a pas ces réserves et réserve un bel accueil à la troupe de Tsutsui. Les critiques publiées dans la presse sont favorables, encore que pour des raisons parfois divergentes. Si certaines évoquent avec nostalgie Sadayakko, d’autres s’intéressent surtout aux dimensions traditionnelles des représentations : Quoi qu’il en soit, ce qui nous enchante et qui nous fascine dans ce spectacle extraordinaire, ce sont justement les motifs et les procédés « traditionnels », les survivances archaïques, bref, le « style ». Ces hautes vertus qui forment, pour nous, l’apport le plus précieux de nos hôtes japonais se manifestent surtout dans les danses proprement dites, mais aussi dans

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les cérémonies en musique et surtout dans les saisissants et splendides simulacres de combat45.

70 La plupart des articles s’appuient sur les programmes pour résumer les livrets, s’attardant surtout sur les deux pièces développant une situation dramatique – Kanjinchō et Kage no chikara –, au détriment de Koi no yozakura et de Kyō no ningyō, considérées, non sans raison, comme de charmantes, mais somme toute insignifiantes petites choses, de simples estampes animées. Mais c’est évidemment le jeu des acteurs qui emporte les suffrages : leur maîtrise technique, leur capacité à passer du désespoir hébété à la fureur déchaînée, du sourire ingénu à l’extrême férocité. L’art des acteurs cherche l’expression la plus intense. Le contraste [avec la joliesse des costumes, décors, accessoires] produit un effet saisissant. À l’origine de ces jeux, il y a une copie méticuleuse de la réalité. Et à travers tant de travaux longuement poursuivis, la ressemblance a fini par perdre toute espèce de réalisme. On vous offre un résidu d’analyse, une suite de mimiques décomposées où chaque variation d’aspect prend le maximum de reflet. Le modèle de l’acteur n’est plus un être vivant, mais une image déjà commentée, déjà étudiée et fixée avec précision46.

71 Si le langage fleuri, marqué par le japonisme, domine souvent, on trouve néanmoins des commentaires plus modernes, plus techniques, qui se dégagent de l’exotique séduction des geisha-poupées incarnées par Sadayakko et Hanako, bibelots charmants tragiquement brisés par la sauvagerie d’implacables samouraïs.

72 Cette évolution tient d’une part à la bonne tenue des spectacles de Tsutsui, incontestablement plus sérieux et plus proches du kabuki que ceux de ses prédécesseurs, mais aussi au passage du temps, car, trente ans après la tournée des Kawakami, Tsutsui peut compter sur une critique relativement mieux informée et surtout intéressée par l’originalité et l’inventivité des approches scéniques. On le constate au plan de l’accompagnement musical : alors que, en 1900, les sonorités japonaises étaient encore dénoncées par tous, même par une Judith Gautier pourtant conquise par Sadayakko, les critiques de 1930 ne s’en indignent plus et se montrent capables, comme André Rouveyre décrivant la musique de scène, de l’apprécier47 : Imitation stylisée des bruits de la nature, ou accompagnement sec, aigu et subtil d’un aspect psychologique serré. Les sons interviennent principalement aux moments de la concentration des sentiments, ou de la passion. Ils ont parfois une douce aigreur triste, en opposition et en présage au cours d’un passage pourtant riant ; parfois une gaie roulade de rossignol traverse une scène de douleur intime la plus sévère. Un fin grésillement ténu accompagne le long regard d’un maître- armurier parcourant la qualité et la trempe d’une lame [...]. Toujours l’intervention des sons est surprenante, et quintuple quelque particulière émotion proposée. [...] Toutes les femmes touchent le Shamisen, sorte de long et léger instrument à trois cordes, assez peu tendues, sur lesquelles la main nonchalante promène un plectre largement évasé. Le manche, partant d’une boîte fragile, se termine en une tête piquée de trois chevilles qui rappellent assez bien, en raccourci, le décor des peignes dans les chevelures. Les notes, les accords de cet instrument frémissent en un bruit touchant et triste où l’on entend passer un vol lent d’oiseaux, parmi des zonzonnements d’insectes, des bourdonnements d’abeilles.

Réactions des gens de théâtre occidentaux

73 Pour leur part, les gens de théâtre européens sont fascinés par cet art théâtral venu d’ailleurs qui propose des techniques inédites, ou oubliées, à mettre au service de leurs recherches. Le problème pour eux n’est pas de savoir si le travail de Tsutsui relève ou

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non de la grande tradition, appartient ou non au kabuki authentique. La question reste secondaire, car ce qui compte c’est la stimulation artistique, les perspectives scéniques que leur ouvrent ces options. Aussi lorsqu’Iwata reproche à Copeau et à Dullin leur enthousiasme pour la troupe de Tsutsui en déclarant : « Ce sont des spectacles de fête villageoise... des trucs bons pour les travailleurs émigrés aux États-Unis... Ces types-là, c’est pas du kabuki, c’est rien du tout ! », Charles Dullin lui rétorque-t-il fort à propos : « Nous avons reçu une révélation incomparable par le spectacle de cette troupe. Que ce soit du vrai kabuki ou non, ce n’est pas notre problème ! Simplement, nous sommes admiratifs devant ce jeu superbe et puissant48 ».

74 Ce qui retient leur attention, c’est d’abord la qualité du jeu des comédiens, leur maîtrise technique, le parfait contrôle de leur corps. Comme le précise le même Dullin49 : L’emploi que le comédien peut faire de son corps, de sa voix, de ses gestes, est une leçon qui devrait nous profiter. [...] Chez eux, la stylisation est directe, éloquente, plus expressive que la réalité même. Chaque geste est rehaussé d’un trait aigu qui lui donne toute sa valeur. Si un acteur donne un coup de pied, il ne touche pas l’adversaire, mais l’exécution même du mouvement est si juste qu’elle parvient à donner une impression de brutalité plus forte que s’il allait au bout du geste. [...]Le corps de l’acteur japonais n’est pas seulement souple comme celui du plus habile des danseurs, mais il semble façonné par le théâtre et pour le théâtre. [...] Alors que nous avons assisté au triomphe du naturel de la vie sur la scène, chez l’acteur japonais, la perfection de la technique est au contraire le but essentiel du comédien. C’est avant d’être un intellectuel un instrument dont le mécanisme doit être perfectionné sans cesse. [...] Ils doivent beaucoup aux marionnettes et aux masques. Cette forme élevée de l’art dramatique leur a laissé des traces profondes. C’est sans doute grâce à elle qu’ils ont appris à se servir de leur corps comme moyen d’expression souvent plus éloquent que le visage.

75 Rudolf Amendt50 insiste lui aussi sur la technique gestuelle, expressive des acteurs, sur leur capacité à passer instantanément du déchaînement des passions au calme, au silence plombé ; de l’immobilité au mouvement, et inversement. Il décrit en détail une scène caractéristique de ce jeu (un tableau de Nikkō no Enzō) dans le long compte rendu qu’il publie dans un journal berlinois51 : Puis l’acteur quitte les lieux ; il avance, trébuche. Il a heurté sa jambe. Vacillant, il tombe en arrière, s’accroupit au sol, saisit la jambe douloureuse [...]. Sa colère s’est envolée, il a oublié le rapt de sa fiancée, comme si toute sa passion était absorbée par la douleur de sa jambe. [...] Finalement, il se redresse, traîne la jambe, se dirige vers l’endroit où il avait trébuché. [...] Rien ne devrait s’y trouver, alors qu’est-ce donc que cette chose-là ? Il vérifie. C’est, tout recroquevillé, son père ! Stupéfait, il lui demande ce qu’il fait là. Pas de réponse. [...] Apparaissent alors sur son visage les signes annonciateurs de la terreur qui l’envahit. Il traîne son père vers un endroit bien éclairé ; le regarde fixement, le laisse tomber. Le père s’écroule comme un sac. Il est mort. Kunisada se relève, reste figé, immobile. Son visage plat est complètement dépourvu d’expression. Ses pupilles noires sont des fenêtres vides, des trous ; il regarde fixement. Sa colère bouillonne, comme s’il ne pouvait y croire. Puis il s’écroule en pleurs ; sa douleur est infinie, sans fond, sans borne. Par bonheur arrive son compagnon d’arme, plus âgé, qui l’aide à retrouver ses esprits. Sinon, ses lamentations n’auraient pas pu s’arrêter. Il charge sur son dos la dépouille du père et traverse lentement la scène, courbé sous le poids, chancelant ; tout en marchant, il approche doucement, gentiment, son visage maquillé de poudre blanche de celui du mort.

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76 En février 1931, lorsque Meyerhold monte au GOSTIM la Lutte finale, une pièce de Vsevolod Vichnevsky (1900-1951), il recourt au kabuki, plus précisément à cette même scène, pour expliquer à ses comédiens ce qu’il attend d’eux52. On doit sentir dans l’ensemble du spectacle une nuance d’ironie légère, de simplicité et de naïveté. C’est facile pour un très bon acteur, mais bien difficile pour un acteur qui n’a pas un grand fond technique. La seule troupe au monde à posséder cette technique dans un art très raffiné, très relevé, c’est celle du théâtre Kabouki. C’est la seule troupe qui ait assimilé cette technique d’une manière aussi étonnante, et qui la possède à la perfection. Quand j’ai eu l’occasion de voir à Paris la troupe du théâtre Kabouki, je me suis surpris à penser qu’elle présentait un art que je n’avais encore jamais vu jusqu’à présent. Je connaissais le théâtre Kabouki de façon théorique, d’après des livres et des matériaux iconographiques, je connaissais les techniques du théâtre Kabouki, mais quand enfin j’ai assisté à l’un de ses spectacles, il m’a semblé que je n’avais rien lu, que je ne connaissais rien de lui. Ce qu’il y a d’essentiel dans la technique de ses acteurs, c’est qu’ils abordent chaque fait avec une naïveté absolue, que la situation soit très dramatique, tragique ou comique. Avant tout, l’acteur prend une attitude, une expression que puisse comprendre le spectateur le plus naïf, le moins versé dans ces sortes de finesses. C’est cette technique-là que Chaplin possède. Lui aussi choisit les effets scéniques les plus simples, les plus naïfs, les plus familiers à tout un chacun. Il rejettera ce qui ne serait pas accessible à tous. Le théâtre de Kabouki procède de la même manière. Mais il y ajoute des moments de rite, de rituel scénique quand les acteurs doivent présenter des masques, des personnages. Ils entrent en scène, se présentent comme les participants du spectacle donné. [...] Les acteurs du théâtre Kabouki lors de leur rituel scénique présentent des gestes solennels d’acteur, font des mouvements rythmiques particuliers, se présentent au public de dos, de profil, puis quand le spectacle commence, ils abandonnent cette technique et se mettent à jouer le sujet ; en outre, ce sont certains acteurs qui jouent les passages qui tirent des larmes aux spectateurs, tandis que d’autres jouent ceux qui font rire. Et quand on s’est familiarisé avec ces procédés, on s’aperçoit que les uns et les autres se proposent avant tout de susciter larmes et rires à l’aide de techniques naïves et simples, fondées sur des traits quotidiens bien connus du spectateur. [...] Mais regardez comment se comportent les acteurs du théâtre Kabouki à l’égard de sujets aussi simples. Plus la situation est naïve, plus simple est le sujet, et plus il faut présenter avec force, inventer quantité de petits effets. Que fait Chaplin ? Quand Chaplin présente un accident, il le joue à l’économie, d’une manière expressive, il le joue avec beaucoup de tension, il s’y donne tout entier, avec toute sa technique. C’est comme ça que jouent les acteurs du théâtre Kabouki. Prenons un exemple. Un acteur, dont on vient d’assassiner l’ami arrive et voit la tête de son ami qui dépasse d’un buisson. Il est mort. Que fait l’acteur du théâtre Kabouki ? On suppose qu’il dit au public :

77 En plus de cette maîtrise corporelle qu’ils souhaitent voir leurs acteurs acquérir, les metteurs en scène occidentaux sont également fascinés par les techniques du théâtre japonais et se demandent dans quelle mesure ils peuvent les utiliser à leurs propres fins. Dans un court texte écrit vraisemblablement peu après le passage de Tsutsui à Berlin, Brecht pose clairement le problème53 : Nous devons essayer d’examiner certains éléments des arts du spectacle étrangers pour leur utilité. Cette expérience doit être menée dans le cadre spécifique de notre propre théâtre, quand ce dernier se révèle incapable de remplir certaines tâches (les tâches d’un art nouveau), celles que pose le théâtre épique. La technique étrangère en question est depuis longtemps en position de remplir des tâches similaires, similaires, mais pas identiques. Il doit s’agir de techniques susceptibles

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d’être détachées de leurs conditions essentielles, transportées, et soumises à des conditions très différentes. Pour mener à bien ce genre d’expériences, on doit partir du point de vue qu’il existe en art une sorte de standard technique, quelque chose qui n’est pas personnalisé ni poussé à maturité, mais quelque chose sur quoi on peut construire, quelque chose de transposable. Cette déclaration doit suffire à montrer que c’est là le point de vue que nous adoptons. Cela dit, cette technique ne peut pas être considérée comme une forme qui ne vaut quelque chose que lorsqu’elle est celle de son propre contenu. L’art théâtral japonais [...] ne peut signifier quelque chose pour nous que s’il est capable de reconnaître nos problèmes. Ses dimensions japonaises, de même que sa valeur individuelle ou son caractère ne sont absolument pas pertinents dans notre approche.

78 Brecht ne cherche aucunement à copier le kabuki, mais il a trouvé chez les acteurs japonais un jeu stylisé, construit sur un système de gestes précis, de poses convenues qui s’enchaînent en variant considérablement les tempi, jusqu’au gel de l’expression démesurée des mie. Sur certains plans, des éléments de la gestuelle et de la diction du kabuki pouvaient en effet être adaptés aux exigences épiques et aux techniques de distanciation (Verfremmdungeffekt) de son propre théâtre. C’est dans ce sens que, lorsqu’il reprend, en 1931, sa mise en scène de Mann ist Mann (Homme pour homme), il tire parti du procédé de changement à vue utilisé par Tsutsui dans sa version de Kanjinchō pour montrer la transformation de Galy Gay, le docker enrôlé de force dans l’armée, en illustrant ainsi plastiquement son passage de l’état de civil à celui de soldat54.

79 Il apparaît clairement que les représentations de Tsutsui ont fasciné les metteurs en scène par la qualité du jeu et par les approches scéniques qu’elles proposaient. Les plus audacieux d’entre eux n’ont pas hésité à s’en inspirer pour tenter, avec plus ou moins de réussite, de les mettre au service de dramaturgies visant, comme celles de Meyerhold ou de Brecht, de tout autres objectifs. En ce sens, la tournée de Tsutsui a joué un rôle non négligeable dans le processus d’échanges et d’influences réciproques qui prend alors place, processus qui tend à brouiller les pistes dans ce que Levinson (les Visages de la danse, op. cit., p. 252) définissait comme un conflit entre les approches européennes et asiatiques du théâtre : Le conflit entre le « théâtre théâtral » artificiel, autonome, se suffisant à lui-même, et le théâtre d’interprétation imitant les choses de la vie, entre la forme et le fond, entre l’hyper-marionnette humaine succédant chez les Asiatiques à la poupée véritable, et l’acteur vibrant au souffle d’un grand texte, entre obligation et liberté. Ce sempiternel débat qui, il y a un demi-siècle encore, opposait l’art extrême- oriental, décoratif, conventionnel, au réalisme occidental, entre dans une phase de paradoxale confusion ; le premier fléchit et incline vers les méthodes européennes, le deuxième, au moins sur la marche moscovite, aspire à ce principe oriental d’une transposition et reconstruction totale de la vie par les procédés d’un métier.

Conclusions

80 En fait, les quatre tournées qui prennent place entre 1900 et 1930 ne sont guère comparables, car elles se déroulent dans des circonstances et avec des visées spécifiques fort différentes. Dans l’optique de la découverte du théâtre classique japonais seules la première et la dernière ont réellement joué un rôle important.

81 Les Kawakami présentaient des livrets certes simplifiés, mais liés au kabuki et donnés par une troupe chevronnée qui savait mettre en valeur aussi bien les remarquables talents d’actrice et de danseuse de Sadayakko que les prouesses martiales d’Otojirô.

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Leurs personnalités flamboyantes, capables de séduire la presse, les milieux mondains, le monde de la mode et celui des arts, ont permis à leurs spectacles de s’inscrire avec bonheur dans le cadre d’un japonisme encore vivace et d’incarner un moment emblématique de la vie théâtrale de l’époque. Cela dit, on peut raisonnablement penser que, transcendant le simple exotisme, le travail de Tsutsui contribua davantage à faire connaître le kabuki. Mais dans quelle mesure lui demeurait-il fidèle ? dans quelle mesure s’en écartait-il ?

82 Avec ses versions simplifiées de livrets classiques, le répertoire reste clairement dans l’esprit du kabuki, même si les dimensions kengeki prennent parfois le dessus ; par ailleurs, en incluant systématiquement des shosagoto avec toutes leurs dimensions musicales et chorégraphiques, Tsutsui a le mérite d’attirer l’attention sur l’une des dimensions majeures, et historiquement premières, du kabuki.

83 À la différence des Kawakami, amenés par les circonstances à jouer un rôle de représentant de la tradition bien éloigné de leur projet initial, Tsutsui place d’emblée son entreprise à l’enseigne du kabuki, mais sous une forme adaptée au public occidental. Dans cette optique, il simplifie considérablement les intrigues, privilégie la mimique au détriment du texte et enchaîne les tableaux sur le modèle de la revue, alternant danses et combats avant de conclure sur l’inévitable hara-kiri. Il rajoute également, sans lien aucun avec l’intrigue, de jolies scènes de carte postale avec des parades de geisha dans leurs plus beaux atours, ainsi que des sketches mimés par de pittoresques personnages : masseur aveugle s’en prenant à un chien imaginaire, diseur de bonne aventure, ivrogne faisant un numéro... Mais il faut rappeler que tous ces procédés – mélange des genres, montage de morceaux tirés de diverses pièces, insertion de moments de pur divertissement, etc. – ressortent eux aussi de la tradition du kabuki d’Edo. En fait, cette approche libre, décomplexée du kabuki, insistant sur les dimensions « revue » face à un art qui, à l’époque moderne, tend souvent à se pétrifier dans une tradition plus ou moins authentique, est également défendue par Kobayashi Ichizō 小林一三, le fondateur de la célèbre troupe féminine de Takarazuka, en particulier par son directeur artistique, Tsubouchi Shikō, qui déclare à Tokujirō55 : Même si, en présentant le tableau de Shizuka-Tadanobu, vous faites passer la danse de Shizuka au second plan, voire choisissez de la supprimer complètement pour mettre l’accent sur la danse du renard Tadanobu, ou encore si vous remplacez les gardes à leur poursuite par des jeunes filles, je pense que ce sera efficace et atteindra son but. Ça ira aussi très bien si, dans Mitsuhide, vous introduisez d’abord toute la famille, remplaçant le récitatif (jōruri 浄瑠璃) par des dialogues en langue ordinaire.

84 Il estime que c’est là la seule façon d’intéresser le public occidental et même, ajoute-t-il, la jeunesse japonaise ignorante des traditions, et que c’est l’approche à adopter pour construire un vrai théâtre national moderne. D’ailleurs, quelques années plus tard, en 1937, alors que le projet de tournée en Occident d’une des stars du kabuki classique, Onoe Kikugorō VI, vient d’avorter, Shikō insiste qu’un tel projet n’avait aucun sens, et lui oppose l’entreprise, exemplaire à son sens, de Tsutsui. Cette position, qu’il développe dans divers articles, s’inscrit dans les perspectives proposées par Kobayashi qui envoie sa troupe féminine en tournée en Europe (1938) et aux États-Unis (1939)56. Les réussites des tournées d’après-guerre, offrant un kabuki classique, prouveront que l’analyse de Shikō était erronée, mais dans le contexte des années 1930, elle n’était pas sans quelques fondements.

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85 Cela dit, c’est surtout au niveau scénique, du jeu en particulier, que l’apport de Tsutsui fut important. Sur la scénographie même, on a peu de détail, mais il est évident que la troupe devait se contenter de l’équipement standard des salles occidentales, sans hanamichi ni scène tournante, et ayant des proportions différentes de celles des grands plateaux du kabuki. Cela ne devait pourtant pas gêner une troupe itinérante comme celle de Tsutsui, habituée à jouer dans de petites salles mal équipées, voire de fortune.

86 En ce qui concerne les décors, on constate un curieux malentendu, en particulier chez Levinson (les Visages de la danse, op. cit., p. 252), un spécialiste de la danse très réputé à l’époque, et chez Dullin (« Acteurs japonais », op. cit., p. 59) : Il est bien regrettable que les acteurs japonais ne nous aient pas donné leur spectacle dans le dispositif traditionnel du théâtre japonais. Est-ce pour plaire aux Américains ? Est-ce par crainte de ne pas dérouter le public français ? J’ai bien dû constater que le soir de la générale on prenait autour de moi le plus vif plaisir à ces décors dignes du Châtelet d’avant-guerre. En réalité le désaccord entre le jeu admirable des acteurs et ces toiles peintes, était désastreux ; le jeu était une démonstration des ressources multiples de l’acteur, les décors semblaient avoir été placés là pour nous montrer à quel point le naturalisme est anti-théâtral et pèche précisément par l’absence totale de la vertu qu’il recherche : la vérité.

87 Mais qu’entendait Dullin par « dispositif traditionnel » ? Pensait-il au plateau dépouillé du nō ? Peut-être, mais toujours est-il que ces toiles de fond étaient depuis longtemps d’usage courant au kabuki ; certes peintes en trompe-l’œil, elles ne prétendaient pas pour autant à la reproduction réaliste, mais affichaient au contraire ingénument leur artifice, leurs couleurs voyantes, pour le plaisir visuel de leur public.

88 Les éléments musicaux semblent avoir été relativement conservés avec, selon les cas, les musiciens installés en coulisses ou, surtout pour les shosagoto, sur le plateau, bien en vue du public. L’usage des claquoirs (hyōshigi 拍子木 et tsuke 付け) pour annoncer certains temps forts est également mentionné dans certains articles, mais apparemment, la troupe ne recourt pas au récitant (tayū 太夫) normalement présent pour les pièces tirées du répertoire de poupées, ce qui se comprend dans la mesure où la part du texte est volontairement réduite au strict minimum.

89 Unanimement loués, les comédiens étaient tous, sans être des stars, des professionnels aguerris, et leur leader, Tsutsui Tokujirō, jouissait d’une bonne réputation d’artiste polyvalent susceptible de s’adapter à tous les styles de jeu. Il était même, d’après les témoignages d’un acteur formé au kabuki traditionnel ayant travaillé avec lui en Mandchourie, un fin connaisseur de cet art, capable de monter un Kanjinchō parfaitement respectable. Techniquement parlant, on peut estimer que la troupe de Tsutsui jouait dans un style hérité du kabuki réformé du Kansai, et que, à l’exception du pur aragoto dans la tradition d’Edo, donnait une assez bonne idée de l’art du comédien de kabuki. Quant au choix de mettre l’emphase sur le kengeki, il porta manifestement ses fruits, car la presse ne tarit pas d’éloges sur les scènes de combats : Les combats au sabre sont admirablement réglés. Criant, frappant, sautant, les acteurs japonais y déploient une adresse véritablement acrobatique, roulant au sol sans cesser de se battre, haletant sous les coups, escrimeurs redoutables. Rien que cela vaut le spectacle57.

90 L’entorse majeure faite à la tradition consiste, bien entendu, en la présence d’actrices, présence qui, dans le domaine du shinpa et du taishūgeki, ne choquait plus personne à cette époque. De toute façon, le programme avait été établi dans cette perspective, avec

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des livrets dépourvus de grands rôles féminins taillés pour les onnagata ; en fait, tous les personnages féminins étaient secondaires, et les jeunes femmes jouaient surtout, danseuses plutôt que comédiennes, dans les shosagoto. On est donc loin sur ce plan des spectacles de Sadayakko ou de Hanako, centrés sur leurs talents de tragédiennes, aussi les critiques se bornèrent-ils à constater que : « ces actrices sont charmantes, mais leurs rôles restent, cette fois, un peu effacés »58, réservant leurs dithyrambes aux acteurs.

91 Sur la seule base d’une poignée de photos, des programmes, des coupures de presse et de quelques témoignages subjectifs, il est difficile d’évaluer le travail de Tsutsui. Ce n’est plus exactement du kabuki, mais, à sa manière, son approche, inscrite dans le cadre d’un théâtre populaire qui en dérive directement, est, elle aussi, authentique et n’en trahit pas les options fondamentales. L’ouverture ainsi proposée sur l’une des formes majeures du théâtre classique japonais – les deux autres, le nô et le bunraku, ne se risqueront à l’étranger qu’à partir des années 1950 – est, à la même époque, complétée par la publication de deux ouvrages remarquables rédigés par des amateurs connaissant bien le Japon, ayant fréquenté ses salles et côtoyé ses acteurs : Kabuki, the Popular Stage of Japan de Zoe Kinkaid (1925) et le Théâtre japonais, le Kabuki de Serge Elisseeff (1933). En revanche, contrairement à celles du nō, les traductions du répertoire du kabuki-jōruri restent rares, surtout en français où l’on peut néanmoins signaler la sortie d’un recueil de Chikamatsu traduit de l’anglais59.

92 Cela dit, avec la synergie créée par la tournée de Tsutsui Tokujirō, les traductions, les ouvrages généraux et les études spécialisées publiés en anglais et en allemand, il devenait possible, en cette période de l’entre-deux-guerres, de commencer à se faire une idée relativement précise du théâtre japonais traditionnel. Si les amateurs parvenaient ainsi à enrichir leur horizon, les professionnels les plus novateurs de l’époque allaient plus loin et tiraient de cette découverte des réflexions stimulantes pour leur propre travail. En dépit des concessions faites au goût prêté aux spectateurs occidentaux et des visées manifestement commerciales de l’entreprise, la tournée de Tsutsui Tokujirō n’en a pas moins grandement contribué à la connaissance du théâtre japonais.

93 Pour conclure, on en profitera pour saluer au passage le courage de ces comédiens et comédiennes baladés sans répit par leurs imprésarios d’une capitale étrangère à l’autre. De Kawakami à Tsutsui, c’est finalement grâce à l’esprit d’aventure de ces histrions marginaux, prêts à voyager de longs mois dans des pays inconnus pour y affronter des audiences étrangères, que les spectateurs occidentaux ont pu se faire une idée de ce qu’était véritablement ce théâtre japonais qui avait tant intrigué les premiers voyageurs.

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NOTES

1. Voir, par exemple, Siegfried WICHMANN, Japonisme , Paris, Éditions du Chêne, 1982 ; Lionel LAMBOURNE, Japonisme : échanges culturels entre le Japon et l’Occident, Paris, Phaïdon, 2007 ; ou le catalogue de l’exposition le Japonisme, Centre Pompidou, 1988. 2. Sur cette problématique, cf. Ury EPPSTEIN, “The Stage Observed: Western Attitudes towards Japanese Theatre”, in Monumenta Nipponica, vol. 48, no. 2, 1993, pp. 147-166 ; Erika FISCHER-LICHTE, “The Reception of Japanese Theatre by the European Avant-Garde (1900-1930)”, in S. SCHOLZ- CIONCA & S. LEITER (dir.), Japanese Theatre & the International Stage, Leiden, Brill, 2001, pp. 27-42 ; Jean-Jacques TSCHUDIN, « la Découverte du théâtre par les voyageurs français dans le Japon de Meiji », in Théâtre/Public (numéro spécial : Scènes françaises, scènes japonaises : aller-retour), no 198, 2010, p. 23-26. 3. Pour une présentation générale de cette tradition, voir Jean-Jacques TSCHUDIN, Histoire du théâtre classique japonais, Toulouse, Anacharsis, 2011. 4. En particulier Nicola SAVARESE, « La peripezia emblematica di Sada Yacco», in Sipario, n° 406, 1980, p. 6-13, et Teatro e spettacolo fra Oriente e Occidente, Roma-Bari, Laterza, 1992 ; CHIBA Yoko, “Sada Yacco and Kawakami: Performers of Japonism”, in Modern Drama, Vol. 35, no. 1, 1992, pp. 35-53 ; Sophie JACOTOT, « Sada Yacco à l’Exposition universelle de 1900 : l’entrée en scène du corps japonais en Occident », in la Revue du Musée d’Orsay, no 20, 2005, p. 18-25 ; SHIONOYA Kei, Cyrano et les samuraï, Paris, Publications orientalistes de France, 1986. Sur l’ensemble de leur carrière, cf. Jonas SALZ, “Intercultural Pionniers: Otojiro Kawakami and Sada Yakko”, in Journal of Intercultural Studies, no. 20, 1993, pp. 25-74. En japonais, voir par exemple EGASHIRA Kou 江頭光, Hakata Kawakami Otojirō 博多川上音二郎 (Kawakami Otojirō de Hakata), Fukuoka, Nishi Nihon shinbun-sha 西日本新聞社, 1996, qui contient une bonne bibliographie des ouvrages antérieurs. Voir aussi leurs impressions de voyage in KAWAKAMI Otojirō 川上音二郎, Kawakami Otojirō- Sadayakko man.yūki 川上音二郎・貞奴漫遊記 (Journal de voyage de Kawakami Otojirō et Sadayakko), Ōsaka, Kaneo bun.en-dō 金尾文淵堂, 1901, et « Pari miyage » 巴里土産 (Souvenir de Paris) in Engei gahō 演芸画法 (l’Illustré du théâtre), n° août, septembre et décembre 1908. 5. Les chroniqueurs occidentaux écrivent généralement son nom « Sada Yacco ». 6. Sur sa carrière, cf. Loïe FULLER, Quinze ans de ma vie. Préface d’Anatole France, Paris, Librairie Félix Juven, 1908 ; Rhonda K. GARELICK, “Electric Salomé: Loie Fuller at the Exposition Universelle of 1900”, in Ellen GAINOR (dir.), Imperialism and Theatre, London, Routledge, 1995, pp. 85-104 ; Loïe Fuller, danseuse de l’art nouveau, Éditions de la réunion des musées nationaux, 2002. 7. Voir le fonds Rondel (Bibliothèque Nationale, site Richelieu) qui réunit l’ensemble de cette documentation. On trouvera un florilège de ces articles dans les ouvrages cités supra (note 4). Présentation détaillée de leurs tournées et des réactions (surtout américaines) in Joseph Anderson, Enter a Samouraï: Kawakami Otojirō and Japanese Theatre in the West, Tucson (Arizona), Wheatmark, 2 vol., 2011, et pour les pays de langue allemande, Peter PANTZER (dir.), Japanischer Theaterhimmel über Europas Bühnen, Kawakami Otojirō, Sadayakko und ihre Truppe auf Tournee durch Mittel- und Osteuropa 1901-1902, München, Iudicium Verlag, 2005. 8. Ces documents ont été retrouvés dans les années 1990 ; le premier a été présenté en 1995 par la chaîne de télévision publique japonaise NHK, le second enregistré en CD par Toshiba sous le titre de Yomigaeru Oppekepē : 1900-nen Pari banpaku no Kawakami Otojirō ichiza 甦るオッペケペー 1900 年パリ万博の川上音二郎一座 (Oppekepē revient : la troupe de Kawakami Otojirō à l’Exposition universelle de Paris en 1900), 1997. Pour l’histoire de ces documents, voir J. Scott MILLER, “Dispossessed Melodies: Recordings of the Kawakami Theater Troupe”, Monumenta Nipponica, vol. 53, no. 2, 1998, pp. 225-235. 9. Sur cette question, voir MIYAOKA Kenji 宮岡謙二, Ikoku henro tabigeinin shimatsusho 異国遍路旅 芸人始末書 (Pèlerinage à l’étranger : compte rendu sur les artistes itinérants), Tōkyō, Chūō kōron, 1971

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(1re éd. 1959) ; ou KURATA Yoshihiro 倉田善弘, Kaigai kōen kotohajime 海外公演事始 (Débuts des spectacles donnés outremer), Tōkyō, Tōsho sensho 東書選書, 1994. 10. Sur Hanako, voir le dossier que lui consacre la revue Asian Theatre Journal, vol. 5, no 1, automne 1988, et “Hanako”, un texte de Donald Keene inclus dans son recueil Appreciations of Japanese Culture, Tōkyō, Kōdansha International, 1981 (1971). La biographie rédigée par son petit- fils adoptif, Sawada Suketarō 澤田助太郎, Chiisai Hanako 小さい花子, Nagoya, Chūnichi shuppan- sha 中日出版社, 1983, a été traduite en français par MICHIKO Ina : Petite Hanako, Saint-Imier (Suisse), Canevas Editeur, 1997. Voir aussi Savarese, Teatro e spettacolo fra Oriente e Occidente, et Shionoya, Cyrano et les Samuraï, op. cit. 11. Sur les relations avec Rodin, voir SAWADA Suketarō, Rodan to Hanako ロダンと花子 (Rodin et Hanako), Nagoya, Chūnichi shuppan-sha 中日出版社, 1996 ; MORI Ōgai, « Hanako » 花子, trad. Emmanuel Lozerand in la Nouvelle Revue française, n o 599-600, 2012, p. 146-155. Sur l’intérêt de Rodin pour l’art oriental, voir Claudie JUDRIN (dir.), Rodin et l’Extrême-Orient, Paris, Éditions du Musée Rodin, 1979. 12. Sur cette tournée, voir KITAMURA Yukiko & Dany SAVELLI, « l'Exotisme justifié ou la Venue du kabuki en Union soviétique en 1928 », in Dany SAVELLI (dir.), Slavica Occitania 33 – le Japon en Russie : imaginaire, savoir, conflits et voyages, Toulouse, 2011, p. 215-252. En japonais, ŌSUMI Toshio 大隅俊 雄 (dir.), Ichikawa Sadanji Kabuki kikō 市川左団次歌舞伎紀行 (le Voyage du kabuki d’Ichikawa Sadanji), Tōkyō, Heibon-sha 平凡社, 1929, et MATSUI Tōru 松居桃樓, Ichikawa Sadanji 市川左団次, Tōkyō, Musashi-shobō 武蔵書房, 1941. 13. Ichikawa Danjūrō 市川団十郎 IX (1838-1903), Onoe Kikugorō 尾上菊五郎 V (1844-1903), Ichikawa Sadanji 市川左団次 I (1842-1904) ; cf. TSCHUDIN, le Kabuki devant la modernité, Lausanne- Paris, L’Âge d’homme, 1995. 14. Des troupes de kabuki et de shinpa avaient certes déjà fait des tournées en Corée, à Taiwan, en Mandchourie et en Chine du Nord, mais ces régions étaient alors, directement ou indirectement, sous contrôle japonais, et ces représentations destinées spécifiquement aux occupants. Certaines se produisaient aussi à Hawaii et en Californie, mais là encore, pour les seuls émigrés japonais. De telles tournées ne peuvent en aucun cas être considérées comme une sortie de la sphère culturelle japonaise pour affronter l’étranger. 15. Malaisé à définir rigoureusement, ce terme renvoie en gros aux livrets de kabuki, influencés par la dramaturgie occidentale et rédigés entre 1890 et 1950. 16. La pièce est traduite par René SIEFFERT in le Mythe des quarante-sept rōnin, Paris, Publications Orientalistes de France, 1981 ; voir aussi le roman d’OSARAGI Jirō, les 47 rōnins, trad. Jacques Lalloz, Arles, Picquier, 2007, qui présente la même histoire. 17. Texte de Tsu.uchi Hanjūrō 津打半十郎 et coll. monté à Ōsaka en 1742, basé sur un livret de Danjūrō I créé en 1684. Figure dans James BRANDON (trad.), Kabuki: Five Classic Plays, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1975. 18. Banchō sarayashiki 番長皿屋敷 (la Résidence aux assiettes à Banchō), Toribeyama shinjū 鳥辺山心 中 (Double suicide au Mont Toribe), et Shuzenji monogatari 修禅寺物語 (Histoire de Shuzenji). Ces deux derniers livrets figurent dans OKAMOTO Kidō, Drames d’amour, trad. E. Steinhilber-Oberlin, Kuni Matsuo, Paris, Stock, 1929 ; Shuzenji monogatari avait auparavant été monté par Firmin Gémier, sous le titre du Masque, dans le cadre du Festival international organisé à Paris en 1927. 19. Voir Georges BANU, « Eisenstein, le Japon et quelques techniques de montage », in Collage et Montage au théâtre et dans les autres arts, Lausanne, La Cité – L’Âge d’Homme, 1978, p. 135-143, et, pour le texte du cinéaste, Sergei EISENSTEIN, le Film : sa forme/son sens, Paris, Christian Bourgois, 1976. 20. Littéralement « théâtre du sabre », le kengeki est l’équivalent scénique du chanbara eiga ちゃ んばら映画, film de samouraïs.

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21. ŌE Michiko 大江美智子, Onna no hanamichi 女の花道 (Une femme sur les planches), Tōkyō, Kōdansha 講談社, 1982. 22. MUKAI Sōya 向井爽也, Nippon minshū engeki shi 日本民衆演劇史 (Histoire du théâtre populaire japonais), Tōkyō, NHK, 1977, p. 239. 23. Il s’agit de Tanaka Toku.ichi 田中徳一 qui, depuis une douzaine d’années, publie régulièrement des articles sur cette tournée, avant tout dans la revue Studies in International Relations que publie son université, Nihon Daigaku. Pour une liste complète de ses articles (25 à ce jour), voir son site internet. 24. Troupe fondée en 1917, d’un caractère composite relevant à la fois du shingeki, du shinpa, du kabuki et du kengeki. Voir Brian POWELL, « Le Shinkokugeki : un théâtre populaire un demi-pas en avant », in J-J. TSCHUDIN, C. HAMON (dir.), la Modernité à l’horizon, Arles, Éditions Philippe Picquier, 2004, p. 151-168. 25. Sur la préparation et le déroulement de la tournée américaine, cf. TANAKA Tokuichi, « Tsutsui Tokujirō ichiza no Ōbei jungyō ryotei » 筒井徳二郎一座の欧米巡業旅程 (Itinéraire de la tournée de la troupe de Tsutsui Tokujirō aux États-Unis et en Europe) in Kokusai kankei kenkyū 国際関係研 究 (Études en relations internationales), vol. 20, no 2, Nihon Daigaku 日本大学 , 1999, p. 17-39 ; « Tsutsui Tokujirō ichiza no Beikoku e no shōhei to sono keii » 筒井徳二郎一座の 米国への招聘 とその経緯 (l’invitation de la troupe de Tsutsui Tokujirō aux États-Unis et son déroulement), in Kokusai kankei kenkyū, vol. 23, no 3, Nihon Daigaku, 2002, p. 155-193. 26. Alors le plus grand théâtre de New York avec ses quelque six mille places. Ouvert en 1927, près de Times Square, il présente des films, du music-hall avec ses deux cents chorus girls, les fameuses roxyettes. La salle est fermée, puis démolie en 1960. 27. Sur l’ensemble de la tournée, cf. TANAKA, « Tsutsui Tokujirō ichiza no Ōbei jungyō ryotei », op. cit. 28. Fondé par le baron Henri de Rothschild, le théâtre Pigalle est d’abord dirigé artistiquement par Antoine, puis par Gaston Baty ; son directeur administratif est Gabriel Astruc. Cette grande salle moderne de mille cent places ouvre le 20 juin 1929 avec une création de Sacha Guitry. Outre Tsutsui Tokujirō, elle a accueilli de nombreux spectacles étrangers, en particulier ceux de Reinhardt, de Meyerhold ou encore du théâtre Kamerny de Tairov. Elle a cessé ses activités en 1948. 29. Le programme parisien utilise ce nom de façon ambiguë : association organisant le spectacle ou nom de la troupe ? Je n’ai pas pour l’instant trouvé d’autres mentions des activités de cette Nihon Geki Kyōkai, et cette appellation ne figure apparemment ni sur les affiches (Paris, Berlin, Londres, New York) examinées ni dans les comptes rendus critiques de l’époque. 30. Pour les programmes, coupures de presse et autres documents sur les représentations parisiennes, voir le dossier du fonds Rondel (Re 2407). 31. Fondée en 1906, cette salle de neuf cent soixante-dix places prend ce nom en 1919, avant d’être renommée Gielgud Theatre après la reconstruction du Globe shakespearien en 1994. 32. Sur cette troisième partie de la tournée, cf. TANAKA, « Tsutsui Tokujirō ichiza Ōbei jungyō no keiro to nittei – Baruto engan - Tōō shokoku o chūshin to shite » 筒井徳二郎一座欧米巡業の経 路と日程 バルト沿岸・東欧諸国を中心として (Programme et itinéraire de la tournée américaine et européenne de la troupe de Tsutsui Tokujirō, essentiellement sur les pays baltes et ceux d’Europe de l’Est), in Kokusai kankei kenkyū, vol. 26, no 2, Nihon Daigaku, 2005, p. 201-219. 33. C’est sous ce nom qu’il figure sur le programme parisien, mais son prénom se lit normalement Seisuke. 34. Itō Michio (1892-1961) : après avoir étudié le chant et la danse en Europe, en particulier à l’Institut Jaques-Dalcroze à Hellerau, il crée à Londres, en avril 1916, At the Hawk’s Well, la pièce que W.B. Yeats écrit sous l’influence du nō qu’il vient de découvrir par l’intermédiaire d’Ezra Pound. Itō s’établit ensuite aux États-Unis où il fait une belle carrière de danseur et de chorégraphe engagé dans une synthèse des arts orientaux et occidentaux avant d’être déporté

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par les Américains au moment de la guerre du Pacifique. Il est le frère d’Itō Kisaku 伊藤熹朔, un décorateur de théâtre très connu, et de Senda Koreya 千田是也, un des principaux animateurs du shingeki de l’ère Shōwa. 35. Tsubo.uchi Shikō (1887-1986), neveu et fils adoptif de Tsubo.uchi Shōyō 坪内逍遥. Après des études de littérature anglaise, il fait un long séjour aux États-Unis et en Angleterre. Acteur connu, dramaturge, auteur d’ouvrages sur le théâtre, il est très actif comme directeur artistique, travaillant entre autres pour la Takarazuka Kagekidan 宝塚歌劇団 et pour la section théâtrale de la Tōhō 東宝. Voir l’article de Claude MICHEL-LESNE, dans ce numéro. 36. Sur le répertoire, cf. TANAKA, « Tsutsui Tokujirō ichiza kaigai jungyō no repātorī ni tsuite » 筒 井徳二郎一座海外巡業のレパートリーについて (Du répertoire de la troupe de Tsutsui Tokujirō pour sa tournée internationale), in Kokusai kankei kenkyū, vol. 21, no 4, Nihon Daigaku, 2001, p. 223-248. 37. Traduction/adaptation in J. BRANDON, T. NIWA, Kabuki Plays: Kanjinchō ; The Zen Substitute, New York, Samuel French, 1966. Le film de Kurosawa Akira 黒澤明, les Hommes qui marchent sur la queue du tigre (Tora no o o fumu otokotachi, 虎の尾を踏む男達, 1945), est partiellement fondé sur cette pièce. 38. Thème à la mode au XVIIIe siècle déjà avec le Pygmalion de Rameau (1748), suivi de celui de J- J. Rousseau (1771) ; on peut aussi évoquer l’Homme au sable (Der Sandmann) d’Hoffmann et le ballet Coppélia, ou la Fille aux yeux d’émail qu’en tire Léo Delibes (1870), et bien sûr le Pygmalion de G. B. Shaw, créé en 1914. 39. Il s’agit donc d’un gimin-mono 義民物, un récit dont le héros se sacrifie pour le bien collectif, généralement son village, en dénonçant directement au seigneur les exactions d’un méchant administrateur. La demande pouvait être favorablement reçue, mais au prix de la vie du plaignant qui avait violé la loi en passant par-dessus la hiérarchie. 40. Version kabuki des danses rituelles d’Okina présentée dans les grandes occasions ; nombreuses variantes généralement centrées sur le personnage comique, Sanbasō, et souvent adaptées pour les onnagata. 41. Cf. la traduction anglaise de Stanleigh JONES, Yoshitsune and the Thousand Cherry Trees, New York, Columbia University Press, 1991. 42. Le peintre Fujita Tsuguharu (1886-1968) arrive en France en 1913. Il vit à Paris, où il rencontre vite un grand succès, jusqu’au début des années 1930. Rentré au Japon pendant la guerre, il s’établit définitivement en France en 1950, où il se convertit et prend le prénom de Léonard. Kikou Yamata (1897-1975) est née à Lyon d’un père diplomate japonais, collaborateur de Guimet, et d’une Française. Parfaitement bilingue, figure élégante de la « Japonaise parisienne » dans les milieux littéraires et mondains français, elle a publié de nombreux textes (romans, essais, poèmes) et des traductions, dont une, partielle, du Genji monogatari. Son article est inclus dans le fonds Rondel (Re 2407). 43. Iwata Toyo.o 岩田豊雄 (1893-1969), dramaturge et romancier bien connu, étudie à Paris (1922-1925) où il fréquente assidûment les spectacles du Vieux Colombier. Senda Koreya (1904-1994), acteur formé au Tsukiji shōgekijō 築地小劇場, séjourne à Berlin (1927-1931) où il participe aux activités des troupes d’agit-prop. Il introduit le théâtre de Brecht au Japon, et fonde le Haiyū-za 俳優座, une des principales troupes de shingeki de l’après-guerre. 44. Rumpf, Yamato (1930 : 251-253), cité par Tanaka « Tsutsui Tokujirō no kaigai kōen to Seiyō engekijin no hannō » 筒井徳二郎の海外公演と西洋演劇人の反応 (Réactions des gens de théâtre occidentaux aux spectacles présentés outremer par Tsutsui Tokujirō), in Engeki gakuron shū 演劇学論集 kiyō 紀要 (Études théâtrales), no 42, Tōkyō, Nihon engeki gakkai 日本演劇学会, (Société japonaise des études théâtrales), 2004, p. 90. 45. André LEVINSON, « Compte rendu du spectacle de Tsutsui », in Comœdia, 22 mai 1930. 46. Pierre BRISSON, « Spectacle japonais au Théâtre Pigalle », in le Temps, 5 mai 1930.

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47. André ROUVEYRE, « Compte rendu du spectacle de Tsutsui », in le Mercure de France, 1er juin 1930, p. 383-384. 48. Iwata, cité par TANAKA, « Tsutsui Tokujirō no kaigai kōen to Seiyō engekijin no hannō », op. cit., p. 99. 49. Charles DULLIN, « Acteurs japonais » in Souvenirs et notes de travail d’un acteur, Paris, Odette Lieuthier, 1946, p. 60-61. 50. Rudolf Amendt (1895-1987) est un acteur allemand qui s’exila par la suite à Hollywood où il fit une belle carrière (sous le nom américain de Robert Davis pendant les années de guerre), jouant entre autres dans le Dictateur de Chaplin. 51. Cité in TANAKA, « Tsutsui Tokujirō no kaigai kōen to Seiyō engekijin no hannō », op. cit., p. 112. 52. Vsevolod MEYERHOLD, Écrits sur le théâtre, Lausanne-Paris, L’Âge d’homme, 1992, t. 4, p. 98-104. 53. Cité in Antony TATLOW, The Mask of Evil. Brecht’s Response to the Poetry, Theatre and Thought of China and Japan, Bern, Peter Lang, 1977, p. 231. 54. Cette pièce existe en deux versions, celle de 1925 et celle de 1938, révisée après le triomphe du nazisme. La traduction française dans la collection « Scène ouverte », L’Arche (1999), contient les deux. 55. Cité in TANAKA, « Tsutsui Tokujirō ichiza kaigai jungyō no repātorī ni tsuite », op. cit., p. 246. 56. TANAKA, « Tsutsui Tokujirō kaigai jungyō no hyōka to Takarazuka ni okeru kokumingeki kōsō » 筒井徳二郎海外巡業の評価と宝塚における国民劇構想 (Évaluation de la tournée outremer de Tokujirō et le concept de ‘théâtre du peuple’ du Takarazuka), Kokusai kankei kenkyū, vol. 27, no 2, Nihon Daigaku, 2006, p. 110-139. 57. Jean-Pierre LIANSU, Compte rendu du spectacle de Tsutsui in Comœdia, 2 mai 1930. 58. Fortunat STROWSKI, « la Troupe japonaise », in Paris-Midi, 2 mai 1930.

RÉSUMÉS

Les amateurs occidentaux ne découvrent que progressivement le théâtre japonais, d’abord par les témoignages des premiers voyageurs et des résidents étrangers qui arrivent au Japon dans les années 1860-1870, puis, peu à peu, par les travaux et traductions des pionniers des études japonaises. En revanche, les occasions d’en voir réellement restent rarissimes : de l’ouverture de Meiji aux années 1950, seules quatre troupes s’aventurent sur les scènes étrangères avec des spectacles se réclamant, à plus ou moins juste titre, du kabuki. Après un bref rappel des productions de Kawakami, de Hanako et de Sadanji, cet article se concentre sur la longue (janvier 1930-avril 1931) tournée de Tsutsui Tokujirō qui rencontra un grand succès dans pratiquement toutes les capitales européennes ; négligé par les historiens japonais, le travail de Tsutsui exerça pourtant une influence considérable sur les metteurs en scène européens avec des spectacles relativement proches de l’esprit du kabuki authentique.

The discovery of Japanese theatre by Western theatrical buffs was very gradual, starting with the impressions of the first travellers and foreign residents who landed in Japan in the 1860-1870’s, and slowly progressing with the essays and translations of the pioneers of Japanese studies. But, on the other hand, the opportunities to watch the real thing were extremely few: from the early Meiji up to the 1950’s, only four companies tried to present on foreign stages productions claiming, rightly or wrongly, to belong to the art of kabuki. After a brief sketch of Kawakami,

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Hanako and Sadanji’s European ventures, this essay examines in detail the long journey of Tsutsui Tokujirō’s company (January 1930-April 1931), which triumphs in practicaly all the Western capitals. Neglected by the Japanese historians, Tsutsui’s work had nonetheless a profound influence on the European stage directors with productions relatively faithfull to the spirit of genuine kabuki.

INDEX

Mots-clés : Tsutsui Tokujirō, kabuki, théâtre japonais, tournées à l’étranger, découverte de la culture japonaise Thèmes : arts du spectacle Keywords : Tsutsui Tokujirō, kabuki, Theatre of Japan, Western Stages, Discovery of Japanese Culture

AUTEUR

JEAN-JACQUES TSCHUDIN Université Paris Diderot – Paris 7

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Le rakugo et Henry Black Comment un Britannique conta la modernité à Meiji Rakugo and Henry Black: How a Briton used the Art of Storytelling On Stage in Meiji Era Japan

Ian McArthur

1 Cet article est l’adaptation d’une présentation intitulée « Le Rakugo, à travers la vie du conteur Henry Kairakutei Black » donnée au Centre culturel Bertin Poirée à Paris le 24 octobre 2011, et suivie d’une interprétation de rakugo en hommage à Henry Black par le conteur.

2 Le rakugo 落語 est l’art de conter des histoires, la plupart du temps brèves et comiques1. Le conteur, assis sur un coussin que l’on appelle zabuton, reproduit les voix et actions des personnages de l’histoire. Il utilise peu d’accessoires. Seulement un chiffon appelé tenugui et un éventail. Le tenugui peut devenir portefeuille, couvre-chef, ou mouchoir, l’éventail se transformer en pipe, épée, baguettes, ou rame de bateau.

3 De nombreux récits du répertoire classique du rakugo puisent leur origine dans les paraboles bouddhiques ou dans les collections d’histoires telles que le Nihon ryōiki2. Celles-ci contenaient des thèmes que l’on retrouve dans le rakugo, tels que le renard déguisé ou le crâne humain qui revient à la vie. Parmi les autres grandes influences, on citera les prédications des moines bouddhistes et les histoires guerrières racontées par les conteurs du XVIe siècle. Ces formes de narration furent adoptées par des laïcs et évoluèrent pour devenir un divertissement complètement séculaire. Lieux de divertissement où se tenaient avant tout des performances musicales et autres actes de jonglage, les théâtres, qui connaissent une popularité affirmée à la fin du XVIIIe siècle, accueillent les conteurs et leurs apprentis à partir de 1790. L’avènement de personnes interprétant des histoires pour un auditoire de manière régulière marque l’émergence d’une forme d’art populaire destinée au grand public. Cependant, ce phénomène ne prit de l’ampleur qu’à partir des années 18403.

4 Les histoires de rakugo ont une structure qui inclut un prologue, le corps du récit, et une chute que l’on appelle ochi (落, qui se lit également raku, d’où le terme de rakugo). L’ochi doit fournir une sorte de catharsis ou de relâchement pour les auditeurs. Il doit

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faire rire, même si la partie principale de l’histoire a pu émouvoir. Un certain nombre d’artifices sont employés pour atteindre cet objectif, parmi lesquels on note l’utilisation fréquente de la pause ou moment de silence, appelé ma 間, en des points cruciaux de la narration.

5 Les premières « lignées » de conteurs (c’est-à-dire les groupes de conteurs qui s’entraînaient sous l’égide d’un patron et qui se représentaient sous le même nom de scène lorsqu’ils devenaient professionnels) semblent être apparues aux alentours des années 1770. Elles se sont multipliées au milieu des années 1880. Pour devenir un conteur professionnel (rakugoka 落語家), de longues années de formation sont nécessaires. Une cérémonie particulière pouvait marquer l’obtention du statut de maître-conteur (shin.uchi 真打)4.

6 Le répertoire établi à la fin d’Edo évoque avant tout les gens ordinaires, le petit peuple d’Edo ou d’Ōsaka (on peut d’ailleurs distinguer deux traditions différentes, celle d’Edo, et celle du Kamigata, la région d’Ōsaka). Il inclut également des histoires mettant en scène les protagonistes des quartiers de plaisir, des récits dans lesquels le personnage central part en voyage (parfois au paradis ou en enfer) et rencontre toutes sortes d’animaux étranges ou de situations amusantes, des histoires de voleurs ineptes, ainsi que des contes sur des samouraïs stupides ou des prêtres bouddhistes. Les personnages typiques sont le seigneur (tonosama 殿様), le maître de maison (danna 旦那), le jeune maître de maison (wakadanna 若旦那), l’homme de compagnie (taikomochi 幇間), la courtisane (oiran 花魁). Une bonne partie du répertoire du rakugo se moque des figures de l’autorité et fait preuve d’un humour qu’il faut bien avouer assez farce. Les titres évoquent des thèmes susceptibles d’intéresser et de faire rire : le Gardien paresseux des bains publics, l’Apprivoisement du fantôme, la Supercherie du superstitieux de la maison de thé, le Chien illettré, le Long Sous-vêtement, pour n’en citer que quelques-uns5. Ce premier corpus est complété par les rakugoka de l’ère Meiji, et en particulier par le mentor du personnage dont il est question dans cet article, San.yūtei Enchō6.

7 Les salles de rakugo sont appelés yose. De nos jours, à Tōkyō, il n’y a plus que cinq grands établissements de ce genre, le Suzumoto engeijō 鈴元演芸場 à Ueno, le Suehirotei 末廣亭 à Shinjuku, l’Ikebukuro engeijō 池袋演芸場, l’Asakusa engei hōru 浅 草演芸ホール et la salle nationale Kokuritsu engeijō 国立演芸場 à Nagata-chō.

8 L’âge d’or du rakugo fut l’ère Meiji. Cela peut étonner : alors que celle-ci est associée à une occidentalisation et une modernisation effectuées à marche forcée, comment un art du conte traditionnel a-t-il donc pu survivre et prospérer ? Pourtant, au plus haut de sa popularité, en particulier durant les années 1880 à 1890, le rakugo jouit bien d’un statut sans précédent en tant que forme de divertissement. Tōkyō accueille alors jusqu’à deux cent trente yose et le rakugo est un des arts scéniques les plus répandus et accessibles à tous7.

9 On peut évoquer plusieurs raisons pour expliquer cette popularité, la cause principale étant certainement que le rakugo constituait une forme de divertissement peu onéreuse et accessible aux gens ordinaires. Dans les théâtres yose, dont l’entrée était bien moins chère que pour le kabuki, ceux-ci pouvaient apprécier, outre les conteurs qui constituaient le divertissement principal et étaient de vraies célébrités, des acrobates, des musiciens… En 1905, l’Écossais Francis McCullagh de visite au Japon fut si impressionné par l’importance de cette forme de divertissement qu’il nota dans son journal intime que les conteurs de rakugo étaient « aussi nombreux que populaires » et

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que les yose étaient aussi répandus dans les villes et villages japonais que les pubs en Irlande8 !

10 Une seconde raison est la vertu que l’on reconnaissait au yose, et qui n’est pas sans rapport avec le caractère édifiant qu’il avait endossé aux époques précédentes. À partir de l’ère Meiji, le rakugo fut généralement reconnu par le gouvernement comme ayant une fonction éducative. Les apprentis venant de la campagne pour travailler à Tōkyō étaient par exemple emmenés au yose pour y apprendre les usages du monde9. Au-delà du divertissement, les conteurs remplissaient donc une fonction sociale très importante. Art pour le peuple ordinaire, le rakugo connut une très large popularité durant ces années. Mais il sut également séduire bon nombre d’intellectuels de Meiji, comme , qui assistait régulièrement à des représentations, ou Natsume Sōseki, qui reconnaissait l’influence du rakugo sur son œuvre10.

Le conteur aux cheveux clairs

11 À cette époque, certains conteurs clairvoyants et innovants adaptèrent des histoires occidentales à leur art. Le guide de cette nouvelle tendance fut San.yūtei Enchō 三遊亭 円朝 (1839-1900). Avec l’aide de certaines de ses connaissances qui comprenaient l’anglais et le français, Enchō traduisit et adapta par exemple la nouvelle de Maupassant Un Parricide avec la pièce Meijin Chōji 名人長二 (le Maître ébéniste Chōji)11, la Tosca de Victorien Sardou ou le roman Hard Cash de Charles Reade12.

12 Mais il y eut un autre rakugoka japonais dont on pourrait dire qu’il surpassa Enchō dans ses adaptations d’histoires occidentales. Il fut en tout cas l’un des conteurs réformistes japonais les plus populaires de tous les temps. Son nom de scène était Kairakutei Burakku 快楽亭ブラック, né Henry Black, à Adelaïde, petite ville britannique du sud de l’Australie en 1858, et citoyen britannique au moment de sa naissance.

13 La famille Black déménagea à Yokohama en 1865. Son père, John Black, devint en effet l’éditeur en chef du journal publié en anglais, le Japan Herald. Pendant sa carrière, Henry Black créa de très nombreuses histoires originales, mais interpréta également des rôles de kabuki, et aida à la production des premiers vinyles fabriqués au Japon. Il pratiqua l’hypnose et eut même à un certain moment son propre groupe de musique de style occidental. Il devint aussi citoyen japonais, en 1893. Ce fut, en bref, un Japonais d’origine britannique né en Australie extrêmement talentueux.

14 Le parcours de Black ne cesse de surprendre. Comment quelqu’un dont l’origine étrangère est si flagrante a-t-il pu jouer dans les théâtres du Japon dans les années 1880 ? La réponse tient au fait qu’il vécut au Japon à une période de bouleversements sociaux sans précédent, en un temps où la population était très ouverte à toutes sortes de nouveautés.

15 Entre mai et novembre 1879, à la requête de plusieurs sociétés cherchant à promouvoir la démocratie, John et Henry Black prirent la parole dans un certain nombre de meetings publics à Tōkyō et dans ses environs sur des sujets concernant les modes de gouvernement et le système législatif13. Henry Black avait alors à peine plus de vingt ans. Leur première intervention fut un discours à une réunion du Kun.yūsha 薫誘舎 à Yūrakuchō le premier juin, au cours de laquelle ils s’y sont exprimés sur la question alors brûlante des droits du peuple (minkenron 民権論). Leurs sujets ultérieurs inclurent les avantages et désavantages du système pénitentiaire, Napoléon14, la fermeture du

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quartier de plaisir de Yoshiwara, les effets négatifs de l’ouverture du Japon, les procédures criminelles, la prévention contre le choléra, l’importance d’un jury au tribunal, les formes de gouvernement (seitairon 政体論), le jugement sur la base de preuves (shōko saiban no setsu 証拠裁判の説), et les relations entre le peuple et le gouvernement (jinmin to seifu no kankei 人民と政府の関係). Ces sujets constituèrent des thèmes clés qu’Henry Black inclura plus tard dans ses histoires.

16 La capacité de Black à parler japonais attira l’attention de conteurs professionnels qui l’invitèrent à venir parler dans des yose. L’un de ceux-ci fut Shōrin Hakuen 松林伯円, un éminent adepte du style didactique (kōdan 講談), qui lui enseigna l’art de conter. L’une des premières interventions d’Henry Black eut lieu en décembre 1878 au théâtre Tomitake-tei 富竹亭, dans la fameuse rue des théâtres Bashamichi 馬車道 à Yokohama15. À cette occasion, il raconta l’histoire de Jeanne d’Arc et celle de l’exil du promis au trône d’Écosse, Charles Edward Stuart. La mythologie entourant Charles Edward Stuart et Jeanne d’Arc, deux héros « nationaux », n’était sans doute pas sans intérêt pour le public japonais, la quête d’une identité nationale faisait déjà partie intégrante de la recherche japonaise de modernité. Ces histoires servaient aussi de mise en garde contre la menace coloniale britannique, dont les prouesses militaires semblaient en partie explicables par une certaine disposition philosophique. Le choix de Jeanne d’Arc et de Charles Edward Stuart suggère donc qu’Henry Black était particulièrement sensible à l’idéalisme nationaliste des États-nations européens du XIXe siècle et qu’il avait perçu l’attrait que cet idéalisme possédait pour de nombreux Japonais. Il démontre encore l’adresse avec laquelle il sut entendre et répondre à une attente du public.

17 On voit déjà dans cette représentation les qualités que Black démontrera tout au long de sa carrière de conteur : une aisance et une assurance à s’exprimer dans la langue japonaise en public, une connaissance des affaires nationales et internationales ainsi que des cultures occidentales et japonaises, et un talent pour choisir des thèmes qui avaient de l’intérêt pour le public japonais. S’ajoute à cela sa spécificité en tant que narrateur d’ascendance européenne.

18 Henry Black avait vingt-sept ans quand en 1886 il cessa d’enseigner l’anglais à plein temps et donna la première représentation théâtrale de son feuilleton la Rosée du cimetière16, qu’il avait adaptée du roman Flower and Weed de l’auteur britannique Mary Braddon17.

19 Black s’associa officiellement avec la compagnie San.yū en septembre 1890, à l’âge de trente-et-un ans. En mars 1891, il prit le nom de scène Kairakutei Burakku 快楽亭ブ ラック après avoir atteint le statut de shin.uchi dans la compagnie 18. Henry expliqua plus tard que les membres de la troupe avaient souhaité qu’il les rejoigne en pensant que le caractère insolite d’un rakugoka occidental pouvait assurer un certain succès19. Il ne fait en effet aucun doute que les membres les plus gradés de la compagnie virent en cet étranger qu’était Black une possibilité d’innover le répertoire du rakugo.

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Henry Kairakutei Black, assis sur son estrade

Henry Kairakutei Black, assis sur son estrade ; “The Story Teller in Japan”, par Francis McCullough, in East of Asia Magazine, no. 1, North China Herald Office, Shanghai, 1902, p. 218.

20 Les articles de journaux confirment que l’origine étrangère de Black en fit très vite un objet de curiosité. Lors de sa prise de nom de scène, l’édition du 24 mars 1891 du Yamato shinbun titra ainsi : « L’Anglais Black à la couleur des cheveux étrange promu au rang de rakugoka »20. Par certains aspects, Black jouait de cet exotisme : bien que la plupart des rakugoka étaient sur scène assis sur un zabuton avec leurs jambes repliées sous eux- mêmes, des illustrations de Black durant cette période indiquent qu’il pouvait conter assis sur une chaise, derrière une petite table sur laquelle se tenaient un verre et une carafe d’eau. On perçoit ici l’influence du kōdan, où le conteur est assis devant une table basse qu’il frappe de temps en temps de son éventail, mais également de la mode des discours de type occidental à l’ère Meiji.

21 Le succès vint rapidement : comme tous les rakugoka extrêmement populaires, Black pouvaient donner des représentations dans plusieurs yose de suite durant la même journée. Un conducteur de pousse-pousse l’attendait à l’extérieur du théâtre pour l’emmener à son prochain spectacle le plus vite possible.

22 On peut se rendre compte de la notoriété du personnage grâce à la description qu’en fit le Français Jules Adam, premier secrétaire de la délégation française. Celui-ci était tout particulièrement intéressé par les rakugoka dont il disait qu’ils étaient « une classe d’artistes curieux et remarquables », rapportant que les yose tenaient « une place prépondérante dans l’existence des Japonais ». Dans le livre qu’il écrivit en français au sujet du rakugo, et dont les citations précédentes sont tirées21, Adam mentionne effectivement Henry Black, pour lequel il éprouvait une véritable fascination. J’avais été hanté depuis longtemps par le désir secret de faire connaissance avec ce phénomène, ce dilettante ou ce marginal – je ne sais comment le décrire – à l’égard duquel je nourrissais une admiration étrange mélangée à de la sympathie et de la curiosité. Je voulais lui poser des questions, l’étudier, tourner une à une les pages de sa vie, comme l’on ferait avec un livre ou autre document.

23 Un jour, Adam séjourna dans une auberge, dans la source thermale d’Ikaho au nord de Tōkyō, où Black était passé la veille. L’aubergiste étant incapable de lui dire où Black

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s’en était allé, Adam fut très déçu. Mais quelques mois plus tard, à Kōbe, Adam remarqua que Black donnait une représentation dans un théâtre de la ville. J’entrai et eus la chance de l’entendre pour la première fois. J’étais époustouflé. La salle tremblait encore des applaudissements du public quand soudain il quitta la scène. Je me hâtai au-dehors, pressé de me présenter à lui et de le féliciter, mais il était déjà parti. Sautant dans une jinrikisha, je me rendis alors à son hôtel, ayant réussi à me procurer son adresse. Hélas ! L’oiseau s’était déjà envolé. Il avait attrapé le train de minuit pour se rendre à un rendez-vous dans une importante ville du Sud22.

24 Le succès que connut Black l’envoyait ainsi en tournées dans tout le Japon, mais bientôt, et dès le début des années 1880, il connut des difficultés pour voyager librement à travers le pays. Le gouvernement avait en effet placé des restrictions sur les déplacements des étrangers au dehors des villes de Tōkyō, Ōsaka et Kōbe. Sa solution fut de se marier pour se faire adopter par la famille de son épouse japonaise23. Henry Black contracta donc en 1893, à l’âge de trente-trois ans, un mariage de convenance avec Ishii Aka 石井アカ, dont l’édition du Chūō shinbun 中央新聞 du 24 mai 1893 explique qu’elle est fille d’Ishii Mine, a dix-huit ans, et travaille dans une confiserie24. Il est ainsi adopté par la famille Ishii, dont il acquiert le nom pour devenir officiellement Ishii Burakku, citoyen japonais25. Black étant homosexuel, son mariage ne fut pour lui qu’un moyen pour obtenir la citoyenneté japonaise et la liberté de mouvement au Japon. Il continua à vivre comme précédemment avec son compagnon Takamatsu Motokichi. Cette relation est d’ailleurs attestée par le rapport officiel de l’examen du statut matrimonial de Black, qui précise qu’il est « conteur en langue japonaise » (nihongo o motte kōdan o gyō to suru 日本語を以って講談を業とする), signale qu’il préfère habituellement les hommes (tsune ni nanshoku o konomu 常に男色 を好む), et qu’« il est très attaché au roturier (heimin) originaire de Tōkyō, Takamatsu Motosuke, avec lequel il semble pratiquement entretenir une relation de couple »26.

Jules Adam, Japanese Storytellers – From the French of Jules Adam

Jules Adam, Japanese Storytellers – From the French of Jules Adam, traduit par Osman Edwards, T. Hasegawa, Tōkyō, 1900, (édition française 1899), p. 20.

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Adapter des romans occidentaux pour parler de la société japonaise

25 Black devint donc un éminent rakugoka, connu pour adapter un grand nombre d’histoires d’origine étrangère. Certes, comme tous les conteurs, Black mettait en scène des aventures drolatiques dont il avait été théoriquement le témoin, ou concrètement le protagoniste. C’est ainsi qu’il racontait le souvenir d’un incident durant lequel, ayant très faim, il était entré dans un restaurant et avait commandé un grand nombre de bols de nouilles. La serveuse ne lui avait pourtant pas apporté son repas alors qu’elle avait servi plusieurs autres clients qui eux mangèrent tous à leur faim puis s’en allèrent. Finalement, Henry avait fait signe de nouveau à la serveuse et exigé de savoir pourquoi il n’avait pas été servi. Et de s’entendre dire qu’il voulait sans doute attendre ses amis avant de manger puisqu’il avait commandé autant de bols27 !

26 Pourtant la matière première des histoires de Black semble avoir eu une origine principalement anglaise et française. Dès 1901, il affirma ainsi « avoir traduit en japonais pas moins de quatorze romans anglais »28. Sa capacité à traduire de l’anglais en japonais lui permit d’utiliser des genres littéraires populaires, tels que le roman policier. Comme la fin de chapitre de ces romans laisse souvent le lecteur en haleine, cela se prêtait tout particulièrement à la méthode de Black consistant à raconter des histoires en plusieurs épisodes sur plusieurs jours. J’ai déjà donné l’exemple de l’histoire de l’auteur anglais Mary Braddon qu’il utilisa à ses débuts. Une autre histoire qu’il emprunta au même auteur est sa nouvelle « Her Last Appearance », écrite en 187629, qu’il adapta dans ses Souvenirs du théâtre de Londres en 1891 30. Il ne serait pas surprenant que d’autres histoires de Black, particulièrement celles se déroulant à Paris, trouvent leur inspiration et peut-être même leur origine dans des œuvres françaises que Braddon plagia ou adapta31. L’intrigue n’apparaît pourtant souvent que comme un prétexte pour traiter de questions qui agitaient la société de l’époque. À travers sa discussion du comportement dissolu de l’antihéros de cette histoire par exemple, Black pointait le préjudice porté à la famille et à la société par les hommes qui dilapidaient leur argent au Yoshiwara. Il abordait ainsi la question controversée de la fermeture du quartier de plaisir de Yoshiwara à Tōkyō qui était débattue dans nombre d’éditoriaux contemporains.

27 Le principe se vérifie dans l’une des adaptations les plus réussies que Black effectua. L’Épingle empoisonnée de l’omnibus fut écrite en 1891 à partir d’une œuvre française, le roman policier de Fortuné de Boisgobet, Le Crime de l’omnibus 32. Dans la version originale, de Boisgobet met en scène deux héros : l’artiste Paul Freneuse et son compagnon Binos. Ce sont eux qui découvrent la raison de la mort mystérieuse, dans un omnibus allant vers Montmartre, d’une élégante jeune femme, entre le jardin des Plantes et la place Pigalle. Dans la version de Black, Okatsu est effectivement tuée dans un bus traversant Paris de nuit33. L’histoire se termine sur l’emprisonnement, malgré son statut social élevé, du businessman Yamada, oncle d’Okatsu, du fait de sa complicité dans le meurtre de sa nièce et de son implication dans la tentative de meurtre de sa sœur Onobu. Or on remarque que la question du règlement approprié de la succession d’Onobu est au cœur de Shachū no dokubari. On se rappelle alors l’importance et la vivacité qu’avaient prises au Japon les débats relatifs à la question des droits des femmes dans le contexte des réformes législatives, et l’on saisit avec quelle intelligence Black sut traiter cette question avec son art.

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28 Comme Amanda Seaman l’a bien remarqué, « l’amalgame entre la narration et la conscience sociale » au Japon permettait aux adeptes de ce genre littéraire d’utiliser de façon intelligente « le narration et les ressources conceptuelles » pour « décrire et critiquer la société japonaise contemporaine »34. Le choix de Black d’utiliser le roman policier lui donnait l’opportunité d’illustrer les procédures judiciaires anglaises et françaises et de montrer, à un moment où le droit français constituait une référence importante au Japon, comment les citoyens français étaient tous égaux en droits devant les mêmes lois. Le message que Black adressait donc à ses auditeurs dans son adaptation de l’Épingle empoisonnée de l’omnibus était un message de changement dans la dynamique de domination entre les hommes et les femmes. Le public y découvrait comment la loi française est appliquée à la structure familiale et aux questions de gestion du patrimoine, particulièrement vis-à-vis des droits de succession des femmes.

29 Dans cette histoire, Black semble d’autre part avoir utilisé le nom de son amant avec qui il habitait alors à Tsukiji, Takamatsu Motokichi, qui devient Kanō Motokichi dans le rôle du Paul Freneuse de la version originale.

Black introducteur de la modernité

30 Conformément à la tendance des romans à sensation à donner aux lecteurs des moyens pour mieux s’adapter à la vie moderne, les narrations d’Henry Black contenaient de nombreux récits sur les bienfaits de la science et de la technologie modernes qui permettaient par exemple de résoudre les crimes.

31 Dans Shachū no dokubari, quand l’étudiant des Beaux-Arts Itō visite la morgue avec la propriétaire du lieu où vivait Okatsu pour identifier le corps de cette dernière, Black en profite pour informer son public sur la relation entre la médecine légale et le droit pénal. Black explique aussi que les cadavres sont employés à des fins médicales si le corps n’est pas réclamé par la famille.

L’étudiant des Beaux-Arts Itō Jirōkichi

L’étudiant des beaux-arts Itō Jirōkichi tentant de convaincre Nagashima Chiyo, la propriétaire du lieu où vivait Okatsu, de se rendre à la morgue, dans l’Épingle empoisonnée de l’omnibus.

32 Dans Empreinte de main ensanglantée à la banque Iwade35, Black montre comment la police peut très vite traquer Matashichi de Londres jusqu’aux docks de Liverpool, une

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centaine de ri plus loin (l’équivalent de 393 kilomètres), par le simple biais d’un télégraphe et d’un téléphone permettant de communiquer le profil du suspect à travers tout le pays. Dans cette histoire, le neveu de la victime, Iwade Takejirō, résout l’affaire en comparant une trace de main ensanglantée laissée sur une feuille de papier trouvée sur la scène du crime avec la main d’un employé du service de nettoyage de la banque. L’intrigue, qui s’appuie sur l’usage des empreintes digitales, preuve d’identité considérée comme satisfaisante en Chine et au Japon en l’absence de sceaux gravés, s’inspire peut-être des recherches du docteur Henry Faulds, un missionnaire britannique qui travaillait à l’hôpital de Tsukiji dans les années 1880, soit dans le quartier où Black habitait depuis 188536. Le recours par Black aux empreintes digitales en tant qu’élément essentiel du roman policier semble avoir été une première mondiale.

33 Le thème des réformes législatives comme les descriptions des pratiques judiciaires anglaises et françaises apparaissent souvent dans les histoires de Black. Il en va ainsi de son adaptation du roman de Charles Dickens, Oliver Twist, qu’il intitula L’orphelin37. Black y reproduit l’intérêt que Dickens porte à la criminologie, lorsque Nancy se rend au tribunal pour essayer de savoir ce qu’il est advenu d’Oliver. Dans la version de Black, la visite incognito d’Omine, l’équivalent japonais de Nancy, lui donne l’occasion d’informer du fait qu’en Angleterre le public est autorisé à assister à la mise en accusation. La scène révèle le soutien enthousiaste de Black aux réformes législatives basées sur les droits civils anglais et français. Ceci apparaît clairement quand on la compare à une scène similaire prise dans l’adaptation déjà évoquée de la nouvelle de Maupassant Un Parricide par son mentor San.yūtei Enchō en 1895.

Le petit Seikichi (Oliver), à gauche, au tribunal devant le juge.

Illustration dans l’adaptation du roman de Charles Dickens, Oliver Twist, que Black intitula Minashigo 孤 児 (l’Orphelin).

34 L’histoire débute au moment où l’artisan est au sommet de son art et de sa gloire. Enchō et Maupassant racontent tous deux la rencontre de celui-ci avec un couple apparemment marié qui se prend d’amitié pour lui et devient son mécène. Chōji suspecte que l’homme et la femme sont en fait ses parents qui l’ont abandonné à sa naissance, et les supplie de lui dire la vérité, mais le couple nie l’évidence. Chōji les tue

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dans un excès de colère. Alors que la version de Maupassant se termine abruptement, laissant aux lecteurs le choix de former leur propre jugement, Enchō consacre lui un temps considérable à décrire le procès et le verdict du juge. Il situe son histoire dans la période Edo, contrairement à Black qui préfère un cadre contemporain, ce qui confère à l’ensemble une teneur nostalgique. Enchō avait de la sorte pour but de plaire à ceux qui voulaient que la morale japonaise classique soit prise en compte dans l’établissement des nouvelles lois. La scène où Chōji se présente devant le juge est radicalement différente de celle racontée par Black dans l’Orphelin. Alors que Black met l’accent sur le droit de tout citoyen à avoir accès à la justice et sur l’égalité de tous devant la loi, Enchō, lui, décrit dans les moindres détails le dialogue entre les protagonistes et met ainsi en relief la différence de statut entre l’humble accusé Chōji et le juge, qui est aussi bienveillant que condescendant. Les illustrations des livrets confirment ces différences. Dans l’Orphelin, le voyou Seikichi et le juge sont assis face à face. Seikichi a même ses mains placées sur la barre et ses yeux sont fixés sur le juge. Par contraste, dans les illustrations du Maître ébéniste Chōji, l’accusé est agenouillé, ses yeux sont détournés et sa tête baissée alors que le juge est assis, en dessus, sur une estrade confortable recouverte de tatamis.

35 Entremêlant avec habileté humour et suspense, les nouvelles d’Henry donnaient les moyens à ses auditeurs et à ses lecteurs de mieux traverser une époque de réformes et d’évolutions rapides de la société.

Black et les nouveaux médias

36 Les histoires d’Henry gagnèrent aussi un vaste public au travers des livres et des journaux qui les publiaient de façon fidèle grâce aux notes prises par des sténographes. Cette nouvelle forme de l’oralité jetée par écrit donna naissance à un type particulier de livres appelé sokkibon 速記本 (littéralement « livres [conçus à partir de notes] sténographiques »). L’arrivée au Japon de la sténographie, en 1884, bouleversa le monde de la publication. Le rakugo contribua largement à ce bouleversement. La sténographie fut utilisée au début pour prendre note des débats dans le Parlement tout nouvellement constitué, mais les éditeurs de livres et de journaux adaptèrent très vite cette technique à la publication en masse des récits proposés par les rakugoka populaires. Le coût de ces livres sténographiques, peu élevé grâce à l’emploi de papier de moindre qualité, leur distribution, qui s’appuyait sur un système de bibliothèques de prêt, permirent d’atteindre les masses38.

37 Le premier de ces livres sténographiques reprenait une histoire de fantômes célèbre, la Lanterne pivoine, racontée par San.yūtei Enchō39. Ce livre fut si populaire que cinq autres sokkibon des histoires d’Enchō furent publiés l’année suivante.

38 Si peu de sokkibon ont survécu du fait de la piètre qualité du papier utilisé et parce qu’on ne considérait pas qu’ils méritaient d’être conservés, ces livres se vendirent bien. Bien qu’ils ne fissent pas figure de grande littérature, beaucoup de romanciers et d’éditeurs envièrent leur succès. Leur attrait tenait aussi du fait qu’ils étaient écrits dans un langage simple. En fait, les sokkibon ont servi de « littérature de base pour les populations à peine lettrées, et ont donc aidé les efforts de l'État envers l’alphabétisation »40. Ils ont pu « largement contribuer au renouvellement de la littérature et à la ‘‘ révolution ’’ que fut l’avènement du style unifié » (genbun itchi 言文

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一致), en d’autres termes, au mouvement qui servit à « combler le fossé existant jusqu’alors entre les langues écrite et orale »41.

39 À peu près au même moment où le sokkibon se développa, les propriétaires de journaux commencèrent eux aussi à porter un intérêt particulier à la publication sous forme de feuilleton des histoires des rakugoka. Ils devinrent, dans la deuxième partie des années 1880, un autre moyen pour les conteurs de toucher les masses. Bon nombre des feuilletons publiés étaient des traductions adaptées (hon.an mono 翻案物) d’œuvres françaises ou anglaises, les traducteurs-interprètes donnant des noms japonais aux divers lieux et personnages. Dans certaines des histoires de Black, par exemple, les personnages traversent des ponts à Paris qui portent les noms de ponts bien connus de Tōkyō. Les personnages arrivent dans leur maison à Londres ou à Paris et lisent le Yomiuri shinbun, boivent de la bière et discutent du type de mochi, des gâteaux de riz japonais, qu’ils mangeront pour le Nouvel An. Tout cela crée une mise en scène hybride, permettant ainsi aux lecteurs de s’identifier plus facilement avec les personnages. Le Yamato shinbun やまと新聞 fut un pionnier de cette pratique avec la publication, dès sa première édition, des épisodes de la nouvelle d’Enchō la Belle du pin enterrée vivante (Matsu no misao bijin no ikiume 松の操美人の生埋), en 1886.

40 Black bénéficia bien sûr de cette diversification des moyens de publication à travers lesquels les conteurs atteignirent un large public. Il avait déjà noué des relations avec les propriétaires de journaux (et en particulier avec le Yamato shinbun), relations qu’il avait développées lorsqu’il travaillait avec son père, éditorialiste, et durant sa collaboration avec le mouvement pour la démocratie, dont on sait les liens qu’il entretint avec la presse de Meiji. Entre 1891 et 1896, le Yamato shinbun, par exemple, publia plusieurs histoires d’Henry, dont Nagare no akatsuki 流れの暁 (Aube de la rivière ; 45 épisodes entre le début du mois de janvier et la fin du mois de mars 1891), histoire romantique, mais tragique mettant en scène un aristocrate français, le baron Sawanabe, qui fuit la France durant la révolution42, mais aussi Setsunaru tsumi 切なる罪 (Péché pitoyable ; 8 mai-21 juin 1891), Tsurugi no hawatari 剣の刃渡り (la Lame de l’épée ; 4 décembre 1892-25 janvier 1893), et Natsu no mushi 夏の虫 (les Insectes de l’été ; 20 décembre 1893-13 janvier 1894). L’éditeur San.yūsha publia par ailleurs, en 1891, la Fille aux roses43, roman policier se déroulant à Paris dont le sujet est un complot d’assassinat contre le prince héritier français44.

Un artiste protéiforme

41 On sait que les conteurs visitaient souvent les théâtres de kabuki pour observer les expressions faciales et la gestuelle des acteurs, qu’ils incluaient ensuite dans leurs performances. Il était commun qu’ils jouent dans certaines scènes de pièces de kabuki, afin d’asseoir leur notoriété. Henry Black interpréta lui aussi un certain nombre de rôles au kabuji, son préféré étant celui d’un héros du peuple d’Edo, Banzui.in Chōbee 幡 随院長兵衛, qu’il joua pour la première fois au théâtre Haruki 春木座 en septembre 1892. Pour ce rôle, Henry reçut des leçons du fameux acteur Ichikawa Danjūrō, neuvième du nom 九代目市川団十郎45. Danjūrō était un des grands réformateurs du théâtre de l’époque. La coopération entre Danjūrō et Henry était donc une rencontre d’esprits réformistes.

42 Si le Japan Weekly Mail précisa à cette occasion que Black était sans doute le « premier étranger à monter sur les planches japonaises », ses interprétations de Banjuin Chōbei

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en 1892 ne constituaient cependant pas sa première incursion dans le monde du kabuki. En 1890, il avait déjà joué des femmes telles qu’Omiwa dans Imoseyama onna teikin 妹背山女庭訓 (Imoseyama, la noblesse d’une femme46), ou Osato dans Yoshitsune Senbon zakura義経千本桜 (Yoshitsune aux mille cerisiers)46, deux pièces qui mettaient en scène le thème de l’amour brisé et une situation où il y avait erreur sur la personne. En 1891, il avait aussi joué Kumagai, guerrier célèbre, dans le Dit des Heike ( Heike Monogatari 平家物語) et Roshishin, moine-brigand dans le récit chinois Au bord de l’eau (Suikoden 水滸伝)47. Ces représentations démontrent une immense facilité pour apprendre des dialogues en japonais et les exprimer à la manière d’un Japonais. Son enthousiasme pour le théâtre et son niveau d’admiration pour le Japon étaient sans conteste bien supérieurs à ceux des autres étrangers résidents au Japon.

Henry Black, habillé pour jouer un samouraï (Banzui.in Chōbee)

Henry Black, habillé pour jouer un samouraï (Banzui.in Chōbee) ; “The Story Teller in Japan”, par Francis McCullough, in East of Asia Magazine

43 Henry Black fut également l’un des premiers à enregistrer sa voix sur les tous premiers disques fabriqués au Japon. En 1903, il reçut pour ce faire une aide financière bienvenue de Fred W. Gaisberg, impresario et producteur de disques originaire des États-Unis qui fut le premier à fabriquer des albums pour gramophone en Europe où il travailla pour The Gramophone Company qui détenait le label His Master’s Voice48. Parmi les disques qu’il produisit figurent les enregistrements d’un groupe composé de « petites femmes geisha accompagnées d’instruments européens », ce que Gaisberg décrivit lui-même comme étant « la chose la plus amusante qui soit », ainsi que de l’Imperial Household Band et des narrations de Henry Black49.

Conclusion

44 Henry Black était un homme extraordinaire, un homme qui aimait la vie, le Japon, et le théâtre. Il finit sa vie dans un drôle de ménage avec lequel on retrouve encore la France. Henry adopta en effet un enfant japonais nommé Seikichi, qui épousa plus tard

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une certaine Julie Pequignot. Julie était une personne d’un grand talent. Fille d’un couple français emmenée au Japon par son oncle après la mort de ses parents50, elle apprit le shamisen (banjo à trois cordes) et devint une interprète accomplie du récitatif chanté (le gidayū), utilisant comme nom de scène le prénom de Rosa. C’est avec Seikichi et Rosa que Black passa ses dernières années, format un foyer improbable : un Britannique né en Australie et devenu Japonais, son fils adoptif japonais et sa femme d’origine française, Rosa, à Tōkyō.

45 Henry Black s’éteignit deux semaines seulement après le séisme gigantesque du Kantō, le premier septembre 1923. Le docteur qui signa l’acte de décès attribua la mort à une « sénilité avancée ». Sans consulter ses proches, sa sœur Pauline fit enterrer son corps dans le caveau familial, situé dans le cimetière des étrangers, à Yokohama51. Un comble pour celui qui était devenu à ce point Japonais !

46 Sur sa tombe auraient pu figurer ces mots, tirés de ses Souvenirs du théâtre de Londres : Si vous rendez visite aux peuples blancs d’Europe, contrairement aux noirs, certains sont tellement blancs qu’ils ressemblent presque à des fantômes sous un clair de lune. Mais leurs sentiments et affections sont les mêmes que ceux des Japonais. Bien que la langue, la tenue vestimentaire, la couleur des yeux ou des cheveux peuvent être différentes, tout être humain possède les mêmes sentiments et émotions52.

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1. D’excellentes discussions sur les origines, l’histoire et les caractéristiques du rakugo dans Heinz MORIOKA et Miyoko Sasaki, Rakugo: The Popular Narrative Art of Japan, Cambridge (Massachusetts) and London, The Council on East Asian Studies, Harvard University, 1990 ; Anne SAKAI, La Parole comme art – le rakugo japonais, Paris, Éditions l’Harmattan, 1992. 2. Ou Nihon reiiki 日本霊異記, dont une traduction anglaise est disponible : Kyoko Motomochi Nakamura, Miraculous Stories from the Japanese Buddhist Tradition: the Nihon Ryōiki of the Monk Kyōkai, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1973. 3. MORIOKA et SASAKI, op. cit., p. 239-241 ; SAKAI, op. cit., p. 67-76. 4. MORIOKA et SASAKI, op. cit., p. 310-321. 5. MORIOKA et SASAKI, op. cit., fournissent une liste complète de titres. 6. SAKAI, op. cit., p. 81-98. 7. J. Scott MILLER, “Tale as Text: Sokkibon in the Diet Library Collection”, in Helen HARDACRE (ed.), with Adam L. KERN, New Directions in the Study of Meiji Japan, Leiden, New York, Köln, Brill, 1997, p. 582. 8. Francis MCCULLAGH, “The Story-Teller in Japan”, The East of Asia Magazine, vol. 1, Shanghai, North China Herald Office, 1902, p. 207. 9. KATSURA Beichō 桂米朝, Rakugo to watashi 落語と私 (le Rakugo et moi), Tōkyō, Popurasha ポプ ラ社, 1976, p. 86. 10. NOBUHIRO Shinji 延広真治, Rakugo wa ikani shite keisei saretaka 落語はいかにして形成された か (Comment le rakugo prit forme), Tōkyō, Heibonsha 平凡社, 1986, p. 20 ; NISHIYAMA Matsunosuke, “Popular Performing Arts: From Edo to Meiji”, in Edo Culture: Daily Life and Diversions in Urban Japan, 1600-1868, Hawaii, University of Hawaii Press, 1997, p. 247. 11. SAN.YŪTEI Enchō, Meiji bungaku zenshū 明治文学全集 (Collection de littérature Meiji), vol. 10, Chikuma shobō, 1965, p. 336-375. 12. MORIOKA et SASAKI, op. cit., p. 257 ; Anne SAKAI, op. cit., p. 83-93. 13. Pour de plus amples informations sur les annonces de journaux donnant la liste de ces meetings et leurs sujets, voir OIZURU Yoshiya 生出恵哉, « Chōya shinbun : kōkoku ran ni miru Burakku » 「朝野新聞」広告欄にみるブラック (Chōya shinbun : Black au travers des colonnes publicitaires), dans Kairakutei kenkyū 快楽亭研究, no 1, 19 septembre 1986, p. 10-11.

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14. L’intérêt des Japonais pour Napoléon découla en particulier de leur curiosité à l’égard de l’expérimentation européenne de diverses formes de gouvernement et codes pénaux, ainsi que du désir du gouvernement japonais de surimposer un style parisien à l’aménagement des grands boulevards de Tōkyō. 15. « Tomitake jidai » 富竹時代, in Yokohama shi shikō fūzoku hen 横浜市史稿風俗編 (Annales de la ville de Yokohama – Les pratiques urbaines), tome 5, vol 2, Yose 寄席 2, Yokohama Shiyakusho 横浜市役所, 1973, p. 252-254. 16. EIKOKUJIN Burakku 英国人ブラック, Kusaba no tsuyu 草葉の露 (La rosée du cimetière), Tōkyō, Nisshūsha 日就社, 1886. 17. Mary Elizabeth BRADDON, Flower and Weed, Maxwell, London, 1884. Mary Braddon fait partie de ces nombreux auteurs à sensation de l’ère victorienne, qu’ils soient d’origine britannique, française ou américaine, qui furent traduits et popularisés au Japon durant la décennie précédant l’accession de Black au statut de shin.uchi. 18. MORIOKA and SASAKI, dans “The Blue-Eyed Storyteller”, op. cit., p. 141, citent une annonce parue dans l’édition du 17 septembre 1890 de l’Asahi shinbun. 19. NISHŪBASHI Sei 二洲橋生, « Kairakutei Burakku », in Bungei kurabu 文藝倶楽部, 1905, tome 11, vol. 14, Tōkyō, p. 298. Black avait confié à son intervieweur : « Seiyōjin no rakugoka wa mezurashii to iu no de, tachimachi koi ga ōhyōban ni narimashita » 西洋人の落語家は珍しいというので、たちま ちこいが大評判になりました (« un rakugoka occidental étant considéré peu ordinaire, je devins rapidement populaire »). 20. « Rakugoka chū ni isshu keiro no kawatta tokoro o motte uridashita eijin burakku. » 落語家中に一種 毛色の変わった処を以て売出した英人ブラック, cité in KURATA Yoshihiro 倉田善弘 (éd.), Meiji no engei 明治の喜芸 (les Spectacles de l’ère Meiji), Tōkyō, Kokuritsu gekijō chōsa yōseibu geinō chōsa shitsu 国立劇場調査養成部芸能調査屋, vol. 5, p. 97. 21. Jules ADAM, Japanese Storytellers–from the French of Jules Adam (Édition française 1899), traduction Osman Edwards, Tōkyō, T. Hasegawa, 1900, ici p. 19 de l’édition anglaise, retraduit en français par l’auteur. 22. Ibid., p. 21-22. 23. L’adoption du gendre par mariage n’est pas une pratique rare en effet. 24. Chūō shinbun, 24 mai 1893, cité in KURATA, op. cit., p. 177-178. 25. Naigaikokujin kekkon bo 内外国人結婚簿 (Liste des mariages entre Japonais et étrangers), Meiji 26 (1893), Tōkyō Metropolitan Archives, 604.D5.06 D160, p. 1-24. 26. « Hijōni Takamatsu Motosuke narumono o ai shi hotondo fūfu mo tadanaranu arisama非常に高松元 助ナルモノヲ愛し殆ど夫婦も啻ならぬ有様 » ; document de neuf lignes intitulé Keihi 京秘 no 286, signé par le superintendant en chef de la police de Kyōbashi, le 28 avril 1893 ; Naigaikokujin kekkon bo, op. cit., p. 14-15. La note de police fait mention de « Motosuke » 元助, mais d’autres documents, y compris un livre co-publié avec Henry, attestent l’usage du nom Motokichi 元吉. La question du mariage de Black a déjà été évoquée par Asaoka Kunio 浅岡邦雄, « Kairakutei Burakku no “Kekkon/Kika” Mondai kō » 快楽亭ブラックの「結婚・帰化」問題考 (Réflexions sur la question du mariage et de la naturalisation de Kairakutei Black), Kairakutei Burakku Kenkyū, no 6, 1992, p. 11-12. 27. KAIRAKUTEI Burakku, Sobaya no hanashi 蕎麦屋の噺 (Conte du restaurant de soba), EMI Zenshū Nihon fukikomi kotohajime EMI 全集日本吹き込み事始 (Collection complète EMI des débuts des vinyls japonais), TOCF-59061-71, no 8. 28. The Kōbe Weekly Chronicle, no. 234, vol. 9, 24 December 1901, p. 623. L’article attribuait ce commentaire au Japan Herald. Extrait dans Harold S. Williams Collection, National Library of Australia. 29. Mary Elizabeth BRADDON, “Her Last Appearance”, dans Weavers and Weft and Other Tales, London, John and Robert Maxwell, 1876.

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30. EIKOKUJIN Burakku 英国人ブラック, Eikoku Rondon gekijō miyage 英国倫敦劇場土産 (Souvenirs du théâtre de Londres, en Angleterre), Nomura Ginjirō 野村銀次郎, Tōkyō, 1891. 31. Braddon a en effet souvent été accusée d’avoir plagié les travaux d’autrui, y compris ceux d’auteurs populaires contemporains anglais et français. On la sait avoir été friande des œuvres de Zola, Flaubert et Balzac. Certains éléments suggèrent que même si elle ne plagiait pas directement ces auteurs, elle a été grandement influencée par eux. 32. EIJIN Burakku 英人ブラック, Shachū no dokubari 車中の毒針 (L’Épingle empoisonnée de l’omnibus), Suzuki Kinho 鈴木金補, Tōkyō, 1892. 33. Dans les adaptations de Black, les noms de lieux demeurent généralement fidèles à l’original, sauf lorsqu'un effet humoristique est recherché. Par contre, les noms de personnes sont souvent remplacés par des noms japonais. 34. Amanda C. SEAMAN, Bodies of Evidence–Women, Society, and Detective Fiction in 1990s Japan, Honolulu, University of Hawaii Press, 2004, p. 1. 35. Henry BLACK, Iwade ginkō chishio no tegata 岩出銀行血汐の手形 (Empreinte de main ensanglantée à la banque Iwade), Azuma Nishiki 東錦, Tōkyō, 1893. 36. Dans un article intitulé « Au sujet des rides de la main », publié dans le journal scientifique britannique Nature, Faulds expliqua qu’il avait eu l’idée de se lancer dans ses recherches après avoir appris que les potiers japonais laissaient leurs empreintes digitales sur l’argile de leurs pots pour permettre d’identifier leur provenance ; Henry FAULDS, “On the Skin-Furrows of the Hand”, Nature, 22-28 oct. 1880, p. 605. 37. ISHII Burakku 石井ブラック, Minashigo 孤児 (l’Orphelin), Kin.ōdō 金桜堂, Tōkyō, 1897. On constate que Black publie désormais sous son nom japonais, acquis par le mariage. 38. Concernant l’introduction de la sténographie et son application au sokkibon, voir J. Scott MILLER, op. cit., p. 581-589 ; Jonathan E. ZWICKER, Practices of the Sentimental Imagination, Harvard University Asia Center, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 2006, pp. 66-67 et 90-92. 39. SAN.YŪTEI Enchō, Botan dōrō 牡丹燈籠, in Meiji bungaku zenshū, vol. 10, Chikuma shobō, 1965, p. 3-82. 40. Miller, op. cit., p. 583. 41. Anne Sakai à propos de la langue d’Enchō, op. cit., p. 90-91. 42. MORIOKA et SASAKI, op. cit., p. 142. L’histoire contient des éléments qui rappellent le professeur de français Charles Darnay dans le roman de Dickens A Tale of Two Cities, qui est centré sur les personnages de deux vrais frères jumeaux, l’un bon, l’autre dissolu. 43. Bara musume 薔薇娘 ; ibid., p. 144. Il semblerait que l’histoire intitulée Kokuji Tantei 国事探偵 (L’inspecteur public) et publiée par Kikuike Yūhō 菊池幽芳 dans l’Ōsaka mainichi shinbun 大阪毎 日新聞 en 1898 proviendrait de la même source, peut être d’origine européenne ; Itō Hideo 伊藤 秀雄, Meiji no tantei shōsetsu 明治の探偵小説 (Les romans policiers de Meiji), Futabasha 双葉社, p. 165-188. 44. L’anarchiste Ohana projette de se déguiser en fleuriste pour attirer le prince dans un piège et l’assassiner à l’aide d’un gaz mortel. Lorsque le chef de la police de Paris, Kanamachi Shō, apprend que le scientifique et opposant politique Nishino Takeshi est entré sur le territoire avec l’intention d’assassiner le prince héritier, il charge l’inspecteur Ōmura de l’enquête. 45. Japan Weekly Mail, 3 September 1892, p. 275. 46. Cette œuvre a été traduite en français sous le titre Imoseyama ou l’éducation d’une femme par Jeanne SIGÉE, Gallimard, 2009. 46. MORIOKA et SASAKI, op. cit., p. 142, citent des comptes rendus de ces représentations apparaissant dans l’édition du 17 septembre 1890 de l’Asahi shinbun. 47. Asahi shinbun, 24 mars 1891. SHOGEI Konwakai (éd.), Kairakutei Burakku kankei bunken mokuroku 快楽亭ブラック関係文献目録, p. 4. 48. Fred W. GAISBERG, Music on Record, London, Robert Hale Limited, 1946, p. 59.

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49. Jerrold Northrop MOORE, A Matter of Records, New York, Taplinger Publishing Company, 1977, p. 82. 50. Entretien personnel avec un des petit-fils de Seikichi, M. Sudō Mitsuo, à Shizuoka, le 3 mai 1991 ; Heinz MORIOKA et Miyoko SASAKI, Kairakutei Burakku no ‘Nippon’ 快楽亭ブラックの ニッポン (Le Japon de Kairakutei Black), Tōkyō, PHP Kenkyūjo PHP研究所, 1986, p. 183-184. 51. Ces détails sur les circonstances de la mort de Black me proviennent d’une interview privée avec la fille de Rosa, Mme Ishii Kiyoko, le 3 mai 1991. 52. Eikoku Rondon gekijō miyage, op. cit., p. 41.

RÉSUMÉS

Dans les années 1880-1890, l’utilisation de la sténographie pour publier de la façon la plus fidèle les récits des conteurs professionnels connus sous le nom de rakugoka permit à ces derniers d’être connus et appréciés d’un très large public. C’est au cours de cette période qu’un citoyen britannique d'origine australienne, Henry Black (1858-1923), se fit conteur professionnel et raconta des histoires se déroulant en Grande-Bretagne ou en France afin de faire comprendre à un public populaire les changements sociaux initiés par le gouvernement de Meiji. Ses histoires constituaient des modèles pour aider les Japonais à entrer dans la modernité de la fin du XIXe siècle. Elles illustraient les réformes juridiques, les nouvelles relations entre les hommes et les femmes et la nouvelle urbanité. Black fut en ce sens un participant enthousiaste des débats de l’ère Meiji sur le sens de la modernité.

In the 1880s-1890s, the use of stenography for the publication of narrations by professional storytellers known as rakugoka enabled their stories to be printed and read by mass audiences. During this period, Australian-born British citizen, Henry Black (1858-1923), adapted sensation fiction from Britain and France to illustrate for mass audiences social change instigated by the Meiji government’s reform agenda. His stories were templates for assisting to negotiate nineteenth-century modernity. The stories contained examples of legal code reforms, new male-female relationships and new notions of the city. Black was an enthusiastic participant in the Meiji debate over the meaning of modernity.

INDEX

Mots-clés : conte, rakugo, Black Henry James (1858-1923), culture populaire Thèmes : arts du spectacle Keywords : rakugo, Tale, Black Henry James (1858-1923), Popular Culture, Meiji Period, Performing Arts Index chronologique : Meiji (1868-1912)

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AUTEUR

IAN MCARTHUR Université de Sydney

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Le gagaku, musique de l’Empire : Tanabe Hisao et le patrimoine musical comme identité nationale Gagaku, Music of the Empire: Tanabe Hisao and Musical Heritage as National Identity

Seiko Suzuki

1 Au début du XXe siècle, Tanabe Hisao 田邊尚雄 (1883-1984), physicien acousticien, musicologue, premier ethnomusicologue japonais et premier président de la Société orientale de musique (Tōyō ongaku gakkai 東洋音楽学会) de Tōkyō, élabore une histoire de la musique japonaise et asiatique qui fera date. Celle-ci présente le gagaku comme une musique originale, appartenant certes au patrimoine japonais, mais également représentative d’une culture partagée par tous les pays asiatiques. Les théories de Tanabe ont largement contribué à ce que le gagaku soit désigné, le 12 mai 1955, comme l’un des « biens culturels immatériels importants » (jūyō mukei bunkazai 重要無形文化財) du Japon par le ministère de l’Éducation 1. À la suite de ses travaux, le gagaku est en effet apparu comme étant la musique la plus ancienne du Japon, restée immuable au cours des siècles, preuve de la pérennité et de l’immutabilité de l’identité culturelle du peuple japonais2. Si aujourd’hui, il existe divers groupes de gagaku privés, selon le Comité pour la protection des biens culturels du ministère de l’Éducation seul le département de Gagaku de l’Agence impériale « conserve pour les générations futures le gagaku authentique et peut l’exécuter de façon artistique »3. En d’autres termes, l’invariabilité et la continuité de l’institution des musiciens de cour permettent l’authenticité du gagaku. Mais cette musique est posée également comme la plus « universelle », car dépositaire d’un patrimoine dépassant largement les frontières de l’État japonais. Ici, il ne faut pas oublier que la définition du gagaku de Tanabe prend place dans un contexte d’impérialisme et de colonialisme japonais menant, au tournant des années 1940, au concept de « musique de la Grande Asie orientale » (Daitōa ongaku 大東亜音楽), alors que le Japon essaie de s’instituer au centre d’un grand ensemble asiatique.

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2 Ce sont précisément ces postulats de l’immutabilité, de l’identité, de l’universalité et, in fine, la conception même de « bien culturel » ou de « patrimoine » que nous voudrions interroger dans le présent article. Pour ce faire, nous étudierons la définition du gagaku comme répertoire spécifique dans une perspective historique, et analyserons le processus suivant lequel cette musique a accédé au rang de « bien culturel immatériel important » du Japon. Nous nous attacherons surtout au rôle tenu par Tanabe Hisao dans la construction de cette représentation.

Le gagaku prémoderne

3 L’étiquette de gagaku actuelle s’applique donc strictement à l’ensemble du répertoire exécuté par les vingt-cinq musiciens du département de Gagaku du bureau des Cérémonies de l’Agence impériale (Kunaichō shikibushoku gakubu 宮内庁式部職楽部). De façon générale, on répartit ce répertoire en trois catégories : 1. Kokufū kabu 国風歌舞 (pièces vocales et à danser proprement japonaises). 2. Gairai gakubu 外来楽舞 (pièces instrumentales et à danser importées). 3. Utaimono 歌物 (pièces vocales)4.

4 On peut distinguer deux grands types d’occasions d’exécution du gagaku : les cérémonies rituelles et profanes réservées à la cour ; les concerts publics en salles de concert. Telle est l’acception du terme gagaku dans l’ensemble des dictionnaires et encyclopédies de la musique japonaise parus ces trente dernières années5. Or ces ouvrages de référence s’appuient de manière uniforme sur la définition contemporaine du gagaku forgée par Tanabe, notamment dans l’article sur le gagaku publié dans le Dictionnaire de la musique de 19556, et communément admise depuis par la communauté scientifique. Il n’est pas inutile pourtant de se rappeler ce que fut le gagaku avant cette définition.

5 Le terme ga-gaku signifie littéralement « musique » (gaku 楽) « légitime », « raffinée » (ga 雅), c’est-à-dire destinée aux rites de la cour7. Il apparaît pour la première fois dans les Entretiens de Confucius8. Pour le confucianisme en effet, le monarque doit gouverner par « les rites et la musique » (jap. reigaku 礼楽) et non par « la punition et la coercition » (keisei 刑政)9. Selon ces idées qui attachent de l’importance aux rites et à la musique comme instruments de la morale politique, la musique idéale est le gagaku comme musique rituelle à la cour10. Le terme gagaku ne désigne pas, on le comprend, un certain genre de musique, mais est l’appellation commune à toute musique rituelle jouée à la cour. Il est employé dans ce sens par les dynasties successives en Chine et dans les pays appartenant à la sphère culturelle chinoise. Le mot renvoie donc à un contenu différent selon les régions et les époques11.

6 Dans le Japon du Ve siècle, les échanges culturels avec les Trois Royaumes de Corée et la Chine continentale favorisent l’introduction de diverses musiques du continent, dès lors intégrées dans les rites de la cour impériale et des temples bouddhistes, ce qui leur confère le cachet d’une musique raffinée et officielle. La première occurrence connue du mot gagaku au Japon apparaît en 701, dans un passage consacré à l’Office de la musique (Gagaku-ryō 雅楽寮 : l’Office ministériel du gagaku), qui relève du département des Affaires des nobles (Jibushō 治部省) du ministère des Affaires suprêmes (Daijōkan 太政官)12. L’Office, mis en place par les lois connues sous le nom de « Code de l’ère Taihō » (Taihō-ryō 大宝令), est une école de chant et de danse formant

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les interprètes qui se produisent à la cour impériale. De fait, du VIIIe siècle au début du Xe siècle, le terme gagaku désigne soit l’Office ministériel du gagaku, soit l’ensemble de tous les styles musicaux institutionnalisés par les lois et pratiqués par les membres de cet Office13 : d’une part « musique japonaise » (yamato-gaku 倭楽) ou en tout cas considérée comme appartenant à un patrimoine peu influencé par les arts continentaux ; et d’autre part « musique des Tang » (tō-gaku 唐楽), « musique de Koguryŏ » (kōrai-gaku 高麗楽), « musique de Silla » (shiragi-gaku 新羅楽), « musique de Paekche » (kudara-gaku 百済楽), du nom des trois royaumes de la péninsule coréenne, ainsi que musiques et danses dont on a conscience qu’elles sont venues du continent asiatique14.

7 À l’époque de Heian (794-1182), le gagaku prospère dans la culture impériale non seulement comme musique cérémonielle, mais aussi comme divertissement musical. L’empereur lui-même prend part à l’ensemble musical du gagaku. Pour répondre à la demande d’exécution de gagaku, de nouvelles organisations en charge des divertissements musicaux sont fondées, en marge de l’Office ministériel du gagaku et sous le contrôle de la Chancellerie privée (Kurōdodokoro 蔵人所), dont le « Chœur » (Ō- utadokoro 大歌所) et la « Musique » (Gakusho 楽所)15. Le premier, à partir du IXe siècle, se charge d’exécuter les pièces vocales et à danser « japonaises » que l’Office ministériel du gagaku effectuait jusqu’alors. Désormais, l’Office pratique essentiellement la musique « étrangère », qui est scindée en deux registres au IXe siècle : la « musique des Tang »16 et la « musique de Koguryŏ »17. Cependant, au Xe siècle, la « Musique » s’installe et commence à exécuter cette musique « étrangère » en prenant la place de l’Office.

8 Les relations de l’Office ministériel du gagaku, du « Chœur » et de la « Musique » paraissent à peu près nulles18, même si leurs membres sont tous hauts dignitaires ou fonctionnaires à la cour19. Parmi eux, on remarque quelques lignées de fonctionnaires subalternes, les familles Ōno 多 ou Koma 狛 par exemple, qui occupent des postes dans la « Musique ». Certaines de ces lignées familiales pratiquent le kagura, genre considéré comme « proprement japonais » à l’époque. Formalisé et pratiqué à date régulière devant le service Intérieur du palais impérial (Naishidokoro 内侍所) à partir de 1002, sous le règne de l’empereur Ichijō, ce rite musical, divertissement offert aux divinités, est l’un des plus importants de la Cour impériale. Avec le déclin de l’ancien système des codes et la sclérose de l’Office ministériel du gagaku au XIIe siècle20, le terme gagaku commence à désigner plus précisément la « musique des Tang » et la « musique de Koguryŏ »21.

9 Au XIVe siècle, le gagaku résiste un moment à l’arrivée de la nouvelle classe dirigeante militaire. Cependant, durant les guerres civiles d’Ōnin, à la fin du XVe siècle, les familles de musiciens de gagaku sont contraintes de quitter la capitale impériale dévastée, et le gagaku disparaît presque complètement. À la fin du XVIe siècle, l’empereur ordonne aux familles de musiciens qui ont survécu au temple Kōfuku-ji 興福寺 de Nara et au temple Shitennō-ji 四天王寺 d’Ōsaka, de se rassembler à la cour de Kyōto pour assurer les cérémonies impériales. Ainsi est constituée à nouveau la « Musique », dans les trois villes de Kyōto, Nara et Ōsaka22.

10 On sait que le gouvernement shogunal des Tokugawa encourage durant l’époque d’Edo les études néo-confucéennes. Or les confucianistes attachent de l’importance au gagaku23. Dans le même temps, le shogunat préserve l’art et la culture de la cour à la capitale impériale, dans la limite des règles qu’il a toutefois édictées. Il aide financièrement les lignées familiales des musiciens et ordonne à certains d’entre eux de

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monter à la capitale shôgunale et d’y demeurer pour célébrer les rites au mausolée de Tokugawa Ieyasu (Tōshōgū 東照宮) à Nikkō et à Momiji-yama dans le château d’Edo24. Ces familles de musiciens de gagaku exécutent essentiellement la « musique des Tang » et la « musique de Koguryŏ ».

11 Au cours de la seconde moitié de l’époque d’Edo, dans un mouvement de restauration des cérémonies impériales, les empereurs qui se succèdent demandent à ce que soient recréées des pièces vocales et à danser « japonaises » déjà disparues à l’époque, telles que l’azuma-asobi 東遊 (divertissement originaire des provinces de l’Est), le yamato-mai 倭舞 (danse de la région du Yamato), ou le kume-mai 久米舞 (danse du clan Kume) 25. Celles-ci deviendront le gagaku de l’ère Meiji. La plupart des pièces connues comme gagaku à l’époque moderne sont donc des reconstitutions effectuées durant l’époque d’Edo. Ceci n’est pourtant pas allé sans oppositions : Matsudaira Sadanobu, troisième seigneur du fief Shirakawa, s’érigeait en 1829 contre les familles de musiciens et cherchait à redonner au terme gagaku son sens originel de « musique légitime » ou « musique rituelle ». Pour lui le gagaku ne pouvait désigner que le kagura et l’azuma- asobi, seuls légitimes, parce que « proprement japonais », comme musique rituelle à la cour du Japon26.

Le gagaku comme « musique nationale » à l’ère Meiji

12 Avec la restauration de Meiji en 1868, l’empereur et le siège du gouvernement quittent Kyōto pour s’installer définitivement dans la capitale de l’Est, Tōkyō, en mai 1869. À partir du 7 novembre 1869, le gouvernement impérial commence à réunir à Tōkyō les familles de musiciens de gagaku qui demeuraient à Kyōto, Nara et Ōsaka27. Il leur est demandé d’exécuter en premier lieu du kagura, danse la plus importante à la cour, puis d’autres pièces vocales et à danser « japonaises » (reconstituées à l’époque d’Edo), ainsi que de la « musique des Tang » et de la « musique de Koguryŏ ». L’ensemble fait partie des rites et des cérémonies de la cour impériale reconstruits à la nouvelle cour à Tōkyō28. Un département de Gagaku (Gagaku-kyoku 雅楽局) est mis en place au sein du ministère des Affaires suprêmes en novembre 1870, dans une logique de réactivation de l’Office ministériel du gagaku de la cour impériale du VIIIe siècle. Dès 1871, avec les réformes des statuts des organisations administratives, celui-ci devient section de Gagaku (Gagaku-ka 雅楽課), installée, en 1889, au sein du ministère de la Maison impériale29. À la différence des autres arts de la scène traditionnels, le gagaku est la seule musique qui est, dès sa reprise, jouée en présence de l’empereur et institutionnalisée de nouveau par le gouvernement de l’Empire30. Le gagaku se voit ainsi redéfini administrativement tel qu’il l’était au VIIIe siècle, comme toute musique interprétée par la section de Gagaku de la cour, qu’elle relève du répertoire considéré comme « musique proprement de notre pays » (wagakuni koyū no gaku 我邦固有ノ楽), ou comme « musique étant d’origine des Tang ou de Koguryŏ » (tō kōrai den no gaku 唐高 麗伝ノ楽)31.

13 Un autre point est important à souligner : à partir de 1874, les musiciens de gagaku se voient contraints de jouer également de la musique occidentale, puisque cette dernière intervient dans les cérémonies de la famille impériale inspirées du modèle occidental32. La musique s’inscrit en effet dans le contexte d’affirmation de la modernité du Japon et de la volonté de faire jeu égal voire de dépasser le niveau de développement culturel des pays occidentaux. Les interprètes de la section de Gagaku forment ainsi le premier

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orchestre occidental du Japon. Quelques musiciens deviennent également chercheurs en musique japonaise et professeurs de musique occidentale au sein de l’Institut de recherches sur la musique (Ongaku torishirabe gakari 音楽取調掛) du ministère de l’Éducation33.

14 Dans le déroulement de cette histoire du gagaku à l’ère Meiji, le concept de « musique nationale » (kokugaku 国楽), central lors de « la création des identités nationales en Europe »34, joue un rôle majeur. En Europe, le nationalisme musical présent dès la fin du XVIIIe siècle émerge véritablement au milieu du XIXe siècle au moment de la création des États-nations35. Au Japon, la « musique nationale » va finalement souvent remplir la même fonction que celle attribuée à la musique rituelle dans la pensée confucianiste36. Musique nationale et musique rituelle ont en effet en commun à l’époque un même caractère édificateur et moral37. Elles sont associées pour la première fois lors de la cérémonie d’inauguration du chemin de fer, le 12 septembre 1872. Pendant que le drapeau national est hissé devant l’empereur Meiji, deux pièces de « musique des Tang » sont jouées par la section de Gagaku : Manzai-raku 万歳楽, à la station de Shinbashi, et Keiun-raku 慶雲楽, à la station de Yokohama. Le gagaku est alors bel et bien désigné par le terme de « musique nationale »38.

15 Par ailleurs, dans le mouvement de restauration du pouvoir impérial et de mise en place d’un shintô d’État, les rites de la cour impériale, et par conséquent les musiques interprétées lors de ces rites, sont redéfinis39. Parmi ces dernières, le kagura, rituel musical et dansé évoqué dans la mythologie japonaise, ce qui lui confère une origine divine, tend à occuper une place prédominante, et le nombre de représentations de ce registre augmente de façon impressionnante40. Parallèlement, en 1878, la participation à l’Exposition universelle de Paris oblige les musiciens de la section du Gagaku à se définir comme interprètes de « musique japonaise »41. Il s’agit là d’un point important à relever, car à cette occasion, ils rédigent des partitions et un texte explicatif de leur art, dans ce qui est l’une des premières présentations synthétiques du gagaku42. Ils y expliquent notamment que parmi les différents styles de gagaku, le kagura occupe la place la plus élevée en raison de son caractère « proprement japonais ». Un document officiel recommande d’ailleurs, dans le cas où l’on expose des instruments de musique, de disposer les objets relatifs au kagura au premier rang43.

16 Pourtant, plus que les praticiens de la musique, ce sont d’abord des fonctionnaires du ministère de l’Éducation du nouveau gouvernement, tels Megata Tanetarō 目賀田種太 郎 (1853-1926) et Isawa Shūji 伊沢修二 (1851-1917), qui modèlent le discours sur la « musique nationale ». Leur concept de « musique nationale » est inspiré par le programme de l’éducation primaire des États-Unis, fondé en 1838 à Boston sur les théories du pédagogue suisse Johann Heinrich Pestalozzi (1746-1827). De fait, le principal but de la musique scolaire aux États-Unis est alors de faire apprendre aux enfants qui ne parlent pas anglais le langage et la prononciation authentiques à l’aide du chant, composante de la « musique nationale » ; ceci dans le contexte politique de construction d’une nation dans laquelle le nombre d’immigrants augmente44. Construire une nation moderne par une « musique nationale » répond tout à fait aux espérances de Megata et d’Isawa, justement envoyés à Boston pour des recherches sur l’éducation primaire par le ministère de l’Éducation en 1875.

17 Or, ces derniers sont loin de mettre le gagaku au centre de leur réflexion. Ils proposent en effet, après leur retour des États-Unis, de constituer le répertoire de cette « musique nationale » de façon très large45 :

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La musique nationale doit être constituée des chansons et des mélodies nationales que tout membre du peuple japonais peut, en tant que tel, qu’il soit aristocrate ou roturier, chanter et jouer, sans distinction entre le raffiné et le vulgaire : il s’agit de puiser dans les œuvres de qualité propres à notre pays, dans son passé comme dans son présent, mais aussi, si besoin, dans celles de la musique européenne. 国学(=楽)トハ我国古今固有ノ詞歌曲調ノ善良ナルモノヲ尚研究シ、其ノ足 ラザルハ西洋ニ取リ、貴賤ニ関ハラズ又雅俗ノ別ナク誰ニテモ何レノ節ニテモ 日本ノ国民トシテ歌フベキ国歌、奏ヅベキ国調ヲ興スヲ言フ

18 Bref, pour les auteurs, la « musique nationale » renvoie à un répertoire que le peuple japonais actuel doit inventer, et non pas au gagaku raffiné du passé impérial ni d’ailleurs à la musique populaire ou à la musique européenne. Cette « musique nationale », il faut la créer en cherchant au contraire les meilleurs éléments de ces différents registres. L’idéal des auteurs se manifeste dans les trois volumes du Recueil de chants pour l’école primaire (Shōgaku shōka shū 小学唱歌集) publiés entre 1881 et 1884 par l’Institut de recherches sur la musique du ministère de l’Éducation. Il est à noter que ce recueil est édité pour enseigner la gamme occidentale à sept tons : l’heptacorde. Il s’appuie sur les exercices du manuel de musique Primary of First National Music Reader (Manuel élémentaire du premier lecteur de la musique nationale) de l’éducateur musical de Boston Luther Whiting Mason (1828-1896), qui a été invité au Japon par Isawa, alors directeur de l’Institut de recherches sur la musique46. Le rapport d’activité de cet institut insiste par ailleurs sur la grande ressemblance entre l’heptacorde du gagaku japonais en ce qui concerne la musique « de qualité propre à notre pays » et celui de la musique grecque ancienne pour « la musique européenne »47. On comprend ici la vertu éducative que devait posséder le répertoire d’une musique en phase avec l’émergence d’une nouvelle nation.

19 Par ailleurs, malgré l’espoir de la section de Gagaku de constituer son art en « musique nationale », la définition – généralement admise jusqu’à l’époque d’Edo – selon laquelle le gagaku est une musique d’origine chinoise et coréenne, va largement subsister. C’est le cas, par exemple, dans le Nihon jisho genkai 日本辞書言海, célèbre dictionnaire compilé par Ōtsuki Fumihiko 大槻文彦 en 1879, dont l’avis sera repris par presque tous les autres dictionnaires de l’ère Meiji. Le gagaku suscite d’ailleurs de franches oppositions. Ainsi, un article anonyme intitulé « La fondation de la musique nationale et l’Association du gagaku », publié dans la revue littéraire de l’Université impériale de Tōkyō, explique-t-il la raison pour laquelle le gagaku ne devrait pas être la « musique nationale »48. Il évoque trois causes rédhibitoires : tout d’abord, c’est une musique importée de l’étranger et réservée à la haute société ; deuxièmement, elle n’est pratiquée que dans les villes ; enfin, elle est loin d’avoir constitué le seul genre de musique au cours de l’histoire japonaise, le peuple japonais dans son ensemble s’étant intéressé à bien d’autres genres. On voit donc que l’idée du gagaku comme « musique nationale » ne fait pas l’unanimité, ou plus exactement, qu’on peut vouloir trouver d’autres fondements que l’ancienneté du gagaku au concept de « musique nationale ».

20 On prêtera une attention particulière ici à une logique que l’on pourrait dire « romantique » et qui se caractérise par l’importance accordée aux notions de peuple et de tradition : ne peut être considérée comme musique nationale une musique qui n’a pas été jouée, avant, par l’ensemble de la nation. Ce mode de pensée, consistant à idéaliser un passé perdu qui serait détenu par l’ensemble de la communauté nationale, est identique à celui qui anime ceux qui, à la même époque, s’intéressent aux « chants folkloriques ».

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21 Il y a en effet au Japon un mouvement littéraire inspiré par le romantisme allemand visant à collecter dans tout le pays des chants populaire et à en composer de nouveaux. Le but des partisans de ce mouvement est de renforcer l’identité nationale au moyen de chants faisant partie de l’identité du terroir49. Le terme japonais de min.yō 民謡 (« chant du peuple »), forgé par Mori Ōgai pour traduire le terme allemand « Volkslied »50, est définitivement adopté suite à son utilisation par Ueda Bin 上田敏 (1874-1916), professeur de littérature anglaise, traducteur et poète51. Le fait que l’un et l’autre s’intéressent aux chants et chansons populaires montre à quel point ceux-ci représentent un sujet de réflexion de première importance pour les intellectuels de la modernité japonaise.

22 Au début du XXe siècle, le Japon, vainqueur de la «Grande Russie » au terme de la guerre russo-japonaise (1904-1905), se met à relativiser la primauté de la modernisation « à l’occidentale » et commence à rechercher une modernité qui lui serait propre. Dans ce contexte, la discussion autour des « chants folkloriques » s’étend à la pensée musicale du début du XXe siècle, dans la continuité du discours sur la musique nationale. Ceux-ci deviennent aussi un thème important dans le département de « Littérature nationale » à l’Université impériale de Tōkyō où Shida Yoshihide 志田義秀 (1876-1946), étudiant en littérature japonaise52, publie une série d’articles qui les promeut au centre de l’esprit romantique53.

23 Son travail, qui englobe dans un même ensemble tous les chants « proprement japonais » tels que les pièces du saibara considérées depuis le IXe siècle comme des chants de palefreniers54, va permettre aux musiciens de la section de Gagaku du ministère de la Maison impériale de faire valoir qu’une partie de leur répertoire, constituée de chants « proprement japonais », est à considérer comme « musique folklorique », c’est-à-dire propre au peuple japonais. Ils contrent ainsi les critiques arguant que le gagaku étant venu de l’étranger et ayant été réservé à une élite aristocratique, il ne pouvait être pris comme « musique nationale ».

24 Shiba Fujitsune 芝葛鎮 (1849‐1918), chef musicien de gagaku de la cour à la fin de l’ère Meiji, définit de nouveau le terme gagaku dans le Grand dictionnaire de l’histoire du Japon, en distinguant les « pièces vocales » (utaimono ou utamono 歌物) des « pièces instrumentales » (kangen 管絃) et en intégrant les chants folkloriques dans les « pièces vocales »55. Cette définition sera régulièrement réemployée, par exemple par Tōgi Tetteki 東儀鉄笛 (1869-1925), ex-musicien à la cour et enseignant la musique occidentale à l’Université de Waseda, dans l’édition de ses cours donnés à l’université56.

Tanabe Hisao : de l’acousticien au musicologue

25 Si le gagaku est décrit comme « musique nationale » ou « musique japonaise » avant tout par les musiciens à l’ère Meiji, à partir de l’ère Taishō (1912-1926) ce sont les scientifiques qui vont prendre le relais, notamment, nous l’avons dit, sous l’impulsion de Tanabe Hisao.

26 Tanabe Hisao est né le 16 août 1883 à Tōkyō. Après la mort de sa mère en 1892, il est adopté par l’un de ses parents, Tanabe Teikichi 田辺貞吉, directeur général de la Banque Sumitomo. Un violon de la maison Suzuki donné par son beau-père permet à Tanabe de travailler la musique à partir du moment où il commence à s’intéresser à cet instrument, dans la classe de musique du collège. Il poursuit l’étude du violon au cours

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du premier cycle d’études supérieures de la Faculté de sciences et de technologie du Premier Lycée (Ichikō 一高) à Tōkyō. Là, il découvre des livres de théorie musicale allemande grâce à la rencontre avec de grands connaisseurs du domaine musical tels qu’Otsukotsu Saburō 乙骨三郎 (1881-1934), qui enseignera l’esthétique et l’histoire de la musique à l’École nationale de musique de Tōkyō, ou Ishikura Kosaburō 石倉小三郎 (1881-1965), auteur de la première Histoire de la musique européenne (Seiyō ongaku shi 西 洋音楽史) au Japon57.

27 Son environnement familial n’est pas négligeable dans son parcours : Tanabe a ainsi très tôt accès à une collection de livres de vulgarisation musicale publiés aux États- Unis, tel celui de Henry Edward Krehbiel, How to Listen to Music: Hints and Suggestions to Untaught Lovers of the Art (1897), ou celui de William James Henderson, How Music Developed: A Critical and Explanatory Account of the Growth of Modern Music (1898) 58. Il possède également un gramophone avec une importante collection de disques de musique japonaise et occidentale appartenant à son beau-père et à lui-même. Nul doute que ceci contribue à sa réussite. Parvenu à intégrer la prestigieuse Université impériale de Tōkyō, Tanabe sort major de sa promotion au département de Physique en 1907. Son mémoire de fin d’études, intitulé Études acoustiques sur les instruments de musique à vent (Kangakki no onkyōgaku teki kenkyū 管楽器の音響学的研究, 1907) traite de la Théorie physiologique de la musique fondée sur l’étude des sensations auditives de l’allemand Hermann von Helmholtz (1821-1894) paru en 186359.

28 Au moment où Tanabe entreprend ses études sur la musique, un certain nombre de physiciens japonais travaillent déjà dans le domaine musical. Ainsi Tanaka Shōhei 田中 正平 (1862-1945), docteur ès science et acousticien, qui est allé en Allemagne sur ordre du ministère de l’Éducation en 1884 et a étudié sous la direction de Helmholtz à l’Université de Berlin pendant environ quinze ans. Après son retour au Japon en 1899, inspiré par les conseils de Helmholtz, il établit, en 1905, l’Institut de recherches sur la musique nationale (Hōgaku kenkyū-jo 邦楽研究所), afin d’étudier la « musique japonaise » en la notant et la transcrivant dans le système de notation occidentale60. Tanabe rejoint cet institut dès sa première année de doctorat de sciences à l’Université Impériale de Tōkyō, en 1907, pour commencer l’étude de la musique japonaise sous la direction de Tanaka. C’est là qu’il débutera sa carrière de chercheur. On peut relever que sous l’impulsion du gouvernement japonais de Meiji nombreux sont les chercheurs et universitaires de la génération de Tanaka qui sont partis étudier en Europe et aux États-Unis. Tanabe, lui, comme nombre de scientifiques de son âge, fera toutes ses études et sa carrière au Japon.

L’histoire de la musique japonaise dans une perspective évolutionniste

29 Sous l’influence de Helmholtz, l’étude de la musique japonaise de Tanabe accorde une grande importance à une approche relevant des sciences physiques et naturelles. En ce sens, les travaux de Tanabe apparaissent comme une variante de la musicologie européenne du début du XXe siècle, elle aussi très déterminée par l’œuvre de Helmholtz. À partir de 1909, Tanabe écrit plusieurs articles dans la Revue des sciences et des arts orientaux ( Tōyō gakugei zasshi 東洋学芸雑誌), concernant l’harmonie et la gamme chinoises comme origines du gagaku. Il poursuivra cette étude par une comparaison des gammes occidentale, chinoise et japonaise, dans son ouvrage Principes musicaux

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considérés du point de vue des sciences modernes (Saikin kagakujō yori mitaru ongaku no genri 最近科学上より見たる音楽の原理), publié par Uchida rōkaku ho 内田老鶴圃 en 1916.

Tanabe Hisao 田辺尚雄

http://22982298.blog.fc2.com/blog-category-29.html (25 mai 2014).

30 Néanmoins, la conception de l’histoire de la musique japonaise qui prévaut au Japon à cette époque rend particulièrement difficile toute adaptation de la musicologie occidentale. En effet, en raison de l’absence de partition fixée, d’une moins grande importance accordée à l’harmonie et d’une certaine fixité au cours de l’histoire, la musique japonaise est perçue comme une musique ne pouvant s’inscrire dans la conception évolutionniste de l’histoire de la musique qui domine chez Helmholtz, et d’une manière générale en Occident. Ainsi, les arts japonais, considérés alors comme « nationaux », tels que le gagaku, le nō, le kabuki, parce que présentés comme étant restés immuables depuis longtemps, ne sauraient apparaître comme le dernier résultat d’une longue évolution historique, et constituent, en quelque sorte, un contre-exemple à la pensée évolutionniste. On peut certes ranger la musique dans la catégorie des sources historiques, comme le fait Konakamura Kiyonori 小中村清矩 (1821-1895) en 1888, dans la première histoire de la musique japonaise61, mais l’absence de mise en perspective de cette conception historiographique rend impossible de décrire la musique comme le fait l’histoire européenne, c’est-à-dire comme un phénomène qui évolue des temps les plus anciens jusqu’à nos jours.

31 Dans ce contexte, Tanabe doit faire face à une contradiction : comment, en effet, soutenir d’un côté la conception d’une musique qui, pour être nationale, doit être fixe et immuable et inscrire, de l’autre, la musique dans une approche évolutionniste en conformité avec les canons scientifiques de son époque ? Il tente de résoudre le paradoxe dans ses Conférences sur la musique japonaise (Nihon ongaku kōwa 日本音楽講話)

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publiées par Iwanami shoten en 1919, son premier livre sur l’histoire de la musique japonaise considérée d’un point de vue évolutionniste. Par rapport aux travaux précédents, l’histoire de Konakamura déjà citée par exemple, qui juxtaposaient simplement les divers types de musique d’après ce qu’en disaient les sources historiques, Tanabe propose de considérer l’histoire de la musique japonaise comme un processus évolutif de « japonisation » progressive de la musique savante importée de l’extérieur. Dans cette approche, il doit insister sur le fait qu’il y a coexistence de deux types contradictoires de kagura : un kagura « peu développé » (mikaiteki 未開的) et « primitif » (genshiteki 原始的), remontant aux origines mythiques du Japon avant l’importation du gagaku étranger ; et un kagura plus « formel » (keishikiteki 形式的) et « artistique » (geijutsuteki 芸術的), recréé au Moyen Âge d’après le gagaku étranger certes, mais selon un « esprit proprement japonais » (nihon koyū no seishin 日本固有の 精神).

32 Parallèlement à Tanabe, et bien qu’étant dans l’incapacité de trouver des traces de sa pratique avant le Moyen Âge (l’époque de Heian), la section de Gagaku de la cour insiste sur le fait que le kagura qu’elle exécute est lié directement à l’époque ancienne. Cette affirmation dépourvue de preuves ne satisfait toutefois pas les aspirations scientifiques de Tanabe. Dans la perspective évolutionniste qui est la sienne, en effet, la forme la plus élevée de gagaku n’est pas à rechercher dans ses expressions primitives, mais bien dans celles qui sont issues des importations de l’étranger revisitées par l’esprit japonais au Moyen Âge : Le kagura issu du Moyen Âge n’est pas du tout celui des temps anciens, c’est un nouvel art totalement créé au second tiers de l’époque de Heian, avec une forme chinoise et l’esprit japonais. 後世の神楽は平安朝の中期に至つて支那の形式を参考し之れに日本の精神を加 へて全く新たに制定した新芸術であつて上世の神楽とは全然別ものである。62

33 Pour lui, c’est l’application d’un « esprit proprement japonais » qui a permis l’assimilation de la musique chinoise « savante » au profit de l’édification d’une musique « japonaise », à l’image des processus d’emprunts et d’assimilation de la musique occidentale à l’époque Meiji. Et c’est l’affirmation d’un tel esprit et d’un tel procédé qui rend possible la revendication d’une musique proprement nationale, pouvant rivaliser avec la musique occidentale. Pourtant, si ceci est l’objectif affiché, Tanabe dresse le constat qu’en l’état l’égalité n’est pas encore possible. Si elle peut bien être vue comme le résultat d’un processus évolutif long, il manque encore à la musique japonaise une dernière caractéristique : La musique japonaise n’est pas de taille à lutter contre la musique occidentale au niveau de la rationalité. Elle est incomparablement moins méthodique que la musique de Beethoven. Cependant, cela ne diminue en rien la valeur de la musique japonaise. 理性的に於ては日本音楽は到底西洋音楽に及ばない。日本音楽は如何に之を弁 護せんとしても其組織に於て到底ベートーフェンの音楽に比肩されるものはな い。然しその事は少しも日本音楽の価値を下げるものではない。63

34 On voit ici ce qui pour Tanabe peut apparaître comme une faiblesse « rationnelle » de la musique japonaise par rapport à la musique occidentale, c’est-à-dire l’absence de notation fixée, sa moindre richesse harmonique, etc., mais avec dans le même temps, l’affirmation de la valeur de cette musique japonaise notamment parce qu’elle est musique nationale créée par un « esprit proprement japonais ».

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Conserver par le disque

35 Les théories évolutionnistes de Tanabe vont connaître une application notable avec l’élaboration d’une collection de disques de gagaku intitulée les Disques de musique de la cour de Heian (Heian chō ongaku rekōdo 平安朝音楽レコード), ou les Disques de gagaku (Gagaku rekōdo 雅楽レコード), enregistrée en juillet 1920, et dont l’appendice cherche à mettre au point une nouvelle théorie du gagaku64.

36 Il convient ici d’insister sur le rôle important tenu par le disque dans la carrière et dans les conceptions musicales de Tanabe. Le Japon partage en effet avec les pays occidentaux une histoire commune de la machine parlante et de sa diffusion de plus en plus massive auprès du public, ceci dès l’invention de l’enregistrement sonore (en 1877), puis du phonographe Edison-type (le cylindre de cire, en 1878), et du gramophone d’Émile Berliner (le disque plat, en 1887)65. En 1920, Tanabe est déjà célèbre pour sa connaissance sans égale de tout ce qui concerne le gramophone et les disques. Il a d’ailleurs réalisé à travers le Japon une tournée de conférences musicales illustrées par des enregistrements sur disques, d’où son surnom de « montreur de disques » (chiku-ben 蓄弁)66. Dès 1920, il est conseiller auprès de la rédaction de la revue Musique et Machines parlantes (Ongaku to chikuonki 音楽と蓄音器)67. En 1923, il deviendra l’un des principaux membres du Comité de sélection des disques au ministère de l’Éducation. Ses guides discographiques tels que la Vie des contemporains et la Musique (Gendaijin no seikatsu to ongaku 現代人の生活と音楽) de 1924, ou Guide pour apprécier chez soi les grands morceaux de musique (Katei de ajiwau beki rekōdo meikyoku kaisetsu 家庭 で味ふべきレコード名曲解説) de 1925, publiés dans le but d’éduquer le goût de la classe moyenne des villes apparue à la « belle époque » japonaise dans les décennies 1910-1920, rencontreront un grand succès.

37 La collection de disques de gagaku voit le jour à l’initiative de Machida Kashō 町田佳聲 (1888-1981), collecteur de musique folklorique par l’enregistrement et chef de l’« Association de la conservation de la musique classique [du Japon] » (Kokyoku hozon kai 古曲保存会). Celui-ci demande à Tanabe de produire les disques et de rédiger le livret accompagnateur. Tanabe sollicite à cette fin la section de Gagaku de la cour impériale où il était chargé de donner des cours de théorie musicale et d’histoire de la musique occidentale68. Selon Tanabe, huit musiciens acceptent volontiers la proposition. Tanabe et Machida fixent les conditions suivantes : jouer deux heures trois fois par jour, moyennant une rétribution de dix yens par jour et par personne69. Les morceaux de musique de gagaku sont enregistrés sur vingt disques, selon un ordre qui restitue la chronologie évolutionniste de Tanabe : 1. Musique de la haute antiquité spécifique au Japon (nihon koyū no jōko ongaku 日本固有の上古 音楽) : deux disques. 2. Musique de Koguryŏ (koma-gaku 高麗楽) : deux disques plus une face. 3. Musique de Chine (shina no ongaku 支那の音楽) : quatre disques plus une face. 4. Musique des barbares de la Chine de l’Ouest (shina seibu no igaku 支那西部の夷楽) : un disque plus une face. 5. Musique de l’Inde et de l’Asie centrale (indo oyobi chūō ajia no ongaku 印度及中央アジアの音 楽) : cinq disques. 6. Musique presque complètement recréée au Japon (nihon de daibubun kaisakushita gakkyoku 日 本で大部分改作した楽曲) : un disque plus une face. 7. Saibara (催馬楽 « poèmes chantés en japonais ») : deux disques.

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8. Rōei (朗詠 « poèmes chinois chantés à la japonaise ») : un disque70.

38 Ainsi, Tanabe arrive à illustrer sa théorie évolutionniste grâce à l’enregistrement du gagaku sur disque. Le gagaku est en effet défini « dans l’ordre de l’évolution »71 que reflète l’ordre des disques. La matérialité du disque donne à écouter le gagaku en fixant son ordre d’évolution et construit de la sorte une linéarité historique accompagnée d’une unité géographique : 1. De l’Antiquité à l’époque de l’impératrice Suiko (règne 593-628), musique propre au Japon : kagura, kume-uta, kishi-mai 吉志舞, azuma-asobi, yamato-mai, etc. 2. De l’époque de l’impératrice Suiko au premier tiers de l’époque de Heian (794-1185), musique importée d’autres pays de l’Asie : chōsen-gaku 朝鮮楽 (musique de Chosŏn [Corée]), shina-gaku 支那楽 (musique de Chine), indo-gaku 印度楽 (musique de l’Inde), nihon de maneta gaku 日本で真似た楽 (musiques créées au Japon, mais imitées de celles-ci). 3. Du second tiers à la fin de l’époque de Heian, musique fusionnant répertoire japonais et style importé des autres pays : saibara, rōei et imayō 今様72.

39 Il catégorise de la sorte le gagaku en trois genres, qui sont également perçus comme trois étapes de son évolution et peuvent légitimer le gagaku comme musique originelle du Japon, ce qui s’accorde avec l’idéologie impériale de son époque. Sa position rejoint également l’opinion des musiciens de la section de Gagaku qui placent le kagura « proprement japonais » au sommet du gagaku (même si on a vu précédemment le désaccord de Tanabe avec l’hypothèse de la filiation du kagura de l’époque ancienne émise par les musiciens). Sa théorie fait donc référence au début de l’histoire japonaise, et le gagaku devient ainsi le symbole à la fois de la spécificité du Japon, et de son évolution.

40 La collection explicite d’autre part le rôle central que joue le disque dans les conceptions musicologiques de Tanabe et l’importance qu’il accorde à ce média comme moyen d’éducation73 et d’élaboration du patrimoine.

D’une musique nationale à la musique de la « Grande Asie orientale »

41 En janvier 1920, Tanabe reçoit la bourse de la Fondation Keimei-kai 啓明会 pour ses « études scientifiques sur la théorie de la musique orientale »74. Après avoir placé, dans un premier temps, le gagaku de la cour aux origines de l’histoire du Japon, il l’y situe cette fois aux origines du monde. En novembre 1920, à l’occasion d’une enquête sur les instruments de musique conservés au Trésor impérial (Shōsō-in 正倉院) à Nara, il avance notamment l’hypothèse que l’origine du kugo 箜篌, harpe de l’ancien gagaku, pourrait remonter à l’époque de l’Assyrie ancienne75. Cet instrument de musique permet à Tanabe d’élargir son champ d’études à la fois chronologiquement et géographiquement.

42 Ses premières recherches sur « la musique orientale »76, menées en avril 1921 dans la Corée sous administration japonaise, ont pour but, d’une part de vérifier cette hypothèse de l’origine du kugo et d’autre part de sauvegarder le gagaku de l’ancienne cour de Corée de la dynastie Chosŏn (1392-1910)77. L’initiative en revient au gouvernement général de Corée (japonais donc), qui demande à la section de Gagaku de la cour du Japon de sauver le département de Gagaku de l’ancienne cour de Corée. Ue Sanemichi 上眞行 (1851-1937), alors chef de la section et professeur à l’École nationale

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de musique de Tōkyō, transmet cette demande à Tanabe. Dès réception, celui-ci part en Corée, apportant avec lui la collection de disques de gagaku qu’il vient de publier. Pendant son séjour, il donne plusieurs conférences sur le gagaku japonais en sensibilisant l’auditoire grâce à ses enregistrements. L’administration coloniale du pays lui donne toute facilité pour travailler dans de bonnes conditions et étudier comme il l’entend. Tanabe affirmera que ces recherches, qui le conduisent à enregistrer, photographier, filmer, transcrire dans le système de notation occidentale, collecter des instruments de musique, diffuser à la radio et inspirer des recherches sur le gagaku coréen en Corée, ont contribué à sauvegarder cet art en tant que patrimoine78. Mais à l’évidence, dans le même temps, pour le gouvernement général japonais de Corée, le fait de sauvegarder le gagaku de la dynastie Chosŏn a une visée de propagande culturelle destinée à justifier l’annexion et à gagner les faveurs de la cour de la dynastie Chosŏn, tout particulièrement après le mouvement d’indépendance coréen du San’ichi undō (Samil Undong) 三一運動 en 191979. On peut remarquer que la Corée joue deux rôles dans la réflexion sur le gagaku. À l’origine de certaines des pièces les plus anciennes et donc du début de cet art au Japon, c’est également, au début du XXe siècle, pour le Japon devenu puissance coloniale, un laboratoire offert aux meilleurs des spécialistes pour expérimenter les techniques d’enregistrement les plus modernes et les théories les plus novatrices.

43 Si la Corée est la première de la liste, les recherches de Tanabe sur « la musique orientale » se succèdent rapidement ensuite dans les territoires colonisés ou gouvernés par le Japon : Taïwan au printemps 1922, Okinawa en été 1922, Chine au printemps 1923, péninsule de Sakhaline et îles Kouriles en été 1923, Mandchourie au printemps 1924, Îles Carolines en été 1934, Mandchourie de nouveau en automne 1940. En Chine et en Mandchourie, il fait plus précisément des recherches sur le gagaku ancien et donne des conférences ponctuées par l’écoute de disques de gagaku japonais. L’implication politique de son travail est pour lui une évidence. Il raconte ainsi que la manifestation chinoise contre le Japon pendant le « jour de l’humiliation nationale »80 du 9 mai 1923 à Beijing s’est arrêtée grâce à sa conférence intitulée « La valeur de la musique chinoise » à l’Université de Beijing, conférence à l’occasion de laquelle il avait affirmé que le Japon restituerait à la Chine le gagaku, qui y a disparu, mais qui fut protégé à la cour du Japon, si elle remerciait la famille impériale du Japon pour la protection du gagaku81. Cette même conférence aurait d’ailleurs inspiré, toujours selon Tanabe, des recherches sur la « musique nationale » en Chine et en Corée82.

44 Les réflexions de Tanabe sur la musique orientale sont réunies dans son Étude sur la musique japonaise, parue en 1926, qui « donne une interprétation révolutionnaire de l’histoire de la musique japonaise en s’appuyant largement sur l’étude comparative de la musique orientale »83. En 1929, ses Études sur la musique orientale lui valent le Prix de l’Académie impériale (Teikoku gakushiin shō 帝国学士院賞) 84, et l’année suivante, il devient le premier chargé de cours en histoire de la musique japonaise à l’Université impériale de Tōkyō. Il occupera également le poste de président de la Société orientale de Musique, fondée en 1936 par l’un de ses élèves, Kishibe Shigeo 岸辺成雄 (1912-2005), historien de l’Asie orientale, et Iida Tadasumi 飯田忠純 (1898-1936), historien de l’Islam85.

45 Ainsi, le cadre des recherches scientifiques sur la « musique orientale » est-il prêt. Dans l’article inaugural du premier numéro de la revue de la Société orientale de musique de

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Tōkyō, en 1937, Tanabe souligne l’importance du fait que la musique orientale soit étudiée par les Orientaux eux-mêmes86 : Comme le dit le proverbe « ex oriente lux » (« De l’Est vient la lumière »), la brillante culture de l’Occident moderne a été formée à partir d’éléments originellement importés d’Orient, que l’Occident a accumulés et développés pendant une longue période avant de donner naissance à des fleurs exubérantes et de riches fruits. Cependant, après être entrée dans le XXe siècle, cette brillante culture occidentale moderne en est arrivée à montrer des signes de stagnation et de décadence. […] Le soleil qui se lève à l’Est est en train de se coucher à l’Ouest. Aujourd’hui, le monde attend à nouveau la lumière de l’Orient. C’est la raison pour laquelle de nombreux Occidentaux ont depuis peu déployé beaucoup d’efforts dans les recherches sur la culture orientale. Cependant, ces dernières doivent être menées par les Orientaux eux-mêmes. Allons ! Il est temps que les Japonais, en lesquels l’Orient met tant d’espoir, prennent l’initiative des études sur la culture orientale ! 『光は東方より』といふ諺があるが、西洋近代の燦然たる文化はもと東洋より 輸入されたもので、 それを長年月に捗って蓄積発展せしめた結果、 近代に 至って燗漫たる花を開き、豊熟せる果を実らせたものであつた。 然るに此の燦然たる西洋近代の文化も、今世紀に入って漸く沈滞し、腐敗する の傾向を示すに至った。[…] 東方より出でたる太陽は今や正に西方に没せんと しつゝある。 茲に於て今や世界は再び東方よりの光を熱望して居る。 斯くして最近多くの西 洋人は多大の努力を東洋文化の研究に致して居る。然しながら東洋の研究は東 洋人の手によってなされなければならぬ。今や東洋の誉望を担ふ我が日本人は 世界に率先して東洋文化の研究に其力を尽さなければならない。

« Kugo du Shōsō-in » (Shōsō in no kugo 正倉院の箜篌)

« Kugo du Shōsō-in » (Shōsō in no kugo 正倉院の箜篌), désignation de Tanabe ; Ue Sanemichi 上眞行, Ōno Tadamoto 多忠基 et Tanabe Hisao, Shōsō-in gakki no chōsa hōkoku 正倉院楽器の調査報告 (Rapport de recherche sur les instruments de musique du Shōsō-in), Tōkyō, Teishitsu hakubutsukan gakuhō 帝室博物館学報, no 5, 1921 (annexe illustrations).

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« Kugo de l’Assyrie » (Asshiria no kugo アッシリアの箜篌)

« Kugo de l’Assyrie » (Asshiria no kugo アッシリアの箜篌), désignation de Tanabe ; Ibid.

46 Mais si Tanabe affirme que les « Orientaux » doivent prendre en charge les études sur l’Orient, il ne dit pas comment ces derniers doivent faire pour se réapproprier cet objet d’étude87. Dans un premier temps donc, il va s’agir, pour Tanabe comme pour les musicologues japonais, de redéfinir et de préciser ce qu’est la sphère musicale de l’« Orient » par rapport à la définition préexistante qu’en donne la musicologie occidentale. En effet, l’étude de l’Orient a été inventée en Occident, et le terme même de « musique orientale » a toujours renvoyé à une « musique non occidentale », indifférenciée, sans spécificités géographiques et culturelles.

47 Tanabe propose une première définition en publiant, en décembre 1941, une compilation de dix disques de musiques d’Asie intitulée Musique de l’Asie orientale (Tōa no ongaku 東亜の音楽) chez Columbia-Nipponophone. Cela n’est pas la première tentative de compilation de la musique asiatique. En 1928, une Musik des Orients avait été éditée en douze disques par Erich von Hornbostel (1877-1935), de l’Université de Berlin, chez Parlophon-Odéon88. Tanabe critique vivement la compilation de Hornbostel, selon lui trop « exotique », et défend la nécessité d’« une compilation de musique orientale authentique »89. « Authentique » étant entendu ici au sens d’une anthologie réalisée par des « Orientaux ». Il complète sa première tentative l’année suivante, en 1942, avec la Collection de musique de la Grande Asie orientale (Daitōa ongaku shūsei 大東亜音楽集成), éditée par la Société orientale de musique sur trente-six disques 78 tours de la compagnie Japan Victor Records, et avec la Musique du sud [de l’Asie] (Nanpō no ongaku 南 方の音楽), six disques 78 tours de Columbia-Nipponophone90. Les explications et commentaires qui accompagnent ce travail revêtent un caractère scientifique marqué, qui n’est pas sans évoquer les archives phonographiques constituées par les Universités

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de Berlin et de Vienne, ou par le musée de l’Homme de Paris, qui ont posé les bases d’une recherche scientifique dans le domaine de la « musicologie comparée » (alors « ethnomusicologie ») au début du XXe siècle.

48 Le point le plus important est que la musique japonaise ne figure nulle part dans ces trois collections de musiques de la Grande Asie orientale. Et même si Tanabe ne le dit pas explicitement, par « Japon », on entend ici non seulement l’archipel, mais également la Corée et Taïwan, considérés comme faisant partie intégrante du pays. Dans le livret explicatif de la Musique de l’Asie orientale, Tanabe en précise la raison91 : Notre pays fait partie de l’Asie orientale du point de vue géographique. Et la musique japonaise fait partie de l’histoire de la musique orientale du point de vue historique. Cependant, il ne faut pas s’arrêter à la surface des choses […] parce que le Japon est au cœur de l’Asie […]. Toutes les routes de la culture, des temps anciens à nos jours, ont donc convergé vers notre pays, toutes ces cultures ont été conservées, unifiées, assimilées et recréées par le génie japonais. Ainsi, une culture proprement japonaise a vu le jour. Aujourd’hui, la culture occidentale qui parvient au Japon contribue elle aussi à la création de la culture japonaise contemporaine. La musique japonaise n’est donc en aucun cas l’une des musiques de l’Orient. Elle est la somme des musiques de l’Orient, elle est la somme des musiques du monde. 我が日本は地理的に見て東亜の一部であるとも言へる。又た日本音楽は歴史的 に見て東亜音楽の一部であるとも言へる。然しその事を表面的に考へてはなら ぬ。[…] 何故かといふに、日本はアジアの中心に位する。[…] 従つて太古より今 日に至るまで此の凡ての文化交通路は我が日本に集まり、従つてその文化は日 本に集まつて集積され、綜合され、消化され、日本人の独創性によつて建設さ れ、斯くして独自なる日本文化が作り上げられたのであつて、今日は欧米の文 化も亦た直ちに日本に入つて現代日本の文化を作りつゝある。従つて日本音楽 は決して東亜音楽の一系ではなくて、一面に於ては東亜音楽の集大成であり、 一面に於ては世界音楽の集成である。

49 Le contenu de cette « musique orientale » n’est pas sans poser un problème de cohérence. On peut faire le lien ici avec la « Sphère de coprospérité de la Grande Asie orientale », cette tentative initiée par le gouvernement japonais en 1940 pour asseoir son leadership économique sur les pays asiatiques qu’il domine. « Musique de la Grande Asie orientale » et « Sphère de coprospérité de la Grande Asie orientale » sont l’une et l’autre des produits fantasmés du colonialisme japonais, et ne correspondent à aucune réalité concrète. Dans ce contexte, lorsque Tanabe est amené à donner sens à ce concept, c’est au gagaku qu’il attribue le rôle de « somme des musiques du monde » et de « musique de la Grande Asie orientale »92 : Seul le gagaku peut être reconnu aujourd’hui comme le leader de la culture des pays de la Grande Asie orientale. Importé de Chine, d’Inde et du Pacifique sud, raffiné et développé au Japon durant un millénaire, le gagaku est respecté comme musique de la Grande Asie orientale par tous les pays [...]. Je suis convaincu que dès lors que le gagaku sera exporté dans les pays de la Grande Asie orientale il jouera le rôle de principe unificateur de la musique de la Grande Asie orientale. たゞ一つ今日直ちに持つて行つて彼等が大東亜文化の指導者として眞に尊敬し 得るものは雅楽があるのみである。雅楽及び舞楽は元来唐や印度や南洋方面か ら輸入されて、而も千年の年月を経て我が国で精錬発達したものであるから、 今日そのまゝ大東亜音楽として萬邦斎しく仰き見るものではある [...]。但し一 旦これが大東亜諸国へ持ち出された暁には、恐らく大東亜音楽の中心はこれに よつて統一されるに至るであらうと信じてゐる。

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Le gagaku comme patrimoine national et universel

50 Cette vision du gagaku est évidemment la plus idéalisée de toutes celles qui ont vu le jour au cours de son histoire. On aurait pu s’attendre à ce qu’elle ne résiste pas au choc de la défaite de 1945, pourtant on en trouve encore la trace, sous une forme différente, dans les discours d’après-guerre. Le gagaku d’avant-guerre, identifié à la « musique de la Grande Asie orientale », est alors revendiqué comme « bien culturel immatériel important » du Japon93 : Parmi les musiques classiques de notre pays, c’est le gagaku qui est respecté mondialement en tant qu’art universel. 我国の古典楽の中において、そのまま国際的の性質を帯びた芸術として世界の 尊敬を受けて居るものは雅楽である。

51 En somme, le gagaku expérimente alors une seconde façon d’être universel : d’art pouvant unifier, par un passé formant un socle commun, plusieurs cultures d’Asie, il prend désormais le statut de patrimoine mondial reconnaissable par sa singularité et son ancienneté.

52 En 1955, Tanabe est l’un des dix-neuf membres du jury statuant sur les biens culturels (bunkazai senmon shingi iin 文化財専門審議委員) de la section des Arts du spectacle du Comité pour la protection des biens culturels du ministère de l’Éducation. Dans le commentaire anonyme qui accompagne la décision de distinguer le gagaku, on reconnaît parfaitement sa vision de l’histoire du gagaku en trois stades (musique ancienne, importée, japonisée) et sa foi dans le gagaku comme musique déjà présente à l’origine du Japon et donc du monde94 : [Le gagaku] est le spectacle le plus ancien du monde : il est constitué de la musique ancienne de notre pays et des musiques importées du continent asiatique qui ont fusionné, et qui ont été ensuite japonisées vers l’époque de Heian. Il a disparu à l’étranger et subsiste seulement dans notre pays. Il est à la source de tous les genres de musique pratiqués au Japon au cours de son histoire. [...] Seul le département de Gagaku de l’Agence impériale conserve dans son authenticité cette musique pour les générations futures et peut l’exécuter de façon artistique. わが国古来の音楽と、アジヤ大陸の諸国から伝来した音楽とが、渾然融合し、 わが国風に大体平安朝頃に改整せられた世界最古の芸能で、外国では滅亡し、 ひとりわが国にのみ伝えられており、各種邦楽の源流をなしている。 [...] 正統に伝え、芸術的に演じ得るのは宮内庁楽部である。

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Appendice de la collection des disques Musique de l'Asie orientale

Appendice de la collection des disques Musique de l’Asie orientale Tanabe Hisao, Tōa no ongaku 東亜の 音楽 (Musique de l’Asie orientale), Tōa no ongaku, Tōkyō, Columbia-Nipponophone コロムビア・ニッ ポノフォン, 1941.

Conclusion

53 Dans cet article, nous avons essayé de suivre pas à pas de quelle façon, à chaque grande étape de l’histoire moderne du Japon, le gagaku a été mobilisé en tant que symbole de la culture nationale. Nous avons vu comment, à l’ère Meiji, en un temps où le Japon devait s’ériger en État-nation, le gagaku a été redéfini à la fois comme musique de cour et musique du peuple japonais, à l’initiative de la section de Gagaku de la cour impériale. Puis, au tournant du siècle, sous l’influence de la musicologie occidentale contemporaine et de l’un de ses introducteurs au Japon, Tanabe Hisao, comment s’est répandue une nouvelle vision du gagaku, distinguant trois registres (musique autochtone ancienne, musique importée, musique japonisée) permettant de faire de cet art la musique à la fois la plus ancienne et la plus évoluée du Japon. Cette perception, alliant de façon très adroite la logique impériale de la nécessité d’une validité par l’histoire et idéologie moderniste et scientifique caractéristique des nations industrialisées, est dominante dans les années 1910 à 1920, à l’époque de la démocratie de Taishō. Quelques années plus tard, et dans un Japon conquérant, mais toujours sous l’influence de Tanabe, le gagaku se voit accorder, en évoquant un patrimoine commun qui connaîtrait sa forme la plus évoluée au Japon, le statut de musique de la Grande Asie orientale, instrument de l’unification des divers territoires sous domination japonaise. Nous avons expliqué enfin en quoi la nécessaire inscription du gagaku au patrimoine culturel immatériel du Japon, après-guerre, mais dans la continuité de la précédente définition, se situait dans la construction d’une identité culturelle nationale

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oscillant entre les deux pôles que sont le nationalisme et l’universalisme. Le gagaku « immuable » et « authentique » se trouve désormais éternellement conservé dans la liste du patrimoine japonais pour contribuer à former la mémoire collective.

54 En général, on a tendance à voir une rupture de pensée entre l’avant-guerre et l’après- guerre. En réalité, après la défaite, le Japon a commencé à avancer dans la voie d’un « nationalisme culturel » qui a succédé au nationalisme d’avant-guerre et ce, au nom même de la démocratie. La raison en est que durant la période d’occupation par l’armée américaine (1945-1953), le Japon a dû chercher à renaître de ses cendres en s’appuyant sur des principes que résument bien les slogans « minzoku no fukkō 民族の復興 » (Renaissance de la nation) et « bunka kokka 文化国家 » (Un État fort par sa culture) 95. C’est donc ce contexte historique qui est à l’origine, à partir de 1950, du processus ayant conduit à la nomination du gagaku comme bien culturel national par le ministère de l’Éducation, en 1955. De même que d’autres intellectuels qui formaient l’élite à l’ère Taishō sont devenus des forces conservatrices après-guerre96, Tanabe a servi à la reconstruction de la culture japonaise impériale d’après-guerre, et de fait, à l’établissement de ce « nationalisme culturel ». Et ce sont ses élèves, notamment Kishibe Shigeo et Kikkawa Eishi 吉川英史 (1909-2006), qui ont assuré le développement de la musique japonaise après-guerre. Certes, on peut dire qu’ils ont lutté pour « sauvegarder » la musique japonaise en cherchant à affirmer son identité culturelle contre le risque d’abandon des traditions que connaissait la nouvelle société sous occupation américaine. Mais dans le même temps, la patrimonialisation du gagaku permet au Japon d’oublier l’histoire de la colonisation musicale au profit d’une relecture plus positive, décrivant le gagaku comme vestige culturel du continent asiatique. L’histoire de la musique japonaise moderne reflète ainsi le processus par lequel le Japon a cherché à affirmer son identité culturelle depuis la fin du XIXe siècle.

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Appendice de la collection de la Musique de la Grande Asie orientale

Appendice de la collection de la Musique de la Grande Asie orientale. Tanabe Hisao, Daitōa ken fūzoku shashin shū. Fu : daitōa ongaku no tokusei 大東亜圏風俗写真集 : 附 : 大東亜音楽の特性 (Collection de photos du folklore de la sphère de la Grande Asie orientale. Annexe : Caractéristiques de la Grande Asie orientale), Daitōa ongaku shūsei 大東亜音楽集成 (Collection de la musique de la Grande Asie orientale), Tōkyō, Japan Victor Records 日本ビクターレコード, 1942.

BIBLIOGRAPHIE

Œuvres de Tanabe Hisao

(Liste partielle. Sauf mention contraire le lieu d’édition est Tōkyō)

Onkyō to ongaku 音響と音楽 (l’Acoustique et la musique), Kōdōkan 弘道館, 1908.

Seiyō ongaku kōwa 西洋音楽講話 (Conférence sur la musique européenne), Iwanami shoten 岩波 書店, 1915.

Saikin kagakujō yori mitaru ongaku no genri 最近科学上より見たる音楽の原理 (Principes musicaux considérés du point de vue des sciences modernes), Uchida rōkaku ho 内田老鶴圃, 1916.

Nihon ongaku kōwa 日本音楽講話 (Conférence sur la musique japonaise), Iwanami shoten 岩波書 店, 1919.

Gagaku Tsūkai 雅楽通解 (Interprétation du gagaku), Kokyoku hozon kai 古曲保存会, 1921.

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Chōsen riōke no kogakubu : waga kyūchū no bugaku tono kankei 朝鮮李王家の古楽舞 : 我が宮中の舞 楽との関係 (l’Ancienne musique et danse de la cour de la dynastie Rī en Corée : par rapport au bugaku de la cour de notre pays), Keimei kai daigokai kōen-shū 啓明会第五回講演集, Keimei-kai 啓 明会, 1921.

Nihon ongaku no kenkyū 日本音楽の研究 (Études sur la musique japonaise), Kyōbunsha 京文社, 1926.

Tōyō ongaku shi 東洋音楽史 (Histoire de la musique orientale), Yūzan kaku 雄山閣, 1930.

Tōyō ongaku no inshō 東洋音楽の印象 (Impression de la musique orientale), Jinbun shoin 人文書 院, 1941.

Daitōa to ongaku 大東亜と音楽 (la Grande Asie orientale et la Musique), Monbushō Kyōgaku kyoku 文部省教学局, 1942.

Daitōa no ongaku 大東亜の音楽 (la Musique de la Grande Asie orientale), Kyōwa shobō 協和書房, 1943, (rééd. Ōzorasha大空社, 2003).

« Koten ongaku no bunka-zai toshite no kachi 古典音楽の文化財としての価値 » (la Valeur de la musique classique comme biens culturels), Bunkazai geppō 文化財月報 (Rapport mensuel des biens culturels), Bunkazai hogo iinkai 文化財保護委員会 (Comité pour la protection des biens culturels), no 1, décembre 1951.

Nanyō Taïwan Okinawa ongaku chōsa kikō 南洋・台湾・沖縄音楽調査紀行 (Voyage de recherches musicales au Pacifique sud, à Taïwan et à Okinawa), Ongaku no tomo sha 音楽の友社, 1968.

Chūgoku chōsen ongaku chōsa kikō 中国・朝鮮音楽調査紀行 (Voyage de recherches musicales en Chine et en Corée), Ongaku no tomo sha 音楽の友社, 1970.

Tanabe Hisao jijoden 田辺尚雄自叙伝 (Autobiographie de Tanabe Hisao), Hōgaku sha 邦楽社, 1981.

Zoku Tanabe Hisao jijoden 続田辺尚雄自叙伝 (Suites de l’autobiographie de Tanabe Hisao), Hōgaku sha 邦楽社, 1981.

Références discographiques de Tanabe

Heian-chō ongaku rekōdo 平安朝音楽レコード (les Disques de musique de la cour de Heian), 20 disques, Heian chō Record 平安朝レコード, Imperial Record インペリアルレコード, 1921.

Tōa no ongaku 東亜の音楽 (Musique de l’Asie orientale), 10 disques, S6001A-S6010B, Columbia- Nipponophoneコロムビア・ニッポノフォン, 1941 (rééd. Columbia music entertainment, COCG-14342, 1997).

(Avec la Société Orientale de Musique) : Daitōa ongaku shūsei 大東亜音楽集成 (Collection de la musique de la Grande Asie orientale), 36 disques, Japan Victor Records 日本ビクターレコード, 1942.

Tanabe Hisao, Kurosawa Takatomo 黒澤隆朝 et Masu Genjirō 桝源次郎, Nanpō no ongaku 南方の 音楽 (Musique du sud [de l’Asie]), 6 disques, S6016-S6021, Columbia-Nipponophone コロムビ ア・ニッポノフォン, 1942.

Études complémentaires

BOILÈS Charles et NATTIEZ Jean-Jacques, « Petite histoire critique de l’ethnomusicologie », Musique en jeu, no 28, 1977, p. 26-53.

FUJII Kōki 藤井浩基, Ongaku ni miru shokuminchi ki Chōsen to nihon no kankei shi : 1920 -30 nendai no nihonjin no katsudō o chūshin ni 音楽にみる植民地期朝鮮と日本の関係史 : 1920-30年代の日本人 による活動を中心に (Histoire du rapport entre la Corée sous l’occupation japonaise et le Japon

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du point de vue de la musique : sur les pratiques des Japonais des années 1920 et 1930), Thèse en arts et cultures 芸術文化学, Université des arts d’Ōsaka, 2008.

OSA Shizue 長志珠絵, « Kokka to kokugaku no isō 国歌と国楽の位相 » (Aspects de l’hymne national et de la musique nationale), dans Nishikawa Nagao 西川長夫 et Matsumiya Shūji 松宮秀 治 (dir.), Bakumatsu meiji ki no kokumin kokka keisei to bunka henyō 幕末・明治期の国民国家形成 と文化変容 (Formation de l’État-nation et transformations culturelles à la fin de l’époque d’Edo et à l’ère Meiji), Shin.yōsha 新曜社, 1995, p. 455-486.

TERAUCHI Naoko 寺内直子, Gagaku no « kindai » to « gendai » : keishō, fukyū; sōzō no kiseki 雅楽の<近 代>と<現代> : 継承・普及・創造の軌跡 (le Gagaku à l’« époque moderne » et à l’« époque contemporaine » : le parcours de la transmission, de la diffusion et de la création), Iwanami shoten 岩波書店, 2010.

UEMURA Yukio 植村幸生, « Tanabe Hisao to tōyō ongaku no gainen » 田辺尚雄と「東洋音楽」の 概念 (Tanabe Hisao et l’idée de la ‘musique orientale’), dans Asakura Yūko 浅倉有子 et Jōetsu kyōiku daigaku higashi ajia kenkyū kai 上越教育大学東アジア研究会 (éd.), Rekishi hyōshō to shiteno higashi ajia 歴史表象としての東アジア, Seibundō 清文堂, Ōsaka, 2002, p. 225-239.

UEMURA Yukio 植村幸生, « Nihonjin ni yoru Taiwan shōsū minzoku no kenkyū : Tanabe, Kurosawa, Koizumi no gyōseki o chūshin ni » 日本人による台湾少数民族音楽の研究 : 田辺・黒 沢・小泉の業績を中心に (Recherches sur la musique des minorités ethniques taïwanaises par les Japonais : sur les travaux de Tanabe, de Kurosawa et de Koizumi), Jōetsu kyōiku daigaku kiyō 上 越教育大学研究紀要, no 22-2, 2003, p. 301-312.

WATANABE Hiroshi 渡辺裕, Nihon bunka modan rapusodī 日本文化モダンラプソディー (Culture japonaise, rhapsodie moderne), Shunjūsha 春秋社, 2004.

YAMAZUMI Masami 山住正巳, « Gagaku to ten’nō sei : tokuni shōka kyōiku seiritsu ki o chūshin ni » 雅楽と天皇制 :とくに唱歌教育成立期を中心に (Gagaku et régime impérial : la période de la formation de l’éducation du chant à l’école), Rekishi hyōron 歴史評論, no 602, juin 2000, p. 2-13.

NOTES

1. Kanpō 官報 (Journal officiel), 12 mai 1955. Le Japon est le premier pays au monde à avoir adopté la désignation de « bien culturel immatériel » (mukei bunkazai 無形文化財) ; Voir Bruno NETTL, The Western Impact on World Music: Change, Adaptation, and Survival, New York, Schirmer books, 1985. La Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO, inspirée par le japonais Matsuura Kōichirō 松浦晃一郎, directeur général de l’UNESCO, a été adoptée en octobre 2003 en prenant comme modèle le système patrimonial immatériel du Japon ; Mariannick JADÉ, Patrimoine immatériel : Perspectives d’interprétation du concept de patrimoine, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 85-86. 2. Sur l’histoire de la création du patrimoine et des canons du Japon moderne dans le domaine des beaux-arts et de la littérature, voir SATŌ Dōshin 佐藤道信, « Nihon bijutsu » tanjō : Kindai Nihon no « kotoba » to senryaku 〈日本美術〉誕生 : 近代日本の「ことば」と戦略 (la Naissance des « beaux-arts japonais » : les « mots » et la stratégie du Japon moderne), Kōdansha sensho mechie 講談社選書メチエ, Tōkyō, Kōdansha 講談社, 1996 ; Christophe MARQUET, « Conscience patrimoniale et écriture de l’histoire de l’art national », dans Claude HAMON et Jean-Jacques TSCHUDIN (dir.), la Nation en marche, Arles, Éditions Philippe Picquier, 1999, p. 143-162 ; Id., « le Japon moderne face à son patrimoine artistique », Cipango, numéro hors-série « Mutations de la conscience dans le Japon moderne », printemps 2002, p. 243-304. Sur la littérature japonaise, voir HARUO Shirane ハルオ・シラネ et SUZUKI Tomi 鈴木登美 (éd.), Sōzō sareta koten : kanon keisei,

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kokumin kokka, nihon bungaku 創造された古典 : カノン形成・国民国家・日本文学 (la Littérature classique inventée : formation du canon, État-Nation, littérature japonaise), Tōkyō, Shin.yōsha 新曜社, 1999 ; Emmanuel LOZERAND, Littérature et génie national : naissance d’une histoire littéraire dans le Japon du XIXe siècle, Paris, Les Belles Lettres, 2005. 3. 正統に伝え、芸術的に演じ得るのは宮内庁楽部である ; Bunkazai hogo iinkai 文化財保護委 員会, « Gagaku », Liste des biens culturels immatériels, Kikan bunkazai 季刊文化財 (Rapport trimestriel des biens culturels), vol. 3, 1955, p. 41. 4. Voir par exemple l’entrée « Gagaku » 雅楽 du dictionnaire Kōjien 広辞苑, 6 e édition, Tōkyō, Iwanami Shoten 岩波書店, 2008, p. 484. 5. Cf. par exemple Nihon ongaku daijiten 日本音楽大事典 (Grand dictionnaire de la musique japonaise), Tōkyō, Heibonsha 平凡社, 1989 ; Gagaku daijiten 雅楽大事典 (Grand dictionnaire du gagaku), Tōkyō, Ongaku no tomo sha 音楽の友社, 1989. 6. TANABE Hisao, KIKKAWA Eishi 吉川英士 et HIRAIDE Hisao 平出久雄, « Nihon no gagaku » 日本の雅 楽 (le Gagaku du Japon), Ongaku jiten 音楽事典 (Dictionnaire de la musique), vol. 2, Tōkyō, Heibonsha, 1955, p. 206-216. 7. François PICARD, la Musique chinoise, Paris, Minerve, 1991, p. 46 et p. 80. 8. Entretiens de Confucius (Lun yu 論語), chapitre 17, paragraphe 18. 9. Ibid., chapitre 13, paragraphe 3. Voir Véronique ALEXANDRE-JOURNEAU, « Avant-propos », dans Yueji 樂記 : le Livre de musique de l’Antiquité chinoise, configuré et traduit par Véronique Alexandre- Journeau, Paris, You-Feng, 2008, p. XIII. 10. Entretiens de Confucius, chapitre 17, paragraphe 18. 11. Sur l’histoire du gagaku ancien, voir OGI Mitsuo 荻美津夫, Nihon kodai ongakushi ron 日本古代 音楽史論 (Études sur l’histoire de l’ancienne musique du Japon), Tōkyō, Yoshikawa kōbunkan 吉 川弘文館, 1977, p. 27-61. 12. Shoku nihon-gi 続日本紀 (Suites des Chroniques du Japon), à l’article du jour aîné de la terre et du chien, septième mois de la première année de l’ère Taihō (701). 13. OGI Mitsuo, op. cit., p. 16. 14. Ibid., p. 76-77. Ces registres de la musique se trouvent dans un document officiel du ministère des Affaires suprêmes daté du 9e mois de l’année 848. 15. Francine HÉRAIL, La Cour et l’Administration du Japon à l’époque de Heian, Genève, Droz, 2006, p. 27 et p. 663-666. 16. Registre au sein duquel on compte aussi la « musique de Champa » (rin.yū-gaku 林邑楽), du nom du royaume situé dans la partie centrale du Viêtnam, ainsi que les pièces composées par les Japonais sur le modèle de la « musique des Tang ». 17. Qui, outre la « musique de Koguryŏ » à proprement parler, comprend la « musique de Silla », la « musique de Paekche » et la « musique de Balhae » (bokkai-gaku 渤海楽), royaume fondé après la chute de Koguryŏ, soit l’ensemble des musiques originaires de la péninsule coréenne. 18. Francine HÉRAIL, op. cit., p. 664. 19. OGI Mitsuo 荻美津夫, Heian-chō ongaku seidoshi 平安朝音楽制度史 (Histoire des institutions musicales à l’époque de Heian), Tōkyō, Yoshikawa kōbunkan, 1994, p. 24-57 et p. 137-228. 20. Ibid., p. 23. 21. Id., Nihon kodai ongakushi ron, op. cit., p. 17-21. 22. NISHIYAMA Matsunosuke 西山松之助, Iemoto no kenkyū 家元の研究 (Études sur le modèle d’organisation familiale des arts), Tōkyō, Yoshikawa kōbunkan, 1989, p. 161-168. 23. Sur les études sur le gagaku à l’époque d’Edo, voir ŌTSUKI Kunio 大築邦雄, « Kinsei no gagaku kenkyū » 近世の雅楽研究 (les Études sur le gagaku à l’époque d’Edo), Ongaku-gaku 音楽学 (Musicologie), 10-3, 1964. 24. Sur l’institutionnalisation du gagaku à l’époque d’Edo, voir OGAWA Tomoko 小川朝子, « Kinsei no bakufu girei to sanpō gakuso » 近世の幕府儀礼と三方楽所 (les Cérémonies du shôgunat et

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trois organes de la « Musique » à l’époque d’Edo), dans IMATANI Akira 今谷明 et TAKANO Toshihiko 高埜利彦 (dir.), Chūkinsei no kokka to shūkyō 中近世の宗教と国家 (la Religion et l’État pré- moderne), Tōkyō, Iwata shoin 岩田書院, 1998, p. 407-446 ; Id., « Gakunin » 楽人 (les Musiciens de gagaku), dans YOKOTA Fuyuhiko 横田冬彦 (dir.), Geinō bunka no sekai 芸能文化の世界 (le Monde de la culture de l’art du spectacle), Tōkyō, Yoshikawa kōbunkan, 2000, p. 19-53. 25. Sur la reconstitution du gagaku de l’époque d’Edo, voir HIRAIDE Hisao 平出久雄, « Edo jidai no kyūtei ongaku saikō oboegaki » 江戸時代の宮廷音楽再興覚え書 (Essai sur la reconstitution de la musique de cour à l’époque d’Edo), Gakudō 楽道 (la Voie des arts), vol. 212 à 215, juin à septembre 1959 ; TSUKAHARA Yasuko 塚原康子, Meiji kokka to gagaku 明治国家と雅楽 (l’État de Meiji et le gagaku), Tōkyō, Yūshisha 有志舎, 2009, p. 15-41. 26. MATSUDAIRA Sadanobu, Zokugaku mondō 俗楽問答 (Dialogue sur la musique populaire ; 1829), dans Rakuō-kō isho 楽翁公遺書 (Recueil posthume des textes de Rakuō), EMA Seihatsu 江間政発 (éd.), volume 2, Tōkyō, Yao shoten 八尾書店, 1893, p. 13-34. 27. TSUKAHARA, op. cit., p. 47-51. 28. Ibid., p. 42-71. Sur l’invention des « traditions » de la culture impériale, voir TAKAGI Hiroshi 高 木博志, Kindai tennōsei no bunkashiteki kenkyū : Tennō shūnin girei, nenchū gyōji, bunkazai 近代天皇 制の文化史的研究 : 天皇就任儀礼・年中行事・文化財 (Recherches sur les aspects culturels du système impérial à l’époque moderne : Rites d’intronisation de l’empereur, rites saisonniers et patrimoine culturel), Tōkyō, Azekura shobō 校倉書房, 1997 ; François Macé, « le Shintō désenchanteur », Cipango, numéro hors-série « Mutation de la conscience dans le Japon Moderne », printemps 2002, p. 7-70. 29. TSUKAHARA, op. cit., p. 195-196. 30. La présence de l’empereur Meiji lors d’une représentation est en effet une condition essentielle de l’affirmation du statut d’un art. Cela adviendra en 1874 pour le nō, en 1887 pour le kabuki, par exemple. 31. Ongaku ryakuge 音楽略解 (Interprétation brève de la musique), 1878. Cet ouvrage est consultable au Département des archives et des mausolées de l’Agence impériale (Kunai-chō shoryō-bu 宮内庁書陵部). 32. TSUKAHARA, op. cit., p. 35. 33. L’Institut, établi en 1879, devient l’École nationale de musique de Tōkyō (Tōkyō ongaku gakkō 東京音楽学校) en 1889, elle-même à l’origine de la Faculté de musique de l’Université des arts de Tōkyō (Tōkyō geijutsu daigaku ongaku gakubu 東京藝術大学音楽学部), créée en 1946. 34. Anne-Marie THIESSE, la Création des identités nationales : Europe XVIIIe-XXe siècle, Paris, Éditions du Seuil, 1999, ici p. 139-140. Au Japon, le concept de « musique nationale » est utilisé pour la première fois par KANDA Kōhei 神田孝平 (1830-1898) dans son article « Kokugaku o shinkō subeki no setsu » 国楽ヲ振興スへキノ說 (De la nécessité de développer une musique nationale), Meiroku zasshi 明六雑誌, no 18, octobre 1874, p. 7-8. 35. Voir Benedict ANDERSON, l’Imaginaire national : réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, Paris, La Découverte (La découverte Poche), 2002, p. 145-168 (Imagined Communities: Reflections on the Origin and Spread of Nationalism, Verso, London, New York, 1983). Voir aussi le travail de Jane F. FULCHER, French Cultural Politics & Music: From the Dreyfus Affair to the First World, Oxford, New York, , 1999. 36. Voir supra. 37. OKUNAKA Yasuto 奥中康人, Kokka to Ongaku 国家と音楽 (L’État et la musique), Tōkyō, Shūnjūsha 春秋社, 2008, p. 48-59. 38. Dajōkan nisshi 太政官日誌 (Journal officiel du ministère des Affaires suprêmes), n o 75, 5e année de Meiji (1872) ; reéd. Tōkyō-dō shuppan 東京堂出版, 1990, p. 188. 39. TSUKAHARA, op. cit., p. 42-71. 40. Ibid., p. 79-83.

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41. Gagaku-roku 雅楽録 (Registre officiel du gagaku), no 10, 11e année de Meiji (1878). Ces registres sont consultables au département des Archives et des Mausolées de l’Agence impériale. Sur le gagaku à l’Exposition universelle de Paris en 1878, voir TSUKAHARA, op. cit., p. 144-148 ; Inoue Satsuki 井上さつき, Ongaku o tenji suru : Pari banpaku 音楽を展示する : パリ万博 1855-1900 (Exposer la musique : Exposition universelle de Paris 1855-1900), Tōkyō, Hōsei daigaku shuppankyoku 法政大学出版局, 2009, p. 196-198. 42. Nihon gagaku gaiben 日本雅楽概弁 (Propos sur le gagaku du Japon), 1878. Rouleaux manuscrits en neuf volumes consultables au département des Archives et des Mausolées de l’Agence impériale. 43. Gagaku-roku, no 22, 11e année de Meiji (1878). 44. Sondra Wieland HOWE, “Music Teaching in the Boston Public Schools, 1864-1879”, Journal of Research in Music Education, Vol. 40, no. 4, Winter 1992, p. 316 et p. 326. 45. MEGATA Tanetarō, « Waga kōgaku ni shōka no ka o okosubeki shikata ni tsuite watakushi no mikomi » 我公学ニ唱歌ノ課ヲ與スベキ仕方ニツキ私ノ見込 (Mes prévisions sur la façon de fonder la classe musicale dans l’école communale de notre pays), 20 avril 1878, repris dans Tōkyō geijutsu daigaku hyakunen shi henshū iinkai 東京芸術大学百年史編集委員会 (Comité d’édition des cent ans d’histoire de l’Université des arts de Tōkyō), Tōkyō geijutsu daigaku hyakunen shi : Tōkyō ongaku gakkō hen 東京芸術大学百年史 : 東京音楽学校篇 (Cent ans d’histoire de l’Université des arts de Tōkyō : Tome du Conservatoire de musique), vol. 1, Tōkyō, Ongaku no tomo sha, 1987, p. 15-17. 46. Voir OKUNAKA, op. cit., p. 149-151. 47. Ongaku torishirabe seiseki shinpō sho 音楽取調成績申報書 (Rapport d’activité de l’Institut de recherches sur la musique), Institut de recherches sur la musique, 1884, p. 67-79 et p. 81-99. 48. « Kokugaku seitei to gagaku kyōkai » 国楽制定と雅楽協会 (la Fondation de la musique nationale et l’Association du gagaku), Teikoku bungaku 帝国文学 (Littérature impériale), 1-3, mars 1895, rubrique « Faits divers » (zappō 雑報). 49. Voir Philip von BOHLMAN, “Landscape-Region-Nation-Reich: German Folk Song in the Nexus of National Identity”, C. APPLEGATE & P. POTTER (ed.), Music & German National Identity, Chicago and London, University of Chicago Press, 2002. 50. Dans son article intitulé « Girisha no min.yō » 希臘の民謡 (Chants populaires de Grèce), Shigarami zōshi しらがみ草紙, vol. 35, août 1892, p. 4-5. 51. SHINADA Yoshikazu 品田悦一, Man.yōshū no hatsumei : Kokumin kokka to bunka sōchi to shite no koten 万葉集の発明 : 国民国家と文化装置としての古典 (l’Invention du Man.yō-shū : l’État- nation et la littérature classique comme dispositif culturel), Tōkyō, Shin.yōsha, 2001, p. 191-195. 52. Il y travaille sous la direction de Haga Yaichi 芳賀矢一 (1867-1927) qui a étudié la philologie en Allemagne. Sur le département de Littérature nationale à l’Université impériale de Tōkyō et le rôle de Haga, voir SHINADA Yoshikazu, op. cit., p. 187-196 et p. 210-218 ; HANAMORI Shigeyuki 花森重 行, « Kokubungaku kenkyū shi ni tsuite no ichikōsatsu : 1890 nendai no Haga Yaichi o megutte » 国文学研究史についての一考察 : 1890年代の芳賀矢一をめぐって (Une analyse sur l’histoire des recherches sur la littérature nationale : autour de Haga Yaichi des années 1890), Ōsaka daigaku nihon gakuhō 大阪大学日本学報, vol. 21, mars 2002, p. 71-85. Voir aussi le travail d’Emmanuel LOZERAND, op. cit. 53. SHIDA Yoshihide, « Nihon min.yō gairon » 日本民謡概論 (Principes des chants folkloriques japonais), Teikoku bungaku 帝国文学 (Littérature de l’empire), 12-2, 12-3, 12-5 et 12-9, 1906. 54. Le sens littéral du mot saibara 催馬楽 est « air » (ra 楽) pour « encourager » (sai 催) « les chevaux » (ba 馬). 55. Kokushi daijiten 国史大辞典, Tōkyō, Yoshikawa kōbunkan, 1908, p. 543. Les pièces vocales se répartissent dans les registres suivants : kagura-uta 神楽歌 ; kume-uta 久米歌, chants du clan Kume, donnés, au moment où Shiba rédige son article, lors de la commémoration de l’avènement

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au trône de l’empereur Jinmu (kigensetsu 紀元節) ; azuma-asobi 東遊, chantés à l’anniversaire de la mort de l’empereur Jinmu et lors des deux équinoxes ; ta-uta 田歌, chants pour le repiquage du riz, mobilisés lors de la célébration des Grandes Prémices (daijō-e 大嘗会) ; yamato-uta 大和歌, chants de la région du Yamato, entonnés aussi lors de la célébration des Grandes Prémices ; utagaki 歌垣, chants entre les femmes et les hommes, dont on ne trouve plus d’évocation après 770 ; saibara 催馬楽 ; rōei 朗詠 ; fuzoku 風俗, chants populaires des diverses provinces, eux aussi utilisés lors la célébration des Grandes Prémices ; kuzubito-uta 国栖人歌, « chants du peuple de Kuzu » qui ne sont mentionnés que dans les anciens textes tels que le Kojiki ou le Nihonshoki. 56. TŌGI Tetteki 東儀鉄笛, Ongaku nyūmon 音楽入門 (Initiation à la musique), Tōkyō, Waseda daigaku shuppan bu 早稲田大学出版部, 1910. 57. TANABE Hisao, Tanabe Hisao jijoden 田辺尚雄自叙伝 (Autobiographie de Tanabe Hisao), Tōkyō, Hōgakusha 邦楽社, 1981, p. 158-159 et p. 235-236. 58. Ibid., p. 150. 59. Ibid., p. 215. Abordant pour la première fois la musique du point de vue « objectif » des sciences, cet ouvrage a fortement inspiré la musicologie en Europe dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Hermann von HELMHOLTZ, Die Lehre von den Tonempfindungen als physiologische Grundlage für die Theorie der Musik, Braunschweig: Friedrich Vieweg und Sohn, 1863. Traduction française par George Guéroult (1868), Paris, rééd. Éditions Jacques Gabay, 1990. La musicologie (»Musikwissenschaft«) est présentée pour la première fois comme discipline prenant pour modèle les sciences naturelles de Newton dans un article intitulé »Über Musik als Musikwissenschaft« (Sur la musique comme musicologie) de l’Allgemeine musikalische Zeitung à Leipzig en mars 1827. Cette première approche sera systématisée au début de XXe siècle par l’élève de Helmholtz Carl Stumpf (1848-1936), le musicologue de l’Université de Vienne Guido Adler (1855-1941), et Hugo Riemann (1849-1918). Sur la naissance de la musicologie en Europe, voir John HAINES, « Généalogies musicologiques aux origines d’une science de la musique vers 1900 », Acta musicologica, 73, no 1, 2001, p. 21-44. 60. Sur la conception qu’avait Tanaka de la musique nationale, voir HIRATSUKA Tomoko 平塚智子, « ‘Hattatsu’ suru nihon ongaku : Tanaka Shōhei no risō to riron o megutte »「発達」する日本音 楽 : 田中正平の理想と実践をめぐって (« Développement » de la musique japonaise : à propos des idées et les théories de Tanaka Shōhei), Hikaku bungaku kenkyū 比較文学研究 (Recherches de littérature comparée), no 71, 1998, p. 109-128. 61. KONAKAMURA Kiyonori 小中村清矩, Kabu-ongaku ryakushi 歌舞音楽略史 (Histoire sommaire de la musique, du chant et de la danse), Yoshikawa Hanshichi 吉川半七, Tōkyō, 1888, rééd. Tōkyō, Iwanami bunko 岩波文庫, Iwanami shoten 岩波書店, (1928), 2000. 62. Souligné par TANABE, Nihon ongaku kōwa, Tōkyō, Iwanami shoten, 1919, p. 69. 63. Souligné par TANABE, ibid., p. 341. 64. TANABE, Gagaku tsūkai 雅楽通解 (Interprétation du gagaku), Tōkyō, Kokyoku hozon kai 古曲保 存会, 1921. 65. Sur l’histoire de la naissance du phonographe, voir Philippe TOURNÈS, Du phonographe au MP3 : Une histoire de la musique enregistrée – XIXe-XXIe siècle, Paris, Autrement, 2008, p. 11-18. 66. TANABE, Meiji ongaku monogatari 明治音楽物語 (Une histoire musicale de l’ère Meiji), Tōkyō, Seiasha 青蛙社, 1965, p. 299-303. 67. Celle-ci succède au mois d’août 1922 à la revue Monde du disque (Chikuonki sekai 蓄音器世界) fondée en 1915 et première revue consacrée au disque au Japon. 68. TANABE, Zoku Tanabe Hisao jijoden 続田辺尚雄自叙伝 (Suites de l’autobiographie de Tanabe Hisao), Tōkyō, Hōgakusha, 1981, p. 84-88. 69. Ibid., p. 86. 70. TANABE, Gagaku Tsūkai, op. cit., p. 138-168. Les pochettes des disques et les enregistrements sonores sont tous numérisés et consultables sur le site des Archives numériques des disques de

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78 tours (SPレコードデジタルアーカイブ) du Centre d’études sur la musique traditionnelle japonaise à l’Université municipale des arts de Kyōto (Kyōto shiritsu geijutsu daigaku nihon dentō ongaku kenkyū sentā 京都市立芸術大学日本伝統音楽研究センター), http:// neptune.kcua.ac.jp/cgi-bin/kyogei/index_sp.cgi. 71. Hattatsu no jō kara 発達の上から ; TANABE, Gagaku Tsūkai, op. cit., p. 15. 72. TANABE, Gagaku Tsūkai, op. cit., p. 18. 73. Cette dimension du disque a été développée par Mark Katz qui compare l’entraînement à l’écoute et à l’interprétation de la « real music » ou « good music » à l’aide du disque dans l’éducation musicale aux États-Unis au début du XXe siècle, et l’exercice de chanter en chœur au XIXe siècle ; Mark KATZ, Capturing Sound: How Technology Has Changed Music, Berkekey, University of California Press, 2005, p. 61. 74. « Tōyō ongaku riron no kagakuteki kenkyū » 東洋音楽理論の科学的研究 ; Zaidan hōjin keimei-kai daisankai taishō kyūnendo jigyō hōkokusho 財団法人啓明会第三回大正九年度事業報告書 (Rapport annuel de la troisième année d’activité de la fondation d’utilité publique Keimei-kai, 9e année de Taishō [1920]), Tōkyō, Keimei-kai 啓明会, 1921, p. 29-31. 75. UE Sanemichi 上眞行, ŌNO Tadamoto 多忠基 et TANABE Hisao, Shōsō-in gakki no chōsa hōkoku 正 倉院楽器の調査報告 (Rapport de recherche sur les instruments de musique du Shōsō-in), Tōkyō, Teishitsu hakubutsukan gakuhō 帝室博物館学報 (Bulletin du Musée impérial), no 5, 1921. 76. Sur ses études musicales comme « ethnomusicologue », HOSOKAWA Shūhei 細川周平, “In Search of the Sound of Empire: Tanabe Hisao and the Foundation of Japanese ethnomusicology”, Japanese Studies, vol. 18, May 1998, pp. 5-19. 77. TANABE, Chōsen riōke no kogakubu : waga kyūchū no bugaku tono kankei 朝鮮李王家の古楽舞:我 が宮中の舞楽との関係 (l’Ancienne musique et danse de la cour de la dynastie Ri en Corée : Rapport avec le bugaku de la cour de notre pays), Keimei-kai daigokai kōen-shū 啓明会第五回講演 集, Keimei-kai, septembre 1921, p. 2-6. 78. TANABE, Zoku tanabe hisao jijoden, op. cit., p. 120-121. 79. Voir UEMURA Yukio 植村幸生, « Shokuminchiki chōsen ni okeru kyūtei ongaku no chōsa o megutte : Tanabe Hisao ‘Chōsen gagaku chōsa’ no seijiteki bunmyaku » 植民地期朝鮮における宮 廷音楽の調査をめぐって : 田辺尚雄『朝鮮雅楽調査』の政治的文脈 (Recherches sur la musique de cour de la Corée durant la colonisation japonaise : le contexte politique des ‘Recherches sur le gagaku de Chosŏn’ de Tanabe Hisao), Tōkyō, Chōsen shi kenkyūkai ronbun-shū 朝 鮮史研究会論文集, vol. 35, 1997, p. 117-144, ici p. 134-138 ; YAMAMOTO Hanako 山本華子, Ri ōshoku gagaku bu no kenkyū : shokuminchi jidai chōsen no kyūtei ongaku denshō 李王職雅楽部の研究 : 植民地時代朝鮮の宮廷音楽伝承 (Recherche sur le département de Gagaku de la dynastie Chosŏn : l’héritage de la tradition de la musique de cour à l’époque de l’occupation japonaise), thèse en musicologie, Université des arts de Tōkyō, 2008, p. 146-169. 80. Journée de protestation pour la restitution de Port-Arthur et de Dairen cédés par la Chine au Japon dans le cadre des « Vingt et une demandes » du Japon en 1915. 81. « Ongaku kara mita tōa kyōei ken » 音楽から見た東亜共栄圏 (la Sphère de coprospérité asiatique vue sous l’angle de la musique), Tōyō ongaku no inshō 東洋音楽の印象 (Impressions de la musique orientale), Tōkyō, Jinbun shoin 人文書院, 1941, p. 88-93. 82. Chūgoku chōsen ongaku chōsa kikō 中国・朝鮮音楽調査紀行 (Voyage de recherches musicales en Chine et en Corée), Tōkyō, Ongaku no tomo sha, 1970, p. 318-319. 83. 広く東洋音楽の比較研究に基づき、日本音楽史の上に革命的の解釈を与えたものであ る ; Id., « Préface », in Nihon ongaku no kenkyū 日本音楽の研究 (Étude sur la musique japonaise), Tōkyō, Kyōbun sha 京文社, 1926. 84. Nihon gakushiin hachijūnen shi 日本学士院八十年史 (Histoire des quatre-vingts ans de l’Académie japonaise), Tōkyō, Nihon gakushiin 日本学士院, 1963, p. 278-280.

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85. KISHIBE Shigeo 岸辺成雄, « Tōyō ongaku gakkai sanjū nen shōshi » 東洋音楽学会三十年小史 (Brève histoire des trente ans de la Société orientale de musique), Tōyō ongaku kenkyū 東洋音楽研 究 (Recherches sur la musique orientale), vol. 19, 1966, p. 63-80. 86. TANABE, « Sōkan ni saishite » 創刊に際して (À l’occasion de la première publication), Tōyō ongaku kenkyū 東洋音楽研究, 1-1, novembre 1937, p. 3. 87. Les chercheurs contemporains de Tanabe tels que Shiratori Kurakichi 白鳥庫吉 (historien de l’Orient, président d’honneur de la Société orientale de musique, 1865-1942) ou Watsuji Tetsurō 和辻哲郎 (philosophe, 1889-1960), ont réagi également au problème de l’orientalisme en préconisant une réappropriation par « l’Oriental ». Voir KAN Sang-jung, Orientarizumu no kanata he オリエンタリズムの彼方へ (Au-delà de l’orientalisme), Tōkyō, Iwanami gendai bunko 岩波現代 文庫, Iwanami shoten, 2004, p. 133-162. 88. Erich Moritz von HORNBOSTEL, Music of the Orient (1928), rééd. Smithsonian Center for Folklife and Cultural Heritage, FW04157, Washington, Folkways Records, 1979. 89. TANABE, Tōa no ongaku 東亜の音楽 (Musique de l’Asie orientale), Columbia-Nipponophone コ ロムビア・ニッポノフォン, Tōkyō, 1941, p. 1-2 de l’appendice. 90. Les pays et les régions (suivant les dénominations en vigueur à l’époque de Tanabe) qui ont fait l’objet d’enregistrements pour ces trois collections sont les suivants : Pour la Musique de l’Asie orientale, la Manchourie, la Chine, la Mongolie, Java, l’île de Bali, la Thaïlande, l’Inde, l’Iran (« Perse ancienne » pour Tanabe) ; pour la Collection de musique de la Grande Asie orientale, la Manchourie, la Mongolie, la Chine, l’Indochine française, la Thaïlande, la Birmanie, la Malaisie, l’Inde, l’Indochine, l’Asie du Sud-Ouest ; pour Musique du sud, la Thaïlande, l’Indochine française, la Malaisie, la Birmanie, Sumatra, l’île de Bali. 91. TANABE, Tōa no ongaku, op. cit., p. 7-8 de l’appendice. 92. Daitōa to ongaku 大東亜と音楽 (la Grande Asie orientale et la musique), publié dans la collection du bureau de l’Enseignement et de l’Éducation (Kyōgaku-kyoku 教学局) sous la dépendance directe du ministère de l’Éducation nationale, en mars 1942. La citation qui suit se trouve p. 21-22. 93. Cela est particulièrement notable dans l’article de Tanabe intitulé « Koten ongaku no bunka- zai toshite no kachi » 古典音楽の文化財としての価値 (la Valeur de la musique classique comme bien culturel), Bunkazai Geppō 文化財月報, Comité pour la protection des biens culturels, n o 1, décembre 1951, p. 6. 94. Bunkazai hogo iinkai 文化財保護委員会, « Gagaku », Liste des biens culturels immatériels, Kikan bunkazai 季刊文化財, vol. 3, 1955, p. 41. 95. Carol GLUCK, “The Past in the Present”, in Andrew GORDON (ed.), Postwar Japan As History, Berkeley, Los Angeles, Oxford, University of California Press, 1993, pp. 66-95. 96. Ceux que l’on appelle les « old liberalists » ; TSUZUKI Tsutomu 都築勉, Sengo nihon no chishikijin 戦後日本の知識人 (les Intellectuels du Japon d’après-guerre), Yokohama, Seori shobō 世織書房, 1995, p. 123-124 ; OGUMA Eiji 小熊英二, « Minshu » to « aikoku » 「民主」と「愛国」 (« Démocratie » et « patriotisme »), Tōkyō, Shinyōsha, 2002, p. 175-208.

RÉSUMÉS

Au début du xxe siècle, Tanabe Hisao (1883-1984), premier musicologue japonais, a élaboré une histoire de la musique japonaise dans laquelle le gagaku était présenté comme une musique

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originale non seulement du Japon, mais aussi de tous les pays asiatiques. Cette notion du gagaku s’accorde avec l’idéologie impériale et coloniale avant-guerre et reste présente jusqu’à nos jours. C’est, par exemple, la décision du ministère japonais de l’Éducation de désigner le gagaku joué par les musiciens de cour du département de Musique de l’Agence impériale comme « bien culturel immatériel important » le 12 mai 1955, qui permet au Japon d’oublier l’histoire de la colonisation musicale au profit d’une relecture plus positive. Le gagaku est alors décrit comme vestige culturel du « continent asiatique », ce dernier terme se substituant à celui très marqué de « Sphère de coprospérité de la Grande Asie orientale » des années 1940.

At the beginning of the 20th century, Tanabe Hisao (1883-1984), the first Japanese musicologist, elaborated a history of Japanese music in which Gagaku was presented as a original music not only of Japan, but also of all countries in Asia. This concept of Gagaku is consistent with the imperial and colonial ideology before World War II, and still remains up to the present day. It is for example the decision of the Ministry of Education of Japan to designate Gagaku performed by the Court musicians of the Music Department of the Imperial Household as an “Important Intangible Cultural Property” on May 12, 1955, that makes Japan forget the history of musical colonization in aid of more positive re-reading. Gagaku is then described as a cultural relic of the “Asian Continent”, a term substituted for that of the “Greater East Asia Co-Prosperity Sphere” in the 1940s.

INDEX

Index géographique : Corée, Chine Mots-clés : gagaku, kagura, Tanabe Hisao, musique nationale, colonisation, patrimoine, bien culturel immatériel au Japon, Grande Asie orientale Thèmes : arts du spectacle Keywords : Japan, China, Korea, Taishō Period, Meiji Period, Performing Arts, gagaku, kagura, Tanabe Hisao, Colonization, Patrimony, Intangible Cultural Property of Japan, National Music Index chronologique : Meiji (1868-1912), Taishō (1912-1923)

AUTEUR

SEIKO SUZUKI

Université Paris Diderot – Paris 7 / Université de Tōkyō

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Le théâtre nō dans la Corée colonisée : du nō comme théâtre d’État Nō Theatre in Colonial Korea: Nō as State Theatre

Johng Wan Suh Traduction : Pascal Griolet

1 Les études sur le nō durant la période moderne sont très rares si on les compare à celles qui traitent de l’époque où vécut son fondateur Zeami 世阿弥 (1363-1443), ou même d’Edo (1603-1867)1. Les recherches sur sa diffusion dans les colonies japonaises sont quasi inexistantes. Non seulement on n’a pas encore pris en compte la dimension historique de cet art du spectacle, mais on ignore même ce qu’il fut concrètement alors. Ceci bien entendu s’applique également à la Corée2.

2 L’étude du nō dans les pays colonisés par le Japon revêt pourtant une grande importance, aussi bien pour l’histoire de cette tradition théâtrale que pour celle de la colonisation. C’est dans cette double perspective que je me suis intéressé aux livrets de nō dont j’ai découvert l’existence à la bibliothèque de l’ancienne université impériale de Keijō [nom de Seoul durant la période coloniale]. C’est avec surprise en effet que j’ai constaté la présence ancienne sur la péninsule de ces livrets (vingt volumes, quatre- vingt dix-sept numéros), ce qui suggère que le nō et les livrets de nō rencontrèrent un certain succès dans la Corée annexée par le Japon. Je me suis dans un premier temps limité à l’examen et aux données bibliographiques de ces cahiers, dans le cadre d’une recherche sur l’histoire du nō, sans encore faire de lien avec la colonisation de la Corée.

3 Le retard des recherches dans ce domaine est d’autant plus regrettable que les débats véhéments et les discussions sans fin sur la politique coloniale japonaise à l’égard de la Corée, et en particulier la politique d’assimilation et d’unification avec la métropole japonaise, ignorent très largement les réalités culturelles et la politique qui fut menée afin d’atteindre les objectifs de la colonisation. Non seulement pour le nō, mais pour toutes les autres formes d’arts scéniques, les études manquent cruellement sur la façon dont ils ont été introduits sur le sol des colonies, sur leur réception, sur les

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transformations qui ont pu se produire et enfin sur les publics qui furent visés. Or, il s’agit là d’un champ d’études qui devrait permettre d’examiner ce que fut concrètement l’état réel de la vie culturelle et de la politique appliquée en la matière.

4 Quelle fut l’importance du nō dans le contexte colonial ? Bien sûr, les arts du spectacle ont pour mission le divertissement du public et ne se mesurent pas uniquement à l’aune de critères politiques ou économiques. Il faut tout d’abord qu’il y ait une ouverture sur le plan culturel, une acceptation, une certaine sensibilisation. Il faut que soit établie une proximité, que soit créée une intimité. Mais dans le cas du nō, il y a un autre facteur important. Il s’agit de la proximité entre cet art et le pouvoir. Il faut en effet prendre en compte la protection qui lui fut accordée par les autorités politiques dès ses premiers temps, avec tout d’abord la passion du shōgun Ashikaga Yoshimitsu pour le tout jeune Zeami3, puis le goût du nō chez les maîtres du pouvoir, comme Oda Nobunaga et surtout Toyotomi Hideyoshi4, et enfin l’officialisation de cet art de la scène comme cérémonie rituelle de la classe des militaires, alors que se mettait en place le cloisonnement hermétique entre les quatre grandes classes de la société : militaires, agriculteurs, ouvriers et négociants.

5 L’histoire du nō, activité culturelle et divertissement de l’élite, révèle que celui-ci a toujours vécu à proximité du pouvoir. Sa transformation en art cérémoniel (shikigaku 式楽)5 chez les militaires lui fit perdre la liberté, la créativité et les innovations du temps de Zeami et lui conféra une nouvelle vie, différente, en tant que cérémonial. Une nouvelle force vitale, fondée sur la transmission et destinée à assurer sa longévité par la conservation, la répétition et la reproduction, remplaça le dynamisme de la force créatrice. Il faut garder ce point à l’esprit. Conservation et reproduction sont devenues les missions les plus importantes des familles ou des personnes héritières de cet art et on peut considérer qu’on est passé au cours de la période d’Edo de la dynamique d’une troupe d’acteurs à celle d’héritiers d’une tradition. De la même manière, la consignation par écrit d’une transmission orale peut être considérée comme un processus par lequel un art passe d’une vie créatrice à une autre fondée sur la transmission6. C’est à ce prix que le nō survécut dans la solennité durant l’époque d’Edo, mais son existence se trouva mise en danger, on le sait, par les violentes rafales des tempêtes que constituèrent les bouleversements et les profondes transformations de la société qu’inaugura la restauration de Meiji, en 1868.

6 De façon soudaine, le nō perdit les patrons qui l’avaient soutenu financièrement et avaient assuré son existence. Il lui fallut alors être reconnu comme forme artistique digne du Japon moderne. Il se redressa grâce à la classe la plus haute de la société, en particulier l’impératrice et certains membres de la noblesse impériale7, mais soulignons que ce salut ne répondait nullement à une demande venue de la population. Entre son effondrement et sa réhabilitation, on voit confirmée sous une forme renouvelée sa proximité avec le pouvoir. Or cette proximité se retrouve-t-elle de la même façon dans la Corée colonisée ? L’intimité entre le nō et ses spectateurs au Japon fut-elle de même nature dans la péninsule ? Ces questions, sans doute naïves, ne peuvent-elles pas constituer un point de départ pour réfléchir à la signification du nō en Corée ?

7 Comment fonctionna cette forme de théâtre propre au Japon, alors que celui-ci se constituait comme puissance en expansion colonisant les pays périphériques afin de devenir un empire colonial ? Put-il trouver sa place ? Les Coréens pouvaient-ils y être réceptifs ? Telles sont les questions que je me suis posées en menant mes recherches sur le nō dans la Corée colonisée.

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La splendeur d’un « théâtre d’État » (kokka geinō)

8 La plus ancienne représentation de nō sur la péninsule coréenne remonte à 1616 (an 2 de l’ère Genna). Elle fut donnée dans le cadre de la cérémonie d’inauguration de la Maison japonaise (wakan/waegwan 倭館) de Pusan8.

9 Il faut ensuite mentionner une représentation de nō au Japon devant une délégation d’officiels coréens. Un document de 1643 (Kan.ei 30), les Notes journalières de l’ère Kan.ei (Kan.ei nikki 寛永日記), relate en détail les festivités organisées à leur intention. Le spectacle se déroula lors d’un banquet offert à la délégation qui comptait quatre cent soixante-deux émissaires et que conduisait l’ambassadeur coréen Yun Sun-ji 尹順之. Cette représentation, qui eut lieu le huit de la septième lune de cette année 1643, fut très soignée : y participèrent un maître de l’école Kanze, Kita Shichi 北七9, et un maître de l’école Konparu 金春10.

10 Pour l’époque moderne, les Notes journalières d’Umewaka Minoru ( Umewaka Minoru jitsunikki 梅若実日記) constituent une source importante11. Elles attestent que les 20 et 21 mars 1904 se sont tenues chez maître Kanze Kiyokado 観世清廉 (1867-1911) à Kyoto, en présence du chef de la délégation coréenne (kōshi/kongsa 公使) de la Corée, deux représentations de nō destinées à collecter de l’argent pour contribuer à l’effort de guerre contre la Russie. Celles-ci commencèrent à neuf heures du matin et se terminèrent à cinq heures du soir. Il s’agissait de réunir des fonds pour soutenir l’intendance de l’armée impériale. On récolta respectivement quatre cents et trois cents yens. Ce genre de représentation s’inscrit en fait dans la longue tradition des représentations destinées à réunir des fonds afin de venir en aide à un monastère ou un sanctuaire que l’on appelle Kanjin-nō 勧進能, « nō de souscription ». Cette pratique était encore fréquente au début du XXe siècle12.

11 Que signifiait donc la présence du chef de la délégation coréenne à cette séance de nō célébrée afin de récolter des fonds pour l’armée japonaise ? Quelle fut sa propre contribution ? En d’autres termes, combien a-t-il payé sa place ? Comment fut initié alors ce type de séances dans le monde du nō ? Ces questions ne peuvent que susciter la curiosité et il faudra dans le futur tenter d’y répondre. Quoi qu’il en soit, il faut souligner ici que la relation entre le chef de la délégation et les acteurs de cette représentation ne fut pas simplement celle d’un spectateur face à des acteurs animés du seul objectif du plaisir d’une représentation.

12 De même, toujours selon les Notes journalières d’Umewaka Minoru, on trouve à la date du 13 avril 1905 la description qui suit : Son Excellence monsieur Ŭiyang 義陽, Ambassadeur de Corée, a été invité au club Mitsui dans le quartier de Hibiya [à Tōkyō] pour un dîner et une séance de nō. On y a donné les pièces comiques Hashi-benkei 橋弁慶, Tsuchigumo 土蜘 et Kōyakuneri 膏 薬煉.

13 On peut lire encore à la date du 10 avril : Kure Daigorō 呉大五郎 téléphona pour annoncer que Son Excellence monsieur Ŭiyang, Ambassadeur de Corée, et Son Éminence Yi Chae-gak 李栽覚, étaient invités à un dîner le 13 pour une séance de nō.

14 Enfin, le 11 avril :

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La séance de nō qui sera organisée chez Mitsui pour célébrer la guerre qui se déroule en Corée aura lieu devant Leurs Excellences Ŭiyan et Yi Chae-gak le 13 au soir à 18 h, avec au programme Hashi-benkei et Tsuchigumo.

15 On comprend ici que ces diplomates ont été invités à célébrer la victoire dans la guerre russo-japonaise. Ils ont sans doute été envoyés au Japon pour fêter la prise de Port- Arthur ou l’issue victorieuse de la bataille de Mukden. C’est donc dans un contexte hautement politique que « Son Excellence Monsieur l’Ambassadeur de Corée » a assisté en tant qu’« ambassadeur de la Corée dépêché pour fêter la victoire ». Ceci illustre bien la nature des relations entre les deux pays et le rôle que joua ici le nō.

16 Les premières séances de nō tenues devant des Coréens remontent donc à l’époque d’Edo, et on comprend que dans les temps anciens comme durant la période moderne les spectacles n’étaient pas donnés dans un lieu public ouvert à la population, mais à l’occasion de réceptions privées, et liées à un événement politique ou diplomatique. Ceci confirme la proximité du nō avec le pouvoir.

17 Près de quarante jours après cette séance organisée au Japon devant les représentants de la Corée afin de célébrer la victoire, le nō confirme définitivement son statut de « théâtre d’État » : une représentation est organisée dans la capitale coréenne, le 25 mai 1905, sur la place devant la gare de « la grande porte du Sud » (Namdaemun 南 大門), afin de célébrer l’inauguration de la ligne de chemin de fer entre la capitale et le port de Pusan. L’ouvrage intitulé le ?ō durant l’ère Meiji 13 a déjà évoqué « la visite en Corée de Kanze Kiyokado » en s’appuyant sur des articles de quotidiens comme l’ jiji shinpō 大阪時事新報, le Kyoto hinode shinbun 京都日出新聞 ou le Kokumin shinbun 国 民新聞. Je m’efforcerai donc de me référer le moins possible à ces derniers et privilégierai d’autres sources pour reconstituer le déroulement de cette cérémonie.

18 L’Histoire des chemins de fer coréens, éditée en 1929 par la Direction des chemins de fer du gouvernement général de Corée14, décrit en détail le déroulement de la cérémonie à laquelle assistèrent aussi les consuls des grands pays européens ainsi que des États- Unis. Il y est souligné la magnificence de l’événement, son caractère grandiose, « sans précédent dans l’histoire de Keijō ». Y sont aussi mentionnées la participation exceptionnelle de « Son Altesse » le prince Fushimi no miya Hiroyasuō 伏見宮博恭王 (1875-1946), qui représentait la famille impériale, et la présence de « Leurs Excellences coréennes Ŭiyang et Yi Chae-gak ». De nombreux discours furent prononcés, dont l’un du consul des États-Unis, puis se tint un banquet avec divers spectacles parmi lesquels nō, sumō, danses de type kagura15, tours de prestidigitation et ballets de danseuses coréennes. Tout ceci témoigne de l’importance que le Japon accorda à l’ouverture de cette ligne de chemin de fer.

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Ill. 1 : Cérémonie de nō

Cérémonie de nō à l’occasion de l’inauguration de la ligne de chemin de fer Séoul-Pusan. Séoul, Namdaemun, 25 mai 1905 Avec l’aimable autorisation de la bibliothèque de la Société d’études sur le génie civil (Doboku gakkai fûzoku doboku toshokan 土木学会付属土木図書館)

19 Les Nouvelles du chemin de fer (Tetsudō jihō 鉄道時報, no 296) du 20 mai 1905 présentent la liste des participants à cette cérémonie d’inauguration : vingt-neuf membres de la chambre des Nobles, cent quarante-cinq députés, dix-huit journalistes, six actionnaires, un chef d’entreprise et soixante-deux autres participants, soit en tout deux cent soixante-et-une personnalités. Manifestement, le Japon avait tout fait pour la réussite d’une cérémonie grandiose. Le document précise que certains participants venus du Japon ne purent assister à l’ensemble de la cérémonie : cinq membres de la chambre des Nobles, treize députés, deux banquiers, sept journalistes, un responsable des chemins de fer, soit vingt-huit personnes. Furent donc présents à la séance de nō trente-quatre membres de la chambre des Nobles et cent cinquante-huit députés, soit 24 % de la chambre des Nobles et 53 % de la chambre des Députés : il y eut manifestement une mobilisation générale du côté japonais.

20 Kinoshita Ikiru 木下生, journaliste des Nouvelles du chemin de fer, décrit dans son « Compte rendu sur la Corée » du 10 février 1905, la cérémonie comme un spectacle grandiose et conclut : « Le prestige de notre pays rayonne de plus en plus en Corée. »

21 La péninsule est présentée dans cet article comme un pays parfaitement souverain et indépendant grâce au Traité de Shimonoseki (avril 1895) qui a mis fin à la guerre sino- japonaise et a libéré le pays de la domination chinoise. Or, si la Corée avait bien retrouvé sa souveraineté face à la Chine, elle dépendait désormais du Japon et était bien loin de pouvoir constituer un État indépendant et souverain. Deux jours après cette cérémonie, le Japon allait envoyer par le fond la flotte russe de la Baltique et sortir

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victorieux de la guerre russo-japonaise. Le traité de Portsmouth (septembre 1905), puis le Traité de coopération et de commerce entre le Japon et la Corée (Kannichi kyōshō jōyaku 韓日協商条約, novembre 1905), connu aussi sous l’appellation du « Second traité de coopération nippo-coréen » (Dainiji nikkan jōyaku 第二次日韓条約), permettront au Japon d’instituer en Corée le système de résident général (Tōkanfu 統監府) et de prendre le contrôle de la diplomatie de l’« Empire de la grande Corée » (Daikan teikoku/ Taehan cheguk 大韓帝国). La voie était ainsi ouverte à l’annexion de la Corée qui aura lieu cinq ans plus tard. Si on réfléchit à ce processus historique, l’ouverture de la ligne de chemin de fer entre Keijō et Pusan permit bien « le rayonnement du prestige de notre nation en Corée ». L’article de ce journaliste, de ce point de vue, est particulièrement révélateur.

22 C’est aussi la raison pour laquelle on ne peut négliger le fait que « l’événement le plus important de la journée » fut la représentation de nō donnée à cette occasion. En rivalité avec la Russie pour la domination de la Corée, l’armée japonaise se trouvait alors dans une situation très critique face aux forces russes. L’achèvement rapide de la ligne de chemin de fer reliant le port de Pusan à la capitale Keijō était d’une importance capitale pour assurer au Japon une supériorité stratégique. On nomma à la présidence de la compagnie des chemins de fer un certain Furuichi Kōi 古市公威, docteur en génie civil (kōgaku hakushi 工学博士). On verra plus loin le rôle que joua ce dernier dans l’organisation de nô lors de la cérémonie d’ouverture. Mais au-delà des considérations individuelles, quelle fut donc la signification de cette représentation ? Bien entendu, le nō n’est pas un simple instrument politique. Mais on assiste ici à une étape importante de l’expansion du Japon impérial qui, après avoir gagné la guerre sino-japonaise, allait bientôt remporter la victoire sur la Russie. Le nō fut bien le « théâtre représentatif de l’État » qui permit de faire rayonner « le prestige de la nation » japonaise.

23 Après la restauration de Meiji, le nō avait failli disparaître. Grâce à la fondation en 1882 de la Société de nō (Nōgakusha 能楽社), il devint, à partir des années 1890, l’expression de la grandeur du Japon « État moderne », c’est-à-dire, de fait, du Japon impérial.

24 Ce passage d’un art de la scène rituel à un art de la scène étatique est en quelque sorte une réaffirmation, sous une forme moderne, de l’étroitesse des liens entre le nō et le pouvoir. Ce choix lui permit de survivre dans un nouveau contexte social et politique.

Le nō de la cérémonie d’ouverture et le rôle joué par Furuichi Kōi

25 La séance de nō qui s’est tenue lors de la cérémonie d’ouverture de la ligne de chemin de fer ne fut pas dirigée par maître Kanze Kiyokado, mais par le président du chemin de fer lui-même, Furuichi Kōi. Ce dernier était en effet très versé dans le nō, au point d’égaler les professionnels.

26 L’article cité plus haut du numéro 296 des Nouvelles du chemin de fer permet de connaître les détails du programme ainsi que le nom des acteurs prévus pour la séance du « nō rituel » (shikinō 式能 16) qui eut lieu le 25 mai et pour la séance du « nō caritatif » (jizen.nō 慈善能) du 26. La séance du 25 devait commencer à 13 h et enchaîner Yashima 屋島, interprété par Katayama Kurōsaburō 片山九郎三郎, Hagoromo 羽衣, par Kanze Kiyokado, et Kokaji 小鍛治, par Ōnishi Ryōtarō 大西亮太郎. Les intermèdes comiques étaient Kōyakuneri 膏薬煉, par Shigeyama Sengorō 茂山千五郎, et Chidori 千鳥, par

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Shigeyama Chūzaburō 茂山忠三郎. Avait lieu ensuite un dai-kagura 太神楽17, suivi enfin de soixante-dix feux d’artifice lancés en plein jour et cent trente la nuit.

27 Le 26, à partir de dix heures du matin, étaient prévues les pièces qui suivent : Yamamba 山姥, par Kanze Kiyokado, Tamura 田村, par Ōe Matasaburō 大江又三郎, Mochizuki 望 月, par Ōnishi Ryōtarō, Tsuchigumo 土蜘, par Katayama Kurōsaburō, et Shōjō 猩猩, par Kanze Kiyokado. Les intermèdes comiques étaient Kazumō 蚊相撲, par Shigeyama Chūzaburō, Shūron 宗論 et Fusu 附子, par Shigeyama Sengorō. Suivait un banquet offert par la cour impériale coréenne dans le palais Kyŏngbok 景福宮, à trois heures de l’après-midi.

28 Le numéro 299 de la même revue, en date du 10 juin, fait toutefois apparaître des différences dans le programme et des changements dans la distribution des acteurs. Les trois pièces de nō du 26 auraient ainsi été suivies de « paroles propitiatoires » (shugen 祝言) et de deux intermèdes comiques : Dobukatsuchiri 丼かつちり, par Shigeyama Chigorō, et Tachiubai 太刀奪, par Shigeyama Chūsaburō.

29 Qu’en fut-il en réalité ? Il est difficile de trancher et il faut procéder à des recoupements avec d’autres sources. Le premier article fut rédigé cinq jours avant les cérémonies, tandis que le second relate leur déroulement. Mais en fait, il semble que les représentations furent encore différentes. En effet, dans un ouvrage intitulé Furuichi Kōi édité en 1937 par l’« Association pour la mémoire de feu le Baron Furuichi Kōi » (Ko Furuichi danshaku kinen jigyōkai 故古市男爵記念事業会) et qui en retrace la vie, on peut lire ce qui suit : Puis, le 25 mai 1905, il organisa à Keijō les cérémonies d’ouverture de la voie de chemin de fer. Il eut le grand honneur d’accueillir Son Altesse le prince Fushimi no miya Hiroyasuō et une délégation conduite par le ministre des Télécommunications Ōura Kanetake 大浦兼武 [1850-1918]. Les cérémonies furent suivies d’une grande réception. Le maître avait souhaité qu’à cette occasion se tienne une séance de nō et fit construire une scène devant la grande porte du Sud. Il fit venir de , Kyoto et Osaka une vingtaine de maîtres de nō. Le jour de l’ouverture, à une heure de l’après-midi, la séance de nō commença par Yashima, pièce interprétée par Katayama Kurōsaburō de Kyoto, puis Hagoromo par Kanze Kiyotaka et enfin Kokaji par Ōnishi Ryōtarō. Le lendemain, il organisa une représentation de nō caritatif (jizen-nō) et interpréta lui-même Yamanba, qui fut suivie de Kumano par Kanze Kiyokado, puis de Tamura et Tsuchigumo par Katayama Kurōsaburō, et enfin Ran par Ōe Matasaburō. Toutes les pièces furent jouées de façon très raffinée et dans le style ancien, mais le jeu du maître dans la pièce Yamanba fut, dit-on, particulièrement éblouissant.

30 Si l’on se fie au numéro 296 des Nouvelles du chemin de fer, lors de la séance de nō caritatif du 26 Kanze Kiyokado joua Yamanba et Shōjō. Or il semble bien qu’en fait ce soit Furuichi qui ait interprété Yamanba. La raison de ce changement de programmation n’est pas claire. Toujours est-il que le quotidien Kyoto hinode shinbun du 4 juin 1905 indiquait : Le deuxième jour, la séance commença à dix heures du matin et s’acheva à cinq heures de l’après-midi. La journée commença par Furuichi qui joua entre autres Yamanba. Les Japonais étaient nombreux et les Coréens rares, mais il semble que ces derniers aient bien apprécié les intermèdes comiques.

31 Le grand-père de Furuichi, qui occupait la fonction importante de comptable du fief de Himeji, organisait volontiers des séances de nō avec des personnalités importantes d’autres fiefs ou avec des négociants fortunés de la ville d’Edo. C’est ainsi que dès l’enfance Furuichi fut sensibilisé à cet art. Le 20 juin 1881, il devint disciple d’Umewaka

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Minoru (ill. 2). Jusqu’à ce qu’il fasse partie de la délégation conduite par Yamagata Aritomo en Europe en 1888, et à l’exception de voyages à travers le Japon, il pratiqua le nō trois ou cinq fois par mois, parfois même sept ou neuf fois. Il interpréta lui-même une pièce de nō lors de sa propre cérémonie de mariage. Il avait installé une scène à son domicile et organisa souvent des séances de « nō mémoriels » (tsuizen-nō 追善能) pour commémorer des défunts. Enfin, il demanda à porter, à sa mort, le vêtement de cérémonie avec ses armoiries et un pantalon afin de pouvoir jouer du nō dans l’au-delà. Il aurait étudié ou pratiqué cent trente pièces du répertoire.

Ill. 2 : Umewaka Minoru.

Avec l’aimable autorisation de la bibliothèque de la Société d’études sur le génie civil (Doboku gakkai fûzoku doboku toshokan 土木学会付属土木図書館)

32 Furuichi était donc un passionné de nō et son niveau artistique était équivalent à celui d’un professionnel. Ce que l’on doit remarquer ici, c’est qu’au deuxième jour de la cérémonie d’inauguration, lors du nō caritatif, Furuichi interpréta lui-même Yamanba, pièce à laquelle il était très attaché (ill. 3). Le quotidien Osaka jiji shinpō daté du 2 mai 1905 rapporte : Kanze Kiyokado, qui a attiré sur lui l’attention du monde du théâtre nō du Kansai pour son interprétation d’un nō rituel lors des funérailles de Kanze [Kiyotaka, son père], réside actuellement à Kyoto, mais il est invité par Monsieur Furuichi Kōi à se rendre en Corée le 25 et le 26 de ce mois pour l’inauguration de la ligne de chemin de fer entre Keijō et Pusan. Furuichi est certes un amateur, mais il maîtrise parfaitement les arcanes du nō. C’est un homme ambitieux et imbu de lui-même. Il veut être admiré des connaisseurs du nō chez les ressortissants japonais résidant en Corée, en présentant des pièces « au charme subtil » [yūgen] comme Bashō 芭蕉 ou Yugyō yanagi 遊行柳. La pièce qui lui est la plus chère est Yamanba. On peut se demander si Kanze Kiyokado, qui est considéré comme le Kawakami Otojirō du théâtre nō18, connaît les motifs secrets de M. Furuichi qui doit être fou de joie à

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l’idée que c’est à lui que reviendra la gloire d’avoir accompli le vœu nourri autrefois par Toyotomi Hideyoshi, mais jamais réalisé jusqu’à sa mort, de se rendre en Corée avec les plus grands maîtres de l’école Kitaryū 喜多流. Toujours est-il qu’héritier de la prestigieuse famille Kanze, Kiyokado voit dans cette représentation en Corée une occasion d’attirer l’attention et de faire rayonner la gloire de son école. Considérant qu’une telle occasion de se produire en Corée ne se présenterait peut-être pas deux fois, il se prépare à partir en invitant à l’accompagner ceux qui voudraient le suivre…

Ill. 3 : Furuichi Kōi

Furuichi Kōi, interprète de la pièce Yamanba Avec l’aimable autorisation de la bibliothèque de la Société d’études sur le génie civil (Doboku gakkai fûzoku doboku toshokan 土木学会付属土木図書館)

33 On voit ici à quel point la pièce Yamanba était chère à Furuichi. Sa biographie la mentionne parmi « les pièces que jouait le mieux monsieur Furuichi »19. Mais le plus remarquable, c’est que Furuichi a organisé la représentation en tant que président et que c’est lui, le président en personne, qui se montra sur scène jouant sa pièce préférée. Est-ce qu’un autre président aurait pu avoir l’idée d’organiser une représentation de nō pour la cérémonie d’inauguration de cette ligne de chemin de fer ? Et dans ce cas, la représentation aurait-elle été si grandiose ?

34 Pour tenter de répondre à ces questions, considérons de nouveau un passage des Notes journalières d’Umewaka Minoru, dont Furuichi avait été le disciple, à la date du 19 mai 1905 : Kiyokado est parti en train hier soir depuis la gare de Shinbashi. Il se rend à Moji pour aller en Corée où il participera à deux journées de nō. Il répond ainsi à une demande de Furuichi Kōi. Celui-ci organise une séance de nō pour la cérémonie d’inauguration de la ligne de chemin de fer entre Keijō et Pusan. Bien que surpris par cette demande inattendue, Kiyokado a fait le nécessaire pour répondre à la

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demande de Furuichi et s’est entouré de vingt-quatre personnes pour mener à bien cette représentation (…).

35 La proposition faite par Furuichi d’aller jouer du nō en Corée parut, dit le texte, « inattendue » à Kiyokado. Il dut en effet être perplexe face à cette idée qu’il n’avait sans doute jamais envisagée, mais comme cette demande émanait de Furuichi, il accepta et chercha lui-même les interprètes pour la distribution des rôles. Alors que le nō avait vacillé sur ses fondements lors de la Restauration de Meiji et qu’il survécut tant bien que mal à une période très noire au Japon, l’idée d’une tournée à l’étranger dut lui paraître d’autant plus « inattendue ».

36 Il faut aussi s’arrêter sur le mot utilisé à deux reprises pour désigner la Corée. Le texte dit en effet de façon plus littérale « les trois royaumes coréens » (Sankan 三韓), soit, en japonais, Kōkuri 高句麗, Shiragi 新羅 et Kudara 百済. Que savait donc Kiyokado de ces « trois royaumes », de la Corée et de son histoire ? On considérait alors comme des vérités historiques les passages des Annales du Japon (Nihon shoki) qui présentent la Corée comme un pays soumis au Japon à l’époque antique. Or les Annales se fondaient sur un ouvrage intitulé La conquête des trois royaumes coréens (Sankan seibatsu 三韓征伐) qui s’est révélé être un faux. C’est en s’appuyant sur ce faux que furent justifiées les invasions japonaises de 1592 et de 1596, connues en Corée comme les « Troubles causés par les Wa l’année du dragon de l’eau » (Jinshin waran/Imjin waeran 壬辰倭乱). C’est de nouveau ce texte et le terme de « trois royaumes » qui furent utilisés au début de l’ère Meiji pour justifier les projets de conquête de la Corée, puis l’annexion de l’Empire de la grande Corée, puis encore l’émergence de la théorie d’une même origine ethnique des Japonais et des Coréens, et enfin la politique d’assimilation des Coréens à l’empire japonais.

37 Par ailleurs, observons que dans la première partie de cet article de l’Osaka jiji shinpō, lorsqu’il est question de Furuichi et de son art, on est dans l’ordre du « privé », tandis qu’ensuite il semble que l’on entre dans l’ordre du « public », avec la vision de l’histoire d’un État-nation et l’expression d’un « patriotisme » officiel. Au début, le discours fait référence uniquement aux Japonais : les « connaisseurs du nō chez les ressortissants japonais résidant en Corée ». Ensuite, il renvoie à un peuple autre, à une culture autre, à un pays autre. Le ton n’est plus le même. Si l’on considère qu’on est à la veille de l’annexion de la Corée, on pourrait considérer qu’il est fait référence au projet « d’invasion ». L’article de l’Osaka jiji shinpō suggère que c’est là le point de vue de Kanze Kiyokado. Il faut ici constater que la presse et les journalistes se faisaient ainsi les porte-parole de l’idéologie de « la conquête des trois royaumes coréens » enracinée dans une vision impérialiste japonaise. Toujours est-il qu’il faut souligner le décalage entre la première et la seconde partie de cet article.

38 Les pièces de nō furent jouées lors de la cérémonie d’ouverture de la ligne de chemin de fer sur une scène certes provisoire, mais une scène de nō authentique. Dans le numéro 299 des Nouvelles du chemin de fer, l’article intitulé « Coup d’œil sur la Corée no 6, Visite de Keijō » raconte ainsi : Avant-hier, j’ai passé une nuit à l’auberge Mikazuki. Dès le lendemain matin, j’ai quitté d’auberge pour être hébergé par le groupe Kajima. Je me suis tout d’abord rendu sur le site où se préparait la cérémonie d’ouverture de la ligne de chemin de fer, qui se déroulera en plein air devant la grande porte du Sud. J’ai rencontré le président M. Furuichi, le directeur M. Kawasaki, le chef de la commission des préparatifs de la cérémonie d’ouverture, M. Kasai. Ils sont tous extrêmement occupés. J’ai jeté un coup d’œil sur le lieu de la cérémonie et j’ai été surpris de son

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envergure. Le portail d’entrée est grandiose, les tables pour les repas sont disposées dans un espace très spacieux, une authentique scène de nō a été construite. Ces préparatifs augurent que les Coréens seront émerveillés.

39 On peut voir dans la dernière phrase l’expression de la fierté ressentie devant la grandeur du lieu et la scène de nō tout en jetant sur les Coréens un regard empreint d’une sorte « d’orientalisme »20. Cette fierté ressentie devant la scène du « théâtre représentatif de l’État » est si grande qu’elle reparaît à plusieurs reprises dans la suite de l’article21 : Leurs deux Excellences sont, de façon exceptionnelle, venues voir l’état des préparatifs de la cérémonie. Elles ont pensé que cela devrait réjouir les gentilshommes et les nobles dames résidant en Corée. Ensuite, une scène de nō authentique a été construite et a été conçue pour la participation de Leurs Excellences. (…) Les bâtiments, et en particulier le grand portail d’inauguration à l’entrée du lieu, sont si grandioses qu’on ne pourrait guère leur trouver d’équivalent à Tōkyō. Les tables pour les repas sont disposées dans un grand espace qui est magnifiquement décoré. Le lieu même de la cérémonie n’est pas très grand mais la perfection de la construction de la scène du nō a dû demander beaucoup de travail. (…) Des Coréens curieux et insouciants sont venus en foule, les uns derrière les autres, voir la cérémonie d’ouverture de ce jour et cette foule a recouvert la dizaine d’hectares de la place. Vus de haut, ce sont des têtes noires vêtues de blanc. On a l’impression d’être devant un rassemblement de grues et de hérons. C’est sans doute la première fois qu’un tel rassemblement a lieu dans l’histoire de Keijō.

40 Ces passages sont également élogieux pour la scène « authentique » de nō. Le regard jeté sur les Coréens est empreint de cette condescendance qui caractérise le regard orientaliste. Il ressort de ces différents articles que cette représentation du nō à Seoul fut perçue comme une expansion du nō en Corée et qu’elle s’inscrivait dans la logique de conquête de la péninsule. Elle est présentée comme un exploit qu’aurait voulu réaliser Toyotomi Hideyoshi. On peut y lire un témoignage de cette vision de l’État japonais et de la Corée qui se constituaient alors comme idéologie. Dans ce contexte, l’installation d’une scène de nō authentique était le symbole du prestige du Japon impérial.

41 À son retour au Japon, l’un des interprètes de kyōgen, Shigeyama Sengorō, évoque cette scène « authentique » : « La scène de Keijō a été construite tout en cyprès du Japon (hinoki), sauf les piliers du pont, faits en bambou. » Le caractère authentique de cette scène doit-il être réduit à l’exaltation d’un orientalisme, d’une idéologie, d’une conception de l’État ? Le nō en 1905 avait déjà acquis le statut de « théâtre d’État ». Il avait donc été reconnu comme spectacle pouvant accompagner la cérémonie d’ouverture de la ligne de chemin de fer. Autrement dit, il était reconnu comme une forme artistique digne d’être présentée aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays pour représenter le Japon, État moderne. Parallèlement, il ne faut pas minimiser le rôle joué par Furuichi Kōi, passionné du nō, dans le choix de pièces de nô lors de la cérémonie d’ouverture. L’intérêt et l’admiration qu’il manifestait à cet art n’étaient pas ordinaires. C’était bien pour lui « le plaisir d’un gentilhomme ». Si l’on se fie à l’article de l’Osaka jiji shinpō, on peut considérer qu’il avait l’intention de se présenter sur scène dès les premières étapes du projet de cette représentation de nō.

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Conclusion

42 Sept mois après l’inauguration de la ligne de chemin de fer entre Keijō et Pusan, le décret impérial numéro 243 du 21 décembre 190522 institua le régime du résident général de Corée et déposséda la Corée de son indépendance sur le plan diplomatique. Un an plus tard, le 30 mars 1906, fut promulguée une loi permettant l’achat de la ligne de chemin de fer, dont la gestion fut transférée au gouvernement général de Corée le 1er juillet de la même année. Enfin, 4 ans plus tard, le 1er octobre 1910, la Corée fut annexée, perdit toute indépendance et devint colonie japonaise.

43 Considérant le contexte historique dans lequel cette cérémonie s’inscrivit, force est de constater qu’elle revêtit une grande importance aussi bien sur le plan symbolique que politique et diplomatique, sans parler de la signification stratégique de l’ouverture de la ligne de chemin de fer qu’elle célébrait. La cérémonie fait date dans l’histoire du nō en ce qu’elle rassembla un quart des membres de la chambre des Nobles et plus de la moitié des députés de la Chambre basse. La représentation de nō, dont on a dit qu’elle fut considérée comme « la plus grande attraction » de cette cérémonie très importante, atteste que le nō avait déjà le statut particulier d’art de la scène représentant l’État japonais et qu’il pouvait témoigner de la grandeur du Japon impérial.

44 Pour cette représentation fut érigée une scène de nō « authentique », sans doute la plus authentique de toutes celles qui furent édifiées par la suite en Corée. Mais il semble que celle-ci ait été démontée après les cérémonies. En effet, un article du Keijō nippō 京城日 報 (Les nouvelles de Keijō) daté du 10 janvier 1916 fait allusion à la vogue du chant de nō à Keijō et laisse entendre qu’il n’existait pas encore de scène de nō utilisable dans la capitale : Avec ces progrès et la vogue du nō et du kyōgen, on peut penser que les amateurs envisageront dans un futur proche l’édification d’une scène de nō.

45 L’installation d’une scène authentique pour ce spectacle avait non seulement pour but de marquer l’importance de la cérémonie, mais résultait aussi du désir de Furuichi, amateur passionné du nō, de monter lui-même sur scène et de présenter sa pièce favorite, Yamanba à cette occasion. Il faut donc ici aussi voir la passion d’un individu et son souci de la perfection.

46 Que signifia donc cette représentation de nō pour les Coréens ? Comment fut-elle perçue ? Mis à part les officiels coréens, la plupart des participants étaient japonais. Nous avons vu que l’article du quotidien Kyoto hinode shinbun qui décrivait la foule qui grouillait dans la ville de Keijō précisait que « les [spectateurs] Japonais étaient nombreux et les Coréens rares. » Les Coréens, qui ne comprenaient pas le japonais et ignoraient l’histoire et la culture du Japon, ne pouvaient bien sûr pas comprendre des pièces comme Kokaji, où un forgeron aveugle reçoit l’ordre de l’empereur Ichijō 一条 de lui forger un sabre, ou Mochizuki, qui évoque la vengeance des frères Soga. Ils ne pouvaient pas non plus apprécier Tamura ou Yashima, pièces qui évoquent des figures historiques liées à l’épopée du clan des Taira.

47 Si les Coréens « [ont] bien apprécié les intermèdes comiques », cela signifie qu’ils réagirent en riant à la gestuelle cocasse de Kazumo, ou devant le comportement des serviteurs qui mangent en cachette du sucre dans Busu. Autrement dit, pour le public coréen de l’époque, le nō n’était pas un spectacle de divertissement. Mais en fait, il en allait de même au Japon.

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48 Cet art de la scène restauré par des membres de la noblesse, des hauts fonctionnaires ou des intellectuels, acquit donc le statut de « théâtre d’État », mais ne fut en aucun cas un « théâtre populaire », ni même « national ».

49 Quatorze ans plus tard, le 19 décembre 1919, le quotidien Tokyo nichinichi shinbun publiait un article intitulé « Un mouvement nouveau pour populariser le nō et le jouer dans des salles de théâtre ». L’opéra de Russie a rencontré un succès tout à fait inattendu [au Japon]. Le Théâtre impérial (Teikoku gekijō 帝国劇場) compte donc inviter, en février ou en mars prochain, une troupe italienne d’opéra et envisage pour l’avenir de convier les grands opéras du monde entier afin de populariser cet art lyrique. Nombre d’amateurs de théâtre souhaitent que tout en présentant au public japonais les opéras du monde entier, on présente aussi des pièces de nō, qui est l’opéra propre au Japon23. À ce sujet, le directeur du théâtre, M. Yamamoto, déclare : « Je souhaiterais que le nō soit joué dans cette salle et j’ai d’ailleurs approché certains maîtres trois ou quatre fois grâce au truchement de certaines de mes connaissances pour connaître leurs dispositions, mais ils ont leur fierté et n’envisagent pas de s’abaisser à jouer dans une salle de théâtre. Je pense que nous vivons dans une époque très différente des temps anciens et qu’il serait très profitable de plusieurs points de vue de présenter le nō au grand public et ne pas le confiner au divertissement exclusif des riches. Le Théâtre impérial est en tout cas toujours prêt à réserver le meilleur accueil à ces grands maîtres s’ils sont disposés à se présenter ici. » Pourtant Umewaka Rokurō répondit de façon catégorique : « Je refuse absolument cette proposition, ce n’est pas mon vœu. » Il ne s’expliqua pas sur les raisons de ce refus mais il nourrissait sans doute au fond de lui le préjugé ancien qui considère les acteurs de théâtre comme des gueux ou des « mendiants des bords de rivière » (kawara kojiki 河原乞食). Il ne souhaitait donc pas populariser l’art du nō. Un célèbre amateur de théâtre s’en offusqua et déclara, furieux : « Durant l’époque Edo, les interprètes de nō protégés par le gouvernement traitaient les acteurs de théâtre de “mendiants des bords de l’eau”. Mais comme le dit le proverbe “les interprètes du nō sont comme des singes”, pour la plupart d’entre eux ils vivent toujours aux crochets des aristocrates et des riches et ont du mal à se libérer de cet atavisme. Un art qui dépend en totalité de protecteurs fortunés ne peut être considéré comme un art véritable. Aujourd’hui même, les riches qui semblent protéger les interprètes du nō ne cherchent en réalité qu’à faire figure de généreux mécènes. C’est une honte pour un artiste de se complaire dans une telle situation et pour l’avenir du nō aussi il faut absolument que les artistes ne soient plus dépendants de riches protecteurs et s’adressent à un plus large public. Les interprètes du nō se cachent afin de se protéger, car ils ont très peur que si le nō se popularise, le protocole scénique et l’interprétation ne soient déformés, mais là encore ils ont tort. C’est en se popularisant que le nō pourra progresser et devenir un véritable opéra. » C’est ainsi que les défenseurs d’un renouveau crient que le temps est arrivé pour que les interprètes du nō ne restent plus dans leur cocon mais procède enfin à leur mue.

50 Outre la question de la réforme du nō et de sa représentation au Théâtre impérial, cet article du Tokyo nichinichi shinbun montre bien que le nō, qui avait perdu sa raison d’être après la restauration de Meiji, survécut en tant que « théâtre d’État » et éprouva dès lors les douleurs de l’accouchement que suscitait une demande pressante venue de l’extérieur pour qu’il devienne un « théâtre du peuple » ou « de la nation »24.

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NOTES

1. Cet article a été publié en japonais sous le titre « Shokuminchi chōsen ni okeru nō – Keipu tetsudō kaitsū shikiten ni okeru ‘kokka geinō’ nō » 植民地朝鮮における能 — 京釜鉄道開通式典 における「国家芸能」能 (le Nō dans la Corée colonisée – La séance de nō, art de la scène de l’État, à l’occasion de la cérémonie d’ouverture de la ligne de chemin de fer Séoul-Pusan », dans un numéro spécial de Ajia Yūgaku アジア遊学 intitulé Shokuminchi chōsen to teikoku Nippon, minzoku toshi bunka 植民地朝鮮と帝国日本—民族・都市・文化 (la Corée colonisée et le Japon impérial – population, villes, cultures), Bensei shuppan 勉誠出版, no 138, 2010, p. 134-153. L’auteur est professeur au département d’Études japonaises de l’université Hallym 翰林 (Corée), directeur du centre de recherche sur le Japon de cette même université. 2. À ma connaissance, il n’existe sur cette question que les trois articles que j’ai publiés (en coréen) sous le titre « Recherche fondamentale sur les livrets de nō (utaibon 謡本) conservés à la bibliothèque de l’université de Séoul » (jap. : Souru daigaku zō utaibon no kisoteki kenkyū ソウル大 学蔵謡本の基礎的研究), in Nagoya geinō bunka-kai (éd.), Nagoya geinō bunka 名古屋芸能文化, no 6, 1997; no 9, 1999 ; no 13, 2003), auxquels il faut adjoindre « Aspects de la réception du nō en Corée – Annuaire des praticiens du nō résidant en Corée » d’O Hyŏn-yŏl 呉鉉烈 (Kankoku tōchi nōgaku kyōju no shosō, kō — zaikankoku yōkyokuka meikan 韓国当地能楽享受の諸相、稿 – 在韓国謡 曲家名鑑, en coréen, in Hōseidaigaku daigakuin kiyō 法政大学大学院紀要, no 43, 1999) et « les Représentations du nō en Corée durant les dernières années de l’ère Meiji – Autour de la représentation organisée par la revue Kokufū 国諷 en 1910 » d’Iizuka Erito 飯塚恵理人 (Meiji matsunen no kankoku ni okeru nōgaku kōen – Meiji yonjūsannen « kokufu » nōgaku kōen o chūshin ni – 明 治末年の韓国における能楽公演 — 明治四十三年「国諷」能楽講演を中心に, in Kanrin daigakkō nihongaku kenkyūsho 翰林大学校日本学研究所, Kanrin nihongaku 翰林日本学, no 14, 2008, en japonais). Le premier s’appuie sur une recension d’articles relatifs à la Corée publiés au Japon entre 1915 et 1945 dans des revues spécialisées comme Nōgaku 能楽 (le Nō), Nōgaku jihō 能楽時報 (la Revue du nō) et Nōgaku shinpō 能楽新報 (les Nouvelles du nō). Ces données, qui mériteraient toutefois d’être complétées, sont très utiles pour avoir un premier aperçu du développement du nō en Corée. Il ne s’agit néanmoins que d’une compilation de documents. Le second tient mal compte de la situation dans laquelle se trouvait la Corée à la fin de l’ère Meiji et ne mesure pas la dimension historique de la représentation de nō. Il est donc insatisfaisant dans la mesure où l’étude du nō dans les colonies doit s’inscrire dans l’étude de la colonisation japonaise et ne pas s’arrêter simplement à l’analyse d’une forme théâtrale. 3. NDT : on sait que c’est en 1374 (Ōan 7) que le chef d’une troupe d’acteurs itinérants connu plus tard sous le nom de Kan.ami 観阿弥 (1333-1384), accompagné de son fils de douze ans, le futur Zeami, donna une représentation de sarugaku 猿楽, divertissements qualifiés littéralement de « singeries », devant le troisième shōgun de la dynastie des Ashikaga, Yoshimitsu (1358-1408), alors âgé de seize ans. La représentation eut lieu au sanctuaire d’Imagumano 新熊野, dans la capitale impériale. Yoshimitsu fut vivement impressionné par la beauté de l’enfant exécutant avec son père la danse rituelle d’Okina « le vieillard » et décida de prendre cette troupe sous sa protection. Quatre ans plus tard, en 1378, Yoshimitsu assistait à la fête de Gion, Zeami assis à côté de lui. Cela suscita des critiques de la part des nobles, choqués de ces égards pour un « acteur », c’est-à-dire un « gueux ». Mais Zéami fut couvert de présents par le shōgun, et les vassaux de ce dernier se virent eux aussi contraints de le traiter avec les plus grands égards, puis de protéger le nō. 4. NDT : Toyotomi Hideyoshi (1537-1598) se passionna pour ce genre théâtral au point de s’y exercer et d’interpréter lui-même des pièces dans la dernière partie de sa vie. Il se conduisit aussi en mécène attentionné des quatre troupes dites des « singeries de la région du Yamato » Yamato

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sarugaku (Kanze 観世, Hōshō 宝生, Konparu 金春 et Kongō 金剛). Cette politique de soutien au nō sera poursuivie par les Tokugawa et les seigneurs locaux durant toute l’époque d’Edo. 5. NDT : le terme désigne un nō, danses et chant, donné lors d’une cérémonie publique liée à l’exercice du pouvoir politique. Le nō prit plus particulièrement ce rôle à l’époque d’Edo. 6. NDT : voir à ce sujet René SIEFFERT, la Tradition secrète du nō , suivi de Une journée de nō, Gallimard/Unesco, 1960, ainsi que Sakae MURAKAMI-GIROUX, Zeami et ses Entretiens sur le nō, Presses orientalistes de France, 1991. 7. NDT : Iwakura Tomomi 岩倉具視 (1825-1883), noble qui joua un rôle politique de premier plan lors de la restauration de Meiji, organisa chez lui en 1876 une séance de nō en présence de l’empereur et, en 1879, une autre séance devant le général Grant (1822-1885), futur président des États-Unis. Il aurait eu à chaque fois pour objectif de rehausser le prestige de cet art de la scène qu’il pratiquait lui-même. Son cousin, Bōjō Toshitada 坊城俊政 (1826-1881), chef du protocole au palais impérial, le seconda dans ses efforts pour sauver cet art de la scène traditionnel. 8. NDT : sur les échanges entre Japon et Corée à l’époque d’Edo, voir le dossier « la Péninsule retrouvée », Cipango no 17, 2010. Le rôle du port de Pusan et des comptoirs japonais est évoqué en particulier dans l’article de Guillaume CARRÉ. 9. Il s’agit d’un maître de l’école connue sous le nom de Kitaryū 喜多流. 10. La représentation commença par les danses propitiatoires que l’on appelle shikisanba 式三番 et sanbasō 三番叟, exécutées par Den.emon 伝右衛門. Elles furent suivies par la célèbre pièce Takasago 高砂 interprétée par le maître Kanze après qu’il en eut donné des explications. L’intermède comique (kyōgen) fut la pièce Ebisu Bishamon 夷毘沙門. Le maître Shichi 七 présenta de son côté la pièce Momijigari 紅葉狩, qui fut suivie d’un nouvel intermède comique, Utsubozaru 靱猿. Enfin le maître de l’école Konparu présenta la pièce intitulée Yōrō 養老. Certaines de ces pièces, comme Takasago ou Utsubozaru, ont été traduites en français par René SIEFFERT, Nō et kyōgen, op. cit.. 11. Umewaka Minoru (1828-1909), acteur de nō de l’école Kanze, concourut à surmonter la crise que traversa ce théâtre lors de la modernisation du pays notamment en construisant des salles de nō et en organisant des représentations publiques payantes. 12. Les notes attestent ainsi que le 26 du même mois, eut lieu une représentation de nō poursuivant le même objectif à la « capitale de l’ouest », c’est-à-dire à Kyoto (« Chez les Katayama de Kyoto s’est tenue une représentation destinée à financer l’intendance militaire »), et pour le lendemain, le 27 mars (« Une séance de nō destinée à aider financièrement l’armée pour la guerre russo-japonaise eut lieu chez moi »). 13. KURATA Yoshihiro 倉田喜弘 (dir.), Meiji no nōgaku 明治の能楽, Nihon gakujutsu shinkōkai 日 本学術振興会, 1994-1997, et particulièrement le vol. III, 1996. 14. Chōsen sōtokufu tetsudō kyoku kankō 朝鮮総督府鉄道局刊行, Chōsen tetsudō shi 朝鮮鉄道史, Keijō,1929. 15. NDT : danses propitiatoires. 16. NDT : ce terme désigne les nō qui étaient joués sur une scène du palais shōgunal en certaines grandes occasions solennelles, comme la venue d’un messager de l’empereur ou l’achèvement de grands travaux. 17. NDT : l’art de la scène appelé kagura (« danses offertes aux dieux ») se présente souvent sous la forme de danses rituelles et de musique à vocation propitiatoire en particulier lors des festivals saisonniers. À l’origine, pratiqué par les missionnaires du grand sanctuaire d’Ise, le dai-kagura devint un spectacle comportant des tours d’adresse ou d’acrobatie très répandu à l’époque d’Edo. 18. NDT : Kawakami Otojirō (1864-1911) est une célèbre figure du théâtre japonais moderne. Voir l’article de Jean-Jacques Tschudin, dans ce numéro. 19. Sont citées ici « Hachinoki, Yamanba, Yorimasa 頼政, Hyakuman 百万, Miidera 三井寺, Kashiwazaki 柏崎, Mochizuki 望月, Kasugaryūjin 春日龍神, Sanemori 実盛, … »

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20. NDT : le mot orientarizumu est entré dans la langue japonaise sous l’influence de l’ouvrage d’Edward Saïd dont la traduction en japonais fut publiée en 1986. 21. Tetsudō jihō, no 299, huitième lettre. 22. Meiji sanjūhachinen chokurei dainihyakuyonjūsan gō 明治三十八年勅令第二百四十三号, Kankoku ni tōkanfu oyobi rijichō o oku no ken 韓国ニ統監府及理事庁ヲ置クノ件. 23. NDT : sur cette recherche d’un art de la scène national qui puisse concurrencer l’opéra occidental, voir également l’article de Claude MICHEL-LESNE, dans ce numéro. 24. Le présent article constitue le premier pas d’une recherche sur l’histoire du nō et ses évolutions aussi bien au Japon que dans la Corée colonisée avec comme étapes à venir les années 1910, 1920, 1930 et 1940.

RÉSUMÉS

La crise que traversa un art de la scène tel que le nō à l’occasion des bouleversements entraînés par la restauration de Meiji peut être considérée comme un choc entre tradition et modernité. Dès lors que le nō fut reconnu comme une « tradition » par les autorités du processus de la modernisation, il put être intégré au monde moderne en acquérant le statut du « classicisme » et put ainsi se développer dans le présent et se projeter dans l’avenir. Le nō trouva ainsi une nouvelle vie en devenant une forme artistique représentative du nouvel État moderne. Ses premières représentations à l’étranger se déroulèrent en Corée avant que la péninsule ne devienne une colonie du Japon. Je me propose ici d’examiner la question du nō dans la Corée de 1905, à la veille de l’institution du gouvernement général japonais et en particulier les représentations qui furent données à l’occasion de la cérémonie d’ouverture de la ligne de chemin de fer reliant Keijō 京城 (Kyŏngsŏng en coréen, l’actuelle Seoul) à Pusan 釜山, le port coréen le plus proche du Japon.

The crisis that crossed a performing art such as nō during the upheavals caused by the Meiji Restoration can be considered as a clash between tradition and modernity. Since the nō was recognized as a “tradition” by the authorities of the process of modernization, it could be integrated into the modern world by acquiring the status of “classicism” and was thus able to develop in this project and in the future. The nō and found a new life by becoming a representative art form of the new modern state. His first performances abroad took place in Korea before the peninsula became a colony of Japan. I propose here to examine the question of nō in Korea in 1905, on the eve of the institution of the Japanese General Government and in particular the representations that were given on the occasion of the opening of the line ceremony railway linking Keijo 京城 (Kyongsong Korean, the current Seoul) 釜山 Pusan, Korean nearest port of Japan.

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INDEX

Index géographique : Corée Thèmes : arts du spectacle Mots-clés : colonisation, théâtre, nō, Kanze Kiyokado Keywords : Korea, Performing Arts, Colonization, nō, Theater, Kanze Kiyokado, Meiji Period Index chronologique : Meiji (1868-1912)

AUTEURS

JOHNG WAN SUH Université Hallym

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La question de la mixité dans le théâtre Takarazuka : jeux d’ombre et de lumière Questioning Women’s Prevalence in Takarazuka Theatre: the Interplay of Light and Shadow

Claude Michel-Lesne

Nous tenons à remercier vivement le journaliste de théâtre Tsuji Norihiko pour son aimable collaboration ainsi que le prêt des documents iconographiques illustrant cet article, les archives des figures 1 à 3 lui ayant été confiées directement par les anciens membres de la section masculine du Takarazuka. Tous crédits photographiques : Tsuji Norihiko/Kōbe Sōgō Shuppan Center.

1 Malgré une position extrêmement marginale dans l’histoire de la scène japonaise, la compagnie de théâtre musical Takarazuka est aujourd’hui célèbre à travers tout le Japon pour ses spectaculaires réalisations scéniques, dont la distribution entièrement féminine demeure l’une des caractéristiques les plus remarquées. Il serait néanmoins réducteur, sinon erroné, de ne présenter la compagnie fondée en 1913 par l’homme d’affaires Kobayashi Ichizō 小林一三 (1873-1957) que sous l’aspect de cette composition féminine et de son fameux corollaire : la spécialisation d’actrices dans l’interprétation de rôles masculins (otokoyaku 男役). Les enjeux majeurs de cette institution du spectacle ne se limitent en effet guère à des questions d’ordre artistique ou de genre, mais révèlent, dès les premières années d’activité de la troupe, d’importantes contingences idéologiques, médiatiques, socio-économiques, et même politiques.

2 Il faut, pour le comprendre, rappeler que la gestion de la compagnie Takarazuka occupe une place stratégique dans l’échiquier des activités commerciales de sa maison-mère, la corporation Hankyū-Hanshin-Tōhō. On sait que, par sa vitalité dans les secteurs ferroviaires, commerciaux, immobiliers et de loisirs, le groupe Hankyū est, à plusieurs titres, l’un des acteurs majeurs de la mutation des modes de vie et de consommation s’étant développée dans la région du Kansai à la fin de l’ère Taishō (1912-1926) et jusque dans les années 1940-1950 : le « modernisme du Hanshin » (Hanshin mōdanizumu 阪神

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モーダニズム)1. Au-delà du simple statut d’entreprise, Hankyū a ainsi exercé une grande influence dans les sphères culturelles, économiques, ainsi que sur le développement urbain du Kansai. Or la revue Takarazuka a assumé un rôle-clé dans le déploiement des activités de la compagnie-mère, à tel point qu’on a pu parler d’une véritable « stratégie Takarazuka » (Takarazuka senryaku 宝塚戦略). Pour l’auteur de cette expression, l’universitaire Tsuganesawa Toshihiro 津金沢聡広 (1932-), les bases du mode de fonctionnement de l’actuel holding Hankyū-Hanshin-Tōhō se situent en effet dans la ville de Takarazuka : c’est au cours du développement de la troupe que sont nées les idées et stratégies commerciales qui ont fait la renommée du groupe2. La « culture Hankyū », voire la « culture du Hanshin », ne seraient ainsi qu’un prolongement de la « culture Takarazuka ». À l’inverse, on ne peut comprendre le capital de sympathie généré par le Takarazuka sans se rappeler que le personnage de Kobayashi Ichizō demeure essentiellement connu par le grand public et respecté dans le milieu des affaires pour la fondation de l’empire commercial Hankyū, central dans l’économie de la région. On lui doit ainsi la paternité de réalisations aussi diverses que le développement urbain de la région nord-est d’Ōsaka en bordure du réseau ferroviaire de la compagnie, l’installation de grands magasins au sein des gares terminales de ces lignes, la revalorisation des quartiers d’Umeda à Ōsaka et de Hibiya à Tōkyō comme nouveaux centres urbains dédiés aux loisirs et au divertissement, ou la fondation des studios de cinéma de la Tōhō. Au sens strict, la troupe du Takarazuka n’est donc que l’une de ses nombreuses initiatives couronnées de succès. Mais c’est aussi et surtout celle pour laquelle il conserva, de son propre aveu, la plus grande affection jusqu’à sa mort. La charge émotionnelle associée au Takarazuka procède ainsi à la fois du prestige du groupe Hankyū et de l’aura dont jouit toujours le personnage de Kobayashi Ichizō.

3 Soutenue par cette puissante infrastructure, la troupe présente, dans le champ des institutions de spectacles de divertissement, le cas unique d’une gestion autonome de tous ses organes de création et de production : salles de théâtre dédiées, école de formation des recrues, orchestre et auteurs attitrés, équipe de fabrication des costumes et décors, pôles de publication et de diffusion, etc., forment un réseau tentaculaire de sous-sociétés en constante et étroite coopération. Parler du Takarazuka revient donc à commenter un monstre scénique, par sa puissance corporative, son envergure, son omniprésence médiatique, sa longévité3.

4 Dans cet article, nous examinerons les conditions de la formation du Takarazuka, en soulignant que le choix de n’employer que des femmes sur scène demeure intrinsèquement lié à la conjonction des facteurs économiques, éducatifs et idéologiques du moment. La composition féminine des distributions du Takarazuka, tour à tour raillée comme un facteur marginalisant ou promue comme sa plus grande force d’impact, s’inscrit ainsi dans une perspective identitaire multiple : celle offerte par l’histoire « officielle » de la revue, telle que narrée dans les manuels et documents à visée promotionnelle ; ou celle d’une histoire théâtrale plus officieuse, faite d’une immensité d’intentions et de réflexions, se confrontant à des tentatives concrètes, le plus souvent décourageantes pour ses animateurs. C’est ainsi dans les entrechocs entre les convictions de Kobayashi Ichizō et la volonté farouche des comédiennes et du public de préserver un monde féminin que la contribution d’acteurs masculins à ce théâtre sera progressivement marquée par le sceau de l’échec. Or, des différentes tentatives qui ont pris place au cours de l’histoire de la troupe, il ne reste aujourd’hui que peu de traces écrites et iconographiques. Cette amnésie nous invite à penser que

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l’administration et les compilateurs des archives n’aiment guère se souvenir de ces épisodes, car ils vont précisément à l’encontre de ce qui est présenté dans l’histoire officielle comme la « tradition » du Takarazuka : un théâtre de femmes.

5 Plus théoriquement, cette question de la mixité au sein de la revue offre pour le champ théâtral un exemple canonique de la façon sélective dont se construit une tradition, par la constitution d’une histoire « héroïque » avec grandes figures et légitimations. Aussi l’objectif de cet article est-il triple : • Rompre avec l’image d’une troupe « féminine par tradition » en explorant les véritables objectifs de son créateur et les difficultés rencontrées dans leur réalisation. • Démontrer comment les entreprises de théâtre commercial, à un degré bien plus radical que dans toute autre recherche théâtrale, demeurent d’une absolue dépendance aux volontés de leur public. • Enfin, rendre une visibilité aux pans méconnus de la double histoire de la revue, en l’occurrence l’activité dans ses rangs de recrues masculines, et la formation des troupes mixtes du Kokuminza et du Shingeiza.

6 Sous les auspices du Takarazuka s’inscrit une production pléthorique de pièces et revues à grand spectacle, témoignant de l’infatigable volonté de Kobayashi Ichizō de proposer de nouvelles formes de spectacles qui fédèreraient le peuple sans distinction de classe. Tel est l’enjeu majeur de son idéal du « théâtre national populaire » (kokumingeki 国民劇) qui sous-tendit toute son activité dans le domaine artistique. Cette entreprise n’est pourtant à relier ni à des aspirations marxistes transposées au domaine des loisirs ni à une supposée unicité, homogénéité du peuple japonais telle que suggérée, par exemple, par les travaux de l’ethnologue Yanagita Kunio 柳田國男 (1875-1962). En filigrane du kokumingeki sont perceptibles à la fois la démocratisation de la consommation, la notion d’économie capitaliste, et l’émergence vigoureuse du concept de « masses » à l’ère Taishō (1912-1926). Le but fondamental de l’opération n’était ni plus ni moins que de proposer un théâtre divertissant et surtout économiquement viable4 : pour Kobayashi, l’adhésion d’un public nécessairement le plus large possible, composé de familles entières plutôt que d’individus isolés, était à cet égard la condition sine qua non à la réussite de son initiative. Tout le problème résidait donc dans la forme à adopter par ce jeune théâtre afin de séduire des audiences essentiellement urbaines et avides de nouveaux loisirs en accord avec leur mode de vie. Le spectacle devait devenir un produit de consommation courante.

La fondation du shōjo kageki

7 Kobayashi Ichizō portait de sévères jugements au sujet de l’« ancien théâtre5 », auquel il avait été exposé durant ses années universitaires à Keiō Gijuku 慶応義塾 (Tōkyō) dans sa fréquentation assidue des quartiers de théâtre. Ses critiques, qui conditionnèrent indubitablement l’orientation donnée à ses initiatives artistiques ultérieures, s’adressaient en majorité au kabuki, un art selon lui caduc et condamné à l’extinction dès lors qu’il ne serait plus compris que par une minorité d’amateurs et de spécialistes. L’homme d’affaires reconnaissait en soi la valeur du théâtre accompagné de chants et de danses tel qu’il se pratiquait depuis plusieurs siècles, mais dénonçait énergiquement la tendance à vouloir « figer le goût du peuple » en préservant le kabuki comme un art traditionnel. Celui-ci devait au contraire évoluer avec son époque, sous peine de se fossiliser et de n’être plus qu’une « maison hantée6 ».

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8 Kobayashi se montrait en revanche extrêmement intéressé par le potentiel de la musique occidentale qu’il découvrit avec l’opéra en 1911, année de l’ouverture du Théâtre impérial de Tōkyō7, où l’on donnait des œuvres d’opéra occidental plus ou moins adaptées pour un public japonais, avec une réception parfois fort difficile8. Moins « obscure » selon lui que la musique du kabuki, et de facto plus apte à toucher un large public, l’instrumentation à l’occidentale lui paraissait l’avenir nécessaire de cet « art dramatique musical » qu’il définit dans ses textes sous le terme de kageki 歌劇. Bien qu’il soit souvent assimilé à l’opéra et à ce que sera la comédie musicale, les racines idéologiques du kageki demeurent ainsi intrinsèquement liées au rejet du kabuki. Évoquant volontiers l’exemple de l’enseignement primaire, où les enfants étaient familiarisés très jeunes à la musique occidentale par le biais de chansons enfantines (shōka 唱歌), Kobayashi concluait que le peuple deviendrait bientôt plus sensible aux mélodies d’inspiration européenne qu’aux chants d’accompagnement du kabuki (nagauta 長唄)9. L’entrepreneur s’inspira d’ailleurs de la formation de garçons sopranos du grand magasin Mitsukoshi (Mitsukoshi Shōnen Ongakutai 三越少年音楽隊) de Nihonbashi (Tōkyō), fondé pour divertir la clientèle en interprétant un répertoire de shōka. Ce chœur avait été décliné en 1911 dans une version féminine par le magasin de vêtements Shirokiya, rival de Mitsukoshi, avant que le phénomène ne s’étende à l’ouest du pays en 1912 : le Matsuzakaya de Nagoya, le grand Mitsukoshi d’Ōsaka et le Daimaru de Kyōto accueillirent à leur tour une chorale dans l’espoir de voir de futurs clients s’attarder aux abords des vitrines. Souhaitant tirer profit de ce modèle pour ses propres affaires, Kobayashi Ichizō lança en juillet 1913 une première annonce dans la presse afin de recruter des jeunes filles pour former ce qu’il projetait de nommer les « Chœurs de Takarazuka » (Takarazuka Shōkatai 宝塚唱歌隊), sitôt devenus « Cercle de théâtre musical féminin de Takarazuka » (Takarazuka Shōjo Kageki Yōseikai 宝塚少女歌劇養 成会).

9 Malgré une rapide ascension à l’échelle nationale, la base opérationnelle du Takarazuka n’a jamais quitté les berges de la rivière Muko 武庫, à une quarantaine de kilomètres d’Ōsaka, au lieu-dit, précisément, de Takarazuka. L’idée originale de concevoir un chœur d’une vingtaine de jeunes filles, danseuses et musiciennes, qui divertirait par des représentations ponctuelles la clientèle du « nouvel établissement thermal de Takarazuka » (Takarazuka Shin.onsen 宝塚新温泉) était profondément liée à la situation géographique du lieu et aux mutations que connaissait alors l’espace urbain10. Devenu liquidateur de la société du rail Hankaku, suite à la nationalisation du chemin de fer japonais en 1907, Kobayashi Ichizō avait repris pour le compte de la « Société des chemins de fer électriques Minoo-Arima » (Minoo Arima Denki Kidō 箕面有馬電気軌 道, future Hankyū) la gestion d’un projet de ligne en embranchement au départ d’Ōsaka. Avec l’inauguration en 1910 de la ligne Ōsaka-Takarazuka, le problème se posait pour lui d’offrir une gamme de loisirs et d’attractions qui, en attirant le public urbain vers le terminus, rentabiliserait les frais de fonctionnement du tronçon, et ce faisant établirait un équilibre dans la fréquentation de la ligne, jusqu’alors essentiellement empruntée par les travailleurs rejoignant le centre d’Ōsaka. Au-delà de l’aspect événementiel profitable à l’ensemble des activités de sa société, Kobayashi trouvait dans ce contexte l’opportunité de créer une structure concrète où mettre en œuvre ses idées sur la musique et le théâtre. Les choix esthétiques répondant souvent de contraintes techniques, la décision de n’intégrer que des fillettes relevait ainsi essentiellement de raisons commerciales : Kobayashi pensait en effet qu’une troupe féminine reviendrait moins cher dans son fonctionnement, et ferait meilleure publicité

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qu’une formation de garçonnets. Avant même de songer à développer ses chœurs en troupe de théâtre musical, il s’était fixé pour objectif de parvenir à une popularité équivalente à celle du Mitsukoshi Shōnen Ongakutai, avec les retombées promotionnelles associées. L’idée de mixité fut cependant débattue au stade précoce de la formation du groupe du fait de la présence d’un personnage issu du monde de l’opéra, Andō Hiroshi 安藤弘, compositeur et chanteur lyrique issu de l’école de musique d’Ueno, alors premier conservatoire du Japon. Ce dernier avait été engagé par l’entrepreneur à titre de professeur et de répétiteur responsable de la formation des jeunes recrues en vue de leur première représentation, en avril 1914. Le projet d’intégration de garçons au Takarazuka ne date pas d’hier. Il fut déjà très tôt défendu par monsieur Andō, au moment de la création de la troupe. Si nous avions alors formé filles et garçons ensemble, l’art alternatif du théâtre musical féminin, monopolisé par le Takarazuka, ne serait-il peut-être pas né. Peut-être aurions-nous développé un véritable théâtre musical mixte ; ou bien encore, peut- être ce théâtre se serait-il soldé par un échec avant même d’avoir vu le jour11. 宝塚に男性加入の論は今に始まったことではない。創設当時から早くすでに安 藤先生から主張されたものである。もしその時、男女共習を実行したとせば、 少女歌劇という変則の宝塚専売の芸術が生まれなかったであろう。そして男女 本格的な歌劇が育ち得たかもしれない。あるいは育ち得るまでに至らず挫折し たかもしれない。

10 Arguant qu’il n’existait pas la moindre troupe d’opéra au monde à n’être composée que de filles, Andō proposa de former en lieu et place une compagnie d’opéra mixte12. Kobayashi refusa, préoccupé par l’expansion des activités de sa société : la formule du « théâtre musical de jeunes filles » (shōjo kageki 少女歌劇) lui semblait publicitairement la plus attractive13. Il craignait, en outre, que le rassemblement de jeunes gens des deux sexes ne posât un problème d’ordre moral qui eut été, d’une part, un frein au recrutement de jeunes filles de bonne famille, et d’autre part, une contradiction à l’objectif de présenter un spectacle « sain » (kenzen 健全) et familial. Soucieux de l’image de décadence morale attachée à la profession d’actrice, Kobayashi insista pour que l’on considère ses recrues comme des musiciennes14 et des élèves et non comme des « actrices » (joyū 女優) : l’initiative devait être moralement irréprochable. Nous reviendrons plus loin sur la nomenclature mise en place à cet effet.

11 Qui d’Andō ou de Kobayashi, dont les relations étaient particulièrement conflictuelles, eut l’idée de costumer les filles en garçons pour pouvoir interpréter les rôles masculins ? Si la paternité des otokoyaku apparaît historiquement peu claire, tout porte à croire qu’en vertu de sa spécialisation technique, ce fut Andō qui fit cette proposition afin de contourner les problèmes que Kobayashi craignait de soulever en proposant une troupe mixte. On se rappelle que ce dernier souhaitait prendre ses distances avec le kabuki, qu’il cherchait à dépasser : il paraît peu probable qu’il décidât volontairement d’en « retourner » le travestissement. Venu du monde de l’opéra, Andō n’était pour sa part pas sans savoir la relative indifférenciation sexuelle quant à l’attribution des rôles, notamment le procédé consistant à confier des rôles masculins aux chanteuses15. Ces « rôles travestis » (zubon.yaku ズボン役, littéralement : « rôles à pantalon ») étaient destinés à souligner la jeunesse d’un personnage masculin – parfois même son immaturité sexuelle – par le timbre clair et angélique d’une mezzo-soprano, permettant du point de vue de la composition un développement de l’ornementation instrumentale16. Précisément, la tessiture des premières promotions d’élèves auxquelles Andō enseigna le chant lyrique évoluait entre soprano et mezzo-soprano. Si l’on s’en tient à de strictes considérations musicales, il y a donc la possibilité d’une

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filiation directe entre les rôles travestis de l’opéra et les otokoyaku du Takarazuka. Cette théorie semble plus plausible qu’une éventuelle hypothèse de « construction parallèle » à la phase de gestation du kabuki dans la première décennie du XVIIe siècle, associée aux travestissements masculins de sa fondatrice historique Izumo no Okuni (出雲の阿国, dates supposées : 1572-1613) et de ses disciples femmes. Le personnage d’Okuni n’est d’ailleurs jamais évoqué par Kobayashi, qui ne se réfère qu’aux représentations du Théâtre impérial et à la popularité du phénomène choral comme sources d’inspiration. L’origine du travestissement au Takarazuka est donc, selon toute vraisemblance, à rechercher hors du spectre du kabuki.

12 Bien avant les évolutions du rôle des otokoyaku et l’intérêt qu’ils suscitèrent, ce sont d’ailleurs les rôles de personnages féminins (musumeyaku 娘役) qui attiraient davantage l’attention du public. L’un des metteurs en scène attitrés du Takarazuka, Takagi Shirō 高木史朗 (1915-1985), souligne la forte présence masculine dans le public des premières décennies, l’interdiction de la mixité dans l’éducation primaire et secondaire à l’époque étant une raison potentielle de l’attrait que pouvait avoir une troupe féminine17. Malgré le cliché toujours très vivace d’un public massivement féminin, témoignages et archives photographiques des vingt premières années d’activité du Takarazuka attestent en fait d’une audience d’une grande mixité, à relier à la volonté de Kobayashi de cibler le cercle familial comme unité minimale du public. Il est généralement admis que l’événement qui provoqua un engouement massif du public pour les otokoyaku fut la décision spontanée de l’une des artistes du Takarazuka de l’époque, Kadota Ashiko 門田芦子 (1907-1974), d’adopter en 1932 une coupe de cheveux courte durant les répétitions de la revue « Bouquet d’Amour » (Būke damūru ブーケダ ムール), sitôt imitée par la plupart de ses camarades. Kadota s’inspirait sans doute de la jeune Mizunoe Takiko 水の江滝子 (1915-2009), fameuse otokoyaku de la troupe de la Shōchiku18, restée célèbre pour être la première artiste de shōjo kageki à s’être coupée les cheveux, à l’aube de ses quinze ans. Jusqu’alors, il était de coutume de camoufler les chevelures des artistes sous des perruques, chapeaux et autres artefacts. Cette pratique a d’ailleurs probablement renforcé l’indifférenciation sexuelle dans l’attribution des rôles.

13 Le caractère audacieux de cette entreprise marqua les débuts formels de la construction scénique d’une nouvelle masculinité, sublimée dans le détour par le corps féminin, qui propulsa les otokoyaku au centre de l’intérêt des audiences, non sans débats dans la sphère publique. Cette conception, associée au terme dansō no reijin (男装の麗 人, « une beauté en costume masculin »), contribua à singulièrement érotiser un otokoyaku jusqu’alors très enfantin dans son apparence. Originellement, la distribution des otokoyaku et musumeyaku était très fluide, permettant aux premières promotions d’élèves de jouer indifféremment rôles masculins comme féminins : l’émergence du concept de « beauté en costume masculin » entraîna la spécialisation dans un type d’emploi scénique, à l’exclusion quasi totale de l’autre. Pour le critique d’art Kurabayashi Yasushi, le passage d’un public mixte à un public essentiellement féminin ne serait pas tant dû à l’augmentation quantitative des groupies féminines des otokoyaku qu’au désintérêt d’une partie des audiences masculines. Si la perspective de voir sur scène de belles jeunes filles attira aux débuts du Takarazuka un public masculin fort nombreux, l’évolution de la structure du spectacle aurait passablement découragé ces spectateurs. D’un innocent collage de chants et danses à des romances mélodramatiques menées par de jeunes actrices à l’allure masculine, le public masculin y aurait perdu l’objet de ses fantasmes – la musumeyaku étant devenue la partenaire

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exclusive de la « beauté en costume masculin » dans des amourettes de scène plus à même de satisfaire les rêveries d’un public « adolescent et féminin »19.

Tels des loups et des tigres

14 Revenons quinze ans en arrière, aux débuts de la formation.

15 Après quelques années de tâtonnements durant lesquelles le chœur étendit progressivement son aire d’activité à toute la région du Hanshin et fit ses débuts tokyoïtes au Théâtre impérial l’été 1918, Kobayashi en vint à sérieusement considérer les limites techniques présentées par un théâtre uniquement féminin. Il se ralliait ainsi à l’opinion d’Andō, qui avait cinq ans plus tôt proposé de costumer temporairement les artistes en garçons, pensant cependant que l’on ne pourrait jouer indéfiniment une forme dérivée de l’opéra sans une distribution mixte. J’étais dans les premiers temps satisfait d’un Takarazuka uniquement constitué de filles. Mais au bout de cinq à six années à venir voir les spectacles, je me mis inévitablement à émettre des critiques : il manquait vraiment quelque chose. La pureté, la justesse et la beauté ne donnaient qu’un goût de douceur, mais il y manquait une dose stimulante de piquant et de force. En résulta l’idée d’y ajouter des garçons20.

初めの間は女ばかりの宝塚に満足するけれど、五、六年連続して見物す ると、いかにも物足りない、清く正しく美しくだけではただ甘いものを 味わう程度で、辛さも強さも刺戟的分量が足らないから、どうしても文 句が出る。その結果は男性加入の格論である。

16 Dans cette métaphore gustative, Kobayashi relève l’absence d’un ingrédient-clé pour la parfaite réussite de la recette – la force, notion empiriquement associée au masculin21. Pour pallier le manque d’intensité des spectacles, il décida donc d’intégrer aux rangs du Takarazuka une promotion de jeunes hommes. Ce devait être là le premier pas pour rapprocher son théâtre musical du fini de l’opéra, sans chercher pour autant à le copier : l’objectif était de produire un théâtre qui, bien qu’utilisant l’instrumentation occidentale (piano, cordes et cuivres en lieu et place du shamisen, flûtes et percussions des arts traditionnels), serait « spécifiquement japonais » – d’où l’utilisation alternative du terme de Nihon kageki (日本歌歌), c’est-à-dire sans doute, dans l’esprit de Kobayashi, adapté au goût du public japonais22.

17 Cette première tentative de mixité s’inscrivait dans le contexte de la création fin 1918 de l’« École de musique et de théâtre de Takarazuka » (Takarazuka ongaku kageki gakkō 宝塚音楽歌劇学校), ainsi que du démembrement des chœurs pour former la « Troupe de théâtre musical de jeunes filles de Takarazuka » (Takarazuka shōjo kagekidan 宝塚少女歌劇団), exclusivement constituée d’élèves issues de l’école. Un « cursus spécial » (senka 選科) fut donc mis en place en janvier 1919 pour assurer l’éducation artistique d’un groupe masculin. Huit jeunes hommes débutèrent leur apprentissage sous la direction de Tsubo.uchi Shikō 坪内士行 (1887-1986)23, en vue de monter sur scène avec les filles à l’issue d’une formation que l’on prévoyait de quatre années. La seconde idée derrière la création de ce groupe était que les très jeunes recrues du Takarazuka grandissaient – certaines d’entre elles commençaient même à éprouver une insatisfaction à jouer du « théâtre musical de jeunes filles »24. Il fallait leur apporter des partenaires avec qui jouer un théâtre plus adulte.

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18 Les recrues reçurent une formation similaire à celle des filles, centrée autour du ballet, de la danse traditionnelle japonaise et de la pratique chorale. Shikō profita également de l’occasion pour initier ses élèves à la lecture de Shakespeare et du théâtre moderne. Cependant, bien que l’entraînement des garçons se déroulât à Minoo, à une dizaine de kilomètres de l’école féminine située à Takarazuka, l’opposition à ce projet d’introduction de jeunes hommes s’avéra rapidement unanime. Après seulement six années d’existence, l’association d’idées entre « Takarazuka » et « troupe féminine » s’était fixée de manière pour le moins ferme au sein du public, et l’on assista à une vague de dévalorisation sans concessions du masculin, de la part des audiences comme des élèves et de leur entourage : C’était une troupe bien féminine, un petit univers où les garçons étaient interdits. Que de jeunes hommes, déplaisants et vulgaires, tels des loups et des tigres, partagent la même scène que les filles fut catégoriquement refusé par ces dernières, leurs parents, ainsi qu’un nombre encore plus important de spectateurs. Il soufflait un vent exceptionnel de révolte25.

あくまで乙女の団体であり、男子禁制の小天地であったので、狼のごと き虎のごとき、いやらしい汚らわしい男などと同じ舞台に立つことなど は、少女やその親たち、さらにそれよりはるかに数の多い見物が断じて 許さぬ物凄い雰囲気があった。

19 Devant les protestations massives des familles d’élèves, le cursus fut suspendu au bout de dix mois, en novembre 1919. Les origines sociales des recrues n’étaient pourtant pas à remettre en cause, certains des garçons étant même diplômés de l’université, et personnellement sélectionnés par le binôme Kobayashi/Shikō. Du point de vue artistique, la moitié des jeunes hommes recrutés dans cette promotion laissa a posteriori une production abondante et reconnue. On remarque par exemple la première apparition comme « élèves » de deux futurs auteurs et metteurs en scène incontournables des quarante premières années du Takarazuka, Hori Seiki 堀正旗 (1895-1953) et Shirai Tetsuzō 白井鐵造 (1900-1980), ainsi que la présence d’Aoyama Yoshio 青山圭男 (1903-1967), futur chorégraphe de la Shōchiku et du Metropolitan Opera de New York, et celle d’Azuma Gosaku 東吾作 (1905-1989), jeune acteur qui allait laisser une grande empreinte dans le monde du théâtre populaire sous le nom de Tatsumi Ryūtarō 辰巳柳太郎26. Cette tentative de formation d’acteurs, chanteurs et danseurs utilisables à court terme pour renforcer les représentations du Takarazuka était cependant trop en retard sur le processus de réception par le public de la troupe. Shikō, malgré son statut de directeur artistique du projet, qualifia quant à lui l’entreprise de « prématurée »27. On ne peut que souligner l’antagonisme des positions : l’échec de cette aventure masculine n’apparut pas à ses promoteurs comme un refus définitif, mais comme un problème de préparation du public, qui n’aurait pas été suffisamment mûr pour accueillir un tel changement. Kobayashi Ichizō avait cependant rendu clair dès les débuts de la troupe féminine qu’elle ne représentait qu’un premier pas, et ne contenait nullement le caractère achevé qu’il estimait nécessaire à un grand théâtre national. La popularité grandissante du Takarazuka sous la forme d’un théâtre de jeunes filles posa un problème nouveau : comment s’affranchir du shōjo kageki pour passer à l’étape suivante du projet, et donner corps à l’idéal du « théâtre national populaire » ?

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La mixité comme structure parallèle : les années Kokuminza

20 Relativement satisfait du succès de son concept de théâtre musical à l’occidentale dans une distribution composée de jeunes filles, Kobayashi considérait avec assurance la possibilité pour celui-ci d’être enfin reconnu comme un art de dimension nationale si l’occasion se présentait de le réaliser dans une distribution mixte28. Le milieu des années 1920 correspond au moment où l’entrepreneur prit une conscience plus nette de ce que devait être son « théâtre national populaire », et l’orientation à lui donner pour parvenir à la mixité. Naturellement, la solution la plus simple eût été d’intégrer directement des artistes masculins à la troupe déjà existante pour en faire une unité mixte s’appuyant sur la structure de l’immense scène qu’il avait fait construire, le Takarazuka Daigekijō 宝塚大劇場29. L’échec de 1919 au stade précoce de la formation des garçons avait toutefois contesté la viabilité de ce plan. Kobayashi et Shikō décidèrent donc en 1926 d’adopter une stratégie dissociant formation masculine et troupe féminine du Takarazuka, et de monter en parallèle aux activités de cette dernière une troupe à la composition hétéroclite, constituée d’artistes possédant déjà une expérience de la scène : le Takarazuka Kokuminza (宝塚国民座, « Théâtre populaire de Takarazuka »). Ce projet, originellement programmé pour durer trois ans, était accueilli au Chūgekijō 中劇場, une salle de taille moyenne attenante au Daigekijō, qui lui restait réservé aux troupes féminines30. En installant le Kokuminza sur le même site que le Takarazuka, Kobayashi souhaitait parer les attaques adressées à ce dernier, que certains esprits critiques jugeaient immature et limité par sa composition. L’entreprise du Kokuminza paraissant cependant encore incertaine, le choix de ne pas hypothéquer le succès du Takarazuka et de gérer conjointement les deux groupes apparut essentiellement comme celui de la sécurité. Il semblait néanmoins nécessaire d’établir un nouveau projet tenant compte des insatisfactions et espoirs des visiteurs déçus par la forme du « théâtre musical de jeunes filles », mais aussi des anciennes artistes du Takarazuka à la recherche de scripts plus consistants, d’un théâtre plus pointu, d’un investissement plus sérieux dans l’art31.

21 Un appel fut lancé en mars dans le mensuel d’information du Takarazuka, Kageki, et des auditions organisées pour sélectionner les recrues du Kokuminza, sur le modèle de celles pratiquées dans la troupe féminine. Quarante et un artistes déjà formés – et pour certains, confirmés – furent retenus, aux deux tiers des hommes. On y retrouvait Aoyama Yoshio et le futur Tatsumi Ryūtarō32, tous deux repris parmi les recrues masculines de 1919, mais aussi Mori Eijirō 森英次郎 et Furukawa Toshitaka 古川利隆, anciens élèves du centre de formation d’acteurs de l’« Association des belles lettres » (Bungei kyōkai 文藝協会) de Tsubo.uchi Shōyō ; Yamaji Jun 山路潤, par la suite célèbre « second rôle » (wakiyaku 脇役) du théâtre shinpa ; Matsumoto Kōtarō 松本幸太郎, spécialiste de la danse japonaise. Parmi les femmes choisies pour intégrer la sélection, Wakamiya Yoshiko 若宮美子, issue du petit théâtre de Tsukiji d’Osanai Kaoru 小山内薫 (1881-1928) ; Miyoshi Eiko 三好栄子 (1896-1963), issue du shinkokugeki ; Sekimori Sumako 関守須磨子 et Hatsuse Otowako 初瀬音羽子 (1902-1993), anciennes du Takarazuka33. Le Kokuminza semblait donc à première vue un assemblage hybride, qui devait susciter la curiosité des audiences en offrant une palette variée de compétences scéniques.

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22 Dans le premier numéro de Takarazuka Kokuminza 宝塚国民座, publication officielle reprenant le modèle du mensuel Kageki, Shikō fixa publiquement les orientations de la troupe. Il s’agissait ni de rompre sur le plan des techniques et des contenus avec le « théâtre du passé » (en référence au kyūgeki), ni de tenter un nouvel art expérimental, mais de proposer le théâtre le mieux adapté aux goûts actuels du public populaire, dans le sens quantitatif du terme. Shikō prônait pour ce faire l’éclectisme entre l’ancien et le nouveau, le japonais et l’occidental, le drame et la comédie, le théâtre de jeu et le théâtre musical. Sa position le rapprochait en ce sens du compromis déjà proposé par Kobayashi et son équipe artistique dans le cadre de la troupe féminine du Takarazuka. En outre, Shikō proposa de traiter tous les acteurs et actrices sur un même pied d’égalité, exprimant de grandes attentes envers un système échappant aux rapports hiérarchiques, à une époque où le vedettariat représentait une certaine norme dans le monde du théâtre japonais : rares étaient les troupes à posséder leur propre théâtre, et les entrepreneurs de spectacles comptaient indubitablement sur les vedettes pour « vendre » leurs distributions. Dans ce contexte, le Kokuminza comptait apporter une harmonie et un équilibre entre les acteurs, Shikō cultivant en dernier lieu l’espoir de fédérer des auteurs travaillant uniquement pour la troupe, afin de fournir de nouveaux livrets en accord avec leur époque, « tel Shakespeare à la cour élisabéthaine, ou Molière à celle de Louis XIV34 ». Déjà pratiqué dans le kabuki, où les troupes pouvaient comporter une unité d’auteurs attitrés, ce système était employé au Takarazuka avec une jalouse exclusivité. Les auteurs y étaient – et y sont toujours – tenus de n’écrire de scripts que pour le Takarazuka, la production de matériaux pour d’autres troupes et styles dramatiques étant subordonnée à l’autorisation de l’administration de la compagnie. L’objectif était en partie d’éviter que les auteurs puissent œuvrer pour la concurrence directe, notamment la troupe féminine de la Shōchiku, qui avait notoirement « débauché » certains auteurs actifs du Takarazuka des premières années, comme Hisamatsu Issei 久松一声 (1874-1943).

Le fossé entre l’idéal et la réalité

23 La première série de représentations du Kokuminza, en mai 1926, présenta un programme fidèle à la volonté d’éclectisme de Shikō, avec une pièce à l’occidentale, un drame social moderne et une comédie historique. La réception critique fut mitigée, le poids du théâtre étant jugé trop présent et la partie musicale inconsistante35. À l’intérieur même du Kokuminza et du Takarazuka, le doute naquit rapidement quant à la viabilité du groupe. Échaudé et attaqué pour la démesure de ses ambitions, Shikō écrivit une violente diatribe intitulée « Les vrais critiques » (Shin no hihyōka 真の批評 家) dans le troisième numéro de Takarazuka Kokuminza : Finalement, les vrais critiques sont le peuple sans préjugés. Notre Théâtre populaire de Takarazuka reçoit trop de jugements, de l’intérieur comme de l’extérieur. Critiquez, mais dans quelque temps, après être venus voir ; pour cela, laissez-nous six mois ou un an. Notre but est de jeter les bases d’un théâtre japonais neuf, d’un théâtre divertissant, en accord avec les temps nouveaux. Personne ne s’oppose à cela. Notre particularité est de vouloir le faire en musique, avec de la danse. […] Entendre des voix s’élever de tous côtés après pas même une ou deux séries de représentations, qu’est-ce que ça veut dire36 ! 真の批評家は結局虚心平気な民衆がある。我が宝塚国民座は内外ともにあまり 批判家が多すぎる。時をして、又、一般見物をして批判せしめよ。そのために は、半歳一年の時日をもってせよ。我々の目指すところは新日本劇の樹立であ

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る。新時代に適した面白い芝居の創生である。これに対しては誰も異議を唱へ るまい。しかもこれを音楽舞踊入りでやらうという所に宝塚国民座の特徴であ る。(中略)第一回・第二回ならずしてすでに四面楚歌の声を聞くとは何事ぞ。

24 À en juger par les avis publiés ultérieurement, la réception des performances du Kokuminza n’en continua pas moins à être contrastée. On peut supposer que l’influence du shingeki compliqua la tâche de Shikō. Les pièces occidentales du Kokuminza parurent dans l’ensemble maladroites et trop étrangères. Au bout d’une année, les chiffres s’avérèrent désastreux : la troupe peinait à remplir le Chūgekijō, avec une moyenne de trois cents à quatre cents spectateurs, bien que le Hamlet de l’été 1927, où Shikō reprenait le rôle dans lequel il s’était illustré sur la scène du Théâtre impérial, connût un succès honorable. Pour ne rien arranger, un conflit éclata en août entre Kobayashi et Shikō au sujet du choix d’une pièce représentée par la troupe. En colère, ce dernier décida d’abandonner provisoirement la direction artistique du Kokuminza et de partir en voyage à travers le pays, dans l’objectif de se reposer. Malgré la confiance et le respect que portait Kobayashi à son équipe de création, la personnalité passionnée et investie de Shikō, à l’instar de celle d’Andō auparavant, gâtait ponctuellement ses relations avec l’entrepreneur. Ce conflit entre les pôles idéologiques, économiques et artistiques du Takarazuka d’hier comme d’aujourd’hui est révélateur à plus d’un titre du fragile équilibre sur lequel s’établit une entreprise aux prétentions totalisantes sur le plan commercial et créatif. On ne peut manquer de souligner à quel point l’institution repose sur ces trois plaques tectoniques qui, de façon périodique ou durable, finissent invariablement par connaître des frictions, le plus souvent au gré de la politique adoptée par les instances administratives, plus rarement du fait des choix et de l’audace de ses auteurs.

25 De retour en 1928, Shikō se préoccupa de l’accès au pouvoir de l’extrême droite en Italie dans sa pièce Mussolini : la situation politique du monde atteignait les sphères artistiques, et Shikō avait tout à fait conscience des répercussions contextuelles d’une époque sur la teneur des œuvres jouées. Il notait, dans un article intitulé « Le monde théâtral en réaction » (Handō no gekikai 反動の劇界), que la scène japonaise devenait particulièrement sombre du fait du grand respect accordé à des auteurs comme Anton Tchekhov (1860-1904) ou Henrik Ibsen (1828-1906), qui influençaient l’écriture des nombreux « drames à suicide » (jisatsugeki 自殺劇) alors représentés. Percevant la mode récente des comédies comme un contre-pied aux « pièces à la Ibsen », il suggérait que le Kokuminza avançât dorénavant dans cette voie, possiblement sous la plume d’Okamoto Kidō 岡本綺堂 (1872-1939), afin de faire naître de nouvelles comédies en accord avec le climat de l’époque – un climat difficile, suscitant probablement une attente pour des pièces permettant de se détendre, mais sans faire l’impasse sur les grandes questions du moment. Il ne considérait le théâtre ni comme un « lieu moralisateur » (sekkyōba 説教場) ni comme un pur lieu de divertissement : sa vraie valeur était de « plaire en donnant à réfléchir, de réjouir en donnant à ressentir »37.

26 Cette année 1928 fut également marquée par la représentation au Kokuminza de l’une des pièces les plus fortes et habitées de Tsubo.uchi Shōyō, l'Ermite (En no gyōja 役の行 者, 1916), déjà donnée au petit théâtre de Tsukiji par Osanai Kaoru en 1926. Désireux d’y ajouter musique et mise en scène à la façon d’un grand opéra, Shikō fit venir son oncle en personne, qui l’aida pendant quatre jours à mettre en place la pièce. Obtenant un succès critique équivalent à celui de Hamlet, l’Ermite resta l’une des réussites formelles du Kokuminza. Au printemps 1929, avant d’entamer les représentations d’Othello – toujours adapté par Shikō –, la troupe se rendit à Tōkyō afin de réunir des

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fonds en donnant, précisément, Hamlet et l’Ermite au musée du théâtre de l’université Waseda (Waseda engeki hakubutsukan 早稲田演劇博物館)38. Cependant, ni Shōyō ni Kobayashi n’eurent le pouvoir d’assurer la survie du Kokuminza en dépit de leur prestige intellectuel : ces représentations tokyoïtes parurent a posteriori comme un feu d’artifice final avant l’inéluctable dissolution du groupe. Entre deux succès ponctuels, celui-ci était en effet contraint de donner des représentations conjointes avec d’autres troupes afin d’assurer le remplissage des salles. Tombé dans une situation extrêmement difficile, il atteint peu à peu le stade de troupe itinérante pour espérer survivre. La teneur des programmes fut modifiée, désormais constituée essentiellement de pièces courtes en un acte, nommées « variétés ».

27 Alors que le Kokuminza peinait à convaincre, le Takarazuka prenait un nouvel envol en faisant découvrir au Japon la forme de la revue à grand spectacle, avec le succès fracassant du Mon Paris (モン巴里, 1927) de Kishida Tatsuya 岸田辰彌 (1892-1944), jeune frère du peintre Kishida Ryūsei 岸田劉生 (1891-1929). La nouveauté du genre revue, centré sur la vitalité de la danse et de la musique, tranchait de façon singulière avec les « contes féériques » (otogi kageki お伽歌劇) et « pièces d’époque » (jidai-mono 時 代物) qui constituaient jusqu’alors le fonds du répertoire du Takarazuka. Elle déterminera très nettement l’orientation des spectacles ultérieurs vers le dynamisme et le culte de la magnificence. Dans l’intention de rentabiliser ses représentations en misant sur les égéries du moment, le Kokuminza partit en mai 1930 en tournée à Kyūshū avec une pièce de Kishida, ajoutant à sa distribution quelques vedettes du Takarazuka39. Avec Parisette パリゼット en août 1930, Shirai Tetsuzō porta cependant la forme de la revue et le Takarazuka au sommet de leur popularité, au détriment – précisément – du Kokuminza. Shikō tenta une dernière fois de sauver l’entreprise en unifiant les tarifs d’entrée au prix de cinquante sen en septembre, mais ceci n’eut qu’un impact limité et il dût finalement se résoudre à dissoudre la formation, devenue moribonde, en novembre de la même année. Comment expliquer cet échec après quatre ans et demi d’existence, malgré une distribution prometteuse et de fortes convictions idéologiques ? Shikō invoqua deux raisons majeures : sa propre impuissance, et plus prosaïquement, le mauvais emplacement de la salle du Chūgekijō, à quelques pas du Daigekijō. Inversement à l’effet escompté, le Kokuminza souffrit de manière indéniable de la proximité du Takarazuka, dont la concurrence rendait toute autre initiative pratiquement invisible40. Même en attirant les visiteurs d’Ōsaka et de Kōbe avec des pièces telles que Hamlet ou l'Ermite, la troupe ne put survivre dans l’ombre du théâtre musical de jeunes filles.

28 Dans le même ordre d’idées, il convient également de citer l’expérience désastreuse des représentations du Takarazuka Variety 宝塚バラエティー au Chūgekijō, en 1932. La démarche consistait à rompre avec le style romantico- dramatique des productions du Takarazuka (revue mise à part), et de proposer des spectacles dans la veine comique, faisant jouer les élèves du Takarazuka avec des artistes masculins spécialement invités pour l’occasion, comme Kishida Tatsuya, l’auteur de Mon Paris, l’acteur-chanteur Yamano Ichirō 山野一郎 (1899-1958), ou le célèbre comédien Furukawa Roppa 古川緑 波 (1903-1961)41. La force de groupe du Takarazuka parut compromise par l’intégration d’éléments extérieurs à la troupe au titre de tête d’affiche. Ne parvenant pas à fédérer les spectateurs, l’expérience prit fin en août 1932, après seulement deux spectacles.

29 Bien que les tentatives du Kokuminza et du Takarazuka Variety ne soulevèrent guère l’enthousiasme populaire, Kobayashi ne semblait pas ébranlé dans sa volonté de

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produire sur les bases offertes par le Takarazuka une troupe mixte qui serait reconnue nationalement. Dans un article de l’Ōsaka Mainichi Shinbun daté du 3 juin 1939, il réitéra ses grandes idées concernant l’avenir offert à la musique japonaise par l’incorporation des instruments occidentaux, et souligna fermement son intention de former à nouveau des garçons au printemps suivant pour élargir le registre du théâtre musical féminin, voire l’élever à de plus hauts standards. Ce désir, s’il fut dans un premier temps contrarié par le contexte de la Seconde Guerre mondiale, présida des réalisations concrètes dans les années d’après-guerre, par l’initiative individuelle d’un jeune homme de retour du front qui précipita la formation de la section masculine longtemps poursuivie par Kobayashi Ichizō.

Une seconde chance ?

30 À l’automne 1945, Kobayashi reçut la lettre d’un inconnu, Jōkin Fumio 上金文雄 (1923-2005), qui se décrivait comme un admirateur de longue date du Takarazuka. Il avait vu sur scène Mon Paris à l’âge de quatre ans, et en gardait un vif souvenir. Lui- même vocaliste, il manifestait à présent le désir de se lier à la troupe comme artiste, et suggérait l’idée de la représentation au Takarazuka de comédies musicales qui intègreraient des garçons. Jōkin ne s’attendait guère à obtenir une quelconque réponse. Quelle ne fut pas sa surprise de se voir bientôt adresser une carte postale signée de la main du fondateur de la troupe, l’invitant à se présenter à son « bras droit » concernant les affaires de la revue, le directeur administratif Hikita Ichirō 引田一郎. La célérité de cette réponse souligne le fait que l’entrepreneur, conformément à sa déclaration d’intentions de 1939, réfléchissait plus que jamais à incorporer des hommes au Takarazuka lorsque la compagnie aurait la possibilité de reprendre le cours normal de ses représentations au Grand Théâtre, alors réquisitionné par l’armée d’occupation américaine42. Un appel à candidatures fut bientôt lancé par le vecteur de la publicité dans la presse quotidienne, pour une audition à l’hiver 1945. Celle-ci fut la première d’une série de quatre campagnes de recrutement de garçons, organisées entre décembre 1945 et janvier 195243. Si l’annonce fonctionna à merveille, peu de profils retinrent cependant l’attention de Kobayashi et Hikita, qui avaient intégré d’office Jōkin, impressionnés par la détermination du jeune homme44. Deux chanteurs issus d’écoles spécialisées ainsi que deux transfuges de l’orchestre d’accompagnement du Takarazuka furent sélectionnés pour intégrer la première promotion, qui débuta bientôt sa formation dans une salle de répétitions séparée du lieu d’apprentissage des filles45. Kobayashi déplora souvent la difficulté de rassembler des artistes masculins de valeur, contrairement à l’abondance de candidatures « acceptables » pour des places de chanteuses ou de danseuses. Bien connu pour son mode de pensée conservateur considérant le mariage comme l’unique destin souhaitable de la femme, il expliquait cette différence de la façon suivante46 : Quoi que l’on dise, le choix d’une jeune femme de dix-neuf ou vingt ans de se vouer à la scène n’engage pas son avenir ; c’est pour ainsi dire un moyen comme un autre de constituer une partie de sa dot avant son mariage. […] Cependant, la situation est extrêmement différente pour un jeune homme d’une vingtaine d’années. C’est le moment crucial où il doit choisir le chemin à suivre pour le restant de sa vie. Il ne peut décider de façon aussi tranchée de devenir un artiste. Quand on réfléchit bien à son futur et ses compétences, il n’est pas possible de prendre telle décision à la légère.

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女の方は何といっても、十九、二十位の時に舞台人となるといふことが決して その将来を決定的にするものではない、言はば結婚前には結婚費用の一端を稼 ぐよすがとなる位のものである。[…] ところが、男となると、条件が甚だしく 異なるので、二十代の男といふものは、その将来の進むべき道をここで決定す べき大事な時期にあるわけだから、中々思ひ切って舞台人になるといふふんぎ りもつきかねる。将来のことや自分の才能など反省すると容易に軽々たる行動 が出来かねるというわけだ。

31 Il admettait cependant une exception à cet état de fait dans le mode de transmission des arts scéniques traditionnels : En ce qui concerne le théâtre kabuki, le métier d’acteur est une profession familiale, qui se transmet de génération en génération. Ceux qui naissent dans une famille d’acteurs ou y sont élevés comme enfants adoptifs sont poussés sur scène dès leur plus jeune âge – qu’ils le veuillent ou non – afin de perpétuer le métier. […] Les plus grands acteurs que nous ayons connus jusqu’à présent étant issus d’un tel environnement, je me demande si ce n’est pas la meilleure méthode pour obtenir d’excellents hommes de scène, et pas seulement au kabuki47. 歌舞伎劇の方では、俳優といふ職業を一つの家業として、親から子、子から孫 へと伝へてゐる。俳優の家に生まれたもの、或いは養子として貰はれて来たも のは、世襲の家業を継いでゆくといふ意味で、有無を言はせず子供の頃から舞 台に立たされてゐる。[…] 今までの多くの名優がかうして生れ来ったことを思 ふと、歌舞伎劇でなくとも、総じて男の舞台人といふものは、結局かういふ方 法によらざれば、優れたものは生み出し得ないのではないかと思ふ。

32 Kobayashi ne considérait pas indispensable pour une femme la vocation de la scène, dans la mesure où son statut d’artiste devait idéalement n’être que transitoire. En revanche, un talent et un engagement bien supérieurs à ceux des recrues féminines étaient exigés de la part des hommes. La seconde audition (mars 1946) refusa ainsi, tout comme la première, nombre de candidats, pour ne retenir que trois postulants : Inoue Tōru 井上亨 (Koizumi Tetsu 小泉徹), Mugishima Haruo 麦島春夫 (Komatsu Haruo 小 松春夫), et Nishino Kōzō 西野皓三48. Il est probable que l’actualité sociale du printemps 1946 renforça le choix d’incorporer des garçons dans une structure jusqu’alors farouchement défendue par les audiences comme féminine : la promulgation d’un nouveau système éducatif qui devait progressivement rendre mixtes les lycées rendait en effet propice une nouvelle tentative en faveur de la mixité au Takarazuka, institution elle-même organisée sur le modèle d’une école. D’autre part, les auteurs écrivant pour la troupe se ralliaient eux aussi progressivement à l’idée de la mixité. Hori Seiki, qui mettait alors en scène une nouvelle version de Carmen pour la réouverture publique du Grand Théâtre (avril 1946), plaida dans la presse en faveur de l’utilisation complémentaire de voix masculines : Il manquait cruellement quelque chose dans l’exclusive féminité [de la distribution]. J’ai moi-même pensé nombre de fois à mélanger les voix [féminines et masculines], au moins pour un chœur invisible dans les coulisses. En n’employant que des femmes, la saveur du Carmen que nous donnons présentement ne ressort absolument pas, et le choix des œuvres pour une distribution féminine est de fait limité. Il est naturel de parfois désirer un autre plat lorsque l’on mange le même menu à longueur d’année. Bien sûr, ce n’est pas parce que nous intègrerions des garçons que nous pourrions donner de véritables opéras. […] D’ici quelque temps, nous devrons toutefois ajouter des voix masculines, au moins dans un chœur invisible49. 女ばかり、そこには随分物足りなさがあった。顔の見えない舞台裏のコーラス だけでも混声すればと思ったことも幾度もあった。今演っているカルメンにし ても女だけでは到底その味が出せないし女ばかりとなると自然に題材は限定さ れ、年中定食ばかり食っているといったわけで、やはり時には一品料理もほし

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いのが人間である。しかし、今急に男が入ったからといって勿論本格的オペラ などやれるわけもない。[…] だが顔の見えないコーラスだけは近く男声を混へ ることになろう。

Fig. 1 : Une partie des élèves des première et seconde promotions de la section masculine du Takarazuka, 1946

De gauche à droite : Morimoto Yoshimasa, Mugishima Haruo, Jōkin Fumio, Nishino Kōzō, Inoue Tōru, Sakurai Haruo © Tsuji Norihiko/Kōbe Sōgō Shuppan Center

33 Insatisfait de la contrainte qu’imposaient les limites techniques d’une troupe de femmes, Hori fut le premier à énoncer l’idée d’une utilisation chorale des garçons. Conscient du poids du passé du Takarazuka, il n’estimait cependant pas nécessaire d’aller jusqu’à faire monter des hommes sur la scène, préconisant plutôt un « double système » (nibusei 二部制) où la revue aurait poursuivi la voie du théâtre musical féminin, tandis que des opérettes auraient été montées comme projets parallèles avec les garçons, dans la même dualité qu’avaient connue Takarazuka et Kokuminza. Pour Kobayashi toutefois, l’ensemble vocal n’était que le premier pas vers une transformation plus profonde : après avoir ajouté des voix masculines sous forme de chœurs de l’ombre ou de disques50, il s’agirait de faire apparaître graduellement des acteurs masculins dans des pièces secondaires (il prévoyait pour cela des drames modernes à la façon du shingeki), puis de faire émerger des artistes taillés pour le genre revue. Sa volonté de rendre mixtes les représentations du Takarazuka n’impliquait pas pour autant de renoncer à la présence des otokoyaku. Il précisait ainsi : J’insiste sur le fait qu’intégrer [des acteurs] ne signifie pas leur faire prendre la place des otokoyaku. Tant que la scène de la revue sera un monde « de beauté et de rêve », je n’ai pas l’intention d’abandonner cette beauté du travestissement en costume d’homme. Tels les onnagata du shinpa, les otokoyaku ont une beauté et un rôle qui n’appartiennent qu’à eux51… 然しそれはあくまでも「加入」であって男役に置きかわるものではない。レ ヴィユゥの舞台が「美と夢の世界」である限り「男装の美しさ」は捨てたくは

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ない。新派の女形の於ける如くレヴィユゥの舞台には「男役」でなくては出せ ない美しさや役があるのだから・・・。

34 À plusieurs titres, la comparaison avec le théâtre shinpa n’est pas anodine : si en encourageant l’apparition d’actrices, cette forme avait marqué une rupture réelle avec le théâtre classique, elle n’en avait pas moins pratiqué une large hybridité des distributions en mêlant actrices et onnagata, malgré l’antinomie de leurs positions52. L’anecdotique et néanmoins révélatrice dépression nerveuse de Mizutani Yaeko 水谷八 重子 (1905-1979) à la suite d’une représentation mixte avec l’onnagata Hanayagi Shōtarō 花柳章太郎 (1864-1955), tant celui-ci était plus vrai, plus féminin et plus convaincant qu’elle, illustrait à cet égard la difficulté de concilier la présence d’acteurs des deux sexes incarnant sur scène le même genre, qu’il fût masculin ou féminin. Le problème se posait en termes différents concernant le Takarazuka, dans la mesure où – et ceci le distingue notoirement du kabuki – il n’était pas exigé des otokoyaku de représenter une masculinité véritable, que les spectateurs auraient pu reproduire à leur tour. Le registre souhaité était celui d’une masculinité alternative, fantasmée, qui fonctionnait particulièrement dans le cadre onirique proposé par les spectacles de la revue. En somme, une masculinité sur laquelle les acteurs hommes ne pouvaient empiéter. Plus prosaïquement, tant que la présence des otokoyaku représentait un objet de fascination qui lui-même garantissait le remplissage des salles, il eut été un très mauvais calcul pour Kobayashi, entrepreneur et stratège, que de les remplacer intégralement par des acteurs. À la lumière des tentatives précédentes, il apparaissait encore moins probable que le public, seul souverain, acceptât une telle évolution ou, à proprement parler, une telle révolution.

35 Malgré les grandes déclarations du fondateur quant à leur incorporation progressive, les artistes masculins durent en réalité prendre leur mal en patience : hormis une brève apparition pour les élèves de la première promotion lors d’un gala de variétés en décembre 1945 à Nishinomiya, la section n’eut pas la moindre occasion de monter sur scène, même de façon « invisible ». Les membres n’en poursuivaient pas moins avec opiniâtreté leur apprentissage, gardant l’espoir de pouvoir jouer un jour devant les quelques trois mille spectateurs du Grand Théâtre. Il fallut toutefois qu’ils se contentent, pour toute l’année 1947, de deux jours de représentations au Chūgekijō en décembre, à l’occasion du spectacle gratuit de fin d’année destiné aux lecteurs de Kageki. Encore n’intervinrent-ils que dans deux pièces du copieux programme en cinq parties53. Le mangaka Tezuka Osamu 手塚治虫 (1928-1989), lui-même originaire de Takarazuka et bien connu pour sa passion pour la troupe, faisait partie de l’audience. Il commenta de la façon suivante l’impression persistante, et pour le moins très différente de celle suscitée par les spectacles habituels de la revue, que lui laissa cette singulière représentation mixte : [Les recrues masculines] ne montèrent sur scène qu’une seule fois, à titre expérimental, dans une opérette. Filles et garçons jouaient donc une comédie musicale à la façon de la Tōhō. Quand les filles entrèrent en scène, je me rendis compte pour la première fois de leur féminité. Quand il n’y avait que des femmes sur scène, celles-ci n’apparaissaient pas comme un objet de désir. Je perçus leur charme pour la toute première fois : elles étaient séduisantes par la présence des garçons54. 彼らが一種のテストケースとして舞台に立って一度だけオペレッタをやった。 つまり男と女が東宝ミュージカルのようなものをやった。そのとき女が出てき たとき、あああれは女だなと初めて思った。つまり、女だけ見ていても性の対

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象にならない。男が出てきて女が色っぽいと、初めてセクシーだなという感じ がした。

36 Comme le souligne Tezuka, l’érotisme du corps féminin jusqu’alors « gommé » par la distribution des spectacles surgissait soudain de la confrontation scénique avec des mâles « biologiques ». On comprend alors les interrogations sur le bénéfice de l’opération : afin de construire un « théâtre national », Kobayashi avait dès les débuts de la troupe insisté sur la nécessité de proposer un spectacle sain, familial, visible par tout type d’audience, refusant farouchement nudité et érotisme pour leur non- nécessité artistique55. La troupe féminine de la Shōchiku, grande rivale historique du Takarazuka, s’était d’ailleurs insérée dans ce créneau afin de proposer un style plus mature et sensuel, parfois surnommé « Takarazuka pour adultes »56. Les choix de nomenclature contribuaient également à une infantilisation générale des artistes du Takarazuka, qui étaient officiellement des « élèves », et non pas des « actrices », terme à la connotation sulfureuse qui contribua au caractère vilipendé de la profession au Japon de la fin du XIXe aux premières décennies du XXe siècle57. De même, contrairement à l’utilisation du terme « rôle d’homme » (otokoyaku) pour désigner les rôles masculins, il n’y avait encore guère de « rôles de femmes » (onnayaku). Kobayashi avait préféré le terme de « rôles de jeune fille » (musumeyaku) pour l’implicite nuance de pureté et de naïveté que celui-ci renfermait. Malgré une ligne de conduite artistique excluant toute scène inconvenante, le risque d’une brusque érotisation de la figure de la musumeyaku et, conséquemment, d’une profonde remise en cause de l’identité du Takarazuka, contribua peut-être à maintenir durablement la section masculine à l’abri des regards. Il semble cependant improbable que la masculinité fantasmatique des otokoyaku ait pu être escamotée par la présence virile des acteurs. D’après les documents iconographiques de l’époque, le style physique des garçons se rapprochait singulièrement du personnage de dandy androgyne affectionné par le public des otokoyaku, avec une abondante utilisation de cosmétiques et une recherche toute particulière de l’élégance. Les recrues rapportèrent d’ailleurs avoir appris les techniques du maquillage de scène auprès de leurs partenaires féminines, ce qui explique une uniformisation esthétique certaine. Cependant, derrière cette apparence d’entraide, artistes masculins et takarasiennes se percevaient mutuellement d’une façon bien plus complexe.

Honni soit qui mâle y pense : le regard des takarasiennes

37 Bien que faisant table à part au réfectoire et s’entraînant dans des salles séparées, les élèves des deux sexes se croisaient régulièrement dans les bâtiments de la compagnie. Les rapports entre filles et garçons étaient officiellement plutôt cordiaux. Des amourettes, faites de lettres sucrées et de rendez-vous galants, naquirent même entre élèves devenus familiers. Jōkin se souvient avoir lui-même envoyé une lettre d’amour à Yachigusa Kaoru 八千草薫 (1931-), qui était alors l’objet de l’admiration de tous les garçons du Takarazuka, et raconte avoir été vertement réprimandé à ce sujet par le directeur Hikita, qui le convoqua en compagnie de plusieurs de ses camarades et leur tint le sermon suivant : « c’est encore bien tôt, vous êtes toujours en pleine formation ! Considérez-vous comme grands frères et petites sœurs, et étudiez »58. Suite à cette entrevue, les relations filles-garçons furent placées sous une étroite surveillance :

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interdiction formelle fut faite de se parler, même en se croisant par hasard à l’extérieur du Takarazuka. L’école devait rester un lieu d’apprentissage, et non d’éveil à la sensualité.

38 Comme en 1919, la présence de jeunes hommes au Takarazuka était loin de faire l’unanimité parmi les takarasiennes. L’actrice Ai Michiko 阿井美千子 (1930-), qui entra au Takarazuka en 1946 avant de céder aux sirènes du cinéma et de rejoindre les studios de la Tōei en 1954, confirme l’opinion très tranchée des filles sur ces « intrus » : Ils étaient toujours là lorsque nous montions sur scène, mais les élèves en représentation comme les spectateurs faisaient mine de ne pas les voir – aussi avions-nous pitié d’eux. Quasiment toutes les élèves étaient opposées à la présence de garçons, certaines d’entre elles étant venues [au Takarazuka] en pensant que c’était là le « jardin des femmes ». Elles manifestaient donc un fort sentiment de résistance59. 私たちが舞台に立っていると、すぐそばに(男子研究生の)顔があったんですけ ど、出演している生徒もお客さまもあえて見ないようにしているという感じで したね。私らはかわいそうやと思いました。生徒の中では、『女の園』やと 思って入ってきたのに、男の人がいてはったというので抵抗感もあって、ほと んどの生徒が男の人がいるのに反対でした。

39 Après l’intégration des deux premières promotions, une enquête fut menée dans le numéro de mai 1946 de Kageki auprès de vingt-trois vedettes du moment. Les rédacteurs les interrogèrent entre autres sur leur opinion au sujet de l’intégration de garçons. Similairement à ce que rapporte Ai Michiko, l’opposition à la présence masculine était générale chez les takarasiennes. À l’exception de Kamiyo Nishiki et de Yūhi Akane, toutes exprimèrent leur désaccord sur le principe, certaines nuançant leur position en suggérant de destiner la présence masculine à un projet alternatif – à la façon du Kokuminza. Je suis contre. Le Japon a peut-être actuellement un grand besoin de spectacles musicaux mixtes, mais nous voulons préserver la pureté, la justesse et la beauté symboles du Takarazuka. (Koshiji Fubuki 越路吹雪, 1924-1980) 反対です。男性加入に依る歌劇は現在の日本に大いに望ましい事ですが、私た ちは宝塚歌劇のモットーたる「清く、正しく、美しく」を保ちたいと思いま す。 Si l’on intègre effectivement des garçons, l’atmosphère spécifique qu’avait jusqu’alors le Takarazuka serait détruite. […] Nous désirons vivement le garder tel qu’il est aujourd’hui, le rendre meilleur de nos propres forces, et maintenir à jamais à distance l’idée d’y ajouter des garçons. (Otowa Nobuko 乙羽信子, 1924-1994) 今もし男性加入が実行されれば、今までの宝塚特有の雰囲気は消滅するでしょ う。[…] 永久に男性加入という言葉は私たちから縁遠いものとして今のままの 歌劇団を私たちの力でよきものにしてゆきたい気持ちいっぱいです。 L’atmosphère de rêve caractéristique des spectacles de la revue étant préservée par sa composition entièrement féminine, je m’oppose au fait d’intégrer des garçons au Takarazuka d’aujourd’hui. Cependant, j’y serais favorable si l’on choisit des actrices pour jouer avec eux dans une troupe totalement à part, avec un autre nom. (Kasugano Yachiyo 春日野八千代, 1915-2012) 宝塚歌劇の持つ夢の様な雰囲気は女性ばかりの劇団に於てこそ保たれるものと 思いますから今の「宝塚」に男性を加入させる事は反対です。しかし、全然別 のものとして劇団の名前も新しく付け、共演する女優も新たに選ぶのなら賛成 します。 Je suis pour l’incorporation de garçons, dans la mesure où celle-ci permettrait de donner de véritables opéras et grands spectacles. (Kamiyo Nishiki 神代錦, 1917-1989) オペラ、グランドショウ等を男性加入により本格的にやるのは賛成です。

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Je suis d’accord pour que l’on intègre des garçons, et j’ai envie que l’on donne de plus en plus d’opéras véritables. Je crois que le Japon sera capable de produire des choses n’ayant rien à envier à l’étranger60. (Yūhi Akane 夕映あかね, dates inconnues) 男性加入結構です。そして、どんどんと本格的なオペラを上演して欲しいと思 います。日本でも外国に負けない位なものが出来る様になると信じます。

40 Les quelques opinions favorables n’étaient pas sans rejoindre la principale critique de Kobayashi vis-à-vis des limites du théâtre musical féminin. L’argument avait copieusement alimenté les débats de Kageki dès le numéro inaugural de 1918 : tout en constituant une formidable vitrine événementielle, une troupe intégralement féminine présentait cependant d’un point de vue artistique un certain caractère d’« immaturité » (mijukusei 未熟性), d’imperfection, à laquelle pouvait pallier une distribution mixte. L’objectif final était d’atteindre le caractère véritable, « sérieux » (honkakuteki 本格的) d’une représentation d’opéra. Sans surprise, ce sont les mêmes termes que l’on retrouve dans le discours des takarasiennes en faveur de la mixité, sans doute elles- mêmes à la recherche d’une autre profondeur de jeu (dans ses notes, Kobayashi Ichizō avouait d’ailleurs volontiers avoir trouvé certaines de ses anciennes recrues bien meilleures dans des pièces mixtes). Or, la troupe avait prospéré sous une forme féminine, aussi immature et perfectible fût-elle. La plupart des actrices comme des audiences étaient donc attachées à cette forme, et craignaient de voir briser l’harmonie « caractéristique » du Takarazuka par une altération de ses fondements. Toute la question résidait alors dans la demande populaire. Une enquête similaire fut menée auprès du public en septembre 1946, sous la forme d’une table ronde dans laquelle des anonymes furent invités à donner leur opinion sur la question d’un Takarazuka mixte. Avançant sensiblement les mêmes arguments que les takarasiennes, les avis de l’audience se montrèrent unanimement réfractaires. Kobayashi, quoique contrarié par cet état de fait, était conscient que l’on ne pouvait imposer au public de nouvelles conventions dont celui-ci n’aurait pas manifesté le besoin, à défaut d’adhésion au projet : Ce n’est ni une logique théâtrale ni des stratégies gestionnaires qui décideront quand il faudra intégrer des garçons [à la distribution], mais bien le désir du public. Cette demande émergera nécessairement le jour où ce dernier ne sera plus rassasié par un théâtre uniquement féminin, où il aura accumulé un certain savoir au niveau du théâtre mondial. Alors, il faudra pour la première fois concrétiser la mixité. En attendant ce jour, je pense que nous sommes dans une période de préparatifs, d’entraînement. […] Il fallait que je me résolve à conclure qu’un théâtre mixte, même composé des meilleurs acteurs, était, pour la sensibilité japonaise de l’époque, bien moins intéressant qu’un théâtre féminin61. いつ男性を加入すべきか―との問題を解決するのは演劇理論や経営方針が決定 するのではなく、民衆の要求が決定すべき問題です。民衆が女性だけの演劇に 飽き足らなくなった日、民衆が世界演劇の水準に達する教養を積んだ日に必然 的に起きる要求によって、その時初めて男性加入を実現すべきで、それまでは まず準備期であり、訓練期であると存じます。[…] 男性が加入したら、相当い い俳優を使ったにもかかわらず、遥かに女性だけの方が、現在の日本人の感覚 では面白く感じるという結論に満足せねばなりませんでした。

Les voix de l’ombre

41 Suite à cette période de « préparatifs », les garçons accédèrent graduellement à un emploi concret durant les représentations. Tant que le public du Takarazuka refusait

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leur présence sur scène, leur travail devait se borner, comme l’avait suggéré initialement Hori, à assurer le rôle de « choristes de l’ombre » (kage chorus 陰コーラス), destinés à délivrer une épaisseur supplémentaire à la partition vocale. Situés dans une cabine côté jardin, invisibles des spectateurs comme des takarasiennes, les garçons étaient chargés de la lecture de brèves lignes de texte aux endroits stratégiques du script, et de parties chorales dont le registre, de ténor à baryton, ce que certaines encyclopédies musicales nomment baryténor, était trop bas pour être proprement maîtrisé par les otokoyaku. Par l’introduction au Japon du microphone à pied en 1934, ces dernières avaient quitté le registre de soprano qui caractérisait le chant au Takarazuka, indépendamment de la spécialisation des rôles, au profit d’une accentuation du médium et du bas-médium visant à créer un contraste avec le timbre des musumeyaku. L’utilisation d’un artifice d’amplification fut décisive dans cette évolution de la technique vocale. En termes de tessiture, les otokoyaku œuvrent toujours – avec plus ou moins d’aisance – dans un registre de contralto à la coloration ronde et grave, une octave plus haute que le baryton. Leur voix de poitrine reste cependant forcée, chargée de souffle, et ne peut objectivement faire l’objet d’une comparaison avec la puissance et l’appui de la technique lyrique. Il apparaissait donc judicieux de leur adjoindre l’accord consonant de « choristes de l’ombre », pouvant former à l’occasion un « chœur au-devant de la scène » (omote chorus 表コーラス), lorsque les garçons prenaient place dans la fosse d’orchestre, à l’époque moins profonde qu’actuellement. Ces chœurs au-devant semblent toutefois avoir été bien moins fréquents que la dissimulation en cabine, et les choristes ne gagnaient pas davantage en visibilité62. À peine le public pouvait-il apercevoir le sommet du crâne des chanteurs, qu’il était aisé de confondre avec les membres de l’orchestre.

42 Un spectacle marqua particulièrement les audiences de l’époque et les membres de la section masculine qui y « participèrent » : Yu la belle (Gubijin 虞美人, 1951), réécrit et mis en scène par Shirai Tetsuzō d’après le roman Xiang Yu et Liu Bang (Kōu to Ryūhō 項羽 と劉邦, 1917) de Nagayo Yoshirō 長與善郎 (1888-1961). Cette monumentale fresque, située en Chine ancienne, retraçait dans un crescendo dramatique et visuel prononcé la période trouble de la fin de la dynastie Qin. L’histoire trouve son paroxysme dans la guerre entre les Chu de Xiang Yu (en japonais : Kōu) et les Han de Liu Bang (Ryūhō), de 206 à 202 avant notre ère. Shirai apporta une innovation substantielle en proposant la pièce comme « programme unique » (ippondate 一本立て). Avec ses trente-deux tableaux, Gubijin fut le premier spectacle long format du Takarazuka. Ses près de quatre heures de représentation permirent un développement dramatique jusqu’alors inédit. Malgré le nombre important d’épisodes secondaires, le fil conducteur restait simple et fédérateur : l’amour du prince hégémon des Chu, Xiang Yu, pour sa jeune épouse Yu Ji, qui, selon la légende, aurait été plus grand que son amour du royaume. Les interventions vocales de la section masculine y étaient plus nombreuses et calculées que jamais, Shirai comptant sur cette nouvelle ressource pour porter l’intensité du matériau dramatique à un degré encore jamais atteint par la troupe féminine. Photographies et publications de l’époque témoignent unanimement de l’engouement que suscita le spectacle63. D’une certaine façon, Gubijin représenta l’apothéose du « théâtre national populaire » : dépassant le cercle du public amateur du Takarazuka, l’œuvre toucha une large audience, et fut abondamment commentée dans les médias pour sa scénographie travaillée à l’extrême, dans un style dense et spectaculaire. L’écrivain Sakaguchi Ango 坂口安吾 (1906-1955) publia dans le numéro d’octobre 1951 de la revue Bungei Shunjū 文藝春秋 un essai piquant sur sa première expérience de

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spectateur au Takarazuka. Assistant à la représentation de cette pièce, il qualifia la scène de la revue de « tout à fait adulte » (ce qui permet de supposer que la réputation du Takarazuka comme théâtre de jeunes filles était encore bien vivace), et gratifia au passage Shirai de l’élogieux titre de « grand auteur, comme il en existe peu au Japon »64. Il ne mentionnait cependant nullement la présence vocale des garçons, supposés élever le niveau du spectacle, et soulignait essentiellement la « qualité des otokoyaku, au-delà de [ses] prévisions », ainsi que la grâce des deux généraux incarnés par Kasugano Yachiyo et Kamiyo Nishiki, qui lui étaient apparues sur scène « tels des géants » sur leurs montures équines.

43 L’auteur des adaptations pour le Takarazuka de la Rose de Versailles (Berusaiyu no Bara ベ ルサイユのばら, première version 1974) puis d’Autant en emporte le vent (Kaze to tomo ni sarinu 風と共に去りぬ, première version 1977), Ueda Shinji 植田紳爾 (1933-), donne pour sa part une version du spectacle intégrant ces « hors-scène » masculins, et souligne l’impact du chœur lors de la scène finale. Dans le célèbre épisode de la bataille de Gaixia, apogée du conflit qui conduisit à l’avènement de la dynastie Han, les soldats de Liu Bang, encerclant les dernières troupes de Xiang Yu, se mettaient à chanter la chanson des Chu (shimen soka 四面楚歌) afin d’affaiblir la volonté de résistance de ceux-ci. En entendant l’air de son pays natal, et persuadé que son peuple avait rallié la cause des Han, Xiang Yu capitule et rejoint Yu Ji dans la mort. Dans son plan de mise en scène, Shirai décida d’utiliser les garçons dans le rôle invisible, mais crucial des soldats Han, ce qui, toujours d’après Ueda, était parfaitement efficace du point de vue dramatique, mais rencontra de nombreuses réactions de rejet de la part des aficionados réfractaires aux harmonies des voix masculines65. Pis encore : malgré leur présence clé, le nom des artistes masculins n’apparaissait nulle part dans le programme du spectacle66. Les garçons étaient donc relégués à une double invisibilité, un amer rôle de soutien sans reconnaissance publique, ce que souligna avec acidité une colonne du Sunday Mainichi サンデー毎日 datée du 19 juillet 1953 : Tandis que les élèves féminines entrées avec eux [à l’école du Takarazuka] avaient toutes fait leur première scène au Grand Théâtre et montaient à vue d’œil les marches du vedettariat, on riait froidement des garçons qui poursuivaient leur entraînement sans jamais voir le jour. Les uns après les autres, ils partaient vers d’autres troupes. Les élèves masculins en voie de disparition… nous sommes bel et bien dans le royaume des femmes67. 同時に入学した女生徒がみんな大劇場で初舞台をふみ、ぐんぐんスターへの道 を進んでいるとき、陽の目をみない稽古に「なんやねん、男のくせして」と冷 笑され、転向組が相次いで出る有様となった。「消えてゆく男生徒」さすが女 人王国である。

Pour l’émergence d’un nouvel art populaire

44 Suivant le schéma d’action esquissé par Hori (cf. infra), Kobayashi décida de contourner les réticences du public à l’intégration de garçons dans la revue en créant de nouveau une nouvelle troupe, un « à-côté » qui devait idéalement permettre l’exploration d’autres territoires scéniques : le Takarazuka Shingeiza, « Théâtre Takarazuka du nouvel art ». La situation n’était pas sans rappeler les circonstances de la fondation du Kokuminza. Ce basculement récurrent de la mixité d’une position centrale à une position périphérique confirmait l’extrême difficulté d’intégrer durablement des hommes dans ce qui était populairement perçu comme le sanctuaire des femmes, et énergiquement défendu comme tel par ses artistes68.

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45 Cette nouvelle unité fut officiellement créée à l’automne 1950 sous l’appellation de Takarazuka Shingeiza Dōjō 宝塚新芸座道場. Le mot dōjō, dont il faut ici comprendre la connotation martiale comme un « lieu d’entraînement vers l’épreuve de la scène », fut retiré du nom début 1952. Cette idée d’apprentissage, presque d’amateurisme, n’était pourtant pas innocente : proposer des spectacles d’une moindre échelle et finition permettait par contraste de valoriser les productions du Takarazuka au Grand Théâtre. Les représentations du Shingeiza, dans un premier temps gratuites, étaient à cet effet programmées en fin de matinée, juste avant celles du Takarazuka. Kobayashi craignait en effet que le départ des grandes vedettes du moment (Koshiji Fubuki, Otowa Nobuko, Awashima Chikage, Kuji Asami…) vers le monde du cinéma et de la chanson ne mette la popularité de la troupe féminine à rude épreuve. Il fallait donc trouver un moyen d’« hameçonner » le public en lui offrant une gamme de spectacles variés, et accessibles sur le même site69. Le vaste complexe de divertissement de Takarazuka, sur les berges de la rivière Muko, offrait un cadre propice au déploiement de ce système de « service intégré » (one set). Tandis que les troupes féminines du Takarazuka occupaient à l’année le « Grand Théâtre » (d’une capacité approximative en 1950 de trois mille sièges), le « Théâtre intermédiaire » (Chūgekijō 中劇場, mille trois cents sièges) fut reconverti en salle de cinéma. Le « Cinéma Takarazuka » (Takarazuka eiga gekijō 宝塚映画劇場) projetait ainsi principalement les films réalisés par les studios de la maison, la compagnie Takarazuka Eiga 宝塚映画. Enfin, le « Petit Théâtre » (Shōgekijō 小劇場, quatre cents sièges) devait abriter les activités du Shingeiza – décision stratégique qui tirait avant tout les leçons de l’échec du Kokuminza : en réunissant une équipe nombreuse dans un lieu théâtral qu’elle ne parvenait pas à remplir, Kobayashi et Shikō avaient manifestement vu bien trop grand, et peut-être faussé dès ses débuts les chances de réussite du Kokuminza. Le point de départ du Shingeiza devait donc être plus modeste, et proposer avec peu d’artistes l’atmosphère d’un yose 寄席 moderne70, ces salles intimistes destinées depuis la fin de l’époque d'Edo aux représentations d’arts oraux comme le rakugo 落語, le kōdan 講談, et plus tardivement, le manzai 漫才.

46 Les premières représentations du Shingeiza, en novembre 1950, permirent ainsi à sept membres de la section masculine (Jōkin, Mugishima, Suzuki, Enami, Taji, Yamaguchi et Yokoyama) de faire leurs véritables débuts sur scène, les tableaux dans le style « revue » donnant enfin aux jeunes hommes l’opportunité de faire valoir leur apprentissage intensif en danse. Les rôles féminins furent confiés à des takarasiennes – dont certaines très expérimentées, comme Asaji Shinobu 浅茅しのぶ (1925-), qui entrait dans sa treizième année d’activité et participait ponctuellement aux films des studios Takarazuka Eiga. Malgré cette distribution qui misait sur l’expérience des artistes, le style de jeu recherché par le Shingeiza se voulait foncièrement différent de celui du Takarazuka71. Les programmes donnés se tournaient résolument vers la variété et la diversité des performances, incorporant des éléments très hétéroclites. Avec l’intégration, en 1951, de jeunes duos de manzai proposant entre deux tableaux leurs numéros comiques (Yumeji Itoshi et Kimi Koishi 夢路いとし・喜味こいし, Akita A- Suke et B-Suke 秋田Aすけ・Bすけ), le Shingeiza entra de plein pied dans une théâtralité à mi-chemin entre music-hall et yose.

47 Après cinq ans d’interruption, la quatrième – et dernière – campagne de recrutement masculine du Takarazuka fut organisée en 1952, intégrant douze nouveaux élèves72. Ce chiffre plus important que celui des campagnes précédentes peut être interprété de deux manières : cette promotion était peut-être en partie destinée à compenser les

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pertes dans les effectifs masculins du Takarazuka, plusieurs garçons ayant effectivement déjà quitté les rangs, à la recherche d’opportunités artistiques plus concrètes (les autres avaient trouvé une échappatoire à l’inactivité scénique sous les auspices du Shingeiza) ; ou bien ce recrutement visait-il essentiellement à renforcer les effectifs du Shingeiza plutôt que ceux du Takarazuka. Les recrues de janvier 1952 montèrent d’ailleurs sur la scène du Shingeiza dès le mois suivant73.

48 La quantité de notes laissées par Kobayashi au début des années cinquante concernant cette troupe, dans les colonnes mêmes du mensuel dédié au Takarazuka, témoigne incontestablement de l’attention portée à ce groupe. La volonté de développer la nouvelle unité s’exprimait également par l’utilisation de différents médias, selon une formule déjà éprouvée avec succès par le Takarazuka. En février 1952, le Shingeiza obtint ainsi sur les ondes de la Shin Nippon Hōsō 新日本放送 (actuelle MBS) sa propre émission de radio hebdomadaire, Takarazuka Shingeiza parade 宝塚新芸座パラード, donnant l’occasion aux artistes de chanter des extraits du répertoire proposé sur scène et de communiquer autour des activités de la troupe. Dépassant progressivement les frontières du Kansai, le Shingeiza commença à se produire à Tōkyō et en tournée dans les provinces du Kyūshū, emmenant avec lui son orchestre attitré, composé d’une dizaine de membres. Ce n’est qu’après avoir démontré sa capacité à remplir les salles que sa base opérationnelle fut transférée à l’ancien Chūgekijō en 1953 – ses animateurs veillant scrupuleusement à ne pas reproduire l’erreur du Kokuminza. La salle de cinéma devint entièrement dédiée aux activités du Shingeiza sous le nom de Takarazuka Shingei Gekijō 宝塚新芸劇場, et resta jusqu’à sa fermeture en 1972 le « repère » des garçons parachutés dans cette troupe (cf. fig. 2). Ils n’étaient, à cette dernière date, plus que quinze membres à être toujours sous contrat avec le Takarazuka.

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Fig. 2 : Une partie des recrues masculines en 1953

De gauche à droite : Inoue Tōru, Enami Takayoshi, Suzuki Shigeo, Taji Keiji, Fukushima Wataru, Yamaguchi Akihiko, Jōkin Fumio, Mugishima Haruo © Tsuji Norihiko/Kōbe Sōgō Shuppan Center

49 L’unité masculine de la revue fut subitement dissoute en mars 1954, sans aucun cérémonial d’adieu, à la différence des hommages rendus aux takarasiennes sur le départ (cf. fig. 3). Depuis qu’un lieu d’activité pour ses garçons avait été trouvé avec le Shingeiza, le projet n’avait plus guère de raison d’exister : malgré les rêves et grands idéaux de Kobayashi, le public comme les actrices restaient invariablement attachés à un Takarazuka féminin, en dépit de ses faiblesses artistiques. Une partie des recrues furent donc transférées comme membres permanents du Shingeiza. Ceux qui s’étaient spécialisés en danse décidèrent de rejoindre l’équipe de danseurs du théâtre Kitano d’Ōsaka (Kitano Gekijō dancing team 北野劇場ダンシングチーム)74. Le Shingeiza donna par la suite quelques représentations au Kitano, l’occasion de grandes retrouvailles entre les anciens de la section masculine. En 1956, le répertoire s’étoffa par des représentations spéciales de « Shingeiza kabuki » : à cette occasion, les acteurs de kabuki Arashi San.emon XI (十一代目嵐三右衛門 ; 1906-1980), Kataoka Nizaemon XIII (十三代目片岡仁左衛門 ; 1903-1994) et Ichikawa Enjūrō III (三代目市川猿十郎 ; 1915-1991), autrement connu sous le nom de Iwai Kisaburō II (二代目岩井貴三郎) vinrent se joindre aux membres permanents de la troupe, permettant de passionnants échanges artistiques entre artistes venus de l’univers du Takarazuka et du kabuki. Il y avait indubitablement là une forme de retour aux sources du projet originel de Kobayashi de développer un nouveau kabuki basé sur la musique occidentale. Ueda Shinji, qui eut l’occasion de diriger les acteurs dans les années 1960, se souvient d’un groupe à l’atmosphère familiale, mais aux artistes néanmoins très professionnels75. Après la mort d’Ichizō en 1957, son troisième fils, Kobayashi Yonezō 小林米三

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(1909-1969), s’attela à préserver les intérêts du Takarazuka et du Shingeiza, qui s’orienta vers le théâtre « pur », non musical, présentant un visage résolument différent de ses « années revue ». En perdant sa salle fixe en 1972, destinée à être reconstruite pour des représentations plus intimistes du Takarazuka, le Shingeiza changea de vocation, devenant une structure de production pour ses artistes appelés à continuer leur carrière au théâtre, au cinéma et à la télévision. S’essoufflant cruellement dans les années 1980, il cessa définitivement ses activités en mars 1988.

Fig. 3 : 26 mars 1954, le dernier jour de la section masculine

Les membres décidèrent spontanément de poser chez un photographe non loin du Grand Théâtre, avant de se séparer. De gauche à droite, au premier rang : Enami Takayoshi, Jōkin Fumio, Suzuki Shigeo, Yasunaga Jun.ichi. Rangée du milieu : Takada Jitsuo, Inoue Tōru. Rangée du fond : Yamaguchi Akihiko, Fukushima Wataru, Nagano Yoshinari, Mugishima Haruo, Taji Keiji © Tsuji Norihiko/Kōbe Sōgō Shuppan Center

50 Pour le patriarche de la revue, alors octogénaire, la fin de l’aventure des boys en 1954 constituait un ultime échec d’intégration masculine. Il fallait désormais admettre que la revue ne pourrait fonctionner autrement qu’en tant qu’unité féminine, et qu’il y avait, finalement, dans les limites induites par sa composition le même potentiel suggestif qui avait fait le succès de l’art des onnagata du kabuki : On a parfois essayé d’intégrer des femmes au kabuki, sur le motif de la présence peu naturelle des onnagata, mais c’est finalement grâce à ces derniers que le kabuki est ce qu’il est. De la même façon, il me paraît encore moins indispensable pour le théâtre musical du Takarazuka d’incorporer des garçons. Du point de vue féminin, les otokoyaku sont pour ainsi dire bien au-delà des hommes ; et ce sont bien les femmes qui connaissent le mieux la beauté masculine. Car les rôles masculins arrangés et interprétés par ces femmes sont perçus par la gente féminine comme des hommes bien plus séduisants que les originaux. Voici là un point sur lequel les otokoyaku du Takarazuka se distinguent particulièrement. L’onnagata du kabuki représente également une femme idéale aux yeux des hommes. Dans son caractère, son style, ses attitudes, il est en tous points le modèle canonique de l’idéal féminin. Les onnagata possèdent de ce fait un charme supérieur

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à celui de vraies femmes, ils sont des femmes au-delà de la femme. Tout comme le kabuki prospère par la sensualité inaccessible à une femme des onnagata, les otokoyaku du théâtre Takarazuka sont des hommes bien plus charmants que les hommes. Pour cette raison, je me dis qu’il en sera peut-être ainsi pour toujours.76 歌舞伎の女形は不自然だから、女を入れなければいかんというて、ときどき実 行するけれども、結局、あれは女形あっての歌舞伎なのだ。同じように宝塚の 歌劇も、男を入れてやる必要はさらにない。なぜなれば、女から見た男役とい うものは男以上のものである。いわゆる男性美を一番よく知っている者は女で ある。その女が工夫して演ずる男役は、女から見たら実物以上の惚れ惚れある 男性が演ぜられているわけだ。そこが宝塚の男役の非常に輝くところである。 歌舞伎の女形も、男の見る一番いい女である。性格なり、スタイルなり、行動 なり、すべてにおいて一番いい女の典型なのである。だから歌舞伎の女形はほ んとうの女以上に色気があり、それこそ女以上の女なんだ。そういう一つの、 女ではできない女形の色気で歌舞伎が成り立っていると同じように、宝塚歌劇 の男役も男以上の魅力を持った男性なのである。だからこれは永久に、このま まの姿で行くものではないかと思う。

51 En reconnaissant le pouvoir d’attraction des onnagata et des otokoyaku par le biais de la sublimation plutôt que de la mimesis, Kobayashi donnait une dernière indication pour le développement de la troupe : entamée progressivement dans les années 1930, la mise en avant des rôles masculins, aussi bien dans l’écriture des livrets que dans la mise en scène et la publicité autour du Takarazuka, allait désormais devenir une constante. Elle perdure encore actuellement. Un courrier de spectatrice adressé à Yonezō au début des années 1960 demanda, par l’intermédiaire d’une réponse dans Kageki, la confirmation que la revue n’intégrerait plus jamais de garçons. Plus que le succès des otokoyaku, symbole d’un art dans lequel le Takarazuka s’est octroyé une position hégémonique, il convient de souligner le rôle de l’hostilité « populaire » (et plus spécifiquement celle des amateurs et amatrices « chevronnés », dont l’attachement profond et passionné change fondamentalement le caractère de la réception) dans l’asphyxie progressive de la possibilité d’une mixité.

Conclusion : la mémoire des garçons du Takarazuka

52 La dissolution de l’unité masculine du Takarazuka signa la fin d’une aventure de huit années durant lesquelles les recrues suivirent la même formation de chant, de danse et de théâtre que leurs homologues féminines, dans l’espoir de devenir de futures étoiles. Pourtant, non seulement ils ne foulèrent jamais la scène du Grand Théâtre à visage découvert, mais leur existence même fut graduellement oubliée à mesure que les vedettes féminines cristallisaient la passion du public.

53 En décembre 1998, une cérémonie fut organisée pour les anciennes recrues du Takarazuka à l’occasion de la reconstruction de l’école de musique où chaque élève devait accomplir sa formation artistique avant d’intégrer les rangs de la troupe. Bien qu’il s’agissait également du lieu d’entraînement des garçons, aucun d’entre eux ne fut contacté. Inoue Tōru (promotion de mars 1946), apprenant par hasard dans les journaux la démolition prochaine des salles de cours de sa jeunesse, se rendit à Takarazuka dans l’intention d’immortaliser en photo les lieux. On essaya un instant de m’empêcher de passer, mais je pus entrer en expliquant que j’étais moi aussi un ancien de la maison. Même les journalistes n’étaient pas admis à l’intérieur, j’étais le seul homme. Dans la salle de danse japonaise, je revis comme si c’était hier mes danses malhabiles de jeune soldat rentré du front. Un ancien élève étrange étant venu, les jeunes filles alors en formation à l’école

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m’encerclèrent et me regardèrent d’un œil empli de curiosité, comme si j’étais un homme préhistorique77. いったんは止められたんやけど、『僕も(歌劇団の)卒業生や』というたら、中 にいれてくれました。新聞記者も中には入れなくて男は僕ひとり。日舞教室で は兵隊帰りの自分の不器用な踊りの姿が昨日のように目に浮かんできました。 『珍しい卒業生が来た』ということで、在校生たちが私を囲んで、まるで原始 人が来たみたいに好奇心いっぱいの目で見られましたわ。

54 Des hommes adamiques : il paraissait improbable aux jeunes recrues que telle initiative eût un jour existé, tant la perception publique de la revue est aujourd’hui associée à sa composition féminine. L’exemple des déboires d’Inoue Tōru n’est pas isolé : l’association d’anciennes élèves du « Cercle des amis du Takarazuka » (Hōyūkai 宝友 会), qui organise ponctuellement des cérémonies privées en mémoire des membres décédés du Takarazuka et de son orchestre, n’y mentionne jamais, d’après leurs veuves, le nom des recrues masculines. De même, alors que quelques mille cinq cents anciennes takarasiennes furent conviées aux festivités commémoratives du centenaire de la revue en avril 2014, aucun membre de la section masculine ne fut invité, pas plus que leur nom ne fut mentionné dans les publications parues à cette occasion78. L’existence de ces artistes masculins a purement et simplement été effacée de l’histoire « officielle » du Takarazuka.

55 Plusieurs initiatives ont toutefois récemment contribué à réhabiliter la mémoire de cette présence masculine éphémère : l’ouvrage de Tsuji Norihiko, dont nous avons repris ici les témoignages les plus pertinents, et – plus curieusement – une pièce de théâtre inspirée par ce travail de recherche, Takarazuka Boys 宝塚ボーイズ, originellement donnée en 2007 sous les auspices de la Tōhō, avec une distribution modeste de neuf artistes79. Sur un livret de Nakajima Atsuhiko 中島淳彦 (1961-) et une mise en scène de Suzuki Yūmi 鈴木裕美 (1961-), cette pièce de qualité retrace de façon romancée les rêves et déboires de la seconde section masculine (1945-1954), soutenue dans sa quête d’absolu scénique par une seule femme, la tenancière du dortoir masculin, Kimihara Yoshie80. L’œuvre devant rester une pièce de théâtre, et non une comédie musicale à part entière, l’utilisation de la musique et de la danse y est particulièrement calculée : seules les vingt dernières minutes du spectacle de 2 h 40 se présentent sous la forme d’une revue imaginaire au rythme des grandes mélodies classiques du Takarazuka d’avant-guerre, présentant sur le mode de la fiction ce qu’aurait pu être un véritable spectacle de la section masculine. Notons enfin que la pièce fut présentée avec le concours de l’administration du Takarazuka, et quelques survivants de la section masculine furent même invités à assister aux représentations (cf. fig. 4). Il faut ici souligner l’impact du travail de Tsuji Norihiko dans cette tardive visibilité.

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Fig. 4 : Yoshii Taka-aki, Fukushima Wataru, Sakai Shōichi et Suzuki Shigeo

Yoshii Taka-aki, Fukushima Wataru, Sakai Shōichi et Suzuki Shigeo devant le théâtre Creation (Tōkyō) pour une représentation de Takarazuka Boys, août 2008

56 Aujourd’hui, la troupe ne manque jamais de célébrer et d’entretenir en toutes circonstances le souvenir nostalgique de son histoire par l’organisation de divers jubilés tels que le « jour de la revue » (rebyū kinenbi レビュー記念日, commémorant chaque 1er septembre la première représentation de Mon Paris en 1927), ou encore l’avalanche d’événements spéciaux, de publicité et de partenariats médiatiques consacrés au centième anniversaire de la compagnie. Il s’agit cependant pour l’institution de ne s’en tenir qu’aux épisodes les plus glorieux. Cette stratégie vise probablement à positionner la revue à un niveau de prestige tel que celui dont peut jouir le kabuki, la compagnie se plaçant ouvertement dans l’optique de faire reconnaître le Takarazuka, désormais centenaire, comme une forme « traditionnelle » d’art scénique. Cette construction d’une légitimation par l’inscription dans la durée pose cependant un double problème : tout d’abord, elle remet en question les critères de détermination d’une forme théâtrale. Le Takarazuka peut-il être légitimement considéré comme un genre de théâtre ? Au sens strict, sa formation par Kobayashi Ichizō se voulait avant tout un vecteur de réalisation de la forme du kageki, qu’on lui accole le qualificatif de féminin (shōjo kageki) ou de japonais (nihon kageki). Nous nous contenterons de relever que le Takarazuka n’a jamais été l’unique et empirique représentant du mouvement du « théâtre musical de jeunes filles », lui-même aujourd’hui moribond. S’il en a été l’initiateur, il a de lui-même rompu avec la culture « shōjo » afin d’entrer en concurrence directe avec le reste du monde du théâtre contemporain, notamment sur le marché de la comédie musicale. Plus qu’un genre de théâtre, la revue Takarazuka est avant tout une troupe, malgré la multiplicité de règles spécifiques et la richesse d’un « folklore » qui lui garantissent une forte spécificité culturelle et identitaire.

57 Secondement, demeure la vaste question de la constitution d’une tradition, ici théâtrale, par la manipulation plus ou moins mystificatrice d’une histoire et de discours. La troupe offre à cet égard un fructueux cas d’étude, dont nous n’avons dans

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cet article traité que l’une des nombreuses facettes. Délibérément réinterpréter l’histoire du théâtre pour s’attribuer l’étiquette rassurante – bien que construite de toutes pièces – d’art « traditionnel » fait clairement partie d’une stratégie très réfléchie de l’administration du Takarazuka actuel. Celle-ci se nourrit du dessein d’entretenir l’image de marque de la troupe au Japon aussi bien qu’à l’étranger, d’établir un capital prestige pour assurer sa pérennité et la viabilité de ses futurs développements. Contrairement à la croyance entretenue par Hankyū d’une renommée mondiale – essentiellement destinée à impressionner le public japonais – la revue est d’ailleurs largement méconnue sur la scène internationale en dehors du cercle des spécialistes du théâtre japonais et d’un petit nombre d’amateurs. Des questions structurelles sont sans doute responsables de cette situation : le Takarazuka relevant d’une entreprise privée contrôlant exclusivement – et jalousement – son image, il n’appartient théoriquement pas aux offices culturels du Japon d’en assurer la promotion à l’étranger ni d’offrir leur participation pour l’organisation d’événements. Ces dernières années, l’envoi en Europe ou aux États-Unis d’équipes artistiques pour préparer les adaptations japonaises d’œuvres étrangères se déroule d’ailleurs dans le plus grand secret, nul n’étant tenu en courant de ces déplacements en dehors des principaux intéressés. De même, l’invitation d’artistes étrangers à venir collaborer aux activités du Takarazuka s’effectue, nous semble-t-il, selon deux grands principes : premièrement, l’invité doit être particulièrement célèbre dans son domaine, afin de faire rejaillir son prestige sur la revue – en termes de marketing, d’effectuer une revalorisation et une consolidation de l’image de marque (brand image). Secondement, cette collaboration se voit limitée dans le temps, aussi la plupart des auteurs, compositeurs, costumiers et chorégraphes étrangers recevant une invitation ne sont-ils « tolérés » dans le système du Takarazuka que le temps d’un spectacle. À notre connaissance, il n’existe enfin aucun membre permanent de l’équipe technique, artistique ou administrative qui soit d’origine étrangère81 : malgré les déclarations de volonté d’internationalisation des administrateurs de la compagnie que l’on peut régulièrement lire dans la presse japonaise depuis plusieurs années, les productions de la revue demeurent « faites par des Japonais, pour le goût des audiences japonaises »82.

58 En fin de compte, le cadre théorique utilisé par l’institution afin d’instaurer, de propager et de réguler sa propre tradition, mot dont il est fait au Takarazuka un usage immodéré pour « la nostalgie attrayante qu’il évoque, le prestigieux futur qu’il assure »83, doit être traité avec le plus grand scepticisme. Eric Hobsbawm, dans l’ouvrage majeur L’Invention de la tradition, relève comme caractéristique saillante de la « tradition » le principe d’invariance84, dans le cas, par exemple, de pratiques culturelles fixes continuellement transmises de génération en génération. Malgré de grandes lignes de force communes à ses spectacles d’une pléthorique variété, la question de l’invariance s’avère pour le moins épineuse dans une structure au répertoire, aux influences et aux techniques en perpétuel mouvement. Relever le défi de son époque apparaît pour le Takarazuka, plus encore qu’une nécessité commerciale, un mot d’ordre idéologique qui sous-tendait déjà sa création. Proposer un théâtre actuel aux pleines capacités d’adaptation et de transformation, c’était la promesse de ne jamais se « fixer », se « fossiliser », comme Kobayashi le reprochait avec véhémence à des arts que nous considérons aujourd’hui comme pleinement « traditionnels ». La continuité revendiquée par la revue avec son passé est donc ici encore fictive, comme le démontre le silence entourant les épisodes déviant des principes voulus « invariants » –

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en l’occurrence, la compromission de la nature féminine de la troupe par la présence de garçons.

59 Entre mystification et réalité, manipulation des discours et authenticité historique, il serait toutefois malaisé d’affirmer que le projet d’instauration de la mixité au Takarazuka fut totalement vain, voire anecdotique aux yeux des spectateurs d’aujourd’hui. Il contribua notablement à la construction de l’identité féminine de la revue, pourtant voulue par ses têtes pensantes comme transitoire, rapidement considérée comme un acquis par son public, et aujourd’hui promue par son administration comme une vérité inébranlable. Dans les tentatives successives de Kobayashi pour innover dans de multiples directions, malgré les heurts que cela provoquait avec les désirs des audiences, on peut retracer tout un pan d’histoire de la réception théâtrale, où les réactions passionnées d’adhésion ou de rejet aux options scéniques proposées ont progressivement fait émerger la « tradition » d’une troupe.

60 Si l’emploi d’acteurs masculins fut déplacé vers la troupe de la Tōhō ou le Shingeiza, ces troupes n’eurent pas pour autant un rôle inférieur à celui du Takarazuka dans la construction du théâtre national populaire de Kobayashi85. Celui-ci évoquait souvent dans ses notes son espoir de faire un jour reconnaître ce qu’il nommait le « Takara-za » たから座, une nébuleuse fonctionnant comme une guilde d’artistes sous la tutelle de la même maison-mère, Hankyū, et qui formerait un réseau de passerelles entre cinéma (Takarazuka Eiga, Tōhō Eiga) et théâtre (Takarazuka Kagekidan, Tōhō Gekidan, Takarazuka Shingeiza), permettant aux acteurs et actrices d’évoluer sur tous les fronts d’un art dramatique infiniment rêvé comme populaire. En 1956, l’année précédant sa mort, et alors qu’il avait atteint l’âge de quatre-vingt-quatre ans, Kobayashi se lança dans un ultime projet : ouvrant les deux salles du Koma Gekijō コマ劇場 à Ōsaka (Umeda) et Tōkyō (Shinjuku), il dit vouloir en faire des lieux où pourrait enfin se déployer le « théâtre national populaire ». Un tel discours est étrangement similaire à celui tenu pour l’inauguration des salles du Takarazuka Daigekijō en 1924, puis du Tōkyō Takarazuka Gekijō en 1934 : les multiples tentatives, déclarations, chimères et contradictions de Kobayashi plaident pour la quête d’un idéal théâtral perpétuellement inaccompli.

61 Un cinglant constat d’échec s’esquisserait presque pour la notion de « théâtre national populaire » dans le Takarazuka du XXIe siècle. Son principal défi est désormais de rompre avec une réputation de théâtre pour « dévots » et de parvenir à fédérer de nouveau un large public – ce n’est qu’à ce prix qu’il pourra encore prétendre au titre de « théâtre populaire », ce qui constitue peut-être sa véritable tradition, bien au-delà de la composition « genrée » de sa troupe ou du contenu de ses spectacles. Son histoire a cependant démontré plus d’une fois la toute-puissance du public, en particulier celle des cercles d’aficionados. En repartant à la conquête du public populaire, la revue ne peut donc se permettre de trahir les exigences d’amateurs toujours plus investis, dont la présence demeure indispensable à la prospérité économique de l’entreprise86. Le poids de ce public n’est pas sans rappeler le phénomène des peragoro ペラゴロ de l’Opéra-Asakusa et des renjū 連中 du kabuki, ces associations regroupant les fervents admirateurs d’une chanteuse dans le premier cas, d’un acteur dans le second. Similairement à ce que l’on peut observer au Takarazuka dans la promotion et la mise en visibilité de telle ou telle artiste – indépendamment de son talent ou de son nombre d’années de présence dans la revue – les directeurs de théâtre (za-gashira 座頭) de la fin du XIXe siècle jugeaient de la popularité d’un acteur par le nombre d’aficionados qu’il

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entraînait dans son sillage, et en tenaient grandement compte dans l’établissement de leurs distributions. Un star-system avant l’heure, que Kobayashi, ironiquement, dénonçait comme parasitant la réception du théâtre à une plus grande échelle. C’est pourtant ce système qui l’empêcha de mettre en place le théâtre populaire national mixte dont il rêvait, et qui, après sa mort, fit progressivement dévier la revue de son cadre de pensée originel. Le vedettariat, riche de promesses de retombées économiques, devait dès lors devenir la principale stratégie d’action des administrateurs de la compagnie. Dans les manifestations spectaculaires les plus diverses et dissemblables, l’histoire théâtrale révèle bien des correspondances souterraines.

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Takarazuka danshibu – « onna no sono » no mō hitotsu no monogatari タカラヅカ男子部―「女の園」 のもうひとつの物語 (la Section masculine du Takarazuka : une autre histoire du « jardin des femmes »), TV Osaka テレビ大阪, première diffusion le 13 août 2005, 47 minutes.

NOTES

1. Le terme Hanshin 阪神, qui désigne la partie du Kansai s’étendant d’Ōsaka à Kōbe sur une trentaine de kilomètres, est la contraction des caractères utilisés dans la graphie de ces deux toponymes (大阪–神戸). Si l’axe du Hanshin ne traverse directement que les villes d’Amagasaki 尼崎, Ashiya 芦屋 et Nishinomiya 西宮, les villes de Takarazuka 宝塚, Kawanishi 川西, Sanda 三 田 et Inagawa 猪名川 plus au nord sont également comprises dans cette aire. La société ferroviaire Hanshin, détenue à 100 % par Hankyū depuis 2006, emprunte son nom à ce toponyme. 2. TSUGANESAWA Toshihiro 津金沢聡広, Takarazuka senryaku – Kobayashi Ichizō no seikatsu bunkaron 宝塚戦略―小林一三の生活文化論 (la Stratégie Takarazuka : les théories de la culture et de la vie quotidienne par Kobayashi Ichizō), Tōkyō, Kōdansha Gendai Shinsho 講談社現代新書, 1991, 221 p. 3. Bien que n’étant pas la plus ancienne formation musico-théâtrale du Japon, le Takarazuka est néanmoins la « troupe » (gekidan 劇団) actuellement en activité possédant la plus longue histoire ininterrompue. D’importation occidentale, l’emploi du terme gekidan – et sa déclinaison lyrique kagekidan 歌劇団, plus tardive – pour désigner une troupe émergea progressivement à la fin de l’ère Meiji (1868-1912), avec les débuts de la représentation du théâtre occidental. Auparavant les groupes d’acteurs s’organisaient suivant le principe de za 座, selon le système de « corporations » spécialisées dans une activité commerciale ou artistique. 4. Par effet de complémentarité entre les différents secteurs d’activité du groupe Hankyū, le public devrait idéalement se rendre au théâtre en empruntant les lignes ferroviaires de la compagnie, et faire à l’occasion ses emplettes dans les grands magasins Hankyū des terminaux de gare : c’est le principe du one set (ワンセット), ou « service intégré », à la profitabilité maximale pour la société – une branche commerciale stimulant les affaires des autres branches. 5. Kyūgeki 旧劇, mot générique regroupant les genres théâtraux apparus avant la restauration de Meiji (1868), par opposition aux formes établies à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, comme le shinpa 新派 (« nouveau style », courant moderne issu du kabuki, utilisant abondamment les ficelles du mélodrame, et se caractérisant d’autre part par la présence d’actrices, après un ban de près de deux siècles et demi) et le shingeki 新劇 (« nouveau théâtre », style de jeu plus réaliste inspiré du théâtre occidental, s’appuyant sur un répertoire littéraire large allant de Shakespeare à Ibsen, Tolstoï, Tchekhov, Gorki). Par le terme « ancien théâtre », il est ainsi le plus souvent fait référence au nō et au kabuki. 6. KOBAYASHI Ichizō, « Hozon shiubekarazaru kabukigeki » 保存し得べからざる歌舞伎劇 (le Théâtre kabuki que l’on ne doit pas sauvegarder), Kageki 歌劇, numéro de juillet 1924, p. 4. Faut-il ressentir dans cette pensée l’influence des tentatives de grandes réformes théâtrales et des débats au sujet du devenir de l’art dramatique qui foisonnèrent durant la période Meiji ? Voir à ce sujet l’ouvrage de Catherine HENNION, la Naissance du théâtre moderne à Tokyo (1842-1924) : du kabuki de la fin d’Edo au petit théâtre de Tsukiji, Paris, L’entretemps, 2009, 411 p.

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7. Avec son architecture de style viennois et sa luxueuse décoration intérieure, le Théâtre impérial (Teikoku Gekijō 帝国劇場) s’imposa rapidement à Tōkyō comme le haut lieu du spectacle à l’occidentale (opéra, danse, théâtre), avant d’être repris en gestion par la Tōhō de Kobayashi Ichizō en 1940, et de devenir à partir des années 1960 le temple de la comédie musicale. Pour un panorama complet de l’histoire du Théâtre impérial, voir TŌHŌ Engekibu 東宝 演劇部 (dir.), Teigeki Wonderland – Teikoku gekijō kaijō hyakushūnen kinen dokuhon 帝劇ワンダーラ ンド―帝国劇場開場100周年記念読本 (Teigeki Wonderland : ouvrage commémoratif du centenaire du Théâtre impérial), Tōkyō, Pia ぴあ, 2011, 168 p. 8. Les « adaptations » d’opéra des cinq premières années résultaient en fait, pour la plupart, de la pratique de coupes dans la structure de l’œuvre : si l’on joua des livrets complets, on donna par ailleurs souvent des programmes ne reprenant qu’un acte, comme ce fut le cas pour le Faust (1859) de Charles Gounod (1818-1893), premier opéra donné au Japon en novembre 1894 à Yokohama, par une troupe d’amateurs étrangers. Ce compromis avait deux raisons majeures : ménager le public mal préparé au rythme de l’opéra et des opérettes, et contourner les limites techniques des artistes, qui se formaient depuis peu à une technique de chant particulièrement exigeante. Kurabayashi Yasushi 倉林靖, « Opera no yume, Takarazuka no yume » オペラの夢、 宝塚の夢 (le Rêve de l’opéra, le rêve du Takarazuka), in KAWASAKI Kenko 川崎賢子 (dir.), Takarazuka no Yūwaku 宝塚の誘惑 (la Tentation du Takarazuka), Tōkyō, Seishisha 青弓社, 1991, p. 217. 9. WATANABE Hiroshi 渡辺裕, Takarazuka kageki no hen.yō to nihon kindai 宝塚歌劇の変容と日本近 代 (les Évolutions du théâtre Takarazuka et la modernité japonaise), Tōkyō, Shinshokan 新書館, 1999, p. 23-26. Watanabe précise cependant qu’à cette époque, la plupart des gens du peuple étaient bien plus habitués au kabuki qu’à la musique et au théâtre occidentaux : Kobayashi Ichizō basait donc son entreprise sur une pure projection. 10. Une autre des motivations de Kobayashi en choisissant de former une troupe de jeunes filles était probablement de conserver la clientèle masculine aisée qui constituait l’essentiel des visiteurs du spa. Bien que visant clairement à établir un divertissement familial, il ne pouvait se permettre, en bon stratège, de perdre les faveurs des mécènes. 11. KOBAYASHI Ichizō, Itsuō jijoden 逸翁自叙伝 (Autobiographie d’un vieil homme), 1953, in TSUJI Norihiko, Otokotachi no Takarazuka – yume o otta kenkyūsei no hanseiki 男たちの宝塚―夢を追った 研究生の半世紀 (le Takarazuka des garçons : un demi-siècle à la poursuite de leurs rêves), Kōbe, Kōbe Shinbun Sōgō Shuppan Center 神戸新聞総合出版センター, 2004, p. 27. 12. KUNISAKI Aya 國﨑彩, « Taishōki no Takarazuka kagekidan no buyō katsudō ni tsuite no kōsatsu » 大正期の寶塚少女歌劇團の舞踊活動についての考察 (Réflexions sur les activités dansées de la troupe du Takarazuka à l’ère Taishō), in Waseda daigaku engeki kenkyū center kiyō 早 稲田大学演劇研究センター紀要 (Annales du centre d’études théâtrales de l’université Waseda), vol. 8, 2007, p. 312. 13. Le terme de « jeune fille » (shōjo 少女), abondamment utilisé à l’ère Taishō dans les champs artistiques et sociaux, fut retiré du nom de la troupe en 1940. Si de multiples hypothèses entourent ce changement de nomenclature, un article de l’Ōsaka Mainichi Shinbun du 10 mai 1946 précise qu’en vertu du durcissement du conflit mondial, la connotation de légèreté induite par ce mot fut alors jugée inappropriée. 14. Plus précisément, des praticiennes d’instruments occidentaux, comme le piano ou le violon. Ce choix permettait de prendre une certaine distance avec le kabuki et les arts performatifs traditionnels, notamment celui des geisha, dont le répertoire s’accompagnait toujours d’instruments classiques. Kobayashi fit notamment supprimer du premier spectacle une scène de récitation au shamisen qu’il jugeait inconvenante en vertu de cette ligne artistique. 15. Le répertoire des rôles travestis du XVIIe au début du XXe siècle est relativement large. Dans le foisonnement des exemples, citons Chérubin dans les Noces de Figaro (Mozart, 1786), Sextus et

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Annius dans la Clémence de Titus (Mozart, 1791), Roméo dans les Capulets et les Montaigus (Bellini, 1830), ou Octavian dans le Chevalier à la rose (Richard Strauss, 1911). 16. Denise P. GALLO, Opera: The Basics, New York, Routledge, 2005, p. 82. Voir également Corinne E. BLACKMER et Patricia Juliana SMITH (dir.), En Travesti: Women, Gender, Subversion, Opera, Columbia University Press, 1995, 381 p. Signalons à ce propos que le procédé consistant à confier à une femme un rôle masculin sexuellement immature existe bel et bien dans le Takarazuka contemporain, puisque les rôles de garçonnets sont toujours confiés aux musumeyaku (interprètes des rôles féminins) en raison de leur taille et de leur timbre plus aigu. Il s’agit d’ailleurs du seul type de rôle masculin qu’une musumeyaku peut se voir confier, les personnages adultes étant exclusivement l’apanage des otokoyaku. 17. TAKAGI Shirō 高木史郎, « Hane ōgi o motta chōchōtachi » 羽根扇を持った蝶々たち (les Papillons aux éventails emplumés), in Oh Takarazuka rokujūnen – ‘Donburako’ kara ‘Berubara’ made おお宝塚60年-「ドンブラコ」から「ベルばら」まで (Soixante ans de Takarazuka : de « Donburako » à « la Rose de Versailles »), Asahi Shinbunsha, 1976, p. 76. 18. Fondée en 1922 sur le modèle du Takarazuka par le président de la Société de spectacles Shōchiku, Shirai Matsujirō 白井松次郎 (1877-1951), la troupe féminine de la Shōchiku fit ses débuts à l’Ōsaka Shōchikuza sous le nom de Shōchiku gakugekibu (松竹楽劇部 « Section de théâtre musical de la Shōchiku »). Elle fut renommée Ōsaka Shōchiku shōjo kagekidan (大阪松竹 少女歌劇団, OSSK, « Troupe féminine de théâtre musical de la Shōchiku d’Ōsaka ») en 1934, lors de son transfert vers la grande salle de l’Ōsaka Gekijō, avant que le terme de shōjo ne soit retiré en 1943, trois ans après le Takarazuka, ce qui confirmerait l’influence du contexte de la guerre sur la nomenclature des troupes. Elle prit son nom actuel d’OSK Nippon kagekidan (OSK日本歌劇 団, « Troupe de théâtre japonais OSK ») en 1970, l’acronyme d’OSK (pour Ōsaka Shōchiku kagekidan 大阪松竹歌劇団, « Troupe de théâtre musical de la Shōchiku d’Ōsaka ») étant resté familier du public. Malgré de graves difficultés financières, une couverture médiatique moindre et la réduction progressive de la taille de ses lieux théâtraux, l’OSK se produit toujours actuellement, certes dans de très modestes productions. Son existence au XXIe siècle a néanmoins le mérite de remettre en question la domination absolue du Takarazuka dans le monde du théâtre féminin. 19. KURABAYASHI, op.cit., p. 227. 20. KOBAYASHI Ichizō, 7 juin 1946, dans sa chronique mensuelle pour le magazine Kageki. Reproduit dans Omoitsuki おもひつ記 (Pensées), Hankyū Communications 阪急コミュニケーションズ, 2008, p. 42. 21. Sur l’universalité de cette association, voir Françoise HÉRITIER, Masculin/Féminin, Odile Jacob, Paris, vol. 1 : la Pensée de la différence, 1996, 332 p. ; vol. 2 : Dissoudre la hiérarchie, 2003, 443 p. 22. Cette question mériterait une plus longue réflexion. Kobayashi est en réalité peu explicite, ce qui constitue l’une des limites de sa théorie. Il faut se souvenir que les représentations « brutes », sans adaptation particulière, d’opéras occidentaux au Théâtre impérial de 1911 à 1916, voire de nō expérimentalement chantés selon la technique lyrique occidentale, ne tenaient que très peu compte des habitudes et de la sensibilité du public japonais et se heurtèrent souvent à l’incompréhension, dans le meilleur des cas. Il est même arrivé que la représentation se déroulât sous les quolibets d’une audience qui n’hésitait pas à bailler ostensiblement, ou à quitter la salle en plein spectacle. On trouve le récit de l’une de ces représentations calamiteuses dans KOBAYASHI Ichizō, Takarazuka manpitsu 宝塚漫筆 (Notes sur le Takarazuka), juin 1955, in Kobayashi Ichizō Zenshū 小林一三全集 (Œuvres complètes de Kobayashi Ichizō), vol. 2, Daiyamondo-sha ダイヤモ ンド社, Tōkyō, 1961, p. 448. 23. Neveu du dramaturge et pionnier du shingeki Tsubo.uchi Shōyō 坪内逍遥 (1859-1935), Shikō fut adopté par ce dernier à l’âge de six ans, et reçut une éducation artistique centrée sur la composition musicale et la danse japonaise. Perfectionnant son apprentissage d’acteur aux États-

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Unis et en Angleterre de 1909 à 1911, il joua notamment le rôle de Hamlet sur la scène du Théâtre impérial de Tōkyō en 1918, obtenant d’excellentes critiques. C’est alors que Kobayashi l’engagea comme instructeur théâtral au sein de son école. Pour éviter toute confusion avec Tsubo.uchi Shōyō, nous désignerons Shikō par son prénom. 24. TSUJI, op. cit., p. 30. 25. TSUBO.UCHI Shikō, Koshikata kyūjūnen 越し方九十年 (Comment j’ai vécu ces quatre-vingt-dix années), Tōkyō, Seiabō 青蛙房, 1977, repris in HASHIMOTO Masao 橋本雅夫, Sa se takarazuka サ・ セ・宝塚 (Ça c’est Takarazuka), Tōkyō, Yomiuri Shinbunsha 読売新聞社, 1988, p. 15. 26. Liste établie d’après TSUJI, op. cit., p. 29-30. 27. Kageki, numéro de janvier 1920, cité par WATANABE, op. cit., p. 82. 28. Ibid., p. 114. 29. Ce « Grand Théâtre » au gigantisme inédit (trois mille cinq cents sièges alors, soit la capacité du Théâtre impérial et du Kabukiza réunis), pensé par Kobayashi comme le corollaire indispensable à la constitution d’un théâtre national populaire, fut construit à Takarazuka en 1924 en remplacement de la salle du Kōkaidō utilisée jusqu’alors, endommagée dans un incendie. 30. Afin d’augmenter le nombre de représentations et de spectateurs, les effectifs du Takarazuka furent divisés en 1921 en deux groupes (la « troupe Lune », Tsukigumi 月組, et la « troupe Fleur », Hanagumi 花組) jouant en rotation, auxquelles vint s’ajouter une troisième division à l’ouverture du Daigekijō, la « troupe Neige » (Yukigumi 雪組). Seront formées les troupes « Étoile » (Hoshigumi 星組), en 1934, et « Cosmos » (Soragumi 宙組), en 1998, pour parvenir au système actuel de rotation sur cinq formations. 31. CHŌRAKU Michiyo 長楽美智代, « Tsubo.uchi Shikō to Takarazuka Kokuminza » 坪内士行と宝 塚国民座 (Tsubo.uchi Shikō et le Takarazuka Kokuminza), in TSUGANESAWA Toshihiro 津金沢聡広 et Natori Chisato 名取千里 (dir.), Takarazuka beru epokku タカラヅカ・ベルエポック (Takarazuka Belle Époque), Kōbe, Kōbe Shinbun Shuppan Center 神戸新聞出版センター, 1997, p. 113. 32. Le Kokuminza fut la première troupe fixe de Tatsumi, qui n’avait jusque-là joué que sur des scènes itinérantes. Il quitta cependant le groupe au bout d’une année sur un sentiment d’inconfort artistique, et entra dans le monde du théâtre populaire par l’entremise de Shikō, qui avait connu à l’université Waseda Sawada Shōjirō 沢田正二郎 (1892-1929), le père fondateur du shinkokugeki 新国劇 (« nouveau théâtre national », style composite et complexe tenant à la fois du shingeki, du kabuki et du taishū engeki). Mettant à profit ses talents d’escrimeur dans les « pièces de sabre » (kengeki 剣劇), Tatsumi devint ainsi l’un des derniers disciples de Sawada, et resta l’un des piliers de la troupe jusqu’à sa dissolution en 1987. Voir Sepp Linhart, « Le Shinkokugeki : un théâtre populaire un demi-pas en avant », in Jean-Jacques TSCHUDIN et Claude HAMON (dir.), la Modernité à l’horizon, Arles, Philippe Picquier, 2004, p. 151-166. 33. Liste établie d’après TSUBO.UCHI Shikō, op. cit., p. 117. Hatsuse Otowako fera ensuite carrière dans le monde du shinkokugeki sous le nom de Hatsuse Otowa 初瀬乙羽. 34. Takarazuka Kokuminza, no 1, mai 1926, p. 1-4, in CHŌRAKU Michiyo, op. cit., p. 114-116. 35. On pouvait lire là une conséquence des préoccupations de Shikō, qui n’accordait pas à la musique un intérêt similaire à celui de Kobayashi ; WATANABE, op. cit., p. 84-86. 36. Texte reproduit dans CHŌRAKU Michiyo, op. cit., p. 117. 37. Takarazuka Kokuminza no 16, janvier 1928, p. 32-33, in CHŌRAKU Michiyo, op. cit., p. 121. 38. Le spectacle fit salle comble, l’œuvre de Tsubo.uchi Shōyō impressionnant de nouveau énormément. Shikō confessera à la fin de sa vie (op. cit., p. 128) ne jamais avoir pu oublier l’expression de satisfaction du visage de Kobayashi devant une telle réussite. 39. Les élèves ayant quitté la troupe du Takarazuka (par choix ou par ordre ?) pour tenter de sauver le Kokuminza eurent la possibilité d’être réintégrées après la dissolution de celui-ci. Si

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renoncer à la scène du Takarazuka est par principe une décision irrévocable et définitive, les années 1930 et 1931 constituent une notable exception dans le sens où nombre d’anciennes furent récupérées par la troupe mère après cet échec. Ces aller-retour entre Takarazuka et Kokuminza ne passèrent pas inaperçus des spectateurs : on peut trouver une lettre enflammée dénonçant l’incohérence du procédé dans Kageki, décembre 1930, p. 83.

40. TSUBO.UCHI Shikō, op. cit., p. 121. 41. Invoquant les acteurs à mille ryō (千両役者 senryō yakusha) de l’époque d'Edo, Furukawa réclama pour sa participation au Takarazuka Variety la somme de mille yens – une somme remarquable – puisqu’un employé de banque de bas échelon touchait alors un salaire mensuel d’environ soixante-dix yens ; TSUJI, op. cit., p. 35. 42. Le 29 février 1944, l’État japonais décréta par « ordonnance de mesures exceptionnelles de première urgence » (daiichiji kessen hijō sochihō 第一次決戦非常措置法) la fermeture de dix-neuf salles dites de « grand luxe » (kōkyū kōgyōjō 高級興行場), dont faisaient partie les deux théâtres de la compagnie. Le Grand Théâtre fut réquisitionné par la marine japonaise puis, à la défaite, par l’armée américaine. Le 5 février 1946, le Commandement suprême des forces alliées autorisa la reprise des activités commerciales de la salle. 43. Il n’est curieusement guère fait mention de cette ultime tentative dans les chroniques officielles de la compagnie. Ceci nous semble témoigner de la volonté de maintenir la perception publique de la revue comme une entité exclusivement féminine et idéologiquement irréprochable. Voir Takarazuka kageki gojūnen-shi 宝塚歌劇50年史 (Cinquante ans d’histoire de la revue Takarazuka), Takarazuka Kagekidan, 1964, 2 vol., 380 et 246 p. Notons que cette compilation au caractère encyclopédique fut réalisée après la mort de Kobayashi, en 1957, alors que plus aucun officiel de la troupe ne défendait ouvertement la « nécessité » d’une mixité. Une brève mention au sujet de l’intégration de garçons en 1919 existe cependant dans les chroniques du vingtième anniversaire de la fondation du Takarazuka (1934), insistant principalement sur les réactions d’opposition qui mirent un terme rapide au projet. 44. Chacune de ces campagnes connut une mobilisation considérable, attirant à chaque audition de cent soixante-dix à deux cents postulants ; TSUJI, op. cit., p. 3, 14 et 65. On ne sait cependant guère si les candidats affluaient en raison du haut prestige artistique du Takarazuka, ou pour la promesse d’un environnement essentiellement féminin… 45. Cette première promotion se compose, par ordre alphabétique, de Jōkin Fumio (Kanbara Kunio 神原邦夫), Morimoto Yoshimasa 森本義正, Naruo Hirohiko 成尾博彦, Sakurai Haruo 桜井 春夫 et Tomiyama Nobuo 富山信夫. Nous indiquons entre parenthèses le nom d’artiste sous lequel chacun poursuivit sa carrière au Takarazuka et au Shingeiza. Cette onomastie scénique n’est pas systématique, une partie des recrues décidant de suivre d’autres voies sous leur patronyme originel. 46. Ardent défenseur de l’idéologie du ryōsai kenbo 良妻賢母 (« bonne épouse, mère avisée ») favorisée depuis le Code civil de Meiji en 1898, Kobayashi encourageait ardemment ses jeunes recrues féminines à mettre au plus tôt un terme à leur carrière artistique pour se marier. Ceci valut à l’école de musique du Takarazuka le surnom d’« école des futures jeunes mariées » (hanayome gakkō 花嫁学校). 47. Ces deux extraits sont tirés de KOBAYASHI Ichizō, Shibai zange 芝居ざんげ (Confessions théâtrales), 1942, in Kobayashi Ichizō Zenshū, vol. 2, op. cit., p. 437. 48. Spécialiste du ballet, ce dernier enseigna un temps aux recrues féminines et se vit confier la chorégraphie de plusieurs spectacles, avant de quitter le Takarazuka en 1949 pour fonder sa propre compagnie de ballet, la Nishino Kōzō Barēdan 西野皓三バレエ団. 49. Ōsaka Mainichi Shinbun, 10 mai 1946, cité in TSUJI, op. cit., p. 50. 50. Dans une note de décembre 1947, Kobayashi révèle avoir alors pris contact avec les « Chœurs Asahi » (Asahi kōrasu-dan 朝日コーラス団) dans l’optique d’utiliser leur travail discographique au

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Takarazuka, « dont le plus grand manque est l’absence de voix masculines » ; KOBAYASHI, Omoitsuki, op. cit., p. 92. 51. 12 janvier 1947, in ibid., p. 55-56. 52. Catherine HENNION, op. cit., p. 182. 53. L’intitulé officiel de ces représentations, « Spectacle de Noël des élèves de l’école de musique du Takarazuka » (Takarazuka ongaku gakkō kurisumasu gakugeikai 宝塚音楽学校クリスマス学芸 会), introduisait une nuance certaine d’amateurisme. Ce gala, d’une échelle minuscule, n’était donc pas une production commerciale taillée pour la scène principale du Takarazuka, mais une sorte de supplément offert au public, et une moindre consolation pour la section masculine. Participèrent dans des rôles de figuration les cinq nouvelles recrues de la troisième promotion (avril 1947) : Enami Takayoshi 江並高美 (Enami Takashi 江並隆), Suzuki Shigeo 鈴木繫男 (Nakata Mitsuhiko 中田光彦), Taji Keiji 田地啓二 (Akitsu Hajime 秋津肇), Yamaguchi Akihiko 山 口明彦 (Mizuno Haruhiko 水野春彦) et Yokoyama Saburō 横山三郎 (Tachibana Ichirō 橘一郎) ; TSUJI, op. cit., p. 65. 54. TEZUKA Osamu, Kisō Tengai 奇想天外 (Curiosités extraordinaires), numéro d’octobre 1977, in TSUJI, op. cit., p. 73. 55. KOBAYASHI Ichizō, Shibai zange, op. cit., p. 326-328. Si l’importation du genre revue s’accompagna d’une révélation du corps des artistes, jusqu’alors caché par les épaisseurs des costumes à la japonaise, le spectacle proposé était bien loin de la nudité sensationnelle que représentait alors la descente seins nus du grand escalier du Casino de Paris. Shirai Tetsuzō précise même que lors des représentations de ses revues à Tōkyō au début des années 1930, des envoyés du bureau de Censure venaient scrupuleusement contrôler en coulisses la longueur des tenues des danseuses, et s’assurer qu’il n’y avait là aucune atteinte à la décence. Une ordonnance de la préfecture de police stipulait que « les culottes longues [devaient] recouvrir plus de dix centimètres des cuisses des artistes » (rebyū no odoriko no zurōsu wa momoshita sanzun ijō レビュー の踊り子のズロースは股下三寸以上) ; cité par KAMURA Kikuo 香村菊雄, Itoshi no Takarazuka e 愛 しの宝塚へ (À mon Takarazuka adoré), Kōbe, Kōbe Shinbun Shuppan Center 神戸新聞出版セン ター, 1984, p. 54. 56. KAWASAKI Kenko 川崎賢子, Takarazuka to iu yūtopia 宝塚というユートピア (Une utopie nommée Takarazuka), Tōkyō, Iwanami Shinsho 岩波新書, 2005, p. 131. 57. Shirai avait introduit en 1930 un terme original pour désigner une artiste du Takarazuka afin de contourner cette difficulté : le neutre « takarasienne » (takarajennu タカラジェンヌ), forgé d’après le français « parisienne ». Notre choix d’utiliser, entre autres substituts, le terme de « garçons » pour les recrues masculines répond quant à lui à la typologie de la revue anglo- saxonne, où girls et boys sont les termes standards pour désigner les artistes d’accompagnement par opposition aux vedettes du spectacle. L’un comme l’autre contiennent l’idée d’un apprentissage artistique encore inachevé. C’est en définitive ce rôle de soutien qui résume le mieux l’action des jeunes hommes du Takarazuka. 58. Kimira wa shugyō no mi dakara mada hayai ! Ani to imōto to omotte benkyō shinasai. 君らは修業の 身だからまだ早い!兄と妹と思って勉強しなさい ; TSUJI, op. cit., p. 75. 59. Ibid. 60. Id., p. 76-77. 61. KOBAYASHI, mai 1948, Omoitsuki, op. cit., p. 102-103. 62. La technique du kage chorus en cabine existe toujours, consistant à utiliser la voix d’actrices n’apparaissant pas sur scène pour donner plus d’amplitude à la choralité. 63. Durant tout le mois d’août 1951, et malgré une chaleur accablante, on joua dans un Grand Théâtre rempli au-delà de sa capacité. La pièce fut ensuite prolongée à deux reprises, atteignant trois mois consécutifs de représentations ; Takarazuka kageki gojūnen-shi, op. cit., vol. 1, p. 182. Ce chiffre peut sembler dérisoire devant l’exceptionnelle durée d’affiche des spectacles de Broadway

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ou de West End, mais est tout à fait singulier à l’échelle du Takarazuka, où il est généralement de coutume de jouer un mois avant de laisser place au spectacle suivant, afin de renouveler l’intérêt de l’audience et de rentabiliser sur l’effet d’immédiateté. 64. SAKAGUCHI Ango, « Ango no shin nihon chiri – Takarazuka joshi senryōgun – Hanshin no maki » 安吾の新日本地理–宝塚女子占領軍–阪神の巻 (Nouvelle géographie du Japon par Sakaguchi Ango, étape du Hanshin : l’armée d’occupation féminine du Takarazuka), 1951, repris in Sakaguchi Ango zenshū 坂口安吾全集 (Œuvres complètes de Sakaguchi Ango), vol. 11, Tōkyō, Chikuma Shobō 筑摩書房, 1998. Texte en ligne : http://www.aozora.gr.jp/cards/001095/files/ 45908_37864.html (25 juin 2011).

65. TSUJI, op. cit., p. 181-182. 66. Livret Takarazuka kageki jūgatsu hanagumi kōen – kaisetsu to haiyaku 寶塚歌劇十月花組公演― 解説と配役 (Représentation d’octobre de la troupe Fleur : commentaires et distribution), Takarazuka Kagekidan 寶塚歌劇團, octobre 1951. 67. TSUJI, op. cit., p. 111. Ce dernier rapporte par ailleurs que cette « invisibilité » s’exerça à une autre occasion, pour le moins surprenante. Bien qu’ils ne montèrent jamais sur scène « à visage découvert », certains boys furent chargés de rôles de figuration pour le moins artistiquement dégradants dans plusieurs pièces au Grand Théâtre : un cheval, puis un singe géant, à l’intérieur de costumes mal dégrossis. 68. On peut remarquer dans le même temps que l’administration et la création artistique étaient réservées aux hommes, et se demander si cela ne révèle pas, à l’inverse de cette représentation quelque peu idyllique du Takarazuka, une hiérarchie des genres clairement défavorable aux takarasiennes, cantonnées au rôle de simples exécutantes. 69. Rappelons que la troupe féminine du Takarazuka jouait originellement un rôle d’attraction destiné à rentabiliser le fonctionnement de la nouvelle ligne de train : par une certaine ironie, le Shingeiza occupait à présent ce même rôle d’attraction au service du Takarazuka. 70. HIKITA Ichirō, « Shingeiza dōjō no yuku michi » 新芸座道場の行く道 (Le chemin à suivre par le Shingeiza Dōjō), Kageki, numéro d’octobre 1952, in TSUJI, op. cit., p. 114. 71. On réutilisait cependant par souci d’économie les costumes à queue de pie et accessoires de la revue, les garçons arborant ainsi une apparence dans la plus droite lignée des otokoyaku. La filiation avec la troupe mère restait visuellement assurée. 72. Fukushima Wataru 福島亘 (Katsu.ura Yutaka 勝浦豊), Honme Masaaki 本目雅昭 (Honme Mitsugu 本目貢), Nagano Yoshinari 永野喜也 (Fujinami Tatsunari 富士波達也), Ōhashi Tetsurō 大橋徹郎, Sakai Shōichi 酒井尚一, Shibuya Tatsuo 渋谷辰夫 (Shibuya Enshō 渋谷延笑), Takada Jitsuo 高田実男 (Takada Enshō 高田延昇), Yamaoka Keishirō 山岡敬四郎, Yanagibara Orihiro 柳 原折弘, Yasunaga Jun.ichi 安永純一 (Kasuga Jun 春日純), Yokota Jirō 横田二郎, Yoshii Takaaki 吉井孝明 (Yoshii Yūkai 吉井裕海) ; TSUJI, op. cit., p. 85. 73. Le témoignage de Fukushima Wataru corrobore cette dernière hypothèse : dans son souvenir, son contrat de recrutement au Takarazuka portait explicitement la mention du Shingeiza comme lieu possible d’affectation ; Tsuji, op. cit., p. 115. Du côté des représentations du Takarazuka, Nagano Yoshinari enfila en mars 1952 le costume du singe géant dans Sarutobi Sasuke 猿飛佐助 au Grand Théâtre (voir note no 67). Sumi Hanayo 寿美花代 (1932-), qui interprétait le rôle principal de Sasuke, expliqua à l’occasion d’un reportage télévisé sur la section masculine que ce King Kong n’était que purement décoratif – une façon polie de signifier « parfaitement inutile » ; Takarazuka danshibu – « onna no sono » no mō hitotsu no monogatari タカラヅカ男子部-「女の園」 のもうひとつの物語 (la Section masculine du Takarazuka : une autre histoire du « jardin des femmes »), TV Osaka テレビ大阪, 2005. 74. Cette salle de deux mille cinq cents places donnait alors de grandes revues, les « Kitano Show », ainsi que des récitals de vedettes de la chanson, comme Eri Chiemi 江利チエミ (1937-1982) en 1955, ou Misora Hibari 美空ひばり (1937-1989) en 1956. Ce furent des jours heureux pour les danseurs qui, mêmes cantonnés à un rôle accessoire en meublant l’espace

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derrière les chanteuses, connurent enfin l’opportunité – refusée par le Takarazuka – d’œuvrer sur une grande scène. Le théâtre Kitano cessa cependant ses activités en 1959, pour devenir une salle de cinéma. 75. TSUJI, op. cit., p. 182. 76. KOBAYASHI Ichizō, Takarazuka manpitsu, op.cit., p. 467-468. 77. TSUJI, op. cit., p. 154. 78. Résigné, Yoshii Takaaki commente : « Il n’y a rien à faire. Des hommes n’avaient pas à entrer dans le monde d’un rêve qui n’appartient qu’aux femmes » (仕方がない。女性だけの夢の世界 に、男が入るべきではなかったんや) ; Tōkyō Shinbun, 13 mai 2014, http://www.tokyo-np.co.jp/ article/national/news/CK2014051302000257.html. 79. Le public comme la profession saluèrent la pièce, couronnée du 10 e prix Senda Korenari (Senda Korenari-shō 千田是也賞), du 33e prix de théâtre Kikuta Kazuo (Kikuta Kazuo engeki-shō 菊田一夫演劇賞) et du 15e grand prix de théâtre Yomiuri (Yomiuri engeki taishō enshutsuka-shō 読売演劇大賞演出家賞) pour sa mise en scène. Takarazuka Boys fut par ailleurs remis en scène en 2008, 2010 et 2013 avec une série de représentations à Tōkyō, Nagoya, Kōbe, Yokohama, Niigata et Chiba. 80. Si les interprètes des boys varièrent au fil des distributions, le personnage de Kimihara Yoshie continue néanmoins d’être incarné par une légende du Takarazuka, Hatsukaze Jun 初風諄 (1941-), restée dans les annales comme l’interprète originale – et pour beaucoup de spectateurs de cette époque, inégalée – du rôle de Marie-Antoinette dans la Rose de Versailles en 1974. 81. Si l’on excepte quelques rares takarasiennes métisses. 82. Le point de vue et la réception d’éventuels spectateurs étrangers ne sont pas pris en compte, au risque d’éveiller les susceptibilités par un traitement exotique – et pour le moins brutal et incohérent – de l’histoire des nations occidentales où se situe l’action de la plupart des spectacles. Les« pièces à la japonaise » (nihon-mono 日本物) passant l’histoire du Japon à la « moulinette Takarazuka » se nourrissent bien moins de clichés, même si elles demeurent un concentré d’approximations : la recherche du réalisme ne fait pas partie des conventions dramaturgiques de ce théâtre. 83. Louis JOUVET, Témoignages sur le théâtre, Flammarion, Paris, 1952, p. 164. 84. Eric HOBSBAWM et Terence RANGER (dir.), The Invention of Tradition, Cambridge University Press, 1992, p. 2. Pour une étude transdisciplinaire du phénomène dans le contexte japonais, voir également Stephen VLASTOS (dir.), Mirror of Modernity: Invented Traditions of Modern Japan, Berkeley, University of California Press, 1998, 300 p. 85. En août 1932, Kobayashi Ichizō avait fondé la « Société anonyme du théâtre Takarazuka de Tōkyō » (Kabushiki-gaisha Tōkyō Takarazuka Gekijō 株式会社東京宝塚劇場) dans le but d’étendre à la capitale son emprise sur l’industrie du divertissement (Tōhō est la contraction de Tōkyō-Takarazuka). La troupe de la Tōhō (Tōhō gekidan 東宝劇団), aujourd’hui spécialisée dans la représentation de comédies musicales à succès d’importation américaine et européenne, fut lancée en 1934, l’année de l’ouverture du théâtre Takarazuka de Tōkyō éponyme. La salle avait un double objectif : servir de théâtre régulier pour les activités tokyoïtes du Takarazuka, qui louait alors les salles dans lesquelles la revue se produisait, et offrir un lieu dédié à la troupe Tōhō. Fort du succès des revues féminines, le lieu sera bientôt intégralement alloué au Takarazuka, et les artistes de la Tōhō déplacés au Théâtre impérial, acquis par la société en 1940. En raison des liens corporatifs entre Tōhō et Takarazuka, le groupe est également connu pour accueillir en nombre les anciennes vedettes de la revue continuant leur carrière dans le monde de la scène – exclusivement, cette fois-ci, dans des rôles féminins. 86. Dans son rapport concernant l’exercice fiscal 2013, Hankyū déclarait pour ses activités théâtrales un bénéfice total de 28 235 milliards de yens (approximativement deux cent millions d’euros), comprenant les bénéfices dégagés par la gestion des trois salles du Takarazuka (Takarazuka Grand Theater, Tokyo Takarazuka Theater, Bow Hall), des deux salles de l’Umeda

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Arts Theater et du Theater Drama City à Ōsaka, ainsi que les retombées des tournées en province au Japon et de la tournée à Taiwan au mois de mai 2013. Il ne faut cependant pas se laisser abuser par ces chiffres, puisque ce ne sont que des revenus bruts, ne révélant rien des importants frais de production, de promotion et d’exploitation de la vingtaine de spectacles annuels (tournant au rythme industriel de près de quatre cent cinquante représentations à l’année, rien que dans les deux salles principales), ni des frais engagés pour la rémunération de la masse salariale : environ quatre cents takarasiennes, deux orchestres de trente-cinq membres, auquel il faut ajouter les équipes techniques, artistiques, commerciales, administratives et les personnels des théâtres. Les revenus réels (nets) générés par le Takarazuka restent donc un dossier sensible, et un secret bien gardé. À titre de comparaison, la section théâtre de la Tōhō, qui ne possède que le Théâtre impérial de Tōkyō et fonctionne avec des effectifs relativement réduits par rapport à la « machine » Takarazuka, déclarait pour l’exercice fiscal 2012 un bénéfice total de 14 511 milliards de yens (environ cent millions d’euros). Voir le rapport financier annuel 2013 Hankyū, p. 52, (http://holdings.hankyu-hanshin.co.jp/ir/ library/annualreports/data/129.pdf, consulté le 8 avril 2014), et le rapport 2012 Tōhō (http://www.toho.co.jp/toho_ir/company/report/ houkoku124b.pdf, p. 5, consulté le 8 avril 2014).

RÉSUMÉS

Le présent article propose d’explorer un pan méconnu de l’histoire de la revue Takarazuka, sensiblement en contradiction avec le discours officiel de la compagnie théâtrale faisant la promotion d’une composition exclusivement féminine de ses troupes. L’analyse des origines accidentelles de l’interprétation des rôles masculins (otokoyaku) par des jeunes filles, ainsi que des déclarations du fondateur de la troupe Kobayashi Ichizō en faveur de la mixité et des diverses tentatives en ce sens (intégration éphémère d’acteurs, création des troupes affiliées du Kokuminza et du Shingeiza) nous permettra de cerner précisément comment et pourquoi la distribution des pièces est définitivement devenue non-mixte après la seconde guerre mondiale, avec une attention toute particulière portée à la section masculine (danshibu) de 1946-1954. Le rapport schizophrène de la compagnie à son histoire révèle ultimement le détournement du concept de « tradition » opéré par celle-ci afin de mettre en valeur sa singularité et de conserver sa position hégémonique dans le monde du théâtre féminin. Nous interrogerons donc ici l’intégrité et la légitimité des discours actuels – largement relayés par les médias japonais – à propos du Takarazuka.

This article offers an insight of a little-known aspect of Takarazuka Revue’s history, which counters the official discourse of the eponymous theatre company, promoting the all-female nature of their troupes. By analyzing the accidental origins of male roles (otokoyaku) being embodied by young girls, as well as troupe’s founder Kobayashi Ichizō’s statements in favor of a mixed cast and various attempts of achieving this goal (ephemeral integration of male actors, creation of the Takarazuka-affiliated troupes of Kokuminza and Shingeiza), we will determine precisely how and why casts became exclusively all-female after World War II, with a special focus on the 1946-1954 male section (danshibu). The study of the company’s schizophrenic relationship to their history ultimately reveals their misappropriation of the concept of ‘tradition’ in order to showcase their singularity and keep their hegemonic position in the world

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of all-female theatre. We hereby call into question the integrity and legitimacy of current discourses about Takarazuka–discourses widely spread by Japanese media.

INDEX

Thèmes : arts du spectacle Keywords : Male Actors, Stage Arts, Takarazuka Kokuminza, Takarazuka Revue, Takarazuka Shingeiza, Theatre History, Tradition, Diversity Mots-clés : acteurs, histoire théâtrale, revue Takarazuka, Takarazuka Kokuminza, Takarazuka Shingeiza, tradition, mixité

AUTEUR

CLAUDE MICHEL-LESNE Inalco-CEJ

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Récits de vie

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Une vie d’itinérance, ensemble jour et nuit Le taishū engeki ou les joies et les peines des troupes théâtrales familiales dans le Japon d’aujourd’hui

Tomoko Takei Traduction : Pascal Griolet

NOTE DE L’AUTEUR

Takei Tomoko est une journaliste indépendante. Son reportage a été publié dans le numéro de la revue Fujin kōron daté du 7 mars 2007. Les photographies sont de Tsunoda Takeshi.

Un nouvel acteur est un nouveau-né

1 Le nombre des troupes itinérantes en tournée à travers le Japon dépasse aujourd’hui largement la centaine. La plupart d’entre elles sont constituées d’un chef, de sa famille et de ses proches auxquels s’agrègent des membres sans lien familial avec eux. Changeant tous les mois de théâtre, ces acteurs mangent et dorment ensemble au fil d’une vie qui est un voyage sans fin.

2 Dix heures du matin. Dans la grande loge commune de la troupe Wakaba Shigeru, Sakura Nagisa, une jeune fille de seize ans, se frotte encore les yeux : elle vient de se réveiller. Elle dépose devant le miroir de chaque acteur une soucoupe remplie d’eau pour diluer la poudre blanche, oshiroi, qui sert à se farder. Nagisa a arrêté l’an dernier le lycée pour faire ses premiers pas d’actrice.

3 Les membres de la troupe arrivent les uns après les autres de leur résidence qui se trouve à deux pas du théâtre. Ils s’annoncent à chaque fois d’une voix sonore. Ai Nozomi (vingt-huit ans) porte sur son dos Aki, sa fille, qui vient d’avoir six mois. Ai Haruka (vingt-quatre ans) est entrée dans la troupe il y a trois ans. Elles s’assurent

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toutes deux du titre de la pièce jouée aujourd’hui et des morceaux de musique sur lesquels seront exécutées les danses. Elles préparent ensuite les costumes et les accessoires qui seront nécessaires. Ai Suzume (trente-huit ans), l’actrice la plus ancienne de la troupe, a commencé dans le coin-cuisine les préparatifs du déjeuner avec les courses qu’elle a faites hier soir après la représentation.

La troupe Wakaba gekidan devant le théâtre Taishōkan, à Asakusa

Au centre de la photo, Wakaba Shigeru, fondateur de la troupe, joue depuis un demi-siècle des rôles d’onnagata (figures féminines incarnées par des hommes). Derrière lui, de droite à gauche, Ren Benta, Ai Haruka, Kūma Tairin, Ai Yônosuke en tenue de cérémonie tout comme Wakaba Ai, le fils de Wakaba Shigeru. Ces deux derniers ont le titre de chef de troupe (zachō) et en sont les têtes d’affiche. Viennent ensuite Ai Suzume, la sœur ainée d’Ainosuke, puis Kūma Tenka et Ai Nozomi. À gauche de Wakaba Shigeru, Wakaba Ryūnosuke est en tenue de cérémonie, Umezawa Kikunosuke, hôte de passage, est une actrice qui joue de préférence des rôles d’hommes. Izumi Kaoru est la mère de Tairin et de Tenka. Enfin vient la petite dernière, Sakura Nagisa, qui n’a que seize ans. La troupe compte actuellement onze acteurs. Par le passé, elle en comptait parfois le double. La constitution des troupes fluctue avec le temps

4 Le jeune Ren Benta (vingt-neuf ans) entre en tapant un message sur son portable. « Quand on a du succès auprès des filles, on est très pris dès le matin, pas vrai ? » lui lance Izumi Kaoru (quarante et un ans) qui est en train d’étaler le fard blanc sur le visage de son fils Kūma Tenka (huit ans) devant leur miroir. À côté, Kūma Tairin (quinze ans) se déshabille et enfile un vêtement de dessous en soie blanche. Cette mère a intégré la troupe, avec ses deux enfants, l’an dernier, après avoir divorcé et quitté celle à laquelle elle appartenait.

5 « Tairin, tu es bien mince ! J’espère que tu prends un bon petit-déjeuner le matin. Si tu veux, je te donnerai ma part de viande ! » La plaisanterie aux lèvres, arrivent deux acteurs confirmés, Wakaba Ryūnosuke (trente-six ans) et Ai Yōnosuke (trente-quatre ans). Ryūnosuke est l’époux de Nozomi. Yōnosuke est le frère cadet de Suzume. Sur la scène, l’éclairagiste Kawaguchi Mitsuo (quarante-trois ans), qui durant tout le spectacle

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manipulera au fond de la salle deux projecteurs de poursuite, vérifie en silence le bon fonctionnement de la régie son ainsi que les décors de la pièce jouée aujourd’hui.

En coulisse

Pendant le spectacle, Nozomi, qui s’occupe de la sonorisation dans les coulisses côté cour, plaisante avec les deux frères. Ceux-ci n’ont pas le même père, mais Tairin, l’aîné, prend soin de son petit frère, Tenka

6 Alors que les acteurs ont à peu près terminé de se maquiller entrent Wakaba Shigeru (soixante-sept ans) et son fils, Wakaba Ai (cinquante ans). Wakaba Shigeru qui est à la tête de la troupe Wakaba gekidan est actif depuis plus de cinquante ans et exerce principalement dans la région du Kantō, autour de Tōkyō. De petite taille et tout en délicatesse dans ses pas de danse, il est l’un des plus célèbres onnagata (acteur jouant des rôles féminins) de ce type de théâtre ; il interprète volontiers des femmes du peuple, coquettes et généreuses. Les pièces qu’il a composées sur des histoires très sentimentales sont devenues des classiques.

7 Le taishū engeki connut un succès sans précédent dans les années 1970 et 1980. Wakaba Shigeru fut presque aussi célèbre qu’Umezawa Tomio, la vedette de la troupe Umezawa Takeo gekidan, la coqueluche de l’époque, que l’on appela le « Tamasaburō des quartiers populaires » (Tamasaburō étant aujourd’hui le plus séduisant et le plus célèbre onnagata du kabuki). En 1994, un documentaire télévisé sur ses petits-fils, Chibitama sankyōdai, « les trois Tama(saburō) en herbe », rencontra un tel succès qu’on en fit une série durant six ans et que ces enfants de la scène devinrent célèbres à travers tout le Japon. Lorsque le fils de Wakaba Shigeru divorça, ses cinq petits-fils prirent leur indépendance en fondant « la Nouvelle troupe de Wakaba » (Shinsei Wakaba gekidan). Shigeru se retira en 2004 et, depuis lors, ce sont les deux têtes d’affiche, son fils, Ai, et Yōnosuke, un « disciple de la deuxième génération », qui dirigent cette troupe de douze membres, dont onze acteurs.

8 « Considère les membres de la troupe comme ta propre famille ! » Tel est le conseil que le père de Shigeru, lui-même acteur, lui donna lorsqu’il se trouva propulsé à la tête d’une troupe à l’âge de seize ans.

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9 « Depuis toujours, il est d’usage dans notre milieu d’appeler niisan, “grand frère”, même son propre père. Ici, les liens de sang ne comptent pas. Les membres d’une troupe sont tous les enfants d’une même famille. Ils sont comme frères et sœurs. Lorsqu’un nouveau membre arrive, je le considère comme un nouveau-né. Ma femme est morte, il y a cinq ans. Outre mon fils, Ai, j’ai aussi une fille qui vit, elle, comme tout le monde de façon sédentaire, mais en fin de compte il n’y a que sur les membres de la troupe que je peux compter. »

10 Shigeru et Ai sont assis devant les miroirs du fond de la loge. Ils ont commencé à se maquiller d’une main experte. Avant que le spectacle ne commence, les membres de la troupe déjà prêts viennent saluer à tour de rôle en s’agenouillant les mains sur le sol et en inclinant la tête pour dire la formule consacrée Yoroshiku onegai shimasu (« Merci par avance de votre bienveillante indulgence à mon égard »). Shigeru se retourne à chaque fois vers eux pour les saluer à son tour. Il est, dit-on, impoli de saluer à travers le miroir.

Dans la loge

Dans la loge commune, le mari de Nozomi, Ryūnosuke, s’occupe de leur fille, Aki. À ses côtés, Yōnosuke est prêt à entrer en scène. Les membres de la troupe sont très attentifs les uns vis-à-vis des autres et c’est ce qui crée l’harmonie que dégagent leurs relations

11 « Ici, tout commence par les salutations. Peu importe que l’on soit supérieur ou inférieur ! On doit saluer d’une voix énergique. »

12 Dans le monde du taishū engeki, les usages anciens sont toujours de rigueur et l’on est très à cheval sur l’étiquette et les bonnes manières. Les acteurs construisent des relations de maître à disciple : l’ordre hiérarchique, tout comme la répartition des rôles entre hommes et femmes, est clair et net. Les travaux de force sont pour les hommes. Les travaux ménagers sont pour les femmes. Le chef de la troupe lui-même ne se permet pas de faire des remarques sur les tâches des femmes dès lors qu’elles en ont la charge. Du chef à l’éclairagiste, tout le monde partage le même repas.

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Les nouveau-nés font partie de la troupe

13 Dix minutes avant que ne débute la séance de midi, la salle s’est peu à peu remplie. Le spectacle durera trois heures et demie avec, pour commencer, une courte présentation de danses, puis la pièce de théâtre, enfin une succession de danses.

14 Dès que le rideau s’ouvre, la loge est aussitôt saisie d’une agitation fiévreuse. Lorsqu’ils ne sont pas sur scène, les acteurs assurent toutes les tâches invisibles du public. Ils font fonctionner à tour de rôle la sono, les éclairages ou les projections de fumées depuis les coulisses latérales. Les femmes aident les acteurs à se changer et plient avec adresse les kimono utilisés avant de les ranger. Dans ce monde, on ne saurait être un acteur à part entière si l’on ne maîtrise pas tous les savoir-faire des coulisses. Entre deux actes, les acteurs déplacent et installent les décors. En cas de défaut d’installation, le chef de troupe n’hésitera pas à exprimer son mécontentement, sur scène, pendant la pièce.

15 Les acteurs chevronnés improvisent des dialogues qui font éclater de rire le public. Quand, en revanche, un débutant comme Tairin trébuche sur un mot, Shigeru, qui tient alors le rôle d’une servante des temps anciens, lui lance pour le stimuler : « Un peu vasouillard, Monsieur le fonctionnaire ! » et de la salle fusent les encouragements adressés à Tairin.

16 Dans les coulisses côté jardin, où se trouve la sono, Haruka se glisse aux côtés de Suzume avant qu’elle ne manipule les commandes. Les effets sonores, comme le claquement des claquoirs de bois, doivent être parfaitement en phase avec la respiration des acteurs. Sur les planches comme dans les coulisses, l’apprentissage du métier se fait en regardant les autres. Tenka, accouru en petite tenue, ne perd rien du jeu des acteurs en scène et lorsque vient son tour, ce sont les anciens qui observent son interprétation. Dans un coin de la loge enfiévrée, Aki se réveille à peine ; quelqu’un la prend dans les bras, la berce, change ses langes.

17 Dès que le rideau s’est fermé sur le tableau final auquel ils participent tous, les acteurs s’élancent vers la sortie pour saluer au-dehors les spectateurs et les remercier d’être venus. Les femmes retournent ensuite les premières dans la loge pour y installer une table et dresser le couvert.

18 Lorsque le déjeuner est terminé, il est déjà seize heures. La séance du soir commence à dix-huit heures. Le répit est de courte durée et la loge redevient vite un lieu de travail : l’eau qui sert à diluer la poudre a été renouvelée. Le spectacle de la soirée s’achève vers vingt et une heures trente. Après le dîner, vers vingt-deux heures, tous les membres s’assoient en cercle sur la scène afin de préparer le spectacle du lendemain.

19 Le programme change tous les jours durant un mois. Les répétitions n’ont d’autre support que la parole : elles reposent sur la transmission orale (appelée kuchidate) du chef de la troupe, sans aucun livret de référence. Wakaba Shigeru raconte à toute allure ce que dit chaque personnage en donnant ses indications sur les combats de sabre ou les changements de scènes. Les membres de la troupe l’écoutent, très attentifs, prenant des notes ou enregistrant ses propos. Les acteurs chevronnés, qui connaissent les dialogues de plus d’une centaine de pièces, se retirent les premiers. Ils expliquent avec application aux plus jeunes les sentiments d’un personnage ou la situation. Les débutants s’exercent aux pas de danse puis mémorisent les dialogues avant de se coucher. Les femmes font le ménage et la lessive, et vers minuit enfin les travaux d’une journée touchent à leur terme.

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Préparation du spectacle du lendemain sur la scène

Le soir vers 10 heures, alors que les membres de la troupe ont déjà pour la plupart retiré leur maquillage et pris un bain, la répétition du spectacle du lendemain se fait oralement, dans la tradition du kuchidate. Wakaba Shigeru donne ici ses indications que Tairin enregistre sur son lecteur de cassettes tandis qu’Ai Nozomi prend des notes et que le petit Tenka est pensif

20 « C’est pénible de changer sans cesse d’école, mais quand on rentre, on retrouve ses parents. Cela vaut mieux que d’éprouver la tristesse des enfants dont les deux parents travaillent. Vers douze ans, j’ai commencé à avoir envie de jouer et à apprendre le métier, mais mon père, aujourd’hui disparu, était très sévère et quand je me trompais, par exemple pour poser l’aiguille sur le sillon d’un disque qui avait été marqué avec du blanc de maquillage, il me frappait avec les claquoirs de bois. Je ne me suis pas révolté, mais je faisais souvent l’école buissonnière lorsque j’étais au collège, au point que ma mère s’en inquiétait. Un jour dans un sauna, un acteur âgé de la troupe me parla de toutes sortes de sujets : il me fit comprendre que c’était une chance d’avoir des parents, qu’il ne fallait pas brimer les plus faibles, qu’il fallait prendre sur soi les responsabilités de ceux que l’on a sous ses ordres. Peu à peu, j’ai évolué… »

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Habillage dans la loge

Kaoru doit se préparer elle-même ainsi que ses deux enfants. Tairin qui souffre d’une grave maladie a longtemps été sur une chaise roulante et Tenka fut lui aussi plusieurs fois hospitalisé. Depuis son divorce, elle a joué dans des stations thermales. Sans rien montrer de ses soucis, elle garde le sourire avec vaillance

21 Suzume, qui était une admiratrice d’Ai, intégra la troupe à l’âge de quinze ans. C’était l’âge d’or du taishū engeki. « Mon maître (Ai), comme le grand-maître (Shigeru), une fois le travail terminé, disparaissaient aussitôt pour aller voir des admiratrices et, la première année, ils ne m’ont pas adressé une seule fois la parole. Ma première tâche fut de servir le café à la “grande sœur”, la mère des enfants-acteurs qui ont pris maintenant leur indépendance. À l’époque, elle régnait en maître sur la vie dans les coulisses. Elle était dure : pendant le spectacle, je devais plier cinq kimono le temps d’une danse. Quand j’y suis parvenu, il m’a fallu les plier le temps d’un couplet et demi, puis d’un seul couplet. C’était de plus en plus difficile. Mais j’ai continué à corps perdu et, au bout de plusieurs années, je suis parvenu à travailler comme les autres et j’en suis venu à bavarder normalement avec ma grande sœur. Elle m’enseigna comment coudre les dessous de kimono. Ce que j’ai ainsi acquis à force d’endurance constitue aujourd’hui mon plus précieux trésor. »

22 Un acteur auquel les spectateurs rendent hommage par des dons en espèces offerts au cours des spectacles de danse peut enrichir sa garde-robe de kimono somptueux, mais, dans la phase d’apprentissage, le salaire n’est qu’un simple pourboire ; ainsi, lorsque Yōnosuke entra dans la troupe à sa sortie du lycée, certains mois, il ne pouvait même pas s’acheter de jus de fruits.

23 « À cette époque, la grande sœur (qui était l’épouse du chef de la troupe) me donnait de l’argent en me disant : “Ne le dis à personne !” Lorsque j’ai commencé enfin à recevoir des hommages de la part de spectateurs, j’ai voulu la rembourser, mais elle a refusé

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tout net en me suggérant d’acheter quelque chose pour la troupe. Je me suis souvent disputé avec elle au sujet de la façon d’élever les enfants, mais je lui dois beaucoup. »

24 Les enfants d’une compagnie sont modelés par la grande famille que celle-ci constitue et deviennent eux-mêmes des acteurs.

Les secrets de la respiration commune

25 Au lycée, Nozomi faisait partie du club de théâtre ; lorsqu’elle entra dans la troupe, il y avait déjà plusieurs filles de son âge et quand l’une d’entre elles se trompait, la responsabilité retombait sur elles toutes ; aussi leurs relations n’étaient-elles pas toujours faciles.

26 « Mais, on était tous les jours ensemble. On ne pouvait pas rester longtemps de mauvaise humeur. On se réconciliait à chaque fois. Depuis, lorsque j’assiste à une dispute, je ne m’en mêle pas. Avec le temps, les choses se remettent en ordre. Lorsqu’on me disait qu’il fallait être toujours ensemble, que ce soit pour aller faire des courses ou aux toilettes, j’avais du mal à l’admettre, mais aujourd’hui je me dis que cela signifiait qu’il ne fallait pas s’isoler dans son coin, mais toujours coopérer. »

27 Ne pas se mêler de la vie privée des autres semble être une règle tacite. Mais il y a peu de temps libre. Aussi, il se limite bien souvent à se détendre avec des vidéocassettes, des jeux électroniques ou en faisant des courses. Là où ils oublient tous les ennuis du monde, c’est sur scène. Le plus grand encouragement, c’est le sourire des spectateurs. C’est ce que tous répètent.

28 La femme d’un acteur connaît ses admiratrices, mais elle ne dit rien quand il sort après le spectacle avec elles. Elle ne dit rien non plus s’il va s’amuser avec des filles de joie. En revanche, les relations amoureuses sont interdites au sein de la troupe : c’est pourquoi Ryūnosuke et Nozomi ont dû attendre plus d’un an pour se fréquenter.

29 Les acteurs ont au maximum un jour de congé par mois, mais ils ne font jamais relâche, sauf en cas de maladie ou d’accident. À l’âge de vingt ans, Ai a eu maille à partir avec des yakuza. L’un d’eux l’a menacé jusque devant la loge avant le spectacle : « Si tu montes comme ça sur scène, je te tue ». Mais Shigeru, son père, l’aurait alors exhorté : « Obtiens au moins qu’il te laisse jouer maintenant ! ».

30 « Lorsque je suis revenu le voir, tremblant, la peur au ventre, pour lui demander cette autorisation, le yakuza m’a félicité en me disant que j’avais du cran ! Plus qu’un père, le chef de la troupe est un acteur que j’admire. Je ne me suis jamais révolté, même quand il me passait des savons. On a beau se disputer dans la loge, sur scène on s’embrasse en se disant des mots tendres. »

31 Cette vie de voyage ne laisse guère de liberté. Mais en partageant les joies et les peines de la scène et des coulisses se tissent des liens qui permettent de se comprendre à demi-mot et de communiquer sans paroles.

32 Avant d’avoir vingt ans, Ai ne se voyait guère confier de rôle et décida de s’en aller. Après avoir vécu de petits boulots pendant deux ans, puis avoir été engagé dans la troupe d’une connaissance, il fut rappelé par son père, Shigeru, qui lui dit : « Allez, reviens ! Je vais te donner des rôles. »

33 « Or, à mon retour, je n’étais pas capable de bien jouer et le chef m’a frappé avec le coin du dos d’un bottin téléphonique. Alors, de dépit, je me mis à étudier. »

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34 Avant d’avoir vingt ans et de monter à Tōkyō depuis la région du Kansai à la tête de sa troupe, Shigeru lui-même avait fui la sienne : attiré par Tōkyō, il était entré dans une troupe féminine qui rencontrait alors un très grand succès dans le quartier d’Asakusa, avec à sa tête l’actrice Fuji Yōko. Quelques mois plus tard, son père est venu le rechercher. Par la suite, lui-même a fait l’expérience douloureuse de voir la moitié des membres de sa troupe s’évaporer. Il a alors ressenti fortement que « réunir de bons acteurs, ce n’est pas disposer d’une belle distribution. Plus que le talent de chacun, ce qui importe c’est le lien qui nous unit ».

Le répertoire

La troupe de Wakaba joue aussi bien des pièces d’avant-guerre comme la Mère au fond des yeux (Mabuta no haha) que d’après-guerre comme la Mère sur la falaise (Ganpeki no haha)

35 Dans le taishū engeki, les pièces qui traitent des conflits entre devoir et sentiments ou de l’affection entre parents et enfants touchent toujours le cœur d’un large public. Peut- être est-ce ce lien de fraternité entre les acteurs qui les rend capables d’émouvoir un large public.

36 « Ceux qui s’en vont ne cessent pas de jouer pour autant. En parcourant le monde, ils découvrent la valeur de la troupe. Il m’arrive même de les pousser à partir pour se former. Même ceux qui ont disparu en douce, je les accueille à leur retour sans leur faire de reproches. C’est cela une famille. »

37 C’est sans doute en les coupant qu’ils comprennent la valeur des liens qui les unissent les uns aux autres.

Le sentiment profond du bonheur

38 Alors que, depuis vingt ans, les familles nucléaires ont considérablement augmenté au Japon, Wakaba Shigeru crée des pièces qui invitent à rire ou à pleurer sur le thème de la maternité. Il s’agit toujours « d’une mère imparfaite » : soit, par coquetterie, elle fait

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passer sa fille pour sa petite sœur ; soit, elle est une geisha sur le retour qui est une source permanente d’ennui pour sa fille ; soit encore, en raison de son manque d’éducation, elle fait échouer le projet de mariage de sa fille. Elle se résout alors à renoncer à l’alcool ou aux choses de l’amour pour apprendre enfin à lire et à écrire. C’est toujours l’image d’une mère qui, bien que maladroite, souhaite du fond du cœur le bonheur de ses enfants.

39 « J’ai appris des spectateurs que le charme de la vie se trouve dans des choses sans importance. La profondeur du sentiment d’être heureux change avec l’expérience des épreuves. Dans la vie quotidienne qui nous garantit, croyons-nous, le bonheur, il suffit que le chef de famille se trouve au chômage pour que tout s’écroule : aussitôt, les liens familiaux se distendent. Si l’on partage les peines en famille, un simple petit bonheur prend une profondeur beaucoup plus grande. »

40 Cette « mère imparfaite » incarnée sur scène parvient toujours à saisir un petit bonheur grâce à l’affection et au soutien de la famille et des autres.

41 « Si un acteur ne peut que donner cinquante pour cent de lui-même, tous ensemble on parvient à cent pour cent. C’est cela la scène du taishū engeki. Si l’un des acteurs s’effondre, un autre, sans rien dire, l’emmène à l’hôpital. Nous constituons une famille et nous comptons les uns sur les autres. Si on se voit confier une lourde charge de travail, c’est parce qu’on sait se rendre utile ; du reste on trouvera toujours à se faire aider. C’est ainsi que les membres de la troupe se soutiennent mutuellement. Enfin, qu’ils soient bons ou non sur scène, il importe de manifester le plus grand respect pour ceux et celles qui sont âgés. »

La force des liens

42 À la fin de l’an dernier, une épidémie de grippe frappe la loge de la troupe Wakaba gekidan, alors à Ashikaga, ville du département de Tochigi. Cinq minutes avant le début de la représentation, Haruka doit s’aliter. Dans l’urgence, Nozomi la remplace. Le jour des adieux, il pleut. Les hommes, qu’ils aient ou non de la fièvre, doivent transporter les affaires jusqu’au camion sous la pluie. Pour les fêtes de fin d’année, chacun rentre dans son pays natal.

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Chargement des camions à la fin du spectacle

Après la dernière représentation, qui a toujours lieu en matinée, le chargement du ou des camions prend plusieurs heures. Dans la nuit, les acteurs reprennent la route

43 Dès le jour du Nouvel An, la troupe se reconstitue. Nagisa et Tenka sont plus rayonnants que l’an dernier et saluent avec fermeté. Tairin, qui regrettait un peu de ne pas être allé au lycée, déclare à présent : « Je ne me sens plus perdu. Ma mère me gronde dix fois par jour, mais je suis heureux au sein de la troupe. » Haruka raconte en riant que lors de son retour dans sa famille, elle utilisa des formules honorifiques à tort et à travers sans s’en rendre compte, et s’en trouva ridicule :

44 « Je saluais cérémonieusement ma mère qui venait me secouer le matin pour me réveiller. Mon père, qui s’était opposé à ce que je devienne actrice, aime en fait beaucoup le théâtre. Il raconte à ma mère avec passion les pièces où il m’a vue. Ma “grande sœur”, Suzume, depuis qu’elle sait que ma mère a des névralgies, me prévient quand elle voit que la météo est à la pluie dans la région de Chiba. Je pense davantage maintenant à mes parents. »

45 Leur vie d’« herbes flottantes » sans cesse à la dérive les entraîne d’un endroit à l’autre. Mais qu’il s’agisse de leur famille d’origine ou de celle que constitue leur troupe, ces acteurs transmettent, par leur union renouvelée chaque jour sur scène, l’importance de la chaleur humaine et des liens qui unissent les membres d’une même famille.

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Traductions

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Écrits sur le théâtre : Higashi Yutaka et Yū Miri

Toshio Takemoto

1 Higashi Yutaka 東由多加 (1945-2000) et Yū Miri 柳美里 (1968-) sont des figures incontournables du théâtre contemporain japonais entre les années 1960 et les années 1990, bien que leurs créations théâtrales, méconnues à l’étranger, commencent à être oubliées au Japon même. Aujourd’hui, Yū Miri est reconnue essentiellement comme auteure de romans autofictionnels ; peu de critiques mentionnent encore ses travaux théâtraux, à l’exception de Lisa Yoneyama1. Pourtant son expérience du théâtre nous semble essentielle pour comprendre son esthétique. Ainsi, si « son œuvre tout entière est exhibition de ses tourments existentiels, mettant en scène l’impossible intégration face au poids de l’histoire2 », n’est-ce pas précisément parce que Yū a commencé sa carrière à l’âge de quinze ans en tant que stagiaire de la compagnie théâtrale Tōkyō Kid Brothers, dirigée par le dramaturge et metteur en scène Higashi Yutaka3 ? Celui-ci, en effet, et Yû le raconte dans l’éloge funèbre traduit à la fin de ce dossier, travaillait, sans doute sous l’influence de Kishida Shū 岸田秀 (1933-), psychiatre freudien dont Higashi fut le lecteur, comme un thérapeute qui remue le passé traumatique du patient afin que celui-ci verbalise des souvenirs oubliés. En tant que metteur en scène, il cherchait à faire resurgir le moi profond du comédien, en déterrant ses souvenirs enfouis. Lorsque Yū décrira minutieusement, une quinzaine d’années après ses débuts, son expérience au sein de la troupe, elle rapportera presque mot pour mot les leçons de son maître4. Proposer des traductions parallèles des essais de ces deux auteurs nous semble ainsi particulièrement opportun pour donner un aperçu – certes trop rapide – de leur esthétique théâtrale respective.

Higashi Yutaka

2 Né en 1945 à Taiwan, Higashi monte à Tōkyō en 1967. Inscrit à l’université Waseda, il s’enthousiasme pour le théâtre dont cette université est un haut lieu, rencontre Terayama Shūji 寺山修司 (1935-1983), poète et homme de théâtre talentueux. Ils fondent ensemble la compagnie de théâtre « underground »5 Tenjōsajiki 天井桟敷 (Les

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enfants du Paradis) le premier janvier 1967. Désireux toutefois de créer une œuvre représentative de sa propre génération, le jeune metteur en scène quitte Terayama à l’âge de vingt-trois ans et fonde, en 1968, la « Tōkyō Kid Brothers Company » (Tōkyō kiddo kyōdai shōkai 東京キッド兄弟商会), avec laquelle il monte dans un café de Shinjuku son premier spectacle, « La huitième symphonie restait inachevée » (Kōkyōkyoku daihachiban wa mikansei datta 交響曲第八番は未完成だった) : le café ne désemplit pas jusqu’à la dernière représentation6. En 1970, il remporte un succès fulgurant à New York avec Golden Bat, où il met en scène de jeunes Japonais aspirant à la liberté américaine et déçus par la réalité du pays enlisé dans la Guerre du Viêt Nam7.

3 Parallèlement à son activité théâtrale, Higashi entreprend, en 1971, de réaliser un rêve de vie égalitaire et communautaire en toute liberté dans un village abandonné de l’archipel, Sajimura 佐治村, dans le département de Tottori. Là, il tente de construire une communauté avec des lycéens, des étudiants et des ouvriers, etc. Son projet, baptisé « l’Utopie des cerises » (Sakuranbo yūtopia さくらんぼユートピア), sera un échec cuisant. Il revient alors au théâtre et ouvre le Theater 365 en 1977 dans une petite salle souterraine de Shinjuku. Il y monte des spectacles originaux pendant un an. C’est le deuxième âge d’or de la Tōkyō Kid Brothers. Son manifeste théâtral « Amour et Solidarité » (Ai to rentai 愛と連帯)8 est chargé d’un espoir teinté d’amertume : malgré l’échec de l’Utopie du cerisier, il ne cesse d’aspirer à une vie communautaire dans une Cité idéale dont les membres sont unis par l’amour. Entre 1968 et 1990, il écrit environ quatre-vingt-dix comédies musicales9.

4 Nous présentons ci-dessous en version intégrale quelques-uns de ses essais écrits entre 1971 et 1976. Ceux-ci tracent à la fois l’autoportrait d’un jeune dramaturge et un témoignage sur une époque où l’on passait progressivement d’un engagement social enthousiaste à un désengagement – ou plutôt à un rêve de vie égotiste au Japon.

5 « Départ pour la pérégrination vers l’Ouest » (Saiyūki e no shuppatsu 西遊記への出発)10 se situe dans une période transitoire entre le succès remporté par la comédie musicale Golden Bat et le fiasco de « l’Utopie des cerises ». Le jeune Higashi, avec tout l’optimisme de ses vingt-six ans, ne se contente pas de rechercher une évasion dans la fiction théâtrale. Il s’oppose à la société japonaise en plein essor économique, qui contrecarre la liberté de l’individu. D’autre part, son esthétique se fonde sur un sentimentalisme auquel il tient fermement. Pour lui, le théâtre est avant tout une fête célébrée en dehors de l’ordre social établi.

6 Publiés respectivement en 1975 et en 1976, les essais « Tout le monde, en son passé révolu… » (Hito wa daremo sugisatta kako ni… 人は誰も過ぎ去った過去に…) et « la Dérive est la nourriture de notre vie » (Hōrō wa oretachi no inochi no kate 放浪は俺たち の命の糧) forment un diptyque. Écrit en 1975 pour le livret du spectacle « Octobre, patrie de pénombre » (Jūgatsu wa tasogare no kuni 十月は黄昏の国), le premier essai dessine le visage d’un homme de trente ans qui conserve toute la ferveur du soixante- huitard, et qui ressent un attachement profond pour Akita Meidai 秋田明大 (1947-), personnage qui dirigea l’ « Union des étudiants combattants de l’université Nihon » (Nichidai Zenkyōtō 日大全共闘 : près de cent mille étudiants en lutte contre les autorités en 1968). Mais, au milieu des années 1970, les jeunes gens croient de moins en moins à l’idéal communautaire. De cet essai se dégagent autant une remise en question du rêve utopisant de Higashi qu’un encouragement à son public : il faut continuer à vivre avec passion afin de continuer à lutter pour l’amour. Son théâtre en est l’exemple. Le deuxième essai est publié dans le magazine Playboy. Higashi choisit pour ses jeunes

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lecteurs une anecdote personnelle qui révèle avec humour l’idée qu’il se fait du voyage : il les incite à vivre pleinement l’amour et à se perdre dans la vie, précisément parce que rien n’est sûr. On voit à travers ses lignes une tranche de vie que lui-même a menée avec les Tōkyō Kid Brothers aux États-Unis, puis en Europe et au Japon, au début des années 1970.

Yū Miri

7 Yū Miri est née en 1968 de parents coréens, qui s’installent à grand-peine au Japon avant de se séparer. Son enfance et son adolescence sont marquées par les violences que lui inflige son géniteur et par son exclusion du milieu scolaire nippon11. Ses œuvres offriront de fait l’image de familles brisées qui renvoient tant à la difficulté d’être une fille qu’à l’aspiration à l’unité familiale. Cette ambivalence – on l’a assez dit – est au cœur de sa littérature. Après son travail avec les Tōkyō Kid Brothers, elle fonde en 1988 sa propre troupe, le « Parti de Mai de la Jeunesse » (青春五月党 Seishun Gogatsu-tō), et écrit dix pièces – inédits compris – qui illustrent dans une tonalité autofictionnelle ses thèmes récurrents : le suicide, les interrogations identitaires, la famille12. À vingt-trois ans, elle obtient le prestigieux prix de théâtre Kishida Kunio (岸田国士戯曲賞 Kishida Kunio Gikyoku-shō) pour « Le festival des poissons » (Uo no matsuri 魚の祭り). Pourtant, dès le milieu des années 1990, elle s’oriente vers l’écriture romanesque. Il faut néanmoins souligner que l’expérience théâtrale reste indissociable de sa création, comme le précise la critique allemande Kristina Weickgenannt13. Si Weickgenannt s’intéresse par ailleurs aux récentes apparitions médiatiques de l’auteure dans des émissions télévisées et sur son propre blog14, les essais traduits ici montrent déjà des éléments d’auto-mise en scène. Yū tente de fabriquer sa propre image en écrivant des tranches de vie, ou plutôt des chapitres de son récit de vie. Outre son esthétique théâtrale, ces essais retracent son parcours créatif et son propre cheminement. Mieux : ils témoignent de sa création en tant qu’auteure de son propre univers littéraire, du théâtre au roman.

8 Avec « la Nuit dans la nuit » (Yoru no naka no yoru 夜の中の夜), parue dans Théatro (テ アトロ Teatoro) en février 1993, Yū passe de l’autoportrait de la jeune femme agacée qu’elle est à la description métaphorique de l’espace théâtral ténébreux où gît le secret des hommes. Trop rhétorique peut-être, l’écriture est déroutante : hyperbole, gradation, effets de contraste, style poétique. Mais n’est-ce pas un dispositif efficace pour placer soudain le lecteur dans cet espace déconcertant qu’est le théâtre ?

9 Publié dans le quotidien Kōmei shinbun 公明新聞 le 7 avril 1994, « l’Art théâtral de l’école ‘décadente’» (‘Buraiha’ engekijutsu 《無頼派》演劇術) révèle avec humour son admiration pour l’écrivain Dazai Osamu 太宰治 (1909-1948) et le poète Nakahara Chūya 中原中也 (1907-1937). La jeune dramaturge explique se donner pour but de mettre en scène un désir irréalisable dans la vie quotidienne, d’où son ambition démesurée d’en finir avec son passé familial pour configurer à l’infini les images de famille. Autant dire que sa création n’est pas réductible à la reproduction de son propre vécu.

10 Signé en 1994 pour le journal Tōkyō shinbun 東京新聞, « Un drame inachevé » (Mikan no dorama 未完のドラマ) est l’acte de naissance de la romancière Yū Miri. Si elle écrivait ses pièces pour manifester sa haine pour le monde, la création romanesque devrait elle lui permettre de surmonter son passé familial douloureux. Mais il lui faudra attendre

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au moins dix ans pour y parvenir, tout en fabriquant des personnages incarnant une réconciliation possible entre la Corée et le Japon15, puis entre le présent et le passé16.

11 « Déploration pour la mort de Higashi Yutaka » (Higashi Yutaka wo itamu 東由多加を悼 む) atteste de la maturité de Yū, romancière confirmée en 2000. Le présent de la narration encadre leurs passés où se mêlent leurs liaisons passionnelles et artistiques. L’écriture est sobre, alors qu’elle vient de perdre l’homme qui était pour elle le plus proche. Le lecteur, lui, a le sentiment d’être présent à la cérémonie funéraire quand elle relate le souvenir des Tōkyō Kid Brothers. Ce texte fut diffusé quinze jours après le décès de Higashi par l’agence de presse Kyōdō tsūshin 共同通信. Yū achève son livre « Le rêve du poisson » par ce discours funèbre en hommage à l’homme de théâtre17.

12 Enfin, pour clore cette présentation, quelques éléments bibliographiques : les essais de Higashi sont tirés de Higashi Yutaka ga nokoshita kotoba (Mots légués par Higashi Yutaka), œuvre posthume éditée chez Jiritsu shobō (maison d’édition spécialisée dans les ouvrages théâtraux) par Hisau Jikko 久生実子, membre de la production des Tōkyō Kid Brothers. Les essais de Yū sont quant à eux extraits de Sakana ga mita yume (Le rêve du poisson), tome regroupant des textes écrits entre vingt-trois ans et trente-deux ans – soit durant les années qui marquèrent son passage du statut de dramaturge à celui de romancière18. Dans ce livre apparaît en filigrane un personnage appelé le « metteur en scène » : n’est-ce pas un signe de la connivence entre Yū et Higashi ?19

NOTES

1. Lisa YONEYAMA, “Reading Against the Bourgeois and National Bodies: Transcultural Body- Politics in Yu Miri’s Textual Representations”, in Koreans in Japan. Critical Voices from the Margin, Sonia RYANG (éd.), 2006 (2000), pp. 105-106. 2. Cécile SAKAI à propos de Hachigatsu no hate 8月の果て, (À la fin du mois d’août), roman polyphonique paru en 2004 ; « Exil versus mondialisation », in Chantal CHEN-ANDRO, Cécile SAKAI et Xu SHUANG (dir.), Imaginaires de l’exil dans les littératures contemporaines de Chine et du Japon, Arles, Philippe Picquier, 2012, p. 276. 3. Voir KUME Yoriko 久米依子, « Dangai no ue kara hakobune e » 断崖の上から方舟へ (Du précipice à l’arche), in HARA Hitoshi 原仁司 (dir.), Yū Miri 1991-2010 柳美里1991−2010, Tōkyō, Kanrin shobō 翰林書房, 2011, p. 41-59. 4. Voir le dernier chapitre de son roman autofictionnel Mizube no yurikago 水辺のゆりかご (le Berceau au bord de l’eau). YŪ Miri, Tōkyō, Kadokawa shoten 角川書店, 1999 (1997), p. 201-269. 5. Angura アングラ, théâtre avant-garde ou expérimental, très actif dans les années 1960. 6. HIGASHI Yutaka, Chikyū yo tomare, boku wa hanashitainda 地球よとまれ、僕は話したいんだ (Terre, arrête de tourner ! J’ai envie de parler), Tōkyō, Kōdansha 講談社, 1981, p. 22. 7. Ibid., p. 28-42. 8. HIGASHI Yutaka, Higashi Yutaka ga nokoshita kotoba 東由多加が遺した言葉 (Mots légués par Higashi Yutaka), Tōkyō, 而立書房 Jiritsu shobō, 2002, 222 p., ici p. 73. 9. Ibid., p. 195-200. Voir aussi le site de fans « Endless∞Kidbros » : http://www.endless-kid.net (consulté le 28 juin 2012).

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10. On ignore à quelle occasion et pour quel magazine cet essai fut rédigé. La Pérégrination vers l’Ouest (Saiyūki en japonais) est un célèbre roman chinois de la fin du XVIe siècle (Wu Cheng'en, la Pérégrination vers l’Ouest [Xiyou ji], trad. française André Lévy, Paris, Gallimard, La pléiade, deux vol., 1991). Higashi se sert de cette référence pour ouvrir l’horizon d’attente du lecteur et préparer son éloge du vagabondage. 11. Kristina WEICKGENANNT, “The De-emphasis of Ethnicity: Images of Koreanness in the Works of the Japanese-Korean Author Yū Miri”, Electronic Journal of Contemporary Japanese Studies, Conference and Seminar Papers, “Images of Asia in Japanese Mass Media, Popular Culture and Literature”, presented at ICAS 2, Berlin, August 2001 : http://www.japanesestudies.org.uk/ejcjs/ authors/index.html - W, p. 3 (consulté le 23 juin 2012). Voir également Cécile SAKAI, op. cit., et YOSHIDA Aki « Exil forcé, exil choisi : les œuvres en langue japonaises des auteurs coréens », in Imaginaires de l’exil…, op. cit., p. 244-246. 12. YŪ Miri, Now and then – Yū Miri jishin ni yoru zensakuhin kaisetsu to + 51 no shitsumon, Now and then 柳美里による全作品解説+51の質問 (Maintenant et jadis, autocommentaire des œuvres par Yū Miri elle-même + 51 questions), Tōkyō, Kadokawa shoten 角川書店, 1997, p. 44-53. 13. « Cette rencontre [avec le théâtre] a marqué un tournant dans la vie de Yū » ; WEICKGENANNT, op. cit., p. 3. 14. Ce que Weickgenannt appelle des performative elements. Citée par Matthew KÖNIGSBERG dans le compte-rendu qu’il fait de son livre Alles nur Theater? Gender und Ethnizität bei der japankoreanischen Autorin Yu Miri (Munich, Iudicium, 2008) dans Monumenta Nipponica, 64 : 1, 2009, p. 224 ; i.dijtokyo.org/reviews/rez_alltheater_%20mn.pdf (consulté le 23 juin 2012). 15. Hachigatsu no hate 8月の果て (À la fin du mois d’août), Tōkyō, Shinchōsha 新潮社, 2004, 832 +2 p. 16. Ame to yume no ato ni 雨と夢のあとに (Après la pluie et le rêve), Tōkyō, Kadokawa shoten, 2005, 283 +4 p. 17. YŪ Miri, Sakana ga mita yume 魚が見た夢 (le Rêve du poisson), (2000)2003, Shinchōsha, 333 p. 18. Publié en 2000 par la grande maison d’édition Shinchōsha, ce livre fut intégré en collection de poche trois ans plus tard, témoignant de la popularité de l’auteure. 19. Dans les traductions qui suivent, toutes les notes sont du traducteur.

AUTEUR

TOSHIO TAKEMOTO Université de Lille 3, INALCO-CEJ

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Tout le monde, en son passé révolu… (1975)

Yutaka Higashi Traduction : Toshio Takemoto

NOTE DE L’AUTEUR

HIGASHI Yutaka 東由多加, « Hito wa daremo sugisatta kakoni 人は誰も過ぎ去った過去 に», in Higashi Yutaka ga nokoshita kotoba 東由多加が遺した言葉 Mots laissés par Higashi Yutaka), Tōkyō, Jiritsu shobō 而立書房, 2002, p. 44-45.

1 J’ai eu trente ans. Deux jours plus tard, je croise mon ami Akita Meidai dans un bar de Shibuya. Son visage brun et son élocution difficile du fait de l’alcool, et puis mon visage pâle et la vacuité de mon éloquence. Tout en buvant avec lui, j’ai fini par revenir au passé. À l’époque des « Flower Children », à laquelle j’ai dit adieu. Akita m’a dit passer cinq jours par semaine dans des baraques d’ouvriers, et un jour à jouer au rugby sur un stade au bord de la rivière Tamagawa. Le jour d’après, sous un soleil inattendu de printemps, tandis que je flânais sur la rive de la Tamagawa, pris par l’envie de le voir jouer au rugby, je suis encore revenu sur le passé. Ça n’accroît pas ma colère, c’est juste « de l’agacement et de l’hésitation ».

2 Je parle au public des comédies musicales des Tōkyō Kid Brothers, puis aux gens qui nous ont encouragés, aux spectateurs qui sont venus voir « Octobre, patrie de pénombre »1. Notre spectacle ne visait pas « le respect de la convention théâtrale », mais notre amour de « la jeunesse ». Nous avons tenté de faire de cet instant une image fixe, de lancer un appel en direction de ce moment crucial qui se dérobe au photographe. C’était absolument ce sur quoi il semblait impossible de revenir : « Faire feu en direction de demain ». Nous vivions ensemble, c’était une sorte de « théâtre », une sorte de « chanson », nous disions juste que nous en sommes venus à vivre ensemble. Au théâtre, avec des inconnus, nous avons voulu fixer cet instant avec les yeux du cœur. Cette fois, notre comédie musicale, assurément pleine de sentimentalisme, me semble dévoiler mon passé sans vergogne aucune.

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3 Les mots d’un pilote de rallye automobile, décédé l’année dernière, m’ont ému : « Je veux vivre pleinement cette vie qui ne m’est donnée qu’une seule fois. De toutes mes forces… Moi, au lieu de vivre une vie au compte-gouttes, je veux passer une vie pleine et forte. Et si, en plus, je pouvais vivre longtemps, ce serait magnifique ! »

4 En flânant au bord de la Tamagawa, je me disais : même si nous ne faisions que vivre longuement et vainement, dans le désœuvrement, cherchant à avoir une longue vie au détriment du reste, nous devrions tout de même rejeter notre passé. Si nous ne parvenions pas à « tirer une flèche vers demain », cette œuvre serait au Japon la dernière comédie musicale des Tōkyō Kid Brothers. Au cri de : « Ne vous fiez pas aux hommes de plus de trente ans ! » Pourtant cela ne fait aucun doute : nul ne peut voir le for intérieur des hommes qui ont passé les trente ans. À présent, j’ignore ce que devient le théâtre. Pour moi, ça signifiait une sorte de « lutte pour l’amour ». Tous les hommes, dans les jours révolus, oublient qu’ils ont laissé l’amour quelque part.

NOTES

1. YOMIURI hōlu 読売ホール, Yūbinchokin hōlu 郵便貯金ホール, juin-juillet 1975. Ces deux représentations à Tōkyō ont été suivies d’une tournée au Japon.

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Départ pour la pérégrination vers l’Ouest (1971)

Yutaka Higashi Traduction : Toshio Takemoto

NOTE DE L’AUTEUR

HIGASHI Yutaka 東由多加, « Saiyūki e no shuppatsu 西遊記への出発 » in Higashi Yutaka ga nokoshita kotoba 東由多加が遺した言葉 Mots laissés par Higashi Yutaka), Tōkyō, Jiritsu shobō 而立書房, 2002, p. 23-26. Dans le roman chinois la Pérégrination vers l’Ouest, un moine bouddhiste accompagné d’étranges novices – dont le plus connu est le Roi des singes – effectue un voyage de quatorze années vers une utopie. Il serait tentant d’effectuer un parallèle entre les aventures de cette troupe et la tournée des Tōkyō Kid Brothers en Europe, où Higashi est appelé pour mettre en scène The Story of Eight Dogs (voir plus bas, n. 5) au Teatro de Arte à Rome, en 1971.

1 Il s’est écoulé bien longtemps depuis que, après un appel courageux à passer de la scène à la rue, de l’illusion à la réalité, les hommes de théâtre, ayant perdu la force de s’envoler vers le monde de la fiction, s’appliquent illusoirement à voler de leurs propres ailes ou à marcher sur la corde raide, en un équilibre délicat entre scène et réalité. J’en étais moi aussi venu à tenir le violent dispositif de la réalité pour unique arrière-plan au théâtre. Un détournement d’avion ! Si j’avais pu battre des ailes au point de décoller de cette réalité, j’aurais pu m’envoler vers la Corée du Nord ou vers Cuba. Jadis, je passais mon temps en solitaire, dans les ténèbres de la réalité.

2 Mais cette réalité me fait bâiller à m’en décrocher la mâchoire à présent. Elle n’offre aucun intérêt, elle me stimule à peine, cette réalité-là. Elle n’engendre qu’une autre réalité. La mort d’un politique étonne les lecteurs des journaux ? Elle finira ensevelie au cimetière qui porte le nom de vie quotidienne. Les membres des Beatles se séparent ? On n’entendra même plus « Yesterday » sur les chaines stéréo. Je n’ai désormais besoin ni d’argent ni de femme. Je n’achète ni hebdomadaire ni mensuel. Il me suffit de vivre aussi résolument que Robinson Crusoé. À Tōkyō, dans un studio de télévision, dans le

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métro ou au café, dans un article de journal et dans un disque, j’imagine « une île déserte », et je me contente de vivre les heurs et malheurs de Robinson Crusoé. Après quoi, je marche en direction de cette « île déserte » et j’appareille vers mon paradis, que j’appelle « l’utopie du cerisier ».

3 Découvrir une infinité de Robinson Crusoé contemporains, c’est ça, pour moi, le « théâtre ». « Tōkyō Kid Brothers » et « Voyageurs Kid »1 sont des terres à la dérive pour cette infinité de Robinson Crusoé, des arches errant sur la « mer » des illusions.

4 En pleine nuit, j’imagine une étoile filante invisible, et je tente de partir pour la « Pérégrination vers l’Ouest », à la recherche du Tripitaka2 : la discipline monastique, les paroles de Bouddha, ses enseignements… Pas question de partir aux États-Unis ou en Europe. Peu importe si ce n’est pas la Route de la Soie ! Peu importe si nous prenons Aéroflot via l’Union soviétique. N’est-ce pas ? Nous essayons de ne pas tenir compte de la réalité, nous, les Tōkyō Kid Brothers, car en réalité nous ne pouvons aller en Chine. L’« utopie du cerisier » est donc un habit fait pour moi. Sans aller jusqu’à la « passion de l’antiquité » de Schliemann, je m’en vais découvrir à tout prix un endroit meilleur que la réalité, au Japon ou en Europe. Ce voyage, ce sera mon « journal de la dérive du cerisier ».

5 Vu le discours que je tiens, on raille le « gentil Japonais » que je suis, mais je m’en fiche. Je suis un escroc qui ose adresser des mots doux à une réalité qui n’est pas douce, j’habite complètement dans un monde de fiction et de fantaisie. J’en suis réduit à ne croire qu’au théâtre. Bref, je ne crois qu’en cette « fête ». Je vous le dis tout net : je suis un fêtard, moi ! Holà ! Si les feux d’artifice de notre fête s’éteignent, je disparais avec eux. Si je pouvais juste une fois faire la fête de l’utopie du cerisier, je deviendrais paysan, sérieux, pas de problème ! Comme je crois en la « fête », en « nous », en « tout un chacun », je suis d’un optimisme inné, tel ce gars qui cherche comme un fou le trésor du Capitaine Kidd. Cet étrange voyage en mer n’est que le tribord de mon théâtre, ma vie, ma pensée. Démuni de sagesse, je ne saurais vivre sans illusions, je vis dans ma honte et je dis : « barre à tribord, toute ! » Chanson « Discours sur le bonheur »

Résous l’énigme de Maeterlinck Achète la carte de l’île au trésor Poursuis le paon rouge3. Pour être heureux Tu n’as qu’à emprunter la route des rêves du soir au matin Jusqu’où va le train de nuit de la Voie lactée ?

Endosse la chemise de Sinbad le marin Sois capitaine de l’Hispaniola Danse avec le vent, disparu comme par enchantement Pour être heureux Tu n’as qu’à emprunter la route de la soie d’ici jusque là-bas. L’oiseau bleu4 s’envole infiniment

6 Ma Légende des huit chiens, c’est un récit qui court jusqu’à l’obtention du passeport pour aller du village de Nansō Satomi5 à l’utopie du cerisier. Le récit de la dérive sur la route de la soie, du visage isolé dans la foule jusqu’au « corps communautaire ». C’est la fête d’amour des rêveurs qui rêvent, la comédie musicale de cette utopie. L’ambition de faire revivre ce drame de la rencontre, dite « Légende des huit chiens », en « légende » actuelle n’avait nulle importance à mes yeux. Je voulais juste, dans ma dérive avec les

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« Voyageurs Kid », fuir la réalité du dépit humain. C’est ce que j’ai écrit dans le prospectus de notre spectacle « La légende des huit chiens » à Tōkyō.

7 J’aime verser des larmes, je suis un homme qui vit dans un mélodrame qui déborde de sentimentalisme. Il se peut que je me mette à marcher, désormais, non seulement loin de la réalité, mais aussi du « théâtre ». Je veux juste rêver. Même si le départ pour « La pérégrination vers l’ouest » implique une navigation plus longue que celle du « Voyage en Europe en cent vingt jours »6, je ne m’éveillerai pas de ce rêve, pas question ! Je râle, mais pourquoi ne pas partir ensemble ? La vérité, c’est que je me sens seul, et que je ne fais que pleurer dans les ténèbres de l’illusion de l’utopie. Comme dans un mélodrame, je vous le dis, non seulement pour moi, mais à vous tous aussi : notre pensée, notre « - isme », notre vie, notre amour, nos larmes, notre théâtre, notre arme, notre mère, notre mode de vie, notre avenir, notre pays, notre horizon, c’est et ce n’est que « l’utopie du cerisier », et cela seul suffit. Je dis adieu au reste. L’expérience de la séparation, j’ai connu ça, je suis un adulte. Ainsi, je suis aussi résolu que Robinson Crusoé. Notre « Légende des huit chiens » déborde de la tragédie d’un homme qui n’a jamais fait que rêver, à tel point que c’en est pitoyable. C’est bien pour ça qu’elle vaut le coup d’œil : pleurez, je vous prie !

8 Cette nuit, coup de téléphone d’un garçon de dix-huit ans : « Je téléphone partout dans le monde ». Quoi ? Je téléphone au rêve ? Qu’il y vienne, le voleur de téléphone ! Lui, c’est le bonze Xuanzang7, et moi, l’arrière-petit-fils de Sun Wukong8. Bon, partons en voyage en utopie, et vers l’Ouest, je suis le singe dans la paume du bouddha9. Écoutez- moi bien, vous autres qui fuyez le rêve aux aurores ! Vous ne pouvez lui échapper, quand bien même vous seriez coureur de fond solitaire.

NOTES

1. Les Voyageurs Kid sont des personnes – environ quatre-vingts – qui ont rejoint les Tōkyō Kid Brothers pour voyager avec eux en Europe. 2. « Trois corbeilles » : titre honorifique pour les moines ayant la maîtrise de l'ensemble du canon bouddhiste (les « trois corbeilles » justement). 3. S’agit-il d’un clin d’œil à Miyazawa Kenji 宮沢賢治 (1896-1933) qui évoque périodiquement le paon dans ses contes ? La référence à Miyazawa et à son célèbre Train de nuit dans la voie lactée (Ginga tetsudō no yoru 銀河鉄道の夜) est beaucoup plus claire au 6e vers. 4. Higashi revient à Maeterlinck, qu’il cite au premier vers : l’auteur belge a écrit l’Oiseau bleu en 1908. 5. Situé dans l’actuel département de Chiba, ce village est l’un des cadres spatiaux du Nansō Satomi Hakkenden 南総里見八犬伝 (1814-1842), roman épique de Kyokutei Bakin 曲亭馬琴 dont Higashi a repris en partie le titre pour la pièce des Tōkyō Kid Brothers The Story of Eight Dogs (Hakkenden 八犬伝) ; Sur le roman de Bakin voir l’article de Fanny BERTU, http://cipango.revues.org/ 391. 6. Référence inconnue. Entre 1969 et 1973, le nombre de Japonais effectuant un voyage à l’étranger passe de 50 000 à 230 000, soit une augmentation annuelle de plus de 50 %. Le récit de

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voyage d’Oda Makoto 小田実 Nandemo miteyarō 何でも見てやろう (Tout voir ! ; 1961) devient « la Bible » des jeunes voyageurs nippons. 7. Le moine bouddhiste du Saiyūki. 8. Le héros dudit roman. 9. Ce héros est un singe qui se croit grand voyageur. En fait, il n’a fait que danser dans la paume du bouddha.

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La dérive est la nourriture de notre vie (1976)

Yutaka Higashi Traduction : Toshio Takemoto

1 Higashi Yutaka 東由多加, « Hōrō wa oretachi no inochi no kate » 放浪は俺たちの命の 糧 in Higashi Yutaka ga nokoshita kotoba 東由多加が遺した言葉 (Mots laissés par Higashi Yutaka), Tōkyō, Jiritsu shobō 而立書房, 2002, p. 46-47.

2 Nous sommes tous en voyage. Même lorsque nous écoutons une chanson de trois minutes, nous sommes capables de voyager. Il arrive qu’un livre ou un film, agissant certainement comme carte pour l’âme, nous fasse vagabonder.

3 Disons-le : aimer, c’est une dérive où justement l’être humain ne peut fuir.

4 Moi, je ne suis pas très doué pour voyager dans le monde réel. Lorsque, pour la première fois de ma vie, j’ai décidé de voyager seul, je suis allé à Kyōto, j’ai fait la tournée des cafés et des cinémas, et ce n’est que quand j’ai acheté une carte postale à la gare, sur le chemin du retour, que je me suis enfin senti soulagé. Mais lorsque je téléphone à mon amie, il me semble partir pour un grand voyage en mer. Durant notre conversation, j’ai le sentiment d’errer sans point d’ancrage sur « la sente étroite de l’amour »1. Le voyage n’est-il pas un rêve mélancolique ? Rêver de lointain avec extase et angoisse, telle serait la passion du voyage. Le voyage n’existe pas en lui-même. Il peut être dans la vie quotidienne, dans un appartement ou dans un café, dans le métro ou dans un bar, ou bien au sein de l’entreprise où l’on travaille. Moi, je préfère dire : « je veux aller à côté » que « je veux aller loin ». En vérité, ne désirons-nous pas flâner dans un paysage familier plutôt que dans une ville inconnue ?

5 Sait-on s’il fait beau en Espagne en ce moment ? Peu importe ! Dans un verre de whisky, il nous arrive d’entrevoir le ciel azur de la Grèce. Pourtant la force de l’imagination n’est pas le voyage. Le sentiment violent du voyage n’est ni dans la fantaisie ni dans l’illusion, mais dans le rapport à la fois lointain et proche avec la réalité.

6 J’ai rencontré Akita Meidai au bout de notre dérive. Nous vivons sous le même toit à présent, tels des soldats blessés et épuisés.

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7 Akita va sans doute partir bientôt en Inde. Moi, tout en buvant à Tōkyō, j’imagine cet homme sur sa moto au bord de l’Indus, et je voyage alors dans mon cœur. Si je continuais d’aspirer vers cet homme qu’est Akita Meidai, il serait bel et bien pour moi une carte pour vivre. Mais pas le passage de la révolution à la vie quotidienne. Il est une carte pour le labyrinthe où l’homme erre afin de vivre.

NOTES

1. Référence à sa Sente étroite du Bout-du-Monde (Oku no hosomichi 奥の細道) de MATSUO Bashō 松尾 芭蕉 (1644-1694), carnet de voyage relatant le périple de l’auteur.

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La nuit dans la nuit (1993)

Miri Yū Traduction : Toshio Takemoto

NOTE DE L’AUTEUR

Yū Miri 柳美里, « Yoru no naka no yoru » 夜の中の夜, in Sakana ga mita yume 魚が見た 夢 (le Rêve du poisson), (2000), 2003, Shinchōsha 新潮社, p. 111-114.

1 Parfois, ma voix se rouille.

2 Le téléphone sonne, je ne peux décrocher le combiné. Mon cœur bat tant la chamade que le sang bat dans mes tempes. Des mots, des mots, de multiples mots s’envolent en tous sens dans ma tête, tels des draps dans une sécheuse. Avant que je ne me décide à prendre le combiné, le téléphone se calme. Je vais bientôt détester comme un ennemi personnel ce téléphone qui est au coin de la pièce. J’oublie sciemment de payer la facture pour que l’abonnement téléphonique expire.

3 Il m’arrive de détester les rendez-vous au point d’avoir envie de mourir. Coincés à une table de café, fumant comme des pompiers, nous entretenons un dialogue de sourds. Mon propos, celui de mon interlocuteur, me passent tout près de l’oreille, tel le murmure d’un ruisseau. Dans mes oreilles n’entre aucun mot. Je bois du thé glacé trop dilué à cause des glaçons qui fondent, mon interlocuteur baisse un regard évasif sur sa montre. Quand je sors, seule, du café, pareille à du métal chauffé et fondu, je suis en colère contre moi, mais mon exaspération diminue, s’aiguise en se durcissant et me transperce le cœur. Quand je contemple d’un regard en dents de scie les visages des gens qui se croisent aux carrefours, les visages des gens qui se tiennent aux poignées du métro, ils me paraissent les uns et les autres si laids et si futiles que j’ai envie de me crever les yeux pour tout plonger dans les ténèbres. Alors je tente d’avancer en suivant le plus possible le flot de la foule. Vêtu d’un costume qui lui tombe juste, un employé de bureau marche d’un pas régulier. Le contour de son dos est aussi net que l’exercice de maths que j’ai résolu avec un crayon 2H au collège. Le contour du dos du vagabond qui traîne en ramassant quelque chose paraît difforme et flou comme un mauvais croquis

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sur papier cartonné. Quand je regarde le dos de quelqu’un, je me sens moins en colère et agacée contre moi-même.

4 C’est pourquoi j’adore les sièges du tout dernier rang au théâtre. L’air du théâtre, au cri du comédien, devient blanc, le dos du spectateur assis devant moi bouge à peine. Là, son voisin se crispe et lève la tête, un spectateur assis derrière lui baisse la tête bien bas. L’un se met à trembler des épaules, l’autre à regarder tout autour.

5 N’y aurait-il pas des fils invisibles partout dans un théâtre ? Quelqu’un touche-t-il ce fil invisible, ce fil touché touche alors toutes les personnes présentes au théâtre. Je m’ébranle dans cette agitation sans paroles, j’observe toujours le dos du spectateur, j’imagine en secret ce qu’il ressent.

6 J’adore les ténèbres du théâtre.

7 Quand toutes les scènes de la pièce que j’ai écrite sont finies, et que toutes les lumières s’éteignent, j’ai l’impression que l’on m’enferme vivante dans un cercueil au fond duquel les ténèbres s’étendent à l’échelle du cosmos, c’est horrible ! On cite le cas d’un certain type de malade mental qui, persuadé d’être sur un point minuscule de l’espace étendu à l’infini, ressent vraiment la peur et le vide, et mon sentiment ressemble beaucoup à ça. La différence, c’est que je crois voir, dans les ténèbres du théâtre, la nature vraie des choses qui se cachent au fond de mon cœur. Tel est le paradoxe : je ressens l’horreur et, en même temps, je suis rassurée.

8 De nos jours, la ville n’est point ténébreuse. D’innombrables réverbères et enseignes au néon illuminent la nuit. Les ténèbres, expulsées de la ville, sont devenues encore plus profondes : elles siègent au fond de nos cœurs.

9 Pour détourner le regard des ténèbres qui vivent au fond de nos cœurs, nous sortons dans la nuit de la ville sans ténèbres et allons nous enfermer dans un bar à karaoké. Ou bien, bras et jambes recroquevillés sous la chaufferette, nous musardons en regardant des feuilletons sentimentaux à l’eau de rose ou les défilés de thrillers morbides qui passent à la télévision. Les images ensanglantées de victimes de guerre ou de terrorisme se succèdent, nous ne cessons de manger des chips. Il n’y a pas de ténèbres dans le téléviseur, nous pouvons regarder en toute sécurité.

10 C’est terrifiant de scruter le tréfonds de son cœur.

11 Si nous pouvions rester anonyme pour toujours, et si en notre âme ne subsistait nulle empreinte, nous commettrions tous des actes interdits par la loi : vol, viol, incendie, meurtre.

12 Mais je ne crois pas qu’il n’y ait, plongées au fond du cœur humain, que des choses odieuses et laides. Dans la vie réelle tributaire du temps, il doit sûrement exister de douces et belles choses dont on ne se souvient pas et qui se trouvent au sein de ces ténèbres.

13 On dit que dans le monde islamique il y a ce qu’on appelle « la nuit dans la nuit », qui ouvre grande la porte du Ciel et rend douce l’eau d’un vase. Dans les ténèbres du théâtre, je peux lire des lettres écrites en une page de mon cœur, que la gomme ne peut effacer.

14 Les ténèbres du théâtre appartiennent à « la nuit dans la nuit ».

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L’art théâtral de l’école « décadente » (1994)

Miri Yū Traduction : Toshio Takemoto

NOTE DE L’AUTEUR

Yū Miri 柳美里, « ‘Buraiha’ engekijutsu » 《無頼派》演劇術, in 魚が見た夢 (Le rêve du poisson), (2000), 2003, Tōkyō, Shinchōsha 新潮社, p. 249-253.

1 Mon compte bancaire est au nom de « Yū Miri, dirigeante du Seishun Gogatsu-tō (« Parti de Mai de la Jeunesse »). Au guichet de la banque, lorsque je reçois un numéro d’attente, puis qu’on m’appelle : « Madame Seishun Gogatsu-tō ! », je rougis chaque fois. Ou encore, quand je passe récupérer un colis à la poste, et que je réponds à qui me demande le nom du destinataire : « Seishun Gogatsu-tō », j’ai toujours droit à un « pardon ? ». Et si je dis, pour expliquer les caractères de ce nom : Seishun s’écrit « vert » et « printemps », Gogatsu, c’est le mois, et tō, le parti, comme dans Parti libéral démocrate, c’est selon : ou on pouffe de rire ou on fronce les sourcils avec un air méfiant.

2 Seishun Gogatsu-tō, c’est le nom de la compagnie de théâtre que j’ai montée à l’âge de dix-neuf ans. C’est moi-même qui l’ai dénommée ainsi.

3 Vers quinze ans, moi qui ne faisais que fuguer, je suis tombée sur Mes dernières années de Dazai Osamu1. J’ai alors acheté les œuvres complètes de Dazai en librairie et je les ai lues d’une traite. Ça n’a pas suffi à me calmer et j’ai donc parcouru les bouquinistes du quartier de Kanda pour acheter la collection des biographies de Dazai qui étaient épuisées. L’une d’entre elles était signée Dan Kazuo, ami de Dazai et romancier qualifié lui aussi de décadent. J’y ai appris que lorsque Dazai avait raté le concours d’entrée au journal Miyako (aujourd’hui Tōkyō shinbun), ses amis s’étaient réunis autour de lui en une sorte de fête, pour le consoler. Comme ça se passait en mai, quelqu’un aurait dit : « Nous sommes le Parti de Mai de la Jeunesse».

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4 Autrefois, les fans de Dazai Osamu, c’étaient sûrement ces jeunes filles ordinaires qui aiment la littérature. Même aujourd’hui, Dazai Osamu se vend bien en livre de poche. Mais si quelqu’un se met à parler de Dazai en abondance en disant : « À vrai dire, moi aussi, j’aime », il s’agit assurément d’un homme d’âge mûr.

5 Si j’ai baptisé ma compagnie « Parti de Mai de la Jeunesse », c’est que cette bande de décadents n’existe plus. Les décadents, ce sont des gars dangereux, des mecs tristes, des êtres trop humains. Ce genre de bande a disparu une fois pour toutes depuis je ne sais quand.

6 Un ami metteur en scène disait : « Finalement, au théâtre, on réussit si on montre ce qu’on souhaite voir dans le monde, mais qui n’existe pas en réalité ». Moi aussi, je porte à la scène des êtres qui n’existent pas en ce monde, en espérant qu’ils puissent au moins vivre sur scène… Si on m’autorisait à porter à la scène une seule personne morte, je désignerais Nakahara Chūya2. Certes, s’il vivait de nos jours, il serait certainement poète, mais je songe à d’autres métiers possibles pour lui. Celui de comédien lui irait bien. En tout cas, j’écris pour lui, et ne cesse de lui demander de jouer un rôle.

7 Dazai et moi, nous n’avons qu’un point en commun : le mot « suicide ». Quand j’ai fait plusieurs tentatives de suicide, je me suis raccrochée à un fil mince du nom de théâtre. Ce qui m’attirait dans l’univers théâtral, ce n’était ni le jeu ni la mise en scène, mais bien les mots. Les mots me reliaient à ce monde-ci, ces mots étaient ma seule réalité3.

8 « Je désirais mourir. Au Nouvel An, je reçus un kimono. Comme cadeau de Nouvel An. Il était tissé en lin avec un motif fin, gris et rayé. Sûrement un kimono d’été. J’ai décidé de vivre jusqu’à l’été » (Dazai Osamu, Mes dernières années).

9 Comme dans ce passage célébrissime, je n’ai cessé de penser que je voulais vivre jusqu’à ce que cette pièce s’achève.

10 Être décadent, c’est ne point tenir compte de la réalité rationnelle de ce monde. C’est tâcher de vivre ce monde à contrepied. Or, même sans aller jusqu’à dire qu’il est à contrepied de ce monde, le théâtre est une « machine » à zyeuter à l’envers et de côté : le théâtre, c’est un tableau des enfers ou un mandala qui ne peuvent naître que de l’absolu refus de voir ce monde tel quel.

11 J’ai alors eu envie d’écrire « la famille » qui vivait dans mon monde intérieur.

12 C’est-à-dire de m’enterrer moi-même, de fixer l’effondrement incessant de ma famille, de la ressusciter. Et, pour approfondir la chose, c’est un essai inouï pour enterrer le monde, le détruire et le ressusciter.

13 Le décadent est un révolutionnaire apolitique, peut-on dire.

14 Quand je me suis mise à écrire une pièce de théâtre, mon père, ajusteur de pachinko, m’a dit : « Si tu écris une pièce, crée quelque chose qui bouleverse le monde ».

15 Je m’en excuse auprès de mon père, mais ma pièce de théâtre ne bouleversera certainement pas le monde. Cela dit, j’ai envie d’écrire une pièce susceptible de me bouleverser moi, ou un autre moi-même, assis dans un fauteuil.

16 Le théâtre est un art mineur dans notre pays, mais d’après ce qu’en dit un homme de théâtre, « c’est l’art le plus ancien du monde. Le cinéma et les émissions télévisées disparaîtront de ce monde si le pétrole s’épuise, mais il restera le théâtre ». Peut-être d’ailleurs que tous les hommes de théâtre rêvent de voir le pétrole se tarir sur terre afin de monter un spectacle en plein air sous la lumière de la lune ou à la lueur des

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flambeaux. Bref, au théâtre, « l’homme », c’est tout – point final. Je me rappelle avoir vu un feuilleton télévisé qui montrait un monde où la télévision était interdite. Un réalisateur au chômage chuchotait aux passantes au fond d’une ruelle, tel un proxénète ou un dealer : « Venez, vous pourrez voir un bon spectacle ». Les hommes de théâtre incitent de facto tout le monde à s’envoler au théâtre en disant : « il y a un très beau spectacle ! ». Je n’ai pas l’intention de bomber le torse en affirmant que telle est la gloire du théâtre, j’écris mes pièces pour une autre raison. En deux mots, comme une chose que je souhaite voir être, mais qui peine terriblement à exister dans ce monde.

NOTES

1. Ban.nen 晩年, 1936. Dazai Osamu (1909-1948) publie ce premier recueil de nouvelles après avoir raté un double suicide avec sa maîtresse. Le recueil révèle son tropisme pour la mort volontaire. Représentant, avec Sakaguchi Ango 坂口安吾 (1906-1955) et Tanaka Hidemitsu 田中栄光 (1913-1949), de l’école littéraire dite Buraiha 無頼派 (« sans foi ni loi »), Dazai incarne l’anti- héros dans le Japon de l’après-guerre. Son sentimentalisme excessif répugnera et fascinera tout à la fois Mishima Yukio. 2. Contemporain de Dazai, Chūya (1907-1937) mène une vie de débauche dès sa jeunesse. Sa poésie, tantôt lyrique, tantôt sarcastique, évoque le doux souvenir de l’enfance, mais aussi la mise en scène crue de la mort. Certains protagonistes chez Yū ont des destins qui ne sont pas sans faire penser à la vie de Chūya. 3. « reality », en anglais dans le texte.

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Un drame inachevé (1994)

Miri Yū Traduction : Toshio Takemoto

1 Yū Miri 柳美里, « Mikan no dorama », in Sakana ga mita yume 魚が見た夢 (le Rêve du poisson), Shinchōsha 新潮社, p. 254–257.

2 Quand j’ai écrit ma première pièce de théâtre, j’avais dix-huit ans.

3 Chaque fois qu’on me demandait : « quelle sorte de théâtre ? », je répondais : « des lettres d’amour à Dazai Osamu ». Ou bien : « un testament ». C’était une pièce d’un peu plus d’une heure, émaillée de bribes du journal intime que je tenais vers quinze ans, à l’époque où je ne cessais de fuguer.

4 Une scène juste recouverte de sable. Le héros se suicide par noyade, le garçon qui l’adore crie en direction du public jusqu’à ce que sa voix s’enroue. Le bruit des vagues enfle, les sanglots du garçon absorbent son cri. Puis, le corps arrondi comme un fœtus, tel un poisson rejeté sur la plage, il s’endort.

5 Ainsi que l’écrit Takahashi Gen.ichirō1 dans un essai publié dans un hebdomadaire, « vraiment, c’est difficile d’expliquer une pièce de théâtre ».

6 Ensuite, j’ai écrit neuf pièces. Green bench, la dixième, fut retenue dans la liste des œuvres pour un prix littéraire.

7 Non, je n’aurais jamais imaginé, même en rêve, qu’une de mes pièces soit nominée pour un prix littéraire. Aussi, quand on m’en a informée, j’ai d’abord été décontenancée : pareille chose pouvait-elle m’arriver ? Mais quelques minutes plus tard, j’ai réalisé qu’on ne saurait se voir décerner de prix littéraire pour une pièce de théâtre et mon enthousiasme s’est refroidi. Là, il m’est venu à l’esprit que si j’avais été nominée pour un roman, les choses en seraient allées autrement. Je n’aurais sûrement pas pu garder mon calme jusqu’à la publication des résultats.

8 Si l’on me disait : « mais alors, pourquoi pas une pièce ? », j’aurais du mal à expliquer mon sentiment. J’ai sans doute conscience au fond de moi que le théâtre n’est pas enfant légitime de la littérature.

9 Selon Ellen Stewart, fameuse productrice à New York, naguère de passage au Japon, le théâtre de boulevard est pratiquement à l’agonie. La dernière pièce d’Arthur Miller a

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essuyé une critique impitoyable ; Sam Shepard – l’un de mes dramaturges préférés – n’a pu écrire de pièce satisfaisante depuis Buried Child. Pourtant, moi, durant ces huit années, je n’ai vécu que pour écrire du théâtre de boulevard.

10 Si je continue d’écrire des pièces de théâtre, c’est seulement que je porte en moi un « drame » que je ne saurais ranger dans ma bibliothèque. Ce drame, c’était la « haine » de la réalité de ce monde et d’autrui, le passé qui l’avait engendrée. Pour dire en deux mots les choses comme elles sont : « l’école » et « la famille ».

11 J’ai nourri un jour la vague idée d’un roman. À la question : « pourquoi un roman ? », je répondrais seulement que pour moi, il n’y va pas du « drame » pour le roman, mais de la pulsion d’écrire. Je voulais seulement écrire un texte qui porte mon empreinte. J’espérais purement et simplement dépasser ma « haine » pour créer des phrases.

12 Il me fallut six mois à la fin de l’année dernière pour écrire un roman de cinq cents pages. Mais après relecture, je brûlai tout le manuscrit sur le balcon. Faire l’autodafé de son propre livre, ça fait tout drôle, à vrai dire. Rien à voir avec de la tristesse ou du regret, ni avec le désespoir d’après un avortement. À ce moment-là, c’est curieux, j’ai eu la nette impression de trembler devant quelqu’un en toute solennité. Ensuite, j’ai mis deux mois cette année pour achever ce roman.

13 Le metteur en scène et les comédiens portent la pièce en tant que spectacle aux yeux des spectateurs. L’éditeur publie le roman, le lecteur le feuillette. La critique de la pièce ne porte que sur le spectacle, on admet donc un mot d’excuse de ma part. Pour le roman à l’inverse, j’ai justement le sentiment que c’est moi qui fait l’objet de la critique.

14 Ces derniers temps, on me demande souvent si j’ai renoncé au théâtre pour le roman. Pour moi, c’est la plus embarrassante des questions. Si jamais je me débarrassais de mon passé une fois pour toutes, j’y perdrais forcément mon « drame » et je pourrais fort bien ne plus écrire une seule ligne – mais ce serait trop beau…

15 J’ai toujours l’intention d’écrire des romans. Quand j’ai écrit ma première pièce de théâtre, je me disais que, faute d’écrire cinq ans sans arrêt, je ne pourrais écrire d’œuvre qui me satisfasse. Il doit en être de même pour le roman.

16 Le drame en moi n’est pas achevé. C’est ainsi que j’ai décidé de lâcher dans le monde mon premier roman.

NOTES

1. Écrivain né en 1951.

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Déploration de la mort de Higashi Yutaka (2000)

Miri Yū Traduction : Toshio Takemoto

NOTE DE L’AUTEUR

YŪ Miri 柳美里, « Higashi Yutaka wo itamu » 東由多加を悼む, in Sakana ga mita yume 魚が見た夢 (le Rêve du poisson), (2000), 2003, Tōkyō, Shinchōsha 新潮社, p. 317-319.

1 Me voilà face au portrait et aux cendres de feu Higashi Yutaka.

2 Nous nous sommes rencontrés voici quinze ans – j’avais alors seize ans, et Higashi, trente-neuf –, nous avons d’abord eu des relations de comédienne à metteur en scène, nous avons été amants, amis intimes, maître et élève, mari et femme, père et fille, frère et sœur, camarades, nous avons rompu et renoué tous ces rapports en dix ans de vie commune et, même après notre séparation, nous avons continué à nous voir sans pouvoir rompre nos liens. Puis, en 1999, presque simultanément à la découverte de ma grossesse et du cancer de Higashi, nous nous sommes remis à vivre ensemble.

3 Les Tōkyō Kid Brothers ont été lancés en 1969, un an après ma naissance. Je n’ai vu quasiment aucun de leurs chefs-d’œuvre, j’ignore les pièces des autres compagnies, je suis donc incapable de situer les Kid dans le théâtre contemporain, mais je suis sûre d’une chose : la mise en scène et la dramaturgie de Higashi Yutaka relèvent d’une méthode introuvable ailleurs.

4 Durant l’acting des stagiaires, la mise en voix d’un texte et l’entraînement du corps étaient secondaires, mais nous ne cessions les exercices de « pleurs », de « rires », de « colère ». Il procédait en nous faisant raconter devant tout le monde l’événement à ce jour le plus triste, le plus drôle, le plus fâcheux de notre vie, pour tirer de nous nos sentiments enfouis et les faire résonner. Higashi ne supportait pas les banales histoires de vie, il vérifiait la vérité des faits en nous faisant téléphoner sur le champ à nos

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parents et amis pour voir si nous ne mentions pas ; il lançait parfois devant tout le monde : « Tu mens ! »

5 Néanmoins, il n’exigeait pas que nous racontions la « réalité » telle quelle. Il récusait bien plutôt la « réalité ». Du moment que l’on parvenait à émouvoir les gens présents et à s’émouvoir soi-même, la fiction ne posait aucun problème.

6 Quand on devenait stagiaire, il nous demandait de lui remettre nos journaux intimes. L’été, nous avions notre devoir : « créer l’été ». Ce n’est pas arrivé chaque année, mais un autre exercice consistait à répéter poitrine nue, sans distinction de sexe. Higashi accomplissait pour les comédiens le saut de la « réalité » et du « quotidien », ce qui revenait aussi à ôter le masque qu’on portait dans la vie « quotidienne » pour montrer un visage démasqué.

7 « Je ne veux pas qu’on joue dans ma comédie musicale. C’est au théâtre, justement, que je veux voir l’homme. ».

8 Pour exhiber le vrai visage de « l’homme », Higashi nous faisait tenir un journal intime, puis le raconter devant tout le monde, interrogeant le passé que nous avions écrit pour faire ressurgir nos souffrances d’alors.

9 Par exemple, une nuit, j’ai décidé de me séparer de Higashi Yutaka. J’ai plié bagage avec l’aide de ma petite sœur1, j’ai laissé un mot sur une table et je suis rentrée chez moi comme si je déménageais à la cloche de bois. Quelques jours plus tard, lors de notre entraînement, Higashi m’a fait prendre la parole. Il a cité tel quel le mot que j’avais laissé. Je me suis retrouvée en situation de devoir lire à haute voix ma lettre privée devant un public, c’était insensé de la part de Higashi, et je lui en ai voulu.

10 Le 20 avril 2000 à 22 h 51, Higashi a rendu son dernier soupir à l’hôpital annexe de l’université Shōwa.

11 Aux obsèques, j’ai interrogé Madame Kitamura Yasuko, comédienne et membre de la production des Kid : « Vous n’organisez pas de spectacle en hommage ? ». Elle a dit : « Qui va le faire ? », je n’ai su quoi répondre.

12 S’il s’agissait de donner des pièces de Terayama Shūji ou de Kara Jūro, contemporains de Higashi ayant déployé chacun une activité étonnante, d’autres metteurs en scène sauraient le faire. Mais recréer une comédie musicale créée et mise en scène par Higashi Yutaka, c’est impossible. Nul n’a aussi profondément blessé ni tant aimé les comédiens que Higashi. Résultat : certains comédiens succombaient à la folie, d’autres devenaient alcooliques ou se suicidaient.

13 Et moi, face à son portrait et à ses cendres, j’hésite à vivre encore.

NOTES

1. Yū Eri, cadette de Miri, était elle aussi comédienne des Tōkyō Kid Brothers.

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Varia

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La politique japonaise : commune ou exotique ?

James Arthur Ainscow Stockwin Traduction : Guibourg Delamotte

NOTE DE L’AUTEUR

Une version anglaise de cet article sera publiée dans l’ouvrage collectif . Nous remercions son éditeur, Jeff Kingston, d’avoir accepté une publication préalable en français.

1 La politique japonaise est souvent considérée, en particulier dans les médias occidentaux, comme obscure et particulièrement difficile à comprendre, présentant des difficultés conceptuelles bien plus grandes que les systèmes politiques plus proches de nous.

2 Un jeune journaliste de la BBC m’a dit un jour que dès qu’un événement politique survenait au Japon, le service était saisi de panique, et que les journalistes cherchaient frénétiquement à quel concept raccrocher, de manière cohérente, le peu d’éléments factuels dont ils disposaient. L’expérience me permet d’écrire que ces tentatives aboutissaient souvent à l’énoncé de clichés de valeur douteuse, du type « le Japon est une société consensuelle », ou « en politique japonaise domine le souci de sauver la face ». À l’inverse, nombre de politologues, par souci de rigueur, s’appuient sur la théorie économique et écartent des explications relevant de raisonnements « essentialistes », ou qu’ils considèrent comme fondés sur les caractéristiques « culturelles » d’une population donnée.

3 La comparaison de deux ouvrages en anglais sur le système politique japonais publiés à dix-huit ans d’intervalle – celui de J. Mark Ramseyer et Frances McCall Rosenbluth, Japan’s Political Marketplace (1993)1, et celui d’Ellis S. Krauss et Robert J. Pekkanen, The Rise and Fall of Japan’s LDP (2011)2 – interpelle. Tous deux proposent des analyses divergentes, diamétralement opposées, des dynamiques des partis politiques japonais.

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4 L’étude de Ramseyer et Rosenbluth s’inspire de la théorie du choix rationnel et repose sur la relation principal-agent. Ces auteurs estiment qu’une réforme du système électoral de la chambre basse, aboutissant à l’abandon du vote unique non-transférable dans des circonscriptions moyennes à candidats multiples3, en faveur d’un mode de scrutin mixte reposant essentiellement sur des circonscriptions à candidat unique, devrait radicalement bouleverser les comportements des partis, de sorte que les factions (habatsu 派閥), les machines électorales individuelles (kōenkai 後援会), et le puissant comité des affaires politiques (seimu chōsakai 政務調査会) du Parti libéral- démocrate, notamment, déclineraient rapidement sitôt que les incitations de l’ancien système électoral seraient supprimées.

5 Par contraste, Krauss et Pekkanen, qui écrivent après plusieurs années de pratique du nouveau système, observent ses conséquences et s’inscrivent dans le courant de l’institutionnalisme historique, estiment, en s’appuyant sur une recherche minutieuse, que les effets de la réforme de 1994 ont été bien moins drastiques, et beaucoup plus lents à paraître, que Ramseyer et Rosenbluth n’avaient pu le prédire – bien qu’à l’époque, curieusement, ils aient été fort déférents à l’égard de ces auteurs4.

6 Un gouffre théorique et empirique divise ainsi les deux livres, et l’on peut y voir une controverse majeure dans la littérature en langue anglaise sur la politique japonaise. Pourtant, il est un thème au sujet duquel même une feuille de papier ne pourrait prétendre les séparer. Selon Ramseyer et Rosenbluth5 : Voilà peu, les chercheurs commençaient leurs travaux sur la politique japonaise en évoquant les spécificités de la culture japonaise […]. Ils étaient intarissables d’éloges sur les théories [culturalistes] et les développaient dans des essais sur le besoin de consensus des Japonais, leur rejet de l’individualisme et de l’affrontement, la fascination confucéenne pour la loyauté et son héritage patriarcal. Il faut leur rendre cet hommage : nombre de spécialistes du Japon se rendirent compte, finalement, du caractère circulaire de beaucoup de ces réflexions.

7 Il est permis de penser que Krauss et Pekkanen seraient d’accord avec ce jugement. Au sujet des habatsu, ils exprimaient leur scepticisme sur la « culture » comme variable explicative dans les termes suivants6 : Des explications culturelles déterministes ont souvent été avancées au sujet des factions, mais elles font long feu face aux transformations de ces dernières durant les premières décennies de l’après-guerre. Les arguments culturalistes prétendent expliquer le changement par une constante.

8 Pourtant la « culture » prête à débat en raison des multiples définitions que l’on peut lui donner. Nombre de politologues supposent par exemple que la culture renvoie à une essence, à quelque chose de non quantifiable et résistant au changement. Cette définition les conduit à rejeter la plupart des explications invoquant la culture comme spécieuses au pire, et peu utiles au mieux. Les anthropologues, pour leur part, en donnent une définition toute différente, considérant la culture comme changeante et contingente. Brian McVeigh avance ainsi7 : [La culture est] « ce qui est appris », plus spécifiquement les arts, croyances, coutumes, institutions sociopolitiques, et autres fruits de la création et de la pensée humaine, qui ont été élaborés par un groupe de personnes à un moment donné, et sont appris.

9 Si l’on retient cette conception de la culture, il devient possible de réintroduire cette dernière dans l’analyse politique. Nous y reviendrons dans la dernière section de cet

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article. Pour l’heure, il nous faut voir pourquoi les explications « culturalistes » de la société et de la politique japonaises se sont fait une si mauvaise réputation.

Les controverses sur les Nihonjin-ron

10 La réticence à prendre la « culture » au sérieux tient beaucoup à l’attaque que des universitaires, en particulier australiens, ont menée dans les années 1980 contre un genre (pseudo ?) scientifique alors en vogue au Japon, et connu sous le terme Nihonjin- ron (« nippologies »), ce que l’on pourrait traduire grossièrement par « ce qu’être Japonais signifie ». Au premier rang de ces critiques figurèrent Sugimoto Yoshio et Ross Mouer, deux sociologues australiens dont l’approche trouvait ses racines dans les sciences sociales américaines de l’époque. Leur ouvrage le plus illustre, publié en 1986, fut Images of Japanese Society8.

11 Un autre auteur anti-culturaliste de l’époque, australien également, mais ayant longtemps résidé en Italie, fut Peter Dale, dont le livre de 1986, The Myth of Japanese Uniqueness9, connut un succès de scandale10. Imprégné de littérature en diverses langues d’Europe et d’Asie, ainsi que de culture classique et moderne, il partageait avec Sugimoto et Mouer la même conception de la société japonaise, mais appliquait une méthodologie différente. Au sens large, il définit les Nihonjin-ron comme : […] des travaux marqués par un nationalisme culturel s’intéressant au caractère apparemment unique de n’importe quel aspect du Japon, et rejetant tant une dimension individuelle qu’une diversité sociohistorique interne […]. Nous ne sommes pas en présence d’une « mentalité » nationale, mais d’une mentalité fictive construite par d’innombrables penseurs et écrivains sur une période prodigieusement longue, et à travers la loupe desquels les populations tendent à interpréter le monde dans lequel elles vivent, sous l’effet des discussions et de leur exposition constante [à ces idées]11.

12 Mouer et Sugimoto travaillèrent avec de nombreux chercheurs japonais, en particulier le sociologue Befu Harumi, dont la « Critique de la vision groupiste de la société japonaise » devint un classique12. Dans un passage de cet article, Befu déclare que le présupposé de bien des auteurs de Nihonjin-ron concernant le caractère unique de la société japonaise niait l’intérêt d’une analyse de la société japonaise en termes de classes sociales. Comme le groupisme de la société japonaise suppose l’absence de conflit ainsi que l’harmonie, un modèle de société supposant au contraire l’existence d’un conflit n’est pas admissible. La négation de l’existence de classes sociales au Japon est suspecte, que l’on adopte de la notion de « classe » une définition objective ou subjective13.

13 Il ressort clairement de ce passage (et de bien d’autres qui pourraient être cités) que la controverse « culturalisme contre anti-culturalisme » des années 1980 avait de fortes implications politiques. Ceux qui écrivaient – souvent abondamment et avec enthousiasme – sur le caractère intrinsèquement harmonieux et non conflictuel de la société japonaise, furent sans peine dépeints comme conservateurs ou réactionnaires par ceux dont la sensibilité politique les portait plus à gauche. Parmi les auteurs anti- culturalistes, peu étaient à proprement parler marxistes (bien qu’il faille se souvenir que les concepts marxistes étaient souvent utilisés dans les écrits de l’époque), mais ils percevaient à juste titre qu’au Japon comme ailleurs, le conflit était un moteur du

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processus politique, et que, sans conflit, le changement était susceptible de ne pas porter de fruits.

14 Nakane Chie, anthropologue de l’université de Tōkyō, fut l’une de leurs cibles privilégiées. Son livre, Japanese Society14, fut très lu durant les années 1970, et distribué (dans une version abrégée, je crois) par les ambassades japonaises dans plusieurs pays, où il fut présenté comme l’une des clefs de compréhension du fonctionnement de la société japonaise. Son analyse présente un modèle hiérarchique, rigide et invariable, de liens de loyauté verticaux. Une autre de leurs cibles fut le psychologue Doi Takeo, qui fit connaître la notion d’amae – laquelle désigne, en termes simples, un désir largement répandu dans les esprits, consistant à solliciter la bienveillance de quelqu’un – et la présenta comme un élément essentiel pour saisir les interactions sociales au Japon. Il y avait de bonnes raisons d’estimer que les théories de ces auteurs produisaient des effets conservateurs.

15 Quand on se rappelle ces controverses souvent passionnées trente ans plus tard, dans ce qui est aujourd’hui un environnement politico-économique bien plus turbulent et sombre, il semble incroyable que dans les années 1970 et 1980 tant d’auteurs aient pu sérieusement prétendre que les Japonais étaient un peuple unique, dont la société fonctionnait selon les principes d’harmonie, de hiérarchie, de consensus et de sacrifice de l’individu pour le bien de la collectivité – quand la plupart des autres pays, en particulier occidentaux, affichaient des caractéristiques contraires à ces principes.

Enseignements de l’Histoire

16 On ne peut exclure que la société et la politique japonaises aient tant changé au cours des trois dernières décennies que ce qui passait naguère pour normal semble aujourd’hui absurde. C’est là une hypothèse qui contient peut-être une part de vérité. Les critiques de cette littérature culturaliste ont pourtant pu avancer des arguments convaincants, tendant à prouver qu’une manipulation politique de la part des structures de pouvoir dominantes était à l’œuvre. De fait, la domination politique de certains acteurs entre les années 1950 et 1980 est peut-être à l’origine de cette situation. Une récente histoire de la politique japonaise des années 1857 à 1937, par le grand historien du Japon contemporain Banno Junji, montre à cet égard que la scène politique d’avant-guerre ne présentait pas une grande cohésion, mais était au contraire fragmentée à l’extrême. Dans un passage à la fin de son livre, il écrit ainsi : [La] raison première pour laquelle le Japon entra dans l’« Âge de la désintégration » (hōkai no jidai, 1937-1945) fut la division des dirigeants nationaux, et leur incapacité à contrôler les relations diplomatiques. Cette division s’était accrue durant les cinq années allant de 1932 à 1937, et nul vainqueur ne put en émerger. Il n’y eut pour ainsi dire pas de dirigeant capable de reconstruire le système politique de manière à arrêter la marche à la guerre entre Chine et Japon, et éviter ensuite la guerre entre Japon, Royaume-Uni et États-Unis15.

La politique japonaise, cyclique ?

17 Que la vie politique japonaise ait pu s’illustrer par son extrême fragmentation à certaines périodes et son extrême solidarité à d’autres suggère pour le moins que les interprétations étroites de la société japonaise comme une société consensuelle –

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interprétations en vogue dans les années 1970 donc – ne dépeignaient que la moitié de la réalité. Peut-être ne la saisissaient-elles même pas du tout.

18 Un examen attentif de la politique d’avant et d’après-guerre suggère qu’il y eut des périodes de communion des visions et des dynamiques durant lesquelles l’énergie populaire était canalisée efficacement par l’action d’une classe politique, administrative et économique relativement unie, au service des objectifs du développement national partagés par la majorité. Mais il y eut également des périodes où le système politique fonctionnait mal, et où les intérêts étroits mettaient à mal toutes les tentatives réelles de sortir le Japon des affres de la fragmentation politique, de l’absence de leadership et de l’immobilisme presque complet.

19 Les trois décennies qui suivirent la restauration de Meiji, ainsi qu’une période similaire après la défaite de 1945, sont des exemples du premier type de situation, tandis que les années 1930 et les deux décennies allant de 1993 à 2013 relèvent de la seconde catégorie. On peut aussi aborder la question en disant que si les deux types de périodes ont connu des tentatives de réforme radicale du système politique, certaines de ces tentatives ont réussi, et les autres ont échoué.

20 Banno a adopté une approche que l’on pourrait qualifier de « cyclique » de l’histoire politique japonaise contemporaine en la divisant dans son livre en six périodes : l’« âge de la réforme » (1857-1863), l’« âge de la révolution » (1863-1871), l’« âge de la construction » (1871-1880), l’« âge de la réalisation » (1880-1893), l’« âge de la recomposition » (1894-1924), et l’« âge de la crise » (1925-1937). Il s’abstenait délibérément d’aborder ce qu’il appelle l’« âge de la décomposition », de 1937 à 1945, pour les raisons suivantes : Quant aux huit années qui devaient suivre [1937], il est impossible d’y trouver des personnalités enclines à exprimer un désaccord, que ce soit dans les partis politiques, l’administration, le monde de la finance, parmi les syndicats, chez les intellectuels et universitaires. Cette période est avant tout l’« âge de la décomposition » et je ne suis pas en mesure de le décrire, dès lors que les dissidents ont été muselés16.

21 Ces propos expriment le désarroi de Banno non pas devant la disparition du pluralisme qu’il avait identifié durant l’« âge de la crise », mais plutôt devant les conséquences de la fragmentation et des chapelles, qui inexorablement avaient abouti à un système semi- totalitaire, imposé dans la conduite à la Orwell d’une guerre dénuée de raison.

22 Dans une série d’articles de journaux publiés en 2012 après la parution de ce livre, Banno aborda également la politique de l’après-guerre et évoqua sa vision cyclique de la politique japonaise moderne. Il établit plusieurs parallèles entre les divers « âges » traversés par le Japon depuis la fin du shogunat jusqu’aux années 1930, et l’histoire politique de 1945 au XXIe siècle. Écrivant en 2012, après la catastrophe du Tōhoku, alors que le Parti démocrate du Japon était toujours au pouvoir, il suggère que le Japon est entré dans un nouvel « âge de la décomposition » : Concernant la politique, les dirigeants qui devaient reconstruire le Japon après le grand tremblement de terre du Japon oriental se montrèrent divisés, et, se dispersant en tous sens, furent complètement inopérants, tout comme leurs prédécesseurs du début de l’ère Shōwa qui se lancèrent dans la guerre sino- japonaise, décomposant la politique et la société en cet « âge de la décomposition »17.

23 On peut ne pas être aussi sévère que Banno à l’égard de la réaction du gouvernement Kan à la catastrophe naturelle et humaine du 11 mars 201118, mais son jugement est

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certainement fondé en ce qui concerne la nature dysfonctionnelle du système de partis dans son ensemble durant la deuxième décennie du XXIe siècle.

Domination d’un parti unique ou alternance au pouvoir ?

24 Un aspect central du débat sur les dysfonctionnements du système de partis porte sur l’alternance et sa pertinence dans le contexte sociopolitique japonais. Interrogé sur cette question par un journaliste de l’Asahi shinbun, Banno répondit fermement par la négative : Je pense que le bipartisme ne sied pas au Japon. La période avant la guerre durant laquelle le Seiyūkai et le Minseitō ont alterné au pouvoir n’a pas été très positive19.

25 L’auteur du présent article a défendu à diverses reprises, avant et après l’alternance de septembre 2009, l’idée qu’un gouvernement de parti unique était sclérosant et incapable de pensées nouvelles, tandis qu’un système où l’alternance était possible était, pour le Japon comme pour les autres pays, la voie de l’avenir20. Mais nos divergences de vues sont bien moindres qu’il n’y paraît de prime abord. Poursuivons la lecture du passage de l’interview de Banno, citée ci-dessus : Si les partis sont sans clivages idéologiques, le bipartisme ne fonctionne pas. Il faut par exemple que le parti X défende la protection sociale et l’entraide, tandis que le parti Y défend la concurrence et la responsabilité individuelle. Sur ce plan, les partis japonais sont défaillants. Quand le Seiyūkai et le Minseitō essayèrent de se trouver des points de divergence, ils se rejetèrent mutuellement dans les extrêmes et chaque changement de gouvernement entraîna un revirement à 180° de la politique. Or, entre le PDJ et le PLD [Parti démocrate du Japon et Parti libéral- démocrate, N.D.T.], les différences ont disparu21.

26 Il suggérait qu’une condition de l’avènement d’un tel système partisan serait la présence d’un parti social-démocrate œuvrant à la mise en œuvre d’un État social fonctionnant véritablement, et soutenait que l’une des grandes faiblesses de l’ancien Parti socialiste présidé par Doi Takako à la fin des années 1980 et au début des années 1990, avait été qu’en s’opposant à l’augmentation des impôts (en particulier de la TVA), sa présidente avait ipso facto privé les gouvernements à venir des recettes nécessaires à la naissance d’un État social digne de ce nom22.

27 J’ajouterai, d’une part, que deux des raisons de l’échec du gouvernement PDJ (2009-2012) étaient son origine récente (il fut fondé une première fois en 1996, et de nouveau en 1998) et son absence d’identité claire, puisqu’il est un amalgame de groupements politiques disparates. D’autre part, j’abonderai dans le sens de Banno, selon qui les partis japonais tendent à la fragmentation. Mais il est probable que le problème premier du PDJ ait été de ne pas savoir séduire l’électorat avec un programme progressiste clair ni d’adopter ensuite les véritables initiatives politiques afin de mener à bien un tel programme.

28 Quand s’est constitué en 2012 le troisième gouvernement démocrate, celui du Premier ministre Noda Yoshihiko, il était devenu difficile de trouver de réelles différences politiques entre PDJ et PLD, sans que cela atténue pour autant la plus intransigeante des rivalités politiques. Lors des élections générales du 16 décembre 2013, beaucoup d’électeurs délaissèrent le PDJ sortant pour le PLD d’opposition. Pourtant, le pourcentage total des voix recueillies par ces deux partis dans les circonscriptions

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pourvues à la proportionnelle (meilleur étalon de mesure des préférences partisanes) ne fut que de 43,28 % (27,79 % pour le PLD ; 15,49 % pour le PDJ). Le reste alla à d’autres partis.

29 Deux questions demeurent : premièrement, s’il est exact de dire qu’un système bipartite – au regard des caractéristiques des partis japonais – n’est pas adapté en raison de spécificités japonaises, ces spécificités sont-elles endémiques et déterminées culturellement, ou contingentes et sujettes au changement dans la durée ? Deuxièmement, si on exclut l’option de l’alternance au pouvoir des deux partis, un retour au parti unique est-il susceptible de produire des résultats plus satisfaisants ? Concernant la première question, on constate une surprenante continuité entre les deux périodes, que ne peut expliquer le système électoral, très différent à chaque époque. La réponse à la seconde question est ambiguë, car le système de parti unique s’est accompagné à la fois d’une forte croissance puis d’une stagnation économique entre 1955 et 2009.

30 Ces éléments donnent à penser qu’il y a des problèmes endémiques et profonds dans la manière dont la politique partisane fonctionne au Japon. Quels facteurs permettent d’expliquer que l’alternance ne fonctionne pas correctement et que la domination d’un parti produise des résultats parfois positifs, parfois négatifs, selon les périodes ?

Les problèmes endémiques des partis politiques

31 Bien que les conditions économiques et sociales aient prodigieusement changé au Japon ces trois dernières décennies, les partis politiques n’ont pas su mettre en œuvre le type de réformes structurelles qui leur auraient permis de réagir effectivement aux circonstances de leurs époques. L’analyse d’un chroniqueur politique, Sasaki Takeshi, est instructive. Répondant à une question d’un journaliste de l’Asahi concernant le désordre politique et cette « scène politique qui ne se décide jamais à rien » (kimerarenai seiji), Sasaki déclara23 : Le point commun [des périodes de désordre politique] est que les partis, en tant qu’organisations, ne fonctionnent pas. [La classe politique] a tenté une réforme24 visant à recentrer la politique sur les partis plutôt que sur les candidats, mais elle n’est pas parvenue à le faire. Les hommes politiques n’ont pas trouvé le moyen de contrôler les partis politiques et, pour le dire simplement, ils y ont renoncé ! (ichigon de ieba, kore ni tsukiru)

32 Cependant, si cette analyse est juste, comment expliquer la longue et généralement efficace gestion de l’économie par les gouvernements libéraux-démocrates jusqu’à la fin des années 1980, quand d’insuffisantes contraintes économiques allaient contribuer à la formation d’une bulle insoutenable ? Sasaki apporte la réponse suivante : Le PLD préservait l’ordre interne du parti par les factions et l’argent. Par ailleurs, les hommes politiques pouvaient procéder à des échanges de bons procédés en jouant sur la durée. C’est-à-dire que comme le règne du PLD se prolongeait, l’équilibre pouvait être préservé sur ce principe : « dans quelques années, je te revaudrai ça ». Quand l’alternance se produisit, il devint impossible de compter sur cet axe temporel, au moment même où argent et factions devenaient inopérants25.

33 Sasaki ne pensait pas pour autant qu’un retour au pouvoir du PLD, avec ses anciennes méthodes, résoudrait ces problèmes. Le parti, dans l’opposition, avait eu tout loisir de se réformer, mais avait succombé à la tentation de se contenter de tirer profit des

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erreurs du PDJ au pouvoir, et les seules réformes qu’il s’était imposées n’avaient été que des demi-mesures26.

Capacité à diriger

34 Si les partis politiques n’ont pas été aussi efficaces qu’espéré dans le contexte japonais, quid du leadership ? Un certain nombre d’observateurs a considéré l’incapacité à diriger, ou plutôt l’absence de leadership, comme étant le facteur premier des difficultés de la politique japonaise. En témoigne Karel van Wolferen, pour qui « comme Harry Truman l’aurait dit, la balle ne s’arrête jamais. Au Japon, on se la renvoie toujours27 ».

35 Toute la question est de savoir pourquoi il en est ainsi. Tout d’abord, comme cela a souvent été souligné (notamment par l’auteur de ces lignes), les Premiers ministres se succèdent plus fréquemment au Japon que dans tout autre système politique comparable. Durant les soixante-sept années et demie qui se sont écoulées entre août 1945 et mars 2013, trente-trois hommes sont devenus Premier ministre, dont deux (Yoshida Shigeru dans l’immédiat après-guerre et Abe Shinzō tout récemment) qui ont occupé la fonction à deux reprises de façon non consécutive. Ces chiffres sont similaires à ceux de l’Italie, mais presque trois fois supérieurs à ceux du Royaume-Uni (douze hommes et une femme dans le même laps de temps) ou de l’Australie (douze hommes et une femme). Quand le PLD gouvernait, des facteurs institutionnels jouaient un rôle important, car le président du parti était désigné pour deux ans sans être certain d’être renouvelé à l’issue de son mandat, alors même qu’il devenait automatiquement Premier ministre si le parti était au pouvoir au moment de son élection. En effet, le système de factions garantissait la remise en cause du titulaire du poste de Premier ministre chaque fois qu’avaient lieu des élections à la présidence du parti. Il y eut quelques exceptions notables au mandat de deux ans, comme Satō Eisaku (1964-1972)28, Yoshida Shigeru (1946-1947 et 1948-1954, qui gouverna essentiellement dans les circonstances exceptionnelles de l’Occupation), Koizumi Jun.ichirō (2001-2006) et Nakasone Yasuhiro (1982-1987). Le lien entre durée du mandat et performance est ainsi révélé : tous les quatre furent plus actifs que les autres Premiers ministres et, plus qu’eux encore, cherchèrent à mettre en œuvre un programme (bien évidemment, parmi les Premiers ministres dont les mandats furent plus brefs, il s’en trouva aussi qui furent énergiques).

36 Au demeurant, si l’on compare ces mandats avec ceux de l’avant-guerre, lorsque le système était très différent et que le Premier ministre n’avait pas à être membre de la Diète, on constate que les changements de Premier ministre étaient encore plus fréquents. Entre Takahashi Korekiyo en 1921 et Konoe Fumimaro en 1937, il n’y eut pas moins de quinze Premiers ministres, dont aucun ne fut au pouvoir plus de deux ans, et dont certains le furent bien moins d’une année.

37 Cela amène à penser qu’interviennent des facteurs autres qu’institutionnels. En effet, il est aisé d’en conclure que l’âge d’or de la domination du PLD – grossièrement, de la fin des années 1950 à la fin des années 1980 – fut une période d’extraordinaire stabilité durant laquelle, par divers mécanismes, la plupart des groupes d’intérêts organisés et puissants étaient associés au système.

38 Que cette période ait aussi été une époque de forte croissance économique, qui générait des surplus redistribuables, ne peut être le fruit du hasard (quelques années durant, le PLD reçut aussi des fonds en provenance du gouvernement américain). Si l’on prend

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pour critère le mandat ministériel, la durée moyenne des mandats fut de quarante et un mois (trois ans et cinq mois) durant les trente années qui séparèrent l’accession au pouvoir de Kishi Nobusuke en 1957 et la démission de Nakasone Yasuhiro en 1987. Ce chiffre est, on en conviendra, gonflé par le mandat exceptionnellement long de Satō Eisaku, mais durant ces trente années, seul un Premier ministre (Ōhira Masayoshi) resta au pouvoir moins de deux ans (dix-neuf mois). Son mandat prit fin en 1980 par le vote d’une motion de défiance contre son gouvernement, puis avec son décès durant la campagne qui la suivit.

39 Par contraste, les six hommes qui furent Premier ministre entre la démission de Koizumi Jun.ichirō en septembre 2006 et la défaite de Noda Yoshihiko en décembre 2012 eurent un mandat moyen de 12,33 mois, soit légèrement plus d’un an.

40 Nous sommes conscient de la quantité considérable de variables qu’il conviendrait ici de prendre en compte, mais ces éléments apportent un début de preuve quant à la norme de brièveté des mandats du début des années 1920 au début des années 2010 (à l’exception de la période qui va des années 1950 aux années 1980). Beaucoup de ces gouvernements à courte durée de vie se battaient désespérément pour survivre dans des situations de conflits perpétuels entre factions et groupes de pression divers – des situations sur lesquelles ils n’avaient aucune prise et dans lesquelles le ciment politique qui aurait assuré une stabilité durable faisait défaut.

41 Le PLD, à son heure de gloire, trouva le moyen d’assurer ce ciment, mais ceci supposait qu’un parti domine, ce qui entraîna nécessairement une sérieuse érosion des principes démocratiques. Quand la compétition émergea en politique, à la fin des années 1990, une bonne partie de ce ciment fut arrachée, et l’« état naturellement anarchique » (natural anarchic state) de la politique japonaise reprit le dessus. Le parti qui parvint au pouvoir en septembre 2009 y perdit son latin.

L’administration

42 Une idée reçue au sujet de la politique japonaise est que le processus décisionnel serait contrôlé par les hauts fonctionnaires plutôt que par les hommes politiques. Ces derniers passeraient leur temps à régler les disputes des factions et à cultiver leurs machines électorales personnelles à l’échelon local, pendant que les fonctionnaires prendraient les décisions. Cette proposition classique (que j’ai quelque peu caricaturée) a été énoncée par Chalmers Johnson dans MITI and the Japanese Miracle, publié en 198229.

43 Cependant, si évoquer cette suprématie administrative a pu décrire de manière assez juste l’influence de l’administration durant la période de domination du PLD des années 1950 aux années 1980, celle-ci s’est sérieusement érodée depuis. Une étape importante dans un processus complexe fut atteinte en 2001, quand furent adoptées des réformes de l’administration centrale et que le Premier ministre se vit accorder beaucoup plus de pouvoirs. On y parvint notamment par la création du Bureau du Premier ministre (Cabinet Office, Naikaku-fu), et par la création de postes de vice- ministres, qui vinrent renforcer le contrôle politique et accroître les forces sur lesquelles le Premier ministre pouvait s’appuyer pour prendre des décisions.

44 Koizumi, qui devint Premier ministre quelques semaines après l’entrée en vigueur de ces réformes, fit bon usage des pouvoirs accrus qui lui furent conférés afin de sauver le système bancaire et mettre en œuvre son projet fétiche : la privatisation de la Poste (en

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particulier de son colossal service d’épargne). Les objectifs premiers de cette réforme étaient d’avancer dans la réalisation d’un programme néolibéral d’efficacité du marché et de briser la mainmise d’intérêts particuliers sur l’économie nationale. La campagne de Koizumi pour la réforme de la Poste culmina quand il fut confronté à des rebelles de son parti qui y étaient hostiles, et par sa victoire spectaculaire aux élections générales de septembre 2005, après qu’il eut exclu du parti les membres réfractaires et soutenu d’autres candidats à leur place. Quels qu’aient été les avantages ou les inconvénients de cette initiative de Koizumi, ses successeurs, Abe Shinzō, Fukuda Yasuo et Asō Tarō, qui se suivirent à un rythme annuel à partir de septembre 2006, se montrèrent rapidement incapables de conserver la popularité que Koizumi avait acquise par son énergie. L’impression qu’ils donnèrent (en particulier Abe) fut de vouloir revenir à des thèmes nationalistes surannés des années 1950 et 1960, plutôt que de résoudre les problèmes économiques et sociaux urgents qui préoccupaient les électeurs. Sans surprise, quatre ans tout juste après que Koizumi eut mené le parti à la victoire en septembre 2005, le PLD fut défait aux élections générales du 30 août 2009, et pour la première fois depuis plus d’un demi-siècle, un parti d’opposition avec une majorité nette à la chambre des Représentants remplaça le PLD au gouvernement.

45 Avec la fin de l’ère de renouveau politique qu’avait marquée Koizumi, les hauts fonctionnaires purent reprendre leurs aises et exercer le pouvoir en relation avec des groupes d’intérêts privilégiés, comme ils l’avaient fait durant la grande époque du PLD jusqu’aux années 1980. Le PDJ arriva pourtant au pouvoir en 2009 avec l’objectif affiché d’imposer un contrôle politique et d’établir un réel modèle parlementaire « de Westminster », dans lequel les hommes politiques prennent les décisions politiques, les fonctionnaires prodiguent leurs conseils et appliquent les décisions, sans toutefois faire les politiques. Un aspect important du système mis en place par le PLD était ainsi les « réunions de vice-ministres permanents » ou jimu jikan kaigi, en vertu desquelles les chefs non élus des ministères et agences se rencontraient de manière hebdomadaire avant le Conseil des ministres pour arrêter des positions communes sur les questions dont le Conseil allait discuter, de sorte que les Conseils avaient en réalité peu de substance. Le gouvernement démocrate mit fin à cette pratique (qui, au demeurant, était devenue moins significative qu’elle ne l’avait été).

46 Le problème fut cependant que ce faisant, le PDJ risquait de s’aliéner les hauts fonctionnaires dont il avait pourtant besoin pour leur expertise. Ce problème devint particulièrement aigu après la triple catastrophe du 11 mars 2011. Au bout du compte, la détermination du gouvernement à transformer les relations entre classe politique et administration fut mise à mal par les multiples difficultés auxquelles il fut confronté, si bien que quand il perdit les élections, en décembre 2012, les relations entre hommes politiques du PDJ et hauts fonctionnaires différaient peu de ce qu’elles avaient été sous le PLD.

47 Durant son passage au pouvoir, le PDJ ne sut pas limiter la puissance de l’administration aussi bien que Koizumi, dont la politique néolibérale avait pourtant contribué, par ses effets de long terme, au rejet électoral du PLD au profit du PDJ en août 2009.

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La « Diète tordue » (nejire kokkai)

48 Un autre facteur contribua à la crise politique au Japon et aux difficultés auxquelles les réformistes convaincus furent confrontés : le pouvoir de blocage de la chambre des Conseillers (chambre haute).

49 La chambre des Conseillers – qui remplaça la chambre des Pairs, non élue, en vertu de la Constitution de 1947 – fut longtemps considérée comme le pâle reflet de l’autre chambre, plus puissante, des Représentants. La plupart des ministres étaient choisis à la chambre basse, et comme le PLD contrôlait la majorité des deux chambres, il y avait peu de chances que la chambre des Conseillers tentât de s’opposer à des projets qui lui parvenaient après le vote de la chambre basse. À la différence de cette dernière, les membres de la chambre haute sont élus pour un mandat de six ans (elle est renouvelable par moitié tous les trois ans), et, contrairement à la chambre basse, le gouvernement ne pouvait pas la dissoudre. Mais quand le PLD perdit pour la première fois en 1989 le contrôle de la chambre des Conseillers, celle-ci se trouva en mesure de bloquer le vote de lois, et fut tentée d’user de ce pouvoir. De plus, compte tenu de la différence des cycles électoraux des deux chambres, un gouvernement jouissant d’une majorité à la chambre des Représentants peut ne pas retrouver sa majorité à la chambre haute pour autant, si bien que la Diète peut longtemps demeurer « tordue ».

50 Depuis 2000, il y a eu deux épisodes de « Diète tordue », durant lesquels le gouvernement contrôlait la chambre des Représentants, mais avait perdu la chambre des Conseillers. Le premier fut sous un gouvernement PLD, de juillet 2007 à son éviction en septembre 2009 ; le second, sous un gouvernement PDJ, de juillet 2010 à la défaite démocrate de décembre 2012.

51 L’article 59 de la Constitution dispose : Un projet de loi qui est voté par la chambre des Représentants, et sur lequel la chambre des Conseillers vote différemment, devient loi lorsqu’il est voté une seconde fois par la chambre des Représentants à la majorité de deux tiers ou plus des membres présents.

52 En d’autres termes, le gouvernement qui contrôle la majorité des deux tiers de la chambre des Représentants peut contourner le véto de la chambre haute. La barrière à franchir est toutefois élevée, et même lorsque cette condition se trouve remplie, certains gouvernements (comme celui de Fukuda entre 2007 et 2008) ont pu être réticents à l’idée de passer outre le rejet de la chambre haute. Quand, en juillet 2010, le PDJ perdit sa majorité à la chambre des Conseillers après la débâcle de son projet sur le déplacement de la base américaine des Marines de Futenma (Okinawa) et la démission subséquente du Premier ministre Hatoyama Yukio, PDJ au pouvoir et PLD dans l’opposition eurent de violents échanges où s’évaporèrent les usages à la Westminster concernant la « loyauté de l’opposition ». Même après la brève trêve politique qui suivit la catastrophe du Tōhoku en mars 2011, l’intransigeance de l’opposition à l’égard du gouvernement parut normale. Celle-ci se manifesta durant l’été 2011 dans la volonté du PLD de pousser à la démission le Premier ministre, Kan Naoto. En pratique, durant cette période, la combinaison de cette intransigeance à l’inefficacité du gouvernement étouffa tout espoir de réforme réussie, si bien qu’en 2012, le Premier ministre démocrate Noda Yoshihiko se trouva contraint d’adopter des positions qu’il était difficile de distinguer de celles des gouvernements PLD traditionnels.

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53 Dans une conférence donnée à Londres en 2012, l’homme politique populaire, charismatique et volontiers rebelle Kōno Tarō parla franchement des aspects dysfonctionnels de la compétition interpartisane contemporaine, soulignant en particulier l’irresponsabilité avec laquelle les partis d’opposition, quels qu’ils fussent, utilisaient la chambre haute pour bloquer les projets de loi de finances. Il souligna aussi l’absence de cohésion institutionnelle des deux grands partis, et soutint que chacun était divisé en deux sur les politiques de déréglementation économique, d’immigration et d’agriculture30.

54 On verra si le deuxième gouvernement Abe, qui s’est formé après la victoire du PLD aux élections de décembre 2012, se comportera de la même manière que ses prédécesseurs, ou s’il rationalisera le système politique.

Conclusion : Aspects normaux et « exotiques » de la politique japonaise

55 L’emploi du terme « exotique » rappelle les péchés de l’« orientalisme » cloué au pilori par Edward Said31. Il donne aussi à penser que l’on sombre dans les pièges posés par les nippologies, supposant l’incompatibilité totale entre les institutions et pratiques japonaises d’une part, et non-japonaises (occidentales, en particulier) d’autre part. Telle n’est pas notre intention.

56 Nous avons essentiellement cherché à résoudre cette contradiction apparente : si les institutions et pratiques japonaises depuis l’ère Meiji ont été consciemment fondées sur des modèles largement dérivés de ceux des pays occidentaux, dans bien des cas elles se sont pourtant avérées radicalement différentes de leurs modèles d’origine.

57 En aucun cas cela ne signifie que les choses fonctionnent moins bien au Japon que dans les pays où ont émergé ces modèles. Il ne s’agit pas de dire que cela est mieux ou pire, simplement que cela est différent.

58 Ce qui nous amène à la question de l’origine de ces différences : proviennent-elles de la manière dont ces institutions et pratiques ont évolué au fil du temps ? Sont-elles le résultat de luttes de pouvoir ou de facteurs socio-économiques influençant la politique ? Doit-on chercher plus loin ? À ce stade, on se heurte de nouveau à la variable culturelle tant discréditée par la littérature Nihonjin-ron, et au sujet de laquelle Ramseyer et Rosenbluth d’une part, Krauss et Pekkanen de l’autre, se sont trouvés d’accord alors même qu’ils étaient en opposition sur tant d’autres choses.

59 Les éléments de preuve apportés par cet article donnent à penser qu’il y a un « état par défaut » de la politique japonaise : situation de fragmentation des partis, de faiblesse au sommet de l’État et de réseaux d’intérêts privilégiés. Cette situation a duré des décennies avant et après la guerre du Pacifique, malgré un changement institutionnel radical. Par moments, un système plus cohérent apparaît, mais c’est là l’exception plutôt que la règle.

60 Pour revenir à la définition contingente de la culture proposée par McVeigh – quelque chose appris à un moment et dans des circonstances particulières, mais ancré historiquement –, on peut conclure qu’il faut aller au-delà de l’analyse institutionnelle et quantifiable afin d’atteindre des domaines moins aisément mesurables, mais néanmoins cruciaux.

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61 Pour ce qui est de réformer le système politique, je suis d’accord pour estimer avec Banno qu’un système bipartite composé de partis qui ne se distinguent pas les uns des autres ne peut marcher convenablement. Toutefois, la solution n’est pas de revenir à la domination d’un parti unique, mais d’avoir un parti de gauche s’opposant à un parti de droite. En l’exprimant différemment, Kōno Tarō assurait que la politique devrait se réduire à la rivalité de deux partis, l’un favorable à la libéralisation de l’économie et à la croissance, l’autre pour la redistribution et l’équité32.

NOTES

1. J. Mark Ramseyer & Frances McCall Rosenbluth, Japan’s Political Marketplace, Cambridge (MA) et Londres, Harvard University Press, 1993. 2. Ellis S. Krauss et Robert J. Pekkanen, The Rise and Fall of the LDP: Political Party Organizations as Historical Institutions, Ithaca (NY), Cornell University Press, 2011. 3. [N.D.T.] Le vote unique non-transférable est un mode de scrutin plurinominal (plusieurs candidats sont élus dans chaque circonscription) d’un type particulier : chaque électeur n’a qu’une voix quel que soit le nombre de sièges à pourvoir – une voix qui ne peut être transférée d’un candidat à un autre. Les sièges sont attribués selon le score de chaque candidat, sans seuil minimal. Jusqu’en 1993, les membres de la chambre des Représentants sont ainsi élus dans le cadre de circonscriptions de taille moyenne, de deux à dix sièges, chaque électeur votant pour un candidat. Ce mode de scrutin a favorisé le clientélisme, car peu de voix suffisaient à se faire élire. En 1994, le Japon a opté, toujours pour la chambre basse, pour un mode de scrutin mixte allant, dans des circonscriptions de petite taille, du scrutin majoritaire à un tour, à de la représentation proportionnelle pour les circonscriptions de six à vingt-neuf sièges. Les électeurs votent deux fois le même jour. 4. Pour une critique de Krauss et Pekkanen, voir notre compte-rendu de leur ouvrage in Journal of Japanese Studies, vol. 38, no 1, 2012, pp. 199-204. 5. J. Mark Ramseyer & Frances McCall Rosenbluth, op. cit., p. 2. 6. Ellis S. Krauss & Robert J. Pekkanen, op. cit., p. 266. 7. Brian J. McVeigh, The Nature of the Japanese State: Rationality and Rituality, Londres et New York, Routledge, 1998, p. 16. 8. Ross Mouer et Yoshio Sugimoto, Images of Japanese Society, Londres et New York, Routledge & Kegan Paul, 1986. 9. Peter N. Dale, The Myth of Japanese Uniqueness, Londres, Routledge, 1986 et éditions suivantes. 10. [N.D.T.] En français dans le texte. 11. Ibid., p. V-VI. 12. Harumi Befu, “Critique of the Group Model of Japanese Society”, dans Ross Mouer et Yoshio Sugimoto (dir.), “Japanese Society: Reappraisals and New Directions”, numéro spécial de Social Analysis, no 5-6, December 1980. Également publié en japonais : « Nihonjin wa shūdan shugiteki ka », dans Ross Mouer et Sugimoto Yoshio (dir.), Nihonjin-ron ni kan suru 12-shō (Douze écrits sur les Nihonjin-ron), Gakuyō Shobō, 1982. 13. Befu, dans Social Analysis, op. cit., p. 34. 14. Nakane Chie, Japanese Society, Londres, Weidenfeld et Nicolson, 1970. 15. Banno Junji, Nihon kindai-shi (Histoire moderne du Japon), Chikuma Shinsho, 2012, p. 442.

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16. Ibid., p. 442. 17. Interview de Banno Junji dans le Nishi Nihon shinbun, 6 décembre 2012, p. 2. 18. Par exemple Gerald Curtis dans Jeff Kingston (dir.), Natural Disaster and Nuclear Crisis in Japan, Abingdon et New York, Routledge, 2012, p. 25 : « En termes comparatifs, la réponse du gouvernement Kan à la triple catastrophe – tremblement de terre, tsunami et fusion de réacteurs nucléaires – ne fut pas aussi épouvantable que ce que ses détracteurs purent affirmer […]. Il réagit bien mieux que l’administration Bush aux conséquences de l’ouragan Katrina et, par comparaison avec la manière dont d’autres gouvernements se comportèrent face à des crises, il s’en tire avantageusement ». 19. Interview de Banno Junji dans l’Asahi shinbun, 20 juin 2012. 20. Voir par exemple J. A. A. Stockwin, Governing Japan: Divided Politics in a Resurgent Economy, Malden MA and Oxford, Blackwell, 4e éd., 2008, p. 155: « Le point essentiel est peut-être qu’un parti unique, qui peut être considéré comme un agrégat d’intérêts spéciaux, reste au pouvoir comme s’il y avait droit. Tant que l’alternance au pouvoir restera théorique, les réformes qui ont débuté au XXIe siècle demeureront incomplètes ». 21. Interview dans l’Asahi shinbun, 20 juin 2012. 22. Ibid. 23. Interview avec Sasaki Takeshi, Asahi shinbun, 26 juin 2013. 24. La plus importante réforme fut opérée en 1994, quand le système électoral de la chambre basse fut changé (cf. note 3). On passa alors d’un système fondé sur des circonscriptions à candidats multiples, sans vote transférable, à un système où la majoré des sièges était allouée au scrutin uninominal à un tour. Alors que le système antérieur tendait à fragmenter les grands partis parce que des candidats d’un même parti s’y présentaient les uns contre les autres dans une circonscription, le système actuel supposait de faire reposer les campagnes électorales sur les partis plutôt que sur les candidats. 25. Dans quelle mesure les factions sont-elles devenues inopérantes ? La question est débattue. Ce que Sasaki veut toutefois dire ici est que lorsque le PLD se trouva dans l’opposition entre 2009 et 2012, il devint impossible pour lui de récompenser ses membres en leur accordant des postes au gouvernement ou des responsabilités [aussi importantes, N.D.T.] au sein du parti. 26. Ibid. 27. Karel van Wolferen, The Enigma of Japanese Power, London, Macmillan, 1989, p. 5. La remarque du président Truman signifie que le président incarne la responsabilité ultime. Van Wolferen suggère ici qu’au Japon, personne n’assume celle-ci, mais que la responsabilité est constamment reportée sur autrui, et qu’ainsi, elle circule de tête en tête. 28. Satō fut aidé par le hasard, et la mort de trois de ses principaux rivaux dans l’année qui suivit son entrée en fonction. 29. Chalmers Johnson, MITI and the Japanese Miracle: The Growth of Industrial Policy, 1925-1975, Stanford CA, Stanford University Press, 1982. 30. Kōno Tarō, série de conférences “Political Leadership in the UK and Japan”, Daiwa Foundation Japan House, Londres, 24 April 2012. 31. Edward Said, Orientalism, New York, Vintage Books, 1978. 32. Kōno, op. cit.

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AUTEURS

JAMES ARTHUR AINSCOW STOCKWIN Université d’Oxford

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Maruyama Masao : « Kuga Katsunan. L’homme et sa pensée »

Morvan Perroncel

NOTE DE L’AUTEUR

« Kuga Katsunan - hito to shisō » 陸羯南-人と思想, initialement publié dans la revue Chūō kōron en février 1947, repris dans Maruyama Masao-shū 丸山真男集 (Œuvres de Maruyama Masao), MATSUZAWA Hiroaki 松沢弘陽 et UETE Michiari 植手通有 (éd.), Tōkyō, Iwanami shoten, t. 3, 1995, p. 93-106. Élève de Maruyama, UETE Michiari a par ailleurs édité les Œuvres complètes de Kuga avec Nishida Taketoshi 西田武寿 : Kuga Katsunan zenshū 陸羯南全集 (Œuvres complètes de Kuga Katsunan), Tōkyō, Misuzu shobō みすず書房, 10 vol., 1968-1985.

1 Des textes publiés par Maruyama Masao 丸山真男 (1914-1996) dans les années 1940, on connaît surtout les Essais sur l’histoire de la pensée politique au Japon1 et les articles consacrés au fascisme, ou ultranationalisme, japonais2. On connaît moins les textes consacrés à l’ère Meiji, dont les conclusions étaient sans doute moins frappantes, mais qui appartiennent à la même vaste enquête sur les origines idéologiques de l’évolution suivie par le Japon dans les années 1930 et jusqu’à la fin de la guerre. Dès cette époque, Maruyama écrit sur Fukuzawa Yukichi 福澤諭吉 (1835-1901) qui devait l’occuper longtemps 3, sur le Mouvement pour la liberté et les droits du peuple, sur Uchimura Kanzō 内村鑑三 (1861-1930), sur Katō Hiroyuki 加藤弘之 (1836-1916). L’importance de Meiji dans la réflexion de Maruyama se révèle aussi, et en un sens plus nettement, à travers ses essais sur le fascisme. C’est du côté de Meiji qu’il trouve la racine du mal : en installant l’empereur au cœur de l’État, la Restauration allait à l’encontre de la modernité, qui consiste justement à séparer autorité spirituelle et pouvoir effectif4. Mais c’est aussi du côté de Meiji que Maruyama trouve le remède : une intelligence du libéralisme et de la modernité dont l’après-guerre doit impérativement s’inspirer.

2 Avant d’en venir au problème posé par ce double constat et de chercher à expliquer pourquoi la Restauration n’avait pas produit plus tôt les effets qu’il lui impute5,

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Maruyama creuse le paradoxe jusqu’au point où, vu depuis Meiji, le fascisme apparaisse impensable6. Il s’applique alors à démontrer que la modernité a une histoire au Japon même, qu’il y a des ressources à portée de main pour ceux qui ne croient ni qu’il suffise de tourner la page ni que le marxisme soit une solution.

3 De ce moment, l’article sur Kuga Katsunan 陸羯南 (1854-1907), publié en février 1947, est l’un des plus éclairants. Il ne s’agit pas d’une simple présentation de l’éditorialiste fondateur du quotidien Nihon, que son père avait connu 7, mais presque d’une apologie. Au nom de Kuga restaient attachés des mots tels que « nipponisme » (nihon shugi 日本 主義) ou « génie national » (kokusui 国粋), propres à le faire passer pour un précurseur de l’ultranationalisme8. Maruyama soutient au contraire que l’ultranationalisme n’aurait pas été possible si quelque chose ne s’était perdu que Kuga incarnait de façon exemplaire. Tout en relevant certaines « limites historiques » à sa pensée, Maruyama juge fondamentalement saine la synthèse de libéralisme et de nationalisme que visaient les nipponistes du milieu de l’ère Meiji9. Il la juge plus réfléchie et cohérente que le discours scindé des partis libéraux, incapables de défendre à partir des mêmes principes leurs revendications démocratiques et leurs positions sur la politique extérieure. Ce que Maruyama admire chez Kuga, c’est avant tout cette clarté des principes, car c’est à elle qu’il attribue la capacité de résistance au nationalisme étatique dont Kuga fit preuve quand les partis se laissèrent séduire par l’oligarchie des clans de gouvernement. Les éditoriaux cités à l’appui sont choisis pour la ressemblance entre ce qu’ils dénonçaient et ce que le Japon avait connu dans les années 1930. On y voit Kuga s’en prendre avec véhémence aux intrusions des militaires dans la vie politique et à l’augmentation des dépenses d’armement.

4 Maruyama loue Kuga d’avoir su donner un sens historique concret au développement du libéralisme au Japon, de l’avoir compris comme « achèvement de l’unité nationale » et non simplement comme la reconnaissance de droits naturels. Or, curieusement, c’est sur le même thème qu’il lui adresse des reproches. Kuga n’aurait pas voulu envisager que l’unité nationale conduise par exemple à l’abolition de toute noblesse, ce que Maruyama explique par un souci de la spécificité japonaise. Plus généralement, il lui reproche une « conception supra-historique de la nation », et semble même se contredire lorsqu’il écrit qu’il y a là « une ouverture vers quelque mystique totalitaire ». Pour comprendre plus précisément cette critique, il faut s’intéresser au mot dans lequel se résume la pensée de Kuga et au sens que Maruyama entendait lui donner.

5 Maruyama oppose alors constamment deux formes de nationalisme, celui « de par le bas » (shita kara no 下からの), qui peut se dire avec le mot que Kuga employait, Kokumin shugi 国民主義10 ; et celui « de par le haut » (ue kara no 上からの), kokka shugi 国家主義, qui confond État et nation de telle manière que celle-ci disparaît dans celui-là. La distinction, que faisaient déjà les nipponistes, n’était pas aisée à tenir, car kokka peut s’entendre tantôt en un sens qui revient à celui de seifu 政府 (« État », « gouvernement »), tantôt en un sens plus vague et plus large, proche de « nation »11. Si cette ambiguïté même rend kokka shugi très propre à traduire « nationalisme », dont l’oscillation sémantique est comparable, il importe de garder à l’esprit la nuance d’étatisme ou d’autoritarisme que le mot implique, notamment lorsqu’il est employé par les nipponistes ou par Maruyama. Kokumin shugi, au contraire, formé à partir d’un terme où l’idée de peuple est cette fois incontournable, se prête à un discours démocratique12.

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6 L’emploi de kokumin comme traduction de « nation » avait été fixé au milieu des années 1870 par Fukuzawa Yukichi, qui dans le fameux passage de L’appel à l’étude13 faisait de l’émancipation du peuple la condition permettant de parler de « nation ». Fukuzawa ne prenait pas vraiment en compte la dimension culturelle, y voyant plutôt une entrave à la modernisation, mais Yonehara Ken 米原謙 a montré que cet aspect était présent à la même époque, au moins sous la forme d’une interrogation, chez le penseur du Mouvement pour la liberté et les droits du peuple Ueki Emori 植木枝盛 (1857-1892)14. Hormis Ueki et Fukuzawa, les auteurs libéraux de cette époque n’ont pourtant guère utilisé kokumin, dont la signification culturelle s’est en revanche étoffée à partir de la fin des années 188015.

7 En utilisant kokumin plutôt que kokka, les nipponistes voulaient comprendre les Japonais à la fois comme peuple citoyen, titulaire de droits politiques, et comme peuple particulier, dont le destin comporte une part de singularité. Ces deux idées convergeaient dans l’affirmation que l’unité du Japon n’était pas fondamentalement un effet de l’État. « En étudiant sérieusement l’histoire du monde, explique un éditorial de Nihonjin, on voit qu’elle n’est pas sans exemple de nations apparues avant leurÉtat »16.

8 L’ensemble du courant nipponiste a rencontré la question qui découle d’une telle position : comment penser cette unité nationale qui ne dépendrait pas, ou pas entièrement, de l’État ? La réponse, pour autant qu’elle se laisse isoler d’un discours plus général, varie d’un auteur à l’autre. Chez Kuga, la nationalité peut inclure toutes sortes d’éléments, valeurs traditionnelles ou productions originales, mais la maison impériale, conçue d’une manière qui annonce la fonction symbolique de l’après-guerre, doit jouer un rôle unificateur17. Dans la revue Nihonjin, Kikuchi Kumatarō 菊池熊太郎 (1864-1908) défend une position similaire, liant étroitement l’indépendance du Japon aux « sentiments de la nation » envers la maison impériale. Pour Shiga Shigetaka, au contraire, la nation est le fruit d’une longue évolution accomplie au sein d’un environnement particulier, où ni l’empereur ni l’État ne jouent de rôle décisif, l’ouverture et la modernité devant permettre à cette originalité de s’épanouir en une grande civilisation. Miyake Setsurei, qui partage à peu près cette vision, insiste davantage sur la capacité d’une nation à contribuer au progrès du monde par sa différence, et à faire ainsi que le monde constitue progressivement un organisme unique18.

9 En vérité, aucun de ces auteurs n’a réellement approfondi sa réflexion sur ce point. On peut certes comprendre qu’un historien de la philosophie politique averti comme l’était Maruyama n’ait pas voulu porter au crédit des nipponistes un effort théorique aussi mince, et qu’il n’ait retenu que leur engagement démocratique étayé non seulement sur la liberté individuelle, mais également sur une conscience de la totalité, nationale et sociale, dont l’État ne devait être que la forme. Toutefois, le problème n’était pas tant le défaut de substance théorique que l’idée même de faire échapper la nation dans une certaine mesure aux déterminations du présent. Maruyama savait que, même à relativiser l’État et prôner le kokumin shugi plutôt que le kokka shugi, on risque toujours d’être ramené au problème que l’on pensait éviter, en essentialisant cette fois la nation. C’est pourquoi il reléguait sous le chef d’une conception « supra-historique » ce que les nipponistes avaient articulé par souci de rendre compte de cette totalité hors de laquelle nul progrès ni liberté ne leur paraissaient possible. En faveur des nipponistes, on pourrait plaider que, précisément, ils n’ont pas versé dans la nippologie, et que les hésitations de leur discours s’expliquent par le fait qu’ils ne réduisaient pas la nation à

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une chose simple et immuable. Ainsi, chez Kuga, le « caractère national » est plus souvent invoqué qu’explicité. Honda Itsuo 本田逸夫 montre bien que la contradiction n’est jamais résolue entre une définition identitaire, au contenu incertain, et l’idée d’une capacité d’évolution, en quoi sa réflexion tournait autour du même problème que celle de Fukuzawa19.

10 Maruyama estimait néanmoins dangereux, ainsi qu’inutile, ce souci de la singularité nationale. Écrivant alors qu’une nouvelle Constitution venait d’être promulguée, où kokumin occupait une place centrale20, il entendait restreindre la portée du mot à une signification politique : le peuple en tant qu’il assume son propre gouvernement. Tandis que jinmin 人民, par exemple, peut aussi bien désigner le peuple de l’ancien régime, kokumin devrait désigner spécifiquement le peuple citoyen. Comme le rappelle un passage où Maruyama souligne qu’il s’agissait du sens pris par « nation » lors de la Révolution française, la difficulté de séparer les dimensions culturelle et politique n’est pas propre au Japon. De même que kokumin avait pris peu à peu une acception plus large que celle, encore minimale, que lui avait donnée Fukuzawa au milieu des années 1870, de même en Europe, le mot « nation » s’était chargé de significations culturelles diverses au cours du XIXe siècle21.

11 On s’étonnera probablement de constater que Maruyama, traitant du nationalisme, n’évoque pas directement la question de l’expansion territoriale. Il pouvait dresser le nipponiste de Meiji contre l’ultranationalisme de Shōwa en citant des articles de Kuga dénonçant l’augmentation des dépenses d’armement ou le pouvoir des militaires dans l’État. Il aurait même pu multiplier les citations montrant un Kuga partisan résolu du droit international. Il aurait eu en revanche plus de difficulté à montrer un Kuga véritablement et durablement critique sur les débuts de l’expansion continentale22. S’il n’entre pas dans cette discussion, c’est d’abord parce que la question cruciale à ses yeux est le retournement du processus interne de démocratisation, engagé à la fin du XIXe siècle et poursuivi jusque dans les années 1920. Comment comprendre ce retournement et comment faire que la Constitution de 1946 ne connaisse pas le même sort que celle de 1889 ? Maruyama jugeait plus pertinent d’analyser la dégénérescence des institutions que de critiquer l’expansionnisme. En se portant sur les conséquences au lieu de rechercher les causes, un tel procès, selon lui, aurait manqué l’essentiel23.

12 Il aurait par ailleurs conduit à rejeter en bloc l’héritage politique de Meiji, puisque l’expansion territoriale avait été très tôt un projet largement approuvé. Maruyama ne se le cachait certes pas, mais il pensait que les guerres de l’ère Meiji, qui n’avaient pas interrompu le processus de démocratisation, n’étaient pas absolument de même nature que l’expansion des années 1930 et 194024. Il était en outre convaincu que l’on ne refonderait pas la démocratie, après 1945, en faisant comme s’il était possible de repartir de rien. L’allusion à Hegel que Maruyama glisse à propos de la manière dont raisonnait Kuga n’est pas gratuite. Lui-même conçoit le progrès d’une manière qui doit beaucoup à la dialectique hégélienne, c’est-à-dire comme un processus où la négation résulte d’une division interne à ce qui est, non d’une rupture absolue, et se prolonge par une synthèse. Autrement dit, la négation ne saurait abolir entièrement ce qu’elle nie, ou alors elle n’est pas un progrès authentique25. Il s’opposait ainsi au marxisme en même temps qu’à un mauvais penchant, qu’il devait reprocher aux Japonais, à juxtaposer les théories sans les confronter, à passer d’un système à l’autre en rejetant purement et simplement l’ancien pour le nouveau, au lieu de rechercher le dépassement de l’ancien à partir d’une critique interne26. De là son intérêt pour

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Fukuzawa, rapproché de Kuga dans la conclusion. S’il arrive à Maruyama d’emprunter une idée à Kuga ou à Fukuzawa, ce qu’il reconnaît chez eux, plus profondément, c’est un souci de conséquence dans la pensée27. La critique n’est donc pas là pour faire bonne mesure, pour équilibrer une appréciation qui risquerait de sembler partiale. Repartir de Kuga et de Fukuzawa, voire plus généralement de Meiji28, ne pouvait consister seulement à les faire jouer contre l’ultranationalisme. Cela supposait, simultanément, de les faire jouer contre eux-mêmes.

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NOTES

1. Publiés entre 1940 et 1944, regroupés dans Nihon seiji shisō-shi kenkyū 日本政治思想史研究 en 1952. Traduction française de Jacques JOLY, Essais sur l’histoire de la pensée politique au Japon, Paris, PUF, 1996. On trouvera dans l’avant-propos du traducteur une présentation générale de Maruyama et de son œuvre. Voir aussi UNO Shigeki, « la Modernisation du Japon et l’Idée de subjectivité chez Maruyama Masao », Ebisu, Études japonaises, no 32, printemps-été 2004, p. 67-83. 2. Maruyama use alternativement des deux termes. Le premier (fashizumu ファシズム) avait été appliqué dès les années 1930 au cas japonais, notamment par des auteurs japonais. Maruyama semble avoir formé lui-même le second, chō-kokka shugi 超国家主義, à partir de l’anglais (voir infra, note 4), auquel il recourt de préférence lorsqu’il cherche à souligner ce qui, dans le fascisme japonais, distingue celui-ci des versions européennes. 3. Voir « la Révolution chez Fukuzawa et la Notion de jitsugaku », traduction de Maruyama proposée par Isabelle Lefebvre dans le dernier numéro de Cipango. 4. « Chō-kokka shugi no ronri to shinri » 超国家主義の論理と心理 (Théorie et psychologie de l’ultranationalisme), article paru en mai 1946. Maruyama Masao-shū, op. cit., t. 3, 1995. 5. Une interprétation d’ensemble est proposée en mai 1949 dans « Gunkoku shihaisha no seishin keitai » 軍国支配者の精神形態 (Profil psychologique des dirigeants de guerre), qui pour cette raison nous semble plus abouti que l’article de mai 1946, dont l’essentiel est d’ailleurs repris. Maruyama Masao shū, op. cit., t. 4, 1995. 6. Voir notamment sa communication d’octobre 1946, « Meiji kokka no shisō » 明治国家の思想. Maruyama Masao shū, op. cit., t. 4. Traduction française : « la Pensée de l’État Meiji », Ebisu, Études japonaises, no 32, printemps-été 2004, p. 85-121. 7. Maruyama Kanji 丸山幹治 (1880-1955), journaliste, avait travaillé à Nihon au début des années 1900 avant d’entrer à l’Asahi shinbun. Il collabora aussi à la revue du Seikyōsha (voir note 10). 8. Voir à ce propos la présentation de la thèse de Frank ACKERER, Cipango no 19. 9. Outre Kuga et le groupe du quotidien Nihon, il s’agit principalement de la société Seikyōsha 政 教社, fondé en 1888. Elle publia la revue Nihonjin 日本人 dont les figures les plus connues sont le philosophe Miyake Setsurei 三宅雪嶺 (1860-1945) et le géographe Shiga Shigetaka 志賀重昂 (1863-1927) ; voir infra. Les deux groupes se rapprochèrent très tôt et employèrent les mêmes termes pour désigner leur doctrine (kokumin shugi, nihon shugi). Maruyama concentre ici l’exposé sur Kuga tout en indiquant que ses conclusions valent pour le Seikyōsha. 10. Le terme exact, dans les extraits cités par Maruyama, est kokumin shigi 国民旨義. Doublet et concurrent de shugi 主義, shigi 旨義 fut employé par certains nipponistes dans les débuts, peut- être afin de suggérer que leur doctrine n’était pas un « -isme » de plus. 11. ISHIDA Takeshi 石田雄, Nihon no seiji to kotoba 日本の政治と言葉 (le Vocabulaire politique japonais), t. 2, ‘Heiwa’ to ‘kokka’「平和」と「国家」 (« Paix » et « État »), Tōkyō, Tōkyō daigaku

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shuppansha 東京大学出版社, 1989, p. 154-183. ATSUKO Hirai, “The State and Ideology in Meiji Japan”, Journal of Asian studies, no 46-1, Feb. 1987, pp. 89-103. 12. L’idée de peuple s’estompe dans le terme français « nationalisme » (ou dans son équivalent anglais), quoiqu’elle reste perceptible dans « nation ». Ce décalage donne une idée de celui qui existe entre kokka (shugi) et kokumin (shugi) en japonais. Précisons que Maruyama recourt au terme occidental nashonarizumu quand il veut éviter toute connotation, ainsi lorsqu’il parle de la synthèse de libéralisme et de nationalisme que représente le nipponisme, ou du « nationalisme bien compris » (tadashii nashonarizumu 正しいナショナリズム) que requiert la démocratie. 13. « Il y a au Japon un gouvernement (seifu), il n’y a pas encore de nation (kokumin / nēshon) » ; Gakumon no susume 学問のすゝめ livre IV, 1874. 14. YONEHARA Ken 米原謙, Kindai Nihon no aidentitī to seiji 近代日本のアイデンティティーと政治 (Identité et politique dans le Japon moderne), Kyōtō, Mineruva shobō ミネルヴァ書房, 2002, p. 17-18, 59-113. 15. ISHIDA Takeshi, op. cit., p. 160-171. Yasuda Hiroshi 安田浩, Kindai tennō-sei kokka no rekishiteki ichi 近代天皇制国家の歴史的位置 (Situation historique du système impérial moderne), Tōkyō, Ōtsuki shoten 大月書店, 2011, p. 24-38. Emmanuel LOZERAND, Littérature et génie national, Paris, Les Belles Lettres, 2005. 16. Nihonjin, no 22, 18 février 1889, p. 4. 17. MATSUMOTO Sannosuke 松本三之介, « Kuga Katsunan ni okeru ‘kokka’ to ‘shakai’ » 陸羯南に おける「国家」と「社会」 (« État » et « société » chez Kuga Katsunan), Journal of Pacific Asia, no 1, 1993, pp. 145-160. 18. Nous résumons ici les positions exprimées dans la revue Nihonjin. La question du « génie national » (kokusui) fut débattue surtout en 1888 et 1889, après quoi le terme continua de servir d’étiquette pour situer le Seikyōsha, bien que celui-ci ait pratiquement cessé de l’utiliser. Pour une présentation détaillée, voir SATŌ Yoshimaru 佐藤能丸, Meiji nashonarizumu no kenkyū : Seikyōsha to sono shūhen 明治ナショナリズムの研究:政教社とその周辺 (Recherches sur le nationalisme de l’ère Meiji : le Seikyôsha et ses marges), Tōkyō, Fuyō shobō 芙蓉書房, 1998, p. 39-68. 19. HONDA Itsuo 本田逸夫, « Kuga Katsunan no ‘kokuminteki tokusei’-ron » 陸羯南の「国民特 性」論 (l’Idée de « spécificité nationale » chez Kuga Katsunan), Seiji kenkyū 政治研究, no 45, 1998, p. 1-31. On observe le même dilemme dans la revue du Seikyōsha, plus unanime quand il s’agit de réclamer que le Cabinet gouvernemental soit responsable devant le Parlement. 20. La Constitution de 1889 ne parlait que de « sujets » (shinmin 臣民). Avant 1945, l’emploi de kokumin dans des textes officiels est resté exceptionnel. YASUDA Hiroshi, Kindai tennō-sei kokka no rekishiteki ichi, op. cit., p. 30. 21. Dans un cours fait la même année, Maruyama compare plus explicitement le nipponisme aux nationalismes européens du début du XIXe siècle. Maruyama Masao kōgiroku 丸山真男講義録 (Cours de Maruyama Masao), Tōkyō, Tōkyō daigaku shuppankai 東京大学出版会, vol. 2, 1999, p. 185-197. La question de savoir s’il est possible de séparer le versant politique du versant culturel de l’idée de nation est abordée par de nombreux auteurs. Nous nous contenterons ici de renvoyer aux analyses d’Ernest GELLNER ( Nations and Nationalism ; traduction française de Bénédicte Pineau, Nations et nationalisme, Paris, Payot, 1989) et de Margaret CANOVAN (Nationhood and Political Theory, Cheltenham, Edward Elgar, 1996), qui en traitent plus spécialement. 22. MARUTANI Yoshinori 丸谷嘉徳 situe vers 1903 le moment où Kuga, jusqu’alors très critique à propos de la politique d’armement et défenseur acharné des solutions pacifiques, devient partisan d’une guerre avec la Russie. Kuga Katsunan kenkyū 陸羯南研究 (Recherches sur Kuga Katsunan), Tōkyō, Keisō shuppan sābisu sentā 勁草出版サービスセンター, 1990, p. 72-102. Uete et Nishida soulignent son incohérence à l’époque de la guerre russo-japonaise. Capable d’une position très nuancée vis-à-vis de la Russie, distinguant la nation de ses dirigeants, évitant le

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thème de l’affrontement des races, Kuga n’envisageait plus que le Japon doive respecter l’indépendance de la Corée ou modérer ses ambitions sur la Mandchourie ; Kuga Katsunan zenshū, vol. 8 (1972), « Kaisetsu » 解説 (Notice), p. 569-571. Voir aussi PARK Yang-Shin 朴羊信, Kuga Katsunan. Seiji ninshiki to taigairon 陸羯南.政治認識と対外論 (Kuga Katsunan. Sa vision de la politique et sa position sur les relations extérieures), Iwanami shoten 岩波書店, 2008. 23. Voir « Gunkoku shihaisha no seishin keitai », op. cit. 24. Voir « la Pensée de l’État Meiji », op. cit. 25. Hegel est une source d’inspiration majeure des Essais, notamment dans l’analyse de la pensée d’Ogyū Sorai. Sans jamais en faire une référence exclusive, Maruyama a continué de s’y appuyer par la suite. 26. Maruyama a développé cette idée dans Nihon no shisō 日本の思想 (la Pensée au Japon), paru en 1961. 27. « Ce que j’ai appris de Fukuzawa, ce n’est pas le contenu concret de ce qu’il propose ou de ce qu’il arrête, mais c’est sa manière de pensée qui, elle, offre matière illimitée à l’enseignement. » ; Essais, op. cit., XXI. 28. Dans « Meiji kokka no shisō », postérieur de quelques mois, Maruyama élargit à l’ère Meiji dans son ensemble des conclusions qui ne portent ici que sur Kuga et Fukuzawa.

AUTEUR

MORVAN PERRONCEL

Université Chūkyō (Nagoya)

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Kuga Katsunan. L’homme et sa pensée

Masao Maruyama Traduction : Morvan Perroncel

NOTE DE L’AUTEUR

Toutes les notes sont du traducteur.

Préambule

1 Les mots aussi ont leur destin. « Esprit japonais », « génie national » (kokusui), il y a peu de temps encore, ces mots et d’autres nous désignaient la source de toutes les valeurs. Pas une idée, pas un mouvement qui ne fût alors lancé sous ces bannières. On s’en légitimait, on en rivalisait. Les voici aujourd’hui synonymes d’ignorance, d’obscurantisme, de mégalomanie, objets d’un mépris et d’une ironie qui cherchent à les rejeter dans un lointain passé. C’est maintenant l’association de toute idéologie « Japon » avec l’idée de réaction féodaliste qui paraît aller de soi. Et pourtant, de même que le criminel le plus infâme a été un enfant innocent, de même la pensée et le mouvement nipponistes n’ont pas toujours été, loin de là, ce qu’on les a vus devenir au cours des dernières années, à ce stade où ils contribuèrent à réaliser la version japonaise du fascisme. Que l’on remonte de Taishō vers Meiji, et l’on découvrira quelque chose de remarquablement différent. Sain et progressiste fut le mouvement nipponiste de la troisième décennie de l’ère Meiji (1888-1897). Kuga Katsunan, dont je voudrais parler ici, était l’un de ses plus brillants représentants.

2 Miyake Setsurei, Tokutomi Sohō, Asahina Chisen, Ikebe Sanzan, Fukumoto Nichinan, Yamaji Aizan1 : quoique Kuga soit à ranger avec ces héros du journalisme du milieu de l’ère Meiji, son nom est moins familier, parce qu’il est mort assez jeune et parce qu’il passa sa vie comme sur une hauteur solitaire. Pour ceux qui ne le connaîtraient pas bien, il peut être utile de commencer par présenter brièvement sa carrière.

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3 De son vrai nom Nakada Minoru, Katsunan naquit dans la province d’Aomori en l’an 4 de l’ère Ansei (1857) et prit le nom de Kuga pour donner une postérité à la maison d’un parent2. En 1874 (an 7 de l’ère Meiji), il commença des études à l’École normale de Sendai, mais quitta celle-ci dès 1876 pour monter à Tōkyō et entrer à l’École de droit du Ministère de la Justice, où il eut Hara Takashi3 pour condisciple. Fukumoto Nichinan et Kokubu Seigai4, qui devaient plus tard collaborer au journal Nihon, sont eux aussi des amis de cette époque. S’étant opposé aux sanctions prises contre les meneurs d’une rixe visant le personnel de sa pension, il fut renvoyé de l’École de droit en même temps que Hara, Fukumoto et Kokubu, si bien qu’il quitta également cette école avant terme. Déjà se manifeste un tempérament d’indomptable. En 1881, il devint fonctionnaire au bureau des Publications officielles, rebaptisé bureau du Journal officiel quatre ans plus tard5. Ce service était alors dirigé par Takahashi Kenzō6, avec qui Katsunan se lia et qui devait l’aider plus tard dans le lancement de Nihon. Le mouvement d’opposition à la politique d’occidentalisation du cabinet Itō prenant une dimension nationale, notamment à propos de la révision des traités inégaux, Kuga démissionne en avril 1888, à l’âge de trente-trois ans. Il reprend le Tōkyō denpō, qui devient Nihon l’année suivante, dont il assure constamment l’éditorial jusqu’à ce que la maladie, en 1906, l’oblige à céder son journal à Itō Kinsuke7. Son style grave et majestueux fit plus d’une fois trembler le gouvernement des clans. Kuga décède en 1907, à l’âge de cinquante-et-un ans.

Le nipponisme de Kuga

4 C’est dans la série de ses « Réflexions sur les discours politiques contemporains8 », publiée dans Nihon en juillet et août 1890, que Kuga a exprimé de la manière la plus concentrée ce qu’il entendait par « nipponisme » (nihon shugi). Il s’agit aussi d’une des meilleures présentations de l’histoire des idées dans les premières années de l’ère Meiji, avec le second tome de l’Histoire du nouveau Japon de Takekoshi Yosaburō et l’Essai sur l’histoire contemporaine de l’Église japonaise de Yamaji Aizan 9. Après une analyse des grands courants de pensée des deux premières décennies, Kuga y développe sa propre position, ce qu’il appelle « le parti de la nation ». Voici ce qu’il écrit au tout début : « Esprit national » : sitôt jeté, ce cri fut entendu comme un nouvel appel à fermer le pays ou expulser les barbares. Au passéisme borné de ceux qui fêtaient la renaissance d’idées d’un autre âge répondaient l’ignorance et la légèreté de ceux qui croyaient pouvoir moquer le retour de vieilles lunes. Nous qui prenions alors le parti de la nation10, [...] nous ne déplorions pas tant le manque de jugement de ceux-ci que l’étroitesse d’esprit de ceux-là. Nos principes sont en effet aussi éloignés de la xénophobie des premiers qu’ils sont proches de l’humanité que nous reconnaissons derrière la jobardise des seconds.

5 Kuga, on le voit, n’avait rien de plus pressé que de se séparer radicalement du chauvinisme réactionnaire. Si cela l’amène à retracer l’histoire du nationalisme européen moderne, c’est afin d’expliquer en quoi il s’agit d’une idéologie progressiste et comment elle mit à bas le système féodal pour mener à bien l’unification nationale. Notre nationalisme est né d’une réaction contre l’occidentalisation, comme ces nationalismes [les mouvements nationaux européens – n.d. Maruyama] naquirent d’une réaction contre l’oppression française.

6 Ainsi situa-t-il toujours son action dans la perspective d’une histoire mondiale. Il avait parfaitement compris la théorie historique suivant laquelle démocratie et nationalisme

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étaient nécessairement associés chez les peuples11 qui n’avaient pas été parmi les premiers à se développer, et dont le mouvement de modernisation passait autant par la conquête de l’indépendance vis-à-vis des puissances étrangères que par l’établissement de la liberté dans la nation même. Le gouvernement national (national politics [n.d. Kuga]) signifie l’indépendance nationale vis-à-vis de l’extérieur et l’unification nationale à l’intérieur. L’unité nationale signifie que ce qui appartient fondamentalement à la nation doit lui revenir. [...] À cet égard, le gouvernement national doit donc être compris comme ce que l’on appelle ordinairement « le gouvernement suivant l’opinion publique » (yoron seiji 世論政治). [...] En ce qui concerne la politique intérieure, notre premier principe est ainsi de confier les tâches nationales à la nation tout entière.

7 Ardent à réclamer une modernisation du système politique impliquant organes de représentation, responsabilité du gouvernement et extension du droit de vote, il est sur ces points en parfait accord avec les défenseurs des droits du peuple. Mais alors que beaucoup d’entre eux voient dans un tel système la simple reconnaissance d’un droit naturel abstrait, Kuga l’entendra toujours comme l’achèvement de l’unité nationale japonaise, et ses interventions ne s’éloigneront jamais de cette perspective historique concrète. L’État moderne devait se construire au Japon tout en résistant à la pression internationale. C’est pourquoi Kuga refusa toujours de voir autre chose qu’une phraséologie dans les discours de ceux qui défendaient exclusivement une liberté s’aliénant de l’État. Et c’est sur ce point qu’il fut le plus en désaccord avec les autres démocrates de son temps.

8 On peut dire que c’est par cette conscience historique que Kuga et le groupe de la revue Nihonjin surpassaient largement bien des défenseurs des droits du peuple. Ces derniers, comme on sait, étaient également souverainistes12, ce qui les amena à faire front commun avec les nipponistes dans le mouvement d’opposition aux projets conçus par Inoue Kaoru puis Ōkuma Shigenobu pour la révision des traités inégaux13. Mais beaucoup n’avaient pas réfléchi à ce qui pouvait lier leur théorie des droits naturels et leurs positions souverainistes. L’irréflexion tourna même à la contradiction après l’ouverture de la Diète, lorsque les partis réclamèrent d’un côté des allègements fiscaux, de l’autre un renforcement militaire. Idéologiquement, les partis étaient donc depuis longtemps préparés à s’entendre avec le gouvernement des clans. À cet égard, la position de Kuga et des nipponistes était infiniment plus cohérente, par sa recherche du juste équilibre sur lequel pourrait se développer l’État japonais, entre facteurs de dispersion (le libéralisme) et de cohésion (le pouvoir d’État), la Maison impériale devant être le point focal de la cohésion. Que la monarchie constitutionnelle soit le meilleur régime [pour le Japon – N.D.T.], c’est la conclusion à laquelle arrivait Kuga au terme d’un raisonnement qui n’est pas sans évoquer la dialectique hégélienne.

9 C’est pourquoi il demandait « que l’État, la Maison impériale, le Gouvernement, le Parlement soient nationaux en droit et en fait14 ». Il faut en particulier que la Maison impériale ne puisse être à un clan ou à une classe, « qu’elle repose au-dessus de toute la société du peuple (shumin shakai 集民社会) et soit en contact avec elle, qu’il y ait le moins possible d’obstacles entre les deux15 ».

10 Que sa conception du nationalisme, déterminée qu’elle était par la situation concrète du Japon, notamment par l’environnement international, n’ait pas atteint à une modernité plus radicale, cela est compréhensible. Aux passages que nous venons de citer, on peut cependant juger combien le « nipponisme » de Kuga était plus riche, par son universalisme, et plus sainement progressiste que celui que nous avons connu

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ensuite. Une série d’éditoriaux de janvier 1890, par exemple, nous révèle quelle profonde compréhension il avait du libéralisme. Contre ceux qui ne voulaient y voir qu’un produit intellectuel d’importation : Ah ! Libéralisme ! N’est-ce pas avec le réveil de l’âme japonaise que tu t’es levé dans notre Empire ! La grande transformation que fut la Restauration de Meiji n’a pas seulement abattu le système féodal et restauré la monarchie, elle a également fait sortir le peuple japonais d’un système despotique et oppressif pour lui donner la liberté. On peut donc dire que la Restauration fut l’avènement du libéralisme au Japon16.

11 Montrant que le libéralisme avait été au Japon le résultat d’une nécessité interne, il s’employait à réfuter l’assimilation hâtive du libéralisme au système républicain, et son corollaire, l’idée suivant laquelle le libéralisme serait incompatible avec l’État japonais. Il s’opposait ainsi à l’erreur d’une interprétation réactionnaire en même temps qu’au gouvernement des clans, qui tâchait d’inspirer la peur du Mouvement pour la liberté à des masses encore peu éveillées politiquement. Kuga voua toutes ses forces à défendre le libéralisme, à l’expliquer et le faire comprendre de la manière la plus approfondie. « Qu’on ne haïsse point le libéralisme, voilà ce que j’espère ardemment. » Il n’était pourtant pas aveugle à ses limites historiques. Certes, le libéralisme « mit à bas les murailles, il combla les fossés dont s’entouraient toutes les féodalités, il ouvrit grand la voie aux talents et aux capacités ». Mais si « la liberté fut sœur de l’égalité » dans la destruction du système féodal, elle s’en éloigna ensuite pour engendrer « de nouvelles castes », « une nouvelle aristocratie », « de nouveaux privilèges »17. Kuga ne manque pas de dévoiler cette contradiction. Autrement dit, se refusant à un éloge aveugle du libéralisme, il en prône une assimilation critique. Comparez avec l’antilibéralisme hystérique des nipponistes que nous avons connus ces dernières années !

12 S’il évoque les limites du libéralisme, Kuga se rebelle par ailleurs contre « l’absolutisme » ou le nationalisme bureaucratique (kanryōteki na kokka shugi 官僚的な 国家主義). Il saisit toute occasion de marquer avec fougue en quoi son nationalisme s’en distingue. Nous ne détestons rien tant que l’aberration de ces extrémistes qui réclament inconsciemment que l’on accroisse le pouvoir souverain et qui oppriment toute force politique appuyée sur une initiative ou une énergie populaire18.

13 C’est toujours sur le peuple que se fonde la politique : C’est dans le peuple que la politique prend sa source, non parmi les politiciens. [...] Le peuple est l’eau sur laquelle flottent les bateaux des politiciens. L’eau peut porter les bateaux comme elle peut les engloutir. Les politiciens ne doivent agir qu’en connaissance de son courant.

14 Ainsi se bat-il contre le mépris dans lequel factions claniques et militaires tiennent le peuple. Il avait compris que : Lorsque [le peuple] s’assemble et s’unit, le politicien le plus féroce, le gouvernement le plus fort devient impuissant à le soumettre19.

15 Un gouvernement despotique n’étant jamais qu’un « éclat éphémère », Kuga préfère s’appuyer sur le principe selon lequel : On ne saurait espérer voir grandir le prestige d’un État, aujourd’hui non plus qu’hier, sans que ne se développent les capacités de chacun de ceux qui en font partie20.

16 D’où il conclut :

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À quelque puissance, à quelque richesse que paraisse atteindre un État, l’humanité nous empêchera de dire que son régime est juste si nombre de ses habitants ne connaissent pas un sort plus enviable que celui des bêtes de somme21.

17 Tandis que dans l’état d’urgence créé par la Guerre sino-japonaise, les partis des droits du peuple ou le démocrate Tokutomi Sohō se laissaient aspirer vers le discours souverainiste des oligarques, c’est bien sa fidélité à de tels principes qui permit à Kuga de refuser jusqu’au bout d’identifier sa doctrine à ce « nationalisme des clans » (hanbatsu-tō no kokka shugi 藩閥等の国家主義), dont il disait que « le principe est d’intervenir pour protéger les intérêts des militaires, des bureaucrates, des aristocrates et des grands bourgeois ». Voilà pourquoi il employa toujours kokumin shigi et non kokka shugi22 pour parler de son nipponisme, qu’il définissait comme « parti de la nation » (kokuminron-ha).

Kuga critique de son temps

18 En effet, toutes les critiques que Kuga formula sur la politique et de la société de son temps, il les conçut depuis cette position fondamentale, depuis ce « parti de la nation » dont nous venons de parler. Ce qu’il y a d’admirable chez Kuga, c’est bien son attachement indéfectible à ces principes. Sur quelque sujet que ce soit, on le voit tirer ses conclusions à partir de principes, et sans qu’il y entre le moindre calcul de circonstance.

19 Dans ses positions théoriques, Kuga n’était pas plus radical que les hommes du « Mouvement pour la liberté ». Comparé à ces derniers, il était même plutôt conservateur. Mais il faut prendre garde que l’on ne peut définir quelqu’un comme progressiste ou réactionnaire simplement à partir de ses déclarations, à partir des mots dont il se sert. Il importe au moins autant d’examiner dans quelle mesure son action est fidèle aux positions qu’il exprime.

20 Sans doute les hommes du « Mouvement pour la liberté » furent-ils souvent plus hardis en paroles que ne l’était Kuga. Pourtant, cela ne les empêcha pas de mettre un beau jour leur main, comme si de rien n’était, dans la main de ces politiciens des clans qu’ils avaient jusqu’alors traités en ennemis jurés. Kuga, au contraire, dans les critiques qu’il exprimait au sujet de problèmes concrets, ne se départit jamais du progressisme qui était celui de ses positions théoriques. La détermination avec laquelle Nihon s’opposa aux cabinets successifs que formèrent les clans – cabinets Itō, Kuroda, Yamagata, Matsukata, Katsura, etc. – se voit assez bien au fait que Nihon fut suspendu trente et une fois entre 1889 et 190523, pour un total de 233 jours, parfois pendant de longues périodes, comme en août 1889 (quinze jours) ou en avril et mai 1891 (vingt-trois jours).

21 C’est entre la fin de 1893 et le début de 1894, lors de la dernière crise liée à la révision des traités inégaux, que la répression fut la plus intense. Attaqué par Nihon, le deuxième cabinet Itō [août 1892-septembre 1896] suspendit le journal du 4 au 6 décembre, du 27 décembre au 2 janvier, du 5 au 14 janvier, du 10 au 14 février, soit vingt-cinq jours en deux mois. On imagine aisément les problèmes de gestion qui devaient en résulter, ce qui montre assez que le profit n’a jamais été la raison d’être de Nihon. Quand un projet de réforme des lois sur la presse fut présenté à la dixième session de la Diète [25 décembre 1896-24 mars 1897], Nihon se montra d’autant plus ardent qu’il avait subi plus durement les atteintes à la liberté d’expression. Il réclama et finit par obtenir la suppression complète des interdictions temporaires24.

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22 S’il ne peut être question ici d’évoquer un à un tous les sujets sur lesquels Kuga intervint et les positions qu’il prit en chacune de ces occasions, je voudrais néanmoins en donner un ou deux exemples représentatifs. On pourrait penser que le désir d’accroître la puissance nationale (kokken-ron 国権論) se traduisait nécessairement par un appel au renforcement militaire. Kuga ne fut pourtant pas de ceux qui le réclamaient inconsciemment. Peu après la Guerre sino-japonaise, le cabinet Itō s’allia au Parti de la liberté25 et, sous le doux mot d’ordre « gérer l’après-guerre », fit inscrire au budget des dépenses militaires colossales. La réaction de Kuga fut sans équivoque : Dire que la guerre est le seul moyen d’accroître la puissance d’un pays, c’est parler au mépris de la civilisation de ce siècle. [...] Cette idée de la puissance nationale (kokkenron) est incompatible avec la nôtre26.

23 Dans un éditorial intitulé « La déchéance de la liberté individuelle », il fustigea les partis qui, après avoir prêché le libéralisme, devenaient les bons chiens du gouvernement des clans et qui, au nom de cette « gestion de l’après-guerre », « allaient jusqu’à lui céder une part du pouvoir législatif » : Ils veulent maintenant préparer la guerre et chantent des hymnes à l’armement27.

24 Kuga haïssait plus que tout la fatuité bornée de l’armée. En juillet 1892, les ministres de la Guerre et de la Marine ainsi que le haut commandement s’opposèrent au remaniement du premier cabinet Matsukata [mai 1891-août 1892], provoquant ainsi la démission de l’ensemble du cabinet. Aussitôt, avec l’énergie et le mordant qui le caractérisaient, Kuga s’employa à dénoncer les interventions de l’armée dans les affaires politiques : Que la corruption du gouvernement d’un pays est toujours causée par les intrusions des militaires, l’histoire du monde ne le montre que trop clairement et nul ne peut le nier. [...] Aujourd’hui, alors que les institutions séparent le civil et le militaire, l’intrusion des militaires dans le gouvernement n’est due qu’à leur avidité, qui ne leur inspire pas de prendre leurs responsabilités et démissionner. Telle est la raison de leurs graves abus. Ils agissent depuis une position irresponsable, mais leurs actes sont lourds de conséquences. Ils emploient en coulisses des brutes ignorantes et se présentent en public comme des sauveurs héroïques. Qu’un homme intègre et droit soit nommé à un poste important, ils l’envient et le haïssent. Ils chargeront de l’intimider les vauriens qui sont à leur botte. Ah ! Ils sont les voyous de la politique28 !

25 On peut s’étonner de la lucidité avec laquelle Kuga prédisait ce que nous avons connu ces dernières années, le terrorisme militaire et l’espionnage politique. « Ils agissent depuis une position irresponsable, mais leurs actes sont lourds de conséquences » ! D’outre-tombe l’âme de Kuga semble tonner contre les accusés alignés dans le tribunal d’Ichigaya29.

26 Kuga n’adapta donc jamais ses principes à telle ou telle revendication particulière. Au contraire, c’est toujours à la lumière de ses principes qu’il critiqua les partis, quels qu’ils fussent, ou bien le cours des événements. Il nous offre ainsi l’exemple d’un journaliste véritablement indépendant.

Les limites historiques de la pensée de Kuga

27 On ne saurait bien entendu fermer les yeux sur ce qui, par ailleurs, limite essentiellement et intrinsèquement la pensée de Kuga. En effet, quoiqu’il ne cesse de présenter sa position comme sans rapport avec le conservatisme féodal, son souci de la particularité nationale, en réalité, l’a parfois conduit à défendre des choses qui

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n’étaient que des traditions féodales. Pour comprendre cette inconséquence, c’est d’abord sa conception de la nation qu’il faut interroger. S’il est légitime de voir dans « la nation » (kokumin) le fondement de l’État moderne, on peut reprocher à Kuga de ne pas avoir cherché à en préciser les déterminations historiques concrètes. Cette idée de « nation » qui fut à la base des révolutions bourgeoises et des États modernes n’est pas une manière vague de désigner simplement l’ensemble de ceux qui appartiennent à un État donné (les « Staatsangehörige »). Ce que ce terme désigne spécifiquement, c’est la couche sociale qui, de sa propre initiative, prend en charge l’État moderne : la couche dirigeante de l’Ancien Régime s’en trouve donc exclue par principe. Tel est le sens historique de la Révolution française, où l’on voit l’assemblée du tiers état, constituée par la négation des états généraux, se proclamer « Assemblée nationale », avant que le troisième article de la Déclaration des droits de l’homme ne pose le principe de souveraineté de la nation. L’idée de nation ne pourrait donc être qu’une absurdité si elle devait faire place au « monarque », à la « noblesse » et au « clergé ». Or voici ce qu’en dit Kuga : L’État moderne ne repose ni simplement sur la noblesse, ni simplement sur les individus, ni simplement sur le monarque. Il repose sur la « nation », qui est le concours du peuple et du monarque30.

28 La nation n’est donc ici autre chose qu’une manière de désigner ensemble le monarque et le peuple, cela sans la moindre restriction concrète. Monarque, aristocrates, clans et grands négociants de l’Ancien régime se retrouvent donc tous et tels quels dans cette « nation ». Toutes les confusions, tous les compromis théoriques de Kuga tiennent ainsi à une conception supra-historique de la nation. « Confier les tâches nationales à la nation », « faire de la politique une chose nationale » : pour que ces propositions échappent à la tautologie, il aurait fallu en reconnaître le contenu historique concret. Consciemment ou non, Kuga ne voulut pas aller plus loin dans cette direction, et c’est aussi là, très précisément, que s’arrête sa modernité. C’est pourquoi il n’y a rien d’étonnant dans le fait que celui-là même qui prônait la suppression des intermédiaires entre le trône et le peuple, ait pu écrire également : Mais nous ne demandons pas l’abolition totale de l’aristocratie (kizoku 貴族), nous désirons seulement que l’on réduise le nombre de ceux qui n’ont de noble que le titre. Nous soutiendrons toujours cette aristocratie capable de guider la société et de diriger les forces nationales31.

29 Ou encore : Un État fondé sur l’idée de nation respecte les droits du peuple sans les mettre en conflit avec le pouvoir souverain. Il inclut la noblesse sans la mettre au-dessus du peuple. C’est que l’idée de nation ne contient pas l’idée de noblesse, ni celle de peuple, ni celle de droits du peuple, ni celle de pouvoir monarchique. La grande idée qu’est la nation n’exclut pas non plus tout cela, car elle peut l’accommoder, le concilier et l’unifier32.

30 Ici s’effacent la finesse et la combativité théoriques de Kuga, ici ne voit-on plus guère qu’une ouverture vers quelque mystique totalitaire.

31 Cette insuffisance n’est pas propre à Kuga. Elle caractérise l’ensemble du courant nipponiste des années 20 de l’ère Meiji [autour de 1890]. Lorsque l’opposition des diverses couches de la société à « l’occidentalisme » du gouvernement des clans et à ses projets de révision des traités inégaux se concentra autour du journal Nihon et de la revue Nihonjin33, il était naturel et même inévitable que le nipponisme devienne cette chose capable de couvrir les positions les plus diverses, non moins proche d’une quasi

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féodale doctrine du génie national (kokusui) que d’un nationalisme moderne. Tani Kanjō, Miura Gorō, Sugiura Jūgō, Asano Nagagotō, Inoue Enryō, Shimaji Mokurai, Torio Koyata : un coup d’œil à cette galerie de portraits suffit pour comprendre la diversité des milieux qui ont nourri le nipponisme34. À faire front commun contre le gouvernement depuis le temps de la Grande Alliance35 avec des gens aussi divers que Sassa Tomofusa et Tōyama Mitsuru, à droite, ou Nakae Chōmin et Ōi Kentarō, à gauche, le groupe nipponiste s’est mêlé aussi bien à des souverainistes qu’à des défenseurs des droits du peuple36. Qu’une idéologie formée dans les ballottements d’un mouvement historique aussi large ne soit pas d’une seule pièce, quoi de plus naturel ? Les forces qui entrèrent dans le grand front commun d’opposition au gouvernement des clans étant issues de toutes les couches de la société qu’avait laissées dans l’ombre ou tenues à l’écart la vigoureuse accumulation primitive de capital réalisée sous l’égide de l’État pendant la deuxième décennie de Meiji [1877-1886], on peut voir dans le nipponisme un effet réel de la politique de modernisation par le haut (l’occidentalisme), c’est-à-dire un mouvement de rééquilibrage, à l’échelle nationale, après un développement spectaculaire, mais privilégiant systématiquement le centre au détriment des provinces, l’industrie au détriment de l’agriculture, le capital de l’État et de quelques grandes entreprises (le « gentlemen’s business ») au détriment du secteur purement privé.

32 Cette situation historique explique tout ce qui donnait au nipponisme des années 20 de Meiji [1887-1896] son caractère de mouvement « venu du bas » – critique de l’étatisme bureaucratique, rejet du grand capitalisme, défense des libertés, appel à un développement s’appuyant sur les classes moyennes et sur les provinces, souci du sort des ouvriers (ainsi quand Nihonjin révéla la condition des mineurs de Takashima 37) –, mais on peut aussi y voir l’évolution qui devait nécessairement conduire à peu près toutes les forces sociales résistant au processus de modernisation à rencontrer des courants progressistes et se mêler à eux38. Les trois tendances qui apparurent ensuite dans le nipponisme et divergèrent à partir de lui, réaction droitière, libéralisme et socialisme, furent simplement le résultat d’une différenciation sociale39.

Conclusion

33 Le nipponisme de Kuga se voulait une synthèse du nationalisme et de la démocratie. Quelque insuffisance qu’on puisse lui trouver, sa vision de la modernisation du Japon est fondamentalement juste. Aux peuples que leur retard international expose à la colonisation ou à la semi-colonisation, il n’est pas d’autre issue que cette synthèse, que le Japon a malheureusement échoué à réaliser jusqu’à maintenant. Finalement absorbé dans la puissante domination du « nationalisme d’en haut » (ue kara no kokka shugi 上か らの国家主義), du nationalisme étatique, le « nationalisme » (kokumin shugi 国民主義) représenté par Fukuzawa Yukichi puis Kuga Katsunan n’a jamais vraiment pris pied. C’est d’ailleurs pourquoi les mouvements venus d’en bas ont dû revêtir au Japon un caractère internationaliste, ou, plus exactement, cosmopolite. Aujourd’hui, alors que nous sommes libérés de la longue domination de l’ultranationalisme, un nationalisme bien compris doit s’associer à la révolution démocratique. Il nous faut reprendre et achever ce que Kuga avait entrepris sans le mener à bien. Nihon est né le jour où la Constitution de Meiji fut promulguée. Quelques jours plus tard, Kuga écrivait dans son éditorial40 :

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Du texte de la Constitution l’on ne doit pas s’empresser à conclure que ce qui est écrit va instantanément devenir réalité. Il est trop tôt pour se rasséréner. « Les droits, dit Jhering41, ne poussent pas aussi facilement que les herbes folles. Leur naissance, comme celle des hommes, est toujours un accouchement violent et douloureux. » Si nous voulons exercer effectivement le droit de prendre part au gouvernement du pays, nous devrons pour cela traverser toutes sortes d’épreuves auxquelles il faut nous résoudre dès maintenant. [...] Ah ! Nation japonaise, prépare-toi, car les obstacles sont nombreux que nous aurons à vaincre pour accomplir cette grande tâche ! Nous aurons besoin de détermination et de patience, il nous faudra progresser pas après pas. Rien ne serait pire que d’oublier la Constitution après nous être enivrés à la fête de la Constitution !

34 Comment, aujourd’hui, ne pas acquiescer au moindre de ces mots ? Malgré l’avertissement de Kuga, l’on n’est pas parvenu à conserver en pratique le peu de liberté même qu’avait donné la Constitution de Meiji. Une Constitution réformée vient d’être promulguée, qui donne des droits à la nation. Pour que ces droits deviennent une réalité, pour atteindre par nous-mêmes à une liberté plus grande, nous aurons besoin d’une résolution sans faille, et les obstacles qu’il nous faudra vaincre seront autrement plus importants que ceux qui ont été rencontrés jusqu’à maintenant. Non, ce n’est pas le moment d’aller s’enivrer à la fête de la Constitution.

35 Dans un numéro de Nihon paru il y a cinquante-sept ans, mon regard a été arrêté par les contours du Japon, dont la carte apparaissait à l’arrière-plan des caractères formant le titre. On n’y voit que Honshū, Shikoku, Kyūshū et Hokkaidō... C’est très exactement de cette époque que le Japon s’apprête maintenant à repartir. Et n’est-ce pas justement d’un nouveau Nihon et d’un nouveau Kuga Katsunan dont nous avons aujourd’hui l’ardent espoir ?

NOTES

1. Miyake Setsurei, philosophe et éditorialiste, membre fondateur de la revue Nihonjin (1888), participa régulièrement à Nihon de 1889 à 1907. Tokutomi Sohō 徳富蘇峰 (1863-1957) créa la revue Kokumin no tomo 国民の友 en 1887 et le quotidien Kokumin shinbun 国民新聞 en 1890. Asahina Chisen 朝比奈知泉 (1862-1939) s’est fait connaître par ses articles pour Kokumin no tomo, mais a surtout travaillé dans des journaux proches du gouvernement (Tōkyō nippō 東京日報, lié à Yamagata Aritomo 山縣有朋, Tōkyō nichi nichi shinbun 東京日日新聞, dirigé par Itō Miyoji 伊東巳 代治) à travers lesquels il polémiqua souvent avec Kuga. Ikebe Sanzan 池辺三山 (1864-1912) travailla à Nihon puis dans des journaux indépendants de tendance libérale (Ōsaka Asahi 大阪朝 日, Tōkyō Asahi 東京朝日). Fukumoto Nichinan 福本日南 (1857-1921), journaliste et homme politique, fondateur de l’« Association de l’Orient » (Tōhō kyōkai 東方協会) au début des années 1890, fut l’un des proches collaborateurs de Kuga à Nihon. Yamaji Aizan 山路愛山 (1865-1917) fut l’un des principaux rédacteurs de Kokumin no tomo et du Kokumin shinbun. 2. Il semble que cette famille Kuga n’ait en réalité jamais existé. Katsunan, qui n’était dans sa famille que le cadet, l’aurait inventée afin de bénéficier du statut de chef de lignée, qui permettait d’échapper à la conscription militaire ; MATSUDA Kōichirō 松田宏一郎, Kuga Katsunan :

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jiyū ni kōron o daihyō-su 陸羯南:自由に公論を代表す (Kuga Katsunan. Représenter librement l’opinion publique), Kyōto, Mineruva shobō, 2008, p. 18. 3. Hara Takashi 原敬 (1856-1921), diplomate, journaliste (directeur de l’Ōsaka Mainichi shinbun 大 阪毎日新聞) et homme politique, fut Premier ministre de 1918 à 1921. 4. Kokubu Seigai 国分青厓 (1857-1944), auteur de poèmes en chinois et de chroniques satiriques pour Nihon. Sur Fukumoto, voir note 1. 5. Le « Journal officiel » (Kanpō 官報) commença de paraître le 2 juillet 1883. Le « bureau des Publications officielles » (Dajōkan bunsho-kyoku 太政官文書局) devint en 1885 le « bureau gouvernemental du Journal officiel » (Naikaku Kanpō-kyoku 内閣官報局). 6. Takahashi Kenzō 高橋健三 (1855-1898) quitta le bureau du Journal officiel en 1892 pour entrer à l’Ōsaka Asahi shinbun. Il joua un rôle important dans le mouvement qui aboutit à l’amendement de l’ordonnance sur la presse (Shinbunshi jōrei 新聞紙条令) en 1897 (voir infra, note 22). Il participa aussi à la création de Kokka 国華 (1889), revue consacrée aux arts nationaux. 7. Itō Kinsuke 伊藤欽亮 (1857-1928), ancien collaborateur de Fukuzawa Yukichi au Jiji shinpō 時事 新報, donna une orientation chauviniste et populiste à Nihon. La plupart des rédacteurs, estimant l’esprit de Kuga trahi, quittèrent le journal quelques mois après son changement de propriétaire et se replièrent sur Nihonjin, rebaptisée Nihon oyobi Nihonjin 日本及び日本人 en janvier 1907. Déjà en difficulté au moment de son rachat par Itō, Nihon exista encore quelques années mais disparut en 1914. Ariyama Teruo 有山輝雄, Kuga Katsunan, Tōkyō, Yoshikawa kōbunkan, 2007, p. 265-275. 8. « Kinji seiron-kō » 近時政論考, publiée sous forme de livre en septembre 1891. Traduction en anglais de Barbara TETERS, “Thoughts on Recent Political Discourse”, Monumenta Nipponica, no. 26-3, 1971, pp. 330-393. 9. Takekoshi Yosaburō 竹越与三郎 (1865-1950), journaliste, historien, puis homme politique, débuta au Jiji shinpō avant de devenir un des principaux rédacteurs du Kokumin shinbun. Shin Nihon-shi 新日本史, paru en 1891 et 1892, retrace l’histoire du Japon depuis la Restauration jusqu’à 1889. Sur Yamaji, voir supra, note 2. La période traitée par Yamaji dans Gendai Nihon kyōkai-shi ron 現代日本教会史論, publié en 1906, s’étend jusqu’à la seconde moitié des années 1890. Malgré son titre et la perspective chrétienne de l’auteur, à peu près tous les courants de pensée importants y sont abordés. Les deux ouvrages ont en commun de présenter la Restauration comme un grand moment d’éveil de la nation japonaise, tout en déplorant que son programme politique et social n’ait pas été réalisé. 10. Kokuminron-ha 国民論派. Kuga indique en marge la lecture nashonarizumu probablement pour suggérer à son lecteur que l’idée n’est pas en elle-même japonaise, et ainsi réfuter l’accusation de xénophobie. 11. Minzoku 民族, utilisé parfois dans la revue Nihonjin, désigne la nation en tant qu’unité culturelle, à laquelle manque éventuellement l’unité politique. Kuga ne semble pas l’avoir employé mais le terme était devenu courant à l’époque de Maruyama, au sens d’« ethnie » mais aussi pour parler des mouvements de libération nationale européens du XIXe siècle. Ainsi, dans la citation précédente, Maruyama précise minzoku shugi undō 民族主義運動 quand Kuga écrit kokuminron-ha. 12. Kokken kakuchō 国権拡張 est toujours difficile à traduire puisqu’on se sert de ce terme pour parler tantôt des pouvoirs de l’État à l’intérieur, tantôt d’une politique extérieure qui peut consister aussi bien dans le recouvrement de la souveraineté ou d’une partie de celle-ci, que dans l’augmentation de l’influence exercée sur d’autres pays ou dans une expansion territoriale. De plus, il n’est pas rare que l’on désigne plusieurs de ces choses à la fois. Dans « Meiji kokka no shisō », Maruyama lui-même, opposant minken 民権 (les « droits du peuple ») à kokken 国権, ne tient pas vraiment compte du fait que kokken confond la souveraineté de l’État, essentiellement juridique, et la notion plus vague de puissance (militaire, territoriale, économique). 13. Inoue Kaoru 井上馨 (1835-1915), en 1887, puis Ōkuma Shigenobu 大隈重信 (1838-1922), en 1889, échouèrent dans la révision des traités inégaux à cause de l’opposition suscitée par les

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concessions qu’ils se disposaient à faire aux puissances (principalement l’introduction de magistrats étrangers dans les tribunaux japonais) en échange du recouvrement de la souveraineté juridique et douanière. 14. « Kokusei no yōgi » 国政の要義 (Le principe de l’administration nationale), Nihon, 30 novembre 1889. 15. Ibid. 16. « Jiyū shugi ikan » 自由主義如何 (Qu’est-ce que le libéralisme ?), Nihon, 15-20 janvier 1890. 17. Ibid. 18. « Kokuminteki no kannen » 国民的の観念 (l’Idée de national), Nihon, 12 février 1889. 19. « Undō suru mono wa jinmin nari » 運動するものは人民なり (le Mouvement vient du peuple), Nihon, 27 mars 1889. 20. « Nihon no rikken seitai » 日本の立憲政体 (le Régime constitutionnel du Japon), Nihon, 19 mars 1889. 21. Ibid. 22. Sur ces deux termes, voir supra, l’introduction du traducteur. 23. La possibilité d’interdire temporairement un journal – Maruyama y fait allusion plus loin – fut supprimée en mars 1897. Le décompte des jours de suspension porte donc en réalité sur la période 1889-1897. Kuga avait affiché les avis de suspension dans le salon de réception de Nihon et il en publia lui-même un récapitulatif dans Nihon ; « Shinbun teishi-ken no haitetsu » 新聞停止権 の廃撤 (L’abolition du droit de suspendre les journaux), 21 mars 1897. 24. L’assouplissement de l’« ordonnance sur la presse » (shinbunshi jōrei) était réclamé depuis plusieurs années par de nombreux journaux. Le « Parti du progrès » (Shinpotō 進歩党) l’avait inscrit à son programme et en faisait une condition de son soutien au deuxième cabinet Matsukata (septembre 1896-janvier 1898). En octobre 1896, Kuga publia un article accusant plusieurs oligarques de détourner des fonds publics. Il s’agissait d’une provocation délibérée, au moyen de laquelle il voulait forcer Matsukata à tenir sa promesse. L’article valut à Nihon une suspension d’une semaine mais fournit le prétexte dont la presse libérale avait besoin pour déclencher une campagne de protestation. Voir James L. HUFFMAN, Creating a Public. People and Press in Meiji Japan, Honolulu, University of Hawaii Press, 1997, p. 259 sqq. Sur les liens de Kuga avec Takahashi Kenzō, alors membre du cabinet Matsukata, et leur rôle dans cette affaire, voir Barbara TETERS, “Press Freedom and the 26th Century Affair in Meiji Japan”, Modern Asian Studies, no. 6-3 (1972), pp. 337-351 ; et MATSUDA Kōichirō, Kuga Katsunan : jiyū ni kōron…, op. cit., p. 215-225. 25. Une entente officieuse avait été conclue en 1892 mais elle n’avait pas été longtemps respectée, Itō recourant par deux fois à la dissolution de la Chambre basse. L’échec de cette stratégie l’avait contraint à renouer avec le parti d’Itagaki et à faire entrer celui-ci au gouvernement en avril 1896. 26. Nihon, 7 octobre 1896. 27. « Kojinteki jiyū no daraku » 国民的自由の堕落 (la Déchéance de la liberté individuelle), Nihon, 7 juillet 1897. 28. C’est Maruyama qui souligne, comme dans toutes les citations suivantes. « Bushin kansei- ron » 武臣管制論 (Sur l’intrusion des militaires dans la politique), Nihon, 30 juillet 1892. Un article similaire est paru dans la revue du Seikyōsha, « Bujin no seiji kanshō » 武人の政治干渉 (les Interventions des militaires dans la politique), Ajia I-47, 11 juillet 1892. 29. C’est-à-dire les accusés du procès de Tōkyō, dont la plupart étaient des militaires. Dans « Gunkoku shihaisha no seishin keitai » 軍国支配者の精神形態 (Profil psychologique des dirigeants de guerre), Maruyama analyse en détail le système d’irresponsabilité qui caractérisa selon lui le régime pendant les années de guerre. 30. « Kokuminteki no kannen » (l’Idée de national), Nihon, 12 février 1889. 31. Nihon, 30 novembre 1889. 32. Nihon, 21 février 1889.

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33. Il est vrai que Nihon joua un rôle important dans la crise liée à la révision des traités inégaux en 1889, mais cela est beaucoup moins vrai de Nihonjin. Toutefois, l’ampleur de la contestation était due surtout à l’engagement des partis libéraux, en 1887, en 1889 ou à la veille de la guerre sino-japonaise. L’opposition n’avait pas attendu Kuga pour comprendre qu’elle mettait les oligarques en grande difficulté lorsqu’elle attaquait les concessions faites aux puissances. 34. Parmi les personnages que cite ici Maruyama, on trouve en effet les membres les plus conservateurs du Seikyōsha (Sugiura, Inoue, Shimaji), qui ne furent toutefois pas les plus importants dans l’histoire de la revue Nihonjin. Les autres (Tani, Miura, Asano, Torio) sont d’anciens militaires, conservateurs mais opposés aux deux grandes factions gouvernementales. Ils furent actifs surtout à la Chambre haute. Kuga bénéficia de leur soutien financier, en particulier celui de Tani Kanjō 谷干城 (1837-1911) ; ARIYAMA Teruo, op. cit., p. 130-131. 35. Rassemblement de l’opposition tenté en 1887, qui n’inclut finalement que des éléments de l’ancien « Parti de la liberté » (dissous en 1884), cette « Grande Alliance » (Daidō danketsu 大同団 結) exista jusqu’en mars 1889, l’entrée au gouvernement de son principal animateur, Gotō Shōjirō 後藤象二郎 (1838-1897) provoquant alors une scission. 36. Maruyama simplifie sans doute exagérément l’histoire des rapports du nipponisme avec les autres courants politiques. La proximité avec le courant nationaliste non libéral que représentaient Tōyama Mitsuru 頭山満 (1855-1944) et Sassa Tomofusa 佐々友房 (1845-1906) est restée épisodique. Voir SAKEDA Masatoshi 酒田正敏, Kindai Nihon ni okeru taigaikō undō no kenkyū 近代日本における対外硬運動の研究 (Recherches sur les mouvements pour l’intransigeance en politique extérieure dans le Japon moderne), Tōkyō, Tōkyō daigaku shuppankai, 1978. Les nipponistes se sont en revanche trouvés constamment aux côtés des libéraux, malgré leur méfiance envers les partis et malgré leur crainte de voir la vie politique se réduire à l’affrontement de ces derniers avec l’oligarchie. Ils n’eurent toutefois pas de liens particuliers avec l’aile gauche que représentaient Ōi Kentarō 大井憲太郎 (1843-1922) et Nakae Chōmin 中江 兆民 (1847-1901). 37. En 1888, Nihonjin dénonça les conditions de travail dans les mines de charbon de Takashima (Kyūshū), où les mauvais traitements étaient courants et les accidents très fréquents. Sur le rôle du Seikyōsha dans cette affaire, voir SATŌ Yoshimaru, op. cit., p. 93-114. 38. La formulation de Maruyama pourrait laisser croire à une diversité sociologique. Issus d’anciennes familles de guerriers, les nipponistes avaient pour la plupart étudié à l’Université ou reçu une formation équivalente. Le groupe des amis de Tani, quoique plus âgés, plus aisés et plus proches du pouvoir, représentait un milieu à peine différent. 39. La revue Nihon oyobi Nihonjin (voir supra, note 33) évolua dans un sens anti-libéral à partir du milieu des années 1920, notamment après que Miyake Setsurei eut été contraint de se retirer, en désaccord avec la majorité des autres rédacteurs. Matsumoto Sannosuke 松本三之介, « Nihon oyobi Nihonjin » 日本及び日本人 (La revue Japon et Japonais), Bungaku 24-4, 1956, p. 513-519. Malgré l’intérêt précoce du Seikyōsha pour les idées socialistes et une attention soutenue aux questions sociales que l’on voit aussi chez Kuga, malgré aussi la proximité de Sakai Toshihiko 堺 利彦 (1870-1933) et Kōtoku Shūsui 幸徳秋水 (1871-1911) avec Miyake (voir SATŌ Yoshimaru, op. cit., p. 152-168), il semble difficile de parler d’un rameau socialiste du nipponisme. 40. « Kenpō happu go ni okeru Nihon kokumin no kakugo » 憲法発布後における日本国民の覚 悟 (La résolution des Japonais après la promulgation de la Constitution), Nihon, 15 février 1889. La Constitution avait été promulguée le 11 février. 41. Rudolf von Jhering (1818-1892), juriste allemand est notamment l’auteur de Der Kampf ums Recht (la Lutte pour le droit). Il affirmait, contrairement à ce qu’enseignait l’école de Savigny, que le droit n’évoluait pas spontanément ni sans difficulté, mais que son progrès résultait toujours d’une lutte. Paru en 1872, l’ouvrage fut rapidement traduit en de nombreuses langues.

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Notes de lecture

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Philosopher au Japon aujourd’hui, Revue philosophique de la France et de l’étranger collectif dirigé par Saitô Takako, Tome 136, no 3, juillet-septembre 2011, PUF, Paris, 160 p.

Sylvain Isaac

1 Ce numéro spécial consacré à la pratique philosophique dans le Japon d’aujourd’hui est le fruit d’une très intéressante initiative de Saitō Takako. Plutôt que de chercher à offrir un improbable panorama exhaustif de la scène philosophique actuelle de l’archipel, Saitō a focalisé son attention sur quatre auteurs qui, par leurs préoccupations propres et leurs thèmes de recherches, en sont les plus représentatifs : Inoue Tatsuo (philosophie du droit), Kawamoto Hideo (philosophie de la vie), Ōhashi Ryōsuke (philosophie comparée) et Saitō Yoshimichi (phénoménologie).

2 Dans un chapitre introductif intitulé « ‘Philosopher au Japon aujourd’hui’ : Enjeux et contexte philosophique », Saitō Takako justifie son choix éditorial en soulignant que « si la philosophie consiste à créer de nouvelles perspectives sur le monde, ces philosophes me semblent avoir réussi à proposer une perspective philosophiquement originale qui pourrait intéresser les lecteurs bien au-delà de l’Extrême-Orient » (p. 311). Et cela est d’autant plus vrai que, tout en relevant indiscutablement du domaine de la pensée qui a pour nom « philosophie » et qui s’est développé au sein de la culture occidentale depuis la Grèce antique, ces quatre auteurs s’inscrivent en même temps dans le prolongement des traditions de pensée proprement asiatiques. Cette position qui est la leur, à la fois au dedans et au dehors du courant qui a historiquement constitué la philosophie, assure non seulement une perspective originale, mais aussi une pertinence inédite à leur discours. Dans les pages du présent recueil, les références aux traditions de pensée orientales sont plutôt discrètes, à l’exception notable du texte d’Ōhashi. Cependant, ainsi que l’indique Saitō Takako, l’influence de ces traditions est prégnante chez chacun des quatre auteurs. Chez Inoue, c’est en opposition aux thèses défendues par Francis Fukuyama d’une fin de l’histoire à la faveur d’un libéralisme triomphant que l’on assiste à la tentative d’une redéfinition du libéralisme comme

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pensée critique réformatrice, et cela dans un contexte nippon qui présente une tendance presque congénitale à une « marginalisation continuelle du libéralisme » (p. 328). Kawamoto s’appuie pour sa part, dans une certaine mesure, sur la philosophie de la vie que développa Nishida Kitarō en réaction à la réception japonaise de l’œuvre bergsonienne ainsi que sur la phénoménologie de la « méditation transcendantale » que proposa Nitta Yoshihiro au confluent de la phénoménologie allemande et de la sensibilité japonaise. Quant à Ōhashi, sa propre perspective exégétique sur les textes bouddhiques doit beaucoup à la réappropriation philosophique des corpus traditionnels d’Orient entreprise par Nishitani Keiji tout au long de sa carrière. Enfin, Saitō Yoshimichi se nourrit à la fois de la logique du lieu nishidienne (d’influence ouvertement bouddhique) et des réflexions sur le rapport entre la chose et l’âme que l’on trouve chez Ōmori Shōzō.

3 Dans sa contribution sur « Le libéralisme comme recherche de la justice », Inoue entend s’opposer aux penseurs du libéralisme occidental contemporain (John Gray, Rawls) en vue de « refonder l’idée de justice universelle et redéfinir le libéralisme comme pensée critique réformatrice » (p. 325-326). Après avoir consacré de longues pages à décrire l’état déplorable dans lequel se trouve aujourd’hui la notion même de libéralisme au Japon, en Asie et dans le monde, ce afin de montrer la nécessité impérieuse dans laquelle nous nous trouvons désormais de « prendre le libéralisme au sérieux », Inoue s’attache à dégager les raisons qui ont conduit à une telle situation, ainsi que les principes qui permettront de sortir de cette ornière. À son avis, il faut revenir au projet des Lumières, lequel aurait été mal compris, et réévaluer la notion de tolérance. Ce qui redonnera vie au libéralisme tout en lui réattribuant « sa dimension philosophique orientée vers l’éradication des discriminations et oppressions injustes » (p. 339), c’est précisément de « refonder le libéralisme sur l’idée de justice universelle » (p. 342). En ce sens, Inoue revendique le fait que le libéralisme ne désigne pas une pensée de la liberté, mais une doctrine de la justice. Ce primat qui lui est accordé se justifie en ceci que « l’idée de justice qui fonde la liberté, en imposant la règle d’un examen critique de soi ouvert au point de vue d’autrui, redresse éthiquement la volonté de puissance égocentrique inhérente à la volonté libre » (p. 345). Envisagé de la sorte sous le prisme de la justice universelle, le libéralisme acquiert « la capacité de reconnaître éthiquement une ‘liberté venant de l’autre’, de l’améliorer et de la transformer en une ‘liberté ouverte à l’autre’ » (p. 345-346). Ce changement de perspective, qui constitue une sorte de fil rouge qui traverse tous les écrits de l’auteur, doit être compris comme une tentative de redéfinir philosophiquement le libéralisme qui vise à restaurer toute sa vigueur critique en le fondant sur une quête de justice.

4 Dans « L’autopoïèse et l’‘individu’ en train de se faire », Kawamoto s’en prend à la théorie de l’autopoïèse de Maturana et Varela, dont il critique la formulation initiale insuffisante. Toutefois, reconnaît-il immédiatement, en raison de son objet même, cette théorie a ceci de particulier qu’il est a priori impossible d’en donner une formule satisfaisante. Il propose dès lors de l’examiner sous un jour nouveau en l’abordant depuis un certain type d’expérience. En l’occurrence, il s’agit de la « nouvelle catégorie philosophique » qu’est la formation des frontières : « Tout système trace ses frontières à travers ses propres opérations pour se donner un champ qui lui est propre » (p. 355). Au terme de ce processus, un intérieur et un extérieur se déterminent spécifiquement. Et c’est avec cette détermination spécifique qu’un système acquiert son individualité. Or, « lorsqu’il s’agit de l’auto-individuation d’un système, aucune des conditions environnementales ne permet d’en déduire un individu. […] Un individu se forme de

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lui-même comme tel en se produisant de lui-même en tant qu’individu en vertu de la mise en œuvre d’une partie de ses conditions intrinsèques, de sorte qu’il ne se résout à aucun des groupes composant les conditions qui constituent un soi existant » (p. 357). C’est là que se situe l’énigme la plus mystérieuse de l’autopoïèse. À cela s’ajoute le fait que l’opération même d’individuation implique en même temps une mise en relation avec l’environnement – ne fût-ce que pour s’en distinguer. C’est précisément au niveau des rapports entre système et environnement ainsi qu’au niveau des opérations d’individualisation et d’autodétermination des frontières que Kawamoto entend clarifier la théorie de l’autopoïèse. Pour ce faire, il introduit les catégories de « pénétration » et de « correspondance immédiate ». La première désigne « un environnement (extérieur) qui s’est déjà mis à participer à un système (intérieur) au moment même où se séparent l’intérieur et l’extérieur avec la formation des frontières » (p. 362). Quant à la seconde, elle signifie que « les modes d’action dans un environnement donné ont chacun leur spécificité, de telle sorte que l’action du corps corresponde immédiatement à une spécificité environnementale déterminée en vertu d’un mode d’action déterminé » (p. 363). Avec ces éléments, Kawamoto envisage la mise en œuvre d’une recherche qui mette en valeur de manière complémentaire l’organisme du système et la phénoménologie, sous l’étiquette de « phénoménologie du système ».

5 « Vers la profondeur du sensible : La Phénoménologie de l’esprit de Hegel et la compassion du bouddhisme du Grand Véhicule » est l’occasion, pour Ōhashi, de formuler une théorie du sensible dont l’argument majeur consiste à déconstruire la structure prétendument subjective de l’expérience sensitive au profit d’un approfondissement de celle-ci jusqu’à devenir une « transformation existentielle », laquelle s’apparente à une expérience religieuse. C’est dans la « médiété » d’Aristote qu’Ōhashi trouve un premier critère fondamental en vertu duquel « la sensation […] est en fait un lieu ‘intervalle’ et ‘moyen’ (milieu) entre l’objet de la sensation et la fonction sensitive » (p. 368). En insistant sur le concept aristotélicien de « moyen », et en y articulant celui de « sens commun » au niveau duquel se joue déjà une activité spirituelle (ou intellectuelle), il rend possible une interprétation audacieuse de la Phénoménologie de l’esprit de Hegel comme étant tout entière une théorie du sensible, à condition d’accepter avec lui que « le sensible est un ‘élément’ qui constitue la totalité de cet esprit [et que] le cheminement total du processus du phénomène de l’esprit se constitue sans se séparer de cet élément » (p. 370-371). La démonstration de cette thèse l’amène à retracer toutes les étapes de la phénoménologie de l’esprit en montrant, dans le passage de la conscience à la conscience de soi, puis à la raison, à l’esprit, et enfin à la religion, comment le sensible est non seulement répété à chaque étape (tout en étant à chaque fois approfondi, intériorisé, spiritualisé), mais constitue de surcroît un « élément » constitutif qui les traverse toutes. La finalité que poursuit Ōhashi en dévoilant ainsi la « profondeur du sensible » est d’établir une correspondance entre celle-ci et la « compassion » du bodhisattva dans le bouddhisme du Grand Véhicule. Dans le savoir absolu hégélien, le contenu de la vérité de l’esprit est saisi non plus dans la forme de la représentation, mais dans celle du soi, de telle sorte que « c’est en tant que le soi devient ‘soi-même’ qu’il sait aussi que l’autre devient ‘lui-même’ autrui » (p. 381). Or, pour ne pas retomber dans le piège de la représentativité, cette « connaissance » doit encore prendre congé d’elle-même. Et, ce faisant, non seulement elle rejette la forme de son soi, mais elle rejette également celle d’autrui. Ce schéma de détachement total de soi qui libère également de l’autre (et qui fait dès lors « entrer dans une relation libre de communauté avec l’autre en faisant intervenir l’Étrangeté absolue ou non-

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communauté avec l’autre » ; p. 382) s’apparente dès lors à la compassion du boddhisattva qui, sans le « vouloir » (car la volition impliquerait encore un substrat de subjectivité), choisit de redescendre vers le monde des êtres sensibles afin d’œuvrer à leur salut. Une telle reprise de la phénoménologie de l’esprit (en appuyant particulièrement sur le sensible) dans la perspective de la compassion bouddhique constitue, de l’aveu même d’Ōhashi, un premier pas en direction d’une « phénoménologie de la compassion » au développement de laquelle il entend s’atteler à l’avenir.

6 C’est sur la question de la liberté et, à travers celle-ci, sur celle de la possibilité de l’amour que réfléchit Saitō Yoshimichi dans « En deçà et au-delà de la liberté ou l’impossibilité de l’amour ». En s’appuyant sur une conception du monde qui répond à un schéma de hiérarchisation concentrique où chaque niveau (du matériel au spirituel en passant par l’organique) est soutenu par le précédent tout en incluant celui-ci et en le contrôlant, Saitō explique que la conscience apparaît comme « une modalité particulière et partielle de la structure de la phénoménalisation du monde » (p. 393). L’âme, au niveau de laquelle seulement la liberté trouve son éventuelle possibilité, constitue le niveau de l’apparition des choses (de leur phénoménalisation) et, en tant que telle, permet à l’ordre matériel (qui fonde celui de l’âme) de se phénoménaliser. Ce qui la place à un plan transcendantal. En distinguant l’ordre matériel de l’ordre spirituel (tout en les articulant l’un à l’autre), Saitō attribue au premier le principe de causalité et au second celui de la liberté. En ce sens, la liberté « intervient de l’extérieur dans l’ordre des choses d’une manière, disons, verticale » (p. 395). Or, une nuance de taille surgit ici : la liberté, si elle ne dépend pas du niveau des choses, reste néanmoins incertaine sur le plan de l’âme (ou de la pensée, puisque l’auteur les confond), ou du moins conditionnelle : « un sujet peut toujours se tromper sur sa liberté » (p. 397). À supposer donc qu’elle soit possible, elle est définie comme l’acte de choisir quelque chose par soi-même. Aussi le critère de la liberté devient-il le soi. Le soi est ainsi renvoyé à sa propre origine et, laquelle étant introuvable (l’auteur réfutant les théories de la causa sui aussi bien que du tiers exclu), il se produit une « situation dans laquelle ‘le soi se trouve en face de ce qui n’est pas soi-même’ » (p. 398). Cette situation, qui constitue la possibilité ultime de la liberté en même temps que sa limite, est nommée « amour ». Contrairement à la liberté qui a pour jalon le soi, l’amour s’accomplit en direction d’un autre, lequel compris non comme un autre soi, mais comme « ce qui n’est en aucun sens un moi, l’altérité elle-même pour ainsi dire » (p. 399). C’est ainsi que Saitō relève une impossibilité d’acte d’amour – puisque l’acte libre suppose un soi, et l’amour la négation de celui-ci dans le tout autre. Toutefois, cette impossibilité se résout dans une double illusion : l’acte n’est libre que pour autant qu’on le croit libre, et l’amour orienté vers l’autre est toujours, au fond, orienté vers soi. Aussi, conclut Saitō, l’amour demeure-t-il possible en dépit de son « caractère quasi irréel et impensable » (p. 400) comme don de soi d’une manière pure et simple, et à condition donc d’en exclure les notions de valeur et d’utilité. En d’autres termes, la possibilité de l’acte d’amour reste ouverte en tant que possibilité d’accomplir librement un acte dépourvu de sens, sans qu’il ne soit nécessaire de réaliser cette possibilité : « l’amour ne se réalise jamais, ne s’actualise jamais – et en ce sens l’amour ne s’accomplit jamais, donc il est impossible – mais en même temps il se maintient dans sa possibilité pure » (p. 404).

7 À travers ces quatre articles, sélectionnés avec soin par Saitō Takako et admirablement traduits en français, le présent recueil offre un aperçu, forcément non exhaustif, mais éminemment suggestif, de toute la diversité et la richesse de la scène philosophique

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japonaise actuelle. En cela, c’est déjà un succès. De surcroît, ces articles constituent chacun une contribution tout à fait originale au domaine qui leur est propre. Qu’ils soient à l’avenir commentés, décortiqués, critiqués ou développés, ou du moins qu’ils « donnent à penser » aux penseurs de chez nous, et cet ouvrage pourra se targuer d’avoir par ailleurs contribué à nourrir les regards croisés entre l’Orient et l’Occident.

AUTEUR

SYLVAIN ISAAC Université catholique de Louvain

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Thierry Guthmann, Shintō et politique dans le Japon contemporain Paris, L’Harmattan, 2010. 202 p.

Eddy Dufourmont

1 À l’heure où le Japon est en friction avec la Chine à propos des îles Senkaku et connaît une vague de discours populistes et révisionnistes, l’analyse que propose Thierry Guthmann, politologue à l’université de Mie (Japon), sur le shintō et la politique dans le Japon contemporain est bienvenue pour pallier le manque d’ouvrages francophones sur la question.

2 L’auteur justifie son ouvrage en partant du constat de l’intérêt exclusif de la recherche pour le bouddhisme dans la question du rapport entre religion et politique au Japon, au détriment du shintō. Or, considérer le shintō est d’autant plus important aux yeux de l’auteur que le Japon moderne a fait l’expérience d’un shintō d’État, dont l’idéologie fait un retour en force à partir des années 1960, en parallèle avec une remise en cause du pacifisme constitutionnel. À partir de là, l’auteur se propose d’étudier concrètement la relation religion/politique à travers les rapports entre le monde politique et la « Ligue policito-shintoïste » (Shintō seiji renmei), principal représentant des sanctuaires shintō selon lui. Mais d’emblée le champ d’intérêt de l’auteur va bien au-delà du Japon : il entend en effet rapprocher le cas japonais de celui des « démocraties occidentales », en abordant les cas français et américain, afin d’élaborer un modèle des relations religion/ politique dans les démocraties contemporaines. L’auteur justifie le choix de ces deux pays parce qu’ils sont tous deux aux extrémités en matière religieuse : les États-Unis étant considérés comme les plus religieux, la France le moins.

3 L’ouvrage se divise en cinq chapitres, qui constituent deux étapes différentes de la réflexion de l’auteur : les trois premiers chapitres sont consacrés à la « Ligue politico- shintoïste », les deux suivants à un rappel des relations entre religion et politique en France et aux États-Unis, qui permet une réflexion sur un modèle rendant compte des relations entre religion et politique dans les démocraties européennes. S’appuyant sur les revues actuelles publiées par la « Ligue politico-shintoïste », l’auteur rend bien compte des idées de l’organisation sur le plan politique, qui sont celles des conservateurs les plus nationalistes. Sur le plan des relations de la Ligue avec le monde

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politique, l’auteur s’attarde sur les discours de Mori Yoshirō et une mise en évidence des liens personnels entre des membres du PLD, à commencer par Abe Shinzō, et la Ligue. Dans le troisième temps, sur la question de l’environnement idéologique de la société japonaise contemporaine, l’auteur rend compte des différents sondages pratiqués au Japon au sujet des points qui constituent les revendications de la Ligue. L’auteur montre bien l’écart plutôt important entre les aspirations que la Ligue a pour le Japon et les attentes des citoyens, avec des exceptions notables en ce qui concerne les questions de défense, de réforme de l’article 9, et des visites officielles au sanctuaire Yasukuni. On peut y trouver une clé pour comprendre le retour d’Abe Shinzō au poste de Premier ministre.

4 Thierry Guthmann dresse ainsi un tableau intéressant de la place du shintō dans le fait politique des années 2000, un tableau d’autant plus bienvenu que le monde francophone manque d’ouvrages sur la politique japonaise. Si l’apport est indéniable, son travail ne saurait pourtant à lui seul traiter de façon complète du shintō et de la politique dans le Japon contemporain – contrairement à ce que le titre semble suggérer – et surtout, la démarche peut d’une manière générale prêter à plusieurs interrogations.

5 Le point de départ de l’auteur est le constat que les recherches sur les relations entre religions et politique au Japon se sont concentrées avant tout sur le bouddhisme avec le Kōmeitō. S’il est vrai que ce parti, émanation de la Sōka gakkai, a fait l’objet de nombreux travaux, ce constat doit être nuancé. Il existe des travaux sur la place du shintō dans la politique japonaise, ce qui n’est guère étonnant au vu de l’importance de celui-ci au Japon : Shimazono Susumu est le principal contributeur en la matière.

6 Le portrait du shintō que pose Thierry Guthmann peut lui aussi prêter à interrogation. Il le décrit comme un ensemble de croyances de « type animiste », un terme suranné. Surtout, il le présente comme la religion de l’« écrasante majorité des Japonais ». Est-on sûr que la pratique religieuse des Japonais d’aujourd’hui suit ce schéma ? Il y a là un risque d’essentialisation tout aussi grand que de parler de « croyances monothéistes occidentales ». Par ailleurs, l’auteur suggère que la « Ligue politico-shintoïste » représente le shintō. Certes il entend étudier la dimension religieuse du fait politique et non la dimension politique du fait religieux, mais n’y a-t-il pas là aussi un risque, celui d’accorder trop d’importance à cette organisation, et surtout d’abonder dans son sens en la présentant comme la représentante de cette religion ? En d’autres termes, l’auteur devrait s’interroger sur les liens entre cette organisation et les fidèles du shintō, car il est possible que cette organisation n’ait pas l’audience que l’on veut bien croire.

7 En traitant de la « Ligue policito-shintoïste », Thierry Guthmann adopte essentiellement une démarche de politologue et s’intéresse au Japon des années 2000. On peut ici regretter l’absence d’une perspective historique. L’auteur aurait alors vu, comme nous l’avons nous-même fait dans des travaux précédant son ouvrage, que les liens entre l’organisation et une partie des conservateurs sont anciens et ont évolué. Si la question de la révision de la Constitution et du retour aux symboles du régime impérial faisait consensus chez les conservateurs dans les années 1950, les années passant, ces idées se sont progressivement limitées à l’aile droite du PLD, proche de Fukuda Takeo. Or c’est à cette aile que la Ligue a toujours été rattachée. Si le nationalisme chanté par cette aile et la Ligue représente surtout les élites sur le plan social (comme le montre par exemple la Soshinkai), le nationalisme actuel a une

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dimension beaucoup plus populaire, et il reste à savoir à quel point la Ligue y possède de l’audience. Les personnalités du PLD liées à la Ligue sont bien présentées pour leur discours, mais une enquête sur leurs familles et leurs parcours apporterait également d’autres éclaircissements. De même, les liens avec la pègre et les organisations d’extrême droite mériteraient d’être étudiés.

8 La partie consacrée au rapport religion-politique en France et aux États-Unis est peut- être la moins convaincante : plutôt que d’instaurer un dialogue avec des spécialistes de ces pays, l’auteur a préféré développer une réflexion personnelle à partir de ses lectures, avec le risque d’ignorer des travaux importants. Abordant la question du rapport religion-politique, l’auteur se confrontait nécessairement à la question de la laïcité : non seulement ce mot est quasiment absent de son ouvrage, mais des recherches qui font autorité en la matière sont ignorées. On ne peut que le regretter.

9 Au final, si l’ouvrage apporte des éclairages indéniables, il ne peut répondre à lui seul au champ d’interrogations qu’il pose, et de ce fait constitue une amorce de recherches qui – on l’espère – se poursuivront.

AUTEUR

EDDY DUFOURMONT Université de Bordeaux III

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Michael Lucken, Les Japonais et la guerre, 1937-1952 Paris, Fayard, 2013, 400 p. Prix Thiers de l’Académie française 2014

Arnaud Doglia

1 À l’heure où les relations entre le Japon et ses voisins sont au centre de querelles historiques (et politiques) fortement médiatisées, l’ouvrage de Michael Lucken tombe à point nommé. On prendra pour exemple un cliché du Premier ministre Abe Shinzō, souriant et installé dans le cockpit d’un avion d’entraînement des forces d’autodéfense japonaises, avec peint sur le fuselage de l’appareil le numéro « 731 ». Il n’en fallait pas plus à une partie de la presse coréenne (et asiatique) pour transformer la photo en scandale, et rappeler les atrocités médicales et scientifiques dont fut responsable l’Unité 731 sur le continent entre les années 1930 et 1945, avant d’enchaîner sur la question des « femmes de réconfort » et du système de prostitution institutionnalisée par Tōkyō pendant la guerre.

2 S’il est vrai que la majorité de ces esclaves sexuelles étaient de nationalité coréenne, et que la question représente un problème majeur dans les relations entre la Corée du Sud et le Japon, il n’en va pas de même pour l’Unité 731. Non seulement, car les victimes de l’arme biologique japonaises furent en grande majorité des citoyens chinois, mais aussi, car outre la responsabilité de l’État, la question des « femmes de réconfort » ne partage pas de point commun avec la mise en place d’un programme de guerre bactériologique et chimique. Il en va de même au niveau de la mémoire de ces événements. La question de l’esclavage sexuel de ces femmes reste un enjeu mémoriel sensible, alors que le sujet de l’arme biologique n’est plus discuté par les révisionnistes et les nationalistes depuis la moitié des années 1980. Autant d’amalgames et d’erreurs qui viennent s’ajouter à un autre lieu commun : celui d’un Japon présenté trop souvent comme une entité monolithique, incapable de repentir, et en déni total face aux atrocités commises jusqu’en 1945. Pour le dire autrement, le Japon aurait un « problème de mémoire ».

3 Les Japonais et la guerre s’attaquent donc à un sujet sensible et terriblement actuel, afin d’aider le lecteur francophone à reconsidérer l’histoire d’un pays éloigné à la fois de ses préoccupations géographiques et culturelles. Divisé en onze sections, il offre un panorama à la fois clair et détaillé de ce que représente la Seconde Guerre mondiale

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pour les Japonais. Après une introduction présentant le but de l’ouvrage (« mettre en évidence les interactions fécondes entre l’histoire et la culture », p. 13), le premier chapitre, intitulé « La nation en conquête », propose naturellement une présentation de l’arrière-plan historique des années 1930 sous différents aspects, une dynamique récurrente à travers tout l’ouvrage. L’archipel est ainsi abordé sous l’angle des médias, des représentations de l’autre, du peuple, du tourisme, des pratiques funéraires, des arts, ou encore du tourisme, pour n’en citer que quelques-uns. Cette abondance de perspectives permet de mettre en lumière de manière variée et agréable à la lecture une des thèses centrales de l’auteur : l’impossibilité de résumer le Japon à un seul bloc, de par la multitude des expériences de chacun. Michael Lucken nous rappelle au passage que contrairement à l’idée selon laquelle Tōkyō visait la domination mondiale, idée centrale aux États-Unis pendant et après la guerre, « le Japon ne semble pas avoir eu de plans à long terme […] ni de programme politique clair et unifié » (p. 33).

4 Le second chapitre, « Une dynamique totalitaire », débute par une discussion sur la définition du concept de totalitarisme. L’auteur y présente les points de vue japonais et occidentaux sur une question qui continue de hanter les spécialistes de la période : le Japon fut-il fasciste ? L’intérêt principal de cette partie est de montrer qu’il existe un réel débat à ce propos, et que vue de l’Occident, la question n’est pas aussi simple que l’on aimerait se l’imaginer. Ainsi, un mouvement d’unité nationale tel que l’« Association de soutien au trône » ne peut être comparé ni au Parti communiste en URSS ni au Parti nazi en Allemagne. Là où trop d’auteurs collent au Japon des années 1940 l’étiquette fasciste, Michael Lucken démontre clairement le besoin de nuancer la perspective.

5 Le troisième chapitre, « Le sens du combat », est dans un premier temps consacré à une analyse de la guerre, dans sa définition comme sur les champs de bataille. Fidèle à sa volonté de considérer la perspective des artistes durant le conflit, l’auteur s’interroge sur la manière dont ceux-ci perçoivent la guerre de leur vivant, lui donnent un sens et la justifient. Ce point de vue l’amène à discuter également de l’appellation du conflit, un sujet naturellement traité par les historiens japonais, mais qu’il est heureux de voir ici rendu accessible au lecteur qui ne maîtrise pas la langue japonaise. Ce qui se conçoit en Occident comme la Seconde Guerre mondiale peut, au Japon, être constitué d’« incidents » (jiken) et d’« événements » (jihen), une perspective que Michael Lucken démontre en s’appuyant autant sur les écrits de philosophes que d’historiens ou de critiques littéraires.

6 Dans une seconde partie, dédiée au conflit lui-même, il attire notre attention sur des atrocités de guerre peu connues en Europe, comme l’emploi de l’arme chimique sur le continent, ou encore les massacres en Asie du Sud-Est. L’auteur présente de manière claire la dichotomie entre le discours officiel japonais, qui parle de libération des peuples asiatiques, et la réalité des atrocités perpétrées par l’armée impériale. Notons également que si Michael Lucken reprend le travail de l’historien étasunien John Dower sur les perceptions américaines et japonaises de l’« Autre » et le racisme évident qui en découle, il s’intéresse également à la « question juive » en Asie, une initiative originale qui contribue à faire de cet ouvrage un excellent panorama général de la période.

7 Dans un quatrième chapitre intitulé « Les héros et les morts », l’auteur centre son propos sur le rôle de l’empereur durant comme après la guerre. S’appuyant sur les recherches de grands historiens japonais comme Awaya Kentarō, Michael Lucken démontre non seulement que l’idée selon laquelle les Japonais n’auraient jamais fait

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face à leurs responsabilités de guerre est fausse, mais également que l’empereur n’est pas comparable aux souverains occidentaux, notamment grâce à l’efficacité des structures politiques en place dès la fin du XIXe siècle, et l’utilisation des médias pour renforcer le pouvoir impérial au cours du XXe siècle. Ce raisonnement est prolongé par une analyse du sanctuaire du Yasukuni, lieu central lorsqu’est abordée la question des responsabilités impériales. Or, comme dans le reste de l’ouvrage, l’intérêt principal réside dans son originalité : l’auteur ne s’arrête pas à l’étude d’un seul lieu, mais présente la mise en place durant le XXe siècle d’un réseau de sanctuaires, de stèles et d’ossuaires à travers le pays afin de consolider l’idéologie nationale et la fidélité à l’empereur. L’analyse de ces derniers lieux est particulièrement bienvenue, en ce qu’elle permet, sans jamais sombrer dans le culturalisme, de mettre en avant les différences de pratiques funéraires entre les Japonais et les Américains sur le champ de bataille.

8 Suite logique de la question du traitement des corps et des ossements, le chapitre « Peur et destruction » est notamment consacré aux bombardements alliés sur le Japon, ainsi qu’aux kamikazes et à la théâtralisation de la défaite. L’auteur montre clairement en quoi la menace venue du ciel s’impose aux Japonais comme une source d’angoisse et de traumatisme, posant les bases d’un pays « victime », une perspective encore aujourd’hui au cœur du débat sur les mémoires de guerre dans l’archipel. À travers cette analyse de la propagande, du contrôle des images et de la naissance du mythe du héros et de son sacrifice, le lecteur prend mieux conscience du quotidien de la population japonaise jusqu’à la fin de la guerre.

9 Le chapitre suivant, « Les coordonnées complexes de l’après-guerre », propose un décryptage de la mythologie du 15 août 1945, journée symbolique de la défaite, mais aussi du maintien de l’empereur sur le trône. Ce débat historiographique bien connu au Japon est pour la première fois présenté en langue française, afin de montrer comme Hirohito fût transformé en une figure bienveillante, débarrassé (temporairement) de ses responsabilités de guerre. Ce chapitre est également l’occasion d’expliciter plus en détail les dates choisies dans son titre (1937-1952) pour parler de la guerre. 1952 représente en effet une année phare, allant de la fin de l’occupation militaire du Japon à la signature de traités internationaux, qui amène Michael Lucken à faire durer « la guerre » au-delà de 1945. Cette perspective originale est la bienvenue en ce qu’elle permet de considérer non seulement le Japon, mais également ses relations avec les pays voisins. La question des manuels scolaires et de l’écriture d’une histoire conjointe (Chine, Japon, Corée du Sud) est également brièvement traitée, montrant que l’histoire de l’archipel doit à juste titre être intégrée à une réflexion qui dépasse le cadre national.

10 Une fois la fin de la guerre advenue, il convient de se pencher sur ses conséquences. Dans « L’occupation américaine, ou le présent contre le passé », l’ouvrage traite de la propagande « démocratique » américaine, ainsi que du démantèlement des structures culturelles et idéologiques du Japon impérial. Plutôt qu’un discours classique sur l’abolition du shintō d’État, l’auteur s’intéresse à celui qui fut responsable de cette politique, l’Américain William K. Bunce. Là encore, cette approche est particulièrement intéressante dans la mesure où, à l’inverse des livres d’histoire classiques, elle permet de mettre sous les projecteurs des personnages ayant joué un rôle important dans l’occupation du Japon, sans pour autant que leurs noms soient restés dans l’histoire (on retiendra notamment ici Charles Willoughby, Courtney Whitney ou Bonner Fellers). La

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question du Procès de Tōkyō et des responsabilités impériales est également discutée avec finesse, et les nombreuses citations venant autant du peuple que des intellectuels ou des anciens militaires contribuent à rendre le texte vivant et plaisant. Enfin, une analyse de la transformation des monuments en des symboles de paix à travers le pays complète ce panorama de la période d’occupation.

11 Le huitième chapitre, « L’histoire au pluriel », revient sur une question centrale pour l’auteur : la pluralité des points de vue et des expériences de guerre. À travers une présentation des manuels scolaires japonais et de l’historiographie américaine, il devient clair que le Japon d’après 1945 est une construction commune aux Alliés et aux Japonais, loin du mythe de la seule domination du General Headquarters (GHQ). Michael Lucken mentionne également à juste titre les premières parutions dans l’archipel de confessions des crimes de guerre, contribuant ainsi à détruire le mythe d’un Japon incapable de repentir et amnésique.

12 Comme son titre l’indique, le chapitre « Conscience individuelle et inertie collective » s’attache à diviser les Japonais qui ont connu la guerre en quatre groupes distincts. L’intérêt de la démarche permet d’insister sur la continuité des mondes politiques et scientifiques avant comme après la guerre (filiation des politiciens, prolongation de carrière pour les scientifiques intégrés au programme d’armement biologique japonais jusqu’en 1945). Michael Lucken élargit ensuite son panorama de la période en s’appuyant sur l’excellent travail d’Igarashi Yoshikuni1 sur le sport et la culture populaire durant et après l’occupation, afin de souligner l’importance du dépassement physique de soi comme remède au traumatisme de la défaite. Afin de replacer le Japon dans son contexte, l’auteur discute ensuite des excuses offertes par Tōkyō à ses voisins, et après avoir dressé des parallèles avec la situation en Europe, en arrive à une conclusion tout à fait à propos : « Pour des raisons en partie géopolitiques, les États coréens, chinois et japonais n’ont pas su créer les conditions d’un rapprochement des mémoires ; au contraire, ils se sont engagés […] sur le chemin de la confrontation, en dépit du développement des collaborations scientifiques et culturelles » (p. 256).

13 Le dixième chapitre, « Mémoire et religion », prend la forme d’une suite à la discussion lancée auparavant sur le sanctuaire du Yasukuni. Michael Lucken y présente notamment un autre monument tout aussi important, mais trop souvent ignoré, le mémorial de Chidorigafuchi. L’examen de sa structure comme de sa fonction permet à l’auteur de continuer à analyser le rôle des ossements et du traitement des corps, à travers l’engagement d’associations citoyennes à la recherche de dépouilles sur les vestiges de champs de bataille en Asie. Ce chapitre très instructif et original s’intègre parfaitement au reste de l’ouvrage. Notons par exemple l’analyse de la transformation après la guerre de la statue d’un soldat en celle d’un « bodhisattva compatissant » (p. 284), parfait exemple s’il en est de l’évolution des discours et des consciences historiques dans l’archipel.

14 Le dernier chapitre, « Du monument au musée : le chemin difficile de l’apaisement », élargit le propos de la partie précédente en revenant notamment sur les exemples de Nagasaki et . En se basant sur des sources japonaises comme américaines, l’auteur montre que derrière un style qui se veut analytique, le véritable discours sur l’arme atomique est avant tout destiné à susciter l’effroi et faire jouer les émotions. Cette analyse des discours n’est d’ailleurs pas uniquement limitée aux monuments, mais est appliquée également aux artistes qui les ont créés. Michael Lucken prend notamment l’exemple du sculpteur Kitamura Seibō, à la fois l’auteur de la « Statue pour

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la Paix » de Nagasaki, et de celle d’un aviateur militaire, dont une réplique plus grande se trouve à l’entrée du musée (révisionniste) du Yûshûkan, dans l’enceinte du sanctuaire Yasukuni. Ce paradoxe de deux œuvres d’un même artiste illustrant un Japon à la fois victime et héroïque est un bon indicateur de la diversité des mémoires de guerre dans l’archipel.

15 De la conclusion de l’ouvrage, il faut retenir les trois points suivants. Premièrement, les Japonais n’ont depuis 1945 jamais manifesté d’unité dans leur perception du passé. Il est plus juste à ce propos de parler de discours singuliers, eux-mêmes influencés par des facteurs géographiques. Ce qui peut sembler une évidence doit donc être rappelé : on ne se souvient pas de la guerre dans le Hokkaidō comme à Nagasaki. Deuxièmement, il est impossible, au risque de généraliser, d’opposer comme deux blocs le peuple et les élites. L’État japonais n’a jamais, depuis la fin de la guerre, développé de grand récit national. Troisièmement, il est essentiel d’intégrer l’étude de l’histoire japonaise à celle d’autres aires géographiques. Le comparatisme est un outil des plus intéressants et dont Michael Lucken use à très bon escient, pour montrer les cadres communs comme ses limites. L’insistance de l’auteur et sa reprise des propos d’Arnaud Nanta sur ce point est salutaire, afin d’éviter les jugements européano-centrés et moralisateurs. « Le Japon est infiniment moins étrange quand on l’observe dans sa langue que quand on l’aborde via l’anglais ou le français » (p. 335).

16 Au final, Michael Lucken nous offre ici un très bon ouvrage généraliste, dont pourront certainement aussi bénéficier les spécialistes. Le texte est agrémenté de citations variées, rendant la lecture agréable et vivante. Des écrits d’artistes et d’écrivains sont présentés dans chaque chapitre, offrant une perspective nouvelle sur un sujet fréquemment discuté. Original dans son approche, l’auteur insiste à de nombreuses reprises sur la nécessité de dépasser les lieux communs. Les sujets abordés sont vastes et variés, contribuant ainsi à dresser un panorama général de ce que représente la guerre pour les Japonais, d’autant qu’aucun ouvrage complet dédié à cette période n’existait jusqu’alors en langue française. De ce point de vue, le titre Les Japonais et la guerre est fidèle à son contenu et ce livre vient à point nommé combler un vide dans le milieu de la japonologie française.

17 Bien entendu, aucun ouvrage n’est parfait. Il convient donc de présenter également les limites de celui-ci, à commencer par une vision relativement restreinte du concept d’occupation. Aussi hégémonique qu’ait pu être la présence américaine dans l’archipel, les années 1945-1952 ne peuvent pas être résumées aux seules décisions de Washington. La présence de troupes du Commonwealth britannique dans le sud de Honshū et Shikoku de 1946 à 1951 (avec plus de 40 000 hommes et plus de 20 000 Japonais travaillant sous leurs ordres, les Australiens ayant notamment pour responsabilité l’assainissement de l’usine de gaz chimique de l’île d’Ōkunoshima, dans le département de Hiroshima) représentera au total près d’un quart de toutes les forces d’occupation alliées. Il convient également de rappeler que si l’occupation effective est massivement gérée par les Américains, de larges structures administratives internationales (Far Eastern Commission, Allied Council for Japan) sont également mises en place dans l’archipel, afin de la présenter comme une occupation « alliée » et plurielle. Ces organismes seront amenés à jouer un rôle de soupape important, notamment entre Moscou et Washington alors que les tensions montent entre les deux pays. Ces aspects sont autant d’expériences uniques vécues par la population japonaise, qu’il faut également intégrer au tableau général afin de comprendre la période dans sa totalité.

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18 Notons également que si les expériences atomiques de Nagasaki et Hiroshima sont discutées finement par l’auteur, on peut regretter qu’il ne s’attache qu’au discours « standard » sur celles-ci. Seuls les monuments et expériences les plus connus sont présentés dans l’ouvrage. Il aurait été intéressant de ne pas limiter la discussion à ces symboles facilement identifiables, mais également de présenter les rivalités mémorielles en jeu. Pour ne prendre que deux exemples : les anciens travailleurs de l’île d’Ōkunoshima, attelés à la fabrication de gaz de guerre qui sera utilisé par l’armée impériale sur le champ de bataille. Atteints de cancers généralisés et de troubles respiratoires après la guerre, leur statut d’agresseur et de victime fut l’objet d’un long combat à l’échelle du département pour obtenir des soins, alors que le nom de Hiroshima sonnait à lui seul comme la quintessence de la souffrance et de l’expérience des armes de destruction massive.

19 On mentionnera également que la ville haute de Nagasaki, où sont concentrés les monuments dédiés à la bombe, présente une diversité qu’il aurait été judicieux de développer plus avant, à commencer par le « Musée de la Paix » fondé par l’avocat Oka Masaharu. Cette institution (située non loin d’un monument aux travailleurs coréens de Nagasaki) est entièrement dédiée aux victimes coréennes de la bombe et à leur mise en esclavage, aux « femmes de réconfort » ainsi qu’à l’agression japonaise en Asie, et présente un autre aspect de ces mémoires de guerre plurielles au Japon.

20 Toujours à propos des monuments, les discours singuliers sur le passé au Japon dont parle avec raison Michael Lucken sont présentés dans son ouvrage à travers de multiples exemples, mais il aurait également été judicieux de sortir du seul cadre américano-japonais. L’invasion soviétique et la relation entre Moscou et Tōkyō après la guerre ne sont qu’effleurées dans l’ouvrage, au même titre que la monumentalité dédiée à cette question. Certes, il s’agit là d’un sujet mineur en comparaison de l’héritage américain au Japon, mais un regard sur les stèles et les statues dans la ville de Wakkanai (dans le grand nord du Hokkaidō), quasi exclusivement dédiées à la perte de Karafuto (Sakhaline) et à un Japon victime, aurait encore davantage permis de souligner l’importance des mémoires locales, et l’impossibilité d’un discours national commun.

21 Ce choix de ne pas intégrer plus avant la perspective soviétique amène également l’auteur à affirmer que « […] les Américains ont passé des accords pendant l’occupation avec plusieurs médecins japonais […] afin qu’ils leur transmettent les données obtenues à partir d’expériences cliniques effectuées sur des prisonniers. En échange, les médecins ne furent pas poursuivis, et il faut attendre le procès de Khabarovsk conduit par les Russes pour que la lumière soit faite sur une partie de ces crimes » (p. 216). Il s’agit là d’un fait établi, mais il convient d’ajouter que les Soviétiques firent de même afin de récupérer des données identiques, et c’est pour cette raison que les peines de prison infligées aux coupables furent légères en comparaison des crimes commis.

22 Le sujet de l’ouvrage étant si vaste, il est toutefois normal que l’auteur n’ait pas pu traiter de tous ces détails en quatre cents pages. Tout ceci rappelle qu’il s’agit d’un excellent ouvrage généraliste. Soutenu par un riche appareil bibliographique, il est parfaitement adapté aux besoins du grand public et intéressera également les spécialistes. Le but est donc atteint pour Michael Lucken qui, on peut en être certain, a livré un ouvrage qui constituera une référence dans la japonologie francophone d’aujourd’hui.

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NOTES

1. Igarashi Yoshikuni, Bodies of Memory, Narratives of War in Postwar Japanese Culture, 1945-1970, Princeton, Princeton University Press, 2000.

AUTEUR

ARNAUD DOGLIA Université de Genève

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Naissance d’une revue féministe au Japon : Seitō (1911-1916) dossier coordonné par Christine Lévy, Ebisu, no 48, automne-hiver 2012, 222 p.

Anne Gonon

1 Le titre de ce dossier – « Naissance d’une revue féministe au Japon : Seitō (1911-1916) » – interpelle. Que peut nous apprendre sur le mouvement des femmes au Japon la naissance d’une revue vieille de plus de cent ans et qui n’a, de plus, existé que pendant six ans ? On peut supposer que, au-delà de sa brièveté, la naissance de la revue a nourri la pensée du mouvement féministe tout au long de son existence. Est-ce bien le cas ?

2 En 2011, un colloque tenu à la Maison franco-japonaise était l’occasion pour quelques chercheures françaises d’attirer l’attention sur le centième anniversaire de la création de la revue Seitō, et d’en souligner l’importance pour les féministes non seulement japonaises, mais du monde. Le numéro 48 de la revue Ebisu– études japonaises, publié à l’automne 2012, propose un dossier composé des actes de ce colloque auquel ont participé six chercheures françaises et japonaises. Y est adjointe une chronologie très judicieuse qui permet de connaître les thèmes abordés dans Seitō au cours de ses six années d’existence, ainsi que les autres activités de ses principaux membres, mais également les événements concernant les mouvements des femmes de ce début du XXe siècle.

3 Cette publication est à saluer dans la mesure où les travaux en langue française sur le féminisme japonais ont jusqu’à présent été extrêmement peu nombreux et éparpillés dans différentes revues1. Plus encore, elle vient non seulement combler un manque en offrant un ensemble cohérent d’articles portant sur l’histoire du premier féminisme japonais, si l’on entend par ce terme un ensemble d’idées philosophiques et sociales visant à promouvoir les droits des femmes dans les sphères publique et privée, mais elle marque aussi le début d’une série de publications que son éditrice, Christine Lévy, a lancée. Avec ce volume, ce sont les grandes caractéristiques de la revue, et par là même celles des premiers pas du féminisme japonais, qui sont exposées. Ces caractéristiques sont au nombre de deux : ainsi que le soulignent plusieurs articles, la revue Seitō se veut

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une revue littéraire, ce qui conduit à s’interroger sur la qualité à attribuer à cette revue.

Une revue littéraire ou féministe ?

4 Une œuvre littéraire est au fondement du projet de la revue. Alors que le 8 mars 1911 a lieu la première manifestation internationale des femmes dont la revendication principale est le droit de vote, il est intéressant d’observer qu’au Japon c’est une œuvre théâtrale, Une maison de poupée d’Ibsen, qui va être le déclencheur du féminisme japonais. Christine Lévy analyse le rôle fondateur et déterminant de cette œuvre à laquelle les deux tiers du premier volume de Seitō seront d’ailleurs consacrés. La fondatrice de la revue Hiratsuka Raichō 平塚らいてう (1886-1971), poétesse et grande figure du féminisme japonais, a déjà lu la pièce en 1906, mais sa représentation théâtrale à Tōkyō en novembre 1911 va susciter (comme cela s’était également produit à la fin du XIXe siècle en Norvège, en Grande-Bretagne ou aux États-Unis) des débats passionnés dans le monde littéraire et aussi dans la presse féminine, ainsi que l’indique le titre de l’article « Le premier débat public de Seitō : autour d’Une Maison de poupée ». Avec la revue Seitō est mis en place un espace dans lequel les femmes vont tenter de s’approprier, en le discutant, le « modèle » de la femme nouvelle que symbolise l’héroïne Nora. Ce phénomène est comparé au cas de la Chine, où la revue Xin Qingniàn consacre en 1915 plusieurs numéros à la pièce d’Ibsen et y développe une approche très valorisante de l’attitude de Nora, perçue comme femme libérée ; Nimura Yōko, auteure de l’article « Nora, Seitō, Xin Qingniàn » (p. 59-82), y voit la marque du caractère exclusivement masculin des rédacteurs de la revue chinoise.

5 Source d’inspiration, la littérature va être au centre du travail de Seitō, puisque c’est là que va être recherché un style nouveau qui se voudrait féminin. Dans l’article intitulé « Turbulences génériques du roman au sein de la revue Seitō : partage des normes de l’écriture de soi » (p. 119-145), Odaira Maiko retrace cette exploration de soi, ce tâtonnement qui traverse les numéros de la revue, mais restera inachevé en raison de l’arrêt de la parution de la revue.

6 Cet aspect littéraire témoigne du fait que Seitō ne se voit pas comme un mouvement proprement politique, à la différence des autres mouvements féministes dans le monde qui, à la même époque, mettent au cœur de leur action la lutte pour la participation des femmes à la vie politique. La revue est avant tout un espace dans lequel des femmes expriment leurs sentiments, leurs expériences intimes, physiques et sentimentales dans un dialogue avec les lectrices. Mais il est indéniable que ce processus de dévoilement de la part privée des femmes trouble les valeurs masculines de l’ordre social et provoque, du fait des enjeux qui y sont attachés, une mise en critique de la société que les autorités ont bien perçue, puisque la revue est à plusieurs reprises l’objet de censures. La première survient notamment lors de la publication du récit d’une relation adultère écrit du point de vue de la femme concernée, en 1912.

La femme nouvelle

7 La deuxième caractéristique est l’exploration de la femme nouvelle. Nora, l’héroïne d’Ibsen qui prend peu à peu conscience qu’elle est traitée comme une « poupée » par son mari et tente de vivre seule son destin d’être humain, est cette femme dont les

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auteures de Seitō essayent de dessiner les contours, à la fois présente et en devenir. Marion Saucier dans « Le débat dans Seitō sur la femme nouvelle, atarashii onna » (p. 83-99) analyse ce qu’est cette « femme nouvelle » différente de la « modan gâru » (modern girl). L’expression, importée au Japon en 1910, est utilisée par Tsubouchi Shōyō 坪内逍遥 (1859-1935) dans un cours sur La nouvelle femme dans le théâtre occidental (Kinsei geki ni mietaru atarashii onna) et surtout par des journalistes pour parler des membres de la revue Seitō. Celles-ci se voient ainsi pionnières dans l’exploration de quelque chose de difficilement cernable : elles examinent la construction historique des relations de domination entre les hommes et les femmes, la psychologie féminine dans le mariage, mais surtout « elles analysent le chemin que doivent suivre les femmes nouvelles » (p. 91) vers l’indépendance et l’autonomie. Sont donc posées les questions de la position sociale des femmes, de l’exercice d’une profession, de leur autonomie, du célibat, mais aussi des questions relatives au corps des femmes et des mères. Dans le volume, ce sont les thèmes de l’amour (Ota Tomomi, « Quand les femmes parlent d’amour… : le discours sur l’amour dans Seitō », p. 101-118) et de la chasteté (Isabelle Konuma, « La chasteté, d’un devoir vers un droit : au prisme du débat [1914-1916] autour de Seitō », p. 147-166) qui sont abordés, mais les thèmes de la prostitution, de l’avortement, de la sexualité, ont également été largement débattus dans les pages de la revue. Ce faisant, ces auteures s’engagent dans une remise en cause du partage entre le domaine privé et le domaine public. Hiratsuka Raichō ira jusqu’à demander ce qui est désormais acquis, à savoir une pénétration de l’État dans la vie privée afin de protéger les femmes. Ce sont non seulement la variété et la profondeur des thèmes traités qui définissent la revue, mais également la diversité des voix et des idées qui s’y font entendre. Parfois exprimant des opinions opposées entre elles, ces voix s’ancreront ensuite dans les courants plus marqués politiquement du maternalisme, de l’individualisme libéral, du socialisme, voire de l’anarchisme.

8 Ces deux caractéristiques de la revue Seitō se comprennent quand elles sont mises en relation avec l’état de la société japonaise de la fin de Meiji. Dans l’introduction, « Féminisme et genre au Japon » (p. 7-27), Christine Lévy analyse ce choix surprenant de créer une revue littéraire pour promouvoir une femme nouvelle alors que, dès le début de Meiji, des femmes s’étaient engagées dans des mouvements politiques, y compris socialistes. Mais dès 1890, la Constitution de Meiji avait construit un cadre juridique genré dans lequel les femmes étaient doublement dominées, comme sujets et non « citoyens » de l’Empire et également comme femmes soumises au système patriarcal, exclues de fait des affaires publiques. Plus encore, l’article 5 de la Loi sur la sécurité publique (Chian keisatsuhō 治安警察法) de 1900 interdit aux femmes (jusqu’en 1922) de participer à des rencontres politiques, de parler d’affaires politiques en public, ou de rejoindre des organisations politiques. Empêchées par ces cadres juridiques, mais aussi par les conventions sociales qui placent la femme hors de l’espace public, les auteures de la revue Seitō adoptent l’espace littéraire comme lieu d’expression privilégié. Elles sont pour la plupart issues de la nouvelle classe moyenne (bourgeoise, diront certains), et ont pu suivre des études supérieures, mettant à profit l’accès aux études que le système scolaire moderne leur offrait. C’est là seulement qu’elles peuvent contourner les règles imposées par l’univers masculin, et explorer ensemble leurs identités de femmes. Quelques années plus tard, en 1919, naîtra l’Association des femmes nouvelles (Shinfujin kyōkai 新婦人協会), mouvement aux objectifs explicitement politiques auquel participera également Hiratsuka Raichō.

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9 Cette remise en mémoire de l’histoire de la revue Seitō permet de découvrir ou de se rappeler la force qu’a la littérature en ce qu’elle offre les outils pour révéler la diversité d’expériences aussi naturelles que la maternité, mais aussi la complexité des sensibilités humaines face à des conflits moraux (avortement, adultère, etc.)2. Pour revenir à la première question, il est possible de comprendre que les réflexions développées dans la revue Seitō restent pour la plupart d’actualité : dans quelles conditions l’autonomie des femmes comme celle des hommes est-elle possible alors que la société demeure construite par des institutions qui rendent difficiles le travail des mères, la vie des célibataires ? Le choix du mariage paraît la solution la plus facile à adopter socialement et les jeunes filles contemporaines sont encore nombreuses à s’engager dans ce chemin, faute d’avoir réfléchi aussi radicalement que les auteures de Seitō. Que des questions posées il y a plus de cent ans restent d’actualité nous fait sentir à quel point les femmes sont loin d’avoir rempli le programme de la femme nouvelle de Seitō, et la célébration de la naissance de la revue a le mérite de nous rappeler la nécessité de poursuivre ce chemin.

10 Pour ceux qui regretteraient que les articles soient insuffisamment nombreux pour se faire une idée approfondie de l’originalité et de la richesse de cette expérience littéraire qui pendant six ans a marqué la vie intellectuelle, il faut signaler que Christine Lévy a le projet de poursuivre la publication des textes de la revue Seitō assortis d’un commentaire afin que les lectrices et lecteurs aient accès aux œuvres originales3.

NOTES

1. Il faut toutefois signaler l’ouvrage dirigé par C. Galan et E. Lozerand La famille japonaise moderne (1868-1926). Discours et débats, Arles, Philippe Picquier, 2011, dans lequel la condition de la femme est abordée de façon très complète par des chercheures écrivant dans le présent numéro d’Ebisu. 2. Christine Lévy a présenté une communication sur l’Association des femmes nouvelles lors du colloque de la SFEJ de décembre 2012, intitulée « La Shinfujin kyōkai : le féminisme confronté à l’eugénisme », Japon pluriel 10, Arles, Philippe Picquier, 2014, p. 229-237). 3. Ouvrage récemment publié sous le titre : Genre et modernité au Japon. La revue Seitō et la femme nouvelle, sous la direction de Christine Lévy, Presses Universitaires de Rennes, 2014, 352 p.

AUTEUR

ANNE GONON

Université de Dōshisha

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Mémoires et thèses

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Amélie CORBEL, La femme, le fisc et l’époux – les réformes de l’abattement pour conjoint au Japon Mémoire de M2, sous la direction de Pierre Lascoumes, I.E.P. de Paris, 2013, 153 p.

Amélie Corbel

1 Il est des objets de recherche plus attractifs que d’autres. La fiscalité est de ces sujets vers lesquels on ne se porte pas spontanément. Et pourtant, l’étude d’instruments fiscaux se révèle être tout particulièrement intéressante pour les diverses montées en généralité qu’elle permet. C’est dans cette perspective que l’intérêt du présent mémoire est à resituer : à travers l’étude d’un abattement fiscal japonais sur une cinquantaine d’années, ce sont plusieurs facettes des politiques publiques japonaises et leurs biais de genre qui deviennent apparents.

2 Bien qu’ayant adopté l’imposition individuelle dès 1950, le système fiscal japonais prend en compte la situation familiale du contribuable à travers un système d’abattements fiscaux. Plus le nombre de personnes à la charge du contribuable est grand, moins ce dernier sera sujet à l’impôt. L’« abattement fiscal pour conjoint » (haigusha kōjo 配偶者控除) est à replacer dans ce cadre fiscal général : il vise le conjoint dépendant du contribuable, un « conjoint », qui dans la quasi-totalité des cas, se trouve être la femme, au foyer.

3 En tant que facette de la politique familiale japonaise, l’abattement pour conjoint a donc toute sa place dans le champ d’études grandissant de l’analyse des politiques publiques à travers le prisme du genre. Son étude contribue à la mise en évidence des « biais de genre » (gender bias en anglais) des politiques publiques en soulignant comment l’État parvient à consolider un certain modèle familial et une répartition sexuée des rôles à travers des incitations financières. L’exemple de l’abattement pour conjoint souligne également l’impact symbolique de tels instruments, que ce soit à travers l’idéal social qu’ils promeuvent, ou le modèle familial qu’ils posent comme étant dans la norme.

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4 Si les disciplines les plus mobilisées par les sources japonaises sont jusqu’à présent l’économie et les études sur le genre, la présente étude a choisi de mobiliser la science politique afin d’introduire des problématiques jusqu’alors peu approfondies. Adoptant une perspective compréhensive loin de la normativité récurrente des travaux existants, nous avons centré notre réflexion sur la problématique du changement dans les politiques publiques. Partant de la création de l’abattement pour conjoint en 1961 pour parvenir aux développements les plus récents, c’est une véritable plongée dans le processus de changement sur temps long que nous avons effectuée.

5 Interrogeant les bornes du changement, la première partie adopte une approche qui prend ses distances avec les travaux japonais existants. Là où ces derniers ne voient que trois moments au changement – les réformes de 1961, 1987 et 2004 – le présent mémoire a fait le pari de mettre en évidence des changements moins évidents, plus « lents », en bref, des changements incrémentaux. Un détour qui nous a permis de remettre en question l’historique établi des abattements pour conjoint. Nous avons ainsi pu relativiser le « cadeau fiscal » offert aux contribuables ayant une femme au foyer au moment de la création de l’abattement pour conjoint (1961) et mettre en évidence le rapprochement qui s’opère entre abattement pour conjoint et abattement pour charge de famille dans les années 1970, deux éléments généralement passés sous silence dans les travaux existants.

6 Dans la seconde partie qui interroge le « pourquoi » du changement, plusieurs variables explicatives ont été mises en évidence. Si les unes paraissent plus judicieuses que les autres pour expliquer certaines réformes, l’apport principal du présent travail est ailleurs. En effet, nous avons pu voir que le temps du changement est souvent un temps où convergent plusieurs facteurs explicatifs aux temporalités différentes. Ainsi, si les réformes fiscales – variables de court terme par excellence – sont les plus à même d’expliquer le moment du changement, ce dernier n’a lieu que quand s’y conjuguent des variables de moyen terme, telles que les « hauts et les bas » des mouvements conservateurs japonais, ou des variables de long terme comme le renforcement de l’administration chargée de promouvoir l’égalité homme-femme. C’est à la convergence de ces différentes variables aux temporalités diverses que nous devons les réformes des abattements pour conjoint.

7 Enfin, le présent travail a contribué à une meilleure appréhension de la perte d’influence du modèle de l’homme pourvoyeur et de la femme au foyer au sein des politiques fiscales japonaises. Le principe de « neutralité » à l’influence grandissante dans la fiscalité japonaise dès les années 1980 devient, au cours des années 1990, un outil théorique mobilisé par les partisans du gender mainstreaming. La suppression partielle de l’abattement spécial pour conjoint en 2004 est à replacer dans ce contexte. Cependant, cette évolution ne parvient pas à détrôner le modèle familial de type « pourvoyeur/femme au foyer » de son rôle de référent, les fiscalistes continuant à avoir des difficultés à sortir de son cadre cognitif.

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Noémi GODEFROY, Autour de la question de l’île d’Ezo : évolution des rapports de domination septentrionale et des relations avec l’étranger au Japon, des origines au XIXe siècle Thèse de doctorat soutenue sous la direction de François Macé, INALCO, 2013, 679 + 115 p.

Noémie Godefroy

1 Avant de devenir une colonie du Japon moderne au XIXe siècle, puis une partie intégrante du territoire japonais en 1869 sous le nom de Hokkaidō, l’île d’Ezo (Ezo-chi 蝦 夷地) faisait partie d’un système plus vaste de régions septentrionales incluant le nord du Tōhoku, l’extrême sud de Sakhaline (Kita-Ezo 北蝦夷, « Ezo du nord ») et les Kouriles méridionales (Oku-Ezo 奥蝦夷, « Ezo des confins »). Ce système constituait une plaque tournante entre les sphères économiques et culturelles japonaise, aïnoue, nivkhe et continentale. Longtemps reléguée à la marge de l’histoire officielle japonaise, l’« histoire de ces territoires du nord » (hoppō-shi 北方史) est appréhendée depuis le milieu des années 1970 comme une facette de l’histoire japonaise à part entière. Notre thèse a pour vocation de présenter une « histoire japonaise vue du nord » en langue française. Dans cette optique, nous avons souhaité analyser conjointement l’évolution des rapports de domination dans le septentrion japonais et l’évolution diplomatique, économique, stratégique et politique japonaise, ainsi que de leurs influences mutuelles, des origines au tournant du XIXe siècle. Par « rapports de domination », nous entendons les rapports de force entre les différents protagonistes régionaux menant à un contrôle complet, partiel ou conjoint des activités économiques, des rapports sociaux, et de la gestion administrative de cette région.

2 Structuré en six parties, adoptant une temporalité longue et une approche résolument transdisciplinaire, notre travail se penche plus particulièrement sur l’époque d’Edo, et

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a pour objectif ultime de mettre en lumière les origines de ce qui peut être considéré comme la première véritable transgression shogunale vis-à-vis des édits de l’ère Kan.ei : la mise sous tutelle shogunale de l’île d’Ezo et l’expansion du territoire shogunal jusqu’aux rives de la mer d’Okhotsk à partir de 1799.

3 Une première partie fait office de longue introduction historique et théorique ; elle couvre la période allant des origines à la fin du XVIe siècle. Elle propose une analyse du paradigme dichotomique antique « barbare/civilisé » (ka.i chitsujo 華夷秩序) d’inspiration chinoise, ainsi que de l’évolution de la frontière septentrionale de l’État japonais – son locus, sa nature et sa fonction. Une telle étude nous permet de mettre en lumière les rapports complexes d’interdépendance commerciale et d’antagonisme régional entre les populations soumises au contrôle impérial et les Emishi, qui s’y soustraient. Les zones de contact entre ces deux populations sont en effet lieux d’intenses échanges, attestés dès le Xe siècle, mais très probablement plus anciens. Les produits de ce commerce (principalement du saké et du riz, des objets en fer ou en laque côté japonais) échangés contre des denrées piscicoles (saumon, ormeaux, laminaires, peaux de phoques et de loutres de mer), ou issues des échanges continentaux (plumes d’aigle, de faucon), sont fortement convoités par les deux parties, dans le sens où ils jouent notamment le rôle de marqueurs sociaux. En ce sens, le contrôle de cette région revêt une importance politique et économique certaine pour l’État japonais en formation et en expansion, et fait l’objet de guerres entre clans – Abe, Fujiwara, Minamoto, Kiyohara – dans la période précédant l’avènement du shogunat de Kamakura.

4 Face à un antagonisme méridional japonais toujours plus pressant, et à l’arrivée de la nouvelle menace mongole par l’ouest, la culture aïnoue se développe dès le XIIIe siècle. Elle naît d’un métissage des cultures présentes autour de la mer d’Okhotsk – continentale, nivkhe, Satsumon – et d’apports techniques et culturels japonais. Cette « société sans État », à pouvoir politique non coercitif et sans système d’écriture, est caractérisée par une économie de subsistance basée sur la chasse, la pêche et une agriculture limitée, ce qui explique sa relative faiblesse démographique et son habitat éparpillé. Mais les Aïnous pratiquent également activement le commerce, d’où une société fortement hiérarchisée, que reflètent les formes très sophistiquées de cérémonies de renvoi animal, et les nombreux types de chants (les yukar). Devant cette unification culturelle croissante des Aïnous, le contrôle japonais du sud de l’île s’accroît : des places fortes sont installées et des conflits interethniques s’ensuivent. Leur résolution voit la présence japonaise au sud de l’île se renforcer et s’institutionnaliser à la fin du XVIe siècle avec la mise en place du fief de Matsumae (Matsumae-han 松前藩).

5 Cet évènement s’insère dans la seconde partie de notre travail, dans laquelle nous analysons la mise en place du « paradigme référentiel nippocentré » (nihongata ka.i chitsujo 日本型華夷秩序) au début du XVIIe siècle, ainsi que le statut et le rôle de l’île d’Ezo à l’intérieur de celui-ci. Du fait du choix du Japon de privilégier une économie physiocratique et bullioniste plutôt que mercantiliste face au phénomène de « mondialisation archaïque », et face à l’émergence des premiers empires maritimes européens, le shogunat restreint son commerce extérieur avec les édits de l’ère Kan.ei, appelés rétrospectivement les « interdictions maritimes » (kaikin seisaku 海禁政策). Il s’entoure de « bouches d’ouverture » à vocation d’intermédiaires (Dejima, Nagasaki, les fiefs de Tsushima, Satsuma et Matsumae) et de zones tampons de nature tributaire (les

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Ryūkyū et Ezo). Matsumae assume le rôle d’intermédiaire unique avec les Aïnous et de garant de la seule frontière terrestre japonaise. Une nouvelle fois, le contrôle de l’île d’Ezo se révèle d’une grande importance économique, car celle qui constitue encore une énigme cartographique, imaginée par les Occidentaux comme une sorte d’Eldorado oriental, recèle de nombreuses ressources (métaux précieux, denrées animales). De plus, elle joue toujours le rôle de plaque tournante commerciale avec les Kouriles, Sakhaline et le continent, malgré l’illégalité de tels échanges dans le cadre des restrictions maritimes. Les finances et l’existence même du fief en viennent à dépendre entièrement du commerce nippo-aïnou, tout comme l’économie de subsistance autochtone.

6 Ces enjeux économiques septentrionaux mettant en relation Aïnous, fief et shogunat sont analysés dans notre troisième partie. Nous nous penchons ici sur l’interdépendance croissante entre le fief et les Aïnous, perceptible dans les poèmes chantés de ces derniers et matérialisée par les audiences et cérémonies de soumission (uimam et omusha), organisées et mises en scène par Matsumae. Les tensions intra- et interethniques dans ces relations se soldent par un conflit armé en 1669 et la mue des comptoirs de commerce (akinaiba 商い場) du territoire aïnou en exploitations piscicoles et sylvicoles. Le système économique proto-industriel et protocapitaliste des « lieux d’entreprise » (basho ukeoi seido 場所請負制度) voit le jour. Il présente le double avantage de renforcer le contrôle domanial sur la population aïnoue et de répondre à une demande shogunale toujours croissante de farine de hareng, utilisée en tant qu’engrais, ainsi que de « produits en ballots » (tawaramono 俵物) – holothurie, ormeau, laminaire – qui remplacent les métaux précieux comme produits d’exportation vers la Chine. Il en résulte une ingérence toujours plus forte des maisons marchandes dans la vie domaniale et l’économie de subsistance des Aïnous. Ceux-ci en viennent à cumuler les rôles de faire-valoir domaniaux, de marché et de main d’œuvre.

7 À plus d’un titre, le fief de Matsumae se trouve donc être le lieu de multiples entorses au système shogunal-domanial, et à l’ouverture commerciale sélective, matérialisant ainsi les limites du système économique mis en place par les Tokugawa. Dès le début du XVIIIe siècle, nombre de lettrés s’interrogent d’ailleurs sur le potentiel agricole et aurifère de l’île, et les bénéfices que le shogunat pourrait en retirer. Namikawa Tenmin 並河天民 prêche le premier l’expansion et le défrichage de l’île (kaitaku-ron 開拓論). Dans un but similaire, Arai Hakuseki 新井白石 compile dans sa Description d’Ezo (Ezo-shi 蝦夷志) toutes les informations connues dans les années 1720 sur l’île. Parallèlement, les envoyés shogunaux sur place, tels que Satō Nobukage 佐藤信景 et Sakakura Genjirō 坂倉源次郎, se font souvent les avocats d’une exploitation agricole et aurifère shogunale de l’île. Ces premiers écrits ne remettent pas foncièrement en question la politique shogunale vis-à-vis d’Ezo, ni les restrictions maritimes, mais se veulent au contraire un soutien à la politique shogunale d’isolement partiel en vigueur.

8 Ce n’est finalement que quelques décennies plus tard, et dans un contexte intérieur et extérieur nouveaux, que les traités d’ouverture et de défense remettant en cause le statut d’Ezo se développent ; nous les abordons dans notre quatrième partie. L’essor de ces réflexions autour du septentrion japonais est indissociable de l’influence croissante des études hollandaises (rangaku 蘭学), charriant dans leur sillon des idées nouvelles. Il bénéficie également d’un contexte politique moins frileux vis-à-vis des innovations en matière d’économie et axé sur la recherche du profit sous le rōjū Tanuma Okitsugu 田沼 意次. En outre, en cette fin de XVIIIe siècle, les considérations économiques de ces

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traités se doublent de considérations géographiques, stratégiques et défensives, conséquences de l’implantation des Russes en Extrême-Orient, au Kamtchatka et dans les Kouriles. En partie motivée par les récits des naufragés japonais échoués dans cette région, cette expansion orientale russe date de la fin du XVIIe siècle, mais elle ne devient connue du Japon qu’en 1771, suite au passage de Maurice Beniowski. À la tête de la nouvelle vague de réflexions géographiques et stratégiques autour du septentrion qui s’ensuit, nous nous sommes penchés sur les écrits de Hayashi Shihei 林子平 (Sankoku tsūran zusetsu 三国通覧図説) et de Kudō Heisuke 工藤平助 (Akaezo fūsetsu kō 赤蝦夷風 説考).

9 Les réflexions que ces textes ont suscitées de la part du shogunat font l’objet d’une cinquième partie. Nous y avons analysé les rapports des expéditions shogunales envoyées sur place par les rōjū Tanuma et Matsudaira Sadanobu 松平定信 en 1783, 1785 et 1788. Elles révèlent la présence à Matsumae de produits de contrebande (c’est-à-dire d’un commerce non autorisé par les restrictions maritimes), de trappeurs russes dans les Kouriles méridionales, le passage de navires étrangers sur l’île, tenu secret par le fief, et enfin le mauvais traitement des Aïnous dans les basho. De fait, ces derniers se soulèvent dans l’extrême nord-est en 1789, tuant la quasi-totalité de la population japonaise sur place. Dès lors, trois politiques shogunales sont possibles : une ouverture et un défrichage de l’île sous son égide, une tutelle partielle de la région – ces deux premières options impliquant des mesures envers les populations autochtones, une présence militaire et un embryon de défrichage –, ou un statu quo sous surveillance. Dans un tel contexte, une opposition naît peu à peu entre un fief soucieux de maintenir son assise régionale, minimisant de ce fait la présence russe et les risques qu’elle implique, et un gouvernement central à qui échoit la responsabilité du bien-être de ses sujets ainsi que la défense territoriale, et qui souhaite parer à toute éventualité. Parallèlement, une opposition naît parmi les lettrés, d’origines variées, qui s’intéressent au septentrion à la fin du XVIIIe siècle. La question qui se pose est celle de savoir si une île d’Ezo défrichée et prospère – sous égide shogunale – jouerait plutôt le rôle d’appât ou de rempart vis-à-vis des Russes. Ces interrogations sont souvent intégrées à une réflexion plus large sur une « gouvernance du pays (pour le bien du peuple) », keikoku 経国, keisei (saimin) 経世 (済民). La question du statut d’Ezo semble donc intrinsèquement liée à un questionnement sur les politiques shogunales en matière d’économie, de relations avec l’étranger et de défense.

10 Certains se positionnent en faveur d’une politique de défrichage et d’administration à abandonner en cas d’attaque russe (Nakai Chikuzan 中井竹山, Sōbō kigen 草芧危言), ou en faveur de l’éducation des Aïnous dans un but à la fois stratégique et humain (Chikuzan, et Mogami Tokunai 最上徳内, Ezo sōshi 蝦夷草紙, et Ezo-koku fūzoku ninjō no sata 蝦夷国風俗人情之沙汰). D’autres, à l’instar de Nakai Riken 中井履軒, prônent une politique de non-défrichage d’une zone à utiliser comme pare-feu. Parmi les principaux théoriciens de l’ouverture d’Ezo, le mathématicien et économiste Honda Toshiaki 本多 利明 se fait l’avocat de l’ouverture commerciale maritime (kaikoku-ron 開国論), nécessaire à une modernisation des techniques de navigation, cruciale pour le bien-être et la protection du peuple d’une nation maritime (Seki.i dōsei 赤夷動静). Il partage ce thème de réflexion avec Hayashi Shihei, qui met en exergue la faiblesse du système de défense japonais et la nécessité de s’inspirer des techniques militaires occidentales, mieux adaptées à l’insularité japonaise, au détriment de la stratégie militaire continentale chinoise (Kaikoku heidan 海国兵談). Cette dernière volonté est doublée du

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souci de mettre en place « un pays prospère et une armée forte » (fukoku kyōhei 富国強 兵), déjà exprimé par Namikawa Tenmin. On perçoit que le statut de l’île d’Ezo cristallise les interrogations concernant les limites des interdictions maritimes de l’ère Kan.ei et pose la question de la pertinence du verrouillage partiel : se positionner vis-à- vis d’Ezo permet donc de se positionner vis-à-vis de la politique shogunale, et vis-à-vis de l’étranger.

11 Notre sixième et dernière partie se penche sur la mise en place effective du contrôle shogunal sur Ezo. L’arrivée du Russe Adam Laxman à Nemuro en 1792 a joué à cet égard le rôle de déclencheur : elle rend une politique de statu quo désormais inenvisageable. L’ambassade de Laxman achève de briser l’illusion d’imperméabilité de la politique d’« ouverture sélective » et induit la nécessité pour le gouvernement shogunal de statuer sur le territoire aïnou. En sus, les naufragés japonais ramenés par Laxman incarnent la caducité des édits de l’ère Kan.ei ; leur connaissance de la langue russe et des mœurs moscovites soulignent d’autant l’étendue de la méconnaissance japonaise de la Russie. Cette prise de conscience des élites gouvernementales est perceptible dans les écrits de Matsudaira Sadanobu (Uge no hitogoto 宇下人言 et Roshia toriatsukai tedome 魯 西亜取扱手留). Ces textes proposent une véritable réflexion sur les édits de l’ère Kan.ei, qualifiés de « loi ancestrale » (sohō 祖法), ou « loi nationale » (kokuhō 国法). La nécessité de changements est attestée de nouveau par les passages à Ezo de l’Anglais William Broughton en 1795 et 1797, et la révélation par le précepteur domanial Ōhara Sakingo 大原左金吾 de l’incapacité de Matsumae à garantir la sécurité septentrionale (Chihoku gūdan 地北寓談, Hokuchi kigen 北地危言). Dans ses écrits, il insiste également à son tour sur l’importance de développer « un pays prospère, et une armée forte », et sur les devoirs urgents (kyūmu 急務) du shogunat en vue d’un changement de politique. Cette urgence réitérée par Honda Toshiaki (Keisei hisaku 経世秘策, Yon dai kyūmu ni kan suru jōsho 四大急務に関する上書), qui y voit un moyen pour le Japon de devenir un « grand Japon » (Dai Nippon 大日本), et même un « grand empire du Japon » (Dai Nippon teikoku 大日本帝國).

12 Après une dernière mission shogunale jusqu’à Itouroup en 1798, le changement est entériné au tournant de 1799 ; le shogunat prend le contrôle de la partie orientale de l’île d’Ezo, façade la plus exposée aux menaces étrangères, « verrou de la porte nord du Japon » (hokumon no sayaku 北門の鎖鑰). Le fief se voit enlevé la gestion de l’île, des mesures de bienveillance et d’assimilation envers les Aïnous sont mises en place. À notre sens, cet évènement représente la première étape d’un glissement dans la politique visant les rapports avec l’étranger : le « pays verrouillé » (sakoku 鎖国), qui a un temps garanti la protection de la population contre le prosélytisme chrétien et servi le protectionnisme commercial, doit désormais se préparer à l’ouverture (kaikoku 開国), qui garantirait la protection du peuple contre les agressions extérieures et contre la famine.

13 Cette thèse démontre donc que par sa position géographique, l’île d’Ezo a été le théâtre de la rencontre entre plusieurs mondes, ce qui a donné lieu à des phénomènes uniques. De ce fait, les réflexions concernant son statut ont ouvert la voie à des considérations plus vastes sur de possibles changements économiques, territoriaux, stratégiques, politiques et diplomatiques pour le Japon. Les entorses de Matsumae aux édits de l’ère Kan.ei, ainsi qu’au système de gouvernance bicéphale shogunal-domanial illustrent leur caducité, à l’instar des rapports protocapitalistes établis dans le cadre du système des basho. Ces derniers matérialisent dans le même temps le décalage entre les institutions

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shogunales et domaniales, la vision confucéenne du commerce et la réalité locale. En sus, l’incapacité domaniale de garantir la sécurité du septentrion et la présence des Russes mettent en lumière l’échec du modèle militaire sinocentré, et la pertinence des restrictions en matière de techniques maritimes.

14 En nous penchant sur l’exemple septentrional, nous avons donc pu observer que les deux siècles et demi d’ouverture sélective et d’isolement partiel n’ont pas figé les rapports avec l’étranger ou les réflexions concernant la politique shogunale, bien au contraire. À travers les textes des lettrés axés sur le septentrion, on perçoit les prodromes des courants de pensée de la fin du XIXe siècle, qui ont pour but la sécurité et la prospérité nationale : le « rejet du barbare » (jō.i 攘夷), l’« ouverture du pays » (kaikoku 開国), le rejet de modèles asiatiques au profit de modèles occidentaux (datsua nyūō 脱亜入欧), et enfin l’idée d’un Japon en tant qu’État – et non simple conglomérat de fiefs – où vit une population qui doit être nourrie et protégée par un gouvernement central éclairé (keisei saimin 経世済民). Il apparaît donc que la compréhension et la prise en compte des enjeux de la domination du nord rendent possible celle des changements que le Japon s’apprête à vivre au cours du XIXe siècle.

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