COLLECTION « VÉCU » DU MEME AUTEUR L'Empereur de Chine (Editions Nagel) L'Ile heureuse (Paris-Théâtre) Un beau dimanche (France Illustration) Farfada (Paris-Théâtre) Lucy Crown, d'après Irwin Shaw (Paris-Théâtre) Souvenirs provisoires (Julliard) La Pomme de son œil (Julliard) JEAN-PIERRE AUMONT LE SOLEIL ET LES OMBRES ÉDITIONS ROBERT LAFFONT PARIS COÉDITION ROBERT LAFFONT - OPERA MUNDI Si vous désirez être tenu au courant des publications de l'éditeur de cet ouvrage, il vous suffit d'adresser votre carte de visite aux Editions Robert Laffont, Service « Bulletin », 6, place Saint-Sulpice, 75279 Paris Cedex 06. Vous recevrez régulière- ment, et sans aucun engagement de votre part, leur bulletin illustré, où, chaque mois, se trouvent présentées toutes les nouveautés que vous trouverez chez votre libraire. © Opera Mundi, 1976 A mes deux fils. Mon Jean-Claude, Mon Patrick, Tels que je vous connais, vous ne ferez que parcourir ce recueil d'un œil distrait, à la seule recherche des paragraphes qui vous concernent. Mais si, par hasard, vous en ouvrez la première page, vous verrez qu'il vous est dédié. Avec amour. « Le plaisir ne réside pas dans cer- taines choses, mais dans la façon de les prendre toutes. » (Jean Cocteau) Première partie Jean Cocteau / La Machine Infernale / 1 Ne ris pas, imbécile. Un bel après-midi de 1934, je me promenais le long des Champs-Elysées, la tête pleine d'alexandrins, de confiance et d'espoir. Un copain m'aborda. — Au lieu de te balader les doigts dans le nez, tu ferais mieux de courir rue Vignon. Voilà huit jours que Cocteau cherche à te joindre. Cocteau !... Pour nous, apprentis comédiens, il ne repré- sentait pas seulement un auteur, mais un personnage de légende. Les Mariés de la tour Eiffel, Orphée (les miroirs feraient mieux de réfléchir) Nijinski, Diaghilev, Picasso, Stra- vinski... Nous ne savions pas très bien comment tout cela s'organisait, mais ces formules, ces titres, ces noms magiques gravitaient autour d'un autre nom, plus mystérieux encore, et tout chargé de sortilèges : Cocteau. J'arrivai dans un sombre bric-à-brac composé d'ardoises, de masques de plâtre, de photos épinglées sur des bouts de velours rouge, de chaises gothiques, de cartes postales. Marcel Khill, qui lui servait de secrétaire, me conduisit dans la chambre de Cocteau. Quand mes yeux se furent habitués à l'obscurité, je le découvris assis sur son lit, tel un pharaon sec dans un antre fumeux. Une odeur entêtée flottait. De ce scribe accroupi, ascétique, je ne voyais que les yeux brûlants et la silhouette osseuse qui semblait dessinée, déjà (là encore, Cocteau était en avance de vingt ans) par Buffet. Avant que que je puisse proférer la moindre parole, il déclara : — Vous serez mon Œdipe. — ... Mais vous ne me connaissez pas... — Vous serez mon Œdipe. Je savais que Jouvet allait monter La Machine Infernale à la Comédie des Champs-Elysées. Mais à moi, qui faisais partie de sa troupe, et qu'il considérait un peu comme son fils, il n'en avait soufflé mot. Il envisageait de confier Œdipe à Charles Boyer, à Pierre Blanchar, ou même à Serge Lifar. Cocteau balaya mes appréhensions. Il griffonna une lettre qu'il me pria de remettre à Jouvet : « Jean-Pierre est le personnage. Regarde-le bien. Ecoute-le bien. Sans te souvenir de ce qu'il « était ». N'oublie pas que je le regarde et que je l'écoute sans être encombré par la mémoire. Il aura la jeunesse, la force, le côté hagard, faraud, endormi, furieux, etc. Tu sais combien je déteste m'imposer et me substituer aux directeurs. Le rôle d'Œdipe est à toi, mais nous aurions un interprète qui a été formé par toi... Œdipe une fois distribué, vois comme tout est simple. Bref, NE LE LACHE PAS. Ne l'abandonne pas à ces sales films qui nous tuent les planches. Et ne ME lâche pas. » En février, nous commençâmes à répéter. Pour Jocaste, Cocteau souhaitait Elvire Popesco. A l'époque, elle n'était pas libre. Ce fut Marthe Régnier, qui créa le rôle. Le Sphinx, tout naturellement, c'était Lucienne Bogaert. Pierre Renoir jouait Tirésias. Jouvet s'était réservé le rôle presque muet d'un messager, au dernier acte. Comment penser à ces longues répétitions, à ces quatre- vingts représentations de La Machine Infernale, sans émotion ? Comment revoir, sans tristesse, cette affiche violette où huit de nos amis sont morts : Jouvet, Cocteau, Bérard, Romain Bouquet, Jane Lory, Le Vigan, Renoir et Marcel Khill, tué au début de la guerre. Oui, quatre mois de répétitions pour deux mois et demi de représentations. Jouvet, dévoré de scrupules, penché sur une rangée de fauteuils, l'œil aux aguets, nous harcelait. Quand il n'obtenait pas d'un acteur ce qu'il voulait, il lui arrivait de le bousculer, de lui lancer quelque trait cruel, pour toucher sa sensibilité, pour le piquer au vif, pour le faire cabrer sous les banderilles. D'autre part, quitte à ne pas le suivre, il deman- dait à tous ceux qui l'entouraient leur avis. Peut-être était-ce une habileté, une connaissance du cœur humain, l'attitude même que Saint-Exupéry recommandait aux chefs : « Donnez à vos subordonnés l'impression que vous avez besoin d'eux, et non pas qu'ils ont besoin de vous. » Je n'étais pas du premier acte de La Machine Infernale. Au second acte, on me voyait entrer, serpentant sur un plateau incliné, dans une lumière de mercure. Je devais être perdu dans mes songes et me trouver brusquement nez à nez avec le Sphinx. Bien que, dans l'œuvre de Cocteau, le Sphinx fût une jeune fille, elle n'en dévorait pas moins les garçons de Thèbes, princes ou roturiers, qui ne parvenaient pas à répondre à cette question : — Quel est l'animal qui marche à quatre pattes le matin, à deux pattes à midi, et à trois pattes le soir ? Œdipe, comme les autres, cherchait, cherchait... Mais le Sphinx, pour la première fois amoureux, soufflait à Œdipe la réponse. Œdipe, enivré de son triomphe, s'écriait : — J'ai vaincu la bête immonde. Je serai roi. Car la reine Jocaste avait promis sa couronne et sa main au vainqueur du Sphinx. Pauvre Œdipe !... Il lui restait à devenir inceste et parricide... Bébé Bérard, dieu barbu, ogre tendre, peintre de génie qui faisait ses débuts de décorateur de théâtre, avait encombré mon chemin d'ossements, qui figuraient les restes des victimes du Sphinx. Chaque soir, avant de commencer cet acte, je les écartais, pour ne pas risquer de trébucher. Chaque soir, Bébé se précipitait pour les replacer sur ma route. Pendant que le régisseur frappait les trois coups, c'était à qui de nous deux parviendrait en dernier ressort à placer ou à reléguer les ossements. Pendant les répétitions, Jouvet m'avait rabroué, rudoyé, torturé. Le soir de la générale, quand je sortis de scène, après ma rencontre avec le Sphinx, les applaudissements crépitèrent longuement. En coulisse, Jouvet vérifiait les éclairages. Je me plantais devant lui, attendant un compliment. Il faisait semblant de ne pas me voir. Je ne comprenais pas. J'étais là, haletant, espérant un mot. Les applaudissements continuaient. Il s'obsti- nait à ignorer ma présence. N'y tenant plus, je lui saisis le bras, et lui criai : — Alors ? Il me regarda enfin, et me répondit, tout doucement : — Alors, mon petit gars, tâche de refaire tous les soirs, consciemment, ce que tu as fait ce soir, inconsciemment. Entre le troisième et le dernier acte, il y avait un changement à vue, et je n'avais guère de temps pour me coller une barbe et me vieillir de vingt ans. C'était Jouvet qui me servait de maquilleur. Lui encore qui m'engluait les joues d'hémoglobine quand Œdipe rentre en scène, après s'être crevé les yeux. La soirée s'acheva sur un triomphe. Oubliant mon costume, ma barbe, mes yeux crevés, le sang qui ruisselait sur mon visage, la tragédie que nous venions de jouer et l'émotion des spectateurs, je saluai en souriant de toutes mes dents. « Ne souris pas, imbécile », me souffla Jouvet. Cocteau passait ses soirées dans nos loges, à coups de longs monologues : — Tu sais ce que c'est, les gens croient qu'on fait une pièce. Mais non, je n'ai jamais écrit une ligne. Tout m'est dicté. La Machine m'a été dictée en une nuit. Comment veux-tu qu'on puisse enlever une virgule ? C'est un corps, on ne peut rien arracher, ou alors le fil se dévide. Moi, j'obéis, quoi ? Je suis un poète aux ordres de sa nuit, comme Picasso est un poète de... quoi ? Tu sais ce que c'est : on écrit une pièce, les acteurs en jouent une autre, et le public en entend une troisième. Tout succès est un malentendu... Il faudra que j'écrive une « pièce-valise » qu'on partira jouer tous ensemble. Je ferai un rôle pour Simone Simon. Elle sera escortée d'un petit nègre qui servira de traducteur. Simone fera : « Boudou boudou ». Le petit nègre expliquera : « Mademoiselle veut dire : je vous aime. » « Bernstein m'a téléphoné pendant trois heures. On ne peut plus, tu comprends. Tu sais ce que c'est. Il est de ces auteurs qui écrivent des pièces avec des actes et des entractes... « Il n'y a plus d'acteurs. Un acteur, ça ne mange pas. Ça ne se lave pas. Un acteur doit apprendre à avoir des larmes sans pleurer. Madeleine Ozeray ne veut plus jouer que les fées. Mais ça n'existe pas, les fées... Il faut qu'une table ait quatre pieds..
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