VÉZIANE RAYMOND DE VEZINS PRONIER L'année Chirac Mai 1995. devient président de la République. Mai 1996. Quel bilan faut-il dresser des douze premiers mois du septennat? Voici L'Année Chirac, deux livres en un, le pour et le contre, L'Avenir à bras-le-corps et L'Imposture permanente, tous deux nourris d'anecdotes, d'analyses et de commentaires. Pour que chacun puisse trancher. Véziane de Vezins, journaliste au Figaro, est l'auteur de Balladur de A à Z. Raymond Pronier, longtemps journaliste au Matin de , à Passages et Profession politique, puis directeur de la communication à la Région Nord-Pas-de-Calais, est l'auteur, entre autres, des Municipalités communistes et de Génération verte.

L'ANNÉE CHIRAC © 1996, Éditions Jean-Claude Lattès Véziane de VEZINS

L'ANNÉE CHIRAC L'avenir à bras-le-corps

JC Lattès

REMERCIEMENTS

L'auteur tient à remercier Sophie et Alain Le Ména- hèze pour leur talent de relecteurs, Gilles Rabine pour ses judicieux conseils et Bernadette de Bonald pour son pré- cieux travail de documentation.

Cette Année Chirac n'est pas une déclaration per- sonnelle de credo politique. Ce n'est pas non plus un simple exercice de style. Je l'ai abordée dans une démarche d'empathie comparable à celle de l'avocat pour son client. A ceci près que mon client Jacques Chirac, président de la République, ne m'a strictement rien demandé. Me faisant son défenseur face à la partie civile Raymond Pronier, j'ai accepté de prendre le risque de lui déplaire puisque, ainsi que l'affirment ses proches, il n'a de confiance et de consi- dération que pour ceux qui le critiquent et le corrigent. J'espère toutefois n'avoir pas fait ici œuvre de flagornerie courtisane, mais avoir tenu honnêtement ma partition dans ce duo dictoire. dont la règle du jeu est la dialectique contra-

INTRODUCTION

« Ni la contradiction n'est marque de fausseté, ni l'incontradiction n'est marque de vérité. » Blaise Pascal, Pensées. « Les grandes âmes ne sont pas soup- çonnées; elles se cachent; ordinairement il ne paraît qu'un peu d'originalité. » Stendhal.

L'actuel colonel de réserve Jacques Chirac, né le 29 novembre 1932 à Paris de parents corréziens, chasseur d'Afrique du temps qu'il était lieutenant, fut porté « déser- teur » quelques jours pour être parti commander son peloton dans le bled durant la guerre d'Algérie. Il avait refusé d'être « planqué » en Allemagne comme les autres énarques. Député de Corrèze à trente-trois ans, plus jeune ministre de la République à trente-cinq - secrétaire d'État à l'Emploi sous la présidence du général de Gaulle, puis, sous Pompidou, au Budget. Il est ensuite ministre chargé des Relations avec le Parlement, « meilleur ministre de l'Agriculture depuis Sully », ministre de l'Intérieur, maire de Paris durant dix-huit ans, Premier ministre sous Gis- card d'Estaing, premier Premier ministre de la Cohabita- tion sous Mitterrand. Avec un florilège d'états de service unique en , Jacques Chirac, cinquième président de la V République, traîne encore une image ambiguë et parfois négative. C'est une énigme. Son élection a couronné logiquement toute une vie au service de l'État, une trajectoire en flèche servie par une ténacité que détecta très tôt son père en politique Georges Pompidou (« A mon cabinet on l'appelle le bulldozer. L'expérience prouve qu'il obtient tout ce qu'il demande. Il ne s'arrête pas tant qu'il ne l'a pas obtenu »), un talent de politicien sophistiqué sous une écorce d'orateur som- maire. Et des victoires porteuses à son actif comme la création de l'ANPE, l'élaboration des accords de Grenelle, l'augmentation spectaculaire des revenus des agri- culteurs, la promulgation de la loi Veil sur l'avortement, l'adhésion à l'abolition de la peine de mort, la fondation du RPR, des avancées innombrables sous ses différents ministères, une détermination inchangée au service de l'Europe. Pourtant parfois encore une étrange interrogation affleure ici ou là sur le bien-fondé de son accession au plus haut sommet de l'État. Le personnage, complexe sous des abords simples, n'est pas réductible au stéréo- type ; sa multiplicité peut susciter le type d'inquiétude que l'on ressent face à un paysage trop vaste. Cet adepte de la méthode Coué illustre exactement la définition de l'intel- ligence selon S. Fitzgerald. Il est capable de gérer simulta- nément deux pensées contradictoires. Cet admirateur fervent de la culture orientale exècre la résignation et la fatalité. Ce pragmatique sans dogme a une vision loin- taine qui recule sans cesse les bornes du possible. Cet optimiste invétéré, ce cavalier gaulois, ce « hussard bleu », possède un sens exceptionnel de la tragédie humaine et de son remède, la compassion. Ce cerbère du respect dû aux peuples et aux individus a de saintes indignations contre les immobilismes et les idées reçues. Cet échalas toujours en mouvement s'ancre dans la tradition terrienne. Toutes ces couches stratifiées qui font un personnage d'un rare atypisme furent parfois mal perçues, déformées, caricaturées, incomprises. Certains journaux étrangers ont dit leur scepticisme, voire leur inquiétude, au soir du second tour, comme si les Français avaient élu un aventu- rier de passage. Comme disait Pompidou, « qui n'a pas d'ennemis n'a pas d'amis ». Les meilleurs auteurs et les chroniqueurs politiques restent perplexes d'avoir à retoucher sans cesse le portrait protéiforme du fondateur du RPR. C'est que, dans les sté- réotypes de la vie politique, Chirac déborde du cadre, lui qui « parle sur le même ton à un chef d'État et à une femme de ménage », remarque l'ami-écrivain corrézien, Denis Tillinac, lui dont le pragmatisme gaullien l'incite à penser que « rien n'est plus dangereux qu'une idée, sur- tout quand elle a gagné : elle fait vite couler le sang ». « Qui est Chirac ? » se demandent ceux qui cherchent la synthèse entre les louanges et les critiques que l'homme a soulevées en abondance. Pour l'écrivain Franz-Olivier Giesbert qui fit œuvre de prophétie dans son Jacques Chirac de 1987, il fut un jeune homme « cultivé, cosmique et cossu », et constitua longtemps « le cas le plus ultime d'imprévisibilité structurelle », avant de « se donner nais- sance à lui-même ». Pour Denis Baudouin, son ancien porte-parole, il reste « l'homme politique le plus intel- ligent » qu'il connaisse et dont le premier réflexe « est tou- jours un réflexe de générosité ». Pour le secrétaire d'État à la Francophonie Margie Sudre, « une personne d'une grande modestie et à l'ego le moins hypertrophié qui soit ». Pour le journaliste Jérôme Garcin, une « longue carcasse au garde-à-vous devant un miroir gaullien », qui s'est réveillé le 8 mai surpris d'être président de la Répu- blique. Comme dans un kaléidoscope, les images se super- posent et laissent l'observateur chercher le fil des rapports de causes à effets. Celle du galopin qui recevait des coups de pied aux fesses du maire du Rayol pendant la guerre, qui vendit dans sa jeunesse L'Humanité et signa l'appel de Stockholm « par naïveté, par générosité, par inconscience, au choix ». Qui apprit jeune le russe et le 1. Cité par Franz-Olivier Giesbert, Jacques Chirac, Le Seuil, 1987. sanskrit et se passionne pour la poésie, la civilisation perse et l'art chinois mais n'avoue officiellement que des cours de cuisine pour tout ornement culturel. L'instan- tané de l'adolescent démodé, romanesque, fumeur de tabac noir, sorte de Lautréamont sombre qui rêvait de bourlinguer aux antipodes. Celui du jeune énarque monté en graine, benjamin des gouvernements de la V Répu- blique. La silhouette de l'homme qui lutta sans merci contre Valéry Giscard d'Estaing mais s'est souvent age- nouillé pour parler tout bas à un débile mental profond, se relevant d'un bond et rougissant lorsqu'on le surprit ainsi portrait du militaire-paysan habitué à labourer le terroir depuis trente ans et à ressusciter lorsqu'on le croit mort, galvanisé par l'adversité et mal à l'aise dans la facilité... Dix mois après son élection, le fin exégète du Pré- sident qu'est Paul Guilbert se garde bien d'emprisonner ce personnage dans un courant de pensée, et encore moins dans une obédience. « Sa route se construit avec lui, on s'habitue à sa personne, sans qu'on puisse dire encore à quelle référence politique il se rattache, tant il y semble rebelle. Gaulliste certes, mais si peu à la lettre ! Comme pourfendeur de mythes, peut-être? Quand on l'entend dire, avec un bel appétit navré, qu'en France on laissait tout filer sans réagir, on devine que le modèle que vou- drait laisser ce Président-là serait un modèle de transfert énergétique », écrit-il dans du 6 mars 1996. Rebelle ? « On n'aime la France que rebelle », a dit le géné- ral de Gaulle. Là réside peut-être le secret de l'homme. « Il a réussi à réveiller la bête volontariste », a dit de Chirac un conseiller de François Mitterrand. Qui est Chirac ? Un clown et un poète, parfois. Dans l'avion qui l'emmenait en Grande-Bretagne lorsqu'il était Premier ministre de la Cohabitation, il s'ébouriffa les che- veux, les englua de gel, les hérissa façon punk et s'exhiba triomphant devant son staff : « Qu'est-ce qu'elle dirait, 1. Jacques Chirac, op. cit. Margaret Thatcher, si elle me voyait comme ça ? » Aussi bien capable de poser un seau d'eau en haut d'une porte que de griffonner des vers - qu'il enferme soigneusement sous clé. Capable également de s'arrêter un quart d'heure dans la rue, parce qu'il a rencontré un enfant devant la baraque d'un marchand de crêpes, lui-même ressentant comme toujours un petit creux. « Tu veux une crêpe ? » L'enfant ébloui, qui a reconnu « monsieur le maire », recevra sa crêpe et la mangera, les yeux écarquillés, le visage en l'air tourné vers le grand monsieur, qui dévore la sienne, la tête penchée vers le petit bout d'homme, tout aussi ébloui. Et qui, tout à sa rencontre, ne se rend pas compte qu'il avale par la même occasion le papier sulfu- risé qui entoure son en-cas 1 Il se met en colère lorsque l'on parle de ses talents et préfère laisser dire qu'il a créé une association d'ennemis de la musique, qu'étaler ses connaissances nombreuses et éclectiques. Les jeunes qui se sont pris d'engouement pour sa marionnette des Guignols de l'Info le voient durant la campagne électorale - et même après - comme un super-copain, le Chi désopilant, un personnage inénar- rable qui ne dépare pas aux côtés des potes, une sorte de Mask (le personnage à géométrie variable du film). Les plus timorés de ses détracteurs ne démordent pas de la thématique de l'agité imprévisible, poncif qu'ils resservent depuis vingt ans. Ses fidèles chantent son grand cœur, ses innombrables qualités humaines, son courage, sa rage de vaincre, ses états de service de bête politique. Ses nou- veaux fans de la campagne présidentielle, restés sur leur faim, l'ont trouvé un peu illisible, voire absent, les pre- miers mois de son séjour à l'Élysée. On aurait aimé le voir parler au pays, haranguer les foules, flatter l'opinion comme il sait flatter la croupe des vaches corréziennes. On parle de contradictions, de promesses non tenues. Les fameux cent jours tombent comme un couperet. Le nouveau Président a inauguré à dessein un style de 1. Anecdote de la journaliste Françoise Varenne. rupture - présidence modeste, retour au terrain, affirma- tion de la souveraineté de la France dans le monde, par- ler-vrai, rôle fort d'impulsion et de dynamisation des dos- siers -, qui tranche après quatorze années de politiquement correct et de consensus feutré. Tant et si bien que l'inquiétude naît de ce langage jusqu'ici inconnu ; que l'immense attente - mère de l'angoisse selon la psy- chanalyse - se retourne sur elle-même et se mord les pieds. Le président de la République affirme-t-il l'auto- détermination de la France dans son propre intérêt - comme la reprise des essais nucléaires ou le gel de la mise en application des accords de Schengen? La moitié du pays hurle à la haute trahison. Le Président américain Bill Clinton se livre-t-il à de grandes démonstrations d'amitié envers Jacques Chirac? Les mêmes cherchent la faille. Rencontre-t-il régulièrement les Français du terroir? Ils parlent de flagornerie. Pilote-t-il le dossier serbo- bosniaque en locomotive ? Ils lâchent dédaigneusement : « C'est la pax americana. » Parvient-il à placer la libéra- tion des pilotes français séquestrés en Bosnie au centre des pourparlers ? On soupçonne de basses contreparties. Le Président nomme-t-il un préfet à la tâche spécifique de l'exécution des promesses de campagne ? On l'ignore. « Au début, on nous a dit " Vous ne faites rien ", après, " Vous en faites trop " », remarque le ministre de l'Environne- ment Corinne Lepage. Pourtant, la proposition pourrait se retourner. La France d'aujourd'hui, empêtrée entre les angoisses, le sen- timent d'urgence et les demandes paradoxales d'un peuple qui coupa le cou de ses rois pour échouer dans une V République régalienne, ne demande-t-elle pas au Pré- sident tout et son contraire, tout et tout de suite, donner du temps au temps comme Mitterrand et expédier magi- quement les grandes réformes en six mois comme David Copperfield, le roi des illusionnistes? Chirac, bête politique qui ne marche qu'à la chaleur humaine, continue-t-il à embrasser les secrétaires et a-t-il eu du mal à cesser de faire lui-même ses photocopies ? Les intoxiqués de la pompe mitterrandienne jettent le verdict : « Pas l'étoffe d'un président de la République ». Et de comparer avec son prédécesseur, sourcilleux sur l'éti- quette, orfèvre du conformisme et des honneurs dus à l'hôte du « château », à telle enseigne que la « dérive monarchique » est devenue une expression consacrée pour désigner les tentations de l'Élysée durant quatorze ans. Alors ? Jacques Chirac n'entend pas, lui, suivre les chemins battus. Ni ceux de la pompe élyséenne, ni ceux du faux populisme de salon. Il sait être proche par un authentique mouvement du cœur. Fin 1994, en pleine campagne présidentielle, deux de ses futurs ministres venus au chevet d'un élu RPR foudroyé par une méningite ont trouvé, en arrivant dans la chambre du malade, le maire de Paris, assis sur le lit depuis plusieurs heures, lui parlant à l'oreille, pendant que tout son staff le cherchait. Il tombe dans les bras d'un camarade d'école, pique une colère lorsqu'il apprend dans les Deux-Sèvres que la prime pour la viande ovine n'a pas été répercutée ou que les réquisitions pour le logement des sans-abri traînent, ful- mine lorsque l'honneur de la France est mis à mal. Le style Chirac, c'est l'électrochoc. Lorsque Jacques Chirac a été sûr, le 7 mai bien avant 20 heures, d'être élu président de la République, le silence s'est fait en lui. Un silence plein de questions sur ses nou- velles responsabilités : où sera la France menée par lui en 2002 ? « Chirac regarde l'horizon, la durée », explique un quadra de ses fidèles. Quelques jours après le marathon des consultations pour la constitution du gouvernement, le nouvel hôte de l'Élysée est devenu muet. Durant une semaine, ses proches, ses intimes, se sont plaints : « Il ne dit plus rien, ne raconte plus rien. » L'Élysée Blues, ont diagnostiqué les adversaires avec une certaine ironie pour ce batteur d'estrades longtemps surnommé Serre-la- louche. On raconte qu'après avoir labouré durant près de trente ans la France jusqu'au moindre sillon, sa force de percheron tourne désormais à vide entre les lambris dorés de sa nouvelle demeure. En réalité, Chirac n'a aucun état d'âme, aucune angoisse métaphysique, mais il médite, dans cet état de plus en plus fréquent de « détachement » que ses proches se sont habitués à décrypter chez lui. Dès le 18 mai, au lendemain de son investiture, il se recueille, solitaire, sur la tombe du général de Gaulle. Comme s'il lui demandait la recette pour faire du formidable espoir qu'a suscité sa campagne dans une France hérissée de contradictions un programme applicable. Il sait qu'il sera jugé aux résultats. « Depuis 1988 il s'est mis en tête que l'important était de bien se préparer à sa future fonction », témoigne un proche de Chirac, Jean Charlot, auteur de nombreux ouvrages sur le gaullisme. « Pendant toute la pré- campagne très longue, il se projetait toujours après le 8 mai, il était donc psychologiquement tout à fait prêt. » Non seulement porté par la certitude de son destin, mais aussi en pleine mutation, celui qui s'était vu affublé du sobriquet de Facho-Chirac en 1971 pour avoir appelé de ses vœux un parti détenant la majorité absolue à l'Assemblée nationale, mais fut pour Pompidou « le plus fidèle, le plus ardent, celui qui [l']aida vraiment », a bien changé. En réalité, cet homme, « bien trop inquiet pour être fat », fait preuve d'une constante exigence vis-à-vis de lui-même. Franz-Olivier Giesbert notait déjà en 1987: « Chirac a fini par donner naissance à Chirac [...] Il commence à se ressembler. Il est en phase, du même coup, avec le monde qui l'entoure, placé sous le signe du post-modernisme 1 » En 1994, sa fille Claude, qui a pris efficacement en main son image, s'émerveillait : « Chirac nous porte... il y a une nouvelle sérénité en lui. » En 1996, ses proches ont une certitude : le Président s'est trouvé en épousant la France. « Lorsque, pour le premier voyage en Afrique, je me suis retrouvé dans le Mystère 900 en face du Pré- 1. Jacques Chirac, op. cit. sident », se souvient le ministre de la Coopération Jacques Godfrain, « je lui ai dit : " C'est long, l'an dernier j'ai fait le même trajet en Concorde. " Il m'a répondu : " C'est vrai, il est beaucoup plus lent, c'est bien, nous avons tout le temps pour nous. " Avant, il était plus impatient, il avait une voracité de tout voir, tout savoir tout de suite ». Cette transformation n'a pas échappé aux 51,5 % de Français qui l'ont porté au pouvoir, sûrs alors, à l'instar des gamins des banlieues, que « Chirac c'est neuf ». Et que tout va changer. « Son angoisse, c'est la conquête du pou- voir », affirmait alors Pierre Lellouche « Élu, il saura gouverner. Il connaît le pays réel. Et l'État. » Tour à tour négociateur social, ministre, chef de parti, Premier ministre, il a connu beaucoup de fonctions et sait les rouages de la présidence. Pourtant, à peine trois mois se sont écoulés depuis son élection que la déception se fait déjà sentir parmi les néo-chiraquiens, les électeurs du désespoir, les poètes qui avaient cru voir une baguette magique entre les mains larges comme des battoirs du candidat. Six mois plus tard, la France profonde s'étrangle de fureur : comment, tout son programme n'a pas déjà été appliqué! Avant de recevoir la consécration suprême, Chirac aura postulé trois fois, comme François Mitterrand. Une bataille de dix-neuf années, au terme de laquelle il a connu la campagne la plus longue, la plus éprouvante, la plus étrange de toute l'histoire de la V République, avec sa pléthore de candidats et sa lutte fratricide au sein du même camp. Il aura ratissé large sur les thèmes de la frac- ture sociale, du déclin du politique, de l'urgence et du renouveau possible. Avec lui auront décollé vers les cimes de l'espoir des millions de déçus du mitterrandisme. Après son élection, Paris-Match expliquera : « Il faut des épreuves pour faire un Président. Et même des désillu- sions [...] Il y a quatre mois, dans la course à la présiden- tielle, personne ne croyait plus à Jacques Chirac. Il a tout 1. Cité par Ghislaine Ottenheimer, L'Impossible Victoire, Robert Laffont, 1995. connu. La réussite rapide. L'ascension au sommet, l'échec, la trahison et la traversée du désert. C'est le visage de Chirac que les Français ne connaissaient pas et qui les a émus. Celui d'un homme confronté à l'échec et à l'aban- don des siens. » Mais avoir souffert n'est pas un gage de compétence à la tête de l'État. Il a été élu pour un programme, pas pour une image d'Épinal. Et ce programme, il l'a puisé dans ses racines politiques. « Sagittaire ascendant Pompidou » pour Jérôme Gar- cin, Chirac se place au centre d'un triangle qui a pour côtés le gaullisme pur et dur avec son idéal de rayonne- ment français et la mystique de l'État, le pompidolisme qui corrige la grandeur par le souci pragmatique d'effica- cité en plaçant l'État au service de la prospérité, le chira- quisme fondé sur le pacte républicain et le mérite, qui se veut transcender les clivages droite-gauche. « Gaulliste, pour moi, ne signifie pas l'adhésion à une dogmatique. Je me méfie beaucoup des dogmes. De Gaulle n'était ni de droite ni de gauche, ni libéral ni dirigiste; il choisissait empiriquement la voie qui lui paraissait la meilleure », a expliqué Chirac dans La France pour tous. Tour à tour « bonapartiste 1 », libéral pur et dur puis à nouveau partisan de l'Etat fort, l'homme qui semble avan- cer en zigzag, au gré des circonstances, a en réalité bien plus de cohérence que l'examen au ras des péripéties le laisse supposer. Avec le recul, la ligne de force reste la même. Le virage du 26 octobre 1995 qui semble délaisser la lutte contre le chômage pour favoriser le comblement des défi- cits, vu d'un peu plus haut que l'observatoire des marchés, n'est qu'un bord tiré pour mener le navire France à bon port selon son idéal chiraquien qui est, pour Éric Raoult, ministre délégué à la Ville et à l'Intégration, « un gaul- lisme radical-progressiste ». Car « Chirac n'est pas un homme de gauche, mais il sait que la gauche a su structu- 1. Jacques Chirac, La France pour tous, éd. Nil, 1995. rer les problèmes sociaux (les militants communistes ont fait beaucoup dans les banlieues à une certaine époque). Il est gaulliste pour la nation, radical pour la gestion poli- tique, progressiste de cœur et de sensibilité. » Un président de la République a-t-il droit à la complexité en même temps qu'à la simplicité ? Son huma- nité dérange-t-elle ? L'homme, dont le premier réflexe est un mouvement de sympathie, traîne une charge d'inimi- tiés mystérieuses. Ses actions purement politiques, celles à propos desquelles on dit avec admiration pour d'autres : « C'est un vrai politique, un tueur », ont souvent donné lieu à de violentes critiques. On oublie de Gaulle et l'Algé- rie, Mitterrand et l'Observatoire et la trahison balladu- rienne, mais on se souvient de l'appel de Cochin. « On a eu tous les pépins imaginables », analyse Éric Raoult, le regard lourd de sous-entendus. « Chaque fois que Chirac vient aux affaires, le terrorisme s'en mêle. Lorsque son Premier ministre se retrouve avec une infime histoire de loyer, les journaux la montent en épingle. Une partie de la classe politique et médiatique lui en veut car il a gagné contre toute attente. La pollution à Paris est présentée comme faisant trois cent cinquante morts par an. » Mais Chirac est le premier à le dire, « il ne faut pas se lamenter sur la soupe versée ». Le Président, « capable de rebondir plus vite que quiconque 1 », sait faire preuve de génie lorsque les coups pleuvent. Dans La France pour tous, il avait exposé en phrases simples son dessein pour la France : retour à la grandeur, remèdes de cheval pour réduire la fracture sociale. Il est descendu avant et après l'élection présidentielle au plus bas dans les sondages (« les tables de la loi des temps incertains », dit-il, dont il ne tient jamais compte). Pourtant, le Président s'élève soudain à 50 % de bonnes opinions en février 1996. Que s'est-il passé ? « Un personnage historique est la rencontre d'un homme d'État et d'une idée fondatrice », écrit Franz-Olivier Giesbert. Le président de la Répu- 1. Pourquoi Chirac?, Jean Charlot, Éditions de Fallois, 1995. blique, après avoir pris la France d'assaut - par tous les moyens, disent certains - pour son bien, disent les autres -, après avoir paré au plus pressé durant les premiers mois, a affiné sa stratégie au service de son idée fonda- trice : rassembler et rayonner. Devise valable pour l'homme comme pour le dessein qu'il s'est fixé pour la France. Son style s'est précisé, tranchant totalement avec celui du précédent locataire de la présidence. Sa méthode, soupçonnée dans ses débuts d'inconsistance, étonne et suscite l'admiration. Jacques Amalric la définit dans Libé- ration du 21 juin 1995 : « Un cocktail, plus subtil qu'il n'y paraît à première vue, de bon sens (paysan?), de fermeté, de provocation, de familiarité courtoise et de langage au premier degré ». Au fil des semaines, le tableau pointil- liste, que la moitié de la France s'obstine à regarder de trop près, trouve sa bonne distance et se laisse déchiffrer. Après quatorze ans de glaciation, le sang se remet à couler dans des veines malades - et ce rétablissement de la cir- culation est douloureux. Mais positif. La première année du septennat de l'an 2000 a vu la France initier et organiser la paix en Bosnie, se faire la locomotive de l'aide aux pays pauvres et d'une Europe sociale, être reconnue comme prépondérante par la communauté mondiale et singulièrement par les États- Unis malgré et même à cause de la reprise des essais nucléaires, faire la paix intérieure avec son Histoire après cinquante ans de double langage sur la collaboration en reconnaissant par la voix de son Président la responsabi- lité de l'État français dans la rafle du Vel' d'Hiv, gérer et classer la crise sociale de décembre, décider des grandes réformes que le socialisme ne sut pas mener à bien, à commencer par celle, saluée par la gauche, de l'armée. Pour ce faire, le Président Jacques Chirac a entrepris de secouer la France et le monde selon un style sans pré- cédent. Il a entrepris ses Douze Travaux d'Hercule. I

ATTERRIR

« Faut-il tant de fois vaincre avant que triompher ? » Corneille, Polyeucte.

Un recueillement quasi mystique Au quartier général du 30, avenue d'Iéna, Patrick Ste- fanini tient dans ses mains depuis 18 h 30 le sondage- sortie des urnes Sofres qui donne Jacques Chirac élu à 52 % des suffrages. A 19 heures, le directeur du cabinet d'Alain Juppé, qui n'est pas du genre à pécher par opti- misme, a un large sourire : « Eh bien voilà, il est donc Pré- sident. » Au quatrième étage, le bureau du directeur de campagne bondé - Pierre Mazeaud, Michèle Alliot-Marie, l'industriel François Pinaut, Frédéric de Saint-Sernin, Pierre Lellouche... - vibre du triomphe encore étouffé par l'impératif du secret. Philippe Séguin, tout sourire, qui fait la navette avec l'Hôtel de Ville, s'offre un petit bain de foule anticipatoire, un baroud d'honneur. Mais depuis l'issue du premier tour le staff ne doutait plus, et ce dimanche 7 mai, il y a au moins trois heures que les experts de l'équipe de campagne ont la certitude que, cette fois, Chirac a gagné. Et avec lui, les plus fous, les plus fidèles, ceux qui s'étaient engagés par amitié, ne croyant même plus qu' « avec lui, tout recommence quand tout paraît fini ». Et bien fini, même. Deux mois avant le premier tour, en février 1995, seulement 8 % des Français pensent que le candidat du RPR peut être élu, contre 70 % à Édouard Balladur. Huit mois après le cas d'école politique qui l'amena à l'Elysée, durant ses vœux à la presse le 15 jan- vier 1996, le président de la République, qui revient de loin et qui voit loin, distille, un demi-sourire éloquent au coin de la lèvre : « Comme quelques-uns d'entre vous ne l'avaient pas totalement exclu, j'ai été élu président de la République. » Aucune amertume pourtant dans les propos de l'homme qui ne s'est jamais apitoyé sur lui-même. Servi par son solide appétit qui ne s'en tient pas aux seules nourritures terrestres, il a digéré des couleuvres bien avant le lancement de sa candidature, le 4 novembre 1994 à Lille, et jusqu'au soir du triomphe. Tout simplement parce que, depuis longtemps habité par l'intime convic- tion d'être celui qui pouvait infléchir le destin de la France, élargir ses champs du possible, il s'est mis dès cet instant à habiter sa fonction, s'est senti investi d'une mis- sion telle que les anciens oripeaux du politicien, les calomnies, les rancunes, les trahisons avaient définitive- ment cessé d'exister. A l'Hôtel de Ville, où Jacques Chirac est resté tard, jusque vers 21 heures, l'instant est grave, solennel. Domi- nique de Villepin, arrivé à 17 heures, entre et sort, guet- tant comme le lait sur le feu les sondages-sortie des urnes, non parce qu'il doute que le maire sera Président, mais pour tenter de comprendre un mouvement qui donne d'abord Chirac largement élu, pour s'infléchir et se redres- ser lentement. Autour du candidat dans son bureau large- ment ouvert, Philippe Séguin, Jacques Toubon, Roger Romani, Alain Madelin, en bras de chemise, sont plus sereins que triomphants. Plane dans l'air un recueillement 1. Patrick Jarreau, La France de Chirac, Flammarion, 1996. quasiment mystique : le combat de Titans d'une petite minorité est en train de transformer une ambition en des- tin. Un point d'orgue historique pour « une poignée d'hommes qui avaient la conviction d'avoir modifié avec leur cœur le cours des choses », dira plus tard Dominique de Villepin. Chirac laisse moins éclater sa joie que ses supporters. Depuis longtemps il savait que les jeux étaient faits. Au moment où il devient président de la République, il sent avec une conscience aiguë que l'épilogue de ces dernières années de solitude est, plus qu'un aboutissement, le début de quelque chose. Mais les fans attendent. Il s'engouffre dans sa CX, suivi des fidèles, et se dirige vers son QG de l'avenue d'Iéna. C'est là, au quatrième étage, qu'il apparaîtra pour la première fois comme nouveau président. Juppé et Séguin tombent dans les bras l'un de l'autre. Puis Chirac descend dans la rue, fend la foule en délire, Alain Juppé et Dominique de Villepin faisant office de gardes du corps, pour se rendre à la maison des Polytechniciens en face où les mondanités officielles doivent se dérouler.

Les embardées de la fourchette Dès le samedi à midi, le camp chiraquien savait que son champion avait 80 % de chances d'être élu, mais le candidat avait affiché un scepticisme détaché après la défaite relative du premier tour. Une horreur, ce premier tour. « Jusqu'à 18 heures nous étions très confiants », raconte l'un des jeunes loups de la campagne. « Les son- dages étaient largement favorables, et puis, le premier sondage sortie-des-urnes a donné Chirac et Balladur à égalité, 19% partout. Jusqu'à 19 h 45 on n'a pas su qui serait en lice au second tour. » Villepin et Stefanini, rue de Lille au siège du RPR, suivent, médusés, les embardées de la fourchette qui rapproche dangereusement le candidat socialiste Lionel Jospin, cas de figure qui ne fut jamais anticipé par les grands prêtres des pronostics. Chirac arrive tard avenue d'Iéna, et se cloître au quatrième étage, avec Philippe Séguin. Juppé l'appelle : « Les résultats ne sont pas très bons. » Villepin et Stefanini montent et dégringolent quatre à quatre l'escalier entre leurs bureaux du deuxième et celui du candidat. Il faut adapter les dis- cours télévisés des uns et des autres en fonction des scores, à toute vitesse, dans le quart d'heure. Et pendant ce temps-là, Balladur dans son QG, à la fois triomphant et inquiet, susurre, très second degré : « Je ne peux tout de même pas être présent au deuxième tour ! Cela m'oblige- rait à refaire mon discours ! » Du coup, pour le second round, certains se sentaient un peu inquiets, même si, remarque Denis Tillinac, « Jos- pin ne pouvait pas gagner. Mais Chirac n'était aimé ni par les médias, ni par les salons, ni par les grands bourgeois, ni par les banquiers. On peut le qualifier d'aristo ou de popu, tout sauf de bourgeois, contrairement à Balladur ou Mitterrand. Chirac se moque éperdument de son origine sociale. » Au second tour, donc, le favori était resté de glace tout le samedi, desserrant les dents seulement pour laisser tomber : « Tout peut arriver. » Dans l'avion qui l'a ramené à Paris, raconte Anne Fulda dans Le Figaro, il a dîné, bu son incontournable bière et s'est perdu dans ses pensées. Voilà. C'est quitte ou double. Le sens de toute une vie sera fixé dans quelques heures par le verdict du peuple. Au moment de la victoire, Chirac n'a pas bondi, n'a pas crié, n'a pas gesticulé, n'a rien dit. Il n'y a pas eu de grande nouvelle qui lui est tombée sur le crâne en l'assommant. Simplement un doute qui, au fil des minutes, s'est trans- formé en certitude. Lorsque l'on épouse un destin très longtemps rêvé, il faut être éveillé. Coller au plus près à la réalité. Et la réalité en ce dimanche soir pour Chirac, c'est la responsabilité écrasante, les obstacles à surmonter, l'immobilisme à bousculer, un pays à placer sous trans- fusion d'optimisme. Avec d'immenses moyens dans ses mains pour y parvenir, mais un espoir fou à ne pas déce- voir, après une campagne très porteuse, très prometteuse. Trop prometteuse ? « Beaucoup plus que les prétendues promesses de Chirac, dont l'examen rétrospectif montre bien qu'elles n'étaient pas si précises, c'est ce climat de persévérance et de " recadence " de l'ordre politique qui provoqua, après l'élection, le contre-climat de frustration dont la crise sociale de décembre n'était peut-être que la queue de la comète », analyse Paul Guilbert dans Le Figaro.

L'arène du triomphe Ce 7 mai au soir, on n'en est pas là. Pendant que le toréador médite sur l'estocade finale, la rue est devenue l'arène du triomphe et gesticule. On fait la olà, on crie, on s'embrasse. Lorsqu'à 20 heures précises, ce dimanche, le visage du nouveau président de la République est apparu sur les écrans de télévision, une clameur s'est élevée de l'avenue d'Iéna. Une sorte de hurlement de joie « on a gagné », mêlé à un cri de délivrance, « Salut la gauche ! » Et il suffit de remonter les Champs-Élysées jusqu'à la Concorde en folie, de s'arracher à l'avenue d'Iéna grouil- lante de VIP cravatés et emperlés, pour comprendre que toute une France insoupçonnée a fondé ses espoirs sur Chirac. Les jeunes youpies qui admirent son dynamisme. Les nanas qui « se le seraient bien fait, car il est beau » (sic, dans Libération). Les ados made in mitterrandie qui le trouvent « jeune », voire « nouveau » et qui, de toute façon, sont contre Jospin car leurs parents sont pour. Les entre-deux qui ont le cœur à gauche et le porte-monnaie à droite. Les concernés par le sida, qui aiment bien Line Renaud et sont sûrs que Chirac au grand cœur va s'occuper d'eux. Les tendance qui sont pour le dynamisme glamour du candidat du RPR et contre l'ennui laborieux qui émane de la gauche. Autre variante : « Les socialistes, c'est ringard, Chirac, ça dégage. » Les gens de couleur des DOM-TOM et les Africains qui le reconnaissent comme un des leurs et pleurent de joie. Des Beurs qui « en ont marre de quatorze ans de victimisation, d'assistanat et d'intox de SOS-Racisme ». Les Asiatiques qui trouvent que « Toubon a été impeccable dans le 13 arrondisse- ment ». Ceux qui, franchement à droite, espèrent que la France « va cesser d'être une poubelle ». Ceux qui, fran- chement libéraux, sont persuadés que Chirac « va élimi- ner les taxes professionnelles et la paperasse ». Ceux qui, franchement nationalistes, ont voté pour celui qui « ne se laissera pas emmerder par les fonctionnaires inter- nationaux et les Eurocrates ». Et tout cela vous fait d'excellents Français, dit la chanson. Excellents, mais un peu disparates lorsque l'on ambitionne une France rassemblée, ranimée, assez forte pour rayonner mondialement, sans fracture sociale et sans chômage. « La France de Jacques Chirac, on l'a entr'aperçue le temps d'une campagne. Elle s'est donnée à voir pendant une soirée de triomphe. Jeune, venue souvent des beaux quartiers et parfois des autres, bigarrée, frondeuse, elle a rempli la place de la Condorde et les écrans de télévision de sa joyeuse revanche. Elle se réjouissait que le temps de la gauche fût terminé, mais aussi qu'une certaine droite eût été défaite. Les militants du RPR côtoyaient une géné- ration du chômage et de la " galère qui avait pris au mot le candidat et fait le pari de se l'approprier comme il avait tenté, lui, de s'emparer de sa colère contre une époque qui condamne, qui exclut, qui meurtrit. Le Président élu était à la fois celui du conservatisme et celui de la révolte. » Ainsi Patrick Jarreau analyse-t-il dans La France de Chirac 1 cette multiplicité d'aspirations contradictoires et d'origines diverses qui porta Chirac au pouvoir.

1. Patrick Jarreau, op. cit. Un pari fou Ce double élan entraîna le candidat vers le peuple et le peuple vers le candidat, comme les troncs jumeaux d'un arbre s'enroulent sur eux-mêmes, toujours plus haut. Et toujours plus loin des réalités. Du foisonnement d'idées de sa campagne est né un pari fou, pratiquement intenable, qui promettait à la fois le retour de la droite paralysée durant près de quatorze ans et l'avènement d'une vraie politique pour le peuple. Bombardé « homme neuf », super-pote, père cool et recours universel par ceux qui l'ont découvert lors de la campagne - les déçus, les jeunes, les perplexes -, reconnu comme un homme « au dynamisme hors du commun » par le chancelier Kohl, Chirac à peine arrivé au pouvoir doit accomplir le premier de ses douze travaux d'Hercule, et non le moindre : descendre du piédestal où tant d'espoirs en ordre dispersé l'avaient hissé. Sans tomber au-dessous du niveau de la mer Égée : le héros doit rede- venir un homme, tout simplement. « Jacques Chirac n'a jamais mis en avant ses qualités », remarque le secrétaire d'État à la Francophonie, Margie Sudre. « Il attendait simplement d'être reconnu. Lorsqu'un homme a une valeur exceptionnelle, cela finit par se savoir, mais cela prend plus de temps. » Pour Chirac, cela prit plus de trente ans. Et plus de neuf mois après son élection à la magistrature suprême, à en croire les sondages qui ont péniblement décollé en faveur du président en février 1996. « C'est maintenant qu'il va avoir besoin de nous », soupire au soir de la victoire Bernadette Chirac. Cette épouse fine, intelligente, pleine d'humour, maire-adjoint du village de Sarran en Corrèze, trop vite brocardée par les caricaturistes, n'a pas froid aux yeux et sait ce qu'épau- ler veut dire. « Ma femme est un homme politique », dit fièrement d'elle Chirac. « De toutes les femmes d'hommes publics, Bernadette Chirac est à coup sûr l'une des plus subtiles et des plus politiques », écrivait Franz-Olivier Giesbert en 1987. « Sa femme est ce qu'il a de mieux », laisse tomber malicieusement son ancien ministre de la Condition féminine, Françoise Giroud, qui applaudit des deux mains à son autonomie et à son « génie » qui lui fit éliminer définitivement Marie-France Garaud, l'instiga- trice de l'appel de Cochin. Pour l'heure, à force d'avoir tel- lement parlé avec lui de la perspective élyséenne, Ber- nadette avoue que la chose lui paraît soudain presque irréelle : « J'ai du mal à m'y faire. Pas lui. Même au plus bas des sondages, il avait la certitude d'être Président », explique le ministre de la Coopération, Jacques Godfrain, un proche de la première heure. « Il nous disait : " Depuis décembre 1995 je me vois au 8 mai au matin à 8 heures, préparant mon gouvernement. " » C'est ce qu'on appelle avoir la foi chevillée au corps, car Chirac revient de loin. Comme Mao, il a fait une longue marche et il est arrivé à bon port, mais à quel prix ! Dans sa lente ascension, quelques piolets l'auront aidé à ne pas dévisser. Comme Alain Juppé, fidèle entre les fidèles, que le camp balladurien se fait fort de retourner, en vain, comme Philippe Séguin qui a joué les poids et les contrepoids. Il tend la main au président du RPR lors de son intervention au Forum du futur dès juin 1993, au cours duquel il dégaina la célèbre formule qui fit mouche : « En réalité, et je pèse mes mots, nous vivons depuis trop longtemps un véritable Munich social. » La teneur du discours fait des cent jours de Balladur un bilan catastrophique, avec une politique qui tourne le dos à la priorité absolue qu'est l'emploi, dans un contexte sem- blable à celui de 1938. Juillet 1994 : la rencontre que l'on qualifia « du camp du Drap d'Or » au Quai d'Orsay scelle l'alliance Chirac-Juppé-Séguin. Alain Juppé prononcera son fameux discours de Bordeaux. A l'automne 1994, le maire d'Épinal envoie à la fois une caresse et un coup de griffe au candidat. De taille, le coup de griffe : il n'assiste pas aux adieux au RPR de son fondateur sur la pelouse de Reuilly le 13 novembre 1994. Mais à Bondy, il rappelle à l'ordre les Cassandre qui exhortent Chirac à se retirer, le voyant déjà en candidat d'opérette, ridiculisé par un score d'outsider : « les élections n'ont pas encore eu lieu. » Ce qui signifie beaucoup de choses, à commencer par cette vérité première : Chirac a une capacité de rebondir totale- ment unique.

Ce dont se sont mis à douter même ses plus fidèles. Trois mois avant les élections, le président du RPR n'avait aucune chance de s'installer à l'Élysée, avec seulement 14 points selon un sondage CSA-Le Parisien du 13 janvier, contre 27 pour Balladur, et les rires sardoniques des lieu- tenants du Premier ministre. Après que Jacques Chirac s'est déclaré officiellement candidat à l'élection présiden- tielle, le 4 novembre 1994 à Lille, dans une de ces accélé- rations foudroyantes dont il a le secret, Bazire et Sarkozy répétaient en se gaussant : « Il faudra bien que quelqu'un dise à Chirac qu'il ne peut pas y aller ! » C'est que le camp balladurien « n'avait pas d'autre solution que d'humilier Jacques Chirac, car il n'avait pas la légitimité et il le savait », commente un compagnon qui épaula le fonda- teur du RPR dans sa traversée du désert. « Le combat de Chirac contre Balladur a été d'abord un combat moral. » Pourtant le fondateur du RPR remonte lentement et récolte le fruit d'un travail de Titan fondé sur une écoute sans précédent de la France profonde. Il théorise la frac- ture sociale. A la porte de Versailles le 17 février, il pro- nonce un discours fondateur. « Il n'y a qu'un combat qui vaille, c'est celui de l'homme ! » lance-t-il. Surgissent le destin et le refus du renoncement, l'égalité des chances et l'idéal, les valeurs oubliées, la solidarité. Le candidat déve- loppe les idées qu'il défend dans son « testament philo- sophique » de campagne Une France nouvelle et La France pour tous, qu'il a écrit en 1994, solitaire dans une villa près de Grosrouvre, dénichée par son très proche ami François Pinaut, patron du groupe Le Printemps-Fnac-La Redoute. A l'époque il était l'un des rares P-DG à ne pas rouler pour Balladur. Le rapport des forces bascule. Le 21 février, Chirac s'arrache aux fonds de tiroir des sondages pour faire jeu égal avec les deux autres candidats : 22 % de chances par- tout. Le 10 mars, le journaliste de gauche Jacques Derogy explique dans Le Monde pourquoi, si Chirac et Balladur sont présents au second tour, il votera Chirac : « Parce qu'en 1967, c'est un gouvernement auquel il a appartenu qui a fait voter la loi Neuwirth autorisant la contracep- tion. Parce qu'en 1974, c'est son gouvernement qui a adopté l'interruption volontaire de grossesse. Parce qu'en 1981, député de l'opposition, il a voté pour l'abrogation de la peine de mort et qu'il a toujours maintenu sa position. » Ce mois de mars est celui de la résurrection pour J. C. Annoncée dès la fin 94 par le prophète Emmanuel Todd, elle devient plus qu'un vœu pieux lorsque Charles Millon, Hervé de Charette et une vingtaine de députés UDF se ral- lient au maire de Paris. Le 9 mars, des centaines d'artistes, écrivains, cinéastes, se bousculent aux Bouffes du Nord pour acclamer leur nouvelle coqueluche. On reconnaît Yves Lecoq, Michel Galabru, Vincent Lindon, Patrick Dupont, Jean-Claude Brialy, Gérard Oury, Maurice et Bet- tina Rheims, Luc Ferry, Emmanuel Le Roy Ladurie, Bri- gitte Bardot, Johnny Hallyday, Charles Aznavour, Jean- Pierre Cassel, Henri Verneuil, Marcel Carné, Azzedine Alaïa et Nino Cerrutti, Rostropovitch, Jeanne Bourin, Michel Legrand, le groupe Zouk Machine, Balthus, Uderzo, Gérard Depardieu, et... Frédéric Mitterrand. Du coup, le camp balladurien laboure le terrain médiatique et politique. Dans Le Monde, tout acquis au Premier ministre, remarque Ghislaine Ottenheimer, un gros titre de une annonce le 31 mars 1995 : « M. et Mme Chirac ont tiré profit d'une vente de terrains au Port de Paris. » Dans un petit encadré en page intérieure, on apprend qu'il n'y a que trois représentants de la ville de Paris dans le conseil d'administration du port, et que la transaction, datant de janvier 1993, s'est faite sous l'égide d'un directeur nommé par les socialistes... Peu après, Le Canard enchaîné révèle que le maire de Paris loue un appartement de 180 m pour une somme très modique - alors que journalistes et députés de tous bords bénéficient de loyers de faveur grâce au maire de la capitale. Enfin, le 13 avril, Le Monde publie une analyse d'économistes de l'OFCE, qui explique, chiffres à l'appui, pourquoi, en matière de chômage, le candidat Jospin a tout bon et le candidat Chirac tout faux. En omettant de préciser que le responsable de l'étude n'est autre que le principal conseil- ler de Lionel Jospin. Pourtant, note Ghislaine Otten- heimer, « Chirac ne s'écroule toujours pas ! » L'auteur de L'impossible victoire 1 voit la « preuve que les attaques, en période de campagne, n'entraînent pas systématiquement une baisse dans les intentions de vote. Elles n'atteignent que ceux qui sont dans une position politiquement vulné- rable. »

Qui s'en rendait compte fin 1994? «Au début, le comité de soutien ressemblait un peu à une secte tant il était restreint. Il y avait Juppé, Toubon, Hubert, Peretti, Séguin, Pons, Debré et moi », se souvient Éric Raoult. « Dans la petite équipe du début des parlementaires, en janvier 95, nous n'étions pas plus de dix ou douze », confirme Jacques Godfrain. « On avait l'impression de partir en campagne pour rien, parce qu'on aime bien Chirac, par fidélité. En aucun cas nous n'imaginions l'Ély- sée. Le soir du premier tour nous n'étions qu'une poignée à ses côtés : Millon, Toubon, Juppé, Séguin, Raffarin, moi-même... Nous étions consternés par les résultats. Sauf Chirac, qui ne semblait pas abattu. » Comme si le candidat était porté par l'intuition que 1. Op. cit. les faits sont tout aussi têtus que lui. Et les faits, c'est un parcours certes semé d'embûches, mais toujours ascen- dant, qui le fit deux fois Premier ministre et l'héritier naturel du gaullisme via son père spirituel Georges Pompi- dou. Les faits, c'est que le RPR, seule émanation du gaul- lisme, est le premier parti de France. Les faits, c'est qu'il est le seul candidat au sein de ce parti désormais scindé qui ait la légitimité pour lui. Les sondages lui donnent rai- son à bout portant. Quinze jours avant le premier tour, 30 % des électeurs estiment que Chirac « a un vrai projet pour la France ». En arrivant à l'Élysée, Chirac doit faire avec un appa- reil qui n'a pas forcément voté pour lui, sans compter les 48 % de la population qui ne l'ont pas élu. Il a aussi à se battre avec cet état d'esprit subjectif de la France qui râle que plus ça change, plus c'est la même chose. L'état de grâce, dans ces conditions, n'a guère de chances de s'ins- taurer. Car si le style de l'homme Chirac tranche totale- ment avec celui des deux précédents septennats, l'absence de communication des premiers temps du nouveau Pré- sident donne une impression de temps perdu aux Fran- çais. Ce qui ne laisse pas d'être « surprenant de la part d'un homme qui avait la réputation d'avancer le temps », note Paul Guilbert Il y a deux explications : d'abord l'alternance n'était pas aussi marquée qu'en 1981, car les deux cohabitations avaient érodé la notion. Et surtout la stratégie d'Édouard Balladur avait fait de l'élection pré- sidentielle « un épiphénomène dans la foulée des législa- tives antérieures ». Comme disait Philippe Séguin un soir à Bondy : « Circulez, il n'y a rien à voir ! » Quelques prestations télévisées plutôt ternes ont fait le reste. On ne reproche pas à Chirac d'être incompétent, mais de ne pas faire passer dans la caméra et les micros la conviction et la force que tous ses interlocuteurs s'accordent à lui trouver dans la vie. « Combien on fait sur le " Nase " ? - Cinquante secondes ! » Conversation entre 1. Dans Le Figaro du 6 mars 1996. deux rédacteurs en chef de France 2 en janvier 1995, rap- portée par Ghislaine Ottenheimer 1. Après son élection, si Chirac est passé du statut de Nase à celui de l'homme miraculeux, il n'a pas su apprivoiser tout de suite les médias. Il ne fut pas, comme Ronald Reagan, comédien dans sa jeunesse. Il n'a pas, comme François Mitterrand, un suprême dédain pour la caméra qui tourne, pour l'œil qui l'observe. Selon Françoise Giroud - on ne peut soup- çonner d'une indulgence inconditionnelle celle qui traita longtemps Chirac de « ventilateur » -, il s'agit avant tout « d'un texte qui était mauvais. Les premiers discours de Chirac président ont été mal écrits. C'est tout bêtement une question de prompteur pas au point, un mauvais speed-writer ».

Donc l'état de grâce immédiat est aux abonnés absents. Le fameux bilan des cent jours, soldé par l'évic- tion du ministre de l'Économie Alain Madelin dès le mois d'août, est mitigé. En trois mois, Chirac s'est heurté au lobby antinucléaire. A la demande insatisfaite de son fan- club qui espérait le voir parler à tout propos au pays. Au doute induit par une impression d'immobilisme de Mati- gnon, dont l'hôte semble hésiter et jongler entre deux logiques, celle imposée par Maastricht de combattre les déficits publics et de tenir le franc, celle de la libération de l'économie pour favoriser l'emploi. Il est soupçonné de ne rien faire. En réalité, Chirac, conscient de la très forte demande des Français, s'est tout de suite installé à sa table de tra- vail. D'abord en se mettant littéralement au service de ses ministres et de l'État, avec pour mot d'ordre : « Pas de chasse aux sorcières. » On le voit parlementer avec Jean Tibéri pour lui proposer le portefeuille de la Justice et 1. Op. cit. Achevé d'imprimer par la SOCIÉTÉ NOUVELLE FIRMIN-DIDOT Mesnil-sur-l 'Estrée pour le compte des Éditions Lattès en mai 1996

Imprimé en France Dépôt légal : mai 1996 N° d'édition : 5599 - N° d'impression : 34486 Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès par le temps, cette édition numérique redonne vie à une œuvre existant jusqu’alors uniquement sur un support imprimé, conformément à la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012 relative à l’exploitation des Livres Indisponibles du XXe siècle.

Cette édition numérique a été réalisée à partir d’un support physique parfois ancien conservé au sein des collections de la Bibliothèque nationale de France, notamment au titre du dépôt légal. Elle peut donc reproduire, au-delà du texte lui-même, des éléments propres à l’exemplaire qui a servi à la numérisation.

Cette édition numérique a été fabriquée par la société FeniXX au format PDF.

La couverture reproduit celle du livre original conservé au sein des collections de la Bibliothèque nationale de France, notamment au titre du dépôt légal.

*

La société FeniXX diffuse cette édition numérique en accord avec l’éditeur du livre original, qui dispose d’une licence exclusive confiée par la Sofia ‒ Société Française des Intérêts des Auteurs de l’Écrit ‒ dans le cadre de la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012.