Chef étoilé *** au Michelin

Modération : 4 avril 2019 Marie-Luce RIBOT (Sud Ouest) REVUE DE PRESSE

© Céline Clanet

EN PARTENARIAT AVEC Le lutin gourmet et ses accessibles étoiles

S’il n’y avait qu’une seule maxime à retenir des pour quelque temps au rang de divas » (« Mots… », « Pensées de Michel » (Guérard), ce serait sans doute p. 90), on sentirait poindre la colère et la fièvre en cas celle-ci : « Pour un cuisinier, il faut faire en sorte, comme de manquement au premier commandement du sur les champs de bataille, qu’un canard, qu’un merlan « Guérardlogue » : « Tu ne tueras point un poulet pour ou qu’un poulet ne soient pas morts pour rien » (- rien ! ». Normandie, 12 février 2017). Une vie d’artiste Entendez cela ! Viandards incultes, massacreurs du dimanche midi, pisse-froids des dernières modes D’une certaine manière on croit tout connaître de alimentaires, faces-de-carême des œufs trop cuits, Michel Guérard. Peut-être parce qu’il fut l’un des culottes-de-peau de l’ordinaire, équarisseurs du bon premiers chefs à habiter le « fenestron » et à venir goût et faux inventeurs molécularisés : le produit cuisiner dans le salon des Français, avec Anne-Marie doit être respecté comme un grand chef de guerre Peysson, l’une des plus populaires speakerines, respecte ses hommes. Quand on lui demande d’octobre 1977 à décembre 1981 ; peut-être parce que « qu’est-ce qu’un bon produit ? », le chef triplement sa réussite familiale et professionnelle, le « roman de étoilé au Michelin, en son palais de la reine Christine sa vie » à Eugénie-les-Bains a été maintes fois célébré ; (son épouse) au royaume d’Eugénie-les-Bains depuis peut-être parce que son statut de « cofondateur de 42 ans, répond sans détour : « C’est un pléonasme ». Il la nouvelle cuisine » puis de « pape de la cuisine est d’ailleurs un signe qui ne trompe pas chez Michel minceur », ont fait de lui une figure incontournable Guérard : quand il raconte de la gastronomie ses recherches culinaires, contemporaine. Mais que les produits qu’il travaille sait-on vraiment de la prennent vie, forme humaine. Quand on lui demande nature humaine ? L’anthropomorphisme est Naissance en 1933 à là… Une huître au café ? : « À « qu’est-ce qu’un bon Vétheuil (aujourd’hui dans mon premier essai je plonge produit ? », le chef triplement le Val d’Oise), tout près une huître dans une infusion de étoilé au Michelin, en son de Giverny, au pays des café torréfié… Elle n’en pouvait Impressionnistes. L’église est plus la pauvre huître. Elle avait palais de la reine Christine coiffée d’un joli toit à motifs les yeux qui lui sortaient de la (son épouse) au royaume qui lui donnerait presque tête. Le café écrasait tout. Elle d’Eugénie-les-Bains depuis des allures de Stephansdom, n’avait jamais vécu ça… ». On 42 ans, répond sans détour : la grande cathédrale de souffre avec elle pour ainsi Vienne. Michel Guérard dire. Au terme d’une collection « C’est un pléonasme ». raconte volontiers que le d’essais, de croquis, de papilles grand Claude Monet qui excitées, cela donne, à la fin aurait séjourné à la fin du de la recette « Les huîtres au XIXe siècle à Vétheuil, aurait café vert », cet étonnant commentaire : « C’est à la fois peint sa grand-mère quand elle était enfant. Le grand inattendu, léger, voluptueux, rare. N’ayant à ce jour, reçu chef ajoute : « J’ai encore en mémoire les tartes de ma aucune récrimination en provenance du syndicat de grand-mère, monuments de gourmandise, dont le secret défense des lamellibranches à coquille feuilletée : j’ai la résidait dans leur innocente simplicité » (« Mots… », faiblesse de croire que lesdites concernées sont, pour la p.122). Comme si la cuisine pouvait être innocente ? Il plupart, satisfaites de cet apprêt » (« Mots et mets », éd. sait bien qu’il nous raconte une fable l’ami Guérard, Sud Ouest, 2017, p. 84) un conte pour enfants. Mais c’est tellement bon d’y croire. Car c’est le même qui nous dit que « la Les produits, chez Michel Guérard, sont sacrés, tout cuisine relève un peu de la sorcellerie » (« Mots… », p.71, simplement. Au point que chez cet homme d’une conclusion d’une recette « à tomber » intitulée « La gentillesse exquise, doux et fondant comme ses crème des gigots »). « légères et délicates madeleines-joujoux, candides à souhait, tout juste sorties du four, amusées de figurer

2 La seconde guerre mondiale rattrape les Guérard. La famille descend les boucles de la Seine et tient boucherie dans la commune de Pavilly à 20 kilomètres au nord-ouest de Rouen. On y compte près de 4.000 âmes au déclenchement du conflit. À Pavilly, les Allemands installent les premières rampes de lancement des V1 et V2, bombes volantes et fusées qui s’écrasent sur Londres et les grandes villes anglaises toutes les nuits. Le petit Michel lave les tripes et les abats dans la rivière glacée, les temps sont durs. À l’âge de 10 ans, la guerre est synonyme de vacances, mais les vacances n’existent pas. Alors quand on est petit garçon on hésite entre les Épitres de Saint-Paul et entrer au petit séminaire, et faire le Le Pot au Feu à Asnières pitre en roulant des épaules, pour « faire l’acteur », comme tous les enfants de son âge. À moins que Mais avant cela, n’oublions pas le « Pot au Feu », son l’on ne se voit en médecin. Apothicaire des âmes premier restaurant acheté « à la bougie » au tribunal ou moderne Asclépios des corps. Mais finalement, de Commerce de la Seine, sans qu’il l’ait même vu, quitte à s’occuper des ventres : pourquoi pas en 1963. On est à Asnières. La ville est dirigée par apprenti pâtissier ? Et c’est ainsi que le jeune Michel un héros de la Libre, député, ministre puis devint Guérard, à partir de 16 ans, chez Kléber Alix, sénateur gaulliste, Michel Maurice-Bokanowski, son maître d’apprentissage à Mantes-la-Jolie. Avec Compagnon de la Libération. Mais si la ville est de cet hommage, 75 ans plus tard, peut-être le plus droite, le « Pot au Feu » n’est pas vraiment destiné beau qu’il soit donné de recevoir : « Je garde pourtant à être une adresse réservée aux bourgeois locaux. à mon Maître, brusque et maladroit, mais au fond Pour tout dire c’est un rade, un bouge, un bistrot et chaleureux et passionné, une reconnaissance éperdue de pas des plus fameux. Coincé entre une usine de rivets m’avoir façonné en homme » (« Mots… », p. 125). et une rue en impasse. D’ailleurs on est à la limite de Au retour de 28 mois de service militaire à l’Amirauté Gennevilliers. Et là c’est une autre histoire : une des de Cherbourg comme cuisinier : l’hôtel de Crillon plus dense concentration de pègre de la préfecture dans la brigade des pâtissiers et le titre très convoité de la Seine. « Quand Pépé la jactance / Truand de de MOF (Meilleur Ouvrier de France) en pâtisserie Gennevilliers / Nous causait de la vieille France / Nous à 25 ans. Puis le « plus grand cabaret du monde », tous on en bavait… » écrira plus tard Pierre Perret : le Lido, avec les « Blue Bell Girls », des magiciens, tout un programme ! C’est dire que la truanderie des dompteurs, des orchestres, des crooners aussi est une spécialité locale. Alors Michel Guérard va (Ah ! la visite de « The Voice », Franck Sinatra). Le leur faire de la place « à ces Messieurs en noir », monde entier se bouscule au 78, Champs Elysées. aux pardessus en beau tissu, taillés sur mesure et C’est la grande vie tous les soirs. Michel Guérard y aux poches assez amples pour contenir « l’artillerie acquiert une réputation de joyeux fêtard mais aussi d’un croiseur ». Le restaurant est tout petit (30 d’excellent professionnel : le charme et l’efficacité, couverts en se serrant). Le Tout-Paris s’y presse et s’y la joie et la rigueur. Michel aurait pu arrêter-là le fil encanaille. Des vedettes du showbiz évidemment, de son histoire, appuyer sur « pause » et ne plus chanteurs, acteurs, mais d’autres aussi comme Ted redémarrer : il aurait été un pilier de plus des « Nuits Kennedy, Marlene Dietrich, des leaders syndicalistes parisiennes ». « Cigarettes, whisky et p’tites pépés » de FO et de la CGT. Le lieu est discret. C’est le temple chantait Eddy Constantine. L’alcool l’aurait sans de la « Nouvelle Cuisine » que deux journalistes doute confit. Les paillettes et les strass l’auraient gastronomiques Gault et Millau contribuent à lancer certainement brûlé comme un éphémère trop près en 1968 en considérant que le meilleur de tous c’est des spotlights. « Michel » qui a décroché son premier macaron au « Michelin » en 1967. La célébrité l’a rattrapé. Elle ne Pygmalion-Christine et Galatée-Michel le lâchera plus. Eschyle a imaginé « Prométhée enchaîné ». Sans aucun Pourtant c’est en 1972, au Réginskaïa, le bar de doute peut-on considérer que le sous-titre « Galatée Régine, la célèbre « Reine de la Nuit », que Papageno, libérée » irait comme un gant à Michel Guérard, arrivé « l’oiseleur Michel » qui y prête son concours et, comme un martien sur notre planète, à Eugénie-les- déjà, son nom, va rencontrer sa Papagena : Christine Bains, en 1972. Barthélémy. D’elle il dira qu’elle fut « son coup de soleil

3 au cœur » (« Mots… », p. 139). Et sous les auspices nouvelle place au soleil est de tout repos. Pour la mériter de Mozart, c’est toute leur vie qui va désormais être il arrive souvent au bélier que je suis d’avoir à affronter, une « Parenthèse enchantée ». À l’excellent Christian en combat éclatant, mon Dieu Soleil Christine, taureau Seguin, grand reporter à Sud Ouest, une des plus de surcroît. Ces assauts de grande intensité réclament de belles plumes que le grand quotidien régional ait nos forces, le meilleur de nous-mêmes. Mais sont aussi, connues, il dit, le 7 août 2016 : « Sans elle, je ne serais je le sais maintenant, le meilleur garant de notre passion pas Guérard. Elle m’a tout appris. Je suis le caillou qu’elle partagée, une passion qui n’a pas du tout envie de fondre a poli ». Pygmalion qui croyait prendre : il pensait comme neige au soleil… » (« Mots… », p. 139). ouvrager les plats comme une sculpture, comme le premier cheval de glace qu’il vit travailler quand Aujourd’hui Christine n’est plus là mais sa présence il était enfant, au sortir de la guerre, pour un repas est partout à Eugénie-les-Bains. On sent qu’elle et un dessert à jamais gravés dans sa mémoire. C’est inspire toujours autant Michel dont les passions elle qui le fascine et le façonne à sa main. Il se laisse n’ont rien cédé au temps qui passe. Envie de dompter. Elle a aussi, la fille des propriétaires de la transmettre, désir de rencontres avec les jeunes « Chaîne thermale du soleil », l’intelligence et la générations, plaisir du dialogue, défense du bien- classe. Sortie parmi les toutes premières promotions manger, revitalisation des circuits-courts : on voit mixtes d’HEC, elle réside au Mexique quand son bien que Michel Guérard, moderne Don Quichotte père l’appelle pour lui proposer de faire redémarrer de la gastronomie, est toujours en quête d’une la petite station thermale d’Eugénie-les-Bains, à inaccessible étoile. Certainement que Christine l’a quelques kilomètres d’Aire-sur-Adour, la terre de déjà trouvée. Comme dans la comédie musicale Jean-de-Chalosse. Christine fait venir Michel à « L’Homme de la Mancha » de Jacques Brel (qui Eugénie dans l’hiver glacial de 1972. Il va y rester… fréquenta le « Pot au Feu » d’Asnières en son temps), Et, comme l’écrit si joliment Christian Seguin : « Le Dulcinea, accompagne toujours, même en rêves, 16 mars 1974 à Molitg-les-Bains, Michel et Christine son héros. « Ma dulcinée, Christine, m’y avait convié donnent un anneau à leurs conversations » (Sud Ouest [à Eugénie] pour un premier tête-à-tête romantique Dimanche, 7 août 2016). autour d’une cheminée où elle avait mis des œufs à cuire, sous la cendre… ». (« Mots… », p. 136). « J’irai au bout de mes rêves… » (J.J. Goldman) C’est plus qu’un honneur d’accueillir à Bordeaux, pour une « carte blanche », le seul chef À partir de là tout devient si terriblement naturel, étoilé du sud-ouest, dans le cadre des « Rencontres » : que l’on en oublierait presque que s’il y a un excellent c’est une joie. Car, pour terminer avec les mots de produit à la base, il y a surtout aussi un énorme travail. Marie-Luce Ribot, excellente spécialiste de la chose Ce n’est même plus les mythes de Prométhée et de culinaire, éditrice de Michel Guérard et directrice Pygmalion qu’il faut convoquer pour comprendre de l’Agence de développement de Sud Ouest, qui a le miracle de Michel Guérard : c’est celui de Sisyphe. rendu possible cette « carte » : « Michel Guérard est Celui qui doit pousser son rocher tous les jours pour le seul chef au monde, encore derrière ses fourneaux, à rester 42 ans au sommet de l’Everest gastronomique afficher 40 années de sacre ininterrompu au firmament avec ses trois étoiles conquises à la force du poignet. du guide Michelin. Le magicien d’Eugénie-les-Bains dans Dans une très jolie lettre d’amour à Christine, en les Landes, a non seulement révolutionné la gastronomie 1987, Michel Guérard dévoile, avec beaucoup de française dans les années 70, mais il n’a surtout jamais pudeur, ce que c’est que la vie d’un « grand maître » : cessé de courir après ses rêves et de les attraper ». « N’allez tout de même pas trop vite croire que ma (« Mots… », IVe de couv.). L’équipe des « Rencontres Sciences Po Bordeaux / Sud Ouest ».

Équipe de préparation Pour Sciences Po Bordeaux : Direction des Rencontres #ScPoBxSO : Yves DÉLOYE. Pour Sud Ouest : Coordination des Rencontres #ScPoBxSO : Christophe LUCET. Équipe de préparation de la Rencontre : Modération : Marie-Luce RIBOT (Sud Ouest). 4 Biographie

Carrière Apprenti-pâtissier à Mantes-la-Jolie (1949) Cuisinier à Totes (Seine-Maritime) (1952-53) Chef-pâtissier-saucier à l’hôtel Crillon (Paris) (1957-58) Chef-pâtissier au Lido, puis Chef-cuisinier privé (1958) Créateur du Pot-au-feu à Asnières (1965-74), puis avec sa femme Christine, Co-fondateur et Président de l’hôtel restaurant les Prés d’Eugénie-Michel Guérard à Eugénie-les-Bains (1974) Fondateur à Paris du premier comptoir gourmand Michel Guérard (1979) Membre de l’Académie culinaire de France, de la Grande cuisine française (1970), ancien président du Conseil national des arts culinaires, membre fondateur, vice-président (1986), président (1988-90) de la Chambre syndicale de la haute cuisine française, membre du Haut comité du thermalisme (1980), vice-président du conseil de surveillance puis directeur général de la Compagnie française du thermalisme, vice-président du Conseil national des exploitants thermaux (Cneth) (2002), vice-président et directeur général délégué de la Chaîne thermale du soleil (2001), du comité national des produits agro-alimentaires de l’Institut national des appellations d’origine (1990-93) Fondateur de l’Institut Michel Guérard-École de cuisine de santé (depuis 2013).

Bibliographie La Grande cuisine minceur (1976, rééd. 2009), La Cuisine gourmande (1978, traduit en douze langues, rééd. 2009), Mes recettes à la télévision (1982), Minceur exquise (en coll., 1989), Le Sud- Ouest gourmand de relais en châteaux (en coll., 1992), La Cuisine gourmande des juniors (1997), Le Jeu de l’oie et du canard (1998), La Cuisine à vivre (en coll., 2000), La Cuisine gourmande (2009), Comment briller aux fourneaux sans savoir faire cuire un œuf (2010), Minceur essentielle, la grande cuisine santé (2012), Best of Michel Guérard (2015), Mots et Mets (2016).

Distinction : Meilleur ouvrier de France (Pâtissier) (1958), 3 étoiles au Guide Michelin (depuis 1977), 5 toques au GaultMillau (2010), prix François Rabelais (2013), Grand prix de la science de l’alimentation pour son école de cuisine de santé (2014), trophée Champagne Gosset Celebris pour son école de cuisine de santé (2014), prix Benjamin Delessert (2016), prix des Ecrivains gastronomes (2017), prix Eckart Witzigmann (2017). Source : Who’s who in France.

Équipe à Sciences Po Bordeaux : Yves DÉLOYE avec Jean PETAUX, Myriam AUDIRAC CERVERA et Priscilla RIVAUD. Liste des étudiant·e·s : Roxane BARBAZO, Simon BOURGOING, Clothilde DULAT, Louis FAURENT, Baptiste GARRIGUE, Anastasia GUILLIEN, Grégoire KINOSSIAN, Victor de LALEU, Maxime RASSION, Manon ROUGER, Romain SENEGAS. Illustrations : Michel Guérard.

5 Michel Guérard, la tête dans les étoiles

SUCCÈS | Cela fait plus de 40 ans que l’un des papes de la nouvelle cuisine, et l’inventeur de la cuisine minceur, règne avec sa femme sur Eugénie-les-Bains. Son hôtel les Prés d’Eugénie vient d’obtenir la classification de palace. La moindre des choses pour le père de « la nouvelle cuisine » qui a inspiré tant de chefs.

« Je n’aurais jamais imaginé que cela durerait - même s’il l’est sûrement sous ses airs tellement longtemps… » Nous sommes affables. Mais il a su rester humble, conscient attablés au Ritz. Michel Guérard, l’inventeur que « vouloir être dans le vent, c’est avoir un de la cuisine minceur, nous raconte à grands destin de feuille morte ». Soucieux, aussi, de traits la magnifique aventure d’une réussite transmettre son savoir-faire, lui qui a formé à française : la sienne. Il évoque « ce travail Eugénie-les-Bains, les plus grands chefs. « Je de tous les jours, ce métier qui le passionne pense que presque tous les chefs cuisiniers toujours ». L’extraordinaire trajectoire d’un sont mes amis », dit cet affectif qui a fêté cette petit gars de province, né avant la guerre en année les 40 ans de ses trois étoiles. Sans que Normandie, un ancien enfant de chœur qui cela n’ait jamais été une obsession. « Je n’ai rêvait de devenir curé, puis médecin, avant jamais été dans la course aux étoiles, c’est de revoir à la baisse ses projets quand ses venu miraculeusement. » Miraculeusement. parents lui ont dit : « Il est temps de choisir Comme la suite logique de ses premiers émois un métier. » Certains auraient pu en concevoir culinaires, des fameuses tartes de sa grand- de l’amertume, conjuguer leur vie au mère, toutes simples, qui resteront à tout conditionnel passé, Michel Guérard a décidé, jamais comme ses madeleines de Proust au lui, que ce serait sa chance. cœur d’une enfance qui ne fut pas que rose.

L’empereur d’Eugénie-les-Bains revient sur les « La peur au ventre » grandes étapes de sa vie. Son arrivée à Paris, en 1956, ses débuts comme chef pâtissier au Michel Guérard, qui a vécu la Seconde Guerre Crillon, le concours de meilleur ouvrier de mondiale dans un petit bourg normand France pâtissier, son immersion dans la vie parisienne, quand il arrive au Lido. Sans jamais avoir l’air blasé. Et puis, tout à coup, il fait une pause. Prend la main de sa femme, Christine, qui écoute, silencieuse depuis le début. Évoque sa rencontre avec elle, grâce à Régine, sa grande amie. « Christine a été la chance de ma vie », lâche-t-il. Et à ce moment-là, il a des étoiles dans les yeux. Des étoiles qui lui ont permis d’en décrocher d’autres. Et de devenir l’un des porte-drapeaux dans le monde de la nouvelle cuisine et l’inventeur de la cuisine minceur.

Son insolent succès lui a permis de voyager aux quatre coins de la planète, de recevoir des honneurs à la pelle, de connaître des stars et des milliardaires, des présidents aussi - Chirac, Giscard, Mitterrand et même Tito, dont l’équipe passait en cuisine goûter les plats avant qu’ils soient servis. Il aurait pu perdre pied, devenir imbuvable. Intraitable

6 près de Rouen - où ses parents possédaient une boucherie -, a en effet connu la faim, « la peur au ventre ». En plus de l’école, il doit laver les tripes dans la rivière, scier du « Un restaurant, c’est un bois pour le chauffage ou livrer les produits théâtre. Il faut être précis, de la boucherie familiale sur un triporteur… savoir mettre en scène et À la fin des années 1940, à 16 ans, il devient renifler les clients, un peu apprenti auprès d’un célèbre traiteur pâtissier comme lorsque Jouvet de Mantes-la-Jolie. Une école de vie. « C’était avant une représentation comme au XIXe siècle, rude comme du silex. Cela permet de devenir adulte plus vite. » levait le rideau et disait “la Mais aussi, après un service militaire dans la salle a du talent” » marine, de devenir pâtissier en chef du Crillon, à Paris où, malgré un bizutage en règle, il se souvient notamment d’une fête somptueuse donnée au château de Versailles en l’honneur compte, et ouvre, à Asnières, le Pot-au-Feu, de la première visite en France de la reine bistrot acheté en 1965 pour « trois sous » Elizabeth II… lors d’une vente à la bougie. C’est dans cette espèce de « bouge » que Guérard concocte Le jeune provincial découvre avec les premiers plats de ce que Henri Gault gourmandise Paris et goûte avec délice à et Christian Millau qualifieront bientôt de la vie de bohème. Il rencontre des artistes « nouvelle cuisine ». d’avant-garde, des écrivains, des industriels avant de devenir, désormais meilleur ouvrier L’endroit devient vite à la mode. On y croise des pâtissier de France, en charge des dîners du mafieux qui planquent leur flingue dans leur « plus grand cabaret du monde », le Lido. Entre manteau, mais aussi peu à peu une clientèle les plumes et les paillettes, le jeune Guérard parisienne puis internationale, émoustillée à prépare des desserts, des pièces montées et l’idée d’aller s’encanailler en banlieue. Guérard concocte aussi pour les invités de son patron se souvient de Marlene Dietrich, qui lui glisse des repas où il peut laisser libre cours à son sous son vison l’adresse de son boucher à imagination. L’occasion de croiser des têtes New York, de l’acteur Danny Kaye, qui venait couronnées mais aussi des artistes comme en Rolls pour le voir en cuisine, ou de Ted Frank Sinatra. C’est à cette époque, puis, plus Kennedy obligé d’attendre dans les toilettes. tard avec Régine (il dirigera les cuisines du L’aventure prend fin en 1974. L’année de son Reginskaïa, mais aussi du Regine’s de la rue mariage avec Christine Barthélémy. Ponthieu et de New York), qu’il comprend « qu’un restaurant, c’est un théâtre. Il faut être Qu’importe. Grâce à cette belle brune, précis, savoir mettre en scène et renifler les diplômée d’HEC et héritière de la Chaîne clients, un peu comme lorsque Jouvet avant thermale du soleil, Michel Guérard a découvert une représentation levait le rideau et disait “la Eugénie-les-Bains. Leur petit paradis landais, salle a du talent” ». que ces deux-là, depuis quarante ans, main dans la main, n’ont cessé de bichonner. Paradis landais D’améliorer. Logique, dans ces conditions, que leur domaine enchanté vienne d’être L’envol, le vrai, arrive cependant à partir du classé comme un palace. Le symbole d’une moment où Guérard s’installe à son propre belle histoire d’amour, tout simplement.

Le Figaro, Anne Fulda, 22 septembre 2017.

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Partie 1 L’évolution de la cuisine en France Nouvelle Cuisine : un pavé dans l’assiette

Même si, à l’époque, certains l’ont qualifiée de coup marketing, la Nouvelle Cuisine et ses défenseurs ont bousculé une gastronomie conservatrice et barbante. Testant et expérimentant de nouvelles créations culinaires, Michel Guérard, ancien chef du restaurant le Pot-au-feu et acteur de cette révolution à table, raconte.

De la guerre du Vietnam au Printemps de Si certaines recettes peuvent sembler peu Prague, de la famine au Biafra aux JO de novatrices avec le recul, c’est parce qu’elles Mexico, de l’assassinat de Luther King à 2001, sont à leur tour devenues des classiques. Mais, l’Odyssée de l’espace, l’année 68 est celle de à l’époque, sans équivoque, cette cuisine bouleversements dans le monde entier, bien fait du bruit. Elle donne un coup de frais au-delà du Mai français. En 2018, Libération et de léger à la grande tradition française, revisite, chaque samedi, les temps forts d’une presque inchangée depuis le XIXe siècle et les année mythique. Sur Libération.fr, retrouvez livres d’Auguste Escoffier (1846-1945). Dans tous les jours notre page dédiée, « Ce jour-là cette désolation, les plats étaient identiques en 68 ». d’un resto à l’autre. La viande et le poisson barbotaient dans les sauces au vin, au beurre, Et si la « Nouvelle Cuisine », le « Mai 68 de la liées à la farine. D’ennui, les clients se tuaient fourchette », avait été lancée par une équipe au bourgogne et les cuistots aussi. de gangsters et braqueurs de banques ? Leur repaire se trouve au nord de Paris, en face d’une Cinquante ans plus tard, Michel Guérard usine de rivets, au 50, rue des Bas, à Asnières en a 85. Il nous reçoit à Eugénie-les-Bains (92). La vitrine dit que c’est un restaurant, le (Landes), derrière un bureau de six tonnes, Pot-au-feu, du nom de la spécialité servie avec sur sa gauche un tableau représentant chaque samedi, rehaussée de foie gras. Napoléon III, l’ancien maître des lieux. Ainsi Michel Guérard n’est pas le chef de la bande va l’ex-révolutionnaire : en majesté sous les mais c’est celui du resto. L’ancien pâtissier du pins du Sud-Ouest depuis qu’il a fermé le Pot- Crillon et du Lido s’essaie à une cuisine punk. au-feu en 1974, récompensé d’une troisième Il a failli couler peu après l’ouverture en 1965. étoile au Michelin en 1978, à la tête de la Mais, miracle, des Ferrari noires se garent Chaîne thermale du soleil avec son épouse en double file. Une clientèle s’installe, se Christine - décédée en octobre -, vingt délecte, rassure le chef. Guérard pense alors établissements de cure en France, comptant régaler des « pharmaciens ». Jusqu’au soir où 2.000 collaborateurs. il découvre le pot aux roses, quand il ramasse les pardessus pour les ranger au vestiaire : « Il S’il a déjà lancé un pavé dans sa jeunesse ? y avait des revolvers encore chauds dans les De bœuf, oui. Pour le reste... « En 1968, j’avais poches. » À bien y réfléchir, le chef se rappelle du mal à comprendre les revendications des que ses hôtes discrets et chaleureux avaient étudiants. Vu d’où je venais... » Guérard, fils parfois des têtes bizarres, tel ce « catcheur qui de boucher, lave les tripes dans la rivière du avait des oreilles de Mickey ». côté de Pavilly (Seine-Maritime). Renonce à La canaille a bon goût. Bientôt, le Pot-au-feu des études de comédien ou de médecin pour devient l’un des restaurants les plus prisés des faire son apprentissage de pâtissier-traiteur. À gastronomes, de la bourgeoisie trentenaire et la dure. des critiques culinaires - les bandits autorisés. Le Guide Michelin lui décerne une étoile « Bande de copains » en 1967. Au menu : canard confit froid et la salade au vinaigre vieux, jambon à l’os au Gentilhomme exquis, homme d’affaires avisé, coulis de truffes, poires aux épinards, granité artiste hors cadres, il ne veut froisser personne. au chocolat...

10 Il rappelle : des copains syndicalistes venaient temps, Jean Delaveyne, propriétaire du des usines alentour pour manger au Pot-au- Camélia, à Bougival (Yvelines), qui glissait de la feu. « C’était des gens formidables, des curés pimprenelle dans sa salade d’écrevisses. Piqué rouges qui adoptaient des enfants. J’étais au vif, Guérard riposte avec ses ailerons de au courant de tout ce qui se passait dans les poulet aux concombres sucrés, qu’il offre aux grèves, par exemple à l’usine Chausson. » patrons du Lido - il est leur cuisinier personnel La cuisine, fantastique milieu qui bouscule entre 1960 et 1965, en plus de confectionner l’ordre établi et fait sa lutte des classes (les les pièces montées du cabaret. plats du terroir sont anoblis, les délices aristos guillotinés) mais qui s’acharne à voter à droite. « On avait conscience qu’on mettait un peu Gaulliste en 68. Giscardien en 75 quand les la pagaille, mais on était un peu bohème, on cadors de la Nouvelle Cuisine sont invités cherchait surtout à s’amuser, rigole Guérard. à l’Elysée (Paul Bocuse concocte ce jour-là On apprenait dans les journaux que d’autres sa fameuse soupe aux truffes noires, tandis faisaient comme nous à l’autre bout de la que Michel Guérard triomphe avec un foie France. On s’entraînait les uns, les autres. La gras mi-cuit). Ensuite, ils sont chiraquiens et Nouvelle Cuisine s’est faite avec une bande de sarkozystes. Est-ce parce que les cuisiniers huit ou dix copains. » Des génies, gonflés et défendent leurs maîtres ? affranchis, comme les Depuis l’Antiquité, ils frères Troisgros, Pierre sont avant tout attachés et Jean, qui ont inventé aux puissants, d’abord « On avait conscience en 1963, à Roanne aux rois et roitelets, puis qu’on mettait un peu la (Rhône), un saumon aux investisseurs de la pagaille, mais on était un à l’oseille, peu cuit et première révolution bien rosé, à la manière industrielle, aujourd’hui peu bohème, on cherchait des paysans des aux pédégés ou vedettes surtout à s’amuser, rigole Landes qu’ils avaient du divertissement. Guérard. On apprenait dans observé pendant leurs Michel Guérard récuse les journaux que d’autres vacances dans le Sud, que son métier soit faisaient comme nous à la sauce versée sous le « conservateur ». Il cite, l’autre bout de la France. poisson et non dessus, une provocation pour de mémoire, une phrase On s’entraînait les uns, les d’Auguste Escoffier l’époque et une réussite autres. La Nouvelle Cuisine instantanée. datant de 1902 : « Alors s’est faite avec une bande que tout se transforme et se modifie, il serait de huit ou dix copains. » La Nouvelle Cuisine illusoire de vouloir fixer est une formidable les destinées d’un art qui, tambouille artistique. par tant de côtés, relève Mais aussi, à proportion de la mode et, comme elle, est instable. » égale, c’est aussi un coup marketing. Les Escoffier, le garant de la vieille cuisine défendu deux commerciaux s’appellent Henri Gault par Guérard, le héraut de la nouvelle ? et Christian Millau, critiques gastronomiques qui consacrent, à la fin des années 60 et au Il y a de quoi se perdre sur ce mouvement début des années 70, des noms de cuisiniers- des années 60, à commencer par ses origines. auteurs, artistes plus qu’artisans. Ils essaient de Certains historiens font de Fernand Point un les regrouper sous un label, Nouvelle Cuisine, précurseur, parce que le chef de la Pyramide, à s’inspirant du cinéma - la Nouvelle Vague - et Vienne (Isère), triple étoilé de 1933 à 1955, avait de la littérature - le Nouveau Roman. En 1973, dégraissé quelques plats et venait saluer ses Gault et Millau édictent dix commandements : clients en salle, premier cuisinier médiatique, « Tu ne cuiras pas trop. Tu utiliseras des produits donc. L’ascendance est discutable. Michel frais et de qualité. Tu allégeras ta carte. Tu ne Guérard préfère mentionner un ami de son seras pas systématiquement moderniste. Tu

11 rechercheras cependant ce que t’apportent son ami Guérard. Le chef le plus célèbre de les nouvelles techniques. Tu éviteras cette génération fait quelques concessions. Et marinades, faisandages, fermentations, etc. donne une notoriété soudaine à la profession, Tu élimineras les sauces riches. Tu n’ignoreras via la Nouvelle Grande Cuisine française, pas la diététique. Tu ne truqueras pas tes une association rassemblant douze cuistots présentations. Tu seras inventif. » En vérité, il qui n’avaient pas forcément grand-chose à n’y a qu’une seule consigne qui compte : « Tu voir, hors les dents longues. Bocuse joue le devras plaire à Gault et Millau », concepteurs jeu jusqu’au début des années 80, quand la du guide du même nom. mode commence à se faner, lâchant que « la Nouvelle Cuisine, c’est rien dans l’assiette et En 1968, les deux promoteurs réunissent tout dans l’addition ! » Guérard sourit : « C’est leurs poulains à Paris et les prennent en un peu exagéré ! ». photo devant le Concorde. Sous la bannière Nouvelle Cuisine, ils rangent Paul Haeberlin L’ex-génie du Pot-au-feu a lui-même rompu (Alsace), pour sa mousseline de grenouille, avec le dogme pour suivre un autre filon, Alain Chapel, à Mionnay (Ain) pour son « la Grande Cuisine minceur », destinée à ses gâteau de foies blonds de poularde de Bresse curistes d’Eugénie-les-Bains. Il a gardé l’épure au coulis d’écrevisse. Et Michel Guérard pour mais se retient un peu sur l’audace. L’année 68 l’ensemble de son œuvre, « le meilleur », a passé. Que reste-t-il de la Nouvelle Cuisine ? selon eux. Comme une obligation, Millau On confond aujourd’hui le mouvement et Gault ajoutent Paul Bocuse, triple étoilé avec des recettes paysannes - la salade de au Michelin depuis 1965, rayonnant près de haricots verts - ou des plats anorexiques, ou Lyon, à Collonges-au-Mont-d’Or. Celui qui encore des créations inabouties et affreuses régalera Giscard avec sa soupe de truffes les en bouche, de ceux qui voulaient singer des avait déjà émoustillés avec une simple salade Chapel ou Troisgros. Plus aucun chef ne s’en de haricots verts croquants. On dit que c’est réclame. Alors qu’elle fit la fortune de certains, avec ce plat que Gault et Millau prennent la et rendit possible la world cuisine, la cuisine dimension d’un frisson contestataire. Bocuse fusion, la cuisine moléculaire et tout autre devient leur porte-voix. style échevelé, médiatique ou les deux à la fois. Elle annonce l’emballement de Top Chef, « Rien dans l’assiette » le petit mitron changé en star de cinéma puisque, dans la cuisine aussi, Mai 68 a tout C’est un gag, car « Paul [Bocuse] n’a jamais autant libéré l’individu que ses désirs de été Nouvelle Cuisine », comme en témoigne pouvoir, sa soif d’argent et de reconnaissance.

Libération, Pierre Carrey, 9 juin 2018.

Michel Guérard l’éternel rêveur

Trépidant, insatiable, incontournable... La liste des adjectifs serait longue si l’on devait résumer le rêve dans lequel vit depuis 1974 Michel Guérard à Eugénie-les-Bains. Ce monde onirique est celui de tous les possibles : une table triplement étoilée depuis 40 ans cette année qui côtoie avec poésie une Grande Cuisine Minceur® adoubée par tous les curistes de France et de Navarre. « J’ai toujours aimé vivre ce que la vie a fait pour moi », nous a confié le chef de 82 ans au détour d’un songe hivernal.

Et le coup de foudre frappa deux fois... Le première rencontre... ». Le deuxième se premier eut lieu avec Christine, fille d’Adrien produisit avec une certaine Eugénie, du Barthélémy. « Sous le charme dès notre nom de l’Impératrice qui parraina une petite

12 station thermale aux confins des Landes et du Béarn. Cette union donna lieu à des miracles permanents. De 1966 - année où Christine investit les lieux pour reprendre l’hôtel et apporter de la modernité - à 2016, le couple Guérard diffuse à chaque recoin des 15 hectares du domaine un envoûtant parfum. À coup sûr, l’amour est dans les Prés d’Eugénie...

Comme par magie...

Quelques mois après leur rencontre, Michel Guérard quitte son célèbre Pot-au-Feu d’Asnières étoilé pour rejoindre Christine. Dans un contexte où la Nouvelle Cuisine a envahi les assiettes comme la Nouvelle Vague a crevé l’écran, le jeune quadragénaire prend rapidement les manettes du paquebot. « Je me souviens des premiers services où j’avais mis à la carte des reprises du Pot-au-Feu et quelques créations. Malgré cette nouvelle vie à la campagne, j’ai bien été accueilli venaient ici pour soigner leurs rhumatismes et par les Landais et cela m’a aidé. » En quatre leur surcharge pondérale. Je voulais trouver ans, les fondations gourmandes des Prés une formule qui améliore l’ordinaire. » Michel d’Eugénie sont définitivement posées. Tout Guérard aime préciser qu’il n’a rien inventé. d’abord, la grande cuisine gourmande trouve Dès 1789, Jourdan Lecointe publiait La Cuisine un incroyable écho en décrochant les trois de Santé qui tenait des propos d’une incroyable étoiles en trois ans seulement (de 1975 à 1977). modernité. Idem pour Brillat-Savarin (auteur « Lorsqu’on a décroché la première étoile, on du célèbre « Dis-moi ce que tu manges, je te s’est pris au jeu et on a voulu prouver à notre dirai qui tu es ») ou Auguste Escoffier. clientèle qu’on la méritait. Il y avait également à cette époque une noble concurrence avec Le chef s’est intéressé de près à la diététique les amis qui stimulait la compétition. » Les dès la fin des années 1960. « En 1968, un recettes phares émergent et deviennent des certain Antonio, coiffeur de stars de l’Avenue plats intemporels comme l’Œuf Poule au Montaigne, m’avait demandé d’établir dans Caviar, l’Oreiller Moelleux, le Homard Fumé l’enceinte du salon un snack raffiné, à tendance à la Cheminée, le Bar de Ligne au Naturel en diététique, que j’appelais « La Ligne ». Cela m’a son Jus de Cuisson aux Simples du Jardin. aidé à comprendre les phénomènes physico- chimiques qui régissent le fait culinaire. » Outre Nutrition et diététique, notions ses échanges avec le professeur Trémolières, indissociables l’un des fondateurs de l’école nutritionnelle française, c’est grâce à un partenariat avec Parallèlement, en 1975, la Grande Cuisine Nestlé scellé en 1975 que le chef trouve de Minceur® fait le tour du monde ce qui nouvelles techniques. « Le déclencheur a eu offre à Eugénie-les-Bains une notoriété lieu lorsque Monsieur Liotard-Vogt, président exceptionnelle. Il devient alors le « Premier international du groupe Nestlé, m’a fait visiter Village Minceur de France ». « Cela ressemble l’usine de Beauvais. La rencontre avec les à un petit miracle mais il me paraissait naturel glaciers, pâtissiers, chimistes, nutritionnistes, car je découvrais une nouvelle discipline, à ingénieurs sanitaires... m’a permis de savoir le thermalisme. Il a fallu comprendre comprendre les clés de la cuisine industrielle. les mécanismes et les attentes des curistes qui

13 J’aurais été stupide de ne pas accepter ce rôle dans le cadre de la formation professionnelle qui m’a ouvert l’esprit et fait évoluer la cuisine continue, s’adresse aux professionnels de de santé. » la cuisine et de la santé. L’objectif est de les former à de nouveaux gestes et techniques Cette collaboration, qui dura 27 ans, fut leur permettant d’élaborer une cuisine largement critiquée par les confrères de savoureuse et respectant la santé de leur l’époque. « Aider l’industrie alimentaire à clientèle. La formation intègre, à cet effet, bien faire manger les gens me paraissait un contenu théorique diététique et médical une démarche naturelle. » Aujourd’hui, ce spécialisé. Preuve que cette formation débat semblerait dénué de sens tellement prend de l’épaisseur, un partenariat a été les chefs se sont rapprochés de l’industrie établi avec l’École Ferrandi permettant à agroalimentaire. Pourtant, Michel Guérard cet enseignement d’être suivi par les élèves aimerait que la formation des nouvelles parisiens. générations soit tournée vers la santé. « Aujourd’hui, un cuisinier doit recevoir La vie de Michel Guérard est une somme des notions sérieuses de nutrition et de d’aventures toutes aussi exaltantes les unes diététique, « se masteriser » en quelque que les autres. Dans les années 80, la naissance sorte, j’aimerais parallèlement qu’un diplôme de ses deux filles, Éléonore et Adeline, lui a interuniversitaire soit mis en place pour que permis d’endosser un costume de père de les professionnels de santé comprennent ce famille. « À plus de 50 ans, je ne pensais plus y qu’est la cuisine. » parvenir. Mais grâce à cette vie exceptionnelle à Eugénie-les-Bains, nous avons pu trouver une organisation qui permette de conjuguer Le rêve permanent nos activités à la vie de famille. » En 1984, l’acquisition d’un vignoble à 8 kilomètres C’est dans cet esprit de transmission du savoir du village a ouvert au couple une nouvelle que l’Institut Michel Guérard a ouvert ses dimension viticole. Aujourd’hui, le Château portes en 2013. L’enseignement, dispensé de Bachen se déploie sur 25 hectares

Les Prés d’Eugénie

14 produisant deux blancs, deux rouges, un de Viande, Jus de Raisin, Pommes Crémeuses rosé et cultivant plusieurs cépages (petit et Pommes Soufflées. Les desserts concoctés manseng, gros manseng, baroque, tannat, par Sébastien Perbost sont à la hauteur de ces merlot et cabernet). « Je me suis toujours préparations qui traversent le temps tel un dit qu’un bon cuisinier devait savoir faire du feu continu. vin. C’est pour cela que j’ai suivi des cours à l’Institut d’Œnologie de Bordeaux. » Ces vins « Depuis 40 ans, les voyages, les sentiments ou reflètent harmonieusement la personnalité et les expériences m’ont fait évoluer. Toutes les la cuisine du chef. Et nourrissent un peu plus nuits, je rêve à de nouvelles recettes. » À travers encore cette curiosité inassouvie. les décennies, Michel Guérard a transmis son savoir à de jeunes chefs devenus depuis des Plaisir intemporel figures incontournables de la gastronomie tels Alain Ducasse, Michel Troisgros, Gérald Enfin, une journée de Michel Guérard ne Passédat, Sébastien Bras, Arnaud Lallement, peut se dérouler sans une présence accrue Arnaud Donckele, Daniel Boulud, Michel en cuisine. Aux côtés d’Olivier Brulard, l’autre Sarran, Christopher Coutanceau, Jacques brillant chef de cuisine et MOF 1996, il prodigue Chibois, Alexandre Couillon, Laurent Petit, de précieux conseils aux 35 personnes qui Massimiliano Alajmo... Il aime dire que : « Le composent sa brigade réunie dans une vaste cuisinier est au sommet de son art, lorsqu’après cuisine, antichambre des préparations servies avoir cessé d’emprunter la pensée des autres, à la Grande Maison et à la Ferme aux Grives, patiemment modelé, en toute liberté, les ouverte en 1993, et distantes de quelques contours de sa propre singularité, bref, s’être dizaines de mètres l’une de l’autre. En salle, le affranchi de toute mode, il devient, alors et chef prend un plaisir immense à venir saluer ses enfin, son propre classique. » hôtes d’un soir du restaurant gastronomique et à l’Auberge. Tel un gymnaste, il articule son Quant à sa vision de l’avenir de la gastronomie, programme avec dextérité et un sens inné du le chef, tout en prônant l’établissement contact. « La Ferme aux Grives ressemble à ce permanent d’une cuisine d’art et d’essai à la que j’aurais aimé faire à l’époque du Pot-au- française, aime à paraphraser André Malraux Feu, c’est-à-dire un restaurant composé d’une sur un sujet qui lui est cher : « Demain la immense cheminée, où rôtissent cochons de cuisine sera de santé ou ne sera pas. » Et ajoute lait dorés et gros poulets landais, qui attire « qu’eu égard au rôle signifiant de notre cuisine une clientèle locale. » nationale dans notre industrie touristique (représentant à elle seule près de 8 % de À la carte, Michel Guérard continue de rêver notre PIB), nous devons, avec détermination, à travers des associations inédites et des continuer de promouvoir notre griffe « made classiques inclassables. En plus d’une formule in France », continuer de nous distinguer avec « Terroir Sublime » proposée à 130 €, vin inclus, envie et à propos, en réintégrant, par exemple, deux menus (Jour de Fête et Palais Enchanté) à nos usages, comme certains l’ont d’ailleurs viennent mettre à l’honneur la cuisine déjà fait, l’esprit naturaliste de nos terroirs naturaliste du chef qui sublime les produits aux accents chantants, si riches d’intrigues d’exception. À la carte d’hiver : L’Œuf Poule au pour mieux nous arracher à la lente emprise Caviar à la Coque, Chaud-Froid de Pomme de d’une mode rengaine, mondialiste et qui nous Terre sous la Cendre, les Blinis de Truffe Noire tire, sournoisement, vers un langage unique, et Blanche en Galette Goûteuse ou encore le ennuyeux et ravageur ». Avec Michel Guérard, Filet de Bœuf sur le Bois et sous les Feuilles, Jus un rêve devient souvent réalité...

Le Chef, Stéphane Pocidalo, 1er janvier 2016.

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Partie 2 Cuisine et culture « Le président est parti reposé »

MICHEL GUÉRARD ET LE « CLIENT » | La venue de Jacques Chirac à Eugénie- les-bains, fut un peu, pour Michel Guérard, « l’impromptu » présidentiel. Si tous les clients sont rois, celui-ci était le chef de l’État.

« SUD-OUEST ». - Comment la venue de M. G. - Il y avait autour de lui une dizaine de Jacques Chirac à Eugénie-les-Bains s’est-elle personnes, mais très discrètes : les gens qui décidée ? Par l’intermédiaire de Régis Bulot, sont autour de lui à l’Élysée, plus une protection président de « Relais et châteaux » ? Par celle qui l’accompagne dans ses déplacements. du Landais Alain Juppé ? Mais tout cela était très confidentiel. Lorsqu’il se rendait à la Ferme thermale, c’était seul, on MICHEL GUÉRARD. - Non. Certes Régis Bulot ne voyait personne. On ne m’a rien demandé m’a indiqué que des renseignements avaient de spécial, contrairement à ce qui s’était passé été pris auprès de « Relais et châteaux » sur lorsque le Maréchal Tito était venu ici une le site d’Eugénie-les-Bains. Le président m’a semaine. Il était accompagné de tout son état- simplement dit qu’il était venu grâce à une de major, de tous ses ministres. La Yougoslavie ses amies qui lui avait indiqué l’adresse. Mais était alors gouvernée à partir d’Eugénie-les- j’ignore qui est cette amie... Je pense aussi que Bains. l’établissement, sa situation, lui permettait de jouir de tranquillité. Je pense que c’est ce qui « S-O » - Durant son séjour des menaces l’a décidé. Pour ma part, je n’ai été averti que précises ont été lancées par les intégristes trois jours avant sa venue. islamistes. Les mesures de sécurité ont-elles alors été renforcées ? « S-O ». - C’est un délai très court. Comment vous êtes-vous organisé pour recevoir le M. G. - Je ne l’ai pas constaté. Tout est resté chef de l’État, sachant que vous aviez aussi pareil du premier au dernier jour. tous les autres clients dans l’établissement ? « S-O » - Comment la cohabitation du M. G. - Comme l’a dit le boulanger du village qui président avec le reste des curistes et des prépare les petits pains pour nous : « Michel clients s’est-elle passée ? Le président était il Guérard demande que ce soit toujours parfait isolé du reste de l’établissement ? tous les jours, comme s’il y avait toujours un président de la République ». Donc, cela ne M. G. - Pas du tout, mais les gens ont respecté change pas grand chose. Je ne nie pas que son repos. Ils le saluaient, bien-sûr, mais sans d’avoir un tel hôte est « stressant ». Même si chercher à engager une conversation. Il y avait on est apparemment décontracté, sûr de soi ; un consensus tacite pour respecter le repos même si l’on sait que l’homme est avenant, du président. Tout s’est passé avec élégance c’est tout de même lourd à porter. On craint et courtoisie. Le président et son épouse de commettre la moindre erreur qui pourrait prenaient d’ailleurs leurs repas dans la salle gâcher le bon souvenir que nous voulions lui et non dans un salon particulier, que ce soit laisser. aux Prés d’Eugénie ou à la Ferme aux grives. Ce sera certainement un bon souvenir pour nos « S-O. ». - L’entourage du président, clients secrétariat, conseillers, protection rapprochée... était-il important ? Vous a-t- « S-O. ». - Quelle impression vous a fait le on demandé des équipements spéciaux, couple Jacques et Bernadette Chirac ? par exemple pour les transmissions, les lignes directes ?

18 M. G. - J’ai eu l’impression qu’il s’agit d’un vrai M. G. - Mais il n’a pas mangé de cuisine couple, très uni. J’ai noté qu’à table, ils parlent minceur ! J’ai rencontré un homme très précis beaucoup ensemble... ce qui n’est pas le cas en matière de goût. Il sait exactement ce de tous les couples. qu’il veut. Il aime, en fait, la belle et bonne cuisine française rustique. Celle qui réclame « S-O ». - A-t-il suivi avec assiduité la cure de une grande technique derrière. Cela a été remise en forme telle qu’elle est proposée à un excellent exercice et un bon rappel pour la Ferme thermale ? moi, même si en période où les effectifs n’étaient au complet, cela m’a posé quelques M. G. - Il a découvert la Ferme thermale, ce problèmes. qui est, nous une « inauguration » tout à fait inespérée avec des effets certainement très « S-O ». - Par exemple, qu’a-t-il apprécié ? positifs pour la notoriété de l’établissement. Le président de la République a tout de M. G. - Par exemple un bon poulet rôti. Pour même passé neuf jours complets ici. Une le dîner du réveillon de Noël, je lui ai servi un vraie chance ! Oui, il a été assidu. Il s’y rendait chapon de Saint-Sever, des Fermiers landais, chaque matin, il y passait deux heures, faisant accommodé « à l’impératrice » et servi en deux le parcours traditionnel. Là aussi, il côtoyait cuissons : les suprêmes, relevés de foie gras et les autres curistes. Il n’est pas donné à tout le grillé sur les sarments, étaient accompagnés monde, je l’admets, de côtoyer tous les jours de cuisses sautées à l’ognoasse et aux fines le président de la République en peignoir de herbes. Je lui fait spécialement un bœuf braisé bain... de chez M. Aimé. Mme Chirac adore la viande rouge, lui un peu moins, mais en braisé, il a « S-O ». - Avez-vous eu des contacts plus apprécié. personnalisés avec le président ou son épouse. Avez-vous déjeuné ou dîné à leur « S-O ». - N’est-ce tout de même un peu table ? frustrant pour un cuisinier de création comme vous ? M. G. - Non. Mais j’ai fait visiter l’ensemble de l’établissement au couple présidentiel, y M. G. - Non. Je prend l’exemple d’un autre plat compris nos nouvelles salles de séminaires. qu’il a beaucoup aimé. Une dorade au plat. Je pense qu’il a été favorablement C’est apparemment simple puisqu’il s’agit impressionné... Il a marqué de l’étonnement d’une dorade cuite sur un lit de champignons, lorsque je lui ai indiqué que nous avons 120 d’oignons et de tomates. C’est un grand collaborateurs. classique. Mais quand je l’ai fait, j’en ai profité pour expliquer aux cuisiniers comment « S-O ». - Pensez-vous qu’il a écrit ici ses il faut le faire. Un oignon caramélisé, ce vœux du premier de l’An ? n’est pas quelque-chose de facile à réaliser, contrairement à ce que l’on pourrait penser. M. G. - C’est effectivement possible. En tous cas, je pense, après les avoir écoutés, qu’ils ont « S-O ». - Leur avez-vous servi des vins de la pu, en deux ou trois passages, être influencés région comme le madiran ou le pacherenc par ce qui lui avait été dit ici, par exemple de Vic-Bilh ? lorsqu’il a mentionné l’artisanat. M. G. - Non. Mais le président aime beaucoup « S-O ». - Jacques Chirac a réveillonné chez la bière. J’ai pu lui faire prendre un peu de vin Alain Dutournier... il semble très amateur de rouge, des bordeaux, mais pas de vin blanc. cuisine issue du terroir de notre région. Cela Je le regrette d’ailleurs. Mais je n’ai pas osé a du être difficile de lui proposer la cuisine insister. « minceur », non ?

19 « S-O ». - Pensez-vous qu’il soit rentré en « S-O ». - Quel est le prix d’une cure de remise forme ? en forme à la Ferme thermale ?

M. G. - Oui, je le pense. Il m’a confié qu’il y a M. G. - Cela dépend des soins que l’on fait... longtemps qu’il n’avait pas aussi bien dormi. À vrai dire c’est mon épouse qui se charge de ces questions... Disons que le prix est de l’ordre de 500 Francs par jour.

Sud Ouest, Jean-François Moulian, 3 janvier 1997.

Michel Guérard : « La cuisine relève un peu de la sorcellerie »

Le chef trois étoiles aime cuisiner dans son restaurant Les Prés d’Eugénie (et écrire, notamment avec la sortie de son livre Mots et Mets).

Génial inventeur de la Nouvelle Cuisine, un bain de graisse de rognon de bœuf « Elle aventurier des fourneaux ouvrant une salle de avait compris que, seules les graisses animales, 30 couverts, en 1965, dans un coin sombre de avec celles de l’oie et du canard les rendent la banlieue parisienne, coqueluche du Tout- à ce point irrésistibles. » À la lettre J, jeune, Paris et des stars mondiales, il abandonne une pensée de Picasso : « Il faut beaucoup de la capitale, en 1972, pour rejoindre sa future temps pour devenir jeune. » Lettre M, mode : femme, Christine, à Eugénie-les-Bains, devenu « L’avantage de n’appartenir à aucune mode, temple de la cuisine minceur et du bonheur c’est de ne jamais être démodé. » de vivre. En fin de livre, ses « drôles de recettes ». Un Michel Guérard vient d’écrire un livre beurre blanc imbattable, une étonnante savoureux - de sa main - la même qui réalise purée de carottes, un soufflé époustouflant les petites tartes de tomates rougissantes. à la verveine, le poulet de l’académicien… Guérard a un talent de conteur et un beau Passionnant vraiment son secret de cuisson brin d’humour. Mots et Mets portent un sous- du gigot. Un agneau de lait des Pyrénées. titre : Abécédaire d’appétit, drôles de recettes, Vingt minutes de cuisson au four, puis déposé les enfances du chef . à 11 h 30 sur la porte du four, enveloppé dans un papier d’aluminium. La viande se détend. À la lette A, on célèbre le boudin à la Richelieu À 13 h 45, à table. Le gigot, tiède est posé sur et les pieds de cochon à la Sainte-Menehoulde. une assiette chaude. À la lettre Z, le triple zéro d’une huître (anthropométrie), affirmant des mensurations « La cuisine, explique le chef 3 étoiles, relève avantageuses. Également, le Z de zeste de un peu de la sorcellerie. » Et, s’appropriant la citron, mais aussi de caviar. L’opposé pingre formule de Claude Monet, il conclut joliment : du caviar à la louche, seule façon intelligente « J’aime cuisiner comme l’oiseau chante, en de le déguster. À la lettre F, frites, Guérard toute liberté. » raconte que sa grand-mère les préparait dans

Le Figaro, Maurice Beaudoin, 20 mars 2017.

20 Les carottes « 3 étoiles » de Michel Guérard

Une recette aussi savoureuse que l’est le livre de ce grand chef associant dans un même plaisir les mets et les mots.

Il est l’« honnête homme » de la gastronomie française. L’un de ses plus illustres maîtres, chef triplement étoilé sans interruption depuis quatre décennies à l’enseigne de son restaurant Les Prés d’Eugénie, à Eugénie-les- Bains (Landes). Affable, serein, Michel Guérard porte ses 84 ans comme s’il en avait quinze de moins. Pionnier de la « nouvelle cuisine », chantre de la « cuisine minceur » dès les années 1970, il s’est fait connaître et reconnaître par une cuisine confondant en un même art celui du bien manger et du bien vivre. Un art dont témoigne son nouveau livre : Mots & Mets.

Un rien philosophe, un rien poète, écriture ciselée, toute en touches d’humour, légère et délicate, Michel Guérard en livre les secrets en même temps qu’il s’y livre tel qu’en lui- même, en trois temps. D’abord, au fil des 166 définitions de son « abécédaire gourmand et littéraire », de « à », « permettant de valoriser la manière d’être d’un plat » (pizza à la reine , boudin à la Richelieu ...), à « zeste (de caviar) », « délicate expression culinaire permettant de Enfin, illustrée de photos d’archives, la dernière justifier, avec élégance, l’extrême frugalité du partie revient sur les lieux qui ont marqué produit de luxe mis en œuvre ». Michel Guérard : Vétheuil, en Île-de-France, où il est né en 1933, et où il a grandi auprès d’une Entre, figurent, en vrac, « amour », « bonheur », grand-mère « pâtissière et cuisinière », qui « honneur » (« savoir reconnaître le talent de aurait été - « cela se disait dans ma famille » -, l’autre » ), « épices » (« permettant de voyager peinte par Monet (Giverny n’est pas loin) ; à domicile, sans crainte de mal de mer » )... Cherbourg, où il s’embarqua, cuisinier en mer « Heureux » s’accompagne d’une citation de pendant son service militaire ; Asnières, où il a Prévert : « Il faudrait essayer d’être heureux, ne décroché sa première étoile, en 1967, à la tête serait-ce que pour donner l’exemple ». de son premier restaurant, Le Pot-au-feu... Et puis, bien sûr, Eugénie-les-Bains, où il a ouvert son restaurant en 1974 dans l’établissement Vient, ensuite, le chapitre des « drôles de thermal dirigé par celle qui est toujours sa recettes » simples, faciles à réaliser et aux titres compagne : Christine, « agrégée en histoire de délicieusement incongrus : pommes de terre goûts et couleurs », et sans laquelle « aucun œcuméniques, poireaux innocents, ketchup plat nouveau ne peut prétendre figurer » sur story, béarnaise sans péché, gâteau chocolat sa carte. Pas même cette purée de carottes sans farine et sans reproche... bluffante. La recette en est reproduite ici dans son intégralité. Le style est savoureux.

La Croix, Didier Méreuze, 18 février 2017.

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Partie 3 La place de la critique gastronomique et l’économie du goût Guérard : « Un poulet ne doit jamais mourir pour rien... »

Le grand entretien. Pour la quarantième année consécutive, Michel Guérard affiche trois étoiles au guide Michelin, qui vient de sortir. Le magicien d’Eugénie-les-Bains se confie dans un livre. Son secret ? « Conserver l’enchantement de l’enfance ». Et ne pas sombrer dans le plagiat.

Vos confrères expliquent que le plus dur doit l’emporter sur le paraître. Il faut donc que n’est pas d’obtenir la troisième étoile, mais les inspecteurs du Michelin ne se laissent pas de la conserver. Comment avez-vous fait ? submerger par une idée trop moderne de ce que pourrait être la cuisine. » Michel Guérard : « Je me le demande encore ! On a parfois des moments de faiblesse, et Quand on est à l’apogée, chuter est terrible. il suffit ce que moment se prolonge pour On pense au regretté Bernard Loiseau. Cela la perdre, c’est évident. Il faut se surveiller vous inspire quoi ? chaque jour car nous sommes sans cesse remis en cause. C’est le désir de plaire, d’être « Cela veut dire que cette récompense est aimé, qui nous accompagne. Pour tenir, il extrêmement fragile et qu’on ne peut pas faut conserver ce don d’émerveillement et se permettre de croire qu’elle est acquise d’enchantement qu’on avait quand on était une fois pour toute. Cette remise en cause enfant. » permanente oblige à faire travailler la tête. Je pense que le cuisinier est au fait de son Après quarante années au sommet, art quand il cesse d’emprunter la pensée des cette récompense a toujours autant autres. Il est alors libre et modèle les contours d’importance ? de sa cuisine, et donc de sa personnalité. Il rêve en solo, devient un personnage à part « C’est toujours un souci. Arrivé à maturité, entière. Tout cela suppose d’être très solide l’important est de ne surtout pas regarder psychiquement. » ce que les autres font. Il faut tout faire pour ne pas sombrer dans le plagiat et continuer À la base, vous étiez pâtissier. Un métier, à être soi-même, partant du principe qu’un comme vous l’expliquez, assez peu reconnu jour on peut devenir son propre classique. à l’époque par les grands cuisiniers... On a son style, il faut le maintenir. Comme un peintre... » « Les cuisiniers nous snobaient un peu et ne nous considéraient pas comme des vrais Le critique Périco Legasse estime que le professionnels. Alors qu’eux ne savaient Guide Michelin a succombé à la modernité pas faire la pâtisserie. C’est vrai que j’ai un et qu’il n’est plus fiable. Que répondez-vous parcours un peu différent, qui se rapproche à cela ? plus de celui d’Antonin Carême (3) qui avait débuté sous les auspices de la pâte à chou « Je comprends Perico Légasse, qui défend et de la crème renversée pour se poursuivre le classique et le bon goût. Comme tous les avec le merlan Colbert et l’ortolan à la Bressan. métiers, la cuisine évolue. Il faut toujours C’est un avantage, me semble-t-il, quand on aller de l’avant et mettre un peu d’audace et devient cuisinier d’avoir été pâtissier mais aussi d’impertinence dans les recettes. Cela peut saucier et entremétier, ce qui est mon cas. J’ai ne pas plaire à tout le monde, mais ce qui fait tous les métiers de la cuisine, mais j’ai eu importe, c’est le fond, c’est-à-dire le goût. Je beaucoup de chance car j’étais passionné par partage avec Périco Légasse le fait que le fond tout ce que je faisais. »

24 Avec Bocuse, avec les frères Troigros, avec Un bon poulet rôti peut être quelque chose Lenôtre, vous avez non seulement sorti la de formidable. Après il faut un peu de folie... cuisine de la tradition, mais vous avez voulu notre métier est un peu un métier de créateur. exporter partout dans le monde un savoir Actuellement, je réfléchis à de nouveaux plats. faire. Pourquoi ? Qu’est ce qui a été le plus novateur dans « C’est Paul Bocuse qui a été l’entraîneur votre approche de la cuisine ? numéro 1. Paul avait décidé de sortir les cuisiniers de l’endroit où ils étaient confinés, « Je pense que ma patte est celle de la près de leur seau de charbon, pour partir légèreté. Elle a notamment consisté à enlever évangéliser le monde entier. C’est un vrai des calories inutiles. L’après-guerre a été une moment de l’histoire de la cuisine française. » revanche sur les restrictions, et on mangeait beaucoup. On est foutu comme ça, nous Qu’est ce qui était nouveau dans cette les hommes et on se dit qu’il y aura peut- cuisine dite « nouvelle » ? être d’autres privations, alors mangeons, mangeons ! « Un état d’esprit. En fait, nous avons été quelques-uns à nous rebeller contre la cuisine Mon travail a consisté à apporter une de cette époque. Nous élégance, partant du avons pris la décision principe que pour vivre, impertinente de nous « Cette récompense est on peut juste manger soustraire au diktat de extrêmement fragile et on ce qu’il faut, mais bon. certains de nos aînés, que ne peut pas se permettre C’est valable pour la nous jugions obsolètes. boisson, c’est valable Quand on travaillait dans de croire qu’elle est acquise pour tout. » une grande brigade, on une fois pour toute. nous disait voilà la carte Cette remise en cause aujourd’hui. Si vous permanente oblige à faire Les métiers de bouche, pâtissiers, cuisiniers, étiez au poisson, on travailler la tête. Je pense vous disait c’est le filet sont les piliers de la que le cuisinier est au fait de sole Joinville, c’est téléréalité. C’est bien le turbot amiral, point de son art quand il cesse pour la profession ? final ! On n’avait aucun d’emprunter la pensée des droit de créativité, alors autres. » « C’est bien parce que que nous pensions qu’il cela met en valeur était intéressant de revoir le travail manuel. On le répertoire. Mais l’expression « nouvelle considère toujours que le travail manuel est cuisine » a été inventée au 18e siècle. Tout est une sous marque du travail intellectuel. un éternel recommencement. » On peut tellement s’épanouir dans un métier La cuisine repose toujours sur quelques manuel. Ces émissions peuvent donner envie produits clés : viande, poisson, légumes. aux jeunes de faire ces métiers. Les cuisiniers Comment avez-vous fait pour les réinventer devraient être mieux formés aux notions de pendant 40 ans ? nutrition et de diététique. »

« Il y a quelque chose de très important pour Vous pensez à votre succession, à la un cuisiner, c’est bien connaître le produit transmission de votre savoir ? et de faire en sorte, comme sur les champs de bataille, qu’un canard, qu’un merlan ou « Bien sûr, demain je ne serai plus là. Je mets qu’un poulet ne soient pas morts pour rien. en place un état d’esprit auprès de nos trente

25 cuisiners. Ce qui est important, c’est qu’il faut « Oui. Ce qui est formidable aujourd’hui, c’est aimer les autres. Aimer les clients bien sûr, qu’il y a autant de filles que de garçons. Cela mais aimer les gens qui travaillent avec vous. évite aux jeunes gens de faire du machisme. Quand ils sont aimés, il se passe quelque Un formateur doit entraîner l’apprenti dans chose de tout autre. On travaille dans une son aventure de compositeur. Il ne faut pas ambiance de reconnaissance. » qu’il vienne au boulot le matin en pensant aux carottes à éplucher, mais en se disant Ce qui n’a pas été le cas durant votre qu’il va se passer quelque chose. Il existe éducation professionnelle, qui comme dans malheureusement encore des cuisines où les beaucoup de cuisine à cette époque, a été apprentis sont traités comme au 19e siècle... » très dure...

Paris-Normandie, Philippe Minard, 12 février 2017.

Le chef étoilé Michel Guérard veut apprendre la diététique aux cuisiniers

PARIS (AFP) - Surtout ne pas parler de régime, mais insister sur le goût : Le chef étoilé Michel Guérard, qui milite depuis plus de 30 ans pour une alimentation gourmande mais équilibrée, veut créer un institut de formation de « cuisine santé » pour apprendre la diététique aux cuisiniers.

L’inventeur de la « grande cuisine minceur » Salade de carottes à l’orange parfumée au sait qu’il s’agit d’un chantier ambitieux : Les cumin, mais aussi chou farci ou cassoulet apprentis chefs sont très peu sensibilisés à la et même, pourquoi pas, un Paris-Brest à la question pendant leur formation. Mais face chicorée : « En se donnant un peu de mal, aux fléaux de l’obésité, du diabète et des on peut faire des choses assez formidables maladies cardio-vasculaires, M. Guérard veut qui sont équilibrées et hypocaloriques », mettre le turbo. s’enthousiasme Michel Guérard, 77 ans, qui a été aussi l’un des fondateurs de la Nouvelle Le cuisinier, qui a évoqué ce projet avec cuisine dans les années 1970. la ministre française de la Santé Roselyne Bachelot, voudrait l’ancrer chez lui, à Eugénie- Dans le Paris-Brest, « c’est la crème qui les-Bains, station thermale des Landes (sud- est assassine », explique-t-il. Il suffit de la ouest) où il dirige avec sa femme un complexe remplacer par des blancs battus en neige et hôtelier. « juste une touche de crème fouettée » et le tour est joué ! « Il faut changer les gestes en cuisine. Mais en gardant le goût comme ligne de force, avec Les régimes qui contrarient nos « habitudes son corrolaire immédiat qui est le plaisir », de goût » échouent, car personne ne plaide le chef au visage bonhomme et à veut renoncer au plaisir de manger. Il faut l’énergie communicative, lors d’un entretien aménager nos plats préférés pour les alléger avec l’AFP. et les équilibrer sur le plan des lipides, glucides, protides.

26 curistes attablés devant de « pauvres carottes rapées et un bout de jambon : c’était très déprimant ».

Il a lu énormément, travaillé ses recettes en cuisine et discuté avec des nutritionnistes, y compris au sein du groupe Nestlé international pour lequel il a longtemps travaillé, notamment pour développer des plats surgelés.

D’ailleurs, il ne « désespère pas que l’agroalimentaire » décide de l’accompagner : « Si on arrive à en convaincre un, pour des raisons de concurrence, les autres suivront », fait-il valoir. Car il ne s’agit pas seulement d’améliorer l’alimentation dans les restaurants mais aussi dans les collectivités et le milieu hospitalier, notamment pour les convalescents de cancer ou les personnes âgées qui sont souvent dénutris parce qu’ils n’ont pas faim.

Ces derniers mois, plusieurs cuisiniers de « On ne va pas tout supprimer. Il faut garder un stations thermales sont déjà venus se former à peu de chocolat, par exemple. Il s’agit d’être Eugénie-les-Bains. L’avantage de baser là son raisonnable mais aussi d’être astucieux », futur institut de formation est que les curistes propose le chef. y restent 21 jours, « ce qui laisse le temps de mesurer une partie de ses effets », souligne Michel Guérard. Michel Guérard passe beaucoup de temps à feuilleter les livres de recettes « régime » qui sortent. « Ça va du type sérieux au gourou Ce projet, autour duquel il rédige actuellement patenté, avec des choses très contradictoires ». un livre blanc, « nous sera rapidement envié Il a développé cette cuisine minceur après par d’autres pays qui partagent les mêmes avoir vu à Eugénie, avant de s’y installer, des problèmes de santé », prédit-il.

AFP Doc, Gersende Rambourg, 26 mai 2010.

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