Creative understanding does not renounce itself, its own place and time, its own culture; and it forgets nothing. In order to understand, it is immensely important for the person who understands to be located outside the object of his/her creative understanding – in time, in space, in culture. In the realm of culture, outsideness is a most powerful factor in understanding … We raise new questions for a foreign culture, ones that it did not raise for itself; we seek answers to our own questions in it; and the foreign culture responds to us by revealing to us its new aspects and new semantic depths. Without one’s own questions one cannot creatively understand anything other or foreign.

Mikhail Mikhaĭlovich Bakhtin

INTRA MUROS: REPRÉSENTATIONS URBAINES DANS LE ROMAN FRANCOPHONE SUBSAHARIEN ET ANTILLAIS OUSMANE SEMBÈNE, CALIXTHE BEYALA, PATRICK CHAMOISEAU ET MARYSE CONDÉ.

DISSERTATION Presented in Partial Fulfillment of the Requirements for the Degree Doctor of Philosophy in the Graduate School of The Ohio State University By Adriana Golumbeanu, M.A. * * * * *

The Ohio State University 2006

Dissertation Committee:

Professor John Conteh-Morgan, Advisor

Professor Eugene W. Holland

Professor Mihaela Marin

Approved by

______

Advisor French and Italian Graduate Program

ABSTRACT

This dissertation is predominantly an analysis of urban (and suburban or peripheral) representations in four francophone postcolonial fictional narratives: Xala (1973) by

Ousmane Sembène, Texaco (1992) by Patrick Chamoiseau, Les honneurs perdus (1996) by

Calixthe Beyala, and La Belle Créole (2001) by Maryse Condé. My intention is to show how

Sembène, Chamoiseau, Beyala, and Condé recreate the postcolonial urban geography and its inhabitants, and which coordinates they follow in this process of recreation. The dissertation is divided into four chapters. In the first chapter, the introduction, I present the bio- bibliographical resources I have used, as well as the objective of this dissertation, the texts and the authors. In the second chapter, I attempt to analyze the representation of the city as a space of fulfillment or disillusionment, a space of hope or a dystopia. My intention is to emphasize the literary strategies and images that highlight the representation of the urban aspects, as well as some of the external factors, economic, social, racial or cultural, that preside over a specific recreation of urban reality. In the third chapter, my goal is to identify the modes of representation of some urban structures and territorial networks in the selected literary texts, showing how this effect of ‘spatialization’ is obtained, and to what end, if other than purely esthetic. Another aspect I pursue is showing how the hierarchies and the interdependences of the urban spaces are represented in our novels. The fourth chapter emphasizes the place of women in the postcolonial francophone city, their relationship with

ii

urban spatiality, their vision of the city, as represented by the selected authors. This dissertation attempts to analyze the aforementioned aspects in their close relationship with the narrative substance.

iii

À ma fille et à mon époux

iv

REMERCIEMENTS

Je souhaite remercier mon directeur de thèse, Dr. John Conteh-Morgan, pour ses suggestions excellentes et pour ses encouragements, qui ont assuré l’achèvement de cette thèse. Mes vifs remerciements vont également à Dr. Eugene W. Holland, pour ses conseils théoriques inestimables et son soutien intellectuel et spirituel. Je saisis également cette occasion afin d’exprimer ma gratitude envers Dr. Mihaela Marin, qui a accepté de joindre le jury de soutenance, même si ce travail était déjà entamé.

Je voudrais aussi exprimer ma reconnaissance envers ceux qui m’ont offert leur soutien ou leur conseil, en particulier envers Dr. Karlis Racevskis et Dr. Dennis Minahen.

Ce travail n’aurait pas été achevé sans leur apport.

v

VITA

July, 11 1967 ………………. Born- Bucharest, Romania

1989 ………………………. B.A. and M.A., French and Romanian, University of Bucharest

2001-2006………………… G.T.A. Department of French and Italian, The Ohio State

University

FIELDS OF STUDY

Major Field: French and Italian

vi

TABLE DES MATIERES

Résumé………………………………………………………………………………….....ii

Dédicace…………………………………………………………………………………..iv

Remerciements…………………………………………………………………………...... v

Vita………………………………………………………………………………………..vi

Chapitres :

1. Introduction…………………………………………………………………………….1

2. La ville francophone: espace de (dés)espoir ……………………………………….. ….58

3. Réseaux et (inter)dépendances………………………………………………………….91

4. Femmes et ville………………………………………………………………………..170

Conclusion…………………………………………………………………………….....216

Bibliographie…………………………………………………………………………...... 221

vii

CHAPITRE 1

INTRODUCTION

En dehors de la polis personne n’est vraiment humain.

Aristote

Quand Michel de Certeau écrivait les ‘ Marches de la ville,’ un des chapitres les plus connus de L’invention du quotidien, 1 il n’avait aucune idée que son observatoire, le World

Trade Center, n’existerait plus à partir de septembre 2001. Ses visions presque poétiques restent aujourd’hui, en histoires photographiques, comme un des témoignages de la géographie narrative du New York d’avant. La ville, telle qu’il la contemple et la lit de sa tour d’élection, tantôt océan, tantôt texte, mouvante et incompréhensiblement belle, change d’aspect et de sens selon le désir de l’observateur. Il peut se la soumettre, car il n’appartient plus au labyrinthe des rues, à la foule, à la rumeur et au trafic nerveux de la métropole, mais aux espaces réservés aux dieux. La ville se déroule à ses pieds, en marées hautes et en marées basses, image et texte, sensation et création des sens.

La ville, comme le texte de Michel de Certeau parmi tant d’autres le montre, a toujours exercé une fascination troublante sur l’homme, échappant à la tyrannie d’un présent unique2 avec sa diversité, son importance économique, sociale et culturelle. Comme

1 Michel de Certeau, L’invention du quotidien (: Gallimard, 1994). 2 Lewis Mumford, ‘The Culture of Cities,’ Metropolis: Center and Symbol of Our Time, ed. Philip Kasinitz (New York: New York University Press, 1995) 22. 1

Cicéro commentait déjà dans le Rêve de Scipio, ‘rien n’est plus agréable aux yeux de ceux qui gouvernent l’univers que les sociétés d’hommes fondées sur le respect des lois, qu’on appelle cités.’ La cité ou la ville est la source des qualités comme la civilisation et la civilité, l‘urbanité, dérivés de civitas et urbis, qui se trouvent à la base d’une société fondée sur le respect des lois.3 L’espace urbain, construction et en même temps constructeur d’humanité, est imaginé comme un archétype où l’on joue le rapport entre esthétique et éthique,4 comme une métaphore de la condition humaine,5 le plus important des artefacts humains, et qui, vu sa complexité, ne peut être jamais appréhendé en sa totalité. En tant que telle, la ville a inspiré une littérature mondiale des plus diverses, de la poésie jusqu’au roman, l’imaginaire littéraire se ressentant du contact de l’écrivain avec le panorama urbain.6 Les créations représentant le milieu urbain envisagent celui-ci comme ‘une mosaïque d’identités et de territoires,’ 7 comme un espace centripète,8 qui attire un discours spécifique, devenu déjà traditionnel.

Cette thèse se concentre, généralement parlant, sur l’analyse de la représentation de la ville dans le roman francophone de l’Afrique et des Antilles, que la critique littéraire n’a pas

épuisée, comme je vais le montrer plus loin. Les romans choisis sont Xala (1973) d’Ousmane

Sembène, Texaco (1992) de Patrick Chamoiseau, Les honneurs perdus (1996) de Calixthe Beyala, et La Belle Créole (2001) de Maryse Condé. Dans ce qui suit, je vais essayer de situer ces romans dans le contexte socio-historique et culturel dont ils sont, du moins en partie, le

3 Charles Molesworth, ‘Discourse and the City,’ City Images: Perspectives from Literature, Philosophy and Film, ed. Mary Ann Caws ( New York: Gordon and Breach, 1991) 13. 4 Chantal Tatu, ‘De l’esthétisme urbain à l’esthétisme dans Manhattan Transfer,’ Cités ou citadelles, ed. Yvette Marin (Paris : Annales Littéraires de l’Université de Besançon, 1995) 39. 5 Susan M. Squier, Women Writers and the City: Essays in Feminist Literary Criticism (Knoxville: The University of Tennessee Press, 1984). 6 Françoise Lionnet, ‘Evading the subject: Narration and the City in Ananda Devi’s Rue la Poudrière, ‘ Postcolonial Representations (Ithaca and London: Cornell University Press, 1995) 49. 7 Yvette Marin, Cités ou citadelles ( Paris: Annales Littéraires de l’Université de Besançon, 1995) 10. 8 Gérard Baudin, ’Identités et territoires, ‘ Cités ou citadelles, ed. Yvette Marin (Paris: Annales Littéraires de l’Université de Besançon, 1995) 151. 2

produit. Je vais d’abord esquisser un bref historique à très grands traits de la littérature française sur la ville. Celle-ci met son empreinte, dans une certaine mesure, sur la représentation de l’espace urbain dans la littérature mondiale en général et dans la littérature francophone en particulier. Je vais montrer après pourquoi on voit le roman comme le genre littéraire le plus adéquat pour la représentation littéraire de la ville, car les ouvres choisies sont des romans. Il est aussi utile de connaître l’importance du thème de la ville dans la littérature africaine et antillaise, surtout que l’apparition de plus en plus fréquente de ce thème dans la littérature mentionnée est liée au développement poussé de l’espace urbain sur le continent africain, phénomène qui continue à un rythme rapide. Par conséquent, je vais essayer d’entreprendre un survol rapide et succinct de la littérature africaine sur la ville. Je vais aussi mettre en évidence dans cette partie du travail que la littérature urbaine africaine et antillaise postcoloniale détourne certaines catégories du sens qu’elles ont dans la littérature occidentale et envisage la ville surtout comme un symbole ou un héritage du pouvoir colonial que les écrivains essaient de démonter en fin de compte, ce qui mène à un traitement narratif dichotomique, contrastif, de l’espace. Ensuite, je vais présenter les auteurs choisis et les romans qui font le sujet de cette thèse, tout en mettant en évidence l’importance de la représentation de la ville pour la construction narrative. Cela va être suivi par un survol de la critique sur les écrivains et les œuvres choisis, tout comme sur la littérature de spécialité consultée. Il est aussi très utile pour cette analyse de connaître l’ampleur du phénomène urbain en Afrique et aux Antilles, et l’influence de la colonisation sur celui-ci. Dans ce but, je vais entreprendre un bref historique des villes africaines et antillaises, suivi par une présentation des villes qui sont le locus de la diégèse, et qui offrent

3

un cadre et créent une atmosphère spécifique dans chaque roman. Je vais réitérer, à la fin, le but poursuivi dans cette thèse.

Le thème de la ville dans la littérature française

Le thème de la ville est un des plus importants dans la littérature universelle. La grande ville a été longtemps considérée par la littérature occidentale comme l’objet du discours savant,9 dans une tradition cléricale exaltant l’image de Jérusalem, ce qui commence de changer à l’époque des Lumières. La littérature française est surtout marquée par la propension des écrivains de l’Hexagone à écrire sur l’espace urbain et cette littérature va d’ailleurs influencer la modalité de représentation de cet espace dans la littérature mondiale.

Parmi les premiers à représenter la ville, Joachim du Bellay évoque la métropole antique dans son recueil Les Antiquitez de Rome (1558), construit sur les thèmes ubi sunt et fugit irreparabile tempus. Elle y apparaît comme un thème secondaire. Ce dernier reste toujours marginal dans les œuvres d’Agrippa d’Aubigné et Andréas Gryphius. Au XVIIIe siècle, Lesage surprend des aspects urbains, dans Le Diable boiteux (1707) et Gil Blas de Santillane (1715-1735), aspects dans une certaine mesure exotiques et qui ont un but plutôt décoratif. Montesquieu esquisse la ville de Paris comme espace de l’autre dans ses Lettres persanes (1721), et dans Candide

(1758). Dans L’Ingénu (1767) de Voltaire l’espace urbain n’est que le même décor utilisé pour l’échafaudage des arguments philosophiques, sociaux et moraux, tout comme dans Manon

Lescaut (1731) de l’Abbé Prévost et Le Neveu de Rameau (1762) de Diderot. Un portrait réaliste de la ville crée Restif de la Bretonne dans Le Paysan perverti (1776) et La Vie de mon père (1779), tout comme dans Les nuits de Paris (1788). Restif de la Bretonne et un de ses contemporains,

9 Vincent Milliot, Paris en Bleu: Images de la ville dans la littérature de colportage (Paris: Parigramme, 1996) 18. 4

Sébastien Mercier, sont d’ailleurs considérés comme les précurseurs des écrivains réalistes du siècle suivant, et leur peinture de la ville est sociale, englobant les réalités de la scène urbaine contemporaine.

Au XIXe siècle, les écrivains s’intéressent de plus en plus à la transformation spatiale et sociale de la grande ville, qui acquiert les dimensions et l‘importance culturelle de la métropole. Pourtant, elle n’est pas encore l’espace incompréhensible et aliénant du XXe siècle, mais une sorte de toile de fond assez impersonnelle au devant de laquelle les personnages évoluent. Dans la littérature française, Balzac est considéré comme le premier à individualiser la ville,10 la trame romanesque étant constituée d’éléments réalistes et réels spécifiques. C’est surtout avec les poètes, comme Baudelaire, Rimbaud et Verhaeren, que l’image de l’espace urbain arrive à dépasser l’importance de l’environnement naturel. La ville dans son hypostase grandiose qui est la métropole est soumise à l’analyse esthétique, transposée en objet poétique par le contemplateur, le flâneur, tout en étant aussi l’expression matérielle des attitudes sociales et morales du siècle.

L’essor des agglomérations urbaines au XXe siècle va provoquer l’épanouissement du thème de la ville, et surtout dans le genre romanesque. Les romanciers n’évoquent pas seulement des villes réelles mais ajoutent aux endroits connus des cités imaginaires, composées d’éléments préexistants et de nouvelles matières. Romains, Proust, Gide,

Duhamel, Musil, Butor, Aragon, Camus, Sartre évoquent chacun une ville construite selon une variété de principes, leurs textes reflétant des fragments de vie influencés ou créés par l’expérience urbaine. La ville est souvent représentée comme nœud existentiel chez Jules

Romains (Les hommes de bonne volonté), c’est la location de préférence chez Gide, construction

10 Burton Pike, The Image of the City in Modern Literature (Princeton: Princeton University Press, 1981) 33. 5

artificielle (Les faux monnayeurs) ou héritage atemporel de l’humanité (Thésée), ou lieu de la frivolité chez Proust (A la recherche du temps perdu). Elle est représentée par son élite chez

Duhamel, tandis que chez Butor, les villes ne sont pas perçues mais imaginées et remémorées dans La modification ou L’emploi du temps. Son Bleston, ville industrielle, est la synthèse exemplaire de toutes les villes industrielles, qui interdit la récupération du passé tant qu’elle n’est pas réduite à une forme signifiante. Le Paris d’Aragon (Le paysan de Paris) est, par contre, un lieu poétique.

Comme les villes se développent de manière incontrôlée, créant aux habitants et aux visiteurs un sentiment d’angoisse dérivé du manque de stabilité et de familiarité, celles-ci, imaginaires ou pas, sont représentées de plus en plus comme des albums d’images disparates, discontinues, fragmentaires. Le hasard devient un thème prédominant de la littérature urbaine et la ville de La nausée de Sartre est un bon exemple. L’espace urbain se transforme dans une construction figée qui ne permet pas la communication. De même, Oran de Camus est une ville malade, un lieu ‘neutre,’ où l’on travaille, l’on meurt et l’on aime d’un air

‘ frénétique et absent, ’ ville banale, moderne, sans pittoresque.

Au XXe siècle, les villes sont déjà le milieu familier et le lieu d’élection de la moitié de la population du monde, et l’humanité devient subordonnée à la ‘ ville tentaculaire ’ comme l’appelait en visionnaire Verhaeren en 1895. La ville devient une entité problématique qui réveille à la simple contemplation des associations plus ou moins plaisantes, plus ou moins complexes. Soit qu’ils vivent ou qu’ils travaillent en ville ou la parcourent par plaisir ou par besoin, les gens retrouvent en elle des images qu’ils attendent ou qu’ils construisent. Comme un système intriqué de relations et de rapports, la ville recrée chez chacun des contemplateurs une réflexion, contenant des éléments subjectifs liés à des

6

rapports objectifs, réflexion qui provoque le développement d’un discours de et sur cette transformation géographique, avec toutes ses implications socioculturelles. Aussi la littérature du XXe siècle semble-t-elle être obsédée par le thème de la ville.11 Cette littérature représente de plus en plus des aspects urbains et les nouveaux conflits générés par l’urbanisation, le discours de/sur la ville semblant être devenu le discours de/sur l’humanité même.

Le roman et la ville

Comme on vient d’observer, la ville est surtout représentée dans des romans. La critique et l’histoire littéraire considèrent d’ailleurs que l’origine et l’évolution du roman sont en étroite liaison avec le développement de la société, donc avec celui de l’espace urbain. Le roman est considéré comme un produit de la ville ou, sinon, comme se développant parallèlement à l’urbanisation de la civilisation. Malcolm Bradbury va encore plus loin dans son article ‘The Cities of Modernism:’ ‘one might argue that the unutterable contingency of the modern city has much to do with the rise of that most realistic, loose and pragmatic of literary forms, the novel. ‘12 La ville est le choix par excellence pour le locus du roman, cela notamment au dernier siècle, quand la ville globalisante commence de dominer par sa puissance économique, sociale et culturelle les structures nationales. Le roman du XXe siècle surtout est uni à la ville par une relation profonde. Dans ce sens, Jean-Yves Tadié affirme que ‘ le XXe siècle (…) a vu l’essor extraordinaire des agglomérations urbaines aux dépens des campagnes. Par un parallélisme qui n’est sans doute pas fortuit, la plupart des

11 Diana Festa-McCormick, The City as Catalyst: A Study of Ten Novels (Cranbury, New Jersey: Associated University Presses, 1979) 9. 12 Malcolm Bradbury, ‘The Cities of Modernism,’ Modernism, eds. Malcolm Bradbury, James McFarlane (Harmondsworth: Penguin Books, 1976) 99. 7

grands romans de l’époque sont consacrés à la cité. ’13 Le roman de la ville est donc aussi un roman moderne, un roman contemporain, le roman du XXe siècle par excellence.

La complexité de la ville est aussi le mieux représentée dans et par la structure touffue et l’espace narratif étendu du roman, car le roman a la capacité de peindre ‘ la vie réelle tout comme les mœurs’ d’une certaine époque, comme Clara Reeve affirmait déjà en

1785. Le roman est ‘ une biographie et une étude sociale, ’ observe aussi Goldmann dans son

Introduction à une sociologie du roman, la chronique sociale qu’il montre reflète plus ou moins ‘ la société de l’époque. ’14 C’est un genre protéiforme, hétérogène, un genre difficile à définir dans la plupart des cas, qu’on indique avec des syntagmes comme ‘ forme romanesque ’ chez

Lukács, ou ‘ genre romanesque instable ’ chez Bakhtine, un genre auquel Marthe Robert attache des adjectifs comme ‘ indéfini ’ ou ‘ parasite. ’

A cause de la complexité et de l’hybridisme du roman, plusieurs théoriciens parlent d’une typologie romanesque plutôt que d’un classement du roman par sous-genres. Yves

Stalloni identifie trois grands critères de classement : le contexte de l’intrigue, l’action, la technique narrative. Selon le contexte de l’intrigue il y a, en fonction du cadre géographique et historique le roman pastoral, le roman régionaliste, le roman exotique, etc. Selon l’action, on subdivise le roman selon ‘ la nature et de la tonalité des événements, de la condition sociale des personnages ’15 dans le roman policier, le roman d’espionnage, le roman noir, etc.

Selon la technique narrative (principes d’écriture ou de composition, une esthétique d’école ou de mouvement) il y a le roman autobiographique, le roman épistolaire, le roman à la première personne, etc. Le roman urbain, qu’on va aussi nommer roman de la ville ou de la

13 Jean-Yves Tadié, Le roman au XXe siècle (Paris : Belfond, 1990) 28. 14 Lucien Goldmann, ‘Introduction aux problèmes d’une sociologie du roman, ‘ Pour une sociologie du roman (Paris: Gallimard, 1964) 23. 15 Yves Stalloni, Les genres littéraires (Paris: Dunod, 1997). 8

cité, est donc, si on tient compte de cette classification, un roman du ‘ contexte de l’intrigue ’ qui situe l’action en ville.

Il est aussi important de souligner que le roman contemporain doit certains de ses attributs aux influences non-occidentales, comme Jesse Matz le montre dans son livre The

Modern Novel : A Short Introduction. 16 La colonisation a eu des conséquences importantes sur les populations dominées mais la culture des dernières est venue changer ou influencer des aspects de la culture ‘ dominante. ’ Matz explique qu’on a vu le Modernisme de Gertrude

Stein comme inspiré de la peinture de Picasso qui avait emprunté des techniques de l’art africain. Matz affirme aussi que ‘since 1907, African writers have themselves modernized fiction, by shaping it into the needs of different cultures and different modern objectives. ‘17

Les romans qu’on a choisis pour notre analyse sont, eux aussi, des romans africains et antillais, qui ajoutent, comme on va observer par la suite, de nouveaux aspects au roman

‘occidental’ traditionnel.

Réalité urbaine et littérature francophone : un bref survol de la littérature africaine sur la ville

Comme je viens de souligner, la ville est un sujet souvent abordé dans la littérature du XXe siècle. Cela doit être particulièrement vrai et visible si on envisage la littérature africaine, car on estime que la moitié de la population de ce continent vivra dans une décennie en ville, vue par les sociologues comme ‘the venue for fundamental conflicts and contradictions on all levels of the social formation: economic, political, legal, religious and

16 Jesse Matz, The modern novel: a short introduction ( Malden, MA: Blackwell Publishers, 2004) 58. 17 Matz 147. 9

cultural.’18 Aussi la représentation des villes est-elle une préoccupation majeure des jeunes littératures en langues européennes, issues de la rencontre entre l’Europe et l’Afrique. Les nouvelles problématiques et thèmes de la création littéraire dans cette partie du monde illustrent les changements de la société et s’intéressent de plus en plus aux situations et caractères urbains. Dans la littérature francophone par exemple, la ville est un thème important, que ce soit dans la poésie, le théâtre ou le roman. Cette littérature reflète la spatialité de la ville postcoloniale, en révélant les contradictions et les conflits sociaux qui ont

‘formé la géographie urbaine.’19

Je rappelle que ce travail va se concentrer sur le roman, qu’on voit comme la matière littéraire la plus apte pour la représentation de la ville, comme j’ai déjà souligné. En analysant de près la littérature francophone du XXe siècle, on peut observer que le thème de la ville apparaît dans la plupart des romans, moins comme un sujet en soi, indépendant, mais surtout comme une toile de fond ou comme un actant. Etre en ville détermine dans ces romans, de façon plus ou moins apparente, les destinées des personnages qui y évoluent. La ville est surtout présente dans les romans écrits après 1950, car les écrivains sont, dans la plupart des cas, des citadins, nés ou vivant en ville, comme Claire Dehon l’observe dans son

étude sur le roman francophone en Afrique subsaharienne :

(…)si la plupart des écrivains nés avant 1950 virent le jour soit à la campagne, soit dans de petites agglomérations, ceux nés après 1950 ont surtout vécu dans les capitales et y habitent toujours. Citadins ayant accepté la modernité, ils choisissent le plus souvent la ville comme lieu de l’action romanesque.20

18Roger Kurtz , ‘Post-marked Nairobi: Writing the City in Contemporary Kenya,’ The Post-colonial Condition of African Literature, eds. Daniel Gover, John Conteh-Morgan, Jane Bryce (Trenton, New Jersey: Africa World Press, 2000)103. 19Kurtz 109. 20 Claire Dehon, Le réalisme africain: Le roman francophone en Afrique subsaharienne (Paris : L’Harmattan, 2002) 93. 10

Le roman urbain n’est pas très populaire dans la première partie du XXe siècle, pour la raison spécifiée ci-dessus. Comme Roger Chemain le montre dans son ouvrage consacré au roman urbain africain, avant 1950, le ‘ roman de mœurs et la société urbaine ’21 sont représentés notamment dans les œuvres des Sénégalais Ousmane Socé et Abdoulaye Sadji.22

Karim et Mirage de Paris de Socé, Maïmouna et Nini, mulâtresse du Sénégal de Sadji décrivent la société sénégalaise de l’entre-deux guerres. La situation sociale décrite est stable,23 sans la veine revendicative qui caractérisera les romans sénégalais ultérieurs. Comme le critique mentionné le souligne, cela est dû probablement au fait que les habitants de Saint-Louis, capitale du Sénégal, Dakar, capitale de l’AOF et ceux de Rufisque bénéficiaient de la loi

Lamine Gaye qui en faisait des citoyens français,24 et aussi à l’offre généreuse de postes administratifs existant dans des villes principales dans le cadre de la colonisation française. A cela s'ajoute le fait que les deux auteurs sont l’un vétérinaire et l’autre instituteur, tous les deux assez bien ‘ assimilés, ’ et qu’ils décrivent la couche supérieure de la société, sans se soucier des masses, qui sont réduites dans ces œuvres ‘à un rôle de figuration.’25 Sadji dans

Maïmouna appelle les nouvelles villes, issues de la rencontre entre les colonisateurs et les peuples colonisés, des villes ‘ sans histoire.’ Ces villes sont, comme on va le montrer par la suite, le produit de la politique d’expansion coloniale, sans aucun rapport avec les villes traditionnelles africaines. Elles vont être réinvesties et transformées après les indépendances, mais, pour le moment, elles sont le symbole du pouvoir colonial.

21 Roger Chemain, La ville dans le roman africain (Paris: L’Harmattan, 1981) 118. 22 Je vais faire référence à ou je vais citer en ce qui suit l’étude de Roger Chemain, qu’il serait recommandé de lire pour avoir plus de détails sur les écrivains et les œuvres mentionnés. 23 Chemain 118. 24 Chemain 119. 25 Chemain 128. 11

Après les années 50, l’attitude des écrivains change, à quelques exceptions. On voit paraître L’enfant noir (1953) de Camara Laye, Ville cruelle (1954) de Eza Boto, Une vie de boy

(1956) de Ferdinand Oyono, Climbié (1956) et Un nègre à Paris (1959) de Bernard Dadié, Un piège sans fin (1960) de Olympe Bhêly-Quenum, L’aventure ambiguë (1961) de Cheikh Hamidou

Kane, Cette Afrique-là (1963) de Jean Ikelle-Matiba, L’harmattan (1964) de Sembène Ousmane,

La plaie (1967) de Malick Fall, Le devoir de violence (1968) de Yambo Ouologuem, Les soleils des indépendances (1970) de Kourouma, Le baobab fou (1982) de Ken Bugul, Bleu, blanc, rouge (1998) d’Alain Mabanckou, pour ne mentionner que quelques-uns. L’enfant noir de Laye est peut-être le roman le plus controversé, à cause de sa similarité aux romans d’avant 1950. Camara Laye fait dans ce roman l’éloge d’une société traditionnelle et originaire, d’un point de départ urbain (français) éloigné, sur le fond d'un discours quasiment non-colonial. Les aspects urbains en occupent une partie assez réduite, étant donné que l’auteur est préoccupé à exalter les beautés de la vie rurale, l’apparition de la ville étant liée à la souffrance et au déchirement.

La réalité urbaine présentée dans les autres romans va être en beaucoup de cas liée à la colonisation et à ses méfaits, à la ségrégation sociale, spatiale et raciale ressentie surtout dans les villes. Dans Une vie de boy, Oyono évoque une société urbaine où les postes les plus importants sont occupés par les colonisateurs, mais cet aspect reste secondaire. Le nom de la ville est fictif parce que ce qui intéresse Oyono ce n’est pas l’évocation d’une ville précise mais situer l’action dans une des petites villes de l’Afrique où les mêmes choses se passent de la même façon, à cause du fait colonial, comme Maurice Nadeau le remarque à son apparition :’Une vie de boy est avant tout une histoire de mœurs coloniales dans l’un des

12

cloaques qui sont les petites villes d’Afrique noire.’26 Bernard Binlin Dadié évoque dans

Climbié (1956) le Grand Bassam et Bingerville, où le héros, Climbié, va poursuivre ses études.

Olympe Bhêly-Quenum, dans Un piège sans fin (1960), roman de la fatalité de l’existence, dépeint les prisons coloniales, où le pâtre et le poète Ahouna est condamné à mort. On

évoque dans le roman le marché d’Abomey, où Ahouna, enfant, est fasciné par l’abondance des produits et le fourmillement de gens. Par contre, les villes du Sud, affirme Ahouna, sont corrompues par les subtilités des Français, et l’hypocrisie y prend place à la sincérité. Le devoir de violence (1968) de Yambo Ouologuem évoque aussi, dans la section portant sur l’époque contemporaine, une société urbaine en ‘ totale décomposition morale. ’27

Comme Chemain observe, la construction des nouvelles villes, selon des plans dressés par le colonisateur, qui divise la structure de celles-ci selon ses propres besoins, est décrite par plusieurs écrivains, comme Jean Ikelle-Matiba, Eza Boto, Ferdinand Oyono,

Sadji, Malick Fall, Ousmane Sembène et Ahmadou Kourouma. Jean Ikelle-Matiba du

Cameroun raconte dans Cette Afrique-là (1963) la construction des nouveaux centres urbains du sud du Cameroun. Die-Ngombé, au début du siècle, semble un chantier, qui prend la place de la forêt, et qui se transforme, tout comme Douala et Edéa. La ville, comme

Chemain le remarque, est le plus souvent divisée en deux, et l’espace urbain est caractérisé par la ségrégation, fait observé par tous les écrivains, dont les narrations sont construites sur des dichotomies, reflétant la structure de la ville. Eza Boto dans Ville cruelle présente la différenciation des parties de la ville : Tanga est divisée en Tanga Nord et Tanga Sud. Ce binarisme continue la division coloniale et préserve les atouts financiers et sociaux des colonisateurs. Il n’y a plus de ville unique mais une ville dichotomique, caractérisée par

26 Chemain 76. 27 Pius Ngandu Nkashama, Ecritures littéraires : Dictionnaire critique des œuvres africaines de langue française, 2 vol.(New Orleans : Presses Universitaires du Nouveau Monde, 2002) 275. 13

l’oxymore. La même différenciation raciale entre les parties de la ville est décrite par Oyono dans Une vie de boy, où il oppose les maisons ‘au toit de tôle’ aux cases ‘en poto-poto’. Sadji observe la même différence dans Maïmouna : la ville des Européens est en pierre, les agglomérations des indigènes sont ‘ rousses et poussiéreuses’. Les villes reflètent, souligne

Oyono, la situation du pays. La misère règne à l’intérieur du pays, tout comme dans les quartiers des indigènes dans la capitale. Il y a aussi une opposition entre le positionnement haut/bas des quartiers. La ville européenne est bâtie sur le roc et les quartiers indigènes à la périphérie. La même chose peut être remarquée chez Oyono et Sembène : le quartier européen est construit sur une colline et le quartier indigène sur des marais chez Oyono, dans L’harmattan de Sembène le quartier administratif est situé sur une colline. Les quartiers sont séparés aussi par les formes de relief, qui assurent aux colonisateurs l’absence d’un contact permanent avec la population locale, tout en leur permettant de bénéficier de ses services. Comme Chemain l’observe, dans La plaie de Malick Fall le fleuve Sénégal sépare à

Saint Louis les quartiers noirs du centre administratif blanc. Dans Les soleils des indépendances de Kourouma, une lagune sépare les deux quartiers évoqués. Même s’il y a, dans le quartier noir, des habitations plus ou moins luxueuses, car, dans Maïmouna de Sadji, on nous présente la maison d’un riche fonctionnaire, et, dans Un amour de la rue sablonneuse de Sembène, la maison d’un ancien fonctionnaire colonial, les auteurs n’insistent pas sur cet aspect pour mettre en évidence le contraste entre les deux parties de la même ville, cela du moins dans les années de lutte pour l’indépendance.

Plusieurs fois, les villes représentées ont des noms fictifs ou sont des symboles des villes africaines. Dans L’harmattan de Sembène, le décor urbain est emprunté à plusieurs états africains. La ville sans nom où se passe l’action peut être donc n’importe laquelle. Cela crée

14

un sentiment d’indétermination et de familiarité à la fois, comme Chemain le souligne. Selon le même, parmi d’autres possibles explications s’impose la similarité des situations évoquées, d’une uniformité causée par l’oppression partout la même, d’un même système socio- politique appliqué à plusieurs populations au début différentes. Ahmadou Kourouma évoque

Abidjan dans ses Soleils des indépendances, mais en la nommant ‘ la capitale de la Côte des

Ebènes ’. L’évocation d’événements précis mène à la conclusion que la ville évoquée est

Abidjan, mais il y a des éléments qui pourraient appartenir à plusieurs villes africaines.

Quelques-uns des romans urbains francophones choisissent comme espace citadin d’élection la métropole occidentale, symbole du pouvoir colonial, espace de l’aliénation.

Samba, le héros principal du roman de Kane L’aventure ambiguë part pour Paris afin de poursuivre ses études. La ville tentaculaire va étouffer en lui des aspects essentiels de son identité africaine, ce qui va mener à la dissolution de son individualité. On peut remarquer la même chose dans le roman de Ken Bugul, Le baobab fou. L’héroïne va en Belgique où elle va

éprouver, malgré ses efforts de ne pas se conformer à la vision préétablie que l’élite culturelle de la ville a sur la femme africaine, un changement de personnalité imposé de l’extérieur qui l’aliène. Elle devient en fait une marionnette et Bugul excelle à coucher par écrit sa métamorphose, surtout que celle-ci est racontée de l’intérieur, vu qu’on regarde ce roman comme autobiographique. La métropole est aussi le lieu de perdition pour le héros de Bleu, blanc, rouge (1998) d’Alain Mabanckou, Marcel Bonaventure, qui est expulsé de la France pour avoir commis des vols. Arrivé à Paris pour accomplir un rêve, il avait pris une nouvelle identité pour avoir une carte de séjour. Toute sa vie change à partir de ce moment: il vit dans des mansardes en démolition, entreprend un commerce illicite de vêtements et d’appareils electroménagers volés. La communauté d’immigrés en France, révèle l’auteur, vit de

15

‘ supercheries et de subterfuges,’28 par manque d’une modalité légale de travailler. Ce roman se veut, parmi d’autres, une critique de la politique française vis-à-vis des immigrés, ce qu’on pourra observer aussi à la lecture des Honneurs perdus.

Etat de la question et méthodologie

Le roman urbain francophone, qu’il introduise dans la narration une ville africaine ou une ville occidentale dans ses aspects socio-politiques et culturels, met en évidence des traits spécifiques au roman de la ville en général, avec des particularités caractéristiques au roman africain, qu’on vient de noter. Mais si le phénomène urbain est important dans la littérature africaine et antillaise en français, il n’a pas été suffisamment étudié par la critique littéraire.

Celle-ci a mis l’accent surtout sur le phénomène identitaire, sur les conflits de générations, doublés ou non par le conflit entre la modernité et la tradition, sur la Négritude et la revalorisation des traditions africaines et d’autres encore, le vaste panorama mouvant de la ville, toile de fond ou objet d’étude pour une grande partie de la littérature africaine contemporaine d’expression française, restant en fait secondaire ou même ignoré. Tout en

étant intéressants et pertinents, les thèmes que je viens d’énumérer ont été plus ou moins

épuisés. L’objectif de cette thèse est d’étudier d’autres phénomènes, liés surtout à la géographie urbaine telle qu’elle est représentée dans quatre romans, Xala (1973) d’ Ousmane

Sembène, Texaco (1992) de Patrick Chamoiseau, Les honneurs perdus (1996) de Calixthe Beyala, et La Belle Créole (2001) de Maryse Condé. Je me propose de faire une analyse de la sociologie urbaine représentée dans ces œuvres, tout en m’appuyant sur l’art de l’écriture spécifique à chaque écrivain. Je m’intéresse notamment à la répartition géographique et sociale de l’espace, à l’analyse spatiale de la ville comme un espace d’égarement ou d’épanouissement,

28 Nkashama 88. 16

espace de l’espoir ou dystopie. Je vais aussi étudier la représentation des femmes, leur positionnement à l’intérieur de la matière narrative et de la ville. Je ne vais pas ignorer les aspects spécifiques au roman, qui confèrent à ce genre la possibilité d’une approche spéciale du phénomène urbain, sa capacité de représentation sociale et spatiale. Je vais me pencher sur les phénomènes historiques et sociaux qui sont représentés dans les romans choisis, et qui transpercent dans le matériel linguistique et littéraire.

Survol de la littérature de spécialité

Je vais entreprendre, dans ce qui suit, un bref survol de la critique littéraire sur les

écrivains et les œuvres choisis, tout en rappelant, dès le début, qu’il n’y a pas beaucoup d’études sur le roman urbain africain en général et la critique ne s’intéresse pas trop à l’analyse des éléments de paysage urbain dans les romans qui font l’objet de cette thèse. La plus importante étude sur le roman urbain africain est celle de Roger Chemain, La ville dans le roman africain, parue à Paris en 1981. Les analyses de Chemain restent générales, mais il y a des aspects importants dans les comparaisons qu’il fait entre la ville historique et la ville imaginaire chez des auteurs africains. Il remarque aussi les éléments communs existant à travers le roman africain colonial et postcolonial. Comme on peut lire sur la quatrième de couverture, son livre est basé sur ‘la méthode psychocritique de Charles Mauron,’ sur le modèle de laquelle il recherche dans le texte littéraire, identifie et étudie la marque de l’inconscient de son auteur. Le chapitre ‘ Les romans de la ville ’ du livre de Claire Dehon, Le réalisme africain: Le roman francophone en Afrique subsaharienne, paru à Paris en 2002, est aussi utile pour cette analyse, mais l’auteur s’appuie trop sur l’étude de Chemain. En ce qui concerne le roman antillais, un travail que je vais utiliser est celui de Richard Burton, Le roman marron :

17

Etudes sur la littérature martiniquaise contemporaine, paru à Paris en 1997, où il y a un chapitre consacré à Texaco.

Je vais passer en revue dans ce qui suit les écrivains choisis et la critique littéraire existante, et surtout, s’il y en a, les études qui analysent les aspects urbains dans les romans choisis. Je rappelle que ceux-ci sont Xala (1973) d’ Ousmane Sembène, Texaco (1992) de

Patrick Chamoiseau, Les honneurs perdus (1996) de Calixthe Beyala, et La Belle Créole (2001) de

Maryse Condé.

Patrick Chamoiseau est, comme on a déjà observé, un auteur antillais très connu et apprécié, notamment pour son style à part, émergeant de la rencontre du créole et du français. En général, les livres et les articles sur Chamoiseau s’intéressent donc à la question du langage aux Antilles, car Chamoiseau apporte des expressions du créole dans un texte suivant les règles syntactiques et morphologiques du français. Comme Milan Kundera l’observe, la ‘ liberté du bilingue ’ est ‘ la solution de Chamoiseau.’ La critique a étudié l’effet créé par l’usage du langage chez Chamoiseau, langage qui refléterait la structure sociale de la

Martinique, sans se préoccuper de cette structure sociale en soi et de sa représentation outre que langagière dans l’œuvre de notre auteur. Dans tous les articles et les livres qui existent sur Chamoiseau, on parle de la comme d’une île, un territoire homogène, qu’on présente d’habitude en contraste avec la France métropolitaine, comme on peut observer, par exemple, dans un des plus récents articles sur Chamoiseau, ‘Caribbean Writers and

Language: The Autobiographical Poetics of Jamaica Kincaid and Patrick Chamoiseau,’ de

Rose-Myriam Rejouis, paru dans Massachusetts Review en 2003.

Il n’y a pas d’études consacrées à Texaco ou au Fort-de-France de Chamoiseau, sauf le chapitre ‘ Espace urbain et créolité dans Texaco de Patrick Chamoiseau ’ du livre de Richard

18

Burton, Le roman marron : Etudes sur la littérature martiniquaise, paru en 1997. Ce chapitre analyse les oppositions binaires existant dans le roman et ‘ qu’il sera nécessaire de déconstruire.’29 Burton utilise les théories de la créolité et de la racine de Glissant, que

Chamoiseau mène encore plus loin dans d’autres romans, sans arriver à le faire dans Texaco.

Selon Burton, Texaco suit une ‘ logique binariste ’30 et, conséquemment, n’est plus l’éloge de la créolité urbaine qu’il aurait dû être.

S’il n’y a pas d’ouvrages critiques écrits sur Texaco, il y a, par contre, plusieurs articles qui touchent de divers thèmes retrouvés dans la trame littéraire et langagière de ce roman.

Caryl Phillips, dans son article sur Chamoiseau et son œuvre, intitulé ‘ Unmarooned ’31 remarque le choix du cadre urbain dans deux écrits de Chamoiseau, Solibo magnifique et

Texaco, mais est surtout préoccupée par la mise en relief de la création d’une nouvelle langue qui aurait lieu dans l’œuvre de Chamoiseau. Selon Phillips, Chamoiseau ‘ forges a new

‘French’ language (…), exploiting the space between the languages, developing illicit and unexpected fusions, ’ la création de cette troisième langue étant son ‘ marronnage ’ linguistique. Un des plus récents articles sur Chamoiseau et la ville de Fort de France, intitulé

‘Fort-de-France: Pratiques textuelles et corporelles d’une ville coloniale’ de Valérie Loichot, a

été publié en février 2004 en French Cultural Studies. L’article a comme point de départ

Chronique des sept misères de Chamoiseau et plusieurs écrits de René Ménil sur la ville de Fort- de-France et comme support critique les théories de Michel de Certeau et de Henri Lefebvre sur la ville, de et de Jamaica Kincaid sur le texte postcolonial. Loichot affirme que l’espace urbain, tout comme le texte, résiste, il ne peut pas être fixé et lu par un flâneur

étranger. Cet article est important, moins pour le texte situé au point de départ, mais surtout

29 Burton 182. 30 Burton 200. 31 Caryl Phillips, ‘Unmarooned’ New Republic 216. 17 (1997): 48. 19

pour la ville soumise à l’analyse, Fort-de-France, qui est aussi la ville de Texaco. La ville créée est orale, affirme Loichot, en contraste avec la ville écrite par le colonialisme, les habitants de la ville créole, les ‘ djobeurs,’ étant ceux qui font disparaître les marques coloniales imposées par la France métropolitaine sur l’espace urbain. On ne saurait nier pourtant que

Chamoiseau écrit lui-même la ville, crée une histoire de l’oralité qui, en tant que telle, disparaît, se perd. La finalité devrait être une réécriture, revalorisante, de ce qui est la ville antillaise, qui fixerait le mouvement de la ville mais construirait aussi une histoire, différente et propre, qui viendrait consigner pour le futur une ville reconquise. L’oral par lui-même, tout simplement, n’est pas ou plus suffisant, ce qui paraît être aussi la conclusion de

Chamoiseau en fin de compte, ‘ déguisé ’ sous de divers pseudonymes dans le texte. L’article a comme outil d’analyse littéraire un texte de Michel de Certeau mais l’auteur semble ignorer l’opinion du même selon lequel il faut écrire l’histoire (ou la ‘ micro-histoire ’ car elle ne peut

être jamais recréée en totalité) afin de la récupérer et de rendre compréhensible le passé. S’il ne reste rien de ce passé, l’histoire n’est plus possible, elle s’efface de la mémoire. La tradition orale maintient, en quelque mesure, le passé vivant, mais celui-ci souffre plusieurs transformations à chaque instant et devient autre chose, s’éloignant du réel. L’acte de l’écriture est ainsi nécessaire, même obligatoire. L’écriture de la ville me concerne en particulier, à cause du rapport entre texte et architecture, texte et espace social, comme j’ai déjà souligné, des artefacts humains qui se reproduisent et se copient l’un l’autre à tout moment.

Maryse Condé, tout comme Chamoiseau, est un écrivain des plus connus et lus des

Antilles, par conséquent il y a un nombre impressionnant d’études et d’articles qui lui sont consacrés, dont on peut citer celle de Mohamed Mekkawi, Maryse Condé: Novelist, Playwright,

20

Critic, Teacher: An Introductory Biobibliography, publiée par Howard University Libraries en

1990, les ouvrages collectifs de World Literature Today de 1993, tout comme L'œuvre de Maryse

Condé: Questions et réponses à propos d'une écrivaine politiquement incorrecte parue à l’Harmattan en

1996, ou Maryse Condé: une nomade inconvenante, coordonnée par Madeleine Cottenet-Hage et

Lydie Moudileno, parue à l’Ibis Rouge en 2002. Comme La Belle Créole est ouvrage assez récent, on ne lui a pas encore accordé assez d’attention. Il existe un seul article qui s’en occupe, ‘La Belle Créole de Maryse Condé, un art d'écriture,’ par Jacques Coursil, paru dans la

Romanic Review en 2003. L’objectif principal de l’article est constitué par l’analyse de l’art de l’écriture de Condé, l’auteur affirmant que le texte de Condé a des voix et des sous-entendus multiples, la Narration avec une majuscule n’étant plus fiable. L’analyse de Coursil se concentre donc sur les divers types de discours dans ce roman. Il n’y a presque aucune référence au cadre urbain de l’action et aux aspects sociaux constituant la trame narrative.

On parle de la ‘ société de La Belle Créole ’, des rues, des habitants, sans faire des connexions entre l’espace urbain et la substance littéraire. La ville de Port-Mahault est mentionnée une seule fois, quand l’auteur veut donner une indication supplémentaire sur un des personnages secondaires : ’ maître Serbulon […] vient d’obtenir triomphalement, au tribunal de Port-

Mahault, l’acquittement… ’32

Vu la notoriété d’Ousmane Sembène, écrivain et cinéaste sénégalais, on lui a consacré plusieurs études, dont je vais présenter deux des plus récentes, celle d’Anthère

Nzabatsinda, Normes linguistiques et écriture africaine chez Ousmane Sembène, parue au Canada,

Éditions du GREF, en 1996 et celle de David Murphy, Sembene : Imagining Alternatives in Film and Fiction, parue en 2001 à James Currey Ltd, en Angleterre. L’étude d’Anthère Nzabatsinda,

32 Jacques Coursil, ‘ La Belle Créole de Maryse Condé, un art d'écriture,’ Romanic Review 94.3-4 (2003): 374. 21

qui se propose d’offrir ‘ aux lecteurs des perspectives sur les relations conflictuelles entre l’auteur sénégalais et sa langue ou ses langues d’expression ’33 accorde trop peu de place aux romans de Sembène, et n’inclut pas ‘ dans le corpus témoin les romans actuels. ’34 Celle de

Murphy, bien documentée, est critiquée pour être ‘so occupied with setting up a theoretical context that it has very little to say about the works’35 que l’auteur s’est proposé d’analyser.

Il y a aussi plusieurs articles sur Xala, dont on va mentionner les plus récents, comme

‘Ousmane Sembène’s Xala: The Novel, the Film and Their Audiences,’ de Josef Gugler et

Omar Cherif Diop, paru dans Research in African Literatures en 1998, ‘Politics, plunder and postcolonial tricksters: Ousmane Sembène’s Xala’ de Thomas J. Lynn, paru dans International

Journal of Francophone Studies en 2003, ‘Reimaging Gender and African Tradition : Ousmane

Sembène’s Xala revisited,’ de Aaron Mushengyezi, paru dans Africa Today en 2004. Tous ces articles font des références au contexte social africain à l’époque de la parution du roman, sans se préoccuper des aspects caractéristiques à la vie urbaine. Le ‘ xala ’ d’El Hadji est mis en relation avec la spoliation de l’économie sénégalaise par la nouvelle bourgeoisie, qu’on appelle dans l’article de Gugler et Diop ‘ pseudo-bourgeoisie.’ Dakar est mentionné au passage, comme le lieu où les déshérités des villages viennent se chercher un refuge à la suite des malheurs de la vie à la campagne. L’article ‘Ousmane Sembène’s Xala: The Novel, the

Film and Their Audiences,’ de Josef Gugler et Omar Cherif Diop est particulièrement intéressant, pour le parallèle entre le film et le roman, qui met en évidence le fait que le premier a été conçu pour un public autochtone, tandis que le roman est écrit pour un lecteur

33 Daniele Issasayegh, recension de Normes linguistiques et écriture africaine chez Ousmane Sembène, par Anthère Nzabatsinda, Letters in Canada 73. 1 (2003/2004): 626-628. 34 Issasayegh 627. 35 Jonathan Haynes, recension de Sembene : Imagining Alternatives in Film and Fiction, par David Murphy, African Affairs 10.405 (2002): 645. 22

occidental, peu familier avec les coutumes locales (que l’auteur explique à plusieurs reprises), et avec les rapports de famille dans la classe aisée de Dakar, comme les auteurs précisent.

Le troisième article mentionné est ‘Reimaging Gender and African Tradition:

Ousmane Sembène’s Xala revisited,’ où Aaron Mushengyezi souligne que la deuxième femme d’El Hadji, Oumi N’Doyé, est déjà un hybride culturel dans un sens négatif, car elle choisit et s’approprie de la culture moderne de Dakar seulement l’aspect commercial. Elle est libre mais en même temps corrompue par la modernité occidentale, aspect que je vais exploiter dans cette thèse, dans un autre sens. Elevée à respecter la tradition, Oumi N’Doyé est en fait la victime de la même tradition et de son caractère, qui contredit à tout pas ce qu’on lui avait ‘ enseigné.’ La ville constitue dans son cas l’espace des possibilités multiples de réalisation de ses ambitions personnelles, qu’elle aurait accomplies dans un autre milieu avec la même ardeur, mais peut être avec moins de succès.

Même si Calixthe Beyala est considérée aujourd’hui comme une des figures importantes de la littérature francophone, on ne trouve pas beaucoup de travaux sur ses

œuvres. Il y a deux études qui lui sont consacrées, celle de Charles Salé, Calixthe Beyala : analyse sémiotique de ‘ Tu t’appelleras Tanga,’ parue à Paris en 2005 et celle de Rangira Béatrice

Gallimore, L’œuvre romanesque de Calixthe Beyala, parue à Paris en 1997 et que je vais discuter plus loin. On parle de ses œuvres presque toujours dans un contexte comparatif, notamment par rapport aux autres écrivaines appartenant à l’espace post-colonial. Le roman

Les honneurs perdus, que j’ai choisi comme source primaire pour ma thèse, roman qui a obtenu

Le Prix de l’Académie Française, et je cite de la seule recension faite par Adèle King ‘ the first work by an African to be so honored ’36 ne fait le sujet exclusif d’aucun article. Les

36 Adèle King, recension des Honneurs perdus, par Calixthe Beyala, World Literature Today 71.3 (1997): 633. 23

honneurs perdus est mentionnée par Odile Cazenave dans ‘Calixthe Beyala's ‘ Parisian Novels ’: an Example of Globalization and Transculturation in French,’ article paru dans le Journal of the Twentieth-Century/Contemporary French Studies en 2000, à côté d’autres œuvres de Beyala comme Le petit prince de Belleville, Assèze l’Africaine et Maman a un amant. Mireille Rosello dans son livre Declining the Stereotype: Ethnicity and Representation in French Cultures, paru en 1998, parle de Beyala à côté d’ Emile Ajar et de dans le Chapitre 6, intitulé

‘Cheating on Stereotypes.’ Juliana Makuchi Nfah-Abbenyi, dans son livre Gender in African

Women's Writing: Identity, Sexuality, and Difference, paru en 1997, s’occupe dans la troisième partie, ‘Sexuality in Cameroonian Women Writers,’ de l’écriture de Beyala à côté de celles de

Delphine Zanga Tsogo et Wèrèwèrè Liking. Nicki Hitchcott écrit un article intéressant sur

Beyala et la controverse des Honneurs perdus, l’auteur y suggérant que ‘by playing with notions of authenticity and fakery, Beyala tests the limits of tolerance for an African woman writer in

France.’ 37

La critique préfère des romans de Beyala des titres comme C'est le soleil qui m'a brûlée,

Tu t'appelleras Tanga, et Seul le Diable le savait. Cette critique s’occupe surtout de son style narratif, du destin de la femme africaine à travers ses oeuvres, du voyage de découverte entrepris par Beyala. On remarque la distance que l’auteur maintient par rapport à ses personnages à l’aide du style indirect et du discours vivant et ironique.

Je vais revenir à un des deux livres consacrés à Beyala, qui est important pour cette thèse. Rangira Béatrice Gallimore, dans son ouvrage L’œuvre romanesque de Calixthe Beyala: Le renouveau de l'écriture féminine en Afrique Subsaharienne, se propose d'analyser quelques-unes des

œuvres romanesques de Beyala afin de montrer leur originalité. Selon Gallimore, celle-ci

37 Nicki Hitchcott, ‘Calixthe Beyala: Prizes, Plagiarism, and ‘Authenticity,’’ Research in African Literatures 37.1 (2006): 100. 24

réside dans le renouvellement systématique des canons esthétiques et des thèmes traditionnels du roman féminin francophone de l'Afrique subsaharienne. L'écriture de

Beyala, affirme Gallimore, se ressent du malaise post-colonial dont les premières victimes sont les femmes. Les héroïnes de Beyala, femmes souvent marginales, tentent de rompre le silence et de se réapproprier leur corps et leur essence. Selon Gallimore, l'écriture de Beyala est donc un engagement politique et féministe qui se traduit par un style violent et subversif, une écriture plurielle, profondément originale. Gallimore ne met pas l’accent sur le milieu urbain et son influence sur la vie des femmes, mais cet ouvrage peut aider à trouver des points d’appui dans notre recherche, surtout au niveau textuel, dans le positionnement de divers thèmes et images à l’intérieur du roman de Beyala.

Ressources supplémentaires : histoire et sociologie, postcolonialisme et féminisme

Afin de mettre en évidence les multiples aspects de la représentation de la ville dans le roman africain et antillais, je vais faire des références à l’histoire, à la sociologie, à la théorie postcoloniale et à la théorie féministe, dont j’utilise les diverses principes ou méthodes.

Comme j’ai déjà affirmé, mon approche se veut non seulement une approche critique littéraire mais aussi une analyse pertinente des phénomènes historiques et sociaux qui se reflètent dans la matière romanesque. Dans ce but, j’ai consulté une bibliographie assez

étendue, dont je vais mentionner les plus importantes études.

25

Histoire africaine et antillaise

De la littérature historique, j’utilise surtout Histoire africaine du XXe siècle: Sociétés-Villes-

Cultures, parue en 1993 à Paris, aux Editions L'Harmattan, Histoire des villes d'Afrique noire des origines à la colonisation, publiée en 1993 à Paris, aux Editions Albin Michel, Les Africaines:

Histoire des femmes d’Afrique noire du XIX au XXe siècle, publiée en 1994, livres coordonnés ou

écrits par Catherine Coquery-Vidrovitch. Histoire africaine du XXe siècle est une anthologie de l’histoire sociale de l’Afrique au XXe siècle. Parmi les sujets discutés se trouvent les marginaux, les questions qui affectent le développement urbain en Afrique et d’autres encore. Vu son emphase sur l’Afrique francophone, ce livre offre une vision d’ensemble sur le développement problématique des villes au siècle passé, qui explique en bonne partie la situation actuelle. Dans son Histoire des villes d'Afrique noire des origines à la colonisation, le même auteur continue d’analyser l’urbanisme africain, attirant l’attention sur les notions de réseau et de hiérarchie qui ont été inhérentes au processus d’urbanisation en Afrique, les villes étant

‘réinvesties’ et transformées par les colonisateurs. Coquery-Vidrovitch fait aussi un inventaire assez précis des villes africaines d’avant la colonisation et des rapports existant entre celles-ci.

Elle souligne que les chercheurs occidentaux ont eu tendance à ignorer le passé urbain de l’Afrique, à quelques exceptions, ce qui justifie son étude, en observant aussi que l’espace urbain contemporain en Afrique est caractérisé par la juxtaposition d’éléments apparemment contradictoires. Je vais utiliser cette observation, à partir de laquelle je vais exploiter la distorsion de l’espace, la contradiction des surfaces, et des points de référence dans les romans choisis.

Il y a aussi beaucoup d’études sociologiques sur la ville africaine, notamment en anglais. De la littérature en français on peut noter Interdépendances villes-campagnes en Afrique:

26

Mobilité des hommes, circulation des biens et diffusion des modèles depuis les indépendances, de Catherine

Coquery-Vidrovitch, parue chez L’Harmattan en 1996, qui est un recueil d’articles concernant les rapports établis en Afrique entre le village et la ville après les indépendances.

On y étudie, ce qui est important pour cette thèse, la dévalorisation de la culture traditionnelle mais aussi le changement dans la qualité de la vie des femmes, sous la pression de la modernisation de la société.

De la littérature en anglais on peut noter Slums of Hope ? de Peter Lloyd, publié en

1979. Dans son livre Lloyd offre au lecteur une perspective générale sur les bidonvilles de l’Afrique, de l’Amérique latine et de l’Asie, l’auteur se proposant de montrer l’universalité du phénomène et les formes spécifiques qu’on peut avoir en fonction des conditions politiques.

The Urban Challenge in Africa, Growth and Management of Its Large Cities, coordonné par Carole

Rakodi, paru en 1997 aux éditions des Nations Unies est une collection d’essais sur le processus d’urbanisation en Afrique et la nature de ses villes, très informatif, contenant aussi bien un bagage impressionnant de données géographiques, sociales et historiques. On y analyse ‘the nature of African cities and urbanization processes. ’38

Une autre étude importante pour cette thèse est celle coordonnée par R. E. Stren et

R. R. White, African Cities in Crisis: Managing Rapid Urban Growth, parue à Boulder, Colorado.

Offrant de nombreuses données sur de diverses villes de l’Afrique, ce livre est un outil de travail important et une source fiable d’information.

On consulte aussi des travaux plus spécifiques, pour s’assurer de l’exactitude des données, comme Le Sénégal contemporain, et La société sénégalaise entre le local et le global, sous la direction de Momar-Coumba Diop, publiés à Paris en 2002 pour ce qui est des aspects

38 Anthony O'Connor, recension de The Urban Challenge in Africa, Growth and Management of Its Large Cities, ed. Carole Rakodi, African Affairs 97.389 (1998): 583. 27

urbains caractéristiques au Sénégal; Fort-de-France de Solange Contour, publié à Paris en 1994, pour ce qui tient de l’espace urbain à la Martinique, tout comme les recueils Le patrimoine culturel des Caraïbes et la Convention du patrimoine mondial, coordonné par Herman van Hooff, paru à Paris en 2000, et Les Antilles et la Guyane françaises à l'aube du XXIè siècle, actes du colloque organisé par le centre de recherche GEODE Caraïbe, coordonné par Maurice

Burac et Michel Desse, paru à Paris en 2003, pour la Guadeloupe et les Antilles en général;

Cameroon: politics and society in critical perspectives, coordonné par Jean-Germain Gros, paru à

Lanham, en 2003, pour Douala et le Cameroun. Un des plus importants articles utilisés est

‘ Development implications of colonial land and human settlement schemes in Cameroon ’ par Ambe J. Njoh. L’auteur y analyse ‘ the implications of colonial land-use policies for contemporary development efforts in Cameroon,’ 39 qui ont influencé la configuration urbaine actuelle du pays. Il y a des similarités entre les pays francophones dans ce respect, ce que je vais mettre en évidence plus tard.

Essais sur la ville et la littérature urbaine ; postcolonialisme et féminisme

La critique sur la littérature urbaine est abondante, vu l’importance de plus en plus grande du phénomène urbain. Parmi les plus connus ouvrages consultés on va rappeler The

Image of the City in Modern Literature (1981) de Burton Pike, Women Writers and the City (1984), coordonné par Susan Merrill Squier, Discrimination by design: A Feminist Critique of the Man-made

Environment (1992) par Leslie Kanes Weisman, The City in Literature (1998) par Richard Lehan,

City Codes (1996) par Hana Wirth-Nesher. Dans The Image of the City in Modern Literature

Burton Pike remarque la continuité de la représentation de la ville en littérature, qui ne suit

39 Ambe J. Njoh, ‘Development implications of colonial land and human settlement schemes in Cameroon,’ Habitat International 26.3 (2002): 399. 28

pas son évolution historique. Selon Pike, l’auteur est un ‘enregistreur,’ son intentionnalité

étant non relevante, et la ville est un objet fixe dans l’espace. L’étude de Lehan est utile parce qu’elle offre des ‘elegant summaries not only of urban planning and development during these centuries but of major literary and intellectual movements, including the

Enlightenment, Romanticism, naturalism, modernism, and postmodernism.’40 City Codes par

Hana Wirth-Nesher ‘seeks a Calvino- like semiotic of urban fiction and visual representation and the conflicting, often overdetermined signs that structure the city both in literature and in the urban environment.’41

Women Writers and the City de Squier et Discrimination by design de Weisman sont importantes aussi bien pour la partie traitant de l’urbanisme et sa représentation dans la littérature en général, que pour celle traitant de la discussion de cette représentation dans la littérature écrite par les femmes. Squier envisage l’usage que les femmes font des métaphores spatiales, leurs efforts afin de résister aux pressions d’une société patriarcale dans ses pratiques et de se recréer un sens de l’identité, observations pertinentes pour le dernier chapitre de la thèse, partie consacrée aux femmes, à l’ecriture féminine et à la représentation littéraire des femmes de et dans la ville. Weisman à son tour ‘describes in detail aspects of the built design and its environment which constrain women’s freedom.’42 Elle y met en

évidence les éléments confinants de la ville construite par les hommes, sa symbolique aliénante, insistant sur l’importance de l’espace et du dessin de l’environnement construit, où les femmes devraient avoir leur place. On va aussi utiliser certains textes de Simone de

40 John M. Ganim, ‘Cities of Words: Recent Studies on Urbanism and Literature,’ Modern Language Quarterly 63. 3 (2002): 371. 41 Ganim 367. 42 Margo Huxley, recension de Discrimination by design, par Leslie Kanes Weisman, Women's Studies International Forum 19.4 (1996): 474. 29

Beauvoir et d’Irigaray, comme Le deuxième sexe ou Spéculum de l’autre femme, à côté des articles de Spivak, notamment Three Women’s Texts.

Les romans analysés sont écrits après l’indépendance, et sont donc des romans que la critique met dans une catégorie générale et généralisante que je ne vais pas discuter à ce point, celle des œuvres littéraires post(-)coloniales, chronologiquement et comme thématique. Afin de saisir des aspects communs à ces œuvres de ce point de vue, j’ai consulté de nombreux travaux sur le postcolonialisme, dont je vais mentionner Colonial Discourse and

Post-colonial Theory : A Reader, coordonné par Patrick Williams et Laura Chrisman, un ouvrage impressionnant et en même temps accessible, qui contient ‘ a wide range of texts, thirty-one essays in all, embracing a variety of approaches to their topic and spanning nearly fifty years of scholarly work in the field.’43 Je vais aussi mentionner une étude comme Race and Urban

Space in Contemporary American Culture, de Liam Kennedy (2000), qui explique des textes qui sont centrées sur l’interaction de la race avec le centre-ville, étudiant comment la race est

‘spatialisée’ dans la littérature du XXe siècle. La rue fonctionne, dans son opinion, comme un espace de l’aliénation, ce qui est intéressant pour notre travail. Selon Kennedy, la ville est à la fois un espace libérateur, un endroit de la pathologie et de la rédemption.

A côté de la théorie postcoloniale, je vais aussi faire référence aux théories de la dépendance et de la globalisation, phénomènes qui trouvent leur écho dans l’œuvre littéraire des écrivains choisis. Un des textes importants pour la théorie du système mondial et de la dépendance est Creating and Transforming Households: The Constraints of the World-Economy, paru à

Cambridge University Press et à la Maison des Sciences de L'Homme en 1992. Ce livre

‘makes a well ordered and original, albeit ambitious, attempt to study the connections

43 Michelle Collins-Sibley, recension de Colonial Discourse and Post-colonial Theory : A Reader, eds. Patrick Williams et Laura Chrisman, Black Scholar, Black World Foundation, 25.3 (1995): 48. 30

between the micro-structures of households, and the global structures of the world capitalist economy.’44 Un autre ouvrage important est Development and Underdevelopment: The Political

Economy of Inequality, coordonné par Mitchell A. Seligson and John T. Passé-Smith, ‘a collection of readings (that) focuses primarily on the dual gaps-income gaps between rich and poor countries and within poor countries-that have been exacerbated by that growth.’45

Ces théories sont surtout abordées dans les chapitres où on met en évidence les rapports existants à l’intérieur des éléments urbains et des villes représentées ou recréées dans les textes choisis, tout comme le positionnement des personnages dans la ville.

Je vais aussi utiliser quelques théories de Michel de Certeau sur la connexion entre l’architecture, l’espace urbain et le texte littéraire. Selon lui, l’architecture est architexture, une

écriture de l’espace qui retrouve ses principes dans le texte littéraire. La narration de la ville, selon le même, immobilise la dernière dans un texte plus ou moins transparent qui essaie de

‘traduire’ l’opacité mobile de cet espace urbain.46 Cette écriture nous permet de tracer les coordonnées de l’espace réel, en nous offrant une image cohérente, même si réduite, qui satisfasse l’esprit d’ordre du lecteur, tout en contraignant son imagination. Je vais aussi utiliser sa théorie sur les rues, que je vais présenter au début du troisième chapitre.

Explication du choix; présentation des romans et des auteurs

Les romans dont je vais parler ont comme décor la ville, raison première de mon choix : Xala Dakar, au Sénégal, Texaco Fort-de-France, en Martinique, Les honneurs perdus

44 Elsbeth Robson, recension de Creating and Transforming Households: The Constraints of the World- Economy, eds. Joan Smith et Immanuel Wallerstein, Journal of Southern African Studies 20. 3 (1994): 485. 45 Jan Knippers Black, recension de Development and Underdevelopment: The Political Economy of Inequality, eds. Mitchell A. Seligson and John T. Passé-Smith, Studies in Comparative International Development 29.3 (1994): 86. 46De Certeau, L’invention. 31

Douala, au Cameroun et ensuite Paris, La Belle Créole une ville de la Guadeloupe. Ils sont tous des chefs-d’œuvre de la littérature africaine et antillaise en langue française en particulier et de la littérature mondiale en général.

Mon intérêt au roman urbain vient du fait qu’il y a des ‘ancres’ et des pièges parsemées dans cet espace que je reconnais et que je recherche, et que j’ai retrouvés dans le roman urbain de l’Afrique et des Antilles, tout en notant un certain décalage temporel par rapport au roman urbain occidental. Comme je vais souligner par la suite, on observe en

Afrique ce qu’on appelle une ‘modernisation tardive,’ surgie à la suite de la colonisation. La ville telle qu’on crée ou recrée en Afrique dans la période coloniale est dans la plupart des cas une structure imposée de l’extérieur qui est en contradiction avec la structure existante, tout en étant minée par des conflits internes. Ces derniers conflits ont généré des thèmes qui sont déjà devenus des lieux communs, comme, par exemple, l’aliénation urbaine, produit de l’écart culturel et social des habitants de la ville. A ces thèmes vont s’ajouter, en Afrique et aux Antilles, ceux surgis avec la colonisation, dont les plus importants sont ceux liés au racisme, comme le partage inégal de l’espace urbain et le décalage social poussé à l’extrême par les colonisateurs. Aux Antilles, ces conflits restent en grande partie actuels, tandis qu’en

Afrique d’autres thèmes, cette fois plus spécifiques, internes, et en même temps reconnaissables (dans leur qualité d’effets de la modernisation imposée par les colonisateurs) font leur apparition, thèmes relevant de l’espace moderne de la ville, comme, par exemple, l’isolement individuel. Cela fait que, comme j’ai déjà affirmé, la ville se constitue comme un sujet littéraire important dans la littérature francophone, que ce soit dans la poésie, le théâtre ou le roman. Cette thèse traitera du roman, parce que celui-ci offre à la ville un espace d’élection dans son économie, comme je viens de montrer, tout en évoluant à cause de ou

32

parallèlement avec le développement urbain. Genre importé de la littérature occidentale, le roman, et spécialement le roman réaliste, avec toute une cohorte d’aspects empruntés à la réalité, se constitue en territoire francophone comme un genre autonome, qui ne pourrait plus être catégorisé comme ‘européen’, par le fait de sa ‘créolisation’, trait spécifique qu’on peut remarquer à tout moment, et que je vais mettre en évidence par la suite. En Afrique et aux Antilles de même, le développement du roman est étroitement lié au développement des villes ‘modernes’ (par opposition aux villes anciennes comme Méroé, Jenne-Jeno, Musumba,

Mbanza Kongo, Tombouctou, Djenné, etc.) surgies à la suite de la colonisation, villes qui se constituent en ‘foyers de diffusion de la culture occidentale.’47

Il y a des thèmes qui se retrouvent dans tous les romans analysés, comme ceux caractéristiques à la division sociale de l’espace, doublée, du moins dans le roman antillais, d’une division raciale, la question du positionnement des femmes intra muros, etc. Il y a aussi d’autres thèmes qui sont spécifiques au roman antillais, comme une ouverture plus large au phénomène de globalisation, un style plus animé et un vocabulaire plus riche, qui le distinguent du roman urbain africain. La position géographique, de même, détermine des visions différentes, l’insularité mettant son empreinte sur le roman antillais, ce qu’on va mettre en évidence plus tard. Je vais aussi souligner que l’urbanisation sur le modèle occidental en Afrique est un phénomène ‘forcé,’ la politique française d’urbanisation menant

à la ‘bétonisation’, à l’uniformisation et à l’‘occidentalisation’ poussées du paysage et de l’architecture qui ont suffoqué les cultures locales. La situation de la Guadeloupe et de la

Martinique est différente, en ce qu’elles sont des départements français d'outre-mer. En cette qualité, elles sont encore soumises à la politique d'urbanisation française.

47 Chemain 15. 33

Les romans choisis sont écrits par des auteurs venant de territoires différents, deux des Antilles (Chamoiseau et Condé), deux de l’Afrique subsaharienne (Beyala et Sembène), publiés des décennies à part (Xala a été publié en 1973 ; le plus récent des romans étudiés,

La Belle Créole de Condé, a été publié en 2001), il y a quand même des thèmes récurrents dans tous ces romans, liés notamment aux aspects urbains. Dans ce qui suit je vais donner quelques indications bio-bibliographiques sur les auteurs choisis, qui vont aider à comprendre leurs points communs tout comme leurs différences et aussi d’où vient leur intérêt pour l’espace urbain.

Le destin littéraire de Maryse Condé est marqué par son appartenance à la ville, et surtout à la capitale, à la métropole. Elle est née en 1937 à Pointe-à-Pitre, capitale

économique, sous-préfecture et la plus importante ville de Guadeloupe, dans une famille aisée. En 1953 elle quitte sa famille pour poursuivre ses études à Paris. Après le baccalauréat,

Maryse Condé décide de rester en France où elle étudie les Lettres Classiques à la

Sorbonne. En 1960 elle part pour la Côte d'Ivoire et enseigne pendant une année à

Bingerville, où elle ‘sera confrontée avec les problèmes inhérents aux états nouvellement indépendants.’48 En 1970, s'installant en France, à Paris, elle travaille pour Présence Africaine.

En 1979 on la retrouve à Santa Barbara à l’Université de Californie. En 1985, après avoir obtenu une bourse Fulbright, elle reste pendant un an à Los Angeles, pour rentrer en

Guadeloupe l’année suivante. Cependant, Condé ‘quitte bientôt son île natale pour s'établir aux Etats-Unis.’49 Elle va enseigner à New York, à Columbia University, où elle fonde le

Centre des Etudes Françaises et Francophones de l'université. Elle a pris sa retraite il y a

48 Maryse Condé, Ile en île, Littérature, octobre 2006, . 49 Maryse Condé, Ile en île, Littérature, octobre 2006 < http://www.lehman.cuny.edu/ile.en.ile/paroles/ conde.html>. 34

quelques années et vit maintenant la plupart du temps en Guadeloupe, si elle ne voyage à travers le monde.

Appelée, dans une étude récente qui lui est consacrée, une ‘nomade inconvenante,’50

Condé refuse constamment ‘the comforting assumptions of a constituted identity and inevitably substitute(s) the necessary endless process of the search itself.’51 Comme Mireille

Rosello observe

Condé’s discourse shows that she is keenly aware that the island is a discursive, symbolic and evolving construction, rather than a natural identity (…) she depicts a fragmented and diverse society, whose difference within (…) is neither erased nor naively celebrated as always already desirable.52

Elle semble vivre selon les règles célébrées par Glissant dans sa Poétique de la relation, son errance n’a pas de Retour, elle est ‘ vocation, qui ne se dit qu’en détours. ’53 Elle désire se construire une identité riche, non pas multiple mais ramifiée, non pas superposée, comme des couches qui se toucheraient seulement aux marges, mais continuelle, touffue, comme celle de l’être errant définie par Glissant. Selon le dernier, ‘ toute identité s’étend dans un rapport à l’Autre,’54 donc tout soi se définit par rapport aux autres et par les autres. C’est ce que Maryse Condé envisage relativement à elle-même, tout comme à son écriture, qui se réclame de plusieurs sources et influences.

Parmi les romans les plus connus de Condé on peut noter Hérémakhonon (1976), Ségou

(1984, 1985), Moi, Tituba, sorcière noire de Salem (1986), Traversée de la mangrove (1989), Le Cœur à rire et à pleurer, contes vrais de mon enfance (1999). Sa préoccupation pour le roman de la ville

50 Madeleine Cottenet-Hage et Lydie Moudileno, eds. Maryse Condé : une nomade inconvenante : mélanges offerts à Maryse Condé (Petit-Bourg : Ibis rouge, 2002). 51 Higginson 291. 52 Mireille Rosello, ‘Caribbean insularization of identities in Maryse Condé's work,’ Callaloo 18.3 (1995): 565. 53 , Poétique de la relation (Paris: Gallimard, 1990)27. 54 Glissant 23. 35

reste importante, des aspects urbains se retrouvant dans la majorité de ses œuvres, aspects

évoquant des cités africaines ou la métropole même, Paris. On peut mentionner Ségou, qui a comme point de départ et de focalisation Ségou, ville essentielle du passé africain.

La Belle Créole, publiée en 2001, est considérée comme une œuvre centrée sur la quête de l'identité intrinsèque. Avec son titre déroutant, le roman prédispose le lecteur, et notamment le lecteur occidental, parce que le titre est un syntagme de création occidentale,55

à une histoire de femmes, probablement légère(s). La quatrième de couverture suggère d’ailleurs que le roman est une ‘sorte de l’Amant de Lady Chatterley sous les tropiques.’ C’est en fait l’histoire du meurtre d’une femme, une Békée,56 par un Noir guadeloupéen, par jalousie, crime pour lequel il est jugé non coupable. Celui-ci reste quand même presque deux ans en prison, période pendant laquelle il se rappelle son passé, tandis que, en dehors, la situation du pays et de la ville s’empire. On a vu ce roman comme ‘address(ing) another myth of the Antillean experience, the dramatic and historic relationship between the fugitive slave and the dog,’57 ‘the primary narrative in Condé’s story’ étant ‘a cynegetic proliferation.’

On ne saurait ignorer cet aspect de l’histoire coloniale des Antilles, où la ‘chasse aux marrons’ était conduite par les autorités coloniales avec des ‘molosses spécialement élevés à

Cuba,’58 mais je voudrais rappeler que la même présence des chiens se fait ressentie dans les villes de tous les pays dits ‘en voie de développement,’ où elle est une autre forme par laquelle la crise politique et économique se révèle, comme c’est surtout le cas dans La Belle

55 Jacques Coursil, ‘La Belle Créole de Maryse Condé, un art d’écriture,’ Romanic Review 94.3-4 (2003): 345-359. 56 Le béké est un créole des Antilles françaises; en principe, il est non issu de métissage descendant d’immigrés blancs. Voir l’article sur la définition de wikipédia, novembre 2006 . 57 Pim Higginson, ‘Of Dogs and Men: La Belle Créole and the Global Subject,’ Romanic Review 94. 3-4 (2003): 291-307. 58 Marie-Christine Rochman, L’esclave fugitif dans la littérature antillaise (Paris : Karthala, 2000) 29. 36

Créole. Higginson d’ailleurs admet que ‘the majority of these dogs are not exactly on

Dieudonné’s trail.’59

Dieudonné, le personnage principal, est vu par la critique comme un anti-héros, fragile et irrésolu, un épileptique que les ‘crises transformaient en zombi.’60 Il est acquitté de son crime mais sa vie n’est plus qu’une oscillation continuelle entre passé et présent jusqu'à son suicide en mer, au bord de La Belle Créole, le bateau qui lui sert de refuge et de repère, vestige d'un passé heureux mais révolu.

La vision de la Guadeloupe évoquée dans ce roman est plutôt cauchemardesque. On déplore d’ailleurs là-bas dans plusieurs ‘léwoz’ et depuis des années la situation difficile du pays, comme les Guadeloupéens le disent eux-mêmes, ‘Lagwadloup ka pati/ Adan mové direksyon.’ Maryse Condé, dans une interview accordée lors de la parution de La Belle Créole à la fin du mois de mai 2001, plaignait la situation actuelle de la Guadeloupe, qu’elle ne reconnaissait plus: ‘la Guadeloupe n’est plus ce qu’elle était, je ne la reconnais plus, vous vous faites braquer à tous les coins de rues.’ Dans ce roman, Port-Mahault est une ville en décomposition, territoire de la promiscuité et du crime, qui met son empreinte sur ses habitants. La ville est envahie par les chiens, les ordures parsèment les rues et les places. Le chaos y est général: l'économie étant paralysée par les grèves, les braquages et les vols deviennent plus nombreux. Les syndicats rivaux entretiennent le désordre social, les grèves quotidiennes d’électricité à Port-Mahault étant menées par des leaders syndicaux, eux mêmes possesseurs de groupes électrogènes. On y a vu un parallèle avec Haïti, où l’élite investit dans les accumulateurs d’énergie quand le réseau ne fournit à Port-au-Prince, par exemple, que quelques heures d’électricité par jour. La ville imaginaire de Port-Mahault peut être, de ce

59 Higginson 294. 60 Condé, La Belle Créole 23. 37

point de vue, un symbole de toutes les villes des Caraïbes qui passent par des crises depuis des années, crises qui ont leur origine, sans aucun doute, dans le fait colonial.

Patrick Chamoiseau est, lui aussi, citadin par la naissance et par le choix. Il est né le

12 mars 1953 à Fort-de-France, ‘ville capitale du Pays Martinique, ‘ comme on l’appelle sur le site officiel de la ville.61 Il fait des études de droit et d'économie sociale à Paris, en France, et y travaille d'abord, puis en Martinique. Il s'intéresse aux formes culturelles spécifiques à ce coin du monde, aux formes en voie de disparition comme les ‘djobeurs’62 du marché de Fort- de-France et les vieux conteurs, tout comme au créole.

En 1986 il publie son premier roman, Chronique des sept misères, histoire collective des

‘djobeurs,’ les plus pauvres habitants de Fort-de-France. Son style linguistique est particulièrement dynamique, le langage hybride qu’il utilise est accessible aux lecteurs de la

Métropole et contient néanmoins les valeurs sociales et culturelles du créole. Solibo magnifique

(1988), un autre roman important, développe les thèmes de la recherche de l’identité martiniquaise. Avec Jean Bernabé et Raphaël Confiant, Chamoiseau publie Éloge de la créolité en 1989, un manifeste de la créolité, et par la suite Lettres créoles avec Confiant, un essai sur la littérature antillaise de 1635 à 1975. Le troisième roman, Texaco (1992), rend Chamoiseau célèbre sur la scène internationale. Le roman gagne le et établit Chamoiseau comme la plus importante figure du mouvement de la créolité.

Texaco peut être lu comme une histoire fictive des pauvres des Caraïbes, depuis l’abolition de l’esclavage jusqu’aux années 80. Comme Caryl Phillips observe, le roman

spans the years 1823 to 1980, and it is divided into four ‘epochs,’ which represent the ‘African’ Martinican building materials of the period: straw, crate, wood, asbestos and concrete. The novel opens in the city of Saint-Pierre, the old cultural capital of the island, which was destroyed by a volcanic eruption in 1902. The

61 ‘Fort-de-France, Martinique,’Fort-de-France, ville capitale, juin 2006 . 62 Les porteurs du marché ; employés précaires, travaillant au noir, pêcheurs ou agriculteurs. 38

location shifts to a place called Texaco, a classic shantytown of the African diaspora, peopled by former plantation slaves who are searching for urban employment. The township is located in the capital, Fort-de-France, near a petrochemical installation that is owned by the Texaco company. Texaco is considered an eyesore and an embarrassment by the authorities who wish to evict the ‘squatters’ and to raze the place.63

Texaco est construit sur plusieurs niveaux chronologiques et la diégèse utilise de fréquentes analepses et prolepses, tout comme des fragments de discours disparates, reliant d’autres analepses au discours principal. La narration de Marie-Sophie Laborieux est racontée à son tour par Ti-Cirique, un homme de lettres haïtien, et présentée par Oiseau de

Cham, l’auteur apparent. On y raconte l’histoire du père de Marie-Sophie, Esternome et, plus tard, celle de Marie-Sophie elle-même, jusqu’à son installation définitive dans un bidonville qu’elle met en place pour abriter des deshérités de la Martinique. Le fil narratif est ‘lié’ et justifié par le fil historique réel, racontant l’avènement et l’effondrement du système de plantations, la construction et la disparition des villes, tout comme l’apparition des compagnies pétrolières, tout étant parsemé de légendes et de proverbes locaux. Le roman se construit comme une tapisserie pleine des couleurs, odeurs et sons créoles. On y remarque des figures à part comme Ninon, M. Alcibiade ou même un personnage réel et controversé,

Aimé Césaire. On envisage ce roman comme une expression de la créolité, qui ressort des diverses matières narratives, sociales et historiques choisies :

Texaco transcends the dialectic of African and European world views, and enters a ‘third-space,’ which the author defines as ‘Creoleness.’ The author contrasts the utilitarian rigidity of European traditions with the complex flexibility of Caribbean knowledge systems. In the latter, a new identity emerges in which multiple races, languages, religions, customs, and ways of being contribute to the country's collective identity, while preserving the uniqueness of individual group identities. This rich metaphor is likened to the eco-system of the mangrove swamp, where harmonious and conflictive encounters produce a virtual system of equilibrium and interaction.

63 Phillips 45. 39

This concept can also be applied to the interpretation and development of space, or ‘creole planning (…).’ 64

La planification créole de l’espace urbain appelle, dans Texaco, ‘the urban practitioner to be ‘open and sensible’ to the intricacies of cultural diversity.’65 Le roman porte le nom ‘du plus pauvre quartier de Fort-de-France,’ un bidonville servant d’abri aux plus déshérités des habitants de la ville, qui, chose d’un grand intérêt pour notre étude, sont en grande partie des femmes, des enfants et des vieillards. La ville est présentée comme une entité à conquérir, elle fait l’objet du désir des anciens esclaves, qui voient en elle la chance d’une meilleure vie.

La narration acquiert ‘epic dimensions. Fact and fiction intertwine to weave a narrative wherein myth and history complement each other. Texaco evokes an ethos and also a vision which, though localized, reaches out far beyond the region.’ 66

Les deux autres auteurs examinés dans ce travail viennent de l’Afrique subsaharienne,

Ousmane Sembène et Calixthe Beyala. Ousmane Sembène, écrivain et metteur en scène sénégalais, écrit en français et en wolof. On le voit souvent comme le père fondateur du cinéma sénégalais et même africain : ‘Ousmane Sembène is exceptional in combining two roles : the distinguished writer is also the foremost film director in Africa South of the

Sahara.’67 Sa carrière est d’autant plus étonnante que l’auteur, comme James Copnall le souligne, ‘had very little formal education and struggled through many jobs, including fisherman, soldier and docker in both Senegal and the South of France, before commencing his artistic career that has won him worldwide renown.’68 Il quitte l’école à l’âge de 15 ans et sera plus tard incorporé dans l’armée française. Il joint les forces de libération françaises en

64 Wanda I. Mills, ‘Urban Culture,’ Journal of the American Planning Association 64. 2 (1998): 255. 65 Mills 255. 66 Juris Silenieks, ‘World Literature in Review: Martinique,’ World Literature Today 67. 4 (1993): 877. 67 Josef Gugler, ‘African Writing Projected onto the Screen: Sambizanga, Xala, and Kongi's Harvest,’ African Studies Review 42.1 (1999): 79. 68 James Copnall, ‘Globalization is a Type of Fraud,’ New African 395 (2001): 40. 40

1942. Après la deuxième guerre mondiale il reste comme docker à Marseille, expérience qui va lui inspirer son premier roman, Le Docker noir (1956). Il écrit par la suite Les Bouts de bois de

Dieu (1960). Il étudie le cinéma aux Studios Gorki à Moscou entre 1961 et 1963 et rentre après au Sénégal69 où il va mettre en scène une série de films de court et long métrage. En

1966, il met en scène Borom Sarret et après La Noire de … ,70 le premier film de long métrage

à être mis en scène par un cinéaste africain, qui va être couronné au festival de Cannes en

1967. Il s’intéresse en particulier à l’audience locale (une partie de ses films, tout comme une partie de ses romans sont en wolof) et accorde une attention des plus grandes à la situation des femmes au Sénégal et en Afrique en général. L’intérêt d’ Ousmane Sembène se dirige vers les aspects de la vie urbaine, comme on vient de noter, où la lutte acerbe pour la reconnaissance sociale détruit maintes fois l’équilibre de la balance traditionnelle, mettant en scène des conflits de la société contemporaine, avec toute sa cohorte de libertés et de nouveaux servages.

Xala paraît en 1973, aux Éditions Présence Africaine, à Paris. On le considère comme un roman écrit pour une audience étrangère, comme les critiques observent, il

‘explicitly addresses a foreign public,’71 à cause des nombreuses explications insérées dans le texte, ‘the novel offers a good deal of explanation for the foreign reader (…).’72 Dans ce roman il y a des thèmes récurrents dans toute l’œuvre littéraire ou cinématographique de

Sembène: la révolte contre les inégalités entre les sexes en Afrique, contre les pressions de la tradition, contre les maux sociaux contemporains. L’histoire racontée dans Xala est celle d’un homme d’affaires de Dakar, Abdou Kader Bèye, qui se remarie et est frappé

69 Bert Cardullo, ‘Domesticated Violence,’ Hudson Review 58. 4 (2006): 643-650. 70 Jared Rapfogel, Richard Porton, ‘The Power of Female Solidarity: An Interview with Ousmane Sembène,’ Cinéaste 30.1 (2004):20-25. 71 Gugler 86. 72 Gugler 86. 41

d'impuissance, se croyant victime du xala. Il recourt à des guérisseurs tandis que sa situation sociale s'écroule. Un groupe de mendiants, guidé par un parent, va l'humilier. El Hadji avait exproprié ce dernier, en falsifiant des actes fonciers, et l’avait jeté en prison. Le mendiant est l’agent de règlement spatial, qui rétablit l’ordonnance légale, morale, des rapports d’interpossession dans la ville. La description des mendiants ‘echoes Fanon’s faith in the revolutionary potential of the lumpenproletariat rather then Marx’s dismissive view of it.’73 A cause de cette intervention, El Hadji va être ’ dé-placé ’ pour ses excès, du centre-ville aux périphéries et encore plus loin, où il cherche un remède à son ‘xala’. Pour pouvoir se réintégrer dans l’espace urbain qui le rejette, El Hadji doit premièrement prendre ses distances et le/se réévaluer.

Xala est un roman urbain qui montre le dysfonctionnement d’une société post- indépendante trahie par une élite corrompue, non-productive, qui s’approprie espace et biens sans rien rendre en échange. La critique considère le ‘symbolisme politique’ du roman comme ‘plain to see,’ la bourgeoisie néocoloniale étant ‘presented as an impotent class whose downfall will be brought about by the destitute and the oppressed of their society.’74

Comme Josef Gugler observe, El Hadji

represents, experiences and eventually articulates the impotence of his class. Sembène entertains us with the satirical account of El Hadji’s physical impotence, but eventually confronts us with the economic and cultural impotence of the bourgeoisie that cripples the nation.75

Calixthe Beyala, le quatrième auteur analysé, est née dans le quartier de New-Bell

(nommé dans Les Honneurs perdus ‘ Couscous ’), dans la banlieue de Douala au Cameroun.

73 Gugler 86. 74 David Murphy, ‘Africans Filming Africa,’ Journal of African Cultural Studies 13.2 (2000): 242. 75 Gugler 85. 42

Comme on peut lire sur le site qui lui est consacré,76 elle est sixième d'une famille de douze enfants, et est évidemment marquée par la pauvreté de son milieu. Beyala quitte Douala à 17 ans pour la France. Elle y passe son bac pour effectuer ensuite des études de gestion et de lettres. Avant de s'installer à Paris où elle réside actuellement, Calixthe Beyala a vécu à

Malaga et en Corse. Elle a beaucoup voyagé, notamment en Afrique et en Europe mais aussi dans le reste du monde. Elle parle le français, ‘l'éton, qui est sa langue maternelle, ainsi que le pidgin, l'espagnol et quelques langues africaines.’77 Parmi les œuvres les plus connues de

Beyala on peut énumérer C'est le soleil qui m'a brûlée (1987), Tu t'appelleras Tanga (1988), Le Petit prince de Belleville (1992). Le dernier, tout comme Les honneurs perdus sont par excellence des romans de la périphérie bigarrée des grandes villes.

On considère Les honneurs perdus comme le plus réussi et un des plus controversés romans de Beyala. Il paraît aux Éditions Albin Michel à Paris en 1996 et il reçoit le Grand

Prix du roman de l'Académie française la même année. Après sa parution Beyala est

‘ immediately accused of plagiarism in this same prize-winning novel (…) exactly one month after winning the French Academy Prize (…) by Assouline on his radio program ‘Lire RTL’

(…) of having plagiarized the French translation of Ben Okri’s 1991 Booker-Prize winning novel The Famished Road. ’78 Assouline, un de ses détracteurs, écrit que ‘ à l’automne dernier, quelques hommes encore verts s’étaient mis en tête de lui faire obtenir le Grand Prix de l’Académie Française. ’79On lui accorde donc, paraît-il, un intérêt particulier à cause de son origine et de son sexe. De plus, il semble que l’Académie ait été au courant des accusations,

76Calixthe Beyala, Calixthe Beyala : Ecrivain, grand Prix du Roman de l’Académie, octobre 2006 . 77 Calixthe Beyala, Calixthe Beyala : Ecrivain, grand Prix du Roman de l’Académie, octobre 2006 . 78Hitchcott 100. 79 Pierre Assouline, ‘L’affaire Beyala rebondit,’ Lire, février (1997) : 9. 43

choisissant de les ignorer, car, comme Nicki Hitchcott l'explique dans son article ‘ Calixthe

Beyala: Prizes, Plagiarism, and ‘Authenticity’,’ ‘ Beyala has become fixed in terms of her gender and ethnicity to be the first black woman writer to win the prestigious Grand Prix du roman in France. ’80 Elle est censée représenter ‘ an example of successful assimilation ’ en

France. Elle ‘may indeed be a plagiarist but more importantly, she is a player who understands, tests, appropriates and manipulates the institutional limits of tolerance in postcolonial France.’81

Le personnage central des Honneurs perdus est une femme, dont on suit la destinée depuis la naissance malheureuse (ses parents attendant un garçon) jusqu'à la vieillesse parisienne. La première partie du roman se passe à Couscous, un bidonville à la périphérie de

Douala, au Cameroun. Les habitants de Couscous souffrent les aléas d’une société qui les rejette et qu’ils ne comprennent pas, l’auteur présentant leurs mésaventures d’un point de vue caricatural. La deuxième partie se passe à Paris, où l’héroïne va connaître la société des immigrés qui ressemble de plusieurs points de vue à celle qu’elle avait quittée à Douala. Elle sera employée par une Sénégalaise, Ngaremba, comme servante ‘ nourrie-logée.’ Saïda observe les mœurs de sa maîtresse et de ses invités, l’élite parisienne des immigrés africains qui parlent chaque semaine de l’Afrique et de ses problèmes sans rien faire. Vierge encore à l’âge de cinquante ans, Saïda va connaître l’amour et sera enfin intégrée dans la société d’adoption. Ce roman est important car il contient tous les thèmes qu’on désire explorer. Par la satire, le bidonville, Couscous (de son vrai nom New Bell ; le nom fait partie, lui aussi, de la satire) devient un endroit dystopique, où les choses les plus inoffensives peuvent se transformer en désastres, où les individus sont des caricatures, les hommes ont le pouvoir

80 Hitchcott 103. 81 Hitchcott 105. 44

absolu mais sont d’une imbécilité effrayante. Chez Beyala, la ville africaine, et spécialement ses bidonvilles, sont et restent des espaces de la déchéance et du désespoir atroce, qu’elle fait revivre par l’intermède d’une écriture subversive, dans Les honneurs perdus tout comme dans d’autres romans, Tu t’appelleras Tanga, Assèze l’Africaine ou C’est le soleil qui m’a brûlée. Ce qu’on peut observer est que chez Beyala les périphéries des villes occidentales sont elles aussi des espaces du désespoir : Ngaremba se suicide, les trottoirs sont occupés par des prostituées et des clochards. La métropole est loin d'être le paradis sur terre imaginé. Mais ce que l’auteur suggère en fin de compte est que les immigrés peuvent s’y trouver une place, tout en devant renoncer à une partie de leur être.

Dans les romans choisis, la ville occupe un espace important, les aspects urbains y

étant nombreux et se retrouvant presque à chaque page. Comme j’ai déjà affirmé, les

éléments de paysage urbain présents dans le roman francophone restent largement ignorés par la critique contemporaine ou on leur préfère d’autres thèmes jugés plus importants. Je me propose de montrer que la ville est essentielle à l’économie des romans choisis, elle y devient personnage, fournit la toile de fond ou explique des situations, des points de vue et des destinées. La ville aliène son habitant ; tout en le modifiant, pourtant, elle lui offre des

échappatoires et des solutions impossibles dans un autre milieu, surtout dans les territoires décolonisés, comme je vais le montrer plus tard.

Bref historique des villes africaines et antillaises

Afin de comprendre la position et l’importance de la ville africaine et antillaise et les transformations subies par celles-ci dans le cadre de la colonisation, transformations qui se reflètent dans leur représentation littéraire, je vais rappeler quelques faits historiques. Cela

45

est nécessaire, car, malgré une préoccupation de plus en plus grande avec l’histoire africaine, il n’y a toujours pas assez d’information disponible sur les villes de cette partie du monde.

Comme Catherine Coquery-Vidrovitch affirme dans son livre sur l’histoire des villes africaines,82 les chercheurs occidentaux ont eu tendance à ignorer le passé urbain de l’Afrique et notamment de l’Afrique subsaharienne, à quelques exceptions. Je me propose donc d’énumérer quelques faits principaux concernant le phénomène d’urbanisation en Afrique, tout en précisant que la ville antillaise a une position plus spéciale par rapport à celle africaine, car elle appartient à un espace insulaire, ce qui a mené à une circulation plus intense des conquistadors sur son territoire. Les villes antillaises ont ressenti les effets d’une créolisation poussée et assez précoce, ce qui n’est pas arrivé dans la même mesure sur le continent. Ensuite, je vais offrir plus d’informations sur les villes antillaises dans la partie traitant des villes qui constituent le locus de la diégèse dans les œuvres choisies.Le point de départ et la source d’information principale reste l’étude que je viens de mentionner, Histoire des villes d’Afrique noire des origines à la colonisation de Catherine Coquery-Vidrovitch, une des plus remarquables dans le domaine.

En Afrique, il y a et il y a eu des villes anciennes : centres religieux, politiques et commerciaux, elles ont joué, comme partout dans le monde, un rôle moteur dans le développement économique d’un pays ou d’une région. L’environnement et le climat, tout comme les modes économiques, politiques et culturels ont mené à la création d’un modèle urbain spécifique, en changement permanent sous les pressions internes et les mutations

économiques du monde occidental, comme la quatrième de couverture du livre mentionné indique.

82 Catherine Coquery-Vidrovitch, Histoire des villes d'Afrique noire des origines à la colonisation (Paris : Albin Michel, 1993) Collection ‘L'évolution de l'humanité.’ 46

L’urbanisation en Afrique est liée, comme elle l’est aussi ailleurs, aux débuts de l’agriculture, condition de la ‘densification’ et du ‘resserrement de la population.’83 En

Afrique précoloniale, ‘ les villes [s]ont ... rares,’ parce qu’elles ‘ témoignent du niveau socio-

économique ambiant ’84 qui n’est pas très développé. La ville traditionnelle devient peu à peu un centre religieux, politique et économique par excellence, siège de la famille régnante, qui a aussi le privilège des activités d’échange lointaines.85 Le développement des villes peut être aussi lié à la sécurité que les villes offrent, comme siège du pouvoir militaire, les commerçants et les paysans venant chercher cette sécurité qui leur permet d’exercer leur commerce avec moins de pertes, comme dans le Sahel médiéval où des corporations d’artisans et de commerçants s'‘attachent’ aux noyaux urbains existant déjà. 86

Comme Coquery-Vidrovitch l’observe, il y a eu, le long des siècles, de divers modèles de ville en Afrique. Dans plusieurs pays de l’Afrique centrale (Burundi, Rwanda, les anciens royaumes d’Ankole, Lunda, Ganda) les villes sont mobiles, se déplaçant à la suite de facteurs

économiques, météo, politiques ou militaires. Cette mobilité augmente surtout au XIXe siècle, comme une conséquence de l’importation des armes à feu. Dans l’Afrique centro- occidentale, comme par exemple dans le royaume de Kongo et sa capitale Mbanza-Kongo, ou Saõ Salvador, les villes abritent l’aristocratie et son entourage. Il y a une relation de dépendance entre la ville et les campagnes, les dernières étant au service de la première, les villageois étant surtout des esclaves. Ceux qui ne le sont pas doivent payer un impôt; au moment où ils ne le paient pas les villages sont incendiés et leurs habitants vendus comme

83 Coquery-Vidrovitch 33. 84 Coquery-Vidrovitch 37. 85 Coquery-Vidrovitch 35. 86 Coquery-Vidrovitch 38. 47

esclaves.87 Dans les villes bantu avant l’Islam, l’activité économique de la ville demeure emprisonnée dans sa fonction politique de capitale, la subsistance de la ville s’articulant sur sa domination sur la campagne.88 Les villes musulmanes sont un autre type de ville en

Afrique, en ce que la culture musulmane exclue les masses rurales, l’habitat urbain se développant dans ces villes sans tenir compte des régions environnantes, les musulmans contrôlant le commerce du sel et de l’or, ce qui rend les villes indépendantes de la campagne.

Comme Coquery-Vidrovitch le souligne, quelle que soit l’origine des villes, la traite négrière et la colonisation vont dévier leur évolution. Le trafic négrier aux XVIIIe et XIXe siècle impose des changements sur ‘les réseaux urbains jusqu’alors plus ou moins greffés sur l’économie atlantique, maghrébine ou swahili.’89 A cause des raids négriers, des déplacements importants de population ont lieu. Ceux qui fuient la traite forment des ‘villes de paysans’ comme Ibadan, Ilorin, Iwo, Abeokuta, Oshogbo et Ede, villes de plus de 40.000 habitants.

D’autre part, la population s’amasse autour des forts négriers afin de tirer profit des activités secondaires. Ces forts sont de vrais centres créoles, car ceux qui y viennent sont d’origine et de cultures différentes. On y voit l’éclosion d’une culture et d’une langue créole, utilisée comme langue de communication. Dans la plupart des cas, les colonisateurs, efficaces, utilisent les centres urbains déjà existants, en transformant les réseaux de transport et d’évacuation, choisissant ceux qui sont le mieux placés, comme Addis Abeba, Mombasa,

Khartoum, Saõ Salvador (Mbanza-Kongo), Lagos, Ibadan, Ife, Porto Novo, Kumasi, Bobo

Dioulasso, Ouagadougou, où il y avait déjà une société urbaine diversifiée et prête à l’emploi.90

87 Coquery-Vidrovitch 98. 88 Coquery-Vidrovitch 103. 89 Coquery-Vidrovitch 183. 90 Coquery-Vidrovitch 329. 48

Un aspect important de la ville en Afrique qu’on doit rappeler est qu’elle a constitué un outil de colonisation91 depuis toujours, et pas seulement occidentale. L’abandon de Jenne

Jeno, par exemple, la première ville du Soudan occidental, coïncide avec l’islamisation de la zone, l’ancien site païen étant abandonné.92 La colonisation européenne a été différente en ce qu’elle a mené à la formation d’une ville coloniale des XIXe et surtout XXe siècle définie comme ‘un cas extrême de pouvoir coercitif englobant et surtout excentré, puisque le pouvoir réel était situe en métropole.’93Ce pouvoir exagérément privilégié, étranger et institutionnellement supérieur aux autochtones, a imposé une culture et une économie extraverties. Comme on a noté ci-dessus, les villes africaines étaient déjà des communautés bien planifiées avant l’arrivée des Européens dans la région, mais ‘European colonial authorities are, however, credited with the introduction of a completely new version of planning’, qui étaient ‘alien to Africa.’94 A cause de cela, les villes contemporaines dans les pays décolonisés ne sont plus ce qu’elles avaient été avant la colonisation, car les colonisateurs les ont transformées et ont imposé un moule qui les a rendues méconnaissables.95 Cette transformation spatiale des villes africaines a mené à une transformation culturelle importante.96 Comme Njoh le montre

In quite a good number of cases, these authorities were not content with simply replacing existing African structures with European varieties, they were bent on constructing from scratch European towns on African soil. The Cities of Saint Louis, Rufisque, Gorée and Dakar in Senegal exemplify early efforts along these lines.97

91 Coquery-Vidrovitch 40. 92 Coquery-Vidrovitch 67. 93 Coquery-Vidrovitch 71. 94 Njoh 401. 95 Coquery-Vidrovitch 39. 96 J. Abu-Lughod, ‘Tale of two cities - The origins of modern Cairo,’ Comparative Studies in Society and History 7 (1965): 429-457. 97 Njoh 401. 49

Les villes ont été ‘réinvesties’ ou, en beaucoup de cas, les Européens ont construit des forts ou des villes commerciales destinés à satisfaire des buts militaires ou économiques. Il est important aussi, comme Abu-Lughod observe, de souligner que

urban planning was employed by European colonial authorities as a tool for the promotion of colonial/imperial development objectives and the articulation of racial superiority. In the first instance, planning, especially regional planning, was necessary to facilitate the rapid transportation of raw materials from the colonial hinterland to the seaport for onward transmission to the metropolis. In the second instance, town planning and the concomitant laws and legislation were necessary to create the kind of living conditions capable of attracting career colonial administrators to the colonies.98

La colonisation a laissé donc son empreinte sur l’organisation de l’espace urbain african, d’où la ségrégation résidentielle actuelle, qui ne signifie pas seulement le placement préférentiel des habitants mais aussi la concentration de la propriété foncière dans les mains d’une élite, française ou, après l’indépendance, locale. Comme Lughod le note, ‘European urban planning and cognate policies established the foundation for the inequitable distribution of resources across space in the country.’99

Les villes de choix dans les romans choisis sont Fort-de-France, Dakar et Douala, tout comme un ville de la Guadeloupe, nommée dans le texte Port-Mahault, où on pourrait voir une représentation de la capitale, Pointe-à-Pitre, ville natale de l’auteur. Je vais faire en ce qui suit un court historique de ces villes, afin de servir de support à l’explication de texte.

Les villes actuelles de la Martinique ont été des forts, des constructions dictées par les nécessités militaires, administratives et économiques de la politique d’expansion coloniale française. Pierre Belain, sieur d’Enambuc, gouverneur des Indes Occidentales, arrive à la

Martinique le 15 septembre 1635, et il y trouve les Arawaks et les Caraïbes, que les Français

98 Abu-Lughod 400. 99 Abu-Lughod 402. 50

déciment s’ils ne réussissent pas à coloniser. D’Enambuc va y commencer la construction du

Fort Saint-Pierre. Les avantages stratégiques de l’emplacement actuel de la ville de Fort-de-

France déterminent le gouverneur français Du Parquet, dès 1638, à construire un autre fort à la Martinique, après Saint-Pierre, mais ce projet ne sera réalisé que plus tard, à partir de 1672, quand Louis XIV ordonne sa construction, afin de parer les attaques des Hollandais. La ville est connue, dès ses débuts, sous le nom de Fort-Royal, avant de devenir Fort-de-la-

République durant la période révolutionnaire et enfin Fort-de-France à partir de 1802.100 Les plans de la ville actuelle ont été tracés par le comte de Blenac autour des années 1680.101

Comme Solange Contour le note, ‘le quadrillage à angle droit de ses rues, qui évoque celui des villes américaines, porte trace des conceptions d’aménagement que l’on avait au début de l’époque coloniale.’ 102 Dans les années 1860 se développent ici deux grandes compagnies françaises de navigation internationale : les Messageries Maritimes et la Cie Générale

Transatlantique, qui relient des ports de la France, des Etats-Unis, et de l’Amérique Centrale aux Antilles.103 Jusqu’en 1902, quand Saint-Pierre, ville plus grande et où se concentrait

‘l’essentiel de l’activité commerciale’104 disparaît, Fort-de-France était surtout une ville administrative et militaire d’environ 14.000 habitants. Après le désastre de Saint-Pierre, plus de 16.000 habitants se dirigent vers Fort-de-France, ce qui impose de nouveaux aménagements de la ville. De nos jours, on définit Fort-de-France comme une commune d’agglomération du centre de la Martinique, de l’arrondissement français de Fort-de-France, chef-lieu de 10 cantons, avec une population d’environ 100.000 habitants.

100 Solange Contour, Fort-de-France au début du siècle (Paris: L’Harmattan, 1995) 11. 101 Contour 19. 102 Contour 47. 103 Contour 75. 104 Contour 83. 51

La deuxième ville que je viens de mentionner est Dakar, dont l’histoire est intimement liée à celle de Gorée et du Cap Vert. La presqu’île du Cap Vert est vue dès le

XVe siècle comme propice au commerce. En 1456, les Portugais débarquent au Cap Vert, remplacés en 1617 par les Hollandais. Après 1670, les Français s’installent définitivement au

Sénégal et prennent Gorée. Les débuts de Dakar datent de 1750, quand le naturaliste français

Michel Adanson dessine le premier croquis du Cap Vert où est mentionné le nom de Dakar.

La ville devient une commune distincte et moins dépendante de Gorée en 1887, et plus tard, en 1902, elle deviendra la capitale de l'A.O.F. Les années suivantes, de 1903 jusqu’en 1908, le gouverneur général Roume transforme Dakar dans un effort d'urbanisation, et, en 1910,

Dakar est déjà le premier port comme importance du Sénégal. Après la deuxième guerre mondiale, Dakar souffre d’un manque de logements et d’emplois, un des effets de la guerre, ce qui mène aussi à un surpeuplement de la ville, qui compte en 1947 135 000 habitants environ. Dakar devient capitale en 1958, au lieu de Saint-Louis.Comme on peut le lire sur le site officiel de la mairie de Dakar, la ville ‘compte une population de 823 986 habitants en

1996 (rapport de la Banque Mondiale N 17132 SE, rapport d’évaluation de la République du

Sénégal, Programme d'assistance aux Communes, PAC, 22 octobre 1997).’105 Le taux d’accroissement de Dakar est estimé à 7%.

Douala tire son nom de l'ethnie qui l'a fondée, les Doualas. Néanmoins, Douala est aujourd'hui une mosaïque d’ethnies différentes qui composent le Cameroun, la ville devant son accroissement récent à un exode rural poussé. Comme toutes les grandes villes de l'Afrique sub-saharienne, Douala connaît un développement démesuré, phénomène lié

105 Dakar, Activités de la mairie, Plan économique de la ville,octobre 2006 http://www.dakarville. sn/ mairie_rea_planEco.htm>. 52

essentiellement à sa position de capitale économique exerçant un attrait important sur les populations de l'ensemble du pays. Comme Jean-Paul le Bacon affirme

avec un taux qui avoisine les 46 % en l'an 2000, l'urbanisation de l'état camerounais s'ajuste sur celle des pays en voie de développement dans leur ensemble; elle confirme la très rapide progression du fait urbain sur le continent africain, car pendant que sa population totale passait de 6.8 M habitants en 1970 à 15.5 en l'an 2000, sa population urbaine était multipliée par cinq.106

Même si Douala n'est pas la capitale du Cameroun, elle en est la plus importante ville par sa population, plus de 12% de la population nationale, et par son rôle économique, sa contribution étant de presque 75% de la production industrielle. La majorité des sièges sociaux se concentre dans cette ville, qui est le principal nœud commercial sur voie maritime, ferroviaire, aérienne et routière.

Le Quartier de New Bell, dont le nom apparaît dans Les honneurs perdus, est un quartier historique de Douala, habité majoritairement par une population issue des migrations internes au Cameroun: ethnies Bamiléké, Bassa, habitants du Nord, tout comme des anglophones. Le Marché central y est placé, centre vivrier de Douala, tout comme la prison de la ville.

Comme je viens d'affirmer, le texte de La Belle Créole paraît indiquer plusieurs fois l’imaginaire Port-Mahault comme s’inspirant de Pointe-à-Pitre, en Guadeloupe. On nous montre dans le texte Dieudonné, le personnage principal, qui, sortant du tribunal, voit la cathédrale Saint-Jean de Obispo. Je rappelle que, à Pointe-à-Pitre, le tribunal est situé en face de l’immense basilique Saint-Pierre et Saint-Paul. L’office de tourisme de Pointe-à-Pitre se trouve dans une immense maison coloniale, comme celui de Port-Mahault. La place des

Ecarts serait la fameuse Place de la Victoire, avec son kiosque à musique envahi par les

106 Douala: une métropole millionaire de l’Afrique noire, Réseau Afrique et Cameroun, octobre 2006 . 53

chiens dans le roman. La baie de Saint Christophe ‘dessinait un arc parfait, comme qui dirait tracé au compas.’107 La baie de la Darse a la même forme parfaite, comme on peut l’observer sur les cartes de la ville. Même si le point de départ est réel, on ne va pas tout à fait confondre une ville fictionnelle avec une ville réelle. Présenter la ville de Pointe-à-Pitre aide pourtant le lecteur à se situer par rapport aux repères de l’espace réel, contribuant à la construction de l'espace narratif.

Pointe-à-Pitre est aujourd’hui la capitale de la Guadeloupe. Le nom de cette île, qui fait référence à un monastère d’Estremadura, est assigné à l’occasion du débarquement de

Christophe Colomb, en 1493. Les Espagnols ne vont pas quand même conquérir l’île, défendue par les Caraïbes, ce rôle étant réservé aux Français qui y installent la Compagnie des Iles d’Amérique, au XVIIe siècle, ce qui va commencer le processus de colonisation de la région. Liénard de l'Olive et Duplessis d'Ossonville prennent possession de l'île en 1635 en exterminant la majorité des Caraïbes. Charles Houel, gouverneur de la Guadeloupe de 1643 à

1664, fonde la ville de Basse-Terre et trouve que la vocation économique de l'île est ‘la culture de la canne à sucre,’ culture qui ‘demande une importante main d'œuvre : des

Africains réduits en esclavage sont amenés dans les plantations.’108

Pointe-à-Pitre voit ses débuts légendaires liés au destin d’un pêcheur hollandais,

Peter, qui, en 1654, se serait installé sur un rocher, sur l’emplacement actuel de la ville qui avait adopté son nom. On pense aussi que l’appellation de la ville est la déformation du nom espagnol ‘ pita ‘ ou ‘ pitera,’ un arbuste qui se trouve sur les rivages marécageux de la

Guadeloupe. Pointe-à-Pitre, dû à sa position ouverte vers la Grande-Terre et le placement près de la Rivière Salée, se développe assez rapidement. Basse-Terre est, à ce temps-là, la

107 Condé, La Belle Créole 30. 108 ‘Histoire de la Guadeloupe,’ Karukéra, l'île aux belles eaux , juin 2006 < http:// www.guadeloupe. pref. gouv.fr/ index. php?fichier_contenu=971_histoire.php>. 54

capitale de la région. La consécration de Pointe-à-Pitre comme un centre commercial important est marquée par le débarquement anglais de 1759, les Anglais installant des entrepôts et des magasins sur les mornes. En 1772, la ville reçoit officiellement le nom qu’elle a aujourd’hui. Après la révolution française de 1789, la ville sera bouleversée par de diverses agitations politiques, et surtout par la rivalité entre les pouvoirs coloniaux qui se disputent la Guadeloupe, notamment la France et la Grande Bretagne. Columbia

Encyclopedia présente Pointe-à-Pitre comme une ville avec une population de 20,948 habitants en 1999, située ‘on Grande-Terre island at the southern entrance of the Rivière

Salée, the narrow, shallow ocean channel that separates Basse-Terre island from Grande-

Terre, (…) the largest city and leading port in the department,’ exportant ‘bananas, sugar, and rum.’109 L’architecture de la ville est hybride, hétéroclite, à cause des désastres naturels, car la ville est ravagée plusieurs fois au cours de son histoire par des incendies et des cyclones, et des influences étrangères, qui se combinent avec la tradition de construction locale. Pointe-à-Pitre est un arrondissement de la Guadeloupe, qui est de nos jours un département français d'Outre-mer, depuis la loi du 19 mars 1946.

L’objectif de la thèse

Dans le cadre de la colonisation, comme je viens de remarquer, l’architecture et l’organisation spatiale des villes tout comme la répartition de la population sont faites en fonction de critères raciaux et sociaux. Après les années ’60, années des indépendances pour plusieurs pays colonisés, ces repères sont bouleversés, et la dimension raciale change beaucoup de fois en une dimension purement sociale, à laquelle s’ajoutent des aspects

109 Pointe-à-Pitre, en Columbia Encyclopaedia, juin 2006 . 55

spécifiques, religieux, économiques, culturels, caractéristiques à chaque pays ou à chaque région, et qui distinguent ces pays et ces régions entre eux. Les distinctions sont moins apparentes dans les villes principales, surtout si elles sont apparues pendant la colonisation.

Tous les aspects mentionnés se reflètent dans la représentation littéraire de la ville. Écrire l’espace urbain signifie s’approprier la configuration de l'habitat, tout comme ses rapports socio-économiques et culturels, ce que les écrivains choisis entreprennent. Dans cette thèse, je me propose d’analyser comment les derniers (re)créent la géographie urbaine postcoloniale et ses habitants et quelles sont les coordonnées qu’ils suivent dans le processus de

(re)création. Dans le deuxième chapitre, je vais analyser la représentation de la ville comme un espace d’égarement ou d’épanouissement, espace de l’espoir ou dystopie. Je vais identifier les images créées et les procédés littéraires qui permettent la représentation des aspects urbains, et aussi les causes extérieures, économiques, sociales, raciales ou culturelles, qui déterminent une certaine recréation du réel. Je vais utiliser une des théories de l’espoir dans la partie qui tient des aspects de l’épanouissement individuel ou collectif, et des notions de la théorie de la dystopie dans celle qui tient de l’égarement, de l’aliénation, de la dystopie. Dans le chapitre suivant, je vais essayer d’identifier la façon de représenter dans le texte littéraire les structures urbaines et les réseaux territoriaux, en montrant comment cet effet de

‘spatialisation’ est obtenu, par quels procédés littéraires et en quel but, autre que esthétique.

Un autre aspect que je vais poursuivre est d’observer comment les hiérarchies et les interdépendances qui se trouvent à l’intérieur des espaces urbains (é)clos et que gouvernent ceux qui les ont construits ou les habitent sont représentées dans les romans analysés. Je m’intéresse aussi, dans le dernier chapitre, à mettre en évidence la position des femmes dans la ville, leur rapport avec la spatialité urbaine, leur vision de la ville, telles qu’on recrée dans

56

les romans choisis. Je me propose de saisir tous ces aspects, comme j’ai déjà affirmé, dans leur relation intime avec la substance narrative. Enfin, j’espère identifier des problématiques pertinentes et productives, afin de contribuer en quelque mesure à la critique de l’espace urbain dans la littérature en général, et dans la littérature africaine et antillaise d’expression française en particulier.

57

CHAPITRE 2

LA VILLE FRANCOPHONE : ESPACE DE (DES)ESPOIR

Dans ce chapitre je me propose d’identifier quelques aspects liés aux diverses représentations de la ville comme un espace du (dés)espoir dans les romans urbains mentionnés, Xala (1973) d’Ousmane Sembène, Texaco (1992) de Patrick Chamoiseau, Les honneurs perdus (1996) de Calixthe Beyala, et La Belle Créole (2001) de Maryse Condé. Je rappelle que les romans choisis pour cette analyse sont construits à partir de données réelles, qu’on peut reconnaître, avec des noms changés en partie (comme c’est le cas de La Belle

Créole) ou même entièrement réels (le cas des Honneurs perdus, Texaco et Xala), du moins en ce qui concerne les repères majeurs.

L’outil d’analyse employé dans la partie traitant de l’espoir s’appuie sur certaines théories d’Ernst Bloch, qu’il développe dans son œuvre The Principle of Hope, traduite de l’allemand et publiée en 1986. Pour Bloch, l’espoir peut être retrouvé au niveau de la conscience quotidienne et dans ses représentations culturelles, du conte de fées jusqu’aux systèmes politiques. L’espoir est ce qui anime les individus ; leurs rêves pour une meilleure vie ne peuvent pas, en fin de compte, être frustrés. Dans sa conférence de 1961, ‘Can hope be disappointed?’, Bloch affirmait que

In fact, hope never guarantees anything. It can only be daring and must point to possibilities that will in part depend on chance for their fulfillment. Thus, hope can be frustrated, but out of that frustration and disappointment, it can learn to estimate

58

the tendencies of countervailing processes. Hope can learn through damaging experiences, but it can never be driven off course.110

Des romans choisis, Texaco est surtout le roman de l’espoir, retraçant la construction d’une communauté à la banlieue de Fort-de-France, malgré toutes sortes de vicissitudes. Des aspects de l’espoir peuvent être identifiés dans les autres romans, Xala, Les honneurs perdus et

La Belle Créole, comme on va l’observer, sans occuper un espace important. Par contre, La

Belle Créole et Les honneurs perdus, et surtout dans la première partie, décrivent un univers cauchemardesque, où le système social s’écroule. Ces deux textes, par la parodie, l’ironie mordante, l’utilisation de l’hyperbole et des images de fin de monde arrivent à créer une

‘mauvaise place,’ un lieu du désespoir, une dystopie. Je rappelle que la dystopie, terme créé par John Stuart Mill, philosophe et économiste britannique, en 1868, combine le préfixe ‘dys’

(mal, mauvais) et ‘topos.’ Les dystopies sont vues comme des avertissements ou comme des satires, en montrant des tendances actuelles qu’on extrapole jusqu'à une conclusion cauchemardesque. M. Keith Booker dans son livre Dystopian literature : a theory and research guide, paru en 1994, définit la littérature dystopique comme une littérature qui constitue, généralement parlant, une

critique of existing social conditions or political systems, either through the critical examination of the utopian premises upon which those conditions and systems are based or through the imaginative extension of those conditions and systems into different contexts that more clearly reveal their flaws and contradictions.111

La deuxième partie de la définition est pertinente pour cette analyse. La critique d’un système social ou gouvernemental existant est d’autant plus acerbe si celui-ci est imposé ou importé de l’extérieur ou s’il a ressenti cette imposition dans le passé. En Afrique surtout, une fois

110 Ernst Bloch, The Utopian Function of Art and Literature: Selected Essays by Ernst Bloch, trans. J. Zipes et F. Mecklenburg (Cambridge, Massachussets: MIT Press, 1988) XXV. 111 M. Keith Booker, Dystopian Literature: A Theory and Research Guide (Westport, Connecticut, London: Greenwood Press, 1994) 3. 59

l’indépendance obtenue, le gouvernement autochtone ne peut réaliser ses objectifs, cela à cause, plusieurs fois, de ce qu’on appelle l’héritage colonial, qui a laissé son empreinte sur l’organisation politique et administrative du pays, concentrée de nouveau dans les mains d’une élite. Je rappelle que le Sénégal a obtenu son indépendance de la France le 4 avril 1960, l'indépendance de la zone française du Cameroun est proclamée le 1er janvier 1960. Le

Sénégal ‘has been governed by the Parti Socialiste from Independence in 1960 until the victory of Abdoulaye Wade’s Parti Démocratique Sénégalais in 2000’ et son économie est caracterisée ‘by profound class inequities.’112 Une situation similaire peut être notée au

Cameroun, où le président Paul Biya est en fonction depuis le 6 Novembre 1982, et les partis d’opposition sont devenus assez récemment légaux, en 1990. Il est important de souligner aussi que le système juridique au Cameroun et au Sénégal reste basé sur le système français.

La situation est un peu différente en Martinique et en Guadeloupe qui sont encore des collectivités territoriales intégrées à la République française au même titre que les départements ou régions de la France continentale, ce qui expliquerait le système de gouvernement conçu sur le modèle français qui est en place encore dans ces deux pays. Cela met son empreinte sur la substance narrative, les romans choisis contenant tous, à de niveaux différents et en général, la critique du système de gouvernement importé et celle du système social existant, qui se ressent encore de la colonisation.

On devrait aussi rappeler la position des pays postcoloniaux par rapport aux Etats développés, qui continue de rester une position inférieure, ce qui a des conséquences sur le rapports sociaux, visibles notamment dans les villes, qui concentrent le plus de disparités.

112 Ellie Higgins, ‘Urban Apprenticeships and Senegalese Narratives of Development: Mansour Sora Wade's Picc Mi and Djibril Diop Mambety's La petite vendeuse de Soleil,’ Research in African Literatures 33.4 (2002): 7. 60

Comme Richard E. Slaughter le montre dans son étude Futures Beyond Dystopia,113 les pouvoirs politiques et économiques dominant au niveau mondial ont des agendas à court terme qui sont focalisés sur le profit immédiat, aux dépens non seulement des réseaux

économiques et politiques internes des pays moins développés mais aussi des aspects contingents, comme l’environnement, ce qui a comme résultat une aliénation de l’individu- consommateur, aliénation physique, morale et sociale. Physique parce que l’individu ne trouve plus sa place dans la nature, dont il est détaché et qu’il ignore, ce qui va avoir des conséquences désastreuses à long terme. Sociale parce que le pouvoir d’achat reste lié au

P.I.B. et aux balances import-export de chaque pays, ce qui défavorise les pays en voie de développement et du Tiers Monde en général. L’aspect moral est une conséquence de l’aspect social, qui impose des barrières contraignant l’individu à occuper une certaine place dans la société, limitant son accès aux couches supérieures. Tous ces aspects sont surtout observables dans les villes. Les romans choisis les consignent, parce que ce sont des romans dont l’action a comme topos des villes assez neuves, leur origine ou/et leur developpement

étant lié(s) à la colonisation. Dakar, et Douala, tout comme Fort-de-France de la Martinique et Pointe-à-Pitre de la Guadeloupe ont été des points économiques et/ou militaires pendant la période coloniale. C’est aussi à cause de ces discordances que le discours urbain postcolonial a des accents à part. On peut déceler d’une part des accents positifs, où la ville ou même la périphérie est l’espace du désir, de la communauté, envisagée comme un endroit d’élection, comme dans Texaco et, à des moments que je vais préciser, Les honneurs perdus, et des accents négatifs si la périphérie ou la ville est le mauvais lieu, défini par ses manques comme c’est le cas des Honneurs ou quelquefois de Texaco, ou une place aliénante,

113 Richard A. Slaughter, Futures Beyond Dystopia: Creating Social Foresight (London and New York: RoutledgeFalmer, 2004) 8. 61

déshumanisante, comme on peut remarquer à la lecture des Honneurs et de La Belle Créole mais aussi de Texaco et de Xala à certains moments. La vision positive ou négative de la ville, territoire du dés(espoir), locus de ‘glaring contrasts between splendor and squalor, between riches and poverty,’114 est créée par l’auteur, qui filtre ce qui l’intéresse et, même s’il reproduit certains aspects de la réalité, n’offre jamais le portrait mimétique de celle-ci. Ces aspects transpercent dans la matière romanesque, et apparaissent comme des représentations narratives et symboliques de la société urbaine contemporaine.

Ce qui est intéressant est qu’à regarder de plus près, notre impression est que l’espace d’élection, du désir et de l’espoir peut être retrouvé surtout ailleurs ou dans un autre temps, qu’un des personnages ou le narrateur (re)construit selon son imagination, tandis que l’ici et le maintenant sont en général dystopiques, dans la plupart des cas. Les habitants de la périphérie voient leur espace/temps du désir dans la ville/le futur ou dans le village/le passé.

Si l’on met en évidence les atouts de la vie dans les périphéries, c’est surtout du dehors, un discours émis par un des personnages, qui n’y habite plus ou qui aspire d’être quelque part d’autre. Marie-Sophie de Texaco loue la vie communautaire à Texaco, mais se bat, littéralement, pour accéder à la vie urbaine et à toutes ses facilités, comme elle l’affirme à plusieurs reprises. Elle dit d’ailleurs ‘la gazoline t’offre son berceau jusqu'à prendre l’En- ville.’115Après avoir été reconnue par la ville, la périphérie devra ‘ lâcher l’En-ville,’116 en gagnant son indépendance administrative, devenant ville elle-même. A la fin du roman, quand elle dit ‘l’En-ville désormais nous prenait sous son aile et admettait notre existence,’117 on peut observer que la première étape est déjà atteinte. L’Urbaniste lui confirme que ‘l’En-

114Hana Wirth-Nesher, City Codes: Reading the Modern Urban Novel (New York: Cambridge University Press, 1996)70. 115 Chamoiseau 376. 116 Chamoiseau 376. 117 Chamoiseau 486. 62

ville intégrerait l’âme de Texaco, que tout serait amélioré mais conservé (…) que nous entrerions dans l’En-ville à ses côtés.’118 Au moment du discours, elle est prête à entrer dans la ville, dont Texaco fait maintenant partie. En fait, dans les romans choisis, les périphéries ne semblent être qu’un lieu de passage, une initiation à la vie urbaine, et l’aspect positif vient en fait de la réalisation proche de ce projet, de ce qui avait été espéré et attendu.

Dans Xala, tout comme dans Texaco, les périphéries, représentées par la famille de

N’Goné, sont marquées par le désir d’accéder à la ville. On peut supposer qu’El Hadji, le personnage principal, est, lui aussi, d’origine campagnarde et est venu en ville afin d’atteindre un idéal matériel difficile à obtenir au village. Les gens des périphéries espèrent toujours accéder à la ville, mais, quelquefois, leur positionnement dans la ville les déprime. Saïda des

Honneurs perdus espère quitter New Bell et se reloger à Paris quand elle vit au cœur de la banlieue, devenant mélancolique et transformant en imagination le lieu de son départ plus tard, dans la métropole, à cause de son isolement. Dans La Belle Créole on se situe en ville, mais une ville dévastée par la crise économique, politique et sociale du pays, ce qui dirige le discours automatiquement vers la recherche de diverses échappatoires.

Je rappelle que le but principal dans ce chapitre est de montrer comment et pourquoi la périphérie et même la ville sont surtout représentées comme des territoires de l’espoir chez

Chamoiseau, tandis que dans les autres romans, Xala, La Belle Créole et Les honneurs perdus la ville ou la banlieue sont un espace de la dissolution et de la dégringolade. Le dernier roman occupe une position à part, car le quartier New Bell regagne une cohérence apparente une fois le personnage principal s’éloignant du lieu de provenance.

Je vais, même avant de regarder les œuvres choisies de plus près, attirer l’attention sur le fait que le message positif ou négatif du roman antillais est en étroite corrélation avec

118 Chamoiseau 487. 63

la position des écrivains vis-à-vis de la créolisation et de la colonisation. La créolisation de la ville antillaise est liée à la colonisation, pas nécessairement française, et pourtant les Antillais, et surtout les Martiniquais, se voient, comme Chamoiseau, Glissant et Bernabé le déclarent dans l’Eloge de la créolité, comme ‘l’anticipation du contact des cultures, du monde futur qui s’annonce déjà.’119 Selon eux, la Créolité est ‘l’agrégat interactionnel ou transactionnel, des

éléments culturels caraïbes, européens, africains, asiatiques, et levantins, que le joug de l’Histoire a réunis sur le même sol.’120 Selon Glissant, un autre Martiniquais, la créolité est un

‘métissage sans limites,’121 qui diffracte et ne concentre pas. Dans mon opinion, chez

Chamoiseau la ville et la banlieue constituent des loci de la créolité par excellence, où le mélange de populations est encore plus évident, et c’est aussi pour cela que la ville et la banlieue sont présentées comme des espaces de l’espoir. La vision de Chamoiseau est positive, comme on va l’observer à l’analyse de son roman.

Même si la Guadeloupe appartient à la même aire insulaire et créole, l’impression que la lecture de La Belle laisse est celle d’une œuvre dystopique. Cette vision est celle de l’auteur même, qui voit le ‘Paradis des Antilles’, comme on vient d’observer dans le premier chapitre, se désintégrer sous l’influence des forces internes et externes. Elle choisit de représenter

Port-Mahault comme un univers en décomposition, très similaire à celui de New Bell recrée par Calixthe Beyala dans Les honneurs perdus. La fin du roman est quand même positive, optimiste, en dépit de ou peut-être à cause de la disparition du personnage principal, qui est vu par les habitants de Port-Mahault comme le représentant d’une jeunesse antillaise qui ne respecte plus rien et vit dans un état d’anomie.

119 Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant, Eloge de la Créolité (Paris: Gallimard, 1993) 27. 120 Bernabé, Chamoiseau, Confiant 24. 121 Edouard Glissant, Poétique de la relation (Paris : Gallimard, 1990) 46. 64

Les deux romans africains laissent, au contraire, une impression plus sombre. En fait, si les Antilles ont été soumises au mélange de populations très tôt dans leur histoire, processus qui continue d’ailleurs à cause de leur position insulaire, et si les origines de leurs habitants sont difficiles à retrouver, la colonisation a eu un impact important en Afrique, où elle est venue imposer une civilisation étrangère aux populations ayant une culture et des traditions différentes. Les centres de diffusion de la politique coloniale ont été surtout les grandes villes africaines, comme je viens de montrer dans l’introduction de ce travail. Ces villes, dont on a l’exemple de Dakar dans Xala et Douala dans Les honneurs perdus, développées afin de survenir aux besoins des réseaux économiques d’un marché étranger, sont à présent le territoire de combat des forces économiques et politiques des pays postcoloniaux. Leur développement unilatéral a mené aux discordances flagrantes, sociales et culturelles qui les caractérisent maintenant. Ces discordances sont souvent représentées dans les œuvres littéraires choisies, par des moyens divers : le choix du sujet et des personnages, les techniques littéraires, le choix de la langue, etc., par lesquels l’auteur exprime le plus souvent un point de vue critique, personnel ou collectif, comme on va l’observer.

Texaco

Comme on a déjà remarqué, la ville n’est plus vue de nos jours comme un espace idéal, la représentation matérielle du paradis sur terre, comme Platon la présente dans La

République, elle est devenue une entité complexe, difficile à définir. Dans Texaco notamment, la représentation de la ville est une construction de l’espoir de ceux qui se situent extra muros, le discours conférant à l’univers urbain des qualités qui ne sont pas toutes vraies ou

65

réelles. La vie de l’En-ville est considérée comme une vie ‘sans regards’122 par ceux de

Texaco, car la vie ‘intra muros’ leur semble sans souci. Dans Texaco, la ville exerce une sorte de fascination sur les esclaves qui viennent d’être libérés.123 Ils la regardent ‘sans bouger,’ 124 construction qui leur est impénétrable, mystérieuse. Elle semble les repousser,125ce qui ne décourage pas leurs attaques. En effet, la ville avec ‘ses chances toutes neuves,’126 ses espoirs, signifie pour eux tout ce qui s’oppose à une existence dans le système des plantations. La ville dans leur vision est un territoire du futur, où la vie est meilleure, ‘où les orteils n’ont pas couleur de boue,’127 où il n’y a pas de ‘békés’ et de champs de canne à sucre. Ils aspirent d’y

être admis, mais se voient exclus de sa mémoire parce qu’ils ne savent pas la ‘lire.’ En effet, la géométrie et la substance de cette ville ne sont pas autochtones, elles s’imposent aux regards comme un système importé, une langue étrangère, d’autant plus mystérieuse qu’incompréhensible pour le moment.128

Ceux qui se situent intra muros, parmi lesquels un qui serait le constructeur de l’espace urbain du futur, l’Urbaniste, ne voient pas toujours la ville comme un territoire de l’espoir. Selon l’Urbaniste ‘la ville est un danger,’129 un endroit aliénant et déshumanisant. Il nous offre une définition presque exhaustive des aspects négatifs de l’univers urbain, avec sa dépendance alimentaire, son ignorance de l’individualité, sa pollution et son insécurité, son pouvoir d’homogénéiser les cultures et les différences. Selon l’Urbaniste, la ville

amplifie la dépendance alimentaire, la fascination pour l’extérieur et l’énergie non- productive; ouverte sur le monde elle ignore le pays, et dans le pays l‘homme ; elle saisonne en solitudes et pauvretés nouvelles inconnues des médecins ; elle saccade

122 Chamoiseau 31. 123 Chamoiseau 95. 124 Chamoiseau 107. 125 Chamoiseau 107. 126 Chamoiseau 47. 127 Chamoiseau 47. 128 Chamoiseau 107. 129 Chamoiseau 443. 66

des pollutions et l’insécurité ; elle se répand partout, menace les cultures et les différences comme un virus mondial.130

Plus loin, le même Urbaniste continue d’énumérer ou reprend les aspects négatifs de l’urbanisation poussée de l’humanité, qui mène à la destruction des nations et en même temps de la spécificité, de l’originalité de chaque culture, la ville-mégapole, ‘créole démente,’131 devenant ‘l’unique structure déshumanisée de l’espèce humaine.’ 132 La logique de la ville, affirme le même, est ‘inhumaine,’133 une mécanique qui dicte le mouvement des parties de la structure urbaine, et qui produit un assèchement de la vie organique. C’est pour cela qu’il propose l’invention d’une contre-ville, une ville créole authentique qui, créée par des urbanistes-peintres, musiciens et poètes, ramènerait la poésie de la vie dans ce désert de néons et d’automobiles.

On peut remarquer cette image de la ville comme un espace néfaste plusieurs fois dans Texaco. La ville de Saint-Pierre est, par exemple, la ‘mauvaise place,’ qui tue ses habitants. Esternome, qui cherche Ninon sans répit, est considéré ‘touché comme l’En-ville : pile au cœur.’134Plus tard, Fort-de-France sera jugé de même, par une Marie-Sophie qui fait son apprentissage intra muros :

Sans le savoir, j’apprenais sur l’En-ville : cette solitude émiettée, ce repliement sur sa maison, ces chapes de silence sur les douleurs voisines, cette indifférence policée. Tout ce qui faisait les mornes (le cœur, les chairs, les touchers, la solidarité, les cancans, le mélange jaloux dans les affaires des autres), s’estompait en froidures au centre de l’En-ville.135

La ville n’est pas seulement une place aliénante, mais aussi une place aliénée, qui s’est détachée de la nature. On remarque ainsi dans Texaco la structure parasitaire, dépendante de

130 Chamoiseau 444. 131 Chamoiseau 455. 132 Chamoiseau 455. 133 Chamoiseau 462. 134 Chamoiseau 197. 135 Chamoiseau 328. 67

ressources externes de la ville. Dans une situation de crise (la guerre), la dernière se ressent le plus du manque de vivres, tous les mécanismes du système urbain reposant sur l’apport de l’extérieur. C’est pour cela que la désertion des campagnes provoque une crise urbaine et une dépendance de l’aide financière de l’extérieur, car la ville n’a pas les moyens d’assurer le nécessaire pour tous ceux qui s’y dirigent. L’afflux de population vers la ville, qu’on rappelle plusieurs fois dans Texaco, s’explique par l’essor des activités industrielles dans la dernière et la propagation des services sociaux vers les campagnes dans la deuxième partie du XXe siècle.136 L’exemple le plus saillant qu’on nous offre dans Texaco est celui de la ville de Fort- de France qui a oublié ‘les équilibres originels…emportée par l’idéal pavillonnaire et le blockhaus infernal,’ 137 et qui se change en autre chose, que Texaco, la banlieue, n’est pas ou pas encore. L’Urbaniste de Texaco propose de ‘réinventer la campagne’ autour de la ville, qui servirait à sa survie mais aussi à son enrichissement, et pas nécessairement économique.

Texaco est encore ‘brouillon’ et ‘richesse,’138 et l’Urbaniste désire conserver quelques-uns des aspects de la banlieue que la vraie ville n’a plus. La première préserve des qualités qu’en général la littérature confère à la campagne, et que la ville a perdues. On peut reconnaître ici le concept de ‘Garden City which contains elements of both ‘town and country, ’139 et qui, dans la conception de l’Urbaniste de même sera la ville du futur.

Texaco est décrit par Marie-Sophie et par l’Urbaniste comme un lieu ‘cohérent,’140 qui permet aux gens de vivre ‘aussi parfaitement, et aussi harmonieusement qu’il était

136 Lloyd 19. 137 Chamoiseau 401. 138 Chamoiseau 104. 139 Alan March, ‘Democratic Dilemmas, Planning and Ebenezer Howard's Garden City,’ Planning Perspectives 19.4 (2004): 410. 140 Chamoiseau 313. 68

possible d’y vivre.’141 L’emploi de ces deux adverbes fait penser, encore une fois, au paradoxe de ce ‘phalanstère’ misérable (par la faute des autorités, des conditions impropres, adverses).

C’est ce que Peter Lloyd appelle une ‘slum of hope,’ qui ‘house[s] those migrants who feel that they have successfully adapted to city life and still aspire to a better future for themselves and their children.’142 C’est une ‘communauté solidaire-solitaire,’ une

‘communauté des descendus-des-mornes’ qui ‘s’était créée dans l’isolement, face à l’aisance de l’En-ville.’143Le quartier créole est vu comme une société à part, ‘c’est des gens qui s’entendent’144 et s’entraident. Dans la vie en commun du quartier certains aspects de l’existence sont collectivement réglés. Dans Texaco l’auteur recrée, notamment par la juxtaposition des discours et des personnages, par le jeu des fragments analeptiques et proleptiques, un quartier vivant et vraisemblable. On appelle Texaco une ‘mangrove urbaine,’ 145 qui semble au début hostile aux existences, mais qui est un ‘berceau de vie.’ 146 Et tout comme elle n’appartient ni à la terre, ni à la mer, Texaco n’est ‘ni de la ville ni de la campagne’147 mais quelque chose de nouveau qui va apporter un nouveau sens à la ville.

Par contre, l’attitude des autorités vis-à-vis des banlieues est négative, et on refuse aux membres de cette communauté le droit à l’espoir. Tout comme New Bell des Honneurs perdus, Texaco est vu par ‘l’urbaniste occidental’ comme ‘une tumeur à l’ordre urbain,’

‘insalubre,’ ‘une menace,’ ‘sans valeur architecturale ou sociale,’ ‘un problème.’148 Dans ce roman, le statut provisoire des banlieusards et la destruction répétée des cases par la police

141 Chamoiseau 313. 142 Peter Lloyd, Slums of Hope? Shanty Towns of the Third World (Billing and Sons Ltd., Oxford: Manchester University Press, 1979) 208. 143 Chamoiseau 340. 144 Chamoiseau 172. 145 Chamoiseau 336. 146 Chamoiseau 336. 147 Chamoiseau 336. 148 Chamoiseau 345. 69

signifie le reniement de leur individualité, le refus des habitants de la vraie ville de regarder ceux des périphéries comme des semblables. On relègue aux derniers en effet un statut sous humain, même non-humain, car la préfecture n’envoie pas de négociateurs afin de récupérer le terrain de la compagnie Texaco mais des agents d’ordre qui ont comme tache de détruire la communauté. On mentionne dans le texte que, afin d’être reconnus par la ville, les pauvres doivent vaincre trois ennemis : ‘le béké des pétroles,’ l’En-ville, la police,149 l’inscription du quartier dans les registres publics, sa territorialisation, devant avoir lieu après. Habitués au mal, les habitants de Texaco ne croient plus au bien, en effet, et quand ils entendent le verbe

‘rénover’ à propos de leur quartier, ils pensent automatiquement qu’on va le détruire,

‘rénover le quartier signifiait raser.’150 Ceux de Texaco sont prêts à accorder une connotation négative à tout verbe concernant une action exercée par des forces externes sur leur quartier.

En dépit de toutes les actions dirigées contre eux et leur communauté par les forces d’ordre, les habitants de la banlieue n’arrêtent pas d’espérer, et leur espoir ne peut pas être frustré. On parle dans Texaco d’une ville créole imaginaire pour un temps, mais qui peut être

édifiée, avec l’acceptation de Texaco par Fort-de-France, en fin de compte. Dans une des

‘notes’ attribuées à l’urbaniste qui sont parsemées dans le roman, celui-ci a une vision de

Texaco comme étant une ville suffisante en soi, avec ses ‘cathédrales’, ses ’fûts’, ses ‘arcades de ferraille,’ ses ‘tuyauteries,’ 151 ce qui ne sera pas réalisé jusqu'à la fin du roman mais est entrevu comme possible. On envisage Texaco du futur comme cette ville créole, qui surgirait de la combinaison de la banlieue et de la ville contemporaine.

Un autre espace urbain raconté dans Texaco est celui de Saint-Pierre, ville détruite par l’éruption de la Montagne Pelée en 1902. Esternome, le père du personnage principal de

149 Chamoiseau 33. 150 Chamoiseau 33. 151 Chamoiseau 152. 70

Texaco, Marie-Sophie, parle de cette ville et elle continue de vivre dans son discours. Elle, comme tout souvenir, est ‘lavée’ de toute tache et vit par son corps purifié par l’éloignement spatial et temporel. Pour Idoménée, la femme presque aveugle d’Esternome, Saint-Pierre, la ville disparue et inconnue ‘rayonnait comme un phare.’152 Ce qu’Idoménée ‘voit’, c’est le contour d’une ville à jamais perdue, le symbole du phare étant relevant : il signale sa présence, mais ne se révèle pas, éblouit sans éclairer. Il devient un symbole de ce qui pourrait

être. L’aveugle qui imagine une ville à jamais disparue est une métaphore essentielle pour ce roman, qui essaie de récupérer un passé révolu, tout en préparant la voie d’un futur créole commun, enrichi du savoir de tous les hommes. La fille de cette aveugle, Marie-Sophie, fondera en effet cette ville créole qui préserverait le spécifique des cultures tout en accordant une attention spéciale à la diversité.

Les honneurs perdus

Malgré les conditions impropres de vie, les périphéries sont vues comme une communauté solidaire dans Texaco et, à certains moments, dans Les honneurs perdus. Le bidonville de Couscous du dernier roman reproduit en partie l’atmosphère communautaire qui existe à Texaco. Cette communauté est racontée, tout comme dans Texaco. Une autre différence est que Saïda se rappelle, à Paris, un quartier qu’elle avait fui, Marie-Sophie raconte à Texaco un quartier qu’elle avait bâti. Il paraît que, dans la banlieue, l’esprit communautaire dépasse tout autre chose; et c’est ce que Saïda va se rappeler à Paris, aux moments de désespoir. On nous informe, dans Les honneurs, que, même avec les prétendants

à la main de sa fille à table, le père de Saïda va porter secours à un voisin malade.153 Une fois

152 Chamoiseau 223. 153 Beyala 133. 71

en France, Saïda va sentir l’isolement de la grande ville, l’insouciance des voisins, le mépris de ses patrons, qui vont inverser les rapports avec Douala et avec Paris. L’espoir de Saïda d’avoir une vie meilleure ne s’est pas réalisé, elle continue d’être la servante des autres, celle de Ngaremba tout comme elle avait été celle de son père. De la ‘ville lumière,’ le vrai paradis sur terre, il ne reste rien, par contre, le bidonville avec la foule toujours présente, la vie vécue ensemble, au milieu d’autres gens qui se préoccupent de ce qui se passe avec leur semblable, commence à se transformer dans l’endroit imaginaire qu’il n’avait jamais été. L’éloignement, dans le temps et dans l’espace, estompe les contours et emprunte aux choses des aspects imaginaires :

Et je me sentis une espèce de patriotisme écœurant. Je ne compris pas pourquoi, mais nos cases délabrées, nos choléras s’étaient dilués et avaient fait place à une ville en lumière, bonheur et en extase. J’animais Couscous de drapeaux multicolores, le parais de trésors et d’honorabilité.154

L’interaction obligatoire avec les autres, inévitable dans la banlieue, et qui lui avait semblé insupportable, se transformera en besoin physique de s’accrocher aux autres existences, jusqu'à les consommer et à en être consommée.

En dépit des moments mélancoliques, quand Saïda la recrée comme un espace de la communauté et du bonheur à jamais perdu, la banlieue est décrite comme un endroit dystopique, elle est loin d’être le ‘locus amœnus’ que la remémoration recrée d’habitude. Le territoire de la banlieue est un endroit en marge du monde, hanté par le manque, tracassé par les autorités, favorisant les maladies et les mésaventures. Le voyage des habitants de Douala- ville à Couscous est une ‘aventure’155 sur un territoire inconnu et dangereux. Dans Les honneurs perdus, la banlieue est une sorte de ‘zone crépusculaire’, un ‘lieu de honte pour les

154 Beyala 191. 155 Beyala 57. 72

autorités,’156 habité par des ‘êtres étranges,’157 des monstres hybrides qui ne sont pas des habitants de la cité mais qui n’appartiennent non plus à la campagne, dont les maisons sont faites avec ‘les vomissures de la civilisation,’158 des épieux, de la ferraille, des boîtes de conserve, des tuiles dépareillées, des tôles, etc. L’auteur emprunte un point de vue de l’extérieur et regarde la banlieue en entomologiste. La banlieue est définie par le manque : il n’y a pas d’impôts parce qu’il n’y a pas de propriétés et tout est temporaire, il n’y a pas d’électricité et d’eau courante, ce qui contribue à répandre les maladies, comme le choléra, par ce qu’elle n’est pas, car ce n’est pas une ville, mais ce n’est pas un village non plus. Le tas de détritus trônant dans la rue,159 est ramassé une fois l’an.

Tout dans les quelques pages qui présentent New Bell, appelé Couscous par les habitants, évoque la misère atroce des cases, les marchés bigarrés avec leurs produits de qualité douteuse, la population appartenant à toutes les ethnies qui fourmille dans les rues défoncées. L’auteur, par l’énumération et l’antithèse, l’oxymore et l’hyperbole, décrit un univers marqué par ses besoins. C’est une réalité vue de travers, dans un miroir sombre et déformant. La communauté de Couscous est une dystopie de plusieurs points de vue, et l’auteur suggère cela maintes fois, surtout quand il s’agit d’imiter le monde au-delà des

‘frontières’ de la banlieue. Tout ce qui est bien organisé et réglé dans une ville se déroule ici

‘au petit bonheur’ et ‘dans le désordre,’ ce qui ‘rendait la vie passionnante,’ 160 comme le remarque, avec ironie, la narratrice. Le pharmacien/docteur est un raté, qui essaie ses remèdes sur les malheureux malades qui le consultent. Il invente des cures à des maladies incurables ou des médicaments faits de matières dont il ne connaît pas les propriétés, et qu’il

156 Beyala 12. 157 Beyala 12. 158 Beyala 12. 159 Beyala 15. 160 Beyala 57. 73

‘recherche’ sur les Couscoussiers qui sont les meilleurs ‘sujets d’expériences,’ parce que, à la différence des animaux, ils sont ‘dotés de la parole’ et se ‘reproduisent sans répit.’161

L’enseignement pour les filles est réduit à la répétition du Coran, le seul livre que la Maîtresse possède, et à copier des phrases en ‘forme de serpent,’ qui ‘n’avaient aucun sens,’ phrases hybrides qui ressemblent ‘à un croisement du canard et du chien.’162 Comme on va observer plus tard, Saïda, après nombre d’années perdues à l’école, est analphabète et apprendra à lire et à écrire à Paris, quarante ans plus tard. Le pouvoir juridique et politique est arrogé par

Gazolo, ‘chef de quartier depuis trente ans,’163 un vrai Père Ubu, qui désire être reconnu par le monde au delà des ‘frontières’ comme le leader de Couscous, et qui prononce des discours prolixes, avec des phrases tirées des journaux et de la radio (parce qu’il n’y a pas de télé à

Couscous). En fait il n’a aucun droit légal de juger et de condamner, chose qu’il fait avec le plus grand plaisir et un manque de logique parfait. Les Couscoussiers sont aussi ‘heureux’ d’apprendre que quantité de microbes ‘qu’on avait cru disparus’ sont encore ‘bien vivants’ chez eux. ‘Ces vermines nous dotaient d’un prestige méconnaissable mais troublant,’164 dit

Saïda. La laideur qui les entoure est ‘extraordinaire,’ tout comme la grandeur des germes pathogènes, ‘des brindilles,’ ‘des têtards.’165A New Bell, il n’y a pas de clochards ou de mendiants, à la différence de Paris, mais c’est parce que tout le monde fouille dans le détritus.

Une bonne partie de ce roman est consacrée, comme on a déjà observé, à la représentation des banlieusards et des clochards. La vie des derniers, à Paris, représente, à une échelle réduite, l’existence qu’on mènerait après un ‘grand krach boursier,’ une

161 Beyala 62. 162 Beyala 59. 163 Beyala 160. 164 Beyala 167. 165 Beyala 167. 74

catastrophe économique, écrit-t-on dans Les honneurs perdus. Ils constituent une ‘tribu’ à part qui mérite l’attention des ethnologues,166 et sont la preuve vivante, à côté des banlieusards, de l’existence du mal dans l’espace urbain et périurbain.

Couscous est une dystopie non seulement à cause de son positionnement marginal, de sa hiérarchie aléatoire et son organisation défectueuse, mais aussi à cause d’une logique à l’envers de ses habitants. Le bon sens de la mère de Saïda est déplacé dans ce monde clos où les règles sont faites par les autres, et notamment les mâles :‘c’est de sa faute. Sans son magnétophone, il y pas eu drame’, dit-elle à propos du journaliste-news.167 Personne ne lui répond parce qu’elle a toujours raison.

Un personnage représentatif de la logique à rebours dans le monde clos de New Bell est le père de Saïda. Ses actions et réactions sont brutales, égoïstes, plusieurs fois sans logique apparente. De plus, son travail quotidien ne fait que payer la dette pour l’œil perdu par un concitoyen, à la suite d’une bagarre. Il semble avoir à un moment donné la révélation de la vanité de ce monde : il critique la modernisation du pays qu’il voit ‘aller à sa perte’168 et ne veut plus sortir avec ses compatriotes. En fait, son existence se déroule sans surprise, mais aussi sans espoir, ce qui mène à l’écroulement de sa confiance dans ses semblables et marque son suicide existentiel. Son isolement est expliqué par l’intermède du discours indirect, dans une parenthèse où Saïda, qui raconte l’histoire, nous révèle les pensées de son père : ‘ Le temps passe et je n’ai toujours rien.’169 Ce manque le transforme, et il se rend compte que, sans avoir possédé quelque chose dans cette vie, il n’est rien. Comme il ne voit pas de solution à sa situation il va s’éteindre en silence, lentement. Saïda raconte : ‘Papa mourut,

166 Beyala 196-197. 167 Beyala 53. 168 Beyala 71. 169 Beyala 77. 75

discret comme une puce.’170 L’échappatoire de Bénérafa-père avait été pour un temps la campagne, la vie au village est ‘son utopie.’171 Il ne veut pas y revenir quand même mais préserve son rêve quelque part dans son esprit. D’ailleurs, dans les romans choisis, comme réaction aux difficultés inhérentes d’adaptation à un nouveau environnement, les habitants ayant récemment quitté la campagne ou même n’y ayant jamais vécu regardent celle-ci plusieurs fois avec nostalgie et même regret, c’est leur ‘locus amoenus’, créé par leur

‘expectant emotion,’172 l’espoir.

Le territoire de la banlieue semble être un passage vers quelque chose d’autre, de pire ou de meilleur. Le journaliste-news des Honneurs perdus, qui d’ailleurs ne cherche qu’à trouver des sujets qui puissent faire la une des actualités, exprime une vérité des banlieues (la même chose apparaît plusieurs fois dans Texaco) : elles sont le site futur d’un quartier reconnu par et intégré dans la ville, mais ceux qui y habitent au moment du discours ne verront pas leur rêve s’accomplir dans cette vie. Il affirme à un moment donné : ‘nous vivons séduits par le présage d’un avenir radieux, avec le beau regard des hommes voués au malheur. Quelle charmante contradiction tragique.’173 C’est peut-être la définition des banlieues, qui vont se rattacher au corps de la ville, et de leurs habitants, qui vivent avec l’espoir de voir cet

événement avoir lieu. Jusqu'à ce que cela arrive, ils se contentent de rêver.

Un des ‘self-extension drives’174 concerne le rêve d’aller à Paris. Pour les

Couscoussiers, Paris, la métropole, est le Pays de cocagne,175 où les choses qu’on désire se trouvent à la portée de la main. Les concitoyens demandent à Saïda à son départ pour Paris

170 Beyala 171. 171 Beyala 146. 172 Bloch 74. 173 Beyala 35. 174 Bloch 77. 175 Beyala 178. 76

de leur en apporter des choses qu’ils ne pourraient pas acheter ou dont ils n’ont pas besoin mais dont ils ont entendu parler. Ils lui offrent aussi, en échange, des produits de leur jardin ou des objets de leur maison, qui n’auraient aucune valeur en France. Cela parce que, dans leur imagination, dans le Pays de cocagne, tout est gratis, et, en fait, les cadeaux faits à Saïda ont seulement le rôle d’attirer son attention sur ce qu’ils attendent d’elle. La métropole n’est pas seulement l’endroit de la plénitude dans la vision des habitants de Couscous des Honneurs perdus, les produits venant de cette ville ou de la France en général sont aussi censés représenter ce qu’il y a de meilleur sur cette terre. Donc, les consommer, c’est ingurgiter le nectar des dieux, ce qui mène à un changement du statut social. Dans le même roman, une

Couscoussière dit ’je ne mangerai que des haricots verts fumés au poivre, de la salade au jambon d’York, de la saucisse au pain d’épice,’176 le jour où Bénérafa père va être mécanicien, riche et parent de plusieurs fils, comme il rêve, en vain, d’être. Le fait d’avoir appris de l’existence de ces choses donne à cette Couscoussière une apparence de supériorité sur ses concitoyens, une sorte de prestige social. Comme on peut le voir, les aspirations des

Couscoussiers sont plutôt gastronomiques, car ils pensent que manger bien est en rapport direct avec la position sociale.

Le phénomène contraire est aussi toujours valable. Les Africains immigrés à Paris, à cause de leur position sociale inférieure, se construisent un pays idéal où ils pourraient retourner avec l’imagination. L’Afrique devient pour eux le territoire de leurs espoirs, un continent presque imaginaire, une Atlantide, élevée ‘jusqu’au royaume radieux de la civilisation.’177Souleymane, un des invités de Ngaremba, parle à une des séances organisées chaque semaine par celle-ci de la purification des esprits des Africains qui devrait avoir lieu,

176 Beyala 22. 177 Beyala 241. 77

tout comme du débarras des ‘tares héritées d’autres civilisations.’ En fait le groupe qui se réunit à Ngaremba discute d’une société idéale et qu’ils savent être impossible, irréalisable.

Dans un désordre ‘diabolique,’ les Africains demandent l’intervention ‘d’une main purificatrice,’ divine, hic et nunc, qui transformerait l’Afrique en un ‘monde idéal,’ où le peuple affamé serait nourri ‘de poulets aux hormones’178 comme dans les pays industrialisés, où il y aurait plus de trains et d’électricité, cela tout en demeurant ‘comme au temps de nos ancêtres.’ Les antithèses et les oxymores abondent, la satire devenant générale, mordante. En dépit de tout cela et du ton parodique, on arrive à imaginer un continent où les aspects de l’existence sont collectivement réglées (ce qu’on entend probablement par l’évocation du temps d’antan), où un gouvernement idéal qui prendrait soin de ses citoyens assurerait le bien-être de tout le monde (la nourriture, les transports, l’électricité). L’intention de Beyala en fin de compte est de critiquer la société africaine contemporaine, qui ignore le potentiel de ses traditions, tout en important des aspects de la culture et de la civilisation occidentale qui viennent quelquefois contredire ces traditions même.

La Belle Créole

Le manque de cohérence dans l’organisation spatiale de la ville, dont des aspects peuvent être observés dans les romans choisis, mène à la construction littéraire d’un discours brouillé, cauchemardesque, dont un bon exemple est l’image de Port Mahault, au début de

La Belle Créole. Ce manque de cohérence est dû, comme on a noté en haut, aux contradictions existantes déjà aussi bien dans la répartition déficitaire, objective, de l’espace, que dans la perspective de l’auteur, subjective. Dieudonné, le personnage principal, à la sortie de la prison, après deux ans environ, ne reconnaît plus la ville qu’il avait laissée, Port Mahault. Le

178 Beyala 245. 78

pays est confronté à de graves problèmes internes, le plus important étant une grève plus ou moins généralisée, instituée par le parti politique au pouvoir, qui a des conséquences désastreuses à tous les niveaux. Au lieu des supermarchés qui viennent de se construire il y a des meutes de chiens vagabonds qui attaquent les rares passants. Les murs qui viennent d’être élevés se délabrent; au lieu des publicités il y a des graffitis qui réassignent la fonction de ces murs : les slogans publicitaires sont remplacés par des slogans politiques qui côtoient les jurons ou les déclarations d’amour des habitants. C’est une atmosphère lourde, cauchemardesque, presque celle créée dans les films qui mettent en scène le monde après une catastrophe nucléaire ou après la guerre. Et en effet, ‘la cité est illuminée comme un camp de concentration’179 de vingt heures jusqu'à minuit, et les patrouilles se promènent dans les rues désertes.

Les signes de la dystopie extérieure sont partout visibles dans ce roman : la chaleur dans la ville est une chaleur ‘d’étuve.’180 On nous fait observer que le climat change et que la population en souffre terriblement. L’auteur ne se contente pas de noter cela, mais rajoute que ‘les vieux corps et les nourrissons en mouraient.’181C’est une situation extrême, en fait, parce que le pays sera dépourvu non seulement de ses sages, mais aussi de la génération future, qui pourrait changer l’état des choses. C’est une situation limite, un univers sur la marge du précipice, le ‘mauvais lieu’ parfait. Le narrateur continue d’énumérer autres signes et effets du changement du climat, qui rappellent les sept plaies de l’Égypte : l’enfer des profondeurs, les insectes qui sortent de la terre fendue, etc.182 Dans ce pays marqué par la violence des temps, la jeunesse terrorise la population et a des rêves qui ont ’la démesure des

179 Condé 153. 180 Condé 13. 181 Condé 13. 182 Condé 13. 79

effets spéciaux des films. ‘183 On fait la critique de l’influence négative du cinéma commercial, qui sort sur le marché de l’audiovisuel des films ‘d’action,’ vrais hommages à la violence, offrant à la jeunesse le spectacle (à imiter) d’un monde en décomposition, la cause principale, selon Maître Serbulon, étant ‘la sujétion coloniale.’184 La dernière a changé non seulement le positionnement social et moral des individus dans la société colonisée mais a ouvert aussi la voie vers une ‘occidentalisation’ purement commerciale de celle-ci, les anciennes colonies étant devenues de nouvelles cibles du marketing occidental et américain.

On nous présente dans le texte Fanniéta, la tante de Dieudonné, le héros principal de La

Belle Créole, qui a le câble et se ‘gorge de séries américaines’ pendant les quatre heures quand il y a du courant électrique dans son quartier. Elle a aussi une énorme Sony à écran panoramique, ‘un cadeau du fils aîné, immigré dans les Côtes d’Armor,’ un fauteuil équipé d’un vibromasseur et un brasseur d’air ‘offerts par la fille de Toronto’, tout comme un

‘guéridon traditionnel en bois d’acajou, don de Fanniéta,’185 la fille restée au pays. La valeur contrastante des dons des enfants émigrés et de celui de Fanniéta montre en fait la situation

économique du pays, tout comme ses meubles reflètent la situation de la famille aux Antilles:

écartelée dans tout le monde, disparate, marquée par la migration économique. Le ‘système’ des rapports de famille reste en place, en se conformant aux pressions de l’économie de marché et de la publicité involontairement. Les enfants de Fanniéta lui envoient ce qu’ils pensent que leur mère pourrait désirer, et de plus, ce que ses voisins convoiteraient, des objets auxquels on fait la publicité. En fait, elle a probablement d’autres besoins mais on lui impose ses choix, par la promotion des produits importés favorisée par la télévision et les

183 Condé 15. 184 Condé 15. 185 Condé 20. 80

médias en général. Ses désirs et ses espoirs sont orientés en fait par le consumérisme, que le narrateur met en évidence et critique.

Il y a dans ce roman un nombre assez important de personnages pour lesquels la ville de Port-Mahault semble une impasse existentielle et qui se cherchent de diverses

échappatoires, d’habitude dans la vision améliorée des endroits éloignés. Dorisca, la jeune fille habitant un quartier pauvre de Port-Mahault, souhaite aller à New York, qui est pour elle la cité du désir, surtout qu’elle combine son rêve avec le besoin de revoir son frère jumeau, parti aux États Unis depuis longtemps.186 L’image de la ville se superpose à l’image de son frère, ces deux propensions se confondent de sorte que la ville devienne personnage (avec lequel elle ‘ferait connaissance’), d’autant plus désirable qu’inconnu. Dorisca, comme son nom le montre, est prisonnière de ses désirs, tout comme Dieudonné l’est de ses souvenirs et ses regrets.

L’image des Etats-Unis comme pays des possibilités et de l’espoir, le contraire de ce territoire en dissolution de Port-Mahault, revient plusieurs fois dans le roman. Dieudonné, réfugié sur le bateau La Belle Créole, dispose ses ‘trésors’ dans la cabine: une photo de sa mère morte, une photo de lui-même, bébé dans les bras de sa grand-mère et une photo de

Manhattan. Si les premières sont des vestiges des années heureuses de l’enfance à jamais perdue, objets arrêtant la chronologie pour le contemplateur, la photo de Manhattan est le signe du désir du personnage de s’échapper à la réalité morne de sa propre ville. Le

Manhattan qu’il regarde en photo chaque jour, c’est une image ouvrée, un discours visuel maintes fois trompeur, car la photographie est, elle aussi, un art, arrêté en espace et en temps. Manhattan est, en fait, ‘eutopia’ pour ceux qui ne l’ont jamais visité. La ville de New

York est un territoire de rêve, surtout quand Luc, un autre personnage, la décrit en hiver,

186 Condé 207. 81

comme une vitrine de Macy’s à Noël.187 Mais l’endroit idéal de choix de Dieudonné, qu’il révèle à un moment donné, c’est Hollywood, à cause ‘ de certains films vus à la télévision.188

Dans le même roman, les villes étrangères sont par excellence un espace du désir et de l’espoir, où on peut réaliser ses rêves : ’Rome, Milan, Venise! Voilà les endroits où il te faut vivre. Pas dans ce trou où on ne chérit que les concours de bœufs tirants, de cabris tirants.’189

Le phénomène inverse est toujours valable. La Guadeloupe est vue par les Américains, peut- on lire à la page 94 de La Belle Créole, comme un ‘paradis sur terre, peuplé par des êtres tendres, généreux et naïfs,’ où il n’y a pas de crimes comme à New York, Chicago, Los

Angeles, villes où les ‘trottoirs sont rouges de sang.’ L’île est opposée dans ce cas à la ville, la première étant l’antithèse en fait de la deuxième. Les touristes étrangers, à ce qu’on peut comprendre, ne s’attendent pas à trouver des villes aux Antilles, en fait, mais une campagne sauvage, tout comme ses habitants. L’exemple est fourni par le personnage Ana, pour laquelle, comme pour les étrangers en général (et surtout pour les Américains, comme on le souligne à maintes reprises, chose qu’on vient d’observer en haut; on rappelle qu’Ana, même si elle est d’origine allemande, vient de Iowa) les Caraïbes représentent le paradis perdu de l’humanité, un paradis sauvage, où tout est resté comme aux origines, pur. Elle va découvrir

à Port-Mahault qu’elle ‘traquait un pays du rêve et de l’imagination, un pays mythologisé.’190Même si elle se rend compte de la réalité elle refuse de l’accepter et se cherche des ancres, en s’attachant à Dieudonné, qu’elle veut s’approprier en tant que mère de sa progéniture. Sa tentative échoue, car les Caraïbes ne sont pas le territoire rêvé.

187 Condé 225. 188 Condé 76. 189 Condé 241. 190 Condé 86. 82

Dans La Belle Créole on vit au jour le jour, sans projections, sans rêves. Selon Ernst

Bloch, les coordonnées du futur contiennent ce qu’on craint et ce qu’on espère. L’absence de l’espoir est jugé comme intolérable, insupportable pour l’être humain. Dieudonné revient sans cesse en arrière, sans s’imaginer sa vie future. Dieudonné est un esprit contemplateur, ce qui, selon Bloch, démontre l’absence de l’ouverture vers le futur et le confinement dans le passé, un suicide existentiel. Cela serait un reflet des conditions extérieures, qui imposent un

état d’âme particulier à chaque individu. La société de Port-Mahault se trouve dans un déclin

économique, politique et social évident. Le personnage de Dieudonné semble être le reflet de cette situation, il devient le symbole de cet univers décadent. Au lieu d’envisager une vie future il se replie sur ses souvenirs. Le narrateur semble suggérer, dans un contexte plus général, qu’il ne faut pas se pencher sur un passé révolu, même si pour quelques-uns cela semble un univers parfait, mais espérer et planifier l’avenir. Se détourner de l’avenir signifie mourir en quelque sorte.

Xala

Xala met surtout en évidence un aspect des pays postcoloniaux, l’accaparement des forces économiques du pays par une élite, qui est arrivée au sommet par de divers moyens non-orthodoxes: détournement de fonds, falsification de documents officiels, etc., élite responsable, parmi d’autres, du recul économique et social du pays. El Hadji, comme membre de la Chambre de Commerce, possesseur de deux villas à Dakar et père de onze enfants, en train de prendre une troisième femme, est un personnage représentatif de cette

élite. Son existence et celle de sa famille et en fait de tous ceux de son entourage est limitée, inférieure. Il n’a pas de projets d’envergure, il ne voit pas au-delà de l’ici et le maintenant. Ses

83

émotions seraient ce que Bloch appelle ‘filled emotions,’ comme ‘envy, greed, admiration,’ des émotions ‘whose drive-intention is short-term, whose drive-object lies ready, if not in respective individual attainability, then in the already available world.’191

Dans Xala, les représentants des classes supérieures qui remplacent les colonisateurs dans la hiérarchie des pays nouvellement indépendants suivent les anciens colonisateurs dans leurs préférences et dans leurs choix, notamment parce que ceux-ci sont imposés par le marché international et les multiples canaux utilisés pour influencer les clients potentiels, et aussi par imitation. El Hadji a une Mercedes, porte et mange des choses importées de la

France. Comme on a déjà vu dans Les honneurs, la qualité de la nourriture montre la position sociale et parfois les aspiration des personnages sont surtout gastronomiques. El Hadji, comme un membre marquant de la société dakaroise, ne boit que de l’Evian, et sa deuxième femme, Oumi N’Doyé, lui prépare des recettes des revues françaises, avec de la viande importée, elle aussi, de France, ce qui montre leur supériorité financière et sociale. Certes, les produits de la France, ancien ou actuel pouvoir colonisateur, sont investis dans ce cas d’ une valeur en soi conférée par la position dominante de ce pays par rapport aux territoires colonisés, valeur qui n’est pas réelle mais augmentée artificiellement. Les produits importés sont favorisés, tandis que les produits locaux sont surtout ignorés ou utilisés par la couche très pauvre de la société. Cela arrive à cause de la mauvaise administration des ressources internes, ce qui mène à une tension interne dans le marché autochtone, facteur de tensions sociales dans l’avenir.

On peut remarquer dans les pays postcoloniaux en général des différences et des discordances économiques et sociales notables, présentes surtout dans les centres urbains, qui cristallisent les conflits existant à un moment donné dans la société, la ville étant par

191 Bloch 74. 84

excellence un noyau fondamental, représentatif des relations sociales dominantes. Un des plus importants moments de Xala est celui de la fin du roman, où la cohorte de mendiants envahit la villa d’Awa, une manifestation des problèmes sociaux qui sont en fait partout présents dans l’espace urbain. On les ignore ou on fait semblant de les ignorer, afin de garder une apparence de logique et de sens de l’existence. Quand ils deviennent explosifs, comme dans le cas du cortège de mendiants, les habitants de la ville sont effrayés. La manifestation a comme effet la prise de conscience de l’existence d’un monde presque sous-humain devant lequel les gens se comportent comme ils devraient se comporter devant les animaux

échappés du zoo. Les mendiants de Xala diffèrent de ceux des Honneurs perdus, par exemple.

Si, dans Les honneurs, les clochards à Paris assument leur existence en ‘bonne conscience’ et rejettent les dogmes, la situation dans Xala est tout à fait différente : les mendiants sont tous marqués physiquement, ils appartiennent à la catégorie des mendiants contre leur volonté et sans pouvoir mettre fin à cet état de choses. Michel des Honneurs est capable de sortir de sa situation et d’entrer dans le monde des autres, les gens qui travaillent et ont une vie normale, ce qui n’est pas réalisable dans le cas des mendiants de Dakar, dont la vie est scellée pour toujours. Le mendiant qui conduit le groupe force El Hadji de vivre pour un temps la dystopie des autres, son manque physique étant symbolique, parmi d’autres, du manque de pouvoir social, économique et financier. On lui rend, par l’intermède de ce groupe, ce qu’il avait réservé aux autres, ce qui, pour El Hadji, semble être un mauvais rêve, mais qui constitue la réalité des démunis.

La vision de la ville comme espace du désespoir devrait venir de pair avec une revalorisation des valeurs traditionnelles et de la vie à la campagne. Roman dont l’action se déroule à Dakar, Xala ne permet pas souvent au lecteur d’entrevoir les aspects positifs de la

85

vie en ville. On va s’arrêter à un aspect peut-être ignoré de Xala, la présentation du village de

Serigne Mada, brièvement décrit par l’auteur comme un ‘bourg’, qui ‘n’avait ni boutique, ni

école, ni dispensaire, ni aucun point d’attraction.’ Les cases de ce village sont disposées en

‘demi-circonférence’, avec ‘une seule entrée principale.’ Elles sont identiques ‘quant aux

éléments de construction’ et les habitants pratiquent ‘la solidarité communautaire.’ Ce dernier syntagme nous permet d’entrevoir un aspect positif de la campagne. El Hadji qui se rend à ce village éloigné afin de trouver un remède à sa maladie va en effet être guéri par

Serigne Mada. Il semble, de sa description, que c’est un village où on garde les sagesses anciennes. El Hadji, homme de la grande ville, s’y sent dépaysé, a la ‘sensation désagréable d’être un métèque.’192 Chose encore plus significative, il ne peut pas y arriver dans sa

Mercedes, car ‘le village se situe au cœur de la plaine’, où ‘une auto ne peut se rendre’. Le village est décidément présenté ici comme opposé à la ville.

Dans le roman entier, le chant du mendiant revient plusieurs fois comme un refrain obsédant, un rappel de la conscience publique, une sorte de ‘mémento mori’ adressé à la société contemporaine en général, qui va vers sa destruction. Le dénouement du roman est assez vague, par conséquent on peut affirmer que le roman n’a pas de fin, car la dernière phrase suggère qu’il y aura d’autres événements importants, dont on ne peut pas savoir la suite. Le narrateur s’abstient de commenter sur le futur, mais la dernière phrase, qui montre les ‘forces de l’ordre manipula[nt] leurs armes en position de tir,’193est révélatrice, suggérant la logique absurde de ce monde à l’envers, où ceux qui ont raison sont punis.

192 Sembène 108. 193 Sembène 171. 86

Conclusion

Le discours de la ville devient un discours de la spatialité urbaine qui est narration et en même temps un acte social symbolique des contradictions de la société.194 Ces contradictions sont assimilées par une littérature qui se propose de les valoriser esthétiquement, tout en mettant l’accent sur des aspects considérés importants, et qui sont présentés maintes fois de manière à part, sinon déformés, afin d’être mis en évidence. A cela contribue la structure narrative du roman postcolonial qui, selon Pordzik, 'not only describes but also vividly enacts the profound fragmentation of human life’195 dans l’espace récemment décolonisé. Les chapitres de proportion réduite 'dissolve the flow of the narrative into a discontinuous sequence of microscopic events and situations.'196 L’analepse et la prolepse de même interrompent le discours et mélangent les territoires, les émetteurs du discours et les temps de la narration. La construction du discours narratif vient de pair avec l’atmosphère qu’on veut créer dans chacun des romans. Dans La Belle Créole, le récit tourne autour de la vie de Dieudonné, revient au passé, retourne au présent, sans jamais peindre l’avenir. En fait, la construction narrative accompagne la construction du contenu idéatique, le

(anti-)héros évoluant dans l’univers clos de la ville. Exaspéré, il va s’évader sur La Belle

Créole, bateau abandonné depuis des années. Son évasion vient en parallèle avec la construction du discours, qui ne revient pas au point de départ. On offre au lecteur la possibilité d’envisager une solution à la crise du héros et de Port Mahault, tout comme de la

Guadeloupe en général : le sacrifice des coupables.

194 Roger Kurtz, ‘Post-marked Nairobi: Writing the City in Contemporary Kenya,’ The Post-colonial Condition of African Literature, eds. Daniel Gover, John Conteh-Morgan, Jane Bryce (Trenton, New Jersey: Africa World Press, 2000) 105. 195 Ralph Pordzik., The quest for postcolonial utopia: a comparative introduction to the utopian novel in the new English literatures (New York: P. Lang, 2001) 39. 196 Pordzik 39. 87

Dans Texaco, le discours suit la chronologie pour la plupart, avec des parenthèses analeptiques qui expliquent le présent. La construction solide du roman reproduit la structure architecturale de la ville, avec ses ancres dans la tradition, ville qui continue de s’éteindre et de se développer, par parcelles, par quartiers, tout comme le discours de Texaco.

Ce développement est vu comme incessant, nécessaire et inévitable, ce qui confère un aspect positif à ce roman de la banlieue.

Les honneurs perdus, avec sa structure en deux parties, peint deux tableaux, un de la périphérie de Douala, New Bell et l’autre de la périphérie de Paris, Belleville. L’image idéalisée de la France est peinte dans la première et sera démontée dans la deuxième, tout comme New Bell, qui a toutes les caractéristiques de la dystopie dans la première, sera repositionné dans la deuxième. Cela est conforme au texte parodique qui est Les honneurs perdus, et qui joue constamment sur les contradictions et les déplacements.

Xala est le roman le plus condensé, son but moralisant étant atteint après seulement

171 pages de format modéré. Le discours est souvent entrecoupé d’observations directes qu’on peut presque toujours attribuer à l’auteur, qui est reconnu comme un grand critique de l’époque contemporaine, même si on peut les mettre presque toujours sur le compte d’un des personnages. Le discours de Xala est entrecoupé quelquesfois afin d’expliquer l’histoire des personnages choisis jouer un rôle dans cette parabole moralisante. Les vingt-six parties de ce roman font le tour de Dakar, on le parcourt en voiture, rarement à pied, on en sort pour y revenir, car la ville attire et on n’y échappe plus. La silhouette de la ville domine et

écrase, avec sa masse compacte197 le contemplateur.

La vision positive ou négative de la ville dans les romans choisis est aussi liée aux problèmes apparus en grande partie comme une conséquence de l’attitude anticoloniale et de

197 Sembène 97. 88

l’effort de réinvestissement de la culture nationale. La dernière est marquée par un processus de réécriture qui renverse ce qui avait été imposé par la colonisation non seulement sur l’environnement et les populations mais aussi sur le phénomène littéraire et artistique. Les nouveaux mondes créés à l’intérieur de cette nouvelle œuvre se distinguent par maints caractères spécifiques. Le roman en spécial permet la création d’un territoire alternatif, ‘an interminable locus that is utopian not in terms of its social and cultural transparency but in terms of its subscription to strategies of (ex)change and innovation and its creation of the desired place,’198 pas comme un état permanent mais comme un état d’espoir. Les aspects positifs ou négatifs de la ville, tels qu’ils transparaissent dans les romans analysés, ‘make available perceptual alternatives to the (…) future prospects of many postcolonial societies and cultures today.’199 Ces romans, appartenant généralement parlant à ce qu’on appelle aujourd’hui ‘fiction postcoloniale,’ renégocient les valeurs de la culture ‘importée.’ Les créations de cette fiction postcoloniale ‘are not to be read as responses to western hegemony in the simple terms of either a crude repudiation or naive adaptation, but as literary attempts to negotiate the values and codes associated both with the imported culture and with their own cultural past.’200 L’usage parodique de la langue dans Les honneurs perdus ou Texaco, tout comme le mélange de créole et de français dans Texaco et La Belle Créole ont la capacité de délivrer non seulement le langage mais aussi la fiction, l’utilisation de cette langue changée arrivant à transformer la dernière en quelque chose qui est difficile à être classifié selon les règles de la tradition narrative occidentale.

La littérature contemporaine est en général marquée par l’oscillation entre la déconstruction de l’illusion du progrès et l’imagination d’un monde meilleur. Mais ce

198 Pordzik 30. 199 Pordzik 10. 200 Pordzik 23. 89

phénomène n’est pas nouveau. Comme on peut observer, par le choix de mots, Thomas

More dans son Utopia exprime son manque de confiance en fin de compte dans la réalisation d’une société parfaite. More écrit, à la fin de son essai, qu’il ‘souhaitait plus qu’espérait’ cette réalisation. Comme les noms grecs choisis montrent, l’Utopia est ‘nulle part’, le fleuve qui traverse Amaurote, Anhydris, est le ‘fleuve sans eau’, et le marin qui raconte son voyage s’appelle Raphaël Hythloday, Raphaël ‘Habile-menteur’. Notre monde est imparfait et il ne sera jamais parfait, ce qui ne nous empêche pas d’espérer.

90

CHAPITRE 3

RESEAUX AND (INTER)DEPENDANCES

Ce chapitre se concentre sur l’analyse des structures et des rapports urbains, tels qu’on peut les apercevoir dans les textes choisis, à partir desquels on va exploiter la distorsion de l’espace géographique et social, la contradiction des surfaces, et des points de référence. Xala, Les honneurs perdus, La Belle Créole et Texaco, appartenant chronologiquement à la période postcoloniale, reproduisent et discutent certains rapports de dépendance existants dans la société contemporaine à l'époque de leur parution. Les écrivains s'intéressent aux conflits générés par les structures différentes et/ou divergentes qui entrent dans la composition du système économique, social et culturel de leur pays ou de leur région. De façon générale et à première vue, les rapports de dépendance sont évidents dans tous les romans. Il y a pourtant une stratification hiérarchique des structures internes et externes, qu'on saisit après une lecture approfondie de ces textes.

Je vais utiliser dans cette partie de la thèse des théories de la dépendance, du système mondial et de la globalisation, surtout dans la première partie du chapitre, traitant du rapport centre-périphérie dans les romans analysés. Les plus importants auteurs consultés sont Johan

Galtung, André Gunder Frank et Immanuel Wallerstein. On peut remarquer la dispersion du centre et de la périphérie dans les romans choisis, dispersion qui se fait ressentir surtout dans ceux parus plus récemment. Xala, roman écrit treize ans après l'obtention de l'indépendance,

91

est surtout la critique du système de dépendances français, continué ouvertement par la nouvelle bourgeoisie sénégalaise, sous un slogan cette fois local. Je vais donc insister sur l’existence des dichotomies dans ce texte, qui appartient aux débuts des années ’70, période de crise au Sénégal, à cause de plusieurs raisons, dont je viens de donner un exemple.

Pourtant, l’auteur ne se résume pas à souligner les manques, il suggère, par de divers procédés, comme on va montrer par la suite, une issue de la crise qu’il consigne. Texaco raconte l'histoire d'une ville et des commencements d'un quartier, à l'aide d'un discours imprégné par un optimisme débordant. On a reproché à ce roman sa structure binaire, centrée sur l'opposition centre-périphérie.201 Je vais montrer que Texaco dépasse en fait les oppositions binaires,situant la nouvelle ville, Texaco, dans un territoire nouveau, qui ne se réclame plus des dichotomies. La Belle Créole ou Les honneurs perdus insistent sur les aspects négatifs de la ville, afin de mettre en évidence des déficiences dans le système urbain, reflet d’un système socio-économique déficitaire à un niveau plus général. Le positionnement des anciennes colonies dans le cadre du système mondial devrait influencer les relations interactives, qui sont déformées par le rapport de dominance inhérent, et cela est surtout ressenti dans les grandes villes, catalyseurs des forces sociales, économiques et culturelles agissant dans une certaine société.

La deuxième section de ce chapitre de la thèse va se concentrer sur le réseau qui relie les différentes sections d’une ville, celui des rues, et sur son rôle dans la structure narrative.

On va observer si les rues telles qu’on les construit à partir d’un système de conventions linguistiques, littéraires, sociales, architecturales, etc., ont quelque importance dans l’économie urbaine, à parcourir l’espace réel ou l’espace littéraire. Les parties socialement différentes de la ville sont reliées par les rues, les dernières occupant une position spéciale,

201 Burton 200. 92

facilitant le déplacement, la territorialisation tout comme le processus contraire. A regarder l’aspect littéraire, narratif, je me propose de démontrer que, dans tous les romans, la rue a une importance majeure dans le développement de l’intrigue et on relie les différentes parties narratives ensemble en déplaçant les personnages, à l’aide de cette convention linguistique et littéraire.

Je me propose aussi de mettre en évidence l’(inter)dépendance et la hiérarchie urbaines, telles qu’elles ressortent des structures sociales en place dans le milieu

évoqué/recréé dans la troisième section de ce chapitre, tout en soulignant les procédés littéraires par lesquels cette recréation est possible. L’ordre spatial d’une ville indique et assure le positionnement social. Les distances physiques qui séparent les classes sont la consécration matérielle de la distance morale qui devrait les séparer, comme Balzac l’avait affirmé dans l’Histoire des treize. ‘Space, especially urban space, is a significant social product,’202 ceux qui détiennent le plus de pouvoir (politique, social, économique) dilatent leur propre espace en dépit des autres, ce qu’on peut remarquer à la lecture de chacun des romans analysés.

Je vais faire des références dans ce chapitre à une des théories de Michel de

Certeau,203 selon laquelle l’architecture est architexture, une écriture de l’espace qui trouve son principe dans l’idéalité du texte, de l’idée ou de l’image. Il affirme que, à narrer la ville, on essaie de rendre la ville lisible en immobilisant son opacité mobile dans un texte plus ou moins transparent. Cette écriture nous permet de tracer les coordonnées de l’espace réel, en nous offrant une image cohérente, même si réduite, qui satisfasse l’esprit d’ordre du lecteur,

202 Kurtz, Roger, ‘Post-marked Nairobi: Writing the City in Contemporary Kenya,’ The Post-colonial Condition of African Literature, eds. Daniel Gover, John Conteh-Morgan, Jane Bryce (Trenton, New Jersey: Africa World Press, 2000) 104. 203 Michel de Certeau, L’invention du quotidien (Paris:Union générale d’éditions, 1980). 93

tout en contraignant son imagination. Cette image est en fait une apparence, un trompe-l’œil, parce que le centre apparent est mobile. On va donc analyser notre espace de construction littéraire, tout en tenant compte de la structure située au point de départ authentique, réel, car trois des romans analysés ont des points de référence réels, les villes de Dakar, Douala, et

Fort-de-France, ou, pour La Belle Créole, une ville imaginaire, Port-Mahault, qui est construite selon toute apparence sur les coordonnées de Pointe-à-Pitre.

3.1 Centre-périphérie

Andre Gunder Frank commente en rappelant le Congrès de 1988 de la International

Society for Development de New Delhi où on constatait une situation de crise en Afrique en général, une décennie ou plus après l’indépendance :’In Africa, per capita national income had fallen more than 25 % to a level below that at the time of independence.’204 On rappelle que Xala paraît en 1973, treize ans après la déclaration d’indépendance du Sénégal. Selon les

études publiées sur le développement de ce pays, le PIB enregistre une croissance stable de

1960 jusqu’à présent.205 La situation du Sénégal n’est pas aussi difficile que celle du

Cameroun, par exemple, ce que les théoriciens de la globalisation expliquent par la position de ce pays dans le cadre du système mondial. Le dernier permet le développement de certaines parties du monde en fonction de plusieurs critères, dont un serait le placement spatial.

Il est utile de préciser que je vais utiliser les concepts de centre et de périphérie tels que Galtung et plus tard Wallerstein les définissent dans plusieurs travaux. Johan Galtung,

204 Andre Gunder Frank, ‘The Underdevelopment of Development,’ The Underdevelopment of Development, eds. Sing C. Chew et Robert A. Denemark (A Thousand Oaks: Sage Publications, 1996)18. 205 Momar-Coumba Diop,’ Secteur privé et développement économique et social,’ La société sénégalaise entre le local et le global (Paris : Karthala, 2002)32. 94

un des théoriciens de la dépendance, publie en 1971 son étude ‘A Structural Theory of

Imperialism,’ où il définit le centre et la périphérie dans le système des dépendances mondial.206 On rappelle que Galtung voit le schéma centre-périphérie comme étant constitué de deux cercles, chacun ayant un segment situé à la proximité supérieure qui serait son centre. Les rapports entre les cercles sont de conflit d’intérêts et ceux entre les deux centres, un du centre et l’autre de la périphérie sont d’entente, car le centre de la périphérie maintient en fait les rapports avec le centre du centre. La structure est divisée en plusieurs subdivisions qui à leur tour se subdivisent en centre-périphérie ad infinitum, et est appelée structure fractale. On reproche à la théorie de Galtung l’absence de mise en relief des rapports existant entre l’espace géographique et ses aspects socio-économiques : ‘Galtung’s theory is unable to bridge the gap between spatial consciousness and sociological imagination’, et ‘Galtung’s center-periphery relationship is in essence a purely socio-economic relationship unlocated in space.’207 La théorie de Galtung, même si elle reconnaît l’importance et la dominance de certains centres sur leurs périphéries, ignore la localisation préférentielle de certains

événements et les raisons de cette préférence. Les centres sont ‘donnés’, il les enregistre comme tels, sans expliquer leur importance spatiale. De plus, son module a été critiqué par les théoriciens du système mondial en raison de son binarisme. Trop rigide, surtout à une

époque de la globalisation, quand les rapports purement coloniaux ont été remplacés par des rapports néo-coloniaux, où la bourgeoisie locale a constitué des centres dans les périphéries, points d’articulation entre le capital global et la force de travail. La ‘structure fractale’ de

Galtung annonce pourtant ce dont Wallerstein parle dans son étude The Modern World System:

Capitalist Agriculture and the Origins of the European World Economy in the Sixteenth Century : quatre

206 Galtung, Johan. ‘A Structural Theory of Imperialism’. Journal of Peace Research, 1971, 81-117. 207 Nigel McKenzie, ‘Center and Periphery: The Marriage of Two Minds,’ Acta Sociologica, 1977, vol. 20, No 1, p. 57. 95

catégories qui décrivent la position de différentes régions du monde dans le cadre du système mondial : ‘core,’ ‘semi-periphery,’ ‘periphery,’ et ’external.’208 Wallerstein définit le ‘système mondial’ comme un système historique social composé de parties interdépendantes qui forment une structure homogène et qui opèrent selon des règles préétablies, une unité ‘with a single division of labor and multiple cultural systems.’209 Le système mondial moderne est

‘larger than any juridically defined political unit’ et ‘the basic linkage between its parts is economic.’ 210 C’est un système ‘that operates on the primacy of the endless accumulation of capital via the eventual commodification of everything.’211

Je rappelle que je me suis proposée d’analyser les rapports de dépendance dans les romans choisis, surtout les relations entre le centre, la périphérie et la semi-périphérie. Les concepts de centre et de périphérie sont souvent regardés comme dépassés à l’époque du postmodernisme, où les communautés n’auraient plus le sens de l’espace fixe et clos des nations à cause de ce que Appadurai nomme les cinq dimensions du ‘global cultural flow’ :

‘ethnoscapes,’ ‘mediascapes,’ ‘technoscapes,’ finanscapes’ et ‘ideoscapes.’212 Mohammed

Bamyeh explique:

From the point of view of transnational capital today…concepts of core and periphery mean little…the new geography is not the old political map of the world but an array of transborder associations and techniques such as offshoring, electronic space transactions, international arbitration centers, and international bond rating agencies.213

208 Immanuel Wallerstein, The Modern World System: Capitalist Agriculture and the Origins of the European World Economy in the Sixteenth Century (New York: Academic Press, 1974). 209 Immanuel Wallerstein, ‘The Rise and Future Demise of the of the World-Capitalist System: Concepts for Comparative Analysis,’ Comparative Studies in Society and History 16 (1974): 390. 210 Wallerstein, The Modern World System 15. 211 Immanuel Wallerstein, Utopistics: Or, Historical Choices of the Twenty-First Century (New York: The New Press, 1998) 10. 212 Arjun Appadurai, ’Disjuncture and Difference in the Global Cultural Economy,’ Colonial Discourse and Post-Colonial Theory : A Reader, eds. Patrick Williams, Laura Chrisman (Columbia University Press, NY, 1994) 324. 213 Mohammed A. Bamyeh, ‘The New Imperialism: Six Theses,’ Social Text 18 (2000): 6-8. 96

La théorie de la globalisation essaie donc de rendre la distinction entre le centre et la périphérie anachronique. Plus récemment, on reconsidère les rapports centre-périphérie en relation avec la position inférieure du Tiers Monde dans le système mondial, qui est renforcée par des rapports de dépendance qui continuent le système de dépendances colonial sous un autre nom, comme Fouad Makki souligne dans son article ‘The empire of capital and the remaking of center-periphery relations’ :

At the start of the new millennium the far-reaching social and economic effects of transnational regulatory frameworks and global capital flows, and the discourses of ‘globalisation’, have gravely undermined democratic accountability and national economic sovereignty. The spontaneous operation of market forces continues to generate wealth at one pole and poverty at the other, further rigidifying economic inequality between the major world zones. A more equitable and sustainable system of growth requires complex international coordination and social arrangements that involve the collective transformation of centre–periphery relations. Developing the forms of politics and analysis adequate to these tasks requires sustained reflection on the circumstances in which the Third World was made and unmade. No alternative to global neoliberalism can hope to be credible if it fails to come to terms with the historical legacy and contemporary agony of this zone of humanity.214

Comme je viens de mettre en évidence, dans les territoires décolonisés, le système de dépendances juridiques et politiques mis en place par le pouvoir colonial continue sous la forme de la dépendance principalement économique. La dernière peut être aisément perçue à plusieurs niveaux, idée renforcée par Cardoso et Faletto dans leur théorie de la dépendance215. Dans les anciennes colonies, le colonialisme ‘was never successfully abolished; in fact, as a traditionally powerful agent of cultural exchange it has been transformed in modern society only to be redirected by the ambition of global capitalism to manipulate individual needs and desires and to accommodate them to the all-encompassing

214 Fouad Makki, ‘The empire of capital and the remaking of centre-periphery relations,’ Third World Quarterly 25.1 (2004): 168. 215 Fernando Henrique Cardoso et Enzo Faletto, Dependency and Development in Latin America. (Berkeley: University of California Press, 1979). 97

laws of the market economy’216. La sortie de la catégorie ‘périphérie’ et l’accès à l’autonomie, et pas seulement économique, sont les buts ultimes des états postcoloniaux. C’est ce que les romans choisis mettent en évidence, indirectement. Les écrivains consignent un état de choses plusieurs fois anachronique, afin de suggérer, par l’intermède des procédés littéraires, une solution ou une issue.

Je dois aussi préciser que les termes ‘centre,’ ‘périphérie’ et ‘semi-périphérie’ vont être utilisés dans le sens spatial tout comme dans le sens qualitatif, afin d’avoir un outil de travail qui définisse et englobe dans un concept unitaire tous les contenus qu’on peut attribuer à ces termes.

Dans les romans analysés, plusieurs réseaux de la structure urbaine reconstruite, tout comme les rapports interpersonnels au niveau des personnages, les relations des ceux-ci avec le milieu, et, à un niveau littéraire et linguistique, le choix de la langue permettent d’apercevoir une structure de construction fractale. Toutes ces strates où on peut retrouver le centre, la périphérie ou la semi-périphérie sont à leur tour créées ou déterminées par les rapports existant au niveau extra-diégétique, car les auteurs des textes choisis sont originaires de l’Afrique ou des Antilles, de pays assez récemment indépendants ou de départements français. Cette appartenance à un territoire postcolonial met son empreinte sur le texte littéraire en général (le choix du sujet et des personnages, le placement de la diégèse, etc.), et,

à une échelle plus générale, détermine et assigne aux romans analysés une certaine position dans le cadre de la littérature mondiale, car ils sont vus par la critique comme des produits marqués par l’appartenance de leurs auteurs aux territoires décolonisés. Xala (1973) d’

Ousmane Sembène, Texaco (1992) de Patrick Chamoiseau, Les honneurs perdus (1996) de

216 Ralph Pordzik, The quest for postcolonial utopia: a comparative introduction to the utopian novel in the new English literatures (New York : P. Lang, 2001) 21. 98

Calixthe Beyala, et La Belle Créole (2001) de Maryse Condé sont tous des romans qui appartiennent à un espace francophone postcolonial, se situant encore, comme est aussi remarqué par de divers personnages dans chacun des romans, dans un rapport

(semi)périphérique vis-à-vis de l’ancien pouvoir colonial. C’est ce que le personnage principal de Xala, El Hadji, va mettre en évidence, c’est aussi ce que Saïda des Honneurs perdus indique, indirectement. La présence française est représentée différemment dans les deux romans antillais, les Antilles étant encore des départements français, ayant un statut très similaire aux départements de la France. Elles seraient définies alors comme une partie de la métropole, donc du centre, avec lequel elles sont en même temps en rapport de dépendance, comme des anciennes colonies et comme un territoire géographiquement distinct. Les agents de règlement spatial dans Texaco, par exemple l’Urbaniste, ou ceux qui sont les propriétaires fonciers, comme le béké des pétroles, sont Français ou ‘francisés.’ La révolte de Marie-

Sophie et de ses concitoyens est non seulement orientée contre la ville mais aussi contre ceux qui dirigent l’administration de celle-ci, et qui représentent les intérêts de la France, du centre, en fin de compte. La situation est encore plus compliquée dans La Belle Créole, où la population souffre à cause d’une crise du gouvernement, qui ne peut faire face à une grève généralisée, conséquence des contradictions internes, mais qui sont générées, sur un plan plus large, par la position périphérique de la Guadeloupe par rapport à la France. Cette grève est de plus faite sur le modèle français, mais a des conséquences plus graves, car le gouvernement local n’a pas les moyens de contrecarrer les effets de celle-ci, comme serait la situation en France. En fait, à la fin de la grève, personne ne gagne, et les choses ‘rentrent dans le normal,’ c'est-à-dire reviennent au point de départ. Cela renforce la dépendance du pays de la métropole. La victime la plus visible de cette crise sociale et politique est

99

Dieudonné, qui subit ses effets immédiats, étant forcé d’errer dans un espace inconnu et hostile.

Les milieux représentés dans les romans choisis sont dans la majorité des cas des milieux périphériques de la Périphérie. Je vais indiquer par la Périphérie, avec une majuscule, les anciens Etats colonisés, qui, comme j’ai observé au début du chapitre, sont encore situés dans une position dépendante par rapport au Centre. Le mot ‘Centre’ indique les anciens pouvoirs coloniaux, qui continuent d’exercer leur influence sur la Périphérie. Comme Henri

Lefebvre observe, au niveau mondial, les ‘centres’ représentés par les pouvoirs économiques et militaires du monde, et qui ne sont pas nécessairement d’anciens pouvoirs coloniaux, assimilent et subsument les périphéries moins développées, ce qui assure leur dominance perpétuelle sur les dernières.217 La solution pour un développement équilibré est de rompre les ‘dépendances,’ et d’accorder à la périphérie son importance et son rôle, en favorisant le développement de l’infrastructure et l’indépendance administrative, ce que les ‘centres’ ne permettent pas, car cela mettrait en danger leur prééminence. Aussi les anciens colonisateurs imposent-ils aux anciennes colonies leur politique économique préférentielle. Ellie Higgins parle du contrôle continu de la France sur la politique monétaire des états postcoloniaux africains et antillais dans son article ‘Urban Apprenticeships and Senegalese Narratives of

Development: Mansour Sora Wade’s Picc Mi and Djibril Diop Mambety’s La petite vendeuse de

Soleil’ :

France’s control over the West African CFA franc (the franc de la Communauté Financière Africaine) is another colonial legacy designed to strengthen France’s ability to ‘discipline’ African economies. As Ivorian economist Nicolas Agbohou notes, the French members of the West African Central Bank’s Administrative Council have the power to veto African members’ plans, and France still controls the amount of credit awarded to African economies. Critics such as Samir Amin underscore France’s (and in the future, the European Monetary Union’s) grip on

217 Henri Lefebvre, La révolution urbaine (Paris : Gallimard, 1970) 11. 100

West and Central African economies, citing France’s ability to devalue the CFA and devastate those who rely on imported food and medicine.’218

Les pays postcoloniaux, par manque de moyens financiers nécessaires et d’influence, vont continuer d’être entraînés dans le cercle plus large des relations politiques et

économiques des anciens colonisateurs au niveau mondial, qui aura des implications dans tous les domaines. C’est, parmi d’autres, ce que les romans choisis mettent en évidence, par l’intermède d’un texte littéraire souvent problématique. Comme on va observer, ils sont construits à partir d’une structure dichotomique, que les auteurs démontent tout en soulignant les déficiences d’un système politique, social et économique dont les bases de l’organisation actuelle ont été mises par le colonisateur. Les aspects plus généraux vont être passés en revue pour identifier après ceux qui sont plus spécifiques, et surtout ceux qui se retrouvent dans plusieurs romans, et qui vont être discutés séparément.

Xala

L’action de Xala se déroule à Dakar, au Sénégal. El Hadji, le personnage principal, fixé au centre économique de la ville, réside dans des quartiers élégants, dans chacun des cas, dans une ‘villa’ qui d’ailleurs porte le nom de la femme qui l’habite, ce qui subordonnerait l’espace réel à l’espace subjectif du propriétaire. El Hadji va perdre jusqu’à la fin du roman ses droits de propriété sur les deux. L’explication la plus simple serait que le personnage principal n’est pas producteur d’espace mais consommateur (biens et êtres), ce qui va le mener à la faillite, dans la vie personnelle et professionnelle à la fois. Son positionnement central n’est pas justifié par la propriété du territoire, car il falsifie des signatures sur des actes

218 Ellie Higgins, ‘Urban Apprenticeships and Senegalese Narratives of Development: Mansour Sora Wade’s Picc Mi and Djibril Diop Mambety’s La petite vendeuse de Soleil,’ Research in African Literatures 33. 3 (2002): 60. 101

officiels afin de devenir propriétaire foncier, mais par la connaissance des relations qui gouvernent la société.

Une fois le processus d’érosion entamé, on va déplacer El Hadji du centre à la périphérie -d’ailleurs ce déplacement vient de son ‘détour’ aux quartiers pauvres où il trouve sa troisième femme-, périphérie où il cherche des remèdes à sa maladie. Il dévie de plus en plus, s’éloignant du centre, quittant le monde réel pour le monde imaginaire de la magie.

Cette dernière paraît apporter une solution à sa crise, mais El Hadji, par manque de moyens financiers, la perd aussi. Comme on nous fait observer, le monde imaginaire se nourrit du monde réel et la périphérie vit à l’aide du centre, qu’elle démonte en fin de compte, afin de retrouver sa propre identité et son autonomie.

Dans Xala, comme dans tous les autres romans, les périphéries sont soumises à une hiérarchisation, qui vient de la position préférentielle de certains quartiers, réservés à ceux qui détiennent le pouvoir économique dans la ville. La question se complique encore si la ville, comme est le cas de Dakar, est une ville-capitale, où l’élite économique s’ajoute à l’élite politique. Parce qu’El Hadji appartient à la première, les villas de ses femmes se trouvent dans des endroits exquis : la villa d’Awa est située ‘dans la périphérie est du quartier résidentiel ;’219celle d’Oumi est toujours dans un quartier semblable, et finalement, celle de la nouvelle femme est ‘hors du quartier populaire,’ dans une ‘future cité pour gens à gros standing,’220 gardée par des ‘cerbères.’221 De plus, les villas des deux premières femmes semblent occuper l’espace autrefois réservé aux colonisateurs. Comme Ambe Njoh le montre dans son étude sur l’urbanisation en Afrique, ‘upon the demise of colonialism, indigenous authorities (…) swiftly transferred residential units in areas previously reserved

219 Sembène 24. 220 Sembène 33. 221 Sembène 32. 102

exclusively for Europeans to senior members of the emerging post-colonial bureaucracies.’222

Avec la troisième villa, on est envoyé dans un territoire nouveau, spécialement créé pour l’élite des pays décolonisés, dont El Hadji est un des représentants.

El Hadji, ‘homme d’affaires,’ est un ’intermédiaire’223 entre le centre, la métropole et les périphéries, constituées par les territoires récemment indépendants. Par sa position et par ses actions il appartient au territoire de la semi-périphérie. En fait, il utilise, comme tous ceux de sa catégorie, les ‘anciens comptoirs de l’époque coloniale, réadaptés à la nouvelle situation des Indépendances africaines,’ comptoirs qui leur fournissent ‘des marchandises pour la revente.’224 Le narrateur explique que ‘l’appellation pompeuse d’hommes d’affaires’ de ceux comme El Hadji est fausse, ils n’étant que ‘des commis d’une espèce nouvelle.’ 225 El Hadji, qui, devant le Conseil de la Chambre de Commerce de Dakar, essaie d’obtenir un délai pour le remboursement des fonds qu’il avait dilapidés afin de subvenir à ses dépenses énormes, affirme que les hommes d’affaires de Sénégal ne sont, dans le pays récemment décolonisé, que ‘de minables commissionnaires,’ qui ne font que ‘de la redistribution…les banques, les assurances, les usines, les entreprises, le commerce en gros, les cinémas, les librairies, les hôtels’226 appartenant encore à l’ancien colonisateur. On est renvoyé aux rapports entre le centre et la périphérie, où le centre est la métropole, l’Occident, l’ancien colonisateur, la

France. Ce qui semble être le centre, est, en fait, le centre d’une périphérie, une semi- périphérie. Les hommes d’affaires de Xala, treize ans après l’obtention de l’indépendance, sont des représentants des compagnies étrangères, notamment françaises, ces dernières

222Ambe J. Njoh, ‘The experience and legacy of French colonial urban planning in sub-Saharan Africa,’ Planning Perspectives 19 (2004): 448. 223 Sembène 94. 224 Sembène 94. 225 Sembène 94. 226 Sembène 94. 103

continuant d’imposer leurs décisions aux partenaires sénégalais. Le système bancaire vient renforcer la politique française de subordination, comme le narrateur le remarque. Il est exploité par des entrepreneurs sénégalais, qui essaient de tirer profit d’une distribution de fonds déficitaire et difficile à contrôler. Cela va en fait mener à la ‘crise de liquidités’ du système bancaire au Sénégal aux années ’80. On explique cette crise comme étant l’effet de la

‘mauvaise gestion de certains établissements’227 entre 1970 et 1980, une restructuration du système bancaire étant décidée en 1988. Le fonds de roulement des affaires d’El Hadji de

Xala provient en effet d’une banque française, une succursale, ‘dont la banque-mère est à

Paris,’228 banque dont il détourne les fonds. Ce détournement, qui, selon Xala et aussi selon des études économiques publiées récemment au Sénégal, dont on vient de citer un des plus remarquables, renforce en fait la position marginale des périphéries et maintient leur dépendance vis-à-vis du centre.

On rappelle que l’activité principale et profitable d’El Hadji est la revente des produits importés. Les autres hommes d’affaires de la Chambre de Commerce, qu’El Hadji ou le narrateur présentent pour le ‘public,’ sont aussi des ‘commissionnaires,’ spécialisés dans la même revente. Ils continuent en fait la politique économique française qui avait contribué au décalage économique des pays colonisés : l’importation des produits de provenance

étrangère, et surtout des produits finis, et l’exportation des matières premières. Au Sénégal il s’agit de reconvertir, une fois l’indépendance nationale obtenue, ‘des grandes compagnies commerciales françaises… après deux cents ans d’activités dans l’import-export.’229 En 1966 encore, conformément aux statistiques du Ministère de Finances, les investissements privés

227 Momar-Coumba Diop, La société sénégalaise entre le local et le global (Paris : Karthala, 2002) 45. 228 Sembène 132. 229 Momar-Coumba Diop 33. 104

sont dirigés notamment vers les mines et l’import-export,230 sur l’exploitation des ressources naturelles du pays, tout comme sur l’import des produits de consommation de provenance

étrangère. En même temps, comme partout dans le territoire décolonisé, le capital étranger fait des ‘tentatives de retarder le processus afin de s’engager dans de nouvelles activités rentables.’231 Comme on a déjà souligné, et comme l’auteur le suggère à travers ce texte, l’élite sénégalaise des années 70 renforce par son irresponsabilité la position périphérique du

Sénégal par rapport au Centre. La sortie de cette impasse est possible (El Hadji va être guéri,

à la fin) mais avec l’aide d’une élite qui représente les intérêts de son pays.

Texaco

Les rapports entre le centre et la périphérie dominent la structure de Texaco, comme

Burton l’observe. Le roman débute par une ‘Annonciation (où l’urbaniste qui vient pour raser l’insalubre quartier Texaco tombe dans un cirque créole et affronte la parole d’une femme-matador).’232 L’Annonciation est une mise en garde sur le placement de préférence de la diégèse : l’espace sous-urbain (dans le sens de au-dessous de, inférieur) du quartier Texaco. Une carte de la région se dessine, sociale et géographique. Les habitants de l’En-ville sont dès la première page présentés en antithèse avec ceux du quartier. Les citadins, de par leur inscription dans la ville, dans la cité, appartiennent à un autre espace, au centre, endroit d’élection refusé aux habitants de Texaco. Le dernier est menacé de disparition à cause de la route que ceux de l’En-ville construisent et qui va relier, comme un cordon ombilical, le quartier à sa génitrix, la ville aux multiples bâtards. La matrice repousse Texaco et les habitants de Texaco à leur tour essaient de limiter l’accès de ceux de l’En-ville à leur

230 Momar-Coumba Diop 33. 231 Momar-Coumba Diop 33. 232 Chamoiseau 17. 105

territoire. La réaction violente des habitants de Texaco à l’agression de la ville (la construction de la rue) montre le degré de séparation et la différence sociale existant entre le centre et eux-mêmes. La pierre heurtant l’Urbaniste, l’espion et l’agent de l’En-ville, se construit en signe de refus de l’urbanité aliénante des autres.

Le quartier Texaco est constamment marginalisé, du point de vue spatial en premier lieu. Le territoire extérieur du quartier est vu comme autre et rejeté par ceux logeant intra muros. On ne reconnaît pas son existence ou, si cela arrive, c’est pour lui mettre fin. Il y a un permanent mouvement entre le centre et la périphérie tout au long du roman. L’En-ville initie de diverses ‘attaques,’ concrétisées dans les incursions des forces d’ordre et de divers

‘urbanistes’ ayant comme mission sa destruction. La périphérie en lance, elle aussi, sur le centre, afin de le soumettre, attaques qui échouent chaque fois,233 jusqu'à ce que Marie-So

‘organise (…) un vrai Quartier de mornes…face à l’En-ville.’234 La périphérie bâtarde défie le centre et lui impose, à son tour, ses conditions. Texaco est relié à la ville et reconnu à la fin du roman, mais comme une entité (presque) indépendante, une semi-périphérie. Cela n’apporte pas la solution de tous ses problèmes mais représente un premier pas vers l’autonomie administrative.

Ce mouvement continu entre le centre et la périphérie est mentionné dans le roman

à plusieurs reprises. En 1902, nous dit-on, après la destruction de Saint-Pierre, les survivants se dirigent vers Fort-de-France, afin de trouver du travail, et s’y installent dans des habitations provisoires. Les autorités ‘chassent’ les nouveaux bidonvilles qui surgissent chaque jour comme on chasse une ‘niche de fourmis.’235 La ville personnifiée, Fort-de-

233 Chamoiseau 220. 234 Chamoiseau 350. 235 Chamoiseau 210. 106

France, les ‘soupçonn[e] être des vagabonds’236 et leur refuse l’accès à son périmètre. Le centre désire maintenir sa prééminence en subsumant ce qui est situé en proximité, ce qui mène plusieurs fois à la destruction des périphéries. La plus simple politique des commissions d’urbanisme est d’ailleurs d’ignorer l’existence des quartiers défavorisés, des bidonvilles, politique qui se change en éradication forcée si la population de ces quartiers augmente trop.237 Les organismes du centre procèdent au ‘nettoyage’ de l’espace urbain au

Sénégal, par exemple, selon une politique de ‘déguerpissements,’238 qui est en réalité une

‘expulsion des gêneurs de l’urbanisation’239 visant ‘to eradicate slums or squatter areas.’240

Comme réaction à l’invasion brutale de l’En-ville, le quartier devient ‘un territoire restreint possédant une histoire commune[…], comme […] un village,’241 une communauté fermée ou distincte de la société. La communauté de Texaco est, devant les incursions destructives des forces de l’En-ville, solidaire. On constate, d’ailleurs, un esprit de communauté et de solidarité dans les zones pauvres d’une ville, observe Lloyd.242 Les habitants de Texaco, au début exclus du destin de l’En-ville243 arrivent à le contourner, à force de s’entre-aider et d’avoir un but commun.

Une autre solution trouvée par le centre, Fort-de-France, afin de mettre fin aux nombreux conflits entre son administration et les habitants de Texaco, est de conseiller aux derniers de quitter le quartier et venir habiter dans les HLM construits par la mairie, dans

236 Chamoiseau 210. 237 Peter Lloyd, Slums of Hope? Shanty Towns of the Third World (Billing and Sons Ltd., Oxford: Manchester University Press, 1979) 30. 238 René Collignon, ‘La lutte des pouvoirs publics contre les ‘encombrements humains’ à Dakar,’ Revue canadienne des études africaines 18. 3 (1984): 574. 239 Collignon 574. 240 R.E. Stren, ‘Administration of Urban Services,’ African Cities in Crisis Managing Rapid Urban Growth, eds. R.E. Stren, R.R. White (Boulder, Colorado: Westview Press, 1989) 63. 241Gérard Baudin. ‘ Identités et territoires,’ Cités ou citadelles, ed. Yvette Marin (Paris: Annales Littéraires de l’Université de Besançon, 1995) 149. 242 Lloyd 18. 243 Chamoiseau 406. 107

une autre périphérie, qui les rendraient encore plus dépendants des ressources du centre.

Peter Lloyd présente la politique des gouvernements en général comme étant dirigée vers l’éradication des bidonvilles, tout en offrant des alternatives aux pauvres :

Government policies towards shanty towns are seen in their most direct forms in attempts to eradicate the settlements and either rehouse the poor or help them build their own homes. (…) The stated ideal is to rehouse the poor. Yet few states have been able to build more than a minute fraction of the houses needed (…).244

Les habitants de Texaco refusent d’être relogés, car ils ne permettent pas de se dispenser de jardin ou d’animaux domestiques,245 et la plupart d’entre eux ne pourrait pas payer un loyer chaque mois. Marie-Sophie présente au lecteur le cas d’autres quartiers, qui ont renoncé à leurs territoires afin de se loger dans les HLM des quartiers ‘permis’ et qui sont devenus exclusivement dépendants de la ville. On critique cette tendance à travers le roman, comme on a déjà souligné. Marie-Sophie plaint l’absence ou la réduction du jardin potager dans le quartier.246 On observe que la ville souffre de carences pareilles, même plus : à mesure qu’elle se développe, elle perd peu à peu ses connexions avec la campagne, elle ‘supprim[e] ses jardins.’247 Cela est en direct rapport avec la colonisation car, comme Raymond Asomani-

Boateng le montre, ‘the mere presence of urban gardens in traditional African cities disqualified them from being classified as urban by colonial administrators,248 et les derniers ont essayé de changer cet aspect aussi bien dans les villes déjà établies que dans les nouvelles villes, qui sont des espaces urbains dépourvus de jardins, similaires aux villes occidentales.

Ces aspects sont signalés dans Texaco, et l’Urbaniste est montré comme intéressé au mode de

244 Lloyd 49-50. 245 Chamoiseau 472. 246 Chamoiseau 221. 247 Chamoiseau 306. 248 Raymond Asomani-Boateng, ‘Urban cultivation in Accra: an examination of the nature, practices, problems, potentials and urban planning implications’, Habitat International 26.4 (2002): 604. 108

vie du quartier, qui pourrait apporter quelque chose de nouveau à la structure déficitaire de la ville.

Un des aspects les plus importants du quartier est son mélange de campagne et de ville, la présence, même si réduite, des jardins. Il faut, souligne-t-il, ‘autour de la ville réinventer la campagne.’249 C’est ce que les sociologues remarquent de nos jours, comme

Asomani-Boateng le souligne :

In spite of problems facing urban cultivators (…), urban agriculture could play a critical role in the city’s development. The issue of food security has been recognized as a major urban problem in (…) cities in Africa. With (a) growing population, coupled with the inability of the rural areas to provide enough food to feed the (…) urban population, urban agriculture will become critical.250

Dans Texaco on envisage aussi, continuant la même idée, l’aspect des traditions en ville.

Comme tendance générale, les traditions, qu’elles soient médicales ou de survie, sont

‘oubliées’ par les gens venant de quitter la campagne, qui se sont ‘débarrassés de leur science des mornes comme d’un oripeau’251 et qui attendent des ‘miracles’ de la part des organismes de la ville. Tout cela mène à une crise urbaine et une dépendance de l’aide financière de l’extérieur. C’est pourquoi, dans Texaco, la ville ‘n’offrait aucun emploi,’ et elle ‘vivotait dans l’attente des bateaux qui provenaient de France.’252 Sans cet aide de l’extérieur, le centre, par lequel on va comprendre la ville avec ses quartiers limitrophes, est ‘inapte à survivre.’253 Cela arrive à cause de l’ignorance progressive des modalités d’existence économique indépendante, comme de ses propres ressources et de celles de la campagne, l’autre

‘périphérie.’ Un autre exemple qu’on pourrait donner est celui de Fort-de France que le narrateur décrit comme ayant oublié ‘les équilibres originels…emporté par l’idéal

249 Chamoiseau 462. 250 Asomani-Boateng 602. 251 Chamoiseau 306. 252 Chamoiseau 246. 253 Chamoiseau 284. 109

pavillonnaire et le blockhaus infernal,’254 se changeant en autre chose, que Texaco n’est pas

(ou pas encore), un appendice de la grande ville. L’Urbaniste désire conserver des aspects de la banlieue que la vraie ville n’a plus, aspects qu’on vient de mettre en évidence et qui vont sauver Texaco, comme d’autres quartiers encore, de la destruction. Il a la conviction que la ville ‘se renforce en puisant dans la mangrove urbaine de Texaco, comme dans celle des autres quartiers.’255 Les quartiers, appelées dans Texaco ‘la couronne’, avec toutes ses connotations positives, riches de l’histoire des peuples indigènes, gardant la mémoire des lieux, revalorisent le savoir traditionnel, de la technique de construction des cases jusqu’aux soins médicaux et aux remèdes. La périphérie, Texaco, est définie comme ‘brouillon’ et

‘richesse,’256 encore près de la nature. Par contre, comme agent de la globalisation, la ville est envisagée comme ‘ un danger’ car elle ignore les individualités,257 elle est solitaire par rapport aux périphéries.258

La vision sur les rapports entre les périphéries et la ville est presque toujours manichéiste dans Texaco: les bons sont à la périphérie, tandis que le centre est habité par des individus abstraits, incarnations de l’indifférence et de l’individualisme, à l’exception des communistes, parmi lesquels la plus importante figure est celle d’Aime Césaire, et qui sont les seuls à soutenir les revendications des banlieusards.

Le quartier créole est non seulement hors centre, mais aussi intégré à ce qui n’est pas civilisation urbaine, et serait plutôt assimilable à la campagne, ‘une permission de la géographie’, qui explique les noms : ‘Fonds-ceci, Morne-cela, Ravine-ceci, Ravine-

254 Chamoiseau 401. 255 Chamoiseau 336. 256 Chamoiseau 104. 257 Chamoiseau 443. 258 Chamoiseau 328. 110

cela…C’est la forme de la terre qui nomme le groupe des gens.’259 Du point de vue spatial, géographique, le centre urbain dans Texaco est lui-même divisé. La ville de Saint-Pierre, au nord, ‘était plus fraîche’, côté du Fort, elle est un ‘lélé de ruelles et de marches’, au sud se trouve la cathédrale ‘touchant d’une ombre bénite les fabriques de mulâtres.’260 La ville occupe une position centrale, non seulement du point de vue géographique mais aussi d’un point de vue socio-économique: l’En-ville ‘c’était une Grand-case. La Grand-case des

Grand-cases.’261 Le développement de la ville, du centre, ‘pousse’ les quartiers vers les régions plus basses, marécageuses, moins favorables aux cultures. A Saint-Pierre, les

Quartiers des mornes orientaient ‘leur nord en direction du bas.’262

Une autre différence entre la ville et les périphéries dans Texaco est l’aspect normatif.

La planification architecturale de la ville, bien que nécessaire, mène à la construction d’un territoire urbain sans cachet, régulé et régularisé. La ville est construite selon un plan qui plusieurs fois fait table rase des périphéries, tout en créant des espaces géométriques prédéfinis qui anéantissent ce qu’on appellerait le ‘charme’ de celles-ci. Le plus important exemple du texte est celui de Fort-de-France, après la guerre, quand le Quartier est rénové, et le maire ‘créa une large place, divisa [les terres] en blocs de parcelles séparés par des rues.’263

On nous attire l’attention que Fort-de-France n’est pas Saint-Pierre - qui, d’ailleurs, est assimilé plutôt aux quartiers, à cause de sa structure apparemment non-planifiée, libre- rien n’exprimait l’En-ville264 et rien n’attire l’attention du passant ou du flâneur. Les maisons

259 Chamoiseau 171. 260 Chamoiseau 101. 261 Chamoiseau 107. 262 Chamoiseau 191. 263 Chamoiseau 246. 264 Chamoiseau 222. 111

‘montèrent selon l’ingénieur du Roi et le comte de Blenac,’265 qui imposent la structure actuelle de la ville. Fort-de-France est seulement une ville fonctionnelle, ses bâtiments sont des imitations des bâtiments de Saint-Pierre, ses rues n’ont aucun cachet, ses sons et ses parfums sont durs.266 L’armée décide du placement des ‘objets’ à l’intérieur du fort: ‘Là, commerce. Là, maisons. Là, dépôts,’267chose qui explique son architecture déficitaire, le manque d’imagination se reflète dans ses maisons et ses rues. Les Quartiers de Fort-de-

France sont nés à la place des batteries qui protégeaient le Fort des attaques de l’extérieur, et il reste une ville notamment militaire comme son nom le montre, où règne une atmosphère de caserne.

Les Quartiers viennent gâter cette organisation planifiée de la ville, et Texaco est nommé ‘le désordre de Fort de France.’268 Les périphéries se développent sans aucune norme, à l’improviste, en fonction des nécessités immédiates de ceux qui s’y installent. On fait aussi dans le texte une association entre la ville et la langue, la ville est structurée comme la langue, elle a sa grammaire, sa syntaxe. Cette correspondance entre la langue/la grammaire et la planification de la ville nous rappelle le texte de Michel de Certeau. Le texte que l’architecture créole écrit est viable et humain, en opposition avec le discours rigide colonial.

Le centre est ordonné par une ‘logique urbaine occidentale, alignée, […], forte comme la langue française,’ avec la ‘trame géométrique d’une grammaire urbaine bien apprise, dominatrice.’269 La ville créole (les périphéries de Fort-de-France) est, comme le créole, un

‘foisonnement ouvert,’ une culture mosaïque, preuve d’une ‘identité neuve : multilingue,

265 Chamoiseau 225. 266 Chamoiseau 214. 267 Chamoiseau 224. 268 Chamoiseau 236. 269 Chamoiseau 282. 112

multiraciale, multi-historique, ouverte, sensible à la diversité du monde.’270 Son ouverture et sa diversité montrent la ville créole comme la ville du futur, une ville ayant dépassé les dichotomies, afin d’intégrer les aspects pluriels de l’humanité.

Les honneurs perdus

Les honneurs perdus est construit sur des dichotomies, si on ne considère que la structure bipartite du roman. La première partie présente le lieu où l’action va être placée: le quartier New Bell de Douala, au Cameroun, dans la deuxième partie l’endroit d’élection étant

Paris, la métropole, le centre. Notons au passage que Beyala est née à New Bell, ce qui ancre le récit dans le réel. Dans la structure de ce roman, le centre reste Douala dans la première partie, New Bell n’étant que la banlieue pauvre et colorée de celle-ci. Dans la deuxième partie, le centre se déplace, et Paris remplace Douala dans toutes ses fonctions. Douala devient une ‘périphérie’ de Paris, la métropole, une semi-périphérie. On remarque le modèle

‘core-periphery-semi-periphery’ de Wallerstein : le centre lui-même a une structure dichotomique : New-Bell et Douala, Douala et Paris. La dernière ville va elle-même être divisée en plusieurs sections : capitale, centre socio-politique et culturel, elle abrite nombre de personnages marginaux qui suppriment la différence entre les deux centres et l’assimilent aux périphéries des villes post-coloniales. Paris, décrit comme figé dans l’isolement et le froid, n’est pas la ville-lumière, il est marqué par la misère et l’appréhension réciproque des gens. Cela vient aussi du fait que la section de la ville où le personnage principal vit est

Belleville, le quartier des immigrés. Le centre est donc, lui aussi, divisé, la capitale-métropole a ses périphéries qui renforcent d’autant plus les rapports de dominance existants.

270 Chamoiseau 282. 113

Le narrateur observe dès le début du roman que, dans les villes principales des pays africains, il y a des écoles où les enfants apprennent la culture française, des universités ‘où quelques cerveaux européens réfléchissent à la place des millions de cervelles nègres,’ ‘des centres de recherche’ inutiles, des ‘Banques d’Etat cannibales,’ des administrations, des cafés-théâtres où on ‘rabâche les vieilleries des grands boulevards parisiens,’ des ‘avenues,’ des ‘squares’ et des ‘bordels,’ tout n’étant qu’imitation de la métropole et de la civilisation de l’ancien colonisateur.271 On suggère donc que les rapports de dépendance continuent au niveau des

Etats africains décolonisés, qui imitent encore la culture occidentale, par inertie, par choix ou par nécessité imposée de l’extérieur. Douala-ville, le centre, ‘prise entre forêt et mer,’ est

‘ornée de palaces où des Nègres-blanchisés paressent sur des rocking-chairs.’272 Le narrateur revient après pour présenter la périphérie, indiquée, à la différence de Texaco, sur la carte

(mais comme un ‘hic sunt leones’, lieu à éviter) et commençant ‘ à l’endroit où la route commence à se défoncer.’273 Elle est peuplée d’êtres étranges,’ qui vivent dans des conditions affreuses et dont la ‘débrouillardise,’ et ‘l’instinct de survie’ ‘dépassent la fiction.’274

Si les périphéries des villes africaines sont formées de tout ce que le système urbain ne peut pas incorporer, celles de la métropole, et surtout Belleville que le narrateur présente, sont une zone de contact entre les représentants des anciennes colonies et ceux de la métropole. Elles restent largement un territoire hybride, où le choc culturel est ressenti, mais atténué en quelque mesure. L’observation de Saïda qui attend Loulouze devant l’école, un jour d’hiver, que ‘des Négresses, en pagne, pieds nus dans leurs sandales, se fabriqu(ent) leur

271 Beyala 12. 272 Beyala 11. 273 Beyala 12. 274 Beyala 12. 114

pneumonie à petites doses’275 montre son degré d’insertion dans la civilisation étrangère.

D’être en métropole change graduellement les habitudes et les préférences des immigrés.

Ibrahim suggère à Saïda qu’elle se ‘mette[…] au régime et fasse[e] un peu de sport,’276 observation qui la surprend car, comme on peut le remarquer à plusieurs reprises, on affirme que ‘les Africains aiment les grosses.’277 En effet, elle commence à faire du jogging avec lui.

Le culte occidental de ce que ce même Occident voit comme le corps parfait met son empreinte sur ceux qui y arrivent d’une culture différente. Même s’ils semblent s’intégrer dans la culture étrangère, les immigrés restent en fait à l’extérieur de la société d’adoption.

Saïda regarde les habitants de la métropole, Paris, et les décrit comme ‘innocents et malheureux’, loin d’être des ‘gaillards sympathiques.’278 Ils sont marqués par leur appartenance à la grande ville, qui les définit presque a priori.

La position spatiale et sociale des immigrés en métropole est peut être le mieux illustrée dans le Chapitre 10 des Honneurs perdus. Saïda va dans un dancing-club situé Porte de

Clichy, un dancing souterrain. La population est composée seulement ‘d’Arabes, de

Nègres,’279 qui viennent ici retrouver un peu de l’atmosphère de chez eux. Il est important de souligner que le placement de ce dancing, ‘souterrain,’ est symbolique pour et en concordance avec la position sociale de ceux qui le fréquentent, à qui sont relégués les emplois les moins payants et aussi les plus dégradants. En fait, comme on peut observer à la lecture des Honneurs, la majorité des immigrés mâles sont des éboueurs. Ibrahim, le fiancé de

Saïda, est encore mieux positionné sur l’échelle sociale. Il n’est pourtant qu’ouvrier dans une usine.

275 Beyala 311. 276 Beyala 323. 277 Beyala 323. 278 Beyala 334. 279 Beyala 338. 115

Si Saïda, tout comme Ibrahim et ceux pour qui Ngaremba compose des lettres sont situés sur un plan social inférieur, Ngaremba elle-même est placée à un autre niveau. Elle est celle qui offre un emploi à Saïda est se voit comme une ‘intellectuelle.’ Elle ne se considère pas comme une immigrée économique, un représentant de la périphérie échoué en métropole, mais comme un membre actif de la diaspora. La dernière est souvent regardée comme l’ambassadrice d’une communauté dans les pays ‘du centre,’ ayant comme objectif et tâche de faire de la pression sur le gouvernement du pays d’adoption pour les droits de celle- ci. En cette qualité elle espère ‘résoudre les problèmes de l’Afrique.’280 Ngaremba s’évertue à mettre au point une sorte de système d’aide, quelque chose qui pourrait améliorer le sort des immigrés et des Africains en général. Elle s’érige en ‘porte-parole des sentiments et des intérêts des immigrés,’281organisant des soirées où des Africains mettent en ordre les affaires de leur continent. En fait, toutes les réunions qu’elle préside finissent en ‘des soûleries immenses,’ et elles sont des échecs aussi bien personnels que collectifs. Saïda se rend compte que Ngaremba continue d’organiser ces soirées ‘sans croire’ à leur importance. Elle refuse longtemps d’accepter son impuissance d’agir sur aucun des deux, le centre ou la périphérie, en quoi que ce soit. C’est pour cela qu’elle vole des produits aux supermarchés ou qu’elle organise des collectes publiques. Elle se propose même de ‘construire une caisse pour les marchandises’ volées, afin de les envoyer en Afrique. Elle justifie son geste par un acte de justice qu’elle accomplit, tout en équilibrant la balance économique du monde, car, remarque-t-elle, ‘les supermarchés’ en France ‘en ont de trop.’282 Si la source de cette abondance a été et l’est encore maintes fois les anciennes colonies, qui ont assuré et continuent de le faire, sous un nom différent, l’approvisionnement du Centre, l’empire

280 Beyala 310. 281 Beyala 335. 282 Beyala 303. 116

(post)colonial, sa méthode reste illégale et, en tout cas, sans signification. Son geste reste inaperçu, car le système central ne s’en ressent pas. Une diaspora des périphéries de Paris ne peut pas résoudre les problèmes de la politique intérieure des états africains, spécialement quand la méthode d’intervenir est purement religieuse, observe Saïda. Ngaremba fait en fin de compte appel à un prêtre vaudou qui l’aiderait intervenir dans le destin d’un continent entier. ‘Les esprits’ que Ngaremba invoque n’ont aucun pouvoir sur la réalité. En Afrique, comme Saïda l’observe, ‘les dictateurs continuaient à manger des têtes de Nègres, à s’emplir le gosier d’or et de diamants.’283Elle se rend compte de son impuissance d’agir sur le centre, et, encore plus, ce centre agit sur elle-même. Au moment où l’agent du dernier, ‘l’automobile pompière’, fait son apparition dans le quartier, rue de Tourtille, Ngaremba se jette par la fenêtre.

On peut aussi voir dans Ngaremba, cette ‘écrivaine’ échouée à Paris, un double de l’auteur elle-même, qui ridiculise les prétentions d’une diaspora africaine de résoudre quoi que ce soit des problèmes africains. Mais le contraire reste toujours valable, et Saïda le remarque : il faut se consacrer à quelque chose, et essayer de faire la voix des périphéries entendue. Et en effet, Beyala, comme on peut le lire sur son site officiel, ‘milite pour la cause des femmes, la Francophonie et les droits des Minorités Visibles à travers le Collectif Egalité dont elle est le porte parole.’284

La Belle Créole

Si Les honneurs est construit sur la dépendance de la périphérie vis-à-vis du centre, le dernier est représenté comme inférieur à ou dépendant de la périphérie dans La Belle Créole.

283 Beyala 310. 284 Calixthe Beyala et Maguysama, Calixthe Beyala : Ecrivain, grand Prix du Roman de l’Académie, Causes, juin 2006 . 117

La capitale, nommée dans ce roman Port-Mahault, est représentée comme un organisme en

état catatonique, survivant à peine, à la suite des convulsions sociales et politiques dans lesquelles les Antilles se débattent depuis plusieurs années. Son centre est habité par les chiens, et les marques de la présence humaine même disparaissent peu à peu, les bâtiments s’effondrent et la nature sauvage s’y installe. Ce renversement du système de valeurs et l’abandon du centre reflètent le manque d’organisation politique et sociale du pays, la désintégration des forces de production dans le processus de ‘modernisation.’ Les organismes censés régler le système socio-politique ne fonctionnent pas, et l’économie se maintient à un niveau limite, par des mécanismes de survie. On suggère ainsi que le pays lui- même traverse une situation difficile. On peut voir ici une critique de la politique française vis-à-vis des D.O.M., car la Guadeloupe reste encore un territoire français.

Les seules activités qui ont lieu dans le centre, Port-Mahault, sont le trafic de drogues, la prostitution et les crimes, tout cela repris et agrandi par une presse friande de nouveautés qui, apparemment, sont les seules choses qui s’y commercialisent. La place des

Écarts, l’office de tourisme, placés au centre de la ville, sont en ruines, délabrés. Par contre, si Port-Mahault, autrefois centre florissant de tourisme et de commerce, est ruiné et désert, quelques-unes des périphéries se développent, habitées par les nouveaux riches. Un des représentants de cette couche sociale privilégiée, l’avocat de Dieudonné, habite loin de la ville, dans un ancien village converti dans une sorte de bourgade satellite, résidence des gens

à standing élevé. Des parties du centre sont aussi réservées aux derniers. Les périphéries sont donc, elles-mêmes, soumises à une classification et à une réévaluation. Celles comme la

Mégisserie ou le lakou Ferraille sont le lieu d’élection de la prostitution et des crimes, tandis que d’autres, comme Châteaubon, sont la résidence de bâtiments luxueux, loin de la ville, sur

118

des élévations de terrain permettant une vision panoramique sur le paysage naturel, tout comme dans Xala. Évidemment, cette position géographique supérieure vient confirmer et renforcer la position sociale et vice-versa. Cette réorganisation de l’espace et renversement des rapports de dépendance est, comme on vient d’observer au début du paragraphe, l’effet de la crise politique et sociale ressentie par le pays.

Aspects communs

Les romans choisis ont été présentés individuellement, afin de saisir le réseau d’oppositions caractéristique à chacun. On peut observer aussi des aspects communs qui surgissent à une lecture attentive et qui vont être mis en relief en ce qui suit. La banlieue est définie dans tous les romans comme le territoire du manque, s’opposant au centre. Les matériaux de construction sont aussi présents dans les romans analysés, arrivant à renforcer la même opposition, surtout entre le centre-ville et les banlieues ou les bidonvilles. Dans le même sens on peut apercevoir un autre aspect commun dans ces romans, la représentation des mendiants et des clochards, habitants des périphéries, géographiques ou sociales, des centres urbains. Enfin, dans tous les romans, la langue et le discours posent des problèmes, tenant compte que le français est la langue du colonisateur, et la forme narrative est empruntée à la littérature occidentale. Les paragraphes suivants vont donc analyser ces thèmes et ces sujets dans les romans choisis, mettant en évidence la construction d’un système d’oppositions de type centre-périphérie, qui va être déconstruit en certains cas par le texte même.

119

La périphérie, territoire du manque

Il n’y pas d’électricité à Couscous, à Texaco, dans les quartiers pauvres du Dakar de

Xala, dans la ville ravagée par la grève générale de La Belle Créole. Même à Paris, le bar où

Michel entraîne Saïda dans Les honneurs perdus est éclairé, comme est le bâtiment entier, par des bougies. On rappelle que Michel et Saïda ne dépassent jamais ensemble les limites de

Belleville. Il n’y a pas d’eau courante non plus. Dans les périphéries de Dakar, tout comme dans celles de Fort-de-France, du ‘côté de la vraie ville,’ les femmes attendent de remplir leurs bassines d’eau, de la seule ‘borne-fontaine’ qui se trouve ‘de l’autre versant du terrain vague.’285 Le positionnement spatial de la périphérie, loin du centre urbain, tout comme son insignifiance sociale ont comme une conséquence son ignorance par les organismes et les organisations administratives urbaines. L’absence de facilités contribue de façon logique au niveau réduit de confort et d’hygiène des banlieusards, menant à ‘a greater incidence of disease.’286 Dans Les honneurs, la laideur qui entoure les habitants de New Bell est

‘extraordinaire,’ tout comme la grandeur des germes pathogènes, ‘des brindilles,’ ‘des têtards.’287 Les Couscoussiers sont ‘heureux’ d’apprendre que quantité de microbes ‘qu’on avait cru disparus sont encore bien vivants’ chez eux. ‘Ces vermines’ les dotent’ d’un prestige méconnaissable mais troublant.’288 A cela s’ajoute la pollution des sources et de l’air, conséquence du placement des périphéries dans la proximité des grandes villes, et notamment près des grandes usines qui, tout en employant une partie de la force de travail logeant aux périphéries, arrivent à abîmer ses conditions de vie. New Bell, selon la

285 Sembène 82. 286 Lloyd 18. 287 Beyala 167. 288 Beyala 167. 120

description que la narratrice fait, pourrait constituer un exemple pour tous les types de pollution. Il y a la pollution sonore, à cause ‘du chemin de fer qui passe à la périphérie de notre quartier,’ la pollution de l’air, à cause de la ‘fumée noirâtre’ et ‘la poussière de la scierie

à la lisière de Douala-ville,’ qui fait les habitants de New Bell ‘ressembler aux Indiens d’Amérique,’ à cause des ‘fines particules’ qui couvrent tout, la pollution olfactive, causée par

‘l’odeur entêtante de l’usine de chocolat,’ la pollution de l’eau, qui est ‘boueuse,’289 auxquelles s’ajoute celle, plus complexe, causée par l’entassement des ordures au milieu de l’espace habité, dans la place publique et dans les rues. Si les premiers exemples sont une conséquence directe de l’industrialisation de la ville, dont les effets sont maintes fois ressentis dans la ville même, le dernier est strictement lié à la position inférieure de la périphérie par rapport au centre, qui renie à la première l’accès à ses facilités. La périphérie devient elle- même la décharge publique, comme on l’observe à la lecture de Texaco et des Honneurs perdus.

Cela revient à un problème contemporain, défini par les chercheurs américains comme

‘environmental racism,’ ou, plus récemment, par ‘environmental justice,’ parce que la race n’est plus ou pas seulement la question essentielle, mais surtout la position sociale inférieure des habitants des régions où on constate un niveau élevé de pollution. Teresa L. Heinz définit le terme dans son article ‘From Civil Rights to Environmental Rights: Constructions of Race, Community, and Identity in Three African American Newspapers' Coverage of the

Environmental Justice Movement:’

Environmental racism refers to the placement of health-threatening structures such as landfills and factories near or in areas where the poor and ethnic minorities frequently live. (…) Race and class often intersect the protection of ecological resources by government agencies.290

289 Beyala 15. 290 Teresa L. Heinz, ‘From Civil Rights to Environmental Rights: Constructions of Race, Community, and Identity in Three African American Newspapers' Coverage of the Environmental Justice Movement’ Journal of Communication Inquiry 29.1(2005): 47-48. 121

Les spécialistes qui viennent de Douala afin de vérifier le niveau de pollution à New

Bell sont en effet ‘ahuris’291 à observer qu’il y a des gens qui puissent vivre dans cette pollution sans en être affectés, ce qui est une constatation totalement superficielle, car, en fait, personne ne les consulte. Ceux qui viennent de l’extérieur expriment même l’opinion que ‘les nègres sont comme ça, ôtez-leur la saleté et ils crèvent.’292 Le personnel médical regarde les habitants des périphéries avec la supériorité montrée jadis par les colonisateurs.

La ‘médecin-assistante’ dit à propos du manque d’hygiène des Couscoussiers, que cela est

‘dans leur nature,’ parce que ‘y a pas si longtemps, leurs grands-parents marchaient nus comme des vers de terre. Ils vivaient en tribus, se faisaient des guerres et se bouffaient entre eux,’293 discours tiré de celui du colonisateur. Celle qui affirme cela se définit comme être

‘une Black,’ comme si l’emploi d’un signifiant d’une autre langue changerait le signifié. En fait, elle sent le besoin de se dissocier de ces êtres en marge de la société, de ceux qu’elle considère inférieurs, déchets de l’humanité. Le fait de vivre dans ces ‘slums’ ôte la qualité d’êtres humains. A la façon de les regarder des habitants de la ville Saïda se rend compte qu’elle, tout comme les autres Couscoussiers, est ‘en deçà de la réalité,’294 et, de plus les gens de la périphérie ont une ‘expression animale’ dans leurs yeux,295 l’expression de leur pauvreté, remarque-t-elle, qui les rend moins humains.

A Texaco il y a le même problème, les périphéries se construisent autour des réservoirs de gazoline. Lloyd observe que les habitations dans les bidonvilles sont souvent construites sur un terrain instable et dangereux de plusieurs points de vue, un ‘land deemed

291 Beyala 160. 292 Beyala 160. 293 Beyala 161. 294 Beyala 126. 295 Beyala 325. 122

unsafe for permanent housing. ‘296 A cause de ses désavantages, ce terrain semble abandonné. Il appartient en fait à la compagnie de pétrole, qui n’est pas visible pour les habitants de Texaco. Comme ils ‘recyclent’ tout, même l’espace, ceux de Texaco vont lui attribuer un nouvel emploi. Même chose à New Bell, qui est construit près de la zone industrielle de Douala.

A cause de la position sociale inférieure des habitants des bidonvilles, et conformément aux situations consignées par les militants luttant contre le ‘environmental racism’ et pour ‘environmental justice,’ les autorités ne font rien ou trop peu pour les premiers. Quand le gouvernement promet de s’occuper du développement de New Bell, dans Les honneurs perdus, ’le gouvernement va goudronner les rues de Couscous…une nouvelle école est en voie de création dans ladite zone…le gouvernement s’inquiète de la situation de délabrement de Couscous et de ses environs,’ les habitants écoutent ‘avec grand intérêt’, tout en restant ‘sceptiques.’297 En réalité, le gouvernement et les citadins évitent de considérer les difficultés que ceux des quartiers doivent surmonter, et le discours que les

Couscoussiers entendent toujours à la radio a seulement un but électoral. Comme on nous fait observer dans le fragment dédié aux pourparlers de mariage de Saïda, ceux de la ville se retirent tout de suite quand ils observent qu’il existe la possibilité de devoir porter secours à quelqu’un de la banlieue. Ils ‘reculent’ comme ‘des crabes de sable’298 et ils disparaissent dans l’obscurité du quartier. La même attitude est observable chez les autorités, qui n’interviennent pas afin de stopper la maladie qu’après deux mois, quand le choléra est en cours de ‘disparaître peu à peu,’299 et les habitants de Couscous sont ‘redevenus

296 Lloyd 15. 297 Beyala 117. 298 Beyala 133. 299 Beyala 149. 123

inoffensifs.’300 Comme Lloyd note, le centre ‘fear[s] the spread of diseases from the insanitary shanties to the decorous suburbs’301 et les évitent autant que possible. Le centre est caractérisé, comme Lloyd observe, par une attitude condescendante et négative vis-à-vis des problèmes de la périphérie: ‘The attitude of people in the dominant groups towards the poor tends to be negative and pejorative whatever their political or ideological persuasion.’302

Aucun des types de leader, réactionnaire, paternaliste, libéral ou radical, ne favorise

‘independent action among the poor, for this threatens either the existing structure of society or its own superior role.’303

Conséquence de leur origine sociale basse et du manque de perspective dû à cette origine limitant la possibilité d’intégration sociale normale, les habitants des périphéries, ceux de Texaco, tout comme ceux de New Bell, des périphéries de Dakar ou de Port-Mahault, appartiennent à une catégorie difficile à définir. Ce ne sont même pas de prolétaires parce qu’ils n’ont pas d’emploi stable, ce qui permettrait leur définition intégrée dans un système du consumérisme et de l’exploitation. Dans tous les romans, les habitants des bidonvilles sont ‘éperdus dans les djobs’304 qui n’apportent pas assez. Sonore de Texaco ‘gagn[e] l’En- ville vers des djobs de ménage dans des hôtels compatissants’ et, de retour, ‘charbonne des pistaches ou saute des corn-flakes aux regardeurs de cinéma.’305 Marie-Sophie devient une

‘négresse de Quartier’, travaillant toutes sortes de djobs afin de survivre.306 Les études

300 Beyala 158. 301 Lloyd 31. 302 Lloyd 49. 303 Lloyd 49. 304 Chamoiseau 402. 305 Chamoiseau 27. 306 Chamoiseau 348. 124

consacrées aux habitants des bidonvilles décrivent d’ailleurs ceux-ci comme ‘marginal to society-not fully integrated with it:’307

Alternative modes of employment open to the migrants are varied. He may become a self-employed artisan (…). He may trade-at levels ranging from peddling a tray full of articles through the streets to wholesaling. Professional services-laundry, barbering, prostitution-also serve the needs of the slum population (…). A few successful persons are fully occupied by their work. Others find that custom comes very intermittently.308

Le désir des djobeurs est de trouver un ‘vrai emploi’ dans la ville, ils aspire[nt] à ‘une vie sans regards comme celle du centre-ville.’309 Dans ce but, Ti-Cirique, l’écrivain du quartier, avait rédigé pour Sonore 2700 demandes d’emploi ‘adressées au Maire de Fort-de-

France,’ restées sans réponse. Elle sera enfin admise dans le système social réglé de la ville, ce qui signifie sa victoire personnelle, sa sortie du ‘slum’ mais aussi, sur un plan plus général, la reconnaissance du quartier par la ville.

Cette masse de pauvres qui peuple les banlieues n’est pas homogène de plusieurs points de vue, comme, par exemple, l’ethnie ou la religion. Comme Interdépendances villes- campagne en Afrique310 le montre, la population des quartiers pauvres en Afrique est formée notamment de migrants économiques, qui impriment à la périphérie un aspect divers. Elle est composée de plusieurs ethnies, plusieurs races, comme on peut observer à la lecture de

Texaco et des Honneurs. Dans Texaco, les anciens esclaves viennent trouver un emploi dans l’industrie de la canne à sucre, qui prospère après 1848, dans les nouvelles usines, ‘reines du

307 Lloyd 31. 308 Lloyd 29. 309 Chamoiseau 31. 310 Catherine Coquery-Vidrovitch, Hélène d’Almeida-Topor et Jacques Sénéchal, eds., Interdépendances villes-campagnes en Afrique: Mobilité des hommes, circulation des biens et diffusion des modèles depuis les indépendances ( Paris: L’Harmattan, 1996). 125

pays.’311 Les mornes sont pris par des ‘engagés, militaires, bougres en dérive de France, du

Brésil ou d’ailleurs, et surtout par des ‘mulâtres et nègres libres, lots de mulâtres et lots de nègres sans chaînes à talent, à commerce.’ 312 Ils arrivent à former la majorité de la population des périphéries, à Fort-de-France et ailleurs. Ceux-ci descendent vers elles le matin et repartent le soir de et vers leurs ‘mornes qui n’avaient ni écoles ni lumières.’313 Dans

Les honneurs perdus, la périphérie est un conglomérat de religions, ‘des tapis d’Allah cohabitent avec des christs cireux et des totems d’ancêtres’314 et tout le monde doit être tolérant. C’est une symbiose qui s’opère au niveau de la population pauvre, où chacun donne et reçoit. Cela arrive aussi dans les Antilles, surtout que la position géographique de ces îles a permis depuis toujours le métissage, racial et culturel.

Les matériaux de construction

Le mélange de populations et leur position sociale basse se reflètent aussi dans les matériaux de construction, qui opposent le centre à la périphérie. Dans la dernière, il n’y a rien de permanent ou de ‘dur,’ comme les textes le soulignent, les matériaux utilisés sont périssables, tout comme l’emplacement du quartier, qui est transitoire. Le quartier est défini par la boue,315 la paille, les feuilles, les matières éphémères. A Texaco, la boue définit le chemin. Même chose dans les périphéries de Dakar, où El Hadji de Xala, accompagné de

Babacar, le père de sa troisième femme, va voir un seet-katt. A cause des ‘ruelles sablonneuses,’ sa ‘Mercedes ne p[eut] accéder à la demeure du devin.’316

311 Chamoiseau 181. 312 Chamoiseau 226. 313 Chamoiseau 181. 314 Beyala 14. 315 Chamoiseau 220, Beyala 19. 316 Sembène 81. 126

Dans les quartiers pauvres, à Texaco, le matériel de construction utilisé est la paille.

Tout est en paille, même les toits des maisons.317 Les maisons de New Bell des Honneurs,

‘collées les unes aux autres,’ sont construites, tout comme les maisons de Texaco, avec ‘les vomissures de la civilisation,’ ‘de vieilles plaques commémoratives,’ des ‘épieux,’ des parties de ‘voitures de luxe françaises,’ de ‘tuiles dépareillées,’ de la ‘tôle ondulée ou la paille.’318

Texaco, tout comme New Bell et les périphéries de Dakar, est composé ‘du vrac de[s] rognures (de l’En-ville) made-in-ci, made-in-ça.’319Les maisons sont ‘de bric et de broc, de toc …des misérables bicoques faites de soleil couchant, de planches de bois pourries et barbouillées de chaux, ‘320 les toits sont en ‘tôle ondulée.’321 Aux périphéries de Dakar, tout comme à Texaco et à New Bell, les cases sont ‘en bois, semi-dures, recouvertes de tôles, de toiles goudronnées, de feuilles de carton, le tout maintenu par des cailloux, des barres de fer, des essieux, de jantes de roues de toutes marques.’322 Les objets que les habitants des bidonvilles utilisent sont des remplacements, maintes fois des symboles des objets qu’on utiliserait en mêmes circonstances en ville. La porte d’Adrienne Carmélite Lapidaille de Saint

Pierre de Texaco est un bout de toile, sa case est ‘en bois-caisse.’323 La porte du devin de Xala est en ‘toile’, tout comme celle d’Adrienne. Tout ce que l’En-ville jette est recyclé par la périphérie, la dernière vivant des restes du premier. Les maisons des blancs, par contre, sont

‘en bois précieux ou bien en pierre de taille.‘324 Le béton et les briques sont l’En-ville, alors

317 Chamoiseau 84. 318 Beyala 13. 319 Chamoiseau 220. 320 Beyala 19. 321 Beyala 55. 322 Sembène 81-82. 323 Chamoiseau 215. 324 Chamoiseau 93. 127

les habitants de Texaco rêvent de et finalement commencent à se construire des cases en béton,325 ce qui va dissoudre les rapports d’opposition.

Un des signes qui marquent et démarquent le centre et les périphéries est le détritus.

Ceux qui y fouillent sont automatiquement inscrits sur la liste des ‘persona non grata’ du centre. A Texaco en fait on envie Péloponèse Marcelle, parce qu’elle connaît un gardien à la décharge publique, Dartagnan Qualidor, qui l’initie à et l’approvisionne avec les restes du centre. A Belleville tout le monde fouille dans les détritus, c’est pour cela que ses habitants, surtout des immigrés, sont quelquefois synonymes avec les clochards.326 Ils remplissent d’ailleurs, d’habitude ou occasionnellement, la fonction d’éboueurs de la métropole.327 Cette fouille permanente dans les restes des autres est accompagnée de la dissolution du discours, dont les phrases sont difficiles à suivre, compliquées, tortueuses, l’effet et le reflet de la dissolution du monde extérieur. Marie-Sophie raconte les ordures de la ville dans Texaco, le meilleur exemple de cet éclatement du discours périphérique/des périphéries, dont on reproduit une partie :

On dit l’En-ville, l’En-ville disait-il, mais l’En-ville c’est d’abord ça, c’est comme songeries qui coulent, des malheurs dégrappés, des amours fanées avec de vieux bouquets, là regarde des culottes de vieilles femmes qui n’ont jamais bien su à quoi servent les chairs, là regarde cinquante mille envies de vieux-nèg dont les os ressemblent à des outils, et là des papillons roussis par les ampoules de l’électricité, et là douze cauchemars-syrien où pètent encore des balles, et là un cœur crevé de petite syrienne que l’on a voulu marier à un syrien loin, et là des lambis des Caraïbes qui remontent de la mer sans dire pourquoi et qui poussent de vieux-cris dans le fonds rose des conques, et là du sang caillé de bœufs de portorique échappés que personne n’a pu transformer en boudin et là des gommiers de pêcheurs qui pourrissent depuis que l’En-ville appelle les paquebots, et là…misère je te dis des âmes de koulis qui n’ont pas trouvé de bateau, et là…sueurs de chinois repartis en vitesse en nous laissant leurs peurs…(…).328

325 Chamoiseau 456. 326 Beyala 259. 327 Beyala 292. 328 Chamoiseau 359. 128

Mendiants et clochards

Un des représentants de la périphérie qui ‘recycle’ ce que le centre jette et peut toujours y être repéré est le mendiant. Le dernier, équivalent à ou membre de la plus pauvre population des bidonvilles, est un indicateur de la qualité de la vie de la région et du pays en général. Il vient rappeler de façon permanente au centre l’existence de ses périphéries pauvres, son terrain d’élection pour exercer sa fonction étant le centre-ville et ses agglomérations humaines. Le mendiant est une figure importante dans Xala, tout comme les clochards le sont dans Les honneurs perdus. Il y a des différences entre ces deux catégories, qu’on va préciser par la suite.

Les études sociales offrent de nombreuses explications sur la présence du mendiant dans les grandes villes, la plus générale étant celle de la modernisation de la société, dont l’industrialisation poussée ‘has poured generously into the arms of the city its itinerant and casual workers, its periodically unemployed, its maimed and broken victims of accidents and industrial disease, its low-paid and exploited wage-earners.’329 Sans abri ou habitant des recoins les plus misérables de la ville ou des bidonvilles pendant la nuit, le mendiant fait son apparition aussitôt que les passants apparaissent dans les rues. Il s’installe d’habitude, comme

Xala le présente, aux carrefours d’une ‘rue très passante, animée’ du centre-ville’ et ‘ fai[…]t partie du décor,’330 tout comme ‘les murs sales, les vieux camions transportant de la marchandise.’331 La mendicité est ‘highly visible in […] major cities.’332

329 Cecil C. North, ‘Social Welfare and Community Disorganization,’ Journal of Applied Sociology, LA, 10.4 (1926): 332. 330 Sembène 48. 331 Sembène 49. 332 Catherine Kennedy and Suzanne Fitzpatrick, ‘Begging, Rough Sleeping and Social Exclusion : Implications for Social Policy,’ Urban Studies 38.11 (2001): 2001. 129

La situation est plus compliquée dans les pays musulmans de l’Afrique, où l’existence des talibés change en quelque mesure la façon de regarder le problème de la mendicité dans les grandes villes. Donna L. Perry, dans son article ‘Muslim Child Disciples, Global Civil

Society, and Children’s Rights in Senegal: The Discourses of Strategic Structuralism’ affirme qu’il y a 90.000 de talibés à Dakar, ou 6% de la population. Les talibés sont des apprentis, envoyés par leurs parents auprès d’un marabout qui devrait leur enseigner le Coran. En

échange, ‘the talibés that accompany them beg to feed themselves and, it is claimed, to supplement the marabout’s income,’ 333 cela spécialement dans le milieu urbain, où la population fait l’aumône surtout en argent. L’exemple des talibés est un des plus significatifs en ce qui concerne la position des mendiants dans la société africaine musulmane, et notamment la société sénégalaise. Ceux qui contribuent avec de l’argent ou des aliments considèrent cela être ‘askaka, or the charity that all Muslims are expected to bestow on the needy.’334 Le narrateur nous fait observer dans Xala qu’El Hadji est un musulman non- pratiquant, et, conséquemment et indirectement, qu’il ne se conforme pas aux normes sociales et morales traditionnelles. Il ne fait pas l’aumône et appelle la police afin d’arrêter le mendiant dont le chant l’ennuie. Son opinion est formée, il pense que ‘ces mendiants, il faut tous les boucler pour le restant de leurs vies.’335 En fait son attitude est partagée, sinon par la majorité de la population à l’époque, du moins par le gouvernement. Richard E. Stren observe qu’en Afrique ‘some governments have attempted the physical removal of beggars, illegal hawkers, slum dwellers’336 du centre-ville. L’exemple qu’il donne est celui des efforts faits par le gouvernement sénégalais qui avait organisé ‘a systematic campaign to destroy

333 On ne va pas discuter les autres implications de la pratique des talibés, le lecteur intéressé à d’autres aspects pouvant consulter l’article de Donna L. Perry qu’on vient de citer. 334 Perry 57. 335 Sembène 52. 336 Stren 63. 130

squatter areas in the city center of Dakar,’ suivie par ‘a large-scale effort to rid Dakar’s streets of beggars (“human refuse”).’337 En 1977, quelques années après la parution de Xala, Alioune

Badara Mbengue, Ministre d’Etat chargé de la Justice, Garde des Sceaux, avait présenté un

‘un rapport de 38 pages sur les encombrements humains,’ où il dénonçait ‘la prolifération sur la voie publique de bana-banas et de tous les mendiants et vagabonds, qu’ils soient valides ou handicapés physiques, aveugles ou lépreux, majeurs ou mineurs, qui se livrent à des activités répréhensibles.’338 Les talibés sont aussi mentionnés par le Soleil, l’unique quotidien national

à l’époque, parmi les autres types de mendiants. On les appelle quelquefois ‘faux talibés qui mendient,’ mais sont rangés dans la même catégorie d’’encombrements humains,’ terme utilisé pour la première fois ‘le 19 juillet 1972 lors d’un Conseil National de l’Union

Progressiste Sénégalaise consacré à l’urbanisme.’339

Une autre catégorie de défavorisés présente dans les grandes villes est celle des clochards. Les clochards de Paris sont représentés dans Les honneurs perdus comme une ‘tribu’

à part qui mérite l’attention des ethnologues.340 On regarde d’une façon similaire les mendiants de Xala, où leur défilé est vu comme un événement aussi effrayant qu’inattendu.

Mais si les clochards de Paris font, dans Les honneurs, un peu figure de rebelles, s’assumant l’existence en ‘bonne conscience’ et rejetant les dogmes, les mendiants de Dakar sont tous marqués physiquement, appartenant à cette catégorie contre leur volonté, étant incapables de mettre fin à cet état de choses. Michel est un bon exemple pour la première catégorie : un bon bougre, fainéant, aimable, très grand, qui, resté sans travail, s’est habitué à ne rien faire, et qui est capable de sortir de sa situation. Cela n’est pas réalisable dans le cas des mendiants

337 Stren 63. 338 René Collignon, ‘La lutte des pouvoirs publics contre les ‘encombrements humains’ à Dakar,’Revue canadienne des études africaines 18, no. 3 :573-82 (1984): 574. 339 Collignon 573. 340 Beyala 194. 131

de Dakar, qui, à cause des handicaps physiques et psychiques, ne peuvent pas s’échapper à leur condition et à la catégorisation à laquelle ils ont été soumis.

De même, les rapports entre les forces d’ordre et les mendiants sont différents dans les deux villes. A Paris, Marcel Pignon Marcel est présenté comme ‘buvant du rouge,’ ’sous un gros réverbère,’ se réchauffant les pieds ‘près d’un feu de papier,’341 à côté du poste de police. On peut observer, selon les trois noms utilisés, que son positionnement est bien visible et est désigné suggérer que les contraintes sociales et implicitement morales cessent presque d’exister si on s’éloigne du centre. La police n’intervient pas, sauf en cas de force majeure, et on n’est pas loin de conclure que ce quartier de Paris est le territoire des clochards et des prostituées. Dans Xala, les mendiants envahissent un quartier exclusiviste, leur apparition signalant un déséquilibre et une offense. Aux périphéries de Paris, Belleville est formé de ce que la ‘vraie ville’ rejette ou n’accepte pas, sorte de Texaco encore plus

‘cosmopolite,’ par conséquent il n’y a pas de répression des forces d’ordre du centre sur ceux qu’on considère les habitants ordinaires de ce quartier.

Langue, parole et discours

La technique narrative et le discours littéraire en général sont influencés, eux aussi, par les rapports de force existant dans la société, mais on ne saurait ignorer les accents spécifiques, originaux, de chaque auteur ou chaque œuvre. Ce qui pourrait passer pour une innovation dans la technique narrative occidentale, comme l’insertion des proverbes et phrases à deux sens dans Xala342 est dans beaucoup de cas une technique traditionnelle indigène. De plus, un milieu culturel hybride donne naissance à des références, à des

341 Beyala 188. 342 Sembène 17. 132

intersections, à une réécriture, surtout si les racines culturelles, comme dans le cas des

écrivains émigrés, sont difficiles à trouver. Ces écrivains en général, comme Pordzik l’observe, ’are shaped by multiple traditions, including those received locally, as well as through contact, both within their home countries and within the western world.’343 Ils sont, comme Chamoiseau, Condé et Beyala, des représentants de la périphérie dans le centre. Le dernier peut être la métropole, car Beyala réside à Paris, ou la France, sa culture et sa langue, car, par leur choix linguistique ou par leur appartenance à un territoire français, Chamoiseau,

Condé et Sembène se réclament de la langue et de la culture française, du moins en partie.

L’opposition des langues peut être d’ailleurs remarquée dans tous les romans. La langue du centre est le français, celle de la périphérie est en plusieurs cas le créole, comme dans Texaco ou La Belle Créole ou une autre langue locale, comme le wolof dans Xala. Le choix de la langue française, langue du ‘centre’ comme matériel de support pour les romans analysés est significatif pour notre étude, car elle sert en premier lieu à atteindre un public plus large, une audience internationale. Le narrateur devient ainsi un ‘traducteur’ pour le lecteur francophone. On attire pourtant l’attention, dans chacun des romans, que les personnages parlent leurs langues ou leurs dialectes et utilisent le français seulement à certains moments, quand ils doivent résoudre des problèmes administratifs, comme dans le cas de Sonore de Texaco, qui essaie de se trouver un emploi en ville et pour laquelle Ti-

Cirique écrit des lettres en français, ou pour impressionner leurs concitoyens, comme c’est le cas de Saïda ou d’Amila des Honneurs. Les exemples sont bien sûr, beaucoup plus nombreux.

L’usage de la langue française, et on peut déceler cela le mieux dans Texaco et Les honneurs perdus, ‘déplace’ l’utilisateur vers le centre du colonisateur. Fanon avait considéré le problème de la langue comme un aspect du problème plus général de l'aliénation, de l'assimilation d'un

343 Pordzik 26. 133

peuple dominé. 344 La maîtrise de la langue de l’autorité devient un mode de promotion sociale, en permettant une discrimination à l’intérieur de la société colonisée, elle a le rôle d’un propulseur vers le centre. Le français reste la langue de l’administration et des organisations socio-économiques. La police parle français,345 tout comme les médecins,346 les avocats.347 Les lettres d’embauche de même doivent être écrites en français.348 Enfin, on nous suggère que la solution pour échapper à la périphérie est de s’installer dans le centre et de parler français.349 Les représentants du centre eux-mêmes sont séparés en deux catégories selon leur usage du français ou de la langue locale. Dans Texaco, Marie-So observe qu’il existe deux catégories de Maîtresse en ville : une qui se souvient des périphéries et des campagnes et qui parle créole, l’autre qui ne connaît que le centre (ou fait semblant de) et parle français.350

La structure narrative des romans laisse aussi apercevoir des rapports de dépendance.

Celle des Honneurs perdus est clairement séparée en deux parties, la première présentant New

Bell ou Couscous, à la périphérie de Douala, la seconde Paris et un de ses quartiers,

Belleville. Même chose dans le cas de Texaco, la première partie, ‘Autour de Saint-Pierre’ commençant avec l’émancipation des esclaves, en position dépendante des agents du centre, la deuxième, ‘Autour de Fort-de-France,’ apportant, à la fin d’un processus éprouvant, la reconnaissance de la périphérie par le centre et sa transformation. Les trois grands chapitres de La Belle Créole représentent les trois étapes de la vie de Dieudonné et ses trois amours, la mère, Loraine et la mer. Ils sont divisés en vingt-et-une parties, qui correspondent à l’âge du

344 Franz Fanon, Peau noire, masques blancs ( Paris : Maspero, 1952). 345 Sembène 76. 346 Sembène 74, Beyala 159. 347 Condé 14. 348 Chamoiseau 29. 349 Beyala 87. 350 Chamoiseau 293. 134

personnage au moment de sa disparition en mer. Ils évoquent son parcours du centre, où a lieu son procès, un centre désert et désarticulé, tout comme la structure de la société représentée, vers l’extérieur, qui est, dans son cas, la mer, symbole de tout ce qui n’est pas contrainte sociale, dans un parcours douloureux, centrifuge.

On fait le tour de Dakar dans les vingt-six parties de Xala, commençant par la

Chambre de Commerce et d’Industrie, située dans le centre, et finissant dans un quartier

élégant, tout en passant par des périphéries pauvres et des zones de campagne. Le roman est un voyage à travers et autour de Dakar, qui reste le point d’intérêt principal.

Dans les textes analysés, la ville et ses périphéries sont définies et redéfinies par ceux qui les utilisent, leurs habitants. Le centre et la périphérie se renégocient à tout moment, tout comme le texte littéraire, d’où chaque lecteur peut ressortir d’autres significations. Michel de

Certeau met l'accent sur la multiplicité des récits dans lesquels ‘le processus explicatif intervient comme érosion, déplacement, modification dans le champ du récit social,’351 ce qu’on pourrait appliquer aux textes choisis. Il entrevoit, dans L’invention, le même phénomène arriver dans n’importe quelle situation, qu’il s’agisse d’une lecture ou d’une promenade en ville. Le fait d’être pratiqué change le lieu pratiqué en autre chose. Cela mène

à une déstabilisation du texte sans appauvrissement sémantique, qui laisse le lecteur, le travailleur sur le texte, à trouver toujours d’autres repères et d’autres symboles.

3.2 Sectionner et relier l’espace urbain : les rues dans la ville

Reprenant le texte de Michel de Certeau cité ci-dessus, on peut affirmer que l’espace est défini par la pratique du lieu, le lieu est travaillé, marché, parcouru, épuisé, afin de marquer les contours d’un espace, qui n’existe qu’autant qu’il subit l’action des agents

351 Michel de Certeau,‘ Débat autour du livre de Paul Ricoeur: Temps et Récit’, Confrontations, 1984 : 24. 135

extérieurs, qui le démarquent. Pour de Certeau, ‘en somme, l’espace est un lieu pratiqué.’352

La rue est un de ces espaces, ‘géométriquement définie par un urbanisme’, ‘transformée en espace par des marcheurs,’ tout comme ‘la lecture est l’espace produit par la pratique du lieu que constitue un système de signes – un écrit.’353La rue, tout comme l’écrit, n’est rien si elle n’est pas ‘pratiquée,’ parcourue, définie par ceux pour lesquels elle a été conçue, aspect qu’on va exploiter par la suite.

La ville en général, et surtout la ville africaine, est marquée par la ségrégation verticale et horizontale des espaces référentiels distincts, qui sont habités par des individus d’ethnie, de race, de classe différentes. Ces espaces sont aussi occupés à tour de rôle par des populations diverses et maintes fois contrastantes à des moments différents de la journée, ce qui ajoute à la dimension spatiale une dimension temporelle. La liaison entre les espaces horizontaux est assurée par les rues, qui sont des réseaux sociaux tout comme des réseaux spatiaux, en faisant la connexion physique entre des couches de population diverses. Les rues occupent une position spéciale dans l’économie de la ville, reliant les quartiers et facilitant le déplacement, la territorialisation tout comme le processus contraire. Les principaux bénéficiaires de ces réseaux sont les propriétaires fonciers, leurs employés et leurs machines, qui se les approprient, comme El Hadji et Rama de Xala, ou maître Serbulon de

La Belle Créole.

Dans les romans choisis, les rues ont une signification spéciale. Ceux qui transgressent les restrictions spatiales meurent ou changent, les rues qu’ils traversent ou suivent impriment un nouveau statut social, permettent ou facilitent l’épanouissement personnel ou détruisent purement et simplement celui qui s’évertue à dépasser leurs limites.

352 De Certeau, L’invention du quotidien 209. 353 De Certeau 209. 136

Dieudonné, qui continue de se rendre dans l’Allée des Amériques, même après que sa maîtresse le lui interdit, va mourir à la fin de La Belle Créole. Les rues de Port-Mahault le rejettent, tout comme la ville et ses semblables. Saïda des Honneurs trouve le sens de son existence, après avoir erré dans les rues de Belleville. Le xala d’El Hadji est envoyé de la rue, où le mendiant que cet homme d’affaires avait spolié réside au moment de l’histoire. El

Hadji parcourt d’ailleurs l’espace urbain dans tous les sens, puis en ressort, suivant d’autres chemins. Il se perd dans le labyrinthe de la ville et de ses rues, sur lesquelles il cherche, vainement, la cure de sa ‘maladie.’ La construction de la Pénétrante Ouest signifie pour les habitants de Texaco la destruction de leur quartier, qui devient visible à ceux qui voyagent le long de l’autoroute. La rue impose ses normes qui sont transmises par les autorités administratives, comme on peut l’observer dans ce dernier roman, elle essaie de restreindre et de définir l’espace.

Les rues ont aussi une importance économique. Pour les colonisateurs, elles ont été un espace producteur de plus-value, indirectement, car sur les rues était transportée la marchandise, humaine ou non-humaine, et c’est pour cela que le développement des rues a

été un premier objectif des colonisateurs. A présent, surtout dans le secteur commercial, autour des marchés ou dans les périphéries, les rues sont aussi un espace commercial, où on

échange et on vend des produits. La rue est souvent présentée dans les textes choisis comme un marché. Dans Texaco on décrit les rues de la ‘vraie ville,’ où se vendent et se négocient les marchandises que les périphéries produisent (les beignets, la bière, les fritures, les poissons, les légumes et les fruits, etc.), en échange d’une monnaie qui n’est pas toujours suffisante.

Les rues ne sont pas seulement des voies d’accès, des vecteurs, mais aussi des places où l’on habite ou où l’on travaille, la pratique est celle qui les définit, comme de Certeau

137

l’observe. Pour les défavorisés, les rues sont non seulement une liaison entre l’habitation et le lieu de travail mais, en beaucoup de cas, elles sont aussi assimilées à l’un ou l’autre des deux pôles. Dans Les honneurs perdus, le boulevard de Belleville à Paris est un quartier en soi, car il sert à la fois d’abri pour les SDF, de marché aux puces et de bordel. Sur le boulevard, raconte Saïda, ‘des immigrés vendaient et échangeaient des vieilles chaussures, des montres casées, des chaussettes rafistolées, des casseroles, des chapeaux, n’importe quoi, dont la civilisation n’avait que faire.’354 Ses rues sont pleines de ‘couples maquereau-prostituée’ qui

‘prennent position’ malgré le mauvais temps.’355

Pour le mendiant de Xala, la rue est une modalité de subsister et de se faire entendre.

Pour Alassane, tout comme pour Modu du même roman, la rue offre aussi un moyen de gagner la vie, mais est en même temps un trou existentiel qui les rend dépendants de l’existence des autres. Alassane, le chauffeur-domestique d’El Hadji, sillonne toute la journée la ville avec les familles de son patron. Il ne fait son apparition quelque part que pour aller dans une autre direction. Il est pris dans la toile d’araignée représentée par les voies qui relient les trois villas du patron et son bureau dans le quartier commercial. Modu, de même, accompagne son patron dans tous ses voyages d’exploration.

Les rues sont le lieu de l’errance, pour Dieudonné ou Dorisca de La Belle Créole qui essaient de trouver leur place dans un monde impitoyable, pour Esternome, qui cherche sa bien-aimée Ninon, dans Texaco, pour El Hadji, qui essaie de trouver sans succès un remède à sa ‘maladie,’ dans Xala, pour Saïda des Honneurs, mise à la porte un jour d’hiver par une

‘cousine’ dans un Belleville inconnu. Les rues sont subsumées par ceux qui les parcourent en voiture (El Hadji et le Président de Xala, etc.) et assumées par ceux qui se déplacent à pied

354 Beyala 393. 355 Beyala 263. 138

(les habitants de Texaco, les pauvres de tous les romans, etc.). Les derniers les parcourent comme à la suite d’une épreuve quotidienne, sisyphique, obligatoire. Dans les temps modernes, Marie-So de Texaco erre constamment entre un djob et un autre, mise à la disposition des maîtres temporaires, dans une initiation douloureuse et fatigante à l’implacable milieu urbain, qu’elle doit effectuer à pied. Elle ne se contente pas d’être assumée par la ville quand même, et va à sa conquête, sa plus mémorable attaque étant celle qu’elle entreprend avec un flâneur, qu’elle appelle ‘driveur,’ Arcadius.356 La marche s’accompagne chez lui de la parole, il marche en parlant, en soufflant, tout en traversant la ville par des rues qu’il attaque à grands pas. L’auteur présente les deux qui marchent et se parlent à eux-mêmes, à haute voix, racontant des choses de leur passé, tout en entamant une description de l’En-ville, qui se fait au moment de l’écriture, du rappel des jours passés avec

Arcadius. Il y a ici une double diégèse, sorte de mise en abyme de l’analepse. Mais tandis qu’Arcadius utilise la flânerie comme remède à ses souffrances passées et ‘oralise’ ses souvenirs et ses pensées, Marie-Sophie, tout en parlant de ses souvenirs, contemple les espaces qu’ils traversent, les rues qu’ils parcourent. C’est comme si elle essayait d’intégrer les souvenirs d’un peuple enchaîné dans l’espace urbain contemporain. Elle jette des ancres à tout instant et reconstruit la ville.

Les personnages qui errent dans les rues, constamment dé-placés, sans possibilité d’intégration, dérangent l’ordre social, sont considérés criminels, jugés et punis par les autres.

Le personnage le plus représentatif pour cette catégorie est Dieudonné de La Belle Créole. Son errance permanente ne fait que le deterritorialiser progressivement. Finalement, il va sortir de l’espace de la ville et de ses réseaux qui auraient pu l’intégrer: Anna, une Allemande-

Américaine, lui fait un enfant et désire l’accaparer, Maître Serbulon, l’avocat qui lui sauve la

356 Chamoiseau 426. 139

vie, veut lui trouver un lieu de travail ou même l’envoyer se qualifier, tout comme Boris, son ancien ami SDF. Dieudonné se retire sur La Belle Créole après avoir parcouru les rues de la ville, repoussé ou ignoré par tous ceux où il aurait pu trouver abri. C’est après ce ‘détour’ qu’il échoue sur le bateau, rejeté par les êtres et les rues. Comme dans le rêve qu’il avait fait en prison, la ville est pour lui un labyrinthe qui ne le laisse pas en ressortir. 357 Il s’évade au bord du bateau et il va renoncer à l’espace terrestre pour un espace non-humain, marin.

Les rues détruisent aussi les caractères particuliers, pour rattacher les quartiers à la norme commune : ‘[les routes] emportent toutes les cases dans une ronde anonyme et détruisent les Quartiers’ observe Marie-Sophie dans Texaco.358 Les rues sont donc un moyen d’aliénation, par leur conformité et leur rappel à l’uniformité. La rue égare l’individu, qui se confond avec la foule, se détache de son identité et s’attache à celle, anonyme, de la masse des marcheurs. Dans ce sens, on affirme, dans Texaco, l’importance de la préservation de la spécificité, du caractère unique des rues des quartiers qui viennent de se former, comme la passe, qui n’est pas seulement et simplement une voie d’accès. La ‘passe’ est la rue en miniature du quartier des mornes, sans être une vraie rue, car elle traverse ‘les vies, les intimités, les rêves et les destins.’359 Elle n’est pas un passage distinct d’un territoire à un autre. Elle relie les cases et les habitants, et est étrangère à ceux qui viennent de l’extérieur, qui ne la connaissent et ne la distinguent pas en entier. La passe est vraiment le fil d’Ariane dans le labyrinthe des quartiers, et il faut être un des hommes du lieu pour savoir l’emprunter, il faut être initié à l’existence dans les bidonvilles. Elle est ‘pratiquée,’ parcourue, définie par les habitants du bidonville. Elle est une voie qui permet aux habitants du quartier de se déplacer, ou même plus, de se loger. Elle, tout comme le bidonville auquel elle

357 Condé 207. 358 Chamoiseau 171. 359 Chamoiseau 355. 140

appartient, a un caractère clandestin, contredisant les normes en fonction de l’administration urbaine par le fait de son existence même, car elle n’est pas ‘géographiquement définie’ par l’urbanisme, comme la rue de Michel de Certeau. Le réseau de passes du bidonville ressemble à une structure rhizomatique, sans racine unique et unitaire, sans rues subalternes et rues dominantes. Chaque passe a sa destination, son parfum et ses habitants qui marquent son contour: ’la passe des boues noires…la passe des misères…la passe de la soupe des pieds-bœufs…la passe du cœur…la passe des persiennes défoncées…la passe du fibro… la passe pieuse,’360 etc. La passe est peut être plus que la rue un lieu pratiqué, parce qu’elle est moins un lieu de passage qu’un lieu d’habitation. Elle emprunte des maisons qui la définissent et qui lui permettent d’exister. La passe n’est pas conçue et tracée de l’extérieur, elle se développe petit à petit, elle grandit de l’intérieur des maisons, avec elles et avec la communauté. Plus tard, on envisage cette passe, appelée cette fois ‘chemin,’ comme une

’zone mystérieuse,’ libre des emprises, ‘ouverte au soleil,’ fonctionnant ‘comme un poumon vivant au vent, oxygénant les cœurs.’361 Elle a sa fonctionnalité dans le quartier, sans elle il n’y a pas de mouvement, pas de ‘vie.’ La passe est donc un passage étroit, un canal de communication et d’échange entre les diverses cases et les gens qui les habitent, elle est le lieu de transformation des existences. La passe, tout comme le bidonville auquel elle est caractéristique, n’est pas inscrite sur les cartes, parce que ceux qui la définissent en la parcourant ne sont pas, non plus, inscrits sur le registre des impôts. Payer l’impôt donne droit et offre l’accès aux institutions administratives de la ville et inscrit la trajectoire sur les cartes.

360 Chamoiseau 357. 361 Chamoiseau 409. 141

A cette passe on oppose dans le même roman l’autoroute, qui imprime à la région qu’elle traverse un caractère particulier. L’autoroute est un agent d’urbanisation et d’uniformisation. Comme Henri Lefebvre l’observe dans sa Révolution urbaine, ‘…une autoroute […] en pleine campagne f[ait] partie du tissu urbain,’ 362 c’est une excroissance de la ville et un agent de celle-ci en même temps. A Texaco, le changement le plus essentiel a lieu après la construction de la nouvelle autoroute, Pénétrante Ouest. Cette autoroute, qui devrait rapprocher le quartier et le centre ville, ne fait en réalité que montrer la différence

énorme entre les deux. Conséquemment, la conclusion des urbanistes est qu’il faudrait

éliminer ce bidonville peu désirable. Les habitants de la ‘vraie ville’ ont du mal à accepter l’existence d’une population vivant dans ces conditions impropres, qui sont maintenant en pleine vue, et donc devraient être reconnues et ‘assimilées.’ C’est ce que le roman suggère, dès la première page :

A cette époque, il faut le dire, nous étions tous nerveux : une route nommée Pénétrante Ouest avait relié notre quartier au centre de l’En-ville. C’est pourquoi les gens-bien, du fond de leur voiture, avaient jour après jour découvert l’entassement de nos cases qu’ils disaient insalubres-et ce spectacle leur sembla contraire à l’ordre public.’363

Le nom de cette route a des connotations symboliques, la ‘ Pénétrante Ouest,’ indiquant l’En-ville comme un mécanisme robotisé, qui fait table rase de tout ce qui pourrait menacer ou déranger ses propres établissements, et la rue comme un agent régulateur d’espace. La construction de nouvelles rues change dans le roman le paysage tout comme le destin des personnages. La case où Esternome, le père du personnage principal de Texaco, Marie-

Sophie, habite est détruite parce qu’elle était ‘en plein tracé d’une voie.’364 La construction de cette rue et la destruction de sa case vont contribuer à la mort prématurée du personnage, en

362 Lefebvre 10. 363 Chamoiseau 19. 364 Chamoiseau 247. 142

fin de compte. Esternome, forcé de se reloger, loue une case dont il ne réussit pas à payer le loyer dans le temps requis. Lonyon, le propriétaire, envoie deux de ses Majors afin de punir et d’effrayer le locataire. Ils tuent en fait Esternome, par excès de zèle, et Marie-Sophie reste seule au monde.

Les rues portent aussi l’empreinte d’une communauté bruyante, mouvante et mouvementée, surtout dans Les honneurs perdus et Texaco. Elles sont toujours pleines d’un monde qui se déplace, qui se ‘débrouille’. Cette agitation semble être l’expression du désir de vivre, d’un optimisme inébranlable que les masses possèdent, contemplées d’un point

éloigné. En fait, c’est l’agitation brownienne et aléatoire des molécules que les citadins et les banlieusards représentent, et dont le contact engendre d’autres mouvements. Dans Texaco, les périphéries envahissent l’En-ville dans la quête permanente des moyens de subsistance, et leurs chemins d’accès sont les rues qui mènent vers le centre. A New Bell, dans les Honneurs, les habitants fourmillent sur l’avenue principale, dans un va et vient fébrile entre la place et leurs maisons, afin de s’approvisionner sur le compte du Président qui leur avait envoyé un camion de maïs.365 Le mouvement est totalement différent dans la deuxième partie des

Honneurs, à Paris, où les rues sont ‘vides,’ les passants ‘solitaires, rapides, refrognés,’ évitant les autres. Les prostituées et les marchands ambulants occupent les coins des rues, si ce ne sont les SDF et les clochards. Saïda se déplace avec crainte dans cet espace menaçant.366 Xala et La Belle Créole laissent une impression presque statique, les rues étant désertes ou peu fréquentées ou, pire encore, le territoire des trafiquants et des criminels (La Belle Créole) ou des infortunés et des pauvres (Xala).

365 Beyala 119. 366 Beyala 187. 143

Les rues sont aussi le lieu où on entasse les détritus, à Texaco, tout comme à Port-

Mahault de La Belle Créole et New Bell des Honneurs perdus. C’est ce qui arrive dans les quartiers pauvres, où les habitants ne paient pas de taxes ou d’impôts sur la propriété, notamment parce qu’ils ne sont pas les propriétaires des terrains qu’ils habitent, comme on a déjà observé, ce qui a comme une conséquence évidente leur traitement différent de la part des organismes de la ville. C’est ce qui distingue le bidonville de la ville. Les détritus indiquent le mauvais fonctionnement de l’appareil social ou son absence, par manque d’organisation territoriale. Les rues ‘présentent’ ces mêmes débris comme un signe de leur stigmate social. Dans le deuxième roman il y a une préoccupation constante avec les

‘immondices’ parsemées partout. L’utilisation de la sémantique des ordures est liée aux buts du roman en soi, aux éléments esthétiques, l’amoncellement de détritus coïncidant avec la marche vers l’échec final des organisations politiques du pays. Enfin, le Jour de l’An, les rues empuanties de Port Mahault de La Belle Créole sont débarrassées de leur tas de détritus par un service de nettoyage privé, car la voirie continue d’être en grève.367 Les rues de la ville, en

échange, sont porteuses d’ordures elles aussi, mais ces ordures sont d’une autre nature : objets manufacturés de provenance non-alimentaire. Les habitants des bidonvilles parcourent ces rues ‘en regardant par terre’ afin de trouver ces ‘trésors,’ parce que tout pourrait leur ‘servir’ de ce que ceux de la ville jettent.368

La rue et son état sont des signes sur le statut social (et moral) des habitants, comme on vient d’observer. Dans Les honneurs perdus, le bidonville commence là où ‘la rue commence

à se défoncer.’ L’avenue principale de cet endroit ‘où vivent des êtres étranges’ est ‘en

367 Condé 210. 368 Chamoiseau 384. 144

tablettes de chocolat avec des trous béants.’369 Elle relie la cambrousse et le marché. Les routes qui sont en fait des sentiers, des ruelles sont boueuses,370 où les ‘sans-confiance’ restent prisonniers.371 Dans Texaco, l’entrée dans Saint Pierre est annoncée par ‘les sols empierrés’ des rues qui se font plus larges, illuminées par des ‘loupiotes publiques,’372 serpentant entre des bâtiments qui deviennent de plus en plus hauts. Quittant le centre, la rue se rétrécit, change de ‘costume,’ de couleurs et de sons. Elle s’effondre vers la mer et le flâneur doit s’accrocher aux murs pour ne pas tomber. Ce sont les ‘rues pissa,’373les rues peu fameuses où l’amour se vend, et qui réveillent dans l’esprit de Théodorus, menuisier français

échoué en Martinique, des souvenirs plaisants. Ces rues sont autant sonores que visuelles, on y entend des rires de femmes, le cliquetis des bouteilles, de la musique, qui accompagnent les formes à peines entrevues, des ombres mouvantes, haletantes.

Dans Texaco et Les honneurs perdus de même, ceux qui parcourent les rues de la ville, qu’ils vendent ou qu’ils achètent les produits fabriqués par les habitants, en majorité des femmes, des périphéries ou des bidonvilles, appartiennent presque à la même catégorie, des nouveaux venus ou/et des immigrés. Pour eux ce type de commerce est familier et en même temps convenable de tous les points de vue, financier et spatio-temporel.

Comme on a déjà vu ci-dessus, les rues indiquent aussi la position occupée par les habitants dans la hiérarchie de l’espace urbain, et le fait que les rues des bidonvilles n’ont pas de nom est significatif. C’est le cas du quartier New Bell des Honneurs perdus où on donne comme adresse seulement un numéro (l’adresse de l’héroïne est New Bell no 5). Cela vient de pair avec le manque de classification sociale dans la communauté de New Bell, ses

369 Beyala 12. 370 Beyala 83. 371 Beyala 19. 372 Chamoiseau 82. 373 Chamoiseau 82. 145

habitants existant dans un espace presque asocial, ignoré par ou en dehors de la société. C’est ce que Jack B. Moore remarque, en analysant Black Power de Richard Wright. Le dernier a la sensation d’être perdu à Accra, dans une ville où il n’y a pas de repères, constatant ‘an absence of structure in the city, which at times resembles an expressionistic landscape contorted to erase direction and order.’374 A New Bell, en fait, il n’y a pas d’indication sur le statut social exact des habitants qui se ‘débrouillent’ comme ils peuvent. Ils se trouvent, par rapport aux habitants de Douala, en position d’infériorité, mais on ne pourrait pas affirmer qu’il s’agit de la dépendance, car ils contribuent très peu à la vie de la ville et d’ailleurs celle-ci ne s’intéresse point à la vie de la périphérie, seulement au cas où il y a une épidémie qui pourrait se propager en ville. Cette absence de noms de rues est aussi une indication sur le statut précaire, provisoire des habitants, qui semblent n’être ici que pour le moment, jusqu’à ce qu’ils se trouvent un vrai emploi, une vraie vie (comme Saïda l’espère). Pour la plupart d’entre eux, ce bidonville restera leur impasse existentielle, mais ils l’ignorent ou refusent de s’en rendre compte.

La rue est aussi le lieu du cortège de carnaval, de la fête ou de la guérilla. Dans les rues on fête tous les événements. Il y a une dimension du spectacle de la rue, du carnavalesque dans la vie des habitants des périphéries des Honneurs perdus. Même la mort de

Ngaremba dans le quartier Belleville de Paris semble être un spectacle, donné par ‘ces fêtards de Nègres,’375 que les Français regardent, amusés. En 1848, les rues de Saint Pierre de Texaco se couvrent d’un monde qui célèbre l’émancipation des esclaves. A côté des cris de joie il y a des accès de fureur : les rues ‘demeurèrent à la rumeur de liberté, de France éternelle, de générosité métropolitaine, le tout scandé par des coups de feu, de bouteilles brisées, des joies

374 Jack B. Moore, ‘No Street Names in Accra: Richard Wright’s African Cities,’ The City in African- American Literature (Cranbury, London, Mississauga: Associated University Presses) 69. 375 Beyala 398. 146

malades.’376 En effet, l’auteur mélange des figures auditives comme l’allitération (la répétition des ‘r’ et des ‘e’) avec des métaphores (‘joies malades’) et des fragments de discours indirect rapporté (‘France éternelle’, tiré probablement d’un discours) qui peignent l’atmosphère effervescente à l’aube de l’émancipation des esclaves. Cela va se transformer plus tard en révolte, en ‘procession de haine’377 qui va se déverser sur les rues de la ville en torrent menaçant. Ce qui avait commencé comme ‘carnaval’ se transforme en ‘émeute.’378 Le déferlement des forces à Saint Pierre rappelle l’orage. Les termes employés ont en commun le liquide : les rues se transforment en ‘dame-jeanne’ et les murs des bâtiments semblent se serrer et s’écrouler comme au passage d’un torrent. Après le déluge, les rues sont réinvesties, reconstruites par les mêmes qui les avaient défoncées.

La rue donne vers la place, qui sert de lieu de rassemblement en toute occasion. Le rôle de la place va être détourné dans Les honneurs perdus et La Belle Créole, où elle va servir de décharge publique. Port-Mahault est souvent décrite comme la ville d’une guerre sans nom, qui a lieu dans ses rues et dans ses places. La guerre que les habitants mènent, c’est une guerre contre la saleté, l’auteur définissant la dernière comme ‘marque de l’infériorité,’ rappelant l’esclavage, les plantations et les vaisseaux négriers. C’est pour cela que les bennes de la mairie qui s’attaquent aux ‘monticules d’ordures encombrant les trottoirs, les dalots et les rues’ dévalent ‘victorieusement les artères de Port-Mahault.’379

La rue est aussi menace. Les rues peuvent être le territoire des vagabonds, une zone interdite aux passants étrangers. Les rues de Port Mahault dans La Belle Créole sont obscures et désertes, la nuit. Il n’y a pas de courant électrique et on se débrouille comme on peut.

376 Chamoiseau 113. 377 Chamoiseau 129. 378 Chamoiseau 131. 379 Condé 238. 147

Marcher dans ces rues devient une aventure dangereuse. Dans la ville soumise à une grève générale, les rues sont éclairées par les puissants projecteurs disposés ‘au faîte des murs d’enceinte des villas.’380 Les quartiers plus aisés sont gardés par des vigiles ‘le doigt sur la gâchette,’ comme dans un film d’action ‘américain.’381

Pour Dieudonné du même roman les rues sont autant de pièges, autant de preuves qu’il doit dépasser. La réalité, car il est maintes fois ‘réveillé’ par les attaques des chiens ou des hommes, hantant les rues abandonnées, le pousse à prendre compte des choses qui l’entourent, mais il revient toujours à son monde imaginaire. Il est prisonnier des chemins inconnus de son âme en fait et rien de ce qui lui arrive en réalité ne le change nullement. De plus, les chiens qui apparaissent partout dans les rues semblent le poursuivre et il les voit comme autant d’Esprits venus les harceler. Dieudonné n’a aucune place dans ce monde et les rues même le repoussent, parce que, pour lui, la rue n’arrive nulle part, ou, pire, ne le mène jamais au lieu qu’il désire. Il est définitivement perdu dans le labyrinthe de la ville et ne trouvera jamais le fil d’Ariane.

Il y a aussi une hiérarchie esthétique des rues, selon qu’elles sont purement belles, vouées à satisfaire la propension du flâneur, ou simplement fonctionnelles. Les rues de Fort de France dans Texaco sont ‘toutes droites’ et se coupent ‘carrées,’382 à la différence de celles de Saint-Pierre. Les premières sont seulement des voies d’accès. Des deux côtés des rues on voit des bâtiments qui ne sont qu’une imitation de ceux de la vraie ville, maintenant disparue,

Saint-Pierre. La dernière, même si elle a peu de place pour ses rues, sauf la rue Victor Hugo, qui ‘allait large et fière,’383 est esthétique, parce qu’offrant au contemplateur une structure

380 Condé 191. 381 Condé 191. 382 Chamoiseau 213. 383 Chamoiseau 101. 148

compliquée, un enchevêtrement de rues tortueuses, mystérieuses. Vue du haut de ses bâtiments imposants et du milieu, la ville est un conglomérat de toits superposés, un nid d’abeilles sans couloirs d’accès, dans un chevauchement d’existences mêlées les unes aux autres.

Si le centre avec ses rues appartient au colonisateur et à son style architectural, à son imagination de planification urbanistique, loin de celui-ci l’imagination créole déborde. Les toits sont plus bas et de leur hauteur les voies d’accès s’offrent sans gêne aux regards : au nord, un ‘lélé de ruelles et de marches…en gringole vers la mer.’384 Les rues créoles côtoient la nature, avec laquelle elles se confondent et se battent perpétuellement. Les rues du centre, même si plus larges, sont invisibles, à cause de la hauteur des bâtiments. Loin du centre, les rues sont visibles, et, même plus, audibles et odorantes.

Dans Xala, les rues ne sont que des chemins qui permettent aux personnages d’évoluer, fonctionnelles sans être esthétiques. Une ‘quinzaine d’autos’ attendent dans la rue et font cortège après, à l’occasion du mariage d’El Hadji. Les rues sont personnifiées, elles

‘voient’ le ‘train de véhicules’ qui, par contraste, poussent ‘leur sérénade mécanique.’385 Cela toujours afin de mettre en évidence le manque d’intérêt des personnages principaux par rapport aux autres (objets, personnes) que ceux dont ils peuvent tirer profit. D’autre part, le mendiant, celui qui va rééquilibrer l’état de choses à la fin du livre, en mettant El Hadji sur la marche qui lui convient d’un point de vue moral, est assis à même le trottoir, à un carrefour.

Sa position est symbolique, car il reste en contact direct avec le corps de la ville, qui rejette El

Hadji de ses structures et de son territoire. Par le fait qu’il choisit le carrefour, il peut entrer

384 Chamoiseau 101. 385 Sembène 23. 149

aussi en contact avec les habitants de la ville qui passent, qui d’ailleurs apprécient ses talents vocaux.

Si la ville africaine est un territoire neuf et inconnu pour ceux qui viennent des pays occidentaux, comme Richard Wright l’observe dans son Black Power, ceux qui quittent les villes africaines ont les mêmes difficultés à s’habituer aux villes occidentales. Les rues des métropoles du monde reviennent plusieurs fois dans le texte de La Belle Créole et des Honneurs perdus. Le panorama est peu familier, incohérent, car les bleus de ces villes inconnues ne ressemblent pas à ceux des villes natales. Les marchandises dans les vitrines des rues de Paris n’ont pas de couleur, et ‘n’auraient eu aucun succès à Couscous,’386 observe Saïda dans Les honneurs perdus. Quelquefois, la scène de la rue inconnue se transforme dans un film de science-fiction. A Paris, en hiver, la rue ressemble à un escalier roulant, tout semble automatisé dans une ville irréelle, mécanique, habitée par des robots humains. Les gens marchent dans la rue sans sourire.387 La ‘neige sale des trottoirs’ donne aux visages des passants ‘un reflet métallique,’ les couleurs de leurs manteaux sont ‘incertaines,’ les magasins sont pleins de choses ‘clinquantes.’ Saïda trouve d’autres fois Paris ‘magnifique,’388 avec ses rues qui vont ‘dans tous les sens,’ les magasins où oeuvrent des vendeuses ‘à l’allure de comtesses.’ Les Champs-Elysées sont ‘la plus belle avenue du monde.’389 Tout lui recrée en fait l’image d’une mise-en-scène, un spectacle.

Un autre aspect est celui des rues étrangères vues d’en haut, comme un plan géant de la ville qu’on peut contempler d’un point d’observation élevé. Max, le frère jumeau de

Dorisca de La Belle Créole, parti aux États Unis depuis quelques années, regarde Manhattan

386 Beyala 316. 387 Beyala 334. 388 Beyala 316. 389 Beyala 76. 150

par le trou de l’œil de la Statue de la Liberté, symbole des États Unis. C’est en fait l’expérience de Michel de Certeau, qui contemple et lit la ville du haut du World Trade

Center. Le point d’observation transforme Max, tout comme il avait transformé Michel de

Certeau, en voyeur, qui peut espionner confortablement le corps allongé de la ville, et notamment son ‘système de circulation,’ ses artères et ses veines, ‘les rues et les avenues.’ Le

New York raconté par Max est ‘découpé en carreaux patate par les lignes droites de ses rues et de ses avenues.’390 Il a l’impression d’avoir conquis la ville en la regardant d’en haut, en maître, mais ce n’est qu’une apparence trompeuse, il ne réussit pas à parcourir et assimiler le texte de la cité, qu’il décrit en termes empruntés au règne végétal. Il sera d’ailleurs envoyé à un centre de réhabilitation pour les jeunes, pour avoir ‘exhibé un revolver et menacé un de ses camarades’ à l’école.391 Dieudonné rêve aussi de subsumer la ville et ses rues, quand Luc l’invite à New York. Il voit, dans son imagination, les ‘taxis jaunes’ former une ‘haie d’honneur’ pour lui, le ‘patron de New York.’392 Appartenant à une classe sociale inférieure, sans profession (il avait travaillé comme jardinier chez Loraine) il s’imagine les autres lui rendant des services, dans des rues subordonnées et dociles.

Si la rue est une convention linguistique et littéraire importante dans tous les romans, elle acquiert une signification spéciale dans les Honneurs perdus. Saïda de ce roman se sent isolée, perdue dans le froid physique et psychique de la ville. Le fil d’Ariane dans ce labyrinthe existentiel lui est offert par Marcel Pignon Marcel, un clochard qu’elle méprise au début, et qu’elle rencontre toujours dans la rue, pendant ses voyages entre un job et un autre.

Michel, un des nombreux SDF qui peuplent les quartiers limitrophes de Paris, un clochard, se définissant comme ‘licencié économique,’ fait son apparition au moment où Saïda vient de

390 Condé 204. 391 Condé 204. 392 Condé 226. 151

quitter la maison d’Aziza. Il lui propose de partager la rue avec lui, ce qu’elle ne va pas faire.

Au contraire, il va quitter la rue afin d’avoir la chance d’entrer dans sa vie. La rue offre aussi

à Saïda une possibilité de réfléchir, car c’est au moment de la marche qu’elle a assez de temps pour penser à sa vie. Saïda accompagne Loulouze, la fille de Ngaremba, à l’école et après, vaguant dans les rues, elle digère de nouveau son ‘aventure’ avec Ibrahim, qui l’avait quittée la veille. Elle ‘déambule’ et chacun de ses pas est ‘comptable’ de trop de pensées qu’elle ne peut entièrement passer en revue. C’est dans la rue et en marchant ‘comme une possédée’393 qu’elle réussit à faire le compte d’une ‘relation’ peu fructueuse. Saïda se revoit au moment de sa quête pour l’amant perdu comme une ‘vieille sorcière, cheveux dressés, qui enfourche son balai dans la nuit orageuse pour aller assassiner une rivale,’394 parcourant les rues d’un Paris où la vie continue, impassible. Elle consomme l’espace avec l’ardeur de son âme trahie. Au fur et à mesure qu’elle le digère, son but de tuer Ibrahim devient sa mission existentielle. Une fois arrivée à la porte cochère de son immeuble, elle attend le retour d’Ibrahim et, pendant ce temps, regarde les voitures et les gens passer. En attendant, elle se transforme, devient une partie de la rue, que les autres contemplent ou interrogent. En transférant ses problèmes de l’espace privé de la maison dans l’espace ouvert de la rue, elle s’expose à l’attention publique.

Les gens qui passent font des observations à son insu, et lui donnent des conseils. Elle leur répond. Pourtant, on peut supposer que les observations sur l’aspect extérieur de ceux qui l’interpellent, tout comme celles sur leurs gestes appartiennent au personnage qui raconte sa vie, une Saïda tout à fait calme et moqueuse. Regardant en arrière, son histoire de la rue est tragi-comique.

393 Beyala 352. 394 Beyala 352. 152

Il y a une concordance évidente entre l’état d’esprit du personnage et l’aspect de la ville, notamment de ses rues. Chaque fois que Saïda sort dans la rue, celle-ci lui renvoie un reflet de son propre être. Quand sa cousine Aziza la renvoie, Paris est aussi froid comme l’âme de Saïda, et ses rues sont menaçantes.395 La nuit où Ibrahim la quitte, les rues de la ville sont mouillées de pluie, tout comme son visage.396 Quand elle est heureuse, elle veut, courant dans la rue, ‘rencontrer quelqu’un’ qui la connaisse ou ‘arrêter n’importe quoi, un chat, un chien’397 pour annoncer la nouvelle de son amour. Les rues sont pour Saïda le lieu des rencontres, des annonces et des souffrances. Cela est dû aussi à son appartenance et son

élevage dans les périphéries d’une ville, où tout le monde sait tout sur les autres. Marcher dans les rues à Belleville lui permet de penser à son passé, elle se rappelle ses parents et la vie en Afrique. Elle a ‘la nostalgie de Couscous’ qu’elle avait quitté. Voir la périphérie vivre autour d’elle la fait regretter un passe révolu qui devient un ‘locus amoenus’ à cause de son

éloignement et des désillusions du présent. C’est un refuge que Saïda se construit des décombres de la mémoire.398 Elle marche dans la rue et la rue devient son âme, ‘j’étais dans l’utérus de mes inclinations.’399 La rue, substantif féminin, devient la mère du personnage.

Saïda continue de marcher, de mettre ses ‘pieds l’un devant l’autre’ afin de combler des

‘cavités profondes’400 qui symbolisent le manque affectif qu’elle ressent à Belleville. Marcel l’aide à revenir à elle-même, lui tendant physiquement la main et l’entraînant vers ce qui va devenir son ‘territoire’. Plus tard, le bruit si connu de la rue devient apaisant pour Saïda, quand elle veut commencer l’école du soir. A l‘entendre elle oublie sa peur d’y entrer. Ce

395 Beyala 187. 396 Beyala 347. 397 Beyala 396. 398 Beyala 393. 399 Beyala 393. 400 Beyala 393. 153

bruit la rassure que toutes les autres choses vont comme avant, rien n’a changé et rien ne va changer.401

Si pour Saïda la rue représente en fin de compte le lieu de libération et d’émancipation, pour Ngaremba elle est la menace suprême, pouvant aussi signifier aliénation, manque de territorialisation. La dernière a peur de ne pas être ‘jetée dans la rue’ alors elle fera cette chose elle-même, en se jetant par la fenêtre. Elle va mourir à la fin dans la rue.

Une ‘ruse de Dédale,’402 la rue semble offrir un passage à travers la ville, mais devient un contournement, une initiation à la ville qu’elle parcourt. Aucun marcheur ou voyageur ne reste le même après s’être trempé dans la matière des rues. Le texte littéraire, en racontant la rue, offre une autre image de celle-ci, la recréant avec des mots. Le lecteur la ressent comme une image mentale, qui influence ses sens et sa créativité : l’invitation à la lecture est une autre ‘invitation au voyage’ de ce point de vue.

3.3 (Inter)dépendances et hiérarchies urbaines

Comme Coquery-Vidrovitch le souligne dans son Histoire des villes d’Afrique noire, les notions de réseau et de hiérarchie sont inhérentes au processus d’urbanisation, parce que ‘la ville peut être definie comme un centre de densification (humaine) et de diffusion

(culturelle),’ et ‘les conditions de son existence sont des conditions à la fois économiques et politiques […] d’organisation de la production et des échanges.’403 Cela est surtout

401 Beyala 362. 402 De Certeau 172. 403 Catherine Coquery-Vidrovitch, Histoire des villes d'Afrique noire des origines à la colonisation, collection "L'évolution de l'humanité" (Paris, Albin Michel, 1993) 32. 154

observable dans les pays de ce que Jameson appelle le Tiers-Monde,404 où on peut noter un processus continu de croissance urbaine, envisagé comme étant autant inquiétant qu’inévitable, comme Stren et White le soulignent dans African Cities in Crisis. Ce processus est encouragé, entre autres, par l’apport financier externe. Les villes du Tiers-Monde sont définies comme des moteurs de développement économique, des centres de créativité technologique et culturelle, des résidences des riches tout comme celles des défavorisés, des sites et des sources de pollution de l’environnement.405 Elles attirent une élite qui reconstruit et redistribue l’espace conformément à ses propres besoins socio-politiques, parce que, tel que Weisman le montre, ‘the appropriation of space is a political act, […] access to space is fundamentally related to social status and power, and […] changing the allocation of space is inherently related to changing society.’406 Dans les pays en voie de développement, cette élite

égale ou même dépasse pour les mêmes qualifications les revenus de ses homologues occidentaux,407ce qui vient de pair avec l’existence et même l’augmentation d’une partie de population qui vit dans un état de pauvreté extrême. Ces différences énormes sont préservées par une politique qui protège les intérêts des classes supérieures, et par le manque d’une protection sociale mise au point. Aussi remarque-t-on, dans les romans choisis, la continuité de l’élitisme selon le modèle colonial dans les villes contemporaines africaines et des Antilles. Les colonialistes sont remplacés dans l’espace urbain par les nouveaux leaders des anciens colonisés, qui ne font que substituer, en beaucoup de cas, un masque par un autre,

404 Fredric Jameson en ‘ Third-World Literature in the Era of Multinational Capitalism’ définit le Tiers Monde comme formé par un ‘range of (…) countries which have suffered the experience of colonialism and imperialism’ (67). Cette définition est contestée par Aijaz Ahmad, entre autres, comme étant, du moins, simpliste et essentialiste. 405 Roland J. Fuchs, ed. Mega-city growth and the future (Tokyo, New York: United Nations University Press, 1994) 2. 406 Leslie Kane Weisman, Discrimination by design: A Feminist Critique of the Man-made Environment. (Urbana and Chicago: University of Illinois Press, 1992)1. 407 Lloyd 15. 155

sans changement de caractère. L’exemple le plus saillant est celui d’El Hadji de Xala, qui est un personnage situé au sommet de l’échelle sociale, présenté dans les premières pages du roman comme un homme d’affaires qui a réussi. On arrive à la conclusion, après les premières parties du roman, que la hiérarchie qu’il se construit est éphémère, car on apprend de la faillite de ses affaires, peu de temps après son dernier mariage. La position sociale qu’il occupe est montrée comme dépendante de plusieurs facteurs, parmi lesquels la Chambre de

Commerce, les banques, la Société Vivrière, organismes qui règlent l’activité économique et financière du pays. Comme membre de la Chambre de Commerce, El Hadji a des responsabilités légales auxquelles il fait défaut. Il ne paie pas ses redevances à la Société

Vivrière. Il est aussi membre du conseil d’administration de ‘trois ou quatre sociétés de la place,’408 ce que l’auteur suggère être illégal, à cause de l’existence d’un conflit d’intérêts entre les dites sociétés. Toutes ces illégalités suggéreraient qu’il devrait perdre sa position sociale.

Mais en même temps, on peut voir que El Hadji, pour appartenir à cette classe sociale supérieure, ne va pas être puni jusqu’au bout. Il n’est pas poursuivi en justice, même après avoir dilapidé plus d’un million de francs CFA. On saisit ses possessions : sa deuxième villa et son cadeau-mariage, la Mercedes et la camionnette, mais il n’est pas emprisonné. Sa position reste en fait supérieure, et son rôle n’est pas achevé dans cette histoire. Après avoir obtenu ‘l’absolution’ il va probablement reprendre ses fonctions et retrouver son territoire, car la fin montre les forces de police entourant la maison, afin de faire en ressortir les mendiants venus humilier El Hadji.

L’impression qu’ El Hadji nous donne vu de dehors est celle d’un individu bien ancré dans l’espace urbain. L’emplacement de ses trois villas dans de divers quartiers résidentiels, trois car il va acheter une autre pour N’Goné, sa troisième femme, vient confirmer le statut

408 Sembène 11. 156

de leur propriétaire, sa place dans la hiérarchie sociale de Dakar. La Badiène, la tante de

N’Goné, dit d’ailleurs : ‘El Hadji est polygame, mais chacune de ses épouses dispose d’une villa, et dans le plus chic quartier de la ville.’ 409 L’ordre spatial d’une ville indique et assure le positionnement social, comme Kurtz observe : ‘space, especially urban space, is a significant social product.’410En plus, ceux qui détiennent le plus de pouvoir (politique, social,

économique) dilatent leur propre espace en dépit des autres. C’est exactement ce que le personnage principal de Xala essaie de faire. On rappelle qu’El Hadji avait falsifié des documents fonciers afin de commencer ses affaires, son vol de territoire lui apportant d’autres territoires. Tout ce qui constitue la fortune d’El Hadji a comme point de départ cet acte réprouvable commis à l’intérieur du cercle familial. On suggère aussi maintes fois dans la narration que le pouvoir judiciaire à cette époque de crise se résume à la maintenance d’un

état d’anomie où l’individu ayant la position sociale supérieure a aussi droit à un code moral à part. Parce que la justice ne fonctionne pas, El Hadji sera puni autrement, car le but de l’histoire est moralisateur. On rétablit l’ordre des choses et repositionne les membres de la famille d’El Hadji dans l’espace urbain qui leur est approprié : Oumi N’Doye, la seconde femme, devra retourner à ses parents, à la périphérie de Dakar, sa mentalité et son comportement étant adéquats à ce milieu. Elle devra aussi partager l’espace de ses parents, on lui refuse son propre territoire. Awa Astou reste dans sa villa, parce qu’elle fait preuve d’un caractère et d’une morale infléchis, alors l’auteur lui réserve sa place dans la configuration urbaine. De même, N’Goné, la troisième femme, sera re-placée dans le milieu auquel elle appartient. Le plus indépendant personnage reste, en fin de compte, Rama, la plus

âgée des filles d’El Hadji et en même temps la plus moderne en conceptions, tout en étant

409 Sembène 21. 410 Kurtz 104. 157

‘traditionaliste’ dans son choix de parler wolof. Elle n’est pas trop affectée des points de vue financier et social par l’échec de son père. Le degré de dépendance entre les personnages est différent, ce qui ressort après l’apogée de la crise. La plus dépendante est peut-être N’Goné.

L’absence de subjectivation territoriale urbaine dans son cas mène au changement d’un confinement avec un autre. Même si elle reçoit les signes de l’individuation (El Hadji lui achète une villa et une voiture), par sa conscription familiale elle reste en permanente objectivation, subordonnante et minimisante.

Dans Xala, on n’insiste pas beaucoup sur la composition ethnique ou raciale des quartiers, l’accent étant mis sur la mise en évidence des contradictions existantes au niveau des structures sociales de la ville. On y observe que l’espace citadin est redistribué par les membres du pouvoir politique et administratif du pays, qui, eux aussi, sont influencés par des agents extérieurs. Ces redistributions sont rendues visibles dans l’organisation spatiale de la ville, ce qu’on nomme répartition par quartiers. Mais, comme Peter Marcuse observe dans son article ‘The Layered City,’ cette répartition n’est pas seulement déterminée par l’appartenance des habitants à une certaine classe sociale, la race, l’occupation et l’ethnicité

étant eux aussi des facteurs importants. Anthony D. King continue la même idée dans son

étude Urbanism, Colonialism and the World-Economy :

Whilst the incorporation of the city into an increasingly pervasive capitalist world- economy meant that, for the later colonial city, economic and social changes begin to make a class analysis more viable, for obvious political and cultural reasons, for much of the time it is race, ethnicity, and gender that are the main criteria for the division. 411

411 Anthony D. King, Urbanism, Colonialism and the World-Economy: Cultural and Spatial Foundations of the World Urban System (New York and London: Routledge, 1990)33. 158

Comme, dans Xala, la narration insiste sur un certain aspect social de la société contemporaine, l’action se déroule de préférence dans les zones ‘chic’ de la ville, 412 sans accorder beaucoup d’importance à l’aspect racial ou ethnique. La répartition raciale et ethnique des quartiers est rendue visible dans les autres romans, Texaco, La Belle Créole et Les honneurs perdus. Dans Texaco, Marie-Sophie présente le territoire urbain de Saint-Pierre comme

étant partagé entre les diverses races et ethnies, qui semblent aussi être associées à la maîtrise de certaines professions : ‘les kongos […] prirent les mornes pour retrouver la terre’, ‘les chinois prirent l’En-ville dans des affaires d’épices puis de toutes qualités’, les koulis sont

‘groupés au bord des bitations et dans les bourgs tranquilles : ils devenaient très vite grands bouchers à pignon, maîtres-cheval estimés, experts en toutes bourriques,’413 les magasins du centre appartiennent aux Syriens.414 Dans La Belle Créole les jardiniers qui travaillent dans les quartiers cossus sont surtout haïtiens,415 les marchandes sont ‘souvent des matronnes haïtiennes proposant pour vendre tout ce qu’il y a pour vendre sous le soleil,’416 à Port-

Mahault, les Libanais sont propriétaires de magasins,417 les vendeurs ambulants sont des

‘blancs-gâchés,’418 même les bòbòs viennent de Santo Domingo, tandis que les dealers sont

‘de la Dominique,’ 419les derniers habitant le lakou Ferraille. Dans Les honneurs, le vendeur de soyas de New Bell est ‘un Foulbé long et maigre,’420 les mendiantes sont des gitanes, les

éboueurs à Paris sont des immigrés africains, habitants de Belleville.421 Dans les romans choisis, les diverses parties de la ville sont donc habitées par certaines classes sociales ou

412 Sembène 21. 413 Chamoiseau 180. 414 Chamoiseau 405. 415 Condé 42. 416 Condé 205. 417 Condé 205. 418 Condé 205. 419 Condé 86. 420 Beyala 17 421 Beyala 260. 159

certaines ethnies, ou même des gens pratiquant la même profession. Le lakou Ferraille au

Cadenat est ‘un vieux quartier de pêcheurs,’422 devenu, comme tous les lakous ‘des repaires de prostitution et de drogues.’423 L’allée des Amériques de La Belle Créole ‘était recherchée par les «métros » cossus, directeurs de banques, de maisons de commerce et de grandes sociétés.’424

Comme on peut observer, les périphéries se distinguent en fonction du placement géographique et de l’appartenance physique et sociale. Les fonctions urbaines se concentrent dans quelques quartiers privilégiés, les quartiers défavorisés n’ayant presque pas d’éléments d’infrastructure socio-économique moderne. Le quartier Texaco de Texaco, situé à la périphérie de Fort-de-France, se débat plusieurs années pour le droit d’exister, car ses habitants se situent à la base de la hiérarchie sociale, déshérités de toutes sortes d’un monde qui ne veut pas les reconnaître. La même chose est valable pour ceux de New Bell, à la périphérie de Douala. Ceux qui occupent une position sociale supérieure sont placés dans des quartiers résidentiels.

Le placement social supérieur et l’accès aux zones ‘aristocratiques’ de la ville sont dans les romans choisis liés à la possession d’un diplôme d’enseignement supérieur, surtout dans le cas des Noirs. Ceux qui réussissent à se fixer dans ces quartiers résidentiels sont toujours des diplômés. Il n’est pas étonnant donc que l’enseignement occupe une place importante dans deux des romans analysés, Xala et Les honneurs perdus, tout en étant mentionné aussi dans Texaco ou La Belle Créole. Maître Serbulon de La Belle Créole tout comme

El Hadji de Xala sont les deux diplômés. Cela leur permet l’ancrage définitif dans la hiérarchie et le système des dépendances de la ville. Une attention spéciale est accordée par la

422 Condé 85. 423 Condé 85. 424 Condé 55. 160

littérature de spécialité à l’enseignement qu’on pratique dans les villes en Afrique. Comme de nombreuses études le montrent, le nombre d’écoles est plus élevé en ville que dans les périphéries ou à la campagne, où la construction des écoles n’est pas une priorité immédiate, ce qui impose le déplacement des élèves dans les centres urbains :

L’insuffisance et la mauvaise répartition des infrastructures scolaires à travers le pays entraînent un mouvement important de la population scolaire vers les grandes agglomérations. Pour l’élève recruté au village, le passage d’un niveau d’enseignement à un autre lui impose un déplacement progressif vers les grands centres urbains, mieux équipés. 425

Comme la possession d’un diplôme d’enseignement secondaire conditionne dans la plupart des cas l’obtention d’un poste de fonctionnaire à un revenu médiocre mais stable dans plusieurs pays africains, les familles font des efforts soutenus afin d’envoyer leurs enfants aux lycées en ville, ce qu’ils considèrent comme une sorte d’investissement, car le diplômé devra soutenir financièrement sa famille après avoir obtenu un emploi.426 Comme

Compaoré l’observe dans l’article cité, ‘dans tous les milieux, l’école est apparue comme le moyen le plus sûr d’accéder à la fonction publique et de procurer un avenir radieux.’427 C’est ce que les parents de N’Goné de Xala, la troisième épouse d’El Hadji, auraient souhaité.

Mais elle avait échoué deux fois à l’examen de certificat d’études primaires, alors elle n’a plus de possibilité de se trouver un emploi à un salaire convenable. Sa famille décide de la marier avantageusement, ce qui pourra améliorer la situation financière de toute la famille, car, selon la pratique des lieux, plusieurs de ses frères déménagent avec elle dans la villa achetée par El

Hadji, après le mariage.

425 Maxime Compaoré, ‘Ecole et famille au Burkina Faso. Etude de cas : Ziniare et Guiloungou,’ Interdépendances villes-campagnes en Afrique: Mobilité des hommes, circulation des biens et diffusion des modèles depuis les indépendances, eds. Catherine Coquery-Vidrovitch, Hélène d’Almeida-Topor et Jacques Sénéchal ( Paris: L’Harmattan, 1996) 155. 426 Compaoré 171. 427 Compaoré 161. 161

On rappelle plusieurs fois dans Xala que les écoles se trouvent loin des maisons des enfants et qu’ils doivent marcher ou être emmenés en voiture par leurs parents. Cela arrive surtout aux périphéries. Du fait que le transport public n’est pas mis au point ou qu’il est considéré trop cher pour le déplacement quotidien des enfants à l’école, ceux provenant des milieux pauvres sont en plusieurs cas mis en position de sécher les classes ou n’y sont même pas inscrits, pour des raisons soit objectives soit subjectives. A Texaco, il n’y a pas d’école, et, le jour, les enfants du quartier restent seuls, la mère étant dans l’En-ville travailler.428 La situation des banlieusards des Honneurs perdus est similaire. L’école de New Bell que Saïda des

Honneurs perdus fréquente n’est pas une vraie école, parce que les élèves n’apprennent pas à lire et à écrire mais seulement à réciter des phrases du Coran. C’est en fait une école coranique qu’on veut présenter aux autorités françaises comme un établissement moderne, où on apprend le français. Tout le temps passé dans cette école s’avère mal dépensé et ses

élèves ne font aucun progrès sur l’échelle sociale à la fin de leurs études, ils retournent en fait au point de départ, convaincus en plus de l’inutilité d’une école qui n’amène rien de nouveau

à leurs vies. Saïda pense pourtant qu’il faut savoir lire et écrire parce que les hommes préféraient déjà à l’époque des femmes instruites ou qui puissent au moins réciter des vers, lors des réceptions, ‘pour redorer les blasons de son (éventuel) époux.’429 Une fois en France,

Saïda va, très tard et contre son gré presque, apprendre à lire et à écrire, ce qui va lui apporter en fait la libération finale, indirectement. Elle réussit à se franchir un chemin et à s’assurer une place à elle dans la métropole, même si ce n’est que dans un quartier d’immigrés, Belleville.

428 Chamoiseau 220. 429 Beyala 58. 162

L’insertion dans la ville s’avère souvent difficile, et c’est pour cela que les migrants

économiques s’organisent dans des sociétés mutualistes, qui sont ‘un palliatif à la carence des moyens et des structures de l’Etat,’ comme Issiaka Mandé le remarque dans son article sur les associations d’originaires. Esternome de Texaco cotise à une Société mutualiste, l’Humanité solidaire, qui l’aidera à payer l’enterrement de sa femme.430 Marie-So contribue à la même société.431 Ces sociétés sont menées aider les migrants à dépasser les difficultés inhérentes à leur transplantation en ville :

Ces associations sont un maillon important dans le continuum villes-campagnes car elles participent à l’insertion des néo-citadins dans les villes africaines (…). La précarité des conditions de vie en ville, le nombre peu élevé des structures formelles d’assistance sociale et de crédit incit(e) les membres de ces associations à repenser plus tard leurs objectifs. C’est pourquoi elles participent financièrement et matériellement à l’organisation de festivités commémorant des événements familiaux (baptêmes, mariage, funérailles…) et peuvent devenir des mutuelles pour l’assistance des personnes en difficulté.432

L’existence des associations est une autre preuve de l’esprit communautaire existant dans les quartiers pauvres, tout en étant un signe de l’infériorité sociale. On souligne aussi, dans

Texaco et Les honneurs perdus, que l’entre-aide est essentielle dans le quartier, faute d’organisations urbaines qui se chargeraient de maintenir un niveau de vie acceptable. La famille de Saïda est prête de ‘porter secours,’433 même au moment important des pourparlers matrimoniaux, qui, conséquemment, vont échouer.

Comme on vient d’observer, les habitants de Texaco, tout comme ceux de New Bell des Honneurs perdus vivent à l’intérieur d’une communauté qui protège ses membres. Mais,

430 Chamoiseau 251. 431 Chamoiseau 349. 432 Issiaka Mandé, ‘Les associations d’originaires, promoteurs du développement régional en Haute Volta’, Interdépendances villes-campagnes en Afrique: Mobilité des hommes, circulation des biens et diffusion des modèles depuis les indépendances, eds. Catherine Coquery-Vidrovitch, Hélène d’Almeida-Topor et Jacques Sénéchal ( Paris: L’Harmattan, 1996) 122. 433 Beyala 132. 163

tandis que Chamoiseau insiste sur l’importance de la solidarité des pauvres afin de contrebalancer les diverses forces néfastes de la civilisation contemporaine, Beyala va détourner le sens de l’entraide communautaire et va la transformer en intrusion forcée du domaine public dans le domaine privé. Il n’y a pas de hiérarchie visible, sociale, dans le bidonville de Texaco, il n’y a que la hiérarchie spirituelle, morale, dont tous les membres se rendent compte et qui est respectée. Comme on a déjà observé, les choses sont tout à fait différentes à Couscous, le quartier des Honneurs perdus. Il y a une hiérarchie bien établie au sein de cette petite communauté, où le Chef reconnu par les habitants mais sans aucun pouvoir socio-politique ou administratif d’ailleurs, donne des ordres auxquels tout le quartier obéit. En fait, le Chef ne fait qu’exprimer le désir populaire, qui, chez Beyala, est surtout celui du grand spectacle de périphérie.

Texaco, New Bell et Belleville, Châteaubon, les quartiers résidentiels de Xala, le lakou Ferraille, et d’autres quartiers encore qui sont présentés dans les romans analysés comme assez homogènes comme composition sociale et raciale. Pourtant, la ‘migration’ quotidienne des agents, les ouvriers, les ménagères, les techniciens, etc. qui contribuent au bon fonctionnement de la vie urbaine mènent au brouillage des lignes de démarcation des

‘quartiers’. Ces agents renforcent la position hiérarchique de ceux qui les contrôlent, leur migration ajoutant une autre dimension à la division urbaine, celle temporelle, un quartier riche pouvant être ‘habité’ pendant plusieurs heures par des gens qui ont le domicile ailleurs, et qui offrent leurs services à ceux qui ont comme adresse le premier.

A côté de l’aspect temporel il y a l’aspect vertical et horizontal de la ville, qui est une autre manière de distinguer les diverses parties de la ville de l’extérieur. L’aspect vertical est maintes fois celui qui définit la Ville, avec une majuscule. L’importance visuelle,

164

immédiatement observable, renforce sa position dans la hiérarchie spatiale. Les maisons et les clochers ou les minarets peuvent être observés de loin. Les métropoles ont aujourd’hui d’autres signes de démarcation, comme les gratte-ciels, qui indiquent, comme des repères géants, l’importance de la ville où ils ont été érigés. Les études sur les villes africaines ou sur la société contemporaine marquent leurs couvertures avec ce même symbole vertical de l’urbanisme. La société sénégalaise entre le local et le global, étude publiée sous la direction de

Momar-Coumba Diop aux Editions Karthala de Paris, en 2002, affiche, sur la couverture, le siège de la BCEAO de Dakar, bâtiment de plus de vingt étages. Dans les romans choisis il y a plusieurs références à la hiérarchie verticale de la ville. Dans Texaco, les quartiers pauvres se développent comme des cases basses en paille, ‘aux abords de l’En-ville.’434 Allant des périphéries vers le centre, les cases se font ‘de plus en plus hautes’, culminant avec la façade d’une église ou de l’hôtel de ville, dominant les maisons autour.435 La vision d’en haut de

Saint-Pierre de Texaco, page 99, rappelle la description de Paris d’Anatole France dans son

Crime de Sylvestre Bonnard et aussi celle de Manhattan de Michel de Certeau dans son Invention du quotidien. Cette vision est permise par l’accès à un niveau spatial supérieur qui favoriserait la contemplation.

De même, la répartition des gens ‘en haut’ et ‘en bas’ confirme leur statut supérieur ou inférieur. Comme on peut le lire dans Texaco, les ‘quartiers d’en-haut’ sont habités par des hommes libres, ceux ‘d’en-bas’ par des ‘nègres amarrés’, travaillant pour le béké.436A

Saint-Pierre aussi, les Quartiers des mornes orientaient ‘leur nord en direction du bas,’ 437 le développement de la ville, du centre, ‘pousse’ les quartiers vers les régions plus basses.

434 Chamoiseau 82. 435 Chamoiseau 82. 436 Chamoiseau 167. 437 Chamoiseau 191. 165

Marie-So s’installe à Texaco, dans un ‘trou-campêches’, en bas, et très près de la mer ‘comme les pires malheureux’.

Si la ’verticalité’ visible de la ville met en évidence une importance économique et/ou sociale, le manque de visibilité mène à la fragmentation physique et à la perte des attributs maintenant les rapports de subordination. Dans Texaco, pendant la guerre, les Quartiers attaquent la Ville, qui n’a plus ‘ses lumières’ à cause du couvre feu. Ses ‘murailles’ se dissipent, perdant leur aspect vertical.438 On peut observer la même chose à Port-Mahault de

La Belle Créole, pendant la grève, quand, pendant les périodes de panne d’électricité, les attaques des malfaiteurs sont plus fréquentes.

A l’aspect vertical de la ville s’ajoute celui, toujours extérieur, des matériaux de construction, qui est aussi visible, et qui différencie les habitants de point de vue économique et social, comme on vient de souligner. Les quartiers pauvres autour de Saint-Pierre, habités par des anciens esclaves, sont au début en paille. La paille va se transformer en bois après un temps, auquel on rajoute tout ce qui a une apparence plus dure, donc plus durable. Tout comme les maisons de Texaco à ses débuts, celles de New Bell des Honneurs perdus, sont construites avec ‘des vieilles plaques commémoratives’, des ‘épieux,’ des parties de ‘voitures de luxe françaises,’ des ‘tuiles dépareillées,’ de la ‘tôle ondulée ou la paille.’439 Elles sont ‘de bric et de broc, de toc,’ ‘des misérables bicoques faites (…) de planches de bois pourries et barbouillées de chaux,‘440les toits sont en ‘tôle ondulée.’441 Dans les périphéries de Dakar les cases sont ‘en bois, semi-dures, recouvertes de tôles, de toiles goudronnées, de feuilles de carton, le tout maintenu par des cailloux, des barres de fer, des essieux, de jantes de roues de

438 Chamoiseau 245. 439 Beyala 13. 440 Beyala 19. 441 Beyala 55. 166

toutes marques.’442 La paille, les vieilles planques de bois pourri se transforment en ‘bois précieux ou bien en pierre de taille ‘443 dans les quartiers des blancs et des nouveaux riches.

Cette différenciation existant entre les ‘matières’ est visible d’ailleurs dans toutes les constructions.

Conclusion

Dans les romans choisis, la représentation des villes est en même temps une critique de la société urbaine, et surtout de ses structures sociales et de leur reflet sur la géographie urbaine. L’espace de la ville est formé de surfaces contrastantes, comme Harvey le souligne dans Social Justice and the City, ‘we can expect strong discontinuities in socially measured spatial structures.’444 Cela est surtout visible, comme je viens de souligner, dans Xala, roman construit sur le réseau de contradictions sociales de la société contemporaine, qui a remplacé celui des contradictions notamment raciales. Les autres romans insistent sur la répartition raciale et ethnique des quartiers, sur les interdépendances existant au niveau de leurs structures de base. Dans tous les romans, on met en évidence les carences du système administratif, la crise des territoires décolonisés, situés encore dans une position dépendante des anciens centres coloniaux, reflet de la politique économique globale. Texaco est le seul roman à envisager de façon évidente une sortie du système des dépendances, tout en consignant les dichotomies situées au point de départ. On peut pourtant remarquer, dans les autres romans, des aspects qui suggèrent une sortie possible de ce système, par de divers moyens internes.

442 Sembène 81. 443 Sembène 93 444 David Harvey , Social Justice and the City (London: Edward Arnold Publishers, Ltd, 1973)35. 167

Je rappelle que les villes qui font l’objet de l’analyse, Dakar, Douala, Fort-de-France ou l’imaginaire Port Mahault, villes de l’Afrique Subsaharienne et des Antilles, sont des villes formées après la colonisation, et où les colonisateurs ont essayé de transplanter un système

étranger et qui contenait déjà une trame de relations et de rapports conflictuels, auxquels allaient s’ajouter ceux spécifiques aux territoires colonisés. De nos jours, ces villes continuent de se réorganiser de façon assez rapide, comme plusieurs études le montrent, parmi lesquels on va mentionner celle de Hanna et Hanna de 1981, celle de Stren et White de 1989 et celle de Simone et Abouhani de 2005. Ces réorganisations, dictées surtout par des phénomènes extérieurs aux structures intrinsèques de la ville, se reflètent dans la matière narrative, sur plusieurs niveaux. Les personnages semblent être à la merci des divers facteurs évoluant dans le système des réseaux spatiaux urbains spécifiques aux villes africaines et antillaises contemporaines, qui sont en changement permanent.

Une partie de ce chapitre est consacrée au réseau qui relie les différentes sections d’une ville, celui des rues, et sur son rôle dans la structure narrative. Comme je viens de souligner, les rues telles qu’on les construit à partir d’un système de conventions linguistiques, littéraires, sociales, architecturales, etc., sont importantes pour l’économie urbaine, à parcourir l’espace réel ou l’espace littéraire. Les parties socialement différentes de la ville sont reliées par les rues qui facilitent le déplacement, la territorialisation tout comme le processus contraire. Les rues, et cela surtout dans le cas de Texaco, sont en concordance avec les structures internes des territoires qu’elles relient. Elles peuvent être aussi les excroissances d’un système autoritaire, qui impose sa prééminence sur les régions limitrophes. Dans tous les romans, la rue, convention linguistique et littéraire, a une

168

importance majeure dans le développement de l’intrigue et on relie les différentes parties narratives ensemble en déplaçant les personnages.

De nos jours, la ville est l’espace de rencontre des traits spécifiques de la modernité, engagés dans le processus de transformation de l’expérience humaine.445 La modernisation et l’urbanisation n’apportent pas seulement la dilatation de l’espace mais aussi sa hiérarchisation plus détaillée, une spécificité marquante, déterminante de critères d’évaluation axiologique.

Gino Germani affirme que ‘the urban social setting is the necessary (although not always the sufficient) condition for the extension of individuation.’446 En réalité, cette individuation reste en relation d’(inter)dépendance avec la spatialisation, surtout dans les villes de l’Afrique et des Antilles, où l’espace reste encore marqué par les anciennes structures coloniales, que les romans choisis consignent, tout en essayant de surmonter.

445 Georg Simmel, ‘The Metropolis and Mental Life,’ Metropolis: Center and Symbol of Our Time, ed. Philip Kasinitz ( NY: NY University Press, 1995) 31. 446 Gino Germani, Modernization, urbanization, and the urban crisis (Boston: Little, Brown, 1973) 7. 169

CHAPITRE 4

FEMMES ET VILLE

Ce chapitre se concentre sur les questions soulevées par le traitement narratif des personnages féminins dans les romans choisis, tout comme sur ce qu’on pourrait appeler l’écriture urbaine des femmes, dont nous verrons plus tard les caractéristiques. La question principale qu’on se pose est si, dans les romans analysés, romans de l’Afrique subsaharienne et des Antilles, la ville offre une émancipation véritable à la femme ou si elle est (encore) un espace masculin. Aussi, d’une grande importance est le fait que les auteurs des romans analysés appartiennent aux deux sexes, ce qui nous permet d’observer les variations, s’il y en a, dans le discours concernant la question féminine.

Le but est de montrer que la ville reste en grande partie un territoire masculin, même si les écrivains choisis essaient d’y trouver une place aux femmes. On va remarquer que la situation des femmes est différente sur le continent par rapport aux Antilles, cela notamment dans les pays où la polygamie est en vigueur, comme le Sénégal et le Cameroun. Les femmes bénéficient de plus de libertés aux Antilles et d’ailleurs les figures évoquées par les auteurs choisis en sont révélatrices. A travers des textes différents, on peut observer la création d’un portrait féminin spécifique au territoire de provenance. Je vais aussi mettre l’accent sur la situation spéciale des femmes dans les bidonvilles, dans les périphéries en général, qui sont formés, dans la plus grande partie, de gens qui viennent de quitter la campagne, ce qui mène

170

à une continuation de la vie ‘campagnarde,’ moins perméable à la modernisation et au changement dans les coutumes patriarcales. L’évolution des personnages féminins qui s’y retrouvent va être influencée par ce placement, comme je vais montrer par la suite.

Théorie postcoloniale et féminisme

Il est important d’observer que la théorie postcoloniale et le féminisme, tout en partageant des concepts, différent sur certains points. Cela mène à des analyses divergentes des textes postcoloniaux construits autour de ou avec des personnages féminins ou écrits par des femmes.

Comme je viens d’affirmer, les deux théories partagent des principes et des termes similaires. Comme Leela Gandhi le montre dans son ‘Introduction,’ plusieurs concepts utilisés par la théorie postcoloniale, comme le langage, la voix, le silence, l’imitation sont aussi employés par la théorie féministe, ‘together with the connections between literature and language, political activity, and the potential for social change.’447 La théorie poststructuraliste féministe et le postcolonialisme se superposent dans certaines aires, comme la critique du discours fondateur, comme le note le même critique.448

Le postcolonialisme est en général défini comme un ‘disciplinary project devoted to the academic task of revisiting, remembering and (…) interrogating the colonial past.’449Comme les théoriciens l’observent, c’est en fait un contrediscours ayant son point de départ dans le même discours occidental. Son premier domaine d’intérêt est l’étude du mouvement anticolonial, dont la caractéristique la plus importante est le nationalisme. Le

447En Bill Ashcroft, Gareth Griffiths, et Helen Tiffin, The Empire Writes Back: Theory and Practice in Post-colonial Literatures (London, New York: Routledge, 2002) 172. 448 Leela Gandhi, Postcolonial Theory: A Critical Introduction ( New York: Columbia University Press, 1998). 449 Gandhi 4. 171

postcolonialisme est basé dans son moment originaire sur le nationalisme anticolonial, s’intéressant notamment à la question raciale et ignorant la question féminine. La dernière est vue comme moins importante, et en tout cas dépendante de ou subordonnée à celle du nationalisme. Comme Radhakrishnan le souligne, la question des femmes doit être présentée sous une forme nationaliste afin d’être considérée des points de vue social et politique,450 cela tandis que ‘the alienated postcolonial intellectual torn between nationalist and nativist roots and a global and multicultural class alliance with former oppressors has been consistently male in orientation.’451 Pour les nationalistes culturels, les femmes sont ‘carriers of tradition, ‘ dans l’imagination d’une patrie rurale et parfaite, dans le sens de ‘immaculée.’452 Les syntagmes comme ‘langue maternelle’ et ‘Mère Afrique’ sont fréquents dans le discours nationaliste. Bref, le postcolonialisme dirige sa critique contre l’hégémonie culturelle du

‘savoir’ occidental, afin de réinstaurer les valeurs de ce que Said appelle l’Orient, qui, dans beaucoup de cas, assigne à la femme une position dépendante, en tout cas inférieure. Cela vient en contradiction avec le féminisme, qui rejette les bases patriarcales de la théorie et de la critique, essayant de les subvertir. Le féminisme met donc en difficulté la théorie postcoloniale, attachée aux valeurs nationalistes qui sont souvent, comme on vient de le noter, des valeurs traditionnelles, patriarcales.

D’autre part, les femmes originaires des pays postcoloniaux se méfient d’utiliser la théorie féministe, vu ses origines occidentales, théorie qui ignore les questions du colonialisme et de l’impérialisme. Par conséquent, ‘women from Eastern and Southern

450 R. Radhakrishnan, ‘Nationalism, Gender and the Narrative of Identity,’ Nationalism and sexualities,eds. Andrew Parker, Mary Russo, Doris Sommer et Patricia Yaeger (New York: Routledge, 1992) 78. 451 Rashmi Varma, ‘UnCivil Lines: Engendering Citizenship in the Postcolonial City’, NWSA Journal, 10. 2 (1998): 34. 452 Varma 34; le terme utilisé est ‘pristine.’ 172

cultures will see in feminism the mark of Western colonization, ‘453 observe Ofelia Schutte, le féminisme étant associé à la modernité occidentale et à ses valeurs. Quand les féministes européens essaient de dénoncer la position dépendante des femmes dans les pays du Tiers

Monde dans des termes ‘made to reflect or fit into Euro-American women's criteria of equality, ‘ cela sert, indirectement, ‘the cause of tradition upholders, and provides them with a pretext for muddling all issues of oppression raised by Third World women.’454 C’est pourquoi la théorie féministe occidentale contemporaine essaie d’opérer, dans son engagement avec le Tiers Monde, ‘on a system of indirect rule in which a group of Third

World women (either studying or working in the West or operating from the Third World countries) are authenticated, naturalized, and installed as mediating forces.’455 La critique occidentale s’attend à ce qu’elles produisent un contre-discours au discours occidental, à ce qu’elles préservent leur spécificité et leur indépendance, tout en tenant compte de leur condition postcoloniale. Ce groupe de femmes du Tiers Monde est appelé à prendre la parole pour toutes les femmes d’un continent ou d’un pays, ce qu’on peut considérer être autant aliénant qu’accablant, mais est difficile d’envisager d’une autre manière.

A cela s’ajoute le fait que les femmes des pays du Tiers Monde, et notamment les critiques littéraires, les sociologues, les écrivain(e)s n’ont pas reçu les théories associées au féminisme passivement, ‘reception (…) has been neither passive nor mimetic,’456 surtout dans le cas de l’écriture féminine. Il y a eu dialogue avec le féminisme occidental vis-à-vis des

453 Ofelia Schutte, ‘Cultural Alterity-Cross-Cultural Communication and Feminist Theory in North-South Contexts,’ Hypatia-A Journal of Feminist Philosophy 13. 2 (1998): 63. 454 Trinh Minh-ha, Woman, Native, Other: Writing, Postcoloniality and Feminism (Bloomington, Indiana: Indiana University Press, 1989) 106. 455 Obioma Nnaemeka, ‘Urban Spaces, Women’s Places,’ The Politics of Mothering : Womanhood, Identity, and Resistance in African Literature (London, New York: Routledge, 1997) 164. 456 Nara Araujo, ‘The contribution of women's writing to the literature and intellectual achievements of the Caribbean,’ Journal of Black Studies 25. 2 (1994): 218. 173

thèses sur cette écriture,457 de ce dialogue résultant d’autres perspectives sur la situation des femmes en général dans le monde, qui ne sont plus générées uniquement de l’Occident, mais ont leur origine et leur développement spécifique au territoire d’origine. Cela est très visible aux Antilles, où ‘the majority of women writers (…) remain outside recognized intellectual chapels and literary schools.’458 Condé, par exemple, ‘affirms her independence from dictated postures as she undertakes to unravel alone the system of relationships which define

Caribbean existence,’459 cela tandis qu’elle montre ‘a certain mistrust toward feminism as a call to action or as a catchall word which in the end eludes the specificity of the Caribbean woman’s situation. ‘460 Selon elle, opinion que je partage, on devrait accorder plus d’attention au territoire de provenance des femmes, qui a des implications sur leur positionnement dans la société et sur la nature de leurs revendications.

Subjectivité féminine et spatialité urbaine en Afrique postcoloniale et aux Antilles

Selon Spivak, la femme continue d’être vue, partout dans le monde, comme responsable de ‘childbearing (domestic-society-through-sexual-reproduction) and soul making (civil-society-through-social-mission).’461 Plus la communauté est réduite, plus elle surveille le comportement des autres et l’accomplissement des tâches individuelles, et surtout celle des femmes. Le meilleur exemple dans ce sens est constitué par la campagne. Les habitants de la ville eux-mêmes perçoivent la communauté du village comme gardienne de la

457 J. Clemencia, ‘A Curaçao Woman and her Male Critics (Towards a Feminist Caribbean Theory in Curaçao),’ dissertation présentée à Second International Conference of Caribbean Women Writers, Trinidad-Tobago, April 1990, 8. 458 Marie-Denise Shelton, ‘Condé: The Politics of Gender and Identity,’ World Literature Today 67. 4 (1993): 717. 459 Shelton 717. 460 Shelton 722. 461Gayatri Chakravorty Spivak, ‘Three Women’s Texts and a Critique of Imperialism’, Frankenstein, ed. Fred Botting (New York: St Martin’s Press, 1995) 235. 174

tradition et d’une façon de vivre idéalisée (sans tache morale), ce qui renforcerait le sens de la première phrase. L’espace attribué aux femmes est bien établi au village, tout dépassement de la frontière patriarcale étant sévèrement sanctionné par la communauté. Garder la tradition vive au village signifie garder les règles patriarcales vives et les femmes l’acceptent pour avoir

été élevées dans le respect des dernières.

Je rappelle que les romans choisis sont des romans urbains, et notamment des romans de la banlieue or où celle-ci détient un espace narratif important. Comme la population de la banlieue est formée, dans la plus grande partie, de gens qui viennent de quitter la campagne, on y continue de vivre selon les lois rurales, où le rôle de la femme est bien et déjà établi. A côté de ce problème plus général on peut parler de celui, plus spécifique, de l’attitude envers les femmes en Afrique et aux Antilles. En Afrique, au Sénégal, tout comme au Cameroun, par exemple, une femme mariée est considérée ‘a part of her husband’s estate, grouped with his personal property and real estate.’462 A cette attitude héritée s’ajoute le problème économique actuel des nations africaines, qui traversent une période de crise, ce qui a une influence négative sur les rapports de famille. L’économie, qui

était notamment une économie de subsistance s’est transformée en une économie de marché, employant une valeur d’échange fixe, ce qui a mené à la migration pour l’emploi des hommes. Parce que les derniers, parfois illettrés et non qualifiés, ne gagnent pas assez, les femmes ont été forcées non seulement de s’occuper des travaux ménagers, mais aussi de travailler en dehors de la maison afin de se procurer de l’argent pour payer, par exemple, les taxes de scolarisation des enfants. C’est quelque chose qui est devenu assez général en

Afrique, et spécialement dans les zones urbaines, où ‘women’s workloads have increased

462Rapport du Center for Reproductive Rights, Women of the World : Laws and Policies Affecting Their Reproductive Rights-Francophone Africa, 2000, 80 . 175

while the availability of labor assistance has declined.’463 Cela mène en général à une inégalité accrue entre les sexes, car les activités des femmes sont perçues comme non-productives.

L’homme est souvent vu comme ayant le rôle, d’habitude le seul, de pourvoyeur financier de la famille, un rôle diminué chez Sembène, Beyala, Chamoiseau et Condé. Ces écrivains, tout en essayant de revaloriser les efforts des femmes, mettent en lumière l’existence souvent humble ou obscure de celles-ci et ridiculisent les prétentions des personnages de sexe opposé. Le héros masculin de Xala est une caricature, réduit de plus par son impuissance sexuelle à faire seulement figure d’époux. Beyala de même, dans Les honneurs perdus, refuse à l’homme ce rôle, ses héroïnes dépassant leurs compagnons masculins dans tous les domaines, même financiers. Dans Texaco, les femmes se débrouillent sans aucun support, de la même manière, les hommes n’étant capables que de faire des enfants à leurs partenaires de sexe féminin, sans contribuer, dans la plupart des cas, à leur éducation. Dans La Belle Créole, les hommes abusent physiquement les femmes, tout en étant incapables de les soutenir moralement.

Un autre aspect qui est mis en évidence dans les textes choisis est celui de l’accès des femmes à la ville, c’est-à-dire leur sortie de l’espace confinant de la maison, qui est plusieurs fois rendue difficile sinon interdite. La société patriarcale juge d’ailleurs comme inapproprié le déplacement de la femme à l’extérieur de l’espace domestique. C’est la situation de Saïda des Honneurs perdus, qui ne quitte la maison paternelle qu’après la mort de son père. En restant confinées au territoire domestique, comme plusieurs des personnages féminins des romans analysés, Amila des Honneurs, N’Goné de Xala, Ninon de Texaco, les femmes n’ont pas à craindre l’inquisition patriarcale.

463 Betty Potash, ‘Women in the Changing African Family’, African Women South of the Sahara, ed. Margaret Jean Hay et Sharon Stichter (New York: Longman Publishing, 1995) 86. 176

D’autre part, le déplacement de la femme provenant du village à la ville est plusieurs fois vu comme un outrage moral, comme Michel Lambert le montre.464 Par contre, cet accès est permis, si la femme quitte le village afin d’accompagner son époux, ce qui vient en fait renforcer la position de subordination de celle-ci. Dans les romans choisis, les périphéries remplacent le village et le centre-ville la Ville dans cette formule. Les personnages féminins souhaitent accéder aux quartiers ‘aristocratiques’ de la ville, et plusieurs vont accepter une position hiérarchique inférieure, comme, par exemple, troisième femme dans la famille musulmane, afin d’avancer à une position sociale supérieure. C’est, encore, le cas de N’Goné de Xala, ou d’Amila de Pontifuis des Honneurs perdus,465 les deux vivant dans deux pays musulmans africains.

Dans les romans choisis, plusieurs des personnages féminins sont abusées et exploitées par leurs partenaires masculins, mais il y a des situations où elles réussissent à se frayer un chemin pour elles seules. Cela est facilité par leur positionnement près ou dans la ville, où les femmes peuvent trouver leur indépendance. Je vais analyser les romans à tour de rôle, afin de dégager les aspects caractéristiques pour la situation des femmes dans la société et dans le discours, tout en accordant une attention spéciale à des questions importantes, adressées par la sociologie et la critique littéraire, comme la représentation littéraire des mariages arrangés, de la polygamie et de la prostitution.

Xala

Les personnages féminins évoqués dans Xala appartiennent à plusieurs catégories, de la mère de famille dédiée à son mari et à ses enfants, comme Adja Astou, la première femme

464 Michael Lambert, ‘La marginalisation économique des communautés joola à la fin du XXe siècle,’Le Sénégal contemporain, ed. Momar-Coumba Diop ( Paris, Karthala, 2002) 360-363. 465 Beyala 90. 177

d’El Hadji, qui, personnage traditionnel, ‘portrays quiet dignity, patient devotion to the principles of a Muslim marriage, loyalty to her husband even in his ruin,’466à Rama, la jeune fille indépendante du même, fille qui ‘embodies the future, reborn Africa.’467 Tous ces personnages féminins évoluent autour d’El Hadji, un personnage masculin caricatural presque, représentatif, selon la critique littéraire, de la ‘pseudo-bourgeoisie’ du Sénégal à l’époque, doté aussi de toutes les qualités que la société patriarcale pourrait associer avec un de ses plus remarquables spécimens. Il a déjà deux femmes: Adja, la sainte, et Oumi N’Doye, la ‘femme voluptueuse,’ moderne. Son troisième mariage est pratiquement un exercice de vanité, la nouvelle femme est une sorte de trophée qui va le mener à la faillite, indirectement.

En fait, comme on va l’observer, El Hadji est défini jusqu'à un certain point par ses femmes, et ses actions à leur égard vont sceller son destin. Comme Gugler observe,

Women are central to the story: some demonstrate the cultural alienation of the nouveaux riches, others present alternative models. The men, in one of the rare instances in which they draw on their cultural heritage, affirm their commitment to polygamy not for traditional ends-to bring labor to their kinship group and assure its continuity- but simply to enhance their status. El Hadji’s second wife, Oumi N’Doye, serves to promote a ‘modern’ Westernized couple, his third wife, N’Goné, to confirm his economic success.468

Comme je viens de l’affirmer, la première femme d’El Hadji est le personnage féminin le plus traditionnel de ce roman. Elle a été vue par la critique comme une figure admirée ‘for her traditional dignity and the purity she radiates,’ tout en étant l’exemple même de ‘the negative influence of Islam on African tradition, ‘ car, ‘subservient, she passively accepts El Hadji’s polygamy without so much as raising a finger, because she believes that

466 Josef Gugler, Oumar Cherif Diop, ‘Ousmane Sembene’s Xala: The Novel, the Film, and Their Audiences,’ Research in African Literatures 29.2 (1998): 148. 467 Josef Gugler, ‘African Writing Projected onto the Screen: Sambizanga, Xala, and Kongi's Harvest, ‘ African Studies Review 42.1 (1999): 86. 468 Gugler 86. 178

this is the will of Allah.’469 Adja, la pure, toujours habillée de blanc, est une figure éthérée, la personnification de l’amour marital. Hadji ignore les attributs féminins d’Adja qui d’ailleurs se sont sublimés en elle, pour la considérer en sa qualité de première épouse, l’Awa. Elle représente pour lui un refuge, un lieu où on vient se purifier. Elle n’est en effet qu’un coquillage, une relique, le symbole vivant et sacralisé de la famille. En tant que telle, elle devient de plus en plus un symbole maternel, et moins une épouse. Il est significatif qu’il n’y a pas de mention des parents d’El Hadji dans ce roman, même si le récit commence avec un mariage, où leur présence serait requise par la coutume. Une explication plausible est que la place de la mère est reprise par Adja, qui protège son mari et lui offre le dernier refuge, à la fin.

La deuxième femme d’El Hadji, Oumi N’Doye, d’autre part, laisse transparaître, à certains moments, des pulsions démoniaques et on la suspecte d’avoir contribué au xala de son mari. Demandeuse et colérique, elle ne semble pas être une victime de la société patriarcale, du moins à première vue. On a vu en elle ‘a masculine female,’ car ‘she relates to

El Hadji more than in equal terms; in fact, he is the ‘weaker sex’ before her.’470 Oumi est en effet la polyandre dans ce récit, tout en étant une victime du système polygamique sénégalais, dont elle tire le plus de profit possible pour une femme dans sa situation. Elle est en fait l’esclave de sa progéniture et de ses désirs refoulés de femme négligée, tout comme de son origine basse et de sa position intermédiaire qui ne lui offre pas de solution, une fois son mariage échoué. On va reprendre l’analyse de ce personnage par la suite.

La femme dans la société traditionnelle est sacrée et de par cela castrée, car on lui refuse le droit à son propre corps, dont elle ne peut pas disposer à volonté, surtout si elle est

469 Mushengyezi 48. 470 Mushengyezi 49. 179

jeune et sous la tutelle de ses parents. Sa féminité la transforme en fait en marchandise. C’est ce que les deux femmes d’El Hadji sont, mais surtout la troisième, N’Goné, qui n’est qu’un objet inutile et dangereux pour sa famille même. Pour elle, le mariage est une solution au paupérisme, l’échange de son corps pour des faveurs économiques s’inscrivant dans les rapports de marché presque esclavagiste. N’Goné accepte l’objectification de sa personne, sa prostitution en fin de compte, masquée par le prétexte social. Le mannequin soutenant la robe de mariée qui reste dans la villa de N’Goné jusqu'à la fin, quand on demande le divorce pour elle, car elle ne peut pas le faire elle-même, est en fait sa représentation, un bel objet qu’on achète et sur lequel on met une robe blanche. A la fin El Hadji va l’emporter, le mannequin, au lieu du même ‘objet vivant,’ dans une sorte d’échange, au moment de la séparation définitive. N’Goné est de plusieurs points de vue un personnage féminin traditionnel et conformiste: jeune fille des périphéries, sans aucun support moral et financier de la part de sa famille, elle va être re-placée, en suivant son mari, dans la grande ville, à

Dakar. Son évolution est circulaire, car elle retournera après quelques mois chez ses parents, et elle restera confinée. Son entourage, sa famille ou son mari s’interposent continuellement entre la ville et elle-même.

Un autre personnage traditionnel, du moins selon ce qu’elle soutient, est la mère de

N’Goné, qui conseille à sa fille d’être soumise, ‘propagating the ideology of the oppressor.’471

Elle n’est pas en fait totalement traditionnelle dans sa propre vie quand même, car elle est la seule femme de son mari, Babacar, que les autres raillent :

L’emprise de sa femme était sans bornes. Les compagnons d’âge du père disaient que chez Babacar c’était sa femme qui enfourchait les pantalons. Le fait aussi que l’homme n’avait jamais pris une deuxième épouse suffisait pour l’exposer à la vindicte masculine.472

471 Mushengyezi 49. 472 Sembène 15. 180

Elle aurait voulu ‘voir El Hadji répudier ses deux épouses,’ parce qu’elle ‘était foncièrement contre la polygamie’473 mais parce qu’El Hadji est riche, elle consent à ignorer ses principes.

Rama est située à l’autre extrémité de la galerie des personnages féminins. Elle est vue comme ‘a model of the truly liberated African,’ par laquelle ‘Sembène is purging African histories and traditions of Euro-Christian and Arab-Islamic fictions and corruptions, including blind spots imposed by Islam on the role of women.’474 Elle dénonce la polygamie ou, du moins, les polygames : ‘un polygame n’est jamais un homme franc,’475dit-elle à son père. Elle étudie et parle le wolof, et est la seule qui ose s’opposer au mariage de son père.

Par tout ce qu’elle incarne, Rama semble devenir un symbole et moins un personnage réel, elle ‘encapsulate[s] the Sembènian romantic vision of a liberated African woman.’ 476

Un des aspects de la libération des femmes qui apparaît dans ce roman mais est absent des autres est la conquête de l’espace urbain en voiture : presque toutes les femmes de ce roman conduisent ou désirent conduire/vont conduire. Leur parcours est souvent limité par l’espace domestique (parfois l’espace domestique est aussi le lieu de travail), mais ce moyen de transport leur confère un peu plus d’indépendance et de sécurité, leur permettant l’accès dans des zones de la ville autrefois interdites. Cette conquête est malheureusement limitée par la situation financière de la femme et l’attitude de sa famille vis-à-vis de son accès

à ce moyen de transport. Comme les femmes représentées dans ce roman appartiennent à une classe sociale supérieure ou aspirent d’y appartenir, leur demande ne semble pas

473 Sembène 20. 474 Mushengyezi 48. 475 Sembène 27. 476 Mushengyezi 51. 181

déplacée. Il est significatif que la seule qui soit propriétaire d’une voiture dans ce roman soit

Rama, la plus moderne des personnages féminins.

Dans ce roman à but moralisant, l’auteur résout le conflit, à première vue, par une répartition équitable des récompenses et des punitions. L’équilibre est établi, les victimes sont les coupables qui auraient dû payer de toute façon pour de diverses déviations de la norme morale. El Hadji est l’objet de l’opprobre public et sera dépouillé de tous ses apanages

économiques, sociaux et moraux. Pourtant, le personnage qui est indiqué, indirectement, comme le plus coupable, agent de liaison et instigateur, paraît être La Badienne, Yay Bineta, la tante de N’Goné. On détourne donc l’attention du lecteur du personnage principal masculin, en stigmatisant le personnage odieux, démoniaque, féminin. L’auteur renverse les rapports de force, mettant dans la position du Maître l’esclave qui transgresse sa condition par la ruse. En montrant de cette façon le responsable moral, Sembène trouve une sortie de secours pour le mâle, qui est victimisé.

Les honneurs perdus

Ce roman, écrit à la première personne, est le récit que Saïda, une Arabe, fait de son passé à New Bell, puis à Belleville. New Bell, appelé par les habitants Couscous, est un bidonville de Douala, la plus grande ville du Cameroun, présenté comme un monde ‘en voie de décomposition.’477 Saïda va l’abandonner plus tard, pour aller à Paris, où elle va échouer de nouveau à la périphérie, cette fois à Belleville, où elle se trouve une place et un avenir.

Les personnages féminins introduits par Beyala dans la narration sont d’une grande variété, de la vierge Saïda –et d’ailleurs elle le reste jusqu'à l’âge de cinquante ans- jusqu’aux

‘filles’ du bordel de Madame Kimoto. La mère de Saïda, tout comme Adja de Xala,

477 Gallimore 42. 182

Idoménée de Texaco et Inis, la femme de Benjy de La Belle Créole, est une ‘vraie femme’ selon la tradition patriarcale, soumise, élevant son enfant, fidèle. Saïda, qui habite à Couscous jusqu’à son départ pour la France, aurait dû continuer de vivre selon les mêmes règles et avoir un sort similaire à celui de N’Goné de Xala. Elle est forcée de respecter un horaire de sorties très strict, où elle doit aider sa mère aux travaux casaniers et, plus tard la remplacer partout, dans une sorte d’esclavage domestique accepté et attendu par ses parents. Le choix d’un époux est la tâche de ses parents, elle n’a qu’a jouer un petit rôle pour se faire épouser, ce qu’elle essaie de faire d’ailleurs, en récitant des vers en plus, en français, ce qui fait la délectation de ses parents. Elle est en fait réduite à une enfance perpétuelle que ses parents attendent d’elle d’une part, tout en la condamnant de ne pas réussir à se faire épouser d’autre part. Le statut social de Saïda reste inférieur, comme fille et comme habitante d’une périphérie pauvre de Douala.

Le territoire évoqué dans ce roman est inscrit dans une géographie dépendante de la grande ville, notamment par le fait que la ville assure l’emploi des habitants mâles du bidonville. En fait, comme on peut le remarquer au cours de l’histoire, le salaire que les hommes reçoivent de l’usine est insignifiant et le vrai ‘pourvoyeur’ financier reste la femme, qui, à part les tâches domestiques, trouve du temps à confectionner et à vendre des produits sur le marché du bidonville ou même les quartiers plus proches de Douala. Cela est rendu tragi-comique par l’art de Beyala, qui fait ressortir le ridicule des prétentions mâles dans un monde en train de changer. Le père de Saïda, à la suite d’un accident provoqué par son entourage en fin de compte, doit payer une somme considérable à un de ses concitoyens, somme qu’il ne réussit pas à rembourser jusqu’au jour de sa mort. Sa femme se ‘débrouille’ et vend de la bière qu’elle fabrique chez elle afin d’obtenir de l’argent pour les dépenses de la

183

famille. Son mari lui interdit d’en produire parce que c’est contre la religion musulmane de boire de l’alcool, alors elle est mise en situation de trouver un autre moyen. Tout comme El

Hadji de Xala, Bénérafa père est musulman, mais ‘non-pratiquant.’478 Au cours de l’histoire, le père, un vrai représentant du monde patriarcal, prend des décisions frustrantes, ridicules, qui confinent sa femme et sa fille au territoire masculin, et, en même temps, limitent leur

évolution à l’espace dépourvu de toute perspective du bidonville. Dans ce roman, une

épouse à moins de valeur qu’une prostituée, elle est bonne à élever la progéniture et faire le ménage, rien de plus. Les épouses, par exemple, commente le narrateur, ont des parfums bon marché, tandis que les filles de Madame Kimoto ont un parfum ‘plus cher.’479 L’ironie continue, car on confère aux femmes des droits : le droit d’être soumises,480 le droit de servir leurs époux, le droit de travailler pour rembourser les dettes que les maris accumulent,481 tout cela pour être regardées par la société comme des épouses ou des femmes ‘comme il faut.’

Saïda, le personnage principal, réussit, malgré toutes sortes d’obstacles, à transcender le confinement familial. Le moment de sa libération est celui de la mort du père, qui coïncide aussi avec son départ pour la France, pour trouver la ‘vraie liberté,’ ce qui est loin de se réaliser. Elle va se retrouver dans une position inférieure, dans un pays où elle est illettrée et

étrangère, et où elle va être de nouveau confinée au milieu domestique, comme servante. La fin, qui se veut positive, parce que l’héroïne retrouve son corps et connaît l’amour, montre

Saïda à l’intérieur du petit appartement de Michel, sa nouvelle cage. Mais ce que l’auteur suggère en fin de compte est que les femmes, à force d’espérer et d’être travailleuses et honnêtes, peuvent se trouver la place de leur choix.

478 Sembène 11. 479 Beyala 22. 480 Beyala 111. 481 Beyala 49. 184

Un personnage des plus intéressants des Honneurs est celui de Madame Kimoto, la patronne de la maison de prostitution de New Bell. Son établissement est le passe-temps favori des mâles du bidonville et, de plus, est le lieu où on peut entendre les nouvelles. Elle se fait entendre en plusieurs occasions. L’attention qu’on lui accorde vient de la reconnaissance de son habileté commerciale: son entreprise est profitable et elle est vue, plus ou moins, comme une femme d’affaires. Elle contribue à l’exploitation corporelle et spirituelle de ses ‘filles,’ qui est présentée par la narratrice avec humour, car, comme je vais le souligner plus tard, la plupart des ‘filles’ travaillent dans ce bordel afin de se trouver un mari.

La narratrice ironise donc sur les femmes qui ont la naïveté de croire que le travail dans cet

‘établissement’ va leur apporter le bonheur ou le bien-être, ou leur faciliter l’entrée dans le monde des gens ‘comme il faut.’

Un autre personnage remarquable est Ngaremba, l’écrivaine chez laquelle Saïda travaille, à Paris. Elle échoue du fait d’avoir perdu le chemin de Dieu en premier lieu, paraît- il, lié au fait d’avoir erré, le suggère Saïda, à plusieurs reprises. L’errance mène, dans d’autres cas, à la perte d’une partie du Soi et le rajout d’autres éléments, menant à l’enrichissement, à l’hybridisme. Dans le cas de Ngaremba, c’est une métamorphose inachevée, une malformation. Ngaremba est une femme qui n’est pas totalement ‘francisée’ et n’est plus

Africaine. Elle désire, au plus profond d’elle-même, d’avoir une famille, mais aime être libre dans en même temps. Elle se comporte comme une Parisienne, mais est gravement blessée dans son âme et son corps d’Africaine. Ngaremba est un être hybride qui ne réussit pas à réconcilier ses deux féminités et ses deux cultures.

Une partie assez importante de ce roman est dédiée à la mère de Saïda, qui reste seule

à New Bell, alors que sa fille est en France, où elle travaille pour des étrangers en échange

185

d’un salaire minuscule. Cette partie du roman touche à un problème général dans les pays où la migration pour l’emploi est fréquente,482et les vieilles femmes se trouvent de plus en plus seules, à un âge où elles attendraient le support financier, moral et physique de leurs enfants.

La mère de Saïda ne lui demande rien mais son mécontentement est évident, dans le fait qu’elle s’imagine être de nouveau enceinte, dans un processus de substitution de l’enfant perdu. Sa grossesse apparente est en effet une maladie, et elle va ‘accoucher’ finalement d’un fibrome utérin qui aurait pu la tuer. En effet, on ne peut pas substituer un enfant et les femmes souffrent dans leurs corps la séparation de celui-ci, souligne la narratrice, indirectement.

Comme on vient d’observer, Les honneurs perdus contient une kyrielle de personnages féminins, qui sont plus ou moins des représentations des femmes des banlieues, avec leur situation existentielle spécifique. Les hommes sont surtout des personnages ridicules, dépendant de leurs femmes (le père de Saïda, et plus tard, le fiancé de Saïda, Ibrahim, par exemple), mais clamant leur autorité et leur supériorité anachroniques.

Texaco

L’auteur, Patrick Chamoiseau, choisit comme narrateur une femme, Marie-Sophie, qui raconte l’histoire de la Martinique à travers deux de ses villes, Saint-Pierre et Fort-de-

France. Le choix des noms pour ce personnage est suggestif : Marie, celle qui engendre le futur de la ville/du quartier et Sophie, du mot grec pour ‘sagesse.’ Elle est la ‘mère fondatrice’ et, en même temps, la sage, celle qui organise la communauté et de l’opinion de laquelle tout le monde tient compte. ‘Laborieux’, son nom de famille, suggère ‘le travail

482 Potash 87. 186

infatigable,’483 les efforts permanents de cette femme qui met son être au service de sa communauté.

Texaco réussit à créer une image positive des femmes, malgré l’oppression masculine et toutes les misères qui parsèment leurs existences, et surtout des femmes créoles des périphéries, qui acquiescent les difficultés tout en protestant à haute voix. On reconnaît leur apport à la construction de la société, leur rôle dans la famille, les difficultés par lesquelles elles passent afin de se frayer un chemin. L’impression que ce roman nous laisse est celle de la femme forte, qui affronte le monde, et non seulement choisit son destin mais réussit à forger un meilleur avenir pour sa communauté. Les femmes, comme Marie-Sophie elle- même, se remettent vite après la perte du compagnon masculin, se rendant compte qu’elles ne peuvent compter sur quelqu’un d’autre que sur elles-mêmes. L’exception est fournie par l’action irresponsable de Péloponèse qui enflamme Texaco tout en essayant de punir son amant infidèle. Les hommes sont présentés comme étant plus faibles que leurs compagnes.

La perte de la femme aimée marque, par exemple, l’existence d’Esternome et il vieillit tout à coup après s’être rendu compte qu’il ne la reverra jamais. Les hommes d’ailleurs, peut-on lire dans Texaco, ont la seule charge ‘de faire élever la case, tandis que ’les femmes se devaient d’affronter le reste de la vie.‘484 ‘Elever la case,’ on peut aussi, peut-être, l’interpréter comme

‘concevoir,’ les femmes ayant la tâche d’élever les enfants, de les éduquer, de leur offrir les conditions minimes pour subsister. Cela tandis qu’elles doivent travailler afin de subvenir aux besoins de leur famille. Comme Maryse Condé l’observe dans l’interview qu’elle avait accordée à Maria Anagnostopoulou-Hielscher, aux Antilles, ‘les femmes sont trop

483 Richard D.E. Burton, Le roman marron : études sur la littérature martiniquaise contemporaine (Paris: L’Harmattan, 1997) 191. 484 Chamoiseau 221. 187

responsables de la survie économique du foyer,’485 ce que l’auteur, Patrick Chamoiseau, met aussi en évidence par ses choix narratifs.

L’évolution de la femme est limitée par les hommes dans ce roman, qui lui refusent l’accès à la propre parole et au discours de la ville. Ninon, le premier amour d’Esternome, le père de Marie-Sophie, veut ‘descendre’ connaître l’Usine et la ville, mais Esternome le lui interdit, la place de la femme étant au foyer, selon lui. En fait, dans la société patriarcale, les femmes ont été toujours considérées proches de la nature et intégrées dans l’espace domestique,486 incapables par ce fait de comprendre ce qui est extérieur à cet espace. C’est pour cela qu’Esternome est celui censé montrer les merveilles de la ville à Ninon, et lui servir de ‘traducteur’ culturel,487 quand il se décide, finalement, de l’introduire à/dans la ville. Afin de la posséder et de la confiner, Esternome veut lui faire un enfant, mais, apparemment, elle est stérile.488 Ninon va quitter Esternome, suivant un musicien ambulant à Saint-Pierre. Peu de temps après aura lieu l’éruption de la montagne Pelée, qui détruira cette ville de la

Martinique en 1902. Ninon disparaît. La narration n’offre pas d’explication valable à cette disparition, sauf les histoires fantastiques d’Esternome, qui est pétri de douleur. Le lecteur peut entendre en fin de compte qu’elle aurait dû mourir dans le désastre. Mais, en fait, il y a au moins deux façons possibles d’interpréter cette disparition. On peut voir Ninon comme la représentation d’une nouvelle image de la femme, qui sort des catégories prédéfinies et invente son propre contour. Le fait qu’elle est ‘charmée’ par le chant d’un troubadour moderne, la voix de la ville, et quitte son amant, tout comme sa disparition totale en ville, car

485 Maria Anagnostopoulou-Hielscher, ‘Parcours identitaires de la femme antillaise : Un entretien avec Maryse Condé,’ Etudes francophones 14.2 (1999): 72. 486 Sherry Ortner,‘Is Female to Male as Nature is to Culture,’ Women, Culture and Society, ed. Michelle Z. Rosaldo et Louise Lamphere (Stanford: Stanford University Press, 1974) 74. 487 Chamoiseau 140. 488 Chamoiseau 181. 188

Esternome ne la retrouve plus, sont significatifs. Ninon se transforme tout à fait, elle devient autre, quelqu’un qu’Esternome et la tradition patriarcale ne peuvent plus reconnaître et retrouver. On peut aussi voir dans cette disparition la punition pour un comportement immoral selon la même tradition patriarcale.

Un autre fait significatif pour notre étude est que la mère de Marie-Sophie est aveugle, ce qui ne lui permet pas de ‘voir la ville.’ Sa vision sur la ville est d’habitude ce que son partenaire masculin, Esternome, lui en peint. Il a, comme on a déjà observé, la fonction de narrateur de l’espace urbain pour les femmes de sa vie. Il introduit Ninon à la ville et raconte celle qui avait disparu, Saint-Pierre, à Idoménée, puis, dans une mise en abyme du discours de la ville, raconte toutes ses descriptions passées à sa fille, qui, à son tour, recrée une histoire de ce que son père lui avait peint. L’histoire appartient en grande partie à son père, car presque rien ne lui rappelle sa mère que des sensations et des impressions sublimées. Il est le créateur du verbe et d’un peuple. Aussi, celui qui couche par écrit l’histoire de Marie-Sophie est un autre homme, le Marqueur de paroles. Même si l’auteur a l’intention claire de restituer l’importance du rôle de la femme dans la société en général, l’impression finale est que celle-ci ne peut être qu’un outil, qui, dans les mains d’un ouvrier adroit (Esternome, l’Urbaniste, le Marqueur de paroles) peut servir avec succès.

La Belle Créole

Comme je l’ai déjà affirmé, le titre La Belle Créole paraît annoncer, au lecteur occidental du moins, une histoire de femme(s), probablement légère(s). C’est en fait l’histoire du meurtre d’une femme, une Békée, tuée par un Noir guadeloupéen, Dieudonné, par jalousie, crime pour lequel il est jugé non coupable. L’histoire de Dieudonné n’est pas

189

interprétée par ses concitoyens comme une histoire d’amour, mais comme un effet de la colonisation. On peut entendre au cours de l’histoire que le pouvoir de Loraine sur

Dieudonné est lié à sa position sociale dominante, mais celle-ci n’est pas la seule raison. En fait, dans une société où la femme devrait être soumise et effacée, le personnage principal tombe amoureux de celle qui est exactement le contraire de cette image, légère, inconstante, stérile, dominatrice. De plus, elle est âgée et ‘usée,’ comme on le répète dans le récit. L’âge de ce personnage ouvre d’autres perspectives : resté orphelin à un âge assez tendre, Dieudonné est à la recherche d’une figure maternelle, d’un remplacement qui pourrait le faire ressortir de son impasse existentielle, lui offrant un amour désintéressé. Loraine est inconsciemment transformée et érigée du rang de maîtresse, dans les deux sens, à celui de mère. Repoussé par cette mère d’adoption, incestueuse et ingrate, Dieudonné la punit, sans cesser de l’aimer. Son double matricide, parce que, en Loraine, Dieudonné tue aussi sa vraie mère, Marine, qui l’avait quitté trop tôt, sera effacé par son suicide en mer. Il embarque le vieux bateau La Belle

Créole, abandonné à la marina depuis des années, et qui coule, à peine quelques milles dans le large. Il rejoint enfin, sa mère dans la mer. L’utilisation de ces homophones parsemés dans le récit contribue à la création d’une atmosphère ambiguë, qui met en évidence l’importance de la figure maternelle.

Même si on peut retrouver des signes et des symboles utilisés par la théorie féministe dans ses textes, Condé n’est pas féministe, comme elle l’affirme à plusieurs occasions, ‘her concerns are for all human beings, their rights as individuals to self-fullfilment in a world of political corruption and unrest.’489Elle observe néanmoins, dans une interview accordée à

Maria Anagnostopoulou-Hielscher, que les deux sexes devraient partager les rôles et les

489 Charlotte Bruner, David Bruner, ‘Buchi Emecheta and Maryse Condé: Contemporary Writing from Africa and the Caribbean,’ World Literature Today 59 (1985): 10. 190

responsabilités dans la famille, où les enfants sont laissés ‘toujours comme fardeau sur les

épaules de la femme,’490 de la mère. C’est un aspect qui revient dans ce roman. Les hommes sont toujours absents de la vie de leurs enfants. Les mères de Rodrigue et de Dieudonné avaient dû élever seules leurs enfants, l’absence du père et de son autorité menant à leur absence d’insertion sociale en fin de compte, car Dieudonné et Rodrigue, enfants naturels, finissent en prison. Cela, de plus, ne leur apprend rien, et ils continuent le cercle vicieux.

Dieudonné, par exemple, même s’il culpabilise son père pour la mort de sa mère et pour son existence échouée, ne fait rien, une fois père lui-même, pour son fils. Il est, comme tous les hommes peints dans ce roman, individualiste et égoïste. Parce qu’on ne peut pas les changer, les femmes doivent s’entraider. C’est ce qu’Inis, la femme de Benjy, fait. Elle accompagne

Carla, la femme de Boris, à la maternité, son mari étant trop pris avec les problèmes politiques pour s’inquiéter de la santé de sa femme. C’est toujours ce que les prostituées du lakou Ferraille font, accompagnant Ana à l’hôpital. Les problèmes qu’elles ont les rapprochent et on peut identifier une sorte de solidarité à ‘l’espèce’ des personnages féminins.

La narration présente aussi une nouvelle génération de femmes qui ‘ne craint rien, qui fait l’amour à douze ans, qui prend la pilule et se sait l’égale des hommes.’491 On n’apprend pas la nationalité ou la race de ces jeunes femmes, car ce qui importe est qu’elles se sont réapproprié leur corps et leur parole. On n’insiste pas beaucoup sur cette figure moderne de la femme, dans une sorte de réticence qu’on peut voir comme l’effet de l’

éducation de l’auteur et de ses principes.

490Anagnostopoulou-Hielscher 72. 491 Condé 221. 191

Les Antilles sont par excellence le lieu de la créolisation des cultures et des races, alors les personnages féminins de ce roman sont variés. Elles sont tout à fait diverses, différentes, des Blanches (une Italienne qui se marie avec un SDF, Boris, une Allemande-

Américaine, Ana, qui fait un enfant avec Dieudonné), une mulâtresse, Loraine, ancienne beauté et mangeuse d’hommes, des Jamaïcaines, comme Dorisca et sa tante, de vieilles femmes, comme Arbella, des Guadeloupéennes comme Arielle, la femme de Milo, le père naturel de Dieudonné, comme Inis, la femme de Benjy, des femmes de toutes les nuances, et arrivées ici de tous les continents, comme les bobos du lakou Ferraille. N’importe leur condition, leur origine ou leur race, à quelques exceptions, les femmes sont les victimes de l’inconstance des hommes, de leur indifférence, de leur violence. Les femmes souffrent ici dans leurs corps et dans leur âme, mais, à la différence de celles de Xala ou des Honneurs perdus, elles peuvent choisir leur destin. Marine choisit de ne pas rester avec Milo, Carla choisit de se marier avec un SDF, Loraine change d’amants. Elles sont libres, cela dépendant, bien sûr, de leur position sociale, d’organiser leur vie selon leur propre goût et de se rendre compte que les hommes ne sont pas ceux sur qui on peut compter.

Traditions, religion et présence des femmes en ville

L’affirmation que la société patriarcale pousse les femmes dans des moules prédéfinies est déjà devenue un lieu commun, malheureusement cet aspect est encore d’actualité. La religion et les traditions occupent un lieu important dans le maintien et la continuation des aspects de la société patriarcale partout dans le monde. La position de la femme dans une certaine culture est en étroite liaison avec les traditions et la religion, les

192

deux étant souvent interdépendantes. La religion, comme beaucoup d’études le constatent492 contribue, à côté des coutumes traditionnelles, à accorder à la femme une position secondaire. L’Islam tout comme le Christianisme contiennent une idéologie du sexe, qui assigne à la femme des droits et des responsabilités différentes de celles de l’homme. Les femmes musulmanes tout comme celles chrétiennes n’ont pas le droit de détenir des fonctions supérieures dans la communauté religieuse, par exemple. Dans le Christianisme, les femmes et les hommes ont des places bien établies, la femme est mère et épouse en premier lieu, ‘whereas politics and the running of the church belong to the world of men.’493 La vision de la famille est, de ce point de vue, similaire dans l’Islam et le Christianisme. Il y a des différences quand même entre les deux religions de ce point de vue et en général, qu’on ne va pas discuter dans ce travail.

Je souhaite montrer que la religion et les traditions ont un poids important dans la vie des femmes dans les romans choisis. Celles-ci imposent aux femmes des choix que les autres font pour elles, et cela notamment sur le continent, où les traditions sont plus strictes.

Les romans analysés ont comme locus de la diégèse des villes de l’Afrique et des Antilles, auxquelles s’ajoute Belleville, quartier des immigrés de Paris. Xala est un roman dont l’action se passe à Dakar, au Sénégal, Les honneurs perdus nous indique New Bell, une périphérie de

Douala, au Cameroun, puis Belleville, à Paris, Texaco et La Belle Créole choisissent Fort-de-

France, en Martinique et une ville de la Guadeloupe. On rappelle que, au Sénégal, la religion majoritaire, plus de 90% de la population, est l’Islam. Au Cameroun, les religions majoritaires sont autres, les croyances locales et le catholicisme étant embrassés pas un pourcentage égal

492 Roseline C. Onah, ‘Unequal Opportunities and Gender Access to Power in Nigeria,’ African Women and Children: Crisis and Response, ed. Apollo Rwomire (Westport, Connecticut. : Praeger, 2001) 144; Cheryl Johnson-Odim, Margaret Strobel, eds. Expanding the boundaries of women's history : essays on women in the Third World (Bloomington : Indiana University Press, 1992) 94. 493 Onah 144. 193

de la population, 40%, 20% de la population seulement étant de religion musulmane. En

Martinique et en Guadeloupe plus de 85% de la population est catholique.

Ces disparités mettent leur empreinte sur le choix et le traitement discursif des femmes dans les romans choisis. On doit faire l’observation générale que les écrivains choisis sont souvent des porte-parole des femmes dans la société contemporaine, même ceux de sexe masculin. Il y a quand même des différences entre les deux sexes dans la présentation de certains aspects, que je vais mettre en évidence par la suite. Je vais m’occuper de deux aspects importants dans les romans choisis, le mariage arrangé par la famille et le mariage polygamique en ville. Ces aspects sont des caractéristiques des mariages africains, et d’ailleurs on les retrouve seulement dans deux de ces romans, Xala et Les honneurs perdus, les deux des romans africains. La Belle Créole et Texaco ne mettent jamais en scène des femmes qui sont forcées de se marier contre leur volonté. Au contraire, surtout dans le deuxième, les femmes choisissent leur partenaire, et ont quelquefois l’embarras du choix, surtout si elles sont belles, comme dans le cas de Ninon. Les derniers romans présentent surtout des femmes fortes, qui surmontent les obstacles, tout en se solidarisant avec leurs semblables, leurs ‘sœurs.’

Le premier aspect dont je vais parler et qui renforce la position inférieure de la femme en Afrique est le fait que ‘many African marriages are still arranged today.’494 De plus, les femmes sont confiées par leurs familles à leurs époux en échange de biens. Ces biens constituent la dot qui, presque dans toute l’Afrique et sur tous les continents où cette tradition est encore en fonction, confirme le mariage et les droits du mari auprès de sa femme. Il y a des exceptions à cette règle, quand la dot constitue une sorte de revenu

494 Potash 82. 194

indépendant, comme c’est le cas des femmes de Lima, 495 par exemple, et dans certaines parties de l’Afrique. Pourtant, comme on vient d’affirmer, dans la plupart des cas, la dot que les hommes paient pour leur femme ‘has led men to regard their wife as property for which they have paid and the man and his family feel entitled to the physical labour of the wife.’496

Dans les quatre romans on a quelques exemples de mariages arrangés, qui, en fin de compte, échouent : celui de N’Goné de Xala tout comme ceux d’Amila et de Saïda des

Honneurs perdus. Cela constitue une preuve de l’attitude, sinon celle générale, du moins celle des auteurs choisis vis-à-vis de cette question. Ils s’opposent, par le choix de l’évolution de la diégèse, aux mariages arrangés et à l’éducation ‘féminine’ qui transforme la femme en un objet plaisant. On rappelle la célèbre phrase de : ‘on ne naît pas femme, on le devient,’497 citée par Maryse Condé dans une interview. La soumission des femmes et leur acceptation d’un sort imposé, est l’effet d’une éducation différente de celle des hommes.

N’Goné, Amila et Saïda sont toutes élevées afin de subvenir aux besoins de leur famille et de leur époux. N’Goné de Xala se conforme et joue le rôle que sa famille et la société lui assignent jusqu’au bout. La nuit de ses noces, elle attend son mari, en s’offrant.498 Elle va l’attendre, en fait ‘plus de quatre mois’499 avant que le divorce ne soit prononcé. Même la décision de mettre fin à ce mariage n’est pas prise par la jeune mariée, mais par sa famille, par sa mère et sa tante en fait. Les femmes semblent dans ce roman celles qui continuent la tradition patriarcale, en fait, et veillent à ce que ses règles soient respectées. Comme la famille de N’Goné voit la dot se dissiper, car la voiture, le ‘cadeau-mariage’, sera réquisitionnée, le

495 Sandra Dijkstra, ‘Flora Tristan’s Vision of Social Change’, Women Writers and the City (Knoxville : University of Tennessee Press, 1984) 20. 496OMCT, Violence Against Women in Cameroon : A Report to the Committee Against Torture, 127 . 497 Anagnostopoulou-Hielscher 73. 498 Sembène 43. 499 Sembène 156. 195

mariage va se dissiper aussi, tout comme les droits de possession d’El Hadji sur sa nouvelle femme.500Cette dernière est évidemment objectifiée, notamment par le fait de l’échange, matérielle, de biens contre l’accès à son corps.

Un autre mariage arrangé est celui de Saïda des Honneurs perdus. Il échoue avant les noces, à cause, paraît-il, de la malchance de Saïda, en fait parce qu’elle n’a pas les attributs qu’on cherche encore chez les femmes africaines, ce qui justifierait son ‘achat’ par l’intermède de la dot. On rappelle que Saïda est d’origine arabe, et sa famille est musulmane, tout comme celle de N’Goné. Potash affirme que, dans le cas des mariages dans les familles musulmanes notamment, la jeune mariée doit prouver ses qualités à la famille de son mari, et on attend qu’elle soit ‘shy, deferential and hard-working.’501Saïda essaie de le faire, mais ne convainc pas. Elle n’est pas timide et, comme on le verra plus tard, elle n’est pas déférente non plus.

La situation dans Xala est différente, cela en particulier parce qu’El Hadji, le personnage principal, ne semble pas avoir de famille, sauf ses femmes et ses enfants, et on ne nous parle jamais de ses parents. L’auteur crée un personnage assez atypique de ce point de vue, et la troisième femme d’El Hadji ne se range non plus parmi les figures féminines sénégalaises traditionnelles. Le couple en fait ne sert que d’exemple négatif et l’auteur esquisse certaines caractéristiques sans prêter beaucoup d’intérêt à la création d’un personnage absolument vraisemblable.

Un autre cas de mariage arrangé est celui d’Amila de Pontifuis des Honneurs, mariage arrangé par sa tante, avec quelqu’un que Madame Kimoto présente comme ‘un voleur

500 Sembène 82. 501 Potash 78. 196

authentifié,’502un homme laid et vieux, souffrant de strabisme et transpirant excessivement.

La seule chose qui importe, c’est qu’il a les moyens de s’acheter une nouvelle femme, car il fait de ‘folles dépenses’503 afin d’obtenir sa main. On n’apprend rien sur sa religion ou celle d’Amila, mais on nous informe qu’il a ‘autant d’enfants de ses précédentes maîtresses à petits cadeaux qu’un trèfle.’504On ne sait pas s’il est polygame, il est sûr pourtant qu’il pratique la polygynie. Amila voit dans ce mariage une modalité de s’échapper de la sordidité du bidonville, et, en effet, après quelque temps, elle devient autre, ‘délicatement parfumée, habillée de riche, accompagnée d’une flopée de domestiques noires qui portaient son sac ou tenaient son ombrelle.’505 La narratrice introduit, quelques lignes plus loin, des détails sur

Amila : des années plus tard, on apprend la nouvelle de sa mort dans le quartier, sans mentionner la cause.

Un aspect des plus importants qu’on peut noter dans la ville africaine contemporaine est celui du mariage polygamique dans le milieu urbain, qui acquiert des traits spécifiques. Il y a plusieurs études consacrées à ce problème. A.B.Diop montre, dans son étude L’organisation de la famille africaine, que l’augmentation du taux de polygamie dans les zones urbaines est en directe proportion avec la montée des hommes sur l’échelle sociale et professionnelle. On observe donc que

dans les villages et dans les milieux urbains modestes, le mari vit avec ses coépouses dans une concession regroupant toute la famille. Chaque femme dispose d’une ou plusieurs pièces, la cour demeurant une partie commune. Les enfants logent avec leur mère respective, mais passent toute la journée ensemble.506

502 Beyala 92. 503 Beyala 90. 504 Beyala 90. 505 Beyala 95. 506A.B.Diop,’ L’organisation de la famille africaine,’ Dakar en devenir, ed. M.Sankale, L.V.Thomas, et P.Fougeyrollas (Paris : Présence Africaine, 1968) 299-313. 197

Patrick Mérand observe aussi que, dans la pratique de la polygamie aux villages et la même pratique par la population pauvre des villes, par rapport aux citadins aisés, il y a une grande différence : les familles polygamiques des premiers font preuve de cohésion et responsabilité partagée, tandis que celles des derniers tendent vers l’anarchie et l’irresponsabilité. Cet dernier aspect est repris par Vincent Monteil dans son étude sur les pratiques musulmanes à Dakar, qui souligne, en notant les changements intervenus dans les villes, à cause des conditions de vie différentes, qu’il s’agit d’une crise de la famille et du système polygamique, à la suite d’une instabilité conjugale :

La polygamie est, bien entendu, en baisse, dans une grande ville comme Dakar, où il est bien difficile à un fonctionnaire d’entretenir deux ou trois foyers. En pratique, ce qui se passe, c’est plutôt une polygamie successive, facilitée par les divorces hâtifs et l’instabilité conjugale.507

Dans les milieux aisés des grandes villes, il s’agit donc d’une ‘polygamie géographique,’508 que

Naemeka voit comme un euphémisme pour ‘formalized concubinage.’509 Cette polygamie serait en fait une ‘polygamie successive’, terme employé aussi par Monteil, facilitée par une mobilité plus grande, résultat de l’aisance financière. C’est ce que Sembène choisit de représenter, dans Xala. Adja, N’Doyé et N’Goné de Xala sont des victimes de la polygamie géographique. Obioma Naemeka cite Sembène et observe qu’il ‘lends his voice to the exposé of these urbanized variants of polygamy through his depiction of the irresponsible, vagrant, urban polygamist.’510 C’est ce que le texte souligne:

507Vincent Monteil, ‘L’Islam,’Dakar en devenir (Paris : Présence africaine, 1968) 82. 508Patrick Mérand, La vie quotidienne en Afrique noire à travers la littérature africaine (Paris : l’Harmattan, 1980) 88. 509Obioma Nnaemeka, ‘Urban Spaces, Women’s Places: Polygamy as Sign in Mariama Bâ’s Novels’ The Politics of Mothering : Womanhood, Identity, and Resistance in African Literature, ed. Obioma Nnaemeka (London, New York: Routledge, 1997) 174. 510Nnaemeka 175. 198

En ville, les familles étant dispersées, les gosses ont peu de contacts avec leur père. Ce dernier, par son mode d’existence, navigue de maison en maison, de villa en villa, n’est présent que le soir pour le lit. Il n’est donc qu’une source de financement quand il a du travail. Quant à l’éducation des enfants, la mère s’en charge.511

La polygamie comme ‘function of Africanity,’512 tradition africaine, comme l’invoque

El Hadji, est seulement une justification pour infidélité et donjuanisme. En réalité, par le fait d’invoquer cette africanité pour expliquer son comportement il transforme cette même tradition en une excuse et une sorte d’alibi. Un des membres de la Chambre de Commerce, en apprenant la nouvelle du remariage d’El Hadji, demande, d’ailleurs, ironiquement ‘ re-re- remarié…combien de fois?’513 L’acte d’El Hadji est, comme celui de Modou du roman Une si longue lettre, ‘the foolish act of an irresponsible, wayward spouse and sugar daddy that has absolutely nothing to do with the institution of polygamy as it is inscribed both in Islamic law and African culture.’514 Celui-ci est ‘ de jure polygamist […] and a de facto monogamist, ’515 observe Nnaemeka.

La ville offre la possibilité d’accomplissement personnel, mais quelquefois celle-ci vient en contradiction avec les normes morales de la société et donne le coup de grâce aux traditions, comme le même auteur le souligne : ‘affluence in an urban milieu makes such relocations and dislocations possible; it makes possible for rich urbanites to purchase or rent homes for their women on different parts of the city, ’516 ce qui mène à la destruction de la famille traditionnelle, à sa transformation en fin de compte en quelque chose qui n’est ni libérateur pour la femme, ni constructeur pour la société.

511 Sembène 104. 512Naemeka 170. 513 Sembène 9. 514 Nnaemeka 177. 515 Nnaemeka 179. 516 Nnaemeka 179. 199

La commercialisation de l’existence des femmes, de leur travail domestique, autrement non-reconnu comme productif, est évidente, les relations sont transparentes parce que les rapports intersexuels sont visibles. Les notations semblent non-subjectives, quand même on peut identifier la critique souterraine de la présence du système patriarcal dans la ville contemporaine, qu’on voudrait libérée de l’attirail de préjugés et de traditions soumettant la femme à l’esclavage domestique. Dans une société qui ‘sanctifie’ la mère, où la mère ‘ can be allegorized to serve the national purpose, ‘517 comme le souligne Charles

Sougnet, la femme-mère perd sa substance corporelle, devenant l’incarnation d’une idée qui, encore pire, ‘encourage’ sans le vouloir, en acceptant/étant forcée de s’occuper seule de la progéniture, les idéaux viriles de son compagnon masculin. Les femmes représentées dans

Xala, vivant dans la capitale du pays, restent confinées dans l’espace domestique d’où elles ne sortent que pour s’acquitter des devoirs conjugaux ou pour aller au travail. En démarquant la polygamie comme institution et sa mise en pratique dans les villes du Sénégal indépendant,

Ousmane montre comment la subversion de l’institution complique l’existence des femmes. Même la modernité contribue à la marginalisation poussée de la femme, par une

‘masculinisation’ des traditions. La fortune ‘ which the first wife helps to acquire, ’518 parce que les femmes travaillent aussi en dehors du ménage, comme il arrive souvent dans le milieu urbain, sera utilisée contre elle. ‘Sembène makes it clear that El Hadji’s wives suffer from his multiple marriages519et Sembène observe indirectement que l’espace urbain postcolonial reste un vaste territoire masculin. On peut affirmer, avec Aaron Mushengyezi, que, dans Xala et

517 Sougnet 42. 518 Nnaemeka 186. 519Thomas J. Lynn, ‘Politics, Plunder, and Postcolonial Tricksters: Ousmane Sembene’s Xala,’ International Journal of Francophone Studies 6.3 (2003): 190. 200

Les honneurs, ‘both African culture and Islam are portrayed as inhibiting women’s assertiveness, leaving them at the behest of the man’s patriarchal and phallic power.’520

Bordels et prostituées

Un aspect ignoré par la critique littéraire mais important pour notre analyse est le choix de la représentation narrative du bordel et des prostituées dans Les honneurs perdus et dans La Belle Créole, livres écrits par des femmes. Création urbaine par excellence, la maison de prostitution est une ‘institution’ qui vient en contradiction avec les conceptions traditionnelles et moralement ‘pures’ de la société. Chose intéressante et qu’on va exploiter et

étudier de plus près par la suite, on nous fait un portrait assez lumineux de cet établissement dans les deux romans, qu’on peut expliquer par ‘solidarité à l’espèce’ féminine des deux auteurs. Il y a des images de prostituées à travers les autres romans aussi, dans Xala et Texaco, qui le sont par choix ou/et par nécessité, et qui suscitent la sympathie ou la compassion du lecteur. Sembène et Chamoiseau insistent toutefois, indirectement, sur la propension naturelle qui pousse ces femmes à se prostituer, femmes qui tirent profit deux fois de leurs activités, comme on va le montrer plus loin.

Afin d’expliquer la question de la prostitution au Sénégal, au Cameroun, en

Martinique et en Guadeloupe, qui a des implications directes sur la matière romanesque et le choix des personnages, on va expliquer comment cette question est vue en France. La

France, l’ancien ou l’actuel colonisateur, a mis son empreinte sur le système légal et administratif des anciennes colonies. Les lois françaises sont encore en vigueur dans les

DOM, comme la Martinique et la Guadeloupe, ce qui, parmi d’autres aspects, est important pour la façon d’envisager la prostitution dans ces pays.

520 Mushengyezi 48. 201

Dans le cadre légal français, le ‘sexe commercial’ est vu comme une affaire privée, un choix individuel. La France avait ratifié en 1960 la Convention des Nations Unies pour la

STPEPO (‘Suppression of Traffic in Persons and of the Exploitation of the Prostitution of

Others’), après avoir passé la loi Marthe Richard en 1946, qui avait déclaré les ‘maisons closes’, bordels d’état, illégales. Celle qui doit contrôler l’activité des prostituées et des proxénètes est la police, dont les Unités de protection sociale ou ‘les mœurs’ doivent surveiller leurs implication dans ce qui devrait le choix individuel de la prostituée. A côté de ces unités il y a le OCRTEH, l’Office central pour la répression de la traite des êtres humains, créé en 1958, qui a la mission ‘to inform, assist and manage all the police services that are involved in the prevention of pimping, in particular by means of an international information service linked to Interpol and of a database of pimps.’521

La loi Richard avait eu ses effets sur les colonies, mais chaque pays a adopté une politique différente, cela notamment après l’indépendance. Le commerce du sexe est toléré par exemple au Sénégal, tandis qu’il est illégal au Cameroun, selon l’article 343 du Code

Pénal qui proscrit la prostitution. La dernière avait été légalisée au Sénégal en 1969, et le gouvernement la tolère aussi longtemps que chaque prostituée est enregistrée, a plus de 21 ans et se soumet à des examens réguliers de santé. Cette tolérance vient du fait que le Sénégal est le territoire de la migration économique, comme c’est le cas pour plusieurs pays africains, et presque 80% de ces migrants sont de sexe masculin, souvent très loin de leurs familles pour plusieurs mois.

On explique le choix de la prostitution comme profession par le fait qu’elle offre un moyen d’existence aux femmes qui n’ont aucune qualification et qui ne désirent pas travailler

521 Lilian Mathieu, ‘The Debate on Prostitution in France: A Conflict between Abolitionism, Regulation and Prohibition,’ Journal of Contemporary European Studies 12.2 ( 2004): 154. 202

dans des djobs épuisants et mal payés. La majorité des femmes participant dans le commerce des chairs font partie, comme Luis Lara y Pardo l’observe dans son étude sur la prostitution,522 des migrants ruraux, en grande partie sans éducation, qui ont déserté la campagne pour une meilleure vie en ville. Comme Andrew Wood le souligne, 'faced with the dismal prospect of working as domestic servants, laundresses, seamstresses, factory workers, or at some other low-paying job that did not provide a living wage (...)those who sold themselves on the street often did so to supplement their otherwise meager income.'523 A

Belleville, comme on peut le remarquer à la lecture des Honneurs perdus, les femmes qui se prostituent proviennent en grande partie des immigrées qui, comme Saïda, n'ont que les choix dont j’ai parlé ci-dessus, comme autre variante à la prostitution. Souvent illettrées, comme Saïda l'est, elles arrivent, d'une façon ou d'une autre, à vendre leurs corps afin de survivre. Leur espoir est, comme on l’a déjà montré, de se marier et d’avoir une famille, et de pouvoir quitter cette profession.

En France, la prostitution est vue comme incompatible avec 'la dignité et la valeur d'une personne' et comme périclitant 'le bien-être de l'individu, de la famille et de la communauté', sans qualifier la prostitution comme une infraction. Pourtant, l'Etat français

'retains the right to prevent the morally offensive public expression of prostitution, in the form of the offence of soliciting. Secondly, it forbids third parties from profiting from prostitution (pimping).'524 En fait, le proxénétisme est une infraction mineure, et, en tant que telle, elle n'est pas suffisamment renforcée par le système légal actuel. Il est encore plus

522 Luis Lara y Pardo, La prostitución en México (Mexico City et Paris : Librería de la Vda. de Ch. Bouret, 1908). 523 Andrew Wood, récension de Compromised Positions, Prostitution, Public Health, and Gender Politics in Revolutionary Mexico City, par Katherine Elaine Bliss, The American Historical Review 108.1 (2003): 226. 524 Mathieu 154. 203

difficile d'appliquer cette loi dans des conditions normales, car le proxénète n'est pas visible, et celles qui souffrent les conséquences de la loi sont les prostituées elles-mêmes. Le proxénète s’arroge la fonction de protecteur de ses ‘employées’, celui qui facilite l’exercice de leurs activités. C’est le cas des Honneurs perdus, où un des proxénètes de Belleville, Monsieur

Kaba, révèle pourtant son identité et, de plus, se voit comme un accessoire de l'émancipation des femmes.525 Il suggère que les dernières prennent connaissance et possession de leurs corps par son intermède, et que chaque femme est capable de vendre son corps. Ses convictions ne le montrent pas comme un proxénète ordinaire, et il se construit ainsi une place dans la société de consommation, pour laquelle il est un représentant des ventes et non pas un infracteur de droit commun. Sa prise de position pourrait avoir une autre explication, liée à sa fonction de représentant. Il fait de la publicité à sa marchandise, qui va assurer une performance de qualité, vu son apparente liberté d'expression. Et en fait ‘deux hommes succombèrent à leurs suggestions et disparurent à leur suite, derrière le battant des toilettes,’526remarque Saïda. Le dernier mot, envoyant l’acte sexuel au niveau des besoins physiques les plus élémentaires, annule tout argument du discours antérieur, la narratrice transmettant par le choix de ceux-ci son attitude vis-à-vis de cette pratique et de ses acteurs.

Cette attitude n’est pas en fait critique, mais condescendante et compatissante, tout comme celle qui transperce de La Belle Créole. Dans ce dernier roman, celui qui aide Anna, mère d’un enfant naturel, n’est pas le père de cet enfant, qui n’a même pas la curiosité de le voir, mais le groupe de ‘bòbòs’, les prostituées du plus mauvais quartier de la ville, le lakou Ferraille, où

Anna habite. Ce sont elles qui viennent lui rendre visite à l’hôpital, remplaçant la figure paternelle près de cet enfant. Dans Les honneurs, les filles de Madame Kimoto sont aimables,

525 Beyala 329. 526 Beyala 330. 204

innocentes même dans leur désir de se ‘dénicher un époux,’527 tout en offrant aux hommes leurs corps contre argent. La narratrice présente toujours ces personnages avec ironie et humour, sans les critiquer. Madame Kimoto est aussi la seule qui essaie de défendre Saïda, quand son père la bat férocement, lors de son histoire avec Effarouché.528 Celui qui est visé, chaque fois qu’il est question de prostitution et de bordel, c’est le mâle, qui préfère dépenser son argent de cette façon.

On a aussi une autre perspective sur le sujet dans Les honneurs perdus. Saïda fait indirectement la connaissance à Belleville de ‘Ginette la clocharde’529 probablement Blanche, et qui admet avoir été ‘à l’université.’ Elle se prostitue, tout en affirmant son droit à son propre corps, qu’elle objectifie -‘mon derrière, je le rentabilise,’530 dit-elle. Elle n’abandonne pas seulement une carrière, mais aussi une insertion sociale normale, car elle est prostituée et

‘clocharde,’ terme qui est d’habitude associé au libre choix. Ce ‘libre choix’ est en fait un trompe-l’œil car il cache les défauts d’organisation et de structuration d’une société qui ne sait pas accommoder ses membres, et surtout les femmes. Comme le rapport de INSEE de

2003 le montre, en France ‘le taux de chômage reste supérieur à la moyenne chez les jeunes, les non-diplômés, les ouvriers et les femmes.’531 La résolution d’abandonner une carrière est déterminée par plusieurs facteurs, dont les plus importants sont le risque de chômage élevé en France parmi les femmes, même diplômées. Selon le même rapport de INSEE, 6,9% des hommes possesseurs d’un diplôme supérieur sont au chômage, le taux des femmes diplômées dans la même situation étant de 8,3. La narratrice choisit d’illustrer par l’intermède

527 Beyala 86. 528 Beyala 108. 529 Beyala 331. 530 Beyala 331. 531Jean-François Bigot,’ Enquête sur l’emploi,’ INSEE Première, 958, 2004 . 205

de ce personnage une catégorie de femmes qui est victime de la société de consommation.

Celle-ci impose en fait, du moins en partie, un choix qui n’est pas nécessairement évident. La femme, même blanche et parisienne, est soumise aux mêmes rapports de dépendance et de catégorisation partout dans le monde, suggère le texte.

Dans Texaco et Xala les femmes choisissent ce ‘métier,’ elles n’y sont pas tout à fait forcées. Il y a une sorte d’explication sociale de l’occurrence de ce phénomène dans Xala, où le système polygamique d’organisation de la famille adopté en ville est mis en question, à cause de ses déficiences. Pourtant, le choix de la femme qui se prostitue est vu comme personnel, et, de plus, comme biologique, intrinsèque. Même chose dans Texaco, où les femmes qui se prostituent font cela par choix et par plaisir. Le meilleur exemple dans le dernier roman est Osélia, qui est employée dans un bar et se prostitue. Osélia semble prendre plaisir à ses ‘travaux nocturnes,’532 qui la rendent moins disponible à Esternome mais plus accessible aux autres, qui ont les moyens de se la payer. C’est elle qui fait les choix, et pas Esternome, ce qui le rend impuissant et malheureux. Elle partage son corps avec

Esternome, et lui fait la preuve de son professionnalisme une fois,533 ce qui plonge le dernier dans une extase que le narrateur consigne avec beaucoup de fidélité. Elle n’est pas tout à fait nymphomane, mais utilise le sexe à son avantage, tout en tirant le plus de plaisir possible.

C’est aussi un aspect qu’on peut déceler à la lecture de Xala, dans un contexte différent. Au Sénégal le mariage polygamique met les femmes en difficulté financière si leur

époux ne peut pas subvenir aux besoins d’une famille étendue, surtout en ville, où les rapports entre les membres de la famille sont distendus, comme on vient d’observer en haut.

Oumi N’Doyé, la deuxième femme du personnage principal de Xala arrive à se prostituer

532 Chamoiseau 89. 533 Chamoiseau 88. 206

après la faillite d’El Hadji, quelques mois après son troisième mariage. Oumi avait voulu divorcer, à entendre la nouvelle de ce mariage, ce que sa mère lui avait déconseillé de faire, car elle aurait dû se prostituer afin de pouvoir élever ses enfants : ‘Divorcer, pourquoi ? Une femme seule, sans l’assistance d’un homme ne peut que se prostituer pour vivre, faire vivre ses enfants. C’est notre pays qui le veut ainsi. C’est le lot de toutes les femmes.’534 Le texte, tout en acquiesçant les difficultés de la vie des femmes se trouvant dans un mariage polygamique urbain, élimine, par l’intermède du personnage de la mère, tout autre choix. La sortie de la situation de crise que la mère entrevoit est clair et unique, semble-t-il, vu la difficulté d’élever cinq enfants sans posséder de diplôme, comme est le cas d’Oumi. C’est en fait ce qu’elle arrive à faire. El Hadji est ‘réduit à une figuration’ et ne (lui) rend(…) plus visite,’ alors, après avoir cherché du travail sans succès pour un temps, elle connaît ‘d’autres hommes aimant la vie facile. Des hommes sachant rendre les instants fort agréables, moyennant finance.’535 Elle vend ses faveurs, en fait, mais s’en réjouit aussi, comme le narrateur le suggère. Le dernier pourrait choisir cette solution pour son personnage non seulement afin de souligner les déficiences d’organisation de la société urbaine contemporaine, mais aussi pour stigmatiser certaines des femmes sénégalaises qui voient le mariage comme une entreprise profitable au lieu d’ une institution respectable. Le plaisir que le personnage d’Oumi ressent à se prostituer (‘instants fort agréables’) est aussi l’expression de cette critique de la dévalorisation des traditions en ville, dévalorisation qui est aussi une conséquence de la colonisation, qui avait détourné le sens des coutumes.

Cet aspect concernant la prostitution par pur plaisir physique est rarement mis en

évidence par les femmes écrivain. Sauf Madame Kimoto des Honneurs, qui, comme patronne

534 Sembène 59. 535 Sembène 155. 207

de bordel, doit aussi offrir un exemple, les prostituées voient leur métier comme un devoir qu’il faut accomplir, ou comme une voie vers le mariage, pas comme un choix. Il est, bien sûr, pour beaucoup d’entre elles, le moyen le plus facile de se procurer de l’argent, et qui ne demande aucune qualification. Elles ne sont pas moins victimisées par une société où l’acte sexuel devient quelque chose d’automatique et de commercial.

L’écriture de la ville et les femmes

La ville modifie et interrompt les modèles sociaux traditionnels et est un lieu ‘where women are at times able to create some measure of personal emancipation, however limited, from traditional restrictions.’536 Dans l’espace physique de la ville, les femmes sont libérées de leur isolation, et le lieu de rassemblement est la rue fourmillante de la cité, où on passe inaperçu(e). Pourtant, les rapports des femmes avec la culture dans la ville restent encore des rapports problématiques, parce que les femmes ont été exclues, à quelques exceptions, de la vie culturelle en général, comme Squier l’observe:

One reason for the particular significance the city holds for women writers is that, like the novels and the poems in which its image appears, the city is a cultural artifact, and women have always had a problematic relationship with culture itself. Traditionally, women have been excluded from cultural realms, by both biologically based and culturally enforced stereotypes, (…) women’s experience of the city has been mediated by men.537

Une façon de se libérer des femmes et qui offre une sortie de l’objectification du discours masculin est l’écriture. Simone de Beauvoir note, dans le Deuxième sexe, que la plupart des femmes sont ‘complaisantes’ et participent à leur oppression en acceptant le rôle

536 Roger Kurtz, ‘Post-marked Nairobi: Writing the City in Contemporary Kenya,’ The Post-colonial Condition of African Literature, eds. Daniel Gover, John Conteh-Morgan, et Jane Bryce (Trenton, New Jersey: Africa World Press, 2000) 108. 537 Susan Merrill Squier, introduction, Women Writers and the City (Knoxville : University of Tennessee Press, 1984) 4. 208

que la société patriarcale leur offre. Mais cela viendrait d’une ‘mystification’ que cette même société opère sur elles. Cette ‘mystification’ détournerait les sens et ‘infecterait’ le langage, qui ne peut plus être manié par les femmes. Le seul moyen de ‘libérer’ le langage est d’écrire à tout prix, de s’écrire pour s’ouvrir à l’Autre et le rendre perméable à soi-même.

Prendre la parole est plus difficile pour les femmes africaines. La tradition leur interdit souvent de découvrir leur voix. La parole de la femme en Afrique est considérée comme ‘négative et dangereuse, à l’opposé de celle de l’homme, même si (on) lui reconnaît quelque côté positif.’538 On pense souvent qu’elle ‘est congénitalement incapable de contrôler sa parole,’539fait qu’on explique par sa constitution physiologique, l’absence de la pomme d’Adam, qui l’aurait aidée à ‘retenir ses paroles…pour lui laisser le temps de réfléchir.’540

Pour cela, comme Dominique Zahan l’observe dans son étude La dialectique du verbe chez les

Bambara, on pratiquait le tatouage de la bouche, ‘visant à contrôler la parole de la femme.’541

Ce contrôle ne signifiait pas pourtant interdiction et, comme Irène D’Almeida le montre dans l’ouvrage Francophone Women Writers : Destroying the Emptiness of Silence, on peut noter une présence importante des femmes au sein de l’orature africaine, 542dans le cadre spécifique de la littérature orale. Malgré cela, leur apparition dans la littérature écrite est tardive et timide, comme Gallimore l’observe :

La femme africaine a été longtemps absente au sein de la littérature africaine écrite. La littérature francophone de l’Afrique subsaharienne débute vers les années 1920 (date de publication de la plaquette d’Ahmadou Mapaté Diagne, Les trois volontés de Malic); il faudra attendre une cinquantaine d’années pour voir les premières femmes africaines faire réellement leur entrée sur la scène littéraire.543

538 Oger Kaboré, ‘Paroles de femmes’, Journal des Africanistes, 57. 1-2 (1987): 118. 539 Kaboré 118. 540 Kabore 118-119. 541 Rangira Béatrice Gallimore, L’œuvre romanesque de Calixthe Beyala: Le renouveau de l’écriture féminine en Afrique francophone sub-saharienne (Paris : L’Harmattan, 1997) 9. 542 Irène D’Almeida, Francophone Women Writers : Destroying the Emptiness of Silence (Gainesville: University of Florida Press, 1994)179. 543 Gallimore 11. 209

L’image de la femme était utilisée par les auteurs africains de sexe masculin pour promouvoir leur symbole de la féminité qui se conformerait à une certaine idéologie, ‘politique, culturelle ou philosophique.’544 Même les auteurs qui présentent ‘women as victims of patriarchal ideology (…) do not set out to present a critique of this gender dichotomy,’ les écrivains africains ‘who attempted to reimage the precolonial era tended to portray the traditional patriarchal order with women at the margins, as men’s appendages,’ comme Chinua Achebe dans Things Fall Apart (1994) et Wole Soyinka dans The Lion and the Jewel (1962), observe

Aaron Mushengyezy.545 Ils voient leur première mission dans la réécriture de l’histoire, ‘the object of the decolonization movement was primarily getting rid of the colonizer and instituting self-rule with the African (male) elite at the helm of the new political order.’546

Maryse Condé fait des précisions à ce sujet, dans La parole des femmes :

Tout ce qui touche la femme noire est objet de controverse. L’Occident s’est horrifié de sa sujétion à l’homme, s’est apitoyé sur ses ‘mutilations sexuelles’, et s’est voulu l’initiateur de sa libération. A l’opposé, une école d’Africains n’a cessé de célébrer la place considérable qu’elle occupait dans les sociétés traditionnelles, le statut dont elle jouissait et, faisant fi des mythes et de la littérature orale, en est arrivée à une totale idéalisation de son image et de ses fonctions. (…). L’Occident a beau jeu de dénoncer la condition de la femme en Afrique quand il a lui-même contribué à sa dégradation. En effet, quelle que soit la place qui fut la sienne à l’époque pré- coloniale, l’introduction de l’école européenne, française comme anglaise, a porté un coup fatal à cette civilisation de la femme dont parle Alioune Diop. Comme dans un premier temps, cette école était réservée aux garçons, elle a introduit plus qu’un fossé entre ‘lettrés’ et ‘illettrés’, une division radicale entre les deux sexes. 547

La littérature écrite par les femmes est partout dans le monde de date plus récente et en quantité plus réduite que celle écrite par les hommes, ce phénomène n’étant pas caractéristique à l’Afrique ou aux Antilles. Pourtant, en Afrique, il est en étroite relation avec

544 Gallimore 12. 545 Mushengyezy 48. 546 Mushengyezy 48. 547 Maryse Condé, La parole des femmes: Essai sur les romancières des Antilles de langue française (Paris: L’Harmattan, 1993) 3. 210

la colonisation, comme Condé observe. A cela s’ajoute l’attitude des hommes vis-à-vis de l’écriture des femmes, qu’ils considèrent inappropriée, en tout cas subversive et inutile.548

C’est ce que Mariama Bâ mentionnait dans une de ses dernières interviews, se rappelant une visite chez une maison d’édition de Dakar :

Alors j'ai pensé à la réaction de ces messieurs assis autour d'une table commentant le fait de la non remise du manuscrit et se moquant d'une femme. Je me suis mise aussitôt à écrire Une si longue lettre.549

La récupération de l’écriture des femmes est possible surtout en ville, qui permet l’accès de la femme à la culture. Malgré les obstacles qu’on a discutés en haut, ‘the city can provide women with space and cultural tools with which to transcend enforced domestic servitude.’550 L’acte de l’écriture leur permet de se réapproprier l’espace urbain, qu’elles doivent explorer. Cet espace leur offre une possibilité de re-location dans la société, et la ville acquiert une signification spéciale dans l’œuvre des femmes écrivain, comme Maryse Condé et Calixthe Beyala, parce qu’elles ont, comme Squier observe, une relation unique avec l’environnement urbain, ‘whether it is considered as an actual place, as a symbol of culture, or as the nexus of concepts and values determining woman’s place in history and society.’551

La ville est l’espace d’espoir de la femme en général et de celle du Tiers Monde en particulier, lui offrant une indépendance relative et l’accès aux médias et aux maisons d’édition.

Les romans écrits par des femmes contiennent tous, dans le texte ou le subtexte, la critique du système patriarcal, surtout les romans sur la ville. L’espace urbain a des valeurs de transformation et, dans son image littéraire ‘woman confront and challenge the culturally enshrined opposition between domestic, natural, female labor and public, cultural, male

548 Béatrice Didier, Ecriture-femme, 2e édition (Paris: P.U.F., 1991) 11. 549 Alioune Touré Dia, ‘Succès littéraire de Mariama Bâ pour son livre Une si longue lettre’, Amina 84 (1979): 12-14. 550 Squier 5. 551 Squier 4. 211

labor.’552Saïda des Honneurs perdus, par son humour atroce et la ridiculisation permanente des hommes, même si elle se conforme comme jeune femme aux normes établies par les derniers, n’est jamais en position tout à fait ‘féminine’ par rapport à l’espace, elle le réclame pour elle-même, dans une lutte ininterrompue avec tout ce qui s’y oppose. Par sa position de narrateur, elle parle la spatialité et la transforme en narration. Pour les femmes écrivain, ‘this challenge is central to their very survival as writers.’ De plus, ‘in writing [/speaking] about cities, women reveal their response to culture itself: they consider the difficulties they face working in that cultural realm from which their gender has traditionally barred them.’553 En choisissant Saïda, une femme, comme le narrateur ironique, sorte de griote à rebours, de la société camerounaise contemporaine, Beyala transgresse les normes et met en question l’état qu’on appelle normal des choses. Son écriture devrait répondre à un besoin intérieur. Sally J.

Scholz observe dans son article sur Simone de Beauvoir, que l’écriture a un pouvoir libérateur pour les femmes, qui y font donc appel comme à un moyen de transcendance:

Even beyond interpersonal communication and transformative language practices, writing has a political power that might be used on behalf of the oppressed. […] Language and literature [are] fascinating tools with which to struggle for social justice. […] Literary activity is a necessary part of transcendence, […] a possible route to emancipation. […] Transcendence is disclosure of the world which facilitates further disclosure for the self and others, not an activity undertaken in isolated, individual liberty.554

L’écriture de Beyala devient une protestation publique, parce que, même si c’est le résultat d’un effort individuel, par le fait d’être un texte imprimé, qui est mis en circulation, elle va accéder à une audience mondiale. On voit l’écriture de Beyala, et en spécial des textes comme Tu t’appelleras Tanga, comme un manifeste ‘drawing attention to the civil rights of

552 Squier 5. 553 Squier 5. 554 Sally J. Scholz, ‘Writing for Liberation : Simone de Beauvoir and Woman’s Writing’ , Philosophy Today 45.4 (2001): 347. 212

children (..) or [to] the rights of women : socially and economically.’555Beyala est d’ailleurs un auteur controversé, accuse de plagiarisme, comme on vient de le montrer dans l’Introduction. Elle est en fait vue, affirme Hitchcott, comme ‘an exotic consumable in

France,’556 ce dont elle est marquée, et qui se reflète dans sa création des personnages féminins.

Condé est aussi considérée un écrivain qui ‘shocks or scandalizes’557 par le choix de ses sujets, de ses représentations narratives, et surtout par celui de ses personnages féminins, qui essaient de surmonter les limites du confinement domestique et des classifications patriarcales. Dans ses œuvres, ’she portrays black women as the most oppressed, but also as the most active and possessing the potential to change social mores for the better.’558Comme

Hewitt remarque dans le même article, pour Condé, ‘the feminine paradox is implicit, although paramount: it is through female voices that social transformations are most strongly articulated, but it is also through them that the link between past and future is maintained.’559 Ses femmes sont celles qui ‘tissent la saga familiale’ (Paroles de femmes). Elle voit le rôle de la femme dans la société comme devenant de plus en plus important, la femme a chez elle une position déterminante dans le futur de l’humanité.

La littérature urbaine écrite par les femmes est censée ‘show the crime and the sordidness of the contemporary city’ comme l’affirme Christine Wick Sizemore. Mais ces aspects négatifs ‘are balanced by the women’s sense of freedom in the city and their delight

555 Sonja Darlington,’ Calixthe Beyala's Manifesto and Fictional Theory,’ Research in African Literatures 34.2 (2003): 41. 556 Nicki Hitchcott, ‘Calixthe Beyala: Prizes, Plagiarism, and "Authenticity,"’Research in African Literatures 37.1 (2006):105. 557 Leah D. Hewitt, ‘Inventing Antillean Narrative: Maryse Condé and Literary Tradition ,’ STCL 17.1 (1993): 80. 558 Hewitt 82. 559 Hewitt 80. 213

and fascination with the variety of the city.’560 Condé et Beyala de même, peignent une ville ou une banlieue en état de décomposition, que les autorités, représentées en leur totalité par des hommes, laissent se délabrer sans intervenir. Dans une société en crise, les femmes sont celles qui continuent de mener une lutte acharnée pour leur bien-être et celui de leur famille.

Les hommes dans La Belle Créole luttent pour des principes, des idées auxquelles ils ne croient même pas. Benjy, tout en encourageant les gens de continuer la grève qui ravage

Port-Mahault, qui signifie, entre autres, accepter l’absence d’électricité, a un groupe

électrogène. Boris, militant pour les droits de l’homme, ignore les problèmes immédiats de ses proches. Dans Les honneurs, les hommes ne se préoccupent que de la satisfaction des plaisirs corporels, tout le reste étant laissé à la charge de la femme. Contrairement à l’affirmation de Sizemore, Condé et Beyala ne présentent pas leur fascination vis-à-vis de la ville comme espace de la liberté, parce que cette liberté est encore différemment vécue par les femmes en Afrique et aux Antilles, selon leur condition sociale, familiale et religieuse.

Pourtant, la ville est entrevue dans La Belle comme un espace d’espoir, et surtout par l’intermède des enfants : Clara et Anna deviennent mères. A la fin du roman, aussi, la ville recommence à vivre, une fois les coupables, Benjy, Boris, Dieudonné, les hommes, punis.

On peut observer la même chose dans Les honneurs, mais à Paris : Saïda se réconcilie avec son corps, en surmontant son aliénation.

560 Christine Wick Sizemore, A Female Vision of the City (Knoxville: The University of Tennessee Press, 1989) 20. 214

Un avenir urbain

La ville en général, observe Simmel, ‘assures the individual of a type and a degree of personal freedom to which there is no analogy in other circumstances,’561 l’individu y est ‘free in contrast with the trivialities and prejudices which bind the small town person.’562 Il y acquiert ‘a [great] freedom of movement…a peculiarity and individuality to which the division of labor in groups, which have become larger, gives both occasion and necessity.’563La ville suppose le respect des règles, sans tenir compte du sexe, offrant ainsi à la femme une sortie du système de catégories mis au point par la société patriarcale. Dans la ville, la femme n’est pas définie, du moins pas totalement, par ‘the limiting associations of the female with nature and by a prescribed role […] in farms and small-town life.’564 La vie urbaine libère la femme du milieu où elle avait été confinée et lui permet d’avoir plus de contrôle sur son corps et son discours, tout comme une plus grande autonomie sociale. Elle peut se construire une certaine indépendance économique par rapport à la famille de provenance, ce qui lui permet d’affaiblir les liens familiaux. En ville, le rôle de la femme- mère commence à disparaître, car elle n’est plus définie par sa fonction reproductrice, elle se permet ou doit renoncer à la maternité afin de préserver son emploi ou en trouver un. Pour beaucoup de femmes, c’est une limitation qu’elles sont prêtes à payer pour la liberté de mouvement que cela signifie. Par conséquent, la citadine est un symbole de l’érosion de la patriarchie, 565 et la ville est son moyen de libération.

561 Georg Simmel, ‘The Metropolis and Mental Life,’ Metropolis: Center and Symbol of Our Time, ed. Philip Kasinitz (NY: NY University Press, 1995) 38. 562 Simmel 40. 563 Simmel 38. 564 Sizemore 20. 565 Varma 34. 215

Conclusion

La littérature postcoloniale englobe, de plus en plus, dans sa substance discursive la sémiotique de l’urbanité et les aspects contradictoires générés par l’influence toujours ressentie de la métropole, comme une conséquence évidente du développement urbain incessant et du transfert de population partant du milieu rural. Comme on vient de l’observer, l’urbanisation est un des phénomènes sociaux les plus importants en Afrique, et, conséquemment, l'espace urbain, dans tous ses aspects, géographique, social, architectural et culturel, occupe une place importante dans l'économie du discours littéraire, et en spécial dans le roman. Comme on a noté plusieurs fois dans ce travail, le roman est le genre qui a le plus à offrir à la représentation de la ville et sa complexité est similaire à celle de la ville.

Roman et ville sont tous les deux des organismes définies par leur étendue physique et le système intriqué de hiérarchies et d'interdépendances qui les gouverne. Le roman par excellence est celui qui rend sensible non seulement l’apparence de la ville mais aussi son contenu.566 Le potentiel du roman réaliste surtout, qui est capable de refléter toute une série de questions, personnelles et collectives, politiques et sociales, locales ou nationales, est comparable à celui de la ville, qui abrite une grande diversité de gens et d’activités.

La ville est représentée dans presque tous le romans francophones africains et antillais écrits après 1950, car, comme on a déjà montré, les écrivains sont, dans la plupart des cas, des citadins, nés ou vivant en ville. Les écrivains choisis, Sembène, Beyala, Condé et

566 Tadié 125. 216

Chamoiseau sont eux-mêmes des habitants des grandes villes ou des capitales de leurs pays ou des pays d'adoption. Cette appartenance physique et psychique à la ville joue un rôle important dans leurs choix créatifs. Les écrivains s'intéressent à représenter les aspects contrastants de la ville et de ses habitants, qui ne sont pas difficiles à trouver dans un conglomérat urbain qui continue d'augmenter rapidement. Les villes que ces écrivains choisissent comme cadre de l'action sont des villes de l'Afrique et des Antilles, avec l'addition de la métropole, Paris, dans le cas des Honneurs perdus. Leurs regards se dirigent vers les centres urbains mais contemplent surtout la misère des périphéries. La banlieue occupe un lieu important dans le discours, car, dans le territoire postcolonial, elle est la preuve vivante de la crise du système social, dont les écrivains se préoccupent en particulier. On va rappeler que cette crise en Afrique et aux Antilles est vue comme étant liée à la colonisation, qui est une des causes qui ont mené à la situation spéciale des villes dans cette partie du monde. En

Martinique et en Guadeloupe, cette situation est générée par le fait que l’économie est centrée en grande partie à la fin du XIXe siècle sur l’exploitation de la canne à sucre,

économie unilatérale et dépendante du marché d’exportation, les villes de la région étant structurées, comme le personnage de l’Urbaniste le note dans Texaco, par ‘les nécessités militaires et par l’import-export.’567 L’organisation économique des états africains est plus complexe, mais se ressent de la même organisation coloniale, qui l’avait orientée vers l’exploitation de la production agricole interne pour l’exportation. Les villes représentées, antillaises ou africaines, Fort-de-France, Saint Pierre, Douala et Dakar subissent au XXe siècle ‘l’onde de choc d’un désastre agricole,’568 la désertion des campagnes, qui vient de pair

567 Chamoiseau 300. 568 Chamoiseau 300. 217

avec la détérioration du climat. Dans cette période de crise et d’inflation, la solution paraît se trouver ailleurs, en ville. Au Sénégal, par exemple,

les populations rurales, largement majoritaires, et survivant en économie de subsistance n’ont que l’exode comme espoir d’amélioration de leur sort. Avec leur arrivée massive dans les espaces urbains, les périphéries des grandes villes se développent sur la base d’activités incontrôlables et non réglementées.569

La désertion des campagnes mène donc au développement chaotique des villes, dont les périphéries deviennent des ‘protubérances douteuses : banlieues, ensembles résidentiels ou complexes industriels, bourgades satellites,’570 un grave problème avec lequel sont confrontés tous les pays du Tiers Monde. Cette situation fait que les écrivains s’intéressent en particulier

à la crise des villes, qui ressort de chacun des romans étudiés, Xala (1973) d’ Ousmane

Sembène, Texaco (1992) de Patrick Chamoiseau, Les honneurs perdus (1996) de Calixthe Beyala, et La Belle Créole (2001) de Maryse Condé, comme on vient d’observer. A côté de cela, il y a d’autres aspects, caractéristiques à la ville en général, qui trouvent leur représentation narrative correspondante dans l'économie du roman, comme création littéraire. Ces rapports dominent la structure de la ville et se reflètent dans les choix que les auteurs font au niveau discursif.

La reconfiguration de l’espace qui se produit dans les territoires postcoloniaux est révélatrice pour la transformation de la subjectivité, cette dernière étant continuellement modifiée par la géographie extérieure où elle se fixe et évolue et, à son tour, la métamorphose, la reterritorialise, afin de convenir à ses propres projections et désirs. La subjectivité urbaine, tout comme l’espace urbain, se reconfigure/est reconfigurée de manière continue, à cause de la mobilité permanente des réseaux et des points de focalisation. La littérature, tout en ‘représentant’ l’espace urbain, l’altère et le déforme, en sélectionnant les

569 Momar-Coumba Diop, ed., La société sénégalaise entre le local et le global (Paris: Khartala, 2002) 39. 570 Lefebvre 11. 218

images qui conviennent le mieux à l’écrivain, au lecteur, au milieu dont il est le produit et qui a ses ‘horizons d’attente’ bien en place et bien délimités. La littérature donne une voix aux

‘silences’ architecturaux des villes et fait passer la cité du monde de la fonction à celui du sens.

Comme je l’ai évoqué précédemment, l’objectif général de ma thèse est l’analyse de quelques aspects de la représentation de la ville dans les quatre romans qu’on vient d’énumérer. J’ai essayé d’analyser comment les écrivains choisis recréent la géographie urbaine, quelles sont les coordonnées suivies, et quel est le résultat final. J’ai tenté d’adresser le traitement discursif de la ville comme un espace de l’espoir ou une dystopie. Ensuite, je me suis évertuée à identifier les structures urbaines et les réseaux territoriaux dans le texte littéraire, en montrant comment cet effet de ‘spatialisation’ est obtenu, par quels procédés littéraires et en quel but, autre que esthétique. J’ai abordé, dans le dernier chapitre, la question de la position de la femme en ville. Je suis loin d’épuiser pourtant tous les thèmes qui pourraient être explorés dans les romans choisis. Je suis sûre que, vu la complexité de ces romans, ils pourront être le sujet d’autres travaux critiques, qui vont trouver d’autres significations intéressantes, enrichissantes.

Un autre problème important est la position du critique vis-à-vis de l’objet étudié.

Même si mes origines ne sont pas occidentales, ma formation professionnelle est surtout française. Cela ne devrait pas empêcher ma compréhension du texte littéraire étranger, mais la nuancera, ce qui n’est pas toujours considéré appauvrissant. David Murphy, dans son article ‘Africans Filming Africa’ affirmait que

the Western critic will always display some degree of ‘ethnocentrism,’ and this must be taken into account when appraising his/her work, but it should in no way be used to disqualify such work (…)an outsider’s view of a culture can be deeply enriching

219

for both parties (…).Attempts to understand ‘others’ must be accompanied by a recognition of our own cultural specificity. 571

Il cite après Mikhaīl Bakhtine et sa conception de la compréhension créative, citation qui est adéquate à ma position, et qui complète l’idée précédente:

Creative understanding does not renounce itself, its own place and time, its own culture; and it forgets nothing. In order to understand, it is immensely important for the person who understands to be located outside the object of his/her creative understanding – in time, in space, in culture. In the realm of culture, outsideness is a most powerful factor in understanding … We raise new questions for a foreign culture, ones that it did not raise for itself; we seek answers to our own questions in it; and the foreign culture responds to us by revealing to us its new aspects and new semantic depths. Without one’s own questions one cannot creatively understand anything other or foreign.572

J’espère que ma compréhension de l’objet d’analyse va apporter quelque chose de nouveau à cet objet, une perspective originale qui ne va pas restreindre les sens mais va leur permettre de s’épanouir. Linda Alcoff se demande si parler pour les autres est ‘arrogant, vain, unethical, and politically illegitimate’573. Dans mon opinion, si le discours critique se constitue en commentaire qui vient ajouter au texte, comme une glose qui enrichit le manuscrit, on ne saurait ne pas remarquer la nécessité de celui-ci. Toute création littéraire doit être ‘parlée’ afin de survivre. On se propose donc d’être le griot de ces créateurs remarquables qui sont

Sembène, Condé, Chamoiseau et Beyala, de leurs ouvres et de leur cultures.

571 David Murphy, ‘Africans Filming Africa,’, Journal of African Cultural Studies 13. 2 (2000): 246. 572 Cité dans Paul Willemen, ‘The Third Cinema question: notes and reflections,’ Questions of Third Cinema, ed. Jim Pines , Paul Willemen (London: British Film Institute, 1989) 26. 573 Linda Alcoff, ‘The Problem of Speaking for Others,’ Who can Speak ?Authority and Critical Identity, ed. Judith Roof, Robin Wiegman (Urbana: Univ. of Illinois Press, 1995)16.

220

BIBLIOGRAPHIE

Sources primaires

Beyala, Calixthe. Les honneurs perdus. Paris: Albin Michel, 1996.

Chamoiseau, Patrick. Texaco. Paris: Gallimard, 1992.

Condé, Maryse. La Belle Créole. Paris: Mercure de France, 2001.

Sembène, Ousmane. Xala. Paris: Éditions Présence Africaine, 1973.

Sources secondaires

Abu-Lughod, J.‘Tale of two cities - The origins of modern Cairo.’ Comparative Studies in Society and History 7, 1965, 429-457.

Alcoff, Linda. ‘The Problem of Speaking for Others.’ Who can Speak ?Authority and Critical Identity. Ed. Judith Roof, Robin Wiegman. Urbana: Univ. of Illinois Press, 1995.

Almeida, Irène de. Francophone Women Writers : Destroying the Emptiness of Silence. Gainesville: University of Florida Press, 1994.

Anagnostopoulou-Hielscher, Maria. ‘Parcours identitaires de la femme antillaise : Un entretien avec Maryse Condé,’ Etudes francophones 14.2 1999 67-81.

Appadurai, Arjun. ’Disjuncture and Difference in the Global Cultural Economy.’ Colonial Discourse and Post-colonial theory: A Reader. Eds. Patrick Williams, Laura Chrisman. New York: Columbia University Press, 1994.

Araujo, Nara. ‘The contribution of women's writing to the literature and intellectual achievements of the Caribbean.’ Journal of Black Studies 25. 2 (1994): 217-231.

Ashcroft, Bill, Griffiths, Gareth and Helen Tiffin. Eds. The Empire Writes Back: Theory and Practice in Post-colonial Literatures. London, New York: Routledge, 2002.

221

Asomani-Boateng, Raymond. ‘Urban cultivation in Accra: an examination of the nature, practices, problems, potentials and urban planning implications.’ Habitat International 26.4 (2002): 591-608.

Bakthine, Mikhaïl. Esthétique et théorie du roman. Paris: Gallimard, 1987.

Bal, Mieke. Narratology: Introduction to the Theory of Narrative. Toronto: University of Toronto Press, 1997.

Bamyeh, Mohammed A. ‘The New Imperialism: Six Theses.’ Social Text 18 (2000): 6-8.

Barker, Gary, Knaul, Felicia, Cassaniga Neide et Schrader, Anita. Urban girls. Intermediate Technology Publications, 2000.

Barthes, Roland. ‘Introduction to the Structural Analysis of Narratives.’ Image-Music- Text. A Barthes Reader. Ed. Susan Sontag. Hill & Wang, 1982.

Baudin, Gérard. ‘ Identités et territoires.’ Cités ou citadelles. Ed. Yvette Marin. Paris: Annales Littéraires de l’Université de Besançon, 1995.

Beauvoir, Simone de. Le deuxième sexe. Paris: Gallimard, 1981.

Benjamin, Walter. ‘The Storyteller,’ Illuminations, New York: Schocken Books, 1978.

Bernabé, Jean, Chamoiseau, Patrick et Confiant, Raphaël. Eloge de la Créolité. Paris : Gallimard, 1993.

Beyala, Calixthe et Maguysama, Calixthe Beyala : Ecrivain, grand Prix du Roman de l’Académie, Causes, Juin 2006 .

Bhabha, Homi. ‘DissemiNation: Time, Narrative and the Margins of the Modern Nation.’ Nation and Narration. London: Routledge, 1993.

Bigot, Jean-François.’ Enquête sur l’emploi,’ INSEE Première, 958, 2004 .

Black, Jan Knippers. Recension de Development and Underdevelopment: The Political Economy of Inequality, eds. Mitchell A. Seligson and John T. Passé-Smith, Studies in Comparative International Development 29.3 (1994): 86-87.

Blanchard, Marc Eli. In Search of the City. Saratoga: Anma Libri, 1985.

Bloch, Ernst. The Principle of Hope. Cambridge, Massachusetts: The MIT Press, 1986.

---. The Utopian Function of Art and Literature: Selected Essays by Ernst Bloch, trans. J. Zipes et F. Mecklenburg . Cambridge, Massachussets: MIT Press, 1988.

222

Booker, M. Keith. Dystopian literature: a theory and research guide. Westport, Connecticut: Greenwood Press, 1994.

---. The Dystopian impulse in modern literature: fiction as social criticism. Westport, Connecticut: Greenwood Press, 1994.

Bradbury, Malcolm. ‘The Cities of modernism.’ Modernism. Eds. Malcolm Bradbury and James McFarlane. Harmondsworth: Penguin Books, 1976.

Brooker, Peter. Modernity and Metropolis: writing, film, and urban formations. Basingstoke, Hampshire; New York: Palgrave, 2002.

Bruner, Charlotte, Bruner, David. ‘Buchi Emecheta and Maryse Condé: Contemporary Writing from Africa and the Caribbean.’ World Literature Today 59 (1985): 9-13.

Burton, Richard D.E. Le roman marron : études sur la littérature martiniquaise contemporaine. Paris: L’Harmattan, 1997.

Cardoso, Fernando Henrique et Faletto, Enzo. Dependency and Development in Latin America. Berkeley: University of California Press, 1979.

Caws, Mary Ann. Ed.City Images: Perspectives from Literature, Philosophy and Film. New York: Gordon and Breach, 1991.

Cazenave, Odile. ‘Calixthe Beyala's Parisian Novels: an Example of Globalization and Transculturation in French.’ Journal of the Twentieth-Century/Contemporary French Studies 4.1 (2000): 119-128.

Center for Reproductive Rights. ‘Women of the World : Laws and Policies Affecting Their Reproductive Rights-Francophone Africa,’ 2000, 80 .

Certeau, Michel de. L’invention du quotidien. Avec Luce Giard et Pierre Mayol. Paris: Gallimard, 1994.

Chemain, Roger. La ville dans le roman africain. Paris: L’Harmattan, 1981.

Chevrier, Jacques, Traoré, El Hadj Amadou Tidiane. Littérature africaine: Histoire et grands thèmes. Paris: Hatier, 1987.

Chrisman, Laura. Postcolonial Contraventions: Cultural Readings of Race, Imperialism and Transnationalism. Manchester Univ. Press, 2003.

223

Clemencia, J. ‘A Curaçao Woman and her Male Critics (Towards a Feminist Caribbean Theory in Curaçao).’ diss. Second International Conference of Caribbean Women Writers. Trinidad-Tobago, Avril 1990.

Clifford, James. The Predicament of Culture. Cambridge, Massachusetts: Harvard University Press, 1988. Cohn, Dorrit. The Distinction of Fiction. Baltimore, MD: Johns Hopkins University Press, 1999.

---. Transparent Minds: Narrative Modes for Presenting Consciousness in Fiction. Princeton, NJ: Princeton University Press, 1978.

Collignon, René. ‘La lutte des pouvoirs publics contre les ‘encombrements humains’ à Dakar,’ Revue canadienne des études africaines 18. 3 (1984) : 573-582.

Collins-Sibley, Michelle. Recension de Colonial Discourse and Post-colonial Theory : A Reader, eds. Patrick Williams et Laura Chrisman, Black Scholar, Black World Foundation, 25.3 (1995): 48-50.

Condé, Maryse. La parole des femmes: Essai sur les romancières des Antilles de langue française. Paris: L’Harmattan, 1993.

Copnall, James.‘Globalization is a Type of Fraud,’ New African 395 (2001): 40-42.

Coquery-Vidrovitch, Catherine. Ed. Histoire africaine du XXe siècle. Sociétés-Villes- Cultures. Paris: L’Harmattan, 1993.

---. Histoire des villes d’Afrique noire. Des origines à la colonisation. Paris: Albin Michel, 1993.

Coquery-Vidrovitch, Catherine, d’Almeida-Topor, Hélène et Sénéchal, Jacques. Eds. Interdépendances villes-campagnes en Afrique: Mobilité des hommes, circulation des biens et diffusion des modèles depuis les indépendances. Paris: L’Harmattan, 1996.

Contour, Solange. Fort-de-France au début du siècle. Paris: L’Harmattan, 1994.

Cottenet-Hage, Madeleine et Moudileno, Lydie. Eds. Maryse Condé: une nomade inconvenante. Jarry, Guadeloupe: Ibis Rouge, 2002.

Coursil Jacques.’ La Belle Créole de Maryse Condé, un art d'écriture’. The Romanic Review. 94.3/4 (2003): 345-359.

Darlington, Sonja.’ Calixthe Beyala's Manifesto and Fictional Theory.’ Research in African Literatures 34.2 (2003): 41-53.

224

Dash, J. Michael. ‘Psychology, Creolization and Hybridization.’ New National and Post- colonial Literatures: An Introduction. Ed. Bruce King, Oxford: Clarendon Press, 1996.

Dehon, Claire. Le réalisme africain. Le roman francophone en Afrique Subsaharienne. Paris: L’Harmattan, 2002.

Didier, Béatrice. Ecriture-femme. 2e edition. Paris: P.U.F., 1991.

Dijkstra, Sandra. ‘Flora Tristan’s Vision of Social Change.’ Women Writers and the City. Knoxville : University of Tennessee Press, 1984.

Diop, A.B.’ L’organisation de la famille africaine.’ Dakar en devenir. Ed. M.Sankale, L.V.Thomas, et P.Fougeyrollas. Paris : Présence Africaine, 1968, 299-313.

Diop, Momar-Coumba.Ed. La société sénégalaise entre le local et le global. Paris: Khartala, 2002.

---. Le Sénégal contemporain. Paris: Khartala, 2002.

Fanon, Frantz. Les damnés de la terre. Paris: F. Maspero, 1961.

---. Peau noire, masques blancs. Paris: Seuil, 1952.

---. Pour la révolution africaine; écrits politiques. Cahiers libres 53-54, Paris: Maspero, 1964.

Festa-McCormick, Diana. The City as Catalyst: A Study of Ten Novels. Cranbury, New Jersey: Associated University Presses, 1979.

Franco, Jean. ‘Beyond Ethnocentrism: Gender, Power and the Third-World Intelligentsia.’ Colonial Discourse and Post-Colonial Theory: A Reader. Eds. Patrick Williams et Laura Chrisman. New York: Columbia University Press, 1994.

Frank, Andre Gunder. ‘The Underdevelopment of Development.’ The Underdevelopment of Development. Eds. Sing C. Chew et Robert A. Denemark. A Thousand Oaks: Sage Publications, 1996.

Fuchs, Roland J. Ed. Mega-city growth and the future. Tokyo, New York: United Nations University Press, 1994.

Gallimore, Rangira Béatrice. L’œuvre romanesque de Calixthe Beyala : Le renouveau de l’écriture féminine en Afrique francophone sub-saharienne. Paris: Editions l’Harmattan, 1997.

Galtung, Johan. ‘A Structural Theory of Imperialism’. Journal of Peace Research, 1971.

225

Gandhi, Leela. Postcolonial Theory: A Critical Introduction. New York: Columbia University Press, 1998.

Ganim, John M. ‘Cities of Words: Recent Studies on Urbanism and Literature,’ Modern Language Quarterly 63. 3 (2002) :365-383.

Genette, Gérard. Figures III. Paris: Seuil, 1966.

---. Narrative Discourse: An Essay in Method. Trans. J.E. Lewin. Ithaca, N.Y.: Cornell University Press, 1980.

Germani, Gino. Ed. Modernization, urbanization, and the urban crisis. Boston: Little, Brown, 1973.

Gibbal, J-M. Citadins et villageois dans la ville africaine. Grenoble: Maspero, 1974.

Giguère, Ronald Gérard. Écrivains noirs d’Afrique et des Antilles. American University Studies, Lang: New York, 1997.

Glissant, Édouard . Le discours antillais. Paris: Seuil, 1981.

---. Poétique de la relation. Paris: Gallimard, 1990.

Green, Mary Jean et al. Eds. Postcolonial Subjects: Francophone Women Writers. Minneapolis: University of Minnesota Press, 1996.

Goldmann, Lucien. ‘Introduction aux problèmes d’une sociologie du roman.’ Pour une sociologie du roman. Paris: Gallimard, 1964.

Gros, Jean Germain. Ed. Cameroon: Politics and Society in Critical Perspectives. Lanham: University Press of America, 2003.

Gugler, Josef. ‘African Writing Projected onto the Screen: Sambizanga, Xala, and Kongi's Harvest.’ African Studies Review 42.1 (1999) : 79-105.

Gugler, Josef, Diop, Omar Cherif. ‘Ousmane Sembène’s Xala: The Novel, the Film and Their Audiences.’ Research in African Literatures 29:2 (1998) : 147-159.

Hall, Stuart. ‘Cultural identity and Diaspora.’ Colonial Discourse and Post-colonial theory: A Reader. Eds. Patrick Williams, Laura Chrisman. New York: Columbia University Press, 1994.

Hamon, Philippe. Du descriptif. Paris: Hachette supérieur, 1993.

Hanna, William J., Hanna, Judith, L. Urban Dynamics in Black Africa: An Interdisciplinary Approach. New York: Aldine Publishing Company, 1981.

226

Harvey, David. Social Justice and the City. London: Richard Clay Ltd., 1973.

---. Consciousness and the Urban Experience. Baltimore, Maryland: The John Hopkins University Press, 1985.

Haynes, Jonathan. Recension de ‘Sembene : Imagining Alternatives in Film and Fiction,’ par David Murphy, African Affairs 101.405 (2002):645-651.

Heinz, Teresa L. ‘From Civil Rights to Environmental Rights: Constructions of Race, Community, and Identity in Three African American Newspapers' Coverage of the Environmental Justice Movement’ Journal of Communication Inquiry 29.1(2005): 47-48.

Herndon, Gerise. ‘Gender Construction and Neocolonialism’. World Literature Today, 67 (1993 ) 731-6.

Hewitt, Leah D. ‘Inventing Antillean Narrative: Maryse Condé and Literary Tradition’. STCL17.1 (1993): 79-96.

Higgins, Ellie .‘Urban Apprenticeships and Senegalese Narratives of Development: Mansour Sora Wade's Picc Mi and Djibril Diop Mambety's La petite vendeuse de Soleil,’ Research in African Literatures 33.4 (2002): 54-69.

Higginson, Pim. ‘Of Dogs and Men: La Belle Créole and the Global Subject.’ Romanic Review 94. 3-4 (2003): 291-307.

Hitchcott, Nicki. ‘Calixthe Beyala: Prizes, Plagiarism, and ‘Authenticity,’’ Research in African Literatures 37.1 (2006): 100-9.

Huxley, Margo. Recension de Discrimination by design, par Leslie Kanes Weisman Women's Studies International Forum 19.4 (1996): 474-6.

Irigaray, Luce. Speculum of the Other Woman. Ithaca, NY: Cornell University Press, 1985.

---. This Sex Which is Not One. Ithaca, NY: Cornell University Press, 1985.

Issasayegh, Daniele. Recension de ‘Normes linguistiques et écriture africaine chez Ousmane Sembène,’ par Anthère Nzabatsinda, Letters in Canada 73. 1 (2003/2004) : 626-8.

Jameson, Fredric. ‘Third-World Literature in the Era of Multinational Capitalism.’ The Ideologies of Theory. Essays 1971-1986, Vol. 2, Syntax of History.

227

Jaye, Michael C., Watts, Ann Chalmers. Eds. Literature and the Urban Experience: Essays on the City and Literature. New Brunswick, New Jersey: Rutgers University Press, 1981.

Johnson-Odim, Cheryl, Strobel, Margaret. Eds. Expanding the boundaries of women's history : essays on women in the Third World. Bloomington : Indiana University Press, 1992

Kaboré, Oger. ‘Paroles de femmes.’ Journal des Africanistes. 57. 1-2 (1987): 118.

Kasinitz, Philip. ‘Introduction.’ Metropolis: Center and Symbol of Our Times. Ed. Philip Kasinitz, NY: NY University Press, 1995.

Kennedy, Catherine et Fitzpatrick, Suzanne.‘Begging, Rough Sleeping and Social Exclusion : Implications for Social Policy.’ Urban Studies 38.11 (2001): 2001-2016.

Kennedy, Liam. Race and Urban Space in Contemporary American Culture. Edinburgh: Edinburgh University Press, 2000.

Kesteloot, Lylian. Histoire de la littérature négro-africaine. Paris: Karthala, 2001.

King, Adèle. Recension des Honneurs perdus, par Calixthe Beyala, World Literature Today 71.3 (1997): 633.

---. ‘Two Caribbean Women Go to Africa: Maryse Condé’s Hérémakhonon and Warner- Vieyra’s Juletane’. College Literature, Vol. 18 Issue 3, Oct. 1991, 96-105.

King, Anthony D. Urbanism, Colonialism and the World Economy. Routledge: New York, 1990.

Kurtz, Roger. ‘Post-marked Nairobi: Writing the City in Contemporary Kenya.’ The Post- colonial Condition of African Literature. Eds. Daniel Gover, John Conteh-Morgan, et Jane Bryce. Trenton, New Jersey: Africa World Press, 2000.

Lara y Pardo, Luis. La prostitución en México. Mexico City et Paris : Librería de la Vda. de Ch. Bouret, 1908.

Lefebvre, Henri. La révolution urbaine. Paris : Gallimard, 1970.

Lehan, Richard. The City in Literature: An Intellectual and Cultural History. Berkeley and Los Angeles: University of California Press, 1998.

Leiner, Jacqueline. Imaginaire-Langage-Identité culturelle-Négritude, Günter Narr Verlag: Tübingen, 1980.

228

Lemelle, Sidney J., Kelley, Robin D.G. Eds. Imagining Home: Class, culture and nationalism in the African Diaspora. London; New York: Verso, 1994.

Levrault, Léon. Le roman des origines à nos jours. Paris: Mellottée, 1959.

Lionnet, Françoise. ‘Evading the subject: Narration and the City in Ananda Devi’s Rue la Poudrière.’ Postcolonial Representations. Ithaca and London: Cornell University Press, 1995.

Lionnet, Françoise, Nnaemeka, Obioma, Perry, Susan H., Schenck, Celeste. ‘Development Cultures: New Environments, New Realities, New Strategies.’ Signs 29.2 (2004).

La littérature africaine francophone: 200 suggestions de lecture. Lausanne: Bibliothèque cantonale et universitaire, 1991.

Loichot, Valérie. ‘Fort-de-France : Pratiques textuelles et corporelles d’une ville coloniale'. French Cultural Studies 15.1 (2004): 48-60.

Lloyd, Peter. Slums of Hope? Shanty Towns of the Third World. Billing and Sons Ltd., Oxford: Manchester University Press, 1979.

Lukacs, Georg. Le Roman historique. Paris: Payot, 1972.

Lynn, Thomas J. ‘Community, Carnival, and the Colonial Legacy in Ousmane Sembène's Xala’. Cincinnati Romance Review 23 (2004) :60-74.

---. ‘Politics, plunder and postcolonial tricksters: Ousmane Sembène’s Xala’. International Journal of Francophone Studies 6.3 (2003):183-196.

Madsen, Peter et Plunz, Richard. Eds. The Urban Lifeworld: Formation, Representation, Perception. London and New York: Routledge, 2002.

Makki, Fouad. ‘The empire of capital and the remaking of centre-periphery relations.’ Third World Quarterly 25.1 (2004): 149-168.

March, Alan. ‘Democratic Dilemmas, Planning and Ebenezer Howard's Garden City,’ Planning Perspectives 19.4 (2004): 409-433.

Marin, Yvette. Éd. Cités ou citadelles. Paris: Annales Littéraires de l’Université de Besançon, 1995.

Martin, Phyllis M., O’Meara, Patrick. Eds. Africa. Bloomington: Indiana University Press, 1995.

Maryse Condé. World Literature Today 67.4 (1993):709-769.

229

Mathieu, Lilian. ‘The Debate on Prostitution in France: A Conflict between Abolitionism, Regulation and Prohibition.’ Journal of Contemporary European Studies 12.2 (2004): 153-163.

Matz, Jesse. The modern novel: a short introduction. Malden, MA: Blackwell Publishers, 2004.

McClintock, Anne. Imperial Leather: Race, Gender, and Sexuality in the Colonial Contest. New York: Routledge, 1995.

Mekkawi, Mohamed. Maryse Condé: Novelist, Playwright, Critic, Teacher: An Introductory Biobibliography. Washington, D.C.: Howard University Libraries, 1990.

Mérand, Patrick. La vie quotidienne en Afrique noire à travers la littérature africaine. Paris : l’Harmattan, 1980.

Merrifield, Andy. Dialectical Urbanism: Social Struggles in the Capitalist City. New York: Monthly Review Press, 2002.

Milliot, Vincent. Paris en Bleu: Images de la ville dans la littérature de colportage. Paris: Parigramme, 1996.

Mills, Wanda I. ‘Urban Culture.’ Journal of the American Planning Association 64. 2 (1998): 255-257.

Minh-ha, Trinh. Woman, Native, Other: Writing, Postcoloniality and Feminism. Bloomington, Indiana: Indiana University Press, 1989.

Mishra, Vijay and Hodge, Bob. ‘What is Post (-) colonialism?’ in Colonial Discourse and Post-Colonial Theory: A Reader. Eds. Patrick Williams et Laura Chrisman. Columbia University Press, NY, 1994.

Molesworth, Charles. ‘Discourse and the City.’ City Images: Perspectives from Literature, Philosophy and Film. Ed. Mary Ann Caws, New York: Gordon and Breach, 1991.

Monteil, Vincent. ‘L’Islam,’Dakar en devenir. Paris : Présence africaine, 1968.

Moore, Jack B. ‘No Street Numbers in Accra: Richard Wright's African Cities.’ The city in African-American literature. Eds. Yoshinobu Hakutani et Robert Butler, Madison: Fairleigh Dickinson University Press; London; Cranbury, NJ: Associated University Press, 1995.

Monteil, Vincent. L’Islam : Dakar en devenir. Paris: Présence africaine, 1968.

230

Mumford, Lewis. ‘The Culture of Cities.’ Metropolis: Center and Symbol of Our Time. Ed. Philip Kasinitz, New York: New York University Press, 1995.

Murphy, David. ‘Africans Filming Africa,’ Journal of African Cultural Studies 13.2 (2000):239-249.

Mushengyezi, Aaron. ‘Reimagining Gender and African Tradition? Ousmane Sembène’s Xala revisited.’ Africa Today Vol. 51.1 (2004): 47-62.

Nfah-Abbenyi, Juliana Makuchi. ‘Calixthe Beyala's "femme-fillette": womanhood and the politics of (M)Othering.’ The politics of (m)othering: womanhood, identity, and resistance in African literature. Ed. Obioma Nnaemeka. London; New York: Routledge, 1997.

Nfah-Abbenyi, Juliana Makuchi. Gender in African women's writing: identity, sexuality, and difference. Bloomington: Indiana University Press, 1997.

Njoh, Ambe J. ‘Development implications of colonial land and human settlement schemes in Cameroon,’ Habitat International 26.3 (2002): 399-316.

---. ‘The experience and legacy of French colonial urban planning in sub-Saharan Africa,’ Planning Perspectives 19.4 (2004): 435-454.

Nkashama, Pius Ngandu. Ecritures littéraires : Dictionnaire critique des œuvres africaines de langue française, 2 vol. New Orleans : Presses Universitaires du Nouveau Monde, 2002.

Nnaemeka, Obioma. Ed. The politics of (m)othering: womanhood, identity, and resistance in African literature. London; New York: Routledge, 1997.

Nnaemeka, Obioma. ‘Urban Spaces, Women’s Places: Polygamy as Sign in Mariama Bâ’s Novels.’ The Politics of (M)othering: Womanhood, Identity and Resistance in African Literature. London, New York: Routledge, 1997.

Nyatetũ-Waigwa, Wangarĩ wa. The Liminal Novel: Studies in the Francophone-African Novel as Bildungsroman. New York: Peter Lang, 1996.

O'Connor, Anthony. Recension de The Urban Challenge in Africa, Growth and Management of Its Large Cities, ed. Carole Rakodi, African Affairs 97.389 (1998) : 583-584.

L'œuvre de Maryse Condé; Questions et réponses à propos d'une écrivaine politiquement incorrecte. Paris: Harmattan, 1996.

Ogungbesan, Kolawole Ed. New West African Literature. London: Heinemann, 1979.

231

Onah, Roseline C. ‘Unequal Opportunities and Gender Access to Power in Nigeria,’ African Women and Children: Crisis and Response. Ed. Apollo Rwomire. Westport, Connecticut: Praeger, 2001.

OMCT. Violence Against Women in Cameroon : A Report to the Committee Against Torture 127 .

Ortner, Sherry. ‘Is Female to Male as Nature is to Culture.’ Women, Culture and Society. Ed. Michelle Z. Rosaldo and Louise Lamphere, Stanford: Stanford University Press, 1974.

Pentolfe Aegerter, Lindsay. ‘Southern Africa, Womanism, and Postcoloniality.’ The Postcolonial Condition of African Literature. Eds. Daniel Gover, John Conteh- Morgan, Jane Bryce. Africa World Press, 2000.

Perret, Delphine. La créolité: espace de création. Paris : Ibis rouge éditions, 2001.

Phillips, Caryl.‘Unmarooned’ New Republic 216. 17 (1997) : 45-49.

Pike, Burton. The Image of the City in Modern Literature. Princeton: Princeton University Press, 1981.

Pordzik, Ralph. The quest for postcolonial utopia: a comparative introduction to the utopian novel in the new English literatures. New York : P. Lang, 2001.

Porter, Dennis. ‘Orientalism and its Problems.’ Colonial Discourse and Post-Colonial Theory: A Reader. Eds. Patrick Williams and Laura Chrisman. Columbia University Press, NY, 1994.

Potash, Betty. ‘Women in the Changing African Family.’ African Women South of the Sahara. Ed. Margaret Jean Hay et Sharon Stichter. New York: Longman Publishing, 1995.

Radhakrishnan, R. ‘Nationalism, Gender and the Narrative of Identity,’ Nationalism and sexualities. Eds. Andrew Parker, Mary Russo, Doris Sommer et Patricia Yaeger. New York: Routledge, 1992.

Rakodi, Carole. Ed. The urban challenge in Africa. Tokyo, NY, Paris: United Nations University Press, 1997.

Rapfogel, Jared, Porton, Richard .‘The Power of Female Solidarity: An Interview with Ousmane Sembène,’ Cinéaste 30.1 (2004):20-25.

232

Rejouis, Rose-Myriam. ‘Caribbean Writers and Language: The Autobiographical Poetics of Jamaica Kincaid and Patrick Chamoiseau’, Massachusetts Review 44.1/2 (2003): 213-233.

Resina, Joan Ramon, Ingenschay, Dieter. Eds. After-Images of the City. Ithaca; London: Cornell University Press, 2003.

Robson, Elsbeth. Recension de Creating and Transforming Households: The Constraints of the World-Economy, eds. Joan Smith et Immanuel Wallerstein, Journal of Southern African Studies 20. 3 (1994): 485-486.

Rochman, Marie-Christine. L’esclave fugitif dans la littérature antillaise. Paris : Karthala, 2000.

Rosello, Mireille. ‘Caribbean insularization of identities in Maryse Condé's work.’ Callaloo 18.3 (1995):565-578.

---.Declining the stereotype: ethnicity and representation in French cultures. Hanover, N.H.: University Press of New England, 1998.

Said, Edward W. Orientalism. New York: Pantheon Books, 1978.

Said, Edward. Culture and Imperialism. Knopf: New York, 1993.

Scholz, Sally J. ‘Writing for Liberation : Simone de Beauvoir and Woman’s Writing’ , Philosophy Today 45.4 (2001): 335-348.

Schutte, Ofelia. ‘Cultural Alterity-Cross-Cultural Communication and Feminist Theory in North-South Contexts,’ Hypatia-A Journal of Feminist Philosophy 13. 2 (1998): 53-72.

Sharpe, William Chapman. Unreal Cities. Baltimore and London: The John Hopkins University Press, 1990.

Shelton, Marie-Denise. ‘Condé: The Politics of Gender and Identity’. World Literature Today 67.4 (1993)717-724.

Silenieks, Juris. ‘World Literature in Review: Martinique.’ World Literature Today 67.4 (1993):877-8.

Simmel, Georg. ‘The Metropolis and Mental Life.’ Metropolis: Center and Symbol of Our Time. Ed. Philip Kasinitz, NY: NY University Press, 1995.

Sizemore, Christine Wick. A Female Vision of the City. Knoxville: The University of Tennessee Press, 1989.

233

Slaughter, Richard A. Futures Beyond Dystopia: Creating Social Foresight. London and New York: RoutledgeFalmer, 2004.

Soja, Edward W. Geography of Modernization in Kenya: a Spatial Analysis of Social, Economic, and Political Change. Syracuse, N.Y: Syracuse University Press, 1968.

Spivak, Gayatri Chakravorty. ‘ Can the Subaltern Speak?’ Colonial Discourse and Post- Colonial Theory: A Reader. Eds. Patrick Williams et Laura Chrisman. Columbia University Press, NY, 1994.

---.‘Displacement and the Discourse of Woman.’ Feminist interpretations of Jacques Derrida. Ed. Nancy J. Holland. The Pennsylvania State University Press, University Park, Pennsylvania, 43-71.

---.‘Three Women’s Texts and a Critique of Imperialism.’ Frankenstein. Ed. Fred Botting. New York: St Martin’s Press, 1995, 235-260.

Squier, Susan Merrill. Women Writers and the City: Essays in Feminist Literary Criticism. Knoxville: The University of Tennessee Press, 1984.

Stalloni, Yves. Les genres littéraires. Paris: Dunod, 1997.

Stren, R. E., White, R. R. African Cities in Crisis: Managing Rapid Urban Growth. Boulder, Colorado: Westview Press, 1989.

Tadié, Jean-Yves. Le roman au XXe siècle. Paris : Belfond, 1990.

Tatu, Chantal. ‘De l’esthétisme urbain à l’esthétisme dans Manhattan Transfer.’ Cités ou citadelles. Ed. Yvette Marin, Paris : Annales Littéraires de l’Université de Besançon, 1995.

Thomas, Dominic. Nation-Building, Propaganda, and Literature in Francophone Africa. Bloomington and Indianapolis: Indiana University Press, 2002.

Thum, Reinhard H. Studies on Themes and Motifs in Literature: The City. New York: Peter Lang, 1994.

Torsvik, Per. Mobilization: Center-Periphery Structures and Nation-Building. New York: Columbia University Press, 1981.

Touré Dia, Alioune. ‘Succès littéraire de Mariama Bâ pour son livre Une si longue lettre’, Amina 84 (1979): 12-4.

Van Hooff, Herman. Ed. Le patrimoine culturel des Caraïbes et la Convention du patrimoine mondial. Paris: CTHS; UNESCO, 2000.

234

Varma, Rashmi. ‘UnCivil Lines: Engendering Citizenship in the Postcolonial City’, NWSA Journal, 10.2 (1998):32-55.

Wallerstein, Immanuel. The Modern World System: Capitalist Agriculture and the Origins of the European World Economy in the Sixteenth Century. New York: Academic Press, 1974.

---. ‘The Rise and Future Demise of the of the World-Capitalist System: Concepts for Comparative Analysis.’ Comparative Studies in Society and History 16 (1974).

---. Utopistics: Or, Historical Choices of the Twenty-First Century. New York: The New Press, 1998.

Ward, Graham. Ed. The Certeau Reader. Cornwall: Blackwell Publishers, Ltd., 2000.

Weisman, Leslie Kanes. Discrimination by design: A Feminist Critique of the Man-made Environment. Urbana and Chicago: University of Illinois Press, 1992.

White, Hayden. The Content of the Form: Narrative Discourse and Historical Representation. Baltimore: John Hopkins University Press, 1987.

Williams, Patrick, Chrisman, Laura. Eds. Colonial Discourse and Post-colonial theory: A Reader. Columbia University Press: New York, 1994.

Wirth-Nesher, Hana. City Codes: Reading the Modern Urban Novel. New York: Cambridge University Press, 1996.

Wood, Andrew. Rev. de Compromised Positions, Prostitution, Public Health, and Gender Politics in Revolutionary Mexico City, par Katherine Elaine Bliss. The American Historical Review 108.1 (2003): 226.

235