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Roman de l’Artiste et Valeurs chez George Sand

par

Lara Popic

Thèse présentée en vue de l’obtention du diplôme de Doctorat en philosophie Département d’Études françaises Université de Toronto

© Lara Popic 2016

Roman de l’Artiste et Valeurs chez George Sand

Lara Popic Diplôme de doctorat en philosophie Département d’Études françaises Université de Toronto 2016

Résumé

Dans cette thèse nous examinons le Künstlerroman (le roman de l’artiste) de George Sand en tant que lieu d’un investissement intellectuel complexe qui permet à la romancière à la fois de résoudre une crise identitaire, causée par le statut problématique de femme auteur à son époque, et de mettre en place une axiologie provocatrice qui déstabilise les étalons esthétiques, romanesques et socioculturels contemporains. Nous démontrons, dans un premier temps, comment l’exploitation des structures et des topoï du Künstlerroman dans Lettres d’un voyageur rend possible une représentation (dans la culture) de la Bildung au féminin, phénomène réputé difficile, même impossible dans la littérature du XIXe siècle.

Dans un deuxième temps, nous examinons les notions, importantes pour le discours esthétique romantique, de l’idéal, de l’interprétation artistique, telles que les réfracte le Künstlerroman de

Sand en les juxtaposant avec la réflexion sur le statut social de l’artiste (de la femme artiste). Une analyse de l’effet-valeur qui se dégage de plusieurs récits représentatifs sandiens (Les maîtres mosaïstes, Pauline, , Les maîtres sonneurs) démontre comment la figure de l’artiste, figure créatrice s’il en est une, est utilisée pour produire des récits où de nouvelles significations culturelles apparaissent, de nouvelles relations normatives se forment. Traversé par l’Histoire, mais aspirant à laisser sa propre marque sur elle, le roman de l’artiste sandien met en avant les figures inexistantes dans le roman de l’artiste de ses contemporains : les femmes génies, les paysans artistes, tout en célébrant le savoir-faire des artisans. Au fil de notre étude, nous constatons que son Künstlerroman apporte d’importantes innovations au genre et à celui du ii

Bildungsroman, tandis que la romancière supplée à une idéologie romantique de la sacralisation de l’Art et de l’Artiste, tout en valorisant à l’extrême ces deux notions, à l’instar de son époque, ce qu’on pourrait appeler la sécularisation de l’art et de l’artiste.

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George Sand’s Artist Novel: Art and Social Change

Abstract

In this thesis we examine George Sand’s Künstlereroman (Artist novel) as a locus of a complex intellectual investment that enabled the author both to resolve an identity crisis caused by the problematic status of the woman author of her times and to establish an axiology that challenged and destabilized aesthetic, literary and sociocultural norms of the period. We first show how the usage of structure and topoï of the Künstlerroman in Lettres d’un voyageur make it possible to represent in culture a feminine Bildung, a phenomenon which critics found difficult if not impossible to occur in nineteenth century .

Next, we examine critical notions of Romantic aesthetic discourse such as the Ideal or artistic interpretation as refracted in Sand’s Künstlerroman that juxtaposes them with the reflections on the social status of the artist (of the woman artist). Our analysis of the value-effect produced in a number of the author’s representative novels (Les maîtres mosaïstes, Pauline, Consuelo, Les maîtres sonneurs) illustrate the way the artist, a creative character if ever there was one, is used to produce narratives with new cultural significations, where new normative relations appear.

Imbued in History but also aspiring to shape it, Sand’s artist novel features figures unimagined in those of her contemporaries: woman genius, peasant artists, while also celebrating artisans and their skills. In the course of our study we noted that her Künstlerroman introduced major innovations in the genre and to that of the Bildungsroman, for while extolling the two notions of

Art and the Artist, sacralised by the dominant Romantic ideology of her times, Sand advocated what I would call the secularization of art and the artist.

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Remerciements

Cette thèse est dédiée à mes parents. Sans leur amour et leurs soins affectueux ce travail n’aurait pas été possible.

J’aimerais exprimer ma profonde gratitude à mon directeur de thèse, professeur Pascal

Michelucci, qui était tout au long de ma trajectoire universitaire à Toronto un appui et un exemple. Il a suivi avec une attention soutenue chaque étape de ce travail et a veillé à son achèvement par ses conseils et ses encouragements infaillibles.

Mes vifs remerciements vont aux professeurs Barbara Havercroft et Roland Le Huenen dont le soutien m’a été précieux et dont les travaux ont nourri ma thèse. L’érudition du professeur Le

Huenen était une inspiration, ses commentaires ont affiné ma réflexion. J’ai trouvé en professeure Havercroft une lectrice attentive dès l’origine de ce projet, ses conseils avisés m’ont guidée de chapitre en chapitre…

Je tiens également à remercier Monique Lecerf, André Tremblay, Marjorie Rolando, Danièle

Issa-Sayegh, Linda Lamisong, Nehad Ghaly et Dale Gebhardt. J’ai toujours apprécié leur gentillesse, leurs sourires.

Merci enfin à mes collègues et amis du Département d’Études françaises : Yushna, Vincent,

Marie-Thérèse, Richard, Nicholas, Mathilde, Ruth-Ellen et Caroline.

Je garde un souvenir affectueux de la professeure Nicole Mozet qui a invité dans son appartement parisien une étudiante novice que j’étais en 2012. Je n’oublierais jamais notre conversation ni sa générosité.

Last but not least, merci à mon partenaire sans qui rien ne serait pareil et à ma fille Anaïs George qui a amené un bonheur inconnu pour moi. Sa présence a éclairé les derniers jours de la rédaction de cette thèse.

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Avertissement

Sur les noms propres

Le nom complet des critiques mentionnés n’apparaît qu’une fois. Le prénom est ensuite réduit à l’initiale sur le modèle : Nicole Mozet, N. Mozet. Lorsqu’un nom apparaît pour la première fois dans une note en bas de page, il est répété au complet lors de sa première figuration dans le corps du texte. Les citations dans les exergues, ainsi que les indications des ouvrages cités comportent uniquement les noms des auteurs, suivis par l’année de publication et la pagination sur le modèle : (Mozet, 1997 : 5).

Sur les citations

Les ouvrages critiques en anglais sont cités en anglais. Dans les rares cas où nous traduisons certains formulations ou concepts en français, les traductions sont les nôtres et les citations originales apparaissent en notes en bas de page.

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Table des matières

RÉSUMÉ ...... II

ABSTRACT...... IV

REMERCIEMENTS ...... V

AVERTISSEMENT ...... VI

TABLE DES MATIÈRES ...... VII

LISTE DES ABRÉVIATIONS DES OUVRAGES DE GEORGE SAND ...... X

INTRODUCTION. LE KÜNSTLERROMAN DANS L’ŒUVRE DE GEORGE SAND ...... 1 Le versant intime...... 3 Le versant fictif...... 6 Femme auteur au XIXe siècle et valeurs...... 8 Organisation de la thèse et méthode d’analyse ...... 15

PREMIÈRE PARTIE

L’ARTISTE ROMANTIQUE, LE BILDUNGSROMAN ET LE KÜNSTLERROMAN...... 24

CHAPITRE I. L'ARTISTE ROMANTIQUE ...... 25 La femme artiste ...... 28 George Sand : le pseudonyme ou l’invention de soi en artiste...... 32 Le Bildungsroman : cadre historique et caractéristiques du genre ...... 34 La notion de Bildung...... 34 Les discours théoriques sur le Bildungsroman ...... 38 Rapport dynamique entre l’homme et le monde ...... 41 Le Bildungsroman en France...... 48 Les modèles français...... 50 Le Bildungsroman et le genre sexuel...... 52 Le Künstlerroman ...... 57 Enjeux théoriques...... 57

DEUXIÈME PARTIE

LETTRES D’UN VOYAGEUR : LE PREMIER KÜNSTLERBILDUNGSROMAN SANDIEN ? ...... 62

CHAPITRE II. LETTRES D’UN VOYAGEUR : PORTRAIT DE L’ARTISTE EN JEUNE FEMME DÉGUISÉE ...... 67 Un récit inclassable...... 67 Comment dire je ?...... 70 Histoire d’un rêveur ou la découverte d’une vocation ...... 74 Une femme-Empédocle ou une voleuse de feu ?...... 74 vii

Rêve du voyage, rêve du feu...... 76 Appel d’une voix irrésistible ...... 82 Éruption : fusion avec le feu ...... 83 Lettres d’un voyageur : Künstlerbildung et la construction de l’ethos auctorial...... 87 L’artiste ou la résistance à la pétrification...... 90 Vers une poétique de l’eau, vers une poétique de la mouvance ...... 98 Qu’est-ce qu’un artiste ? ...... 106 Le poète...... 110 Le métier d’écrivain...... 112 De la critique ...... 116 Comment dire la création ? ...... 117 La Künstlerbildung comme devenir permanent : « À quand donc la conclusion ? et si tu meurs sans avoir conclu ! » (LV : 785) ...... 119

TROISIÈME PARTIE

L’ARTISTE SANDIEN ET LES VALEURS...... 123 Hiérarchies : l’artiste comme héros/ héroïne du roman sandien...... 124 Littérature et valeurs/texte et valeurs...... 126 CHAPITRE III. LES MAÎTRES MOSAÏSTES : LE SACRE DE L’ARTISAN...... 130 La mosaïque : l’interprétation d’une œuvre d’art est-elle création ? ...... 131 Le dialogue des peintres : les temps barbares vs la barbarie des temps...... 136 Portraits d’artistes ...... 138 Les non-artistes ...... 141 L’artiste à l’épreuve de l’idéal ...... 142 Interprétation et apprentissage artistique ...... 148 « Pour savoir copier fidèlement un bon dessin, il faut être soi-même un bon dessinateur » (MM : 108) ...... 150 La complicité des arts, la complicité des artistes...... 151 Transformation de Valerio : un éveil de feu ...... 153 Conclusion ...... 157 CHAPITRE IV. PAULINE : KÜNSTLERINROMAN ET APPRENTISSAGE AU FÉMININ...... 161 Topographie romanesque et axiologie : la prison provinciale ...... 166 Laurence ou « la voyageuse »...... 169 La province à l’épreuve du regard de l’artiste ...... 173 Pauline : l’anti-Bildung comme destin tragique...... 174 De la provincialité...... 179 Paris ou la maison de l’artiste ...... 182 Pauline et le théâtre parisien ...... 183 Illusions maintenues : la Bildung ratée de Pauline ...... 186 Conclusion : L’art, la formation au féminin et le theatrum mundi ...... 189 CHAPITRE V. CONSUELO OU ÊTRE ARTISTE...... 193 Agentivité et Bildungsroman au féminin...... 198 Venise ou le sacré et le profane : femme artiste et valeurs...... 205 La jeunesse de Consuelo : écart par rapport aux institutions...... 208 viii

Formation de l’artiste : génie et travail...... 210 Consuelo : artiste avant tout...... 213 Le début théâtral de Consuelo : trouble dans le couple ...... 215 L’artiste selon Porpora...... 217 La Bohême ou le début de la « vie positive »...... 220 Liberté : pour quoi faire ? ...... 223 Le château de Rudolstadt vu par Consuelo...... 225 La caverne d’Albert : hiérarchies sociales abrogées...... 228 La femme artiste face au pouvoir...... 230 Mariage et l’identité féminine...... 232 Vienne ou comment résister à la matrimoniomanie du pouvoir patriarcal...... 235 Berlin ou la prison...... 241 Évasion de Consuelo : vers l’action politique...... 245 Fin de l’apprentissage : mariage dans l’égalité des sexes et le nouveau départ ...... 249 En guise de conclusion : la Künstlerinbildung et la gloire de l’artiste ...... 251 CHAPITRE VI. LES MAÎTRES SONNEURS : ARTISTE APRÈS LE ROMANTISME...... 255 Le Künstlerroman après 1848...... 255 Engagement social : l’artiste comme médiateur ...... 261 Le Berry ...... 265 Un enfant à part : contestation du topos romantique du génie solitaire...... 267 Joseph : diable ou génie ? ...... 271 L’autre et la révélation du génie ...... 275 La Bildung du groupe : les premières rencontres...... 280 Le Bourbonnais : topologie viatique et apprentissage (artistique)...... 282 Leçons du grand bûcheux ...... 287 Joseph : une nature sauvage...... 289 Négocier le génie ...... 294 La mort de l’artiste...... 297 « No man is an island »...... 299 CONCLUSION ...... 302

BIBLIOGRAPHIE...... 316 Ouvrages littéraires ...... 316 Ouvrages critiques ...... 317 Littérature générale ...... 317 Ouvrages critiques ...... 319

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Liste des abréviations des ouvrages de George Sand

Al (Albine) AR (Aldo le Rimeur) C (Consuelo) CD (Le château des Désertes) Corr. (Correspondance) Corr. FS (Correspondance Flaubert Sand) CR (La comtesse de Rudolstadt) CTF (Le compagnon du tour de France) D (La Daniella) DA (La dernière Aldini) FC (François le Champi) HMV (Histoire de ma vie) HR (Histoire d’un rêveur) I () LF (Lucrezia Floriani) LM (Lettres à Marcie) LV (Lettres d’un voyageur) MD () MlleM (Mademoiselle Merquem) MM (Les maîtres mosaïstes) MS (Les maîtres sonneurs) MV (Le Marquis de Villemer) NLV (Nouvelles lettres d’un voyageur) OA (Œuvres autobiographiques) P (Pauline) P, 2007 (Pauline, Gallimard) PG (« Préfaces générales ») Pi (Le Piccinino) QAL (Questions d’art et de littérature) SI (Souvenirs et idées) T (Teverino)

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INTRODUCTION. Le Künstlerroman dans l’œuvre de George Sand

« C’est par la beauté qu’on arrive à la liberté » (Schiller, 1893 : 190).

Le Künstlerroman1, ou le roman de l’artiste, apparaît en Allemagne au début de l’époque romantique. Les pérégrinations de Franz Sternbald de Johann , publié à Berlin en

1798, est souvent désigné comme le texte fondateur du genre, bien que certains théoriciens situent sa naissance onze ans plus tôt, en 1787, qui voit la publication d’Ardinghello ou les îles bienheureuses de Wilhelm Heinse2. Cette nouvelle forme romanesque dont le héros est artiste correspond à un nombre de changements qui s’opèrent à la charnière des XVIIIe et XIXe siècles où l’art commence à être considéré comme une des plus hautes manifestations de l’esprit humain et où advient une promotion sociale sans précédent de l’artiste, dont le statut, comme cela a été souligné par des historiens de la littérature et des sociologues, change définitivement. Cependant, tandis que l’on a beaucoup écrit tout au long du XXe siècle sur l’artiste romantique et que les travaux fondateurs, dans le contexte français, de Paul Bénichou ont mis en lumière le caractère sacré auquel accède une de ses incarnations – l’écrivain –, le Künstlerroman, qui prend en charge les avatars littéraires de cette figure romantique par excellence, demeure relativement peu étudié.

Son statut problématique, dû en premier lieu à son amalgame, souvent justifié, au

Bildungsroman, y a sans doute beaucoup contribué, tout comme certaines tendances littéraires modernes, notamment le refus par des écrivains et par des critiques, depuis les années 1960, de la

1 Nous utiliserons fréquemment ce terme originel dans notre travail en le mettant en italique et en respectant l’orthographe allemande des noms, c’est-à-dire avec majuscule initiale. Le même vaut pour le Bildungsroman (le roman de formation). Toutefois, en ce qui concerne les travaux cités sur ces genres, nous suivons l’orthographe telle que l’adoptent les auteurs respectifs. 2 Décidément plus sensuel, païen, écrit dans l’esprit du XVIIIe siècle et plus influencé par l’Histoire de l’art chez les Anciens (1764) de Winckelmann que le roman de Tieck, cet ouvrage, comme l’a noté Anne-Marie Reboul (1997, texte électronique, http://eprints.ucm.es/15952/1/LES_ROMANS_ARTISTES.pdf), ne plaît pas à Goethe et Schiller, deux figures de proue de la nouvelle école romantique, et sombre dans un relatif oubli. 1

notion même de genre littéraire au profit du texte, ouvert, inclassable. Cette mise à l’écart d’un pan du patrimoine romanesque participe pourtant à une méconnaissance de certaines particularités du romantisme littéraire qui élabore dans le roman de l’artiste des systèmes normatifs radicalement opposés à ceux érigés par des institutions dominantes et dont les héros représentent tout sauf des citoyens modèles tels que les proposent ces mêmes institutions. Or, les enjeux que ce nouveau genre soulève relèvent davantage de l’ordre idéologique ou de la poétique des valeurs qui s’y manifeste que d’une innovation ou d’un décalage formels par rapport au modèle romanesque établi par le Bildungsroman.

Le roman de l’artiste de George Sand, en tant qu’objet d’étude particulier, n’a pas joui de plus d’intérêt critique que le genre en général ; tout au contraire. La longue marginalisation de son œuvre, réduite pendant très longtemps à la fameuse trilogie champêtre (La mare au diable,

François le champi, ), constitue assurément un obstacle à ce que les rares chercheurs qui s’intéressent à cette forme de l’expression romantique prennent en considération la contribution de l’auteure. Ainsi, bien que l’on n’ait pas manqué d’étudier l’importance de la figure de l’artiste dans sa poétique3, le Künstlerroman, central pour son œuvre, sa spécificité et les liens qu’il entretient avec les grands modèles – qu’il s’agisse du Bildungsroman ou du

Künstlerroman allemand (Goethe, , Hoffmann), des précurseurs français (Rousseau,

Mme de Staël, Mme Genlis) ou encore des contemporains de la romancière (Balzac, ,

Flaubert, Maupassant) – reste encore mal exploré. Pourtant, Alain qualifie très justement

3 Il faudrait souligner que ces recherches se situent principalement dans le domaine des études sandiennes. Mentionnons, entre autres, les ouvrages de Madeleine L’Hôpital (Notion d’artiste chez George Sand), de Nathalie Abdelaziz (Le personnage de l’artiste dans l’œuvre romanesque de George Sand avant 1848) et de Nicole Mozet, surtout ses articles sur les Lettres d’un voyageur. Notons aussi les travaux sur l’importance de l’Art ou des arts dans l’œuvre de la romancière, entre autres, While the Music Lasts. The Representations of Music in the Works of George Sand de David A. Powell, Le sanctuaire des illusions. George Sand et le théâtre d’Olivier Bara, l’ouvrage collectif George Sand et les Arts (Marielle Caors [dir.]), ou encore de nombreux articles consacrés à l’intertextualité chez Sand dans George Sand : Intertextualité et polyphonie Vol. I et II, (Nigel Harkness et Jacinta Wright [dir.]). 2

Consuelo de « notre [Wilhelm] Meister »4, Elisabeth Barrett Browning d’« Odyssée féminine »5, tandis que les théoriciens contemporains du roman (anglophone) d’artiste-femme (cf. E.

Varsamopoulou [2002], L. M. Lewis [2003], K. E. Lokke [2005]) situent les ouvrages de

Madame de Staël et ceux de George Sand parmi les textes fondateurs de la quête féminine. Or, cette dernière fut en France un des auteurs les plus importants du Künstlerroman qui représente à peu près un quart de toute sa production romanesque et qui apparaît régulièrement au cours de sa carrière. Symboliquement, son tout premier roman, écrit en collaboration avec Jules Sandeau sous le pseudonyme J. Sand, Rose et Blanche (1831), est un Künstlerroman, tandis que son dernier roman, inachevé, Albine Fiori (écrit en février, mars et avril 1876, publié à titre posthume en 1881), met en scène la figure de la danseuse.

Le versant intime

« Vive la vie d’artiste, notre devise est liberté » (Sand, Corr., t. I : 921).

En tant que récit qui suit la formation de l’artiste de ses débuts jusqu’au développement d’une voix auctoriale authentique6, le Künstlerroman pallie un des problèmes centraux de la trajectoire sandienne, celui de l’éclatement identitaire d’une femme qui écrit à l’époque du Code civil.

Tandis que Sand multiplie les masques pour se dire dans son premier récit important à caractère intime, Lettres d’un voyageur, et qu’elle cache l’identité de l’auteur dans ses récits derrière des voix narratives masculines, certains critiques qualifient ses romans d’autobiographiques en les disqualifiant du même coup, non parce que l’autobiographie ne jouit d’aucun respect, renouvelé d’ailleurs au XVIIIe siècle, mais parce que cette qualification met en question la créativité

4 « George Sand est immortelle par Consuelo, œuvre pascale. C’est notre Meister, plus courant, plus attachant par l’aventure, et qui va au plus profond par la musique, comme fait l’autre par la poésie » (Alain, 1934 : 135). 5 Voir « Introduction » à Aurora Leigh par Kerry McSweeney, dans Barret-Browning, 2008 : xviii. 6 C’est une des définitions que l’on pourrait proposer de Künstlerroman ; nous en parlerons davantage dans la partie qui étudie la relation entre celui-ci et le Bildungsroman. 3

féminine7. En vérité, le geste de se dire et celui d’assumer le rôle d’auteur, sur la scène auctoriale du XIXe siècle français, sont extrêmement complexes pour une femme. D’où, dès la publication de son premier roman Indiana en 1832, l’appropriation par la jeune auteure de l’identité masculine et la mise en place du pseudonyme, voire l’invention de ce que Pierre Laforgue (2003) nomme avec justesse le personnage George Sand8, ayant « un statut très particulier dans son

œuvre, puisqu’elle est en même temps l’auteur, le sujet de l’écriture, et son propre personnage, objet de cette même écriture » (11). L’affirmation de l’identité artistique de ce personnage marque les Lettres d’un voyageur que nous analyserons comme le premier

Künstlerbildungsroman sandien dont l’héroïne, bien que déguisée, est l’auteure même. Comme cela sera le cas bien des années plus tard, à l’époque de l’Histoire de ma vie (HMV) où la romancière critique Les confessions de Rousseau qui feraient une part trop grande ou trop belle à l’intime9, dès cet ouvrage l’identité de l’artiste qu’elle adopte supplée à une restriction ou une retenue par rapport au discours sur soi qu’elle s’est imposée. En même temps, c’est pour pouvoir dire je et pour pouvoir se manifester en tant qu’être « pensant et analysant »10, que Sand fait recours à la figure de médiation du voyageur artiste et la valorisation de celle-ci qui traverse ce récit de voyage intellectuel, relève de l’accès qu’elle facilite à la sphère publique où les voix

7 Sand n’était pas la seule écrivaine dont l’œuvre souffre de telles interprétations. Comme l’écrit Christine Planté (1987) au sujet de Marceline Desbordes-Valmore, « toute femme qui écrivait et publiait alors s’exposait à l’investigation biographique comme si, ayant franchi la barrière de la publication, elle avait accepté de s’exposer ipso facto au regard public jusque dans son intimité. Aussi l’œuvre féminine était-elle lue d’abord dans cette perspective, qui ne va pas sans ses présupposés : une femme ne parlerait bien que d’elle-même (au sens le plus trivial de l’expression, elle raconterait toujours un peu sa vie) ; l’écriture serait chez elle dans un rapport plus direct, moins élaboré, à l’expérience vécue ; en fait, son œuvre relèverait moins que les autres du domaine de l’art » (48). Voir aussi le chapitre consacré à Sand dans L’écriture-femme de Béatrice Didier (1981, 2004) où cette dernière parle du « mythe de l’inspiration purement autobiographique des femmes-écrivains » (136). 8 Ainsi que le note Martine Reid (2003), c’est pendant l’été 1833 que « l’orthographe du prénom est à peu près stabilisée » (26) et que le s final de Georges tombe. 9 Alors que son propre but est de raconter « la vie intérieure, la vie d’âme, c’est-à-dire l’histoire de son propre esprit et de son propre cœur […] » (HMV : 9). 10 « Je voulais faire le propre roman de ma vie et n’en être pas le personnage réel, mais le personnage pensant et analysant » affirme Sand au sujet de Lettres d’un voyageur (HMV, t. II : 299). 4

féminines sont rares, mais surtout d’un nouveau rapport à la subjectivité féminine qu’elle rend possible, d’une potentialité qu’elle instaure pour (la représentation de) la Bildung au féminin.

Effectivement, la jeune Aurore Dudevant ressent très tôt dans sa carrière que les choix sont extrêmement restreints pour une femme qui voudrait se doter de la capacité d’agir

(agentivité) dans la France du XIXe siècle et que l’identité artistique paraît offrir la seule chambre à soi dans l’espace architectural du symbolique, la seule ouverture où la culture bourgeoise accepte, tant bien que mal, la transgression des codes sociaux. Ceci n’est exprimé nulle part aussi explicitement que dans le récit épistolaire Lettres à Marcie (1869)11. Lorsque l’héroïne annonce à son correspondant : « qu’on me laisse donc m’élancer dans la vie d’action ; je me sens orateur, je me sens prêtre, je veux, je peux combattre, discuter, enseigner » (LM :

196), celui-ci lui répond : « Vous ne pouvez être qu’artiste et cela rien ne vous en empêchera »

(Op. cit. : 196). Clairement mise en relation avec l’émancipation féminine et représentée comme une voie pour celle-ci vers une possibilité d’intervenir dans la sphère publique, la vocation artistique ne s’y limite pas, bien évidemment. « L’œuvre de l’artiste c’est le titre d’homme »12, lit-on dans Le Piccinino (1847, 1994 : 138) un autre Künstlerroman qui suit la quête créatrice et identitaire d’un jeune peintre pauvre. En effet, la figuration romanesque de l’artiste chez Sand, comme l’a souligné Olivier Bara (2004), « nourrit le fantasme d’une plasticité infinie de l’être et d’une invention de soi par soi, [tout en affirmant] aussi la liberté et la dignité humaines, gagnées sur un ordre social décevant » (183). Cependant, c’est parce que son affirmation artistique lui ouvre la voie d’une Bildung authentique et que la représentation de soi en artiste participe à la création d’un espace propice à cette même formation que cette figure acquiert une valeur exemplaire pour Sand avant de devenir le vecteur décisif des voix et des idées novatrices ou

11 Notons que cette héroïne sandienne n’a pas de voix et que tout le récit nous est rapporté par son correspondant. 12 « Oui ! oui ! je comprends, reprit Magnani, il faut s’affranchir à tout prix. Le travail du journalier c’est le servage ; l’œuvre de l’artiste c’est le titre d’homme » (Pi : 138). 5

contestataires dans ses récits fictifs. Lettres d’un voyageur, arrangées de sorte que le voyage formatif de celle qui assume dans la missive finale pour la première fois le nom George Sand soit mis en valeur, reste l’ouvrage exemplaire pour comprendre la Künstlerbildung de la romancière, mais aussi le lien étroit entre la Bildung et la vocation artistique qui informera dorénavant les quêtes de ses figures artistiques. Consuelo reprendra une dizaine d’années après dans un contexte entièrement fictif ces thèmes de l’accès difficile à l’agentivité pour une femme, tandis que d’autres Künstlerromane sandiens portent des traces des conflits intérieurs dont la transposition dans l’univers romanesque permet une tentative de résolution, et surtout la possibilité d’influencer par son propre dire son ethos auctorial à une époque où l’opinion publique est façonnée par les hommes. Le cas d’Elle et lui (1859), le roman où Sand transcrit, à travers la relation de deux peintres, Thérèse et Laurent, certains aspects de sa relation avec Musset, est un des plus évidents13. Faut-il préciser pourtant qu’il ne s’agit aucunement ici d’un autobiographisme facile qui relèverait de la féminité de l’auteur, mais d’une caractéristique du

Künstlerroman (romantique), le genre qui porte l’accent sur l’individu de l’artiste autant, sinon plus, que sur ses œuvres et où la frontière entre le fictif et le référentiel se trouve souvent brouillée et ceci chez des écrivains tels que Gide, Mann, Joyce, Rilke, entre autres, comme l’a très bien montré Sébastien Hubier dans son livre Le roman des quêtes de l’écrivain (1890-1925).

Le versant fictif

L’art, pour George Sand, « n’est pas une étude de la réalité positive ; c’est une recherche de la vérité idéale » (MD : 36) et la figuration de l’artiste dans des ouvrages fictifs s’inscrit également dans un projet ré-interprétatif et ré-évaluatif des normes socio-culturelles et esthétiques. Comme les héros artistes d’autres Künstlerromane romantiques et post-romantiques – et nous avons

13 Le caractère autobiographique de ce récit est bien évident pour les contemporains de la romancière et l’ouvrage suscitera des polémiques ainsi que deux réponses célèbres, celle du Paul de Musset, Lui et elle, et celle de Louise Colet, Lui. 6

appris de Philippe Hamon (1984) que le choix du héros est de première importance pour le système de valeurs qu’un récit met en place et qu’il signale la relation de celui-ci au hors-texte social et idéologique – ceux de George Sand incarnent le conflit avec la société bourgeoise, de plus en plus matérialiste, industrialisée, où tout travail d’esprit ou le travail bien fait cèdent devant les intérêts du gain. Tel un Vasari du XIXe siècle français, Sand multiplie dans ses ouvrages les portraits d’artistes (dont les jugements déterminent souvent les axiologies finales mises en place), tout en traçant l’étonnante effervescence romantique de cette figure. Nous retrouvons dans cette galerie impressionnante des génies mélancoliques tels Francesco Zuccati ou Joseph Picot, des comédiens fantasques tel Teverino dont l’insouciance et l’irrévérence, transcrits par la main du maître, communiquent bien le côté bohême du tempérament artistique, des ambitieux tels Anzoleto ou Bozza, des rêveurs tel Pierre Hugenin, des actrices férues d’indépendance telle La Checcina dans La dernière Aldini, des musiciens épris d’idéal tel Le

Porpora dans Consuelo, des peintres, des architectes, des sculpteurs, des montreurs de marionnettes, sans oublier des portraits dans Histoire de ma vie de Balzac, de Chopin, de

Delacroix ; la liste est trop longue pour que l’on vise l’exhaustivité. Cependant, plus sensible par sa propre position aux marginalisés, la romancière est amenée également à contester certaines conventions romanesques, comme celle – nous le verrons dans Consuelo – de la beauté obligatoire de l’héroïne à laquelle elle substitue sa volonté d’agir, ou esthétiques, et nous devons

à son Künstlerroman des figures artistiques peu communes dans les ouvrages de ses confrères : la femme de génie (les génies romantiques sont des hommes), les figures d’artisans inspirés et consciencieux, de paysans artistes, des actrices sinon chastes, mais pourvues de principes moraux. Effectivement, la question des valeurs, constitutive de la pratique scripturale, s’est posée avec une acuité certaine à une romancière du XIXe, « cet être composite, [constamment évaluée, qui] restera à jamais une mauvaise femme et un mauvais auteur » (Christine Planté, 1989 : 28).

7

Pour Sand, elle demeure cruciale et certaines de ses postures auctoriales en proviennent, tel son choix de l’idéalisme comme mode de représentation par rapport au réalisme envahissant ou son rejet du mal du siècle masculin, comme l’ont bien démontré (1993)14 ou Chantal

Bertrand-Jennings (2005)15.

Femme auteur au XIXe siècle et valeurs

Le monde de notre vie n’est pas seulement un assemblage d’objets matériels ; un ensemble de valeurs, à tout instant, confèrent à la vie sa coloration, ses tonalités positives ou négatives, sa chaleur ou sa tristesse, liées avec les expériences de la vie antérieure (Gusdorf, 1993 : 19).

L’émancipation littéraire des femmes, dès la première moitié du XIXe siècle, se trouve au centre de ce que C. Planté (1989) nomme un « brouillage des valeurs » (63). Alors que la question féminine16, comme elle l’a noté, paraît maîtrisable aux hommes, voire soumise à leur propre volonté politique, l’autonomisation des femmes au niveau des pratiques littéraires, nécessitant peu de médiation, fait que les écrivains et les intellectuels se trouvent « atteints dans l’activité, les références, les valeurs mêmes qui les définissent » (Op. cit : 66)17. En suscitant la dévalorisation de l’activité littéraire18, cette émancipation coïncide avec deux autres phénomènes

14 « Sandian idealism is a politics at least as much as an aesthetics [sic]. The quest for the ideal, animated by an unshakable faith in the perfectibility of humankind and the social was throughout the nineteenth century a powerful mobilizing force for change; intellectuals and workers, poet-magi and worker-poets all worshipped in what Bénichou calls “the great Church of the modern ideal” » (Schor, 1993 : 14). 15 « […] la mise à l’écart civile, législative, politique et sociale dont ces auteurs étaient l’objet en tant que femmes de cette époque semble les avoir sensibilisées au sort de l’ “Autre” et leur avoir prêté une grande compassion pour tous les exclus et victimes de la société. […] Ainsi, quand on tient compte de la littérature écrite par les femmes, il devient difficile de soutenir que le mouvement romantique fut essentiellement introspectif et individualiste dans ses commencements » (Bertrand-Jennings, 2005 : 10). 16 « À qui s’étonnerait malgré tout de voir quelques livres de femmes déclencher autant – et parfois plus – de passion que des revendications politiques et sociales, il faudrait d’abord rappeler le caractère d’urgence exceptionnel de la menace que ces écrits représentent. Au XIXe siècle, ce qu’il est convenu d’appeler la question féminine est intégrée à l’ensemble d’une vision du monde et d’un programme social, donc élaboré et pensé, quels que soient les systèmes, principalement par et pour les hommes » (Planté, 1989 : 65). 17 « L’effet exercé par la multiplication des femmes écrivains peut se définir de deux façons : elle dévalorise, mais aussi elle oblige à un regard critique » (Planté, 1989 : 66). 18 C. Planté (1989) rappelle « une évidence sociologique », que « l’accès en masse des femmes à une activité quelconque dévalorise – du point de vue de la valeur et du prestige sociaux […] – cette dernière » (66). 8

qui sont perçus comme des « signes de dégradation » de la littérature : « l’évidence de son statut de marchandise, et l’essor du roman » (Ibid. : 67). Sans insister trop sur les discours ambiants concernant la relation entre les femmes et le roman, notons qu’au début du XIXe siècle ce dernier est encore conçu comme un genre mineur19, lié aux femmes qui en sont ou des auteurs ou des lectrices enthousiastes, vu que « des intrigues romanesques sont alors centrées sur l’amour et les stratégies de mariage (cf. Jane Austen), faisant la part belle à l’affectif et à la vie familiale et privée » (Ibid. : 67) (cf. roman sensible, roman larmoyant)20. Toutefois, malgré cette mise en relation des femmes et des romans, qui est une manière de dévaloriser les deux, C. Planté souligne avec justesse que les romans ont constitué pour les lectrices « des lieux d’individuation, parfois les seuls possibles » (Ibid. : 76) et la lecture leur « seule expérience individuelle » (Ibid. :

76)21. Nous comprenons mieux à la lumière d’une telle remarque, l’intérêt du Künstlerroman ou du Bildunsgroman au féminin tel que Sand le pratiquera et l’aspect novateur de ces quêtes de femmes modernes aux prises avec une société régie encore par des codes traditionnels.

Pour ce qui est des femmes écrivaines, il reste un autre problème qui alimente le discours dévalorisant sur leur pratique littéraire : celui de leur expérience vécue. Tout comme Virginia

19 Madame de Staël note dans « Essai sur les fictions » (1795, 2006) : « L’art d’écrire des romans n’a point de réputation qu’il mérite, parce qu’une foule de mauvais auteurs nous ont accablés de leurs fades productions dans ce genre, où la perfection exige le génie le plus relevé, mais où la médiocrité est à la portée de tout le monde » (251). 20 Voir à ce sujet l’excellent chapitre de Martine Reid (2010) « Des femmes et des romans » dans son livre Des femmes en littérature. Planté (1989) cite l’académicien Auger qui écrit en 1827 : « Si ce sont des femmes qui consomment le plus des romans, ce sont elles aussi qui en fabriquent le plus. Elles ont prouvé depuis longtemps leur aptitude particulière pour ce genre d’ouvrages où il faut plus de sentiment que de pensée, plus de passion que de raison, plus de délicatesse que de force. […] Tant de professions sont interdites aux femmes. En bonne économie politique, on doit leur abandonner du moins les travaux qui s’accordent avec leur organisation physique et morale. Surtout lorsqu’il s’agit d’objets qui sont presque à leur usage exclusif. Je suis donc d’avis qu’elles fassent leurs romans et leurs chiffons. Le temps viendra peut-être bientôt où l’homme qui fera un roman sera aussi ridicule que ceux qu’on voit aujourd’hui faire des robes et des bonnets » (cité dans Planté : 67-68). Bien avant que Flaubert rende classique, avec Madame Bovary (1857), le type de la lectrice corrompue par des romans, ce topos littéraire est exploité par Balzac dans La muse du département (1843) et par Sand qui écrit ironiquement dans Le compagnon du tour de France (1840) : « Eh bien ! Vous l’avez deviné, ô lectrice pénétrante ? la pauvre Joséphine ayant lu beaucoup de romans (que ceci vous soit un avertissement salutaire), éprouvait le besoin irrésistible de mettre dans sa vie un roman dont elle serait l’héroïne […] » (CTF : 313). 21 « La lecture est souvent pour elles la seule expérience individuelle, puisque depuis l’enfance leur vie est organisée dans un emploi du temps et un contrôle serrés qui donnent à chacune de leurs minutes […] une finalité familiale, sociale ou religieuse » (Planté, 1989 : 76). 9

Woolf (2009) avant elle, C. Planté souligne que les femmes n’ont pas d’expérience, « infiniment moins en tout cas que les hommes, et dans des domaines beaucoup moins diversifiés » (Ibid. :

80). Souvenons-nous qu’en abordant ce problème dans A Room of One’s Own (1929, 1959),

Woolf établit une relation entre les valeurs affichées dans les récits des femmes et le discours

évaluatif qui les accompagne. En posant un lien étroit entre la fiction et la vie réelle, ainsi que la transposition facile des valeurs de cette dernière vers un roman, l’écrivaine constate que les valeurs des femmes diffèrent de celles « which have been made by the other sex » (110).

Yet it is the masculine values that prevail […]. And these values are inevitably transferred from life to fiction. This is an important book, the critic assumes, because it deals with war. This is an insignificant book because it deals with the feelings of women in a drawing-room. A scene in a battlefield is more important than a scene in a shop – everywhere and much more subtly the difference of value persists. The whole structure, therefore, of the early nineteenth-century novel was raised, if one was a woman, by a mind which was slightly pulled from the straight, and made to alter its clear vision in deference to external authority. One has only to skim those old forgotten novels […] to divine that the writer was meeting criticism […]. She met that criticism as her temperament dictated, with docility and diffidence, or with anger and emphasis. It does not matter which it was; she was thinking of something other than the thing itself. […] She has altered her values in deference to the opinions of others (Op. cit. : 110-12).

Or, à part les problèmes de l’uniformité et de l’exiguïté de l’expérience féminine (que Sand

écarte aussi bien par ses choix de vie peu orthodoxes22 qu’au niveau de sa pratique littéraire, en s’appropriant, par exemple, des genres jugés peu propices à l’expression féminine, notamment les récits autobiographiques), Woolf souligne ici le danger pour la femme auteur23 de subir l’influence du regard extérieur dans sa pratique où ses valeurs ainsi que la spécificité de son expérience risquent d’être désavouées.

22 Comme le remarque justement Henry James (2004) au sujet de l’expérience vécue de George Sand : « […] Il y avait en dehors des tranquilles prairies de Nohant une vaste affaire nommée la vie, et […] elle avait la capacité d’en avoir la connaissance de première main. Avoir de la vie une connaissance de première main est, peut-on dire sommairement, le grand exploit accompli par Mme Sand, en tant que femme. […] Un tel penchant n’était pas courant, il n’était pas féminin dans le sens habituel du terme, il n’était ni délicat, ni pudique, et il mettait mal à l’aise bien des personnes, à tous égards » (24-25). 23 Sand refuse ce qualificatif, ayant pour la majorité de ses contemporains des connotations péjoratives, et insiste dès Lettres d’un voyageur sur son identité d’artiste. Soulignons néanmoins avec Rachel Sauvé (2000) que « le concept de la femme auteur, car c’en est un, s’oppose aux femmes auteurs de la même façon que la représentation de la Femme s’oppose aux femmes qui évoluent dans une réalité historique donnée » (10). 10

Cette démesure entre le paradigme dominant (de la métaphore) de la paternité littéraire

(ou artistique), si bien documentée dans The Madwoman in the Attic de Sandra M. Gilbert et

Susan Gubar24, et la situation marginale d’une femme qui écrit n’est pas un simple incident dans son expérience auctoriale, mais la détermine, d’où la nécessité pour celle-ci de repenser le problème des hiérarchies, des valeurs, et de son propre rapport à la norme qu’elle fait éclater en assumant l’identité d’écrivain. Le Künstler(in)roman se trouve un instrument particulièrement propice à ce projet en ce qu’il permet – à l’image de son héros qui incarne un écart, souvent extrême, par rapport aux conventions sociales – une réinterprétation des normes esthétiques et culturelles et en ce qu’il se fait porteur d’un métadiscours esthétique qui, chez Sand, accentue des valeurs allant à l’encontre d’un certain grand récit romantique qui valorise l’éloignement de l’artiste par rapport au social.

Au-delà de l’entrée en masse des femmes en littérature (mais pas dans le canon !), l’époque romantique marque une autre révolution de caractère plus général, touchant, comme nous venons de le souligner, à la perception de l’art et de l’artiste. Nous parlerons davantage sur comment cette révolution influence le statut de l’artiste dans notre premier chapitre ; attardons- nous ici sur cette perception de l’art qui est en train de changer. Dans L’art de l’âge moderne,

Jean-Marie Schaeffer (1992) parle de « la révolution romantique » comme le « lieu d’un bouleversement fondamental, d’un changement radical dans la façon de concevoir le monde et le rapport de l’homme à ce monde, au niveau de la sensibilité la plus individuelle […] aussi bien qu’à celui de la vision globale de l’existence humaine »25 (87). Comme l’a fait P. Bénichou avant lui, celui-ci note que la Révolution française, l’éclatement des structures féodales, la contestation

24 Voir Gilbert et Gubar, 2000 : 3-20. 25 Le philosophe considère cette révolution fondamentalement conservatrice « en ce sens qu’elle a visé – et réussi pour une grande partie – à annuler le mouvement vers une laïcisation de la pensée philosophique et culturelle entrepris par les Lumières, et dont le criticisme kantien est un bon exemple » (Schaeffer, 1992 : 87). 11

décisive du pouvoir de l’église font que la première génération des romantiques éprouve une

« désorientation existentielle, sociale, politique et religieuse » (Op. cit. : 88) et se trouve marquée par « la nostalgie irrépressible d’une intégration harmonieuse et organique de tous les aspects de la réalité humaine vécus comme discordants et dispersés » (Ibid. : 88). Le monde contemporain est perçu comme dissonant, « l’Unité n’est pas donnée, elle est à (re)construire » (Ibid. : 19). La philosophie kantienne est, selon J-M. Schaeffer, « le point névralgique de cette crise, puisque le criticisme est tenu pour responsable du démantèlement ontologique philosophique et de la théologie rationnelle, désormais frappées d’un interdit spéculatif » (Ibid. : 19). Tout en acceptant dans une certaine mesure « le verdict kantien » et en affirmant « l’impossibilité pour la discursivité philosophique d’accéder à l’Absolu » (Ibid. : 19), les romantiques proposent « une solution de rechange, qui n’est d’autre que la théorie spéculative de l’Art : la poésie – et plus généralement l’Art – remplacera le discours philosophique défaillant » (Ibid. : 19). Une des caractéristiques essentielles de cette théorie, dès sa naissance, est la sacralisation de l’Art qui dote les arts d’une « fonction de compensation » (Ibid. : 19) :

La théorie spéculative de l’Art […] combine donc une thèse objectale (« l’Art […] accomplît une tâche ontologique ») avec une thèse méthodologique (pour étudier l’art, il faut mettre au jour son essence, c’est à dire sa fonction ontologique). Théorie spéculative, parce que dans les formes diverses qu’elle revêt au fil du temps elle est toujours déduite d’une métaphysique générale […] qui fournit sa légitimation (Ibid. : 16).

Dans son article « La religion de l’art : un paradigme philosophique de la modernité », Schaeffer

(1994) précise ce qui a été souvent dit au sujet du romantisme, notamment que dans cette tradition l’art devient « un savoir extatique », révélant « des vérités transcendantes, inaccessibles aux activités cognitives profanes » (197). Opposant ainsi l’Art aux autres activités humaines, cette thèse présuppose aussi :

[…] une théorie de l’être : si l’art est un savoir extatique, c’est qu’il existe deux sortes de réalité, celle, apparente, à laquelle l’homme a accès à l’aide de ses sens et de son intellect raisonneur, et celle, cachée, qui ne s’ouvre qu’à l’art (et éventuellement, la philosophie). Enfin, elle s’accompagne d’une conception spécifique du discours sur les arts : il doit 12

fournir une légitimation philosophique de la fonction extatique de l’art. Ce qui revient à dire que l’art, lui, doit se légitimer philosophiquement » (Op. cit. : 197).

Et le philosophe récuse la neutralité axiologique de telles définitions de l’Art, qui, ainsi articulées ne sont pas, selon lui, « ce pour quoi elles se donnent » :

[…] elles se présentent sous une forme grammaticale descriptive, celle d’une définition d’essence ; mais puisque l’art n’a pas d’essence (au sens d’une identité substantielle) et n’est jamais que ce que les hommes en font, elles sont en fait des définitions évaluatives (les œuvres sont identifiées comme œuvres pour autant qu’elles sont conformes à un idéal artistique spécifique – celui de la prétendue définition d’essence) (Ibid. : 16).

Bien que l’on puisse mettre en question les affirmations de J-M. Schaeffer concernant le caractère descriptif des axiomes romantiques, dont la nature prescriptive est au contraire souvent mise en avant – on n’a qu’à penser à certains fragments d’Athenaeum26 – ses analyses ont le mérite de souligner une tendance qui deviendra dominante dans le discours esthétique et qui concerne une dévalorisation de tout discours politique s’infiltrant dans l’Art ou de toute réflexion sur son éventuelle utilité sociale. Cependant, cette dernière, comme l’ont bien montré, entre autres, Isabelle Hoog Nagisnki (2007) ou Chantal Bertrand-Jennings (2005), investit, pour des raisons évidentes, les œuvres des femmes auteurs au XIXe siècle : quelques-unes des questions ontologiques importantes pour les romantiques sont des questions politiques pour certains groupes sociaux, les femmes notamment. Nous verrons que Sand, à l’encontre de ses nombreux contemporains, ne partage pas, du moins pas entièrement, une vision de l’Art irrémédiablement séparé du réel. Si celui-ci a parfois une fonction extatique dans ses récits, s’il se trouve l’objet d’un culte pour les artistes les plus dévoués, si la liberté que sous-entend la pratique artistique permet à ses héros d’imaginer un monde autre ou meilleur, il est aussi le lieu d’un travail qui engage l’être entier de l’artiste, son corps autant que son intellect ; il est le gagne pain qui permet

26 Nous lisons dans le fragment 71 des Fragments sur la littérature et la critique : « Tous les jugements esthétiques véritables sont par nature des décisions autoritaires et ne peuvent être autre chose. On ne peut pas les prouver, mais on doit en tirer une légitimité. – Il est très certain que l’on ne devrait pas juger des œuvres mauvaises [sic] » (Thouard [dir.], 1996 : 245). 13

à l’individu de dépasser une situation d’exclusion ou de marginalité, il est la voie vers une intégration sociale et une affirmation personnelle. De ce fait, l’artiste valorisé par Sand n’est pas nécessairement un génie solitaire cultivant loin du monde sa propre singularité, mais se définit, comme nous le montrerons, notamment dans notre étude de Consuelo, par la relation complexe qu’il entretient avec : l’art (il est voué à son art ; il est un bon technicien), l’éthique (il est pur moralement, il rêve « l’éternel rêve des cœurs simples, la justice » [LV : 942]), et le social (il est engagé socialement). Rêvant d’un monde idéal, d’un monde meilleur, ou, comme le voyageur des Lettres, d’une superbe république qui n’est pas mais qui pourrait être27, son zèle créateur est tourné vers l’Art, mais aussi vers le social qu’il cherche, sinon à réformer, au moins à l’engager sur les voies de dialogues critiques. Malheureux dans la vie sociale, comme la romancière le dit par le bais du voyageur des Lettres, le poète ne voudrait pas que celle-ci « se reconstruise exprès pour lui et selon ses goûts, comme la raillerie le prétend, […] il voudrait qu’elle se reformât pour elle-même et selon les desseins de Dieu » (LV : 872). Or, c’est dans ses prises de positions politiques et dans son opposition à certaines prémisses de cette idéologie esthétique naissante que décrit Schaeffer (et qui s’imposera progressivement au cours du XIXe siècle pour marquer

également une grande partie du XXe)28 qu’il faut chercher des raisons pour l’évincement de

George Sand du canon littéraire, peu après sa mort, et pas uniquement dans son sexe29 – ce qui

27 « Quelle superbe république réalisent cent instrumentistes réunis par un même esprit d’ordre et d’amour pour exécuter la symphonie d’un grand maître! » (LV : 818) s’exclame le voyageur de Lettres d’un voyageur dans sa lettre à Franc Liszt. 28 La réflexion esthétique sandienne est complexe et nourrie, certes, des expériences personnelles. Cependant, celle- ci s’est trouvée souvent simplifiée et assimilée, d’un côté à la question féminine qui parfois ne tient pas compte suffisamment des recherches proprement esthétiques de l’auteure et, de l’autre, à un utilitarisme bourgeois, selon le même discours réducteur qui, en gommant un parcours artistique d’une richesse extraordinaire, voit en Sand vers la fin de sa carrière la bonne dame de Nohant. Voir à ce sujet l’aperçu de B. Didier (1998) sur plusieurs « images tronquées » qui ont empêché longtemps le public d’apprécier l’œuvre de la romancière à sa juste valeur. Pour celle- ci, la bonne dame de Nohant est une « image particulièrement perverse derrière son aspect conciliateur. Cela revient à dire : voilà, maintenant George Sand est enfin vieille, elle a dû, contrainte et forcée par l’âge, renoncer à ses erreurs de jeunesse. Elle bêtifie un peu dans le personnage de la grand’mère » (5-6). 29 D’ailleurs, le XIXe siècle français avait produit son mythe Sand selon lequel cette dernière était acceptée parmi les plus grands écrivains de son époque, car elle était du troisième sexe. 14

reviendrait à lui assigner un rôle passif. Dans ce refus de l’institution il faudrait chercher aussi la modernité de l’écriture sandienne.

Notons sommairement, quitte à y revenir dans nos analyses, que son roman de (formation de) l’artiste diffère des grands ouvrages de ses contemporains non seulement par le choix d’une héroïne par rapport à un héros, d’un paysan (qui n’aspire pas à sortir de sa classe sociale) par rapport à un bourgeois, mais aussi par la topologie des voyages qu’ils entreprennent. À l’encontre du roman d’apprentissage canonique incarné dans les ouvrages de Balzac, Stendal,

Flaubert ou Maupassant, rarement ses personnages d’artistes s’acheminent vers Paris. À l’exception de Laurence dans Pauline ou d’Horace dans le roman éponyme, la plupart de ses héros suivent d’autres trajets, Consuelo à travers l’Europe, Pierre de Hugenin à travers la France,

Joseph se déplace du Berry au Bourbonnais à la recherche des secrets de l’art de cornemuse. Si les grands romans de ses contemporains sont situés dans le contexte postnapoléonien, ceux de

Sand, qui cherche, entre autres, à inscrire dans l’Histoire le passé obscurci des ouvriers, des paysannes ou des femmes, se situent aussi dans le passé, souvent au XVIIIe siècle (Consuelo, Les maîtres sonneurs). Ses héros artistes n’ont presque jamais de famille ; la plupart sont des orphelins de père ou de mère, le plus souvent des deux, signe de l’intérêt de la romancière pour les personnages sans ancrage dans le symbolique, où la métaphore de l’invention de soi par soi- même se trouve mise en valeur, ainsi que la volonté de ceux-ci de façonner leur propre vie, qui devient ainsi, pour paraphraser Novalis, une œuvre d’art.

Organisation de la thèse et méthode d’analyse

Cette thèse s’élabore au fil de trois parties qui tracent à la fois l’approfondissement de notre problématique et la diversité des voies adoptées par Sand dans son exploitation des trames du

Künstlerroman. Ces parties engagent des approches différentes à son roman de l’artiste et s’organisent en vue d’une mise en valeur du double versant de celui-ci : intime – tel que 15

l’exemplifie l’ouvrage fondateur qu’est Lettres d’un voyageur – et fictif, illustré par les

Künstlerromane à proprement parler analysés ici : Les maîtres mosaïstes, Pauline, Consuelo et

Les maîtres sonneurs.

Bien que notre travail ne relève pas de l’histoire littéraire, il convient dans la première partie de retracer les changements sociaux concernant le statut et le rôle de l’artiste à la charnière du XVIIIe et du XIXe siècles afin de mieux comprendre les particularités de l’artiste sandien, le contexte dans lequel il se situe et par rapport auquel il se démarque. En nous référant, entre autres, aux travaux de P. Bénichou (2004), de Maurice Beebe (1964), de Maurice Shroder

(1961), mais en évoquant aussi les figures tels que Chatterton (Chatterton) ou Frenhofer (Le chef-d’œuvre inconnu) nous examinons dans le premier chapitre certains aspects de cette

« artistomanie » française dont parle M. Shroder30. Pour mieux cerner la double norme qui régit les quêtes artistiques des hommes et des femmes, ainsi que leurs représentations littéraires, nous

évoquons ensuite plusieurs portraits des femmes auteurs tracés dans les ouvrages littéraires de l’époque, tels que La femme auteur de Madame de Genlis ou Félicité des Touches dans Beatrix de Balzac, ainsi que le discours critique de l’époque sur la création féminine, dominé par une rhétorique de la minorisation.

Vu que le roman de l’artiste chez Sand entretient un lien étroit avec le Bildungsroman, la deuxième partie du premier chapitre est consacrée à l’analyse des conditions de l’émergence, dans le contexte allemand, du Bildungsroman, celle des caractéristiques formelles du genre, ainsi que celle de sa transposition dans la littérature française. Ceci nous aidera, avant d’analyser les enjeux du roman de l’artiste, à cerner les distinctions entre ces deux formes voisines, sachant que

30 « And, while was not, to be sure, simply a phenomenon of – while the German poets and theorist of the late eighteenth century elaborated the image of the genius, while everyone in England from Keats to Carlyle proclaimed the poet’s superiority – it was in France that “artistomania” as Charles de Bernard called it, found its most extensive development » (Shroder, 1961 : 2). 16

celle-ci reste problématique, même de nos jours où certains théoriciens considèrent ce dernier comme sous-genre du Bildungsroman, tandis que d’autres revendiquent le statut de genre à part au Künstlerroman et à ses sous-genres, comme le fait par exemple Sébastien Hubier pour Le roman des quêtes de l’écrivain (2004), ou comme le font certains chercheurs pour le roman du poète31. Finalement, en passant en revue la bibliographie sur le Künstlerroman, nous mettrons en lumière les enjeux propres à celui-ci, ce qui nous permettra d’analyser les rapprochements ou les

écarts (l’originalité) du roman de l’artiste sandien par rapport à la norme générique.

La deuxième partie de notre thèse porte sur Lettres d’un voyageur, le récit de voyage qui n’en est pas un, puisque le contenu viatique à proprement parler y demeure faible au profit d’une mise en valeur d’une transformation du voyageur relevant plutôt du temps que de l’espace.

Les marques formelles de ce texte que nous analysons en vue de notre premier chapitre ainsi que le caractère fictif du voyageur problématique le rapprochent du Bildungsroman/Künstlerroman et témoignent de l’originalité de la romancière qui, à la fin du parcours retracé dans les douze lettres, assume pour la première fois le nom George Sand. La comparaison entre l’Histoire d’un rêveur (le récit initiatique) et les Lettres d’un voyageur (le récit de formation) montre la distance parcourue par l’auteure, de la prise de conscience de sa vocation à l’appropriation d’une place sur la scène littéraire dominée par les hommes. Or, dès ce texte de jeunesse, la forme et les topoï du Künstlerroman qu’elle met en œuvre rendent possible la contestation radicale des modèles sociaux de la Bildung au féminin. Si l’on se réfère aux critiques récentes du Bildungsroman au féminin (Hirsch, 1983 ; Kleinbord Labovitz, 1986 ; Felski, 1989) selon lesquelles la formation authentique féminine demeure virtuellement impossible au XIXe siècle, nous constatons le caractère innovateur de cet ouvrage.

31 Voir Bessière et Pageaux (1995), Le roman du poète. Rilke, Joyce, Cendrars. 17

Lettres d’un voyageur est aussi lieu de l’élaboration de l’ethos auctorial et d’une poétique des valeurs qui vont à l’encontre des modèles auctoriaux et esthétiques masculins. Sans pouvoir analyser l’effet-valeur qui se dégage de cet ouvrage comme nous le ferons pour les autres récits – il ne s’agit pas quand même d’un roman – nous étudierons certaines des représentations de soi, des scénographies auctoriales (J-L. Diaz, 2007), que Sand rejette et (ou) construit, en esquissant pour son propre compte les avatars idéaux de l’artiste, du poète ou du critique. Ceci présuppose toutefois un travail de (ré)évaluation et une prise de distance critique par rapport aux scénarios disponibles à la romancière. Le fait que le voyageur choisit pour ses destinataires les artistes les plus éminents de l’époque, tels Musset, Liszt ou Meyerbeer en dit longuement sur lui-même et sur la place qu’il entend occuper dans les structures hiérarchiques du champ artistique et littéraire.

En mettant en avant certaines structures narratives et certains motifs romanesques qui seront complexifiés dans ses romans, Lettres d’un voyageur fonde une vision de l’artiste, où celui-ci est marqué surtout par sa mouvance, sa formation par l’impossibilité d’un aboutissement.

Comme chez les premiers théoriciens allemands du roman de l’artiste, le héros du

Künstlerroman sandien, à l’encontre du celui du Bildungsroman (idéal), ne retrouve que rarement une position de stabilité au sein de la société. Telle l’auteure elle-même, son artiste reste essentiellement depuis ce grand texte fondateur le voyageur et le « rude casseur des pierres »32 (il faudrait lire rude contestateur des normes), comme le suggèrent clairement la poétique de fluidité qui s’y élabore, parallèlement à la thématique du chemin – deux constantes dans son roman de l’artiste.

32 « Cependant, comme je marchais vite et regardant peu à terre, il m’arriva de me heurter contre une pierre et de tomber ; j’en eus de la douleur aux pieds et de la mortification dans l’âme […]. Mais mon orgueil, d’abord souffrant et abattu, se releva et décida que […] je n’en étais pas moins un bon marcheur et un rude casseur de pierres […]» (LV : 774).

18

La troisième, et la partie la plus longue de notre travail, se compose de quatre chapitres qui portent sur la dimension idéologique et l’effet-valeur mis en place dans les quatre romans, exemplaires selon nous pour ce qui est de l’articulation d’une axiologie provocatrice marquant le Künstlerroman de Sand. En nous fondant sur la poétique du normatif élaborée par

Philippe Hamon et Vincent Jouve, sur les théories féministes de l’agentivité et les travaux féministes sur le Bildungsroman, nous analysons la contribution sandienne à la problématique du roman de l’artiste ainsi qu’aux débats esthétiques et socio-politiques qui traversent son siècle.

Dans notre étude des Maîtres mosaïstes, nous nous penchons sur le rapport de l’artiste à l’idéal (esthétique), le problème primordial pour le romantisme. La mise en texte des quêtes artistiques de deux frères Zuccati – l’un voué à son art au point d’oublier de vivre et l’autre cherchant à réconcilier les exigences de sa vocation avec l’amour de ses proches – permet à la romancière d’élaborer une échelle de valeurs révoquant celle de l’artiste comme « homme des hauteurs » et où l’artiste le plus valorisé n’est pas nécessairement le génie esseulé et enfermé dans sa tour d’ivoire, mais celui dont la Künstlerbildung et la Bildung coïncident.

Une des questions amorcées dès cet ouvrage concernant la relation entre la création originale et l’interprétation – celle entre l’artiste et l’artisan – réapparaîtra en filigrane dans tous les récits analysés au cours du travail. Comme nous le démontrerons, cette réflexion sur les modalités et la portée de l’interprétation artistique, qui revient aussi dans un bon nombre de textes critiques (Essai sur le drame fantastique) ou des préfaces (Lucrezia Floriani), et, soulignons-le, à une époque qui célèbre le génie et l’originalité, permet à la romancière de mettre en avant une vision du champ artistique, traversé par la pluralité des voix, en préfigurant ainsi la notion d’intertextualité telle qu’elle sera élaborée par , suite aux travaux de Mikhaïl

19

Bakhtine33. De plus, tout en exemplifiant la sensibilité de Sand envers l’autre, la notion d’interprétation prend chez elle un aspect politique, et – nous le verrons dans Consuelo – se dote d’un potentiel subversif, s’apparentant ainsi avec la notion de répétition subversive de Judith

Butler, telle que cette dernière la problématise dans Trouble dans le genre.

Dans Pauline, Sand explore un thème auquel elle reviendra souvent dans ses

Künstlerromane à savoir celui de la possibilité du dépassement d’une situation de la marginalité sociale par le biais de la création artistique. Si ce thème est important pour tous ses artistes, il est crucial pour les femmes qui, comme en témoigne le cas de l’héroïne, Laurence, parviennent, grâce à leur vocation, à prendre en charge leur propre vie, à l’encontre du grand nombre d’héroïnes représentées dans des romans masculins, qui ne réussissent jamais à se soustraire à

« la fatalité [qui] s’est acharnée sur [leur] vie » (Maupassant, 2009 : 225). Tout en posant le problème de l’agentivité féminine, repris avec brio dans Consuelo, Pauline conteste aussi le mythe tenace de l’actrice (immorale) qui traverse l’imaginaire non seulement romantique mais celui du XIXe siècle, en rappelant au lecteur consciencieux que le moralisme souvent attribué à

Sand et les qualités éthiques supérieures de ses personnages, constituaient souvent une réponse à certaines représentations de groupes sociaux, eux-mêmes déjà simplifiés à outrance (la femme dans la culture du XIXe siècle : l’ange vs. la sirène, l’actrice comme prostituée, etc.).

La question de l’accès difficile pour une femme à une formation authentique traverse

Consuelo, le Künstlerroman romantique français exemplaire selon Alain, qui articule une des premières Bildungen au féminin réussies du XIXe siècle et élabore ainsi un de premiers portraits

33 Dans Essai sur le drame fantastique (1839, 2006), Sand écrit au sujet de Byron qui a trouvé l’inspiration pour son Manfred dans Faust de Goethe : « Aussi n’hésita-t-il pas à s’en emparer ; car aussitôt émise, toute forme devient une propriété commune que tout poète a droit d’adapter à ses idées ; et ceci est encore la source d’une grave erreur, dans laquelle est tombée trop souvent la critique de ces derniers temps. Elle s’est imaginé devoir crier à l’imitation ou au plagiat, quand elle a vu les nouveaux poètes essayer ce nouveau vêtement que leur avait taillé le maître […] Et cependant on n’avait pas crié au plagiat lorsque Molière ou Racine avaient traduit littéralement des pièces quasi entières d’Aristophane et des tragiques grecs. C’est que le siècle de nos vrais classiques avait été plus tolérant et plus naïf que le nôtre, et c’est pourquoi ce fut un grand siècle » (64). 20

de la femme moderne. Loin d’être réduite à la vie intérieure seule, comme beaucoup d’héroïnes du XIXe siècle, Consuelo affirme son droit à la liberté et à la vie active en dehors de la sphère domestique. La tension constante entre les nécessités de sa vocation artistique et les normes que la société patriarcale impose à une femme atteste de l’ampleur de la transgression de l’héroïne, qui, si elle réalise sa formation, ne se trouve pas moins marginalisée en fin de parcours. En démontrant la difficulté de quête identitaire pour une femme dans le contexte historique particulier, tout en faisant son héroïne réussir la sienne, Sand fait de son roman un lieu de

« struggle over meaning » (Felski, 1989 : 78), et entame ainsi un dialogue avec son époque sur les femmes et leur capacité d’agir qui continue à nos jours.

Finalement, Les maîtres sonneurs, publié en 1853, ou, faudrait-il souligner, après la

Révolution de 1848, constitue un retour critique sur certains présupposés du romantisme, notamment ceux concernant ses représentations fantasmatiques de l’artiste. Lorsqu’elle entreprend d’écrire cet ouvrage, Sand fait face à la constatation que le romantisme est en train de s’étioler sans que ses idéaux prônés se soient matérialisés. Ce roman à multiples significations, situé à la campagne du XVIIIe siècle, à savoir dans un climat qui désapprouve sans trop les comprendre les recherches individuelles artistiques (le terme même d’artiste est inconnu de la majorité des paysans dans le roman) n’encourage aucunement une interprétation simpliste qui affirmerait une dévalorisation nette de celui-ci. Pourtant, son programme narratif, sa mort violente, semblent suggérer une telle lecture, d’autant plus que face à la quête individuelle, entaché d’égoïsme et quelque peu obsessionnelle du héros, se trouve valorisé l’apprentissage lent d’un groupe de paysans. Ceux-ci découvrent l’autre après une série de voyages, se transforment grâce à ce contact et fondent des familles ayant le potentiel d’assurer l’émergence d’une nouvelle société égalitaire entre hommes et femmes. La condamnation de l’individualisme, ainsi qu’une surenchère des motifs typiques pour les portraits de génies romantiques, liés ici à l’échec du

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héros – Joseph est doué, mais il est faible de corps, mélancolique, tourné vers son monde intérieur, incompris par son entourage – suggèrent un écart ironique de la romancière par rapport

à l’idée de l’isolement irrémédiable et souvent voulu de l’artiste romantique. Si le rejet par la romancière de la séparation entre celui-ci et le social n’est certainement pas neuf dans son œuvre, la mise en avant de ce motif (qui passe par le portrait du héros incapable de sortir de lui-même et son assimilation à la nature sauvage, incultivée et incultivable) à ce moment de sa carrière, donne aux Maîtres sonneurs l’allure d’une somme poétique et d’une condamnation définitive de l’art pour l’art.

Nous pourrions dire au sujet du Künstlerroman sandien ce que Nicole Mozet (1997) a dit au sujet de son roman tout court : « Malgré son apparente simplicité, [celui-ci] est difficile, mais il ouvre sur l’imaginaire romantique une porte resté trop longtemps close » (9). Les textes étudiés dans le cadre de notre thèse, sans prétendre rendre compte de toute leur complexité, sont exemplaires de la capacité du roman de l’artiste de Sand à se faire un lieu de contrediscours par rapport aux tendances esthétiques et normes socioculturelles de son époque, un lieu de mise en question, de la réévaluation et de la réécriture de celles-ci. Chaque roman de notre corpus soulève une des questions qui ont traversé le romantisme et y apporte des éclaircissements censés favoriser le dialogue, secouer le statut quo. En ce que les récits que nous étudions se suivent chronologiquement, ils démontrent, au-delà de la présence constante du personnage de l’artiste dans son œuvre, sa vision de celui-ci allant à l’encontre de celle, élitiste, établie par le roman de l’artiste romantique de ses contemporains et exemplifiée dans et par les Künstlerromane postérieurs. S’il existe une « longue tradition qui faisait de l’artiste un génie s’élevant au-dessus de la mêlée des hommes » (Hubier : 41) qui prend son origine à l’époque romantique, Sand, sans

être le seul écrivain du XIXe siècle qui y contribue, en esquisse une autre, parallèle, celle de

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l’artiste conscient de ses dons extraordinaires, mais profondément conscient aussi de sa propre humanité.

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– PREMIÈRE PARTIE –

L’artiste romantique, le Bildungsroman et le Künstlerroman

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CHAPITRE I. L'Artiste romantique

« Le XVIe siècle a l’humaniste, le XVIIe a l’honnête homme, le XVIIIe a le philosophe, le XIXe siècle a l’artiste » (Focillon cité dans L’Hôpital, 1946 : exergue).

« Le romantisme a beaucoup fait pour cette promotion [de l’Artiste] dont pourtant l’ampleur le dépasse » (Bénichou : 11).

Dans une de ses multiples manifestations, le romantisme demeure, selon la célèbre formule de P.

Bénichou, l’époque du sacre de l’écrivain et, plus généralement, celle du sacre de l’artiste dont le statut change définitivement34. Le terme même d’artiste, comme l’a souligné Madeleine l’Hôpital (1944), « suit assurément entre 1830 et 1840 la courbe du mot romantisme » (44)35.

Déclenchée par le Sturm und Drang allemand, l’opposition romantique par rapport au siècle précédent se manifeste par la révolte contre la raison et ses règles et par l’affranchissement des sentiments, de l’imagination, de l’inconscient, de l’intuition, du rêve. L’individu est valorisé par rapport au système ainsi que la subjectivité, et l’artiste devient l’expression la plus complète de cette subjectivité. Au cœur de l’éthique romantique, comme l’a justement noté M. Shroder

(1961), se trouve une croyance selon laquelle « l’artiste est le type idéal, la réalisation complète du potentiel humain »36. Cette croyance est alimentée, entre autres, par un nombre de théories

élaborées par les philosophes/poètes allemands dont l’influence est cruciale sur le romantisme européen et dont les travaux sont connus en France, à la charnière de deux siècles, surtout par l’entremise de Mme de Staël. Les poètes/théoriciens rassemblés autour de la célèbre revue

34 Comme le souligne A. Montandon (1986) celui-ci « n’est plus l’artisan au service d’une cour aristocratique dont il embellit l’existence, mais un individu qui prend conscience de ses vertus et de son génie propres et qui revendique la liberté d’une création autonome ne devant rien qu’à elle même » (24). 35 Dans son article séminal « L’artiste romantique en perspective », José-Luis Diaz (1986) note : « Raccordé aux arts, tant libéraux que mécaniques, et non pas aux seuls beaux-arts, qui ne recevront de consécration lexicologique qu’en 1776, dans le Supplément de l’Encyclopédie, l’artiste reste, jusqu’à la fin du siècle, un artisan, un technicien, plus encore qu’il ne devient franchement ce créateur esthétique autonome et idéalisé que le romantisme va faire de lui au siècle suivant » (6). 36 « The belief that the artist is an ideal type, a full realization of the human potential, lay at the heart of the Romantic ethic » (Shroder : 1). 25

d’Athenaeum célèbrent, non le savoir-faire du technicien (l’art comme technè), mais l’arbitraire du poète, le génie libre dans sa création. Friedrich Schiller37, dans ses Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, voit l’Art en tant qu’instrument dans la lutte contre la fragmentation de l’homme provoquée par la civilisation moderne et accentuée par la crise politique déclenchée par la Révolution française et la Terreur. Une « propédeutique à l’éducation du citoyen » (Bonzon,

2004 : 3), l’Art/la Beauté permet aussi à l’homme, selon celui-ci :

[…] l’exercice de son être complet, dans l’harmonie de ses facultés tant intellectuelles que sensibles ; elle est lieu de la gratuité et du jeu, du libre jeu par lequel le sujet se découvre et se construit, s’exerce et se prépare […] à une liberté dont la Beauté est la seule à même de lui révéler qu’il en est capable (Ibid. : 3).

Par conséquent, la conception du travail artistique change aussi ; ce n’est plus une exécution ou une imitation mais une création inspirée, redevable à la liberté et au génie de l’artiste. La notion de désintéressement, devenue actuelle à la charnière des deux siècles, surtout après les réflexions kantiennes sur le jugement esthétique, y est pour beaucoup. Alors que l’usage de la notion d’intérêt, comme le note justement Gisèle Sapiro (2007), « se restreint au sens économique dans les théories des moralistes, celle de désintéressement est revendiquée par un nombre d’activités qui se définissent par opposition aux valeurs mercantiles et au travail manuel » (6). Ainsi, à la fin du XVIIIe siècle, la conception de l’œuvre comme fin en soi s’impose en unifiant des arts différents :

L’ethos de l’artiste lui commande de rechercher la perfection interne de l’œuvre indépendamment du suffrage du public. Cette conception est affirmée par une élite académique qui bénéficie des commandes, des charges officielles et du mécénat, pour se démarquer de ceux qui sont réduits à faire commerce de leurs œuvres. […] En littérature, le développement du marché du livre au XVIIIe siècle creuse l’écart entre « l’aristocratie » des gens de lettres et la bohème littéraire qui vit tant bien que mal de sa plume (Op. cit. : 6)38.

37 La majeure partie de la deuxième section de De l’Allemagne de Mme de Staël (De la littérature et des arts) est consacrée à Schiller et à ses ouvrages dramatiques. 38 Notons toutefois que la notion du désintéressement artistique fait partie du Dictionnaire des idées reçues (1978) de Flaubert, où, sous l’entrée artiste, nous lisons « Tous farceurs. Vanter leur désintéressement (vieux) » (24). 26

Parallèlement à la contestation de l’utilité sociale de l’art qui reflète l’opposition de l’artiste avec la société bourgeoise, l’époque romantique voit l’individualisation des pratiques artistiques, ce qui permet « le développement d’un marché ouvert des biens culturels et qui concurrence ou supplante les rituels collectifs de la culture aristocratique » (Vaillant, 2012 :

XXIX). Cette révolution des pratiques sociales concernant la circulation et le statut de l’art, influence, elle aussi, le statut de l’artiste : ce n’est plus l’œuvre qui est au centre de l’esthétique romantique avec ses caractéristiques formelles bien précises, « mais l’artiste, le sujet (percevant, aimant, pensant, créant tout à la fois), tel qu’il se donne à voir et à imaginer au travers de son

œuvre » (Ibid. : LIII).

Ainsi, amorcée déjà au XVIIIe siècle, l’époque où les écrivains montrent de plus en plus d’intérêt pour la peinture et la musique39, une promotion sociale encore plus prononcée de l’artiste marque la période romantique. Nous pourrions dire que le credo de toute la génération romantique devient être artiste ou rien40, aussi bien que le topos littéraire important, alimentant les quêtes des héros des Années d’apprentissage de Wilhelm Meister (Goethe), des Illusions perdues (Balzac) ou de Consuelo (Sand), entre autres. Si un René et un Oberman préfigurent la sensibilité exacerbée qui caractérisera les créateurs romantiques, des types littéraires tels

Frenhofer (Le chef-d’œuvre inconnu, 1831) ou Chatterton de la pièce éponyme de Vigny (1835) incarnent des réflexions modernes sur l’artiste, à la recherche de son idéal, vivant un antagonisme irrémédiable avec la société ambiante matérialiste. Le phénomène dépasse largement le champ littéraire et M. Shroder (1961) constate que :

39 Comme le note P. Bénichou (2004), « ce que nous appelons l’Esthétique, la philosophie du Beau et des Beaux- Arts, est née alors, comme contribution à une doctrine laïque de l’excellence humaine. Dans la période qui suivit, le mot Art a à peu près cessé de désigner une technique ou un métier, pour évoquer, avec une majuscule, la production du Beau par le génie de l’homme. Le mot Artiste a évolué dans le même sens » (11). 40 « [Je veux] être Chateaubriand ou rien », confie le jeune à son « journal », voire son cahier d’écolier en 1816. 27

Through the curious influence that literature often exercises on life, the Romantic image of the artist became a model for character and behavior: the condition and very designation of the artiste were coveted, […] as the conditions and designations of the titled nobility had once been desired (1).

Soulignons pourtant, avec le critique, que cette promotion sociale de l’artiste n’est ni un phénomène particulier au romantisme, ni au XIXe siècle français, et que les écrivains de la

Renaissance ont célébré le poète en tant que le plus divin des hommes, en se référant aux dialogues de Platon et à sa notion de « folie divine »41. Toutefois, l’image que se fait le romantisme de l’artiste « was broader than the Renaissance image of the poet ; and the pretensions to power, the claims for rewards and recognition made by Romantics, were correspondingly greater » (Op. cit. : 2). Effectivement, nous nous souvenons que Hugo demande que « The House of Peers should no longer be chosen by heredity, neither should it be elected by people. Rather members should be chosen from among great scholars and artists » (Schamber :

132). L’intime lien entre le romantisme et la politique se lit également dans l’engagement politique d’éminents poètes romantiques, tels que Chateaubriand, Constant, Lamartine. Dans une de ses incarnations, l’artiste romantique devient la conscience de son temps et le précurseur de l’intellectuel du XXe siècle. Cependant, l’identité sociale de femme artiste demeure problématique, les modalités d’en être une sont encore à inventer, d’autant plus que les femmes sont prises dans un système social et un système de valeurs qui barrent et désapprouvent fortement leur engagement dans la sphère publique.

La femme artiste

« S’emploie quelquefois au féminin »42 (Larousse, Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, l’entrée artiste).

41 « The Pléiade poet Pontus de Tyard even reordered the varieties of possession so that the fureur poétique, the inspiration of Muses, was the prerequisite for the other three, the madness of the prophet, the initiate and the lover » (Shroder, 1961 : 2). 42 En notant cet usage sporadique du terme artiste au féminin » (731), Larousse – Grand dictionnaire universel du XIXe siècle cite deux exemples d’un tel usage, tous les deux par George Sand : « Madame Dorval était UNE 28

Bien qu’il soit très marqué par la rupture qu’il incarne à la fois avec l’aristocrate et avec le bourgeois, et qu’il se définisse par la transgression de codes qui régissent la société ambiante, le signifiant artiste ne recouvre toujours pas, à l’époque où Sand se met à publier, la femme comme signifiée. Traditionnellement liée à l’espace domestique, elle manque d’éducation et ne jouit pas de la liberté individuelle (la loi la considère comme mineure), ni de l’indépendance financière, conditions essentielles pour l’autonomie intellectuelle. Le champ littéraire reste particulièrement fermé aux femmes et la question de leur activité auctoriale soulève beaucoup de polémiques.

Embrasser la carrière littéraire en tant que femme signifie envahir un champ caractérisé traditionnellement, « depuis le temps d’Homère » selon les termes de Sandra Gibert et Susan

Gubar43, par la filiation masculine. Pour ce faire, une femme doit surmonter un certain nombre d’obstacles, de la résistance de la famille44 à la résistance des hommes qui restent pourtant leur public majoritaire et ceux qui légitiment leur activité45. Ainsi, malgré une certaine autonomisation des femmes quant aux pratiques littéraires et leur avènement en masse sur la scène littéraire, le statut de femme de lettres reste précaire. L’expression même femme auteur, tributaire de la sexuation des catégories littéraires, est dépréciée et ridiculisée, comme en

ARTISTE du plus grand mérite » (731) et « Madame Dorval était UNE des plus grandes ARTISTES et une des meilleurs femmes du siècle » (731). 43 Les auteures citent Harold Bloom: « from the sons of Homer to the sons of Ben Jonson, poetic influence [has] been described as a filial relationship of “sonship”. The fierce struggle at the heart of literary history, […] is a battle between strong equals, father and son as mighty opposites, Laius and Oedipus at the crossroads » (cité dans Gubar & Gilbert, 1984 : 6). 44 L’adoption des pseudonymes masculins par un grand nombre de femmes à cette époque est, selon Elaine Showalter (1979), une manière pour elles de faire face au double standard littéraire. 45 Dans le champ littéraire, les hommes sont les préfaciers pour les femmes, ceux qui détiennent le pouvoir de consacrer une œuvre, une renommée, comme l’a bien montré R. Sauvé (2000). 29

témoigne, entre autres, la profusion des discours ironiques et dévalorisants sur les bas-bleus46.

Suite à C. Planté (1989), qui intitule le premier chapitre de La Petite Sœur de Balzac « Comment appeler une pareille créature ? », Rachel Sauvé (2000) note très justement que tout au long du

XIXe siècle « la femme auteur sera identifiée à un troisième genre innommable » (60). Ces deux critiques citent un article particulièrement virulent de Paul Gaschon de Molènes qui écrit en

1842 :

Une de ces deux races [homme et femme] peut pécher contre les lois de Dieu, ni l’une ni l’autre n’intervertissent l’ordre des choses humaines, tandis que j’en sais une troisième qui, si elle était plus nombreuse, formerait au milieu de la société une étrange et inutile tribu semblable à celle de ces amazones dont nous parlions tout à l’heure. Supposez une femme qu’un funeste caprice du ciel ait fait poète, vraiment poète ; sa vie se passera tout entière en dehors des lois de l’humanité (Cité dans Sauvé, 2000 : 60).

C. Planté a analysé les enjeux concernant la prise de place par des femmes sur la scène littéraire dans son célèbre essai mentionné ci-dessus et qui vient d’être réédité après avoir été introuvable pendant de longues années. Penchons-nous pour notre part sur des œuvres littéraires d’époque qui exemplifient cette situation difficile et dont un bref survol nous permettrait de saisir certains avatars. Pensons par exemple aux avertissements que donne à Nathalie sa sœur ainée dans La femme auteur (1806, 2007) de Mme de Genlis. Le métier d’auteur, conçu en termes de virilité et comme vertu suprême d’une femme, sa modestie, voire son silence, la jeune Nathalie est fortement découragée de publier des livres par sa sœur qui lui fait entendre qu’une femme,

« en devenant auteur, se travestit aussi, et s’enrôle parmi les hommes » :

Quelle que soit la pureté de sa conduite et de ses sentiments, est-elle encore l’honneur et le modèle de son sexe, lorsqu’elle dit avec éclat à l’univers entier : ‘Ecoutez-moi ?...’ Songez que dans un petit salon vous blâmerez la femme qui parlera trop haut, qui aura un ton tranchant, ou seulement les manières trop décidées (25).

46 Voir au sujet de bas-bleus le deuxième chapitre du livre Des femmes en littérature de M. Reid (2010), le deuxième chapitre de La petite sœur de Balzac de C. Planté (1989) ou encore l’article « Bas-bleu ou femme de plume ? La littérature au féminin selon Daumier et Gavarni » de Catherine Nesci (2011). 30

En lui recommandant de ne jamais faire imprimer ses ouvrages, l’ainée avertit encore la cadette que le statut d’auteur lui fera perdre « la bienveillance des femmes, l’appui des hommes, [elle] sortira de [sa] classe sans être jamais admise dans la leur. Ils n’adopteront jamais une femme auteur à mérite égal, ils en seront plus jaloux que d’un homme » (27-28). Ce qui est en jeu, c’est la stabilité de l’ordre social et surtout celle de la famille qui se trouve perturbée par le fait que la femme dévie de son rôle traditionnel.

Une trentaine d’années plus tard, dans Béatrix de Balzac (1839, 1976), nous trouvons la description de l’écrivaine Félicité des Touches (inspirée de Sand), dont le statut d’auteur ne peut

être pensé qu’en termes de masculinité. Pour la décrire, le narrateur la taxe de l’incarnation masculine d’une jeune fille, explique comment elle s’est fait homme et auteur, ajoutant qu’au moins elle se trouve excusable de sa célébrité car n’ayant pas de lien matrimonial, pour finir en l’étiquetant d’une « de ces monstruosités qui s’élèvent dans l’humanité comme des monuments, et dont la gloire est favorisée par la rareté »47. Le même scénario selon lequel se trouve mise en valeur la rareté de ce « monstre » qu’est la femme auteur au XIXe siècle et pas son mérite littéraire se poursuivra tout au long du siècle48.

La contribution de Sand à l’affirmation de l’identité artistique féminine sera cruciale non seulement par son exemple personnel qui scandalise, mais aussi par le nombre de femmes artistes représentées dans ses romans. Tout en s’insurgeant « contre toute une tradition culturelle qui refuse à la femme le génie » (Didier, 1976 : 155), la romancière commence à combler ce que la critique féministe a désigné comme un manque de figures mythiques auxquelles peuvent

47 « Expliquer par quel enchaînement de circonstances s’est accomplie l’incarnation masculine d’une jeune fille, comment Félicité des Touches s’est faite homme et auteur ; pourquoi, plus heureuse que madame de Staël, elle est restée libre et se trouve ainsi plus excusable de sa célébrité, ne sera-ce pas satisfaire beaucoup de curiosités et justifier l’une de ces monstruosités qui s’élèvent dans l’humanité comme des monuments, et dont la gloire est favorisée par la rareté ? car, en vingt siècles, à peine compte-t-on vingt grandes femmes. (Balzac, 1976 : 688, nous soulignons). 48 Pour d’autres exemples, voir le premier chapitre de La Petite sœur de Balzac, « Comment appeler une pareille créature », de C. Planté (1989). 31

s’identifier les femmes créateurs. C’est pour cette raison que nous ne partageons pas univoquement l’opinion de Pierre Laforgue (2003) qui, en commentant la difficulté pour la femme à échapper au cantonnement que présuppose au XIXe siècle l’étiquette de femme auteur, dénonce « un barbarisme aujourd’hui très répandu » (12), à savoir celui de voir en Sand une

écrivaine. Elle n’est pas plus, selon celui-ci, « une romancière qu’elle n’est une écrivaine ; elle est un romancier et un écrivain. Ainsi elle l’a voulu, et c’est le sens du choix qu’elle fait de son pseudonyme et de l’identité masculine qu’implique lui-même ce pseudonyme d’homme » (12).

Si ces remarques sont pertinentes du point de vue du refus assez manifeste de la romancière à

être amalgamée au groupe honni des femmes auteures (des romans sentimentaux), il faudrait souligner aussi comme l’a si justement fait N. Mozet49 – nous le ferons dans notre analyse de

Lettres d’un voyageur – son insistance sur son identité « multiple » d’artiste qu’elle revendique à nombreuses reprises et dont elle souligne l’esprit asexuel (créateur) romantique. D’ailleurs Sand dénoncera, aussi bien dans ses ouvrages (cf. Lélia, Gabriel) que dans ses textes théoriques ou dans sa correspondance, les frontières artificielles imposées aux sexes, et déstabilisera dans et par ses romans, le système idéologique où la création et la procréation se trouvent des catégories strictement délimitées et déterminées. Cependant, comme un grand nombre de femmes de lettres ou artistes ou XIXe siècle, Sand fera son entrée sur la scène littéraire en se dotant d’un pseudonyme masculin.

George Sand : le pseudonyme ou l’invention de soi en artiste

Participant de ce que l’on pourrait appeler une stratégie du déguisement qui marque la production littéraire sandienne, surtout au début de sa carrière, son pseudonyme serait, selon son

49 « Sand avait plus intérêt qu’un autre à installer au centre de son œuvre une interrogation obstinée sur son identité sexuelle. […] L’écriture lui a donné les moyens d’accepter une réalité insupportable, mais aussi de la transformer. Son identité d’artiste, à la fois solide et multiple, lui a permis de dépasser le stade de la révolte et de surmonter le clivage de ses différentes personnalités » (Mozet, 1997 : 11-12). 32

propre aveu, d’un côté, la manière de satisfaire sa belle-mère qui craint d’avoir son nom compromis, une fois figurant sur les couvertures de romans et, de l’autre, l’éditeur qui demande un nouveau roman sous le pseudonyme de Jules Sand. Inventé par Henri Delatouche, ce pseudonyme est utilisé par les co-auteurs Aurore Dudevant et Jules Sandeau à la publication de leur roman Rose et Blanche. Sand précise dans l’Histoire de ma vie qu’elle consultera de nouveau son compatriote qui décide que le nom Sand devait rester, vu la demande de l’éditeur.

Alors, la jeune auteure d’Indiana y joint « vite et sans chercher celui de George qui [lui] paraissait synonyme de Berrichon » (HMV : 139).

Ce résumé assez bref ne surprend pas de la part de la romancière qui parle aussi laconiquement de certains de ces romans, des « petits contes » qui n’ont pourtant qu’une simplicité toute superficielle. Cependant, Maurice Laugaa, qui a analysé dans son ouvrage La pensée du pseudonyme (1986) les motifs qui président au choix du celui-ci, a montré que les choses sont d’habitude plus complexes lorsqu’il s’agit de l’adoption d’un nom de plume. Celui-ci souligne entre autres « la décision d’un sujet de se nommer lui-même, contre les modèles ordinaires de donation des noms » (7), logique qui nous semble très pertinente dans le devenir artistique et identitaire sandien. Martine Reid (2003), quant à elle, souligne que « l’individu qui y a recours tue symboliquement le père, la famille, nie son inscription dans une durée et dans un espace précis » (34). Cette prise de distance par rapport à l’identité de l’avant pseudonyme est soulignée dans une lettre de Sand à son amie Laure Decerfz du 7 juillet 1832 : « À Paris Mme

Dudevant est morte. Mais Georges Sand est connu pour un vigoureux gaillard »50 (Sand, cité dans Reid, 2003 : 83). Dans cette même veine, Anne E. McCall Saint-Saëns (1996) commente :

50 Cependant nous savons par sa correspondance que cette mise à mort d’Aurore Dudevant n’est ni abrupte ni définitive, comme l’a d’ailleurs très bien démontré Anne McCall Saint-Saëns, dans son livre De l’être en lettres (1996). 33

« Morte dorénavant pour le “monde” et surtout pour elle même, il reste à l’artiste naissante à se recréer une identité, quand bien même elle n’aurait aucun droit de le faire » (56).

Or, l’entrée en littérature par le pseudonyme de Georges Sand participe de cette logique de l’invention de soi par soi, de la création d’un personnage qui, dans son cas, « la détache […] de son sexe et de son histoire familiale » (Op.cit. : 55). C’est le moment crucial de sa propre

Künstlerbildung, où le choix du nom amorce le processus de la mise en question radicale du système qui cantonne la femme dans la sphère privée, un espace clos où la Bildung n’est pas possible. Lettres d’un voyageur, que nous analyserons dans le deuxième chapitre, continuera avec brio ce processus.

Le Bildungsroman : cadre historique et caractéristiques du genre

La notion de Bildung

La notion de Bildung, à l’origine de celle du Bildungsroman, constitue d’après Antoine Berman

(1984) un des « concepts centraux de la culture allemande à la fin du XVIIIe siècle [et] résume la conception que se fait d’elle-même la culture allemande de l’époque, la manière dont elle interprète son mode de déploiement »51 (72). Le lexème participe avec ceux de Urbild et Abbild

(« modèle/archétype et copie »), Gleichbild (« copie aussi, mais en insistant sur la ressemblance plus que sur la fabrication »), Nachbild (« ectype, copie, en insistant sur son statut second, imité »), Einbildungskraft (« imagination ») à un système nominatif allemand très riche, à l’origine duquel se trouve le terme Bild (image)52. À l’origine, le substantif se rapporte « to both the external form or appearance of an individual (Gestalt, Latin forma) and to the process of giving form (Gestaltung, formatio) » (Kontje, 1993 :1). Aude Locatelli (1998), qui a analysé le champ sémantique et le contenu sémantique du lexème, note que la Bildung désigne tout d’abord

51 Souligné dans le texte. 52 La traduction et l’explication des termes allemands reprises du Vocabulaire européen des philosophies (2004). 34

le processus organique de la mise en forme des êtres inanimés53, mais se rapporte par extension à un individu, une nation, une langue, une œuvre d’art. Lorsqu’il se réfère à des êtres, il traduit l’idée de « “formation”, “développement”, “perfectionnement”, “éducation”, “culture” ou

“civilisation” » (28) :

Il renvoie non seulement à l’acquisition de connaissances très diverses allant de la culture générale (Allgemeine Bildung) à l’érudition (Gelehrsamkeit), en passant par le sens plus étroit de connaissance et de pratique des usages de la « bonne » société : Bildung haben peut vouloir dire « être cultivé » ou « être bien élevé », se comporter conformément aux exigences de la politesse. Mais il renvoie aussi, dans un sens plus large et plus riche, au façonnement de l’esprit et des aptitudes d’une personne et c’est dans ce sens qu’il est à entendre lorsqu’il entre en composition pour former le mot Bildungsroman (Op. cit. : 28)54.

Faisant partie au Moyen-Âge de la terminologie théologique, où il désigne l’action divine sur les

êtres, le concept se sécularise peu à peu au XVIIIe siècle, surtout à l’instigation du piétisme et des Lumières, et « en est venu à désigner l’action immanente de la nature sur les hommes et même des hommes sur leurs semblables55» (Ibid. : 27). La laïcisation de la notion à cette époque est accompagnée, comme les chercheurs l’ont souligné, d’une forte valorisation de celle-ci, ainsi que de l’épanouissement du Bildungsroman. C’est aussi à cette époque que la notion de l’individu change :

53 « […] on parle de Bildung von Wolken, von Seen (formation de nuages, de lacs), de Bildung einer Regierung (formation d’un gouvernement) - et le terme est alors synonyme de fondation, d’établissement » […], ou encore Bildung von Knospen, von Früchten (formation de bourgeons, de fruits) - le terme étant cette fois à rapprocher des notions de croissance, de maturation -, de Bildung von Sätzen, von Wörten (construction des phrases) ou encore de Kristallbildung pour désigner en chimie, le processus de cristallisation » (Locatelli, 1998 : 28). 54 Comme le souligne Denis Pernot (1992) « Là où le français emploie un seul mot pour une culture, la culture et le processus de culture, l’allemand emploiera Kultur dans le premier cas, Bildung dans le second, et presque exclusivement Bildung dans le troisième cas » (106). 55 « En tant que concept clé des débats théorico-religieux, il provient de la mystique du bas Moyen-Âge, où il servait a éclairer l’action de Dieu sur les hommes […] Avec le piétisme, à partir du milieu du XVIIIème siècle, débute la sécularisation de ce concept, exclusivement employé jusqu’alors dans un sens religieux et théologique, avec pour conséquence le fait que l’on peut entendre par « Bildung » non pas seulement l’action de Dieu sur les hommes, mais aussi l’action immanente de la nature et même celle des hommes sur leurs semblables » (Selbmann, cité dans Locatelli, 1998 : 28). Todd Kontje (1993), quant à lui, note que « Medieval mystics and eighteenth-century Pietists conceived Bildung as God’s active transformation of the passive Christian. Through Original Sin humans have fallen out of their unity with God; they have become deformed, entbildet. The penitent believer must therefore prepare to receive God’s grace. […] God impresses His image onto the fallen individual, effecting a redemptive transformation of the disfigured sinner back into the image of God » (1). 35

Instead of being passive recipients of a preexistent form, individuals now gradually develop their own innate potential through interaction with their environment. Organic imagery of natural growth replaces a model of divine intervention. Transformation into the perfect unity of God turns into the development of one’s unique self (Kontje, 1993 : 2).

Participant donc à la transition du théocentrisme à l’anthropocentrisme56, la Bildung au XVIIIe siècle traduit certaines préoccupations de l’Aufklärung (allemand) qui préconise la libération de l’homme de toute tutelle et qui invite à un ose savoir kantien57.

À l’encontre du terme d’Erziehung qui renvoie au processus d’apprentissage, orchestré par un maître pour ses élèves, la Bildung nécessite, plutôt qu’un maître, un voyage, le « grand tour » prôné par , facilitant les rencontres avec plusieurs personnes (telles celles effectuées par Wilhelm Meister) qui renvoient à l’individu les différents visages du monde/de l’humanité. Cet élargissement de la vision devrait ensuite permettre à l’individu de mieux comprendre et affirmer sa propre autonomie, d’en cerner les limites, d’atteindre sa forme propre – « au commencement, tout être est privé de sa forme »58 (Berman, 1984 : 73). Sous- entendant ainsi un processus et son résultat, la Bildung serait donc un mouvement de l’intérieur

(moi) vers l’extérieur (vers le monde) qui, idéalement, permettra un nouveau mouvement vers l’intérieur (un recueillement) pour que l’individu puisse se manifester sous une forme plus

56 Selon T. Kontje (1993), Johann Gottfried Herder est une des figures des plus importantes pour la dissémination de cette nouvelle conception de la Bildung : Pour celui-ci « Bildung involves the development of innate genetic potential under the influence of a particular geographical and cultural setting » (2). 57 En 1784, Kant écrit dans son essai « Qu’est ce que les Lumières ? » (« Was ist Aufklarung ? ») : « Accéder aux Lumières consiste pour l’homme à sortir de la minorité où il se trouve par sa propre faute. Être mineur, c’est être incapable de se servir de son propre entendement sans la direction d’un autre. L’homme est par sa propre faute dans cet état de minorité quand ce n’est pas le manque d’entendement qui en est la cause mais le manque de décision et de courage à se servir de son entendement sans la direction d’un autre. Sapere aude ! [Ose savoir !] Aie le courage de te servir de ton propre entendement! Telle est la devise des Lumières » (Kant, 1999 : 4). Dans le même essai, Kant pose la question : « Si donc on demande : vivons-nous maintenant dans une époque éclairée : la réponse est non ! mais bien dans une époque d’accession aux Lumières » (12, tout souligné dans le texte). 58 « Le commencement, dans le langage spéculatif de l’Idéalisme allemand, peut être la particularité à laquelle manque la dimension de l’universel, l’unité à laquelle fait défaut le moment de la scission et de l’opposition, l’indifférence panique ignorant toute articulation, la thèse sans son antithèse et la synthèse, l’immédiat non médiatisé, le chaos qui n’est pas encore devenu monde, la position privée du moment de la réflexion, l’illimité qui doit se limiter (ou l’inverse), l’affirmation qui doit passer par la négation, etc. » (Berman, 1984 : 73). 36

universelle de l’être humain. D’une manière plus générale, la Bildung se réfère à l’articulation du rapport entre la formation du soi et le champ de l’histoire.

La finalité de la Bildung change selon l’époque et la perspective où l’on se situe. Alors que la perspective théocentrique insisterait, comme l’a souligné A. Locatelli (1998), sur la formation de l’être en tant que « serviteur de Dieu » (31), la perspective sociocentrique accentuerait un apprentissage en vue de l’intégration de l’être dans la société, tandis que la perspective anthropocentrique mettrait en valeur le développement des facultés humaines qui permettront à l’individu « d’accéder à la dignité d’homme » (Op. cit. : 31) :

L’homme est, d’une part, une essence naturelle. À ce titre, il se comporte d’une façon arbitraire et fortuite, comme un être instable, subjectif. Il ne distingue pas l’essentiel du raisonnable. Sous cet aspect, il n’est pas de nature, ce qu’il doit être. L’animal n’a besoin d’aucune formation, car il est de nature, ce qu’il doit être. Il n’est rien de plus qu’essence naturelle. Mais il est nécessaire que l’homme accorde ses deux faces, pour conformer sa singularité à ce qui est en lui raison, c’est-à-dire pour faire régner son aspect rationnel (Hegel cité dans Locatelli, 1998 : 31).

Dans sa prise en charge par le Bindungsroman, le concept de Bildung variera également selon la visée du texte, mais sous-entend principalement deux idées : celle d’un processus, de l’action de l’être en vue de se connaître dans un champ socio-historique donné (idéalement ce processus est initié par un acte volontaire de l’individu) et celle de la formation en tant que mise en forme de ce que l’homme possède virtuellement. Notons que, bien que de nombreux théoriciens insistent sur le côté optimiste des premiers Bildungsromane, deux avatars principaux de celui-ci se déclinent dès l’apparition du genre : celui, optimiste et nourri de la croyance aux Lumières et au progrès, qui retrace une trajectoire euphorique du héros réussissant son intégration dans le social

(cf. Wilhelm Meister), et celui, pessimiste, mettant en scène une marginalisation progressive du héros (cf. Anton Reiser).

37

Les discours théoriques sur le Bildungsroman

À l’origine un genre national allemand, le Bildungsroman se répand, surtout au XIXe siècle, au delà des frontières nationales, ce qui amène une complexification du concept de Bildung et de celui de Bildungsroman, ainsi qu’une multiplication de tentatives de définitions. Le prototype idéal du genre reste, selon le consensus général, Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister

(1795-96) de Goethe. Toutefois, deux ouvrages fondateurs précédent ce dernier : l’Histoire d’Agaton de Wieland, qui est selon Alain Montandon (1999) une « première forme de

Bildungsroman authentique » (363) et Anton Reiser de Karl Philipp Moritz, caractérisé par celui- ci comme une « autobiographie déguisée » (364), où l’auteur procède par « une mise en fiction de son expérience intérieure » (364)59. Ces deux romans mettent en avant la formation psychologique du héros60, ce qui constitue une grande innovation par rapport au roman picaresque qui, lui, privilégie l’actionnel.

Dans son Essai sur le roman (Versuch über den Roman, 1774), Friedrich von

Blanckenburg propose une première définition du Bildungsroman, en opposant le drame et le roman et en avançant que le but de ce dernier est « dans la formation du caractère du héros »

(Locatelli, 1998 : 33), qui entraine celle du lecteur. Cependant, il n’utilise pas encore le terme de

Bildungsroman. D’origine anachronique, celui-ci apparaît durant la première décennie61 des années 1800 sous la plume du professeur de rhétorique Karl von Morgenstern62. Selon ce dernier,

59 Cette description du roman de Moritz fait penser aux Lettres d’un voyageur de Sand. 60 Notons que le sous-titre d’Anton Reiser est « roman psychologique ». 61 La date exacte de l’apparition du terme varie considérablement dans le discours critique, certains la situent en 1803 (Montandon, 1999), d’autres mentionnent 1810 (Engel, 2007), et les troisièmes 1819 (Summerfield et Downward, 2010). Toutefois le rapport entre la Bildung du héros et celle du lecteur est souligné dès le début du discours critique sur le genre : « We said that we may call it the Bildungsroman, first and primarily, on account of its content, because it represents the Bildung of the hero in its beginning and progress to a certain stage of completion; but also second, because just this depiction promotes the Bildung of the reader more that any other sort of novel » (Morgenstern, cité dans Kontje, 1993 : 16). 62 Comme le note A. Montandon (1999 : 354) à l’époque de publication des premiers Bildungsromane, on parle plutôt de Seelengeschichte (l’histoire de l’âme – Wieland à propos d’Agathon) ; « Jean-Paul parle du roman dramatique comme ‘carrière d’un caractère’ » (Cité dans Montandon, 1999 : 354). 38

la qualité essentielle de cette nouvelle forme romanesque se trouve dans sa capacité « à transcrire une expérience de formation singulière » (cité dans Pernot, 1992 : 107), ainsi que dans la portée exemplaire de celle-ci. Or, dès son apparition, le nouveau genre se trouve caractérisé par le double apprentissage qu’il met en avant : celui du héros et celui du lecteur. Néanmoins, l’application plus large du terme par les critiques allemands s’opère à la fin du XIXe siècle, lorsque Wilhelm Dilthey l’utilise en 1870 dans sa biographie La vie de Schleiermacher, tandis que la publication de son très populaire recueil d’essais L’expérience vécue et la poésie en 1905 le consacre définitivement. Celui-ci y donne une des définitions canoniques, selon laquelle des romans de formation (Bildungsromane) sont « les romans constituant l’école de Wilhelm

Meister. L’œuvre de Goethe montre le développement formateur d’une personne à des degrés, sous formes et à des moments de la vie divers » (Cité dans Rochet, 1995 : 32). Ou encore :

Starting with Wilhelm Meister and Hesperus, they all [Bildungsromane] present the youth of their times as he steps into life in blissful ignorance, searching for related souls, experiencing friendship and love, as he then struggles with the hard realities of the world, and thus in manifold encounters with life, matures, finds himself, and comes to know his mission in the world. […] The dissonances and conflicts of life appear as necessary transitional stages of the individual on his way to maturity and harmony (cité dans Engel, 2007 : 263)63.

Constituant une première tentative théorique pour délimiter le genre, ces spécifications seront mises en question et même réfutées à la fois par la critique postérieure et par la praxis des

écrivains qui insistent moins sur l’harmonie atteinte par le processus de Bildung que sur l’impossibilité de l’atteindre64. Qui plus est, de Lukács à nos jours, les textes théoriques déclinent

63 W. Dilthey met en avant dans le même texte la grande influence de Rousseau sous laquelle se développe le Bildungsroman allemand, posant, dès ce moment, les relations intertextuelles avec les textes français (Voir Pernot, 1992 : 107). 64 « If we look at the first writings on the theory of the Bildungsroman [Morgenstern], we find that the Enlightenment optimism that Saine [Thomas Saine] makes reference to prevails. However, the Enlightenment belief in harmonious human development, which entails teleological reading, differs greatly from a Romantic emphasis on the disruptive principle of irony » (Summerfield and Downward, 2010 : 105). 39

une pensée qui veut que tout grand roman soit un roman d’apprentissage65, rendant ainsi encore plus difficile une définition tant soit peu précise. Ajoutons à ceci le fait que les critères déterminatifs pour l’inclusion ou l’exclusion de tel roman dans la catégorie de Bildungsroman varient selon les critiques66, ainsi qu’il existe une certaine confusion terminologique concernant le genre, due, entre autres, à son appropriation par des cultures qui vivent différemment les changements socio-idéologiques qui s’opèrent au XVIIIe siècle67. À titre d’exemple, Susan

Suleiman (1983) récuse l’opposition entre le Bildungsroman et l’Erziehungsroman, l’estimant aléatoire vu que, selon elle, chaque Bildungsroman combine des agents externes et des facteurs internes déterminant la formation du héros (81, note 3). Mikhaïl Bakhtine est un autre théoricien qui, tout en posant des analogies entre Erziehungsroman et Bildungsroman, situe les premiers avatars du roman de formation non pas en Allemagne du XVIIIe siècle mais dans l’Antiquité.

Privilégiant, dans son article « Le roman d’apprentissage dans l’histoire du réalisme » (1984), une vision transhistorique du roman, le critique situe dans la même catégorie Wilhelm Meister,

Gargantua et Pantagruel [sic] de Rabelais ou encore La Cyropédie de Xénophon (225), romans que nous qualifierons plutôt, si toutefois on admet cet élargissement, de proto-Bildungsromane, insistant sur le rapport entre l’épanouissement du genre et les conditions socio-historiques qui y contribuent (la réévaluation de la notion d’individu, une certaine démocratisation du lectorat qui advient progressivement au XVIIIe et au XIXe siècles où l’expérience de la lecture devient de plus en plus une expérience individuelle, la libération de l’être de la tutelle religieuse ou

65 « À la limite, on pourrait dire que tout grand roman est un roman d’apprentissage : tous nous montrent un héros aux prises avec les réalités sociales, qui se constitue en affrontant des épreuves […] » (Ammirati, 1995 : 9) 66 Par exemple, G. Summerfield et L. Downward (2010) notent :« If the Bildungsroman is to be seen as “a novel in which the hero actively shapes himself both from within and without, thus achieving a personal harmony between himself and the world” […], then there is no doubt the Voltairean Candide should be included among the notable European Bildungsromane » (46), tandis que Ch. Ammirati (1995) constate: « C’est pourquoi, malgré des parentés évidentes, des héros comme Candide (1759), ou L’Ingénu (1767) de Voltaire, ne sont pas véritablement des héros d’apprentissage, car ils opposent, sans guère évoluer, la même naïveté démystifiante aux aberrations de la politique ou de la religion » (8). 67 Le Bildungsroman se trouve ainsi souvent amalgamé avec les genres qui dans la culture allemande (et surtout dans le discours théorique) restent distincts. 40

l’apparition même du roman)68. Cependant, malgré ces difficultés, il est possible d’isoler certaines marques distinctives du Bildungsroman, marques dont nous avons tenu compte dans notre choix des textes sandiens (qui se situent, comme nous le verrons, à l’intersection entre le

Bildungsroman et le Künstlerroman).

Rapport dynamique entre l’homme et le monde

« Pour te dire d’un seul mot : me former moi-même, tel que je suis de par ma nature, ce fut obscurément, dès ma jeunesse, mon désir et mon intention » (Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister : 365).

Dans son étude ci-mentionnée dont la visée, plus générale que la seule problématique du

Bildungsroman, est celle de la spatiotemporalité et l’image de l’homme dans le roman, M.

Bakhtine (1984) apporte des clarifications importantes. En insistant sur la continuité du genre

épique, le trait essentiel du roman d’apprentissage serait selon le chercheur russe le rapport dynamique entre l’homme et le monde dont le devenir respectif se reflète l’un dans l’autre. Au héros tout fait, « unité statique » (Op. cit. : 227), tel Tom Jones du roman de Fielding, dont le caractère ne varie aucunement au long du récit, le roman de formation oppose le héros en tant qu’« unité dynamique », l’« homme en devenir » (Ibid. : 227). En divisant le roman de formation en cinq types dont les frontières restent poreuses, Bakhtine note que les romans de formation de l’homme varieront considérablement dans la mesure où la formation même variera fortement en fonction de leur « degré d’assimilation du temps historique réel » (Ibid. : 227). Selon celui-ci, le type le plus important du Bildungsroman serait celui où « l’évolution de l’homme est indissoluble de l’évolution historique. La formation de l’homme se fait dans le temps historique réel, nécessaire, avec son futur, avec sa profonde chronotopicité » (Ibid. : 230, souligné dans le texte). Dans les genres voisins, la formation de l’homme s’accomplissait dans un monde

68 D’autre part, Jean-Marie Paul soulève justement dans l’avant-propos à Image de l’homme dans le roman de formation ou Blidungsroman le problème de la délimitation temporelle du Bildungsroman, en notant avec justesse que « le problème de la formation de l’homme est de ceux jamais résolus qui resurgissent régulièrement dans l’histoire des sociétés […] » (8). 41

immobile, « tout fait et pour essentiel tout stable » (Ibid. : 229) ; c’était l’homme seul qui se formait tandis que le monde était donné, immobile et

[…] servait de point de repère à l’homme en développement. Le devenir de l’homme, c’était pour ainsi dire son affaire personnelle […] Dans les romans tels que Gargantua et Pantagruel, Simplicissimus, Wilhelm Meister, la formation de l’homme se présente différemment. Ce n’est déjà plus une affaire privée. L’homme se forme en même temps que le monde, il reflète en lui-même la formation historique du monde. L’homme ne se situe pas à l’intérieur d’une époque mais à la frontière de deux époques, au point de passage d’une époque à une autre époque (Ibid. : 229-30, souligné dans le texte).

Paul Ricœur (2006) accentue également le rapport dialectique entre le héros et la société qui informe le Bildungsroman, en observant un élargissement du caractère du personnage opéré par le roman de formation par rapport aux formes romanesques antérieures. Selon celui-ci, le

Bildungsroman hérite du roman picaresque, tout en l’amplifiant, la notion de caractère en tant que matériel romanesque : « ce ne sont plus les hauts faits ou méfaits de personnages légendaires ou célèbres, mais des aventures d’hommes ou de femmes du commun qu’il faut retracer » (20)69.

Cette amplification à la fois du caractère et du personnage que Ricœur discerne comme propre au

Bildungsroman est de toute première importance pour notre travail car elle est l’indice de l’aptitude de celui-ci de prendre en charge la Bildung au féminin, virtualité du genre qu’incarneront les récits de Sand.

Vu que dès ses débuts, le roman de formation allemand incorpore la nature complexe de la Bildung, nourrie à la fois du piétisme70 et des idées humanistes des Lumières, du point de vue des structures narratives, il fait place à l’écriture autobiographique71, tout en exploitant les trames

69 « Tout semble tourner autour de la venue à soi du personnage central. C’est d’abord la conquête de sa maturité qui fournit la trame du récit ; puis se sont de plus en plus ses doutes, sa confusion, sa difficulté de se situer et à se rassembler, qui régissent la dérive du type. Mais, tout au long de ce développement, il est essentiellement demandé à l’histoire racontée de tresser ensemble complexité sociale et complexité psychologique » (Ricœur, 2006 : 20). 70 « L’inquiétude et la ferveur religieuses leur [aux piétistes] inspirent, entre autres pratiques conviviales faisant droit en même temps à l’exaltation sentimentale et à la réflexion rationnelle, celle de rédiger et de faire circuler des « témoignages sur soi-même » (Selbstzeugnisse) qui sont autant de petits romans autobiographiques » (Lortholary, 1999 : 13). 71 Dans le livre VI de Wilhelm Meister, Goethe rend hommage par ses Confessions d’une belle âme à la tradition des confessions autobiographiques de St. Augustin et de Rousseau. 42

narratives s’organisant autour du thème du voyage, déjà établies par les romans picaresques ou les romans d’éducation, fleurissant à travers l’Europe au XVIIe et, surtout, au XVIIIe siècles. En

établissant notre corpus, nous avons tenu compte de ces précisions, tout en faisant nôtre la définition d’A. Montandon (1999), selon laquelle le Bildungsroman, s’intéressant à la vie intérieure, au caractère du héros/héroïne, élabore « une psychologie du développement » (354), et se fonde « […] sur l’histoire d’un individu qui va être façonné, modelé, formé par la vie, qui va tirer un enseignement de ses différentes expériences. Cette formation, cette initiation au monde s’opère par étapes et suppose une progression par degrés successifs »72 (Bury, 1995 :18).

Nous insisterons également sur la prise en charge active et intentionnelle par le héros de sa formation73, ce qui ne veut pas dire nécessairement que celle-ci sera une réussite.

À partir de ce discours théorique sur le Bildungsroman des chercheurs ont mis en lumière certains topoï qui le structurent et qui nous aideront à mieux cerner le rapport entre celui-ci, tel que le pratiquent les grands auteurs (français) du XIXe siècle et le Künstlerbildungsroman sandien. Dans Le roman d’apprentissage au XIXe siècle (1995), Mariane Bury esquisse une certaine méthodologie pour l’analyse des romans de formation français canoniques74. Comme

Lukacs, Bakhtine ou Ricoeur dans leurs réflexions sur le genre, Bury souligne la complexité de

72 Voir aussi la définition de M. Engel (2007) selon laquelle le Bildungsroman est « 1) a novel of character, i. e., as a rule it has one and only one central figure. This distinguishes the genre from the novel of place (“Raumroman”, focused on the portrayal of a geographic space), the novel of time (“Zeitroman”, focused on a certain epoch, like the historical novel), the social novel […], the novel of ideas […], and the novel of action and adventures […], et 2) The “Bildungsroman” is the novel of development. Its main person is a full character with psychological depth that changes (“develops” continuously and gradually) in steps or stages. This process may – or may not – start in childhood; its focus however, is always the crucial period of adolescence » (265). 73 S. Suleiman (1983) insiste, elle aussi, sur le devenir actif du personnage qui définit le Bildunsgroman. Une histoire d’apprentissage se caractérise, selon celle-ci « par deux transformations parallèles affectant le sujet : d’une part ignorance (de soi) ! connaissance (de soi) ; d’autre part, la transformation passivité ! action » (82). 74 Toutefois, malgré le fait que cet ouvrage soit publié en 1995, alors que la critique sandienne a déjà fait un travail considérable pour faire sortir son œuvre de l’oubli dans lequel elle a sombré au début du XXe siècle, et malgré le titre qui laisse pressentir une vue générale du domaine, M. Bury, comme d’autres théoriciens du roman d’apprentissage français (cf. Demay et Pernot, 1995) ne mentionne nulle part les romans de Sand, alors que ceux-ci ont contribué grandement au développement du roman de formation et à celui du roman de l’artiste en France. Son analyse porte sur Le Rouge et le Noir, Le Père Goriot, Illusions perdues, L’éducation sentimentale et Bel-Ami. 43

la notion du héros dans le Bildungsroman, car celui-ci n’est jamais, il est toujours sur le point de devenir lui-même. Contradictoire et problématique, en constante métamorphose et défini par ce mouvement, le héros sert d’axe structurant du Bildungsroman et organisant l’univers spatio- temporel du récit. Dans le contexte de la littérature française, il s’agit la plupart du temps, comme elle le note, d’un jeune homme ambitieux mais pauvre, n’ayant « pas encore de situation sociale, et [venant] de sa province natale vers Paris pour tenter sa chance »75 (1995 : 27-28). À travers de nombreuses épreuves, où il est guidé par les initiateurs et aidé par des médiatrices76, il réussit ou échoue. Nous analyserons celui-ci en tant que fonction du récit, mais aussi en tant que signe complexe77 du point de vue de son « être » (son nom ou son portrait)78, les deux éléments privilégiés de l’investissement de valeurs textuelles. L’étude du système de l’appellatif dans le

Bildungsroman révèle le statut social, le caractère ou l’évolution du héros au cours du roman79 et dévoile ainsi un rapport d’infériorité ou de supériorité sociale du personnage. De ce point de vue,

Lettres d’un voyageur et Consuelo offrent un terrain d’analyse particulièrement significatif. À titre d’exemple, au cours du dévidage du récit, Consuelo est désignée par : « l’Espagnole » (C :

32, 33), « une laideron » (C : 35), « la voyageuse » (C : 191), « Porporina » (C : 197), Nina (C :

197), « la bohémienne », ainsi que par une multitude d’autres appellatifs, qui signalent ses rapports avec les autres personnages, rendant plus transparentes les étapes de sa formation. Le portrait physique, psychologique ou vestimentaire du héros nous renseigne, comme le

75 Marie-Claude Demay (1995) souligne aussi que les jeunes héros du roman d’apprentissage « n’auront qu’une idée en tête : accéder à la place la plus élevée du « podium social » quels que soient les moyens à mettre en œuvre pour y parvenir » (9). 76 C’est le plus souvent le rôle de la femme dans les romans d’apprentissage au masculin où celle-ci ne représente qu’une étape formative du jeune héros. 77 Cf. Hamon, 1977, « Pour un statut sémiologique du personnage ». 78 « L’être du personnage dépend d’abord du nom propre qui, suggérant une individualité, est l’un des instruments les plus efficaces de l’effet de réel. Lucien Leuwen, César Birotteau, David Copperfield, doivent d’abord leur densité référentielle à ces noms complets qui miment l’état civil » (Jouve, 2010 : 84). 79 Bury cite les exemples d’Eugène de Rastignac, désigné souvent par le narrateur par « l’étudiant » et de « Sorel » dans Le Rouge et le Noir, qui devient « vite et le plus souvent Julien » (27), le prénom étant plus intime, il fait porter selon celle-ci, « l’intérêt sur son individualité » (27). 44

narratologue post-geimassien V. Jouve (2010) le rappelle, « non seulement sur l’origine sociale et culturelle du personnage, mais aussi sur sa relation au paraître » (85), cette question étant particulièrement importante dans l’univers sandien où les topoï du déguisement ou d’une certaine sobriété vestimentaire de l’artiste se trouvent particulièrement récurrents.

Tout comme le système des personnages est dominé par le héros, l’espace et le temps romanesques, dans le roman de formation, se structurent en fonction de celui-ci. La figuration de l’espace sert, entre autres, à structurer l’hétérogénéité de son expérience. Comme cela a été noté par des chercheurs, dans le roman de formation au masculin, le statut sémiologique de l’opposition province/Paris est de première importance. Alors que le topos de Paris se construit par le biais d’un imaginaire infernal, l’imaginaire paradisiaque marque la province, le lieu de l’enfance et d’un bonheur révolu. « Le passage de la province à Paris est signe de réussite, alors que le mouvement contraire signifie l’échec » (Bury, 1995 : 29). N. Mozet (1997) reconnaît, elle aussi, le rôle « primordial » qu’a fait jouer le roman français du XIXe siècle à la province, « zone intermédiaire entre Paris et la campagne, qui fut très vite assimilée à un lieu originaire. Il fallait donc s’en séparer pour devenir adulte » (55). Pourtant, celle-ci voit derrière cette métaphore un modèle de référence qui est celui du jeune homme80, en notant que l’espace géographique se trouve ainsi sexualisé alors que la province et la féminité se trouvent ainsi « confondues dans une même atmosphère d’ennui, de naïveté parfois comique, de passivité et d’attente (Op. cit. : 57). Il n’est pas étonnant, conclut N. Mozet, que Sand, qui n’a pas échappé « à l’épreuve de la montée à

Paris, redoublée dans son cas d’un changement de nom et de statut social » (Ibid. : 56) ne puisse s’identifier avec cette représentation de l’espace. Effectivement, le Künstlerbildungroman sandien, où peu de héros se dirigent vers Paris ou y vivent, représente un écart important par

80 Il quitte son lieu de naissance, pour se rendre à Paris, et par là « les premières femmes de sa vie – sa mère et ses sœurs pour Rastignac, sa maîtresse pour Julien Sorel » (Mozet, 1997 : 56). 45

rapport à ce traitement de l’espace (pensons à Teverino, Lucrezia Floriani, Les maîtres sonneurs,

Le château des Désertes, entre autres81).

De toute première importance dans le roman de formation, le temps est structuré comme la relation entre le processus, l’itinéraire du héros, et le résultat de ce processus, le point final qui est la somme des expériences vécues en fonction de laquelle le processus acquiert un sens. Ainsi que nous l’avons noté, M. Bakhtine (1984) voit le temps comme « un des principes déterminants de la formation de l’homme » (226), en soulignant que dans la plupart des cas avant l’apparition du Bildungsroman le roman met en place un héros « tout fait »82. Tout change selon celui-ci lorsque « le temps s’introduit à l’intérieur de l’homme, en imprègne toute l’image, ce qui modifie la signification substantielle de sa destinée et de sa vie » (Op. cit. : 227). Or, dans le roman de formation le voyage ne s’effectue pas uniquement dans l’espace, mais surtout dans le temps qui devient le temps de la maturation de l’individu. Ce parcours temporel du héros, avec ses étapes diverses de maturation, rend possible l’étape cruciale qui est celle d’une révélation et de la transformation finale, d’où les métaphores récurrentes dans le Bildungsroman de la vie comme un voyage ; métaphore que l’on retrouve dans un nombre de récits sandiens, notamment dans

Lettres d’un voyageur ou Consuelo83. D’ailleurs, le voyage se trouve chez Sand à la fois le fait fondateur du destin artistique et la métaphore de l’activité créatrice, mais signale aussi la volonté de ses protagonistes de prendre en charge activement leur propre destin. Le voyageur et l’artiste

81 « J’aimais cette ville [Venise] pour elle-même, et c’est la seule au monde que je puisse aimer ainsi, car une ville m’a toujours fait effet d’une prison que je supporte à cause de mes compagnons de captivité », écrit Sand dans Histoire de ma vie (HMV, t. II : 207). 82 Ainsi qu’il le note, la dynamique même du roman et la structuration des événements et épisodes représentés « modifient sa destinée, sa situation dans la vie et dans la société, tandis qu’il demeure inchangé, toujours égal à lui- même » (Bakhtine, 1984 : 226). 83 Bien que les chercheurs soulignent la nécessité dans le roman de formation du « déroulement des événements au fil du temps » (Bury, 1995 : 29-30) puisque il s’agit de raconter le passage d’un état initial à un état final, nous verrons que déjà dans Lettres d’un voyageur Sand conteste ce schéma. L’originalité de ce récit se trouve, entre autres, en ce qu’il traduit bien, tout en utilisant les topoï du Bildunsgroman, la fragmentation temporelle qui marque l’expérience vécue des héros. Cette fragmentation deviendra une marque formelle du roman du poète tel que le pratiqueront Rilke ou Cendrars, par exemple. 46

sont dans son univers romanesque deux termes souvent interchangeables ou juxtaposés84 ;

Consuelo est désignée à maintes reprises comme « la voyageuse »85, tandis que dans Teverino, Le compagnon du tour de France, Les maîtres sonneurs ou Pauline le devenir artistique ne peut pas s’accomplir sans le déplacement, sans la mobilité. Cependant, à l’encontre du roman goethéen, où le héros trouve à la fin une position convenable et réussit son insertion sociale, le voyage dans le roman de l’artiste de l’auteure relève plutôt d’un choix et d’un style de vie que d’une étape formative. En plus, ses héros étant à la recherche d’une société meilleure, les romans de Sand s’achèvent souvent sur les images de déplacements, de nouveaux départs ; Consuelo finit sur la mobilité et l’errance de l’héroïne. La même ouverture marque la fin de Lettres d’un voyageur ou

Les maîtres mosaïstes.

Notons finalement l’importance des débuts et des fins dans le roman (d’apprentissage), soulignée à maintes reprises par les théoriciens du Bildungsroman, mais aussi par des narratologues. L’analyse de ceux-ci est « particulièrement instructive », selon Bury (1995), car

« il s’agit […] d’orienter la lecture en fonction d’un but à atteindre : montrer la réussite ou l’échec du héros » (46). Effectivement, les commencements du parcours du héros dans le roman de formation sont souvent marqués par sa position d’infériorité, qui peut être signalée, entre autres, par l’espace initial où celui-ci évolue (la pension Vauquer) ou par ses portraits vestimentaires86. De même, les fins se distinguent par une transformation du héros et,

éventuellement, par l’acquisition d’une position de supériorité au sein du social. V. Jouve, qui a

84 « C’est le malheur de ma destinée, c’est la haine d’autrui qui m’ont fait voyageur et artiste » (LV : 878). 85 Les tout premiers portraits de Consuelo se constituent en tant que récits récapitulatifs de sa vie nomade antérieure à son séjour vénitien : « née en Espagne, et arrivée de là en Italie en passant par Saint-Pétersbourg, Constantinople, Mexico, ou Archange, ou par toute autre route encore plus directe à l’usage des seuls bohémiens » (C : 36) ; plusieurs épisodes clés pour son apprentissage artistique se passent au cours de voyages (son déplacement vers Vienne avec Haydn), tandis que le roman se clôt sur les images du déplacement de l’artiste et de sa famille. 86 Rastignac est très mal habillé au début du roman, comme le remarque M. Bury (1995) : « ordinairement il portait une vieille redingote, un mauvais gilet, la méchante cravate noire » (47), tandis que le costume de Lucien de Rubempré lui donne un « air piteux » (47). 47

analysé le faire du personnage dans sa Poétique de valeurs (2001) à partir des travaux de

Greimas et Courtés en reconstituant les parcours narratifs des protagonistes (et les différents programmes narratifs qui les composent87), souligne l’importance de la phase de manipulation, qui renseigne le lecteur sur l’origine du programme narratif et celle de la sanction, où l’action se trouve « interprétée et évaluée » (83). Comme il le remarque, « la phase de clôture [la sanction] où l’action est interprétée et évaluée, est avec la manipulation, l’autre lieu privilégié de la manifestation des valeurs. […] C’est en effet à ses résultats que se jugent un parcours et les valeurs qui le sous-tendent » (Op. cit. : 83). Susan Suleiman (1983) a également souligné que chaque lecteur, pour faire sens durant son acte de lecture, évalue constamment les personnages, leurs actions, et qu’un des moyens très puissant de persuasion (à part la voix du narrateur omniscient), est « l’histoire elle-même » (92), car elle traduit l’expérience transformative d’un sujet à travers le temps. « Dans la mesure où celui-ci [le protagoniste] évolue vers une position euphorique, le lecteur est incité à le suivre dans la bonne voie. Le bonheur du protagoniste fonctionne comme preuve et garant des valeurs qu’il affirme » (Suleiman : 92). Nous reviendrons sur ces remarques dans nos analyses.

Le Bildungsroman en France

En ce qui concerne l’importation, très tardive88, du terme en France, Demay et Pernot (1995) soulignent sa « grande résistance à la traduction » (5), qui donne lieu souvent à l’utilisation du terme originel (Bildungsroman) ou en la mise en avant d’équivalents approximatifs tels que roman de culture et de perfectionnement, roman d’apprentissage et d’éducation, roman

87 « Chaque programme narratif (PN) présume en effet un univers de valeurs. Le PN se présente comme une séquence de quatre phases – manipulation, compétence, performance, sanction […] » (Jouve, 2001 : 67). 88 « Un examen attentif du lexique critique français montre en effet que ces trois notions, le plus souvent employées comme synonymes, ne sont pas utilisées avant le début de ce siècle et ne deviennent d’usage courant qu’après 1945 » (Demay et Pernot : 5). 48

d’éducation humaine89 (5). Pourtant, ce sont les termes roman d’éducation, roman d’apprentissage, roman de formation et, parfois, roman d’initiation, employés souvent comme synonymes, pour désigner les romans de Stendhal (Le rouge et le noir), Balzac (Illusions perdues, Le père Goriot), Flaubert (L’éducation sentimentale) ou de Maupassant (Bel-ami).

Tandis que la plupart des critiques allemands insiste sur la spécificité de chaque genre, bien que celle-ci reste instable dans la pratique, (le roman d’éducation, Erziehungsroman, mettrait accent sur une figure tutélaire qui guide la formation de l’individu de sorte que ce n’est pas l’homme lui-même qui se forme, mais qu’il est formé par un agent extérieur, alors que les variantes telles que l’Entwicklungsroman ou l’Erlebnisroman mettent l’accent sur la notion du développement ou d’expérience suggérant une « connaissance acquise de manière empirique » (Locatelli, 1998 :

28), la critique française reste plus souple. Ceci est dû, entre autres, au simple fait que certains

Bildungsromane allemands typiques ne sont traduits en français que très tard au XIXe siècle, tandis que le roman d’éducation auquel ce dernier sera souvent assimilé, représente, si l’on peut dire ainsi, une spécialité nationale. Effectivement, dans son article « Du ‘Bildungsroman’ au roman d’éducation : un malentendu créateur », D. Pernot (1992) retrace l’appropriation du genre allemand dans le contexte français, en constatant une « confusion terminologique » qui marque une bonne partie du XIXe siècle et qui est causée par les rapprochements entre un corpus hétérogène allemand et le roman d’éducation déjà connu et pratiqué en France (entre Wilhelm

Meister et Les aventures de Télémaque par exemple) (113). Ce qu’il considère comme une

« contamination lexicale » est opérée par la critique, entre autres, à cause des différentes perceptions des caractéristiques dominantes des genres en question. Alors que la notion

89 « Évoquer le roman d’apprentissage en France au XIXe siècle soulève d’importants problèmes puisqu’il s’agit de confronter un ensemble d’œuvres français à un modèle né en Allemagne à la fin du XVIIIe et reconnu seulement près d’un siècle plus tard. Ce modèle s’inscrit toutefois dans l’histoire des formes romanesques et, plus particulièrement, dans la filiation du roman picaresque et du roman pédagogique, traditions auxquelles le roman d’apprentissage reprend des thèmes et des structures narratives qu’il adapte à ses propres fins » (Demay et Pernot : 6). 49

allemande de Bildung « sert à poser la “formabilité” de l’homme et l’importance de la médiation esthétique dans son processus de formation, le « roman d’éducation » relève d’une thématique où la quête identitaire des jeunes gens se trouve médiatisée par

[…] la relation pédagogique qui les lie à des maîtres, des intercesseurs ou des tuteurs. […] Par un étrange cheminement le « roman d’éducation à la française » paraît rejoindre la première définition du « Bildunsgroman » formulée par Morgenstern qui insiste sur la portée morale du genre. Toutefois dans le contexte historique de la Troisième République et suivant en cela la tradition des « ouvrages d’éducation » », le roman d’éducation à la française se présente plus comme un roman de confirmation (à la parole tutélaire, à l’idéologie dominante) que comme un roman de formation (117-18).

Or, bien que le roman de Goethe et, plus généralement, le romantisme allemand demeurent les références importantes en France, surtout après De l’Allemagne de Mme de Staël, l’adaptation du genre se développe aussi, comme dans les autres pays européens, dans le cadre des traditions nationales, établies surtout par le roman picaresque90 et par le roman d’éducation. Un bref survol de plusieurs romans exemplaires appartenant à ces deux genres nous aidera à mieux situer dans le contexte national la contribution et l’originalité de Sand en ce qui concerne sa production du

Künstlerroman.

Les modèles français

Au XVIIIe siècle les romans picaresques espagnols jouissent d’une énorme popularité en France.

Massivement traduits en français91, les modèles espagnols sont aussi abondamment imités « dans l’ensemble de l’espace européen » (Souiller, 1980 : 7). Toutefois deux récits emblématiques

90 Le roman picaresque apparaît en Espagne au cours du XVIe siècle. Il se distingue « par la présence d’un personnage de jeune homme racontant à la première personne une suite très décousue d’aventures, se déroulant souvent dans le cadre d’auberges plutôt mal que bien famées. Dès lors, rencontres et bagarres se multiplient au fil de l’errance d’un « picaro » [espagnol : misérable, futé] c’est-à-dire d’un personnage dépourvu de statut social, d’un gueux que sa pauvreté empêche de se fixer dans un lieu donné ou dans une société définie. Ce faisant, le roman picaresque paraît marqué par la même instabilité que le personnage dont il narre les multiples aventures » (Souiller, 1980 : 7). Le récit parfois enchaîne des épisodes qui sont de longues digressions, les récits dans le récit. 91 « Les romans picaresques espagnols n’ont joui dans aucun autre pays d’une vogue aussi grande qu’en France, au XVIIe siècle : traduction et adaptation y abondèrent » (Souiller, 1980 : 74). 50

français se dégagent de cette production : Le paysan parvenu de Marivaux et Gil Blas92 (1715-

35) de Lesage. Ce dernier présente, selon les spécialistes, plusieurs écarts par rapport aux modèles espagnols. M-C. Demay et D. Pernot (1995) insistent notamment sur le fait que « Gil

Blas n’est pas un vrai “picaro”, mais un jeune homme d’origine modeste de sorte que de son parcours se dégage une critique sociale et politique généralement absente du modèle espagnol »

(7-8). En ceci, il préfigure les romans de formation canoniques tels que Le rouge et le noir,

Illusions perdues ou Consuelo.

Si le roman picaresque bénéficie des entreprises de traduction qui fleurissent au XVIIIe siècle, tout autre est la situation du roman d’éducation93 où la France demeure à l’origine des modèles du genre. Comme le note A. Montandon (1999) « Le contenu optimiste, la croyance au progrès, à l’éducation, à la perfectibilité, à la transmission d’une culture et de ses valeurs sont caractéristiques de ce genre typiquement ‘aufklärerisch’ » (355). Toutes ces idées contribuent à l’épanouissement du roman d’éducation mais aussi à l’apparition de théories modernes pédagogiques, celle de Pestalozzi par exemple. Alors que les deux grandes références restent Les

Aventures de Télémaque de Fénelon ou Émile ou De l’éducation de Rousseau, une vaste somme de romans, d’essais, de traités sont en circulation et jouissent au XVIIIe siècle d’un grand prestige : on lit encore De l’éducation d’un prince de Nicole, on débat sur les rôles respectifs du précepteur et du gouverneur dans l’éducation des jeunes gens, de La Chalotais publie Traité de l’éducation nationale. Les femmes s’affirment aussi, non seulement dans le domaine des ouvrages moralistes très populaires, mais en tant qu’institutrices et auteurs d’ouvrages sur l’éducation. Mme de Staël domine bien évidemment le siècle ; intellectuelle par excellence, elle

92 Selon D. Souiller (1980), Gil Blas demeure le « seul roman français indiscutablement picaresque » (78). 93 Le roman du XVIIIe siècle se caractérise « par le mouvement, par une série de déplacements dynamiques, d’échanges, d’agitations passionnées ou mondaines, par un regard qui se tourne dynamiquement vers le réel en réaction aux romans précieux […]. C’est une nouvelle humanité qui est révélée, avec le grouillement des hommes de toutes conditions qui accèdent à la représentation» (Montandon, 1999 : 3). 51

écrit des romans qui préludent le roman de formation au féminin tel que Sand le pratiquera. Mme de Genlis, connue pour avoir été la gouvernante des enfants du duc d’Orléans, publie les ouvrages sur l’éducation et des romans tels qu’Adèle et Théodore. Cependant, bien qu’elles constituent un héritage romanesque important et qu’elles soient emblématiques d’un phénomène culturel caractérisant les dernières années de l’Ancien Régime, ces « Lettres sur l’éducation »94 seront dès la première moitié du XIXe siècle supplantées par les récits (de voyages) des romantiques, moins soucieux de la visée pédagogique de leurs ouvrages, et préoccupés d’y capter une expérience individuelle, qui n’est pas dénuée pour autant, selon la nouvelle idéologie de la sacralisation de l’artiste, d’une valeur exemplaire.

Le Bildungsroman et le genre sexuel

« Le Bildungsroman ne peut rester identique à lui-même quand le monde change », note Jean-

Marie Paul (1995 : 14), au sujet de certains avatars contemporains du roman de formation, influencés par des changements sociohistoriques. Or, un des changements que l’on constate à la fois dans le discours sur ce genre littéraire et dans la praxis des écrivains modernes est son appropriation par des femmes auteures, ainsi que l’intérêt que lui portent des critiques féministes.

Cependant, si l’époque contemporaine se trouve plus ouverte aux quêtes des femmes, de nombreux chercheurs ont soulevé le problème de la distribution des rôles sexuels (gender roles) dans le roman de formation au XIXe siècle, en questionnant l’aptitude de celui-ci de prendre en charge la Bildung au féminin. Si l’on se réfère à ce que nous avons désigné comme un des critères fondamentaux du roman de formation, à savoir le rapport dynamique entre l’homme et le monde, et sachant que les femmes à l’époque n’ont pas d’accès complet aux structures sociales, il est facile de comprendre cette position critique. Friedrich Kittler, à partir de ses études des

Années d’apprentissage de Wilhelm Meister, note que « […] the division of the sexes in the

94 C’est le sous-titre d’Adèle et Théodore. 52

discourse network of 1800 was quite simple. Because the Mother produced authors as the unifying principle of poetic works, women had no access to any such unity. They remained a manifold grouped around the authorial lodestar » (Kittler, cité par Kontje : 103). De manière similaire, John H. Smith95 considère la Bildung « a rhetorical rather that an organic process by which an individual develops ‘into a world of structures of representations’» (Kontje : 103).

Rappelant que la Bildung n’est pas disponible pour tout le monde, Smith affirme que :

Bildung, and its narrativisation in the Bildungsroman is not an “organic” but a social phenomenon that leads to the construction of male identity in our sex-gender system by granting men access to self-representation in the patriarchal Symbolic order. In short “female Bildung [is] a contradiction of terms” (Smith cité dans Kontje : 103).

Le grand pan de la critique féministe sur le Bildungsroman partage cette opinion de J. Smith.

Dans le volume qui a fait date sur la question, The Voyage in : fictions of female development,

Elisabeth Abel, Marianne Hirch et Elizabeth Langland (1983), en soulignant le caractère problématique de l’apprentissage au féminin authentique au XIXe siècle, notent que :

Even the broadest definitions of the Bildungsroman presuppose a range of social options available only to men. Only male development is marked by a determined exploration of social milieu, so that when a critic identifies the “principal characteristic” of a “typical Bildungsroman plot”, he inevitably describes “human” development in exclusively male terms (7).

M. Hirsch évoque, en se référant au fameux intratexte de Wilhelm Meister, « l’impasse de Belle

Âme » en tant que paradigme de la plupart des formations féminines au XIXe siècle, tandis que

Esther Kleinbord Labovitz (1986) constate une absence indéniable chez les héroïnes fictionnelles de la même époque des qualités pour réussir leur Bildung. Dans son ouvrage Beyond Feminist

Aesthetics, Rita Felski (1989), tout en admettant que la femme émerge en tant que problème central pour le roman du XIXe siècle, récuse la possibilité pour la grande majorité des femmes d’avoir accès à une forme de Bildung.

95 Notamment dans son article « Cultivating Gender : Sexual Difference, Bildung, and the Bildungsroman », 1987. 53

The narrative of education or apprenticeship, in which the hero’s quest for identity requires a critical engagement with social values and norms, is for most part unavailable to the nineteenth-century heroine, whose trajectory remains limited to the journey from the parental to marital home and whose destiny remains permanently linked to that of male companion (125).

Pourtant, dans New Perspectives on the European Bildungsroman, Lisa Downward (2010) conteste ce jugement et questionne même la justesse du terme Bildungsroman au féminin pour traduire proprement la quête des femmes : « Most feminist critics resort to it because they believe the term Bildungsroman does not take into account female experience, but only social options available to men » (Summerfield and Downward, 2010 : 105). Pour elle pourtant, c’est une simplification de la notion de formation que de voir les développements masculin et féminin irrémédiablement opposés, ou de considérer ce dernier comme impossible et (car) relégué à la sphère privée (105). Voulant isoler « more positive elements in pre-twentieth-century narratives of female development » (Op. cit. : 113), elle analyse les romans de la romancière italienne

Neera (Teresa, Lydia and L’indomani), de (Middlemarch) et de Charlotte Brontë

(Jane Eyre) et compare la formation des protagonistes à celle de Wilhem Meister. Elle conclut que l’accès plus facile de l’homme à la sphère sociale ne signifie pas toujours une formation réussie, tandis que « la trajectoire vers la conscience de soi-même »96 de certaines héroïnes, malgré leur enfermement dans la sphère privée, finit de façon euphorique, « to the point of salvation » (Ibid. :123). En avançant par ailleurs que « Not all protagonists are bold, rebellious and demanding. Not all women want to change the world » (Ibid. 124), elle souligne la valorisation par Neera du travail domestique, de la maternité comme voie vers l’affirmation individuelle97. Elle plaide finalement pour la diversité de modèles du développement féminin

96 Elle parle de la « trajectory of awarness » (123) de Therese, l’heroïne éponyme de Neera. 97 Pour L. Downward, Neera soulève une question cruciale, même pour les femmes aujourd’hui, à savoir : « When women will have succeeded in doing what men do, who will do what they do not want to do anymore? » (Cité dans Summerfield and Downward : 115). Selon la critique, en posant cette question Neera, « unlike her feminist 54

influencés non seulement par le genre sexuel, mais aussi par la race, la classe sociale, le pays ou l’époque historique, pour leur intégration dans le Bildungsroman et pour l’abandon du syntagme

Bildungsroman au féminin.

Nous reviendrons sur cette lecture, selon nous réactionnaire et réductrice des Bildungen au féminin au XIXe siècle, qui a pourtant le mérite de souligner la diversité des formes que celles-ci peuvent prendre. C’est une diversité d’ailleurs déjà mise en avant dans des

Bildingsromane au féminin de George Sand – antérieures aux publications de Neera – dont certains finissent par le mariage et sa valorisation (cf. Mademoiselle Merquem), mais en général après que le couple, qui se forme au fur et à mesure que l’intrigue avance, a redéfini l’institution même du mariage (qui se noue sur les prémisses d’une égalité entre les sexes). Attardons-nous cependant tout d’abord aux constatations tout à fait valables pour nous de M. Hirsch, E. Abel et

E. Langland ou encore d’E. K. Labovitz ou de R. Felski, à la difficulté des femmes d’avoir accès aux expériences formatrices, car irrémédiablement réduites aux espaces exigüs de la maison.

Cette difficulté est réelle, profondément enracinée dans un système social qui maintient encore des modèles d’éducation différents pour les femmes et les hommes, ainsi que dans un système de valeurs qui exhausse les qualités féminines – telles que la modestie, la soumission au pouvoir patriarcal – contraires à toute quête identitaire authentique. Elle est aussi révoltante pour un grand nombre de femmes, qui aspirent à s’affirmer au-delà des rôles traditionnellement associés

à la féminité. Or, soulignons que ni ces critiques, ni L. Downward n’analysent les romans de

Sand, qui articulera dans ses (Künstler)bildungsromane, par l’entremise de la figure de l’artiste, les premiers Bildungen au féminin. Qu’il s’agisse des romans tels Pauline qui, bien qu’il ne soit

contemporaries, refreshingly places importance on the work that women have done within the sphere of the home » (115). 55

pas structuré en tant que Bildungsroman, évoque et valorise la formation féminine, ou Consuelo, le Künstlerbildungsroman authentique, ou de nombreux autres récits de l’auteure (Nanon,

Mademoiselle Merquem), l’apprentissage au féminin existe bel et bien dans le roman du XIXe siècle, chez Sand, et constitue la source à laquelle puiseront les sœurs Brontë, George Eliot ou

Elizabeth Barrett-Browning98. En ce qui concerne la position, réactionnaire, de L. Downward, il nous semble qu’elle diminue l’effort fait par les femmes pour diversifier la sphère sociale en y rendant plus audibles des voix féminines et pour contester une division des rôles conçue en termes noir et blanc. À la constatation de Neera qu’il existe des femmes qui ne veulent pas nécessairement se révolter, on peut répondre qu’il y a des femmes qui ne veulent pas être toujours réduites au rôle de mère et de femme. Selon la romancière italienne, « Eliot and Sand gave little to humanity in comparison to the obscure mother of Leonardo and Dante » (Neera cité dans Summerfield and Downward : 112). Certes, Sand n’a pas procréé un génie, mais elle s’est fait génie.

La question du genre sexuel marque les Lettres d’un voyageur, Pauline, Consuelo et, dans une moindre mesure, Les maîtres sonneurs. Nous en étudierons les avatars ainsi que les quêtes atypiques des protagonistes qui travaillent à ce que la sphère publique devienne un espace moins sexué, à ce que la Bildung, avec toute la liberté individuelle qu’elle sous-entend, soit accessible aux femmes. L’affirmation artistique du voyageur (Lettres d’un voyageur), de

Laurence (Pauline) et de Consuelo (Consuelo) joue un rôle important dans leurs quêtes en suppléant, en grande partie, aux sollicitations familiales ou maritales comme vecteurs principaux des formations au féminin.

98 Alors que Consuelo est publié en 1842, Jane Eyre l’est en 1847, Aurora Leigh en 1856, The Mill on the Floss en 1860, Middlemarch en 1871-72. 56

Le Künstlerroman

Enjeux théoriques

« The artist stands on other human beings, like a statue on its pedestal » (Novalis, cité dans Maertz, 2008 : 42).

Nous avons esquissé brièvement dans notre introduction l’évolution du roman de l’artiste et certaines difficultés qu’il pose au discours théorique, notamment son amalgame très récurrent avec le Bildungsroman. Encore assez mal circonscrit dans toute sa complexité, le Künstlerroman est souvent, tant bien que mal, défini comme « roman dont le héros est un artiste » (Reboul,

1998 : 90) ou, encore, comme un texte narratif dans lequel une « thématique artistique […] devient, selon la notion apprise de Jakobson, la dominante de l’œuvre » (Op. cit. : 90). C’est une définition thématique pourtant qui nous ne renseigne pas sur la spécificité formelle éventuelle du genre. Bien que les travaux plus récents réclament un statut générique à part pour certains sous- genres de Künstlerroman (tels le Künstlerinroman ou le roman des quêtes d’écrivain)99, A.

Montandon (1986) remarque avec justesse que la plupart des Bildungsromane du romantisme allemand « sont à la fois des romans de formation et des romans de l’artiste » (24). Il note aussi qu’il s’agit, dans ces récits, de la formation de l’artiste en tant qu’être humain plutôt que de la formation de ses aptitudes techniques nécessaires pour l’activité artistique. Manfred Engel

(2008), pour sa part, récuse catégoriquement le statut de genre à part au roman de l’artiste puisque, selon lui, la définition de ce dernier demeure purement thématique et repose sur le simple fait que le héros est un artiste100. Pour M. Bakhtine (1984), le Künstlerroman se situerait sous l’égide du roman d’épreuves :

99 Voir E. Varsamopoulou (2002) ou S. Hubier (2004). 100 « What is its relation [artist novel] to the Bildungsroman? The genre definition of the artist novel (“Künstlerroman”) is but a loose and merely thematic one: any novel in which a hero is an artist (and in which, consequently, art is a central subject) may be called an “artist novel”. This is a fairly broad definition – which is practically useless for the Romantic Bildungsroman » (Engel, 2008 : 292).

57

[…] dans le romantisme tardif [on aura] la mise en épreuve d’une vocation, du génie, de l’élu. Une autre variante, dans le romantisme français présente […] la mise en épreuve de la génialité de l’artiste, et, particulièrement, de son aptitude à la vie (Künstlerroman) […] (220).

Toutefois, si des études compréhensives sur ce genre romanesque font encore défaut, si les lignes de démarcation sont encore à établir entre les romans aux figures d’artiste et les romans de l’artiste, ou entre celles, parfois intentionnellement poreuses au XIXe siècle, comme nous le verrons dans la pratique sandienne, entre le Bildungsroman et le Künstlerroman, il appert que ce dernier élabore une poétique de valeurs bien distincte, en se faisant en même temps porteur d’un métadiscours esthétique que l’on ne retrouve pas toujours dans le Bildungsroman typique. Rappelons d’ailleurs que Novalis entreprend d’écrire son Henri von Ofterdingen en partie en réponse au roman fondateur de Goethe qu’il taxe de « Candide dirigé contre la poésie »

(cité dans Demay et Pernot, 1995 : 13), mettant au premier plan justement le devenir de l’artiste en tant que finalité distincte qui organise le Künstlerroman (tandis que, dans le roman de Goethe, l’art constitue un chemin, délaissé sans regret une fois que sa « vraie » vocation est dévoilée à

Meister). À l’encontre du héros de Goethe, qui, à la fin du parcours, renonce à la vocation artistique, son homologue du roman inachevé de Novalis « […] était un poète né » (Novalis :

451) et son parcours entier s’organise en fonction de l’affirmation de sa vocation.

Herbert Marcuse qui fut un des premiers à étudier le roman de l’artiste (toujours dans le contexte de la culture allemande) note, en reprenant de F. Schiller la notion de la fragmentation de l’expérience de l’homme moderne, que l’avènement de ce genre est lié au changement de la qualité de l’expérience humaine qui s’opère à la charnière du XVIIIe et du XIXe siècles. En postulant une prise de conscience par l’artiste, antérieure à son éventuel voyage de formation et décisive pour l’orientation de sa quête, il souligne dans son livre (thèse de doctorat) (2006) :

Nothing compels the epic poet to highlight a particularly personal awareness, and the calm, pleasant, restless objectivity of the Homeric epics flows from an untroubled submission to the fullness of experience. But only in the event that the artist does become 58

a particular personality, the representative of his own type of life that he fundamentally does not share with those around him, may he become the « hero » of a novel. The epic sense of life is alien to the particular form of the artist’s life, and hence to the artist novel (74).

La fragmentation de l’expérience et une conscience aiguë de l’écart entre l’idéal et la réalité amènent l’émergence de l’artiste en tant que type pour qui il devient impossible de se former soi- même, tel qu’il est de par sa nature dans un monde qui ne peut pas le contenir tel qu’il est. Il doit donc essayer de surmonter ce paradoxe fondamental :

As an artist a metaphysical yearning lives within him for the ideal (die Idee) and its actualization. He recognizes reality’s great distance from the ideal, sees through the utter pettiness and emptiness of its forms of life, and this knowledge makes it impossible for him ever to blossom or to find fulfillment in them. The artist must overcome this twoness: he must be able to configure a type of life that can bind together what has been torn asunder […] (Op. cit. : 78).

Cette dualité mise en valeur par Marcuse sera reprise par les théoriciens postérieurs de l’artiste en tant que héros romanesque. Dans son ouvrage séminal Ivory Towers and Sacred Founts : the

Artist as a Hero in Fiction from Goethe to Joyce, Maurice Beebe (1964) parle du « divided self » de l’artiste, en notant « an underlying assumption in the artist-novel […] that creative man is a divided being, man and artist, a historical personage who merely serves as the medium through which the creative spirit manifest itself » (6). Une autre séparation entre l’artiste et le monde ambiant est soulignée par M. Beebe, celle incarnée par Stephen Dedalus, le héros de A Portrait of the Artist as a Young Man, roman qui, selon ce dernier, a donné « a definitive treatment to an archetype » (260). Cet ouvrage plaide pour « the necessary alienation of the artist from God, home and country » (260), en consolidant ainsi l’image que le romantisme a promu de l’artiste comme un être à part, éloigné du quotidien, image que Sand relativisera dans ses ouvrages.

Nous reviendrons sur ces remarques du critique en analysant les romans de Sand où la scission de l’homme et de l’artiste, bien que parfois très accentuée (Les maîtres sonneurs), n’est pas du tout cruciale et se trouve même rejetée comme principe décisif de la vocation artistique.

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Consuelo représente un cas particulier et complexe, car la quête de l’héroïne paraît marquée par la séparation entre son être femme et son être artiste, mais celle-ci, comme nous le verrons, n’est positivement valorisée ni par l’héroïne ni par l’autorité énonciative et représente un obstacle à surmonter. Dans Les maîtres mosaïstes, le héros travaille justement à remédier à cette coupure qui se trouve nettement dévalorisée et rejetée par l’autorité énonciative. Cependant, si elle conteste ce postulat, caractéristisant surtout la deuxième vague du romantisme, Sand reste fidèle

à certains idéaux romantiques et conçoit son artiste comme celui qui travaille sur sa formation

(humaine) autant que sur l’acquisition d’un savoir-faire artistique. Il importe à ses créateurs, comme l’a souligné A. Montandon (1986) au sujet de l’artiste romantique en général, de prendre conscience de leur propre genèse, vécue comme une transformation de soi, dont le but n’est pas d’accéder à un état, mais une finalité en soi (25) :

L’artiste n’est pas celui qui possède un art […], mais celui qui devient, qui génère sa propre histoire en la réfléchissant : l’œuvre est la réflexivité du devenir de l’artiste. L’artiste romantique est celui qui travaille sur lui-même beaucoup plus que sur une quelconque matière extérieure, aussi la formation (Bildung) est-elle non seulement un moment essentiel, une formation principale, mais l’alpha et l’oméga de l’art au point que la fin de la formation (si une telle chose était possible) signifierait la fin de l’art. L’art est un geste, un mouvement, l’intention d’une subjectivité en quête d’elle-même (25, nous soulignons).

Toutefois, cette Bildung idéalisée à la charnière du XVIIIe et du XIXe siècles, étant problématique pour certains groupes sociaux, le Künstlerroman de Sand élaborera des modèles

(imaginaires) où la formation au féminin ou celle des défavorisés (ouvriers, paysans) se trouve mise en avant. Ainsi, au niveau de la subjectivité créatrice, les valeurs qui marquent le

Künstlerroman au masculin au XIXe siècle n’informent pas toujours les récits sandiens ; les artistes privilégiés dans ses ouvrages n’ont pas toujours des proportions romantiques, ne sont pas obligatoirement dévorés par des rêves d’idéal qui les rendraient insensibles au quotidien. Par ailleurs, ses femmes artistes ne sont pas nécessairement des « surrogate authors », comme le voudrait Linda Huff (1985 : 1), et leurs portraits ne représentent pas non plus le renversement 60

simple des qualités qui marquent ceux des artistes hommes. Lieu privilegié d’élaboration d’un type du discours sur la création où celle-ci concerne non seulement le champ esthétique, mais aussi les changements que les individus peuvent opérer dans leur propre vie ou encore dans le culturel, le social ou le politique, le Künstlerroman de Sand semble brouiller intentionnellement les frontières qui le séparent du Bildungsroman. Nos analyses viseront à mieux cerner la spécificité de cette écriture, qui jettera, en retour, une nouvelle lumière sur certaines particularités du roman de l’artiste romantique.

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– DEUXIÈME PARTIE –

Lettres d’un voyageur : le premier Künstlerbildungsroman sandien ?

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Qu’y a-t-il de plus beau qu’un chemin ? pensait-elle ; c’est le symbole et l’image d’une vie active et variée. […] Et puis ce chemin, c’est le passage de l’humanité, c’est la route de l’univers. Il n’appartient pas à un maître qui puisse le fermer ou l’ouvrir à son gré. […] Tout oiseau peut suspendre son nid à ses branches, tout vagabond peut reposer sa tête sur ses pierres. Devant lui, un mur ou une palissade ne ferme point l’horizon. Le ciel ne finit pas devant lui ; et tant que la vue peut s’étendre, le chemin est une terre de liberté (C : 398-99).

Les Lettres d’un voyageur, publié en volume en 1837, est un texte génériquement instable à mi- chemin entre l’autobiographie et la fiction, s’appropriant à la fois la structure du genre viatique et celle du genre épistolaire. Cet ouvrage protéiforme dont l’unité est assurée par la figure du

« problématique » voyageur, consiste en douze lettres écrites entre 1834 et 1836. Les réflexions esthétiques y succèdent aux questions politiques et sociales, des descriptions des paysages relayent des passages introspectifs, le tout pris en charge par une voix narrative, un je multiple, dont l’identité nous échappe constamment. Selon l’aveu de Sand, la forme du texte naît d’un défi qu’impose le plan initial de l’ouvrage et qui consiste « à rendre compte des dispositions successives de mon esprit d’une façon naïve et arrangée en même temps » (HMV : 298)101. La visée autobiographique de l’ouvrage pose pourtant quelques problèmes et la romancière se propose de « généraliser [s]on propre personnage en le modifiant » (HMV : 299)102. C’est ainsi que la figure du voyageur voit le jour, dont Sand dira qu’il « était une sorte de fiction, un personnage convenu, masculin comme mon pseudonyme, […] et dans la bouche [duquel] je mettais des impressions et des réflexions plus personnelles que je ne les aurais risquées dans un roman, où les conditions de l’art sont plus sévères » (HMV, t. I : 7). Tout comme l’entrée de l’auteure en littérature s’opère sous le signe du déguisement que constitue son pseudonyme, le

101 Ce plan est « suivi au début de la série, mais dont je me suis écartée en continuant et que je semble avoir tout à fait perdu de vue à la fin », précise George Sand dans l’Histoire de ma vie (t. II : 298). 102 « Mais comme je sentais dès lors qu’une individualité isolée n’a pas le droit de se déclarer sans avoir à son service quelque bonne conclusion utile pour les autres, et que je n’avais pas du tout cette conclusion, je voulais généraliser mon propre personnage en le modifiant » (HMV, t. II : 299). 63

tout premier texte destiné à publication où elle fait coïncider son je et la narration autodiégétique reste marqué par des masques concernant à la fois l’énonciateur et son énoncé.

Malgré le format très en vogue à l’époque romantique, ce texte ne saurait être lu comme un récit de voyage stricto sensu, d’autant plus que le contenu viatique y demeure relativement faible au profit d’une transformation à la fois intime et sociale du voyageur. L’exclamation proverbiale de ce dernier « Ne lis jamais mes lettres avec l’intention d’y apprendre la moindre chose certaine sur les objets extérieurs » (LV : 893), le confirme sans ambages. La mise en valeur

(des états d’âme) du voyageur, qui relève d’une stratégie de précaution pour assurer la continuité d’une écriture égale103, ainsi que l’articulation de sa transformation d’écolier de la première lettre

à George Sand de la dernière, situent les Lettres d’un voyageur plutôt dans la tradition des

Künstlerbildungsromane préromantiques et romantiques. La préfacière elle-même décrit son ouvrage comme celui qui capte « la vie d’un artiste » (LV : 646), tandis que plus tard dans l’Histoire de ma vie elle mettra en valeur les formules qui le rapprochent du Bildungsroman :

« Je voulais faire le propre roman de ma vie » (t. II : 299)104 ; « quant au cadre où je le faisais mouvoir [le voyageur], je n’en pouvais trouver de meilleur que le milieu où j’existais, puisque c’était l’impression de ce milieu sur moi-même105 que je voulais raconter et décrire » (t. II : 299).

Lorsqu’elle énumère toutes les postures énonciatives assumées pour rendre compte du moi

103 « Á l'époque où j'écrivis ces lettres, je ne me sentis pas trop effrayée de parler de moi-même, parce que ce n'était pas ouvertement et littéralement de moi-même que je parlais alors. Ce voyageur était une sorte de fiction, un personnage convenu, masculin comme mon pseudonyme, vieux quoique je fusse encore jeune ; et dans la bouche de ce triste pèlerin, qui en somme était une sorte de héros de roman, je mettais des impressions et des réflexions plus personnelles que je ne les aurais risquées dans un roman, où les conditions de l'art sont plus sévères » (HMV, t. I : 7) (nous soulignons). 104 Notons que le but d’Histoire de ma vie est tout à fait à l’opposé : « […] je ne voudrais pas raconter ma vie comme un roman. La forme emporterait le fond » (HMV, t. I : 13). 105 Nous soulignons. 64

protéiforme qui se cherche106, elle affirme ne pas avoir fait « autre chose que de peindre [s]on

âme sous la forme qu’elle prenait à ces moments-là » (LV : 646).

Cependant, le voyage et la (trans)formation du héros configurés ici n’ont rien en commun avec les normes contemporaines de la féminité. Pensons, par exemple, aux « Confessions d’une belle âme », l’intratexte inséré dans Les années d’apprentissage de Wilhelm Meister, où comme le parangon du développement féminin se trouve la quête spirituelle qui amène inexorablement la mort sociale de l’héroïne, et ensuite son décès. Vu l’absence de structures sociales qui pourraient faciliter le développement de la belle âme selon sa nature propre, sa formation se trouve orientée vers l’intérieur, vers elle-même, et mène inévitablement au refus du corps, à l’isolement et à la mort. M. Hirsch, qui a analysé le texte goethéen dans son article « Spritual Bildung : The

Beautiful Soul as a Paradigm » (1983), parle, comme nous l’avons noté, d’une impasse de la belle âme, qui existe pour beaucoup d’héroïnes fictives du XIXe siècle107. Or, le voyageur des

Lettres contourne cette impasse et renverse sans concession ce modèle, en mettant en valeur son faire (artistique) et en créant dans et par cette écriture un espace où le sujet féminin, à peine déguisé, se constitue en tant que sujet agissant. La quête identitaire et artistique, qui y occupe une place centrale, est tout autant une quête qu’un lieu de création, comme Sand le dira plus tard :

« décrire mon moi réel eût été d’ailleurs une occupation trop froide pour mon esprit exalté. Je créai donc, au hasard de la plume, et me laissant aller à toute fantaisie, un moi fantastique très vieux, très expérimenté et partant très désespéré » (HMV, t. II : 299). Or, balisé par les trois notions importantes : être, paraître et créer, Lettres d’un voyageur peut être lu comme un des

106 « […] en parlant tantôt comme un écolier vagabond, tantôt comme un vieux oncle podagre, tantôt comme jeune soldat impatient » (LV : 646). 107 « The impasse of the Beautiful Soul exists for many nineteenth-century fictional heroines, but the religious option does not. In a secular context, inner Bildung proves to be a death warrant, not only metaphorically as for Goethe’s Beautiful Soul, but literally. George Eliot’s The Mill of the Floss provides feminocentric counterpart to Wilhelm Meister Apprenticeship, yet Maggie’s development follows the paradigm of the Beautiful Soul » (Hirsch, 1983 : 33). 65

premiers Künstlerinbildungsromane sandiens108 où la romancière à la fois articule une des premières formations au féminin réussie et pose les fondements de sa riche réflexion sur la création artistique, son sens et ses enjeux. La posture d’artiste-voyageur qu’elle choisit dès ce texte marquera profondément ses propres scénographies auctoriales (images et représentations de soi-même)109, mais aussi la construction de ses figures d’artistes fictifs. Nous y retrouvons un univers de valeurs que son Künstlerroman amplifiera, en se faisant un lieu de dialogue et de réinterprétation de normes sociales et esthétiques.

108 La romancière note : « Mon individualité était en train de se faire, […] j’en étais si vivement préoccupée, que j’avais besoin de l’examiner et de la tourmenter, pour ainsi dire, comme un métal en fusion jeté par moi dans un moule » (HMV, t. II : 298). 109 Nous nous référons à l’ouvrage séminal de J-L. Diaz L’écrivain imaginaire (2007) qui se veut une théorie de la fonction auctoriale et qui trace une histoire des représentations d’écrivain à l’époque romantique. 66

CHAPITRE II. Lettres d’un voyageur : portrait de l’artiste en jeune femme déguisée

Un récit inclassable

« L’œuvre est la réflexivité du devenir de l’artiste » (Montandon, 1986 : 25).

Quelle forme littéraire pourrait résumer le devenir d’une femme artiste durant la première moitié du XIXe siècle, sa venue à l’écriture, la conquête de son indépendance, la maturation de son esprit, sa prise de position sur le devant de la scène littéraire ? Quelle forme permettrait à George

Sand d’articuler la relation complexe qu’elle entretient avec l’institution littéraire de son époque et, à un niveau plus général, avec la société dont elle a attaqué les institutions dès son premier roman Indiana ? Enfin, quelle forme littéraire permettrait de se mettre en scène, bien que gardant

– noblesse oblige110 – le masque d’un énonciateur masculin déjà posé, dès son entrée sur la scène littéraire ? Si ces questions ne se posent pas en des termes aussi précis pour la romancière en

1834, lorsqu’elle écrit et envoie à Buloz depuis Venise la première lettre de (ce qui deviendra)

Lettres d’un voyageur111, pendant les deux ans et demi où la publication des missives continue, la romancière reconnaîtra le potentiel de cette forme plastique, propice à capter l’hétérogénéité de l’expérience et les métamorphoses d’un moi qui se cherche.

Contrairement à ce que Sand annonce dans la toute première phrase de sa préface de

Lettres d’un voyageur, affirmant l’aspect peu travaillé et irréfléchi des missives112, cet ouvrage,

110 La discussion que Sand a eue avec sa belle-mère concernant sa « drôle d’idée » (HMV, t. II : 138) de faire imprimer ses livres explique, en partie, l’adoption du pseudonyme. Après que la jeune Aurore confirme son intention de publier des livres, la baronne répond : « C’est bel et bon, mais j’espère que vous ne mettrez pas le nom que je porte sur des couvertures de livre imprimées [souligné dans le texte] ? – Oh certainement non, madame, il n’y a pas de danger » (HMV, t. II : 138). 111 Les manuscrits des deux premières lettres portent le titre Fragments de Lettres. Lettres d’un oncle est un autre titre qui fut envisagé pour le recueil. Finalement, c’est sans doute pour rendre hommage à Madame de Staël, l’auteure de Mirza ou Lettres d’un voyageur, que Sand ou un de ses collaborateurs choisit le titre actuel, comme l’a noté Georges Lubin. 112 Le topos de la modestie préfacielle (cf. Genette, 2002 : 211) est très courant chez Sand ; mentionnons, entre autres, la première préface d’Indiana, la préface des Maîtres mosaïstes ou encore celle de Teverino où la romancière traite son livre laconiquement de « pure fantaisie » (T : 567). 67

sous sa forme définitive, témoigne d’un travail attentif de la part de l’écrivaine. Qu’il ne soit pas, comme elle le veuille, uniquement un reflet (d’émotions graves) mais aussi un récit113 nous prouve, avant même d’analyser l’appareil énonciatif du texte, le remaniement des lettres (déjà parues pour la plupart dans la Revue des Deux Mondes entre 1834 et 1836114) effectué en 1837 à l’occasion de leur publication en volume chez Félix Bonnaire. C’est le moment où l’énonciation au féminin, le cas échéant, est supprimée, où le contenu de plusieurs lettres ainsi que leur ordre sont modifiés, où se trace un itinéraire ordonné et organisé en fonction d’un but précis, celui de l’affirmation de son identité artistique face à son (ses) critique(s)115. La dernière missive, où le patronyme George Sand apparaît pour la première fois, confère aux Lettres l’aspect d’un récit sur l’expérience vécue d’une artiste à la recherche de sa propre voix, mais aussi de sa place sur la scène littéraire, assumées complètement à la fin116.

Le discours critique n’a pas manqué de relever la situation « singulière », même

« paradoxale »117 de l’ouvrage, son aspect unique au sein d’une œuvre aussi ample et aussi variée que celle de Sand. Ce statut exemplaire de Lettres d’un voyageur est dû surtout au fait que le recueil est marqué par une « incertitude générique » (Didier, 2007 : 21) extrême : les douze

113 Ce sont les termes utilisés par Sand dans sa préface : « Jamais l’ouvrage, si ouvrage il y a, n’a été moins raisonné et moins travaillé que ces deux volumes de lettres écrites à des époques assez éloignées les unes des autres, presque toujours à la suite des émotions graves dont elles ne sont pas le récit, mais le reflet » (LV : 645). 114 La dernière lettre (dans le recueil le numéro XI) est terminée en novembre 1836. La lettre XII a paru dans la Revue de Paris du 29 mai 1836. Toutes les autres lettres ont été publiées du 15 mai 1834 au 15 novembre 1836 dans la Revue des Deux Mondes. 115 Voir l’introduction de G. Lubin aux Lettres d’un voyageur pour les détails précis concernant la modification des lettres et la mise en forme du recueil (LV : 636-644). Notons que la préface, où le ton optimiste entre en décalage avec le désespoir affiché dans plusieurs lettres, est ajoutée pour l’édition Perrotin en 1843, tandis que la publication de l’ouvrage chez Michel Lévy en 1857 annonce une « nouvelle édition entièrement revue ». 116 Comme le dit P. Ricœur (1983), la conclusion « donne à l’histoire un “point final”, lequel, à son tour, fournit le point de vue d’où l’histoire peut être aperçue comme formant un tout. Comprendre l’histoire, c’est comprendre comment et pourquoi les épisodes successifs ont conduit à cette conclusion, laquelle, loin d’être prévisible, doit être finalement acceptable, comme congruante avec les épisodes rassemblés » (130). 117 « Depuis plus de trente ans que George Sand a retrouvé une postérité active, que ses œuvres renaissent à l’édition et suscitent à nouveau le commentaire, la situation des Lettres d’un voyageur n’est pas sans être paradoxale. […] Il n’est pas de sandien […] qui […] ne reconnaisse à ce recueil de douze « lettres » une place de premier ordre dans la production de Sand comme dans l’invention d’une prose lyrique », écrit Damien Zanone (2007) dans son article « Sur la trace du ‘problématique voyageur’ » (5). 68

missives se laissent lire à la fois comme un récit de voyage et comme une autobiographie (bien que problématiques) ; elles tiennent la place, selon les uns, d’un « traité de poétique sandienne et romantique » (Mozet, 1997 : 9), tandis que les autres, soulignant le côté fictif de l’ouvrage, affirment que certaines lettres « constituent le roman du voyageur, plus que le récit de son itinéraire réel » (Didier, 2007 : 23). Les critiques parlent encore d’« autofiction » (Reid, 2007 :

62) ou de « bio-fiction expérimentale » (B. Diaz, 2007 : 42), qualifications qui témoignent de la modernité de l’ouvrage de Sand.

La distance temporelle qui sépare certaines lettres, dont la genèse s’étale sur deux ans, a beaucoup contribué à l’aspect hétérogène qui marque l’ouvrage. De plus, l’abandon du plan originaire et l’inclusion dans le recueil de « diverses lettres ou séries de lettres qui ne rentraient pas dans l’intention et dans la manière des premières » (HMV, t. II : 298)118 explique davantage sa diversité. Finalement, tout se passe comme si ce récit de la vie d’un artiste, dont Sand se propose de capter le reflet, ne pouvait pas se faire sans laisser intervenir massivement son vécu.

Ainsi, lancée dans la récriture de Lélia lorsque la première publication en volume a lieu, la romancière, à qui Buloz suggère d’écrire de nouvelles lettres pour satisfaire les normes

éditoriales concernant le nombre de pages, refuse en affirmant : « Je n’en ferais pas davantage, je ne suis pas en train de danser sur la corde » (cité par Lubin, LV- Introduction : 641). C’est Aldo le Rimeur qui figurera à la fin du deuxième tome, juxtaposition significative dans la mesure où cet ouvrage reste un des rares textes, parmi les nombreux romans de l’artiste de Sand (dont les

118 Ce plan « suivi au début de la série, mais dont je me suis écartée en continuant, et que je semble avoir tout à fait perdu de vue à la fin » (HMV, t. II : 298) consistait « à rendre compte des dispositions successives de mon esprit d’une façon naïve et arrangée en même temps » (HMV, t. II : 298). 69

héros sont des musiciens, des peintres, des mosaïstes, des acteurs) où le personnage du poète se trouve mis en avant119.

Le métadiscours de la romancière autour des Lettres contribue également à maintenir l’effet d’indétermination qui marque le récit. Celui-ci passe, entre autres, par le biais des antithèses opposant les idées d’un texte travaillé et de celui écrit spontanément ; l’ouvrage est qualifié à tour de rôle de « récit » ou de « reflet », de « confession » ou de « fiction ». Selon la préface auctoriale, les missives relèvent d’un effort de fictionnalisation du moi réel120 et, de l’autre, elles sont le « soulagement instinctif et irréfléchi » (LV : 645) d’un « je » qui « vient sur scène » tantôt « en robe de chambre » (LV : 646), tantôt habillé d’un « costume qui n’était pas habituellement le sien » (LV : 646). Dans l’Histoire de ma vie Sand aura recours de nouveau à une formule antithétique lorsqu’elle parle de la forme « à demi confidentielle, à demi littéraire »

(HMV, t. I : 7) de son ouvrage de jeunesse. Nous verrons que cette tension constitutive de Lettres d’un voyageur communique bien l’aspect novateur de la formation de cet être un tant soit peu paradoxal à l’époque – femme et être « pensant et analysant » – et exemplifie l’originalité de l’auteure et la dérive qu’elle opère à la fois par rapport à l’autobiographie et par rapport au

Bildungsroman.

Comment dire je ?

« La vie ne doit pas être un roman qui nous est donné, mais un roman que nous avons fait nous-mêmes » (Novalis, cité par Berman, 1984 : 75).

« Je voulais faire le propre roman de ma vie et n’en être pas le personnage réel, mais le personnage pensant et analysant » (Sand, HMV, t. II : 299).

119 Publié pour la première fois en 1833 dans la Revue des Deux Mondes, Aldo le Rimeur est qualifié par son auteure de « petit poème dialogué » ou encore de « fragment ». L’ouvrage sonde selon les termes de Sand préfacière l’« âme » du poète. 120 « J’ai travaillé pour eux [les amateurs de fiction] en habillant […] mon pauvre moi, d’un costume qui n’était pas habituellement le sien, et en faisant disparaître le plus possible son existence matérielle derrière une existence morale plus vraie et plus intéressante » (LV : 646). 70

Une des questions les plus importantes pour Sand lorsqu’elle rédige les Lettres d’un voyageur concerne l’écriture autobiographique et, plus précisément, la justification de la mise en scène de sa propre personne. La romancière qui a épuisé quelque peu les ressources fictionnelles à cette

époque en écrivant Lélia, a besoin de se mettre en avant, d’une manière plus évidente. Son identité d’artiste l’autorise partiellement et, suivant la conception de l’œuvre d’art romantique comme reflet de son créateur, elle justifie l’énonciation à la première personne en décrivant l’ouvrage comme un récit-seuil, « une préface » pour les autres romans qui suivront : « Je crois en effet, pour qui s’intéresserait aux secrètes opérations du cœur humain, certaines lettres familières, certains actes, insignifiants en apparence, de la vie d’un artiste, seraient la plus explicite préface, la plus claire exposition de son œuvre » (LV : 646). La romancière ressent depuis bien longtemps une scission entre sa condition de femme et son désir d’accéder pleinement à la condition humaine. Lélia en était une expression et une exploration hardie.

« Moi, je voulais vivre de la vie humaine » (LV : 878) s’exclame le voyageur des Lettres, dans la lettre IX, celle qui transcrit une crise personnelle importante121. Or, afin de pouvoir se manifester en tant qu’être « analysant et pensant » il faut se déplacer de sa condition première (d’être mineur) et c’est ce voyage, cette quête identitaire qui réconciliera le moi et l’artiste que capte ce dialogue épistolaire.

Cependant, ce désir de se dire est aussi un désir paradoxal car la romancière éprouve en même temps une réticence de parler de soi. Tout comme le malicieux narrateur de l’Histoire d’un rêveur122, la préfacière de Lettres d’un voyageur s’excuse auprès de son public de « la malheureuse idée qu’[elle a] eue de [s]e mettre en scène à la place des personnages un peu mieux

121 Il s’agit du procès en séparation que celle-ci plaide contre son mari. Comme le note N. Mozet (1987), cette lettre, (ainsi que la lettre IV) qui a été déjà publiée au féminin, dans la Revue des deux mondes du 1er juin 1836, signale « l’impossibilité d’établir le partage du privé et du public que George Sand a été entraînée, sans doute malgré elle, à vivre plus intensément que les autres écrivains de son temps » (24). 122 Celui-ci trouve rien aussi « insipide » qu’un écrivain « qui meurt d’envie d’occuper de soi le lecteur » (HR : 143).

71

posés et un peu mieux drapés pour paraître en public » (LV : 646). Bien plus tard, l’Histoire de ma vie s’ouvrira sur les constatations d’un grand effort qu’il lui faut faire pour « descendre dans la prose de [son] sujet » (HMV, t. I : 7) et d’un grand malaise « de se définir et de se résumer en personne » (HMV, t. I : 3). D’ailleurs, même si elle réussit à écarter certains inconvénients liés à la projection de soi dans la sphère publique en donnant à son ouvrage l’allure d’un récit de voyage, il reste le problème des limites du discours intime et celui des modèles disponibles à une femme. La question des limites est délicate pour Sand qui, en commençant sa propre autobiographie, reproche à Rousseau « d’avoir confessé madame de Warens en même temps que lui » (HMV, t. I : 13). Tandis que pour ses homologues masculins le récit de voyage sert de cadre où « l’homme s’affiche aisément aux dépens de l’auteur » (206), comme l’a bien montré Roland

Le Huenen (2006) en parlant du Chateaubriand de l’Itinéraire de Paris à Jérusalem, l’écriture du soi reste pour Sand en tant que femme, malgré une certaine liberté qu’assure le genre viatique, un geste plus complexe.

En ce qui concerne des modèles pour l’écriture autobiographique féminine, soulignons à la suite de B. Didier (1998) leur quasi inexistence. En constatant que l’expérience vécue féminine diffère de celle des hommes, cette dernière note la difficulté pour l’auteur-narrateur- femme de trouver un langage susceptible de traduire cette spécificité.

[…] Les modèles masculins – Rousseau par exemple – étant là, l’auteur-narratrice va être amenée à utiliser des topoi narratifs préétablis, tout un système de narration, tout un langage où la spécificité risque de s’estomper. L’auteur narratrice serait-elle tentée d’adopter un langage, un regard d’homme pour faire revivre le personnage féminin qu’elle a été, et qu’elle est toujours ? À vrai dire, le cas serait encore plus grave que dans le roman où la romancière adopte des topoi narratifs et psychologiques masculins, car dans le cas de l’autobiographie, la scission, le divorce auteur-narratrice d’une part, personnage d’autre part, entrainerait à la fois une sorte de rupture du pacte autobiographique, et un éclatement d’identité (421).

Finalement, la question se pose aussi en ces termes : comment dire ce je qui est, avec raison, conscient de son exemplarité à l’époque du Code Civil ? Comment résumer l’identité

72

éclatée de la femme mariée, et donc d’un être mineur selon la loi, et de la femme écrivaine, femme libre prétendant à une autorité spirituelle ? Or, ces difficultés alimentent la création d’une voix narrative dont l’identité incertaine et problématique n’a pas échappé aux chercheurs123.

Effectivement, la tension entre le je auctorial et le je fictionnalisé et déguisé sous le costume du voyageur détermine l’ouvrage et pose un véritable défi à tous ceux qui chercheraient à relever les marques formelles permettant une distinction rigoureuse entre ces deux voix narratives qui se superposent constamment. Toutefois, cette tension est intentionnelle et maintenue tout au long de

Lettres d’un voyageur, et se trouve renforcée par le mélange systématique des lettres privées et publiques, par la diversité de tons et de postures que le voyageur adopte. Or, en tant que première tentative de traduire et de transgresser l’éclatement identitaire de l’auteure, ce récit trouve donc dans le thème par excellence du roman (de la formation) de l’artiste, celui de « divided-self »124, son principe structurant.

Avant d’entamer notre lecture des Lettres d’un voyageur, il est essentiel de faire un détour par l’Histoire d’un rêveur, le récit écrit par la jeune Aurore Dudevant avant de devenir

George Sand. L’ouvrage traite de la vocation littéraire par l’entremise d’un héros entièrement fictif que l’on pourrait pourtant rapprocher de la jeune auteure, et annonce plusieurs grands axes autour desquels s’organisera la quête artistique et identitaire sandienne. Cette lecture nous permettra de mesurer l’écart qui sépare l’identité artistique assumée dans Lettres d’un voyageur par rapport à ce texte de jeunesse où l’imaginaire d’un certain romantisme (masculin) structure le voyage du jeune poète.

123 Dans son article « Qui parle ? » (2007), M. Reid soulève le problème crucial de l’identité de la voix narrative en notant aussi que : « De manière significative, Sand oublie son âge (elle a à l’époque plus d’une trentaine d’années), son sexe, sa détermination sociale, son passé familial, et fantasme, depuis Venise d’abord, sur un ensemble de paramètres parfaitement étrangers à la vérité » (60). Notons qu’en ce quoi concerne la jeunesse du voyageur, il s’agit dans ce texte, avant tout de la jeunesse, relative bien sûr, de Sand artiste. N’oublions pas que l’auteure compose la première lettre en 1834, deux ans après la publication de son premier roman Indiana. 124 « […] an underlying assumption in the artist-novel is that creative man is a divided being, man and artist » (Beebe, 1964 : 6). 73

Histoire d’un rêveur ou la découverte d’une vocation

Une femme-Empédocle ou une voleuse de feu ?

« Ta création est incomplète. Tu n’as pu souffler qu’une portion de ton âme à ton œuvre chérie. Le flambeau de Prométhée s’est éteint plus d’une fois dans tes mains, et beaucoup d’endroits de ton tableau n’ont pas été touchés par la flamme céleste » (Balzac, Le chef-d’œuvre inconnu, 1979 : 417).

Histoire d’un rêveur, ouvrage abandonné par la jeune Aurore et nourri de ses lectures des premiers romantiques, est écrit selon les spécialistes vers 1830125. Le texte sera publié pour la première fois après la mort de George Sand, en 1924, dans la Revue des Deux Mondes. Tout comme Lélia et Lettres d’un voyageur, avec lesquels il entretient plus d’un parallélisme, ce récit affiche une structure narrative fragmentée chère aux romantiques (allemands), apte à capter ce que les premiers critiques du Bildungsroman appellent les mouvements de l’âme du héros. Le texte est divisé en deux parties, narrées respectivement par Tricket et je. Notre analyse porte sur la première partie qui articule une des premières expériences initiatiques dans l’œuvre de la romancière.

Située sous le signe du rêve et du fantastique, la première partie de l’Histoire d’un rêveur suit la trame narrative qui est celle du récit initiatique par excellence : un jeune héros, guidé par une figure tutélaire, passe à travers divers obstacles pour renaître autre. Toutefois, on est loin ici de l’univers dans lequel évolue un Télémaque guidé par le sage Mentor dans un monde ordonné d’avance ; l’apprentissage mis en valeur ici est un acte individuel et dialogique, comme le signale, entre autres, la construction des figures du guide et du héros. Aussi problématiques l’un que l’autre126, ces protagonistes, ainsi que la dynamique qui determine leur rapport, renvoient au

125 Thérèse Marix-Spire (1954), qui a analysé l’usage de la musique dans ce récit, constate que celui-ci a été écrit vers 1830. I. Hoog Naginski (1999), à qui on doit une des rares lectures de l’ouvrage, avance qu’il est écrit « selon toute probabilité en 1830 » (53). 126 Le refus du voyageur de prendre un guide, comme le lui conseille la maîtresse du logis où il passe la nuit avant son expédition, ainsi que le caractère fantomatique de l’initiateur, qui ne se manifeste que lorsque le héros est déjà avancé dans la forêt menant vers l’Etna, contribuent à la complexité de ces deux figures. 74

motif du Künstlerroman (romantique) du dédoublement de la conscience du héros-artiste et du caractère singulier de sa quête. Du point de vue spatio-temporel, à l’opposé de Lettres d’un voyageur, le narrateur ne semble pas préoccupé par la construction d’effets de réel. À part du volcan Etna, les endroits où le voyageur s’arrête correspondent aux étapes symboliques de son parcours transformatif et leurs noms (la Grotte des Chèvres, la regióne silvósa) rappellent ceux des contes de fées. Il en va de même pour le temps : bien qu’il existe une référence assez vague au temps historique réel127, elle n’a aucune prise sur le déroulement de l’action, il s’agit ici d’un temps personnel où le jeune voyageur à la fin de son trajet embrassera sa vocation.

Une digression s’impose ici concernant la distinction entre certaines manifestations du roman de formation et celui d’initiation. Tout en admettant que leurs frontières génériques restent extrêmement poreuses à l’époque romantique128, et que le voyage initiatique constitue souvent une étape du voyage d’apprentissage romantique plus large (Consuelo, Les maîtres sonneurs), une comparaison de l’Histoire d’un rêveur et de Lettres d’un voyageur fait valoir une distinction importante des deux trajectoires qui y sont articulées, ainsi que la spécificité des deux textes (à part celle, évdente, entre un récit fictif et un récit qui se donne à lire comme une chronique viatique). Nous désignerons du terme initiatique le récit qui met en scène un héros à la recherche du sens de la vie et non nécessairement de sa place dans la société, dont la quête et la transformation, indépendantes de précisions spatio-temporelles exactes, passent par une série d’épreuves dont les vecteurs principaux se trouvent être les quatre éléments naturels : la terre,

127 « Par une belle matinée du mois de juin, vers la fin du siècle dernier, un beau jeune homme s’avançait dans cette contrée admirable […] » (HR : 100). Cette phrase n’est pas sans évoquer la fameuse phrase de Joseph Grand dans La peste de Camus. « Par une belle matinée du mois de mai, une élégante amazone parcourait, sur une superbe jument alezane, les allées fleuries du Bois de Boulogne » (1962 : 1302). 128 Simone Vierne (1972) souligne que « tout voyage [romantique] est une quête de Graal, une aventure non pas humaine, mais sacrée. Il n’est pas seulement dépaysement, recherche d’exotisme, comparaison des mœurs et des cultures, il est passage dans une matrice, aux formes symboliques diverses, qui permet au voyageur d’acquérir non pas une sagesse – elle est donnée de surcroît – mais de changer totalement son statut ontologique, de renaître “autre” » (37). 75

l’air, le feu et l’eau. Alors que le récit d’apprentissage privilégie les transformations du héros consécutives aux interactions avec ses semblables, soucieux d’agir sur et dans le social, le voyage initiatique, comme l’a souligné Simone Vierne (1972) passe

[…] par une série d’images arché-typiques essentielles, puisqu’elles intéressent le statut de l’homme, en ce monde et au-delà de la vie. Le voyage apporte une réponse mystique – directement assimilable en dehors de toute raison – à la question que l’homme se pose toujours sur son statut d’être humain, sa place dans le cosmos, et son destin (38).

De plus, le voyage initiatique reste très près de ses origines religieuses, ayant pour but le salut de l’âme, la renaissance à une nouvelle vie. Histoire d’un rêveur adoptera nettement ce régime, d’autant plus que le modus vivendi dans la société n’est pas encore un problème à résoudre pour le jeune héros (ni pour la jeune auteure, Aurore Dudevant). Or, depuis le début du texte, qui s’ouvre sur le besoin de ce dernier de fuir la société et d’être seul, c’est sur un axe vertical que s’accomplira son voyage (tandis que, comme l’a bien montré N. Mozet129, le voyageur des

Lettres d’un voyageur privilégiera le parcours horizontal, signe de l’écart opéré par Sand par rapport à la conception de l’artiste romantique en tant qu’être des hauteurs (sublimes), signe aussi d’une victoire sur la maladie du doute et de la volonté (le mal du siècle) qui a marqué la première Lélia.

Rêve du voyage, rêve du feu

À la recherche d’images sublimes et de la solitude qu’il doit justifier lors d’un échange verbal relevé130, tout comme le voyageur de la première des Lettres d’un voyageur, un jeune homme entreprend d’escalader l’Etna, « le volcan gigantesque », afin d’y admirer le lever du soleil, « le

129 « La quête du voyageur [de Lettres d’un voyageur] se situe avec tant d’obstination sur l’axe de l’horizontalité et de l’immanence. Ce qui exclut la soif mystique, mais non l’ascèse. Depuis la séparation initiale de la lettre I, le voyageur est un être dépourvu de destin et de nécessité, essentiellement léger et roulant souvent au hasard […].Volontairement et systématiquement, il se sépare de tous ceux qui se réfugient sur les montagnes, qu’il s’agisse d’un grand artiste inspiré comme le Liszt de la lettre VII ou d’un pharisien comme le Nisard de la lettre XII […] » (Mozet, 1988 : 45). 130 L’hôtesse de l’auberge où le voyageur loge la nuit avant son excursion s’indigne contre ce projet de voyage solitaire : « […] c’est une véritable folie que de vous engager ainsi tout seul dans ces bois où il est si facile de s’égarer que nos pâtres eux-mêmes s’y égarent tous les jours » (HR : 101-102). 76

plus magnifique spectacle de l’univers » (HR : 101). Si ce n’était de son identification avec

Empédocle131, le début de son expédition n’annoncerait aucunement la métamorphose radicale qui en résultera. Tel un René qui escalade ce même volcan ou qui, dans les déserts de la

Louisiane, passait des journées entières au fond des bois et « semblait sauvage parmi des

Sauvages » (Chateaubriand, 1969 :117), le jeune héros souhaite se trouver loin de la société132 afin d’éprouver « toute l’exaltation qu’une nuit sur l’Etna est capable d’inspirer » (HR : 103). Il espère, une fois seul « avec le vent et la neige », oublier sa condition humaine et pouvoir

« abandonner [s]on âme au désordre de ces éléments fougueux qui règnent en maîtres absolus sur une terre déchirée et bouleversée chaque jour au gré de leur caprice » (HR : 103).

Cependant, une véritable mise en abyme, l’évocation d’Empédocle, à la fois complexifie le réseau significatif du feu qui marque le texte et représente un micro-récit qui structurera l’ascension du héros et son baptême final dans les flammes. Quoique l’évocation des éléments naturels traverse le récit d’un bout à l’autre, communiquant le désir romantique de la fusion de l’être et de l’univers, l’élément dominant reste le feu, substance prométhéenne chérie par les romantiques133 et que dès ce récit Sand, comme ses prédécesseurs ou contemporains, associe au génie artistique134. Ainsi, il s’agira pour le héros de l’Histoire d’un rêveur de s’approcher du feu

131 « Le jeune homme, dans son enthousiasme, ne manqua pas de s’identifier avec Empédocle » (HR : 103). 132 Tout un héritage romantique qui a marqué l’écrivain novice qu’est Aurore Dudevant lorsqu’elle compose ce récit se lit dans ces phrases d’ouverture qui rappellent non seulement René ou Oberman, mais aussi les héros byroniens (cf. Childe Harold). Même avant le romantisme et sa soif des hauteurs, la montée au volcan est un topos qui marque des récits de voyage (en Italie) au dix-huitième siècle. Mentionnons par exemple Lettres sur l’Italie (1785) de Mercier Dupaty, notamment la lettre C qui évoque la montée au Vésuve et où l’on retrouve beaucoup d’images proches à celles que la future Sand explorera dans son récit: « J’étois vraiment en extase. Ce désert ! Cette hauteur ! Cette nuit ! Ce mont enflammé ! Et j’étois-là ! » (211). Il faut mentionner aussi Corinne ou l’Italie de Mme de Staël, tout particulièrement le livre XIII, chapitre I, qui porte sur « Le Vésuve et la campagne de Naples ». Notons pourtant, comme notre analyse des Maîtres sonneurs le montrera, que Sand abandonnera et critiquera dans ses Künstlerromane cette image de l’artiste solitaire, détaché de la société, prônée au début du romantisme et que certains théoriciens, avec justesse, rattachent au romantisme masculin (cf. Bertrand-Jennings, Un autre mal du siècle, 2005). 133 Souvenons-nous de Frankenstein ou Le Prométhée moderne de . 134 La description des artistes romantiques et sandiens, durant leur performance, se construit souvent sous le signe du feu : « Les notes prenaient vie, étincelaient et sautillaient autour de moi ; un feu électrique passait à l’extrémité de mes doigts sur les touches » (Hoffmann, 1963 : 887). Citons aussi un exemple d’une performance de Consuelo : 77

(du domaine du génie, refusé à une femme) et de se l’approprier, mais aussi d’apprendre que cet

élément ambigu, effrayant et magnifique à la fois, consomme tout en donnant la vie.

Durant son premier arrêt dans la Grotte des Chèvres, en faisant ses préparatifs pour y passer la nuit, le voyageur allume le feu que « la température glacée de cette région rend indispensable » (HR : 104) et avant de s’endormir il se met à admirer la braise ardente d’où s’enfuient, multiformes et ondoyantes, des flammes blanches et bleues. Il y voit une image réduite du volcan en action, « des jeux de la flamme et des mouvements de la lave dans les irruptions de l’Etna » (HR : 104) et souhaite avoir les yeux d’une fourmi afin de « contempler cet admirable spectacle dans toutes ses horreurs » (HR : 104) :

[…] avec quels transports de joie aveugle et de frénésie d’amante, ces essaims de petites phalènes blanchâtres viennent s’y précipiter ! Voilà pour elles le volcan dans toute sa majesté ! Voilà le spectacle d’un immense incendie. Cette lumière éclatante les enivre et les exalte comme ferait pour moi la vue de toute la forêt embrasée […] (HR : 104-5).

Relevant plutôt du sublime que du beau, ces images du feu provoquent chez le voyageur un sentiment mélangé d’horreur et de majesté135. Toutefois, la fascination par l’élément prométhéen ne relève pas uniquement du penchant du voyageur (et romantique) pour les émotions fortes ; par ce spectacle enflammé il a le pressentiment de sa propre vocation de poète dont la voix mystérieuse qu’il entendra bientôt sera une autre manifestation. Comme l’affirme Bachelard

(2011), entre toutes les images, celles de la flamme « portent un signe de poésie. Tout rêveur de

« Un feu divin monta à ses joues, et la flamme sacrée jaillit de ses grands yeux noirs, lorsqu’elle remplit la voûte de cette voix sans égale et de cet accent victorieux, pur, vraiment grandiose […] » (C : 91). 135 Dans son ouvrage Recherches philosophiques sur l’origine des idées que nous avons du Beau et du Sublime, précédées d’une dissertation sur le goût, Edmund Burke note : « Tout ce qui est propre, de quelque façon que ce soit, à exciter des idées de douleur et de danger, je veux dire tout ce qui est, de quelque manière que ce soit, terrible, épouvantable, ce qui ne roule que sur des objets terribles, ou ce qui agit de manière à inspirer de la terreur, est une source du sublime ; c’est à dire, qu’il en résulte la plus forte émotion que puisse éprouver l’esprit » (1765 : 78). Dans la section « De la lumière » nous lisons : « À l’égard de la lumière, pour en faire une cause capable de produire le sublime, il faut qu’elle soit accompagnée de quelques circonstances, outre la simple faculté qu’elle a de faire voir d’autre objets. La lumière purement comme telle, est une chose trop commune pour faire une forte impression sur l’esprit ; et il ne peut rien y avoir de sublime sans une forte impression » (Op. cit. : 183). 78

flamme est un poète en puissance. […] Elle nous détache du monde et elle agrandit le monde du rêveur. La flamme est à elle seule une grande présence, mais, près d’elle, on va rêver loin, trop loin : “On se perd en rêveries” » (3-4).

Ceci sera justement le cas du voyageur qui quitte sa grotte le matin pour s’enfoncer dans la partie boisée du chemin menant au volcan. Il entame ainsi l’étape suivante du voyage auquel le narrateur se réfère comme un passage à travers la « regióne silvósa »136 (HR : 107), nom évoquant les Sylphes/Sylphides ; créatures symboles de la beauté et de l’aspiration spirituelle. Au fur et à mesure qu’il avance dans la forêt sous un clair de lune féerique, le voyageur entend un chant

« doux et plaintif comme la brise [qui] s’éleva avec la lune du coteau boisé qui bornait l’horizon » (HR : 108). L’appel de cette voix, dotée d’une ambiguïté mystérieuse et dont la musicalité est traduite avec beaucoup de virtuosité par la jeune écrivaine, est immédiatement irrésistible pour le voyageur. Étant lui-même « un excellent musicien et un chanteur plein de goût » (HR : 109), comme le narrateur prend soin de le souligner – dans un geste qui annonce un des héros de prédilection de Sand, le musicien – le voyageur constate que seul un artiste hors pair serait capable « de remplir ainsi l’espace du son de sa voix puissante, sans le secours d’aucun instrument » (HR : 109)137. Effectivement, la voix, à la fois suave et féminine et « trop pleine, trop grave, trop sonore pour le gosier délicat d’une femme » (HR : 109-10), le ravit. Le chant même, « mystérieux et bizarre » était « une invocation tantôt plaintive, tantôt passionnée adressée aux Esprits de la montagne ; les paroles semblaient à peine astreintes aux règles de la versification et pourtant c’était une poésie enthousiaste et sauvage qui portait le caractère de l’improvisation » (HR : 110).

136 Le motif de la forêt où le héros se perd est propre aux contes et aux contes de fée. 137 Sand, pense-t-elle ici à Domenico Donzelli, le puissant ténor italien qui faisait partie du Théâtre italien de Paris depuis 1825 ? 79

Deux topoï sandiens importants concernant la représentation de l’artiste apparaissent dès ici : celui de l’asexualité de l’esprit créateur et celui de l’improvisation artistique en tant qu’une de ses qualités distinctives. Ce premier, dont la cohérence dans son univers romanesque se signale par les motifs reccurents du déguisement ou de l’ambivalence des noms de ses héros

(Consuelo/Célio, Edmée/Amédée138), sans oublier son propre pseudonyme, passe ici par la description du contralto – la voix pour laquelle Sand partage, très tôt comme on le constate, l’engouement romantique139 et dont Consuelo incarnera l’idéal. Notons cependant au passage que ce motif sera chez Sand, à l’opposé de ses confrères, un vecteur important de sa réflexion politique140.

En ce qui concerne l’improvisation artistique, notion qui paradoxalement constituera un des axes principaux de la critique anti-sandienne à une époque où le réalisme s’imposera comme discours dominant141, elle est une des qualités essentielles que possèdent ses figures d’artistes de génie. Qu’il s’agisse de l’improvisation des artistes populaires ou de celle des acteurs de la comedia dell’arte, ou des acteurs tout court, pouvoir improviser est un but à atteindre pour l’artiste sandien. Par conséquent, ceux qui enseignent l’art dans ses Künstlerromane louent souvent l’esprit de l’improvisation qui ouvre à l’artiste « un champ illimité de créations

138 Célio est un des personnages principaux du Château des Désertes, Edmée de . 139 « Que tu me plais, ô timbre étrange !/Son double, homme et femme à la fois,/Contralto, bizarre mélange/Hermaphrodite de la voix ! » (Gautier, 1945 : 31). 140 La romancière, qui s’engagera pour que l’art et la science deviennent « le domaine de deux sexes » (SI : 20) reprend souvent ce sujet en dehors des textes romanesques. Dans un fragment de Souvenirs et idées intitulé « À propos de la femme dans la société politique », elle affirme : « Il ne m’a jamais semblé possible que l’homme et la femme fussent deux êtres absolument distincts. Il y a diversité d’organisation et non pas différence. Il y a donc égalité et non point similitude. J’admets physiologiquement que le caractère a un sexe comme le corps, mais non pas l’intelligence. Je crois les femmes aptes à toutes les sciences, à tous les arts et même à toutes les fonctions comme les hommes. Mais je crois que leur caractère qui tient à leur organisation donnera toujours en elles un certain aspect particulier à leurs manifestations dans la science, dans l’art et dans la fonction. Il n’y aurait point mal à cela. L’art, la science et la fonction pourraient gagner à devenir le domaine de deux sexes » (SI : 20). 141 Dans son essai George Sand, Henry James (2004), qualifie la romancière de « la grande improvisatrice de la littérature : l’écrivain qui fait le mieux songer à la ‘profusion d’art non prémédité’ du chant de l’alouette de Shelley » (17) ; constatation non dénuée d’ambiguïté. Pour ce critique, avant tout cérébral, « aucun écrivain n’a produit d’aussi grands effets avec une pareille absence de préméditation » (17). 80

délicieuses » (CD : 925)142. Précisons pourtant que le champ sémantique que couvre cette notion dans son univers est beaucoup plus complexe que ne l’admettent certains critiques et, loin de renvoyer uniquement à la notion d’accident, il recouvre celui d’une variation sur un thème donné ou d’une interprétation qui rend possible une mise en question de ce qui passe pour acquis dans le social ou dans la littérature. Or, improviser, pour Sand, c’est aussi contester et déconstruire, avant la lettre, certains mythes sociaux et littéraires dans l’établissement desquels, pour paraphraser Hannah Arendt sur la philosophie, la littérature n’est pas tout à fait innocente143. Au contraire, celle-ci y participe en créant des types (cf. Manon Lescaut, Ophélia, Pénélope, etc.) et il s’agira justement pour Sand de reprendre certains motifs ou types littéraires et de les reconfigurer144. Ainsi, nombreux sont ses récits marqués par le renversement des rôles traditionnellement occupés par un sexe (Lélia) ou par la classe sociale (Le compagnon du tour de

France). Le poète larmoyant Sténio face à une Lélia qui n’arrive pas à pleurer à une époque qui fait la distinction, biaisée par la perception du genre sexuel, entre la sensibilité et la sensiblerie ;

Leon Leoni, le héros du roman éponyme qui est beaucoup plus qu’une réécriture et un pendant masculin de Manon Lescaut, en sont autant d’exemples. Finalement, on ne saurait oublier que la valorisation de la notion d’improvisation relève de la volonté de l’auteure de rendre hommage à l’archétype littéraire de la femme génie, la grande improvisatrice Corinne, l’héroïne du roman

142 Plusieurs leçons du vieux Boccaferri (Le château des Désertes) portent sur l’improvisation : « Ici, nous sommes libres de la lettre, et l’esprit d’improvisation nous ouvre un champ illimité de créations délicieuses », enseigne-t-il aux jeunes acteurs (CD : 925). 143 Arendt et Jaspers, 2006. « La philosophie n’est pas tout à fait innocente ». 144 Improvisation ainsi comprise préfigure la notion de répétition subversive telle que la théorise Judith Butler. Dans Trouble dans le genre (2005), elle souligne le potentiel subversif de la répétition contre la tyrannie de la loi et les affres du symbolique patriarcal : « L’hétérosexisme et le phallogocentrisme sont des régimes de pouvoir qui cherchent à étendre leur domination par la répétition et la naturalisation de leur logique, de leur métaphysique et de leurs ontologies » (108). Toutefois, elle reconnaît aussi qu’il serait futile de tenter de les abolir et qu’il vaudrait mieux s’en servir comme stratégie et comme arme pour subvertir l’ordre dominant, qui désigne et définit la place du sujet féminin ainsi que son identité dans le système symbolique qui l’asservit. « Si la répétition est vouée à se répéter comme le mécanisme de reproduction culturelle des identités, la question décisive est de savoir quel genre de répétition subversive pourrait remettre en question la pratique régulatrice de l’identité » (108). 81

staëlien considéré par certains, avec Consuelo, comme texte fondateur du Künstlerinroman occidental145

Appel d’une voix irrésistible

Oubliant sa première intention de solitude, il se met à suivre la voix du « chanteur invisible » et essaie de l’interpeller en initiant un dialogue par le chant (soulignons toutefois l’aspect si peu matériel de l’être qu’il s’obstine à suivre qui renvoie au dédoublement de la conscience chez l’artiste). S’ensuit un passage important pour ceux qui s’intéressent aux configurations de l’expérience de la différence de la jeune Aurore sur le point de se révéler auteur. Or, Amédée constate très vite que sa voix, quoique « fraîche et belle » (HR : 112) et, « plus mâle que celle de son compagnon invisible » (HR : 112), n’avait pas de force pour remplir les vallons et les collines. Cette évaluation de sa propre puissance vocale n’explique pourtant pas l’énigme de la voix de l’inconnu et Amédée émet l’hypothèse que son « adversaire » doit être « placé bien favorablement et qu’un écho propice se charge de doubler le volume de sa voix, car [dit-il] je défie le plus robuste chantre de lutter contre ce vent qui emporte les sons avant qu’on ne les lui ait confiés » (HR : 112-13). Bien que le recours au mythe de Narcisse et Écho relève d’un topos littéraire assez courant en ce qui concerne les quêtes identitaires des jeunes poètes, il faut noter dans cette scène une des premières allusions de l’écrivaine novice à sa condition de femme dans un champ auctorial qu’elle s’apprête à aborder. Ce champ « adversaire », que le voyageur perçoit comme répétant et amplifiant la même voix, ne ressemble-t-il pas à la situation sociale de Sand où ses collègues masculins ont accès à une reconnaissance symbolique refusée aux femmes ?

145 « The central questions of female art and female creativity are raised in these groundbreaking novels, and English women writers of the artist-as-heroine motif engage these two important texts again and again, producing works intriguing for their intertextuality, their personal slant on issues already in the air that intellectual and creative women were breathing », note Linda M. Lewis (2003 : 13). 82

Le chanteur mystérieux, conscient de sa supériorité, refuse pourtant tout dialogue avec le voyageur enthousiaste. Il invoque les Esprits de la forêt vierge en les incitant à ne pas laisser

« violer [leur] sanctuaire par des pas humains […] Vents du soir, emportez le téméraire ; rochers sourcilleux, brisez-le contre vos flancs aigus ! » (HR : 113-14). Toute initiation se construit par les obstacles que l’initié réussit (ou ne réussit pas) à vaincre et cette supplication du chanteur, décrite par les images qui rappellent l’expiation de Prométhée, n’effraie pas Amédée. Déterminé

à suivre la voix – « Chante, chante, […] ; quand tu devrais me maudire, je m’enivrerais du plaisir de t’écouter » (HR : 114), – marqué par le complexe de Prométhée tel que le définit G.

Bachelard146, Amédée s’enfonce plus profondément dans la forêt. Commence ainsi une lutte où le voyageur essaie de s’approcher du chanteur qui garde pourtant son aura d’ambiguïté malgré le fait que la distance spatiale qui les sépare se trouve progressivement diminuée. Finalement les deux voyageurs entament un dialogue et, bien que l’être mystérieux essaie à plusieurs reprises de se débarrasser du jeune voyageur plein de zèle (il provoque un combat sur le dos de la mule qui occasionnera la chute des deux « dans un ravin de plus de trois cents toises de profondeur »), il deviendra une sorte de guide qui lui fera découvrir par étapes successives que « [sa] voix c’est

[sa] vie » (HR : 117) ou encore qu’il est « organisé pour chanter comme vous pour parler et c’est en chantant que je me repose »147 (HR : 117).

Éruption : fusion avec le feu

Après la chute, suivie d’un douloureux réveil, Amédée constate avec étonnement que son compagnon et lui sont arrivés tout près du cratère de l’Etna, là où « on ne trouve plus de chemin

146 G. Bachelard (2011) définit le complexe de Prométhée dans La psychanalyse du feu comme : « toutes les tendances qui nous poussent à savoir autant que nos pères, plus que nos pères, autant que nos maîtres, plus que nos maîtres » (30). 147 À comparer avec la description de Consuelo : « Studieuse et persévérante, vivant dans la musique comme l’oiseau dans l’air et le poisson dans l’eau, […], Consuelo avait une de ces rares et bienheureuses organisations pour lesquelles le travail est une jouissance, un repos véritable […] » (C : 73).

83

tracé et [où] on s’oriente vers l’Etna principal qui se trouve à découvert de tous côtés » (HR :

120). L’absence des sentiers battus et le fait qu’ils se trouvent dans le royaume de la nature intacte (dans le domaine de la création où il faut assumer sa propre individualité et son originalité), ainsi qu’une nouvelle mention d’Empédocle signalent l’approche du moment décisif de la métamorphose. En vain, Amédée essaye d’extraire de son compagnon le mystère de leur

être-là : le chanteur blâme un accès de « fièvre cérébrale » causée par la « subtilité d’air ». Ils décident de s’approcher de l’Etna, en se soutenant l’un l’autre contre la violence du vent, et le voyageur de constater :

Tout est prestige et fantasmagorie vers la cime du volcan. Cette neige éternelle du sein de laquelle s’exhalent des feux souterrains, cette flamme blanche et phosphorique qui brûle tranquillement sur la brèche du cratère, et comme un pâle fanal répand ses tristes lueurs sur la glace transparente […] (HR : 125).

Tout devient plus irréel, le paysage et le chanteur même, qui d’ailleurs était davantage un esprit qu’un être humain.

Toujours aussi enthousiaste qu’au début de son voyage, malgré les avertissements de l’esprit et bien qu’il sente sa raison se troubler et son cerveau s’embraser, Amédée persiste dans son intention de s’approcher du volcan. Alors qu’au milieu de ce spectacle l’esprit se met à chanter frénétiquement, Amedée le supplie de ne pas le laisser « végéter dans cette vie réelle, à laquelle tu ne sembles pas appartenir, […] ange ou démon : entraîne-moi dans ce tourbillon que je vois déjà t’envelopper » (HR : 128). Soutenant que la mort « ne saurait être dans cette région

éthérée où tu me transportes » (HR : 129), il se dit prêt à laisser son corps aux flammes pourvu que son âme se réunisse « à ces éléments subtils dont tu es composé » (HR : 129). Vaincu par la persistance du jeune poète aspirant, l’esprit le couvre d’une partie de son manteau rouge et l’amène dans la vie des fantômes. Atteignant ainsi au moment clé de toute experience initiatique

Amédée se sentit pénétré jusqu’aux os par la flamme dévorante. Il se retourna et vit son corps à demi consumé que la lave emportait loin de lui et dont les misérables débris flottaient sur une mer de feu. Au même instant, ce qui restait de lui se sentit entouré par 84

des bras voluptueux, et son compagnon au manteau rouge devint une femme plus ravissante que les houris tant vantées du Prophète : […] Ses beaux yeux n’avaient plus cette tristesse dédaigneuse ni cet éclat diabolique qui s’y étaient montrés successivement ; ils avaient l’expression brûlante d’un amour passionné […]. À la vue de cette métamorphose, Amédée sentit un mélange de désir et de terreur. La fée s’enfuit et gravit la montagne embrasée avec la légèreté d’un oiseau (HR : 131-32).

Cette fusion avec le feu, par où Amédée se débarrasse de sa part mortelle, est vécue comme un acte d’amour : « L’amour, dévoré d’amour » (HR : 133), qui délivre celui-ci des peurs liées à la condition humaine. « Pur esprit, il éprouvait l’ardeur de la flamme, non comme une douleur cuisante, mais comme une indicible volupté » (HR : 133). En se délectant de cette jouissance à la fois charnelle et spirituelle, une jouissance d’autant plus extatique que la voix prend le corps d’une femme ravissante, le voyageur se réveille, sain et sauf, dans la Grotte des Chèvres.

Malgré l’évidence de l’inexpérience de la jeune auteure et malgré son recours à un arsenal d’images littéraires assez rebattues, ce récit, à travers la représentation de l’expérience d’une jeune personne qui, dans l’intimité de son être, arrive à la prise de conscience de sa vocation, nous laisse saisir les préoccupations qui marquent la toute première étape du devenir artistique de

Sand. Avec justesse I. Hoog Naginski (1999) affirme que l’Histoire du rêveur « est aussi l’histoire de la rêveuse. Amédée est un poète en herbe dont l’ascension représente l’accès du poète à une vie nouvelle qui transcende son existence personnelle et de laquelle va naître l’art »

(59). Alors que l’on aurait tort d’identifier le voyageur et la romancière, il faut noter que ce vol de feu par un être dont la détermination est décrite avec beaucoup d’humour, renvoie de manière detournée à une idée du génie en tant que notion moins (uni)sexuée, à laquelle pourront aspirer même ceux dont le nom se termine en –ée et à un thème reccurent dans l’œuvre sandienne, celui du caractère problematique des quêtes artistiques des femmes. Nous ne poursuivrons pas la suite de ce récit abandonné par l’écrivaine novice, mais important pour saisir le commencement à la fois de sa propre formation artistique et de la construction d’un réservoir d’images poétiques ou

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de techniques narratives148. La trajectoire horizontale du héros/narrateur des Lettres d’un voyageur qui, conscient de sa vocation, doit trouver une place dans un social peu habitué aux voix féminines, nous révélera la distance parcourue par la romancière, dans l’espace de quatre ans qui sépare ces deux textes, dans sa propre Künstlerbildung. Ainsi, les interlocuteurs du voyageur des Lettres, moins purs esprits et plus hommes de chair et d’os, seront les autres artistes, les hommes du pouvoir, les critiques ou tout simplement ses amis, tandis que le récit de voyage, dont se réclame le héros, sera justifié par l’élaboration d’une chronique de son époque, importante, entre autres, car vue de la perspective féminine.

148 I. Hoog Naginski (1999) a mis en évidence la maîtrise avec laquelle la jeune romancière construit l’image du narrateur dans cet ouvrage où ce dernier (je) et le narrataire Tricket changent souvent de places, ce qui permet un regard ironique sur le processus même de narrer et sur le narrateur : « Il me semble, mon bon Tricket, dis-je en interrompant le narrateur, que tu fais des phrases un peu longues. – Elles ne le sont pas encore assez pour être à la mode, me répondit-il sans se déconcerter, et il continua » (HR : 101) ; « Ne pourriez-vous sauter quelques pages, dit Tricket, cela sent la préface à plein nez » (HR : 139-140). 86

Lettres d’un voyageur : Künstlerbildung et la construction de l’ethos auctorial

Si comprendre et intérioriser sa vocation est le premier pas dans le devenir artistique, celui de s’imposer dans un champ littéraire (artistique) ayant ses propres lois et sa dynamique propre en est un autre tout aussi important. Histoire d’un rêveur et Lettres d’un voyageur correspondent grosso modo à ces deux grandes étapes du parcours artistique sandien. Au moment où elle écrit ce dernier ouvrage, la romancière veut exprimer plus directement ses prises de position concernant les questions sociales ou esthétiques, mais il lui importe aussi d’influencer par son propre faire une image auctoriale dont le lectorat s’empare à une époque qui n’est pas seulement, comme l’a noté José-Luis Diaz (2007), celle du sacre de l’écrivain, mais aussi celle de sa

« vedettarisation » (3). Or, le temps est venu pour Sand, déjà reconnue comme artiste de premier ordre après Indiana et surtout après Lélia, « d’exhaler certaines agitations » (HMV, t. I : 8) en assumant son je d’une manière plus évidente que cela n’est possible dans les ouvrages fictifs, ni même dans les préfaces. Il lui importe, peut être davantage qu’à ses contemporains masculins, d’influencer par son propre dire une image de soi, vu la transgression que son activité d’écrivain sous-entend, vu aussi le succès de scandale de ses ouvrages (surtout de Lélia). Ainsi, on ne pourrait pas sous-estimer le rôle des Lettres d’un voyageur dans la mise en place par Sand des scénographies auctoriales149, à savoir des « dispositifs identitaires, par lesquels les écrivains tentent de signaliser leur ‘position’ » (J-L. Diaz, 2007 : 5).

149 En reprenant la formule foucaldienne, « l’auteur ce n’est pas de l’ordre du donné mais du construit », J-L. Diaz (2007) rappelle la complexité du processus par lequel un auteur naît pour le public, par lequel une certaine image de l’auteur s’installe dans l’imaginaire du lectorat. En soulignant à quel point il est important pour un écrivain de se doter d’une image, celui-ci note que : « Ce n’est pas une mince affaire que de doter l’œuvre à naître de ce qu’il est convenu de nommer “auteur” : entendons un personnage aisément réparable par l’imaginaire social, servant de pôle d’intégration aux œuvres éditées sous une même raison sociale et de cible aux fantasmes du lecteur » (175). 87

Ces dernières fonctionnent, selon le critique, surtout au niveau de l’écrivain imaginaire, l’instance auctoriale qu’il faut distinguer de l’homme de lettres (le plan réel) ou encore d’auteur

(instance textuelle), deux fonctions auctoriales mises en avant par Foucault dans « Qu’est-ce qu’un auteur » (1969)150. La scénographie auctoriale ne serait pas uniquement un fait du discours

(cf. la scénographie énonciative de Maingueneau), bien que la dimension discursive y joue un rôle important, mais relèverait de l’auteur tel qu’il se représente ou qu’il se laisse représenter et se joue au niveau des postures sur la scène littéraire : « Qu’on le veuille ou non, l’écrivain joue un rôle, endosse une tunique, choisit des insignes – dans une panoplie qui évolue au fil de l’Histoire » (J-L. Diaz, 2007 : 20). Que l’on se réfère à la notion de la scénographie auctoriale qui nous paraît très appropriée pour l’ouvrage sandien ou de celle l’ethos151 auctorial (l’image de soi que projette l’orateur désireux d’agir par sa parole (Amossy, 2010 : 61), Lettres d’un voyageur représente une étape importante dans la Künstlerbildung de la romancière où elle travaille à l’affirmation (de la spécificité) de sa voix sur la scène littéraire. Il serait peut-être plus juste de dire que ce texte participe à ce que Ruth Amossy (2010) appelle la réinvention de l’ethos, car il s’agit pour Sand autant d’affirmer son identité artistique que d’inventer des modalités de l’être en tant que femme. Or, comme la critique le note au sujet de « la parole de ceux qui se définissent comme autres » (79) :

150 Il faudrait citer aussi le travail fondateur de Wayne C. Booth, The Rhetoric of Fiction (1961), où il développe la notion d’auteur implicite. 151 Nous reprenons la notion (et l’orthographe) d’ethos telle que la théorisée Ruth Amossy dans L’argumentation dans le discours. Reconnaissant la complexité des débats autour de l’instance auctoriale, depuis son dédoublement (cf. auteur implicite de Wayne C. Booth, rejeté par Gérard Genette, 1983), à travers sa mort (Roland Barthes, 1984) jusqu’à sa résurrection (Sean Burke, 1992), Amossy propose de remplacer la notion d’auteur implicite par la notion d’ethos (auctorial) qui est selon elle « à la fois plus restreinte, mieux ciblée, et plus précise dans l’outillage qu’elle procure » (2009, texte électronique). L’argumentation dans le discours « qui croise l’analyse du discours et la rhétorique » n’ambitionne pas « de régler les multiples problèmes que soulève l’auctorialité en théorie de la littérature, en philosophie et dans d’autres disciplines. En particulier, elle ne s’attaque pas à la question de l’origine du sens et ne prend pas position sur les questions d’interprétation qui en dérivent. Elle ambitionne néanmoins d’offrir une approche susceptible d’éclairer le rapport qui se noue entre le texte et son lecteur, en même temps que les dimensions institutionnelles de la littérature » (Amossy, 2009, texte électronique). 88

[…] pour se ressourcer à une rhétorique qui donne prise sur l’action citoyenne et le pouvoir, il faut dépasser non seulement les positions antiques qui refusent à la femme (et à l’esclave) tout accès au logos, mais aussi le point de vue moderne qui ne donne aux dominés accès à la parole qu’en aliénant leur droit à la différence (Op. cit. : 79).

Pour assumer un discours qui « n’a été ni conçu ni formé pour moi » et pour reprendre à son compte « un ethos, un “personnage” qui ne correspond pas à mon moi, qui déforme et nie sous couvert d’universalité ce que je suis – femme, arabe, noir, colonisé, etc. » (Ibid. : 79), il faut contourner les images qui se nourriraient « de modèles consensuels » et travailler sur l’invention

« d’une image qui se refuse aux commodités de représentations piégées et de normes aliénantes pour œuvrer à l’invention d’une identité » (Ibid. : 79).

C’est exactement cette invention d’une image de soi en tant qu’auteur qui est un des enjeux des Lettres, invention qui passe, dans le cas de George Sand par l’appropriation de l’identité artiste dont Sand a bien compris l’ascendant au XIXe siècle. En tant que texte qui trace la Künstlerbildung de la romancière en même temps qu’il témoigne de la mise en place de modalités pour que cette formation puisse se faire, Lettres d’un voyageur bouscule un certain nombre de valeurs sur lesquelles repose l’institution littéraire – la conception traditionnelle de l’artiste (homme), celle de ses fonctions et de ses postures – et propose un système de valeurs où se trouvent privilégiées les notions de différence, de mouvement et de dialogue. Nous analyserons les étapes essentielles de cette formation, ainsi que les représentations des artistes disséminées dans le récit en nous concentrant, dans un premier temps, sur les trois premières lettres où, à travers les images d’eau, Sand élabore une poétique de la mouvance, fondamentale pour son Künstlerroman. Dans un deuxième temps, nous chercherons à dégager la spécificité de l’expérience sandienne dans un champ littéraire et à un moment historique qui sont les siens, en

étudiant les missives VI, VII, IX et XI qui comportent aussi une réflexion sur le rapport entre la création artistique et la critique, avant de nous concentrer sur la dernière lettre qui confère à cette quête son aspect euphorique. 89

L’artiste ou la résistance à la pétrification

Écrite depuis Venise à Musset (bien que celui-ci ne soit pas nommé), la première lettre, marquée par le désespoir et la désorientation du voyageur, mais aussi par un langage sensuel, s’ouvre sur l’image du voyageur en toute mobilité : « J’étais arrivé à Bassano à neuf heures du soir, par un temps froid et humide » (LV : 651). Le voyageur ne fournit aucune information sur son statut social, sur son origine, aucun renseignement sur le contexte de son déplacement152, de sorte que la question identitaire qui traverse l’ouvrage se signale dès ici par son absence même. Il évoque une révolution qu’a vécue son destinataire qui, n’étant avide que de marbre taillé153 à son arrivée en Italie, garde comme le plus beau souvenir de son périple italien celui « d’une eau limpide et froide où tu lavas ton front chaud et fatigué dans un jardin de Gênes » (LV : 652). Cette réminiscence, en annonçant deux fils thématiques qui ponctuent la lettre, les images du marbre et de l’eau, provoque un commentaire sous la forme du présent gnomique de l’universalisation (ni temps ni lieu) constituant un micro-récit où, à travers la juxtaposition de l’art (la culture) et de la nature, se trouve annoncée une quête de soi d’un je qui rêve d’unité :

C’est que les créations d’art parlent à l’esprit seul, et que le spectacle de la nature parle à toutes les facultés. Il nous pénètre par tous les pores comme par toutes les idées. Au sentiment tout intellectuel de l’admiration, l’aspect des campagnes ajoute le plaisir sensuel. La fraîcheur des eaux, les parfums des plantes, les harmonies du vent circulent dans le sang et les nerfs, en même temps que l’éclat des couleurs et la beauté des formes s’insinuent dans l’imagination. Ce sentiment de plaisir et de bien-être est appréciable à toutes les organisations, même aux plus grossières ! [...] Mais il ne procure aux organisations élevées qu’un plaisir de transition, un repos agréable après des fonctions plus énergiques de la pensée. Aux esprits vastes il faut le monde entier, l’œuvre de Dieu et les œuvres d’homme (LV : 652).

À l’encontre de l’Histoire d’un rêveur, où le héros ressent une attraction irrésistible pour le feu, le voyageur des Lettres, ayant besoin de soigner quelques cicatrices sentimentales (la

152 À l’encontre, par exemple, de Flora Tristan qui, avant de commencer la relation de voyage dans l’avant-propos des Pérégrinations d’une paria, propose un récit détaillé sur sa personne. 153 Le voyageur, pour sa part, affirme qu’il aurait abandonné « tous les palais du monde pour aller voir une belle montagne de marbre brut dans les Apennins ou dans les Alpes » (LV : 652). Cette première comparaison entre le destinateur et son destinataire annonce les axiologies différentes qui motivent leurs quêtes artistiques. 90

déception amoureuse est palpable dans la lettre) mais aussi souhaitant neutraliser l’immobilité débilitante, entendu comme le manque d’énergie vitale et créatrice, causée par la maladie de doute que l’auteure a vécu et qui a marqué Lélia, subit l’ascendance de l’eau. Dès son inauguration, qui s’ouvre sous le signe du froid et de l’humidité, jusqu’à sa fin, les images aquatiques jalonnent la première missive, à l’instar de la rivière Brenta qui structure en grande partie le parcours spatial du voyageur154. À la fois un voyage vers la source (vers soi) et une ouverture vers l’autre, la quête du voyageur trouve dans les images de mobilité, du reflet155, de fluidité, un vrai moteur et une inspiration. Il évoquera à tour de rôle dans les trois premiers passages « l’eau limpide », « la fraîcheur des eaux », « la fontaine d’eau pure » ou « l’eau de la source », toutes des images de l’eau claire capable de guérir (cf. Bachelard, 1986), ou de renvoyer le reflet de celui qui se penche dessus. Ces images s’opposent à celle du marbre qui indexe le long du récit la fixité, l’immobilité et l’opacité156.

Interrompu dans sa rêverie par son compagnon de voyage qui l’encourage à retourner à

Venise, le voyageur refuse de revenir dans « votre ville marécageuse » (LV : 653) et annonce à celui-ci son projet d’escalader les Alpes. Il fait alors la toute première allusion à sa féminité, car il lui faut, tout comme au voyageur de l’Histoire d’un rêveur, justifier ce plan et défendre sa liberté. Or, le docteur, tout en jetant un « regard de mépris sur [s]on chétif individu » (LV : 654) et en déclarant avoir escaladé les Alpes « plus de vingt fois » (LV : 654) tente de suppléer ce

154 Soulignons que la Brenta n’est pas la seule eau (rivière) qui ponctue le déplacement du héros qui se dirige aussi le long du ruisseau en suivant la route d’Asolo (LV : 677). Toutefois la Brenta, prenant sa source dans le Tyrol, que le voyageur se propose comme but final de son itinéraire, mais qui, tout comme le rêve du lac de la lettre II lui échappe constamment, participe à tout un jeu d’échos où les images évoquées renvoient les unes aux autres. Ainsi, un lieu de prédilection de la géographie intime de l’auteure, le Tyrol est un projet qu’elle a rêvé avec Musset. 155 Le motif du reflet de l’être qui se cherche dans d’autres êtres, mais aussi dans l’univers entier, est un motif par excellence du Bildungsroman ; c’est par l’entremise de ses rencontres avec les autres que le héros construit une image de soi-même. 156 Le marbre connote le plus souvent dans le récit l’anti-Bildung, voire la mort ; il est par exemple invoqué dans la lettre VIII pour décrire Talleyrand : « depuis quand les cadavres ont-ils chaud ? […] depuis quand les marbres ont- ils besoin de respirer l’air du soir ? » (LV : 862). 91

désir de locomotion par son propre récit de voyage. À quoi le voyageur rétorque : « Ce n’est pas absolument le même plaisir pour moi de savoir que vous l’avez fait ou de le faire moi-même »

(LV : 653), assertion qui met en avant la volonté que partagent le voyageur et la romancière d’avoir, selon la formulation de Henri James, « de la vie une connaissance de première main »157,

à savoir l’accès à une forme de la Bildung authentique.

En possession de sa liberté, et en se proposant comme destination finale les Alpes du

Tyrol, le voyageur entame son parcours qui se déroulera sous le signe de la désorientation dans un espace où des paysages intimes et ceux de l’extérieur se reflètent les uns les autres, provoquent des réminiscences, suscitent des rêves. Cette promenade solitaire sera l’occasion pour le voyageur de sonder sa propre personnalité, mais aussi de mettre en avant sa vision de la pratique artistique, en traçant entre autres, plusieurs portraits d’autres artistes (Musset, Canova).

Le tout premier portrait artistique est un autoportrait fait en deux temps où le voyageur se compare à un écolier « vain de son courage et de son agilité » (LV : 655) en expliquant que « cela tient à l’exiguïté de ma stature et l’envie qu’éprouvent tous les petits hommes de faire ce que font les hommes forts » (LV : 655). Tout comme l’évocation précédente de son chétif individu, cet autoportrait à la fois moral et physique qui marque le début de la quête de l’artiste-voyageur passe par l’appropriation du topos de l’infériorité du héros qui, comme nous l’avons déjà souligné, caractérise le début du parcours du protagoniste du Bildungsroman158.

Dans un deuxième temps, le voyageur parfait son autoportrait en ayant recours à la littérature, en se comparant au fameux Kapellmeister à la sensibilité exacerbée et à l’humeur

157 Dans son essai George Sand, Henry James (2004) évoque la « force trop impérieuse » (23) de cette « machine trop puissante » (23) qu’était la romancière pour « borner son activité aux limites imposées par une soumission conjugale » (24), en constatant qu’il y avait « en dehors des tranquilles prairies de Nohant une vaste affaire nommée la vie et qu’elle avait la capacité d’en avoir la connaissance de première main. Avoir de la vie une connaissance de première main est le grand exploit accompli par Mme Sand, en tant que femme » (24). 158 Vers la fin de cette première lettre le voyageur évoquera de nouveau « le garçon de ma taille » (LV : 665). 92

changeante, Kreissler de Hoffmann159, déployant ainsi le procédé qui marquera les Lettres ainsi que le Künstleroman sandien : le dialogisme et l’intertextualité. En notant ses altérations d’humeur, le voyageur se dit tantôt gai, sortant les deux chapeaux l’un sur l’autre160 et capable de hasarder « les pas les plus gracieux sur les bords de l’Achéron »161 (LV : 656), tantôt victime du spleen, évitant les abîmes et sachant que « dans ces jours-là, le sifflement importun d’un insecte

à mon oreille […] suffirait pour me transporter de colère et de désespoir, et pour me faire sauter au fond des lacs » (LV : 656). Cette nouvelle évocation de l’eau passe par l’image du lac à l’eau stagnante, profonde et opaque, qui rappelle la mort et le désir de suicide qu’a frôlé le voyageur/l’auteur. Après avoir exécuté ces portraits, celui-ci reprend sans aucune transition162 la relation de son voyage, en tournant son regard vers la nature. En paysagiste, il note sa trajectoire matinale sur la route de Trente « en remontant le cours de la Brenta. […] La fonte de ces neiges ne s’étant pas encore opérée, la Brenta était paisible et coulait dans un lit étroit. Son eau troublée et empoisonnée pendant quatre ans par la dissolution d’une roche, a recouvré toute sa limpidité »

(LV : 656).

Il est difficile d’ignorer la quasi obsession de l’eau fraîche et limpide qui circule dans cette lettre où, à part les images mentionnées, le voyageur évoquera « une vapeur argentée »

(LV : 657), « les torrents du Tyrol » (LV : 658), la limpidité du « cristal » et « la blancheur des neiges immaculées » (LV : 662). Or, une reconfiguration et une réécriture du mythe de Narcisse

159 Un des personnages fictionnels préférés de Sand, Kreisler à qui elle rend ici hommage, fait aussi l’objet d’un poème composé par la romancière (Sketches and Hints, dans OA, t. II : 594). L’œuvre sandienne maintient dès ses débuts (Cora, Histoire d’un rêveur) de nombreuses relations intertextuelles avec les écrits de Hoffmann. Le nom du héros de l’Histoire d’un rêveur, Amédée constitue à la fois un hommage à Hoffmann et à Mozart. La maison déserte mise en scène dans la lettre VII des Lettres d’un voyageur reprend le titre exact du conte de l’écrivain allemand, tandis que dans Cora la romancière improvise sur le motif de la femme à la fenêtre structurant l’ouvrage hoffmannien. Notons toutefois l’orthographe de Sand du prénom de Kreisler qu’elle écrit avec deux s. 160 Le passage de Kreisleriana se lit : « Soudain, sans qu’on sût comment ni pourquoi, il disparut. Bien des gens affirmèrent alors qu’ils avaient remarqué en lui des signes de folie, et, de fait on l’avait vu franchir la porte de la ville, avec deux chapeaux posés l’un sur l’autre, deux tire-portées passés comme des poignards dans sa ceinture rouge, sautillant et chantant gaiment » (Hoffmann, 1963 : 882). 161 En italique dans le texte. 162 Les digressions deviendront la spécialité du voyageur, participant à la nature fragmentaire du texte. 93

sont exécutées avec brio dans cette lettre. Cependant, à la structure circulaire (ipséiste), où soi tend vers soi, si bien représentée dans le tableau du Caravage, Sand substituera une découverte de soi relevant d’une structure kaléidoscopique où le moi, marqué par la mouvance et à la recherche de rencontres avec ses proches, se réalise dans l’ouverture vers l’autre et vers l’ailleurs. La quête de la romancière sera dès ici une quête de la différence, une occasion pour le dialogisme qui permet au héros (voyageur) de se découvrir dans ce qui n’est pas encore, dans et par l’intersubjectivité de ses rencontres. Ce voyage lui permet de ne pas clore son récit, de résister à toute détermination – cette résistance étant, selon sa propre conviction, la caractéristique du poète –, alors que les nombreuses évocations de l’eau participent à l’établissement d’une des prémisses à la fois de sa poétique romanesque et de sa propre formation (artistique) : continuer à chercher, rester ouvert au changement163. Que le voyageur se console en regardant les cimes du Tyrol lui échapper encore une fois et disparaître tels des

« fantômes pâles […] dans les vapeurs du soir » (LV : 659)164, qu’il reproche à un ami de ne pas

être poète car celui-ci ne sait « rester dans le doute » sur quoi que ce soit165, ou qu’il explique à

Éverard son penchant à ne conclure jamais (LV : 781), le savoir différer constituera le long du texte la possibilité de garder ouvert ce chemin qui mène vers la Künstlerbildung.

Plutôt une promenade qui permet de réfléchir et de rêver que la suite d’un itinéraire bien défini, le trajet du voyageur continue sous le signe du manque d’orientation qui reflète bien son désarroi intime. La rupture avec Musset étant encore très récente, le but du voyageur est de trouver de nouveau les contours de son être, résister à toute fixité, surtout celle causée par le

163 La romancière souligne souvent son admiration pour ceux qui savent résister à la détermination et qui ne prêchent pas. Ainsi, elle loue les Essais de Montaigne, car l’auteur, même s’il « ne conclut guère, il enseigne toujours : il donne sans rien prêcher, l’amour de la sagesse, de la raison, de l’indulgence pour les autres, de l’attention sur soi- même. […] Il en est de son œuvre comme de tout ce qui sort d’une belle intelligence : elle fait réfléchir […] » (HMV, t. II : 46). 164 « Encore un jour de marche, et je toucherai au pays de mes rêves » (LV : 659). 165 « […] tu n’es pas poète du tout. Tu détermines toutes choses, tu ne sais rester dans le doute sur quoi que ce soit » (LV : 767). 94

chagrin. Or, si l’homme est parfois peu sensible à la beauté des paysages, l’artiste est bien alerte et il profite de sa solitude pour les décrire avec un lyrisme exquis :

[…] la murmure de Brenta, un dernier gémissement du vent dans le feuillage lourd des oliviers, des gouttes de pluie qui se détachaient des branches et tombaient sur les rochers avec un petit bruit qui ressemblait à celui d’un baiser, je ne sais quoi de triste et de tendre, était répandu dans l’air et soupirait dans les plantes (LV : 660).

Cette expérience du paysage, ressentie à travers le prisme de la douleur causée par la séparation, déclenche un premier portrait du poète de La nuit de mai, qui servira, comme les autres portraits des artistes dans le récit, de fond contre lequel se tracent plus clairement les traits du voyageur, ses valeurs esthétiques ou sa réflexion sur le social. Artiste dont les épaules plient « sous le fardeau de [son] génie » (LV : 662), marqué par le feu sacré, mais enclin à l’autodestruction et à la destruction166, Musset est représenté comme assoiffé d’idéal, « couché sur les roses que produit la terre » mais songeant « aux roses de l’Eden qui ne se flétrissent pas » (LV : 662). Alors que

Kreisler alimente le portrait de Sand, l’image de Hamlet, courant « sur les traces d’un être invisible » (LV : 664), frôlant les abysses de la douleur et de la folie, marque le portrait de

Musset. « Suspendu entre la terre et le ciel » (LV : 662), ayant les pensées « trop vastes » et « les désirs « trop immenses » (LV : 662), le poète, tel le fleuve que le voyageur entend mugir dans les ténèbres, a jailli de sa source « plus pur et plus limpide que le cristal » (LV : 662), mais se trouve brisé par le silence et la solitude qui l’entourent, deux conditions du destin de vrai artiste dans la société.

L’expérience intime de Sand se trouve transformée ici en une réflexion qui porte sur le statut social de l’artiste ainsi que sur le rapport de l’artiste à l’idéal, ce dernier servant à l’auteure, ici comme dans ses Künstlerromane, pour établir une échelle où l’artiste le plus valorisé se trouve celui qui, en poursuivant son idéal, ne se trouve pas aliéné de la condition humaine. De ce

166 « Quel amour de la destruction brûlait donc en toi ? » (LV : 661). 95

fait, un des reproches à Musset est articulé en ces termes : « Il est faux que tu n’aies pas le temps d’entendre la prière des hommes ; tu as bien celui d’envoyer à chaque brin d’herbe la goutte de rosée du matin ! » (LV : 665). Dans l’univers de Sand, la pratique artistique ne saurait être réduite

à la seule dimension esthétique ; les quêtes de ses créateurs ne visent jamais des apprentissages dont les autres seraient absents. Nous parlerons davantage de ce versant de la réflexion esthétique et sociale de l’auteure dans nos analyses des Maîtres mosaïstes et des Maîtres sonneurs.

Malgré la douleur, très vive dans son esprit, qui ajoute au sentiment de désorientation dans l’espace167, le voyageur refuse de s’y complaire. Bien que tout se trouve sous le signe de la dissonance dans cette lettre et qu’il constate la difficulté « de trouver la nature extérieure en harmonie avec la disposition de l’esprit »168 (LV : 665), il résistera à la pétrification (par l’idée fixe, par la tristesse). Or, en arrivant à Oliero, brisé par la fatigue autant morale que physique, il décide de se laisser « gouverner par [ses] sensations » (LV : 666). C’est à ce moment qu’il découvre dans une partie de la montagne les trois grottes « d’une merveilleuse beauté » (LV :

666). En parvenant à la dernière, le voyageur se penche

[…] sur ce miroir de la source, transparent et immobile comme un bloc d’émeraude. Je vis au fond une figure pâle dont le calme me fit peur. J’essayai de lui sourire, et elle me rendit mon sourire avec tant de froideur et d’amertume, que les larmes me vinrent aux yeux, et que je me relevai pour ne plus la voir (LV : 667).

À l’encontre de Narcisse, évoqué littéralement ici, le voyageur résiste au pouvoir du même, à la pétrification qui le menace, et tourne son regard ailleurs. Une fois de plus, l’eau s’insinue à l’intérieur de la pierre : ses larmes perturbent la fixité de l’image169. Le voyageur sort de la grotte,

167 « Á présent que cette main s’est placée entre nous deux, je me sens inutile et abandonné. Comme une pierre détachée de la montagne, je roule au hasard, et les accidents du chemin décident seuls de mon impulsion » (LV : 657). 168 « Généralement l’aspect des lieux triomphe de cette disposition et apporte à l’âme des impressions nouvelles. Mais si l’âme est malade, elle résiste à la puissance du temps et des lieux ; elle se révolte contre l’action de choses étrangères à sa souffrance, et s’irrite de les trouver en désaccord avec elle » (LV : 665- 66). 169 C’est en ce moment que le voyageur évoque un « fragment d’un livre inédit » (LV : 667) [il s’agit de ] et, par le biais de l’image du marbre, décrit les effets acerbes du temps qui passe sur l’œuvre d’art, sur ce qui a été 96

fatigué et triste, mais ses sensations, éveillées par le ciel pur, l’atmosphère bienfaisante et « la vie

[qui] circulait si jeune et si vigoureuse dans cette riche nature printanière » (LV : 667-68), le font renaître. La mise en lumière du corps qui s’éveille de sa léthargie à la beauté naturelle s’inscrit bien dans la valorisation, posée dans la parte liminaire de la missive, d’une expérience intégrale et variée en tant que moteur important de la Künstler(bildung) de Sand artiste et de ses figures d’artiste. En continuant sa marche, le voyageur esquisse, lors du passage par le village natal de

Canova, le portrait de celui-ci, « un ouvrier, qui taillait le marbre » (LV : 675), dont la vie « fut féconde et généreuse comme le sol de sa partie » (LV : 676), tandis que la description du village même, « fait à la taille de l’homme qui en est sorti »170 (LV : 675), justifie tant soit peu la forme viatique du récit.

Le reste du voyage s’opère selon la même dynamique de la superposition de deux mondes : intérieur et extérieur, un monde d’émotion et celui de sensations, celui de l’art et de la nature, de sorte que vers la fin de la lettre nous retrouvons le voyageur sous le même signe de la désorientation : « Je marchais un peu au hasard en tâchant d’observer tant bien que mal la direction de Trévise, mais sans m’inquiéter de faire trois fois plus de chemin qu’il ne fallait ou de passer la nuit au pied d’un genévrier » (LV : 673). L’on se rend très bien compte, en lisant cette lettre, que le but final du voyageur n’a jamais été d’atteindre les cimes des Alpes du Tyrol ; la victoire qu’il doit emporter est sur lui-même, pour donner sens à une solitude non sollicitée, mais

immobilisé : «Toi aussi, vieux Jacques, tu fus un marbre solide et pur, et tu sortis de la main de Dieu, fier et sans tache, comme une statue neuve sort toute blanche de l’atelier, et monte sur son piédestal, d’un air orgueilleux. Mais te voilà rongé par le temps […]. Tu trouves l’hiver rude et le temps long! Il te tarde de tomber en poussière et de ne plus dresser vers le ciel ce front jadis superbe que le vent insulte aujourd’hui, et sur lequel l’air humide amasse une mousse noire semblable à un voile de deuil. […] Reste, reste dans ton néant, et ne compte plus les jours. Tu dureras peut-être longtemps encore, misérable pierre! […] Mais la gelée fend les marbres. Le froid te détruira, espère en lui » (LV : 667). 170 « La limpidité des eaux, la richesse du sol, la force de végétation, la beauté de la race dans cette partie des Alpes, et la magnificence des aspects lointains que le vallon domine de tous les parts, semblent faits pour nourrir les plus hautes facultés de l’âme et pour exciter aux plus nobles ambitions » (LV : 675).

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néanmoins ressentie vers la fin de la lettre, après ce dialogue avec soi-même (et les autres projetés comme présences), comme favorable à son développement et, par là, à la création. On assiste ici à un moment crucial de cette trajectoire qui vient de commencer :

L’idée d’une éternelle solitude me fit tressaillir de joie et d’impatience, comme autrefois une pensée d’amour, et je sentis ma volonté s’élancer vers une nouvelle période de ma destinée. « C’est donc là où tu en es ? me disait la voix intérieure ; eh bien ! marche, avance, apprends » (LV : 674).

Cette devise marche, avance, apprends, genre de Sapere aude sandien, énoncée vers la fin de la lettre, situe clairement le projet du voyageur sous le signe de la Bildung, tandis que son acceptation de la solitude, la condition sine qua non pour la création (poétique), signale sa non adhésion aux modèles culturels proposés aux femmes et structurés en fonction de la famille.

Notons pourtant dès ici une des particularités des Bildungen mises en scène par la romancière, à savoir le trajet vers et dans la nature qui marquera les quêtes de ses héros (artistes). À l’encontre des héros romanesques romantiques (Rastignac, Julien Sorel) qui s’acheminent vers Paris, lieu par excellence où sont concentrées les structures du pouvoir et où circule le désir, le voyageur des Lettres, après avoir quitté Venise, et à part sa courte excursion à Genève (lettre X), ne parcourt pas les villes. Ne pas se pétrifier, ressembler à l’eau, devient la devise du voyageur, changer, apprendre, se transformer.

Vers une poétique de l’eau, vers une poétique de la mouvance

Envoyée depuis Venise au même destinataire, la deuxième lettre s’ouvre sur un rêve du voyageur, devenu célèbre parmi les romantiques et que Liszt projetait de mettre en musique. Le paysage onirique décrit par Sand est celui d’un « fleuve rapide » (LV : 679) qui amène au voyageur – rêveur solitaire – une barque chargée d’amis chantant « des airs délicieux » (LV :

679). Les amis l’appellent, lui tendent les bras et le rêveur/voyageur s’élance dans la barque. « Ils me disent : « Nous allons à … (ils nomment un pays inconnu) […]. On laisse les instruments, on interrompt les chants. Chacun prend la rame. Nous abordons… à quelle rive enchantée ? Il me 98

serait impossible de la décrire […] » (LV : 679). Le geste symbolique où Sand rejoint la fraternité des artistes se dirigeant par un effort commun vers des pays inconnus est significatif. Au parcours individuel de la première lettre succède un trajet en groupe, facilité par la musique qui dès son apparition se situe sous le signe du lien, de la réciprocité. Ce recours au rêve, au stade initial du parcours du voyageur, relève de la prédilection romantique et de la romancière pour le côté irrationnel de l’être et pour tout ce qui concerne la vie de l’âme171. Aussi fuyant que l’eau, parfois aussi peu transparent, le rêve, tout comme la folie, y ouvre des voies.

Ce songe où les amis l’invitent à « chanter avec [eux] « et à « boire dans [leur] coupes »

(LV : 681) arrache temporairement le voyageur à la tristesse, voire à la condition humaine qui est associée à la marche dans la boue172. Ce souvenir rappelle au voyageur un autre rêve fait durant son enfance. La mise en scène est presque identique mais les décors sont radicalement différents.

Son rêve d’aujourd’hui le transporte sur une île sauvage aux « hauts arbres, des vastes prairies, des libres torrents et des plantes sauvages » (LV : 682), tandis que celui de l’enfance invoque un

« jardin régulier, des gazons taillés, des buissons de fleurs à la porté de mon bras, des jets d’eau parfumée dans des bassins d’argent et surtout des roses bleues dans des vases de la Chine » (LV :

682)173. Or, ce retour en arrière, réalisé par la juxtaposition de deux rêves, suggère la maturation du voyageur et le passage du temps qui amène sa transformation et le changement du regard qu’il porte sur la dichotomie nature/culture, voire sur le social. L’artiste, plante sauvage, indomptée et indomptable dans une nature qui le reflète, dépasse et transcende son enfance révolue d’être

171 En soulignant l’importance de la folie pour l’esthétique romantique, A. Montandon (1979) à noté qu’elle « est liée directement à la philosophie spéculative du romantisme qui s’efforce d’intégrer l’irrationalité de notre être et de notre existence dans une synthèse totalisatrice » (7). Cette mise en lumière du rêve participe justement à l’incorporation de l’irrationnel et l’obscur dans la quête du voyageur. 172 « Lorsque la barque paraît sur l’eau, je ne songe à rien. […] je suis triste, et une des occupations où elle me surprend le plus souvent, c’est de laver mes pieds dans la première onde du rivage. Mais cette occupation est toujours inutile. Aussitôt que je fais un pas sur la grève, je m’enfonce dans une fange nouvelle, et j’éprouve un sentiment de la détresse puérile » (LV : 680). 173 On pense à la Fleur Bleue que Heinri d’Ofterdingen, héros du livre éponyme de Novalis, aperçoit aussi pour la première fois dans un rêve. 99

social et socialisé qui occupe la place qu’on lui assigne au sein du symbolique de l’environnement familial. Le voyageur-rêveur passe d’une esthétique géométrique, rationnelle et contrôlée (le quadrillé, l’organisé) à une esthétique de l’arabesque (la nature sauvage et vierge où l’imagination peut s’épanouir).

Précisons pourtant avec celui-ci qu’il ne s’agit pas pour l’artiste de comprendre le rêve afin de le traduire dans un langage plus rationnel, mais de pouvoir continuer de rêver, voire de chercher. Celui-ci le dit bien, lorsqu’il communique son souhait de différer la résolution finale du mystère des songes : « Je brûle de savoir s’il y a dans les songes quelque sens prophétique, quelque révélation de l’avenir, soit pour cette vie, soit pour les autres. Je ne voudrais pourtant pas qu’on m’apprît ce qui en est, et qu’on m’ôtât le plaisir de chercher » (LV : 680)174. Sous cet aspect et sous beaucoup d’autres, le voyageur des Lettres reste un artiste romantique exemplaire175.

174 Dans son ouvrage capital L’âme romantique et le rêve (1963), Albert Béguin rappelle l’incompatibilité entre les conceptions psychanalytique et celle, romantique, du rêve. Alors que la psychanalyse se concentre sur les échanges conscient/inconscient au niveau purement individuel, « les romantiques admettent tous que la vie obscure est en incessante communication avec une autre réalité, plus vaste, antérieure et supérieure à la vie individuelle » (xvi). Le regard que porte la psychanalyse sur l’être qu’elle cherche à guérir et à ramener vers un comportement social acceptable en atténuant ce qu’elle interprète comme un comportement névrosé, diffère de celui des romantiques « Le romantisme, indifférent à cette forme de la santé, cherchera dans les images, même morbides, le chemin qui conduit aux régions ignorées de l’âme : non pas par curiosité, non pas pour les nettoyer et les rendre plus fécondes en vue de la vie terrestre, mais pour y trouver le secret de tout ce qui, dans le temps et dans l’espace, nous prolonge au delà de nous-mêmes et fait de notre existence actuelle un simple point sur la ligne d’une destinée infinie » (xvi). 175 Notons, entre autres, que celui-ci est à la recherche de la couleur locale dont il reste le chroniqueur infatigable. Qu’il s’agisse des chansons des gondoliers vénitiens (LV : 697), des coutumes vestimentaires de la ville des Doges (LV : 700), le voyageur se délecte de la possibilité de nous transmettre ses impressions. D’ailleurs, selon celui-ci, partager sa vision subjective des choses est ce qui distingue un artiste d’un scientifique ou encore d’un journaliste. En parlant des couches de fumée, aménagées par les paysans de Savoie pour protéger leurs cultures de l’air froid des montagnes (LV : 901), le voyageur se dit ignorant du bien fondé de ces pratiques, en ajoutant : « Si je voyageais aux frais d’un gouvernement, d’une société savante ou seulement d’un journal, j’apprendrais cela, et bien d’autres choses encore, que je risque fort de ne savoir jamais mieux que la plupart de ceux qui en parlent et en décident. Ce que je sais, c’est que cette ligne de feux, établie comme des signaux tout le long du ravin, m’offrit, au milieu de la nuit, un spectacle magnifique. Ils perçaient de taches rouges et de colonnes de fumée noire le rideau de vapeur d’argent où la vallée était entièrement plongée et perdue. Au-dessus des feux, au-dessus de la fumée et de la brume, la chaîne du Mont-Blanc montrait une de ses dernières ceintures granitiques, noire comme l'encre et couronnée de neige. Ces plans fantastiques du tableau semblaient nager dans le vide. Sur quelques cimes que le vent avait balayées, apparaissaient, dans un firmament pur et froid, de larges étoiles » (LV : 902). Or, c’est surtout l’aspect esthétique qui intéresse le voyageur-spectateur dans ce paysage-tableau. 100

Tout en mettant en garde son destinataire contre les digressions qui marquent les Lettres, texte déjà fragmenté par sa forme épistolaire, l’attention du voyageur, aussi mobile que l’eau, abandonne ce songe et se fixe sur une situation de son vécu. Entièrement absorbé par un coucher de soleil où le ciel se reflétait dans l’eau qui avait l’air « d’un grand miroir de cuivre rouge », alors que la ville, jetée « entre le ciel et l’eau ardente, [devenait] si belle et si féérique » (LV :

684), celui-ci se laisse emporter par un élan du moi qui lui permettra de poser une autre distinction entre lui-même et son destinataire. Ces moments où les couleurs s’obscurcissent et les

« contours [deviennent] plus massifs, les profondeurs plus mystérieuses » (LV : 684) sont les instants où le voyageur aime « regarder au loin » :

Quand les formes s’effacent, quand les objets semblent trembler dans la brume, quand mon imagination peut s’élancer dans un champ immense de conjectures et de caprices, quand je peux, en clignant un peu la paupière, renverser et bouleverser une cité, en faire une forêt, un camp ou un cimetière ; quand je peux métamorphoser en fleuves paisibles les grands chemins blancs de poussière176, et en torrents rapides les petits sentiers de sable […] ; alors je jouis vraiment de la nature, j’en dispose à mon gré, je règne sur elle, […] je la peuple de mes fantaisies (LV : 684).

En remarquant encore que « dans le vrai, quelque beau qu’il soit, [il] aime à bâtir encore » (LV :

685), il souligne sa spécificité par rapport à son destinataire qui, lui, aime « les grandes lignes pures, les contours hardiment dessinés, la lumière riche et splendide » (LV : 685). Or, le motif de la vision qui traverse le Künstlerroman romantique, se trouve lié ici à une expérience du monde particulière177, aux instants privilégiés de l’essor poétique d’où naîtra une perception authentique et individuelle des choses, comme en témoigne cette évocation des impulsions contestatrices, de

176 Nous soulignons. 177 Il est aussi lié à la découverte de la vocation dans le roman de l’artiste (sandien). C’est un coucher de soleil qui révèle à Jean Valreg, le héros de La Daniella, sa vocation de peintre : « Les premières révélations de cette jouissance me vinrent un jour au coucher du soleil, dans une prairie bordée de grands arbres, où les masses de lumière chaude et d’ombre transparente prirent tout d’un coup un aspect enchanté. […] Je cherchais tout le long du jour, en lisant dans la prairie, à bâtons rompus, le prestige qui m’avait ébloui. Je ne le retrouvais qu’au moment où l’astre s’abaissait vers la cime des collines, et quand les grandes ombres veloutées des masses de végétation rayaient l’or de la prairie étincelante. C’est l’heure que les peintres appellent l’heure de l’effet. Elle me faisait battre le cœur comme l’arrivée d’une personne aimée ou d’un événement extraordinaire. Dans ce moment-là, tout devenait beau sans que je puisse dire pourquoi […] » (D : 43-44). 101

sa volonté de renverser et bouleverser une cité. Cette revendication de son droit de voir et de sentir différemment, se matérialise par la suite par un nombre de descriptions où sa maîtrise artistique et ses connaissances sont mises en lumière. Ainsi, la scène où le voyageur prête l’oreille aux barcaroles vénitiens mériterait d’être lue en entier, non seulement parce qu’elle représente une formidable appréciation de la couleur locale, mais parce qu’elle met en avant un nouveau portrait du voyageur178, son immense culture musicale. En faisant fusionner les deux courants traversant les Lettres, l’eau et la musique, cette description met en valeur la notion de l’improvisation/de l’interprétation – qualité artistique qui rapproche le voyageur des gondoliers vénitiens, qualité que Sand célébrera dans Consuelo et qu’elle déploiera magistralement dans

Teverino, cette formidable variation sur Les années d’apprentissage de Wilhelm Meister179.

Quelques considérations générales sur la musique – « le champ le plus vaste et le plus libre qui soit ouvert à l’imagination […] » (LV : 697-98) – et sur sa place dans l’hiérarchie des arts, closent ce dessin. Or, la romancière dont l’œuvre « fond et forme, est gonflée de musique et [à qui la musique] dicte ses plus heureuses trouvailles, lui inspire les accents les plus neufs, les plus riches, les plus frais » (Marix-Spire, 1954 : 11), qui écrira en 1840 l’ardent plaidoyer pour le

178 En écoutant les chants qui retentissent le soir à Venise, le voyageur reconnaît leur origine opératique, tout en les trouvant « tellement corrompus, arrangés, adaptés aux facultés vocales de ceux qui s’en emparent qu’ils sont devenus tout indigènes, et que plus d’un compositeur serait embarrassé de les réclamer. Rien n’embarrasse ces improvisateurs de pots-pourris. Une cavatine de Bellini devient sur-le-champ un chœur à quatre parties. Un chœur de Rossini s’adapte à deux voix au milieu d’un duo de Mercadente, […]. Mais l’instinct musical de ce peuple sait tirer partie de tant de monstruosités, le plus heureusement possible, et lier les fragments de cette mutilation avec une adresse qui rend souvent la transition difficile à apercevoir. Toute musique est simplifiée et dépouillée d’ornements par leur procédé, ce qui ne la rend pas plus mauvaise. Ignorants de la musique écrite, ces dilettanti passionnés vont recueillant dans leur mémoire les bribes d’harmonie qu’ils peuvent saisir à la porte des théâtres ou sous le balcon de palais. Ils le cousent à d’autres portions éparses […], et les plus exercés, ceux qui conservent les traditions du chant à plusieurs parties, règlent la mesure de l’ensemble. Cette mesure est un impitoyable adagio, auquel doivent se soumettre les plus brillantes fantaisies de Rossini : et vraiment cela me rangerait presque à l’avis de ceux qui pensent que la musique n’a pas de caractère par elle-même, et se ploie à exprimer toutes les situations et tous les sentiments possibles, selon le mouvement qu’il plaît aux exécutants de lui donner » (LV : 697). 179 Voir à ce sujet l’article de Brigitte le Juez « Bohémiens d’un jour : Teverino, une ‘pure fantaisie’ de Sand inspiré d’un ‘adorable conte’ de Goethe », dans Harkness et Wright, 2011, p. 211-223. 102

théâtre italien (et pour Pauline Garcia)180, qui « a écrit des opéras en créant Consuelo » (Didier,

1998 : 479), célébrera tout au long des Lettres le caractère libérateur, même républicain, de cet art qu’elle aspire à égaler dans et par son écriture.

L’eau continue à être au service de la poétique de la mouvance dans la lettre III, dont nous retiendrons surtout une image de Venise en tant que lieu de la perméabilité entre les classes sociales. Cette ville de l’eau et ville de marbre, ville musicale s’il en est, où se nourrissent l’une de l’autre la musique populaire et la musique sérieuse, sert de cadre à une errance dans l’archipel que transcrit la troisième missive181. Nous laissons de côté la visite au couvent arménien à l’île de

Saint-Lazare où, par le biais d’une réflexion sur Lamennais qui venait de publier Paroles d’un croyant (1834), le voyageur articule ses propres positions envers l’Église182, annonçant ainsi l’autre versant des Lettres, moins personnel et plus centré sur la critique sociale. Cependant, une fois rentré en ville, durant une fête dont il se fait le chroniqueur, le voyageur note avec sympathie le côté « beau et vraiment républicain » (LV : 728) dans les mœurs de Venise183, à

180 Voir Sand, 1862, « Le théâtre-italien [sic] de Paris et Mlle Pauline Garcia » (p. 185- 203). Ce texte nous intéresse sous plusieurs rapports : il est tout d’abord un document important sur la conception sandienne du rôle de l’art (étranger) dans la Bildung (la formation) intellectuelle d’une nation, qui devrait être libérée de tout nationalisme étroit. Mais, il est aussi une célébration du génie féminin : « L’apparition de Mlle Garcia sera un fait éclatant dans l’histoire de l’art traité par les femmes. Le génie de cette musicienne à la fois consommé et inspiré constate un progrès d’intelligence qui ne s’était point encore manifesté dans le sexe féminin d’une manière aussi concluante » (195). Faut-il rappeler que Pauline Garcia (Viardot) inspire à Sand pour le personnage de Consuelo ? Écoutons la romancière encore sur l’interprétation artistique : « Je ne prétends pas que cette liberté d’interprétation doive être illimitée ; mais plus une composition vieillit, plus il devient nécessaire d’avoir de grandes intelligences pour interpréter fidèlement les points contestables » (198). 181 La lettre s’ouvre sur une flânerie du voyageur et de ses compagnons à la recherche d’ « un peu d’air vital hors de cette ville de marbre […] » (LV : 713). Avant d’arriver à l’île Saint-Lazare, le voyageur passe devant l’île San Servolo, occupée par « les fous et les infirmes » (LV : 714). La notion d’immobilité réapparaît pour décrire un vieillard « assis à sa fenêtre, les coudes appuyés sur le bord. Il tenait son front dans une de ses mains ; ses yeux cavés étaient fixés sur l’horizon. […] Il y avait dans cette immobilité même, quelque chose de si terrible que mes yeux s’y attachèrent involontairement » (LV : 714). 182 Un discours ironique sur le corps clérical participe à l’opposition qui structure les Lettres entre l’immobile et mobile, le répétitif et le nouveau, le pouvoir préservant le statu quo et l’art, l’agent du changement : « Pourvu qu’on les laisse [les moines] tranquillement jouir de leur richesses, ils répéteront toujours servilement le mot d’ordre du pouvoir qui les protège » (LV : 719). 183 Cette prédilection persiste dans l’œuvre et dans la vie de Sand qui dira au sujet de Venise : « J’aimais cette ville pour elle-même, et c’est la seule au monde que je puisse aimer ainsi, car une ville m’a toujours fait l’effet d’une prison que je supporte à cause de mes compagnons de captivité » (HDV, t. II : 207).

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savoir « l’absence d’étiquette » marquant les échanges entre le peuple et les grands seigneurs :

« Nulle part peut-être il n’y a des distinctions aussi marquées entre les classes de la société, et nulle part elles ne s’effacent de meilleure foi. […] il n’est pas une fête publique qui ne réunisse tous les rangs sans distinction, sans privilèges et sans antipathie (LV : 728). Le rôle médiateur de l’eau est pour beaucoup dans cette bonne intelligence des habitants, car c’est « l’absence de chevaux et de voitures dans les rues, et la nécessité pour tous d’aller sur l’eau » (LV : 729), qui contribue aux mœurs égalitaires. Même si elle est vue à travers un prisme un tant soit peu idéalisant, Venise apparaît dès lors comme un lieu mythique où ce qui est fixe se défait facilement, un lieu d’ouverture. Elle restera pour la romancière, bien plus que Florence ou Rome, la ville de l’art et de le musique et servira de cadre pour ses nombreux romans d’artiste : Les maîtres mosaïstes, Consuelo (la première partie), La dernière Aldini, Adriani, entre autres.

Bien que l’artiste voyageur quitte Venise après la troisième lettre, l’eau continue à façonner ce texte, comme elle façonne l’imaginaire du voyageur, se constituant comme élément de l’Art et des artistes. Dans la sixième lettre, le voyageur souligne l’incompatibilité entre l’activité de l’artiste et celle du politicien, en reliant chacun à l’habitus qui lui est propre, la nature sauvage et « les ondes pures » et la ville respectivement. C’est aux artistes, « rêveurs inoffensifs », qu’appartiennent les eaux de la montagne, c’est à eux qu’elles parlent de repos et d’oubli, conditions de leur bonheur.

Non, non, tu n’aimerais pas ces vallées silencieuses où l’aigle est roi et non pas l’homme, ces lacs où le cri de la plus petite sarcelle trouverait plus d’échos que ta parole. Les déserts que vous ne pouvez soumettre à la charrue ou au glaive, ces monts escarpés, ce sol rebelle, ces impénétrables forêts, où l’artiste va pieusement évoquer les sauvages divinités retranchées là contre les assauts de l’industrie humaine, tout cela n’est pas la patrie de ton intelligence (LV : 783).

Notons au passage que le topos de la nature sauvage, assimilé ici métaphoriquement à l’artiste, sera abandonné par ailleurs lorsque la romancière adoptera la vision du romantisme

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solidaire184. Dans la lettre VIII185, le voyageur critique violement Talleyrand, comparé à une eau violente, le Rhône à l’« onde impétueuse au pied des Alpes » (LV : 851) qui laisse dans son passage les scènes de la désolation186. Celle-ci déchire par son impatience en perpétuité ses rives, de sorte que « les herbes n’avaient pas le temps d’y croître et d’y fleurir » (LV : 851) ; les arbres y étaient déracinés « avant d’avoir acquis assez de force pour résister au choc » (LV : 851) et les hommes et les troupeaux s’évadaient dans la montagne. L’activité fluviale destructrice transforme toute la contrée environnante en « un long désert de sable, de pierres et de pâles buissons d’osier […] » (LV : 852). Par contre, le voyageur se souvient d’avoir vu à proximité de cette eau furieuse, de « minces ruisseaux […] courir paisiblement sur l’herbe des prés qui s’abreuvait de leur eau limpide. Des plantes embaumées, croissaient au sein même du flot […] et la bergeronnette penchait son nid sur ce cristal, où les petits, en se mirant, croyaient voir arriver leur mère et battaient des ailes » (LV : 852). Au principe destructeur, une des potentialités virtuelles de l’eau, s’oppose le principe vital, l’activité artistique telle que la conçoit Sand, esquissée sous les traits du ruisseau qui se donne à boire, un symbole de fécondité et de consolation187. C’est dans ces images, loin de toute vision morale bourgeoise superficielle dont

Sand a pu être accusée, qu’il faudrait chercher le sens de sa quête et de celle de son artiste, anti- machiavélien, pour qui « la vertu […] n’est pas le génie, c’est la bonté » (LV : 852).

184 I. Hoog Naginski parle dans son livre George Sand mythographe du passage de la romancière d’un romantisme solitaire au romantisme solidaire. « Ce qui peut nous paraître particulièrement frappant est la modification de la perspective idéologique dans la production littéraire entre les années trente et quarante, le passage d’un romantisme […] solitaire à un romantisme solidaire. Le premier romantisme, voué à la glorification d’un héros dans sa solitude méditative en est venu à une éthique plus généreuse, fondé sur la solidarité » (10). 185 Lors de ses pérégrinations, le voyageur s’arrêtera aux alentours de la maison de Talleyrand, pour qui, comme le note Georges Lubin (OA, t. II : 1476), Napoléon a créé en 1806 la principauté Bénévent. Cette lettre, intitulée à l’instar du texte machiavélien « Le Prince », vise le vieux diplomate dont le portrait le voyageur esquisse pour exprimer son aversion « contre les idées et les moyens de cette école de fausse politique et de honteuse diplomatie dont il était le représentant » (HMV, t. II : 220). Sand regrettera cette missive et se repentira de cette attaque aussi ouverte. Notons que c’est la seule lettre entièrement nocturne, où le voyageur avec un peu d’exagération et beaucoup d’humour s’approprie les topoï du roman gothique traduisant bien sa vision des méthodes politiques du diplomate. 186 Voir le chapitre « L’eau violente » dans L’eau et les rêves de Bachelard (1986 : 213-249). 187 Ce principe consolateur de l’art sera mis en œuvre magistralement dans la trilogie champêtre bien connue, et mis en valeur dans Consuelo, ou encore dans Adriani. 105

Ainsi, tout au long des Lettres, les images de l’eau s’ajoutent à la thématique du voyage pour faciliter l’élaboration d’une poétique de la mouvance et d’un ethos auctorial où se trouve privilégiée la vision de la pratique artistique en tant que mise en question des structures (sociales, esthétiques) fixes et leur remplacement par un agencement dynamique et dialogique.

L’imagination de l’auteure, tout comme l’activité de ces ruisseaux qui charment le voyageur, est une imagination créatrice intarissable, résistant aux entraves formelles de toute sorte188, s’insinuant dans la pierre, amenant le changement. « Je ne peux mieux vous comparer qu’à un grand fleuve d’Amérique : Énormité et Douceur » (Flaubert. Sand, 1981 : 112), écrira Flaubert en choisissant le mot juste pour décrire son vieux troubadour.

Qu’est-ce qu’un artiste ?

« L’homme-oiseau, c’est l’artiste » (HMV, t. I : 18).

Parallèlement à l’imaginaire aquatique qui de manière métaphorique établit à la fois la mission consolatrice et le rôle contestateur de l’artiste, d’autres représentations du voyageur, ainsi que les comparaisons de celui-ci avec ses confrères ou avec les non-artistes, contribuent à une meilleure compréhension de l’image auctoriale que Sand désire projeter lorsqu’elle écrit les Lettres d’un voyageur. Elles contribuent en même temps à une meilleure compréhension des relations hiérarchiques qui régissent ce texte et qui régiront les rapports des artistes dans les

Künstleromane de la romancière postérieurs à cet ouvrage. Si nous n’analyserons pas en détail tous les avatars des créateurs disséminés dans le récit, tel celui de la lettre IV où l’assimilation de l’artiste et du juste permet au voyageur de poser l’asexualité de la voix créatrice et par là de

188 « Or, l’imagination reproductrice masque et entrave l’imagination créatrice. […] le véritable domaine pour étudier l’imagination, ce n’est pas la peinture, c’est l’œuvre littéraire, c’est le mot, c’est la phrase. Alors combien la forme est peu de choses ! Comme la matière commande ! Quel grand maître que le ruisseau ! » écrit Bachelard (1986 : 252). 106

revendiquer sa double identité de femme et d’artiste189, nous en passerons en revue certains qui accentuent les enjeux qui marquent par la suite ce récit de voyage intellectuel et artistique.

La sixième missive, où le voyageur entreprend d’expliquer la notion d’artiste à un ami qui prend « des vessies pour des lanternes, des épiciers pour des artistes » (LV : 810)190, est conçue comme un dialogue épistolaire avec Éverard (Michel de Bourges), l’avocat de Sand durant le procès en séparation de son mari, qui lui inspirera le personnage de Simon dans le roman éponyme. Le voyageur amorce ici la réflexion sur le statut de l’artiste dans la société et sur les modalités de son intervention dans le social, qui sera reprise dans la lettre VIII sous un jour beaucoup plus dramatique. Dès le début de la lettre, une opposition entre l’artiste, qui s’identifie à un oiseau191, et son interlocuteur, « cloué sur [sa] croix [et] enchaîné au misérable bagne des ambitions humaines » (LV : 780), est soulignée. Une liberté sans entraves définit l’artiste-voyageur, qui regrette de ne pas pouvoir amener Éverard « sur l’aile des vents inconstants, [lui] faire respirer le grand air des solitudes » (LV : 780), ainsi que l’absence du désir de prendre place dans la hiérarchie sociale du pouvoir. Celui-ci laisse aux autres la charge de faire la guerre, de faire la loi (LV : 781) ; lui-même « pauvre diseur de métaphores » (LV : 781),

« mal abrité sous le parapluie de la monarchie » (LV : 781) affirme que « tous les trônes de la terre ne valent pas pour [lui] une petite fleur au bord d’un lac des Alpes » (LV : 781).

189 Le juste, précise le voyageur, qu’il soit homme ou femme « n’a pas de sexe moral » (LV : 748) ; il est sans état particulier et qu’il soit mendiant(e), voyageur, voyageuse, prince ou princesse, sa « profession, c’est d’être juste » (LV : 748). 190 « Tu m’as nommé, l’autre jour, des prétendus artistes que tu accablais de colère, un corroyeur, un marchand de peaux de lapin, un pair de France, un apothicaire. […] Je vois bien que tu prends des vessies pour des lanternes, des épiciers pour des artistes, et nos mansardes pour des satrapies » (LV : 810). 191 L’oiseau représente une figure importante dans l’imaginaire sandien. Une des raisons pour cette prédilection se trouve dans le fait que son grand-père maternel était maître oiselier. Rendre hommage à l’oiseau est une manière de faire valoir sa filiation maternelle et populaire. Figurant souvent dans ses ouvrages de fiction (cf. Teverino, Consuelo), l’oiseau, est, selon Sand : « l’être supérieur dans la création. Son organisation est admirable. Son vol le place matériellement au-dessus de l’homme, et lui crée une puissance vitale que notre génie n’a pu encore nous faire acquérir. […] C’est la principale espèce où le mâle aide la femelle dans les devoirs de la famille […]. L’oiseau est chanteur, il est beau, il a la grâce, la souplesse, la vivacité, l’attachement, la morale […] (HMV, t. I : 17).

107

Se situant en dehors des structures sociales, il ne conçoit pourtant pas une étanchéité absolue entre l’artiste et la société. Bien qu’il ne soit qu’« un oiseau de passage dans la vie humaine » (LV : 782), ne faisant pas de nid et ne « couv[ant] pas d’amours sur la terre » (LV :

782), il promet d’aller frapper du bec à la fenêtre de son ami pour lui apporter « des nouvelles de la création au travers des barreaux de [s]a prison » (LV : 782). Il reprendra ensuite « [s]a course inconstante dans les champs aériens, [s]e nourrissant de moucherons, tandis que [son destinataire] partager[a] des fers et des couronnes avec [s]es pareils » (LV : 782). De ce refus de prendre place du côté du pouvoir découle le refus de la richesse, le vœu de la pauvreté qui sera un des motifs récurrents du Künstlerroman sandien (Adriani, Consuelo, Le château des

Désertes).

L’abondant discours sur l’artiste qui marque cette lettre supplée partiellement à l’impossibilité de se dire en personne, jointe à l’aversion de parler de soi : « rien n’est plus insipide qu’une individualité qui n’a pas encore trouvé le mot de sa destinée » (LV : 785). Ainsi, afin d’expliquer à son interlocuteur la notion du vrai artiste, le voyageur campe le portrait de

Berlioz, ce qui provoquera un retour sur soi. Le grand compositeur, « un homme de génie, un véritable artiste » (LV : 810), est aussi « très pauvre, très brave et très fier » (LV : 810). Il se peut, continue le voyageur, que celui-ci ait-il « la scélératesse de penser en secret que tous les peuples de l’univers ne valent pas une gamme chromatique placée à propos, comme moi j’ai l’insolence de préférer une jacinthe blanche à la couronne de France » (LV : 810). Quoique ce comme moi le mette à égalité avec le compositeur, au moins au niveau syntaxique, ce portrait déclenche chez le voyageur une mise en question de sa propre valeur créatrice. Or, en reconnaissant l’unicité et la rareté du véritable artiste, le voyageur affirme modestement ne pas faire partie de ce groupe d’élus : « Il est peu de ceux-là, il est vrai, et je n’en suis pas, je l’avoue à ma honte ! » (LV : 811).

Cependant, aussitôt le texte bascule dans une plaidoirie de son propre cas particulier, à savoir de

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son être social, mère de famille, programmée à occuper la place qu’on lui assigne : « Lancé dans une destinée fatale […] en butte à des revers imprévus […] » (LV : 811), victime de ses obligations affectives, familiales et économiques, le voyageur reconnaît qu’il a trahi sa vocation d’artiste : « […] je n’ai pas été artiste, quoique j’aie eu toutes les fatigues, toute l’ardeur, tout le zèle et toutes les souffrances attachées à cette profession sainte » (LV : 811). En conséquence :

[…] la vraie gloire n’a pas couronné mes peines, parce que rarement j’ai pu attendre l’inspiration. Pressé, forcé de gagner de l’or, j’ai pressé mon imagination de produire, sans m’inquiéter du concours de ma raison ; j’ai violé ma muse quand elle ne voulait pas céder ; elle s’en est vengée par de froides caresses et de sombres révélations (LV : 811).

Le rejet partiel de l’identité masculine et le recours à la métaphore sexuelle soulignent la tension qui s’intensifiera dans le discours du voyageur tandis que cette autocritique constitue aussi une description de la réalité sociale à laquelle une femme créatrice doit faire face. Or, cette confession douloureuse est aussi libératrice, car le voyageur reprend peu après sa place parmi les artistes dont il a, comme il le souligne, partagé toutes les peines en versant des « larmes abondantes » et

[…] en assistant à cette lutte d’un esprit indépendant contre la nécessité fatale […] En faisant de mon mieux, je n’aurais peut-être jamais rien fait de passable, mais à l’heure où l’artiste s’assied devant sa table pour travailler il croit en lui-même sans quoi il ne s’y mettrait pas ; et alors, qu’il soit grand, médiocre ou nul, il s’efforce et il espère (LV : 812).

Cette prise de place parmi les artistes, même si le voyageur exagère en évaluant modestement son propre cas, pointe déjà vers ce qui deviendra un topos du Künstlerroman de Sand, à savoir un refus d’établir les hiérarchies strictes entres les artistes et d’insister en revanche sur leurs relations de réciprocité et sur leur appartenance dans un même champ en constante évolution192.

Elle est mimée métaphoriquement à la fin de la missive où, tel un oiseau, le voyageur s’envole

192 Cela ne veut pas pourtant dire que l’auteure ne reconnaît pas les distinctions entre les manières dont les artistes vivent leurs vocations, comme nous le verrons dans la lettre IX. 109

vers la « verte Bohême […] partie fantastique des âmes sans ambition et sans entraves […] »

(LV : 817). Et la quête continue…

Le poète

« Le poète est fait pour s’égarer, son chemin à lui, c’est l’absence de chemin » (NLV : 59).

Dans la lettre IX, celle qui, romantisme oblige, exalte le poète, Sand, qui elle-même est « saluée comme poète, à une époque où ce mot désigne le plus grand des créateurs artistiques » (Hecquet,

1992 : 17), revient sur la spécificité de sa position dans le champ littéraire de l’époque. N. Mozet

(1997) a analysé avec beaucoup de justesse le passage de l’énonciation au féminin à celle au masculin que Sand opère dans cette missive lors de sa publication en volume193. C’est à un moment critique de sa trajectoire personnelle194, lorsqu’il lance une prière fervente à Dieu, « bon, ami des poètes » (LV : 877)195, que le voyageur établira une distinction entre les artistes, plus précisément entre l’artiste et le poète :

Le poète aime le bien ; il a un sens particulier, c’est le sens du beau. Quand ce développement de la faculté de voir, de comprendre et d’admirer ne s’applique qu’aux objets extérieurs, on n’est qu’un artiste ; quand l’intelligence va au delà du sens pittoresque, quand l’âme a des yeux comme le corps, quand elle sonde les profondeurs du monde idéal, la réunion de ces deux facultés fait le poète ; pour être vraiment poète, il faut donc être à la fois artiste et philosophe (LV : 872).

Cette hiérarchie des créateurs, indiquant que la distinction entre le beau et le bien n’est pas consommée dans l’esthétique de la romancière196, informera profondément l’articulation textuelle

193 Cette lettre est publiée avec la lettre IV, au féminin, dans la Revue des deux Mondes du 1er juin 1836. Ces deux lettres, selon N. Mozet (1997), « les plus chargées de confidences, mettent en pleine lumière la relation étroite de l’activité d’écrire et de la vie privée dans ses aspects les plus intimes » (28). 194 La première version de la lettre est écrite durant le procès en séparation que l’auteure plaide contre son mari. 195 Cette missive est celle d’une attente et d’une pénible veillée soigneusement ponctuée par des indices du temps qui passe. Pendant cette nuit qui semble s’immobiliser, le voyageur, en pleine crise personnelle, reprend le leitmotiv mobilité/fixité et s’exclame : « Agir est aisé, attendre est ce qu’il y a de plus difficile au monde… » (LV : 870). 196 À l’encontre, par exemple, de la conception d’un des plus grands poètes du romantisme anglais (1795-1821), qui dans son poème « Ode sur une urne grecque » écrit « Beauté c’est Vérité, Vérité c’est Beauté. Voilà tout / Ce que vous savez sur terre, tout ce qu’il vous faut savoir. » La beauté ainsi comprise pour Sand n’est 110

du rapport qu’entretiennent ses figures d’artistes avec l’Art (l’idéal)/la vie (le réel), tandis que ce dernier, que nous analyserons en détail dans notre étude des Maîtres mosaïstes, sert souvent à l’élaboration d’une échelle de valeurs assignant à chaque artiste une place précise et déterminant les axiologies mises en place dans ses Künstleromane.

Après avoir esquissé ce portrait moral du poète, le voyageur souligne de nouveau le malaise de celui-ci dans la société, qui renvoie au conflit causé par sa propre position de femme définie par le Code civil et ses aspirations artistiques. « Malheureux, profondément malheureux dans la vie sociale » (LV : 872), le poète ne voudrait pas, souligne le voyageur, que celle-ci « se reconstruise exprès pour lui et selon ses goûts, comme la raillerie le prétend, […] il voudrait qu’elle se réformât pour elle-même et selon les desseins de Dieu » (LV : 872). « Cet être à la fois disgracié et privilégié qu’on appelle poète marche donc au milieu des hommes avec un profond sentiment de tristesse » (LV : 873)197. La vie dans la société lui est un véritable calvaire qui le force toutefois à révéler aux hommes ce qu’ils préfèrent taire ou ignorer :

Les abus du monde lui arrachent des cris de détresse ; le spectacle de l’hypocrisie brûle ses yeux d’un fer rouge ; les souffrances de l’opprimé allument son courage ; des sympathies audacieuses bouillonnent dans son sein. Le poète élève la voix et dit aux hommes des vérités qui les irritent (LV : 873).

Or, tout en s’identifiant à l’avatar artistique le plus glorifié par les romatiques – le poète –, Sand en esquisse pourtant une image que déjà ses contemporains sont en train de récuser. Opposé aux prémisses de l’art pour l’art, le poète selon Sand ne saurait se vouer exclusivement à la contemplation de belles formes ; être de l’ouverture, de la perméabilité, du mouvement, il ne saurait rester muet devant le spectacle des malheurs de ses proches. La mise en valeur de son cas

pas la seule vérité car la relation entre le vécu et l’idéal est autrement complexe puisqu’elle est toujours médiatisée par le corps pensant, sentant, agissant. 197 Baudelaire connaissait-il ces lignes lorsqu’il écrivait l’Albatros ? 111

particulier provoque une nouvelle mise en lumière de la dissonance qui marque son être social et ses aspirations artistiques198 :

Pourquoi étant poète, pourquoi étant marqué au front pour n’appartenir à rien et à personne, pour mener une vie errante ; pourquoi, étant destiné à la tristesse et à la liberté, me suis-je lié à la société ? Pourquoi ai-je fait alliance avec la famille humaine ? Ce n’était pas là mon lot. […] J’étais un oiseau des champs, et je me suis laissé mettre en cage ; une liane voyageuse des grandes mers, et on m’a mis sous une cloche de jardin (LV : 877).

Tout comme dans la lettre VI, l’image de l’oiseau apparaît pour organiser une scénographie auctoriale où l’artiste se définit par ses rêves de liberté et par sa volonté d’agir contre le déterminisme social. Consuelo explorera cette tension entre être artiste et être femme qui détermine la Künstlerbildung de la cantatrice géniale.

Le métier d’écrivain

Si les lettres VI et IX sont marquées par une relation dysphorique entre l’artiste et la société, la lettre VII, qui oppose l’écrivain et le musicien apporte un sentiment d’apaisement. Dès cette missive se manifeste l’autre versant de l’ouvrage où s’opère progressivement l’abandon des masques que le voyageur s’est imposé au début de son périple. Au cycle plus intimiste, comme l’a remarqué N. Mozet (2007 : 136), se substitue celui où l’artiste traite de questions moins personnelles, l’exception, quoique équivoque, étant les lettres IX et X. L’envergure des dialogues qu’entretient le voyageur diffère aussi, tout comme l’importance de ceux avec qui il dialogue ; il s’agit d’artistes de premier ordre, tels Liszt ou Meyerbeer, ou de critiques influents à l’époque, tel Nisard. En outre, le voyageur exprime plus ouvertement ses positions esthétiques ou politiques, tout en posant les fondements de sa réflexion sur la critique (artistique ou littéraire),

198 « […] je ne te demande les larmes de personne, et […] je ne veux pas triompher pour être tyran, mais pour être libre » (LV : 877).

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amorcée dans la lettre VII, affinée dans la lettre XI, et terminée avec brio dans la dernière lettre du recueil.

Adressée à , la septième missive, par l’entremise de son sous-titre, « Sur

Lavater et sur une maison déserte », constituant une des nombreuses références à Hoffmann, souligne une fois de plus l’aspect intertextuel et dialogique des Lettres. La lettre s’ouvre sur la comparaison entre l’art musical et l’art poétique, où la musique se trouve valorisée, entre autres, pour son pouvoir d’unir et d’associer les êtres. Pratiquée entre amis et réalisée dans la complicité, elle « s’enseigne, se révèle, se répand, se communique » (LV : 818). Cette harmonie des sons exige « celle des volontés et des sentiments » (LV : 818), et le voyageur de s’exclamer :

« Quelle superbe république réalisent cent instruments réunis par un même esprit d’ordre et d’amour pour exécuter la symphonie d’un grand maître ! Quand l’âme de Beethoven plane sur ce chœur sacré, quelle fervente prière s’élève vers Dieu ! (LV : 818)199. La métaphore politique d’une « superbe république », se concrétisant par l’image d’un orchestre jouant à l’unisson, en rappelant F. Schiller de Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme qui investit l’art d’une mission civilisatrice200, souligne encore le potentiel contestateur dont l’auteure investira la musique, notamment dans Consuelo ou Adriani, les récits où les héros dépassent les frontières qui les séparent (les classes sociales) justement par le biais de cet art. Pour Sand, qui croit à la mission sociale de l’Art et de l’artiste, cette qualité dialogique de la musique reste un idéal qu’elle essaie d’émuler dans son écriture. « Ô musicien plus poète qu’aucun de nous […] » (LV :

921) s’exclamera le voyageur dans la lettre XI, en célébrant la musique en tant que domaine de la liberté par excellence, ouvrant à l’imagination « des perspectives enchantées » (LV : 923). La

199 À comparer avec l’évaluation de Bethoveen par E. T. A. Hoffmann dans Kreisleriana. 200 Souvenons-nous, en passant, que l’Ode à la joie de F. Schiller constitue le finale du dernier mouvement de la 9e symphonie de Beethoven, musicien dont l’image plane sur les Lettres.

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musique, continue le voyageur, « c’est la prière, c’est la foi, c’est l’amitié, c’est l’association par excellence » (LV : 818). Par contre, l’art littéraire, « aride et fâcheux » (LV : 818), exige la solitude et le silence ; le romancier œuvre dans la solitude de la création et son lecteur dans celle de la lecture. L’aspect solitaire de l’acte de l’écriture ainsi que celui de la lecture participent à l’élaboration d’une poétique de la production romanesque et de son déchiffrage : « Pour moi, voyageur solitaire, il n’en est point ainsi. Je suis des routes désertes, et je cherche mon gîte en des murailles silencieuses » (LV : 820).

Lors d’une rencontre fortuite avec un ami, alors que le voyageur se trouve dans une des nombreuses situations de la mobilité où « le souffle du caprice ou de la destinée [le] fit dévier de

[sa] route » (LV : 820), ce premier lui propose comme refuge une maison abandonnée aux caprices de la nature : « […] tu es poète et ami de la solitude […]. Peut-être cela te plaira-t-il »

(LV : 821). Notons, dès cette lettre, la reconnaissance qui lui vient de l’autre quant à son statut de poète, alors que dans les missives précédentes il s’agissait pour le voyageur d’affirmer « je suis poète », « je suis artiste ». Pour atteindre la maison déserte, on doit passer par un véritable labyrinthe qui peut mener à la perte ; il s’agit de maîtriser, dominer, traverser ce chemin sans s’égarer, sans perdre le véritable but du trajet avant d’arriver au lieu sacré de l’écriture : « Ce ne fut pas chose facile que d’y parvenir ; il fallut monter et descendre les rues étroites, roides, brûlantes, mal pavées. Plus nous nous enfoncions dans le faubourg, plus les rues devenaient désertes et délabrées » (LV : 822). La maison déserte, difficilement accessible dans laquelle le voyageur passera quelque temps à lire et à réfléchir, devient le topos de l’espace imaginaire et solitaire de l’écriture. Or, cette solitude, parfois difficile à acquérir et à supporter est aussi une solitude sollicitée, car elle est la source d’où jaillit la création poétique. « Oui, Franz, je suis encore dans cette maison déserte, seul absolument seul, n’ouvrant la porte que pour laisser passer un dîner cénobitique, et je ne me souviens pas d’avoir connu des jours plus doux et plus purs »

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(LV : 823), s’exclame le voyageur en réaffirmant son droit à la solitude, nécessaire pour l’acte créateur, posé dans la première missive.

L’épistolier entreprend ensuite de défendre Lavater contre les « orgueilleux novateurs de notre siècle » (LV : 827). Ce qui commence comme un plaidoyer en faveur du père de la physiognomonie, se poursuit comme une attaque contre « notre siècle, positif et matérialiste »

(LV : 828) où le voyageur déclare son aversion pour « le mépris et l’ingratitude avec lesquels notre génération renverse les idoles et les pères et caresse les disciples après avoir crucifié les docteurs et les maîtres » (LV : 827). Il taxe de « crime » la préférence accordée à Schiller par rapport à Shakespeare, à Corneille par rapport « aux tragiques espagnols » (LV : 826). Le texte source pour un nombre de réflexions que la romancière reprendra dans ses Künstlerromane,

Lettres d’un voyageur, en soulignant l’importance des vieux maîtres pour la formation

(artistique), investit ici le rapport entre la création originale et l’interprétation, thème auquel la romancière consacrera de nombreuses pages de Consuelo ou des Maîtres mosaïstes. Or, c’est une injustice selon le voyageur que d’admettre que le copiste « ait plus de mérite que son maître »

(LV : 827), même lorsqu’il arrive à celui-ci, à force de dévouement et de pratique, de surpasser son modèle.

Quelque parfaite que soit la traduction ou l’imitation, quelque correction importante ou nécessaire que vous y remarquiez, quelque finie, quelque embellie que soit l’œuvre engendrée de l’œuvre mère, celle-ci n’en est pas moins supérieure, génératrice, vénérable, sacrée (LV : 827-28).

Sand affinera cette réflexion dans Les maîtres mosaïstes où une place de premier ordre sera accordée aux notions de traduction et d’interprétation, gestes artistiques qui contribuent au dialogue esthétique tout autant que social ou politique. La romancière ne conçoit pas la modernité sous le signe de la rupture : l’artiste, un être sans âge, sans parti pris, sans identité fixe, est un lien entre le passé et le présent, comme il l’est entre les deux sexes.

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De la critique

La méditation sur la critique (artistique), annoncée par le biais de l’éloge de Lavater, sera reprise dans les lettres X, XI et XII. Ici, comme ailleurs, la pratique artistique (ou critique) comporte pour Sand une forte dimension éthique. Citons uniquement quelques exemples de la lettre XI, adressée à au sujet de son opéra . Le voyageur y retrouve sa posture énonciatrice d’un « écolier sans conséquence » (LV : 917) dont les maîtres peuvent agréer l’enthousiasme « en souriant » (LV : 917). Tout en s’adressant au grand maître, Sand continue ici par l’intermédiaire du voyageur, comme l’a noté O. Bara (2007), une polémique dans laquelle elle s’est engagée avec Blaze de Bury, l’auteur d’un article consacré

« généralement aux poètes et musiciens de l’Allemagne et particulièrement à M. Meyerbeer »

(148)201. Le voyageur se distingue nettement de Blaze de Bury, car, si toutefois il se pose en critique, il adopte à tour de rôle la posture d’un écolier, qui ne sait pas beaucoup, mais qui, en revanche, sent beaucoup, et d’un poète, qu’il est difficile de tromper, car « ces êtres incomplets et maladifs qui étudient bien peu de chose, […] pressentent et devinent presque tout » (LV : 926).

Ainsi, il exprime sa joie « quand je me sentis ému et touché par cette histoire palpitante, par ces caractères vrais et sans allégorie, autant que j’avais été troublé et agité par les luttes symboliques de Robert » (LV : 926). Ou encore :

Maître, je ne suis pas un savant, j’ai la voix fausse et ne sais jouer d’aucun instrument. Pardonnez-moi si je ne parle pas la langue technique des aristarques. Quand même je serais dilettante éclairé, je n’éplucherais pas vos chefs-d’œuvre pour tâcher d’y découvrir quelque tache légère qui me donnât occasion de montrer les puérilités de ma science […] (LV : 930).

En professant une attitude critique qui serait fondée autant sur le sentiment que sur le savoir technique, le voyageur incite son vis-à-vis à ressentir la beauté de l’œuvre d’art et non pas à

201 Voir O. Bara, (2007 :148). Soulignons que les adresses indirectes au critique abondent dans la lettre : « On a dit à propos des Huguenots » (LV : 923) ; « […] il a été émis sur votre compte bien d’autres paradoxes pour l’intelligence […] » (LV : 923), etc. 116

chercher à comprendre comment elle se fait. Celui qui a si bien écouté et entendu des gondoliers vénitiens écoute ici l’ouvrage du grand compositeur sans aucun désir de faire valoir son propre savoir ou de se mettre dans une position de pouvoir. Comme dans les missives précédentes, l’artiste sandien reste un être défiant, comme l’a souligné M. L’Hôpital (1946), « tout cadre inerte, tout mécanisme artificiel [qui s’opposerait] au flux libre de la pensée […] » (73). Ne consentant jamais, comme l’ont si bien souligné C. Planté et O. Bara (2011), « à exercer une critique autoritaire » (15), Sand exerce une empathie « qui souvent fonde sa critique d’écrivain à

écrivain, à hauteur d’artiste, [mais qui] ne la fait pas renoncer toutefois au jugement […] » (15).

Une œuvre d’art est beaucoup plus que la somme des savoirs techniques mis en œuvre par le créateur et la critique relèverait idéalement de l’art.

Comment dire la création ?

Et après toutes ces lettres à la fois complémentaires et contradictoires, où le costume du voyageur donne la possibilité à l’artiste de continuer sa quête, de changer de place ainsi que de point de vue et d’osciller entre les identités sans le désir de se fixer en aucune, dans la lettre XII, pour la première fois, ce costume est rejeté et l’artiste assume complètement son identité d’écrivain. Il n’y a rien dans cette lettre d’imprécis, aucune désorientation qui marquait la première lettre. Tout est mesure, la maîtrise de son art, et c’est la première fois « que l’auteur

[…] reconnaissant enfin qu’elle est une femme, accepte d’assumer pleinement la relation entre son activité d’écrivain et sa position personnelle dans la société, massivement déterminée par sa féminité » (Mozet, 1988 : 52).

Cette lettre constitue une réponse au critique littéraire Jean-Marie Désiré Nisard, qui, après avoir lu plusieurs livres de Sand, en louant son talent, « reproche à l’auteur de mettre en question l’institution du mariage » (Mozet, 1988 : 49). À part une défense contre les accusations injustes du critique, qui, comme le dit N. Mozet, « tel Ulysse insensible au chant des Sirènes,

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[…] traverse la prose sandienne en jouisseur incorruptible » (Op. cit. : 52), cette lettre fournira une nouvelle occasion pour parler de la création artistique et, implicitement, du métier de critique

(littéraire).

Une seule opposition est d’emblée mise en lumière dans cette lettre ; celle entre le critique, « l’homme qui contemple une bataille du haut de la montagne » (LV : 943) et l’artiste

« qui marche dans la poussière et dans l’enivrement du combat » (LV : 943). Ici, comme ailleurs dans tout l’ouvrage, l’artiste est marqué surtout par sa mouvance. Sand note ironiquement que

« le critique sans passion en sait plus long sur l’artiste bouillant et sur son travail que l’artiste même » (LV : 943). De nouveau les portraits d’autres artistes sont esquissés pour essayer d’expliquer la difficulté du processus créatif. Cette fois-ci, en parlant de Benvenuto Cellini, Sand en explique la joie et la passion :

[…] il lui arrivait souvent d’entreprendre un vase et d’en dessiner la forme et les proportions avec soin ; mais quand il était à l’exécution, il lui arrivait de se passionner si singulièrement pour certaine figure ou pour certain feston, qu’il se laissait entraîner à grandir l’une pour la poétiser, et à déplacer l’autre pour lui donner une courbe plus gracieuse. Alors, emporté par l’amour du détail, il oubliait l’œuvre pour l’ornement, et, s’apercevant trop tard de l’impossibilité de revenir à son premier dessein, au lieu d’une coupe qu’il avait commencée, il produisait un trépied ; au lieu d’une aiguière, une lampe ; au lieu d’un Christ, une poignée d’épée. Ainsi, en se contentant lui-même, il mécontentait ceux à qui son travail était destiné (LV : 937).

De telles conduites créatrices, où l’artiste se laisse emporter par le flot créateur, ne motivent pas cette lettre et n’interviennent pas durant son exécution. L’ultime lettre du recueil est écrite sur un autre mode, celui de l’ironie imposé par le ton du critique et mettant en valeur le savoir-faire technique de l’artiste. Aucun voyage n’est capté par cette missive, pas même une promenade en tant que déplacement minimal qui justifierait l’insertion dans ce recueil. Cependant, du point de vue d’une fidèle description de son parcours (sa Bildung) intime, cette lettre est tout à fait nécessaire et s’insère parfaitement dans l’intention initiale de l’artiste, qui était de faire se déplacer et errer le voyageur dans un milieu familier : « quant au cadre où je le faisais mouvoir,

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je n’en pouvais trouver de meilleur que le milieu où j’existais, puisque c’était l’impression de ce milieu sur moi-même que je voulais raconter et écrire » (HMV, t. II : 299). Cet espace, ce lieu de rencontre entre l’écrivain et le critique dans un itinéraire de voyage ainsi imaginé, occupe une place aussi importante que les autres lieux déjà visités.

La difficulté de l’acte de l’écriture qui a été soulevée tout au long du récit sera mise en lumière d’une façon magistrale dans la dernière lettre : « Ce qu’il y a le plus difficile au monde, ce que l’on peut appeler le triomphe et le couronnement de la volonté, c’est de faire ce qu’on veut faire et de dire ce qu’on veut dire » (LV : 938). Un peu plus loin dans la même lettre, l’auteur se défend contre la critique : « […] La vie des trois quarts des artistes se consume à produire les parties incomplètes d’un tout qui reste et meurt à jamais enfoui dans le sanctuaire de leur pensée » (LV : 938). Nous pourrions dire que, thématiquement du moins, le récit du voyage se clôt par une réflexion sur le voyage du récit. À celle-ci s’ajoute, une fois de plus, une réflexion sur le devenir artistique, toujours recommençant.

La Künstlerbildung comme devenir permanent : « À quand donc la conclusion ? et si tu meurs sans avoir conclu ! » (LV : 785)

« Un voyage, on l’a dit souvent, est un abrégé de la vie de l’homme. La manière de voyager est donc le critérium auquel on peut connaître les nations et les individus ; l’art de voyager, c'est presque la science de la vie » (LV : 900).

La forme et les topoï du Künstlerbindungsroman que George Sand met en œuvre lorsqu’elle écrit les Lettres d’un voyageur offrent un cadre plastique pour capter les instants privilégiés de son affirmation artistique sur une scène littéraire dominée par les hommes et dans un contexte social où les femmes agissant dans la sphère publique sont encore rares. Deux thématiques importantes structurent cette écriture : celle du voyage, du chemin, liée dès ce texte fondateur,

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comme l’a noté M. Hecquet, à l’invention de la vie d’artiste202 et celle de l’eau qui coule et qui est l’emblème même du voyage, du changement, du devenir permanent et de l’impossibilité de conclure203 qui marquent la formation artistique (par opposition aux Bildungen idéales qui finissent par l’insertion sociale du héros). Célébrant la mouvance physique et celle de l’esprit créateur, l’omniprésence de l’imaginaire aquatique est liée aussi à la spécificité de l’expérience de Sand et à sa féminité et connote la volonté de l’artiste-voyageur-femme de s’insinuer dans la pierre, de défier le pouvoir qui cherche à garder le statu quo. M. L’Hôpital (1946), la pionnière des études sandiennes sur la figure de l’artiste, a déjà noté que, pour la romancière, « tout ce qui est refus et fixité est contraire à la vie. Que l’artiste reste accessible à tout paysage imprévu, à toute musique inconnue, à toute vérité nouvelle » (79). Ce n’est pas donc un hasard si ce motif qui a jalonné le texte204 revient dans la lettre finale comme la seule moralité que le voyageur veuille et puisse offrir à son lecteur, lorsqu’il constate que l’artiste « devrait être très retenu en fait de conclusions » (LV : 938).

Dès la toute première lettre, Lettres d’un voyageur met en scène un héros problématique, extrêmement mobile et difficile à résumer, justifiant ainsi une comparaison avec le

Bildungsroman/Künstlerroman. Fragmenté, déguisé, vieux et jeune à la fois, changeant de posture énonciative en fonction de ses états d’âme ou de ses interlocuteurs, c’est un voyageur paradoxal dont les voyages aboutissent souvent au coin du feu. Il est artiste et femme née dans

202 « Le chemin chez Sand est, dès Lettres d’un voyageur, l’objet d’une valorisation multiforme. Chemin spirituel du pèlerin, ou espace ouvert à la fantaisie du voyageur, il est apte à s’allier aux deux faces (religieuse, fantaisiste) de la définition de l’artiste. La thématique du chemin, l’exploration systématique des multiples possibilités qu’il ouvre constituent chez Sand une part essentielle de l’invention de la ‘vie d’artiste’ » (Hecquet, 1992 : 113). 203 Rappelons-nous de F. Schlegel à propos de la philosophie et des philosophes : « On peut seulement devenir philosophe, non l’être. Aussitôt qu’on croit l’être, on cesse de le devenir » (cité dans Todorov, 1985 : 203). 204 « Je n’ai aucun intérêt à formuler une opinion quelconque. Quelques personnes qui lisent mes livres ont le tort de croire que ma conduite est une profession de foi, et le choix de sujets de mes historiettes, une sorte de plaidoyer contre certaines lois. Bien loin de là, je reconnais que ma vie est pleine de fautes, et je croirais commettre une lâcheté si je me battais les flancs pour trouver une philosophie qui en autorisait l’exemple » (LV : 785).

120

les fers qui s’en libère par l’écriture ; il lui manque la logique et l’unité qui marquent un personnage de roman du XIXe siècle. Sujet à la fois d’une errance et d’une quête, ce je ne retrouve son unité qu’en l’écrivant, mais en l’écrivant sous forme de correspondance, forme dialogique et fragmentaire privilégiant un rassemblement d’instants par rapport à la continuité et

à la linéarité du roman. En mettant radicalement en question toutes les identités fixes, et en résistant à la fixation de la sienne propre, le voyageur des Lettres construit une image auctoriale qui correspond à la définition d’A. Montandon (1986) de l’artiste romantique en tant que « celui qui travaille sur lui-même beaucoup plus que sur une quelconque matière extérieure » (25). Or,

la formation (Bildung) est-elle non seulement un moment essentiel, une formation principale, mais l’alpha et oméga de l’art au point que la fin de la formation (si une telle chose était possible) signifierait la fin de l’art. L’art est un geste, un mouvement, l’intention d’une subjectivité en quête d’elle-même (Ibid. : 25).

En défiant le cadre socio-idéologique dans lequel il voit le jour, Lettres d’un voyageur, dont l’actualité déroute, dément aussi un certain regard critique contemporain sur le récit d’apprentissage au féminin du XIXe siècle, selon lequel la Bildung au féminin n’était pas réalisable à cette époque. R. Felski (1989), entre autres, en notant l’absence d’exutoires pour les impulsions transgressives des femmes, l’adultère mis à part (124), pose l’impossibilité pour celles-ci d’effectuer un voyage qui serait une authentique mise à l’épreuve de soi. Selon elle, même les textes qui, tel Jane Eyre, conçoivent une certaine émancipation et une quête au féminin finissent pas la perte de l’autonomie du sujet se dissolvant dans le mariage et par la nécessité pour l’héroïne d’intégrer la sphère domestique205. Beaucoup de critiques ignorent encore206

205 « Even in those texts which are able to envisage a limited degree of female self-development, such as Jane Eyre, this autonomy is ultimately subordinated to the demands of the marriage plot, and the necessity for the heroine’s integration into the familial and domestic spheres, with the consequent emergence of an ironic tension between the heroine’s acquisition of independence and self-knowledge, and at times obviously formulaic closure demanded by the social narrative » (Felski, 1989 : 125). 206 Notons que dans le livre The Voyage in: fictions of female development, que nous avons déjà cité et auquel se réfère Felski à plusieurs reprises dans son chapitre sur le Bildungsroman, il n’y a aucun article consacré à Sand, ce 121

l’émergence à la même époque de la voix auctoriale de Sand, qui s’empare des formules du

Bildungsroman, les transgresse par le truchement de sa variante – le Künstlerroman – pour produire les premiers modèles de l’apprentissage féminin réussi. Bien qu’elle soit marquée par une solitude relative sur la scène littéraire du dix-neuvième siècle, son œuvre configure des quêtes féminines déviant par rapport aux normes identitaires de l’époque, comme nous le verrons dans Pauline et dans Consuelo. Si certaines trajectoires de ses héroïnes finissent par le mariage, comme celle de Consuelo ou de Cecilia Merquem, il s’agit d’ouvrages où cette institution se trouve soumise à une critique sans répit et complètement redéfinie à la fin. Ainsi, tout comme

Lettres d’un voyageur qui défie le grand récit social de l’époque en constituant une contestation radicale du statut domestique de la femme au foyer, enfermée dans un espace clos, doublé d’un espace de clôture symbolique, le Künstlerinroman sandien demeure un document littéraire/historique important, un contre-discours par rapport aux récits réalistes d’auteurs masculins tels que Madame Bovary ou Une vie, où le destin féminin ne s’accomplit qu’en relation au héros ou à la famille. Or, avant d’analyser dans les chapitres suivants l’effet-valeur qui se dégage du roman de l’artiste sandien et comment ses artistes se font les agents de changement social, soulignons la nécessité qu’exemplifie Lettres d’un voyageur, d’insérer le nom de George Sand parmi ceux de Proust, Céline ou Rilke, des auteurs qui, comme le rappelle

Sébastien Hubier (2005), jouissent du statut de « grands novateurs dans l’histoire des littératures,

[…] peut-être avant tout parce qu’ils ont profondément renouvelé le genre du Bildungsroman en appliquant à ce dernier les principes de la narration autodiégétique […] » (10-11). L’originalité de Sand dans ce domaine reste encore à reconnaître.

qui étonne vu la richesse de sa production notamment dans ce domaine (Consuelo, Pauline, Mademoiselle Merquem, Lucrezia Floriani, etc). 122

– TROISIEME PARTIE –

L’artiste sandien et les valeurs

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Hiérarchies : l’artiste comme héros/ héroïne du roman sandien

Si l’apprentissage mis en scène dans les Künstlerromane sandiens ultérieurs aux Lettres d’un voyageur ne se trouve pas marqué par la même déstabilisation de l’intrigue que permet un ouvrage non fictif, la quête artistique de ses héros se déploie selon les mêmes exigences d’ouverture, de dialogue et de contestation des hiérarchies esthétiques ou sociales établies. Tout comme l’identité générique d’artiste, que Sand revendique avec vigueur dans Lettres d’un voyageur, lui permet de contourner certains écueils liés au statut de femme auteur, le

Künstlerroman, en ce qu’il se prête mieux que les autres genres à l’autoreprésentation, à la représentations des héros/héroïnes atypiques et aux réflexions esthétiques, facilite l’examen et la réinterprétation, ne serait-ce que sur le mode fictif, des règles normatives. Or, s’il est vrai que la romancière contribue dans une certaine mesure à la sacralisation de l’art et de l’artiste qui marque l’époque romantique, son Künstlerroman n’accorde pas toujours une place de premier ordre à l’Artiste aux proportions romantiques chez qui priment les valeurs esthétiques, à l’artiste en tant que dépositaire d’un savoir extatique qui relèverait des vérités transcendantes. Sa vision de l’art, nourrie de l’idéal et laissant une place importante dans la création à la notion d’extase qui permettrait à l’âme de « toucher dans les régions les plus sublimes »207, se distingue nettement de la conception d’un Novalis208 ou d’un Gautier (2010) qui veut, dans sa célèbre préface à Mademoiselle de Maupin, qu’il n’y ait « de vraiment beau que ce qui ne peut servir à

207 « L’extase est une puissance interdite qui se manifeste chez les hommes livrés aux idées abstraites et qui marque peut-être la borne où l’âme peut toucher dans les régions les plus sublimes, mais au-delà de laquelle un pas de plus la jetterait dans la confusion et la démence » (Leroux cité dans Naginski, 1991 : 263). 208 J.-M. Schaeffer (1994) note que Novalis, inspiré des théories néo-platoniciennes, considère que « la réalité fondamentale est accessible uniquement à travers une extase qui échappe à la discursivité rationnelle, puisque cette dernière présuppose toujours la dualité entre un sujet qui énonce et un objet sur lequel porte l’énonciation. Seule la création poétique accède à une contemplation extatique dans laquelle le poète est à la fois sujet et objet, moi et monde » (200-201) ; le philosophe ajoute au sujet du poète allemand : « Sa conception radicale de la poésie va de pair avec une théorie sociale dont on a pu dire que non seulement elle était conservatrice, mais encore que par son culte de l’unité, de l’État et de la hiérarchie elle annonçait les idéologies totalitaires du XXe siècle » (199). On pourrait dire tout le contraire de la pensée sociale sandienne chez qui on trouve une volonté soutenue de mettre en question des hiérarchies établies, de communiquer avec le plus grand nombre. 124

rien ; [car] tout ce qui est utile est laid » (54). L’art pour Sand constitue « une forme de vérité, une expression de la vie, tout aussi utile, tout aussi importante, tout aussi nécessaire au progrès que la polémique politique et la discussion parlementaire » (QAL, « Théâtre de la République » :

177). De ce fait, ses héros, à la fois représentants et agents d’une certaine modernité et d’une démocratisation du champ esthétique, sont aussi bien les artistes que les artisans, les grandes cantatrices que les seconda donne, dont les quêtes concrétisent des recherches esthétiques, certes, mais aussi des combats intérieurs résultant non seulement de l’antagonisme notoire entre le bougeois et l’artiste romantique, mais aussi du fait que leurs affirmations perturbent souvent les hiérarchies à l’intérieur du champ artistique. Figurés souvent comme des casseurs de tabous, contestant les structures sociales, ceux-ci font face à l’hostilité publique, à la résistance familiale et doivent résoudre de difficiles questions morales (les frères Zuccati doivent choisir entre le respect pour leur père et leur vocation artistique). La romancière cherche, par ailleurs, à mettre en lumière le côté artisanal de l’art, le long apprentissage, le travail dur, médiatisé par le corps aussi bien que par l’intellect et ses Künstlerromane offrent un démenti éloquent à l’idée reçue, devenue caricaturale, concernant les romantiques créant spontanément dans une sorte d’extase,

étrangers aux peines du vrai travail créateur209. En plus, Sand, qui fréquente et qui reçoit dans son château de Nohant un grand nombre d’artistes éminents de son époque, connaît bien le côté peu séducteur de la vocation : la misère, l’ambition démesurée, les jalousies. Ainsi, s’il est valorisé a priori à l’échelle de l’œuvre, dont il reste un des héros incontestables, son artiste se révèle être une figure protéiforme, tantôt positivement, tantôt négativement marquée selon son programme narratif, engagée dans les relations des multiples hiérarchies de l’ordre esthétique, éthique et social.

209 Voir par exemple « The Philosophy of Composition » d’Edgar Poe (1846), fameux essai traduit en français par où le poète américain se moque de cette posture. 125

Afin de mieux comprendre les rapports complexes et hiérarchiques qui régissent les relations entre les artistes mis en scène par la romancière et, par là, sa réflexion sur la création, son sens, ses enjeux, nous analyserons ci-dessous l’effet-valeur qui se dégage de son

Künstlerroman. En nous référant principalement aux travaux de V. Jouve et de Ph. Hamon sur la poétique des valeurs, nous étudierons, dans un premier temps, Les maîtres mosaïstes (1837) et

Pauline (1840), qui s’inscrivent dans la première décennie de la production de l’auteure et qui mettent en scène d’emblée deux figures importantes pour sa réflexion esthétique : l’artisan-artiste et la femme artiste. Assez peu commenté, Les maîtres mosaïstes pose pourtant deux questions importantes à la fois pour le romantisme et pour la romancière : celle de l’interprétation, problématisée ici à travers le rapport de l’art et de l’artisanat et investie dans son œuvre de multiples significations, et celle, fondamentale pour les romantiques, du rapport de l’artiste à l’idéal (esthétique). Le thème de l’étanchéité absolue des deux sphères, celle de l’artiste et celle du bourgeois, se reflète dans la structure antithétique de Pauline où, à travers le topos littéraire du theatrum mundi, l’auteure dénonce l’hypocrisie de la société bourgeoise qui assimile chaque actrice à la prostituée. En contestant certains présupposés du roman de l’artiste du début du siècle, Sand substitue dans Les maîtres mosaïstes au génie créateur romantique la figure médiatrice de l’interprète, tandis que Pauline amorce le thème de la Bildung au féminin et, en accordant l’exemplarité à une héroïne qui agit, transgresse le schéma traditionnel du

Bildungsroman et du Künstlerroman au masculin.

Littérature et valeurs/texte et valeurs

Avant d’aborder la question des valeurs dans le récit de Sand, il faut préciser les assises théoriques de notre démarche et la manière dont nous aborderons ce problème important pour une meilleure compréhension de certaines postures artistiques de la romancière. Comme l’a souligné V. Jouve (2001), il est possible d’envisager l’étude du rapport entre la littérature et les 126

valeurs, d’une part, « dans le sillage qui va de Platon à Jauss », de réfléchir sur les manières dont la littérature influence les valeurs sociales ou, d’autre part, en privilégiant une approche bourdieusienne, de réfléchir comment et par quels circuits une société donnée définit et institutionnalise la valeur littéraire. Cet axe d’analyse serait celui qui cherche à mieux comprendre la relation entre les valeurs et l’institution littéraire. Un autre axe, se situant « dans le cadre de l’œuvre » (Op. Cit. : 6), étudierait la relation entre les valeurs et la textualité se divisant, pour sa part, en une approche génétique, présupposant « une connaissance solide du contexte d’écriture » (Ibid. : 7) et une approche sémiologique. Cette dernière, que nous adopterons dans notre analyse, « avant de s’interroger sur le lien (indiscutable) entre l’idéologie de l’œuvre et le contexte social, s’interroge sur la façon dont le texte peut présenter, mettre en scène et hiérarchiser des valeurs » (Ibid. : 7). Visant la mise en lumière de l’effet-valeur produit par la fiction, une telle étude se trouve justifiée par l’importance de la dimension idéologique dans l’interaction texte/lecteur : « […] tout texte suppose un point de vue (qui est forcément toujours orienté), d’autre part, le lecteur ne peut élaborer un sens sans identifier et hiérarchiser les jugements » (Ibid. : 9). En se référant au travail de Hamon, Texte et idéologie, V. Jouve fait encore la distinction entre l’idéologie qui est ce qui « imprègne un texte à son insu » (Ibid. : 11) et les valeurs « qu’un texte affiche ouvertement » (Ibid. : 11) et qui transparaissent dans un nombre de procédés que nous mettrons en lumière dans notre analyse.

Ph. Hamon et V. Jouve ont souligné la distinction entre les valeurs locales ou, selon la terminologie de ce dernier, les points-valeurs – « les univers axiologiques autonomes que véhiculent les différents acteurs d’un récit » (Ibid. : 163) – et la valeur globale « qui transparaît dans la façon dont l’autorité textuelle210 juge et hiérarchise ces différents univers » (Ibid. : 163).

210 Sur l’autorité textuelle, voir V. Jouve, (2004). Que ce soit le narrateur ou l’auteur impliqué, l’autorité textuelle est cette instance textuelle qui décide de la valeur des valeurs. 127

Les personnages sont les vecteurs des valeurs locales qui transparaissent dans ce qu’ils pensent, disent ou font. Une étude des discours et des actions des personnages permettrait donc de mieux saisir les rapports (hiérarchiques) entre ceux-ci, mais aussi leurs rapports aux normes extra- textuelles. Toutefois, le local « ne prend sens que par rapport au global » (Ibid. : 89) et c’est la structuration et hiérarchisation des univers axiologiques différents et leur intégration dans le système du récit qui décidera « la position idéologique qui, in fine, se dégage du texte » (Ibid. :

89). Pour ce qui est du global, celui-ci distingue les trois niveaux d’analyse : le point de vue de l’autorité énonciative211, la structure d’ensemble de l’histoire racontée (l’exemplum ou la polyphonie) et les indications de lecture (la figure du narrataire, la préface, le titre).

Nous tiendrons compte de ces différents indices dans nos analyses des romans de Sand.

Vu la structure spécifique du Bildungsroman et le fait que celui-ci se rapproche souvent aux exempla de la rhétorique classique (le caractère exemplaire du roman de formation fait une partie importante de sa « machine rhétorique, la machine à persuasion » [Suleiman, 1983 : 90]), nous nous attarderons sur l’expérience finale du héros qui le constitue en modèle positif ou négatif proposé au lecteur, qui détermine ainsi le sens et l’univers de valeurs. Nous examinerons, dans un premier temps, la partie liminaire des Maîtres mosaïstes, le lieu par excellence où sont fixées des valeurs. Nous nous concentrerons ensuite sur les deux réflexions qui ponctuent le récit, à savoir celle sur la relation de l’artiste à l’idéal et celle du rapport entre la création originale et l’interprétation. Nous verrons que la relation d’un personnage avec l’idéal s’avère être une des

211 Précisons encore, à la suite de S. Suleiman (1983), et puisque nous nous référerons fréquemment durant notre analyse à la notion de l’autorité textuelle (énonciative) que le narrateur « dans la mesure où [il] se pose comme source de l’histoire qu’il raconte, […] fait figure non seulement d’‘auteur’ mais aussi d’autorité. Puisque c’est sa voix qui nous informe des actions des personnages et des circonstances où celles-ci ont lieu, et puisque nous devons considérer – en vertu du pacte formel qui, dans le roman réaliste, lie le destinateur et l’histoire au destinataire – que ce que cette voix raconte est ‘vrai’, il en résulte un effet de glissement qui fait que nous acceptons comme ‘vrai’ non seulement ce que le narrateur nous dit des actions et des circonstances de l’univers diégétique, mais aussi tout ce qu’il énonce comme jugement et comme interprétation. Le narrateur devient ainsi non seulement source de l’histoire mais aussi l’interprète ultime du sens de celle-ci » (90). Cette notion peut être considérée donc comme une fonction distincte du nararteur qui évalue et qui juge. 128

stratégies scriptoriales pour l’élaboration d’une hiérarchie assignant à chaque artiste une place distincte. La problématisation de la notion de l’interprétation à une époque où la valorisation de l’individualité (artistique), incarnée par le génie créateur, atteint à son paroxysme, fait ressortir d’ores et déjà la volonté contestatrice et le caractère dialogique du Künstlerroman de l’auteure ainsi que l’aspect médiateur de sa poétique romanesque.

129

CHAPITRE III. Les maîtres mosaïstes : le sacre de l’artisan

Publié en 1837 dans La revue des deux mondes, Les maîtres mosaïstes (MM) se construit comme une histoire racontée par un personnage fictif, l’abbé Panorio, selon la technique du récit enchâssé. L’action du roman, située dans une Venise de la Renaissance, suit la poursuite de la vocation artistique des frères Zuccati212. Leur école, jouissant d’un grand prestige parmi les artistes de la République (dont le Tintoret et le Titien), partage avec celle des frères Bianchini la rénovation de la basilique Saint-Marc. Pour s’affirmer comme maîtres mosaïstes, les Zuccati doivent non seulement vaincre l’opposition du père, qui voit leur refus de poursuivre la tradition familiale de la peinture comme une honte, mais aussi neutraliser la jalousie et la rivalité des

Bianchini, qui se servent des intrigues politiques pour les compromettre. À travers les deux

écoles, deux visions de l’art (de la mosaïque) prennent forme : les Zuccati, réfléchis et passionnés, vouent un véritable culte à la mosaïque, considérant qu’elle ne saurait être exercée sans la connaissance des principes du dessin et de la peinture. Les Bianchini, en revanche, conçoivent le métier du mosaïste en tant que travail de copiste, dénué de réflexion et relevant surtout de la force physique, en soutenant qu’il ne faut pas « tant d’imagination […] pour travailler la mosaïque. Il faut […] des bras infatigables, des reins de fer, de la précision et de l’activité » (MM : 50).

À l’encontre de la grande majorité des Künstlerromane sandiens et à l’extrême opposé de

Lettres d’un voyageur, ce récit ne comprend aucun voyage dans le sens physique du terme.

L’univers diégétique entier est dominé par l’église Saint-Marc, un lieu de culte qui renvoie

212 Le fils du Titien (1960), le Künstlerroman vénitien de Musset est publié en 1838, juste quelques mois après Les maîtres mosaïstes. On notera que le texte de Musset propose une valorisation amour/art tout à fait opposée à celle de Sand. Tandis que Sand évacue complètement l’amour sentimental de son récit, le héros de Musset (un peintre), après avoir produit un chef-d’œuvre, sacrifiera l’art à l’amour, ayant conclu qu’« on ne fait jamais bien deux choses à la fois » (448). 130

métonymiquement au champ artistique, traversé par des luttes, des passions et de multiples hiérarchies. Bien qu’au premier coup d’œil ce roman paraisse proposer une vision du monde artistique assez manichéenne, vu que la démarcation entre les bons et les mauvais artistes reste stable au cours du récit, une analyse plus approfondie dévoile toute une typologie d’artistes, se distinguant non seulement par le degré de génie ou de talent, mais aussi par leur rapport à l’autre, qui déterminera l’axiologie finale du roman. Tout comme Consuelo, Les maîtres mosaïstes mobilise un système de personnages où des acteurs référentiels se mêlent à ceux de la fiction, procédé qui non seulement donne au romanesque le « lustre de la réalité » (Barthes, 1970 : 109), mais assied l’autorité évaluatrice du narrateur dont les opinions sur l’art, comme l’analyse textuelle le montre, coïncident avec celles du Tintoret, peintre consacré par le canon 213.

La mosaïque : l’interprétation d’une œuvre d’art est-elle création ?

De prime abord, la décision de mettre au centre du récit l’art de la mosaïque pourrait étonner chez une romancière qui a encore relativement peu publié (sur l’art), et à une époque où la peinture et la musique, de manière différente et pour différentes raisons, dominent les débats esthétiques. Si l’on se souvient de la visite de George Sand à l’église Saint-Marc, racontée dans

Lettres d’un voyageur, et de son jugement défavorable des mosaïques grecques, cet étonnement persiste214. Toutefois, au-delà d’une redécouverte du Moyen Âge et de la Renaissance italienne

213 Ce dernier, que le lecteur reconnaît facilement grâce à son savoir encyclopédique, se trouve doté de l’autorité évaluatrice concernant les questions artistiques. Porpora, Haydn et Marcello remplissent ce rôle dans Consuelo. 214 « La coupole et la partie intérieure du portique sont couvertes de mosaïques exécutées par des artistes grecs. Ces mosaïques, qui datent du onzième sicle, sont hideuses de dessin comme toutes celles de cette époque de décadence, mais remarquables de solidité. […] Peu à peu l’art du dessin, perdu en Grèce et retrouvé en Italie, s’appliqua à rectifier les mosaïques et les dernières qui furent exécutées dans l’église de Saint-Marc, par les frères Zuccati, avaient été dessinées par Titien » (LV : 732). Pourtant, fidèle à l’esprit du dialogue qui marque les Lettres d’un voyageur, Sand mettra en question, par le biais d’un personnage fictif, l’abbé Panorio (celui même qui transmettra au narrateur l’histoire des Maîtres mosaïstes), ce jugement sévère : « L’abbé voulut nous persuader que les madones en mosaïque du onzième siècle avaient un caractère austère et grandiose, où le sentiment de la foi parlait plus haut que la grâce poétique des beaux temps de la peinture » (LV : 732). Et le voyageur de conclure : « Il fallut bien avouer que dans ces grandes figures du type grec, dans ces yeux fendus, dans ces profils aquilins, il y a quelque chose de ferme et d’imposant comme les préceptes de la foi nouvelle » (LV : 732). 131

par les romantiques (Notre-Dame de Paris est publié en 1831) dont relève en partie, comme on pourrait le supposer, le choix du sujet215, l’art de la mosaïque se prête bien à une réflexion concernant le rapport entre l’interprétation d’une œuvre d’art (déjà créée) et la création originale/originelle que la romancière amorce avec ce roman et qui marque sa poétique du

Künstlerroman. Figurée ici par le biais du couple peinture/mosaïque, cette question réapparaît dans Consuelo où le rapport entre la composition et le chant se trouve examiné, tandis que le même problème des enjeux du geste interprétatif reste essentiel dans les apprentissages de nombreux artistes de la scène sandiens (Le château des Désertes, Pierre qui roule).

Disons d’emblée que la notion même de l’interprétation recouvre chez la romancière plusieurs réalités : c’est tout d’abord l’interpretatio dans son acceptation première, à savoir l’« action de donner une signification claire à une chose obscure » (Le Robert : 796). Ainsi, comme l’a noté M. l’Hôpital (1946), pour Sand, « l’artiste, même créateur est toujours un interprète » (192) et « toute création digne de ce nom étant en effet non pas inconsistante et libre imagination […], mais bien effort pour traduire des réalités existantes » (192). La romancière présente souvent son travail ou celui de ses personnages créateurs comme l’interprétation ou la traduction : son lecteur est invité à être « indulgent pour le traducteur impuissant » (CTF : 154) ; la mission de l’artiste est de « traduire [la] candeur, [la] grâce, [le] charme de la vie primitive, à ceux qui ne vivent que de la vie factice […] » (FC : 23), tandis que Consuelo, en exécutant une composition de Marcello, conçoit ce dernier « comme un interprète entre elle et ces cieux splendides dont elle avait à célébrer la gloire » (C : 91).

L’interprétation désigne ensuite, comme c’est le cas dans ce roman, la traduction « d’une

215 Soulignons l’aspect archéologique de ce récit en nous rappelant qu’à l’époque de sa publication, la mosaïque souffre encore en France d’un relatif oubli. Comme le note Xavier Baral I. Altet (1985), « beaucoup de mosaïques dans les églises datant du Moyen Âge sont détruites ou dans un état lamentable. Il faudra attendre les années cinquante du XIXe siècle et surtout les travaux sur l’opéra Garnier pour que cet art soit pleinement rétabli en France » (780). 132

langue dans une autre » (Le Robert : 796), à savoir, les transpositions inter-artistiques et la reprise dans le cadre d’un ouvrage artistique de ce qui a été conçu et exécuté dans un système de signes propre à un art différent. Sand, qui adapte pour le théâtre ses propres romans ou ceux des autres auteurs216 et qui transcrit les contes populaires du Berry, en faisant preuve selon B. Didier

(1998) d’un « scrupule quasi scientifique qui n’est pas si général à son époque » (762), est particulièrement sensible aux problèmes de la transposition artistique, dont elle souligne, comme ce sera le cas dans Les maîtres mosaïstes, le caractère créateur (en parlant par exemple des adaptations de textes romanesques pour la scène, elle accentue l’impossibilité de faire une pièce de théâtre en suivant « servilement un roman pour en extraire et en copier les scènes et les dialogues » (Sand cité dans Szabo, 2010 : 345)217.

Cependant, la problématisation de la notion de l’interprétation au sein de ses ouvrages fictifs et la figuration de différents avatars d’interprète permettront à la romancière, plus intéressée que ses contemporains masculins à remuer certains présupposés ambiants, à la fois de mettre en question et de ré-articuler certains codes normatifs esthétiques ou sociaux et de mettre en avant sa propre vision – dialogique – de la conduite créatrice. Tout comme ses propres réécritures des textes/topoï littéraires font montre du potentiel contestataire de ce geste218, ses figures d’interprètes sont souvent porteurs de discours anti-conformistes. En ce qu’elle sous-tend la pluralité de pratiques artistiques et une vision polyphonique de l’œuvre d’art/du texte littéraire, la notion d’interprétation véhicule bien par ailleurs la conception sandienne de l’Art et du champ

216 Voir Anna Szabo (2011), « L’auberge rouge de George Sand : adaptation ou réécriture ? ». 217 Il ne faut pas « conserver un seul mot, avance Sand lorsqu’il s’agit de retravailler les scènes d’un roman pour le théâtre : « Il se trouve, dans les romans, des situations infiniment prolongées qui plaisent au lecteur justement parce qu’elles l’impatientent, et qui ennuieraient le spectateur […]. Un personnage de roman peut rester pendant tout un volume à l’état d’énigme ; c’est un des moyens du roman que de ne pas se révéler trop vite. À la scène, on se dégoute vite d’un personnage en chair et en os qui tarde à se faire comprendre. Il faut donc, en tout, procéder autrement, et procéder autrement, ce n’est pas copier ; c’est créer une seconde fois (Sand cité dans Szabo, 2010 : 345, nous soulignons). 218 Leone Leoni, le héros du roman éponyme, est le pendant masculin de Manon Lescaut, Sténo, le poète larmoyant de Lélia trouve la même mort par la noyade qu’Ophélie d’Hamlet. 133

artistique en tant qu’espace de la diversité (où l’accent est mis sur la réciprocité des arts et non nécessairement sur leur rapport hiérarchique), lieu du travail commun des artistes à travers l’histoire, toujours en transformation. Souvenons-nous que Sand, qui conçoit son propre geste créateur en termes dialogiques et qui souligne l’importance de l’étude des ouvrages de vieux maîtres pour la Künstlerbildung de jeunes artistes, évoque à maintes reprises les travaux artistiques qui ont inspiré ses propres textes219.

Or, la figuration des mosaïstes dans un de ses premiers romans de l’artiste permet la mise en place d’une échelle de valeurs qui, si elle reconnaît le mérite du génie créateur, va à l’encontre de l’idéologie romantique de l’individualisme exacerbé. Le titre même du roman, relevant du niveau programmatique du récit220, annonce bien cette thématique en mettant accent sur un groupe (de personnages liés par l’exercice du même métier)221, tandis que l’appareil préfaciel qui l’accompagne souligne la multiplicité des voix participant à ce que l’histoire des mosaïstes soit racontée. Selon la notice de 1852, George Sand a écrit « Les maîtres mosaïstes » pour son fils qui, ayant pour seule référence littéraire Paul et Virginie, demande un roman où les choses

« finiraient pour le mieux » (MM : 37), à savoir un roman qui ne le fera pas pleurer. Écartant sous ce prétexte l’amour sentimental (par contre l’amour fraternel et filial y sont très accentués), et se proposant un but qui relève de l’esthétique classique222, instruire son fils tout en l’amusant

(placere et docere), la romancière prend pour trame du roman « un fait réel dans l’histoire de l’art » (MM : 37) dont son propre récit ne serait qu’un « simple ornement » (MM : 37). En

219 La mention d’une gravure d’Holbein ouvre La mare au Diable ; les Souvenirs d’un voyage d’art à l’île de Majorque, par J.-B. Laurens, déclenche l’écriture d’Un hiver à Majorque, tandis que l’auteur puise des informations pour son Compagnon du Tour de France du Livre du compagnonnage d’Agricol Perdiguier. 220 Le titre et, le cas échéant, la préface, deux éléments paratextuels (cf. Genette, 1987), jouent un rôle de tout premier ordre du point de vue de la construction textuelle des valeurs et de leur communication au lecteur. Le titre, par sa fonction descriptive et du fait qu’il indique un choix propose au lecteur un certain regard sur le réel et, par ailleurs, des valeurs, une hiérarchie (cf. Jouve, 2001 : 128). 221 À l’opposé de nombreux romans du XIXe siècle intitulés, selon la poétique du Bildungsroman, d’après le héros principal. 222 Mais aussi de la doctrine saint-simonienne de l’art social. 134

minimisant l’importance de son travail, comme elle le fait souvent dans ses préfaces, elle ajoute avoir écrit « peu de livres avec autant de plaisir » (MM : 37) en mettant en valeur le contexte de la création :

C’était à la campagne, par un été aussi chaud que le climat de l’Italie que je venais de quitter. Jamais je n’ai vu autant de fleurs et d’oiseaux dans mon jardin. Liszt jouait du piano au rez-de-chaussée, et les rossignols enivrés de musique et de soleil, s’égosillaient avec rage sur les lilas environnants223 (MM : 37).

Quant à la dédicace (à Maurice D…)224, qui tient place de préface dans la première édition du livre, structurée néanmoins sous le mode fictif, Sand, en adoptant l’énonciation au masculin et la voix du vieux père, avance ce qu’elle réitérera dans sa notice de 1852, notamment le fait qu’elle écrit à la demande de son « enfant » qui, n’ayant pas le goût pour la littérature frénétique, demande une histoire « toute simple et toute naturelle » (MM : 37). Au destinataire-enfant225 correspond la figure du vieux père qui raconte l’histoire qu’il a lui-même entendue de l’abbé

Panorio. Ce dernier, nous dit encore le narrateur, s’intéressait peu au « genre sentimental » et aux amours du roman et leur préférait les amants de la nature, « [les] travaux et [les] tribulations des artistes » (MM : 38). En mettant en lumière, dès l’ouverture, toutes ces voix des conteurs qui font vivre la mémoire des mosaïstes, l’auteur fait valoir l’idée du travail commun des artistes qui sera reprise et développée dans le texte par le biais du rapport de la mosaïque et de la peinture. En terminant sa preface par une évocation de la nature qui peut être favorable ou hostile à son projet,

223 Dans son article « La scène des préfaces : George Sand et l’inspiration », Damien Zanone (2006) souligne le geste préfaciel sandien qui consiste à occulter légèrement le contenu du roman et de mettre en lumière le contexte de la création. 224 L’homme de neige, publié en 1859, est un autre Künstlerroman dédié à Maurice Dudevant. Le roman « romanesque » selon George Sand, dans lequel les marionnettes jouent un rôle central, ce récit est aussi une méditation sur l’improvisation artistique et s’approche par sa structure et par ses thèmes des Années d’apprentissage de Wilhelm Meister. 225 À part son fils Maurice, encouragé fortement par Sand dans ses tentatives de devenir artiste, cette figure d’enfant destinataire, se rapporte-t-elle aussi au peuple français, souvent considéré par l’intelligentsia de l’époque comme étant au stade de l’enfance ? « Qu’on ne dise donc pas que c’est une barbarie de vouloir associer ces prétendus barbares aux grandes jouissances de l’art. C’est calomnier la nature humaine dans ce qu’elle a de plus pur. Il faut initier le peuple comme on initie un enfant de grande espérance, objet d’une grande sollicitude », écrit Sand (1991) en 1848 au sujet du Théâtre de l’Opéra (QAL : 185, Sand souligne). 135

le narrateur met en œuvre la fonction séductrice de celle-ci, en affirmant qu’il essayera de se rappeler de l’histoire racontée par l’abbé si :

[…] la brise chaude qui fait onduler nos tilleuls et l’alouette qui poursuit dans la nue son chant d’extase ne sont pas interrompues par le vent d’orage, si la bouffée printanière qui entrouvre le calice de nos roses paresseuses et qui me prend au cœur, daigne souffler sur nous jusqu’à demain matin (MM : 38).

L’art de conter est aussi un métier, mais il est redevable à l’inspiration que le narrateur de la dédicace invoque ici, pour qu’il puisse arracher à la nuit (de l’oubli), l’histoire des frères Zuccati.

Le dialogue des peintres : les temps barbares vs la barbarie des temps

Le roman s’ouvre sur le dialogue du vieux père Zuccato et du Tintoret sur la question : la mosaïque est-elle un artisanat ou un art ? – question par excellence qui relève d’un univers de valeurs226. Le père Zuccato, inconsolable parce que ses fils ont embrassé ce qui est selon lui un

« vil métier », s’adresse au grand maître du Cinquecento, espérant que celui-ci les remettra sur le droit chemin de la peinture. Sa déclamation du genre ceci tuera cela où il sonde la décadence du siècle, inaugure le dialogue227. « Ainsi parlait messire Sébastien Zuccato, peintre oublié aujourd’hui… » (MM : 39), constate le malicieux narrateur, instaurant par l’adjectif évaluatif oublié le rapport hiérarchique, confirmé par le canon, entre les deux peintres. Lorsque le Tintoret affirme, par contre, que la mosaïque « n’est point […] un vil métier ; [mais] un art véritable » qui

226 Cette question, l’artisan est-il artiste, reste même aujourd’hui, selon Bernard Lafargue (2003), une des pierres de touche de l’esthétique. Le problème est ancien et tient, entre autres, à la scission entre les arts de l’esprit et les arts manuels. Notons, toutefois, l’anachronisme commis par Sand (ou s’agit-il de la représentation romantique et idéalisée des artistes de la Renaissance ?) : ni la sculpture, ni la peinture n’ont encore à l’époque le statut d’un « art » au sens moderne. Si certains peintres se sont assurés le statut d’artiste, comme l’a noté Nathalie Heinich (1996), il s’agit d’individus exceptionnels et non pas d’une norme. La Renaissance marque plutôt le commencement d’une révolution dans le statut de ceux-ci : « Quant au statut des peintres et des sculpteurs au Moyen Âge, il est connu, de façon plus certaine encore, comme étant fort éloigné d’un ‘art’ au sens moderne. À l’époque, peintres et sculpteurs relevaient des ‘arts mécaniques’, lesquels, à l’opposé des ‘arts libéraux’, étaient ceux qui requéraient l’usage de la main » (12). Dans Le fils du Titien, Musset idéalise, lui aussi le respect dont jouissent des peintres de la Renaissance, à l’encontre de ceux de l’époque contemporaine, qui est, selon le narrateur, celle de la décadence de l’art. Insistons cependant sur l’aspect passéiste du roman de Musset, tandis que l’ouvrage de Sand est dénoué, comme nous le verrons, de toute nostalgie. 227 « De noble, on se fait trafiquant ; de maître, manœuvre ; d’architecte, maçon ; de maçon, goujat. Où s’arrêtera-t- on, bonne sainte mère de Dieu » (MM : 39), déplore-t-il. 136

devrait être évoqué avec « un profond respect » (MM : 40), il émet un jugement évaluatif opposé qu’il justifie, entre autres, en soulignant les qualités conservatrices de la mosaïque. Celle-ci sauvegarde

[…] encore plus que la peinture sur métaux, les traditions perdues du dessin au Bas- Empire. […] La toile ne survit pas aux outrages du temps. […] la mosaïque nous a conservé intactes les traditions de la couleur, et en cela, loin d’être inférieure à la peinture, elle a sur elle un avantage que l’on ne peut nier : elle résiste à la barbarie des temps, comme aux outrages de l’air... (MM : 40).

Faisant peu cas du statut social qu’une culture peut assigner à une pratique artistique particulière, le grand peintre oppose à l’époque décadente (on pourrait dire les temps barbares) contre laquelle se révolte le vénérable Zuccato, la barbarie des temps qui menace la peinture, plus fragile que la mosaïque et que cette dernière justement neutralise. À la relation hiérarchique entre les deux pratiques artistiques, soutenue par le vieux père, le Tintoret substitue la notion de la complicité des arts et de leur participation au même patrimoine culturel.

Par ailleurs, lorsque Zuccato incrimine son fils aîné d’abandonner « la noble profession de ses pères, malgré les reproches de sa conscience »228 (MM : 41) et le cadet de « se mettre aux gages de son frère […] pour payer ses vains plaisirs et ses folles dépenses » (MM : 42), une fois de plus, l’évaluation du Tintoret, représentant l’autre voix paternelle, diffère. Il considère les deux frères « deux bons et nobles229 enfants, deux excellents artistes » (MM : 42) en soulignant pourtant que « l’un est laborieux, patient, ingénieux, exact, passé maître dans son art ; tandis que l’autre, aimable, brave, jovial, plein d’esprit et de feu, moins assidu au travail, mais plus fécond

228 Nous soulignons l’investissement émotif de cet adjectif évaluatif par le père. 229 Nous soulignons l’investissement axiologique différent de l’adjectif noble selon sa prise en charge par le personnage. Dans le discours très émotif de Zuccato, cet adjectif subjectif ne peut s’appliquer qu’à la peinture, pratique qui jouit d’une reconnaissance sociale. Le Tintoret, par contre, estimant qu’il « vaut mieux être un bon ouvrier qu’un maître médiocre, un grand artisan qu’un artiste vulgaire » (MM : 39), valorise l’excellence artistique ou artisanale, investie de la noblesse car elle facilite l’émancipation de l’individu par son propre faire. Notons le rapprochement entre cette position du Tintoret et les vers prescriptifs de Boileau dans L’art poétique (1674, 1871) : « Soyez plutôt maçon si c’est votre talent./ Ouvrier estimé dans un art nécessaire,/ Qu’écrivain du commun et poëte vulgaire./ Il est dans tout autre art des degrés différents./ On peut avec honneur remplir les seconds rangs ;/ Mais dans l’art dangereux de rimer et d’écrire,/ Il n’est point de degrés du médiocre au pire » (44).

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peut-être en idées larges et en conceptions sublimes » (MM : 42). Cette distinction entre les deux frères, fondée sur leurs caractères opposés et sur les différences dans leur manière de concevoir la vie et la pratique artistique, qui déterminera leurs programmes narratifs (leurs idéaux) respectifs, sera reprise au cours du récit et participera à l’élaboration de la valeur globale.

Remarquons que Valerio est dès ici marqué par le lexème feu, constituant, selon l’imaginaire prométhéen romantique, la marque du génie.

Les portraits suivants, à la fois physiques et moraux des deux frères, construits par le biais du regard du père lorsqu’il consent à se rendre à la basilique où ceux-ci travaillent, confirment et élaborent sur ce que le Tintoret a déjà dit d’eux. Ceci constitue une des redondances dont parle V. Jouve (2001 : 99), à la suite de S. Suleiman (1983), entre le niveau du récit et celui de l’histoire qui oriente la lecture et facilite la hiérarchisation des valeurs.

Portraits d’artistes

Après avoir examiné les figures des quatre évangélistes sur lesquelles travaillent ses fils d’après les cartons du Tintoret et du Titien, revenu de son premier sentiment d’admiration, le père

Zuccato, fidèle à ses préjugés, prononce le verdict : « pur charlatanisme, après tout » (MM : 43).

C’est à ce moment qu’il aperçoit Francesco, son fils aîné, un « grand jeune homme pâle » (MM :

43), qui quitte son travail et change son habit d’ouvrier pour accueillir convenablement son père.

Il se présente devant celui-ci dans sa robe de soie garnie d’argent qui fait ressortir sa beauté et son élégance : « Mais son front mélancolique et la gravité de son sourire portaient l’empreinte des nobles soucis et du saint orgueil de l’artiste » (MM : 44). L’investissement sémantique de l’adjectif évaluatif noble, de la part du narrateur, revient de nouveau comme un écho tout à fait opposé au discours initial du père, pour valoriser ici le soin que le frère aîné porte à son travail, décrit en termes sacrés. Nous constatons que le portrait de Francesco est campé en quelques mots

138

qui concrétisent fortement l’axiologie : son sérieux, son habit d’apparat endossé en tant que geste de révérence envers son père (moral), sa beauté et sa pâleur (physique)230.

Contrairement au portrait de Francesco, celui de Valerio est très développé et détaillé. Or, comme l’a souligné Hamon (1984), le héros du roman, tout en relevant « d’un effet de référence axiologique à des systèmes de valeurs » (47) est signalé aussi par « les procédés structuraux internes à l’œuvre » (47) dont justement la longueur du portrait231. Ainsi, avant même l’apparition du personnage, le cadet est annoncé par les ouvriers qui le voient débarquer devant la basilique :

« Valerio ! voilà messer Valerio ! » (MM : 45). À l’encontre de Francesco, décrit comme artiste solitaire, indice qu’il préfère l’art aux hommes, Valerio est présenté entouré des ses ouvriers, entrant dans la basilique « chantant d’une voix fraîche et sonore, sans trop de respect pour le lieu saint, le refrain d’une chanson d’amour »232 (MM : 45). Tout comme Francesco, en apercevant son père, en geste de révérence « il se découvrit et cessa de chanter » (MM : 45). Son portrait s’ouvre sur le superlatif absolu : « Valerio était le plus beau garçon de Venise » (MM : 45). Bien qu’il soit moins grand que son frère, il est plus athlétique et plus robuste, comme le note le narrateur en ajoutant qu’ :

[i]l fallait de l’attention pour découvrir dans ses grands yeux bleus le feu sacré qui sommeillait souvent à l’ombre d’une douce insouciance […]. Cette demi-pâleur ennoblissait sa beauté et tempérait l’audacieuse sérénité de son regard […]. Sa bonne mine, sa belle humeur, ses relations avec les magnifiques patriciens et les joyeux ouvriers qui remplissaient son atelier à toute heure, l’avaient entraîné nécessairement à la vie de plaisir ; mais son activité naturelle et sa fidélité à remplir tous les engagements d’un

230 Ce portrait relève du topos romantique ou, plus précisément, celui du mal du siècle (au masculin, cf. Bertrand- Jennings, 2005). La pâleur, la souffrance morale et physique, une vie intellectuelle riche au profit des plaisirs corporels sont autant de qualités des héros du mal du siècle. Cette modalité d’être artiste sera contestée par l’autorité textuelle qui privilégie, comme nous le verrons, l’ethos artistique du frère cadet. 231 « Le problème du héros […] relève à la fois de procédés structuraux internes à l’œuvre (c’est le personnage au portrait le plus riche, à l’action la plus déterminante, à l’apparition la plus fréquente, etc.) et d’un effet de référence axiologique à des systèmes de valeurs (c’est le personnages que le lecteur soupçonne d’assumer et d’incarner les valeurs idéologiques « positives » d’une société – ou d’un narrateur – à un moment donné de son histoire) » (Hamon, 1984 : 47). 232 Ce sans-façon avec lequel il approche le lieu saint renvoie à la légèreté avec laquelle il conçoit son propre génie. 139

travail quelconque le préservaient de tomber dans l’excès d’un désordre qui eût ruiné son génie (MM : 45-46).

La répétition du lexème feu (sacré), qualifiant Valerio (il est aussi le personnage marqué le plus souvent par celui de génie), par une autre instance évaluatrice (le narrateur), constitue une nouvelle redondance indiquant qu’il incorpore, comme le confirmeront ses paroles et ses actions, au plus haut degré, les valeurs de la création artistique. Le portrait vestimentaire qui suit, insistant sur le goût exquis du cadet, fait ressortir un autre talent de celui-ci : son habileté à

« composer et dessiner des ornements que l’on faisait ensuite exécuter sous sa direction, en broderie d’or et d’argent, sur les plus riches étoffes » (MM : 45) qui fait qu’il soit très recherché par les dames et par les seigneurs de la République.

Nous remarquons que, dès son apparition, le personnage se situe sous le signe du complexe, de l’inclusion, de l’union233 : son entrée dans l’église introduit un mélange de sacré et de profane car il chante une chanson d’amour ; artiste de grand talent, il ne borne pas son activité

à la pratique mosaïste seule, mais il se consacre aussi aux exercices du design234 « qui le délaissait de ses travaux et de ses plaisirs » (MM : 45). Ces deux portraits, tout en accentuant les talents qui singularisent Francesco et Valerio ainsi que l’amitié « inaltérable » qui les unissait – qualité qui les oppose au plus haut degré aux frères Bianchini, les non-créateurs, consolident la distinction initiale établie par le Tintoret et le père Zuccato. Dans ce qui suit, ce sera justement leur conception de l’idéal (éthique et esthétique) qui investira davantage la différence entre les deux frères. Nous nous pencherons sur cette question dont l’articulation textuelle concrétise l’ethos artistique privilégié par l’auteure, après avoir examiné la description des frères Bianchini.

La visite de l’atelier rival par le vieux Sébastien et le Tintoret révèle des ouvriers ayant la vision

233 Nous pourrions même dire avec un peu d’humour qu’il se situe sous le signe du trait d’union, car le narrateur oppose à la pâleur de Francesco la demi-pâleur de Valerio. 234 Ce portrait de Valerio comme grand styliste de mode porte accent sur l’indépendance artistique du personnage. 140

matérialiste de la pratique mosaïste qui sera mise en relation directe avec l’impossibilité de leur

Künstlerbildung.

Les non-artistes

Dans le troisième chapitre qui clôt la phase de manipulation (la phase initiale de la séquence narrative), le narrateur campe les portraits des frères Bianchini qui travaillent dans la chapelle de

Saint-Isidore de la basilique Saint-Marc. Contrairement aux Zuccati, les frères Bianchini ne bénéficient pas de portraits physiques, uniquement de portraits moraux. Le chapitre s’ouvre sur une série d’invectives que ceux-ci – Dominique « dit le rouge » (MM : 47, Vincent « le hargneux » (MM : 48) et le plus jeune, Gian Antonio – lancent à leurs apprentis ou qu’ils

échangent entre eux: « […] par le corps du diable […] « petit singe noir ! Maso m’entendez- vous ?... Vincent mon frère, de par le diable ! n’accaparez pas tous les apprentis » (MM : 47). La scène risque rapidement de dégénérer en violence physique si ce n’est de l’intervention du prêtre

Alberto Zio, un « mosaïste distingué » (MM : 48) qui, travaillant dans la même chapelle réussit, en invoquant les Zuccati, à calmer les trois frères. La jalousie envers les Zuccati l’emporte sur leurs propres antagonismes, mais ils se séparent sur la promesse de finir la dispute le soir au cabaret. La conversation se fixe sur leurs rivaux et Dominique laisse entendre que la renommée de ceux-ci « pourrait bien tomber des nuées, malgré toutes les protections des peintres […] si on voulait s’en donner la peine » (MM : 49). Au moment où tous les trois s’attaquent au prêtre

Alberto qui défend les Zuccati, en louant leur manière de travailler, lente, mais « quelle perfection de dessin, quelle richesse de couleur ! » (MM : 49), ils s’aperçoivent du père Zuccato et du messer Robusti qui s’approchent pour examiner leur ouvrage. Le chapitre se termine sur plusieurs évaluations, lorsque le narrateur souligne l’incapacité des Bianchini d’apprécier le génie de ces maîtres et sur leur respect feint, motivé uniquement par la crainte du crédit de ceux- ci, alors que le Tintoret en jetant un coup d’œil sur les panneaux incrustés « accorda des éloges 141

aux réparations de l’antique mosaïque grecque, confiées au prêtre, et se retira en saluant profondément les Bianchini, sans leur adresser la parole ; car il n’estimait ni leurs ouvrages ni leurs personnes » (MM : 50).

Il n’y a chez les Bianchini aucune reconnaissance du sacré ni du lieu sacré. Il s’agit bel et bien d’une séquence de l’anti-sacré qui se manifeste aussi bien par le niveau de langue que par leur irrévérence à l’endroit du prêtre Zio (père). Alors que les Zuccati expriment leurs relations interpersonnelles harmonieuses sous forme contractuelle en respectant la fiducie, les Bianchini vivent leurs relations discordantes dans et par la polémique, verbale ou physique, où le plus fort de voix ou de corps l’emporte. Le savoir des anti-sujets, les Bianchini, est un savoir-faire pratique de l’imitation ou de la reproduction qui s’approprie le passé sans le transformer. Le seul devoir que les trois frères éprouvent est aussi celui de l’imitation, de la reproduction du geste de l’autre de la façon la plus rapide et efficace, sans réflexion aucune. Servile, obéissant aveuglement aux préceptes du passé, l’anti-sujet s’oppose à l’artisan-artiste créateur. Dans ce récit, chez les imitateurs, le vouloir règle le devoir qui est quasi absent. Ainsi, leurs programmes narratifs, surdéterminés par tous ces qualificatifs négatifs, ne se réalisent que comme passage du même au même. Incapable de l’aspiration vers un idéal, qui se trouve moteur de la quête artistique, l’anti-artiste sandien se situe sous le signe de l’immobilité et de l’anti-Bildung.

L’artiste à l’épreuve de l’idéal

« Ah, but a man’s reach should exceed his grasp,/Or what’s a heaven for? » (Browning, 1993 : 76).

George Sand définit l’art dans sa préface à La mare au diable comme « la recherche de la vérité idéale ». Ses artistes, des « hommes-oiseaux » (HV : t. I : 18), tout comme la romancière même, ont « besoin d’idéal » (HV, t. II : 130) et se définissent par opposition à ceux qui, tels Pauline dans le roman éponyme, vivent uniquement « par les yeux » (P : 279). À l’encontre du

142

diplomate, le héros de la lettre VIII de Lettres d’un voyageur, avoue que les artistes, « pauvres rêveurs », ne peuvent aimer « sans revêtir l'objet de [leur] affection d'une grandeur idéale » (LV :

860).

En même temps la romancière pose, comme nous l’avons vu, dès la première lettre de

Lettres d’un voyageur, une insuffisance du monde idéal médiatisé par les arts : « C’est que les créations d’art parlent à l’esprit seul, et que le spectacle de la nature parle à toutes les facultés.

[…] Aux esprits vastes il faut le monde entier, l’œuvre de Dieu et les œuvres de l’homme » (LV :

652). Or, cette dialectique que Sand romantique établit entre l’art et la nature, entre l’idéal et le réel, le sensible et l’intelligible, marque profondément sa poétique du roman d’artiste. Ainsi, bien qu’elle pose que l’idéal soit nécessaire et bénéfique à l’artiste, comme au commun des mortels, la romancière semble se méfier d’une recherche excessive de celui-ci : dans ses récits, dévouement exclusif à l’Art qui éloigne l’artiste du vécu et du social se trouve généralement sanctionné.

Autant que pour ses personnages romanesques, cela vaut pour les artistes qu’elle a connus :

Musset est jugé excessif dans sa soif d’idéal235, ainsi que Chopin, « type extrême de l’artiste […] dévoré par un rêve d’idéal que ne combattait aucune tolérance de philosophie ou de miséricorde

à l’usage de ce monde. Il ne voulut jamais transiger avec la nature humaine. Il n’acceptait rien de la réalité » (HV, II : 443).

Cependant, plus qu’une thématique, l’articulation textuelle du rapport qu’entretiennent les artistes sandiens avec l’Art (l’idéal)/la vie (le réel) devient dans Les maîtres mosaïstes une stratégie de valorisation. Ainsi, après leurs portraits initiaux des deux frères, c’est justement leurs idéaux respectifs qui informent davantage la distinction entre Francesco et Valerio, faisant qu’une analyse approfondie des Maîtres mosaïstes propose clairement Valerio comme héros du

235 « Couché sur les roses que produit la terre, tu songeais aux roses de l’Éden qui ne se flétrissent pas ; […] Tu les avais donc cueillies, ces roses immortelles ? » (LV : 662). « Il est faux que tu n’aies pas le temps d’entendre la prière des hommes ; tu as bien celui d’envoyer à chaque brin d’herbe la goutte de rosée du matin ! » (LV : 664-65). 143

récit, alors que le titre même semble suggérer un héros collectif. Notons que cette manière de hiérarchiser les artistes par le biais de l’idéal artistique (et donc humain) qu’ils visent revient dans Consuelo où le grand défi de la cantatrice sera de ne pas intérioriser le modèle vocationnel incarné par Porpora qui prêche l’éloignement absolu de l’artiste par rapport au quotidien. Nous verrons que, bien qu’elle semble hésiter à plusieurs reprises, la cantatrice ne peut pas accepter les conseils du vieux maître de se vouer exclusivement à l’Art et d’embrasser « l’idéal sublime dépouillé de ce voile terrestre » (C : 162). De ces deux musiciens, qui se trouvent au sommet de la hiérarchie des artistes de l’auteure, c’est clairement Consuelo qui assume les valeurs du roman.

C’est sur le fond d’une Venise nocturne, une fois la journée de travail finie et lorsque le beau monde sort pour se divertir sur le Grand Canal, que les portraits moraux des frères se précisent davantage, cette fois-ci par l’entremise de leurs propres paroles. Voulant avertir Valerio des menées des Bianchini, Francesco le convie à passer une partie de la soirée avec lui et les frères décident de se promener dans une barque avec leur apprenti Bozza qu’ils invitent pour remplacer l’ainée aux rames, vu la faiblesse physique de celui-ci. Le dialogue s’ouvre sur les conseils de l’ainée qui exhorte son frère à vivre plus sagement, estimant qu’il est « impossible de mener de front […] le plaisir et la fatigue, la dissipation et le travail » (MM : 51). La réplique de

Valerio qui affirme que cette mobilité l’anime et le soutient, car il conçoit la vie en tant qu’une

« continuelle alternative de jouissances et de privations, de fatigue et d’activité […] » (MM : 51), signale une autre manière de concevoir la conduite créatrice et une conception de l’art en tant que partie intégrale de la vie.

Francesco, pour qui « l’art est au-dessus de toutes les affections » (MM : 57), incarne le créateur exaltant la séparation (romantique) entre la vie et l’art, rêvant de la gloire qu’il estime une « jouissance [âpre, mais] la plus élevée de toutes ». Ce qui le caractérise, c’est un gommage

144

presque complet du corps : l’état maladif et le caractère mélancolique du personnage sont accentués tout au long du récit, ainsi que sa riche vie intérieure. Son idéal est un idéal conçu236 et non senti, comme le souligne le narrateur. Bien qu’il admette que c’est « une vanité que de se croire quelque chose, parce qu’à force de se rapprocher de l’idéal par la pensée, on en est venu à concevoir le beau un peu mieux que les autres hommes » (MM : 55), Francesco, s’obstine « au culte de l’art » (MM : 54), selon les termes de son frère, et rêve de laisser un nom honoré et illustre. Élitiste, il aspire avant tout à « plaire aux connaisseurs de tous les temps »237 (MM : 54).

Sans cette ambition, l’intelligence « languirait dans l’ombre sans éclairer le monde » (MM : 54), au dire de Francesco.

Contrairement à celui-ci, Valerio, n’ayant jamais désiré la gloire, considère l’amour « la plus ardente des jouissances humaines » (MM : 55), l’amitié, la plus sensible, et la gloire, la plus

âpre. Valerio apprécie la beauté dans toutes les formes de la vie, exhaussant les expériences où il se sent « échauffé par la flamme divine » et accordant peu d’importance au fait que cette lumière

« émane de [lui] ou d’autre chose » (MM : 55). « Toute lumière vient du foyer divin » selon le cadet et « la gloire de l’homme n’est pas plus en lui-même que le soleil n’est dans les eaux qui répètent son image » (MM : 55). Le topos de l’art (et de l’artiste) comme interprète238 de la nature, qui traverse la littérature depuis l’antiquité, vient alimenter ici la vision de l’artiste qu’incarne Valerio. Pour celui-ci, l’art jaillit de la vie et se nourrit d’une expérience riche et variée. Il le réitère peu après : « L’homme qui désire en cette vie mieux que cette vie est un orgueilleux qui blasphème ou un ingrat qui souffre » (MM : 55). En adoptant une posture

236 « Peut-être est-ce une folie et une vanité que de se croire quelque chose, parce qu’à force de se rapprocher de l’idéal par la pensée, on est venu à concevoir le beau un peu mieux que les autres hommes. Et pourtant de quoi l'homme se glorifiera-t-il, si ce n'est de cela ? » (MM : 55), Francesco se demande-t-il. 237 Nous soulignons, en notant que l’ambition de plaire surtout aux connaisseurs n’est absolument pas partagée par l’auteur. 238 « Celui à qui la nature commence à dévoiler son mystère manifeste, ressent un irrésistible désir pour son plus digne interprète : l’art » (Goethe, 2001 : 81). 145

artistique opposée à celle fondée sur la vision de l’artiste-génie ambitionnant la gloire posthume,

Valerio incarne l’artiste dont l’exercice artistique se nourrit de l’expérientiel, et s’approche de ce que Maurice Beebe appellera « The Sacred Fount tradition », à savoir les artistes avec une capacité énorme pour l’expérience239. D’ailleurs Valerio se range volontiers parmi les artisans :

« je n’ai d’artiste que le titre, et je ne suis, à vrai dire, qu’un artisan » (MM : 56). C’est ce trait ainsi que sa capacité d’aimer (l’autre, l’humanité), qui détermineront dans ce récit, comme ce sera le cas dans Consuelo, la place que celui-ci occupe dans l’échelle des artistes articulée par le roman. Or, pour le cadet :

[…] ce qu’il y a de plus doux, de plus noble et de plus bienfaisant dans la vie, c’est d’aimer, c’est de sentir et de concevoir le beau idéal. Voilà pourquoi il faut aimer tout ce qui s’en rapproche, le rêver sans cesse, le chercher partout, et le prendre tel qu’on le trouve (MM : 55).

La construction de sa phrase même reflète la dialectique selon laquelle s’articule l’idéal de l’artiste que valorise l’autorité textuelle (sentir et concevoir ; aimer et rêver, chercher et prendre). Nous verrons que cette capacité, contrairement à ce que pense Francesco, facilite la

Künstlerbildung du cadet et qu’un des mobiles de sa transformation artistique et humaine ultime sera justement l’amour qu’il porte à son frère.

Ce dialogue, qui cristallise les différences entre les deux frères, situe dès ici les

(aspirations de) l’artiste, pas uniquement dans les hautes et pures régions de l’idéal, mais aussi au niveau du quotidien et de l’actionnel. La conversation des frères avec le Bozza creuse davantage, de manière redondante, l’écart qui sépare l’artiste idéal sandien des avatars romantiques du créateur voué exclusivement à l’Art. En convoquant les images d’orages240, le narrateur campe

239 Selon le critique, ce type de l’artiste romantique se distingue par la « […] tremendous capacity for experience » (Beebe, 1964 : 67). 240 La technique chère aux romantiques d’assimilation du paysage aux états d’âme du personnage est utilisée à plusieurs reprises pour décrire le Bozza : « Ce même soir, vers minuit, le Bozza revenant de chez sa maîtresse, triste et soucieux plus que jamais, ennuyé de l’amour, ennuyé du travail, ennuyé de la vie, marchait à grands pas sur la 146

par le biais du personnage de l’apprenti le type de l’artiste jaloux et ambitieux, trop consommé par ses rêves de célébrité pour être capable de ressentir ou faire ressentir l’émotion poétique.

Maigre et pâle, désirant avant tout le titre d’artiste, car il soutient qu’il « n’est point de classe au- dessus de l’artiste » (MM : 61)241, le Bozza est incapable d’amour, d’amitié ou de tendresse.

Comme pour les Bianchini, cette absence du lien avec l’autre sera mise en rapport direct avec son inaptitude à parvenir à une expression artistique authentique. La maîtrise artistique que

Bozza est parfaitement capable de reconnaître chez l’autre, lui reste inaccessible242 ; apte à peindre les émotions physiques, il ne parvient pas à exprimer « le sentiment intellectuel » indispensable, selon le narrateur, dans la représentation de scènes religieuses243. À l’opposé de

Francesco et surtout contrairement à Bozza, deux figures solitaires, Valerio est un personnage de fusion, multiple et ouvert. Il incarne l’artiste qui reste accessible à la fois au Beau dans l’art, mais aussi dans la vie, un des grands esprits, dont la romancière dira, en défendant le romantisme contre les assauts de la nouvelle école réaliste, qu’ils « ne peuvent pas être exclusifs ; ils sentent tout ce qui est beau […] » (QAL, « Le réalisme » : 218)244.

rive solitaire. Un vent d’orage s’était élevé, le flot battait les quais de marbre, et des voix mystérieuses semblaient murmurer des paroles de haine et de malédiction sous les noires arcades des vieux palais » (MM : 59). 241 La réponse de Valerio : « Grand merci ! […] quant à moi, je ne lui sacrifierai jamais rien. […] Et pourtant j’aime l’art, […]. Il faut que je l’aime bien, puisque je lui sacrifie la moitié d’une vie que je me sens de force à consacrer tout entière au plaisir. Jamais je ne suis si heureux que quand je travaille » (MM : 57), renforce la fonction intégratrice du personnage. 242 Bien qu’il soit arrivé grâce à sa persévérance « à rendre avec succès les effets matériels de l’art, il était loin d’avoir dérobé au ciel le feu sacré qui donne la vie aux productions de l’art, et qui constitue la supériorité du génie sur le talent » (MM : 69-70). Trop intelligent, comprenant ce qui lui manquait, il échoue constamment à « communiquer à ses figures la grâce touchante ou l’enthousiasme sublime qui animaient celles des Zuccati » (MM : 70). 243 « Dans la scène de l’Apocalypse, ses figures de démons et de damnés étaient fort bien traitées ; mais […] il n’avait pas su donner à ces emblèmes de la haine et de la douleur le sentiment intellectuel […]. Les maudits ne semblaient tourmentés que par l’ardeur des flammes qui les dévoraient ; nul sentiment de honte ou de désespoir ne se peignait dans leurs traits […]. Les anges rebelles ne gardaient rien de leur céleste origine. Le regret de leur grandeur première était étouffé par une affreuse ironie, et, en contemplant ces traits immondes, ces rires féroces […] on éprouvait moins d’émotion que d’étonnement, moins de terreur que de dégoût » (MM : 70). 244 Sand ajoute : « Shakespeare, qui est le grand pan de la littérature, a chanté sur tous les modes, depuis l’obscène jusqu’au sublime » (souligné dans le texte, QAL : 218). 147

Interprétation et apprentissage artistique

La distinction entre les différents types de l’artiste posée dans la phase de manipulation, ainsi que les normes qui les font agir, l’intrigue se concentrera sur l’apprentissage et l’évolution de

Valerio. La transformation de celui-ci d’un artiste doué mais indolent en créateur conscient et authentique passe par les épreuves concernant les êtres qu’il aime, mais aussi sur la réflexion sur le statut de l’œuvre d’art, qui est pour Sand, comme nous le constatons, prise toujours dans un réseau historique et nécessairement en relation dialogique avec la culture environnante. Ainsi, à l’instar de Valerio, privilégié pour sa capacité d’ouverture vers l’autre et vers le monde, pour la diversité de connaissances et de sensations dont son génie se nourrit, le narrateur valorise, par la mise en avant de la pratique mosaïste, le rapport de complicité et non nécessairement hiérarchique des arts245, la convergence des savoir-faire différents et l’inscription de multiples voix dans le champ artistique. Les arts se complètent l’un l’autre et un artiste a tout à apprendre en examinant un même motif tel que réfracté par les pratiques des artistes différents. C’est le sens de la leçon que le vieux Boccaferi donne au jeune Célio dans Le châteaux des Désertes, en s’appuyant sur l’histoire de Don Juan, le motif artistique d’une intertextualité exemplaire, repris, entre autres, par Mozart, Hoffmann et Molière246.

Il faut noter cependant que dès l’ouverture du récit, le narrateur insiste sur le fait que le choix de la mosaïque de la part des Zuccati ne relève pas de leur incapacité de faire de la

245 Même la musique, l’art suprême pour les romantiques, est célébrée par Sand, en tant que lieu d’association. Souvenons-nous de l’exclamation du voyageur dans Lettres d’un voyageur : « Oui, la musique, c’est la prière, c’est la foi, c’est l’amitié, c’est l’association par excellence » (LV : 818). 246 « Je commence à craindre, Célio, que tu ne sois pas assez méchant pour ce rôle tel que tu l’as conçu dans le principe. Je te conseille donc, si tu le sens autrement […], de lui donner d’autres nuances. Celui de Molière est un marquis, celui de Mozart un démon, celui d’Hoffmann un ange déchu. Pourquoi ne le pousserais-tu pas dans ce dernier sens ? Remarque que ce n’est point une pure rêverie du poète allemand, cela est indiqué dans Molière, qui a conçu ce marquis dans d’aussi grandes proportions que le Misanthrope et Tartufe. Moi, je n’aime pas que Don Juan ne soit que le dissoluto castigato, comme on l’annonce, par respect pour les mœurs, sur les affiches de spectacle de la Fenice. Fais-en un héros corrompu, un grand cœur éteint par le vice, une flamme mourante qui essaie en vain, par moments, de jeter une dernière lueur. Ne te gêne pas, mon enfant, nous sommes ici pour interpréter plutôt que pour traduire » (CD : 930). 148

peinture, mais de leur volonté de se consacrer à cet art qu’ils vivent comme leur vocation. La scène où leur père examine pour la première fois leur grande composition, finit par son

« ravissement involontaire » (MM : 46) devant la révélation de la capacité artistique de ces fils.

Cependant, le vieux Zuccato, la voix conservatrice, valorise toujours le geste artistique originaire, libre de la contrainte de conformité qu’exige la mosaïque, en soutient que le vrai créateur reste le maître « qui a tracé les modèles » (MM : 46). Résistant toujours à reconnaître le mérite de ses fils, le père pourra toutefois comparer les cartons des maîtres au produit final de ses fils, la résurrection de Lazare247, et le saint Marc du Titien248, pour constater l’intelligence artistique de ceux-ci et « la science avec laquelle ils travaillaient en maîtres d’après les maîtres, traçaient eux-mêmes le dessin élégant et pur de leur sujets, et créaient leur merveilleuse couleur, d’après la simple indication du peintre » (MM : 47). Cependant, c’est uniquement lorsque

Valerio lui montre deux figurines qui étaient absentes des cartons des peintres, créés et exécutées par les Zuccati que le père admet, bien qu’il le fasse encore contre son gré, que la mosaïque peut rivaliser avec la peinture (Consuelo affirmera également son autonomie et ses talents du compositeur bien avant la prison de Spandaw où elle se met effectivement à écrire de la musique249).

L’ouvrage commun de Valerio et Francesco, conçu indépendamment, sans l’aide des peintres, représente les « deux beaux archanges volant l’un vers l’autre » (MM : 46), dont l’un a les traits de Valerio, tandis que l’autre représente le portrait de Francesco. Une des nombreuses métaphores de la fraternité des arts qui ponctuent le récit, ce couple ailé assied l’autonomie artistique des frères Zuccati devant le père (et le lecteur), mais se trouve à la source de

247 « […] scène effrayante, où le cadavre, revêtu des tons clairs du linceul, semble flotter avec incertitude sur le fond brillant de la muraille » (MM : 46). 248 « […] personnage grandiose, […] porté par le croissant de la lune, comme par une nacelle, et semble enlevé dans les cieux resplendissants par un mouvement d’ascension appréciable à la vue » (MM : 46). 249 Il s’agit de la scène où, s’étant persuadée que Porpora s’est tellement embrouillé durant le processus créatif qu’il ne reconnaissait plus sa propre idée, Consuelo feint une faute de mémoire et lui dicte la composition (C : 693-94). 149

nombreuses malheurs qui frapperons la famille. La création originale, surtout son caractère contestataire par rapport à ce qui la précède, ne vient jamais sans les souffrances et les épreuves.

« Pour savoir copier fidèlement un bon dessin, il faut être soi-même un bon dessinateur » (MM : 108)

Alors que le Bozza quitte l’atelier des Zuccati, séduit par les mensonges de Vincent Bianchini, ce dernier met en ouvre son plan de compromettre les deux frères. Suite aux intrigues auxquelles se prête le malhonnête et l’ignorant procurateur-caissier, les Zuccati sont accusés de fraude, (pour avoir, selon les dénonciateurs, supplanté dans une partie de leur mosaïque le bois peint à la pierre) et jetés en prison. Après leur procès, qui s’est pourtant fait attendre, ils sont libérés, grâce aux témoignages de plus éminents peintres confirmant, à la fois, la solidité et la qualité artistique de leurs ouvrages. La transcription du procès permet une nouvelle juxtaposition des différents points-valeurs sur le rapport entre la mosaïque et la peinture. Dans une scène qui mime le dialogue liminaire du père Zuccato et du Tintoret, le procurateur-caissier, une des voix les plus fortes de la servilité de la mosaïque, enragé de voir les Zuccati libérés et son jugement démenti, soutient avec véhémence qu’un mosaïste ne doit aucunement posséder un talent de peintre et qu’il est payé par la République « pour copier servilement et fidèlement les cartons des peintres »

(MM : 108). Cette fois-ci, c’est le Titien, faisant partie de la commission qui examine les travaux, qui rejette l’idée de l’infériorité de la mosaïque. Selon le grand peintre :

[…] pour savoir copier fidèlement un bon dessin, il faut être soi-même un bon dessinateur ; sans cela, on pourrait confier les cartons de Raphaël aux premiers écoliers venus, et il suffirait d’avoir un grand modèle sous les yeux pour être aussitôt un grand artiste. Les choses ne se passent pas ainsi […] (MM : 108).

Une fois de plus l’argument de l’autorité textuelle s’appuie sur celle d’un peintre de tout premier ordre qui, en appréciant la maîtrise de l’interprète, fait valoir le caractère créateur de son travail. Face au bourgeois procurateur-caissier, impassible devant la beauté des mosaïques, ignorant le savoir-faire nécessaire pour les produire, les paroles du Titien mettent en valeur le

150

génie des frères. Ce geste par lequel un véritable artiste reconnaît à leur juste valeur des véritables artistes/artisans, constitue une validation qui complexifie l’idée de la complicité des arts qui scande le récit.

La complicité des arts, la complicité des artistes

L’atelier des mosaïstes, tel que décrit ici, incarne cet espace de complicité, l’amitié et le partage.

Celui des Zuccati fonctionne, même aux moments les plus difficiles, à l’image de l’orchestre agissant à l’unisson décrit dans Lettres d’un voyageur. Libérés, les frères se trouvent réduits à une pauvreté extrême dans une Venise ravagée par la peste où les travaux artistiques se font rares. Francesco et Valerio survivent grâce à la communauté d’artistes qu’ils animent et qu’ils forment avec leurs apprentis, grâce aussi au soutien du Tintoret qui, malgré son propre appauvrissement, les aide à leur insu. Décidés « à partager leur dernier morceau de pain avec leur fidèles apprentis » (MM : 113), ils nourrissaient ceux-ci et leurs familles, même le Bozza, que

Valerio retrouve affamé et tombant en défaillance250. Toutefois, la santé de Francesco encore fragile, le fait qu’« aucun nouveau travail public n’était commandé aux mosaïstes » (MM : 112), la détresse des artistes subsiste. Cette conjoncture, qui prépare la transformation du frère cadet, rappelle tant soit peu la situation politique à l’époque contemporaine où certaines pratiques artistiques se voient marginalisées :

Les mœurs tournaient à l’austérité, […] le mot d’économie était dans toutes les bouches […]. Les artistes subissaient les tristes chances de ce moment de panique financière. Le procurateur-caissier n’était pas un esprit isolé, mais représentant d’un grand nombre d’esprits étroits (MM : 112).

250 Celui-ci a aussi été emprisonné, car, bien qu’il ait trahi les Zuccati, il n’a pas voulu parjurer la vérité. 151

Ce bilan sombre est interrompu par des constatations d’ordre général sous forme de présent gnomique sur le destin de l’artiste dans la société251 : « Les hommes ne voient pas impunément le malheur fondre sur une tête d’élite. Ils sont pris aussi du vertige de la médiocrité, et cherchent tous les moyens d’excuser et de légitimer les maux dont est frappé le génie » (MM : 112).

Contrairement à la commune de peintres et mosaïstes qui s’entraident, le rapport de la société envers l’artiste est marqué par l’absence de bienveillance et l’observation du narrateur se solde par une critique acerbe du bourgeois, incapable d’apprécier l’art :

C’était assez qu’on eût trouvé un petit fragment de bois dans une des figurines des Zuccati, pour qu’aussitôt tout le public pensât que la mosaïque entière était exécutée en bois. Les bourgeois allaient même jusqu’à dire qu’elle était en papier, et, convaincus de son peu de solidité, ils auraient cru manquer de patriotisme en levant la tête pour admirer la beauté des figures (MM : 112-13).

Nous parlerons davantage de la relation artiste/bourgeois dans notre étude de Pauline ; notons ici le sarcasme du narrateur lorsqu’il campe le portrait de cet ennemi par excellence du créateur

(romantique). Cependant, les choses basculent lorsque le sénat décrète les nouveaux travaux de la réparation de la basilique. Pour mettre fin aux rivalités entres les mosaïstes, les autorités décident de réduire le nombre des ouvriers et d’ouvrir un concours pour choisir un chef d’école.

L’atelier de ce dernier serait formé « selon le degré d’habileté des autres concurrents reconnus par la commission » (MM : 116). Le sujet proposé est « un tableau de mosaïque représentant saint Jérôme » (MM : 116), dont l’évocation, si l’on se souvient qu’il est considéré le père de la

Vulgate et le patron des traducteurs, montre encore une fois la profonde unité du récit sandien, qui, au-delà de la simple histoire pour enfant, cache de nombreuses références qui contribuent à complexifier le réseau significatif de la notion de l’interprétation.

251 Le passage au présent gnomique renvoie, comme le rappelle V. Jouve (2001) à la voix et l’argument de l’autorité textuelle qui, tout en « rendant compte de ce que le narrateur considère comme des vérités générales au-delà de l’univers textuel, relèvent de ce que Barthes appelle ‘les codes de référence’ » (93). 152

Transformation de Valerio : un éveil de feu

L’annonce de la joyeuse nouvelle suscite une activité énergique générale ; les rivalités anciennes s’éveillent ; le Bozza s’empresse à annoncer la nouvelle aux Bianchini et leur prouver la nécessité de rejoindre les forces contre les Zuccati. Cette deuxième trahison, une nouvelle déception pour les Zuccati, constitue à ce moment la perte d’une paire des mains et signifie une lutte plus difficile contre l’échéancier. Francesco, épuisé d’avoir travaillé trop dans un premier mouvement d’espérance, tombe malade et se trouve obligé de surveiller depuis le lit le travail de ses apprentis. Valerio, indigné par l’ingratitude du Bozza, attristé et découragé par l’état de son aîné, songe à se retirer du concours.

C’est de nouveau le Tintoret, syncrétisant dans le récit les rôles du destinateur et d’adjuvant, qui aide Valerio à franchir ce pas crucial. Lorsque ce dernier lui confie sa frustration et demande le conseil, le Tintoret, comprenant bien son découragement et connaissant l’esprit ardent de Valerio se refuse « de lui donner ces consolations vulgaires […] » (MM : 119). Il prétend partager ses doutes sur l’avenir, exagère quelque peu les aptitudes du Bozza, tout en feignant d’être affligé par la possibilité du triomphe de l’ignorance, persévérante et audacieuse, sur le génie. Il confie encore au cadet avoir vu le commencement de l’ouvrage du Bozza qui lui paraissait « fort beau » (MM : 119). Tout compte fait, il juge dans « cette lutte » (MM : 119) la position du jeune artiste effrayante, vu l’énormité du travail qu’il lui reste à faire, si l’aîné dont le sérieux assure l’existence de leur école, ne se rétablit pas. En louant l’habileté de Valerio, sa

« facilité merveilleuse » (MM : 120) et le fait que l’inspiration « semble venir au-devant de

[lui] » (MM : 120), il lui rappelle pourtant qu’il a toujours « tourné le dos à la gloire », qu’il a été

« insensible aux applaudissements de la foule » (MM : 120). La question de la gloire revient dans les Künstlerromane de Sand qui fait ici la distinction, comme elle le fera dans Le Piccinino, entre une gloire favorable aux artistes car assurant une visibilité et une ouverture plus grande vers le

153

public, les critiques, les homologues, à savoir favorisant le dialogue, et une gloire vulgaire désirée pour satisfaire la vanité. Or, Valerio qui, préfère « les enivrements du plaisir, ou le dolce farniente, aux titres, aux richesses et aux louanges » (MM : 120) ne serait pas un artiste selon le

Tintoret, malgré son énorme talent et son intelligence : « Tu dédaignes la lutte, tu méprises l’enjeu, tu es trop désintéressé pour descendre dans l’arène. Le Bozza, avec la centième partie de ton génie, arrivera encore à tout par l’ambition, par la persévérance, la dureté de cœur (MM :

120). Toujours valorisé dans la poétique du Künstlerroman de Sand, le travail et l’application se trouvent ici le sine qua non pour la réalisation du potentiel de Valerio, son indolence l’obstacle principal.

L’entrevue avec le Tintoret ranime le feu qui sommeillait en Valerio252 et suscite le réveil de celui-ci à ses propres aptitudes humaines et artistiques. Sa métamorphose de jeune homme désinvolte en artiste est décrite en termes d’un éveil de feu lorsque le jeune mosaïste, troublé par les paroles du maître, rentre dans son atelier en bouleversant tout : « il marchait avec feu, parlait haut […] brisait ses outils » (MM : 120). En embrassant son frère d’un air « moitié fou, moitié inspiré » (MM : 120), il lui annonce que les Zuccati présenteront un chef-d’œuvre au concours.

Ayant compris que « la prodigalité est un vice » (MM : 114), durant la pénurie qu’a enduré sa famille, il subit en ce moment une autre révolution : ce n’était plus le même homme (MM : 121).

Et le narrateur de constater :

S’il n’avait pas mordu à l’appât de la vanité, s’il n’était pas devenu un de ces esprits jaloux qui ne peuvent souffrir la gloire ou le triomphe d’autrui, du moins il s’était dévoué religieusement à sa profession ; son caractère était devenu sérieux sous une apparence de gaieté. Le malheur l’avait rudement éprouvé dans la partie la plus sensible de son âme, en frappant les êtres qu’il aimait […] (MM : 121).

252 Souvenons nous du portrait initial de celui-ci : « Il fallait de l’attention pour découvrir dans ses grands yeux bleus le feu sacré qui sommeillait souvent à l’ombre d’une douce insouciance […] » (MM : 45). 154

La description de la métamorphose de Valerio qui se construit au moyen de la juxtaposition entre les voies ouvertes aux artistes novices (la vanité, la jalousie vs le dévouement, le travail assidu) concerne davantage, comme nous le constatons son être moral que sa pratique artistique ; il ne devient pas meilleur artiste que parce qu’il devient meilleur frère, meilleure personne. Comme souvent chez Sand, l’amour et l’affection médiatisent l’apprentissage253 et Valerio se trouve, comme dans les chapitres initiaux, valorisé par l’autorité textuelle en tant que créateur qui aime254.

Une fois l’enthousiasme de Valerio revenu, « la joie et l’activité revinrent habiter le petit atelier de San Filippo » (MM : 121), tout le monde se met au travail. Le grand jour arrivé,

Valerio ayant « fait de son mieux » (MM : 122), se présente au concours avec un mélange de confiance et de modestie. « Il aimait l’art pour lui-même, il était heureux d’avoir réussi à rendre sa pensée, et l’injustice des hommes ne pouvait lui ôter cette innocente satisfaction » (MM : 122).

Lorsque le Tintoret soulève le voile qui cache le tableau gagnant, Valerio « qui n’avait jamais compté, dans ses jours de confiance, que sur le second prix, demeura immobile, et n’osa se livrer

à la joie qu’en voyant les transports de son frère » (MM : 123). Le premier tableau couronné était le sien, le deuxième, celui de Francesco, le troisième celui du Bozza dont la réaction (lui aussi s’immobilise) est une amplification de son incapacité artistique liée au trop d’ambition qui inhibe son élan créateur :

Le Bozza resta immobile, les bras croisés sur sa poitrine, le dos appuyé à la muraille, la tête plongée et cachée dans son sein. Un prix de troisième ordre était trop au-dessous de son ambition. Ses dents étaient si serrées et ses genoux si contractés, qu’on fut presque forcé de l’emporter après le concours (MM : 123).

253 Mauprat est un exemple de la transformation du héros par la passion amoureuse. 254 Cela sera aussi le cas de Consuelo. Souvenons-nous de ses débuts brillants devant le célèbre Marcello, lorsqu’elle chante un grand air de Jommelli, à la fois attristée et inspirée par l’abandon dont souffre son cher maître Porpora : « jamais elle n’avait mieux senti le besoin d’exhaler sa tristesse ; elle fut sublime de pathétique, de simplicité, de grandeur, et belle de visage plus encore qu’elle ne l’avait été à l’église. […] Ce n’était plus une sainte, c’était mieux encore, c’était une femme dévorée d’amour » (C : 103). 155

Le récit se clôt sous une leçon aux jeunes artistes : avant la fin de la séance, le Titien invite les lauréats « à ne pas se croire arrivés à la perfection, mais à travailler longtemps encore d’après les modèles des anciens maîtres » (MM : 123-24). Cette valorisation ultime du travail qui reste chez

Sand une qualité sine qua non du vrai artiste, sans qui le génie, comme celui d’Anzoletto dans

Consuelo, reste stérile. L’art n’est pas, chez Sand romantique, une activité passive produite sous la dictée des muses, mais un savoir-faire qui s’acquiert, une technique, voire un métier médiatisé par le corps autant que par l’esprit255.

L’école des Zuccati redevient « florissante et joyeuse », alors que les Bianchini sont réduits à l’impuissance. La soirée du concours, le Tintoret organise un dîner pour ses amis où la seule personne mécontente reste le vieux Sébastien, boudant, car il voit ses fils enchaînés à jamais « à un métier ignoble » (MM : 125). Il sourit pourtant lorsque Maria Robusti, la fille du

Tintoret, « vint jouer avec les boucles argentées de sa barbe, réclamant ce qu’elle appelait la grâce de son mari » (MM : 125). Bien que l’abbé Panorio ne sache pas si les fiançailles aient eu lieu, la mention de ce mariage éventuel entre Valerio et Maria Robusti pointe vers une autre complicité artistique, masculine et féminine, qui n’est pas encore mais qui pourrait être. L’abbé finit son histoire alors que le jour paraît à l’horizon, histoire de clore le récit cadre par un regard vers l’avenir, vers l’idéal : « Les mouettes cendrées s’élevèrent en troupes du fond des marécages de Palestrine, et sillonnèrent en tout sens l’air, qui blanchissait de minute en minute » (MM :

126)256.

255 Comme l’a noté Marianne Lorenzi (2012), Sand « ne cesse […] d’opposer l’idéal artistique à la réalité d’une profession difficile, de façon toujours dialogique : elle montre la profession à un moment où l’Art idéal domine et elle continue d’évoquer l’Art en contrepoint à une époque où le métier s’impose » (152). 256 M. Hecquet (1992) a souligné que le roman de Sand « porte la marque d’un inachèvement, d’une ouverture car toute son œuvre est adressée au lecteur, dialogue. […] Ses récits demandent une collaboration active du lecteur […] » (355-56). Elle cite aussi Sand du Péché de Monsieur Antoine qui déclare : « Moi, il me semblait au contraire délicat et de bon goût de laisser au lecteur le soin de faire le roman qui s’est passé avant mon roman. […] je crois que les romans ne doivent pas finir tout à fait » (356). 156

Conclusion

Tant sur le plan privé que public, elle [Sand] s’est efforcée d’imaginer des transformations du lien social incluant la réciprocité (Mozet, 1997 : 19).

Face à une relative simplicité de l’intrigue, Les maîtres mosaïstes présente une réflexion complexe sur des questions de l’Art qui jalonneront dorénavant le Künstlerroman sandien : celle de l’idéal artistique, celle du rapport interprétation/création originale, artisan/artiste, celle des passions qui traversent le champ artistique257. En juxtaposant Francesco et Valerio, mais aussi en les comparant à plusieurs autres types artistiques, la romancière esquisse avec le personnage de

Valerio – homme, fils, frère et créateur – les contours de son artiste idéal. Celui-ci s’oppose radicalement au héros typique du roman de l’artiste dont le devenir et l’affirmation sont marqués, comme l’a noté M. Beebe (1964), par un rejet progressif des « exigences familiales, sociales ou religieuses imposées par son milieu »258.

Le choix, très original pour l’époque, de la mosaïque en tant qu’art auquel se consacre le héros259 permet à la romancière de soulever de multiples questions importantes pour les quêtes artistiques contemporaines. Une des premières reste celle de la liberté de choisir une vocation dans un système (de valeurs) ou ce choix même relèverait d’un interdit. Or, le père Zuccato désapprouve jusqu’à la fin du roman la résolution de ses fils de se consacrer à l’art, manuel et vulgaire, de la mosaïque. Ainsi, bien que Les maîtres mosaïstes ne mette en scène aucun voyage dans le sens du déplacement spatial des héros, une autre séparation se trouve entièrement

257 Sand a très bien décrit l’ambition et la jalousie artistiques. Mentionnons la Corilla et Anzoleto dans Consuelo qui sont représentatifs du type de l’artiste jaloux. 258 « […] the hero attains this state [artistic accomplishment] only after he has sloughed off the domestic, social, and religious demands imposed upon him by his environment » (Beebe, 1964 : 6). 259 Le héros artiste paradigmatique du Künstlerroman du XIXe siècle reste le peintre. Voir, par exemple, le livre de Judith Labarthe-Postel, Littérature et peinture dans le roman moderne. Une rhétorique de la vision, ou celui d’Alexandra Wettlaufer, Portraits of the Artist as a Young Woman. Painting and the Novel in France and Britain, 1800-1860. Mentionnons des ouvrages tels que La maison du chat-qui-pelote, Le chef-d’œuvre inconnu, de Balzac, L’œuvre de Zola, Manette Salomon des frères Goncourt dont les héros sont peintres. 157

consommée : celle symbolisée par l’abandon par les fils de la tradition de la peinture. George

Sand n’a-t-elle pas dû, elle aussi, suivre sa vocation, malgré la voix du père (symbolique) ?

La juxtaposition de la peinture et de la mosaïque permet à l’auteure de réfléchir à la question de l’interprétation dont l’aspect véritablement créateur est valorisé. En examinant le rapport (hiérarchique) de l’art et de l’artisanat, de l’original et de la réplique, la romancière revendique pour les artisans consciencieux et épris d’idéal (humain et artistique) le statut d’artiste, tout en traçant clairement les différences entre interprètes et copistes. Pour Sand, comme pour les herméneutes, un véritable artiste-interprète crée de nouveau une œuvre d’art260 et la valorisation du côté créateur du geste interprétatif est liée à la possibilité qu’elle offre d’inscrire une autre voix, une autre vision du monde dans l’espace social/littéraire/artistique.

Interpréter, pour la romancière, c’est aussi proposer une autre façon de voir, de faire ou d’être.

Or, ce geste relève dans la poétique de la romancière d’une force contestatrice et constituera tout au long de sa carrière un axe important de sa réflexion esthétique. Nous y reviendrons dans notre analyse de Consuelo.

Bien qu’elle ne se trouve pas privilégiée de manière absolue par rapport à la création authentique261, l’interprétation véhicule ensuite l’idée de la réciprocité, du dialogisme, des notions que Sand, on le voit bien, favorise par rapport à celle de l’originalité. « Personne ne fait

260 Jauss (1982) écrit : « there are three kinds of reader: one, which enjoys without judgment, a third, which judges without enjoyment, and the one in the middle which judges as it enjoys and enjoys as it judges. This latter kind really reproduces the work of art anew » (36). Il souligne aussi une autre qualité du geste interprétatif, à savoir son lien direct avec la formation identitaire que nous analyserons davantage dans Consuelo : « […] aesthesis can also pass over into poiesis. The observer may consider an aesthetic object to be incomplete, abandon his contemplative attitude, and become a cocreator [sic] of the work by completing the concretization of its form and significance. And finally, aesthetic experience can be included in the process of the aesthetic creation of identity if the reader accompanies his receptive activity by reflection on his own development: “The validity of texts does not derive from the author’s authority, whatever its reasons, but from the confrontation with our life history. Here we are the author, for everyone is the author of his life story” » (36). 261 Dans Consuelo, c’est l’héroïne qui pose la distinction entre la composition et le chant : « Courage, Beppo ! tu es un artiste distingué, et tu peux être un grand compositeur, si tu travailles. […] Avec des idées et de la science, on peut beaucoup. Acquiers donc de la science, […]. Mais ne songe plus aux coulisses ; ta place est ailleurs, et ton bâton de commandement est ta plume. Tu ne dois pas obéir, mais imposer. Quand on peut être l’âme de l’œuvre, comment songe-t-on à se ranger parmi les machines? » (C : 542). 158

une révolution à soi tout seul, et il en est, surtout dans les arts, que l’humanité accomplit sans trop savoir comment, parce que c’est tout le monde qui s’en charge », écrit-elle en 1851 dans sa préface de La mare au diable (1999 : 29). L’esthétique sandienne est, comme l’a souligné avec justesse N. Mozet, une esthétique du lien.

Par ailleurs, Sand propose dès ce récit une manière idéale d’être artiste qui consiste à aimer l’humanité, tout en aspirant, dans et par l’exercice artistique, à un épanouissement complet du potentiel humain. Tout comme Consuelo qui se trouve opposée à la fois au sensuel Anzoleto et à l’intellectuel Porpora, Valerio s’oppose à Francesco, au Bozza et aux Bianchini. Alors qu’un refus de la corporalité caractérise à la fois le Porpora et Francesco, un abandon à la sensualité caractérise Anzoleto et les Bianchini. Valerio, par contre, personnage d’inclusion et de fusion, conjugue la vie intellectuelle et corporelle, l’amour et l’art, l’art et la vie. Bien que le récit ne suive pas le schéma du Bildungsroman traditionnel, l’apprentissage et la transformation de

Valerio, qui s’avère le vrai héros, structurent le roman. De tous les personnages du roman, celui- ci subit le plus grand nombre de changements, son génie s’affirme dans l’apprentissage du sens des luttes artistiques, de la responsabilité envers l’autre. Tout en refusant jusqu’à la fin le titre de l’artiste ainsi que la gloire qui l’accompagne262, il émerge comme la figure idéale de l’artiste sandien qui, tel un funambule, maîtrise la marche sur la corde fine qui unit plus qu’elle ne sépare l’Art et l’humanité, le réel et l’idéal. Bien que clairement plus valorisés qu’un Anzoleto ou un

Bozza et représentant dans le système de valeurs de la romancière les artistes au plus haut degré, entièrement voués au culte de l’art, maître Porpora et Francesco ne sauraient être les héros des romans respectifs. Ce rôle revient à Consuelo et à Valerio, dont la formation artistique

262 « Francesco voulut en vain abdiquer son autorité en vertu des droits de son frère ; il fut forcé par la persévérance de celui-ci de reprendre son rôle de premier maître, de sorte que le titre de Valerio demeura purement honorifique (MM : 125).

159

(Künstlerbildung) et humaine (Bildung) coïncident, nécessitant un équilibre entre la recherche de l’idéal et l’ouverture sur l’immédiateté de leur vécu.

160

CHAPITRE IV. Pauline : Künstlerinroman et apprentissage au féminin

« Pour moi […] la liberté de penser et d’agir est le premier des biens » (Sand, Corr., t. I, p. 886).

Pauline, un des récits de la riche série de Künstlerromane sandiens qui mettent en scène le monde théâtral et le personnage d’acteur/actrice (une figure d’interprète), est publié en 1840 dans

La revue des deux mondes. Selon la notice auctoriale, il s’agit d’une « courte peinture de l’esprit provincial »263 (P : 256) écrite en deux temps : commencée en 1832 à Paris « dans une mansarde » (P : 256) et terminée « au bout de dix ans environ […] à la campagne » (P : 256), lorsque la romancière retrouve, « par hasard », son manuscrit oublié. Ce cadre spatio-temporel doté de l’harmonie que lui procurent la décennie censée rythmer la genèse de l’ouvrage et l’opposition des lieux où le texte voit le jour, s’ajouterait, si l’on pouvait se fier à l’exactitude de la préfacière, aux autres dichotomies qui en organisent la structure narrative264. M. Reid a déjà noté le « jeu de symétrie » qui traverse le récit, en évoquant deux héroïnes, deux mères, deux hommes, deux endroits où l’action se déroule en deux temps265. Ces dichotomies organisent aussi l’expérience de la lecture de sorte que l’ouvrage pourrait être interprété également comme une courte peinture de la vie d’une artiste qui devient une vie qui vaut la peine d’être racontée justement car elle s’est détachée du fond provincial qui agglutine les individus et dans lequel les artistes ne peuvent ni devenir ni vivre. Si la belle comédienne épanouie, Laurence, n’est pas l’héroïne dans le sens de celle à partir de laquelle s’organise l’action du récit – le destin du personnage éponyme l’organise –, elle l’est en tant qu’acteur dont le regard, consonant avec celui du narrateur, en détermine l’univers de valeurs.

263 Bien avant les frères Goncourt et leur Manette Salomon qui sera construit, comme l’a souligné Marie-Francoise Melmoux-Montaubin (1999 : 47), comme une suite de « tableaux », Sand organise Pauline selon ce même principe. 264 Dans son analyse du manuscrit de Pauline, N. Mozet (1989), tout en attestant de la coupure de plusieurs années qui intervient dans la genèse du texte (63), a cependant démontré que la nouvelle a été achevée en 1839 (64). 265 « George Sand a construit Pauline sur un jeu de symétries et d’échos : deux jeunes filles, deux vieilles femmes, deux hommes, deux lieux, deux temps constituent la trame de ce bref roman » (P, 2007 : 8). 161

N. Mozet (1989) a souligné avec justesse le caractère complexe, quelque peu

« archaïque » et autobiographique de ce texte, « encore très directement lié à l’expérience personnelle et à l’inspiration d’Indiana » (66-67), en notant que l’ouvrage pourrait être lu comme

« une réaction de George Sand à son succès de 1832 » (64). Effectivement, ce récit occupe une place particulière dans l’opus sandien (du Künstlerroman), autant par le rôle central qu’y occupe, pour la première fois, une femme qui réussit à s’affirmer comme artiste266, que par un souvenir personnel – celui de la transformation d’Aurore Dudevant en George Sand – tissé dans la trame narrative à travers l’opposition des deux héroïnes. Les aspects autobiographiques du texte sont nombreux : la montée de la comédienne à la capitale fait écho à celle de la jeune Aurore

Dudevant, les jeux onomastiques concernant les patronymes de deux héroïnes jouent sur la transformation de la jeune femme mariée en George Sand, tandis que Saint-Front (dont le nom dénonce ironiquement le bigotisme des provinciaux) rappelle La Châtre, la ville où Sand a passé sa jeunesse et dont certaines descriptions dans Histoire de ma vie n’ont rien de flatteur. Or,

Pauline est avant tout un texte de rupture : rupture, rejouée sur le mode romanesque, de Sand avec son passé et celle de l’auteur avec certains modèles et conventions littéraires (celle de l’exemplarité du héros masculin dans le Bildungsroman/Künstlerroman et, en conséquence, celle de la marginalité culturelle de l’héroïne). La forme même du récit mime cette rupture par le biais d’une écriture antithétique, soigneusement agencée dès le début jusqu’à la fin, qui sera, toutefois, contrecarrée par une intertextualité très riche traversant le roman. Par la mise en valeur de la

Bildung au féminin (et une critique violente de son contraire), l’ouvrage est aussi une des

266 Sand a déjà publié, comme nous l’avons noté, en collaboration avec J. Sandeau, Rose et Blanche et La Prima Donna en 1831 où le personnage de l’actrice/cantatrice est mis en scène. L’actrice La Checcina joue un rôle épisodique dans La dernière Aldini (1837). Cependant, Pauline est le premier Künstlerinroman à proprement parler publié après l’adoption du pseudonyme. Disons aussi que le genre même de Künstlerroman ne compte pas à l’époque beaucoup de femmes artistes et encore moins de femmes artistes qui réussissent, Corinne de Madame de Staël étant morte à la fin du roman.

162

réponses fictives de George Sand à l’exclusion et à la condamnation sociale que subit encore au

XIXe siècle une actrice et, plus généralement, une artiste. Dans son excellent livre Comédiennes : les actrices en France au XIXe siècle (2008), Anne Martin-Fugier souligne l’assimilation, souvent opérée à l’époque, entre femme de théâtre et courtisane ou prostituée, en suggérant que la séparation de ces deux images et le fait de constituer à cette première « une image positive,

[de] lui assigner les rôles utiles à la société, de manière à lui reconnaître une place et à l’intégrer, est le résultat d’un processus qui chemine tout au long du XIXe siècle » (16). En effet, plusieurs motifs qui jalonnent la quête de Laurence, celui de la vocation artistique comme moyen de se soustraire à une vie passive et (ou) à la pauvreté, celui de l’ostracisme dont témoigne, surtout en province, une actrice, ne sont aucunement le produit seul de l’imagination de la romancière. Le théâtre, tout en étant le moyen le moins désirable267, fut pour beaucoup un moyen d’échapper au prolétariat, comme le rappelle A. Martin-Fugier (2008) en citant, entre autres, la trajectoire de

Marceline Desbordes-Valmore268.

En travaillant à l’intégration sociale de l’actrice (de la femme artiste), ce roman mettra en avant une axiologie contestataire et diamétralement opposée au jugement que le public porte sur celle qui monte sur scène, informé encore au XIXe siècle par l’arrêt bien connu de Jean-Jacques

Rousseau (1758, 2003) : « Quoi qu’elle puisse faire, on sent qu’elle [une femme] n’est pas à sa place en public » (141). Récusant l’enfermement de la femme dans la sphère privée, le récit instaure un nouveau modèle de la quête identitaire au féminin en valorisant la trajectoire de

Laurence par rapport à celle de Pauline. Lancée dans la vie active, éduquée (y compris en matiere amoureuse, le narrateur le note discrètement), ayant sa carrière et gagnant

267 L’historienne cite la réponse de la mère de l’actrice Réjane et sa réticence à laisser sa fille embrasser la vocation de comédienne : « Quand une carrière honorable s’offre à vous [on proposait à Réjane d’être sous-maîtresse dans la pension où elle faisait ses études], on n’a pas le droit de faire de sa mère une mère d’actrice » (Martin-Fugier, 2008 : 27). 268 Voir p. 21-22. 163

indépendamment sa vie, Laurence renverse la tendance négative qui marque jusqu’alors les

Bildungen des héroïnes sandiennes. Souvenons-nous de (Valentine, 1832) qui renonce

à sa vocation de peintre ou de Lélia (Lélia, 1833) dont le combat pour l’égalité dans l’intimité de l’homme et de la femme ou de s’intégrer de manière plus active dans le social finit par l’échec.

Par conséquent, le thème si important pour le Künstler(in)roman de l’auteure de la construction de sa vie par un(e) artiste grâce à une profession et au travail, est constamment mis en avant et on lit au sujet de l’actrice qu’elle « aimait son art, non seulement pour lui-même, mais aussi en raison de la liberté et de l’élévation d’esprit et d’habitudes qu’il lui avait procurées » (P : 274)269.

Moins polémique que Consuelo, ce court roman l’annonce à beaucoup d’égards, en ouvrant la voie vers la représentation de la Bildung et de l’agentivité féminines (problèmes que l’auteure traitera dans cet ouvrage postérieur avec plus de finesse et moins de passion).

Notre analyse se concentrera sur la manipulation narrative de l’espace dans Pauline en vue de la valorisation de l’apprentissage au féminin et du renversement du modèle identitaire orthodoxe opposant la féminité passive et la masculinité active, investi traditionnellement, entre autres, justement par l’imaginaire spatial270. L’antithèse Paris/ville de province, le topos que l’on retrouve dans les Bildungsromane de Balzac ou de Stendhal de cette époque, mais qui n’est pas très courant dans l’univers romanesque de Sand, marque ce récit. Toutefois, le schéma traditionnel du héros qui quitte sa province natale pour monter à la capitale est renversé et l’auteure oppose en revanche, par l’entremise de deux espaces antithétiques, deux modes de vie au féminin : la Bildung de Laurence et l’anti-Bildung de Pauline. Ce faisant, elle met en question

269 « Un amour sauvage de l’indépendance lui fit chercher dans la beauté de sa voix le moyen de s’assurer une profession libre et une vie nomade », lit-on au sujet de La Checcina dans La dernière Aldini (DA : 173). « Je ne dois mon aisance qu’à mon travail » (LF : 703), dira Lucrezia Floriani dans le roman du même nom. 270 Souvenons-nous des remarques de Simone de Beauvoir dans Le deuxième sexe (1949, 1976) sur la femme en tant qu’observateur passif de son propre destin : « La femme, c’est La Belle au bois dormant, Peau d’Âne, Cendrillon, Blanche Neige, elle reçoit et subit. Dans les chansons, dans les contes, on voit le jeune homme partir aventureusement à la recherche de la femme, il pourfend des dragons, il combat des géants ; elle est enfermée dans une tour, un palais, une caverne, enchaînée à un rocher, captive, endormie, elle attend » (t. II : 43). 164

l’image de « the angel in the house »271 en tant que modèle identitaire proposé aux femmes du

XIXe siècle, et, par conséquent, celle du mariage en tant qu’aboutissement de l’apprentissage féminin réussi. Effectivement, ce dernier se trouve ici, comme dans d’autres romans de Sand du début de carrière, dévalorisé à l’extrême. La ville, sans qu’elle soit encore, comme dans le roman moderne, ce site complexe où se négocient les diverses formes de l’agentivité féminine272, rend possible une certaine émancipation de celle-ci et une nouvelle relation de la femme à l’espace public et, plus généralement, à la culture civique.

Cependant, si la province est dévalorisée par rapport à la capitale, en tant que locus traditionnel de l’effacement du féminin, espace conservateur de la répétition et de l’inertie, elle ne l’est pas pourtant de manière absolue, car la mondanité parisienne représente son pendant négatif, comme le démontre le mariage final entre Pauline et Montgenays. En tenant compte de l’antithèse qui domine la deuxième partie du récit, celle entre le théâtre des acteurs et l’hypocrisie de la vie sociale, nous nous intéresserons à la représentation de l’actrice et à celle du théâtre, cette première étant, à l’encontre de la place que lui réserve la doxa de l’époque, la vraie héroïne du récit et le modèle axiologique positif incarnant les valeurs morales du roman. Comme dans Wilhelm Meister, le théâtre facilite dans Pauline la quête et la formation de l’héroïne et nous verrons qu’une analogie est posée par l’autorité énonciative entre l’identité artistique de

Laurence et ses qualités personnelles supérieures, tandis que l’isolement de Pauline amène la

271 Le titre du poème de Coventry Patmore qui célèbre comme idéal de la femme victorienne, une femme pure et dévote, soumise et consacrée au bien-être de son mari et de sa famille. dénoncera cette image en écrivant dans « Professions for Women » (1942) : « Killing the Angel in the House was part of the occupation of a woman writer » (151). 272 Voir à ce sujet l’excellente étude de Helga Druxes : Resisting bodies: the negotiations of agency in twentieth- century women’s fiction (1996). Dans Pauline, la capitale préfigure ces espaces urbains contemporains où les héroïnes, comme le souligne la critique, font des expériences de la fragmentation et de l’aliénation, mais aussi commencent « to witness women fulfilling public roles in the workplace as managers rather than disenfranchised unskilled factory workers. They observe other women manipulation and controlling the traffic of urban consumption, they come into contact with female professionals who represent social status and economic power in the public sphere » (19).

165

dégradation du personnage et l’impossibilité de toute action authentique ainsi que de toute affection véritable, qu’il s’agisse de sa relation avec sa mère, avec son amie ou avec celui qu’elle acceptera comme mari. Mentionnons qu’à l’encontre de Maîtres mosaïstes, ce récit touche peu aux questions esthétiques, du moins du point de vue de son contenu273 ; le faire artistique de

Laurence, ses apparitions sur scène occupent une place relativement restreinte par rapport à l’histoire globale.

Topographie romanesque et axiologie : la prison provinciale

Comme cela a été noté par certains chercheurs, le roman du dix-neuvième siècle, qui voit une complexification de la notion de personnage, surtout au niveau de sa psychologie, accorde un rôle important à l’organisation narrative de l’espace. Du paysage romantique aux descriptions réalistes ou naturalistes, les fragments descriptifs de ce qui est extérieur au personnage illustrent sa vie intérieure, l’expliquent ou la rendent plus transparente. Le Bildungsroman/Künstlerroman exemplifie cette tendance et, ainsi que nous l’avons souligné, les lieux parcourus par le héros représentent autant d’avatars de son itinéraire social, psychologique, mental ou artistique, rendant plus intelligibles les étapes de son expérience formative. Le narrateur balzacien est bien connu pour la multiplication des redondances274 entre les acteurs et les lieux qu’ils habitent275 et la célèbre description de la maison Vauquer (Le père Goriot, 1976) s’ouvre sur des analogies

273 Une riche intertextualité marque pourtant Pauline dont l’aspect formel doit beaucoup à la technique picturale chiaroscuro que l’auteure mime, notamment par le biais d’une écriture antithétique, qui évoque Racine. Rembrandt, le maître incontestable du chiaroscuro, et le dramaturge français sont évoques plusieurs fois dans le texte. 274 C’est la fonction de régie qu’assume le narrateur, comme le note V. Jouve (2001), en ajoutant qu’« outre les énoncés interprétatifs, le narrateur s’exprime en tant qu’architecte du récit, par les élément redondants » (94). Jouve distingue les redondances au niveau de l’histoire, au niveau du récit, entre le niveau de l’histoire et le niveau du récit, en soulignant une des formes que peuvent prendre ces redondances qui nous intéressera tout particulièrement, à savoir celle où le contexte renvoie métonymiquement au personnage (un lieu révèle celui qui l’habite, une situation le personnage qui s’y trouve confronté). À part Balzac, qui utilise abondamment cette technique, le théoricien cite encore Huysmans chez qui « la description détaillée de la bibliothèque de des Esseintes dans À rebours donne une idée précise de la culture du personnage et de ses centres d’intérêt » (95 - 96). 275 « S’il est vrai, d’après un adage, qu’on puisse juger une femme en voyant la porte de sa maison, les appartements doivent traduire son esprit avec encore plus de fidélité », lit-on dans Une double famille (Balzac, 1976, t. II : 58) ; « […] Sa maison et lui [Gobseck] se ressemblaient. Vous eussiez dit de l’huître et son rocher » (Balzac, 1976, t. II : 966). 166

entre celle-ci et la personne de madame Vauquer qui « explique la pension, comme la pension implique sa personne » (54). L’apprentissage de Rastignac et le destin du père Goriot se trouvent

étroitement liés à la pension bourgeoise et à son organisation spatiale, d’où la minutie avec laquelle le narrateur s’attarde sur les moindres détails et les descriptions saturées par des adjectifs

évaluatifs qui concrétisent dès l’incipit certaines valeurs véhiculées par le roman.

Ces descriptions sont le plus souvent concrétisées par le regard du narrateur ou d’un personnage qui se trouve être ainsi un lieu textuel particulièrement propice au discours évaluatif.

Philippe Hamon (1997) considère le regard du personnage ou du narrateur, avec trois autres

« foyers significatifs » que sont le langage, le travail et le savoir-vivre, comme un des

« emplacements privilégiés » (105) du discours évaluatif dans le récit. En soulignant que le texte du XIXe siècle se trouve « saturé d’hypotyposes » (Op. cit. : 109), le poéticien précise que ces fragments descriptifs sont systématiquement délégués « à une population très dense de personnages voyeurs, de spectateurs, de regardeurs, d’espions, etc., qui vont les prendre en charge » (Ibid. : 109). Le personnage, qu’il soit posté276 ou mobile, « assume ces descriptions par tous ses sens, et notamment par ses regards » (Ibid. : 109-10)277. Ainsi, l’espace mis en valeur, singularisé parmi d’autres « spectacles » du réel, se trouve nécessairement investi, car il valorise en retour le personnage-spectateur (focalisateur) en le mettant lui-même en relief ainsi qu’un certain nombre de ses

[…] compétences et de qualifications (sens du beau, émotivité devant la nature, compétence esthétique, etc.) traditionnellement valorisées, et en introduisant soit une redondance milieu-personnage, soit au contraire en soulignant une discordance ; dans les deux cas le texte accentue la relation entre le spectacle et son spectateur, l’objet et le sujet, et en fait un moment fort de l’intrigue (Ibid. : 111).

276 Ph. Hamon (1997) note la prolifération dans le roman du XIXe siècle des « fenêtres naturalistes, embrasures balzaciennes, lieux élevés et belvédères stendhaliens, hublot de Nautilus, etc. » (109). 277 Voir à ce sujet l’analyse de Madame Bovary dans Formes et significations de Jean Rousset (1964). Celui-ci souligne que, dans ce récit, la fenêtre « est un poste privilégié pour ces personnages flaubertiens à la fois immobiles et portés à la dérive, englués dans leur inertie et livrés au vagabondage de leur pensée […] la fenêtre unit la fermeture et l’ouverture, l’entrave et l’envol, la clôture dans la chambre et l’expansion au dehors […] » (123). 167

Dans Pauline, récit tout entier organisé autour des antithèses topographiques, la manière de voir des deux héroïnes, c’est-à-dire d’évaluer le contexte où elles se trouvent, est de toute première importance. La redondance/discordance milieu-personnage y est très prononcée et les deux protagonistes, ainsi que leurs mères ou les deux hommes, se définissent fortement par leur appartenance/distance par rapport aux lieux à travers lesquels nous lisons leurs histoires personnelles. Toute la Bildung de Laurence, sa sensibilité artistique, ses qualités affectives et

éthiques transparaissent à travers ses évaluations négatives de Saint-Front, de la maison de

Pauline, mais aussi à travers son espace parisien qui dénote son indépendance et son activité. De même, le déplacement de la provinciale à Paris fait apparaître le vide de sa vie antérieure, passée dans l’inaction, son manque d’éducation (et d’affection), son inaptitude à saisir les codes sociaux régissant la vie dans la capitale. En renchérissant tout au long du récit sur les évaluations des personnages (points-valeurs) et en caractérisant ceux-ci par des lieux qu’ils investissent ou dont ils sont investis, le narrateur met en place la critique du sujet féminin passif et ignorant, cantonné dans la sphère privée, marginalisé comme l’est la province par rapport à la capitale, enchaîné par les tabous sociaux et dépourvu de toute possibilité d’agir.

L’opposition qui informe plusieurs romans canoniques du XIXe siècle entre Paris et la ville de province où cette dernière, comme l’a souligné N. Mozet, représente, plus qu’une localité géographique, un lieu de concentration des discours idéologiques, est reprise dans

Pauline278. Nettement valorisé, surtout dans la première partie du texte, Paris facilite l’épanouissement personnel, et dans ce cas particulier, l’émancipation féminine, en permettant à l’actrice de fonctionner comme individu (Laurence S. au lieu de sous-maîtresse de pensionnat à

278 N. Mozet (1982) fait la distinction entre la province en tant qu’un thème idéologique « présent dans la littérature française au moins depuis le XVIIème siècle » (5) et la ville de province « un objet littéraire nouveau » (5) qui émerge aux environs de 1830, pour suppléer aux exigences du roman réaliste. 168

Saint-Front)279. Cependant, la capitale est aussi un espace à multiples facettes, où l’artiste s’oppose à ce qu’on appelle le monde au XIXe siècle, dont les systèmes de valeurs sont tout aussi problématiques (que ceux des provinciaux) pour celui qui cherche, selon l’idéal romantique, l’affirmation des qualités individuelles authentiques. Ceci explique la distance de la comédienne par rapport à Paris qu’elle ne conçoit pas comme son port définitif et qui reste, comme d’autres artistes de la romancière, essentiellement voyageuse. Soulignons encore que Pauline, tout en valorisant la notion de Bildung (au féminin) ne se constitue pas comme le Bildungsroman à proprement parler et, à l’encontre des Lettres d’un voyageur où le déplacement structure le récit en assurant un défilé de spectacles (autant de miroirs du voyageur), ne s’attarde pas sur les incidents des voyages respectifs des deux héroïnes. Celles-ci, bien qu’elles changent de lieux

(Laurence se trouve par hasard en province, Pauline fait un voyage à Paris), sont décrites uniquement au moment où elles se trouvent déjà dans les deux espaces que tout oppose. Cette technique narrative, en éliminant toute gradation concernant le passage d’un lieu à l’autre, renforce l’aspect antithétique surdéterminant ce récit, comme nous le verrons, dès son inauguration.

Laurence ou « la voyageuse »

La fable s’ouvre in medias res, lorsqu’une « jeune femme d’une beauté vive et saisissante » (P :

257) se retrouve par l’erreur du postillon à Saint-Front, une « petite ville fort laide » (P : 257), introuvable sur la carte, comme le constate le narrateur, « même sur celle de Cassini » (P :

279 Notons toutefois que le récit comporte très peu de descriptions topologiques concrètes de Paris sinon aucune et que celle-ci sert uniquement d’encadrement du logement de l’artiste, en tant qu’espace qui lui permet de fonctionner comme individu. Sand écrira au sujet de la capitale : « On ne me connaissait pas, on ne me regardait pas ; j’étais un atome perdu dans cette immense foule. […] À Paris, on ne pensait rien de moi, on ne me voyait pas. […] Cela valait mieux qu’une cellule, et j’aurais pu dire avec René, mais avec autant de satisfaction qu’il avait dit avec tristesse, que je me promenais dans le désert des hommes » (HMV, t. II : 135). 169

257)280. L’inexistence cartographique du lieu où se déroulera la première partie de l’histoire préfigure le motif du manque et de la négativité qui caractérisera la province. Juxtaposée à l’indication assez vague du temps de l’histoire – « il y a trois ans » (P : 257) – cette précision spatiale, tant soit peu ironique, organise le temps-espace du récit. La nuit pluvieuse qui encadre cet événement, faisant écho à l’ouverture d’Indiana281, informe les premières impressions de « la voyageuse » qui sont celles de l’opacité, de l’humidité et de la froideur282. Résignée à attendre dans l’auberge pour que son attelage soit rafraîchi afin de pouvoir continuer le voyage, celle-ci s’y livre à une méditation sur la petite ville où elle a passé sa jeunesse en la comparant à celle qu’elle vient d’entrevoir à travers les fenêtres de sa voiture :

[…] c’était une triste ville […], une ville aux rues anguleuses et sombres, au pavé raboteux ; une ville laide et pauvre comme celle-ci m’est apparue à travers la vapeur qui couvrait les glaces de ma voiture. Seulement il y a dans celle-ci un ou deux, peut-être trois réverbères, et là-bas il n’y en avait pas un seul (P : 258).

La rêverie de la voyageuse, surchargée par des adjectifs évaluatifs, traduit la distance temporelle et spatiale qui la sépare de la petite ville de sa jeunesse et se complète par une mise en lumière d’une distance émotive : « C’était affreux cette pauvre ville, et pourtant j’y ai passé des années de jeunesse et de force ! » (P : 258). La superposition des images du présent (« toits couverts de mousse » [P : 261], les images de l’eau stagnante) et celles du passé provoque un retour sur soi et une prise de conscience de sa propre transformation : « J’étais bien autre alors… J’étais pauvre de condition, mais j’étais riche d’énergie et d’espoir. Je souffrais bien ! ma vie se consommait dans l’ombre et dans l’inaction […] » (P : 258) 283.

280 Notons la toute première antithèse entre la beauté du personnage et la laideur de l’endroit. 281 « Par une soirée d’automne pluvieuse et fraîche […] » (I : 49). 282 « C’était par une nuit sombre et par une pluie froide » (P : 257). En se dirigeant vers l’auberge Laurence traverse « le pavé humide et froid » (P : 257). 283 Dès le début le narrateur établit un lien entre la province (l’ombre et de l’inaction) et de la condition féminine. La situation des femmes, reléguées à la sphère domestique où elles doivent « rester dans l’ombre » est évoquée aussi dans Corinne de Mme de Staël» (1807, 1985 : 467). 170

Toute bouleversée lorsqu’elle apprend qu’elle se trouve justement à Saint-Front, lieu qu’elle a voulu fuir à tout prix, elle décide d’attendre le jour et de rendre visite à Pauline, la seule amie qu’elle y a laissée, espérant lui apporter « un peu de consolation » (P : 260)284. Au fur et à mesure que « le matin gris et froid » (P : 260) succède à la nuit, où la voyageuse a pu constater que l’intérieur de l’auberge a subi autant de changements que la ville même, c’est-à-dire presque aucun285, une nouvelle image s’offre à son regard et elle reconnaît les objets et les types de personnes qui informaient autrefois son quotidien : le clocher « qui sonnait jadis ses heures de repos ou de rêverie » (P : 261), les bourgeois « en classiques bonnets de coton » (P : 261) et de vieilles figures dont elle se souvient confusément, qui apparaissent « toutes renfrognées aux fenêtres de la rue » (P : 261). L’enclume du forgeron retentit « sous les murs d’une maison décrépite » (P : 261) alors que le marché se peuple de « fermiers en manteau bleu et en coiffe de toile cirée » (P : 261). Et Laurence de constater que « tout reprenait sa place et conservait son allure comme aux jours du passé [et que] tout lui semblât horriblement laid et pauvre » (P : 261).

Nous remarquons que cette première description diurne de Saint-Front évoque les personnes présentées en groupes, ce qui dénote la province comme lieu où le sujet est absorbé par le collectif qui, en outre, indexe l’appartenance à une hiérarchisation et une stratification sociale

(les bourgeois, les fermiers). Dès ici, l’univers provincial, conservateur et clos, enfermé dans une temporalité répétitive, se constitue comme anhistorique, contraire à toute évolution, et donc contraire à la Bildung.

284 La mission consolatrice de l’artiste que sera illustrée par Consuelo apparaît dès Lettres d’un voyageur. Toutefois, ici, cette intention de réconforter son amie qui est restée à Saint-Front représente une nouvelle évaluation négative de la province et de la situation de Pauline. 285 « […] le mobilier était resté à peu près le même ; les murs étaient encore revêtus de tapisseries qui représentaient les plus belles scènes de l’Astrée ; les bergères avaient des reprises de fil blanc sur le visage, et les bergers en lambeaux flottaient suspendus à des clous qui leur perçaient la poitrine » (P : 260).

171

La maison de Pauline émerge après un déplacement de Laurence où le regard passe du général au particulier. C’est un microcosme fermé de la province, décrit en termes négatifs ou ceux du dénouement qui n’avait « rien de pittoresque » (P : 261), n’ayant conservé « que le froid et l’incommodité » (P : 261), « pas une tradition romanesque, pas un ornement de sculpture

élégante ou bizarre, pas le moindre aspect de féodalité romantique » (P : 261). S’ensuit encore un jugement dévalorisant sous l’aspect de l’évaluation globale : « tout y avait l’air sombre et chagrin » (P : 261), aussi bien la figure « sur le marteau de la porte » que la servante « non moins laide et rechignée » (P : 261), assimilée, par métonymie, au lieu qu’elle habite.

Ce parcours dans la ville révèle une Laurence étrangère à et distanciée de cet univers sombre, laid, triste, un espace clos à longue durée indexant une temporalité de reproduction et de fermeture. Bien que le narrateur ne décrive pas les détails et les étapes de son apprentissage, son

éloignement psychologique et physique, ainsi que plusieurs remarques sur sa situation présente

(son statut de comédienne célèbre, son aisance matérielle et même un certain luxe dont elle jouit286) suggèrent la Bildung réussie de l’artiste. Il faut noter que son voyage formatif, tout comme celui du voyageur des Lettres, n’est aucunement un voyage vers l’intérieur287, mais témoigne d’une activité et d’une insertion dans le social, non par le mariage, mais par l’exercice de sa vocation artistique.

286 Le luxe connote rarement une valeur dans l’univers de l’auteure dont les héros se distinguent le plus souvent par la simplicité des goûts. Cependant, cette valorisation sert ici à mieux souligner l’aspect antithétique de deux trajectoires féminines ; d’ailleurs, la pauvreté de la provinciale est autant affective et spirituelle que matérielle. Voir, par exemple, au sujet du luxe et de l’argent chez la romancière les remarques pertinentes d’Anna Szabo dans George Sand. Entrées d’une œuvre (2010 : 103). 287 En dotant son héroïne d’un passé riche, bien que douloureux, où elle s’est transformée de sous-maîtresse de pensionnat de filles en actrice célèbre, Sand dément ici, comme elle a déjà fait dans Lettres d’un voyageur et comme elle le fera davantage avec Consuelo, la position théorique selon laquelle le Bildungsroman au féminin serait impossible au XIXe siècle : « Novels of female development […] typically substitute inner concentration for active accommodation, rebellion, or withdrawal » (Abel, Hirsch et Langland,1983 : 8). 172

La province à l’épreuve du regard de l’artiste

En passant de la rue à la maison, l’ascension de l’escalier « en vis » déclenche chez la voyageuse des sentiments ambigus et contradictoires, « une émotion à la fois douce et déchirante » (P :

261), car il s’agit bel et bien de la maison qui a vu les moments purs de sa jeunesse. En réfléchissant sur le changement radical qui s’est opéré en elle après sa montée à Paris, elle plaint sincèrement la provinciale, « condamnée à végéter là comme la mousse verdâtre qui se traînait sur les murs humides » (P : 261). L’assimilation de Pauline au monde végétal accentue de nouveau le statisme de sa vie, dégradée par l’inaction, fixe et inaltérable, le contraire de la vie de l’artiste288.

Laurence entre dans le salon « où rien n’était changé » (P : 261), où tout était propre, bien lavé et bien rangé, mais ancien et vétuste, de « la glace dont le cadre avait été doré jadis » (P :

261) aux « meubles massifs brodés au petit point par quelque aïeule de la famille » (P : 261), le tout resté précisément à la même place « et dans le même état de vétusté robuste depuis dix ans pendant lesquels l’étrangère avait vécu des siècles ! » (P : 262). Le motif du rêve, qui surgit pour la première fois lorsqu’elle examine la cuisine de l’auberge – « est-ce un rêve que je fais ? »

(P : 258) – réapparaît ici lorsqu’elle pénètre dans la demeure de Pauline : « ce qu’elle voyait la frappait comme un rêve » (P : 262), soulignant l’éloignement du réel parisien par rapport aux chimères provinciales, qui ne sont pourtant pas sans charme pour Laurence. Or, malgré l’aspect morne du salon, le regard de Laurence est celui d’un artiste, porté à l’idéalisation289, et la comédienne y décèle aussi « de l’austérité et de la méditation » (P : 262), ce qui amène un

288 « Pierre qui roule n’amasse pas mousse » dit le proverbe. Pierre qui roule est aussi le titre d’un des romans de Sand qui met en scène, une fois de plus, l’univers théâtral et une troupe de comédiens. 289 Souvenons-nous du besoin artistique d’idéaliser le réel décrit dans la deuxième lettre des Lettres d’un voyageur. Ici, l’idéalisation par Laurence de son amie d’enfance, traduit la correspondance entre son identité artistique et ses capacités affectives ou ses qualités éthiques qui, comme nous le verrons, font défaut à la provinciale. Cette dernière, trop souvent traitée par l’actrice dans ses lettres d’un « un ange de lumière et de pureté dont la céleste image la préserverait de toute mauvaise pensée […] s’était habituée à poser devant Laurence comme une madone […] » (P : 292). 173

souvenir de Rembrandt, un des maîtres incontestables de chiaroscuro290. Bien que la mention explicite du tableau du maître flamand, Philosophe en méditation, soit assez courte, l’ekphrasis imprègne profondément toute la description qui suit291. C’est le portrait de son amie d’enfance, qui, comme nous le verrons, n’a aucunement changé.

Pauline : l’anti-Bildung comme destin tragique

Après la référence à Rembrandt qui prépare le portrait de Pauline, son amie d’enfance surgit dans le champ visuel de Laurence. Celle-ci se dessine dans le clair-obscur de la pièce (dont la lumière est assurée par une seule fenêtre), comme une figure qui semblait placée là « à dessein pour ressortir seule et par sa propre beauté dans le tableau » (P: 262). La voyageuse ne voit pas clairement le visage de Pauline, et doute « longtemps que ce fût elle » (P : 262), ce qui la transporte de nouveau vers leur passé commun et ce va-et-vient entre le passé et le présent organisera la composition du portrait, allant du général au particulier. En conservant tout au long du portrait l’ambiguïté de son jugement initial292, Laurence note la couleur sombre du vêtement de Pauline qui tranche avec « une petite collerette d’un blanc scrupuleux et d’une égalité de plis vraiment monastique » (P : 262), ainsi que les beaux cheveux châtains de son amie, arrangés avec « un soin affecté » (P : 262). Toutefois, l’évaluation ambiguë laisse place à une dévalorisation nette lorsque l’actrice jette un coup d’œil sur le travail de son amie. Cette dernière,

290 « La salle, vaste et basse, offrait à l’œil une profondeur terne qui n’était pourtant pas sans charme. Il y avait, dans le vague de la perspective, de l’austérité et de la méditation, comme dans ces tableaux de Rembrandt où l’on ne distingue, sur le clair-obscur, qu’une vieille figure de philosophe ou d’alchimiste brune et terreuse comme les murs, terne et maladive comme le rayon habilement ménagé où elle nage » (P : 262). Les renvois à Rembrandt sont nombreux dans l’œuvre de l’auteure dès Indiana. Voir à ce sujet, par exemple, l’article de Jeanine Gallant (2011) « Présence des arts visuel dans le texte romanesque : une originalité sandienne dès les premiers écrits ». 291 Une étude approfondie reste à faire sur l’utilisation de l’ekphrasis dans ce récit, figure qui participe au projet pictural de Pauline. Comme l’a souligné Judith Labarthe-Postel (2002) « dans cette figure, c’est en partie la vigueur de la vision, sa vie, en même temps que sa densité qui sont privilégiés, mais aussi le fait qu’elle favorise les images. Elle permet encore un jeu de réécriture, d’échos, puisqu’elle se trouve fondamentalement liée à d’autres textes » (28). 292 Souvenons-nous du besoin de l’artiste de ne pas conclure, de ne pas émettre un jugement final, tel que décrit dans Lettres d’un voyageur. 174

telle son aïeule qui brodait au petit point, reproduisant et continuant le même geste, se livrait « à un ouvrage classique, ennuyeux, odieux à toute organisation pensante » en faisant « de très petits points réguliers avec une aiguille imperceptible […] » (P : 262). Le portrait finit par le présent gnomique (ni temps ni lieu) du narrateur qui renchérit ironiquement sur le jugement négatif de

Laurence au sujet de la vie des femmes de son époque : « La vie de la grande moitié des femmes se consume, en France, à cette solennelle occupation » (P : 262). Cette condamnation du travail féminin, mécanique et répétitif, qui réapparaît dans Consuelo où l’héroïne désapprouve le tissage patient et minutieux de la tante d’Albert, s’inscrit dans la critique du modèle éducationnel et identitaire proposé aux femmes, dont l’idéal vise les vertus domestiques. Le manque d’éducation de Pauline sera souligné lors d’un dialogue suivant de deux amies lorsque Laurence lui demande si elle parle grec, vu le temps dont elle dispose pour étudier. Considérant cette question comme une folie – « quelle folie ! […] Que ferais-je de cela » (P : 275) – la provinciale fait cependant un retour sur elle-même en se demandant « à quoi […] servaient tous ces merveilleux ouvrages de broderie qui remplissaient ses longues heures de silence et de solitude […] qui n’occupaient ni sa pensée ni son cœur » (P : 275). En reconnaissant qu’elle a perdu « tant de belles années […], il lui sembla qu’elle avait fait de ses plus nobles facultés, comme de son temps le plus précieux, un usage stupide, presque impie » (P : 275). Cette constatation communique bien la vision de l’auteure qui critique l’oisiveté (intellectuelle) qu’incarne Pauline et qui met en place avec

Laurence une nouvelle héroïne qui cherche, par l’affirmation de sa vocation artistique, une

émancipation personnelle.

Cette première ébauche est suivie d’un deuxième portrait qui affine le dessin, lorsque la voyageuse, en pénétrant plus profondément dans la pièce, perçoit dans la clarté de la fenêtre « les lignes brillantes du beau profil de Pauline » (P : 262). Le visage de la provinciale, donné par un portrait statique plus détaillé, procède aussi du général (« ses traits réguliers et calmes ») au

175

particulier (« ses grands yeux voilés et nonchalants »), son front « pur et uni », « sa bouche délicate qui semblait incapable de sourire » (P : 262). De nouveau, ses traits physiques sont campés par une antithèse (elle était… mais), qui est une évaluation : « Elle était toujours admirablement belle et jolie mais elle était maigre et d’une pâleur uniforme » (P : 262). Alors que le regard de Laurence continue à synthétiser les jugements du narrateur et de l’observateur investissant le préféré et le préférable (Paris dynamique au détriment de la ville de province statique), un premier épanchement des amies, scandé par des larmes, révèle le quotidien de

Pauline. Soumise à la doxa provinciale, elle a failli se marier cinq ans auparavant, mais se trouve confinée à la même vieille maison paternelle lorsque sa mère devient aveugle. En se résignant à soigner cette dernière, dont elle cache à l’actrice l’étroitesse d’esprit293, Pauline se dit victime des atavismes provinciaux : « Quand on est si loin de toute amitié, si seule, si triste, toute démarche difficile devient impossible. On s’observe, on se craint soi-même, et l’on se suicide dans la peur de se laisser mourir » (P : 264). La vision tragique que Pauline semble avoir de son propre destin, car elle reconnait son impuissance de toute action qui aurait un impact véritable sur sa vie, correspond à la manière dont Laurence perçoit son amie qu’elle qualifiera de « victime » (P :

267) et qu’elle comparera à un moment à Phèdre294.

Le récit de la vie de Laurence, à l’encontre de celui de son amie, se résume en quelques phrases sur les aléas de ses déplacements sociaux et spatiaux : « née à Paris dans une position médiocre » (P : 264), elle a été éduquée simplement, mais solidement –un nouveau commentaire important sur l’éducation car celle-ci, qui fait partie obligatoire des Bildungen masculines, n’est pas souvent disponible aux femmes au XIXe siècle. À quinze ans, lorsque sa famille tombe dans

293 « Ah! c’est cette malheureuse qui joue la comédie ! Que vient-elle chercher ici ? Vous ne deviez pas la recevoir, Pauline ! » (P : 266, souligné dans le texte), s’exclame la vieille lorsque sa fille lui annonce l’arrivée de Laurence. 294 « Mon Dieu, que tu es belle, ma chère enfant ! Les classiques qui m’ont voulu enseigner le rôle de Phèdre ne t’avaient pas vue ainsi. Voici une pose qui est toute l’école moderne ; mais c’est Phèdre tout entière... non pas la Phèdre de Racine peut-être, mais celle d’Euripide, disant : Dieux ! que ne suis-je assise à l’ombre des forêts !... » (P : 275). 176

la misère, elle quitte la capitale et se retire à Saint-Front avec sa mère où elle vit comme sous- maîtresse dans un pensionnat de jeunes filles. Quatre ans après, elle est rappelée à Paris pour y faire l’éduction des filles d’un banquier, avant de reconnaître ses talents d’artiste et de réussir comme actrice. Pour toute explication détaillée de la découverte par Laurence de sa fibre artistique et de la manière dont s’accomplit sa vocation « en dépit de toutes les remontrances et de tous les obstacles » (P : 265), le narrateur renvoie son narrataire à un autre texte, en lui recommandant de relire « les charmants Mémoires de Mlle Hippolyte Clairon, célèbre comédienne du siècle dernier » (P : 265)295. Il conclut par un bref résumé de la formation artistique de Laurence qui a fait « comme tous ces artistes prédestinés » (P : 265), frôlant « toutes les misères, [et] toutes les souffrances du talent ignoré ou méconnu » (P : 265), avant de devenir

« une belle et intelligente actrice » (P : 265), couronnée par le succès, la richesse et les hommages.

Désormais elle jouissait d’une position brillante et d’une considération justifiée aux yeux des gens d’esprit par un noble talent et un caractère élevé. Ses erreurs, ses passions, ses douleurs de femme, ses déceptions et ses repentirs, elle ne les raconta point à Pauline. Il était encore trop tôt : Pauline n’eût pas compris (P : 265).

Bien que l’on puisse désapprouver le zèle du narrateur (et de l’auteur) qui ressort un peu trop lorsqu’il décrit la consécration sociale de l’actrice au noble talent et au caractère élevée, il faudrait noter que ces remarques précèdent immédiatement celles sur la sexualité de l’héroïne, sujet oiseux, s’il en est un au dix-neuvième siècle. Or, tout en visant à déstabiliser l’assimilation de l’actrice et de la prostituée, dont nous avons parlé, Sand essaye de contourner ici le problème que rencontrent, comme l’a souligné N. Mozet (1997), des femmes auteurs de son époque, celui d’écrire sur la sexualité des ses personnages féminins. Dans une société qui « confondait

295 Ce nouveau renvoi à un autre texte contribue à la riche intertextualité du récit. Hippolyte Clairon est connue pour sa vie mouvementée, ses amitiés avec des philosophes, dont Voltaire, mais aussi pour sa mémorable interprétation de Phèdre de Racine qui marque le début de son engagement à la Comédie-Française. 177

aisément sexualité féminine et prostitution » (Mozet, 1997 : 91), aucune femme « ne pouvait prôner la liberté sexuelle sans être mise au ban » (Ibid. : 91). Ainsi, malgré le fait qu’elle soit mentionnée en passant, cette évocation des passions et des douleurs de femme n’a rien d’implicite et signale que la Bildung de la comédienne n’est pas dépourvue des expériences qui informent celles d’un Wilhelm Meister ou d’un Julien Sorel. Par contre, l’angélisme de Pauline, très affecté comme nous le constaterons, n’a rien de noble, ni de naturel et ne contribue qu’à sa déchéance (morale) progressive et sera désapprouvé. La question du désir et de la sexualité féminins, évoquée de manière détournée, se trouve être ainsi un nouveau pas vers l’articulation de la Bildung au féminin que Sand explorera avec plus d’audace dans Consuelo.

Cette première conversation qui oppose deux femmes, l’une qui a vécu et l’autre sans expérience, est interrompue par Pauline qui entend sa mère remuer dans la chambre voisine.

Laurence voit alors « la vieille femme aveugle étendue sur son lit en forme de corbillard » (P :

264). À travers une longue métaphore filée de la mort imminente, la vieille est décrite comme un gisant à la peau « jaune et luisante », aux yeux « hagards et sans vie » qui lui donnent

« absolument l’aspect d’un cadavre » (P : 264). Alors que Pauline s’approche pour arranger le lit de sa mère, Laurence recule avec horreur devant ce spectacle de la morte-vivante, perçue comme ayant atteint le point final de sa trajectoire provinciale. Les deux appellatifs cadavre et mère que les amies utilisent pour désigner le même référent, résument le mouvement antithétique que le récit poursuit soigneusement296, tout en amalgamant dans une même image l’idée de la mort et celle de la vie provinciale. En jetant un nouveau regard sur les deux femmes, Laurence y voit, cette fois-ci, « deux victimes » (P : 267), attachées l’une à l’autre par le sentiment de besoin avant toute autre chose. Un premier bilan de ce que Sand aurait pu devenir, si elle était restée

296 Tandis que la mère de Pauline se meurt, Laurence éprouve « la joie de voir [s]a bonne mère rajeunir au sein d’une honnête aisance » (P : 269). 178

baronne Dudevant est esquissé ici et les initiales des patronymes des héroïnes, ainsi que l’ont souligné N. Mozet et M. Reid, peuvent être lues comme des renvois autobiographiques (Pauline

D. [Dupin, Dudevant] vs. Laurence S. [Sand])297. La vie (la Bildung) se trouve du côté de l’artiste dont le premier acte créateur est celui du départ, du voyage.

De la provincialité298

La première confrontation de deux amies, la comparaison de leurs mères, ainsi que la multiplication des jugements négatifs au sujet de Saint-Front, auraient suffi pour établir une axiologie selon laquelle la province et l’anti-Bildung, fusionnées dans une même image, constituent l’exact opposé de la capitale, valorisée car facilitant l’émancipation individuelle, voire un virage par rapport à la vie tracée d’avance d’une femme de la bonne société. Cependant, comme dans d’autres Bildungsromane des contemporains de Sand, la satire sociale occupe dans

Pauline une place importante, ciblant la provincialité dont la romancière, jeune femme, a ressenti les effets pernicieux. Rappelons-nous qu’au moment où elle commence à rédiger cet ouvrage la romancière garde un souvenir encore vif de l’ostracisme dont elle a fait l’expérience dans sa jeunesse dans La Châtre et qu’elle perçoit « la communauté que représente une ville de province

[…] comme un juge collectif » (Mozet, 1997 : 62). Or, en sublimant certains souvenirs intimes, c’est Sand qui se transforme en juge et qui tend un miroir impitoyable à cette vie bien rangée qui cache mal la mesquinerie, la petitesse et l’étroitesse d’esprit299. La comparaison de l’actrice, non pas avec Pauline seule, mais avec la communauté entière, tout en accentuant davantage l’écart et

297 « Dans le doublet Pauline-Laurence, on retrouve exactement quoique très forcé pour les besoins de la fiction, le couple Aurore-George, avec en arrière-plan l’opposition de Paris et de la province, du féminin et du masculin. Pauline est donc un texte de la liquidation et de la libération, mais qui n’a pu aboutir qu’en 1839 » (Mozet, 1997 : 61). Voir aussi la préface de Pauline (2007) de M. Reid, p.12-13. 298 Selon M. Reid (P, 2007), la provincialité est un néologisme forgé par Sand lorsqu’elle écrit Pauline (11). 299 « Je connais certains chefs-lieux de canton où la première femme qui se permit de galoper sur une selle anglaise fut traitée de cosaque en jupons, et où, l’année suivante, toutes les dames de l’endroit voulurent avoir équipage d’amazone jusqu’à la cravache inclusivement » (P : 277), note le narrateur dans ce qui est un renvoi à un souvenir personnel. 179

la distinction de l’artiste, valorise l’individualisme et la quête personnelle par rapport à la répétition des modèles identitaires régissant l’existence des provinciaux. Soulignons le passage ci-dessous où le narrateur s’attarde sur l’effet produit par l’arrivée de Laurence à Saint-Front qui participe au projet de réhabilitation symbolique de l’actrice, condamnée publiquement, mais enviée en secret.

Tandis que l’enthousiasme initial de Laurence fait place au contact de Pauline et sa mère

à un regard plus lucide sur leur réel, les deux provinciales ainsi que les citadins de Saint-Front

éprouvent en présence de l’actrice un retour à la vie, une réanimation. Le bruit se répand vite au sujet d’une Parisienne qui est descendue chez les dames D., provoquant des scénarios extravagants qui remuent le temps répétitif et cyclique de la ville. Une fois de plus les provinciaux ne sont pas nommés, mais sont représentés par un « on » anonyme, ou réduits à leur fonction sociale. Qu’il s’agisse du secrétaire de la mairie300 (qui croit déceler depuis le café en face de la maison de Pauline l’accoutrement singulier, même magnifique, de la dame

étrangère301), de l’adjoint du maire qui reconnaît en elle la duchesse de Berry, des dames des maisons voisines collées à leurs croisées302 ou de la servante303, la vie entière des provinciaux semble être absorbée par l’aspect extraordinaire de l’évènement. Alors qu’un nombre de stratagèmes pour découvrir l’identité de la voyageuse échouent (le maire même interviendra) et que le domestique de Laurence, « fin matois, véritable Frontin de comédie » (P : 270), en s’amusant de la curiosité des bourgeois, leur relate entre-temps « à chacun un conte différent »

300 Nous soulignons les fonctions sociales et les titres des provinciaux. 301 Le narrateur contredit constamment les jugements esthétiques ou éthiques des provinciaux. Ainsi cette évaluation du secrétaire de la mairie est désavouée par ce premier qui constate que « La toilette de voyage de Laurence était pourtant d’une simplicité de bon goût ; mais la femme de Paris, et la femme artiste surtout, donne aux moindres atours un prestige éblouissant pour la province » (P : 269). 302 Qu’elles entrouvrent pour l’occasion « et s’enrhumèrent toutes plus ou moins » (P : 269), comme le note ironiquement le narrateur. 303 Convoquée pour éclaircir le mystère de cette visite, celle-ci affirme ne rien savoir et n’avoir rien entendu ni compris, bien qu’elle juge que « la personne en question était fort étrange […] » (P : 269). 180

(P : 270), « mille versions circulèrent et se croisèrent dans la ville » (P : 270). La scène aboutit à une hyperbole ironique lorsque le narrateur constate que : « [l]es esprits furent très agités, le maire craignit une émeute ; le procureur du roi intima à la gendarmerie l’ordre de se tenir sur pied, et les chevaux de l’ordre public eurent la selle sur le dos tout le jour » (P : 270).

Le maire se rendra finalement dans le petit salon des dames D. et, encouragés par son exemple, les autres bourgeois feront de même, tous plus ou moins « par hasard ». La soirée en compagnie de l’actrice provoque une révolution dans l’opinion de ceux dont le mépris de « la bohémienne » se transforme, malgré eux, en admiration de sa beauté, de son aisance et de « ce ton de la meilleure compagnie qu’on ne s’attend guère, en province, à trouver chez une comédienne […] » (P : 272). Faisant partie du topos Paris/province, l’image de la parisienne et de sa supériorité par rapport à une femme de province, très courante chez Balzac, est mobilisée pour constater le changement d’attitude des bourgeois qui commencent à se disputer les honneurs d’êtres considérés comme des amis de l’actrice. Cette modification des valeurs de la bourgeoisie provinciale est aussi l’affirmation de celles incarnées par la femme artiste, ainsi que celles du mode de vie qu’elle a choisi.

Le départ de Laurence, faisant réapparaître le motif de la mort, laisse un vide intolérable dans la vie de Pauline. Tandis que l’éblouissement causé par le passage du météore parisien persiste à Saint-Front et que les provinciaux ressassent un an après « la mémorable soirée » (P :

277), Pauline, que l’actrice a fait « vivre pendant trente-six heures » (P : 276), pense avec effroi, même avec rage, au lendemain. La monotonie écrasante de ses habitudes réveillait chez elle

« l’invincible besoin de secouer cette mort lente qui s’étendait sur elle, et de s’élancer en rêve

181

dans le tourbillon qui emportait Laurence » (P : 278)304. C’est la mort de sa mère qui ouvre la voie vers un destin autre et mystérieux qu’elle a pressenti en compagnie de l’actrice. Sachant la fortune de Pauline absorbée par d’anciennes dettes de son père, émue par ses lettres où la provinciale peint vivement ses ennuis et sa solitude, Laurence, triomphant facilement de l’opposition feinte de celle-ci, décide de l’amener à Paris, malgré les remontrances de sa mère305.

C’est dans cet univers beaucoup plus complexe que celui de la province, sur ce théâtre, comme le dira le narrateur, que les vertus présumées de Pauline se montreront pour ce qu’elles sont, un rôle bien joué. Nous pourrions ajouter donc, à l’instar du Balzac des Illusion perdues, que ce qui suit « est du domaine des Scènes de la vie parisienne » (1977 : 732).

Paris ou la maison de l’artiste

Le même traitement du personnage à travers son assimilation aux lieux qu’il habite se poursuit dans la deuxième partie du roman. L’espace parisien, et tout particulièrement la maison de

Laurence se constituent comme la continuation de sa personne, en dénotant son indépendance, le travail (intellectuel), mais aussi l’harmonie qui règne entre l’actrice et sa famille306, dont elle seule assure l’existence (il s’agit d’une famille matriarcale, comme l’a souligné N. Mozet).

Celle-ci occupe avec sa mère et ses sœurs « un joli petit hôtel au milieu de jardins où le bruit de la ville n’arrivait qu’à peine, et où elle recevait peu de monde » (P : 281). Décorée « avec un goût parfait » (P : 281), jolie et simple, la maison révèle les habitudes élégantes et la vie

« paisible et intelligente » que la comédienne a su créer « au milieu d’un monde d’intrigue et de

304 Pendant ce temps-là, Laurence « au milieu de sa vie active et agitée, […] aimait à songer à Pauline, à pénétrer en esprit dans sa paisible et sombre demeure, à s’y reposer du bruit de la foule auprès du fauteuil de l’aveugle et des géraniums de la fenêtre » (P : 278). 305 À l’argument de Laurence au sujet de son amie « Qu’elle vienne donc près de nous; puisqu’elle a besoin de vivre, elle vivra » (P : 279), sa mère répond : « Oui, elle vivra par les yeux […]; elle verra les merveilles d’art, mais son âme n’en sera que plus inquiète et plus avide (P : 279). 306 Contrairement à la relation de Pauline et sa mère, dominée par la rancune de la première et par l’égoïsme de la dernière. 182

corruption […] » (P : 281). C’est maintenant Pauline qui croit rêver en contemplant ce lieu où tout donne « un généreux démenti à toutes les terreurs que [celle-ci] avait éprouvées autrefois sur le compte de son amie » (P : 281)307. Notons dès maintenant la prise de distance de Laurence par rapport à la ville (éloignement sonore de sa maison, le peu de gens que l’actrice reçoit dans son

« sanctuaire » [P : 283]).

Les premiers jours du séjour parisien de Pauline se passent dans un calme relatif ; la provinciale cherche à se rendre utile et se charge du gouvernement de la maison. Cependant, l’arrivée de l’hiver et la reprise de la saison théâtrale amènent de grands changements dans le paisible intérieur de Laurence : « Il fallut laisser franchir le seuil du sanctuaire à d’autres hommes qu’aux vieux amis » (P : 283). À l’encontre de l’actrice qui, accoutumée aux exigences de son travail et de sa célébrité, accueille sans émotion ce changement, tout comme sa mère et ses sœurs, « paisibles et fidèles satellites, dans son orbe éblouissant » (P : 284), le contact avec la société parisienne bouleverse profondément la provinciale, trop longtemps isolée : « Mais

Pauline !... Ici commença enfin à poindre la vie de son âme, et à s’agiter dans son âme le drame de sa vie » (P : 284). Faisant partie d’un nombre de figures antithétiques parsemées dans le récit, ce chiasme annonce le début de l’intrigue proprement dite, marquée par la rencontre de

Montgenays et de Pauline.

Pauline et le théâtre parisien

Les termes scéniques utilisés pour annoncer la révolution dans le destin de Pauline, dont les résultats seront qualifiés, eux aussi, par l’oxymore « comédie odieuse » (P : 297) signalent l’irruption de l’imaginaire théâtral au sein du récit. Les protagonistes parisiens sont campés par l’entremise du vocabulaire dramatique, Montgenays tout particulièrement qui risquera à un

307 Pauline « ne pouvait se décider à croire ce qu’elle voyait ; peut-être y répugnait-elle par la crainte de se trouver inférieure à Laurence » (P : 282). 183

moment « le coup de théâtre » (P : 293), « réserva son grand effet » (P : 293), tout en marchant vers son « fiasco misérable » (293). Faisant partie des nombreux dilettante sandiens, homme du monde, vaniteux et égoïste, celui-ci a courtisé, sans succès, pendant des années Laurence, en qui il admire surtout, notons-le avec le narrateur, sa réputation d’actrice célèbre308. Son premier portrait moral, constitué d’un nombre de phrases négatives, souligne l’aspect superficiel du personnage : « Ni un grand esprit ni un grand cœur » (P : 284), c’était un homme « sans principes, mais par convenance ennemi du scandale ; passablement corrompu, mais élégant dans ses mœurs, toutes mauvaises qu’elles fussent » (P : 284). En Pauline, dont il méprise la naïveté et l’ignorance, il voit surtout une proie et un moyen de s’élever jusqu’à l’actrice : peu après l’arrivée de cette première, il conçoit le projet de la séduire afin de rendre la comédienne jalouse.

Alors qu’elle était valorisée dans la première partie du récit, la capitale émerge dorénavant en tant qu’un espace foncièrement double, un théâtre social où il faut pour survivre sinon endosser un costume et jouer un rôle, comme le font les Montgenays de ce monde, au moins avoir un minimum d’expérience, ou de l’éducation, qualités qui font défaut à la provinciale.

Cependant, décor pour des jeux sociaux, Paris fonctionne aussi, comme dans la première partie du récit, en tant qu’étalon permettant des hiérarchisations. Ainsi, durant les soirées où elle coudoie des actrices dans le salon élégant de Laurence, Pauline se rendra compte de sa propre infériorité. Bien qu’elle trouve sa propre beauté « plus régulière, plus irréprochable, [en qu’elle constate] qu’un peu de toilette suffirait pour l’établir devant tous les yeux » (P : 287)309, elle surprend pendant une soirée son reflet dans un miroir et se trouve choquée par son « petit

308 Le motif d’artiste (il s’agit des acteurs surtout) admiré à cause du prestige qu’il a sur la scène est présent dans La marquise et le sera aussi dans Consuelo. 309 À l’opposé de Laurence qui a toujours idéalisé la provinciale, Pauline rabaisse son amie. Souvenons-nous que même lorsqu’elle pénètre la misère de Pauline, l’artiste souhaite « pouvoir persister dans son illusion, la croire heureuse et rayonnante dans son martyre comme une vierge catholique des anciens jours, voir la mère heureuse aussi, oubliant sa misère pour ne songer qu’à la joie d’être aimée et assistée ainsi ; enfin elle eût voulu, puisque ce sombre tableau d’intérieur était sous ses yeux, y contempler des anges de lumière, et non de tristes figures chagrines et froides comme la réalité » (P : 267). 184

costume de demi-béguine » (P : 287). Le regard de Montgenays qui l’observe et qu’elle aperçoit pour la première fois, provoque un autre retour sur soi. Voyant en celui-ci « le premier homme d’une belle figure et d’une véritable élégance » (P : 287), elle trouve avec terreur, telle Eugénie

Grandet constatant son infériorité par rapport à son cousin Charles, sa propre robe « flétrie, ses mains rouges, ses souliers épais, sa démarche gauche » (P : 287)310. Cette évaluation de la provinciale est cependant immédiatement démentie par le narrateur qui constate l’inexpérience de Pauline (le fait qu’elle n’a jamais fréquenté un homme aussi bien mis), en notant la banalité d’une telle présence dans un salon parisien311. Le narrateur intervient de nouveau pour décrire l’éblouissement de Pauline par les flatteries de celui-ci « que la femme du monde la plus bornée sait apprécier à leur valeur, [mais qui] tombaient dans l’âme aride et flétrie de la pauvre recluse comme une pluie bienfaisante » (P : 289). Les métaphores du monde naturel pour évoquer les premières expériences parisiennes de Pauline renvoient à sa situation de confinement, avant son arrivée à la capitale, anormale, comme le laisse entendre le narrateur. Or, en secouant « sa langueur habituelle » (P : 288), elle souhaite pour la première fois paraître instruite, comme une femme de goût et d’esprit. Le champ lexical de l’inexpérience donne le ton à ce que le narrateur désigne comme « le réveil » de la provinciale dont l’orgueil

[…] trop longtemps privé de satisfactions légitimes, s’épanouissait au souffle dangereux de la séduction, et quelle séduction déplorable ! celle d’un homme parfaitement froid, qui méprisait sa crédulité, et qui voulait en faire un marchepied pour s’élever jusqu’à Laurence (P : 289).

310 Le retour sur soi d’Eugénie Grandet, provoqué par l’arrivée de son cousin Charles, se construit de même manière. Le lendemain de l’arrivée de « ce phénix des cousins » qui importe à Saumur les inventions de la vie parisienne, Eugénie, éblouie, fait sa toilette dans une sorte d’agitation, tantôt assise devant la fenêtre, contemplant la cour et le jardin, tantôt en se levant pour marcher. Elle consulte son miroir à plusieurs reprises, s’examine pour constater ne pas être « […] assez belle pour lui ». Lorsqu’elle se regarde pour la dernière fois, petite provinciale, elle prononce ce jugement catégorique sur la suprématie du goût parisien : « Je suis trop laide, il ne fera pas attention à moi » (Balzac, 1833, 1976, t. III p. 1073-76). 311 « Hélas ! on n’imagine pas quel prestige ces minuties de la vie élégante exercent sur l’imagination d’une fille de province. Une main blanche, un diamant à la chemise, un soulier verni, une fleur à la boutonnière, sont des recherches qui ne brillent plus en quelque sorte dans un salon que par leur absence ; mais qu’un commis-voyageur étale ces séductions inouïes dans une petite ville, et tous les regards seront attachés sur lui » (P : 288). 185

Le dénouement de cette comédie est un exemple représentatif de la polyphonie ou de l’intertextualité sandienne. L’évocation des ouvrages théâtraux, particulièrement ceux de Racine, qui est aussi un des maîtres incontestés de l’antithèse dans le domaine littéraire312, contribue à la mise en lumière de la distinction entre le théâtre des acteurs et d’un Paris pervers, un théâtre social dont les effets sont d’autant plus funestes qu’ils concernent les êtres et non des personnages de fiction. L’artiste, qui se définissait par sa distance par rapport à la province, se définit de nouveau par sa non appartenance, cette fois-ci à la capitale.

Illusions maintenues : la Bildung ratée de Pauline

Les lecteurs de l’auteur classique, mais aussi de Starobinski (L’œil vivant) et de Barthes (Sur

Racine) se souviennent de l’importance du regard dans l’univers racinien. Or, c’est un jeu très complexe de regards qui ponctue le détournement de cette intrigue amoureuse où triomphent la vanité de Pauline et sa volonté de ne pas voir (la vérité qu’elle se trouve manipulée par

Montgenays, l’amitié sincère de Laurence). Jalouse et enivrée par les attentions du parisien, la provinciale reste sourde aux avertissements de Madame S., de Laurence ou de Lavallée313 – ancien ami de Laurence, comédien aussi – qui essaieront à plusieurs reprises de l’arracher à ses illusions. Alors que Montgenays « vit » (P : 295) à la fois les mesures que Laurence prenait pour l’éloigner de Pauline et « la sombre tristesse qui s’emparait de cette jeune fille » (P : 295), cette dernière « ne voulait pas s’éclairer, elle fermait les yeux à l’évidence avec terreur […] » (P :

295)314.

312 Bien que les images et le vocabulaire théâtraux dominent cette deuxième partie du récit, notons qu’ils sont présents déjà dans la partie provinciale de l’histoire. Souvenons-nous du « rôle » que Pauline s’était imposé à jouer devant ses concitoyens. 313 Le personnage de Lavallée (acteur et artiste véritable) est construit comme l’exact opposé de Montgenays, hypocrite. Leurs patronymes d’ailleurs miment ce rapport antithétique (mont/vallée). 314 Le verbe éclairer, surtout dans sa forme pronominale, apparaît tout au long du récit. 186

Une scène est particulièrement significative et représentative à la fois de l’intertextualité qui marque ce récit et du jeu de regards qui définit les relations entre les acteurs à ce moment critique où toutes les tentatives « d’éclairer » (P : 296) Pauline échouent315. Il s’agit de celle où

Montgenays réapparaît dans le salon de Laurence après une absence prolongée et calculée afin de troubler les deux femmes. Dans un tête-à-tête avec Pauline, il justifie son éloignement selon un scénario fait pour tromper « la malheureuse dupe » (P : 297). Laurence qui rentre « vit » au premier regard « un sourire douloureux et forcé » (P : 296) de Pauline, avant de reporter l’« œil scrutateur » (P : 296) sur Montgenays. Celui-ci quitte Pauline et raconte, « l’œil brillant » (P :

296), une histoire toute différente à l’actrice. Pauline, qui l’épiait, « vit ce regard et […] elle pâlit » (P : 297). En commençant à percer la vérité, Laurence « interroge des yeux sa mère » (P :

297), reconnaissant finalement que le prétendant joue une « intrigue de théâtre si vulgaire, si connue […] » (P : 297).

Alors que Laurence s’adonne avec répugnance à ce jeu de faux semblants avec

Montgenays, espérant vaincre la résistance de Pauline en lui présentant des évidences, celle-ci devient de plus en plus intraitable. Percevant dorénavant l’actrice comme un obstacle à son propre bonheur, son dépit atteint son paroxysme durant une présentation où Laurence joue

Hermione dans Andromaque. Le succès éclatant de celle-ci, qui interprète son rôle théâtral avec un enthousiasme redoublé ; les applaudissements frénétiques de Montgenays qui désirait « que

Laurence le vît, l’entendît par-dessus tout le bruit de la salle » (P : 299), exaspèrent la provinciale. À ses plaintes de son empressement à applaudir qui « l’empêchait d’entendre les derniers mots de chaque réplique », celui-ci rétorque : « Qu’avez-vous besoin d’entendre ? Est-ce

315 « […] on lui eut arraché la vie plutôt que la présomption d’être adorée » (P : 290), comme le constate le narrateur. Pour empêcher les rencontres de Pauline et de Montgenays, Laurence amène celle-ci, non sans grande résistance de sa part, au théâtre sous prétexte d’avoir besoin d’aide avec ses changements de costumes. C’est un nouveau supplice pour Pauline, tourmentée chaque jour davantage par la jalousie de témoigner de près des triomphes de Laurence, d’autant plus que Montgenays, croyant à son succès auprès de l’actrice, montre malgré lui son mépris pour la provinciale. 187

que vous comprenez cela, vous ? » (P : 299). Cependant, ni la brutalité de Montgenays, ni les machinations de Lavallée316 qui amènera par la ruse le Parisien à faire sa déclaration à l’actrice

(le vieux comédien, caché derrière une psyché317 dans la loge de Laurence en sera témoin), ni les dernières tentatives de celle-ci de sauver Pauline en fermant la porte de sa maison à Montgenays n’aboutissent. Et le narrateur de constater :

Pauline avait un sens très droit et un véritable amour de la justice ; mais entre la théorie et la pratique il y avait comme un voile qui couvrait son discernement : c’était cet amour- propre immense, que rien n’avait jamais contenu, que tout, au contraire, avait contribué à développer (P : 303).

Après plusieurs quiproquos concernant les lettres échangées entre les protagonistes où Pauline précipite par son entêtement sa propre chute, Laurence tente un dernier effort pour « dessiller les yeux de son amie » (P : 307). Tragique dans son ignorance et son refus de croire « à d’autres

éclaircissements que ceux que Montgenays lui avait donnés » (P : 307), Pauline éclate et attaque violemment l’actrice, en déchirant son cœur « par l’amertume de ses reproches et le dédain triomphant de son illusion » (P : 307). Méconnue et avilie par la provinciale, outrée par cette injustice et par cette ingratitude, l’actrice, dans un geste où le théâtre rejoint la vie, lui montre la porte : « Jamais la tragédienne n’avait été plus belle, même lorsqu’elle disait dans Bajazet son impérieux et magnifique : Sortez ! » (P : 308).

Montgenays se vengera et épousera Pauline par ostentation, qui l’acceptera, faute d’amour, pour triompher de Laurence. Et le narrateur de conclure ironiquement sur cette anti-

Bildung exemplaire, ainsi que sur le caractère romanesque et banal du cliché du couple : « Ce plat roman se termina donc par un mariage, et ce fut là le plus grand malheur de Pauline » (P :

310). Les mariés continuent à jouer la comédie, Montgenays, celle « d’un admirable époux

316 « Lavallée, sans lui dire une seule fois qu’il était aimé, lui avait fait entendre de mille manières qu’il l’était passionnément. Aussitôt que Montgenays s’y laissait prendre ouvertement, il feignait de vouloir le détromper, mais avec une gaucherie si adroite que le mystifié s’enferrait de plus en plus » (P : 300). 317 Tel Néron dans Britannicus, épiant la rencontre de Junie et du héros. 188

devant le monde », tout en laissant « pleurer sa femme derrière le rideau ; Pauline, lorsque elle revoit Laurence, joue devant elle « le spectacle de son bonheur » (P : 310). C’est maintenant à

Laurence – qui ne s’y trompe point, mais qui veut épargner à la provinciale « la douleur de paraître clairvoyante » (P : 310) – de jouer à l’aveuglement.

Conclusion : L’art, la formation au féminin et le theatrum mundi

« All the world’s a stage […] » (Shakespeare, 1963 : 227).

Malgré sa brièveté, Pauline représente une étape importante dans l’écriture du Künstlerroman sandien318, avant tout car il met en place un modèle affirmatif de la quête identitaire au féminin.

En ceci, il marque, bien qu’encore de manière détournée319, l’avènement au sein de l’univers romanesque de l’auteure d’un nouveau type de l’héroïne, différente d’une Valentine, qui sacrifie sa vocation sous le poids de préjugés, ou d’une Lélia (celle de 1833), réduite à l’impuissance avant d’être assassinée. Laurence320 réussit son apprentissage, elle conquiert son indépendance et se fait une carrière tout en accédant au statut social, non pas par le mariage, mais par l’affirmation de sa vocation artistique. Sans être un Bildungsroman à proprement parler, ce récit de l’artiste soulève beaucoup de questions qui seront au cœur du Künstlerinbildungsroman de

Sand, notamment celle de l’éducation au féminin, celle du mariage, ou encore celle de la difficulté pour une femme d’assumer l’identité artistique.

La manipulation narrative de l’espace et la comparaison Laurence/Pauline par le biais de l’habitus social qui est le leur, en problématisant la transgression des codes sociaux et la lutte que doit soutenir une artiste contre les préjugés collectifs, se constitue en fonction de l’idéologie finale qui valorise la trajectoire de la comédienne et le fait qu’elle devient, malgré ses quelques

318 Ce roman est, selon nous, une étape importante pour le Bildungsroman au féminin bien au-delà de l’œuvre de la romancière. 319 Le titre porte bel et bien sur l’anti-héroïne. La vraie héroïne du récit est Laurence. 320 Contrairement au voyageur des Lettres ou à Consuelo, l’artiste est représenté ici – fait rarissime dans la poétique du Künstlerroman sandien – après un apprentissage réussi, jouissant pleinement de son succès et de son travail ! 189

égarements, maîtresse de sa vie et de ses actions. Par contre, le modèle éducationnel et identitaire qu’incarne Pauline, ainsi que l’exaltation de valeurs domestiques se trouvent l’objet d’une critique caustique. La provinciale, isolée et réduite à l’inaction, comme la mousse longeant les maisons de Saint-Front, ne vit qu’un simulacre de vie, une vie vide, consistant de la répétition de clichés ancestraux où la bigoterie et l’exaltation d’un moralisme simulé remplacent de vraies luttes formatives. Son honnêteté, sa dévotion et sa pureté, symbolisant autant d’idéaux de la féminité selon l’idéologie dominante, s’avèrent être des affectations, des rôles bien joués et s’écroulent facilement sur le théâtre parisien. Or, la capitale, qui a favorisé l’émancipation de l’actrice et le développement de ses penchants individuels, par l’absence même des conventions qui régissent la vie en province, se trouve être une épreuve trop difficile pour Pauline.

Déterminée par sa généalogie provinciale et par l’ontologie répétitive, celle-ci ne saura déchiffrer l’hypocrisie de Montgenays, ne saura se réinventer. Elle reproduit aussi bien les gestes de son aïeule qui brodait au petit-point et, ce qui est décisif pour son destin, celui de la cécité

(émotionnelle, psychologique) de sa mère. Notons que les scènes qui thématisent cette répétition acritique du personnage interviennent aux moments essentiels pour l’évaluation de celui-ci : la toute première fois que Laurence aperçoit Pauline assise devant son ouvrage à Saint-Front et à la fin du récit, le lieu par excellence où transparaissent les valeurs du roman321. À l’ultime geste répétitif de Pauline, le mariage, et à son rangement dans cette institution bourgeoise par excellence, s’oppose le silence du texte quant au destin de Laurence, la femme artiste cherchant à se créer une vie selon ses valeurs propre, la voyageuse.

321 « Après la phase d’accomplissement de l’action […] que constitue la performance, la sanction est l’épisode ultime de la séquence. Phase de clôture où l’action est interprétée ou évaluée, elle est avec la manipulation, l’autre lieu privilégié de la manifestation des valeurs. La sanction permet de comparer les valeurs réalisées avec celles définies lors de la manipulation, de voir comment et par qui est jugée l’action du sujet-opérateur » (Jouve, 2001 : 83). 190

La juxtaposition de deux caractères féminins, de deux destins, où l’humanité, l’affection et le sens de la justice se trouvent du côté de l’actrice, participe, en passant par le topos du theatrum mundi322, à l’établissement d’une axiologie finale où la comédienne (et femme artiste) se trouve réhabilitée, où l’Art, et surtout le théâtre, sont conçus comme un moyen de transcender un destin banal. Le théâtre des acteurs, ayant le pouvoir de refléter et révéler les illusions d’un monde perçu comme jeu (souvent néfaste), s’oppose à celui-ci, en constituant un espace authentique où l’être se dérobe aux déterminations géographiques ou sociales ou à celles de classe, où les normes sociales, comme le démontre l’exemple de Laurence, sont toujours à réinterpréter. Par cette exaltation, toute romantique, de l’Art et encore plus par son aspect polémique, tel qu’il se traduit par la structure antithétique et par l’absence de tout travail de médiation qui caractérisera la poétique de l’auteure323, Pauline reste un texte représentatif de ce qu’I. Hoog Naginski (2007) appelle le « romantisme solitaire » (10) sandien. Nous verrons dans

Consuelo, que nous analyserons au chapitre suivant, s’opérer le passage de celui-ci au romantisme solidaire, tandis que le même topos du theatrum mundi y sera repris, se concrétisant, entre autres, dans une leçon que maître Porpora donne à son étudiante et qui vaut tout aussi bien pour Pauline que pour ses lecteurs :

Va ! le monde est renversé ; ils le sentent bien, eux qui le dominent, et […] s’ils ne l’avouent pas, il est aisé de voir, au dédain qu’ils affichent pour nos personnes et notre métier, qu’ils éprouvent une jalousie d’instinct pour notre supériorité réelle. Oh ! quand je suis au théâtre, je vois clair, moi ! L’esprit de la musique me dessille les yeux, et je vois derrière la rampe une véritable cour, de véritables héros, des inspirations de bon aloi ; tandis que ce sont de véritables histrions et de misérables cabotins qui se pavanent dans les loges sur des fauteuils de velours. Le monde est une comédie, voilà ce qu’il y a de

322 Shakespeare (1963) dans la comédie As You Like It (Comme il vous plaira) : « All the world's a stage, And all the men and women merely players; They have their exits and their entrances; And one man in his time plays many parts » (227). « Le monde entier est un théâtre, et tous, hommes et femmes n'en sont que les acteurs ; Ils entrent et quittent la scène, et leur vie durant ils jouent de multiples rôles » (Traduction nôtre). 323 Aucune relation n’est imaginée dans Pauline entre ces deux « univers étanches » (Mozet, 1997 : 57) qui opposent l’artiste au bourgeois, l’individu au groupe, le mouvement à la fixité, l’ouverture (la Bildung) à la clôture (l’anti- Bildung). 191

certain, et voilà pourquoi je te disais tout à l’heure : Traversons gravement, ma noble fille, cette méchante mascarade qui s’appelle le monde (C : 712).324

324 En ceci Pauline et Consuelo se manifestent comme une opposition nette à son cher Rousseau dans sa Lettre à D’Alembert où le philosophe justifie et développe la thèse ancienne de l’immoralité du théâtre (des arts). 192

Chapitre V. Consuelo ou être Artiste

« Toute la poésie de l’époque est empreinte de ce caractère de profonde désolation qui ne peut manquer de se manifester dans une crise de renouvellement. Les philosophes, disions-nous, ont engendré le doute ; les poètes en ont senti l’amertume fermenter dans leur cœur, et ils chantent, glorieux mais tristes, entre une tombe et un berceau, entre un ordre social qui achève de s’écrouler et un nouveau monde qui va naître : et nous leur reprochions de tenir plutôt les yeux tournés vers le passé que vers l’avenir » (Leroux, 1831, 1994 : 135).

« Alors, y a-t-il un génie féminin ? » (Kristeva, 2002 : 566).

« Enfin nous avons réalisé la vie d’artiste comme nous l’entendions ; car Dieu nous a fait artistes, et nous devions user de ses dons. Nous avons partout des amis et des frères dans les derniers rangs de cette société qui croirait s’avilir en nous demandant notre secret pour être probes et libres. Chaque jour nous faisons de nouveaux disciples de l’art » (CR : 547-48).

Passer de la lecture d’un Künstlerroman tel Pauline à celle d’un Künstlerbildungsroman tel

Consuelo nécessite un ajustement de regard et d’outil analytique. Autant cette première nouvelle, vu son aspect compact et sa structure symétrique, se prête à une microanalyse, autant Consuelo, une construction romanesque imposante d’à peu près 1500 pages, échappe à tout regard totalisant325. Le récit « va souvent un peu à l’aventure, […] il manque de proportion » (C : 25), avoue la romancière même dans sa préface de 1854, en évoquant, pour justifier ces défauts, son

« infirmité ordinaire : l’absence de plan » (C : 25), ainsi que les inconvénients de la publication en feuilleton. Toutefois, imagine-t-on différemment la quête identitaire d’une figure aussi mythique que l’Artiste romantique ? Or, comme l’a souligné très justement B. Didier (1976),

Consuelo représente « une figure mythique de l’artiste romantique » (155) et le roman,

325 Consuelo est publié en seize parties et Léon Cellier et Léon Guichard (1959) y décèlent quatre unités : « la première est [selon ceux-ci] une nouvelle musicale avec une intrigue d’amour, la seconde, un roman historique et fantastique, la troisième, un récit de voyage et d’aventures où interviennent l’histoire et la musique, et la quatrième mêle un peu tous ces éléments » (vii). Les critiques y voient le roman initiatique, le roman historique, le roman social, ou encore le roman baroque, le roman de la musique, fait « pour ceux qui aiment la musique » (C, préface : 9), « le plus émouvant roman d’amour » (Cellier et Guichard : xx), enfin le livre abreuvé « aux sources “obscures” du plus pur romantisme allemand » (C, préface : 10). B. Didier (1976) y voit un opéra fabuleux, en notant que « l’on pourrait […] analyser toute l’œuvre comme un immense opéra, avec ses actes, ses grands airs, ses duos, ses ouvertures et ses coda » (155). 193

ajouterons-nous, une longue méditation sur le sens de la vocation artistique, et plus particulièrement sur le sens du génie féminin.

Dédiés à l’amie de la romancière, , Consuelo (C) et sa suite La comtesse de Rudolstadt326 (CR) sont publiés à la Revue Indépendante de 1842 à 1844327. Ayant pour cadre le XVIIIe siècle éclectique328 dont il suscite plusieurs acteurs majeurs du monde artistique et politique (Porpora, Haydn, Voltaire, l’impératrice Marie-Thérèse, Frédéric le Grand), le récit suit la formation de Consuelo de ses débuts vénitiens, à travers les célèbres théâtres de Vienne ou de

Berlin, jusqu’à son mariage final, qui n’a pourtant rien d’un mariage bourgeois, ni de l’intégration sociale d’un Wilhelm Meister. Nous reviendrons sur cette question du mariage de l’artiste et surtout de la femme artiste, qui reste une des grandes questions du roman.

Selon le philosophe Alain (1934), ce roman immortalise Sand : « C’est notre Meister, plus courant, plus attachant par l’aventure, et qui va au plus profond par la musique, comme fait l’autre par la poésie » (135)329. De même, Léon Cellier et Léon Guichet (1959) considèrent Consuelo comme « un parfait exemple de ‘Bildungsroman’ » (xix), en ajoutant que

326 Les deux textes, dont les titres portent sur le même personnage, constituent un ensemble compact et sont souvent désignés par le titre du premier livre, Consuelo. 327 Comme l’a noté S. Vierne (2001), la publication de Consuelo s’inscrit dans une période délicate dans la carrière de Sand. « Devant le manuscrit d’Horace, Buloz, l’éditeur de la Revue des deux Mondes où paraissent les œuvres de George Sand, demande de telles modifications afin d’en adoucir l’aspect de contestation politique que la romancière, exaspérée, résilie le 8 octobre 1841 le contrat qui la liait à cette revue prestigieuse. Pourtant, celle-ci lui assurait, outre un revenu régulier, une diffusion et une publicité importantes, avant l’édition en volume, mais c’est pour elle une question de principe » (48). D’autre part, et créent la Revue indépendante dont Sand a encouragé la fondation avec beaucoup d’enthousiasme, et où sera publié Consuelo. 328 Remarquons que, tandis que l’action des grands Bildungsromane français du XIXe siècle se situe dans ce siècle même, notamment dans un contexte postnapoléonien, celle de Consuelo a pour cadre l’Europe prérévolutionnaire. 329Alain poursuit : « J’y joins La Comtesse de Rudolstadt, car il faut suivre l’histoire du génie chanteur jusqu’à sa délivrance, où il chante enfin comme les oiseaux » (Alain, 1934 : 135). Le philosophe revient à plusieurs reprises dans ses écrits sur ce roman sandien. Dans son essai intitulé « Le goût » on lit : « Dans une belle œuvre, que je voudrais mettre sous le nez des critiques, et dont le titre, Consuelo, qui veut dire consolation, est symbolique, George Sand fait comprendre que le chant est une méthode pour vivre, pour supporter, pour surmonter. Et que serait la danse, si elle n’était un art d’aimer qui sauve l’homme de l’animal » (1956 : 922). Ailleurs dans ses Propos, il note : « On parle mal de George Sand. C’est une mode qui ne finit point. Ceux qui ont lu ses Mémoires [sic] savent qu’elle fut une saison à Majorque avec Chopin déjà malade. Elle conte que c’est là, dans un couvent à demi ruiné, qu’il composa le plus grand nombre de ses fameux Préludes. Or, dès ce temps-là, elle les jugeait comme nous les jugeons ; elle avait prédit que ces courtes pièces attireraient des foules aux concerts, tout aussi bien que les plus 194

[…] tout se passe […] comme si G. Sand avait conçu un des projets les plus ambitieux que puisse se proposer un romancier et surtout une romancière : offrir à la France un roman de formation qui serait l’équivalent du roman de Goethe, et dont le héros serait non pas l’Homme, mais la Femme (Op. cit. : xix-xx).

Cependant, si ce choix seul d’une héroïne ne bouscule pas sa structure, il renverse les hiérarchies régissant le Bildungsroman au masculin, vu que les polarisations normatives marquant les rapports entre les protagonistes se trouvent reconfigurées et qu’un système de valeurs qui conteste la division masculin/création/accès à la Bildung vs. féminin/procréation/impossibilité de la Bildung est mis de l’avant. S’érigeant « contre toute une tradition culturelle qui refuse à la femme le génie, en particulier dans le domaine musical » (Didier, 1976 : 155), la romancière non seulement donne son pendant féminin330 à cette figure d’artiste privilégiée par les romantiques qu’est le musicien (Balzac, Gambara, Masmilla Donni ; Stendhal, Vie de Rossini ; Hoffmann,

Kreisleriana), mais elle met en question, encore plus que dans Pauline, les représentations des femmes dans la culture331 telles que les décline l’idéologie dite des deux sphères où elle-même paraît monstrueuse car femme et auteure332. Par ailleurs, en s’inscrivant dans la continuité de

Mme de Staël, Sand élargit avec Consuelo les frontières du Bildungsroman en y esquissant la formation d’une femme artiste issue de la classe populaire. On est très loin des premiers modèles allemands et élitistes du genre.

fameuses symphonies. Cette sécurité de jugement devrait avertir ; d’autant que nous savons, par la Confession de Musset que George Sand connaissait profondément la musique, je dis même le métier » (Ibid. : 804). 330 Bien que les romantiques s’enthousiasment pour de grandes cantatrices de leur époque (La Pasta, La Malibran), le roman sandien est un des premiers à mettre en avant ce type d’héroïne larger than life et musicienne de profession. 331 Nous faisons référence au titre du livre ReImagining Women. Representations of Women in Culture, édité par Shirley Neuman et Glennis Stephenson (1993). 332 Voir, par exemple, le portrait de l’écrivaine Félicité de Touches dans Béatrix de Balzac. Pour décrire ce personnage (inspiré par Sand), le narrateur la taxe d’être « l’incarnation masculine d’une jeune fille », explique comment elle s’est faite « homme et auteur », ajoutant qu’au moins elle se trouve « excusable de sa célébrité » car n’ayant pas de lien matrimonial, pour finir en l’étiquetant comme une « de ces monstruosités qui s’élèvent dans l’humanité comme des monuments, et dont la gloire est favorisée par la rareté » (Balzac, 1976 : 688, nous soulignons). 195

Si elle est atypique par son sexe à l’époque où le récit est publié, Consuelo, à l’instar des héros du Bildungsroman, au fur et à mesure que l’intrigue progresse, fera l’expérience de l’amour, des amitiés, de la société, des institutions. Le personnage principal correspond bien au schéma typique du héros de Bildungsroman voulant que le récit s’ouvre sur un héros adolescent

(Consuelo a quatorze ans lorsque le livre débute), qu’il reste un héros/une héroïne problématique au niveau de son identité qui change constamment (le seul nombre de ses appellatifs le montre clairement : Consuelo, Espagnole, Porporina, Nina, Zingarella, Zingara, Bertoni, etc.), et que le récit finit lorsque sa Bildung est finie et une position, nourrie par l’expérientiel, adoptée vis-à-vis du social. Cependant, le fait que Sand ne fasse pas éclater la forme du Bildungsroman au masculin, mais qu’elle s’adonne à une improvisation (une répétition avec variation dirait Judith

Butler, [1990]) sur le même thème d’un voyage formateur et à l’intérieur de mêmes contraintes structurelles, n’enlève rien au potentiel de contestation de ce récit. Bien au contraire, cette forme même, en ce qu’elle rend transparents les obstacles que rencontre la volonté de la femme de créer

(sa vie) à chaque nouvelle étape de son apprentissage, rend aussi plus plausible la solution proposée par Consuelo, à savoir celle de la nécessité de l’action politique et des changements sociaux plus larges. La Société de la Tour à laquelle est initié Wilhelm Meister à la fin de ses pérégrinations est diamétralement opposée à la société des Invisibles, opérant d’une manière souterraine, qu’intègre Consuelo ; l’image de l’horizontalité (et tout le réseau métaphorique qu’elle suscite) que Sand substitue à celle de la verticalité, n’ayant rien d’arbitraire333.

333 Nous savons que Sand a découvert Goethe par le biais de traductions françaises. Elle a consacré en 1839 une étude à Faust dans son fameux « Essai sur le drame fantastique ». Bien qu’on trouve plusieurs commentaires au sujet de Wilhelm Meister dans sa correspondance au cours de 1845, notamment dans une lettre de mars de la même année à , il est très probable que Sand a lu ce livre avant de finir La Comtesse de Rudolstadt en 1844. Dans Teverino, publié en 1846, mais dont l’écriture commence en mars 1845, elle fait référence au roman goethéen en le qualifiant, par le biais d’un personnage, d’« adorable conte » (T : 45). Voir au sujet de liens intertextuels entre Teverino et Wilhelm Meister l’article de Brigitte le Juez (2011) : « Bohémiens d’un jour : Teverino, une “pure fantaisie” de Sand, inspirée d’un “adorable conte” de Goethe ». 196

D’une richesse intertextuelle extraordinaire334, Consuelo abonde par ailleurs en réflexions sur l’art, celles du ou des narrateur(s) et celles des personnages, celles de l’auteur même, ainsi qu’en types artistiques, de sorte que nous pourrions dire, en paraphrasant Sand, qu’il y a dans ces deux textes des matériaux pour deux ou trois Künstlerromane335. C’est avant tout un roman sur la musique, dont la présence façonne le récit à tous les niveaux, sur son pouvoir consolateur, sur sa fonction de garde mémoire, mais aussi sur le rôle que celle-ci, et l’art en général, devrait avoir parmi les discours qui façonneront la nouvelle société, issue de la Révolution française336. Or, tout en prônant la Révolution (mais pas la violence !), à l’encontre de grands Bildungsromane masculins qui narrent, selon les termes de Franco Moretti, « how the French Revolution could have been avoided » (64)337, Sand, nourrie des idées socialistes de Leroux, plaide ici, comme le fera de nos jours au sujet de la littérature Martha Nussbaum338, pour l’inclusion de l’art parmi les discours façonnant la société moderne, dominée de plus en plus, selon les termes de la philosophe américaine, par la seule rationalité (économique). La romancière y reprend, en les développant, ses propres réflexions ainsi que certains topoï déjà présents dans ses romans

334 De Pergolèse et Rousseau à Ann Radcliffe, Hippolyte Clairon, Dürer, Racine ou encore Shakespeare et Hoffmann, le narrateur rend hommage aux vieux maîtres. La structure opératique du récit a été, comme nous l’avons signalé, repérée par B. Didier, tandis que l’exploitation par l’auteure du topos du roman gothique a été analysée par I. Hoog Naginski (1991 : 190-94). 335 « Il y a dans Consuelo et dans La Comtesse de Rudolstadt des matériaux pour trois ou quatre bons romans » (C : 26-27). Or, nous pouvons y suivre deux autres formations artistiques, moins importantes au niveau de leur présence textuelle que celle de Consuelo : celle d’Anzoleto et celle d’Albert de Rudolstadt, qui proposent d’autres scénarios de destins artistiques, voire d’autres leçons aux lecteurs. 336 L’action du roman finit juste avant la Révolution française. Toutefois le roman est écrit six ans avant la Révolution de 1848 à laquelle Sand participera activement au niveau de son engagement politique. 337 Comme le note Kari E. Lokke (2004) au sujet de plusieurs Künstlerromane féminins du XIXe siècle dont Consuelo, ces romans « […] seek to envisage how the world might look had the Revolution succeeded in implementing its original republican and egalitarian aims and to imagine the collective psychic changes that would be necessary for that implementation » (4). 338 Dans son excellent livre Poetic Justice : The Literary Imagination and Public Life (1995). Notons que Sand, comme le fera Nussbaum, fait explicitement un éloge des émotions (qui naissent par la musique) et qui participent à une expérience humaine complète. Mentionnons, en passant, que bien que Nussbaum ne mentionne pas Sand, elle consacre les dernières pages de son ouvrage à qui admirait Consuelo. 197

d’artiste antérieurs339, de sorte que ce récit se construit comme une première somme proposée par

Sand sur certaines questions esthétiques et sociales. Si le motif du voyage, si important dans la mythologie artistique sandienne, est repris ici par le simple fait qu’il fait partie de la structure du

Bildungsroman, le déguisement de la femme artiste pour accéder à la liberté (de mouvement) et par là à la sphère publique resurgit de nouveau, tout comme la question de la relation entre l’interprétation et la création. Par ailleurs, l’idée d’échange (et de réciprocité) qui nourrit la réflexion sandienne sur la pratique artistique et qui traverse son Künstleroman depuis Lettres d’un voyageur y est élargie et, tout en façonnant les destins individuels de Consuelo et d’Albert, se constitue comme un des modèles pour la société nouvelle :

Tout ce qui n’est pas l’échange doit disparaître dans la société future. En attendant, Dieu nous permet, à mon époux et à moi, de pratiquer cette vie d’échange, et d’entrer ainsi dans l’idéal. Nous apportons l’art et l’enthousiasme aux âmes susceptibles de sentir l’un et d’aspirer à l’autre (CR : 547)340.

Cette exhortation, articulée à la fin du roman par l’héroïne devenue la Zingara (l’identité qui connote l’anonymat et la désindividualisation) après son long cheminement initiatique, représente à la fois la somme de son propre apprentissage et une leçon offerte au lecteur, selon la poétique du Bildungsroman. Si ce type d’artiste-juste que Consuelo et Albert deviennent à la fin n’a pas encore de place dans l’ordre social et institutionnel établi, s’ils se font musiciens ambulants, c’est que la révolution n’a pas encore eu lieu. En attendant, Consuelo, Albert et leurs enfants continuent à marcher, à se déplacer…

Agentivité et Bildungsroman au féminin

« […] nous avons appris, grâce à Proust et quelques autres, à reconnaître les effets de convergence et de rétroaction qui font aussi de la littérature comme un

339 Soulignons surtout le cheminement à pied que Consuelo effectue du Château des Géants à Vienne, l’épisode qui reprend un nombre de topoï qui ont marqué Lettres d’un voyageur (l’eau, le déguisement de Consuelo qui se fait garçon, Bertoni, à ce moment de son itinéraire, un métadiscours sur la notion même du chemin, etc.). Un travail reste à faire sur les parallélismes entre cette partie de Consuelo et Lettres d’un voyageur. 340 Voir au sujet de l’échange dans Consuelo l’article de Françoise Genevray (2004), « L’échange dans Consuelo – La comtesse de Rudolstadt ». 198

vaste domaine simultané que l’on doit savoir parcourir en tout sens. Proust parlait du « côté Dostoïevski de Mme de Sévigné », Thibaudet a consacré tout un livre au bergsonisme de Montaigne, et l’on nous a appris récemment à lire Cervantès à la lumière de Kafka : cette réintégration du passé dans le champ du présent est une des tâches essentielles de la critique » (Genette, 1979 : 48).

La George Sand de Consuelo : une théoricienne de l’agentivité, sinon celle qui problématise avant la lettre cette notion et, partant, propose un nouveau modèle pour le Bildungsroman au féminin au XIXe siècle ? La proposition ne devrait pas surprendre vu que, comme l’a justement souligné Ch. Bertrand-Jennings (2005), il appartient à la romancière « d’avoir déconstruit systématiquement la notion même de différence des sexes et d’avoir en quelque sorte élaboré avant la lettre le concept de genre socio-sexuel » (117). Attardons-nous tout d’abord à la question même de l’agentivité qui a été, comme l’a justement souligné Patricia Mann, celle que le féminisme a toujours soulevé de façon implicite341. À l’origine, concept provenant de la philosophie analytique de l’action et de la sociologie, la notion d’agentivité est reprise durant les deux dernières décennies par la théorie féministe (Butler, Mann, Felski, etc.) et par la théorie littéraire (Havercroft, Druxes, etc.). Elle dénote la capacité de l’individu ou d’un groupe d’agir sur et dans un (contexte) social qui conditionne cette même action. Selon certains, l’agentivité demeure un des problèmes centraux de la théorie féministe, vu qu’elle soulève, en soulignant la relation complexe entre le sujet féminin et la société, la question de la possibilité des changements sociaux. Dans un ouvrage collectif, Judith Kegan Gardiner (1995) remarque que le concept ne bénéficie pas encore d’une définition stable, tout en notant son aspect relationnel :

« agency is action that cannot arise from a single, individual source but is always mediated and preceded by other actions and must always take place within a field of power relations, including

341 « Feminism has always addressed issues of agency implicitly » (Mann, 1994 : 14). Faut-il souligner que les positions de George Sand sont, certes, moins radicales que les positions de certaines féministes contemporaines ? Toutefois, ses combats pour l’éducation de femmes, l’égalité dans le mariage, l’accès de la femme dans la sphère publique, etc. sont incessants. Dans une lettre de mai 1837 à Fréderic Girerd, Sand (1968) souhaite « [...] que l’esclavage féminin ait aussi son Spartacus. Je le serai, ou je mourrai à la peine » (18-19). 199

those among women » (10). Rita Felski (1989) souligne, quant à elle, en se référant aux travaux d’Anthony Giddens, l’aspect dynamique de la relation entre la structure et l’agentivité : « the relationship between structure and agency is dynamic, not static; human beings do not simply reproduce existing structure in the process of action and communication, but in turn modify those structures even as they are shaped by them » (55-56). Shirley Neuman (1993) a défini l’agentivité comme « the capacity to act in autonomous ways, to affect the social construction of one’s subjectivity and one’s place and representation within the social order » (10). Ce lien entre subjectivité et agentivité qu’évoque Neuman détermine le Bildungsroman en général, mais se trouve particulièrement important pour le Künstlerinroman de Sand, en premier lieu à cause du caractère problématique du faire des héroïnes dans la sphère publique, qui reste pourtant le seul moyen de leur affirmation individuelle.

Barbara Havercroft a travaillé sur les transpositions des théories féministes de l’agentivité dans le contexte du texte littéraire, en privilégiant dans ses analyses les textes autobiographiques et l’autofiction. Elle a souligné que l’écriture, en particulier l’écriture autobiographique, en ce qu’elle articule l’accès difficile de la femme au statut de sujet, « joue toujours un rôle primordial dans la représentation et la réalisation de ce processus » (1999 : 93). Ainsi, Havercroft note que certains récits autobiographiques québécois et français au féminin se révèlent « des sites scripturaux explicites d’agentivité littéraire où les potentialités discursives offertes par l’écriture de soi s’avèrent très propices sur le plan des changements politiques et sociaux » (94). Si l’on pouvait parler du succès du sujet féminin autobiographique, il résiderait, selon celle-ci, « dans l’acquisition d’une voix qui lui est propre, et dans la capacité d’agir dans sa vie, de réaliser son potentiel malgré les difficultés sociales, familiales et culturelles » (94).

200

Sans insister davantage sur les liens entre le Bildungsroman et l’écriture autobiographique342, ni sur la capacité du Bildungsroman de mettre en lumière les changements historiques343, on peut poser, à l’instar de Havercroft, le rôle de première importance du

Bildungsroman au féminin dans la représentation des femmes en quête de subjectivité et d’agentivité. D’ailleurs, mettre une héroïne au centre d’un Bildungsroman, c’est figurer, de façons diverses, le désir féminin d’une vie qu’elle pourrait façonner selon ses besoins, ses valeurs propres. Or comme l’a souligné V. Jouve, lorsqu’un personnage cherche à obtenir un objet (la vie autonome ici), il en fait

[…] un lieu d’investissement, valorisant ainsi ce qui avant la lecture, pouvait apparaître soit comme indifférent, soit comme dévalué. […] ce qui rend une chose désirable c’est qu’elle est désirée par autrui. Que ce dernier soit un être de papier ne change rien au mécanisme (33).

Cependant, de nombreuses discussions contemporaines autour du Bildungsroman au féminin, concernent le caractère problématique de l’agentivité féminine au XIXe siècle ; on parle de l’impossibilité de la Bildung pour les héroïnes de la même période ou encore des possibilités limitées pour les (femmes) auteurs de contourner certains protocoles littéraires et de contester la séquestration de la femme à la sphère privée344. M. Hirsch (1983) reconnaît la possibilité de la formation spirituelle pour les femmes, mais celle-ci mène souvent, comme c’est le cas de Maggie

Tulliver, « only to self-destruction » (33), tandis que Esther Kleinbord Labovitz (1986) constate une absence indéniable chez les héroïnes fictionnelles de la même époque des qualités pour réussir leur Bildung. Et tandis que certains rares chercheurs s’attardent au genre du

342 Nous avons déjà souligné ce lien dans le premier chapitre, ainsi que le caractère autobiographique de premiers Bildusgsromane (cf. Anton Reiser). 343 En soulignant la capacité du Bildungsroman à mettre en lumière des changements historiques, T. Kontje (1993) note que « recent studies of the genre show an interest in new ways of defining that change: in terms of the transformation of the public sphere; the restructuring of the family; and the codification of gender roles, the making of sex » (111). 344 Voir M. Hirsch, 1983 : 47-48. 201

Künstlerinroman dans ce qu’il a de subversif par rapport au discours esthétique dominant345 ou à

Consuelo346 en tant que Bildungsroman au féminin réussi, le Künstlerbildungsroman au féminin de Sand reste encore très peu analysé. Par conséquent, l’étendue du projet sandien concernant la figure de l’artiste, la configuration du Künstler(in)roman sandien en tant que genre qui permet à la femme d’accéder à la sphère publique et, par là, à une certaine forme d’agentivité est généralement méconnue. Or, l’affirmation artistique de Consuelo la dote d’une visibilité et d’une capacité d’agir dans le social, ce qui ouvre la voie à une Bildung plus complète que celle de nombreuses femmes de son époque dont l’apprentissage aboutit à un « réveil aux limitations », selon les termes de Susan J. Rosowski347.

En sachant que Sand pose donc, comme le fera de nos jours Susan Hekman348, un lien

étroit entre la créativité et l’agentivité, notre analyse se concentrera sur la narrativisation de la

Künstlerbildung de l’héroïne du point de vue de la mise en place d’un univers de valeurs allant à l’encontre des valeurs de l’idéologie dominante où l’identité féminine se définit surtout par rapport à l’amour et au mariage. En instaurant des analogies entre la création artistique et la création de sa propre vie, et en valorisant la quête de la cantatrice, menacée par des figures du pouvoir qui se multiplient sur son chemin, Consuelo élabore « une axiologie provocatrice »

(Jouve, 2001 : 34) et invite sa lectrice à réinterpréter, à l’instar d’Albert et de Consuelo

345 Notamment Evy Varsamopoulu dans son livre The Poetics of the Künstlerinroman and the Aesthetics of the Sublime (2002). Pourtant celle-ci n’analyse aucun ouvrage sandien. 346 Dans un travail plus récent, Kari E. Lokke (2004), en analysant Corinne (Staël), Valperga (Shelley) Die Günderode (Von Arnim) et Consuelo (Sand), admet pourtant le rôle fondamental de la figure de l’artiste dans le « mouvement émancipatoire » qu’ont mené les auteures romantiques en cherchant à affirmer le droit des femmes à « l’agentivité historique ». 347 « The protagonist’s growth results typically not with “an art of living”, as for her male counterpart, but instead with a realization that for a woman such an art of living is difficult or impossible: it is an awakening to limitations » (Rosowski, 1983 : 49). 348 « Agents are subjects that create, that construct unique combinations of elements in expressive ways. […] Central to the definition of the discursive subjects is the assumption that, in any given historical era, discursive formations are multiple and heterogeneous. Even though in every era there will be hegemonic discourses, other non hegemonic discourses will also exist, forming a discursive mix from which subjectivity can be constructed. […] The redefined understanding of creativity suggested by the discursive subject entails that subject piece together distinctive combinations, that is, individual subjectivities, from the discursive mix available to them » (1995 : 203). 202

interprétant les anciens cantiques bohémiens, porteurs de vérités hérétiques oubliées, certains discours sociaux et historiques, pour faire advenir un espace culturel où la femme peut se constituer en tant que sujet agissant.

Notre étude circonscrira, dans un premier temps, l’univers de valeurs qui se dégage de la partie initiale – vénitienne – du récit, qui pose plusieurs axes idéologiques importants pour la lisibilité de la quête identitaire de Consuelo. En posant implicitement la relation entre la vocation artistique de l’héroïne et la possibilité de sa Bildung plus vaste – la possibilité d’être l’artiste de sa propre vie – le récit multiplie, à l’opposition des Maîtres mosaïstes ou de Pauline, les représentations de musiciens lors de leur performance et les discussions sur la musique ou sur les musiciens. Ces lieux textuels se font particulièrement propices aux multiples commentaires

évaluatifs349 dont l’analyse révèle une hiérarchie qui suggère que la manière de l’artiste de pratiquer la musique se trouve en relation étroite avec ses capacités éthiques et humaines. Or, la conscience de bien faire qui définit Consuelo artiste influence aussi ses actions et ses choix au quotidien, tandis que la musique lui procure un modèle qu’elle cherchera à mettre en œuvre dans sa quête vers une vie plus autonome, de sorte qu’on pourrait dire que son parcours progresse de la recherche de la note juste vers l’action juste. Par ailleurs, se constituant dès le début en tant que personnage à la fois le plus focalisé et focalisateur, Consuelo bénéficie de plusieurs portraits dont l’examen dévoile un souci de construire une héroïne dotée du potentiel d’agir – qui deviendra son prédicat le plus important – et dénuée de la délicatesse féminine qui est, à l’époque où Sand écrit, un de ces concepts régulateurs de l’identité féminine. Nous verrons, par exemple, que la romancière conteste plusieurs conventions romanesques, notamment « the convention of

349 Comme le note Ph. Hamon (1984), « le travail artistique est sans doute l’endroit […] où apparaitra et se concentrera, le plus fréquemment, un très complexe commentaire évaluatif, tantôt positif, tantôt négatif, qui a pour rôle de caractériser indirectement le personnage, fils de ses œuvres. L’œuvre d’art (texte littéraire, peinture, architecture, musique, etc.) suppose en effet regard et évaluation esthétique, évaluation éthique des « sujets » plus ou moins convenables, traités par l’œuvre, travail et évaluation technologique, parole enfin sur l’œuvre (commentaires et critiques, théories, opinions et jugements) » (180). 203

compulsory beauty for the heroine » (Grundy, 1993 : 77), et valorise, en revanche, sa capacité pour le travail artistique.

Tout en sachant que le parcours narratif de l’héroïne consiste de deux programmes narratifs également importants et emboîtés l’un dans l’autre – la quête de l’autonomie (créative) et la quête d’amour – nous nous concentrerons ensuite sur les relations de Consuelo, dans les différentes étapes de son itinéraire, avec les figures du pouvoir, qu’il s’agisse de son maître de musique Le Porpora, du comte Christian de Rudolstadt, de la reine Marie-Thérèse ou de Frédéric le Grand. De la friction entre la quête de liberté personnelle de Consuelo et les institutions du pouvoir (l’église, la famille patriarcale, les femmes qui ont intériorisé l’idéologie dominante, les rois), se dégage une critique prégnante d’une société qui barre l’accès de la femme à la sphère publique, à savoir à toute action dans et sur le social. Or, la mise en place du système axiologique où le faire féminin et sa capacité d’agir (d’apprendre, de juger, de décider pour soi) se trouvent constamment valorisées par rapport aux modèles de comportement proposés aux femmes par l’idéologie dominante situe Consuelo parmi les rares Künstlerinbildungsromane du XIXe siècle qui articulent une formation au féminin authentique, surtout en problématisant les divers aspects de la lutte d’une femme à affirmer son identité (artistique). Une réflexion sur la possibilité de la gloire pour une femme-artiste clora notre analyse, sachant que cette question demeure complémentaire des deux quêtes de l’héroïne, tout en restant très importante pour les auteures romantiques pour lesquelles Corinne reste une référence.

Toutefois, nous tenons à souligner dès maintenant que, si nous privilégions une réflexion sur la quête identitaire de Consuelo (et sur comment le Künstlerroman rend possible le

Bildungsroman au féminin), une étude devrait être consacrée à celle, non moins problématique, d’Albert dont l’apprentissage occupe une place importante dans le récit, même si elle n’est pas représentée de manière chronologique. Celui-ci constitue pourtant cet autre élément sans lequel

204

la Bildung de Consuelo, s’élaborant dans l’échange, ne pourrait se conclure d’une manière aussi euphorique. La représentation de sa formation véhicule aussi une critique des modèles proposés aux hommes où leur propre insertion dans le social ne peut se faire sans l’acceptation des valeurs du libéralisme classique qu’Albert, surtout en ce qui concerne la notion de propriété, est incapable d’intérioriser350.

Venise ou le sacré et le profane : femme artiste et valeurs

Le livre s’ouvre à Venise, à l’église Mendicanti, sur une répétition de jeunes choristes, les élèves d’une des scuole réservées aux pauvres, où, guidée par le sévère professeur de chant et célèbre compositeur Nicola Porpora, Consuelo chante un solo :

Alors Consuelo, avec simplicité et avec aisance, éleva purement, sous les profondes voutes de la cathédrale, les accents de la plus belle voix qui les eût jamais fait retentir. Elle chanta la Salve Regina sans faire une seule faute de mémoire, sans hasarder un son qui ne fut complètement juste, plein, soutenu ou brisé à propos ; et suivant avec une exactitude toute passive les instructions que le savant maître lui avait données, rendant avec ses facultés puissantes les intentions intelligentes et droites du bonhomme, elle fit, avec l’inexpérience et l’insouciance d’un enfant, ce que la science, l’habitude et l’enthousiasme n’eussent pas fait faire à un chanteur consommé : elle chanta avec perfection (C : 33).

Dans peu de romans sandiens le héros se manifeste si tôt dans le récit et d’une manière aussi explicite. Il serait très difficile d’imaginer, après un tel nombre de superlatifs absolus qui informent ce premier portrait de la jeune artiste, un autre personnage assumer ce rôle.

350 En narrant à Consuelo une partie de la vie d’Albert, Amélie de Rudolstadt fait le récit d’où perce l’ironie du narrateur concernant les modèles identitaires et de socialisation masculins. Inquiets à cause de la nonchalance avec laquelle Albert distribue aux pauvres l’argent à sa disposition ainsi qu’à cause de son irrévérence envers « la Sainte Église et [le] Saint Empire », ses parents décident « de le faire voyager, espérant qu’à force de voir les hommes et leurs lois fondamentales, […] il s’habituerait à vivre comme eux et avec eux » (C : 206) Il le confient à un gouverneur, « fin jésuite […] qui comprit son rôle à demi-mot […]. Pour parler clair, il s’agissait de corrompre et d’émousser cette âme farouche, de la façonner au joug social, en lui infusant goutte à goutte les poisons si doux et si nécessaires de l’ambition, de la vanité, de l’indifférence religieuse, politique et morale. […] Mon digne oncle est un homme simple et bon, qui dès sa jeunesse, a accepté toutes ces choses, telles qu’on les lui a données, et qui a su, dans tout le cours de sa vie, concilier, sans hypocrisie et sans examen, la tolérance et la religion, les devoirs du chrétien et ceux du grand seigneur. Dans un monde et dans un siècle où l’on trouve un homme comme Albert sur des millions comme nous autres, celui qui marche avec le siècle et le monde est sage, et celui qui veut remonter de deux mille ans dans le passé est un fou qui scandalise ses pareils et ne convertit personne » (C : 206). 205

Effectivement, on ne retrouve aucun effort allant vers une « égalisation » du personnel romanesque, Consuelo est du début à la fin l’héroïne dans le sens fort du terme351. Un élément qui marquera la scénographie vénitienne et le roman entier est inscrit d’ores et déjà dans ce premier portrait de la jeune cantatrice : le sacre de l’art, souligné par le lieu où la scène se passe et par la fusion entre la voix de la jeune artiste et les profondes voûtes de la cathédrale. Bien que la prouesse musicale et le don exceptionnel de Consuelo soient mis au premier plan, ce portrait souligne également son statut d’élève et sa passivité devant le maître352, alors que les qualificatifs enfant, inexpérience renforcent l’image typique de l’infériorité du héros du Bildungsroman au début de son parcours.

Une Venise musicale et artistique du XVIIIe siècle surgit où, durant une période de quatre ans, Consuelo subit ses premières transformations en tant que femme et en tant que cantatrice. La transformation personnelle passe surtout par la déception amoureuse (son fiancé Anzoleto, chanteur aussi, noue une intrigue amoureuse avec la Corilla, coquette et intrigante prima donna du théâtre San Samuel), tandis que la transformation artistique, suivant un cours plus lent de l’apprentissage patient de la musique, figuré à plusieurs reprises dans le texte, passe par les

épreuves bien réussies à la fois à l’église et sur la scène théâtrale où elle s’imposera comme la nouvelle prima donna. Comme dans Pauline, Sand utilise des stratégies spatiales et superpose deux visages de Venise, pour mettre en place un système de valeurs. Une, bruyante, celle de la musique facile, des dilettanti et d’intrigues théâtrales, c’est la Venise du comte Zustiniani, le riche propriétaire du théâtre San Samuel. L’autre, incarnée par Nicola Porpora est celle de l’art sérieux, des chants sacrés, de la scuola où le savoir des vieux maîtres et le culte de l’art sont transmis. Cet aspect spatial double de Venise dont les antipodes représentent l’église et le

351 Dans ce sens, Consuelo nous paraît marqué, même pour un Bildungsroman qui est le roman du héros unique. 352 Nous avons souligné que l’apprentissage auprès de vieux maîtres (ou étude de leurs ouvrages) constitue une étape importante dans le devenir artistique des héros sandiens. Consuelo ne fait pas exception à cette règle. 206

théâtre, ainsi que la mise en contraste de deux figures tutélaires – le comte Zustiniani, « fanatique de ce qu’on appelle les beaux-arts »353 (C : 52) et Porpora, « le grand et sauvage artiste » (C :

163) – participent à l’établissement de l’axe idéologique sacré/profane auquel les artistes seront confrontés. Plusieurs tête-à-tête du comte et de Porpora au sujet de la musique, bien que rapportés sur un ton tant soit peu ironique où le narrateur exploite ce lieu commun romantique qu’est l’aspect superficiel du dilettantisme vénitien (italien), regorgent d’évaluatifs axiologiques en corroborant ce premier postulat important du récit selon lequel l’artiste devrait vouer un culte

à son art. Ainsi, avant même qu’elle n’apparaisse sur la scène, la Corilla, la prima donna du théâtre Saint-Samuel, maîtresse du comte Zustiniani et future rivale de Consuelo, est critiquée par le maestro, lorsque le comte vient recruter de nouvelles cantatrices pour son théâtre. En dénonçant ce qu’il appelle les « projets coupables » (C : 44) du comte, Porpora déplore l’avilissement du talent de jeunes cantatrices sur la scène théâtrale, en affirmant que c’est « une désolation, une honte de voir cette Corilla, qui commençait à comprendre l’art sérieux, descendre du sacré au profane, de la prière au badinage, de l’autel au tréteau, du sublime au ridicule […] »

(C : 40).

Or, la manière de l’artiste de pratiquer la musique révèle sur celui-ci beaucoup plus que ses seules aptitudes techniques ; elle dévoile notamment son caractère, ses exigences morales et, par là ses capacités pour la (Künstler)bildung354. Ce postulat, selon lequel, comme l’a noté Alain

353 « C’est, selon moi [constate le narrateur] une expression qui convient à un certain sentiment vulgaire, tout italien et par conséquent passionné sans beaucoup de discernement. Le culte de l’art, expression plus moderne, et dont tout le monde ne se servait pas il y a cent ans, a un sens tout autre que le goût des beaux-arts. Le comte était en effet homme de goût comme on l’entendait alors, amateur, et rien de plus. Mais la satisfaction de ce goût était la plus grande affaire de sa vie » (C : 52). On retrouve dans ces lignes, ainsi que dans toute la partie vénitienne, un écho des débats des romantiques qui s’insurgent contre la musique profane, contre l’école italienne (les romantiques préfèrent les Allemands), ces « rossignolades » (cité dans Marix-Spire : 39) comme le dira Balzac dans Gambara et qui « sans répit […] dénoncent les crimes contre le goût » (Marix-Spire, 1954 : 39). 354 Le caractère du personnage sera rapproché de la qualité de sa musique à plusieurs occasions. Citons celle où Consuelo, en entendant la baronne Amélie de Rudolstadt chanter pour la première fois, se convainc facilement que « la jeune baronne n’avait aucune notion vraie, aucune intelligence de la musique. […] son caractère était trop léger pour lui permettre d’étudier quoi que ce fût en conscience » (C : 237-38). 207

(1956), le chant est proposé comme « une méthode pour vivre, pour supporter, pour surmonter »

(922), relève également d’une réflexion qui traverse le roman sur la possibilité de l’artiste, et de la femme plus particulièrement, d’agir dans et sur le social et qui est (chez Sand) nécessairement liée à la notion (de l’acquisition) d’une compétence. Le narrateur donc problématisera et valorisera, comme nous le verrons, l’aptitude et le vouloir de l’artiste de travailler, d’étudier et d’apprendre et de parvenir ainsi à maîtriser un discours ayant prise sur le symbolique.

Cependant, avant d’analyser en détail comment s’articule la valorisation du travail artistique, arrêtons-nous brièvement sur un détail important qui marque le début de l’apprentissage de l’héroïne.

La jeunesse de Consuelo : écart par rapport aux institutions

Tout comme sa précocité, deux autres éléments de ce que B. Didier nomme des « topoi de la légende du musicien » – la pauvreté et la vie errante – informent les tout premiers portraits de

Consuelo355. Lorsqu’elle arrive à Venise, elle a déjà un riche passé nomade ; elle est : « […] née en Espagne, et arrivée en Italie en passant par Saint-Pétersbourg, Constantinople, Mexico, ou

Arkangel, ou par toute autre route encore plus directe à l’usage de seuls bohémiens » (C : 36).

C’est dans une pauvreté frôlant la misère qu’elle vit avec sa mère, ainsi qu’après la mort de celle- ci, comme en témoignent, entre autres, la description de son régime alimentaire, son portrait vestimentaire356 ou la description de la petite masure dans la corte Minelli où elle habite357. Une démarcation forte par rapport à Corinne de Staël est évidente : Consuelo est une artiste issue de

355 « Précocité miraculeuse, pauvreté et vie errante constituent l’inévitable lot du musicien. La vie de Mozart proposait par elle-même ce réseau thématique dans sa perfection, et les écrivains romantiques ont inévitablement ce modèle en tête » (Didier, 2006 : 139). 356 Voir C : 37. 357 En arrivant un soir chez Consuelo, Anzoleto vit « une légère silhouette se dessiner sur une des plus misérables terrasses de l’enceinte » (C : 60). 208

la classe populaire et hormis de courtes périodes de relative aisance qu’elle éprouvera, uniquement grâce à son travail, la pauvreté restera son lot et son choix358.

À l’opposé de son entraînement musical autant solide que rigoureux, Consuelo reste durant sa jeunesse soustraite à toute autre éducation de type institutionnel : orpheline, comme

Anzoleto, elle passe avec lui en liberté totale des journées entières sur les pavés vénitiens.

Toutefois, sa virginité, qui hante le récit, reste intacte et ceci malgré la corruption d’Anzoleto, soulignée par le narrateur dès les premières pages, mais ignorée par Consuelo. Un sommaire à la

Paul et Virginie359 résume les quatre ans où, bien que sans famille ni « mères vigilantes [ces enfants] ne firent aucun genre de chute » (C : 46). Consuelo devient « une jeune fille sans se croire obligée à plus de réserve avec son fiancé ; et lui la vit grandir et se transformer, sans

éprouver d’impatience et sans désirer de changement à cette intimité sans nuage, sans scrupule, sans mystère, et sans remords » (C : 47).

Retenons que le début de cette formation de l’artiste-femme est marqué par son écart par rapport aux structures institutionnelles encadrant normalement la vie d’une femme au XVIIIe (et au XIXe) siècle. Consuelo, l’artiste idéale sandienne, se trouve dégagée de ce poids lourd de l’éducation superficielle à laquelle n’échappent pas plusieurs de ses personnages féminins, souvent présentés, comme on a pu le voir avec Pauline, « comme victimes de leur mauvaise

éducation, claustrale ou non ; [d’] une éducation qui ne donne aux élèves qu’“une de ces niaises innocences” qui nuisent souvent au bonheur de toute la vie » (Szabo : 168)360.

358 Tandis qu’Anzoleto montera sur l’échelle sociale et s’assurera le confort matériel. 359 « Ils coururent les lagunes en barque découverte, à toute heure et par tous les temps, sans rames et sans pilote ; ils errèrent sur les paludes sans guide, sans montre, et sans souci de la marée montante; ils chantèrent devant les chapelles dressées sous la vigne au coin des rues, sans songer à l’heure avancée, et sans avoir besoin d’autre lit jusqu’au matin que la dalle blanche encore tiède des feux du jour. […] Ils firent des repas somptueux sur la rampe d’un pont, ou sur les marches d’un palais avec des fruits de mer, des tiges de fenouil cru, ou des écorces de cédrat. Enfin ils menèrent joyeuse et libre vie, sans plus de caresses périlleuses ni de sentiments amoureux que n’en eussent échangé deux honnêtes enfants du même âge et du même sexe » (C : 46-47). 360 A. Szabo cite ici Sand, La marquise. 209

Formation de l’artiste : génie et travail

Malgré cette liberté (de mouvement), qui rappelle celle de Sand enfant dans le Berry, l’éducation musicale de Consuelo, sa propre conscience de bien faire aidant, est à la hauteur de son génie. Le

Porpora, qui refuse d’enseigner la musique à Anzoleto, car il ne le trouve doué ni d’une « nature d’intelligence sérieuse et patiente » (C : 47), ni d’une « modestie poussée jusqu’à l’annihilation de l’élève devant les maîtres » (C : 47), lui donne des cours particuliers. D’ailleurs le tout premier portrait de la jeune cantatrice est celui où, au milieu du bruit de la scuola, « elle, les coudes sur ses genoux, les doigts dans ses oreilles pour n’être pas distraite par le bruit, étudiait sa leçon à demi-voix pour n’être incommode à personne » (C : 32).

Or, la relation Consuelo/Anzoleto amplifie d’une manière redondante361 la première distinction investie axiologiquement entre le culte de l’art et le goût des beaux-arts, contribuant à la réflexion sur le génie, tel que Sand le conçoit. Le jeune couple est décrit dès le début par une série de contrastes qui opposent la sensualité et l’indolence du beau vénitien à un certain ascétisme de la jeune Espagnole362. Cependant c’est surtout leur relation au travail qui détermine leur être artiste. « [A]bandonné à des instincts violents, avide de plaisir, n’aimant que ce qui servait à son bonheur, haïssant et fuyant tout ce qui s’opposait à sa joie, artiste jusqu’aux os363, c’est-à-dire cherchant et sentant la vie avec une intensité effrayante » (C : 45), Anzoleto est léger, ambitieux, paresseux, désirant avant tout la gloire. Ces défauts se traduisent nécessairement dans sa performance, notamment dans son incapacité de sortir de lui-même, qui

361 Rappelons-nous les remarques de Susan Suleiman dans son Le roman à thèse (1983): « C’est la redondance qui réduit la pluralité des significations et des ambiguïtés du texte, réduisant en même temps le nombre de lectures possibles » (186). 362 « Le hasard lui avait fait rencontrer la petite Espagnole devant les Madonettes, chantant des cantiques par dévotion; et lui, pour le plaisir d’exercer sa voix, il avait chanté avec elle aux étoiles durant des soirées entières. Et puis ils s’étaient rencontrés sur les sables du Lido, ramassant des coquillages, lui pour les manger, elle pour en faire des chapelets et des ornements. Et puis encore ils s’étaient rencontrés à l’église, elle priant le bon Dieu de tout son cœur, lui regardant les belles dames de tous ses yeux » (C : 45). 363 Nous soulignons. Notons l’usage négatif de qualificatif artiste. Porpora, par contre, comme l’affirmera le narrateur quelques pages après, « n’avait plus de sens que pour l’art » (C : 70). 210

préfigure aussi sa relation à l’autre. La soirée où celui-ci se produit pour la première fois dans le salon du comte Zustiniani devant la toute Venise dilettante se constitue en tant que lieu surdéterminé par des commentaires évaluatifs. Quittant avec un certain empressement son habit plébéien, il se présente devant le public et, malgré l’enseignement vulgaire qu’il a reçu, Anzoleto

« transporté par le besoin et le sentiment de triomphe, […] chanta avec une énergie, une originalité et une verve remarquables » (C : 48). Alors que l’auditoire jubile, Porpora, à la suite du narrateur, critique sa performance, l’impureté de son goût et son incapacité, en dépit d’éclairs de génie, de rendre bien la pensée du compositeur364. En reprochant au jeune ténor de n’avoir

« rien étudié à fond » (C : 51), de manquer de passion et de savoir technique, de ne pas savoir phraser, d’avoir « un accent vulgaire, un style faux et commun » (C : 51), il esquisse le portrait d’un artiste superficiel, vain et paresseux. Le « feu sacré » qu’il possède, comme le concède le maître, n’éclairera « rien de grand », son génie « demeurera stérile » (C : 51) car il n’a pas « le culte de l’art, [ni] de foi pour les grands maîtres, ni de respect pour les grandes créations, [il aime] la gloire, rien que la gloire, et pour [lui] seul » (C : 51)365.

Tout autres sont les premiers portraits de Consuelo qui aime la musique pour la musique même, ne partage ni l’ambition ni la paresse d’Anzoleto, et dont le génie se trouve fécondé par un travail soutenu. Un grand nombre d’images animales et florales, soulignant son génie (ce qui est naturel), se superposent aux scènes où la jeune cantatrice est en train de travailler et d’étudier la musique. « Studieuse et persévérante, vivant dans la musique comme l’oiseau dans l’air et le

364 « Certes, son goût ne fut pas toujours pur, ni son exécution sans reproche […]. Il manqua des effets que le compositeur avait ménagés ; mais il en trouva des autres auxquels personne n’avait songé, ni l’auteur qui les avait tracés, ni le professeur qui les avait interprétés ni aucun des virtuoses qui les avaient rendus » (C : 48). 365 Tout comme Anzoleto, Corilla dont « la beauté a fait les trois quarts de [son] succès » (C : 67) représente la frivolité artistique. Ne possédant aucune notion musicale « vraie », ni amour de l’art, uniquement « un savoir-faire, une habitude, une facilité et une communication établie avec le sens du public » (C : 67), elle excelle dans les genres faciles, mais reste incapable d’exprimer « les émotions profondes, les grandes passions » (C : 99), restant toujours « au-dessous de son rôle ; et c’est en vain qu’elle s’agite, c’est en vain qu’elle gonfle sa voix et son sein : un trait déplacé, une roulade absurde viennent changer en un instant en ridicule parodie ce sublime qu’elle croyait atteindre (C : 99). 211

poisson dans l’eau » (C : 73), elle aime, telle un enfant, « vaincre les difficultés sans se rendre plus de raison de l’importance de cette victoire » (C : 73) ; elle est poussée « fatalement » à combattre les obstacles et à pénétrer les mystères de l’art, par cet invincible instinct qui fait que le germe des plantes cherche à percer le sein de la terre et à se lancer vers le jour » (C : 73). Or,

Consuelo avait une de ces rares et bienheureuses organisations pour lesquelles le travail est une jouissance, un repos véritable, un état normal nécessaire, et pour qui l’inaction serait une fatigue, un dépérissement, un état maladif, si l’inaction était possible à de telles natures (C : 73).

Ou encore : « Consuelo travaillait toujours, en s’amusant toujours ; elle s’obstinait des heures entières à vaincre, soit par le chant libre et capricieux, soit par la lecture musicale, des difficultés qui eussent rebuté Anzoleto livré à lui-même […] » (C : 73-74 ?)366.

Si, comme l’ont souligné Ph. Hamon et V. Jouve, la relation du personnage au travail est un instrument évaluatif de première importance et sert à établir une relation hiérarchique entre les deux jeunes chanteurs, ces portraits servent aussi à contester l’image de la femme passive, toujours languissante, destinée tout au plus aux arts d’agrément et incapable de maîtriser des systèmes de signification complexes. Soulignons deux autres scènes importantes à cet égard dont celle où Anzoleto malade, venu passer la nuit chez Consuelo, s’endort dans le lit que celle-ci lui cède. En contemplant longtemps « son beau visage pâle éclairé par la lune » (C : 65), la cantatrice résiste au sommeil et « se rappelant que les émotions de la soirée lui avaient fait négliger son travail, elle ralluma sa lampe, s’assit devant sa petite table, et nota un essai de composition que maître Porpora lui avait demandé pour le jour suivant » (C : 65)367. Signalons

366 Cette description d’Anzoleto « retenu par sa paresse (C : 74) et que Consuelo « forçait à la suivre, à la seconder, à la comprendre et à lui répondre » (C : 73), constituerait-elle une allusion à certaines faiblesses de Musset ? Toutefois, le poète lui-même fait, dans son Le fils du Titien (1838, 1960), un éloge au travail et déploie la même conception du génie : « Le Vinci peignit quelquefois, dit-on, tenant sa lyre d’une main et son pinceau de l’autre ; mais le célèbre portrait de la Joconde resta quatre ans sur son chevalet. Malgré de rares tours de force, qui, en résultat, sont toujours trop vantés, il est certain que ce qui est véritablement beau est l’ouvrage du temps et du recueillement, et qu’il n’y a pas de vrai génie sans patience » (448-49). 367 B. Didier (1976) y voit justement le « sommeil de l’homme et du désir » (155-56). 212

aussi la scène où le comte Zustiniani lui demande, avant une présentation, si elle pensait au public. Sa réponse, négative, met en avant la compréhension profonde qu’elle a de son métier et qui va bien au-delà du chant. Elle précise de songer :

[…] à la partition, aux intentions du compositeur, à l’esprit du rôle, à l’orchestre qui a ses qualités et ses défauts, les uns dont il faut tirer parti, les autres qu’il faut couvrir en se surpassant à de certains endroits. J’écoute les chœurs, qui ne sont pas toujours satisfaisants, et qui ont besoin d’une direction plus sévère ; j’examine les passages où il faut donner tous ses moyens, par conséquent ceux auxquels il faudrait se ménager (C : 125).

Cette relation du personnage au travail (intellectuel, il est important de le souligner puisque il s’agit d’une femme), participe de tout un système de portrait où l’héroïne est construite en tant que sujet agissant et non comme objet. Nous esquisserons, ne serait-ce que brièvement, plusieurs d’autres éléments importants alimentant l’image de la jeune artiste où se trouvent valorisés son savoir-faire, sa volonté d’agir et d’être libre.

Consuelo : artiste avant tout

Dans son article « Le mythe de la femme dans Consuelo », S. Vierne (1976) a esquissé un certain nombre d’écarts que Sand opère dans ce récit par rapport au « mythe romantique de la femme ».

Sous la plume de ses contemporains ainsi que la sienne propre au début de sa carrière, ce dernier a souvent donné lieu, comme l’a souligné la critique, « à deux figures aux polarités opposées : l’ange et la sirène »368 (44). En refusant la vision masculine, Sand esquisse avec Consuelo « un mythe nouveau de la femme » (Op. cit. : 41), rendant la cantatrice pure, mais non un « ange » romantique, car « elle n’est pas ignorante, ce qui serait d’ailleurs invraisemblable étant donné son origine, son métier, sa vie » (Ibid. : 46). Si elle est libre, il ne s’agit pas de la liberté des mœurs, mais de celle de choix « qui n’aliène pas la personnalité » (Ibid. : 46). Et tandis que

Vierne explique cette construction du personnage, entre autres, par la recherche de la

368 Évoquons des couples Rose/Blanche ; Indiana/Noun; Lélia/Pulchérie. 213

vraisemblance et par le refus sandien de la vision binaire masculine, nous y verrons aussi une modalité d’écriture imposée par le système axiologique que l’auteure met en place où la quête d’agentivité de l’héroïne prime sur beaucoup d’autres considérations. Ainsi, Sand refuse à

Consuelo non seulement certaines qualités féminines valorisées par la doxa (fragilité, passivité), mais conteste aussi les conventions romanesques quant aux qualités obligatoires de l’héroïne, notamment sa beauté.

Nous insisterons davantage par la suite sur les refus de Consuelo, relevant de l’actionnel, qui informent la vision sandienne de l’héroïne agissante, surtout sur ses choix délibérés de ne pas accepter, au risque de sa liberté physique, le moule identitaire de la société patriarcale.

Contentons-nous ici de mettre en lumière plusieurs portraits physiques et vestimentaires qui montrent la jeune artiste préoccupée surtout par son faire et très peu aux prises avec l’idéologie de la beauté et du paraître. Dès les premières pages, le narrateur instaure la confusion quant à la beauté de l’héroïne : elle est laide, même affreuse, selon Zustiniani lorsqu’il la voit pour la première fois ; elle est habituée à « s’entendre traiter de guenon, de cédrat et de moricaude » (C :

37). Même si, par ailleurs, Consuelo se transforme d’une jeune fille de quatorze ans en une jeune femme agréable, son indifférence à « toutes les choses extérieures » (C : 37), l’absence totale de coquetterie, marquent le personnage. Ainsi construite, l’héroïne est libérée du « sexual gaze » qui constitue « a quite real constraint upon women’s agency » (10), comme le note P. Mann (1994).

On retrouve ici une stratégie narrative qui déstabilise l’idéologie patriarcale de la beauté féminine et qui consiste, selon Isobel Grundy (1993), à ne pas réduire l’héroïne au statut de l’objet sexuel, « and more generally as material, as a sign traditionally placed to be read and responded to by the male subject » (75). Selon cette dernière, « to withhold beauty from a female character is to set her in a particular, more than usually excluded, relationship to the patriarchal world (Op. cit. : 75).

214

Notons aussi que le narrateur, à plusieurs reprises durant la première partie, valorise le peu de goût de Consuelo pour la parure, sa prédilection pour sa petite robe noire369. Ce motif persiste dans le récit et lorsque la jeune Amélie de Rudolstadt s’empresse d’ouvrir les caisses de

Consuelo espérant que celle-ci apporte de Venise des toilettes brillantes et qu’elle allait la

« mettre au courant des modes » (C : 233), à sa grande surprise elle tombe sur « un amas de vieille musique, de cahiers imprimés, effacés par un long usage, et de manuscrits en apparence indéchiffrables » (C : 233). Lorsque la cantatrice sort d’un petit carton « une petite robe de soie noire qui y était soigneusement et fraîchement pliée » (C : 234), Amélie, déçue, demande où est le reste de sa garde-robe. « C’est là tout, dit Consuelo, avec ma robe de voyage. Dans quelques jours d’ici, je me ferai une seconde robe noire, toute pareille à l’autre, pour changer » (C : 234).

Toutefois, si de nombreux personnages masculins se trouvent séduits par Consuelo par ailleurs, c’est presque toujours lorsqu’elle chante, donc agit. Ainsi, même si elle exerce sur les vaniteux, tel le pandour Trenck par exemple, le prestige de ceux qui montent sur la scène théâtrale370, le personnage ne se trouve que rarement un objet passif du regard et du désir masculins, mais plutôt évaluée sur sa performance. Sand neutralise ainsi ce que P. Mann qualifie des dangers du regard masculin qui tend à négliger les réalisations féminines371.

Le début théâtral de Consuelo : trouble dans le couple

La première performance publique de Consuelo, tout en suscitant l’enthousiasme général, marque le début du processus d’émancipation de la cantatrice par rapport à son maître et de celui,

369 Avant la toute première apparition de Consuelo au théâtre, elle met « une jolie robe de toile de Perse à grands fleurs, un fiche de dentelles et de la poudre » (C : 87), mais après un dialogue avec Anzoleto qui ne la reconnaît pas au premier abord, car « elle était si changée ainsi » (C : 87), elle trouve qu’elle a l’air emprunté et « elle ôta soigneusement sa poudre, décrêpa et lissa ses beaux cheveux d’ébène, essaya une petite robe de soie noire encore fraîche qu’elle mettait ordinairement le dimanche, et reprit confiance en elle-même en se retrouvant devant sa glace telle qu’elle se connaissait » (C : 88). Ainsi elle agit d’une manière opposée à Anzoleto qui quitte son habit de plébéien avec hâte. 370 Ce thème est présent dans le Künstlerroman sandien depuis La marquise (1832). 371 « Women had long been aware of male sexual gaze which lurked, always ready to eroticize their presence and deny their non-sexual interest and achievements » (Mann, 1994 : 9). 215

non voulu, de l’affranchissement émotionnel. Son interprétation brillante d’un air « bizarre et difficile tiré d’un opéra bouffe de Galuppi, la Diavolessa » (C : 101), genre complètement différent de la musique sacrée, lui vaut la première émancipation professionnelle : Porpora affirme ne pouvoir plus être son maître, alors que Zustiniani lui offre un engagement sur place.

Cependant, l’entrée des jeunes chanteurs dans le monde du théâtre, un monde d’ambitions et de paraître où la perte de soi devient un vrai danger, marque la fin de leur relation. Le succès

éclatant de Consuelo éclipse entièrement la première réussite d’Anzoleto, qui a débuté peu de temps avant sa compagne. Confronté à sa propre infériorité, le jeune chanteur, qui s’est déjà fait l’amant de la Corilla afin de faciliter sa propre trajectoire théâtrale, se tourne vers celle-ci.

Consuelo « lui inspirait non pas de la haine, non pas du refroidissement […], mais une véritable terreur. Il sentait la domination de cet être qui l’écrasait en public de toute sa grandeur […] » (C :

155).

Nous arrivons ici, dans une articulation différente (nous sommes dans l’univers théâtral, entre artistes), à la même aporie qui a hanté Corinne concernant la gloire féminine. Une femme peut-elle prétendre au bonheur une fois qu’elle refuse d’être cantonnée dans la sphère privée, une femme peut-elle être artiste et heureuse ? La réponse bien connue de Corinne (1807) a marqué les auteures romantiques de Mary Shelley à Bettina Von Arnim, comme l’a bien montré Kari E.

Lokke (2004). Dans De la littérature372 (1800), dans le chapitre « Des femmes qui cultivent les lettres », Madame de Staël souligne encore l’« affreuse destinée » (332) qui attend les femmes qui chercheraient à obtenir la « célébrité de l’esprit » (332). Nous reviendrons sur cette question qui se pose de nouveau à chaque étape de l’itinéraire de Consuelo et qui ne sera résolue qu’à la fin du récit.

372 De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales. 216

L’artiste selon Porpora

En lui révélant l’infidélité d’Anzoleto, Porpora, qui n’a jamais vu la liaison de jeunes amants avec bienveillance et qui veut soustraire son élève à tout lien terrestre, déclenche une première grande déception chez Consuelo qui se trouve à l’origine de sa quête. De nouveau, le narrateur met en valeur sa non-conformité à une certaine image de la femme faible, en notant l’absence de la réaction hystérique à laquelle le maître s’attend et le refus de la cantatrice à se complaire dans la souffrance373. Cependant, à ses questions « Cela est-il croyable ? […] Un amant peut-il haïr le succès de son amante ? » (C : 161), Porpora esquisse une image du monde théâtral et des comédiens qui n’a rien de flatteur. Lorsqu’un homme est « un artiste vaniteux », il peut être jaloux de son amante : « C’est qu’un comédien n’est pas un homme, Consuelo ; c’est une femme.

Il ne vit que de vanité maladive ; il ne songe qu’à satisfaire sa vanité ; il ne travaille que pour s’enivrer de vanité » (C : 161)374. L’indifférence que prêche le maître envers tout ce qui ne touche pas aux considérations esthétiques, reconduit l’image de l’artiste romantique adonné à son culte et au travail consciencieux, peu soucieux du succès facile ou de vanité satisfaite. Toutefois, poussée à l’extrême, elle mène à la sauvagerie et à l’inaptitude de vivre avec l’autre (Porpora est qualifié de « grand et sauvage artiste »), et sera dévalorisée dans le système axiologique du roman.

Le dialogue qui suit entre le maître et son élève est crucial, car il cristallise un premier affranchissement moral de Consuelo par rapport à cette figure paternelle. Voulant lui inspirer non la haine, mais « le calme et l’indifférence » (C : 162), il l’encourage à penser à elle-même.

Sa résistance est immédiate et instinctive : « À moi-même ! c’est-à-dire à moi seule ? à moi sans

373 Suite à cet aveu, craignant une explosion, Porpora l’emmène dans son cabinet, en fermant portes et fenêtres. « Mais il n’y eut point d’explosion. Consuelo resta muette et atterrée » (C : 160). 374 La manière dont le maître dévalorise un artiste en lui attribuant les qualités féminines, ici et à travers le roman, n’a rien de surprenant, vu que son propre purisme esthétique puise aussi à l’idéologie dominante qui exclue les femmes de la sphère de la création : Consuelo est un génie, donc une exception.

217

espoir et sans amour ? » (C : 162). En l’assurant qu’elle remplacera Anzoleto « par une idée plus grande, plus pure et plus vivifiante » (C : 162), il l’encourage à se tourner exclusivement vers la musique. Ainsi, son âme, son génie, son être même « ne sera plus à la merci d’une forme fragile et trompeuse ; tu contempleras l’idéal sublime dépouillé de ce voile terrestre ; tu t’élanceras dans le ciel, et tu vivras d’un hymen sacré avec Dieu même » (C : 162). Ce chemin de l’ascension vers le sublime – la Künstlerbildung en tant qu’un départ progressif vers les hautes régions de l’Art où les considérations de l’ordre social s’évanouissent – que trace pour Consuelo ce maître célibataire, aboutirait, idéalement, au refus du mariage, de l’amour même et de tout engagement social :

Quoi que tu fasses et où que tu sois, au théâtre comme dans le cloître, tu peux être une sainte, une vierge céleste, la fiancée de l’idéal sacré. […] Il te faut la solitude, la liberté absolue. Je ne te veux ni mari, ni amant, ni famille, ni passions, ni liens d’aucune sorte. C’est ainsi que j’ai toujours conçu ton existence et compris ta carrière. Le jour où tu te donneras à un mortel, tu perdras ta divinité (C : 162-63).

Une pareille vision, selon laquelle l’artiste devrait être soustrait à toute influence extérieure à l’art, traverse le romantisme et le XIXe siècle, depuis les figures artistiques valorisées par le mal du siècle jusqu’aux avatars du poète maudit symboliste375, ou encore, sous forme de dénonciation de l’influence délétère de la femme, dans Les femmes d’artistes d’Alphonse Daudet ou dans

Manette Salomon des frères Goncourt, postérieurs au roman de Sand.

L’incompréhension de Consuelo ou son refus de saisir376 ces propos, qu’elle interprète naïvement comme un encouragement à se faire religieuse, signale une vision de l’art qui s’oppose à une telle sacralisation de l’artiste. En annonçant par sa réponse sa quête à venir –

« Laissez-moi me retirer, mon maître. J’ai besoin de me recueillir et de me connaître » (C : 162)

– Consuelo juge ce discours outrageux contre la nature humaine et comme « une sorte de

375 Nous y parlerons davantage dans notre étude des Maîtres sonneurs où l’égoïsme de l’artiste associé à son éloignement du social est analysé par l’auteur con brio. 376 Toujours respectueuse, mais ferme, elle affirme ne pas être « assez grande » (C : 163) pour comprendre. 218

déification d’un égoïsme monstrueux et antihumain » (C : 163). Leur tête-à-tête finit sur un commentaire du narrateur mettant en valeur l’indépendance morale de l’élève : « Le grand et le sauvage artiste la reconduisit jusque chez elle, l’endoctrinant toujours sans pouvoir la convaincre » (C : 163).

Alors qu’Anzoleto incarne la sensualité exacerbée, Porpora s’inscrit à ce que M. Beebe

(1964) appelle « the ivory tower tradition », selon laquelle l’art est une religion et qui conçoit l’artiste en termes de divinité. Nous avons bien vu qu’en ce qui concerne les questions immanentes à l’art, Consuelo a bien intériorisé ses principes ; toutefois, la vocation artistique telle qu’elle la conçoit ne doit pas séparer l’artiste des autres, ni de la condition humaine. Or, en cherchant à déstabiliser, ici comme dans Les maîtres mosaïstes, certaines hiérarchies sur lesquelles repose la sacralisation romantique de l’Art et de l’artiste, la romancière met au centre de son récit l’idée de jonction, qui, comme l’a déjà souligné N. Mozet (1997) s’oppose

[…] radicalement à la volonté de séparation sur laquelle reposent les initiations masculines, toutes tributaires d’une ‘croyance à divinité transcendante’. Et qui dit transcendance sous-entend incompatibilité de l’humain et du divin, du féminin et du masculin, de la matière et de l’esprit, du peuple et de l’élite, à l’intérieur d’un système forcement et fortement hiérarchisé (189).

Durant ce dialogue de Porpora et de Consuelo qui clôt la phase de manipulation, l’objet de la quête de Consuelo (qui nous renseigne sur les valeurs) se dessine clairement. Consuelo, douée de génie est un serviteur de l’Art et ne partage aucunement la vision mercantile d’un

Anzoleto ou d’une Corilla pour lesquels l’art est un moyen de réussite personnelle. En même temps, comme l’a noté justement Anna Szabo (2010), les valeurs (morales) qui déterminent sa Künstelrbildung se distinguent de celles que prône son maître : « Cette perspective qu’elle adopte et qui focalise ce qu’il y a d’idéologique dans le roman, ne changera point : l’élément

éthique restera constant jusqu’à la fin en l’emportant sur toute autre évaluation […] (129). La quête de Consuelo sera donc à la fois la quête de l’amour et la quête de l’art, et la friction entre

219

ces deux programmes narratifs marque son apprentissage durant lequel elle crée, plus qu’elle ne s’achemine vers, un espace culturel où il est possible à une femme de mener à bien sa Bildung.

Elle arrivera à incarner, comme nous le constaterons au fil de ses transformations, l’idéal artistique sandien de la fusion de l’art (l’artiste est voué à son art ; il est un bon technicien), de l’éthique (il est pur moralement) et de l’engagement social (il rêve « l’éternel rêve des cœurs simples, la justice » [LV : 942]). Peu après ce drame personnel, la cantatrice quitte Venise et part en Bohême, au château des Géants, dont le patriarche, le noble comte Christian de Rudolstadt, est un ami de Porpora. Son départ concrétise un premier refus de la gloire sans amour, mais aussi, et malgré les émotions qu’elle ressent encore pour Anzoleto, de l’amour qui ne se noue pas entre êtres égaux (dans ce cas égaux concernant leurs impératifs moraux).

La Bohême ou le début de la « vie positive »

La Bohême est tout d’abord, dans l’économie globale du récit, une antithèse de Venise et de tout ce qu’elle a véhiculé comme imaginaire (artistique) et, dans une certaine mesure, comme univers de valeurs. C’est un pays du nord, au ciel noir et à l’histoire tourmentée (et hérétique)377 dont les gens raisonnables ont perdu la mémoire et où ceux qui s’en souviennent sont considérés fous378.

Par ailleurs, l’espace où l’intrigue continue est celui d’un château « antique » dont les ponts, le rattachant au monde extérieur, sont levés la nuit, les herses baissées, les portes fermées à clé. À

377 Comme le constate avec beaucoup de justesse K. E. Lokke (2010), « That George Sand intended Consuelo/La Comtesse de Rudolstadt as a meditation on women’s relation to political and religious history is made absolutely clear in her companion piece to these volumes, Jean Ziska: Episode de la guerre des Hussites, written between the composition of these two sequential novels. A vital document in the development of the nineteenth-century feminist historiography, Jean Ziska delineates with great eloquence and clarity the idealist vision of history that underlies Consuelo. […] Directly addressing her female readers, whom she calls variously “mes patientes lectrices”, “mes chères lectrices”, or simply “Mesdames”, Sand draws explicit parallels between women’s history and the history of religious heresy » (127). 378 Sand a campé dans son œuvre plusieurs figures des fous/folles: fous par amour, fous par cupidité; ici avec la figure d’Albert elle amorce la question qui a passionné les romantiques (et qui a été analysée par Léon Cellier, 1959), du rapport entre la folie et le génie. Notons que les extases de Zdenko « l’innocent », ou d’Albert, dont la « folie » prend beaucoup de noms selon les personnages qui la jugent, sont aussi liées aux questions identitaires et à celles de la mémoire individuelle et collective, ainsi qu’à leurs refus d’assumer une identité toute faite par le pouvoir étranger (autrichien). 220

la liberté de mouvement vénitienne s’ensuit une atmosphère de confinement d’où sortira une des plus belles méditations sur le thème du chemin et du voyage dans l’œuvre sandienne379. Le registre change donc, et lorsque la voyageuse arrive au château sombre, « au milieu de ces vastes forêts de sapins battues par l’orage, au sein de cette nuit lugubre traversée de livides éclaires »

(C : 190), le lecteur se trouve plongé dans l’univers d’un roman gothique à la Anne Radcliffe,

évoquée d’ailleurs avec un clin d’œil ironique. L’aspect sinistre des lieux marque ses premières impressions et informe la toute première pensée de la cantatrice : « Quel contraste avec le firmamento lucido de Marcello, le silence harmonieux des nuits de Venise, la liberté confiante de sa vie passée au sein de l’amour et de la riante poésie ! » (C : 190). Si chaque étape de la trajectoire de Consuelo se constitue comme une antithèse à l’étape précédente, surtout en ce qui concerne l’opposition entre liberté de mouvement/restriction de mouvement, ce premier contraste reste le plus prononcé d’autant plus que la Bohême est désignée comme le début de l’apprentissage de la vie positive380.

La Bohême sera pour elle une expérience directe de la différence, tout d’abord géographique, mais aussi culturelle, un apprentissage qui la fait sortir de ses études musicales précédentes et redécouvrir, par l’intermédiaire de Zdenko et d’Albert, la musique populaire.

C’est aussi un apprentissage de l’histoire (d’un peuple opprimé), et la rencontre d’un homme entièrement différent du sensuel Anzoleto. Le comte Albert, qui tombe amoureux de Consuelo la première fois qu’il l’entend chanter, est pour elle « le génie du Nord, profond, puissant, sublime parfois, mais toujours triste, comme le vent des nuits glacées et la voix souterraine des torrents d’hiver » (C : 473). C’est une « âme rêveuse et investigatrice qui interroge et symbolise toutes

379 C : 398-99. 380 À plusieurs reprises durant son séjour en Bohême et bien après, durant ses voyages, Venise réapparaît dans sa mémoire en tant que paradis perdu ou, en tout cas, point de référence. Un jour dans le château de Riesenburg, une pensée de Venise amène un « souvenir amer et précieux qui se peignait dans son cerveau sous les plus brillantes couleurs, à mesure qu’elle s’éloignait de ce riant horizon pour pénétrer dans la sphère glacée de ce qu’on appelle la vie positive » (C : 262). 221

choses, les nuits d’orage, […] les harmonies sauvages de la forêt, et l’inscription effacée des antiques tombeaux » (C : 473)381.

La musique continue d’être le fil rouge de l’intrigue ; c’est un langage382 que Consuelo et

Albert connaissent à fond et qui, dégagé dans une certaine mesure de la relation normative entre le signifiant et le signifié, et, par là, de toute une série d’axiomes normatifs, laisse pressentir un monde où certains interdits sociaux (concernant le genre sexuel ou la classe sociale, par exemple) s’écroulent. Albert le dit clairement à Consuelo dans une tirade qui relève de l’exaltation romantique de la musique, mais aussi de l’investissement axiologique par l’autorité textuelle de cet art qualifié de républicain dès Lettres d’un voyageur. Selon celui-ci, la musique, art transcendant par excellence, permet à l’âme d’exprimer tout ce qu’elle « rêve et pressent de plus mystérieux et de plus élevé » (C : 389), elle est « la manifestation d’un ordre d’idées et de sentiments supérieurs à ce que la parole humaine pourrait exprimer » (C : 389). Lorsqu’il écoute

Consuelo chanter, Albert se dit n’appartenir plus à l’humanité

[…] que par ce que l’humanité a puisé de divin et d’éternel dans le sein du Créateur. Tout ce que ta bouche me refuse de consolation et d’encouragement dans le cours ordinaire de la vie, tout ce que la tyrannie sociale défend à ton cœur de me révéler, tes chants me le rendent au centuple (nous soulignons). Tu me communiques alors tout ton être, et mon âme te possède dans la joie et dans la douleur, dans la foi et dans la crainte, dans le transport de l’enthousiasme et dans les langueurs de la rêverie (C : 389).

381 Mais, le jeune comte est aussi « arrêté dans le développement de son génie par un principe maladif, [il] avait trop donné à la vie de l’intelligence. Il connaissait si peu la nécessité de la vie réelle qu’il avait souvent perdu la faculté de sentir sa propre existence » (C : 473). Sand est toujours à la recherche de l’équilibre entre la sensation, le sentiment et l’intelligence. « Anzoleto, c’était au contraire la vie méridionale, la matière embrasée et fécondée par le grand soleil, […] ne tirant sa poésie que de l’intensité de sa végétation, et son orgueil que de la richesse de son principe organique. C’était la vie du sentiment avec l’âpreté aux jouissances, le sans-souci et le sans-lendemain intellectuel des artistes, une sorte d’ignorance ou d’indifférence de la notion du bien et du mal, le bonheur facile, le mépris ou l’impuissance de la réflexion ; en un mot, l’ennemi et le contraire de l’idée » (C : 473). 382 En entendant Albert jouer pour la première fois, Consuelo constate n’avoir jamais « entendu un violon si parfait, un virtuose si touchant et si simple. Ce chant lui était inconnu ; mais à ses formes étranges et naïves, elle jugea qu’il devait être plus ancien que toute l’ancienne musique qu’elle connaissait. Elle écoutait avec ravissement, et s’expliquait maintenant pourquoi Albert l’avait si bien comprise dès la première phrase qu’il lui avait entendu chanter. C’est qu’il avait la révélation de la vraie, de la grande musique » (C : 328). 222

Ainsi représentée, la musique constitue un de ces discours non-hégémoniques dont parle S.

Hekmann (1995 : 203), offrant une possibilité de transgression des barrières imposées par la tyrannie sociale. D’une façon encore plus concrète, en tant que métier, la musique permet à

Consuelo à la fois de garder l’indépendance financière (l’épisode de la trajectoire du Bohême vers Vienne problématise ce thème) et d’inscrire sa présence dans la sphère publique, ce qui ouvre la voie vers une certaine agentivité.

En sachant que le séjour en Bohême constitue à la fois le début de l’initiation de

Consuelo dans un autre monde d’idées, le commencement d’une quête spirituelle, et la continuation de l’apprentissage des lois sociales383 où l’agentivité féminine est constamment menacée, notre analyse portera dans ce qui suit surtout sur la dimension de son apprentissage qui concerne ses relations avec le social, notamment avec les figures d’autorité. Plus particulièrement, nous nous intéresserons à la friction, surgissant dès son arrivée dans cet espace clos du château patriarcal et persistant, sous des formes différentes, jusqu’à la fin du récit, entre la volonté de Consuelo d’être libre et de « s’appartenir » et l’ordre patriarcal qui interdit la quête féminine de la subjectivité au-delà de la sphère privée.

Liberté : pour quoi faire ?

« Qu’est-ce que donc le bonheur […] si ce n’est pas le développement de nos facultés. [ …] Chaque femme comme chaque homme ne doit-elle pas se frayer une route d’après son caractère et ses talents ? » (Staël, 1985 : 365-66)

Dès l’ouverture de la fable, qu’il s’agisse de l’enfance nomade de Consuelo ou de ses courses insouciantes à Venise, la liberté (de mouvement) se trouve être le prédicat important de l’héroïne. Si l’on pense au grand contexte idéologique dans lequel le roman voit le jour, cette liberté oppose l’héroïne au grand nombre des femmes, constamment chaperonnées, et dont le

383 Comme beaucoup de romans d’apprentissage romantiques, Consuelo est à la fois roman initiatique et Bildungsroman. 223

grand voyage reste souvent, ainsi que l’a souligné R. Felski (1989 : 125) celui de la maison paternelle à celle du mari. Et non seulement cet axiome se trouve-t-il renversé dans le cas de

Consuelo, mais « ce mode de vie apparaît chez elle comme un héritage venu de sa mère » (C.

Planté, 29004 : 87). Toutefois, lorsque Consuelo arrive au château de Riesenburg et embrasse, par nécessité, la vie sédentaire, tout en faisant face aux normes de cet univers conservateur, le motif de la liberté (artistique, féminine) surgit avec plus d’insistance.

D’un côté, Consuelo (et les artistes en général384) aspire à affirmer et à garder une certaine liberté relative à sa position sociale en évitant chaque contrat qui la ferait dépendante de sa personne385. Ainsi, lorsque gardant son incognito elle se présente dans le château avec une lettre de Porpora, celui-ci signale, à part sa connaissance parfaite de la musique et son manque d’instruction, sur lequel le narrateur insiste encore, sa volonté d’être libre : « Elle désire être libre dans la mesure de ses devoirs envers votre noble famille, et ne point recevoir d’honoraires. En un mot, ce n’est ni une duègne ni une suivante que j’adresse à l’aimable baronne, mais une compagne et une amie » (C : 187). De l’autre, la question de la liberté, au fur et à mesure que

Consuelo s’éloigne de Venise, devient surtout celle – qui ne se pose pas pour ses contreparties masculins – de l’autonomie morale et de la possibilité de faire librement des choix personnels dans une société où les rôles (sexuels, de classe) sont assignés d’avance. Or, l’arrivée de

Consuelo dans la famille patriarcale de Rudolstadt, valorisant justement le renoncement de la femme à la liberté, marque le début du conflit entre la cantatrice et les figures du pouvoir qui persiste jusqu’à la fin de son apprentissage. La progression de ce conflit – qui commence par la

384 Souvenons-nous des descriptions où Joseph Haydn est réduit au rôle de serviteur chez son maître Esterhazy : « Plus tard, et parvenu au développement de son génie, Haydn ne devait pas être mieux apprécié comme homme par ses protecteurs, quoiqu’il le fût de toute l’Europe comme artiste. Il a passé vingt-cinq ans au service du prince Esterhazy; et quand nous disons au service, nous ne voulons pas dire que ce fût comme musicien seulement » (C : 586). 385 Qu’il s’agisse du comte Zustiniani, de la famille Rudolstadt, ou tout autre personne sur son chemin, Consuelo n’accepte pas de payement avant de pouvoir offrir quelque chose en retour, la plupart du temps son chant. Elle impose ainsi aux autres, dès le début, des relations d’échange. 224

critique de Consuelo des instances patriarcales, et continue comme sa résistance devant les figures du pouvoir (le refus du mariage en tant que régulateur suprême de l’identité féminine), pour aboutir à l’action politique lorsqu’elle intègre la société des Invisibles – nous intéressera tout particulièrement, car ce crescendo savamment orchestré scande les étapes cruciales de cette quête d’agentivité, en dévoilant les mécanismes sociaux supposés la contenir. Ce développement démontre, sans ambages, que pour Sand, l’émancipation féminine fera partie de la réforme sociale plus vaste et n’aura pas lieu avant que le contrat social ne soit repensé. C’est aux artistes que revient la tâche d’en ouvrir la voie.

Le château de Rudolstadt vu par Consuelo

Effectivement, c’est à travers le regard de Consuelo, lorsqu’elle découvre progressivement l’histoire de la famille, que toute une série de critiques s’articule au sujet de la famille patriarcale, des instances religieuses, mais aussi des femmes qui ont intériorisé l’idéologie dominante qui les cantonne à une vie sans agentivité. Or, La Porporina (Nina, c’est le nom que

Consuelo adopte dans le château) constate vite que la famille de Rudolstadt « très fidèle à l’Église et à l’Empire » (C : 199), malgré son amour indéniable pour Albert, ne fait rien, prières exclues, pour élucider ses disparitions fréquentes et mystérieuses, qui pourtant sèment une atmosphère d’épouvante parmi ses proches. Considéré fou par ses parents à cause de ses discours inspirés et de sa sympathie pour les pauvres, à cause de sa vision exaltée de l’histoire et de son refus d’abjurer le côté maternel de la famille et le nom de Podiebrad386, et surtout à cause de ses idées hérétiques, Albert mène effectivement une double vie. Souvent il disparaît dans les espaces souterrains du château, insoupçonnés par la famille et protégés par un système de canaux.

Résignée à cet état de choses, sa famille à pris la résolution de ne jamais contrarier le jeune

386 La mère d’Albert était, comme le constate le narrateur, « de pur sang bohême » (C : 201).

225

comte, « de feindre le calme au milieu de l’épouvante » (C : 266), ce qui paraît à Consuelo « une sorte de négligence coupable ou d’erreur grossière » (C : 266). Elle y décèle « l’espèce d’orgueil et d’égoïsme qu’inspire une foi étroite aux gens qui consentent à porter le bandeau de l’intolérance, et qui croient à un seul chemin, rigidement tracé par la main du prêtre, pour aller au ciel » (C : 266). Une de ces disparitions d’Albert est l’occasion pour l’artiste de noter avec surprise que « l’ordre de la maison [est] à peine troublé » (C : 260), que les membres de la famille reprennent vite leurs rôles habituels.

En amplifiant ces jugements négatifs, le regard que Consuelo porte sur les femmes

Rudolstadt souligne le contraste entre celles-ci et elle-même, indépendante, affectueuse et prête à agir. Si la folâtre et superficielle Amélie se trouve représentée comme victime de l’éducation claustrale (rêvant des toilettes brillantes et de la belle société et surtout de l’évasion du château qu’elle vit comme une prison), la tante d’Albert, la chanoinesse Wenceslawa, représente l’autre modèle d’effacement du féminin. Comme de nombreux personnages féminins sandiens cantonnés à la sphère privée, la chanoinesse « brodait un devant d’autel en tapisserie [qui était] un chef d’œuvre de patience, de finesse et de propreté » (C : 261). Son « petit empire » (C : 261) est le château dont elle fait le tour religieusement chaque nuit. Le cœur de Consuelo « se serrait affectueusement » à la vue de celle-ci, sortant à la nuit tombante, armée d’un gros trousseau de clefs pour faire sa ronde387, pour vérifier, fermer, cloisonner « comme si personne n’eût dû dormir en sûreté derrière ces murs formidables, avant que l’eau du torrent prisonnier […] ne se fût élancée en mugissant dans les fossés du château, tandis qu’on cadenassait les grilles et qu’on relevait les ponts » (C : 262). D’ailleurs, Consuelo constate avec étonnement le respect et même l’admiration « qui s’attachaient dans la famille et dans le pays à cet emploi de servante infatigable, que la vieille dame semblait avoir embrassé avec tant d’amour et de jalousie » (C :

387 Notons la circularité et l’aspect répétitif des actions de la chanoinesse. 226

261). De sa position de zingarella, libre, « née sur les grands chemins », ayant comme seul maître et seul protecteur « son propre génie, tant de soucis, d’activité et de contention d’esprit, à propos d’aussi misérables résultats que la conservation et l’entretien de certains objets et de certaines denrées, paraissait un emploi monstrueux de l’intelligence » (C : 261-62). Ne possédant rien, et ne désirant pas de richesses terrestres, « elle souffrait de voir une belle âme388 s’atrophier volontairement dans l’occupation de posséder du blé, du vin, du bois, du chanvre, des animaux et des meubles » (C : 261-62). Et l’artiste de finir ce portrait de la domesticité incarnée en constatant que « ces gens-ci sont à plaindre d’avoir tant de choses à garder ! » (C : 262).

Si le travail artistique (intellectuel) de Consuelo se trouve valorisé par l’autorité

énonciative, le travail de la chanoinesse est avilissant, son activité qualifiée d’atrophie de l’intelligence. Il faut noter dès ici la critique de la richesse qui informe cette représentation des deux modes de vie au féminin, où le souci de la chanoinesse à veiller à sa propriété et à ses biens s’oppose au dénuement volontaire de la cantatrice. Comme le projet social et le projet féministe s’entrelacent dans Consuelo, ce dénuement est valorisé tout au long du récit, car il rapproche l’héroïne du grand corps social, ce qui ouvre en même temps les possibilités de rencontres, de la

Bildung (alors que la manie de Wenceslawa de fermer, cloisonner la coupe des autres). Ici, comme dans d’autres romans de George Sand, « c’est toujours trop d’argent qui marginalise les individus, et non la pauvreté » (Mozet, 1997 : 188).

Si les regards critiques de Consuelo signalent déjà la possibilité d’une autre articulation normative du genre sexuel, d’un autre encadrement idéologique de la féminité, c’est surtout par ses actes et le fait qu’elle pénètre dans l’abri souterrain d’Albert, malgré mille dangers389, pour le

388 Nous soulignons ce clin d’œil à Goethe. 389 Cette descente (car il s’agit, entre autres, du projet archéologique de redécouvrir les vérités hérétiques qui gardent le souvenir d’un autre fondement idéologique pour l’organisation sociale) est aussi une descente initiatique et métaphorique vers le savoir, et Consuelo incorpore d’une manière exemplaire le ose savoir kantien en ouvrant la 227

ramener à sa famille, que l’opposition entre Consuelo et les femmes Rudolstadt se cristallise davantage, mais aussi celle entre l’artiste (l’agent du changement social) et la famille patriarcale inerte.

La caverne d’Albert : hiérarchies sociales abrogées

Nous n’allons pas analyser en détail la descente de Consuelo, qui obéit, comme l’ont souligné I.

Hoog Naginski (1991 : 204)390 et S. Vierne (2000 : 138-141) à la logique des récits initiatiques et signifie son accès à un niveau supérieur de connaissance spirituelle. Signalons simplement que plusieurs topoi littéraires, notamment en ce qui concerne leur configuration du genre sexuel, se trouvent renversés par la narrativisation de cet exploit de la jeune artiste. Telle Orphée, elle descend dans la caverne ; tel Eurydice ou une héroïne du roman gothique emprisonnée dans des espaces ténébreux, Albert attend sa consolation. Tel la belle âme de Goethe, le jeune comte est sur un chemin tout spirituel, sans liens solides avec le réel, avant que Consuelo ne pénètre dans sa retraite et le rend à sa famille.

Cependant, il faut noter qu’Albert est aussi un initiateur pour Consuelo, tout d’abord à la musique populaire et, par là, à l’histoire et aux questions sociales. C’est dans cet espace souterrain que son génie de violoniste se révèle à la jeune cantatrice en lui dévoilant un monde nouveau où les hiérarchies musicales et sociales se trouvent contestées (alors que Sand rapproche encore une fois l’idée de l’interprétation et celle de la contestation des normes établies). En

écoutant Albert jouer d’anciens cantiques d’auteurs inconnus de la Bohême, Consuelo admire sa capacité d’improviser « longtemps sur l’idée de ces motifs » (C : 422) et d’y mêler ses propres

voie aux femmes vers, ce qui est un processus difficile, les connaissances et les études sérieuses ; rappelons-nous que la grande majorité de femmes de l’époque sandienne ne possède pas l’éducation d’une Corinne aristocrate. 390 « In rewriting three classical myths, she formulated her vision of the Ideal, her search for religious syncretism, and her subversion of opinions accepted as axioms by her society » (Hoog Naginski, 1991 : 204). 228

idées et son inspiration personnelle, sans altérer leur caractère original. Son interprétation

« ingénieuse et savante » (C : 422), en devenant ainsi le site de fusion entre son savoir individuel et la mémoire collective, conservée dans ces chants, devient création et fournit modèle pour une réévaluation de certains savoirs figés. Une longue méditation sur la musique populaire qui suit, souligne de manière redondante le caractère construit (artificiel) des hiérarchies inexistantes dans la nature et dévalorisé par l’autorité énonciative391. Échappant « à la rigueur des règles et des conventions » (C : 422), cette musique, « naturelle », est toujours vivante, car elle se renouvelle toujours par l’effort collectif et ne se renferme jamais « dans la version absolue d’un thème arrêté » (C : 422). Tout comme la distinction entre interprétation et création s’y dissout « le phallocratisme [sic] disparaît : hommes et femmes contribuent également à cette création collective » (Didier, 1976 : 156).

Tandis qu’un autre monde d’idées s’ouvre à la jeune voyageuse lorsqu’elle écoute Albert jouer392 et que leurs dialogues souterrains, où ils sont libres de se parler d’artiste à artiste393, abolissent les hiérarchies régissant leur réel, les habitants du château, surtout la chanoinesse, regardent avec inquiétude, horreur même, les sympathies du jeune comte pour la Zingarella.

Cette première, attachée à l’honneur du nom des Rudolstadt, redoute une mésalliance qui compromettrait la famille. L’arrivée de Consuelo sème un trouble dans son monde aux règles

391 « Il y a une musique qu’on pourrait appeler naturelle, parce qu’elle n’est point le produit de la science et de la réflexion, mais celui d’une inspiration qui échappe à la rigueur des règles et des conventions. C’est la musique populaire : c’est celle des paysans particulièrement. Que de belles poésies naissent, vivent, et meurent chez eux, sans avoir jamais eu les honneurs d’une notation correcte, et sans avoir daigné se renfermer dans la version absolue d’un thème arrêté ! L’artiste inconnu […] s’astreindra difficilement à retenir et à fixer ses fugitives idées. Il communique cette ballade aux autres musiciens, enfants comme lui de la nature, et ceux-ci la colportent de hameau en hameau […], chacun la modifiant au gré de son génie individuel. C’est pour cela que ces chansons et ces romances pastorales, […] se perdent pour la plupart, et n’ont guère jamais plus d’un siècle d’existence dans la mémoire des paysans. » (C : 422). 392 Consuelo, « toute son âme attentive ; et ses sens, fermés aux perceptions directes, s’éveillaient dans un autre monde, pour guider son esprit à travers des espaces inconnus habités par de nouveaux êtres » (C : 425). 393 Comme dans la partie vénitienne, le narrateur met en œuvre les stratégies d’une écriture spatiale pour bien délimiter les deux espaces : le château (des normes sociales fixes) et le labyrinthe souterrain (où Consuelo découvre le don musical extraordinaire d’Albert, insoupçonné par sa famille). 229

ancestrales où les délimitations sont fixes une fois pour toutes, d’autant plus qu’elle met en danger le mariage arrangé d’Albert avec sa cousine Amélie.

La femme artiste face au pouvoir

Une des questions qui marque cet apprentissage féminin exemplaire, question d’ailleurs très importante dans l’œuvre et dans la vie de Sand, est celle du mariage de la femme (artiste).

Faisant partie d’une réflexion riche sur la condition féminine qui traverse Consuelo, le problème du mariage apparaît très tôt dans le récit lorsque le narrateur décrit une des deux possibilités offertes aux jeunes écolières de la scuola où Porpora enseigne, qui y sont « instruites aux frais de l’État, pour être par lui dotées ensuite, soit pour le mariage, soit pour le cloître » (C : 35). Ce scénario où la femme se trouve soustraite au voyage formateur qui marque la Bildung masculine et à toute action dans la sphère publique – avant le mariage, par une éducation claustrale, et après, par le rôle même qui lui est assigné au sein de la famille – est valable pour la majorité des femmes au XVIIIe siècle, le temps de l’action du roman, ainsi qu’au XIXe siècle, le temps de son

écriture, où le Code civil réduit la femme au statut du mineur.

Consuelo, elle-même, à qui sa mère mourante a imposé l’interdit sur toute relation avec un homme qui ne serait pas sanctionnée par le mariage, désire l’union avec Anzoleto qu’elle aime sincèrement. Notons cependant que ce mariage souhaité s’inscrit dans une période presque mythique de son enfance où elle perçoit sa vie sous le signe de l’unité, si bien évoquée par ces descriptions édéniques à la Paul et Virginie, ne faisant pas de distinction entre elle-même et son amant, ni entre son art et son amour. Lorsqu’elle arrive au château Riesenburg, la déception amoureuse a été entièrement consommée, l’affirmation de son génie indéniable. Par ailleurs, son père adoptif, le Porpora, a imposé, de son côté, l’interdiction sur cette institution que Consuelo n’intériorise pas, mais qui alimente la déchirure intérieure entre l’affirmation artistique et l’amour qui détermine sa quête. Ainsi, lorsque Albert, à qui la révélation de son amour pour La 230

Porporina est immédiate et sans appel, lui demande en mariage, son apprentissage ne vient que de commencer, elle est loin de se connaître elle-même. Et il s’agit justement dans ce roman, après la critique inexorable envers cette institution que Sand pratique depuis Indiana ou

Valentine, d’imaginer et de figurer ce long apprentissage féminin qui est la condition sine qua non pour qu’une union entre des êtres égaux puisse se nouer. Le mariage devrait être, pour une femme, comme c’est le cas pour le héros masculin du Bildungsroman (si mariage il y a), l’aboutissement du chemin vers la connaissance de soi. Or, nous verrons que, si Consuelo est décidée de mener sa quête jusqu’au but, la société essaiera aussi, d’une manière répétitive et presque mécanique, de la contenir au sein de cette institution et d’empêcher ainsi sa Bildung.

Même si Albert dans sa retraite souterraine dit son amour inconditionnel pour Consuelo et déclare, sincèrement, être en faveur de la liberté des femmes et de leur travail à l’épanouissement de leur génie394, une fois qu’ils se trouvent dans le château, où la loi du père est la seule autorité régulatrice des identités, la question de l’amour devient nécessairement la question du mariage. Reste aussi le problème de l’énorme écart social qui sépare les deux jeunes artistes, car, connaissant « les usages du monde » (C : 457), Consuelo ne peut pas accepter une telle union, même si elle était sûre d’aimer Albert. Il s’agira donc de faire parler le père, cette voix ayant le pouvoir d’écarter des interdits sociaux. Il est important de noter que, bien que le narrateur décrive le combat intérieur du comte Christian, c’est lui qui surmontera les préjugés centenaires de sa caste en demandant Consuelo en mariage pour son fils, bien avant la chanoinesse, dont le refus de l’actrice persiste jusqu’à la fin du premier livre. Autant il s’agit ici d’une critique de la féminité patriarcale, répétant les schémas de comportement établis, autant il

394 « Le cloître et le tombeau sont synonymes. Vous ne pouviez, sans commettre un suicide, ensevelir les dons de la Providence. Vous avez dû chercher votre essor dans un air plus libre. La manifestation est la condition de certaines existences, le vœu de la nature les y pousse irrésistiblement ; et la volonté de Dieu à cet égard est si positive, qu’il leur retire les facultés dont il les avait douées, dès qu’elles en méconnaissent l’usage. L’artiste dépérit et s’éteint dans l’obscurité, comme le penseur s’égare et s’exaspère dans la solitude absolue, comme tout esprit humain se détériore et se détruit dans l’isolement et la claustration » (C : 393). 231

s’agit d’une description d’une réalité où un homme seul est à même de transgresser les normes sociales et d’assumer certaines actions jugées déviantes395.

Mariage et l’identité féminine

Après le dialogue libérateur de Consuelo et Albert dans sa caverne, l’interrogatoire que subit cette première par le comte Christian, malgré toute sa gentillesse aristocratique et malgré sa sympathie pour elle, rappelle le pouvoir institutionnel à l’héroïne et au lecteur. Instruit par son fils des périls surmontés par Consuelo pour le ramener au sein de la famille et du refus de la jeune artiste de l’accepter comme mari396, le comte Christian s’engage à lui parler. En lui demandant son nom de famille, il soulève d’emblée la question de l’identité de Consuelo, à savoir l’identité construite de façon patrilinéaire. Sa réponse – « Je n’ai pas de nom, […] ma mère n’en portait d’autre que celui de Rosmunda. […] je n’ai jamais connu mon père » (C : 454)

– la situe ici, comme dans l’ouvrage entier, dans une logique de création et d’invention de soi par soi-même, opposée à la logique de la continuation du nom de famille, d’origine397. D’autres questions suivent concernant son extraction, son ancien amour, sa profession ; est-elle mariée, veuve, avec ou sans enfant ? Autant d’identités féminines sanctionnées par le social, autant de réponses négatives de l’artiste. En s’assurant que Consuelo est « parfaitement libre », selon la

395 Ailleurs dans le récit, le baron Trenck articule lui aussi la distinction entre un homme et une femme quant à leur capacité d’agir dans le social : « Hélas ! moi aussi, Consuelo, j’ai dans ma vie une barrière terrible qui s’élève entre l’objet de mon amour et moi ; mais celui qui vous aime est un homme, et il peut abattre la barrière ; tandis que la femme que j’aime, et qui est d’un rang plus élevé que moi, n’a ni le pouvoir, ni le droit, ni la force, ni la liberté de me la faire franchir » (C : 768). 396 « Je savais les usages et les idées du monde ; je savais que je n’étais pas faite pour être la femme du comte Albert par la seule raison que je ne m’estime l’inférieure de personne devant Dieu, et que je ne voudrais recevoir de grâce et de faveur de qui que ce soit devant les hommes » (C : 457). 397 « Il me semble que le nom que ma mère m’a donné au baptême m’impose ce devoir et cette destinée. Je n’ai pas d’autre nom Beppo! la société ne m’a pas imposé l’orgueil d’un nom de famille à soutenir » (C : 828) dira Consuelo à Haydn. En ce qui concerne l’origine nobiliaire, peut-être le personnage féminin le plus opposé à Consuelo, et le plus dévalorisé par le biais d’un récit de ses actes (jalouse, elle a fait violer sa propre fille) est celui dont le narrateur énumère les nombreux titres avant de le mettre en scène : « La margrave douairière de Bareith, veuve du margrave George-Guillaume, née princesse de Saxe-Weissenfeld, et en dernier lieu comtesse Hoditz, […] » (C : 702). 232

signification que ces mots ont dans son monde, celui-ci lui propose de rester dans sa maison

« toute [sa] vie » (C : 457).

Mais c’est justement parce que Consuelo est libre et qu’elle veut se connaître qu’elle ne peut pas épouser Albert à ce moment. Elle répond donc au comte d’avoir « un but, une vocation, un état, et [qu’elle appartient] à l’art auquel [elle s’est] consacrée depuis [s]on enfance » (C :

459). D’ailleurs, à quoi serait-elle bonne, se demande-t-elle, « où trouverai[t-elle] de l’indépendance ? à quoi occuperai[t-elle] [s]on esprit rompu au travail, et avide de ce genre d’émotion ? » (C : 460). L’emploi du mode interrogatif comme forme de réponse par la cantatrice, censé interpeller le comte (et le lecteur), accentue l’intérêt qu’elle porte à ces questions. Ne voulant ni reproduire la vie de la chanoinesse, ni sacrifier sa quête en adoptant le nom de Rudolstadt, Consuelo commence à ressentir son séjour au château comme un emprisonnement398. Elle éprouvait « le besoin de s’appartenir à elle-même, ce besoin souverain et légitime, véritable condition du progrès et du développement chez l’artiste supérieur » (C : 397).

N’a-t-elle pas médité longuement, lors d’une promenade solitaire en regardant un sentier, sur la notion du chemin :

Qu’y a-t-il de plus beau qu’un chemin ? pensait-elle ; c’est le symbole et l’image d’une vie active et variée. […] Et puis ce chemin, c’est le passage de l’humanité, c’est la route de l’univers. Il n’appartient pas à un maître qui puisse le fermer ou l’ouvrir à son gré. […] Tout oiseau peut suspendre son nid à ses branches, tout vagabond peut reposer sa tête sur ses pierres. Devant lui, un mur ou une palissade ne ferme point l’horizon. Le ciel ne finit pas devant lui ; et tant que la vue peut s’étendre, le chemin est une terre de liberté (C : 398-99).

Cette méditation de la jeune artiste, qui précède de très peu sa demande en mariage, intensifie le contraste entre cette liberté rêvée et le mariage tel que l’Ancien Régime le pratique (tel que le

Code civil le prescrit) et qui serait à ce moment de sa quête ce mur et cette palissade fermant son horizon, d’autant plus que la famille de Rudolstadt exigerait le sacrifice de sa vocation. Ce

398 Elle est d’ailleurs littéralement surveillée par la chanoinesse qui veut empêcher ses rencontres avec Albert. 233

dialogue avec le comte Christian qui mime le dialogue initial de Consuelo et de Porpora, une autre voix de père, concrétise un autre refus de l’héroïne ; celui de se plier devant des principes autrement exclusifs que ceux de son père adoptif. Tout comme elle a refusé d’intérioriser la doctrine de Porpora, elle refuse ici les titres et les richesses, bref, à endosser une identité qui signifie la négation de tout ce qu’elle a atteint comme artiste, l’abnégation de son indépendance.

D’ailleurs, l’apparition, tant soit peu romanesque, d’Anzoleto au château des Géants, confrontant

Consuelo à son désir involontaire, mais toujours vif pour l’ambitieux Vénitien, précipite son départ. Tiraillée entre les deux principes que représentent Albert et Anzoleto, consciente des défauts de ce dernier, Consuelo quitte la Bohême, en encourageant pourtant ce premier à espérer399. Une fois de plus elle part en voyage en ouvrant ainsi une nouvelle étape de sa quête que marque ce long cheminement à pied avec Haydn vers Vienne400. Si la question du mariage en tant que régulateur suprême de l’identité féminine se trouve temporairement écartée pendant sa trajectoire où elle affirme son indépendance (financière) en tant que musicien ambulant, elle est loin d’être écartée une fois pour toutes.

399 « Je vous chéris de toute mon âme, vous le savez. Mais il y a dans mon être des contradictions, des souffrances, et des révoltes que je ne puis expliquer ni à vous ni à moi-même. Si je vous voyais en ce moment, je vous dirais que je me fie à vous […], que je consens à être votre femme. Je vous dirais peut-être que je le veux. Et pourtant je vous tromperais […]; car mon cœur n’est pas assez purifié de l’ancien amour, pour vous appartenir dès à présent, sans effroi, et pour mériter le vôtre sans remords. Je fuis ; je vais à Vienne, rejoindre ou attendre le Porpora […]. Je vous jure que je vais chercher auprès de lui l’oubli et la haine du passé, et l’espoir d’un avenir dont vous êtes pour moi la pierre angulaire. Ne me suivez pas ; je vous le défends, au nom de cet avenir que votre impatience compromettrait et détruirait peut-être. Attendez-moi, et tenez-moi le serment que vous m’avez fait de ne pas retourner sans moi à... Vous me comprenez ! » (C : 485). 400 Vu les contraintes de notre travail, nous n’analysons pas cette phase importante de l’apprentissage de Consuelo qui thématise de façon exemplaire la liberté et le Wanderlust romantique. Soulignons pourtant que cette partie de sa trajectoire met en valeur une fois de plus l’importance du voyage dans la poétique sandienne, et tout particulièrement de la marche, de la promenade (elle est bien une disciple de Rousseau à beaucoup d’égards), et des liens de celle-ci avec la réflexion, la créativité, la découverte de soi. En compagnie de Haydn et déguisée en garçon, Consuelo dormira à la belle étoile, dans des demeures de paysans et dans des auberges, ils seront enlevés par des recruteurs au service de Frédéric le Grand. Cependant, malgré les dangers de la vie nomade, ce périple marque la Künstlerbildung des deux artistes, surtout celle de Haydn, qui « n’eut jamais lieu de regretter ce voyage et les souffrances qu’il avait combattues ; car il y prit les meilleurs leçons d’italien, et même les meilleures notions de musique qu’il eut encore eues dans sa vie. Durant les longues haltes qu’ils firent dans les beaux jours, sous les solitaires ombrages du Boehmer-Wald, nos jeunes artistes se révélèrent l’un à l’autre tout ce qu’il possédaient d’intelligence et de génie » (C : 541). 234

Vienne ou comment résister à la matrimoniomanie du pouvoir patriarcal

Effectivement, dès que Consuelo arrive à Vienne, et substitue au mouvement de l’étape précédente l’intention de se fixer dans un univers stable et structuré, ne serait-ce que pour une courte période, la question du mariage émerge de nouveau. Le cadre est, une fois de plus, celui de l’univers théâtral et des coulisses du métier d’artiste. En arrivant, la cantatrice y retrouve

Porpora, vieilli et fatigué, qui s’y est rendu en espérant retrouver un nouvel engagement.

Cependant, dans une monarchie absolue, avant d’être artiste il faut être courtisan et le caractère du « sauvage artiste » ne s’y prête pas bien401. Celui de son élève, comme nous le verrons rapidement, non plus. Consuelo elle-même est déchirée plus que jamais entre les exigences de sa vocation et la volonté de travailler pour la gloire de son maître, d’un côté, et son besoin d’aimer et son admiration sincère pour Albert402, de l’autre. Dans un dialogue avec Haydn, qui rappelle les préoccupations du voyageur des Lettres403, elle articule ce conflit et contemple sa destinée de

« bizarre » :

Le ciel m’a donné des facultés et une âme pour l’art, des besoins de liberté, l’amour d’une fière et chaste indépendance ; mais en même temps, au lieu de me donner ce froid et féroce égoïsme qui assure aux artistes la force nécessaire pour se frayer une route à travers les difficultés et les séduction de la vie, cette volonté céleste m’a mis dans la poitrine un cœur tendre et sensible qui ne bat que pour les autres, qui ne vit que d’affection et de dévouement (C : 697).

Dès les premiers jours, la droiture de Consuelo se heurte contre l’hypocrisie et la petitesse des courtisans ; son génie est peu de chose devant les menées précédant l’engagement des artistes

401 En embrassant son élève, il la reçoit par ces mots qui auront une valeur programmatique : « Que viens-tu faire ici […] ? Il n’y a point ici d’oreilles pour t’écouter, ni de cœurs pour te comprendre ; il n’y a point ici de place pour toi ma fille » (C : 660). 402 « Si j’arrivais à aimer Albert comme il m’aime, je ne penserais plus à la gloire, et probablement je serais plus heureuse » (C : 663), s’exclame-t-elle, ou encore « Ô Porpora […], je ferai mon possible pour remonter sur le théâtre. Ô Albert ! J’espère que je n’y parviendrai pas » (C : 723). 403 « Pourquoi étant poète, pourquoi étant marqué au front pour n’appartenir à rien et à personne, pour mener une vie errante ; pourquoi […] me suis-je lié à la société ? Pourquoi ai-je fait alliance avec la famille humaine ? Ce n’était pas là mon lot. […] J’étais un oiseau des champs, et je me suis laissé mettre en cage ; une liane voyageuse des grandes mers, et on m’a mis sous une cloche de jardin » (LV : 877). Notons toutefois que la valorisation sandienne de la solitude s’est beaucoup nuancée.

235

au théâtre viennois. Le premier ministre en personne, que Consuelo rencontre pour la première fois, lui fait tant de commérages qu’elle croyait « entendre une vieille ouvreuse de loges » (C :

710). L’indépendance que Consuelo a choisie en quittant la Bohême se trouve sérieusement compromise dans cet univers clos, l’artiste réduit à son rôle d’amuseur. La position de Consuelo, jeune artiste non mariée, est particulièrement fragile, d’autant plus que la reine bigote et hypocrite, pratiquant un catholicisme très peu éclairé, se pique d’une réhabilitation, devant les hommes et devant Dieu, de la classe des comédiens et d’une réforme du théâtre, qui est, selon elle, « en tout pays, une école de scandale, un abîme de turpitudes » (C : 752).

Le statut de jeune fille de Consuelo est de nouveau au centre d’un long entretien entre la comédienne et Marie-Thérèse. Malgré l’excellente réputation musicale de Consuelo qui se répand vite à Vienne, les offres d’engagement ne se présentent pas. Lorsque Porpora obtient, après de nombreux essais, que la reine reçoive sa protégée, il espère « connaissant les exigences de Sa Majesté à l’endroit des bonnes mœurs et de la tenue décente […] qu’elle serait frappée […] de l’air de candeur et de modestie qui brillait dans toute la personne de son élève » (C : 747).

Toutefois, le contraire arrive ; corrompue par l’exercice du pouvoir absolu, déjà la

« reine jusqu’au fond de l’âme » (C : 749), voulant tout plier et tout briser devant soi, Marie-

Thérèse, à qui ses courtisans ont calomnié Consuelo, ne cherche pas la vérité. En lui reprochant la conduite légère et l’intimité avec un jeune homme de sa profession sans en être l’épouse404, en professant sa propre vertu et l’estime plus grande qu’elle attache à un cœur pieux qu’à un grand génie, la reine rappelle à Consuelo le caractère sacré de la réputation dans la vie d’une femme.

Le topos du theatrum mundi qui a marqué Pauline informe la partie viennoise, tout particulièrement cette scène alors que le narrateur juxtapose la fausseté de cette grandiloquence

404 La reine fait allusion à Haydn qui, en espérant devenir l’élève de Porpora et pour déjouer la rancœur de celui-ci, s’est fait son valet. Il partage donc la maison de Consuelo et de son maître. 236

de la reine405 et la fermeté de l’artiste qui s’interdit de défendre ou de vanter ses vertus406. Dans ce dialogue, qui est une nouvelle tentative de l’institution de normaliser le comportement de

Consuelo, le pouvoir absolu butte à la calme présence d’esprit de celle-ci. Voyant qu’elle cherche en vain à confesser407 la cantatrice, la souveraine l’assure encore n’avoir jamais admis ni

à son théâtre italien, ni a sa comédie française, ou encore à son théâtre national, « que des gens d’une moralité éprouvée » (C : 752) ou ceux résolus à réformer leurs mœurs. Le seul nombre d’adjectifs possessifs résume bien la relation entre l’impératrice et ses comédiens, qui se trouvent clairement réduits à jouer, et non seulement au théâtre, les rôles imposés par la reine. Si le problème de toute quête identitaire dans le contexte de la monarchie absolue est évident, l’agentivité féminine est d’autant plus irréalisable que la reine a tellement intériorisé la doxa dominante (catholique) sur le féminin et incarne depuis sa position de pouvoir au plus haut degré la féminité patriarcale, à un tel point que sa propre identité féminine devient problématique. Un portrait moral qui précède cet entretien le dit clairement :

C’était bien le roi Marie-Thérèse que les magnats de Hongrie avaient proclamé, le sabre au poing ; mais c’était au premier abord, un bon roi plutôt qu’un grand roi. Elle n’avait point de coquetterie, et la familiarité de ses manières annonçait une âme calme et dépourvue d’astuce féminine (C : 748).

405 Le lecteur connaît déjà l’hypocrisie régnant à la cour de Marie-Thérèse pour pouvoir évaluer à sa juste mesure ce discours de la reine. Dans un des passages suivants, le narrateur décrit les actes sanglants que le pandour Trenck a commis au nom de la couronne : « La Bohême se rappellera longtemps son passage ; les villes brûlées, saccagées, les vieillards et les enfants mis en pièces, les femmes outragées, les campagnes épuisées de contributions, les moissons dévastées, les troupeaux détruits quand on ne pouvait les enlever, partout la ruine, la désolation, le meurtre et l’incendie. Pauvre Bohême ! rendez-vous éternel de toutes les luttes, théâtre de toutes les tragédies ! » (C : 802). 406 « C’était pourtant bien le moment [remarque ironiquement le narrateur] d’adresser à la souveraine un madrigal bien tourné sur sa piété angélique, sur ses vertus sublimes et sur l’impossibilité de se mal conduire quand on avait son exemple sous les yeux. La pauvre Consuelo n’eut pas seulement l’idée de mettre l’occasion à profit. Les âmes délicates craindraient d’insulter à un grand caractère en lui donnant des louanges banales ; mais les souverains, s’ils ne sont pas dupes de cet encens grossier, ont du moins une telle habitude de le respirer, qu’ils l’exigent comme un simple acte de soumission et d’étiquette » (C : 749). 407 Confession est le terme qui revient dans tous les entretiens de Consuelo et des figures représentant le pouvoir patriarcal, analysés ici. Cet acharnement de l’institution de la confesser suggère, lui aussi, le caractère fautif, de péché, que son choix de mode de vie a dans un tel contexte. 237

Consuelo a beau assurer l’impératrice qu’il n’existe aucune inclination entre elle et

Haydn ; le mariage se trouve de nouveau imposé en tant que condition à son engagement au théâtre royal, sinon comme remède à sa situation. Impatientée par l’obstination de Consuelo à

« rester fille » (C : 753), position peu rassurante à ses yeux en ce qui concerne l’honneur d’une femme, l’impératrice conclut sur les inconvenances pour une jeune personne de paraître dans certains rôles et de représenter certaines passions « quand elle n’a pas la sanction du mariage et la protection d’un époux » (C : 753). Et la reine de proposer comme exemple de la bonne conduite La Corilla, dont on lui avait dit « beaucoup de bien », qui ne chante pas aussi bien, mais qui est « mariée et mère de famille, ce qui la place dans des conditions plus recommandables à mes yeux que celles où vous vous obstinez à rester408 » (C : 753).

Si l’écart ironique de l’autorité énonciative par rapport au personnage de la reine est

évident, il n’en est pas moins vrai que l’intrigue butte de nouveau sur la question du mariage. Le refus de Consuelo d’accomplir ce geste répétitif par lequel les femmes assurent la continuation de l’ordre social, la place en dehors du normatif, de l’acceptable, et la marginalise. Restée seule, la cantatrice se console par le fait de n’avoir pas fléchi devant une femme qu’elle n’estime pas supérieure à elle, tout en expliquant au Porpora, qui l’attend impatiemment, que « sa majesté l’impératrice est aussi une commère » (C : 754). Sans tarder de nous interroger sur les conséquences du refus de Consuelo à céder devant ce que le narrateur appelle à plusieurs reprises ironiquement l’« idée fixe de matrimoniomanie » (C : 788)409 auquel revient, Marie-Thérèse, considérons brièvement le dénouement de l’épisode viennois.

408 Le lecteur connait pourtant la vie galante de la Corilla, ainsi que son accouchement d’un enfant d’Anzoleto (qui l’a abandonnée) où elle est assistée par Consuelo déguisée. 409 Le narrateur rapporte d’une façon très ironique un entretien de la reine avec l’ambassadeur de Venise. « Elle lui avait dit qu’elle verrait avec plaisir cette grande cantatrice se fixer à Vienne en épousant le jeune musicien, élève de son maître ; elle avait pris des informations sur Haydn auprès de l’ambassadeur même, et ce dernier lui en ayant dit beaucoup de bien, l’ayant assurée qu’il annonçait de grandes facultés musicales, et surtout qu’il était très bon 238

Ici, comme ce sera le cas à Berlin, agissant selon sa conscience seule, Consuelo prend une décision qui la soustrait au despotisme en ce qui concerne sa quête identitaire, mais qui détermine sa situation sociale à Vienne. Souvenons-nous pourtant que son métier est libérateur dans ce sens : elle a déjà compris durant son cheminement à pied pouvoir gagner sa vie en tant que musicien ambulant, éloigné des structures institutionnelles. Elle accepte donc son sort ;

Corilla est engagée au théâtre impérial, le nom de Porporina oublié. Cependant, comme le lien entre l’expression musicale et l’être entier de l’artiste est mis en avant tout au long de l’ouvrage, cette victoire morale de Consuelo se traduit presque instantanément dans son art. Ainsi, ce sera sur la scène viennoise, alors que la Tesi tombe malade et que la Corilla lui cède un rôle410, que

Consuelo atteindra à un moment idéal dans l’exercice de son art, à une expression complète de son génie de cantatrice. Sourde aux acclamations du public, elle éprouve un bonheur inégal pour avoir réussi à « se manifester ».

Jusque-là elle s’était toujours demandée avec inquiétude si elle n’eût pas pu tirer meilleur parti de ses moyens et de son rôle. Cette fois, elle sentit qu’elle avait révélé toute sa puissance, et, presque sourde aux clameurs de la foule, elle s’applaudit elle-même dans le secret de sa conscience (C : 815-16).

Malgré l’échec de s’insérer dans les structures sociales, une victoire toute personnelle marque donc le séjour viennois de la jeune artiste qui quitte Vienne pour Berlin, peu après cette réussite, ayant de nouveau assuré son maître de n’être pas prête à se soumettre à « la matrimoniomanie de l’impératrice » (C : 834).

Plus qu’un motif romanesque, ces tête-à-tête de la cantatrice avec les figures du pouvoir, voulant la faire entrer dans le grand récit idéologique, représentent une structure qui ponctue son

catholique, Sa Majesté l’avait engagé à arranger ce mariage, promettant de faire un sort convenable aux jeunes époux » (C : 788). 410 Pas par la grandeur d’âme, mais parce qu’elle se rend compte que Consuelo possède le secret de son accouchement. Toutefois, Consuelo l’a assurée de ne pas vouloir trahir son secret. 239

apprentissage. La multiplication et l’aspect répétitif des demandes en mariage, comme d’offres de protection humiliantes411 ont pourtant un caractère subversif car ils soulignent, de manière itérative aussi, l’aspect problématique, choquant même, de la liberté féminine dans la culture patriarcale, la difficulté pour celle-ci de réussir sa Bildung. Or, le refus du mariage n’est ici, comme le suggère la valorisation de Consuelo par rapport au « grand et sauvage » Porpora, ni en fonction d’une idée de la virginité de ou pour l’art, ni en celle de la valorisation de la notion, toute romantique, du génie solitaire. Il ne s’agit pas non plus, comme nous le verrons à la fin, d’un refus décisif du mariage comme tel, mais du mariage tel qu’il est représenté dans le système figuratif de ce roman, c’est-à-dire analogue à la monarchie absolue, instituant et consacrant l’inégalité de deux êtres. Un tel mariage est l’obstacle à l’agentivité et à la Bildung féminines. À l’encontre des scénarios d’apprentissage au féminin imaginés par les écrivains masculins, tels ceux d’Une vie ou de Madame Bovary, où les protagonistes essaient, comme l’a justement noté

Rosowski (1983) de s’accommoder « à un monde défini par l’amour et le mariage » (49)412, contrairement aux héroïnes des Bildungsromane au féminin d’auteures, telles Dorothea Brooke,

Elizabeth Bennet, Emma Woodhouse, Isabel Archer, capables « of dual movement, both inward to self-knowledge and outward, towards awareness of social, ethical, and philosophical truths, but whose awakenings are to limitations and whose achievements are measured by adjustments to their role as women » (Rosowski, 1983 : 67), Consuelo, artiste, réussit à écarter le mariage à chaque nouvelle étape de sa trajectoire et continuer ainsi à parfaire sa formation. Chaque nouveau refus contribue à garder ouvert l’accès à ce chemin rêvé, facilite un nouveau départ vers l’inconnu. Ainsi, à l’instar de son héroïne qui crée elle-même les conditions pour sa Bildung, le roman littéralement construit un espace imaginaire et culturel où le voyage formateur féminin

411 Celle par Zustiniani ou celle par le brutal et richissime pandour Trenck qui, elle aussi, a lieu à Vienne. 412 « The subject and action of the novel of awakening characteristically consist of a protagonist who attempts to find value in a world defined by love and mariage. » 240

puisse se réaliser. Dans ce sens, l’axiologie provocatrice qu’établit Consuelo, en valorisant le travail, le potentiel créateur et l’autonomie féminins, lui confère une qualité que devrait posséder, selon R. Felski (1989), un texte littéraire féministe, à savoir la capacité de devenir « one important site for the struggle over meaning through the formulation of narratives which articulate women’s changing concerns and self-perceptions. Writing should be grasped in this context as a social practice which creates meaning rather than merely communicating it […] »

(78). Or, si la Künstlerbildung de Consuelo rend possible sa Bildung, sa grande œuvre d’art reste sa vie. Le mariage final n’est pas l’abandon du projet féministe, mais l’expression de la croyance profonde de Sand en l’amour, de sa valorisation d’une vie vécue avec l’autre. Nous retrouverons d’ailleurs dans Aurora Leigh (1857)413, un ouvrage qui soulève beaucoup de questions politiques et sociales dans une perspective féministe, le même refus initial du mariage par l’héroïne et la même alliance des amants après leur Bildungen respectives ; cependant la rhétorique qui marque la célébration finale du mariage dans Consuelo, surtout l’appel à l’action sociale proféré par

Wanda pour que celui-ci puisse se nouer dans l’égalité, confère au dénouement du roman mère le caractère beaucoup plus politique. Nous en discuterons dans ce qui suit.

Berlin ou la prison

La comtesse de Rudolstadt s’ouvre avec une description de l’Opéra italien de Berlin, qui annonce l’organisation de la cour de Frédéric le Grand :

[…] toutes les loges avaient leur destination fixe : ici les princes et princesses de la famille royale; là le corps diplomatique, puis les voyageurs illustres, puis l’Académie, ailleurs les généraux ; enfin partout la famille du roi, la maison du roi, les salariés du roi, les protégés du roi ; et sans qu’on eût lieu de s’en plaindre, puisque c’étaient le théâtre du roi et les comédiens du roi (CR : 1-2).

413 Elizabeth Barrett Browning a été inspirée par Sand et a écrit deux poèmes en son honneur : « To George Sand : A Recognition » and « To George Sand : A Desire ». 241

Nous sommes dans un univers fortement hiérarchisé et dominé par une seule figure patriarcale, ce qui augure mal pour un quelconque exercice d’autonomie personnelle. Notons, entre parenthèses, que Consuelo est devenue en s’acheminant vers Berlin, la comtesse

Rudolstadt. Le désir masculin de faire d’elle une femme mariée est tellement fort dans ce texte que, peu après avoir quitté Vienne, ayant reçu une lettre l’informant de la mort imminente du comte Albert, l’artiste qui a résisté au vieux Christian et à Marie-Thérèse se rend au château

Riesenburg pour épouser, par compassion, Albert mourant. C’est le dernier vœu du jeune comte.

Toutefois, la consommation du mariage est différée encore une fois ; devenue la comtesse de

Rudolstadt, Consuelo demande à une chanoinesse soulagée que ce mariage reste secret et, en renonçant aux richesses et aux titres qui lui appartiennent dorénavant, repart avec Porpora vers

Berlin.

Engagée en tant que prima donna et séparée de Porpora de façon violente, sur les ordres de Frédéric le Grand, Porporina y chante avec méthode et conscience, mais sans enthousiasme car, comme le narrateur le souligne en utilisant le présent gnomique, « l’enthousiasme de l’artiste dramatique et celui d’auditoire ne peuvent se passer l’un de l’autre » (CR : 6)414. Or, il n’y a pas d’enthousiasme à la cour de Frédéric le Grand ; la « régularité froide » (CR : 110) et « l’ordre militaire » (CR : 110) y règnent, contribuant à une atmosphère carcérale où Consuelo, implorant en vain sa liberté et la permission de quitter Berlin (CR : 134 ; 137), se sent refroidir415. Or, la dernière étape de l’apprentissage de Consuelo, B. Didier l’a déjà noté416, c’est la prise de conscience que la liberté (artistique, de femme) ne saurait se passer de la liberté politique.

414 C’est comme un mariage sans amour. 415 Nous soulignons ce formidable écho à Lélia et à sa frigidité. Comme l’a noté Bertrand-Jennings (2005), malgré l’amour mutuel de Lélia et Sténio, cette première, « ne peut s’abandonner à son amour […] par froideur, semble-t-il, froideur qui sera expliquée dans la seconde partie du texte, et qui repose, de fait, sur l’inégalité sociale dans les rapports de sexes, et l’incapacité des hommes à considérer dans la femme une égale » (111). 416 Voir B. Didier, 1998 : 282-290. 242

Bien que Consuelo remplisse son contrat professionnel, ses choix personnels, notamment son amitié avec la princesse Amélie, se trouvent de nouveau à l’origine de la persécution qu’elle subira à Berlin. Symboliquement, elle se fait ici instrument dans la lutte de l’amour contre le pouvoir absolu, en servant de messager entre le baron de Trenck417, persécuté par le roi, et

Amélie de Prusse. Plusieurs tête-à-tête, où elle subit l’interrogatoire du roi la montrent calme et décidée à garder le secret des deux amants. Le champ lexical de domination et d’insoumission marque leurs confrontations. Selon le roi, Consuelo « va trop loin » (CR : 138) et son insoumission finira mal. Trouvant Consuelo insensible au prestige qu’il exerce sur ses courtisans, il anticipe qu’il serait forcé « de lui faire commettre quelque faute, et de l’envoyer dans une forteresse pendant quelque temps, afin que ce régime émousse ce fier courage » (CR : 138). Le monarque veut surtout empêcher le départ de Consuelo : « il ne faut pas qu’elle parte maintenant, pour aller se vanter de m’avoir dit mes vérités impunément. Non, non ! elle ne me quittera que soumise ou brisée... » (CR : 138-39).

Accusée de conspiration contre le roi, après une visite nocturne à la princesse, Consuelo refuse, une dernière fois, de se justifier et d’implorer « à genoux » le pardon, en affirmant qu’elle préfère la mort à la vie sous ses lois. Cette révolte ouverte sera punie par l’enfermement de la cantatrice à la prison de Spandaw ; la liberté de mouvement qui a marqué la cantatrice dès l’ouverture sera finalement entravée. À Voltaire qui s’indigne contre un pareil traitement d’une femme, le roi répond : « Eh bien […] vous ne savez pas qu’il faut les traiter comme des soldats, comme des esclaves, quand elles s’ingèrent dans les affaires sérieuses » (CR : 155). Pourrait-on articuler plus clairement la place que le pouvoir patriarcal réserve aux femmes ?

Paradoxalement, même si cette fois-ci le corps de l’artiste est contraint physiquement, la prison devient libératrice. Elle est en même temps ce point suprême et nécessaire à celui qui a

417 Il ne faut pas confondre le pandour Trenck et le baron Trenck. 243

beaucoup voyagé, pour se recueillir et pour regarder en soi, et une métaphore – où plus précisément la dernière partie de cette métaphore filée présente tout au long du récit – pour la condition féminine dans une société où un sexe domine l’autre de manière absolue. Une fois enfermée, après un premier désespoir, Consuelo prend le parti d’agir, s’accommode au régime carcéral, et négocie avec son geôlier qui lui fait payer cher un confort plus élevé pour ce qui est de sa nourriture et de l’ameublement de sa cellule, mais qui refuse, symboliquement, de lui procurer des livres et de la lumière (CR : 170). C’est la loi ! Deux grandes révolutions s’opèrent durant son séjour en prison, qui est aussi l’endroit où les relations normatives interpersonnelles s’évanouissent, la solitude étant dans ce sens libératrice. Premièrement, Consuelo franchit la distance qui sépare l’interprète du créateur en devenant compositeur : les ténèbres qu’elle a redoutées d’abord, loin de l’effrayer, « lui révélèrent des trésors de conception musicale qu’elle portait en elle depuis longtemps sans avoir pu en faire usage et les formuler, dans l’agitation de sa profession de virtuose » (C : 176)418. Deuxièmement, même si cela pourrait paraître paradoxal au premier abord, sa voix intérieure se manifeste d’une manière plus forte grâce au changement de régime narratif : Consuelo commence à tenir un journal. Son je se trouve ainsi articulé d’une manière plus directe, se passant de la médiation d’un narrateur. Alors plusieurs de ses phrases concernant cette écriture depuis la prison deviennent hautement significatives en ce qu’elles métaphorisent la création féminine dans le cachot patriarcal : « Oui, c’est un grand soulagement que d’écrire en prison » (CR : 206) s’exclame l’artiste ou, dans des moments moins joviaux,

« est-ce que la prison conduirait à l’idiotisme ? » (CR : 208).

418 On retrouve ici une nouvelle valorisation du travail (artistique) par l’entremise des déscriptions de Consuelo travaillant même dans la prison : « Lorsqu’elle sentit que l’improvisation, d’une part, et de l’autre l’exécution de mémoire suffiraient à remplir ses soirées, elle se permit de consacrer quelques heures de la journée à noter ses inspirations, et à étudier ses auteurs avec plus de soin encore qu’elle n’avait pu le faire au milieu de mille émotions, ou sous l’œil d’un professeur impatient et systématique » (CR : 176). 244

Ce long cheminement vers soi atteint donc un moment critique. En tant qu’artiste, après avoir éprouvé un moment idéal dans son art de chanter, Consuelo découvre les mystères et les plaisirs de la composition. Personnellement, malgré sa féminité, elle a voyagé, elle a connu des paysans et des rois, elle a noué des amitiés, elle a porté consolation, elle a connu le monde et elle s’est connue. Toutefois, pour sortir de prison, elle a besoin des autres et le secours lui viendra de la société secrète des Invisibles419, au sein de laquelle elle subit les dernières épreuves initiatiques, tout en réalisant un épanouissement personnel complet : celui dans et par l’amour où, comme l’a noté N. Mozet, « chacun est obligé de reconnaître qu’il ne se suffit pas à lui- même » (197).

Évasion de Consuelo : vers l’action politique

Planifiée et exécutée par les Invisibles, l’évasion de Consuelo constitue le début de son initiation

à cette société qualifiée de « conspiration universelle contre le despotisme et l’intolérance » (CR :

391), professant l’égalité sacrée de l’homme et de la femme et dont la devise liberté, égalité, fraternité se passe de commentaire. Les Invisibles comptent parmi leurs membres les plus illustres Albert/Liverani, sa mère Wanda, tous les deux présumés morts, tous les deux représentants de la pensée hérétique déployée à travers le roman420. Or, ressusciter ces deux personnages à la fin du voyage de Consuelo, même si, comme l’a justement noté Pierre

Laforgue, cela relève d’une « inflation du romanesque421 » (CR : 593), c’est aussi mettre en

419 Une des premières descriptions des Invisibles par Gottlieb est celle-ci : « Les Invisibles sont des gens qu’on ne voit pas, mais qui agissent » (CR : 244). 420 En 1843 durant une pause entre l’écriture de Consuelo et celle de La comtesse de Rudolstadt, Sand écrit Jean Ziska dont l’importance pour la compréhension de la pensée hérétique qui marque La comtesse de Rudolstadt a été soulignée par I. Hoog Naginski (2007 : 224-225) ainsi que par K. E. Lokke (2004). Cette dernière le considère « a vital document in the development of nineteenth-century feminist historiography » (127). 421 Laforgue a analysé avec beaucoup de justesse dans la postface pour La comtesse de Rudolstadt la poétique du romanesque qui informe ce texte (CR : 589-603). 245

valeur la pensée hérétique dont les relations avec l’histoire de femmes sont maintenues tout au long du récit.

Après un court voyage où elle sera assistée par un mystérieux chevalier, Consuelo sera enfermée dans un château, cette fois-ci volontairement, avant de passer par une série d’épreuves et d’être initiée à la société des Invisibles. Lors de ses préparatifs, elle est instruite sur la nature de sa propre mission future ; elle travaillera à l’institution : « parmi les femmes des sociétés secrètes nouvelles » (CR : 375). Fondées sur les principes de la société des Invisibles, celles-ci seront

[…] appropriées, dans leurs formes et dans leur composition, aux usages et aux mœurs des divers pays et des diverses classes. Tu y opéreras, autant que possible, le rapprochement cordial et sincère de la grande dame et de la bourgeoise, de la femme riche et de l’humble ouvrière, de la vertueuse matrone et de l’artiste aventureuse (CR : 375).

Peu d’auteurs du dix-neuvième siècle ont été aussi sensibles aux différences que Sand, comme en témoigne ce passage mettant en avant le postulat sur lequel insistent la deuxième et surtout la troisième vague du féminisme : il n’y a pas de femme universelle422. L’essentialisme n’a jamais

été le mode de pensée sandien.

Cependant, une dernière question personnelle que Consuelo doit résoudre pour que l’initiation finale soit faite est la question de l’amour, du désir. Tandis qu’elle tombe amoureuse

(pour la première fois !) du mystérieux chevalier, elle apprend dans sa nouvelle retraite qu’Albert est vivant et qu’il a renoncé à son héritage, à son nom et à son rang dans la société, pour être digne de son amour. Le choix est donc celui entre l’amour passion et l’amour respect qu’elle a voué à celui qu’elle a aimé « comme un frère » (CR : 382). Or, de même que l’art et les improvisations d’Albert ouvrent à Consuelo une porte vers les connaissances autres que

422 Bien qu’il ne soit pas toujours facile (ni même, peut être, utile) à délimiter les étapes de la pensée féministe, soulignons que c’est surtout après les deux guerres mondiales que les féministes mettent accent sur la diversité des identités (sociales, de race, sexuelles) qui déterminent la catégorie « femme ». 246

musicales, les bras de Liverani « sont un aimant qui m’attire, et son baiser sur mon front me fait entrer dans un autre monde où je respire, où j’existe autrement que dans celui-ci » (CR : 386).

Dans les pages finales de ce long apprentissage de la femme-artiste, Sand soulève la question du désir féminin, celle du droit de la femme à la vie charnelle.

C’est la mère d’Albert, Wanda423, présumée morte par la famille Rudolstadt, qui initie

Consuelo aux « droits sacrés et les véritables devoirs de la femme » (CR : 385) dans l’amour. Un homme ne pourrait pas le faire, affirme-t-elle, car « ils ont fait leurs lois et leurs idées sans nous consulter » (CR : 385). « C’est une forte voix féministe qui se fait entendre ici », comme le souligne I. Hoog Nagisnki (2007 : 222) plaidant « en faveur du droit à l’amour physique, au désir

érotique, et [pour] le rejet violent de la passivité féminine dans les questions sexuelles » (221).

En narrant à Consuelo sa propre vie, ses souffrances dans un mariage sans amour, son amour passion pour Marc424, Wanda, qualifiée de « Sybille »425 à plusieurs reprises, insiste sur « le droit des femmes de choisir librement leur destin ou leur compagnon » (Hoog Naginski, 2007 : 221).

Elle demande « une communauté d’aspirations entre l’homme et la femme » (CR : 383), sans laquelle il n’y a pas d’égalité ni d’union réelle entre un homme et une femme. Cette dénonciation du mariage qui est, pour Wanda, tel que sa société le pratique, dans beaucoup de cas « la prostitution jurée » (CR : 384) est redondante et constitue une justification – si celle-ci est encore nécessaire – des refus de noces passés de Consuelo. La Sybille encourage donc la jeune néophyte

à choisir entre Liverani et Albert, tout en l’implorant de respecter la sublime candeur de son fils, et de ne pas lui faire un sacrifice « dont l’amertume retomberait sur sa vie. Votre abandon le fera souffrir, mais votre pitié, sans votre amour, le tuera (CR : 440).

423 Sur le personnage de Wanda, voir l’analyse d’I. Hoog Naginski dans George Sand mythographe, chapitre 8, « L’épopée hérétique de George Sand : Wanda de Prachalitz, la première Comtesse de Rudolstadt » (2007 : 215-41). 424 Qu’elle n’ose pas aimer, même lorsqu’elle se trouve seule avec celui-ci qui l’a sauvée de la même crise cataleptique auquel succombera Albert à la fin de Consuelo. 425 Ce nom propre connote le caractère prophétique du discours de Wanda. 247

Le jour de son initiation, alors que le ton du roman devient de plus en plus prophétique,

Consuelo sort de sa retraite, habillée d’une robe de mariée, signe qu’elle a choisi Albert. Ses dernières épreuves ont lieu dans un vieux manoir féodal où elle doit descendre toute seule dans

« les catacombes de la féodalité, du despotisme militaire ou religieux » (CR : 462). Là, selon le schéma initiatique, elle devra trouver plusieurs portes et passer à travers plusieurs salles souterraines qui gardent le souvenir des tortures subies par ceux qui voulaient briser les chaines de l’asservissement. Le cœur de la néophyte s’y brisera devant le spectacle des souffrances et des supplices de l’humanité426. Comme à la fin de chaque initiation, Consuelo devient l’autre :

Tout à coup, Consuelo ne vit plus rien et cessa de souffrir. Sans être avertie par aucun sentiment de douleur physique, car son âme et son corps n’existaient plus que dans le corps et l’âme de l’humanité violenté et mutilée, elle tomba droite et raide sur le pavé comme une statue qui se détachait de son piédestal (CR : 469).

La métaphore de la statue (fixe) se détachant de son piédestal (du génie) que Sand utilise renvoie

à la prise de conscience ultime de la nécessité de l’engagement social de l’artiste et de sa fusion avec l’humanité, qui représente la dernière étape de son initiation. La cérémonie formelle s’ensuit, où la nouvelle comtesse de Rudolstadt affirme être incapable, après ce qu’elle a vu et ce qu’elle a compris, « de chercher des satisfactions personnelles » (CR : 476). « Non, non ! plus d’amour, plus d’hyménée, plus de liberté, plus de bonheur, plus de gloire, plus d’art, plus rien pour moi, si je dois faire souffrir le dernier d’entre mes semblables ! » (CR : 476). Dans son enthousiasme elle se met à chanter, et tandis que les masques tombent, il est donné à Consuelo de

« concilier l’amour et la vertu, le bonheur et le devoir » (CR : 478), car Liverani et Albert sont le même homme.

426 « Oui, voilà le fondement des titres de noblesse, voilà la source des gloires et des richesses héréditaires de ce monde ; voilà comment s’est élevée et conservée une caste que les autres castes redoutent, flattent et caressent encore. Voilà, voilà ce que les hommes ont inventé pour s’élever de père en fils au-dessus des autres hommes ! » (CR : 463).

248

Fin de l’apprentissage : mariage dans l’égalité des sexes et le nouveau départ

Le mariage de Consuelo et d’Albert est célébré avec la musique de Porpora et accompagné d’un discours inspiré de Wanda, sur l’égalité de sexes. Cette voix de « Sybille » et de mère dénonce, une dernière fois, à ce point critique du texte, « l’inégalité des droits conjugaux selon le sexe, impiété consacrée par les lois sociales, la différence des devoirs devant l’opinion, les fausses distinctions de l’honneur conjugal, et toutes les notions absurdes que le préjugé créé à la suite des mauvaises institutions […] » (C : 492). Wanda condamne l’abjuration brutale de liberté individuelle dans le mariage qui est

[…] contraire au vœu de la nature et au cri de la conscience quand les hommes s’en mêlent […] elle est conforme au vœu des nobles cœurs, et nécessaire aux instincts religieux des fortes volontés, quand c’est Dieu qui nous donne les moyens de lutter contre toutes les embûches que les hommes ont tendues autour du mariage pour en faire le tombeau de l’amour, du bonheur et de la vertu, pour en faire une prostitution jurée, […]! Rendez donc à Dieu ce qui est de Dieu, et ôtez à César ce qui n’est point à César (CR : 492).

Peut-on demander plus clairement la réforme du pouvoir temporel, surtout en ce qui concerne la condition féminine ? Le discours de Wanda « entraîne sa lectrice à méditer sur l’histoire des femmes et leur condition précaire. Il lui fait envisager un temps régénéré, concept hérité de la

Révolution. [Il] permet à Sand, par sa ferveur même, d’exprimer ses vœux les plus fervents concernant la ‘question sociale’ » (Hoog Naginski, 2007 : 228).

Toutefois, comme nous l’avons mentionné au début, ce mariage final n’a rien de la fin heureuse qui clôt Les années d’apprentissage de Wilhelm Meister, ou de celle, typique de

Bildungsroman au féminin tel Emma, par exemple. Cette société où l’égalité entre les sexes serait établie ou, pour autant, simplement égalité, fraternité, liberté est encore loin. Dans l’Epilogue, le narrateur s’attarde sur des souffrances, des misères et des persécutions que subirent

Consuelo et Albert, qui ont toutefois trouvé le bonheur dans l’amour et qui ont réalisé le rêve romantique de l’androgynie en devenant une « âme en deux personnes ». Leur destinée pourtant

249

« démentit cruellement » (CR : 505) les promesses qu’elle avait « semblé leur faire durant ses heures d’ivresse qu’ils appelaient leur songe d’une nuit d’été427 » (CR : 505-06). Tout devient

« tellement mystérieux » dans le chemin et des combats de Consuelo et d’Albert pour faire vivre l’œuvre des Invisibles et le narrateur exhorte son lecteur à se mettre au travail lui-même afin d’imaginer la fin : « L’imagination du lecteur aidera à la lettre ; et pour notre compte, nous ne doutons pas que les meilleurs dénouements ne soient ceux dont le lecteur veut bien se charger pour son compte […] » (CR : 510).

La lettre de Philon, un dernier document faisant partie du grand Künstlerinroman sandien, met en scène les disciples des Invisibles, dont l’un s’appelle symboliquement Spartacus,

à la recherche de leur maître Trismégiste/Albert/Liverani. Ils retrouvent Albert et Consuelo, devenus musiciens ambulants en compagnie de leurs trois enfants. Consuelo a perdu sa voix428,

Albert est devenu un exalté, un poète, sinon un homme « en rapport avec l’humanité de [s]on temps » (CR : 575), comme il le dit. Consuelo est maintenant la Zingara ou Zingara de consolation (CR : 544), portant une guitare sous son manteau, composant la musique sur les paroles inspirées d’Albert. La dernière image du récit est celle de leur petite caravane de bohémiens qui disparaissent sur « le chemin sans maître429 de la forêt » (CR : 579). Et le narrateur de la lettre de conclure :

Et nous aussi, nous sommes en route, nous marchons ! La vie est un voyage qui a la vie pour but, et non la mort, comme on le dit dans un sens matériel et grossier. […] Et vous aussi, ami ! tenez-vous prêt au voyage sans repos, à l’action sans défaillance: nous allons au triomphe ou au martyre! (CR : 579-80).

427 Le titre de la pièce shakespearienne est souligné dans le texte. Cet intertexte renvoie-t-il à la fragilité du rêve imaginé par les Invisibles et tout particulièrement symbolisé par le mariage d’amour égalitaire et de Consuelo et Albert ? 428 Cette perte de la voix par lequel l’auteur dépouille Consuelo de son statut de l’être d’exception en la rapprochant ainsi de l’humanité entière n’a aucunement de valeur négative dans le système axiologique du roman, bien au contraire. D’ailleurs, ses enfants, auxquels elle a transmis son don, continuent sa mission artistique. 429 Souligné dans le texte. 250

Comme souvent chez Sand, le récit finit sur une image de la mouvance, ainsi que sur un appel, lancé aux lecteurs et aux lectrices, à l’action politique.

En guise de conclusion : la Künstlerinbildung et la gloire de l’artiste

Notre analyse a porté sur la narrativisation de la Künstlerbildung de Consuelo en fonction de la mise en place d’une axiologie provocatrice qui réside, dans un premier temps, dans l’élaboration d’une nouvelle poétique de Bildungsroman qui met en avant la possibilité de la femme de créer

(sa vie). Celle-ci impose certaines modalités d’écriture : en premier lieu l’élaboration d’un système de portrait de l’héroïne où se trouvent accentuées ses qualités allant à l’encontre de l’idéologie du XVIIIe ou du XIXe siècles, qui excluent la femme de la sphère publique. Sand déconstruit systématiquement certains mythes sociaux ou romanesques tels que celui de la passivité, de la beauté obligatoire de l’héroïne ou celui de la délicatesse féminine et insiste sur son savoir-faire musical, sur sa conscience de bien faire (la critique a beaucoup insisté, avec raison, sur Consuelo comme consolation, et très peu, sinon jamais, sur Consuelo comme conscience). Dans un deuxième temps, nous avons démontré la friction constante entre la volonté de Consuelo d’être libre et les figures du pouvoir (l’institution) qui dévoile l’aspect problématique de l’aspiration des femmes à s’associer aux hommes dans leur travail « à l’œuvre des siècles »430, voire l’aspect problématique de l’agentivité et de la Bildung féminines. Si le geste sandien de faire de son héroïne un être d’exception, une artiste de génie afin de lui faire accéder à la Bildung est très original, notre étude des scènes finales su roman, celles de l’initiation de l’artiste à l’ordre des Invisibles, a démontré que la romancière n’envisage pas l’émancipation féminine sans une émancipation sociale plus vaste. Or, la formation de Consuelo artiste finit nécessairement par sa prise de conscience sur le rôle même de l’artiste dans la

430 Une des questions à laquelle Consuelo doit répondre durant son séjour dans le château des Invisibles est celle-ci : « Femme, artiste, enfant, oserais-tu répondre que tu peux t’associer à des hommes graves pour travailler à l’œuvre des siècles ? » (CR : 317). 251

société. C’est ce fait qui nous permet de mieux saisir les avatars de la notion de la gloire dans la poétique sandienne du Künstlerroman et de proposer une solution à cette question qui traverse le récit.

Dans ce long récit, comme dans de nombreux Künstleromane sandiens, les affres de la gloire consomment les artistes. Cependant, à l’encontre des artistes dévalorisés par l’autorité textuelle, tels Anzoleto, doué de génie, mais voulant « la gloire, rien que la gloire, et pour [lui] seul », à l’encontre de Corilla, même à l’encontre du Porpora qui affirme « Mon bonheur, c’est la gloire » (C : 838), la quête de Consuelo est marquée par un déchirement intérieur entre le besoin qu’éprouve chaque artiste de se manifester et l’amour de ses proches. Souvenons-nous qu’un de ses premiers gestes, lorsqu’elle arrive en Bohême, est un retour sur soi où elle formule l’intention de se refaire « obscure et petite » (C : 240), celle qu’elle était avant la gloire431. « Faire attendre et faire mourir, est-ce donc là la destinée de ceux qui poursuivent la chimère de la gloire ? », se demande-t-elle ailleurs en pensant à Albert qu’elle a laissé au château de Rudolstadt.

Dans le Le Piccinnino (1847), on retrouve cette même idée de la gloire comme une condition pour la manifestation d’un génie. Au cours d’une discussion passionnée Magnani, journalier, plaint Michel qui doit répudier sa famille ainsi que sa terre natale et « prendre le masque pour recevoir la couronne » de la gloire. « C’est à dégoûter de la gloire ! » (Pi : 138) s’exclame-t-il. Et l’artiste de répondre que la gloire, entendue vulgairement, n’est rien de plus

« que le petit bruit qu’un homme peut faire dans le monde » (Pi : 138) en brisant ses affections pour satisfaire sa vanité. Mais la vraie gloire, bénéfique pour l’artiste, est

[…] la manifestation et le développement du génie qu’on porte en soi. Faute de trouver des juges éclairés, des admirateurs enthousiastes, des critiques sévères et même des

431 « Il faut que je retrouve une partie de mon ancien bonheur, se disait-elle ; celui que j’ai goûté longtemps et qui consistait tout entier à aimer les autres et en être aimée. Le jour où j’ai cherché leur admiration, ils m’ont retiré leur amour, et j’ai payé trop cher les honneurs qu’ils ont mis à la place de leur bienveillance. Refaisons-nous donc obscure et petite, afin de n’avoir ni envieux, ni ingrats ni ennemis sur la terre » (C : 240).

252

détracteurs envieux, faute enfin de goûter tous les avantages, […] de subir toutes les persécutions que soulève la renommée, le génie s’éteint dans le découragement, l’apathie, le doute ou l’ignorance de soi-même (P : 138-39).

Toutefois, le questionnement dépasse dans Consuelo l’opposition binaire entre l’amour et la gloire (féminine) – Albert est d’ailleurs lui-même artiste et tout le contraire d’un Oswald – et

Sand pose clairement qu’il y a des accomplissements de vocations artistiques qui ne passent pas nécessairement par l’épreuve glorifiante. Ce roman, qui est une longue méditation sur le sens et les enjeux du génie féminin, valorise le refus de la gloire, par lequel Sand anticipe peut-être un peu sur certaines évaluations de sa propre œuvre engagée et moins préoccupée de questions esthétiques que celle de son ami Flaubert par exemple. Ce refus, un des ultimes par la cantatrice, est politiquement motivé, car elle reconnaît que les institutions ayant le pouvoir de consacrer une renommée, sont les mêmes qui barrent à la femme l’accès dans la sphère publique. Il s’agit donc

à travailler pour la réforme de celles-ci ; la gloire, si elle est envisageable, est une gloire christique, la mission de l’artiste est un martyre, comme le tout dernier mot du texte le souligne sans ambages.

Or, le cheminement de Consuelo, pour assumer pleinement sa vocation artistique, constitue un éloignement progressif de toutes les institutions du pouvoir, voire de toutes les figures ayant le pouvoir de consécration. La cantatrice de génie, devant laquelle se prosternent les plus grands compositeurs, partagée entre ses besoins d’une fière indépendance qu’exige sa vocation, et ses besoins d’affection et de dévouement, finit obscure, chantant sur les chemins pour le peuple, loin des scènes théâtrales et loin de tous les cercles de consécration. Tout comme

Sand, refusant d’écrire pour « quelque esprits élevés », même, comme sa correspondance avec

Flaubert en témoigne, qu’elle soit pleinement consciente de l’idéologie esthétique naissante qui valorisera un art préoccupé surtout de sa propre immanence, Consuelo finit non comme artiste consacré, mais comme artiste errant dont la voix se mélange avec l’humanité pour s’y perdre.

253

Elle finit comme voyageur ; toutefois, son voyage n’est pas un voyage initiatique vers la gloire, mais vers un but qui correspond à sa conscience profonde sur la bienfaisance de l’artiste.

254

CHAPITRE VI. Les maîtres sonneurs : artiste après le romantisme

« Qui se sent vivre, sent et saisit la vie dans les autres ; et cette vie des autres vient alimenter et étendre la sienne propre » (Sand, PG : 23).

Le Künstlerroman après 1848

Lorsque dans le chapitre LV de Consuelo le narrateur fait une pause dans son histoire pour laisser la place à une longue réflexion sur la musique populaire, l’auteure en profite pour insérer une note en bas de page où elle évoque une conversation avec un des « ménestrels ambulants » du centre de la France432 qui fournira une des trames pour Les maîtres sonneurs433. Effectivement, de très nombreuses correspondances existent entre ces deux Künstlerromane qui mettent en scène la figure du musicien et qui se situent dans la continuité de la pensée sociale de l’auteure, qui cherche depuis Indiana à exposer ou à proposer des solutions pour certaines « misères sociales » (I : 39) de son époque. Cependant, la révolution de 1848 qui les sépare explique, en partie, la réflexion quelque peu divergente sur (le rôle social de) l’artiste ainsi que le jugement négatif du génie solitaire romantique qu’articule Les maîtres sonneurs434. Or, bien que ce récit ne

432 « Vous avez appris un peu de musique? – Certainement j’ai appris à jouer de la cornemuse à gros bourdon, et de la musette à clefs. – Où avez-vous pris des leçons? – En Bourbonnais, dans les bois. – Quel était votre maître? – Un homme des bois. – Vous connaissez donc les notes? – Je crois bien! – En quel ton jouez vous là? – En quel ton? Qu’est-ce que cela veut dire? – N’est-ce pas en ré que vous jouez? – Je ne connais pas le ré. […] – Comment retenez-vous tant d’airs différents? – On écoute! – Qui est-ce qui compose tous ces airs? – Beaucoup de personnes, des fameux musiciens dans les bois. […] – Ils en font toujours; ils ne s’arrêtent jamais. – Ils ne font rien autre chose? – Ils coupent le bois. […] On dit chez nous que la musique pousse dans les bois. C’est toujours là qu’on la trouve. – Et c’est là que vous allez la chercher? – Tous les ans. Les petits musiciens n’y vont pas. Ils écoutent ce qui vient par les chemins, et ils le redisent comme ils peuvent. Mais pour prendre l’accent véritable, il faut aller écouter les bûcherons du Bourbonnais. […] – Et vous, composez-vous? – Un peu, mais guère, et ça ne vaut pas grand-chose. Il faut être né dans les bois, et je suis de la plaine. Il n’y a personne qui me vaille pour l’accent; mais pour inventer, nous n’y entendons rien […] » (C : 423). 433 Notons toutefois que ce récit est conçu initialement comme un roman champêtre, intitulé provisoirement La mère et l’enfant et non comme un Künstlerroman. 434 La déception postrévolutionnaire est particulièrement forte chez Sand et elle y revient dans ses ouvrages postérieurs bien après les événements de 1848. En 1857, elle publie La Daniella, un autre Künstlerbildungsroman qui laisse une place importante à la réflexion politique. Le livre qui comporte une forte critique de l’Italie contemporaine et de la Rome papale s’ouvre sur le souvenir encore vif de l’échec révolutionnaire : « Puis vinrent les journées de juin, qui apportèrent l’épouvante et la colère jusqu’au fond de nos campagnes. Les paysans voyaient des bandits et des incendiaires dans tous les passants ; […]. Je compris que la haine avait dévoré les semences de 255

constitue pas le dernier mot sandien sur cette figure romantique par excellence, il semble marquer un moment de paroxysme où la notion même d’artiste, dans certaines de ces postures, se trouve mise en question435. Nous sommes loin ici de la valorisation de l’artiste solitaire cherchant l’isolement qui favorise la création436 qui traverse Histoire d’un rêveur et qui est encore très présente dans Lettres d’un voyageur ; nous sommes loin de la valorisation d’un individu par rapport au groupe qui marque Pauline. Si Consuelo finit, malgré la marginalisation de la chanteuse et du poète, sur une évocation enthousiaste du chemin vers une nouvelle société où ces artistes se lancent pour montrer la voie aux autres, Les maîtres sonneurs, récit moins zélateur, valorise, face à l’individualisme et à l’apprentissage artistique de Joseph, l’apprentissage lent d’un groupe de paysans qui, après une série de voyages, découvrent l’autre, se transforment grâce à ce contact et fondent des familles.

Publié dans Le Constitutionnel entre le 1er juin et le 16 juillet 1853, Les maîtres sonneurs appartient à la série des romans champêtres de George Sand, commencée en 1846 avec La mare

fraternité avant qu’elles eussent eu le temps de germer ; mon âme se resserra et mon cœur contristé n’eut plus d’illusions. Tout se résuma pour moi dans ce mot : Les hommes n’étaient pas mûrs! Alors je tâchai de vivre avec cette pensée morne et lourde : La vérité sociale n’est pas révélée. Les sociétés en sont encore à vouloir inaugurer son règne par la force, et chaque nouvelle expérience démontre que la forme matérielle est un élément sans durée et qui passe d’un camp à l’autre comme une graine emportée par le vent. La vraie force, la foi, n'est pas née… elle ne naîtra peut-être pas de mon temps. Ma jeunesse ne verra que des jours mauvais, mon âge mûr, que des temps de positivisme » (D, t. I : 32). 435 Notons pourtant que le roman de l’artiste de Sand après Consuelo n’est pas nécessairement le roman engagé. Teverino (1846) met l’accent sur la personnalité de l’artiste et représente, comme elle le dit, la peinture « [d’] un caractère original, [d’] une destinée bizarre » (T : 567), tandis que Le château des Désertes (1853) constitue « une analyse de quelques idées d’art » (CD : 851) et, en gros, reste étranger aux préoccupations politiques. 436 Souvenons-nous de la lettre VI où le voyageur demande aux « hommes de bruit » de ne pas venir troubler « par leur pieds sanglants et poudreux » les ondes pures qui murmurent pour les artistes ; c’est à ceux-ci, « rêveurs inoffensifs, que les eaux de la montagne appartiennent » (LV : 783). Et à son correspondant : « Non, […] tu n’aimerais pas ces vallées silencieuses où l’aigle est roi et non pas l’homme, […]. Les déserts que vous ne pouvez soumettre à la charrue ou au glaive, ces monts escarpés […], ces impénétrables forêts, où l’artiste va pieusement évoquer les sauvages divinités retranchées là contre les assauts de l’industrie humaine, tout cela n’est pas la patrie de ton intelligence » (LV : 783). 256

au diable437. Comme souvent chez la romancière, la simplicité du texte est trompeuse ; ce qui se

438 donne à lire comme un roman champêtre, raconté dans le parler paysan , est à la fois un roman de l’artiste et un roman social nourri d’une immense culture littéraire, philosophique, populaire439. Aux descriptions de la musique, des danses et des coutumes paysannes s’ajoute une réflexion complexe sur le génie et les conditions nécessaires à son épanouissement, sur le statut de l’artiste à une époque où le romantisme s’éteint. Par ailleurs, tout en sondant les questions concernant la place de l’individu face à la loi et au mariage, le récit propose, à travers l’opposition Berry/Bourbonnais et leur fusion finale, des solutions pour certains problèmes politiques, que Sand a résumés ainsi après l’échec de la révolution de 1848 :

[…] la population paysanne de la France n’a pas répondu aux espoirs que l’on avait globalement placés en elle : elle s’est divisée entre une partie « paisible et sans haine », mais « d’une ignorance et d’une apathie profondes » et une partie « active et intelligente », mais « haineuse et passionnée » (cité dans MS, préf. : 21).

Se réclamant de la culture orale, le roman est divisé en 32 veillées et s’élabore en tant que récit raconté par le père Etienne Depardieu, dit Tiennet, de sa propre formation dans le cadre de la campagne française du XVIIIe siècle. Comme nous le verrons, la société est en pleine mutation, beaucoup d’institutions qui régissaient la vie de paysans sous l’Ancien Régime sont en train de disparaître de sorte que Tiennet et Joseph correspondent tout à fait à la définition bakhtinienne du héros en devenir (héros du Bildungsroman) dans un contexte qui est en train de changer aussi. La Bildung de ce premier est rythmée, d’un côté, par la quête amoureuse et, de

437 1846 est aussi l’année de la publication du Peuple de Jules Michelet. En ce qui concerne la série de romans champêtres, certains critiques en situent le début à Mauprat, publié en 1837, ou encore à Jeanne (1844), surtout à cause du Berry qui sert de cadre pour ce premier récit ou à cause de l’héroïne paysanne pour le deuxième. Toutefois, nous nous fions à l’auteure même qui note : « Quand j’ai commencé, par La mare au diable, une série de romans champêtres, que je me proposais de réunir sous le titre de Veillées du Chanvreur, je n’ai eu aucun système, aucune prétention révolutionnaire en littérature » (MD). Voir aussi sur ce sujet M. Hecquet, 1992 : 23. 438 B. Didier souligne avec justesse que « la paysannerie connaît une vogue dans le roman des années 1840 » (611), en citant à part des romans de Sand tel Le meunier d’Angibault, Les paysans de Balzac ou encore des écrits d’Henri de Latouche. 439 On pourrait dire au sujet de cet ouvrage la même chose que L. Cellier a notée au sujet da La mare au diable : « Si la romancière opte pour la naïveté, ses intentions n’en sont pas moins très complexes » (MD : 11). 257

l’autre, par sa découverte progressive du Bourbonnais, tout d’abord grâce au personnage d’Huriel, muletier et maître sonneur, ensuite par le voyage qu’il entreprend de son Berry natal vers les forêts du Bourbonnais. Son apprentissage, qui devient imbriqué dans celui d’un groupe

(qu’il forme avec Brulette, sa voisine et son premier amour, et celui d’Huriel et de Thérence, les deux Bourbonnais), est parallèle à celui de son ami d’enfance Joseph, doué du génie musical, mais incompris, solitaire, et trop absorbé par son idée fixe de s’épanouir comme musicien pour

être à l’écoute de l’autre. Tandis que ce dernier voyage vers le Bourbonnais afin de perfectionner son art de cornemuse, peu sensible aux êtres qu’il rencontre, les autres découvrent les différences entre les deux terroirs, surtout en se révélant les uns aux autres et en négociant leurs différences.

Le roman finit par la fondation d’une petite commune, genre de locus amoenus, à mi chemin entre le Berry et le Bourbonnais et sur un double, même triple mariage, car à celui entre les quatre protagonistes principaux s’ajoutent les noces de Mariton et de Benoît. Alors que les deux couples s’établissent, symboliquement, dans un château seigneurial en ruines, le récit laisse soupçonner que Joseph meurt assassiné par de jaloux maîtres sonneurs dans les « montagnes » sauvages du Morvan (locus horribilis) en plein milieu de l’hiver.

Nous ne retrouvons aucune fusion entre la musique savante et la musique populaire dans ce roman, aucune fusion des classes – motif très présent dans la poétique sandienne et très important, entre autres, pour Le compagnon du tour de France, Le péché de monsieur Antoine ou

Consuelo. Nous sommes ici dans l’univers de la musique populaire et parmi les paysans, la fusion finale, plus modestement, est celle entre deux terroirs, entre deux tempéraments. Une autre fusion, très peu analysée par la critique440 vu sa portée politique, est celle opérée par l’auteure même au niveau du langage romanesque, façonné de sorte qu’il puisse être « entendu de tout le monde » (MS : 58). Si dans et par Consuelo l’auteure rêvait l’avènement de l’égalité et

440 Ce roman reste peu analysé, même de nos jours. 258

de la fraternité, elle le faisait par le biais d’un langage soutenu et d’un imaginaire musical partagé par des gens cultivés. En articulant ici une voix à la portée de milieux populaires, campagnards – qui sont un des éléments clés selon les romantiques socialistes pour que la Révolution politique de 1789 puisse s’accomplir dans une révolution sociale et spirituelle441 – Sand conçoit son récit comme une Bildung modèle offerte à cette classe, mais aussi comme un texte proposé à titre

éducatif, ou au moins contestataire, à la classe bourgeoise des villes. Déjà en 1851, dans la préface à une édition complète de ses ouvrages, qu’il vaudrait la peine de citer en entier afin de mieux comprendre la Künstlerbildung de la romancière même, elle note que cette publication

« dans le format le plus populaire aujourd’hui et au plus bas prix » (PG : 22) est motivée par

[…] le désir de faire lire à la classe pauvre ou malaisée des ouvrages dont une grande partie a été composée pour elle. […] Enfin j’ai été heureuse d’obtenir le concours d’un grand talent pour l’illustration de cette longue série d’ouvrages que j’offre à un peuple très artiste et très capable d’apprécier les choses d’art (PG : 22).

Les maîtres sonneurs continue à la fois le dialogue avec ce peuple artiste et les représentations du peuple en artiste – veine qui jalonne les textes sandiens depuis Lettres d’un voyageur où l’on retrouve les portraits de gondoliers et barcarolles vénitiens. En déjouant la censure442 et en repoussant encore une fois les frontières du genre (le Bildungsroman en tant que roman d’un seul héros est clairement ici le roman d’un groupe), Sand crée un texte à multiples facettes, négligé par la critique immédiate très empressée à fermer les yeux aux recherches poétiques ou au message politique de la romancière et à faire une lecture privilégiant ce que Raphaël Baroni

441 Voir l’article d’Arthur Mitzman (1991) « Sand-Leroux-Michelet : Le triangle d’or du romantisme social ». Dans une lettre de Michelet, citée dans cet article, et que l’historien adresse après les événements de février 1848 au ministre de l’instruction publique Hippolyte Carnot, il lui demande « l’accroissement de l’Académie des sciences morales et politiques, dont l’illustre historien fait partie, de 30 à 40 membres » (17). Il propose des candidatures de Mickiewicz, Lamennais, Béranger, Leroux, entre autres en notant : « Ajoutez à ces noms celui de George Sand, le premier écrivain socialiste, qui vient, dans ses deux derniers ouvrages, de créer une littérature nouvelle, espoir immense d’avenir » (17). 442 Comme le souligne Marie-Madeleine Fragonard (2004) dans sa présentation au recueil Vies d’artistes qui réunit plusieurs Künstlerromane sandiens, le contrat pour Les maîtres sonneurs agréé par l’auteure stipule : « ce roman sera complètement étranger à la politique et aux questions sociales » (xxvi-xxvii). 259

appelle « la posture esthétique » (2006 : 163)443. Or, comme plusieurs critiques l’ont noté, cet ouvrage – le plus parfait dans l’opus du roman champêtre de Sand selon H. Taine (1889, 1903), en tout cas le plus complexe du point de vue de sa structure narrative – résiste à une lecture simpliste. Si notre étude porte sur la trajectoire de Joseph et sur Les maîtres sonneurs en tant que

Künstlerroman, une recherche reste encore à faire sur les modalités du texte qui portent sur la

Bildung au féminin, vu que Brulette, qui résiste pendant un temps à se conformer aux normes sociales quant au mariage et à la maternité, appartient à la catégorie des femmes indépendantes sandiennes et que sa propre formation a un réel impact sur celle des trois protagonistes masculins.

Nous étudierons la Künstlerbildung de Joseph selon ses étapes décisives et selon le système figuratif qui la marque, en la comparant à l’apprentissage des autres protagonistes.

Sachant que le musicien est dès le début présenté comme élu et qu’il s’affirme comme génie, nous analyserons sa place dans le système du personnel ainsi que l’investissement qualificatif du personnage qui insistent surtout sur l’impossibilité de son évolution, résultant dans son

écartement de cet univers. Nous nous attarderons particulièrement sur la critique, articulée à travers le personnage de Joseph, de deux topoï romantiques importants pour la représentation de l’artiste : celui du génie solitaire, poussé vers les extrêmes, et celui qui lui est complémentaire de la nature sauvage en tant qu’espace de prédilection pour son épanouissement. Soulignons qu’un autre mythe romantique – la légende de Faust – ainsi que la figuration de Joseph comme un personnage démoniaque et de sa vocation comme un pacte avec le Diable, contribuent à la

443 Dans la posture esthétique « on se donne toute latitude d’exploiter le texte dans une direction quelconque, et alors il faut accepter la dérive interprétative comme une virtualité inévitable, comme un exercice de liberté à l’intérieur d’un canevas textuel dont les potentialités de signifiance sont infinies » (Baroni, 2006 : 163). Le critique oppose à celle-ci la « posture poétique », qui, elle, « serait nourrie à des sources aussi diverses que les données linguistiques, transtextuelles, génériques, génétiques, biographiques, psychanalytiques, historiques ou sociologiques » (Op. cit. : 163) et qui se donnerait pour mission « de produire une lecture fidèle à un horizon qui nous est étranger, qui nous précède, on s’intéresse à l’écrivain, à sa vie, à ses autres œuvres aux formes symboliques de son époque et de sa culture » (Ibid. : 163), souligné dans le texte. 260

complexification de ces deux motifs. Or, si dans ce roman Sand continue ce que l’on pourrait appeler la démocratisation du champ esthétique en peignant un paysan musicien de génie444, elle conteste aussi d’une manière radicale une certaine scénographie artistique romantique (tradition de la tour d’ivoire445) qui sous-entend une hiérarchie, présupposant la séparation de l’artiste et du social, son enfermement dans le monde intérieur, son sentiment d’être par delà le bien et le mal.

Cependant, avant d’analyser le roman même, nous nous arrêterons brièvement sur la préface où la question de l’interprétation artistique, si importante pour la poétique sandienne du

Künstlerroman, est évoquée sous ses deux aspects, notamment technique et politique.

Engagement social : l’artiste comme médiateur

« Le récit tel qu’il a longtemps prospéré dans le monde de l’artisanat – rural, maritime, puis citadin – est lui-même une forme pour ainsi dire artisanale de la communication. Il ne vise point à transmettre le pur « en soi » de la chose, comme une information ou un rapport. Il plonge la chose dans la vie même du conteur et de cette vie ensuite la retire. Le conteur imprime sa marque au récit, comme le potier laisse sur la coupe d’argile l’empreinte de ses mains. Les conteurs ont toujours tendance à rapporter en premier les circonstances dans lesquelles ils ont entendu ce qu’ils s’apprêtent à raconter, quand ils ne le présentent pas simplement comme quelque chose qu’ils ont eux-mêmes vécu » (Benjamin, 2000 : 127).

Bien que Les maîtres sonneurs ne soit pas un conte, depuis la préface auctoriale qui évoque des scènes du contage nocturne des paysans jusqu’aux veillées (chapitres) qui les miment, l’art de conter, qui est comme Walter Benjamin l’a noté celui de partager des expériences446, est au cœur du récit. La préface prend la forme d’une dédicace à M. Eugène Lambert, un camarade d’atelier de , qui était un des habitués du château de Nohant. Sachant que celui-ci aime

444 L’auteure a déjà dû se défendre dans sa préface au Compagnon du tour de France pour les portraits de l’ouvrier Pierre Hugenin : « […] on cria dans certaines classes, à l’impossible, à l’exagération, on m’accusa de flatter le peuple et de vouloir l’embellir. Eh bien, pourquoi non ? Pourquoi, en supposant que mon type fût trop idéalisé, n’aurais-je pas tracé un portrait, le plus agréable et le plus sérieux possible, pour que tous les ouvriers intelligents et bons eussent le désir de lui ressembler ? Depuis quand le roman est-il forcément la peinture de ce qui est, la dure et froide réalité des hommes et des choses contemporaines ? (CTF : 35). 445 Voir M. Beebe (1964), Ivory Towers and Sacred Founts. 446 « Le conteur emprunte la matière de son récit à l’expérience: la sienne ou celle qui lui a été rapportée par autrui » (Benjamin, 2000 : 121). 261

écouter l’auteure raconter les récits des paysans qu’elle a entendus lorsqu’elle était enfant durant les veillées nocturnes où chaque paysan apportait « sa chronique » (MS : 57), Sand se propose de tenter de « recoudre les fragments épars dans [sa] mémoire » (MS : 57) afin de composer le récit d’Etienne Depardieu, décédé depuis longtemps. D’emblée le récit se situe dans la continuité et signale son aspect médiateur. Au-delà des fonctions rhétoriques habituelles d’une préface

(séductrice et établissant un pacte de lecture), une réflexion qui a été présente en filigrane tout au long des ouvrages analysés concernant le statut intermédiaire de l’artiste, son rôle d’interprète, réapparaît de nouveau. Cette vision de l’artiste en tant qu’agent de la perfectibilité relève du saint-simonisme, mais elle s’en démarque en même temps car ce traducteur sandien adopte la posture d’un modeste conteur et non, conformément à l’Exposition de la doctrine, d’un « chantre divin placé en tête de la société pour servir d’interprète à l’homme, pour lui donner des lois, pour réprimer ses penchants rétrogrades, pour lui révéler les joies de l’avenir, et soutenir, exciter sa marche progressive » (citée par Diaz, 2004 : 203).

Voulant faire parler le paysan lui-même en « imitant sa manière autant qu’il [lui] sera possible », Sand soulève le problème, déjà évoqué dans l’avant-propos de François le Champi

(1847), de la difficulté de transcrire des récits de paysans analphabètes pour des lecteurs lettrés de la ville. « [...] Les pensées et les émotions d’un paysan ne peuvent être traduites447 dans notre style sans s’y dénaturer entièrement et sans y prendre un air d’affectation choquante » (MS : 57).

Souvenons-nous que depuis ses premiers romans socialistes, la romancière met en valeur le problème de l’incompréhension entre les classes sociales différentes, notamment dans Le compagnon du tour de France où le narrateur demande au lecteur de l’indulgence « pour le

447 Nous soulignons. Dans François le Champi, nous lisons : « Tiens, commence, raconte-moi l’histoire du Champi, non pas telle que je l’ai entendue avec toi. C’était un chef-d’œuvre de narration pour nos esprits et pour nos oreilles du terroir. Mais raconte-la-moi comme si tu avais à ta droite un Parisien parlant la langue moderne, et à ta gauche un paysan devant lequel tu ne voudrais pas dire une phrase, un mot où il ne pourrait pas pénétrer. Ainsi tu dois parler clairement pour le Parisien, naïvement pour le paysan. L’un te reprochera de manquer de couleur, l’autre d’élégance » (FC : 33). 262

traducteur impuissant qui [lui] transmet la parole de l’ouvrier » (CTF : 154). Vu que le lecteur et l’ouvrier ne parlent pas la même langue, le narrateur se fait interprète, mais se trouve forcé d’altérer « la beauté abrupte, le tour original et l’abondance poétique » (CTF : 154) du texte source.

Peut-être accuseras-tu ce pâle intermédiaire de prêter à ses héros des sentiments et des idées qu’ils ne peuvent avoir. À ce reproche, il n’a qu’un mot à répondre : informe-toi. Quitte les sommets où la muse littéraire se tient depuis si longtemps isolée de la grande masse du genre humain (CTF : 154).

Nous verrons que dans Les maîtres sonneurs ces sommets où se refugie la muse sont particulièrement ciblés par l’auteur. L’évocation du problème technique particulier (comment rendre le parler paysan naturel au sein du roman), que Sand a d’ailleurs très bien résolu, ainsi que l’ont souligné Léon Cellier448 et B. Didier449 est liée pourtant, comme en témoigne aussi la citation précédente, à un souci autre qu’esthétique. Loin d’être un simple exercice de style, cette interprétation que l’auteure s’impose relève d’un défi sociopolitique : il s’agit de faire se rapprocher les deux solitudes sociales et de rendre visible au lecteur civilisé un aspect de la vie campagnarde trop peu représenté à son avis dans la littérature contemporaine (cf. Les paysans de

Balzac), surtout dans le roman réaliste. Souvenons-nous que lors de son adresse au lecteur dans

La mare au diable Sand a critiqué certains romanciers de son époque qui, « jetant un regard sérieux sur ce qui les entoure […] peign[e]nt la misère si laide, si avilie, parfois si vicieuse et si criminelle » (MD : 34). L’auteure par contre met en valeur le côté poétique de la vie campagnarde, les coutumes, les danses, les chansons, sans oblitérer pourtant sa complexité, car

448 Comme le souligne L. Cellier, « la technique du récit n’est pas la même selon que le romancier rapporte en son nom l’histoire qu’il tient d’un paysan, ou met le récit directement dans la bouche d’un campagnard. On constate alors que les solutions qu’elle adopte n’aboutissent pas à une formule standard, que chaque œuvre se présente comme une tentative de solution différente » (MD, préf : 12). 449 « Balzac n’aime pas les paysans, et du coup, il ne sait pas les faire parler comme le fait G. Sand ; c’est en vain qu’il émaille leur discours de quelques mots de notre terroir ; ils donnent l’impression d’être plaqués. C’est peut-être parce que Balzac fut découragé par les difficultés spécifiques du roman paysan et par le sentiment de n’être pas parvenu à les résoudre, qu’il ne termina pas cette œuvre » (Didier, 1998 : 611-12). 263

elle est ponctuée aussi par le travail dur, et réglée parfois dans les forêts sauvages – faute d’organisation sociale – par la violence extrême450. Elle démontre aux paysans, qui sont, eux aussi, des destinataires du récit, la nécessité de leur ouverture vers l’autre et celle d’un apprentissage direct, ne relevant ni des sermons de prêtres, ni des rêves artistiques. La portée politique de ce geste dialogique, informant non seulement Les maîtres sonneurs mais ses romans dits champêtres, a été profondément obscurcie alors que ces derniers ont été dépouillés de leur contenu sociopolitique, et relégués au statut de lecture pour enfants.

Précisant de nouveau, comme elle l’a fait dans la notice de La mare au diable (MD : 29), qu’elle n’est pas à la recherche d’une forme littéraire nouvelle451 et qu’elle ne veut non plus

« ressusciter d’anciens tours de langage et des expressions vieillies » (MS : 58), Sand note qu’il lui est impossible de faire parler Etienne Depardieu dans la langue parisienne sans dénaturer sa pensée. C’est pourquoi elle tâchera de conserver à son récit « la couleur qui lui est propre » (MS :

58) – avis qui prépare également le lecteur à la présence continue des expressions du patois berrichon, conservées telles quelles ou inventées au besoin. La préfacière invite finalement son lecteur, au cas où il trouve le narrateur trop clairvoyant ou trop maladroit par rapport au sujet qu’il aborde, et ceci malgré la conscience que l’auteur-interprète promet de mettre dans son ouvrage, de s’en prendre « à l’impuissance de [s]a traduction » (MS : 58). Bien qu’elle finisse, comme souvent dans ses avant-propos, sur le topos de la modestie préfacielle (cf. Genette) qui pourrait faire croire que l’enjeu de cette traduction reste de nature esthétique, des analogies

450 Le récit décrit, comme nous le verrons, le meurtre d’un muletier par Huriel. 451 En s’attardant sur l’empressement d’un bon nombre de commentateurs d’affirmer que « le cycle inauguré par La mare au diable représentait une nouvelle manière » (MD : 7), L. Cellier souligne justement : « On devine aisément que ces bien-pensants se sentent soulagés. Ils savent gré à la militante de renoncer à la propagande socialiste pour en venir à la pratique inoffensive de l’idylle rustique. […] Les erreurs passées, grâce à Dieu, ne s’étendent pas au-delà du Prologue. […] G. Sand semble donc s’affranchir de l’influence néfaste de Leroux, pour s’en tenir, sinon à des berquinades, du moins à la voie bien tracé de la culture classique, à l’imitation de Virgile ou de Théocrite. Cette réaction bien-pensante est absurde. Non seulement on ne peut pas opposer roman socialiste et roman champêtre ou berrichon ; mais encore, comme l’observe nettement P. Salomon, “c’est par le socialisme que G. Sand a été conduite au roman champêtre ; sans P. Leroux, il n’y aurait probablement pas eu La mare au diable” » (MD : 7-8). 264

posées entre la tâche de l’interprétation et l’engagement politique de l’écrivain marquent ce récit bien au-delà de ces pages introductoires. La préface se clôt sur une image de la vie qui recommence et sur un geste dialogique par excellence lorsque l’auteure envoie son roman à son dédicataire « comme un son lointain de nos cornemuses, pour [lui] rappeler que les feuilles poussent, que les rossignols sont arrivés, et que la grande fête printanière de la nature va commencer aux champs » (MS : 59).

Le Berry

Le récit s’ouvre sur la présentation du narrateur intradiégétique Étienne Depardieu, dit Tiennet, par lui-même : « je ne suis point né d’hier, disait, en 1828, le père Étienne » (MS : 61). Situant sa naissance à l’année 54 ou 55 du siècle précédent, mais n’ayant pas « la grande souvenance »

(MS : 61) de ses premières années, il se propose de commencer son histoire à partir du temps de sa première communion, le grand rite de passage dans la culture paysanne, « qui eut lieu en 70 »

(MS : 61). Ce repérage temporel signale les seize ans du narrateur, les années typiques, comme nous l’avons noté, pour le héros du Bildungsroman au début de son apprentissage, tandis que l’écart entre le récit enchâssé et le récit premier, présupposant un apprentissage fini et une sagesse acquise, assied son autorité énonciative, créant aussi l’impression de fiabilité et d’authenticité de sa chronique. D’emblée, Tiennet décrit sa paroisse de Nohant et pose la généalogie de sa famille dont il sera question en insistant sur sa cousine Brulette, trois ans plus jeune que lui, et sur son ami Joseph, son cadet d’un an. Tous les deux orphelins, Brulette de deux parents et Joseph de père, ils partagent la même maison avec le grand-père de cette première et la mère de Joseph452, ce qui suscite la jalousie du narrateur, amoureux de la jeune fille.

452 « Voici comment le grand-père à Brulette et la mère à Joseph demeuraient sous même chaume. La maison appartenait au vieux, et il en avait loué la plus petite moitié à cette femme veuve […]. Elle s’appelait Marie Picot, et était encore mariable, […] et se ressouvenait bien, dans son visage et dans sa taille, d’avoir été une très jolie femme. On la traitait encore, par-ci, par-là, de la belle Mariton, ce qui ne lui déplaisait point, car elle eût souhaité se rétablir 265

Dès cette première veillée on note la comparaison et l’assimilation du personnel du roman au monde naturel. Qu’il s’agisse des enfants campagnards qui « se traînent et se roulent volontiers comme des petits animaux » (MS : 63), des paysans, comparés à un « troupeau » (MS :

64), « ne sachant point lire, […] et ne pouvant retenir que de la manière dont les petits des oiseaux apprennent à chanter » (MS : 64), de Joseph, « têtu comme un mouton » (MS : 65), le bestiaire campagnard, les éléments cosmiques, ainsi que ceux du monde végétal marquent le système des portraits. Ce procédé traverse le récit tout en renvoyant à une profonde symbiose entre les personnages et la nature environnante, mais aussi au souci de l’auteur-interprète de rester fidèle à l’expérientiel du paysan qui façonne son langage. Dès cette première veillée,

Tiennet loue la beauté et l’intelligence de sa cousine, en notant aussi sa coquetterie, et souligne la singularité de Joseph, son peu de goût pour l’enseignement, sa distraction : « De ces cervelles fines, la plus fine était la petite Brulette, emmi453 les filles, et des plus épaisses, la plus épaisse paraissait celle de Joseph, emmi les garçons » (MS : 64-65). Nous reviendrons sur les premiers portraits de Joseph, qui exploitent le topos de l’artiste romantique, mélancolique et tourné vers l’intérieur, peu intéressé par les affaires de ce monde.

Ce synopsis de la généalogie et de la répétition du quotidien des protagonistes est interrompu par un récit de voyage de Tiennet et son père à une foire de village d’Orval. Le premier contact avec l’altérité, ce voyage où le narrateur rencontre une jeune fille et son père dans une forêt, constitue un micro récit annonçant un des thèmes principaux du roman, à savoir la confrontation et la fusion finale de deux terroirs, du Berri des plaines et de la forêt

en ménage ; mais n’ayant rien que son œil vif et son parler clair, elle s’estimait heureuse de ne pas payer gros pour sa locature, et d’avoir pour propriétaire et pour voisin un vieux homme juste et secourable, qui ne la tourmentait guère et l’assistait souvent » (MS : 62). 453 Parmi. 266

bourbonnaise, symbolisée par le mariage de quatre protagonistes, mais aussi par l’expression musicale de Joseph à la fin de son apprentissage qui réunira les éléments de la plaine et ceux de la forêt. À part un énorme plaisir qu’éprouve Tiennet à regarder la jeune fille, « comme on en sent devant toute chose belle, que ce soit fille ou femme, fleur ou fruit » (MS : 77), le premier portrait de celle-ci, qui n’est personne d’autre que sa future épouse et la sœur d’Huriel, accentue son aspect étrange, au physique (« ses cheveux noirs, débordant d’un petit bonnet en mode

étrangère ») et de comportement (son parler étrange). Or, à la question de Tiennet « mais de quel pays êtes vous donc, que vous parliez si drôlement tout à l’heure ? », la jeune fille répond « Je ne suis pas d’un pays. Je suis des bois, voilà tout. Et vous, de quel pays que vous êtes donc ? » (MS :

77). Et lui de rétorquer « […] si vous êtes des bois, je suis des blés [...] » (MS : 77). Cet ancrage du personnage dans le terroir qui établit des différences culturelles univoques a une double fonction : d’un côté il encadre l’arrière-plan topologique dans lequel évoluent les personnages et qui organisera leurs apprentissages respectifs, les barrières qu’ils devront surmonter : aux

Berrichons, paisibles et passifs, s’opposent les Bourbonnais, voyageurs, actifs et alertes. De l’autre, cette opposition sert de cadre qui souligne la mobilité de l’artiste, son appartenance à deux univers, la facilité avec laquelle il apprivoise les deux. Alors que le narrateur oublie cette rencontre, et trouve « petit à petit, de l’agrément à bêcher, planter et récolter » (MS : 79), une autre rencontre, plus décisive pour sa propre Bildung a lieu : celle d’Huriel, jeune Bourbonnais, muletier et maître sonneur qui se rend dans le Berry pour apporter une musette à Joseph.

Cependant, regardons de plus près les premiers portraits de Joseph.

Un enfant à part : contestation du topos romantique du génie solitaire

Comme l’a souligné très justement A. Szabo (2010), tout en avertissant contre une trop grande simplification de cette position, le personnage est souvent conçu dans l’œuvre de Sand, et ceci

267

depuis Indiana, comme « un vecteur privilégié d’idéologie » (44) ou comme « le représentant

“d’une idée qui circule dans l’air” » (44). Une de ces idées qui traversent le champ esthétique tout au long du XIXe siècle, comme nous l’avons noté dès notre introduction, est celle du statut exceptionnel du génie qui sous-tend ses qualités physiques, physiologiques, morales extraordinaires, voire son malaise ou, plus probablement, son malheur dans la société. Si le romantisme n’est pas à l’origine de cette vision – déjà le XVIIIe siècle fait la distinction entre

« la règle du poète » et « la règle du bonheur »454 – il l’a consacrée et en a décliné les avatars depuis le mal du siècle jusqu’au poète maudit de Paul Verlaine455 et bien au-delà. Or, Les maîtres sonneurs, qui est aussi un roman de famille, ne conteste pas complètement cette règle, mais il conteste une certaine complaisance romantique dans celle-ci. En réfléchissant sur la régénération du corps social et sur l’avènement d’un nouveau modèle communautaire dont l’idéal s’incarne dans les deux jeunes couples qui se forment sur les prémices d’un mutuel respect où les individus négocient les uns avec les autres, Sand démontre à travers le personnage de Joseph le caractère intenable du modèle artistique fondé sur le repli narcissique sur soi. En prônant la réintégration sociale de l’artiste, la romancière questionne ici la posture du génie qui, selon la topologie qui lui est propre à l’époque romantique, s’acheminerait toujours vers les hauteurs isolées, en s’éloignant du social456. Cette critique est d’autant plus manifeste que l’artiste n’est pas confronté dans ce texte, comme dans Pauline par exemple, à son ennemi suprême, le bourgeois, mais se

454 Comme le remarque J.-L. Diaz (2007), déjà à la deuxième moitié du XVIIIe siècle, « la distance commence à se croiser entre le “génie” et les hommes ordinaires. L’écrivain idéal n’est plus défini par des qualités intellectuelles ; mais, d’une part, par des traits psychophysiologiques, d’autre part par des qualités morales hors pair. À partir du Salon de 1767 de Diderot, “la règle du poète”, règle ontologique, est de “se jeter dans les extrêmes”. Ce qui le conduit au malheur. En revanche, “la règle du bonheur”, qui est celle du “vulgaire” consiste à garder en tout le juste milieu » (259). 455 La malédiction du poète est un thème qui traverse le discours romantique bien avant P. Verlaine. En 1831, (1950) écrit dans Stello : « […] du jour où il sut lire il fut Poète, et dès lors il appartint à la race toujours maudite par les puissances de la terre … » (654). 456 « Le génie, comme Michel Delon l’a montré, se définit bien par une topologie : “Il apparaît comme l’homme des sommets, de perspectives lointaines et des vues circulaires” » (Le Scanff, 2007 : 231). Nous verrons que la trajectoire de Joseph reproduit littéralement cette topologie des sommets. 268

trouve parmi les paysans, vivant très près de la nature et dont certains sont très sensibles à ses beautés et ses mystères.

Les tout premiers portraits de Joseph exploitent d’une manière assez convenue le topos romantique de l’artiste mélancolique, introspectif, faible de corps et trop absorbé dans son monde intérieur pour s’apercevoir de la réalité qui l’entoure. Perçu comme « trop paresseux pour se mettre l’instruction dans la tête » (MS : 64), ou « peu capable d’écouter et de se payer des choses qu’il n’entendait guère » (MS : 65), Joseph passe dans le village pour un simple d’esprit. En se référant à la doxa villageoise, le narrateur note que dans le langage des enfants, on l’appelait

« Joset l’ebervigé457 » (MS : 65). Son excentricité ressort d’autant plus que sa société, rurale, valorise, parfois un peu trop, le bon sens et la force (santé) physique et qu’elle explique tout écart normatif par des phénomènes fantastiques458. Le narrateur insiste à plusieurs reprises sur l’inaptitude de Joseph à manier les mots, son étonnement permanent459, le problème communicationnel qui, comme l’ont noté les critiques, annonce son pouvoir de s’exprimer par un autre système de signification, à savoir la musique460. Lui-même avouera à Brulette que « les mots ne se mettent point en ordre dans ma souvenance ; je n’y peux rien » (MS : 65).

Les portraits physiques et psychologiques suivants renforcent l’image de Joseph en tant que génie absorbé dans un autre monde et qui souffre dans celui-ci dans un contexte d’incompréhension. Comme les héros du mal du siècle, il se caractérise par sa tristesse, sa « chétive corporence » (MS : 65) et son caractère introverti. Ni sournois, ni aimable, il ne paraît jamais « bien réjoui, ni bien épeuré, ni bien content, ni bien fâché d’aucune chose qui

457 Souligné dans le texte. 458 « Ma grand-mère [explique le narrateur], qui est morte, et tu sais qu’elle se piquait de connaissances sur l’avenir, disait qu’il avait le malheur écrit sur la figure […] » (MS : 91). Brulette se souvient aussi de la sagesse de cette aïeule qui disait « que les yeux clairs, comme sont ceux de Joseph, voient les esprits et toutes choses cachées » (MS : 91-92). 459 Même la mère de Joseph affirme que son « Joset n’a point d’esprit. […] c’est tout de même une infirmité que d’avoir si peu de suite dans le raisonnement […] ce n’est point sa cervelle qui le nourrira […] » (MS : 68). 460 Voir par exemple l’analyse de David Powell dans While the Music Lasts (2001 : 121). 269

nous461 arrivait » (MS : 67). Dans les batailles, il « recevait les coups sans savoir les rendre, mais sans faire aucune plainte. On eût dit qu’il ne les sentait pas »462 (MS : 67). Evitant les

« amusettes » avec les autres, il se mettait de côté, et « ne disant mot, répondant hors propos, il avait l’air d’écouter ou de regarder quelque chose que les autres ne saisissaient point » (MS : 67), de sorte qu’il passait parmi ses amis pour ceux « qui voient le vent463 » (MS : 67). On constate une surdétermination de la différence par rapport à la norme qui passe par l’absentéisme psychologique et physique de Joseph : il ne dit rien, il n’entend rien, il ne ressent pas les coups, il ne voit rien464. Par ailleurs, il était ouvrier « très médiocre » (MS : 83), montrant très peu d’intérêt pour les travaux de la terre, ce qui le distancie davantage du quotidien des autres paysans. Or, l’éloignement physique des autres, son absence mentale, tout situe le personnage dès le début dans un ailleurs, celui du créateur qui se trouve dans une certaine proximité avec la création. N’écoutant pas l’autre, ne communiquant pas avec autrui, Joseph va vers son destin.

Cependant, bien que le champ lexical de l’anormal qui informe les portraits de Joseph dès les premières veillées communique bien le fait que ce repli sur soi constitue une maladie dans le contexte campagnard465, cette singularité ne constitue pas encore un jugement négatif au niveau global. Effectivement, nous constatons une double axiologie mise en place car, à travers ce portrait de l’extrême différence que représente Joseph dans le village, se tracent les contours d’un univers paysan, clos et conservateur, fondant ses savoirs sur un expérientiel assez limité (le berrichon ne voyage pas beaucoup comme le souligne Tiennet à plusieurs reprises) et sur un fond

461 Nous soulignons le pronom nous indiquant l’appartenance au groupe qui s’oppose au je exacerbé de Joseph. 462 À un moment où Tiennet et lui regardaient les images de dévotion, cadeau que le curé leur a fait comme le souvenir du sacrement « Joseph songeait d’autre chose, et les maniait sans les voir » (MS : 68). 463 Souligné dans le texte. 464 Ailleurs le narrateur note que ses yeux étaient « grands et clairs comme ceux d’une chouette et semblaient ne lui servir de rien » (MS : 84). 465 « On le jugeait malade» (MS : 83) ; Brulette, qui connaît son penchant pour la musique, parle de sa « lubie » (MS : 67), de « sa fantaisie » (MS : 88), ou encore de la « petite folleté [qu’il a] dans la tête depuis qu’il est au monde » (MS : 88). 270

de croyances au surnaturel dont abonde le folklore. Même lorsque Brulette, qui appartient à la liste des femmes extraordinaires de Sand, amplifie de manière redondante les évaluations négatives du narrateur en qualifiant Joseph d’« égoïste » (MS : 90)466, il faut noter qu’elle-même, ainsi que Tiennet, ont des défauts auxquels remédieront leurs apprentissages respectifs467.

Toutefois, insistons sur cet attribut du personnage, ainsi que sur le portrait très fin de cette maladie, esquissé par Brulette, qui nous fait croire que l’auteure a eu en tête un modèle précis468 :

Ne vois-tu pas comme il se laisse prévenir et obliger, sans avoir jamais l’idée d’en faire un remerciement ; comme le moindre oubli l’offense, comme la moindre plaisanterie le choque, comme il boude et souffre à toute chose qui ne serait point remarquée d’un autre, et comme il faut toujours mettre du sien dans l’amitié qu’on a pour lui, sans qu’il comprenne que ce n’est point son dû, mais le rendu qu’on fait à Dieu, pour l’amour du prochain ? (MS : 90-91).

À la différence des portraits moraux précédents qui accentuant l’écart de Joseph par rapport au code commun, Brulette, un autre point-valeur, émet ici un jugement moral négatif net en qualifiant Joseph d’égoïste. C’est surtout l’incongruité d’une telle posture artistique qui élimine le social, mais qui toutefois a besoin du social pour s’affirmer, comme nous le verrons dans une scène d’écoute où celui-ci cherche la reconnaissance de l’autre, qui ne cessera d’être amplifiée dans le récit.

Joseph : diable ou génie ?

Deux scènes importantes pour la phase de la manipulation et, par ailleurs, pour l’effet-valeur du roman, soulignent l’importance de l’autre pour toute création artistique que le romantisme

466 Tiennet, en bon conteur, explique que Brulette tient ce terme du curé. Lui-même, ne le connaissant pas, mais ne voulant pas l’admettre, s’imaginait qu’il s’agissait d’une « maladie mortelle ». Notons que dans une lettre à Flaubert, Sand affirme que « les artiste sont des enfants gâtés, et les meilleurs sont de grands égoïstes » (Corr. FS : 199). 467 Brulette est très coquette au début du récit, tandis que Tiennet souligne à plusieurs reprises son ignorance, sa naïveté et son adhésion acritique aux croyances qui informent son environnement. 468 Rappelons que ce récit est écrit après la rupture douloureuse avec Chopin. 271

parfois semble minimiser469. La première est celle où Tiennet entend pour la première fois Huriel jouer pour Joseph et se trouve incapable d’en apprécier la beauté, effrayé qu’il est autant par l’endroit où il se trouve – la forêt inconnue – que par la nouveauté choquante de cette musique.

En se focalisant sur soi-même, le narrateur (Tiennet) souligne de manière métonymique la fermeture du paysan berrichon, sa résistance à tout ce qui amène du changement dans son univers stable. Or, parti à la recherche de Joseph qui disparaît après avoir bu un peu durant une soirée où les autres s’amusent, Tiennet se trouve, à la nuit tombante, perdu dans une forêt voisine qu’il ne connaît pas470. La scène puise dans le registre fantastique, bien que la distance ironique que le narrateur maintient avec son soi d’autrefois produise quelques effets comiques. « La mauvaise heure et le mauvais endroit » (MS : 98) où il se trouve, une « masse noire » qu’il aperçoit et qui s’avère être le vieux chêne des légendes paysannes, « bourru, étêté » (MS : 98), tout épouvante le narrateur. Lorsque ainsi effrayé il entend « le son d’une musique », similaire à celui d’une cornemuse, « mais qui menait si grand bruit, qu’on eût dit d’un tonnerre » (MS : 99), l’inexplicable s’ajoute au surnaturel et à l’inconnu ponctuant cette aventure nocturne471, de sorte qu’au lieu d’être rassuré par ce signe de la présence humaine, Tiennet se sent « épeuré » comme un enfant et « enfroidi » d’une crainte qu’il n’arrive pas à dominer.

La nuit, la brume d’hiver, un tas de bruits qu’on entend dans les bois et qui sont autres que ceux de la plaine, un tas de folles histoires qu’on a entendu raconter, et qui vous reviennent dans la tête, enfin, l’idée qu’on est esseulé loin de son endroit ; il y a de quoi vous troubler l’esprit […] (MS : 99).

469 Pensons à Lamartine (1849 ; 1915) dans sa préface aux Méditations poétiques : « Je n’imitais plus personne, je m’exprimais moi-même pour moi-même » (365). Pensons aussi à l’exaltation de la solitude du créateur romantique dont nous parlerons davantage dans ce qui suit. 470 Insistant toujours sur la fixité des villageois, Tiennet ajoute : « Vous savez que, dans le pays d’ici, nous ne courons guère au loin, surtout ceux de nous qui se donnent au travail de la terre, et qui vivent autour des habitations comme les poussins alentour de la mue » (MS : 97). Notons que l’artiste se trouve à l’origine du déplacement de Tiennet, comme ce sera le cas pour ce qui est du grand voyage qu’il entreprend avec Brulette vers le Bourbonnais. 471 « Ce n’est pas pour quelques loups […] que j’aurais manqué de cœur, ni pour la rencontre de quelque chrétien malintentionné » (MS : 99). 272

Notons la finesse de cette description où le narrateur, encore naïf et peu cultivé, perdu dans un endroit peu rassurant – un lieu étrange et obscur, difficile à pénétrer, un lieu de défamiliarisation472 – accentue l’originalité de cette musique entièrement nouvelle pour lui.

Habitué qu’il est aux airs des cornemuseux de sa paroisse, Tiennet s’explique ceux qu’il vient d’entendre par la seule ressource dont il dispose : le diable. Or, « cette musique, dans un lieu si peu fréquenté473, [lui] parut endiablée. Elle chantait trop fort pour être naturelle, et surtout elle chantait un air si triste et si singulier, que ça ne ressemblait à aucun air connu sur la terre chrétienne »474 (MS : 99). Alors qu’un bruit de clochette commence à se faire entendre en même temps et que ces deux résonances venaient sur lui « comme pour [l]’empêcher d’avancer ou de reculer » (MS : 100), Tiennet, transi de peur, s’aperçoit d’un grand animal noir qui, faisant un bond, disparaît aussitôt. D’autres animaux semblables paraissent – le narrateur en voit « trente mille » (MS : 100) – se dirigeant tous vers la clochette et vers la musique. En commençant à avoir « des étincelles et des taches blanches dans la vue » (MS : 100), ne sentant plus ses jambes, le Berrichon s’élance vers le chêne, n’entendant et ne voyant plus rien et se demandant s’il n’a point rêvé « un sabbat de musique folle et de mauvaises bêtes » (MS : 100). Il se heurte contre une grosse racine et tombe en criant, sur quoi, reconnaissant sa voix, Joset lui répond étonné de le voir à une pareille heure et à un pareil endroit. Soulagé, Tiennet quittera en compagnie de

Joseph les ombrages des arbres, mais il ne peut pas s’empêcher d’examiner attentivement celui- ci, car il lui semble changé de taille et de figure : « Il me paraissait plus grand, portant plus haut

472 Comme la langue poétique qualifiée par Victor Chklovsky dans « L’art comme procédé » (2008) d’un lieu d’étrangisation ou d’une « langue difficile, complexifiée, encombrée d’obstacles » (44-45). 473 C’est la première figuration du topos de la nature sauvage comme lieu de prédilection où Joseph se cache pour cornemuser et à laquelle il sera assimilé par la suite. Pour rentrer au village, Tiennet se laisse guider par son ami qui ne prend pas les sentiers connus, mais coupe « à travers le fourré » (MS : 102). Et, le narrateur de constater : « On eût dit d’un lièvre au fait de tous les recoins, et il me mena si vite au gué de l’Igneraie, sans traverser le bourg des potiers, que je me crus arrivé par enchantement » (MS : 102). 474 C’est-à-dire dans le village de Tiennet. 273

la tête, marchant d’un pas plus vif, et parlant avec plus de hardiesse. Ça ne me rassura point, car toutes sortes de folies me traversèrent la remembrance » (MS : 101)475.

Si Tiennet avait questionné Joseph, il aurait appris qu’Huriel, muletier de son métier, mais aussi maître sonneur agréé, était de passage dans le Berry, qu’il jouait les airs bourbonnais pour Joseph et que les animaux noirs qu’il avait vus étaient ses mules. Cependant, entièrement fasciné par cet endroit sauvage et cette musique étrange, son angoisse ne le quitte qu’au moment où il retrouve son pays, alors qu’il éprouve une grande honte de ne pas l’avoir surmonté. Nous retrouvons ici un des premiers avatars de la nature sauvage et inhabitée, en tant que lieu de prédilection de Joseph, auquel il sera assimilé tout au long du récit, un lieu asocial, obscur et non civilisé où, comme nous le verrons selon les autres investissements qualificatifs de ce topos, la régénération du social, qui reste la grande question du roman, n’est pas possible.

C’est aussi durant cette première scène de l’écoute que l’image du diable, qui ponctue le récit, fait son apparition. Qu’il s’agisse de son évocation par les paysans devant tout ce qui est neuf ou inconnu, de son assimilation aux pratiques sociales néfastes, telles le mode de vie des muletiers, appelés « suppôts du diable », ou de la mise en scène des épreuves initiatiques dans la société des ménétriers de Carnat, le narrateur aura recours à l’imaginaire diabolique tout au long de sa chronique. Tout en informant l’écart ironique de l’auteur par rapport à la fermeture des paysans, ce thème romantique du pacte de l’artiste avec Satan nourrit surtout les portraits de

475 Au cours de nos recherches, nous avons pu constater un certain nombre de phénomènes récurrents dans le Künstlerroman de Sand (qu’il serait intéressant d’étudier plus en détail) dans les scènes où un spectateur se trouve en train d’observer un artiste qui regarde une œuvre d’art ou écoute un artiste jouer ou observe un artiste engagé d’une manière ou d’une autre avec une œuvre d’art et constate ensuite un agrandissement physique de celui-ci. Pensons par exemple au moment où Pierre Hugenin (Le compagnon du Tour de France) paraît à son père, durant sa contemplation d’un exemple exquis de l’art de la menuiserie, « plus grand de toute tête qu’à l’ordinaire » (73). Nous pouvons aussi citer l’embellissement de Consuelo, constaté souvent par ceux qui la regardent lorsqu’elle est en train de chanter. Nous retrouvons ce même motif encore une fois dans Les maîtres sonneurs lorsque Joseph joue pour la première fois pour Brulette et pour Tiennet le narrateur constate que « De chétif et pâlot, il paraissait grandi et amendé, comme je l’avais vu dans la forêt. Il avait de la mine ; ses yeux étaient dans sa tête comme deux rayons d’étoile, et quelqu’un qui l’aurait jugé le plus beau garçon du monde ne se serait point trompé sur le moment (MS : 119). 274

Joseph. D’ailleurs, la légende de Faust sert d’intertexte pour la construction du personnage qui

« s’est donné au diable » comme le note à un moment Tiennet et dont le don musical est constamment attribué aux pouvoirs occultes476. S’ajoutant aux premieres images du Joseph comme possédé, son assimilation à Faust constitue une évaluation, si l’on se souvient que l’auteure a fait en 1839 un résumé de la pièce goethéenne :

[…] Voici comment je résumerais Faust : - Le culte idolâtre de la nature déifiée (comme l’entendait le XVIIIe siècle), troublant un cerveau puissant jusqu’à le dégoûter de la condition humaine, et lui rendant impossible le sentiment des affections et des devoirs humains » (« Essai sur le drame fantastique : Goethe-Byron-Mickiewicz » : 76).

Comme le héros de Goethe, celui de Sand reste incapable d’affection envers l’autre et privé du sens du devoir qui caractérise les autres personnages.

L’autre et la révélation du génie

Pour couper court aux histoires fantastiques qui commencent à circuler à son sujet477, Brulette encourage le musicien à se confier à Tiennet. Conviant ce dernier à suspendre son jugement quant aux capacités de Joseph à « musiquer », elle affirme l’ignorance des villageois et la supériorité du jeune artiste qui, d’ailleurs, lui a appris à apprécier la musique du « vent qui causait dans les feuillages, et [de] l’eau qui grelottait au long des cailloux » (MS : 112). Une chanteuse talentueuse elle-même, Brulette explique que Joseph, bien que faible de sa voix, est très doué, mais qu’il lui manque un instrument « qui ait une voix en place de la sienne, et qui chante tout ce qui vient dans son idée. C’est pour avoir toujours manqué de cette voix d’emprunt, que notre gars a toujours été triste, ou songeur, ou comme ravi en lui-même » (MS : 109). Devant

476 Véret, le sabotier, le surprend une nuit en compagnie d’un « grand homme noir qui n’avait pas bonne mine » (MS : 104) et lorsque Joseph l’aborde, il passe en détournant la tête, « sachant qu’on ne doit point répondre aux choses de la nuit surtout à côté des mauvais arbres » (MS : 104). 477 « On s’imagina […] qu’il était de ceux qui marchent ou travaillent dans le sommeil […]» (MS : 104), on le tient pour « un loup-garou » (MS : 108). 275

le musicien soulagé d’entendre Brulette rendre ses propres pensées « compréhensibles »478 (MS :

109), celle-ci explique que la vérité de la chose est que « Joseph prétend inventer lui-même sa musique, et qu’il invente de vrai » (MS : 110). Toutefois, elle exhorte le jeune artiste de choisir un autre état en lui rappelant que la corporation des ménétriers consiste de gens méchants, se souciant surtout de leur profit et de leur renom et qui ne « s’accordent guère entre eux, mais qui s’entendent et se soutiennent pour ne point laisser pousser de nouvelles graines sur leur terres »

(MS : 112). En ce qui la concerne, ce sont des personnes vindicatives et jalouses qui seraient capables d’écraser l’esprit et même le corps du jeune musicien.

Cependant, c’est une chose de reconnaître et de comprendre le génie et une autre d’être touché par son art. Or, les trois jeunes se réunissent bientôt de nouveau afin que Brulette et

Tiennet jugent si la musique de Joseph vaudra la peine qu’il « soutienne la guerre pour l’amour d’elle » (MS : 113). Le décor est complètement différent de celui de la scène forestière. Les amis sont dans la maison de Tiennet avec un bon feu, une nuit de mai. Joseph « souffla dans sa flûte, l’œil tout en feu, et la figure comme embrasée par une fièvre» (MS : 116). Incapable de décrire fidèlement cette performance, le narrateur avoue avoir pris plaisir dans ces airs complètement différents de tout ce qu’il avait entendu jusqu’alors. Il remarque la facilité avec laquelle le flûtiste joua longtemps, ainsi que sa capacité à tirer « si grande sonnerie de son méchant roseau, que, dans des moments, on eût dit trois cornemuses jouant ensemble » (MS : 116). À d’autres moments, Joseph « faisait si doux qu’on entendait le grelet479 au-dedans de la maison et le rossignol au-dehors » (MS : 116). Toutefois, la grande question de l’utilité de l’art qui se pose à l’artiste romantique surgit ici lorsque le narrateur, créature d’habitude480, guidé surtout par le sens

478 Notons cette valorisation, au sein même du récit, de l’interprétation par l’autre (un connaisseur) pour la révélation d’un artiste. 479 Grillon 480 Il avoue ne pas savoir « si le diable y eût connu quelque chose ; tant qu’à moi, je n’y connus rien […] » (MS : 116). 276

pratique, constate que tout cela lui paraît « si mal ressemblant à ce que nous avons coutume d’entendre que ça me représentait un sabbat de fous » (MS : 116). Et Tiennet de conclure, ayant de nouveau recours aux images infernales : « voilà bien la musique enragée ! Où diantre prends- tu tout ça ? à quoi ça peut servir, et qu’est-ce que tu veux signifier par là ? » (MS : 116).

Toutefois, l’artiste souhaite surtout savoir réaction de Brulette, mais comme elle ne disait rien, Joseph, desesperée, feignait vouloir briser sa flûte, lorsqu’il s’aperçoit qu’elle était en train de pleurer. Notons que les larmes ont souvent dans le Künstlerroman sandien une fonction extrêmement laudative par rapport à l’œuvre d’art qui les suscite en ce qu’elles marquent, comme c’est le cas dans cette scène, un moment où la force de l’expérience esthétique dépasse le pouvoir expressif du langage ordinaire. Bien que Brulette se dise incapable de se prononcer sur ses pleurs – « Je ne m’en puis empêcher, voilà tout » (MS : 117) – interpellée plusieurs fois par le musicien qui veut savoir si c’est de compassion pour lui ou de contentement qu’elle pleure, la jeune fille essaie d’expliquer ses impressions. À la façon dont elle s’exprime, elle a éprouvé ce que Carole Talon Hugon (2004) appelle une émotion esthétique, genre d’expérience qui

« arrache la conscience à sa condition ordinaire »481. Cette excentricité par rapport à son réel se traduit chez la jeune fille par un moment privilégié où le passé et le présent se mêlent et où elle

éprouve « mille ressouvenances du temps passé » (MS : 117). Portée en compagnie du musicien

« par un grand vent qui nous promenait tantôt sur les blés mûrs, tantôt sur des herbes folles, tantôt sur les eaux courantes ; […] je voyais des prés, des bois, des fontaines, des pleins champs de fleurs et des pleins ciels d’oiseaux qui passaient dans les nuées » (MS : 117). Transportée à une époque révolue où elle et lui partageaient la même maison, elle voit la mère de celui-ci et son

481 La description de Sand correspond aux remarques de Carole Talon-Hugon (2004) selon laquelle « L’expérience de l’art arrache la conscience à sa condition ordinaire. L’émotion esthétique naît de ce que l’âme est affranchie de tout vouloir, par suite, de toute individualité et de toute la misère liée à l’individualité » (texte électronique, http://noesis.revues.org/index30.html#bodyftn8). 277

grand-père assis devant le feu, Joseph, à genoux, disait sa prière, tandis qu’elle se sentait

« comme endormie dans mon petit lit » (MS : 118). « J’ai vu encore la terre couverte de neige, et des saulnées remplies d’alouettes, et puis des nuits remplies d’étoiles filantes, et nous les regardions, assis tous deux sur un tertre, pendant que nos bêtes faisaient le petit bruit de tondre l’herbe […] » (MS : 118). En consacrant ainsi par la description sa songerie la virtuosité de

Joseph, elle ajoute avoir pleuré non « par chagrin mais par une secousse de mes esprits que je ne veux point t’expliquer du tout » (MS : 118). Comme ses larmes le signalent, l’émotion esthétique reste toujours en deçà et au-delà des paroles482.

Dans cette scène séminale, le génie de Joseph se concrétise pour la première fois par le biais de l’autre qui l’écoute. Comme très souvent chez Sand c’est la femme qui accouche l’âme de l’homme (cf. Edmée et Mauprat ; Nanon et Emilien). Dans cet acte de communication,

Brulette est la médiatrice qui révèle à Joseph son propre génie et lui fait prendre conscience de son agentivité en de son aptitude à composer. L’effet est transformatif et immédiat pour le musicien qui, rassuré et soulagé, reconnaît que c’est par elle qu’il sait qu’il n’est pas fou et

« qu’il y a une vérité dans ce qu’on entend comme dans ce qu’on voit » (MS : 118). Et, en regardant sa flûte :

[…] ça parle, ce méchant bout de roseau ; ça dit ce qu’on pense; ça montre comme avec les yeux ; ça raconte comme avec les mots ; ça aime comme avec le cœur ; ça vit, ça existe ! Et à présent, Joset le fou, Joset l’innocent, Joset l’ébervigé, tu peux bien retomber dans ton imbécillité ; tu es aussi fort, aussi savant, aussi heureux qu’un autre ! (MS : 118).

Dans le langage d’ Émile Benveniste483, c’est lors de cet échange dialogique avec Brulette que

Joseph arrive à dire je en s’appropriant toutes les ressources du langage musical. Toutefois cette réciprocité fondatrice de la subjectivité (artistique) que le narrateur souligne, sera vite oubliée par

482 Nous aimerions insister de nouveau ici sur la finesse avec laquelle Sand décrit à travers le roman l’expérience de l’art et sur la valorisation implicite de celle-ci, qui va à l’encontre d’une relative dévalorisation de l’artiste tel que Joseph l’incarne. 483 Cf. « De la subjectivité dans le langage », 1966. 278

celui-ci qui, en partant vers la forêt bourbonnaise, où « pousse » cette herbe sauvage qu’est la musique484, s’embarque à un voyage solitaire d’où les autres restent absents, même lorsqu’ils vivent à la proximité de l’artiste.

Nous parlerons davantage de la signification des déplacements topologiques de l’artiste vers la forêt qui, comme nous le constaterons, représente un lieu ambigu dans le système de valeurs du récit. Cependant, dans la première partie du roman, la forêt, en tant que lieu qui favorise le régime de l’invention individuelle et spontanée et s’oppose ainsi à la plaine, le régime de l’imitation, se trouve très positivement valorisée. Le lieu où l’individu est libre et libéré des conventions qui régissent la vie communautaire, elle facilite la proximité de l’artiste à la nature

(sauvage) – cette œuvre d’art suprême romantique. Bien que cette axiologie se trouve contestée par le narrateur au fur et à mesure que le récit progresse, à ce moment du récit elle justifie le départ tant soit peu brusque de Joseph de son pays natal. Celui-ci n’a-t-il pas toujours ressenti, sans pouvoir le verbaliser, l’ignorance des sonneurs de la plaine dont la musique sonne faux à ses oreilles. Ayant par Huriel, dont les airs le frappent comme « plus beaux que tous les nôtres »

(MS : 125), le pressentiment d’une expression musicale plus parfaite, il partira vers le

Bourbonnais, peu après avoir reçu sa musette, laissant derrière lui sa mère, ses amis, son pays, sans aucun regret. Quoiqu’il s’agisse de distances autres que celles parcourues par un Franz

Sternbald ou une Consuelo, son départ n’est pas moins, dans la logique du récit, celui vers un pays étranger, où auprès du grand bûcheux, le père d’Huriel et de Thérence, continuera son

éducation musicale et sa quête identitaire.

484 La musique qui est « une herbe sauvage […] ne pousse pas dans vos terres » (MS : 176) dira Huriel. 279

La Bildung du groupe : les premières rencontres

Si le dépaysement éprouvé par Tiennet, lorsqu’il entend pour la première fois la musique bourbonnaise, annonce déjà cette veine idéologique importante du roman qui est le besoin pour le paysan français d’apprendre à s’ouvrir à l’autre, l’antithèse topologique plaine/forêt devient après l’arrivée d’Huriel à Nohant, selon la notion de Roman Jakobson, la dominante structurant à la fois la Künstlerbildung de Joseph et la Bildung des autres protagonistes. Bien que le

Bourbonnais vienne en ami, apportant à Joseph sa première musette485, son apparition bascule le quotidien répétitif des protagonistes et provoque un nombre d’événements violents qui soulignent la différence entre les deux tempéraments. Son aspect physique d’un « homme

[…] noir de la tête aux pieds » (MS : 122) et sa figure toute noircie selon les usages de sa confrérie de muletiers486, choquent le narrateur qui, pour le décrire, a recours de nouveau à l’imaginaire diabolique487. Le personnage est présenté initialement comme conflictuel, violent, nocturne, peu respectueux de frontières, de propriété, de conventions, des droits ou des lois488. Il a des opinions fortes, querelleur il manque de civilité, bref, il incarne l’homme hobbesien qui, dans la situation de conflit ou de guerre où la civilité disparaît, revient à l’état de la nature489.

Toutefois, nous verrons qu’Huriel n’est pas ce qu’il paraît.

485 « C’est lui qui, voyant que, pour n’avoir pas l’argent suffisant, j’étais empêché d’acheter pareil instrument, s’est contenté d’une petite avance, et m’a fait celle du reste, me promettant de me rapporter l’instrument vers le temps où nous voici, et consentant à attendre ma commodité pour m’acquitter. Car cette chose-là coûte huit bonnes pistoles, voyez-vous, et c’est quasiment une année de ma peine » (MS : 125). 486 Le motif de la stérilité traverse le récit. Les descriptions de la confrérie des muletiers insistent sur leur exclusion des femmes, de la famille ou des enfants ; celle-ci est littéralement stérile comme des mules, le pilier de leur gagne- pain. 487 Alors que Joseph se remet à jouer, Tiennet entend « un sabbat enragé comme si deux cents bêtes folles galopaient à la fois […] la clochette clochait, les chiens jappaient, et la grosse voix de l’homme noir criait […] à moi, Clairin, encore, encore ! […] À toi, Louveteau, à toi, Satan !... vite, vite, en route ! » (MS : 123). 488 Cette même nuit les mules du Bourbonnais ravagent un champ d’avoine de Tiennet, alors que ce dernier, rentrant à la maison y trouve Huriel, entré sans permission, allumant sa pipe dans la cheminée. 489 « In such a condition there is no place for industry, because the fruit thereof is uncertain, and consequently no culture of the earth […] no knowledge of the force of the earth, no account of time, no arts, no letters, no society, and which is worse of all, continual fear and danger of violent death, and the life of man, solitary, poor, nasty, brutish and short » (Hobbes, 2002 : 195-96). 280

À l’encontre de Joseph qui, grâce à son ouverture d’esprit, mais aussi par la musique, noue instantanément amitié avec l’étranger, Tiennet devra apprendre à accepter la différence que celui-ci incarne. Une première occasion, après le combat à cause des dégâts provoqués aux terres de Tiennet par les mules de Huriel, est le long dialogue où les deux jeunes hommes confrontent leurs expériences du monde, profondément influencées par leur environnement. C’est après avoir entendu Tiennet chanter qu’Huriel affirme que les Berrichons ne savent pas « ce que c’est que chanter » (MS : 140), commençant ainsi une considération qui, de manière exemplaire, illustre la réflexion de Sand dans La vallée noire (1846) sur l’influence de l’environnement sur l’individu et sur le social490. Posant explicitement, ce que le narrateur a suggéré par l’entremise des

éléments musicaux, à savoir les différences idéologiques entre les deux terroirs, Huriel soutient que les airs des Berrichons sont fades et leur souffle, de même que leurs idées, « écourté ». Il les traite de « race de colimaçons, humant toujours le même vent » (MS : 140) se déplaçant du même au même, s’enfermant dans leur monde clos et exigu qui s’arrête aux grandes forêts. Là où le monde se termine pour le narrateur, il commence pour l’homme de la forêt ; un monde de la nature sauvage aucunement traversée de sentiers battus. Traité ironiquement de « pierre qui roule d’un sillon sur l'autre » (MS : 140), le Berrichon est peu curieux, chérissant son argent qu’il thésaurise comme un avare, ne sachant pas l’investir, faute d’imagination. À l’univers stable, sédentaire et clos de la plaine, vécu par les paysans cultivateurs suivant les cycles des saisons, façonnant leurs esprits, réglant et dictant leur comportement où le futur n’est qu’un passé reconduit, comme le dit si élégamment Mircea Eliade au sujet du temps mythique dans Le mythe de l’éternel retour, s’oppose le monde des êtres du changement, du voyage, de l’errance.

490 Dans ce livre à visée réaliste, Sand pose : « le sol ne communique-t-il pas à l’homme des instincts et une organisation analogue à ses propriétés essentielles ? La terre, et le bras et le cerveau de l’homme qui la cultive, ne réagissent-ils pas continuellement l’un sur l’autre ? » (cité dans la préf., MS : 28).

281

L’univers des gens de la forêt est sans frontières fixes ; ceux-ci s’arrêtent pour mieux partir,

évitent quand ils le peuvent le bourg, la ville, ne cultivant rien et exploitant la nature, ne sachant pas toujours ce que le lendemain apportera. Monde de l’imprévisible, de la liberté, de la rencontre inattendue, d’un futur autre que la répétition du passé mais d’un véritable à-venir, la forêt est aussi l’univers de la musique, comme l’affirme Huriel : « La musique est chez nous, elle n’est pas chez vous. Ton ami Joset l’a bien senti […] » (MS : 142). Ainsi, tout en asseyant les différences entre les deux terroirs, ce premier tête-à-tête du Berrichon et du Bourbonnais réitère de manière redondante l’importance de la forêt pour l’apprentissage de Joseph en contribuant ainsi à sa valorisation positive au sein du récit. Toutefois, le voyage que Tiennet lui-même entreprendra bientôt vers les régions boisées lui en révèlera un autre aspect, beaucoup moins positif.

Le Bourbonnais : topologie viatique et apprentissage (artistique)

Alors que Joseph disparaît et qu’un an passe sans ses nouvelles, à l’exception de deux lettres à sa mère signalant qu’il est dans le Bourbonnais, la narration se concentre sur les autres protagonistes et sur leur apprentissage. Insistons sur cette disparition et sur cette excentricité textuelle de celui qui est supposé être héros, faisant partie du système figuratif marquant le personnage où abondent les images de l’isolation ou de la nature sauvage. Cet écart textuel fait aussi que le lecteur ne connaît jamais le point de vue du héros (Joseph) concernant les lieux parcourus, à l’opposé du schéma caractéristique du Künstlerroman romantique et sandien

(Lettres d’un voyageur, Pauline, Consuelo) où le récit de voyage que fait celui-ci, ses propres descriptions de paysages ou ses jugements de ceux qu’il rencontre ouvrent au lecteur la porte à son monde intérieur en facilitant ainsi la compréhension du sens de sa Bildung. Cependant, puisque son apprentissage ne prend sens que par rapport à celui des autres, nous soulignerons plusieurs moments décisifs pour le programme narratif du groupe, d’autant plus que les 282

déplacements graduels de celui-ci contrastent avec les départs brusques de Joseph, valorisant l’évolution lente du paysan au profit d’une révolution violente.

Les deux visites d’Huriel à Nohant, après le départ de Joseph, sont l’occasion pour le narrateur d’esquisser de nouveaux portraits du Bourbonnais. Dans une scène antithétique par rapport à sa toute première apparition nocturne, celui-ci, endossant cette fois son identité de maître sonneur, régale le village entier avec sa musique491. Il confronte aussi le père Carnat, mécontent de voir un étranger cornemuser au lieu de son fils dont il veut faire son héritier malgré son peu de talent. La deuxième fois, Huriel se rend à Nohant pour apprendre aux autres la maladie de Joseph. Bien que Brulette lui plaise, fidèle au souvenir de son ami souffrant à qui il a promis d’amener la jeune fille dans le Bourbonnais, il maîtrise son désir et se met au service de celui dont le grand défaut restera justement l’incapacité de sortir de sa propre personne.

Commence ainsi le voyage de Brulette, de Tiennet en compagnie d’Huriel vers les forêts qui sera transformateur pour les trois. Au fur et à mesure que « le pays devenait sauvage » et que le narrateur s’attriste malgré lui en s’éloignant de son foyer, les trois amis passent par des

épreuves qui scellent leur amitié, ainsi que l’amour entre le Bourbonnais et la belle Berrichonne.

C’est le temps d’observation pour Tiennet qui trouve le pays « de plus en plus vilain » (MS :

192), déplorant que cette multitude d’herbes et de fleurs au parfum suave parsemant les côtes vertes ne pouvait « en rien amender le fourrage » (MS : 192). De même, malgré la splendeur des arbres, n’y voyant pas « de grandes moissons » (MS : 192), il n’est pas persuadé par le muletier louant la richesse et la beauté de ce pays, ses pâturages et ses fruits, et souhaite être chez lui, d’autant plus qu’il devient conscient de sa propre difficulté à naviguer ces chemins impraticables et inconnus.

491 Apparaissant sans le déguisement de sa confrérie, en habillements neufs et la figure propre, le Bourbonnais plaît à Brulette tandis qu’il paraît au narrateur « le plus bel homme que j’aie vu de ma vie » (MS : 154).

283

Huriel, par contre, peu soucieux de ses aises, se sent inspiré par cette nature déserte, toujours en métamorphose. À un moment où la pluie oblige le groupe de s’arrêter dans un lieu isolé et inconnu, il ne partage pas la détresse que cette situation précaire inspire à ses amis. Dieu est partout selon le Bourbonnais, qui trouve leur situation de « deux bons amis prêts à s’entraider » (MS : 194) en compagnie d’une fille charmante, consolante. Comblé par le sentiment d’être plus solide que le vent ou les tonnerres, Huriel sensibilise les autres à la musique de cet endroit, à l’orage qui gronde et aux courants d’eau qui chantent en s’engouffrant « dans les ravines et qui s’en vont sautant d’une racine sur l’autre, emportant les cailloux et laissant leur

écume aux tiges des fougères […] » (MS : 195). Contrairement aux bêtes qui s’attristent du mauvais temps, et des oiseaux qui se taisent, l’homme, moins en proie aux éléments, est capable de « conserver son cœur tranquille et allègre au milieu des batailles de l’air et du caprice des nuées. Lui seul, qui sait se préserver, par son raisonnement, de la peur et du danger, a le pouvoir et l’instinct de sentir ce qu’il y a de beau dans ce vacarme » (MS : 195)492. La valorisation par

Huriel de cet endroit inhabité et sauvage le valorise en retour, mettant en avant à la fois son calme et sa sensibilité artistique qui fait défaut aux Berrichons493. Remarquons pourtant l’énorme différence entre le traitement par le narrateur de ce paysage aux éléments sublimes et de celui d’Histoire d’un rêveur, qui révèle la prise de distance de la romancière à l’égard de l’imaginaire du premier romantisme. Alors que le voyageur d’Histoire d’un rêveur s’abandonne avec enthousiasme au chaos destructeur des éléments, Huriel se réjouit de son aptitude à dominer les caprices de la nature. L’imaginaire typique du sublime (l’orage qui gronde, le vent et les tonnerres, les batailles de l’air et les caprices de nuées) se superpose ici aux images de la

492 Comme le note avec justesse Yvon Le Scanff (2007), le paysage sublime est « le lieu d’une épreuve et l’expérience d’une qualification : seul le contemplateur capable de génie peut espérer dépasser l’accablement et surmonter l’effroi suscité par ces espaces infinis » (228). 493 Beaucoup moins à Brulette qu’à Tiennet. 284

solidité et de la tranquillité de l’être. Le paysage sublime d’où l’homme est évincé qui exerce une fascination sur l’artiste romantique est ici humanisé ; dans ce roman le juste n’est jamais seul.

Cependant, la forêt est aussi un lieu sauvage où règne la loi du plus fort. Pendant une halte où les trois amis s’apprêtent à passer la nuit, ils sont découverts par les muletiers arpentant ces terrains. Même Huriel, qui connaît bien ses confrères, trahit son inquiétude de les voir entourés par ces gens en qui Tiennet voit « une demi-douzaine de ces diables, tous plus affreux à voir les uns que les autres » (MS : 197). Le danger devient imminent lorsque les muletiers découvrent Brulette. Huriel a beau expliquer qu’il s’agit d’une amie qui lui était confiée et qui voyage afin de faire connaissance de sa famille. À son apostrophe qu’il faudrait les tuer tous les deux avant de lui faire une offense « même par parole » (MS : 200), le plus affronté de « ces forcenés » soutient, dans un discours qui fait bien valoir le côté menaçant de la nature sauvage :

« Si vous vous y faites tuer, tant pis pour vous ! Il ne manque pas de fosses par ici, pour enterrer deux imbéciles : et qu’on vienne les chercher ensuite ! Nous serons loin, et les arbres ni les pierres n’ont de langue pour raconter ce qu’ils ont vu ! » (MS : 200). La forêt est ici clairement représentée comme un locus horribilis494, lieu d’isolement où la culture disparaît et où l’homme vaut autant que sa force brute. Huriel réussit finalement à apaiser les muletiers et les trois amis arrivent sains et saufs dans le bas Bourbonnais, au grand étonnement de Tiennet, surpris de ne pas y voir « plus de raretés qu’il n’y en avait, et ne revenant pas de trouver que les arbres n’avaient pas la tête en bas et les racines en l’air » (MS : 207).

Le jeune muletier devra pourtant défendre l’honneur de Brulette une deuxième fois car, durant une fête, ce même harceleur, nommé Malzac, fait une nouvelle injure à la Berrichonne.

494 Comme le note Y. le Scanff (2007) « le lieu d’horreur est […] un espace purement et dangereusement naturel, anomique, anti-social : c’est un “univers de solitude” qui ignore la culture et l’ “univers des hommes” en groupes » (9). 285

Après un combat selon les codes de la confrérie, Huriel tue l’agresseur, sans le vouloir, avant d’aller se cacher lui-même dans la forêt495. Et Tiennet de constater, après s’être assuré que cette mort ne s’était point ébruitée – le scenario envisagé par ce même Malzac lors de leur première rencontre – une nouvelle différence des habitudes et du caractère des gens de la plaine, où « le bien et le mal se voient trop pour qu’on n’apprenne pas » (MS : 285), et ceux des forêts où « on sent qu’on peut échapper aux regards des hommes, et on ne s’en rapporte qu’au jugement de

Dieu ou de Diable, selon qu’on est bien ou mal intentionné »496 (MS : 285). Cette marginalité culturelle et juridique de la forêt qui relève encore de la féodalité, même si elle est en train de changer comme le constate le narrateur en notant l’influence de l’industrialisation sur la population forestière, leurs métiers qui sont en train de se perdre et leur mode de vie497, constitue clairement le contrepoids aux jugements valorisants d’Huriel. Nous ne pourrions pas comprendre le sens que prend dans ce récit l’assimilation de Joseph à la nature sauvage sans prendre en considération cette autre évaluation des bois.

Toutefois, si les différences régionales continuent à informer assez longtemps le regard que les protagonistes portent sur ce qui leur est inconnu, dès l’arrivée du groupe dans le Bourbonnais,

495 Tandis que Thérence explique à Brulette le changement de coutumes qui se fait ressentir de plus en plus : « […] si les gens de justice avaient l’éveil de quelque bataille, ils viendraient tout bousculer ici, et mêmement fouiller les personnes. Ils sont devenus très tracassiers depuis quelque temps, et voudraient nous faire renoncer à nos coutumes, qui se perdent bien assez d’elles-mêmes sans qu’ils y mettent la main » (MS : 266). 496 En notant qu’après cet événement les muletiers avaient quitté le pays sans encombre, et que Malzac, qui n’avait ni parents ni amis, fut oublié, Tiennet constate qu’un an ou deux pourraient passer « avant que la justice se tourmentât de ce qu’il était devenu, et encore était-elle bien capable de ne s’en enquérir jamais ; car, dans ce temps- là, il n’y avait pas grand’police en France, et un homme de peu pouvait disparaître sans qu’on y prît garde » (MS : 289). 497 « Dans les temps d’aujourd’hui, l’industrie des muletiers est en baisse et va à se perdre. Les forêts sont mieux percées, et il n’y a plus tant de ces endroits abominables pour les chevaux et les voitures, où le service des mulets est le seul possible. Le nombre des forges et usines qui consomment encore du charbon de bois est bien mandré, et on ne voit que peu de ces ouvriers-là dans nos pays. Il y en a cependant encore qui vont dans les grands bois de Cheure en Berry, ainsi que des fendeux et bûcheux du Bourbonnais ; mais, au temps dont je vous parle, et où les bois couvraient encore au moins la moitié de nos provinces, tous ces états étaient grandement recherchés et avantageux. Si bien qu’en une forêt, au temps de son exploitation, on trouvait toute une population de ces différents ordres, tant de l’endroit même que des endroits éloignés, qui avaient chacun leurs coutumes, leurs confréries, et, autant que possible, vivaient en bon accord les uns vis-à-vis des autres » (MS : 217).

286

une autre voix se substitue à celle de Tiennet pour assumer l’autorité énonciative. C’est la voix du grand bûcheux, dit le père Bastien, qui, en endossant le rôle de mentor à la fois auprès de

Joseph et des autres, façonnera leur apprentissage en les aidant à dépasser la vision réductrice qu’il ont de leurs habitats et d’eux-mêmes et à articuler une vision synthétique à partir de leurs diversités. D’ailleurs, à la fin de sa propre Bildung, Tiennet deviendra le père Etienne, la même conscience sage et paternelle et la voix énonciative, adossée par Sand. Le père d’Huriel et de

Thérence est, comme son fils, maître sonneur agréé bien qu’il ne vive pas de ce métier. C’est par amour pour sa femme décédée qu’il a quitté le métier de ménétrier et qu’il a choisi un moins mobile afin d’être avec sa famille. Ici, comme dans d’autres Künstlerromane analysés, on retrouve la valorisation de l’artiste qui n’est pas obstinément tourné vers un seul but, vers une seule vérité, vers un seul idéal498.

Leçons du grand bûcheux

Représentant une voix nationaliste au moment où ce terme n’est pas chargé de toutes les connotations qu’il prendra au XIXe siècle, célébrant la diversité des terroirs français mais non les distinctions discriminatoires entre ceux-ci, le grand bûcheux, à l’opposé d’Huriel dont les jugements de valeurs sont catégoriques, comprend bien la préférence de Tiennet pour son pays.

Le vieux musicien loue et trouve digne d’estime l’attachement des hommes à leur habitat, à la terre qui les nourrit. Selon celui-ci « tous les pays sont beaux […] du moment qu’ils sont nôtres

[…] » (MS : 218) et c’est une grâce du bon Dieu qui fait que même « les endroits tristes et pauvres » (MS : 218) prospèrent. En se référant aux expériences des autres « j’ai ouï dire à des gens qui ont voyagé au loin » (MS : 218), le grand bûcheux évoque des terres couvertes de neige

498 « Sache […] que j’aurais été quelque chose, si je m’étais donné tout entier et sans partage à la musique » (MS : 390) confie le grand bûcheux à Tiennet. 287

et de glace ou d’autres, ravagés par le feu sortant des montagnes, en notant que malgré ces conditions adverses :

[…] toujours on bâtissait de belles maisons sur ces montagnes endiablées, toujours on creusait des trous pour vivre sous ces glaces. On y aime, on s’y marie, on y danse, on y chante, on y dort, on y élève des enfants tout comme chez nous. Ne méprisons donc la famille et le logement de personne (MS : 218).

C’est l’aptitude de l’homme à bâtir et à cultiver, à continuer le social en fondant des familles, qui est valorisée. Au lieu de se concentrer sur les différences, comme l’a fait son fils, le grand bûcheux souligne les valeurs universelles et fondamentales que tous les hommes partagent, en louant l’ouverture d’esprit, l’acceptation et la compréhension. À une vision de la France fragmentée et fragmentaire qu’incarnent Tiennet et Huriel au début du récit, le père Bastien propose l’image d’une France enrichie par les différences culturelles et régionales.

Les leçons de musique qu’il donne à Joseph, tout en s’inspirant, elles aussi, des distinctions topologiques499, comportent une vision synthétique de deux habitats. Selon le père

Bastien, « la plaine chante en majeur et la montagne en mineur » (MS : 294) et si Joseph était resté dans son pays il aurait toujours eu des idées dans le mode clair et tranquille mais il n’aurait pas été un musicien complet. L’importance pour l’artiste du voyage formateur reste la constante du Künstlerroman de Sand. Plus tard dans le récit, le grand bûcheux soulignera l’aspect complexe de l’expression artistique de Joseph arrivée à sa maturation et enrichie justement par son séjour dans le Bourbonnais. Or, Joseph est marqué par les « deux natures bien remarquables », celle « de la plaine, où il est né, et qui lui donne des idées tranquilles, fortes et douces » et celle « de nos bois et de nos collines, qui s’est ouverte à son entendement et qui lui a donné des idées tendres, vives et sensibles » (MS : 389). Selon, le maître lui-même, Joseph sera,

499 La musique, selon ce dernier « a deux modes que les savants, […] appellent majeur et mineur » et que lui, s’inspirant du monde naturel, désigne de mode clair et mode trouble ou de mode de ciel bleu et mode de ciel gris ; ou encore, « mode de la force ou de la joie, et mode de la tristesse ou de la songerie » (MS : 293). 288

« pour ceux qui auront des oreilles pour entendre […] un vrai maître sonneur des anciens temps, un de ceux que les plus forts écoutent avec attention et qui commandent des changements à la coutume500» (MS : 389). Pourtant, Joseph ne remplira pas ce destin et reste le seul personnage parmi les protagonistes principaux qui ne réalise pas pleinement son potentiel humain. Sa prédilection pour et son assimilation à la nature sauvage nous aident à mieux comprendre la trajectoire du personnage qui reste jusqu’à la fin un solitaire.

Joseph : une nature sauvage

Nous remarquons que la formation de Joseph, tout en ayant le même cadre topologique que celle des quatre autres protagonistes, suit un autre mode et se construit comme un contrepoint à celle de Brulette, Tiennet, Huriel et Thérence. Ces derniers évoluent graduellement et apprennent à mieux apprécier l’autre en allant à sa rencontre, les uns surmontant l’immobilisme initial qui caractérise les paysans et les autres se fixant davantage et apprenant à mieux contrôler leurs passions. Par contre, les déplacements de Joseph sont brusques, on n’en connaît pas de détails à l’opposé, par exemple, du voyage de Tiennet et Brulette vers le Bourbonnais, dont chaque étape est narrée minutieusement. Quittant le Berry, Joseph ne figure plus dans plusieurs veillées pour réapparaître dans le Bourbonnais, changé radicalement, surtout au physique. « Malgré qu’il avait les joues creusées et la bouche pâle, il était devenu tout à fait joli homme […] » (MS : 210). À l’encontre des autres personnages on ne retrouve chez lui ni le même enracinement dans le terroir, ni la même volonté d’un apprentissage qui s’élaborerait dans et par les dialogues avec

500 À Tiennet qui loue la prouesse musicale d’Huriel, le grand bûcheux répond : « Mon fils Huriel a de l’esprit et du talent. Il a été reçu maître sonneur à dix-huit ans, et encore qu’il n’en fasse pas le métier, il en a la connaissance et la facilité ; mais il y a une grande différence […] entre ceux qui retiennent et ceux qui inventent : il y a ceux qui, avec des doigts légers et une mémoire juste, disent agréablement ce qu’on leur a enseigné ; mais il y a ceux qui ne se contentent d’aucune leçon et vont devant eux, cherchant des idées et faisant, à tous les musiciens à venir, le cadeau de leurs trouvailles. Or je te dis que Joseph est de ceux-là […] » (MS : 389).

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l’autre. Bien au contraire, sa vocation artistique, sa volonté de devenir grand musicien, sa soif de la gloire, le rendent très mobile et très peu impliqué dans la vie de ceux qui l’entourent.

Tout comme c’était le cas dans le Berry, plusieurs portraits successifs campés après l’arrivée du narrateur et de Brulette dans le Bourbonnais, accentuent surtout la différence physique et psychologique entre Joseph et ses nouveaux amis. Personnage plutôt christique501, ce dernier se caractérise par « ses cheveux fins [et] figure blême » ; il ressemble à un « ange du ciel » aux mains blanches car il n’avait point travaillé » (MS : 210). Ce n’est pas par hasard qu’à la page suivante, le premier portrait du grand bûcheux, le présente au travail, portant « un grand tablier de cuir, dont ses mains, usées au travail, ne différaient point pour la couleur et la dureté »

(MS : 211)502. Tandis que Tiennet se met rapidement à apprendre le métier du bûcheron auprès du père Bastien503, autant par curiosité de connaître ce qu’il ignore que par crainte de l’ennui, nous constatons que Joseph est resté indifférent à tout ce qui n’est pas la musique. Il le dit lui-même :

« Je n’ai qu’une force, c’est ma volonté d’être grand musicien, pour retirer ma mère avec moi et vivre honoré et recherché dans mon pays » (MS : 237).

L’apprenti réussira à devenir le grand musicien, avant tout grâce à son génie et sa volonté, mais aussi grâce au maître qu’il retrouve dans le personnage du grand bûcheux. Toutefois, il

échoue systématiquement à nouer des relations durables avec l’autre. Tout comme il a méconnu ses amis berrichons, même sa mère en la quittant sans dire mot, il méconnaît Huriel et Thérence et le grand bûcheux. Le caractère asocial du personnage et son individualisme farouche, soulignés dans les tout premiers portraits, dévalorisés à la fin, se lisent clairement à travers la

501 Bien que ce roman dévalorise clairement la posture artistique de Joseph, il garde une certaine ambiguïté concernant le statut de l’artiste dans le social, son rôle sacrificiel. 502 Et comme pour souligner davantage la différence entre Joseph et le vieux sonneur, le narrateur décrit en détail ses doigts « écrasés ou entaillés par maints accidents où ils ne s’étaient point épargnés semblaient des racines de buis toutes contournées de gros nœuds, et l’on eût dit qu’ils ne pouvaient plus faire service que de marteaux à casser la pierre » (MS : 211). 503 Thérence aussi profitera de son séjour dans la plaine pour apprendre comment élever les animaux domestiques. 290

topographie qui le désigne. Sa prédilection pour la nature sauvage, les lieux isolés est mise en valeur dès le début : durant son enfance dans le Berry, alors que les autres pensaient qu’il avait

« une amourette », il se cachait pour pouvoir cornemuser et Tiennet se souvient qu’on « eut beau le suivre et l’observer, jamais on ne le vit s’approcher d’un lieu habité, ni rencontrer une personne vivante » (MS : 103-4)504. S’il change dans le Bourbonnais et devient plus aimable, il n’en reste pas moins celui qui préfère la musique à tout autre être. Brulette le ressent très bien lorsqu’elle note, après la longue séparation, qu’il n’a jamais été sociable ou aimable avant de venir dans la forêt ; « il vivait si retiré en lui-même ». Toutefois, elle reste convaincue qu’elle aurait toujours joué un rôle secondaire pour lui, car une rivale aurait toujours son cœur « et cette maîtresse qu’il préférera à sa propre femme, […] c’est la musique » (MS : 242). Ainsi, le caractère solitaire du personnage s’apparente à et nourrit un autre motif qui traverse le

Künstlerroman romantique, celui de l’incompatibilité de l’artiste et de la vie de couple505. Le grand bûcheux qui connaît bien le caractère de Joseph réitérera plus tard dans le récit ce jugement en posant que celui-ci ne saurait jamais « rendre une femme heureuse, et que, partant, il ne serait jamais heureux lui-même avec une femme, à moins qu’elle ne fût remplie d’orgueil à cause de lui. Car Joseph, il faut bien le reconnaître, n’a pas tant besoin d’amitié que d’encouragement ou de louange » (MS : 392).

Or, l’aspect valorisant qu’un Rousseau ou un Senancour assignent au génie sensible qui, en fuyant la corruption sociale, se refugie dans un paysage sauvage (et sublime)506 est radicalement

504 Bien après, de retour en Berry, après s’être brouillé avec ses amis, Joseph en marchant sur le chemin de Nohant, s’arrête « au bord du Lajon, qui est un petit étang sur une brande déserte. L’endroit est triste et n’a, pour tout ombrage, que quelques mauvais arbres mal nourris en terre maigre; mais le marécage foisonne de plantes sauvages […] » (MS : 408). 505 Souvenons-nous de Balzac de La maison du chat-qui-pelote (1830, 1976) : « […] que les gens à talent restent chez eux et ne se marient pas » (83). 506 Comme le rappelle justement Y. le Scanff, au sujet de l’équivalence établie par Senancour entre nature et génie : « L’homme génial est tout simplement celui qui retrouve sa nature, la nature libre, indépendante et sauvage : “la vie indépendante, qui seule est vraiment naturelle convient seule aux esprits étendus” » (227). 291

remis en cause dans ce récit. La nature sauvage et la nature morale (restée) sauvage de Joseph se reflètent l’une dans l’autre pour informer la critique du régime de singularité en tant que régime du vrai artiste tellement valorisé par le romantisme. À plusieurs reprises, le narrateur fait contraste entre la répétition de mêmes schémas comportementaux de Joseph (le non apprentissage) et la maturation progressive du quatuor. Tout comme son départ du Berry, la façon dont le musicien une fois guéri après l’arrivée de ses amis quitte le Bourbonnais souligne son échec à former des attaches avec ses hôtes, le peu d’importance qu’il attribue à l’affection de

Thérence et aux soins qu’elle lui a proférés. Une fois de nouveau dans le Berry, Joseph le quitte à son tour malgré les reproches de ses amis, en avouant y être venu uniquement « pour quitter le bois d’Alleu, qui [lui] était tourné en déplaisance » (MS : 313). Tandis qu’il est de nouveau mis à l’écart du récit qui se concentre sur le petit Charlot, un présumé orphelin que le moine Nicolas a confié à Brulette, on sera informé de ses aléas par d’autres personnages507, avant qu’il n’apparaisse de nouveau dans le Berry où Thérence, Huriel et le grand bûcheux se sont installés pour un travail saisonnier. Alors que l’apprentissage des autres a déjà porté fruits – Huriel a changé d’état afin de pouvoir prétendre épouser Brulette ; cette dernière, coquette jadis, a fait l’apprentissage de la maternité avec le petit Charlot508 ; Tiennet a guéri de son amour pour

Brulette et Thérence de celui pour Joseph – le lecteur apprend que le jeune musicien reste capricieux, impulsif et dépourvu de l’altruisme qui caractérise les autres. Toujours sillonnant les forêts en quête du perfectionnement de son art musical, Joseph décide sur un caprice, au moment où il devait recevoir sa maîtrise du côté des Ausances, de tout quitter pour rentrer dans le Berry afin de courtiser de nouveau Brulette. Souvenons-nous pourtant qu’il avait déclaré à Huriel qu’il

507 « […] toujours sérieux et comme recueilli en lui-même » (MS : 350) Joseph est, comme le rapporte Thérence à Brulette, passé dans la forêt de Montaigu où le grand bûcheux l’aide à devenir maître sonneur. 508 Soulignons avec Rosemary Llyod (1994) la mise en avant par la romancière du fait que « not all women have natural maternal gifts » (xiv). Comme nous l’avons noté, une étude qui serait plus centrée sur le Bildungsroman au féminin sandien ne pourrait pas passer sous silence ce récit et l’apprentissage de Brulette, qui est selon certains critiques le personnage central du roman. 292

y renonce et qu’il a demandé en mariage la sœur de ce dernier. Jamais le musicien ne réussit à transcender sa propre personnalité509 ; il a « un cœur dur » (MS : 407) et comme les forêts sauvages et incultes qu’il a parcourues, il reste profondément asocial, n’arrivant à communiquer autrement que par la musique. Si dans plusieurs scènes après son retour à Nohant le lecteur pourra mesurer sa métamorphose extraordinaire de Joset ebervigé en musicien hors pair510, sa maîtrise musicale reste insuffisante pour lui garantir une quelconque insertion dans le social ou pour l’approcher de Brulette. C’est de nouveau cette dernière, intervenant à un autre moment critique du destin du musicien, qui profère un jugement concrétisant l’effet valeur du texte.

Privilégiant la tendresse à « une si rude fierté » ou « un beau savoir », elle affirme avoir pardonné à Joseph qui l’a vexée à plusieurs reprises dans ses accès de jalousie et qui a même violenté le petit Charlot, pensant qu’il était son enfant. Toutefois, elle reconnaît ne pas avoir la pitié aussi profonde que le lui réclame le musicien :

[…] c’est parce que je lui connais une consolation dont mon oubli ne le privera point : c’est l’estime que les autres et lui-même feront de ses talents. Si Joseph n’y tenait pas plus qu’à l’amitié, il n’aurait pas la langue muette et l’œil sec devant les reproches de l’amitié. On ne sait bien demander que ce dont on a grand besoin (MS : 422).

L’apprentissage de Joseph reste une Künstlerbildung dans le sens strict de l’acquisition d’un savoir-faire musical, sans jamais devenir un apprentissage psychologique et émotionnel qu’accomplissent les autres. Comme au début du récit, Joseph reste égoïste, valorisant la gloire un peu trop pour être capable de s’ouvrir à l’autre. Effectivement, c’est à la recherche de la gloire seule qu’il se met après le rejet final par Brulette. Cependant, comme le narrateur n’omet pas à le

509 Souvenons-nous, par exemple, de l’abnégation d’Huriel qui, alors qu’il était amoureux de Brulette a amené la jeune fille dans le Bourbonnais pour la réunir avec Joseph malade. 510 En reprenant une chanson, composée par le grand bûcheux, Joseph la joue de sorte qu’elle dit tout ce qu’il ne réussit pas à verbaliser ; tantôt elle semble « soupirer et prier d’une manière si tendre » (MS : 415) en inspirant la compassion, tantôt, jouée sur un ton plus vif, elle paraissait « une chanson de reproche et de commandement […] » (MS : 414-15).

293

démontrer par la suite, même la gloire se négocie dans une société donnée et Joseph n’a pas acquis la sagesse nécessaire pour s’imposer à une société hostile aux changements.

Dans cette dernière partie de la trajectoire de Joseph, qui est aussi sa dernière occasion de trouver une place dans le social, le point de vue du narrateur change de nouveau. Si ce dernier dévalorise systématiquement à travers le personnage de Joseph, l’éloignement de l’artiste

(romantique) du grand corps social, il critique non moins violemment les pratiques sociales néfastes, en exposant les loci sociaux où se perpétuent de manière acritique et répétitive les vieilles traditions, nocives à la fois à l’épanouissement du génie et aux changements sociaux.

Comme dans Pauline, la singularité de l’artiste et son écart par rapport à la norme rendent manifestes les mécanismes d’une société népotiste qui fait tout pour barrer le passage au génie.

La forêt sauvage des muletiers n’est pas le seul locus horribilis du récit, les plaines du Berry en possèdent d’autres, bien autrement terribles et Joseph en fera l’expérience dans un combat presque fatal où il sera de nouveau assisté par ses amis qu’il a méconnus.

Négocier le génie

Tandis que, durant leurs peregrinations, les deux autres protagonistes principaux passent par des

épreuves initiatiques pour gagner l’amour511, le voyage formateur de Joseph aboutit au rite initiatique organisé en vue de la reconnaissance sociale de son génie. Une fois dans le Berry, après avoir précipité, sans le vouloir, l’alliance entre Huriel et Brulette, le jeune musicien cherche à intégrer la société des ménétriers de son pays. Voulant recevoir la maîtrise, il réclame le concours au moment même où le fils Carnat devait être reçu dans la corporation desservant

511 Il faudrait analyser plus en détail le schéma initiatique qui marque les Bildungen masculines dans ce roman, notamment leur transformation par la perte du sang, car tous les trois protagonistes passent par des épreuves et des combats où ils saignent beaucoup, Huriel dans son combat avec Malzac, Tiennet et Joseph dans la scène « d’initiation » de ce dernier à la société des ménétriers de son pays. 294

cent cinquante paroisses512. Bien que les cornemuseux du Berry ne puissent pas le refuser ouvertement, ils feront tout pour l’empêcher d’intégrer leur groupe.

Le concours ouvert a lieu dans l’auberge du Bœuf couronné où le fils Carnat et Joseph jouent devant le jury et devant les paysans. Se présentant d’un air fier et regardant « comme en pitié ceux qui allaient l’écouter » (MS : 445) Joseph, tel un paysage sublime, déplaît par son « air de hauteur » tandis, qu’au début, sa musique cause « plus de peur que de plaisir » (MS : 445).

Toutefois, le jeune artiste est vite applaudi par les connaisseurs autant pour son savoir-faire technique que pour l’originalité de ses airs « d’une beauté sans pareille » (MS : 446). Alors que les juges gardent l’air impénétrable, la reconnaissance lui vient par la voix d’une des femmes les plus âgées du village, la mère Bline de la Breuille, qui affirme sa supériorité par rapport à ceux qui le jugent : « on parlera de lui dans deux cents ans d’ici et tous vos noms seront oubliés […] »

(MS : 446). Sa performance reste pourtant entachée par ses manières hautaines, son dédain à la fois pour le fils Carnat qui a sonné très mal et pour les arbitres513. Cependant, ceux-ci, après une première délibération à laquelle participent le père Bastien et Huriel514, reçoivent Joseph maître sonneur de première classe à condition qu’il se soumette à un rite initiatique où il doit prouver d’une part ses connaissances du « catéchisme de musique » (MS : 459) et de l’autre son respect pour les secrets du métier.

512 « Il s’est trouvé que le fils Carnat devait être reçu en la place de son père, qui se retire du métier, par la corporation, aujourd’hui même, si bien que Joseph vient là troubler une chose qui ne devait pas être contestée, et qui était promise et assurée d’avance » (MS : 439). 513 Joseph considère les conditions et les épreuves que lui impose la société de Carnat « de grandes sottises » sans aucune relation avec la musique « car je vous défierais bien de répondre, sur ce point, à aucune question que je pourrais vous faire. Par ainsi, celles que vous me prétendez adresser ne rouleront pas sur un sujet auquel vous êtes aussi étranger que les grenouilles d’un étang, et ne seront que sornettes de vieilles femmes » (MS : 459). 514Sachant la société de Carnat malintentionnée envers Joseph, le grand bûcheux et Huriel demandent à être reconnus comme juges, d’autant plus qu’ils détiennent la maîtrise. 295

L’initiation même, puisant dans l’imaginaire gothique515, commence à minuit dans des souterrains d’un vieux château, dont la description fait écho à l’Ancien Régime et la monarchie mourante. Les tests qualifiants par le combat et la renaissance à travers la perte du sang sont orchestrés par le père Carnat, le chef despotique de la société secrète, népotiste et patriarcale, prêt à tout pour se débarrasser de Joseph et assurer la place à son fils. Depuis le lieu de rendez- vous – la porte du cimetière – Joseph est mené les yeux bandés vers une cave où il doit tout d’abord soutenir une musique infernale avant d’affronter « un être abominable » (MS : 475) qui lui défend d’exercer le métier de cornemuseux avant « que tu ne m’aies vendu ton âme » (MS :

475). Le jeune musicien défie, avec mépris et sang-froid, son antagoniste et commence à se battre avec le démon en chair et en os, tandis que le narrateur, caché dans la pièce voisine, décrit la scène en termes de combat contre les abus du pouvoir et l’intimidation, contre l’ignorance, contre l’infamie spirituelle. Ce duel injuste et potentiellement mortel, car « le diable » a gardé bel et bien les armes tranchantes, tandis que Joseph n’a que ses poings, est interrompu par le père

Bastien qui dénonce la malhonnêteté des cornemuseux du Berry à peu près dans les mêmes termes qu’a utilisés l’évêque de Montluçon pour dénoncer la société des muletiers516. Il accuse les ménétriers d’être « de méchants maîtres, aussi traîtres que dénaturés » (MS : 477), haïssant

Joseph car ils le savent meilleur musicien qui leur sera préféré là où il se fait entendre. N’osant lui refuser la maîtrise « parce que tout le monde vous l’eût reproché comme une injustice trop criante » (MS : 478), ils essaient de « le dégoûter de pratiquer dans les paroisses dont vous avez fait usurpation, [en lui rendant] les épreuves si dures et si dangereuses qu’aucun de vous ne les

515 « J’entendis bien la chouette pleurer dans les donjons, et les couleuvres siffler dans l’eau noire du fossé ; mais ce fut tout. Les morts dormaient dans la terre, aussi tranquilles que des vivants dans leurs lits. Je pris courage pour grimper le talus et donner un coup d’œil dans le champ du repos » (MS : 464). 516 Il engage Huriel, afin d’apaiser « le mécontentement de Dieu […] à quitter la compagnie et la confrérie des muletiers, qui sont gens sans religion et dont les pratiques secrètes sont contraires aux lois du ciel et de la terre » (MS : 349).

296

aurait supportées si longtemps » (MS : 478). Le jugement négatif au sujet des sociétés secrètes, valorisées dans Consuelo, est confirmé par Huriel qui accuse, lui aussi, les cornemuseux du

Berry de vouloir tuer Joseph pour ensuite le jeter « en cette caverne d’oubli, où ont péri tant d’autres pauvres malheureux dont les ossements devraient se redresser pour vous reprocher d’être aussi méchants que vos anciens seigneurs » (MS : 478-479).

Après un combat sanglant où les amis de Joseph s’engagent contre les ménétriers du

Berry et après les négociations de part et d’autre, l’artiste défaillant, « ses mains déchirées et sa figure couverte de sang » (MS : 477), sera reçu maître sonneur. Tandis que celui-ci est soigné par sa mère, Tiennet, qui a aussi perdu dans le combat beaucoup de sang, le sera par Thérence qui lui sait gré de lui avoir tenu parole et d’avoir aidé son père et Huriel. Alors que le couple Thérence-

Tiennet se forme et que les triples noces se préparent, celles de Huriel et Brulette, de Tiennet et

Thérence ainsi que celles de Benoît et Mariton, Joseph partira, accompagné du grand bûcheux vers les forêts sauvages du Morvan. En apprenant l’alliance de sa mère et de Benoît, n’a-il pas proclamé être « libre de suivre ma destinée, qui n’est pas bien aimable, mais qui m’est trop bien marquée pour que je ne la préfère point à tout l’argent du commerce et à toutes les aises de la famille » (MS : 457).

La mort de l’artiste

Si nous nous rapportons à la fin des programmes narratifs respectifs, d’un côté celui du groupe, représenté par les deux couples qui se forment progressivement (Huriel et Brulette, Tiennet et

Thérence) et, de l’autre, celui de Joseph, l’artiste de génie solitaire, nous remarquons que les couples trouvent l’amour et l’épanouissement fondant des familles et s’établissant, symboliquement, à un endroit à mi-chemin entre la plaine et la forêt. Joseph, l’artiste individualiste, meurt dans un bourg étranger où il est parti jouer après être reçu maître sonneur dans son village. Reproduisant assez littéralement la topophilie des héros romantiques, c’est-à- 297

dire en montant toujours vers les hauteurs où règne la nature sauvage (du Berry, il monte dans le

Bourbonnais, puis dans le haut Bourbonnais, pour finir dans les montagnes « sauvages » du

Morvan), il reste le seul personnage sans progéniture. Nous noterons bien que les familles

(Huriel-forêt, Brulette-plaine et Tiennet-plaine, Thérence-forêt) constituent un syncrétisme de tempéraments et de terroirs contraires où chacun s’accommode à la nature complémentaire de l’autre pour fonder un ordre nouveau qui favorise et continue le social. Le récit finit dans un locus amoenus, un paradis d’amour, de la fertilité, de l’harmonie, du respect et de la régénération lorsque Brulette et Tiennet décident d’abandonner le locus tolerabilis de la plaine, le lieu du mimétisme, de la répétition, du confort et de la conformité.

Paradoxalement, celui dont la sensibilité extrême se trouve à l’origine de l’apprentissage des autres trouve une mort violente dans des conditions mystérieuses. Le récit de sa fin fait par le grand bûcheux qui a suivi le jeune artiste dans sa vie de musicien ambulant, reprend de nouveau le motif de la nature sauvage. Joseph devenait « pour tout ce qui tenait de la musique […] chaque jour plus hautain et plus farouche » (MS : 494). Après avoir offensé les sonneurs qui le recevaient dans les montagnes sauvages du Morvan, le musicien passe la nuit à la belle étoile. Le lendemain matin quand le maître descend dans le bourg, il apprend que l’on avait ramassé une musette brisée au bord d’un fossé. Reconnaissant la musette de son apprenti, il se rend au lieu où on l’avait trouvé, casse la glace et trouve son corps gelé au fond. Fin mystérieuse car le corps ne portait aucune trace de violence. Il cherche en vain les auteurs présumés de sa mort avant de conclure : « C’est un endroit sauvage où les gens de justice craignent le paysan, et où le paysan ne craint que le diable » (MS : 495) qui apparaît de nouveau dans cette variation finale sur Faust.

Ils croient fermement en ce pays, ce que l’on croit un peu dans celui-ci, à savoir : qu’on ne peut devenir musicien sans vendre son âme à l’enfer, et qu’un jour ou l’autre, Satan arrache la musette des mains du sonneur et la lui brise sur le dos, ce qui l’égare, le rend fou et le pousse à se détruire (MS : 495-96).

298

À cette fin violente de l’artiste dont la mort, comme la vie, restent tributaires dans l’imaginaire paysan des forces occultes, s’oppose le mariage des quatre jeunes protagonistes qui a été précédé, ici comme dans Consuelo, par un long voyage formateur des hommes et des femmes.

« No man is an island517 »

Profondément traversé par l’Histoire, Sand reste un des écrivains du XIXe siècle français qui veut aussi avoir un impact sur l’Histoire. Bien que les dates ne jouent pas un rôle important pour la logique temporelle de son récit, qui est situé très précisément dans le temps et qui raconte la fin d’une époque (l’Ancien Régime), Les maîtres sonneurs, par le choix et le traitement des personnages, surtout par le traitement de l’artiste et des topoi romantiques liés à cette figure, peut

être compris comme un récit sur la fin du romantisme français, vécue par Sand au début des années 1850518. C’est tout au moins une réflexion sur le changement du paradigme socio-culturel après la révolution de 1848 qui concerne, entre autres, le rôle et le mode de vie de l’artiste dans la société. Or, une des grandes questions que Sand se pose suite à l’échec révolutionnaire est celle d’une régénération éventuelle du social. Une société meilleure et plus juste est-elle encore possible, par quelles voies pourrait-elle s’établir ; quel est le rôle éventuel de l’artiste dans l’avènement de celle-ci ? Une des réponses mises en avant par ce roman, censé être apolitique selon le contrat, est positive ; le progrès est encore possible, mais il se situe à l’échelle de la famille, régénérée et fondée sur la réciprocité et la reconnaissance de l’égalité sociale des hommes et des femmes. Tel est le sens de l’apprentissage des quatre protagonistes qui, à la fin de

517 « No man is an Iland, intire of it selfe; every man is a piece of the Continent, a part of the maine ; if a Clod bee washed away by the Sea, Europe is the lesse, as well as if a Promontorie were, as well as any Mannor of thy friends or of thine own were; any mans death diminishes me, because I am involved in Mankinde; And therefore never send to know for whom the bell tolls; it tolls for thee » (Donne, 1923 : 98). 518 Cela ne veut pas dire que Sand elle-même cesse d’être une romantique. D’ailleurs plus qu’à Joseph, la romancière s’identifie au grand bûcheux qui, à la fin du roman, après une vie de voyages et du travail dur, déclare qu’il serait content de se fixer et « de faire pousser le blé, de ne plus abattre le beaux ombrages du bon Dieu, et de composer mes petites chansons à l’ancienne mode, le soir, sur ma porte, au milieu des miens, sans aller boire le vin des autres et sans faire de jaloux » (MS : 497). Effectivement, malgré le réalisme qui s’impose, l’écrivaine continuera à composer ses « petites chansons à l’ancienne mode ». 299

leurs trajectoires, fondent les familles et enfantent. Sand, comme Michelet à cette époque519, oppose le régime de la singularité au régime de la communauté, d’où le rejet du modèle artistique romantique, tel qu’il est représenté par Joseph, resté dans sa vie comme dans son art, stérile. Si, comme dans les Künstlerromane antérieurs, l’artiste représente un idéal rêvé comme le démontre la valorisation de la quête par Joseph d’une musique pure et naturelle, celui-ci représente aussi ce qui est impossible dans ce récit. Cette impossibilité se trouve dans le fait que la musique parfaite qu’il cherche s’avère incommunicable, donc n’a aucun impact sur (son) le social. Ainsi, la mort violente et l’apprentissage raté de l’artiste, rarissime pour ce qui est du Künstlerroman de Sand, correspondent à ce moment particulier de la carrière de la romancière où elle fait le deuil de ses propres rêves, écroulés après 1848, sur ce que l’artiste peut faire dans et pour le social. Au caractère contestataire de Consuelo et au grand mythe de l’Artiste qu’il prône, s’oppose Les maîtres sonneurs en tant que tentative de négociation avec le social, avec le patriarcat, une tentative de rapprochement de l’artiste et du réel, incarné dans le roman par les quatre personnages principaux.

Notre analyse a démontré que les paysages fortement axiologisés ainsi que la topologie qui marque les apprentissages des protagonistes, participent dans ce récit d’une poétique du personnage qui vise, d’un côté, à souligner l’importance de l’interpénétration de deux tempéraments distincts (plaine/forêt) et, de l’autre, à soumettre à un examen critique le régime de singularité en tant que seul modus operandi et modus vivendi du créateur. Clairement dévalorisée

à la fin, l’éloignement du personnage du social est directement lié à sa mort. Fixé sur la musique seule, incapable de s’ouvrir à l’autre ou de s’intégrer à la collectivité qui fonde le social, Joseph

519 « Indifférentes, comme nous sommes à la patrie et au monde, ni citoyens, ni philanthropes, nous n’avons guère qu’une chose par laquelle nous prétendions échapper à l’égoïsme ; ce sont les liens de famille » (Michelet, 1946 : 213).

300

disparaît dans la force de l’âge, solitaire, immobile, sans à-venir ou progéniture durable, pris dans les bras stériles de l’hiver. Tel qu’en lui même enfin la nature le change. Son apprentissage, borné à l’acquisition du savoir-faire musical ne devient jamais la Bildung de la personne entière, tellement valorisée dans la poétique sandienne. En tant que lecteur contemporain, nous admirons le regard très peu dogmatique de la romancière sur la figure de l’artiste, qui, comme nous avons pu le démontrer dans notre étude reste un de ses idéaux, en tout cas la figure dont le point de vue elle adopte souvent pour contester le système de valeurs de son époque. Nous ne pouvons qu’admirer aussi la modernité de Sand et la vitalité de sa réflexion politique, qui à travers sa critique du topos romantique de la nature sauvage anticipe les grands débats contemporains autour de la notion de « Wilderness »520 qui s’avère une des notions clés dans le courant de l’écocritique. En tant que réflexion sur la position de l’artiste dans le monde, Sand qui a toujours rejeté la séparation de celui-ci et du grand fond commun de la vie organique521, rejette dans ce roman une fois pour toutes la séparation l’artiste et le corps social ; pour elle la nature et la nature humaine se reflètent et s’abreuvent l’une dans l’autre, la maison première, l’oikos, de l’artiste est celle faite de et par ses semblables.

520 Voir par exemple le chapitre 4 consacré à cette notion dans le livre Ecocriticism de Greg Garrard (2012). 521 « Mais n’y a-t-il pas beaucoup de l’oiseau dans l’artiste, et ne faut-il pas aussi que l’homme boive un peu à cette coupe de la vie commune à tous les êtres pour être complet et mener à bien le trésor de son intelligence ? » (C : 474).

301

CONCLUSION

« Il n’y a qu’une vérité dans l’art, le beau ; qu’une vérité dans la morale, le bien ; qu’une vérité dans la politique, le juste. Mais dès que vous voulez faire de chacun le cadre d’où vous prétendez exclure tout ce qui, selon vous, n’est pas juste, bien et beau, vous arrivez à rétrécir ou à déformer tellement l’image de l’idéal, que vous vous trouvez fatalement et bien heureusement à peu près seul de votre avis. Le cadre de la vérité est plus vaste, toujours plus vaste qu’aucun de nous ne peut se l’imaginer » (HMV, t. II : 251).

George Sand continue, bien après Les maîtres sonneurs, à écrire des Künstlerromane ; citons

Adriani (1854), qui sonde une fois de plus le pouvoir consolateur de la musique, La Daniella

(1857), où le roman de l’artiste et le commentaire politique coexistent dans une symbiose fine et originale, L’homme de neige (1859), le récit de formation d’un montreur de marionnettes (un hommage à Goethe ?) qui, durant sa trajectoire, fait révéler à un avocat ses propres talents artistiques522, Elle et lui (1859), Antonia (1863), Pierre qui roule et Le beau Laurence (1870).

Plusieurs contes de Contes d’une grand-mère, publiés entre 1873-1876, mettent en scène l’artiste et son apprentissage (L’orgue du Titan, Le château de Pictordu) et explorent la relation entre le fantastique informant les mondes imaginaires propres à l’enfance et la découverte de la vocation artistique. Histoire de ma vie523, ce récit de vie d’une artiste en pleine possession de son identité, est conçue comme un « voyage dans le monde abstrait de l’intelligence et du sentiment » (HMV, t. I : 9) où le parcours artistique de la romancière est privilégié par rapport aux détails de sa vie intime524. Sand s’éteint, comme nous l’avons noté dans l’introduction, alors qu’elle est en train de

522 « M. Rollinat le père, malgré sa théorie sur l’éducation classique, était artiste de la tête aux pieds, comme le sont au reste, tous les avocats un peu éminents », dira Sand dans Histoire de ma vie (t. II : 122). 523 Publiée en 1855, mais dont la rédaction commence en 1847. 524 « Encore une fois donc, amateurs de scandale, fermez mon livre dès la première page, il n’est pas fait pour vous » (HMV, t. I : 15), Sand avertit le lecteur de son autobiographie. 302

rédiger Albine, son dernier Künstlerinroman qui met en scène une fois de plus une femme qui se donne en spectacle525, cette fois-ci une danseuse.

Cette quantité seule aurait suffi pour placer la romancière parmi les auteurs incontournables pour quiconque s’intéresserait à l’évolution et aux avatars français de ce genre romantique, relativement jeune lorsqu’elle y laisse son empreinte526. Cependant, c’est surtout sa qualité, son originalité, la variété des formes qu’il prend, l’ampleur des débats qu’il suscite, les axiologies provocatrices qu’il propose qui dotent le Künstlerroman sandien de valeur littéraire, socioculturelle et historique à la fois. Marqué par l’esprit de contestation, mais aussi par la volonté de dialogue qui se reflète au niveau formel, notamment dans une riche intertextualité, celui-ci remuera inlassablement les tabous esthétiques et socioculturels en ouvrant des voies à des réflexions novatrices sur les clichés fatigués de l’artiste romantique. La romancière, tout en puisant dans un fonds d’images et de scénographies auctoriales propres au romantisme, y instaure de nouvelles hiérarchies qui déstabilisent la suprématie de l’artiste masculin (dont l’accès à l’exemplarité et à la représentation se voit usurpé par l’artiste héroïne), ainsi que les rapports très codifiés à l’époque entre l’artiste et l’artisan, la création originale et l’interprétation, l’Art (consacré) et l’art populaire. Ciblant souvent des préjugés concernant des artistes, son

Künstlerroman munit ceux-ci de respectabilité sociale et de légitimité artistique, comme c’est le cas des actrices, dont la position est encore fragile au XIXe siècle, dans Pauline ou dans

Consuelo. En valorisant la diversité des manifestations des pratiques créatrices, la romancière relativise également l’ascendant de certaines postures artistiques – notamment celle liée à une ascèse complète en vue d’un idéal esthétique, dont elle démontre les revers, souvent matérialisés dans l’insensibilité envers l’autre ou dans l’égoïsme. Refusant de s’enfermer dans une seule

525 Albine se dit elle-même « une ballerine condamnée à vivre à peu près nue sous les regards du public » (Al : 44). 526 Elle n’y suffit pourtant pas et beaucoup de chercheurs qui s’intéressent au Künstlerroman passent sous silence la contribution sandienne. 303

vérité ou d’établir une théorie sur l’artiste, ses Künstlerromane, qui cherchent plus qu’ils ne prêchent, font montre de l’importance du travail et de la discipline pour la pratique créatrice, mais aussi, comme le fera Sand dans une lettre à Flaubert, des bénéfices dont profitent leurs créations lorsque les artistes se laissent entraîner à « la vie pour la vie »527.

En commençant cette thèse – dont l’écriture était en soi un Bildungsroman, un processus d’apprentissage bien au-delà de l’acquisition des connaissances littéraires, ceux sur le XIXe siècle français et sur l’œuvre de George Sand, ou encore ceux, techniques, concernant la composition même d’un tel travail – nous nous sommes proposé de mieux cerner la relation entre la figuration de l’artiste dans l’œuvre romanesque de l’auteure et la représentation de soi en artiste, telle qu’elle est configurée dans Lettres d’un voyageur et Histoire de ma vie. D’un côté, le discours sur soi sandien trouvait dans la figure de l’artiste un moyen de contourner maintes conventions traditionnellement imposées aux femmes quant à la prise de parole dans l’espace public. De l’autre, la décision de parler de soi en artiste signalait une restriction ou une retenue par rapport au discours intime, comme le démontrent par exemple le recours à la figure de médiation du voyageur dans Lettres d’un voyageur, ou la critique, dans l’Histoire de ma vie, des

Confessions de Rousseau qui feraient la part trop grande ou trop belle à l’intime. En prenant soin d’éviter des analogies faciles entre ses personnages féminins fictifs (d’artiste) et la romancière elle-même, qui a fréquemment protesté de son vivant contre un tel amalgame souvent opéré par une certaine critique, notre étude se proposait par ailleurs de mieux comprendre à quel point le mode romanesque exonérait Sand de telles restrictions. Comment sa propre position de marginalité culturelle influençait-elle la représentation des artistes dans ses romans ? À quel

527 Sand écrit : « Je voudrais, pour qu’une lettre de causerie te remplaçât un de nos soupers, que je regrette aussi, moi, et qui seraient si bons ici avec toi. Si tu n’étais un cul de plomb qui ne te laisses pas entraîner à la vie pour la vie » (Corr. FS : 166). Cette formule, qui suggère clairement, comme l’a noté Alphonse Jacobs, celle de l’art pour l’art, est soulignée dans le texte. 304

point les quêtes artistiques figurées dans ces récits étaient-elles différentes de celles mises en scène par ses célèbres confrères, à quel point participaient-elles à l’affirmation et à la valorisation de l’identité auctoriale féminine ?

Une première difficulté pour notre projet était, à part l’ampleur de l’œuvre de Sand – ce grand fleuve d’Amérique528 – par rapport à laquelle il fallait situer son roman de l’artiste, l’abondance de textes mêmes que l’on pourrait qualifier de Künstlerroman ou de

Künstlerbildungsroman. L’envergure de deux récits autobiographiques, très distincts eux-mêmes, car représentatifs de deux phases bien différentes dans le parcours intime et auctorial de la romancière, posait l’autre difficulté, non moins grande. Or, nous avons dû renoncer dans le cadre de cette thèse à l’exhaustivité, et nous avons opté pour une étude centrée sur le Künstlerroman, d’autant plus que nous avons constaté l’absence de recherches sur celui-ci dans les études sandiennes. Alors que, comme nous l’avons noté dans l’introduction, des analyses du personnage de l’artiste dans son œuvre existaient, la spécificité des Künstlerromane particuliers, leur distance par rapport aux normes génériques et esthétiques qui étaient en train de se constituer ou par rapport aux thèmes dominants, n’a pas généralement suscité beaucoup d’intérêt de la part des chercheurs. Ces romans méritaient selon nous d’être pris en charge individuellement, au-delà des avatars du personnage de l’artiste qu’ils mettaient en scène, car ils constituent des univers poétiques et de valeurs particuliers et qu’ils occupent une position distincte, de dialogue, dans la production romanesque de l’époque.

En ce qui concerne le choix des romans mêmes, nous avons retenu ceux qui, selon nous, exemplifient l’originalité de Sand et l’écart critique qu’elle opère par rapport à certaines tendances romantiques (même si cela a signifié renoncer à la variété étonnante de types d’artistes

528 Nous faisons référence à la célèbre formule de Flaubert dans son correspondance avec Sand, reprise comme sous- titre du livre de B. Didier : George Sand écrivain. « Un grand fleuve d’Amérique ». 305

représentés dans ses récits). L’inclusion de Lettres d’un voyageur dans notre corpus, bien qu’elle puisse paraître problématique au premier coup d’œil vu le caractère hétéroclite du recueil et son aspect formel, nous paraissait cruciale, non seulement à cause de la place centrale qu’y occupe le personnage de l’artiste-voyageur, mais aussi à cause de l’importance de ce texte pour ce qui est de l’élaboration d’un certain fonds d’images et d’une certaine poétique qui marquera le roman

(de l’artiste) de Sand529. D’ailleurs, l’aspect fictif (romanesque) du voyageur sur lequel insiste l’auteure à plusieurs reprises, au point d’en faire un argument fort sur la différence entre ce récit et Histoire de ma vie530, paraissait autoriser le rapprochement entre cet ouvrage et un

Künstlerroman. Ce choix s’est avéré juste, car, comme nous avons bien pu le constater, ce récit de jeunesse, s’organisant autour de la notion de voyage (centrale pour le Bildungsroman), brouillant la distinction entre le référentiel et le fictif, déclinant au fil des lettres les différentes facettes de l’identité du « voyageur problématique »531, articule une première Künstlerinbildung réussie dans l’œuvre de l’auteure et constitue ainsi une matrice cruciale pour des représentations de l’apprentissage au féminin chez la romancière. Le déguisement de l’héroïne, tout en signalant que ce voyage ne va pas de soi, mais aussi sa volonté de l’affirmation identitaire et artistique, inscrite dans les missives, lui permettent de cumuler des expériences directes, des rencontres et de faire montre de ses jugements sur les questions esthétiques, politiques ou sociales. Se trouve ainsi configurée une formation que tout oppose à celle, toute spirituelle, d’une Belle Âme ou à ce qui constitue, à l’époque, la norme pour l’apprentissage féminin. Une telle lecture de Lettres d’un

529 Voir le deuxième chapitre de George Sand écrivain de romans (1997) de N. Mozet, sous-titré « Les Lettres d’un voyageur comme poétique » où celle-ci qualifie le récit sandien d’un « petit traité de poétique, plus libre et plus développé qu’un texte préfaciel ou simplement épistolaire » (27). 530 Alors que le voyageur était « une sorte de fiction » (HMV : 7), Histoire de ma vie ne relève point, si l’on croit Sand, de procédés artistiques. : « Je ne fais point ici un ouvrage d’art, je m’en défends même, car ces choses ne valent que par la spontanéité et l’abandon, et je ne voudrais pas raconter ma vie comme un roman. La forme emporterait le fond » (HMV : 13). 531 Le voyageur parle à tour de rôle comme femme amoureuse (des trois premières lettres), amie, mère, critique, amateur de musique, artiste et écrivaine. 306

voyageur conteste en même temps la position critique selon laquelle la Bildung au féminin n’est pas possible au XIXe siècle532. Bien que nous puissions nous demander si Sand construit tout à fait intentionnellement un ouvrage correspondant aux définitions actuelles du roman de l’artiste, ou encore du roman du poète533 – même si l’on oublie la discontinuité que lui confèrent les lettres, ou peut-être à cause de celle-ci – il n’en reste pas moins que ce texte original reste exemplaire pour comprendre les enjeux de la (Künstler)bildung au féminin chez la romancière et dans un contexte historique et social donné.

En analysant au cours de cette étude plusieurs ouvrages emblématiques, nous nous sommes interrogés par ailleurs sur la poétique des valeurs qui s’élabore dans le Künstlerroman de George Sand et sur les différences qui existent entre celle-ci et les discours esthétiques, mythologiques et sociopolitiques concernant la figure de l’artiste dans le hors-texte sandien.

Comme pour toute sa génération, ainsi que pour celle qui la précède et qui lui succède, l’artiste est dans l’œuvre de Sand un « mot-valeur »534, un titre auquel on aspire, comme le fait le voyageur des Lettres, un qualificatif dont la romancière gratifie les êtres exceptionnels (ou ceux qu’elle aime)535, un idéal. Selon cette vision, l’art est une vocation, l’accomplissement d’un destin pour celui qui, comme Consuelo, porte en soi le feu sacré, et donc une profession (de foi), l’objet d’un culte. Très proche de cette vision, on observe celle de l’art en tant que voie vers la connaissance de soi, moyen de comprendre et d’exprimer une sensibilité singulière, dont la manifestation devient pour la romancière, ainsi que selon certaines prémisses idéologiques du

532 Voir l’introduction où nous analysons le discours théorique contemporain sur le Bildungsroman au féminin, notamment les ouvrages de R. Felski, de E. Abel, M. Hirsch, E. Langland, ou de E. Kleinbord Labovitz. 533 Ce dernier se distingue, entre autres, selon Bessière et Pageaux (1995) par son caractère inclassable et par la valorisation du rôle de l’écriture dans la formation qu’elle est en train de capter (1995 : 41). Ils ajoutent : « Le roman […] suppose la totale transformation, recréation, de la vie du poète en de multiples vies. Transmutation totale d’une vie en faveur des masques (personae) quasi parfaits : le romancier n’a d’autre vie que celle des masques qu’il a créés » (41). Les Lettres d’un voyageur correspond bien à toutes ces qualifications. 534 J-L. Diaz, 1986 : 9. 535 Sont qualifiés d’artistes dans l’Histoire de ma vie sa mère, son père, son fils, son ami Rollinat, le père de celui-ci, etc. 307

Bildungsroman et romantiques, le devoir envers les autres536. Sand même est née artiste, elle le souligne à plusieurs reprises dans ses récits autobiographiques ; son éducation singulière et inaccessible à beaucoup de femmes de son époque a fait éclore le talent, son travail assidu a consacré le génie. Mais, elle est aussi une artiste et une auteure dans un contexte historique particulier et n’hésitera pas à opérer un certain nombre d’écarts par rapport à la vision romantique de l’art comme expérience essentiellement autotélique. En premier lieu, en insistant, comme beaucoup de romantiques, sur le caractère androgyne de l’esprit créateur, son

Künstlerroman valorise l’affirmation de l’identité artistique d’une femme, à savoir rend possible la représentation dans la culture de la Bildung au féminin – la grande originalité de Sand dont les héroïnes (le voyageur, Laurence, Consuelo) pavent la voie aux quêtes identitaires modernes au féminin.

Cette inflexion opérée au sein du genre en suscitera d’autres et son roman de l’artiste se fera le lieu de considérations concernant la relation complexe entre le régime vocationnel de l’art et le régime professionnel. Si elle n’est pas la première femme à avoir vécu de sa plume (on songe à Christine Pisan), le lien qu’elle instaure et problématise dans ses écrits entre la création artistique et l’autonomie individuelle demeure le topos rémanent de son Künstlerroman, important non seulement pour des femmes, mais pour toute une gamme de personnages, notamment des gens du peuple et des démunis qui en sont souvent les héros. Or, tout en mettant en avant la vision de l’Art en tant que culte et vocation537, Sand n’hésitera pas à conjuguer avec celle de l’art comme une profession dans le sens moderne (là, il s’approche de l’artisanat), comme un métier et un gagne-pain, voire une voie vers l’indépendance. À l’époque du sacre de

536 Voir la note 26 du deuxième chapitre, à savoir une citation de l’Histoire de ma vie où Sand critique ceux qui « végètent sans se connaître » et dont l’existence reste ainsi « incomplète et moralement inféconde pour le reste des hommes » (HMV, t. I : 9). 537 La première partie de Consuelo illustre bien cette tendance. 308

l’artiste et de la sacralisation de son activité, visant dorénavant essentiellement le beau538 et dont le sens technique (technè) est en train de s’étioler irrémédiablement, cette attitude est décidément iconoclaste et contribuera à une mise à l’écart de la romancière par rapport au canon littéraire.

Qui plus est, le sens de cette position a été profondément obscurci, le geste contestateur de Sand réduit à un aspect purement utilitaire qui lui est pourtant étranger. Notons cependant que cette mise en analogie entre la pratique artistique et l’indépendance, ainsi que ses nombreux avatars, tels le lien entre l’indépendance financière et intellectuelle, celui entre l’écriture et l’affirmation identitaire, restent prégnants pour des générations de femmes à venir. Ainsi, la revendication, en

1929, par Virginia Woolf de la « chambre à soi », ou l’intérêt aigu actuel des écrivaines pour le

Bildungsroman, genre qui correspond le plus, selon R. Felski, aux préoccupations féministes modernes539.

D’autres configurations de relations hiérarchiques dans son Künstlerroman vont à l’encontre à la fois de ce qui deviendra l’idéologie esthétique dominante (la théorie spéculative de l’Art540) et du récit typique de l’apprentissage artistique, tel qu’il se constituera au XIXe et au

XXe siècles. Sand élaborera une vision non exclusive de l’activité créatrice et du champ artistique, fondée non sur la valorisation de l’Art en tant qu’activité sacralisée et ainsi séparée irrémédiablement du quotidien, mais sur celle des pratiques artistiques différentes dont elle capte inlassablement la richesse singulière et multiforme. Tout en étant sensible aux hiérarchies inter-

538 Cette orientation est évidente, par exemple, chez un des plus grands poètes du romantisme anglais, John Keats (1795-1821), qui dans son poème « Ode sur une urne grecque » écrit : « Beauté c’est Vérité, Vérité c’est Beauté. Voilà tout / ce que vous savez sur terre, tout ce qu’il vous faut savoir. » La beauté ainsi comprise pour Sand n’est pas la seule vérité car la relation entre le vécu et l’idéal est autrement complexe, comme le suggère la citation en exergue. 539 « Perhaps the genre which is most clearly identified with contemporary feminist writing is the narrative of female self-discovery, in which access to self-knowledge is seen to require an explicit refusal of the heterosexual romance plot, the framework which has traditionally defined the meaning and direction of women’s lives. Thematizing gender as the central problem for women attempting to reconcile individual and social demands, the contemporary narrative of female development exemplifies an appropriation and reworking of established literary genres such as the Bildungsroman » (Felski, 1989: 122). 540 Voir notre introduction sur ce concept mis en avant par J-M. Schaeffer, et développé notamment dans son livre L’art de l’âge moderne. L’esthétique et la philosophie de l’art du XVIIIe siècle à nos jours. 309

artistiques et à celles qui structurent par conséquent les relations entre les acteurs du champ créateur541, elle n’accentue pas les rapports de supériorité ou d’infériorité des expressions/pratiques artistiques, mais leur participation commune à une expérience créatrice et esthétique. À l’instar de Schaeffer (1992) de nos jours posant que toute « quête essentialiste est dépourvue de sens [car] l’art n’est pas un objet doté d’une essence interne ; comme tout objet intentionnel il est (devient) ce que les hommes en font – et ils en font les choses les plus diverses » (15), Sand plaide inlassablement dans ses romans et dans ses textes critiques pour la diversité des voies créatrices542. Ainsi, à part des héros/héroïnes qui correspondent à l’image romantique du génie « bigger than life » telle Consuelo, l’auteure témoigne d’un intérêt soutenu envers des artistes obscures, des talents parfois voilés, mais vrais et consciencieux, occupant les seconds rangs, des peintres de fleurs (Antonia), des montreurs de marionnettes, des seconda donne, telle Cécilia Boccaferri du Château des Désertes, dont le rôle à l’intérieur d’une œuvre musicale se trouve crucial, comme le narrateur prend soin de le souligner543. Notons au passage

541 Dans un dialogue avec Haydn, Consuelo pose la supériorité du compositeur par rapport à l’interprète : « Courage, Beppo ! tu es un artiste distingué, et tu peux être un grand compositeur, si tu travailles. Tu as des idées, cela est certain. Avec des idées et de la science, on peut beaucoup. […] Mais ne songe plus aux coulisses ; ta place est ailleurs, et ton bâton de commandement est ta plume. Tu ne dois pas obéir, mais imposer. Quand on peut être l’âme de l’œuvre, comment songe-t-on à se ranger parmi les machines ? (C : 542). 542 Dans son article « Le réalisme » (1857), elle note : « Quand ils [les réalistes] ont raillé le style de certains maîtres et le point de vue réaliste en général, ils ont soulevé une question que ni eux ni personne ne pourra résoudre, et cette question, la voici : doit-on dorer et diamanter le style, ou doit-on le laisser aller à l’imprévu et à l’entrain négligeant de la conversation ? On ne peut répondre qu’en passant à côté de toute théorie. Je crois, pour ma part, que l’on doit dorer et diamanter quand on sait le faire et quand on le fait bien ; de même, on doit être simple quand on sait l’être, et l’un n’est pas plus facile que l’autre. » (QAL : 218). 543 « J’ai toujours fait grand cas des talents qui se respectent et qui se tiennent, sans aigreur, sans dégoût et sans folle ambition, à la place que le jugement public leur assigne. La signora Boccaferri est un de ces talents purs et modestes qui n’ont pas besoin de bruit et de couronnes pour se maintenir dans la bonne voie. Son organe manque d’éclat, mais son chant ne manque jamais d’ampleur. […] Beaucoup de prime donne fort en vogue n’ont pas plus de plénitude ou de fraîcheur dans le gosier […]. Elles appellent alors à leur aide l’artifice au lieu de l’art, c’est-à-dire le mensonge. Elles se créent une voix factice, une méthode personnelle, qui consiste à sauver toutes les parties défectueuses de leur registre pour ne faire valoir que certaines notes criées, chevrotées, sanglotées, étouffées, qu’elles ont à leur service » (CD : 862-63). Ou encore : « […] je sens qu’elle remplit, non pas seulement le théâtre de sa présence, mais qu’elle pénètre et anime l’opéra de son intelligence. Je nie également que le défaut de plénitude de son organe en exclue le charme. D’abord ce n’est pas une voix malade, c’est une voix délicate, de même que la beauté de Mlle Boccaferri n’est pas une beauté flétrie, mais une beauté voilée. Cette beauté suave, cette voix douce, ne sont pas faites pour les sens toujours un peu grossiers du public ; mais l’artiste qui les comprend devine des trésors de vérité 310

que plusieurs de ses écrits sont consacrés à la gravure, (certains passages de l’Histoire de ma vie aux graveurs tels Luigi Calamatta), à la commedia dell’arte, aux poètes populaires, aux jardiniers paysagistes.

En ce qui concerne le roman de l’artiste typique, celui-ci dans son développement narratif emblématique exige, comme l’a souligné M. Beebe (1964), « that the hero test and reject the claims of love and life, of God, home, and country, until nothing is left but his true self and his consecration as artist » (6). Comme nous avons pu le noter en analysant les axiologies mises en place dans les romans, ni Francesco, ni Porpora, et surtout pas Joseph, incarnant l’artiste romantique dont la trajectoire est déterminée par un tel mouvement visant essentiellement le

Beau (qui mène vers l’isolement)544, n’arrivent à une consécration désirée, ni même à une conscience personnelle d’avoir atteint un moment idéal dans leur art. Ce que l’on pourrait lire comme l’échec final de Consuelo est dû justement à sa volonté de ne pas trancher, de ne pas morceler sa personnalité entre son être artiste et être femme. Or, la vocation artistique chez Sand sous-entend, certes, une sensibilité envers la beauté, mais aussi celle envers le Bien, une sympathie envers l’autre, et la recherche d’un idéal qui ne se limite pas au seul champ esthétique, ce dont Laurence, Valerio ou Consuelo font preuve. Les artistes sandiens partagent la volonté de vivre mieux avec l’autre et la croyance au rôle actif de l’art parmi les discours qui façonnent le débat public moderne et les sociétés issues de grandes révolutions, comme notre étude de

Consuelo l’a mis en lumière.

sous cette expression contenue, où l’âme tient plus encore qu’elle ne promet et ne s’épuise jamais, parce qu’elle ne se prodigue point » (CD : 864). 544 Une analogie existe dans les trois récits entre leurs quêtes et leurs désirs de gloire, toujours dévalorisés par l’autorité énonciative. 311

Connaissant très bien le champ artistique de son époque, ainsi que les plus grands artistes, la romancière, dont la pratique scripturale a été souvent assimilée à l’idéalisation (de ses personnages, des rapports entre ceux-ci), résiste aux représentations idéalisées du créateur romantique qui marquent l’imaginaire populaire de son époque et celui de nos jours. Très consciente de la difficulté où se trouve l’artiste au XIXe siècle qui, comme l’a noté Pierre

Bourdieu (1975) au sujet de Flaubert, « travaille à inventer cette nouvelle manière de vivre la condition bourgeoise qui définit l’artiste et l’intellectuel moderne tout en reconnaissant encore assez d’axiomes implicites du style de vie bourgeois pour songer à en imposer la reconnaissance

[…] » (69), ainsi que du paradoxe de l’Art lorsqu’il devient illisible pour le peuple, Sand cherchera une troisième voie pour son artiste, entre le sacerdoce romantique et l’obscurité de l’artiste populaire, entre le régime vocationnel (le génie) et le régime professionnel (le savoir- faire technique), entre une « éthique de singularité » et une « éthique de communauté »545. En rapprochant fréquemment ses artistes et le peuple (souvent ils en sont issus), en soulignant la précarité économique ou sociale qui est d’ordinaire le lot commun de ces premiers, elle situe ceux-ci dans une sphère tout opposée à celle des puissants de ce monde, parmi les voyageurs, parmi les ouvriers. Ils appartiennent à une classe dont la liberté d’action se mesure souvent par le degré d’écart par rapport aux institutions, dont la dignité et la noblesse, comme la romancière y insiste souvent, viennent uniquement de leur travail546.

545 Ce sont les termes utilisés par N. Heinich dan son livre Être artiste (1996). La sociologue note : « Vocation plutôt qu’apprentissage ou enseignement, inspiration plutôt que labeur soigné et régulier, innovation plutôt qu’imitation des canons, génie plutôt que talent et travail : telles sont les nouvelles conditions, non pas bien sur de l’exercice effectif des beaux-arts, mais de ses représentations idéalisées. Une telle acception repose sur ce qu’on peut appeler une “éthique de singularité ” qui, par opposition à l’“éthique de communauté”, privilégie ce qui est hors du commun, original, unique » (43). 546 Nous retrouvons, notamment dans Le Picinnino, une démonstration très convaincante sur la « noblesse » des artistes provenant de leur propre faire : « […] quant à moi, je n’ai jamais songé à demander à mon père si nous avions eu des ascendants peintres d’enseignes, sacristains ou majordomes ; j’avoue même que cela m’est parfaitement indifférent, et que je n’ai jamais eu qu’une préoccupation à cet égard, c’est de devoir mon illustration à moi-même et de me créer mes armoiries avec une palette et des pinceaux » (Pi, t. II : 88). 312

Or, dès Lettres d’un voyageur, configuré de sorte que le voyageur-artiste-femme puisse prétendre à un rôle plus actif au sein de la société, entrer en dialogue avec ceux qui la façonnent, le Künstlerroman sandien se constitue en un acte de revendication et de conquête de l’espace culturel. La figure de l’artiste permettant cette première transgression des normes, ici par rapport au rôle de la femme dans le social et par rapport aux modèles de la formation féminine, servira

également de vecteur à la représentation de nouvelles articulations du contrat social plus large, à la mise en place, même si c’est seulement dans l’espace d’un roman, de nouveaux codes régissant les rapports de sexes ou ceux de classe. L’importance de la notion de l’interprétation dans la poétique de l’auteure ressort ici clairement, car c’est sur le modèle de l’interprétation artistique que ces créateurs façonnent aussi leur volonté d’imaginer et de faire advenir des changements sociaux. Ainsi, la valorisation de l’artisan ou de l’artiste populaire, telle que modulée dans Les maîtres mosaïstes ou Les maîtres sonneurs respectivement, ou encore dans Le compagnon du tour de France, non seulement déstabilise les hiérarchies gouvernant le champ esthétique, mais relève d’une volonté de donner une image du peuple entièrement opposée par exemple à celle de Balzac, qui, lui, met en place des systèmes de lutte de classes où les paysans sont décrits comme rustres ignares, mais doués d’une intelligence tactique extraordinaire. Dans beaucoup de Künstlerromane de Sand, c’est l’identité artistique de ses personnages qui facilite la transgression des préjugés sur la naissance et, par là, la formation des couples que socialement tout sépare547. Des romans particulièrement marqués par cette thématique, à part Consuelo bien

évidemment, il faudrait signaler Le compagnon du tour de France, Adriani, Teverino, ce dernier mettant en place ce que M. Reid a appelé « l’égalité d’un jour » (T : 17) entre un artiste sans le sou et son amoureuse, paysanne qui charme les oiseaux, d’un côté, et un couple d’aristocrates de

547 Il s’agit là d’un motif qui marque, il ne faut pas l’oublier, la mythologie personnelle de la romancière, issue d’une mère d’origine populaire et d’un père descendant non seulement de l’aristocratie, mais de la royauté. 313

l’autre. Tous ces récits rejouent de petites conquêtes contre les préjugés, de petites modifications du lien social en vue d’une société moins inégalitaire.

Entre l’artiste créateur d’œuvres d’art et l’artiste créateur de sa vie, concevant dans son imagination féconde un nouveau contrat social plus juste, les correspondances sont nombreuses dans l’œuvre de Sand, on l’a bien compris. Le lien est très fin, mais fort qui unit l’art et la vie.

Les deux notions se superposent et s’entrelacent d’ailleurs, l’art est souvent une méthode pour

(sur)vivre, une quête esthétique et identitaire à la fois, l’artiste par conséquent une identité autrement complexe que celle d’un musicien ou d’un romancier possédant une maîtrise de sa pratique. Ainsi, un peintre qui est uniquement peintre, sans parvenir à être artiste, comme c’est le cas de Stephen Morin dans Mademoiselle Merquem548, n’arrivera jamais à produire une œuvre d’art, celle-ci jaillissant non seulement du savoir-faire et dans l’isolement, mais des expériences et des émotions qu’éprouvent ceux qui sont capables de sortir d’eux-mêmes. Ceci constitue le sens de l’apprentissage de Stephen, auquel le narrateur refuse le titre d’artiste jusqu’à la fin de sa quête :

J’ai compris ce que vous m’avez insinué à Yport, me dit-il : j’étais dans une impasse, j’ai senti peu à peu que l’art est le résultat et non l’absorption de la vie. Je veux vivre, moi, sentir, comprendre, enfin aimer pour elle-même la nature, que j’ai trop aimée en vue de moi-même. À mon retour, je me remettrai à peindre, et vous verrez, mon cher, que j’aurai du talent! (MlleM : 314).

Par contre, l’appellatif artiste dont le narrateur gratifie à plusieurs reprises dans le même récit

Célie Merquem a de quoi étonner549, vu qu’elle n’est aucunement engagée dans la création

548 « II s’agissait de bien saisir ce qui lui manquait pour faire sortir de lui ce qui était en lui. Ce n’était pas l’intelligence, ce n’était pas le travail, ni l’acquit du travail ; ce n’était pas la théorie, il avait trop de tout cela, il était trop peintre, il ne venait pas à bout d’être artiste. Ce qui lui manquait, c’était d’être quelqu’un, c’était l’individualité, c’était la vie. Il avait fait de la sienne une tâche aride, cruelle, un martyre. Il travaillait trop ; il oubliait d’exister, il ne se renouvelait pas, il s’ossifiait. Mieux eût valu pour lui avoir comme tant d’autres des accès de paresse princière au milieu de l’indigence, ou connaître la débauche, s’enivrer, jouer, se faire de mauvaises affaires, que sais-je? tout eût mieux valu pour l’essor de sa personnalité captive que ce régime admirablement sain, égal et irréprochable qui le détruisait » (MlleM : 239, nous soulignons). 549 « Ce bel homme robuste, vermeil et un peu gras, à qui une grande passion n’avait ni creusé les yeux ni dévasté les tempes, en pouvait pas avoir été l’idéal d’une femme aussi intelligente et aussi artiste que Célie, et je comprenais 314

artistique550. Tout comme Consuelo, dont la volonté de « s’appartenir » (C : 397) constitue un

élément important de sa quête identitaire, Célie Merquem lutte, dans la plus grande partie du roman à « se soustraire à la domination personnelle » (MlleM : 205), à vivre sa vie, telle qu’elle l’entend, malgré les restrictions de l’opinion publique de la petite ville où elle habite et dont « le cœur et l’esprit [sont] fermés à l’idéal » (MlleM : 212). De même, le marquis de Villemer est qualifié de poète, sans qu’il ait de prétentions littéraires551. Or, l’œuvre d’art que ces personnages construisent – notons-le pour signaler une nouvelle voie pour les recherches sur la relation entre l’artiste et la notion de Bildung dans la poétique de l’auteure – est leur propre vie en mouvance qu’ils mènent selon leurs consciences propres, cherchant à marier l’altruisme et la quête d’indépendance qui est, comme l’a souvent souligné la romancière, le sine qua non de toute entreprise artistique ou intellectuelle authentique. Le Künstlerroman sandien, à l’image de la romancière dont la figure reste unique dans la littérature française du XIXe siècle, rend hommage

à ces vies d’artistes aux prises avec des problèmes (esthétiques, sociaux, moraux) à résoudre, à ces luttes impossibles qui confèrent à ces existences exemplaires et romantiques le statut d’œuvre d’art.

fort bien désormais qu’elle eût reculé avec effroi devant l’injonction de lui appartenir » (MlleM : 78). Célie a aussi, selon le narrateur, « l’enthousiasme d’un poète » (MlleM : 312). 550 Nuançons pourtant ce commentaire en remarquant qu’elle est engagée dans des recherches scientifiques. Or comme le note J-L. Diaz dans son article « L’artiste romantique en perspective » (1986), la promotion du mot artiste à un statut générique « va se trouver accompagné de la disparition progressive du concept d’arts libéraux au profit de celui de beaux-arts […]. Elle va aboutir progressivement à la constitution du paradigme canonique que le romantique donnera des artistes : incluant le musicien (compositeur et interprète), le comédien, le danseur et la cantatrice, avant de consentir plus tardivement à accueillir le poète, et plus tard encore le dramaturge et le romancier, voire, au temps du succès grandissant, le philosophe et le savant ! » (9). 551 Nous lisons au sujet de celui-ci, qui aussi se bat à contracter ce que sa mère voit comme une mésalliance, qu’il était « d’une douceur, d’une égalité de caractère dont rien n’approche, et le charme de son commerce ne peut se comparer qu’à la beauté des eaux qui coulent dans notre vallée, toujours limpides, abondantes, entrainées par un mouvement égal et fort, jamais irritées ni capricieuses. Et si je poursuivais la comparaison, je pourrais dire que son esprit a aussi des rives fleuries, des oasis de verdure où l’on peut s’arrêter et rêver délicieusement, car il est très poète, et je m’étonne toujours qu’il ait soumis les élans de son imagination à la rigidité de l’histoire » (MV : 144).

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BIBLIOGRAPHIE

Ouvrages littéraires

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