COLLECTION « VÉCU » DU MEME AUTEUR

L'Empereur de Chine (Editions Nagel) L'Ile heureuse (-Théâtre) Un beau dimanche (France Illustration) Farfada (Paris-Théâtre) Lucy Crown, d'après Irwin Shaw (Paris-Théâtre) Souvenirs provisoires (Julliard) La Pomme de son œil (Julliard) JEAN-PIERRE AUMONT

LE SOLEIL ET LES OMBRES

ÉDITIONS ROBERT LAFFONT PARIS COÉDITION ROBERT LAFFONT - OPERA MUNDI

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© Opera Mundi, 1976 A mes deux fils.

Mon Jean-Claude, Mon Patrick, Tels que je vous connais, vous ne ferez que parcourir ce recueil d'un œil distrait, à la seule recherche des paragraphes qui vous concernent. Mais si, par hasard, vous en ouvrez la première page, vous verrez qu'il vous est dédié. Avec amour.

« Le plaisir ne réside pas dans cer- taines choses, mais dans la façon de les prendre toutes. » (Jean Cocteau)

Première partie

Jean Cocteau / La Machine Infernale / 1 Ne ris pas, imbécile.

Un bel après-midi de 1934, je me promenais le long des Champs-Elysées, la tête pleine d'alexandrins, de confiance et d'espoir. Un copain m'aborda. — Au lieu de te balader les doigts dans le nez, tu ferais mieux de courir rue Vignon. Voilà huit jours que Cocteau cherche à te joindre. Cocteau !... Pour nous, apprentis comédiens, il ne repré- sentait pas seulement un auteur, mais un personnage de légende. Les Mariés de la tour Eiffel, Orphée (les miroirs feraient mieux de réfléchir) Nijinski, Diaghilev, Picasso, Stra- vinski... Nous ne savions pas très bien comment tout cela s'organisait, mais ces formules, ces titres, ces noms magiques gravitaient autour d'un autre nom, plus mystérieux encore, et tout chargé de sortilèges : Cocteau. J'arrivai dans un sombre bric-à-brac composé d'ardoises, de masques de plâtre, de photos épinglées sur des bouts de velours rouge, de chaises gothiques, de cartes postales. Marcel Khill, qui lui servait de secrétaire, me conduisit dans la chambre de Cocteau. Quand mes yeux se furent habitués à l'obscurité, je le découvris assis sur son lit, tel un pharaon sec dans un antre fumeux. Une odeur entêtée flottait. De ce scribe accroupi, ascétique, je ne voyais que les yeux brûlants et la silhouette osseuse qui semblait dessinée, déjà (là encore, Cocteau était en avance de vingt ans) par Buffet. Avant que que je puisse proférer la moindre parole, il déclara : — Vous serez mon Œdipe. — ... Mais vous ne me connaissez pas... — Vous serez mon Œdipe.

Je savais que Jouvet allait monter La Machine Infernale à la Comédie des Champs-Elysées. Mais à moi, qui faisais partie de sa troupe, et qu'il considérait un peu comme son fils, il n'en avait soufflé mot. Il envisageait de confier Œdipe à Charles Boyer, à Pierre Blanchar, ou même à Serge Lifar. Cocteau balaya mes appréhensions. Il griffonna une lettre qu'il me pria de remettre à Jouvet : « Jean-Pierre est le personnage. Regarde-le bien. Ecoute-le bien. Sans te souvenir de ce qu'il « était ». N'oublie pas que je le regarde et que je l'écoute sans être encombré par la mémoire. Il aura la jeunesse, la force, le côté hagard, faraud, endormi, furieux, etc. Tu sais combien je déteste m'imposer et me substituer aux directeurs. Le rôle d'Œdipe est à toi, mais nous aurions un interprète qui a été formé par toi... Œdipe une fois distribué, vois comme tout est simple. Bref, NE LE LACHE PAS. Ne l'abandonne pas à ces sales films qui nous tuent les planches. Et ne ME lâche pas. »

En février, nous commençâmes à répéter. Pour Jocaste, Cocteau souhaitait Elvire Popesco. A l'époque, elle n'était pas libre. Ce fut Marthe Régnier, qui créa le rôle. Le Sphinx, tout naturellement, c'était Lucienne Bogaert. Pierre Renoir jouait Tirésias. Jouvet s'était réservé le rôle presque muet d'un messager, au dernier acte. Comment penser à ces longues répétitions, à ces quatre- vingts représentations de La Machine Infernale, sans émotion ? Comment revoir, sans tristesse, cette affiche violette où huit de nos amis sont morts : Jouvet, Cocteau, Bérard, Romain Bouquet, Jane Lory, Le Vigan, Renoir et Marcel Khill, tué au début de la guerre. Oui, quatre mois de répétitions pour deux mois et demi de représentations. Jouvet, dévoré de scrupules, penché sur une rangée de fauteuils, l'œil aux aguets, nous harcelait. Quand il n'obtenait pas d'un acteur ce qu'il voulait, il lui arrivait de le bousculer, de lui lancer quelque trait cruel, pour toucher sa sensibilité, pour le piquer au vif, pour le faire cabrer sous les banderilles. D'autre part, quitte à ne pas le suivre, il deman- dait à tous ceux qui l'entouraient leur avis. Peut-être était-ce une habileté, une connaissance du cœur humain, l'attitude même que Saint-Exupéry recommandait aux chefs : « Donnez à vos subordonnés l'impression que vous avez besoin d'eux, et non pas qu'ils ont besoin de vous. »

Je n'étais pas du premier acte de La Machine Infernale. Au second acte, on me voyait entrer, serpentant sur un plateau incliné, dans une lumière de mercure. Je devais être perdu dans mes songes et me trouver brusquement nez à nez avec le Sphinx. Bien que, dans l'œuvre de Cocteau, le Sphinx fût une jeune fille, elle n'en dévorait pas moins les garçons de Thèbes, princes ou roturiers, qui ne parvenaient pas à répondre à cette question : — Quel est l'animal qui marche à quatre pattes le matin, à deux pattes à midi, et à trois pattes le soir ? Œdipe, comme les autres, cherchait, cherchait... Mais le Sphinx, pour la première fois amoureux, soufflait à Œdipe la réponse. Œdipe, enivré de son triomphe, s'écriait : — J'ai vaincu la bête immonde. Je serai roi. Car la reine Jocaste avait promis sa couronne et sa main au vainqueur du Sphinx. Pauvre Œdipe !... Il lui restait à devenir inceste et parricide... Bébé Bérard, dieu barbu, ogre tendre, peintre de génie qui faisait ses débuts de décorateur de théâtre, avait encombré mon chemin d'ossements, qui figuraient les restes des victimes du Sphinx. Chaque soir, avant de commencer cet acte, je les écartais, pour ne pas risquer de trébucher. Chaque soir, Bébé se précipitait pour les replacer sur ma route. Pendant que le régisseur frappait les trois coups, c'était à qui de nous deux parviendrait en dernier ressort à placer ou à reléguer les ossements. Pendant les répétitions, Jouvet m'avait rabroué, rudoyé, torturé. Le soir de la générale, quand je sortis de scène, après ma rencontre avec le Sphinx, les applaudissements crépitèrent longuement. En coulisse, Jouvet vérifiait les éclairages. Je me plantais devant lui, attendant un compliment. Il faisait semblant de ne pas me voir. Je ne comprenais pas. J'étais là, haletant, espérant un mot. Les applaudissements continuaient. Il s'obsti- nait à ignorer ma présence. N'y tenant plus, je lui saisis le bras, et lui criai : — Alors ? Il me regarda enfin, et me répondit, tout doucement : — Alors, mon petit gars, tâche de refaire tous les soirs, consciemment, ce que tu as fait ce soir, inconsciemment.

Entre le troisième et le dernier acte, il y avait un changement à vue, et je n'avais guère de temps pour me coller une barbe et me vieillir de vingt ans. C'était Jouvet qui me servait de maquilleur. Lui encore qui m'engluait les joues d'hémoglobine quand Œdipe rentre en scène, après s'être crevé les yeux.

La soirée s'acheva sur un triomphe. Oubliant mon costume, ma barbe, mes yeux crevés, le sang qui ruisselait sur mon visage, la tragédie que nous venions de jouer et l'émotion des spectateurs, je saluai en souriant de toutes mes dents. « Ne souris pas, imbécile », me souffla Jouvet.

Cocteau passait ses soirées dans nos loges, à coups de longs monologues : — Tu sais ce que c'est, les gens croient qu'on fait une pièce. Mais non, je n'ai jamais écrit une ligne. Tout m'est dicté. La Machine m'a été dictée en une nuit. Comment veux-tu qu'on puisse enlever une virgule ? C'est un corps, on ne peut rien arracher, ou alors le fil se dévide. Moi, j'obéis, quoi ? Je suis un poète aux ordres de sa nuit, comme Picasso est un poète de... quoi ? Tu sais ce que c'est : on écrit une pièce, les acteurs en jouent une autre, et le public en entend une troisième. Tout succès est un malentendu... Il faudra que j'écrive une « pièce-valise » qu'on partira jouer tous ensemble. Je ferai un rôle pour Simone Simon. Elle sera escortée d'un petit nègre qui servira de traducteur. Simone fera : « Boudou boudou ». Le petit nègre expliquera : « Mademoiselle veut dire : je vous aime. » « Bernstein m'a téléphoné pendant trois heures. On ne peut plus, tu comprends. Tu sais ce que c'est. Il est de ces auteurs qui écrivent des pièces avec des actes et des entractes... « Il n'y a plus d'acteurs. Un acteur, ça ne mange pas. Ça ne se lave pas. Un acteur doit apprendre à avoir des larmes sans pleurer. Madeleine Ozeray ne veut plus jouer que les fées. Mais ça n'existe pas, les fées... Il faut qu'une table ait quatre pieds... Les gens sont des monstres. Il n'y a que les jeunes qui m'aiment... Ils voient mes pièces vingt fois, trente fois... Il n'y a que mille personnes qui aient vu La Machine mais ce sont les mêmes qui reviennent tous les soirs... » C'était vrai. La Machine suscitait des fanatiques. Les étu- diants se battaient pour nous, comme ils s'étaient battus, cent ans plus tôt, pour Hernani.

A la fin de La Machine Infernale, Cocteau se mit à écrire pour Jouvet, Lucienne Bogaert et moi Les Chevaliers de la Table Ronde. Jouvet devait jouer Merlin l'Enchanteur, Bogaert la Reine, et moi Galaad, dit Blancharmure. Hélas ! trois ans s'écoulèrent avant que Cocteau ait trouvé un théâtre pour son œuvre. Jouvet n'avait pas voulu la monter. Bogaert n'avait plus confiance, et moi, j'étais sous contrat à la U.F.A. pour des films. Jean Marais, qui devait me doubler, hérita donc de mon rôle, et Michel Vitold de celui de Jouvet. Mais mon destin et celui de Jean Cocteau devaient se croiser encore plusieurs fois par la suite.

Enfance / Ma grand-mère s'emmerde / 2 Une perruque / Le figurant chassé de Thèbes.

De mon enfance, je ne me rappelle rien. N'est demeuré en mon souvenir qu'un goût de révolte, qu'un besoin de liberté. On m'a donné à entendre que j'étais un garçon insupportable. C'est bien possible. On m'a affirmé que, vers sept ans, voyant les pompiers éteindre un incendie, j'avais voulu à tout prix que nous ayons notre incendie, nous aussi, et que, par jalousie envers les privilégiés qui flambaient, j'avais essayé de mettre le feu à notre appartement. On m'a accusé d'avoir voulu crever les yeux de ma grand- mère, en les prenant pour cibles avec des fléchettes... Quel est l'enfant qui n'en fait pas autant ? Quand j'eus neuf ans, mes parents décidèrent de me mettre en pension. On me traîna, à Ville-d'Avray, dans une de ces horribles villas en pierre meulière qu'on qualifie hardiment de « coquette ». Là, siégeait un professeur manchot, dont le système d'éducation consistait à fouetter les malheureux enfants qu'on lui confiait. Il avait un tel ascendant sur nous, il nous terrifiait à tel point, que jamais aucun de nous n'osa se plaindre à ses parents des tortures qu'il endurait. Chaque matin, il tapait sur nous à bras raccourcis — c'est le cas de le dire — sous prétexte que nous nous étions adonnés, la nuit, à des pratiques, solitaires ou non, pratiques que nous ignorions à l'époque. A force d'être roués de coups pour des débauches inconnues de nous, nous nous mîmes à leur recherche. Battus pour battus, mieux valait que ce fût pour quelque chose... Qui part à la recherche d'un plaisir — ces plaisirs qu'on nomme, à la légère, physiques 1 —, le trouve. Désormais, nous savions pourquoi nous étions battus. Quant au professeur, je le soupçonne d'avoir ressenti une coupable volupté à nous fusti- ger. Oh ! vertu, que de vices on commet en ton nom... Est-ce par vice encore qu'il me fit couper mes cheveux ? J'avais une toison d'or qui faisait l'orgueil de ma mère. Le travail du coiffeur terminé, j'étais chauve. Nous devions partir en vacances. Je rejoignis mes parents sur le quai de la gare de Lyon. Je soulevai mon chapeau pour embrasser ma mère. Un hurlement retentit. Ma mère tira la sonnette d'alarme, piqua une crise de nerfs, ameuta toute la gare. Mon père essayait en vain de la calmer. Le train s'ébranla tandis que ma mère, avec la voix de Sarah Bernhardt, glapissait : « Une perruque. Qu'on lui achète une perruque ! »

J'avais dix ans quand ma grand-mère m'emmena à la Comédie-Française. C'était la première fois que je mettais les pieds dans un théâtre. Je me souviens de cette salle rouge, frémissante, obscure, comme si j'avais été au centre d'un volcan. On jouait Andromaque. Je n'y comprenais rien. Mais j'éprouvais, au cœur, une étrange chaleur... Rentrant chez mon professeur de Ville-d'Avray, je déclarai que je serais acteur. La foudre tombant sur le toit n'eût pas déclenché un tel cataclysme. « Acteur !... acteur !... Est-ce que tu comprends l'énormité de ce que tu viens de dire... Tu seras fouetté après le dîner, pour te remettre les idées en place. » A partir de ce jour, la vie devint infernale. Je ne pouvais plus dire un mot sans qu'on ne me réplique : « Ah ! je t'en prie. Ici, tu n'es pas sur les planches... » Peu importait. Je savais, au plus profond de moi, que mon destin sur terre était d'être un acteur.

Mes parents ne s'opposèrent jamais réellement à ma passion du théâtre. Je pense même que, sans oser en convenir, ils l'approuvaient. Ma mère, avec un don inné d'exagération poétique, déformait

1. Colette. et dramatisait tout. Est-ce André Gide qui a écrit : « Quand on raconte quelque chose, il faut, pour être vrai, exagérer, sinon le récit perdra les couleurs de la réalité. » Ma mère exagérait, transformait, embellissait... Pendant la guerre, déjà très éprouvée par une maladie de cœur, alors que les docteurs lui avaient interdit toute émotion, elle restait suprêmement indifférente aux signaux d'alarme, aux coups sourds de la D.C.A., mais que quelqu'un fasse tomber une petite cuillère, elle bondissait et invectivait le criminel ; quand nous en riions avec elle, elle répondait, parfai- tement logique : « Les bombes, nous n'y pouvons rien, tandis que les petites cuillères... » Elle me traita toujours plus comme un amoureux que comme un fils. Mais, pour s'inquiéter de ma santé, elle retrouvait des impatiences bien maternelles. « Qu'est-ce que tu as encore fait pour être dans cet état, mon pauvre petit ? Tes amis veulent ta peau. Tous les soirs chez Maxim's à rouler sous les tables, je te demande un peu ! Si tu continues à ce régime-là, dans huit jours, ce sera la montagne et la petite voiture... Et je ne te dis rien de ta carrière, puisque tu me considères comme une idiote... Bien sûr, je suis idiote, mais j'ai tout de même un peu de bon sens. Voilà trois jours que tu n'as pas eu la moindre proposition de films ; note bien, personnelle- ment, je te préfère au théâtre, mais toi qui tiens tant à tes films, tu devrais tout de même faire attention. » Chaque Noël, elle me forçait à offrir mes vœux, et des étrennes, aux domestiques. Enfant, je haïssais l'instant où je devais glisser dans leur paume quelques billets de cent francs, en bafouillant : « Pour vous acheter un petit souvenir. » « Qu'est-ce qu'a dit la « nne-bo ? », s'inquiétait ma mère, car, dès qu'il s'agissait des domestiques, elle avait coutume, même en leur absence, de parler en inversant les syllabes : « La « nne-bo » m'a encore « dé-deman » de la « ter-augmen ». Je vais la « tre-fou » à la « te-por », est une phrase qui a bercé mon enfance et ma jeunesse. François, dit Poum, mon petit frère, était une boule ronde et rousse. Très jeune, je le forçais à me donner la réplique dans les tragédies de Racine. Je l'affublais d'un vague rideau, il figurait Andromaque, je lui demandais : « Et que résolvez- vous ? » Sous la menace d'une gifle, il était contraint de me répondre : « Allons sur son tombeau consulter mon « apoux ». » Qu'il soit resté mon meilleur ami après avoir subi de pareils traitements, prouve son inconscience et sa sérénité. Mon père était l'indulgence même. Jusqu'à sa mort, à quatre- vingt-trois ans, il a conservé une souriante philosophie, une aptitude à comprendre les problèmes des autres, à excuser leurs fautes. Il aimait l'humanité. Son sens critique, sa lucidité, loin de le rendre intransigeant, lui faisaient percevoir ce qu'il y a de meilleur dans chacun.

Où ma passion pour le théâtre avait-elle puisé ses racines ? Certes, l'atavisme a pu jouer, mais Georges Berr, mon grand- oncle, alors dégoûté des intrigues de la Comédie-Française et en ayant démissionné, fit tout pour m'en détourner. Il avait eu une carrière heureuse et paradoxale. Petit, myope, d'un aspect ingrat, il ressemblait plus à un frileux notaire de province qu'à l'image qu'on se fait d'un héros de théâtre. Sa réussite était d'autant plus étonnante, qu'il l'avait obtenue dans l'emploi qui demande le plus d'éclat : « Figaro », « Scapin », « Don César de Bazan », rôles héroïques, clairon- nants, qui exigent de la voix, de la taille, du souffle, du panache. Dans les dernières années de sa carrière, il était devenu presque aveugle. Dans la vie, il avançait en tâtonnant. Sur scène, il sautait par-dessus les bancs des Fourberies de Scapin, dégringolait la cheminée de Ruy Blas, courait à travers les charmilles du Mariage de Figaro. Sitôt le rideau levé, il retrouvait sa jeunesse, son agilité et sa vue : c'est le miracle du théâtre. Sa sœur, ma grand-mère, ne vivait, elle aussi, que pour le théâtre. A chaque pièce que, par la suite, j'ai jouée, elle venait assister tous les dimanches après-midi. — Je suis un peu sourde, disait-elle au contrôleur, pour qu'il la place au premier rang. Coquetterie de vieille dame. Elle n'aurait pas dit : « Je ne vois pas bien », parce que cela était vrai, mais elle disait sans honte : « Je suis un peu sourde », parce que cela n'était pas. A chaque fin d'acte, se dressant de son fauteuil, elle m'en- voyait des baisers en murmurant : « Mon cher trésor », puis, par le trou du rideau, je pouvais la voir, malgré ma défense, confier à ses voisins : « Vous savez, c'est mon petit-fils », avec la même fierté que, pendant si longtemps, à la Comédie- Française, elle avait dit : « Vous savez, Georges Berr, c'est mon frère. » Chaque jeudi, j'allais déjeuner chez elle ; elle me guettait du balcon, ou bien quand je sonnais, elle se précipitait pour ouvrir en criant : « Ne vous dérangez pas, j'y vais », car elle ne voulait pas que quelqu'un d'autre puisse m'accueillir. Si j'allais me laver les mains, elle suppliait : « Ne sois pas trop long, nous avons si peu de temps à passer ensemble », et si le téléphone sonnait, elle pleurait : « Ah ! chienne de vie, on ne peut pas nous laisser seuls deux minutes, ils sont tous jaloux de notre amour ! » Les autres jours de la semaine ne l'intéressaient pas. Elle ne vivait que dans l'attente du jeudi. Chaque soir — sauf le jeudi — elle écrivait religieusement sur son agenda : « Je m'emmerde. »

C'est dans un hôtel de la rue Bénouville, rue provinciale et aristocratique dont le sommeil parfois était troublé par le galop d'un manège voisin, qu'officiait Mlle Renée Du Minil, ex-sociétaire de la Comédie-Française, professeur au Conser- vatoire. Une figure blafarde et ronde couronnait un corps boudiné, des mains replètes, une voix chantante, des cheveux trop blonds. Chaque année, elle élisait, parmi ses élèves mâles, son favori. J'eus l'honneur d'être élu, j'eus aussi la cruauté de faire pleurer souvent Mlle Du Minil, tant j'étais inexact, infidèle et distrait. Un jour, une pittoresque jeune femme arriva de Dijon avec un premier prix de comédie, un premier prix de chant et une plume verte dans son chignon. Cette provinciale se transforma très rapidement — déjà Napoléon perçait sous Bonaparte — en la Parisienne la plus élégante, la plus racée. Secouant plume verte et chignon, Edwige Cunati devint Edwige Feuillère. Si la tendre sollicitude de Mlle Du Minil ne fit jamais défaut à ses élèves, son enseignement se fondait sur d'étranges conceptions. C'est ainsi que, lui demandant un jour pourquoi elle s'opposait à ce que je dise : « Trouvez-vous à midi à la petite fontaine » comme il me semblait bon de le dire, je m'entendis répondre : « Mon enfant, en 1882, M. Delaunay le disait de telle façon (là, elle l'imitait) ; vous n'avez tout de même pas la prétention de faire mieux que M. Delaunay. » Elle nous faisait jouer « les mots » de préférence à la situa- tion ; il fallait mettre de la force dans le mot « fort », de la grâce dans le mot « grâce », et prononcer « charme » en chuintant le « ch » pendant quelques secondes. En même temps, je m'étais inscrit à la Comédie-Française, comme figurant. Me voyant assidu, consciencieux et émerveillé, l'administra- teur me confia un rôle important dans Marion Delorme. Une tremblante hallebarde au poing, titubant dans des bottes trop grandes, la perruque enfoncée de guingois, je devais empêcher Madeleine Roch, tonitruante Marion Delorme, d'entrer chez Louis XIII : « Madame, on n'entre pas », susurrais-je d'une voix qui muait. D'une trompe d'airain, Madeleine Roch s'indi- gnait : « Ici contre une femme on met la dague au poing, ailleurs c'est pour ! » De plus en plus nerveux, je bredouillais : « Madame, on n'entre point. » De plus en plus terrible, Made- leine Roch rugissait : « Il faut, monsieur le garde, que je parle à l'instant au duc de Bellegarde. » M. le garde avait l'air d'avoir douze ans, il avait envie de pleurer, Madeleine Roch, d'une pichenette, pouvait le réduire à néant, tout cela n'était pas raisonnable. Hélas ! m'étant livré à un fou rire homérique dans Œdipe roi au moment où Albert Lambert sort du palais, les yeux crevés, je fus (et pour toujours, semble-t-il) jeté à la porte de la Comédie-Française. Quand je créai La Machine Infernale, Jean Cocteau me dessina sortant d'un temple sous les huées, avec cette légende : « A Œdipe, chassé de Thèbes pour fou rire. » Louis Jouvet / La Duse et demie / Ros- 3 sellini chauffeur / Lac aux Dames.

C'est environ deux ans avant La Machine Infernale que je m'étais présenté à Louis Jouvet. A cette époque, il jouait Amphitryon 38 à la Comédie des Champs-Elysées. Sur la pointe des pieds, je m'aventurai dans le réduit atte- nant au plateau. Par bouffées, la musique de Giraudoux parvenait jusqu'à moi. — Un enfant doit naître de la rencontre de ce soir. Il a nom Hercule. — Pauvre petite fille. Elle ne naîtra pas. — C'est un garçon et il naîtra. Valentine Tessier étirait des bras charnels dans la lumière glauque de Thèbes. — Si le mot plaire ne vient pas seulement du mot plaisir, mais du mot biche en émoi, du mot amande en fleur, Alcmène, tu me plais. C'était la voix grave de Pierre Renoir, qui jouait Jupiter. Nul avertissement prophétique, nulle prescience, nul espoir même ne vinrent m'avertir que des années plus tard, cette phrase, ce poème en deux lignes, c'est moi qui les dirais. J'attendais, immobile, envoûté, comblé. Je comprenais que ces sortilèges, ces textes, cette lumière et cette pénombre seraient à jamais mon univers, ma joie, ma vie. Jouvet sortait de scène. Tout était bleu en lui. Vêtu de la cape et du bonnet de Mercure, l'œil plus bleu encore que son costume, souriant avec ironie mais aussi déjà avec tendresse, il me tutoya avant de me dire bonjour : — Qu'est-ce que tu travailles en ce moment ? — On ne badine pas avec l'amour... vous savez... d'Alfred de Musset. — Pourquoi pas ? Et qu'est-ce que tu penses de Perdican ? Je perdais pied, j'avais préparé un discours pour lui dire mon estime et mon admiration, mon désir aussi de travailler avec lui, et voilà que, sautant toutes formules de politesse, il me demandait à brûle-pourpoint ce que je pensais de Perdi- can ! J'étais incapable de répondre. J'étais rivé à l'œil bleu de Jouvet, j'avais envie de pleurer, il enchaîna : — Je vois... Tu ne penses pas grand-chose de Perdican, ça ne fait rien mon petit gars, ça ne fait rien, reviens me voir demain. Le lendemain, il nous engagea, Janine Crispin et moi, pour jouer avec sa troupe Le Prof d'anglais de Régis Gignoux. Ah ! comme je l'aimais déjà ! Vingt ans plus tard je l'appelais encore « Monsieur ». Lui continuait à m'appeler « Mon Jean-Pierre qui ressemble tant à mon Jean-Paul » (Jean-Paul était son fils, plus jeune que moi de quelques années). Je lui disais « vous », et il me tutoyait, je lui témoignais de la déférence, et il me flanquait des claques.

En attendant la création du Prof d'anglais qui tardait, un camarade réussit à me faire engager à l'Athénée, pour figurer, dans Romance, de Robert de Flers et Francis de Croisset, un des jeunes gens qui escortaient Madeleine Soria. Après quel- ques répétitions, le directeur du théâtre, Lucien Rozenberg, s'écria : « Vous, le blondinet, restez ! » Le blondinet, c'était moi. « Lisez-moi le rôle du petit-fils, au prologue. » Je lus. « Ah ! c'est tout de même autre chose ! » décréta-t-il. Autre chose que quoi ? Je ne l'ai jamais su, je ne le saurai jamais, mais je jouai le rôle du petit-fils du pasteur, rôle créé par Fernand Gravey quelques années plus tôt. Paul Bernard repre- nait le rôle du pasteur qu'il avait créé avec un grand succès. Parfois, dans la coulisse, Rozenberg me saisissait le bras et désignant Madeleine Soria en larmes, sur la scène, il me disait : « Regardez, regardez bien, c'est la Duse, c'est mieux que la Duse ! » Je l'avais surnommée « la Duse et demie ». Comme tant d'autres de mes camarades, j'entends souvent ce refrain : « Votre carrière a été facile, vous avez eu la chance de jouer La Machine Infernale et de tourner Lac aux Dames à vos débuts. » Bien sûr, j'ai eu de la chance. La chance joue un rôle capital dans toutes les professions, et dans la nôtre particulière- ment, dont la réussite repose sur des impondérables ; mais le public pense toujours qu'un acteur a débuté par un succès, pour la simple raison qu'il ignorait cet acteur pendant ses années d'effort, où il ne jouait que des comparses. Dans combien de pièces me suis-je glissé avant La Machine Infer- nale ? Tournées minables, auditions, doublures de comédiens qui ne tombaient jamais malades... J'ai connu, comme tous mes camarades, de longs mois d'espoir et de désespoir. Je me revois dans les coulisses, guettant la défaillance de comédiens dont j'espérais reprendre le rôle. Je me revois, sévissant dans des troupes de jeunes, et dans les tenues les moins raison- nables : en pâtre grelottant sur les pelouses d'une propriété de la Malmaison (qui devint mienne vingt ans plus tard !) ; avec barbiche et perruque, dans le notaire de l'Ecole des Maris à Bécon-les-Bruyères ; en mendiant bancal dans Le Pauvre d'Assise salle Oedenkoven... (où diantre peut se trouver la salle Oedenkoven ?). Je me revois auditionnant pour Marcel Achard dans Une balle perdue, ou, pour Maurice Rostand, dans Le Tsarévitch. J'entends encore la voix de la tsarine psalmo- dier :

Ne nous oubliez pas, loin de nos capitales... Envoyez-nous parfois quelques cartes postales.

Ce qui était l'unique chose qui me restait à faire, car j'étais toujours refusé. Même Jouvet, après m'avoir confié le rôle principal du Prof d'anglais, ne me donna plus que des pannes pendant longtemps, « pour me faire les pieds ». Dans une tournée de Siegfried, je ne faisais qu'ouvrir une porte. Dans une reprise de Knock, je jouais le rôle muet du paysan secoué de rires pendant l'auscultation du docteur. Dans Le Taciturne, de Roger Martin du Gard, je devais créer un grand rôle, mais fus débarqué pendant les répétitions au profit de Daniel Lecourtois. Ce n'est que plus tard que je devais reprendre le personnage. Au cinéma, mêmes efforts, mêmes tentatives, figuration (pas même intelligente) dans un film de Carmen Boni, dans d'autres films encore, dont j'ai tout oublié. Avant Lac aux Dames, six films. D'abord Jean de la Lune. Jean Choux qui s'attendait à une catastrophe, avait confié son film à son assistant. Je m'endormais dans un train sur les genoux de Madeleine Renaud. Elle regrettait d'avoir quitté son mari et sautait du train à Laroche-Migennes, m'aban- donnant à mes puériles rêveries. Puis Echec et Mat. Il y avait dans l'équipe technique un jeune accessoiriste hilare et rubicond qui ne nous apportait jamais les objets dont nous avions besoin ; il avait mieux à faire, c'était Charles Trenet. Puis, Faut-il les marier ? tourné à Vienne avec Annie Ondra. Je faillis ne pas terminer le film car, en le signant, j'avais oublié un détail : mon service militaire. Des gendarmes autri- chiens me reconduisirent à la frontière où des gendarmes fran- çais les remplacèrent ; on me jeta, couvert de honte, dans le train des équipages à Versailles. Mon devoir accompli, je tournai, à Rome, une vague gau- driole, intitulée Eve cherche un père. Un chauffeur venait me chercher tous les jours à l'hôtel pour me conduire au studio. Il avait une belle tête d'empereur romain de la décadence. Vitellius un peu. Nous ne parlions guère. Le cinéma ne semblait pas l'intéresser. Il n'avait accepté ce travail que parce que sa petite amie était figurante dans notre film, et que cela lui permettait de la voir. Ce n'est que trente ans plus tard que j'apprendrai, par Truffaut, que mon chauffeur était Roberto Rossellini. Quant au jeune premier qui tenait mon rôle dans la version italienne, il s'appelait Oswaldo Valenti. Il était noir, roman- tique, excessif, et roulait des yeux terrifiants. J'ignorais ce qu'il était devenu, lorsque, à la fin de la guerre, je vis la photo de quelques traîtres pendus haut et court aux poutres d un garage, à droite et à gauche du cadavre renversé de Mussolini. Oswaldo était un de ces morts que lapidait la foule. Drogué, embarqué, compromis par le fascisme, recherché par les partisans pour des crimes dont je l'aurais cru inca- pable, il s'était accroché au destin de Mussolini jusqu'à la fin... 1934 devait être l'année de ma chance : La Machine Infernale et Lac aux Dames. Le film était destiné à Johnny Weismuller, glorieux Tarzan, à l'apogée de ses muscles. Hollywood ne le lâcha pas, et Marc Allégret se mit à la recherche d'un jeune premier français. Je fus parmi les centaines de comédiens ou de sportifs qu'il interviewa. J'arrivai dans son atelier de la rue Vaneau où il me reçut en compagnie de deux autres hommes auxquels il jugea inutile de me présenter. Après quelques instants d'entretien, il me demanda de me déshabiller afin de pouvoir juger si j'étais assez bien bâti pour jouer le maître nageur, héros de ce film. Intimidé, confus, ne sachant où me fourrer, je restais là, en slip, devant ces trois inconnus qui étaient : Marc Allégret, Philippe de Rothschild et André Gide. Ils ne parurent pas spécialement impressionnés par ma musculature, mais Gide suggéra qu'en me confiant aux soins d'un entraîneur, je pourrais peut-être faire meilleure figure. Je me soumis donc à un essai avec dix autres postulants auxquels Simone Simon donnait la réplique. Simone, qui avait une grande influence sur Marc Allégret, poussa ma candi- dature ; je fis un second essai et fus finalement engagé. Mais il n'était pas question de me reposer sur mes lauriers. Je partis pour Cannes avec un professeur de culture physique qui me fit courir, nager, soulever des barres, lancer le javelot, sauter, boxer, lutter de l'aube au crépuscule. Du crépuscule à l'aube, il montait une garde sévère devant ma porte. Enfin nous partîmes pour le Tyrol où avaient lieu les extérieurs. Il paraît que je fus galant et offris mon wagon-lit à la script- girl qui n'en avait pas. C'est Françoise Giroud qui me l'assure, car c'était elle, la script-girl. Elle était alors rondouillette et répondait au nom pittoresque de Bouchon.

Le lac où nous tournions, bien que beaucoup trop froid à mon gré, était d'une grande beauté. Simone Simon, comme un tendre bourgeon, semblait mise au monde pour jouer les ingé- nues pures et perverses de Colette. Elle offrait à la caméra un visage de pékinois saupoudré de taches de rousseur, une personnalité, une sincérité, et en même temps une rouerie, qui balayaient toutes les conventions théâtrales des actrices de ce temps. Nous nous roulions dans les grains d'avoine, nous grimpions aux arbres, nous fendions le lac immaculé, entourés de filles aussi belles que Maruska Bésabrasoff et Illa Méry. Rosine Deréan, si belle elle aussi, était mon autre partenaire. Colette avait écrit les dialogues du film, Georges Auric en avait composé la musique. Marc Allégret y avait mis le plus tendre et le plus secret de lui-même. Lac aux Dames remporta un éclatant succès.

Le couple que Simone Simon et moi avions formé dans Lac aux Dames fut à nouveau réuni dans Les Beaux jours et dans Les Yeux noirs. Dans Les Beaux jours, je retrouvai (outre Simone et Marc Allégret) Raymond Rouleau et Roland Toutain. Les extérieurs, tournés près de Narbonne, furent heureux. Maurice Baquet s'était joint à notre groupe. Le seul qui ne participait pas à nos jeux était un jeune débutant maigre et grave qui n'arrêtait pas de lire dans un coin, et ne nous adressait guère la parole. Son sourire, rare, avait quelque chose de tendre et de doulou- reux. On le sentait ardent sous sa réserve, débordant de projets sous son mutisme, avide d'action dans sa solitude. C'était Jean-Louis Barrault.

Pour les extérieurs de Maria Chapdelaine, je partis pour le Canada. , à l'époque, m'ignorait résolument. Heureusement, il y avait Madeleine Renaud, dont la chaude affection était un baume. Nous avions déjà tourné ensemble Jean de la Lune et Le Voleur. Aussi notre complicité était-elle savoureuse. Nos fous rires aussi. Parfois, Madeleine s'arrêtait. Elle me regardait et me disait rêveusement : — Tu n'as donc jamais aimé, pour pouvoir rire comme ça ! Pour nous rendre de Québec au lac Mistassini, où nous devions tourner les extérieurs, on nous avait dit : « C'est très facile, il n'y a qu'à traverser le parc des Laurentides. » — Allons-y à pied, fit Madeleine. — C'est peut-être loin... — Dieu que tu es paresseux ! Un parc, c'est un parc. Ça ne t'arrive jamais de traverser le parc Monceau ? Viens, ça te fera du bien. Il est heureux que je n'aie pas suivi son conseil, car le parc des Laurentides mesure trois cent cinquante kilomètres de long. Je convainquis Madeleine de monter dans « le char ». Après trois mois de batifolages dans les « arpents de neige » je rentrai à Paris. Raymond Rouleau me demanda de jouer avec Blanche Montel et lui Sérénade à trois de Noël Coward. Ce furent d'heureuses représentations : le théâtre rue des Martyrs était nouveau et dirigé par un jeune homme du nom de Pierre Poncet, qui, s'il n'avait pas beaucoup d'expérience, ne manquait pas d'enthousiasme. Sa femme, Maya Florian, tirait le rideau. Sa belle-sœur tenait lieu de souffleur. Le régis- seur était bourré de cocaïne. Les parents Poncet mêlaient leur grain de sel à nos efforts. Toute cette petite famille, cette peinture pas encore séchée, ce laisser-aller de saltimbanques donnaient à notre aventure une atmosphère de vacances. Raymond Rouleau et moi avions une scène d'ivresse où nous nous amusions, chaque soir, à improviser pendant de longues minutes. Quant à Blanche Montel, elle devint, et resta par la suite, une de mes amies les plus chères.

Claude Dauphin et Mme de Maintenon / 4 Bernstein et le goret / L'œil de Victor et le bœuf miroton.

Henri Bernstein était, à l'époque, le plus formidable, le plus frénétique, le plus tonitruant, le plus imposant, le plus aristo- crate, le plus orgueilleux, le plus fougueux, le plus véhément, le plus tyrannique des auteurs contemporains. C'était un prophète inspiré, qui était aussi propriétaire de son temple. Il était en effet directeur du théâtre du Gymnase, et metteur en scène de ses propres pièces. Son exceptionnelle verdeur ne se limitait pas au seul domaine de la dramaturgie. Il attachait grande importance à ses conquêtes féminines qui étaient multiples et variées. Certes, il n'était ni jeune ni beau. Mais, quand il avait jeté ce que j'appellerai pudiquement son dévolu sur une ravissante créa- ture, il menait son siège avec une telle force de persuasion, une telle puissance de feu, une telle abondance de fleurs et de pneumatiques, une telle drôlerie, un tel charme, qu'il arri- vait toujours à ses fins. Aux comédiens aussi, il imposait sa despotique emprise. Claude Dauphin et moi, entre autres, en devions devenir, à différentes périodes, les victimes, comblées parfois, et parfois révoltées. Claude, que j'avais connu à l'Univers, brasserie où pala- braient sociétaires et jeunes élèves du Conservatoire, était, à cette époque, non seulement un comédien exquis, mais le promoteur d'une nouvelle école, où la simplicité, la gentillesse et la timidité remplaçaient le lyrisme et l'élégance conven- tionnels des jeunes premiers d'alors. A la cape, à la cigarette, à la désinvolture d'un André Brûlé, Claude opposait une pauvre figure pas maquillée, une voix hésitante, un balan- cement sur la pointe des pieds, yeux baissés, sourcils en l'air, mèche tombante.

Il y a des amitiés qu'on subit, d'autres qu'on recherche. J'ai voulu être l'ami de Claude. C'est à Mme de Maintenon que je dois de l'être devenu. Un dimanche, revenant de Chartres, nous nous étions arrêtés devant le château de Mme de Maintenon. Nous l'admirions en silence et je me livrai à je ne sais quel commentaire qui fit rire mes amis. Alors il se passa quelque chose dans l'œil de Claude, un éclair de malice et de tendresse, une sorte de complicité fra- ternelle qui signifiait : « Je sens que les mêmes choses nous feront rire, que les mêmes choses nous toucheront, qu'il nous suffira d'un clin d'œil désormais pour nous comprendre. » C'est d'une boutade que date notre amitié.

En ce beau printemps de 1935, Bernstein nous offrit donc à tous deux de jouer dans cette pièce... qu'il n'avait pas encore écrite. Il me fallait pour cela renoncer pour un an, ou plus, à tourner le moindre film, car Bernstein n'admettait pas qu'on tourne tout en jouant. Je lui dis que je ferais de grand cœur ce sacrifice, si le rôle en valait la peine, mais qu'ayant Claude sous contrat, je ne voyais pas pourquoi il avait besoin de moi. Bernstein me répondit qu'il nous réservait des rôles d'égale valeur et me cita l'alléchant exemple de Blanchar et de Boyer dans Mélo. Je signai un contrat qui coupait ma carrière cinématographique, et me livrai à la merci de mon directeur.

La veille de la lecture de la pièce, Bernstein m'appelle. « Cher petit Jean-Pierre, vous me manquez tant, dit-il, à ma surprise. Venez dîner avec moi en toute simplicité. » Flatté, je passe une soirée rare, pris dans les rets d'un Bernstein lyrique, éblouissant, et qui, sans cesse, me verse à boire. A minuit, je veux partir. « Buvez, buvez encore », dit-il. Alors mon esprit se brouille un peu. Je me souviens qu'il fait signe à sa compagne de nous laisser seuls, j'entends des bribes de phrases : « Mon cher, je vous ai fait un rôle sublime... Quand je pense que pour un petit dédit de 300 000 francs vous pourriez m'abandonner, je n'en dors plus. Cher, cher Jean-Pierre, à qui je viens d'écrire le rôle de sa vie... » Je me vois vaguement signant un papier qu'il pousse devant moi.

Le lendemain, lecture. Francen, Claude, Perdrière, Suzet Maïs et moi nous asseyons autour du « Maître », installé sous son propre portrait par Manet. 1 acte, mon rôle est court. II acte, mon rôle est antipathique. III acte, mon rôle est inexistant. Bernstein s'arrête pour souffler et, sentant ma déception, me glisse à l'oreille : « Le sucre est au fond. » IVe acte, pas de sucre. V acte. Le sucre est dur à avaler. Le lendemain je retourne voir Bernstein. Il m'accueille par : — Si c'est pour me demander l'autorisation de tourner un film, je vous la refuse tout de suite. — Non, c'est pour vous demander de ne pas jouer votre pièce. Son portrait par Manet lui tombant sur le crâne n'eût pas porté un plus rude coup. Il défaille, s'étrangle, arrache son col et ne trouve assez de force que pour appeler à l'aide sa secrétaire. — Devinez ce que ce petit misérable vient de me dire ?

— Il me demande de ne pas jouer ma pièce. Jamais, enten- dez-vous, jamais Sarah Bernhardt ni Lucien Guitry n'ont eu l'insolence que... — Mais je ne suis pas insolent. Je vous dis, au contraire, avec beaucoup de respect... — Je me fous de votre respect. — ... que j'ai pour votre œuvre la plus grande admiration... — Je me fous de votre admiration. — ... mais que ce rôle ne correspond ni à ce que vous m'aviez promis ni au sacrifice que j'ai consenti. Dans le regard glacé de la secrétaire, je peux lire : « Eh bien, vous avez fait du propre. J'en ai pour un mois à le calmer. » — En tout cas, éructe Bernstein, vous allez commencer par me donner 600 000 francs et... — 300 000. — Non, 600 000. Vous avez signé avant-hier soir un papier où je doublais votre dédit. Peut-être aviez-vous trop bu pour vous en souvenir... Ne pouvant pas verser à Bernstein 600 000 francs, je fus contraint de jouer Le Cœur. Les répétitions commencèrent, dirigées — avec quelle maîtrise — par un Bernstein redevenu charmant. Nul metteur en scène ne pouvait mieux que lui assouplir un acteur, rendre vivant un texte, recréer la vie par des silences, des différences de rythme, de petits gestes machi- naux. La phrase la plus mélodramatique, il savait la rendre simple en nous suggérant une hésitation, un soupir, la contem- plation de nos ongles ou la manipulation d'un bras de fauteuil. Il avait horreur de la convention, de la facilité, qui pousse les acteurs à entrer, comme dans des pantoufles, dans des inflexions déjà entendues, et nous demandait de le surprendre par une « intonation rare ».

Le soir de la générale, je reçus quelques cadeaux, dont deux me firent particulièrement plaisir. L'un était un quatrain que Louise de Vilmorin avait enfoui, à mon intention, dans un bouquet de fleurs des champs :

« J'te vois rêveur et j'te vois beau « Quand j'te vois beau, je suis rêveuse « Quand t'es rêveur, je suis peureuse « Quand t'es les deux, tout est nouveau. »

L'autre cadeau, plus réaliste, était un cochon vivant. La jeune Pieps, fille de Granowsky, mon metteur en scène de Tarass Boulba, m'envoyait cet étrange présent pour me porter bonheur. Bernstein, l'apercevant, devint blême. Le goret, soudain mué en sanglier, chargea notre auteur et tenta de le terrasser. Bernstein poussait des hurlements, appelait police secours, était persuadé qu'il allait être bouffé tout cru par ce fauve déchaîné. On réussit enfin à sortir Bernstein des griffes du porc, qui se mit à gambader sur scène et dans les coulisses. On finit par le capturer sous les jupes de Mary Marquet, qui était venue embrasser , son époux. La pièce commençait par une scène entre Hélène Perdrière et moi. Scène d'intimité, de pudiques confidences. Je lui avouais que je l'aimais, bien qu'elle fût la femme de mon meilleur ami. Depuis six semaines, nous répétions en demi-teinte, alternant soupirs et murmures. Mais, ce soir-là, dans le brouhaha des gens arrivant en retard, des ouvreuses réclamant leurs pourboires, des marchands de programmes essayant de placer leur camelote, des banquettes qui claquaient, des pieds qu'on écrasait, des klaxons de taxis fusant à travers les portes battantes, personne ne pouvait entendre une syllabe de notre duo d'amour. Bernstein, de la coulisse, nous faisait des signes désespérés. Finalement, il nous fallut hurler comme des déments, ce qui ne voulait plus rien dire, puisque le pauvre mari était censé se trouver dans la pièce à côté et ne rien entendre de ma confession. Toute la pièce était fondée sur son ignorance. Il eût fallu qu'il fût sourd pour la conserver !

A minuit, Bernstein m'appelle sur le plateau, me félicite, et me demande si je ne trouve pas que ma scène du cinquième acte fait longueur. Je rugis : « Ah ! ne la coupez pas, ou je tombe malade et ne joue pas demain. » — Il n'en est pas question, dit-il en m'embrassant. A vrai dire, j'avais horreur de jouer cet acte. Je ne parvenais pas à entrer en scène en ruisselant de larmes et devais, pour cela, avoir recours à de l'ammoniaque, subterfuge qui me répu- gnait. Mais j'étais décidé à ne plus rien céder à Bernstein.

Le lendemain matin, mon père me réveilla. « Voilà, dit-il, écoute-moi calmement. Bernstein m'a téléphoné à la première heure. Il te propose ce marché : il coupe ta scène du cinquième acte — ne hurle pas, écoute-moi — il t'accorde en échange le droit de « tourner »..Il t'attend à déjeuner si tu es d'accord. » Bernstein fut très drôle pendant ce déjeuner, imitant les gens qui, la veille (à la porte de la scène où il se tenait toujours pour serrer les mains, comme un jeune marié), l'avaient complimenté : le confrère qui lui avait dit : « Mon cher, avec de tels acteurs... » ; l'acteur qui lui avait dit : « Dauphin est bien, évidemment, mais avec un tel texte... » ; l'importun qui lui avait jeté : « Alors... quoi de neuf ? » ; jusqu'au monsieur inconnu qui lui avait confié dans le creux de l'oreille : « Mon Jean-Pierre Aumont : quand on veut parler d'un acteur qui évoque la jeunesse, l'humour, la désinvolture élé- gante, on pense à Jean-Pierre Aumont, qui joua dans trente pièces, tourna dans cinquante films et fut aussi auteur à succès. On retrouve dans ce livre sa vie pétil- lante qui, de La machine infernale de Jean Cocteau à La nuit américaine de Truffaut, a fait de lui le partenaire des grandes stars de Hollywood. Mais la vie de Jean-Pierre Aumont n'est pas qu'une route au soleil qui va de succès en succès, de Paris à Hollywood. Il y a des ombres : la guerre que Jean-Pierre Aumont fait glorieusement dans les Forces Françaises Libres ; il en reviendra avec la Légion d'honneur. Il y a surtout la mort tragique de Maria Montez. Mais le travail, l'amitié de Arthur Rubinstein, de Grace Kelly, des Kennedy, permet- tent à Jean-Pierre Aumont de franchir la passe. Il connaît à nouveau l'éclat joyeux de la vie. Il triomphe à Broadway aux côtés de Vivien Leigh dans Tovarich. Il est cet éter- nel jeune premier qui raconte ici, dans un récit vif, intelli- gent, personnel, fourmillant d'anecdotes, une vie de suc- cès, vécue avec humour et simplicité. Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès par le temps, cette édition numérique redonne vie à une œuvre existant jusqu’alors uniquement sur un support imprimé, conformément à la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012 relative à l’exploitation des Livres Indisponibles du XXe siècle.

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