Slavica bruxellensia Revue polyphonique de littérature, culture et histoire slaves

6 | 2010 Linguistique russe

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/slavica/116 DOI : 10.4000/slavica.116 ISSN : 2034-6395

Éditeur Université libre de Bruxelles - ULB

Référence électronique Slavica bruxellensia, 6 | 2010, « Linguistique russe » [En ligne], mis en ligne le 15 juin 2010, consulté le 26 novembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/slavica/116 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ slavica.116

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SOMMAIRE

Édito #6 Dorota Walczak

Articles

Altérité slave et imaginaire de la langue. Quelques cas de figures… Cécile Gauthier

De la psycholinguistique slave au folklore ukrainien Introduction à la pensée d’Aleksandr A. Potebnja Daniel S. Larangé

L’état physique dans tous ses états Parallèles franco-russes Irina Kokoškina

Excellensia

Esthétique et théorie du roman : la théorie dialogique du Bakhtine linguiste Laura Calabrese-Steimberg

Traduction

Traduction de Den', kogda upal Čelendžer / Le jour de l’accident du Challenger de Bella Ulanovskaja Traduction du russe Françoise Lhoest

Entretien

Entretien avec Aleksandr A. Puškin & Maria A. Puškinova Eric Metz et Katia Vandenborre

Recensions

Paul Garde, Les Balkans, héritages et évolutions Anaïs Krawczykowska

The Golden Age of Polish Philosophy : ’s Philosophical Legacy, Lapointe S. (éd.) Sébastien Richard

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Ellen Rutten, Unattainable Bride Russia - Gendering Nation, State, and Intelligentsia in Russian Intellectual Culture Elise Hanut

Andrzej Stasiuk, Mon Allemagne Maciek Vanhonnaeker

Inga Iwasiów, Ku słońcu Halina Scholtysik

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Édito #6

Dorota Walczak

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Articles

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Altérité slave et imaginaire de la langue. Quelques cas de figures…

Cécile Gauthier

1 La langue joue un rôle décisif dans les questionnements sur l’identité : on tend en effet (tel est le postulat du concept « d’identité linguistique ») à enraciner l’identité dans la langue, cette dernière étant abusivement conçue comme un objet homogène et appropriable. L’intrication de la langue et de la culture présente des racines et des prolongements nationaux, voire nationalistes, et on sait quel rôle capital elle a joué dans le cadre de l’éveil des nationalités en Europe centrale et orientale. Dans la mesure où identité et altérité constituent les deux facettes d’un même objet, on peut inversement supposer que « la langue de l’autre » est perçue comme un des éléments déterminants de sa différence, suscitant toutes sortes de jugements, de rêveries et de fantasmes. Notre angle d’étude est donc celui de « l’imaginaire de la langue », qui emprunte son exigence de déconstruction des idéologies aux travaux imagologiques1 inspirés par le postcolonialisme, ainsi qu’aux recherches sur la « linguistique spontanée »2. Mais notre proposition consiste à creuser, à la croisée de plusieurs disciplines, un sillon propre aux recherches comparatistes, en recentrant la réflexion sur la langue, en tant qu’elle constitue l’objet de la réflexion, mais également qu’elle fonde une méthode, l’étude à partir du mot3.

2 Ainsi c’est en adoptant cet angle d’étude, « l’imaginaire de la langue », que nous nous proposons de considérer l’altérité slave telle qu’elle se donne à lire dans un corpus de textes de langue française et allemande. Postulant une correspondance entre l’écriture de « l’étranger » et celle de sa langue, nous analyserons les discours tenus sur les langues slaves, et ce qu’ils révèlent en termes de représentations de l’altérité slave, dans un corpus double, lexicographique et romanesque4. Nous présenterons de façon successive les discours transparaissant dans les dictionnaires et encyclopédies, puis dans les romans, tout en insistant sur la continuité d’un corpus à l’autre.

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1. Le discours encyclopédique

3 Il faut commencer par rappeler dans quel contexte épistémologique se situe le discours sur les langues au XIXe siècle. Le parallèle que nous postulons entre les représentations du locuteur et de sa langue est en effet déjà décelable dans les encyclopédies du XVIIIe siècle, mais l’articulation se précise et se systématise au siècle suivant, lors du développement de la linguistique comparée, qui repose sur une mise en comparaison de diverses « familles de langues », au nombre desquelles les langues slaves, jusqu’ici inégalement connues et étudiées5. C’est précisément au cours des premières décennies du XIXe siècle qu’est « ressuscité » le mot slave, qui avait presque disparu des langues française et allemande dans une acception contemporaine6, et qui accompagne la création du groupe des « Slaves ». Le nom de la langue s’avère donc créateur d’ontologie, comme le démontre le linguiste Patrick Sériot7. La « révolution » provoquée par l’essor de la linguistique comparée conduit à une articulation sans précédent entre peuple et langue. Le ressort des recherches passionnées des philologues est la quête de la langue-mère, ou Ursprache : à partir de l’étude du sanskrit et de la comparaison entre diverses familles de langues, se trouve posée l’hypothèse de l’existence d’une langue originelle indo-européenne, commune à la majorité des langues parlées en Europe, qualifiées de « langues-filles ». Le lien entre langue et « race » est progressivement théorisé, et de la rêverie associée à une langue-mère, d’aucuns en viennent à rêver à un peuple originel, supérieur, les Aryens, dont certains peuples d’Europe descendraient plus directement que d’autres. À partir du moment où la classification des langues se mêle à un essai de hiérarchisation des peuples, des dérives « racialistes » émergent, qui se durcissent dans la seconde moitié du XIXe siècle pour se déchaîner au siècle suivant.

4 Dans un tel contexte, l’évocation des langues slaves, ou de « la langue slave », évoquée au singulier, se fait plus précise. Deux traits sont particulièrement soulignés : l’étendue considérable de l’espace linguistique que ces langues déterminent, et leur parenté avec le sanskrit, qui en fait des idiomes « primitifs ». Ces traits sont mentionnés avec un étonnement quelque peu fasciné, parfois accompagnés d’un geste de dévaluation révélateur d’une certaine méfiance. La première remarque, récurrente dans les articles lexicographiques du XIXe siècle, se rencontre déjà dans les ouvrages du siècle précédent, ainsi dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert (1751-1765) : « L’esclavon passe pour être, après l’arabe, la langue la plus répandue depuis la mer Adriatique jusqu’à la mer du Nord, et depuis la mer Caspienne jusqu’à la mer Baltique »8. L’évocation devient spectaculaire dans les ouvrages du XIXe siècle (qui entérinent la création de l’unité des Slaves), ainsi dans le Conversations-Lexikon Brockhaus en douze volumes (1836) :

5 L’imaginaire géographique du lecteur est mis en éveil par la mention de ces terres éloignées aux noms évocateurs, tels que le Kamtchatka. C’est encore davantage le cas dans le Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle de Pierre Larousse (1875) : Les idiomes slaves occupent en Europe un espace plus étendu que toute autre langue. Depuis la Dwina, à l’est, jusqu’aux monts des Métaux (Bohême et Saxe), à l’ouest, et, dans les anciens temps encore, bien plus loin vers le cœur même de l’Allemagne ; depuis les rives de la mer Glaciale jusqu’à celles de la mer Adriatique et de la mer Noire et jusqu’à l’Archipel grec, voilà l’énorme domaine des Slaves d’Europe. Leur langue s’est aussi propagée à travers l’Asie septentrionale ou la

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Sibérie jusqu’au nord de l’Amérique, en sorte qu’elle occupe un sixième de la surface habitable de tout le globe.10

6 Pierre Larousse est un fervent défenseur des peuples slaves, et ce d’autant plus qu’ils peuvent constituer un allié de poids face à l’ennemi allemand. Aussi cette description a- t-elle vocation à susciter chez le lecteur une admiration émerveillée, mais on entrevoit comment, dans un autre contexte, cette « propagation de la langue » pourrait éveiller des images de déferlement ou d’invasion.

7 Pour ce qui est de la parenté supposée des langues slaves avec le sanskrit, elle en fait a priori des langues proches de la source originelle, et, par là même, dignes de la plus grande estime. Cette parenté est discutée au cours du XIXe siècle, et progressivement remise en question, en particulier par les érudits allemands11, souvent eux-mêmes désireux de prouver la parenté de leur propre langue avec le sanskrit. Quoi qu’il en soit, la « richesse antique »12 des langues slaves est unanimement célébrée par les lexicographes germaniques et français. On lit ainsi dans le Conversations-Lexikon Brockhaus (1836) :

8 Les spécificités ici présentées comptent de fait au nombre des critères d’excellence d’un idiome, puisqu’elles dénotent un caractère synthétique qui permet une expression plus précise sans compliquer la structure syntaxique de la phrase. Larousse, se réclamant d’August Schleicher, célèbre pour sa part les langues slaves, leur « puissante vitalité dans le verbe et dans le substantif », leur « force productive qui est infiniment supérieure à celle [des] idiomes occidentaux décrépits ». Mais si cette vitalité primitive est souvent interprétée comme gage de pureté, une autre lecture, sans doute héritée des siècles précédents, est toujours prête à refaire surface : alors que la nature mélodieuse des langues slaves est fréquemment évoquée, un certain nombre de critiques pointent à l’inverse le caractère en apparence non-policé des langues slaves, signe de barbarie plutôt que de perfection originelle. Louis-Nicolas Bescherelle, à l’article russe, précise par exemple que « russe s’emploie quelquefois en mauvaise part, pour désigner la barbarie dans le langage »14, citant le quatrain suivant (anonyme) :

9 L’impression de dureté et de rudesse mise en avant dans nombre d’articles provient en grande partie d’une perception graphique de la langue, fondée sur la prédominance « exotique » des consonnes dans nombre de langues slaves15. Ce trait est souvent présenté comme rebutant, peut-être jugé révélateur de l’absence de règles appliquées à la stabilisation de la langue dans sa forme écrite. Or cette stabilisation serait perçue, particulièrement en France, comme la marque d’une civilisation avancée et supérieure. Ainsi l’admiration pour la « primitivité » est sans cesse susceptible de se retourner en son contraire, conférant aux langues slaves une place ambivalente au sein de la famille indo-européenne : valorisées car supposément proches des origines, ces langues sont aussi considérées (de même que leurs locuteurs, qui seraient restés extérieurs à la marche de l’Histoire) comme moins évoluées que les langues d’Europe occidentale.

2. Le discours romanesque

10 Dans les romans, une des métaphores par lesquelles les langues slaves sont souvent désignées est celle du chant. Cette métaphore est en soi relativement courante pour désigner une langue jugée mélodieuse, en particulier lorsqu’il s’agit d’une langue étrangère, inconnue, perçue comme un flux dépourvu de signification16. Mais, à la lumière des analyses précédemment développées, il apparaît que cette métaphore

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détient un sens particulier pour ce qui est des « Slaves », considérés, parmi les Européens, comme des « primitifs de l’intérieur ». Leur chant apparaît aussi bien comme le mode d’expression brut de l’être « peu civilisé », que comme une manifestation artistique, la définition même du « primitif » résidant dans cette conciliation entre art et nature. Nous évoquerons successivement trois catégories de chant, chacun correspondant à une perception du fantasmatique « être slave » : le chant du peuple, dépositaire d’une âme ancestrale paysanne ; le chant séduisant et séducteur du Slave objet du désir ; et le chant de guerre du « Slave esclave » révolté.

2.1. Le chant du peuple

11 Les représentants de la slavité sont dans bon nombre de romans, en particulier dans le corpus germanique, des figures du « petit peuple »17. Leurs modes d’expressions apparaissent peu élaborés, comme s’ils n’avaient pas totalement accédé à un langage articulé et rationnel. Beaucoup d’entre eux sont ainsi silencieux, à la limite du mutisme. Ou encore, tel le Croate Zwonimir, dans Hôtel Savoy de Joseph Roth, ils s’expriment avec leur corps, de façon très brute18 :

12 C’est un langage du corps, immédiat et prosaïque, donné à voir plus qu’à entendre. Ces évocations de personnages obstinément muets ou se livrant à de grotesques gesticulations pourraient traduire une forme de condescendance de l’homme « cultivé » envers « l’homme slave », jugé moins évolué, et recouper la représentation courante de ces peuples comme des peuples passifs, inférieurs, immobilisés dans un temps immémorial. Mais, comme le montre la citation de Roth, une admiration réelle se fait jour pour une forme d’expression valorisée comme plus efficace et, surtout plus authentique, moins mensongère. Au-delà de l’amusement indulgent que suscite le personnage de Zwonimir, il y a de fait une incontestable supériorité de son mode d’être, de son « sens de la communauté », qui lui permet de fraterniser avec les autres hommes. Le narrateur envie son « sang paysan », synonyme d’une proximité avec la nature et d’une homogénéité que lui, en tant qu’homme moderne, a perdue. Cela se joue sur le plan du langage : ainsi, lorsque le narrateur s’accuse lui-même, non sans une certaine coquetterie, d’être un égoïste, Zwonimir met en cause cette maîtrise artificielle de la langue.

13 On reconnaît là un topos important au XXe siècle, qui est la crise de la culture, rendue manifeste dans la crise du langage. Les langues du monde « occidental », usées et chargées d’artifice, se prêtent aisément au mensonge, alors que les langues dites « primitives » telles que les langues slaves, plus spontanées et proches des origines, permettent l’expression de la vérité. Là n’est pas la moindre supériorité du « primitif » : cette vérité touche en effet à l’art, et ce n’est pas un hasard si « l’âme slave », tellement insaisissable, se donne à entrevoir dans le chant présenté comme un prolongement « naturel » des langues slaves.

14 Le chant, qui se situe entre manifestation esthétique élaborée et expression spontanée d’un locuteur « enfant », révèle l’âme du peuple. Dans les romans, l’âme slave est fréquemment mise en scène de façon codifiée, selon un schème narratif récurrent : un personnage spectateur, et avec lui le lecteur, assistent au dévoilement, par un chant mélancolique et doux, de l’intimité et de la spiritualité d’une âme. Dans plus d’un roman, un(e) Russe est présenté(e) en train de chanter d’une façon si déchirante qu’il/ elle suscite les larmes de l’auditoire, preuve ultime de l’authenticité de l’émotion

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exprimée. On le voit dans Rouletabille chez le tsar, roman dans lequel Gaston Leroux multiplie avec facétie les clichés sur la culture russe. La jeune Natacha chante une « lente mélopée », accompagnée par un musicien jouant de la guzla, dont il tire des « sons plaintifs » :

15 Pour ce qui est des Slaves d’Europe centrale, davantage présents dans le corpus germanique, leur chant est souvent présenté comme un chant collectif, témoignant d’un folklore vivace et d’une continuité avec les ancestrales croyances et traditions paysannes, même au cœur de la cité. Ainsi, dans le roman de Max Brod22, Une servante tchèque (1909), toute la ville de Prague retentit d’un chant rural. Le narrateur, un jeune Viennois, pousse la porte d’un intérieur tchèque, sans y être invité, et se trouve subrepticement témoin d’une scène de l’intimité « nationale »23. Autour d’une table, des femmes chantent en chœur un air de la campagne, que le jeune homme reconnaît immédiatement :

16 La caractéristique de ce chant, outre sa mélancolie, réside dans son « rythme », élément porteur de slavité – vraisemblablement une certaine lenteur, trait récurrent de la gravité des musiques slaves dans les textes étudiés. Cet air de la campagne constitue un leitmotiv dans le roman. Lorsque le personnage, épris d’une jeune servante tchèque, consomme enfin son union avec elle, le don du corps est consacré par le don de la voix, qui est aussi communion avec tout un peuple :

17 Cet exemple révèle que le chant, s’il est voie d’accès à « l’âme slave » et s’il manifeste l’unité d’un peuple et d’une culture, est aussi, pour l’observateur extérieur, le vecteur du désir : désir de l’étranger aussi bien que de la langue étrangère.

2.2. La séduction du chant

18 De fait, le motif du chant, susceptible de susciter un désir sensuel, constitue un des éléments déterminants du pouvoir de séduction exercé par les Slaves, et rejoint un archétype fameux, celui du chant des sirènes. Celui-ci subjugue et vainc les résistances de l’auditoire : les hommes envoûtés abdiquent leur volonté et leur liberté, se livrant à une mort certaine. La voix est donc porteuse d’une charge érotique : les « voix slaves » en particulier constituent un objet de désir, notamment lorsqu’elles se donnent à entendre sans que la vue soit sollicitée – montrant que « l’âme slave », indéniablement empreinte de spiritualité, n’est pas toujours si éthérée qu’on pourrait le croire. La voix est promesse de la chair, et c’est une attirance pour le corps qui se manifeste à travers la fascination pour la voix. Sous la plume de Jean Lorrain, sulfureux représentant de la « décadence » fin-de-siècle, ces évocations se doublent du thème de la confusion des genres, et suggèrent la nature transgressive du désir. Dans le roman Très russe, les voix successives du petit groom, Petchorine (« une voix chantante et un peu grave », une « voix jeune et rauque »26) et de la femme de chambre (« la même voix chantante et gutturale qu’on eût prise pour l’écho de celle de Petchorine ») se superposent de façon troublante et déstabilisante à celle de Mme Livitinof, incarnation de la « femme slave » :

19 Au-delà de la volupté de la « voix chantante », c’est, plus fondamentalement, la langue de l’autre qui séduit. La langue slave (dans ses différentes formes) est fréquemment qualifiée de langue « douce », « harmonieuse », « mélodieuse ». Mais surtout, étant une langue étrangère, elle éveille un désir de nature exotique. Elle suscite en effet une attirance en tant qu’elle est une preuve tangible de l’inconnu incompréhensible, peut- être intraduisible, et également en tant qu’elle « matérialise » le désir, par sa

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signifiance qui peut être métaphore du corps désiré. Cela est particulièrement visible lorsque des mots étrangers28 sont inscrits dans le texte, tels des incarnations du corps désirable de l’autre, ainsi dans le roman de Jean Lorrain précédemment cité :

20 La question du sens, évoquée ici dans le thème de la traduction, se trouve au cœur du désir exotique, dont le caractère essentiellement paradoxal est formulé par Roland Barthes en ces termes : « Le rêve : connaître une langue étrangère (étrange) et cependant ne pas la comprendre »30. Le caractère incompréhensible de la langue étrangère l’arrache à la contingence et au prosaïsme, et permet de nourrir les aspirations à l’idéal, spirituel et/ou charnel. Dans La Mort à Venise de Thomas Mann, la langue polonaise, incomprise, est élevée à l’expression de la pure beauté. Elle peut passer pour musique, car l’attention est portée à sa seule sonorité, ainsi lorsque Tadzio rapporte à sa famille les découvertes faites sur la plage :

21 Le désir suppose un mouvement en direction de l’objet convoité, qui peut être la familiarisation avec la langue de l’autre (par l’apprentissage), ou encore la traduction. C’est là que se noue la nature paradoxale de l’exotisme : ces gestes, donnant un accès au sens, menacent du même coup de réduire à néant le mystère originel, et donc d’annuler le désir à sa source. Le maintien du désir nécessite donc le respect d’un équilibre incertain entre distance et proximité, qui correspond précisément au souhait formulé par Barthes, celui de goûter la différence sans l’abolir.

22 La distance est souvent maintenue par l’existence implicite d’une barrière à ne pas franchir entre l’autre et soi. La séduction indéniable exercée par l’obscur idiome est insidieusement menaçante, et cela d’autant plus qu’il émane de la « femme fatale », qui prend plus d’une fois les traits d’une femme slave dans les romans étudiés. C’est le cas dans La Montagne magique de Mann : Hans Castorp s’éprend de Mme Chauchat, et son cousin Joachim de Maroussia, laquelle ne parle que le russe. De façon symptomatique, Joachim s’est lancé dans l’étude assidue de cette langue32 : il succombe donc au charme dangereux de la femme autant que de la langue. Si l’on revient sur les qualifications prêtées par Mann aux langues slaves, et en particulier à la langue russe, l’adjectif weich, « doux », « souple », « suave », recoupe des connotations inquiétantes, exprimées plus franchement par d’autres adjectifs : verwaschen, « indécis », « imprécis », « vague », ou encore knochenlos, « désossé »33. La langue slave, « idiome oriental » (« das östliche Idiom »34) confinant à la barbarie, est dépourvue de structure et de fermeté, sournoisement liquide et instable : elle incarne le risque de l’inarticulé, la perte de la forme et, à terme, l’engloutissement dans le néant – fût-il éminemment désirable, comme c’est le cas, également, dans La Mort à Venise. Le désir de transgression, nourri par le besoin de rejoindre l’être aimé sur son territoire, qui est aussi un territoire linguistique, est mortifère : il conduit à la perte de soi, parce qu’il menace d’effacer les frontières entre le même et l’autre, entre l’identité et l’altérité.

2.3. Le chant de guerre

23 La langue étrangère si désirable peut donc devenir, du fait même de cet insidieux pouvoir de séduction, une menace. C’est pourquoi, en ce début de XXe siècle, les nationalistes farouches et autres tenants de la race (ancrée dans une conception essentialiste de la langue) réaffirment le maintien de frontières délimitant les objets- langues. Ces limites à ne pas franchir sont censées garantir une homogénéité synonyme d’une utopique pureté. Ainsi, la valorisation de la différence, qui est constitutive de la

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perception exotique, peut également se comprendre comme la manière la plus sûre de maintenir la distance, d’éviter les contacts et les possibles confusions. L’adoption, même provisoire, de la langue de l’autre, est suspecte de trahison, puisqu’elle peut être le préalable à une « conversion » effective à la langue, la culture, et donc la nation, de l’autre. Cela est surtout marqué dans les romans germaniques dont l’action est située dans l’Europe centrale multiculturelle, en particulier dans certains territoires où se joue une bataille entre les langues, par exemple dans la région des Sudètes ou encore en Poznanie. La langue n’échappe pas à la politisation et à une possible instrumentalisation.

24 Si la langue est politisée, c’est tout d’abord qu’elle accompagne un mouvement de revendication et fait entendre une voix auparavant étouffée. Nous avons déjà mentionné le fait que le Slave était souvent décrit comme silencieux, voire mutique, et ce parce qu’il incarne une figure du primitif. Mais c’est également que sa parole est muselée, censurée, par exemple en Russie, fréquemment représentée comme un empire de serfs35 où s’exerce l’oppression. Le silence du Slave doit donc être compris comme celui d’un être « dominé ». Il faut à cet égard rappeler le lien inextricable qui unit les histoires des mots slave et esclave36, et qui est prolongé dans un imaginaire de la servitude couramment associé aux représentations de la slavité. Les Slaves peuvent être décrits de façon condescendante comme des esclaves par nature, des peuples inférieurs voués à être soumis à la tutelle de peuples plus évolués. Mais ce motif peut inversement susciter la compassion, voire l’indignation, jusqu’à être mis progressivement au service d’une rhétorique plus révolutionnaire. Le roman de Leroux Rouletabille chez le tsar37 est ainsi porteur (jusqu’à un certain point) d’un regard critique à l’encontre des injustices sociales et de l’absence de liberté dans l’Empire russe. Le reporter Rouletabille traverse au petit matin la campagne russe, qu’il juge morne et désolée. Il ne peut s’empêcher de comparer « le joyeux réveil des campagnes de France » avec ce spectacle de deuil.

25 Ce monde réduit à l’état de mort-vivant, aveugle et privé de la parole, est soumis à ce qu’il faut reconnaître, même si cela n’est pas nommément désigné, comme une forme de censure. L’accusation porte d’autant plus que le lieu est loin d’être anodin : la petite ville en question n’est autre que Tsarkoïe Selo, résidence du tsar…

26 Dans le pesant univers des Slaves, seules s’élèvent quelques complaintes qui constituent l’unique mode d’expression accessible à ces peuples privés de liberté. Ces chants peuvent sembler dérisoires, voire condamnables : de fait la plainte, pour mélodieuse qu’elle soit, n’en est pas moins susceptible d’être considérée comme un gémissement fort peu viril, symptomatique non pas d’une impuissance réelle mais d’une scandaleuse tendance à la résignation (marque du supposé « fatalisme slave », qui expliquerait – et justifierait – cette condition « d’esclaves »). Mais, considérés sous un autre angle, ces chants sont une des premières tentatives pour rompre le silence et formuler un discours articulé et conscient. Le chant détient une dimension subversive en puissance, par l’insatisfaction qu’il permet de formuler39 : ce mode d’expression privilégié des Slaves possède donc plus d’une facette. Il est, comme nous l’avons vu, élément folklorique, il déploie une esthétique, révèle une spiritualité, mais il s’avère également un potentiel outil politique, un moyen contourné d’affirmer peu à peu une existence contestée. Le doux chant de la campagne s’élève progressivement au cri de révolte. Dans une des scènes centrales du roman de l’Autrichien Fritz Mauthner, Der letzte Deutsche von Blatna (Le Dernier Allemand de Blatna), une procession célébrant la victoire politique des Tchèques dans les Sudètes dégénère en un assaut de violence

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primaire contre les Allemands. Les mélancoliques airs slaves laissent place au chant national, avant de se métamorphoser en un chant de mutinerie (« Trotzlied »), ponctué du cri « Slawa ! », au message on ne peut plus radical : « Mort et damnation à tous les ennemis ! » (« Tod und Hölle allen Feinden ! »40). En cette veille de Première Guerre mondiale, le chant slave n’est plus l’expression romantique de l’âme du peuple, mais le cri virulent d’une nation qui veut accéder à une reconnaissance historique et politique, menaçant par là la langue – et le corps – des Allemands avec qui elle partage ce territoire frontalier.

27 Dans le corpus de langue française, où dominent les évocations de la Russie, ce n’est pas un chant de combat national qui domine, mais celui de la Révolution, là aussi mis en scène de façon spectaculaire41. C’est le cas dans la description que fait Joseph Kessel de l’entrée dans la ville des bolcheviks, juchés sur des camions :

28 Le chant est une manifestation de la liberté conquise ainsi que de la rage contenue qui éclate enfin : il est donc une célébration de ce renversement de situation par laquelle l’esclave a pris la place du maître. Mais il constitue également en soi, comme le suggère la juxtaposition des verbes « vouloir », « chanter », et « tuer », un véritable acte révolutionnaire. Il a notamment un pouvoir d’entraînement fascinant et quasi magnétique.

29 Ainsi le chant de révolte des Slaves, qui se donne à entendre dans des contextes politiques très divers, est néanmoins presque toujours tendu entre deux postulats : sa violence intrinsèque est susceptible de le faire régresser dans le domaine du non articulé, du non verbal, stigmate de bestialité. Mais le mouvement peut aussi bien être inverse : le cri peut en effet être un aboutissement, un avènement, le premier pas vers une parole construite, mûre, celle d’un peuple entrant dans l’Histoire. L’apprentissage de la parole est la métaphore de l’accession du peuple enfant à l’âge adulte, à l’émancipation politique et la reconnaissance de sa langue. Par ailleurs cette prise de parole, si elle est d’une rare violence, fait apparaître une autre facette de l’esclave : son soulèvement est espoir de libération à l’échelle de l’humanité. Le Slave esclave est un libérateur à la stature universelle, pourvu du don de fraternité, d’humanité. En prenant sa place et en faisant résonner sa langue dans le concert des nations, il apporte un accomplissement au devenir de l’Homme.

30 La lecture croisée des deux corpus, lexicographique et romanesque, a permis de mettre en lumière l’existence d’un continuum d’un type de discours à un autre, révélant que, dans la construction et la circulation du savoir, et des représentations qui en découlent, les frontières sont plus poreuses qu’on ne pourrait et voudrait le croire entre dictionnaire et roman. Le dictionnaire n’est pas le lieu d’une langue neutre, objective et indiscutable, pas plus que la littérature, à l’inverse, n’échappe totalement à l’esprit du temps, qui marque la langue. Dans le cas qui nous intéresse, on voit que l’ambivalence des discours tenus sur les langues et les locuteurs slaves dans le corpus lexicographique trouve un écho dans le balancement des représentations dans les romans, montrant combien la construction de l’altérité repose sur la réversibilité des images. Ainsi, dans l’esquisse de typologie proposée, il y a continuité d’une catégorie de chant à une autre, mais il y a aussi continuité du discours encyclopédique au discours romanesque, et ce aussi bien pour ce qui est du contenu déployé que de la réversibilité de ce contenu. À la figure ambiguë du Slave, cet « autre intérieur », proche et lointain, miroir et repoussoir, effrayant et désirable, correspond le jugement sur des langues elles aussi conçues comme primitives, et pour cette raison à la fois admirées comme les plus

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proches de la perfection originelle, et décriées comme les moins évoluées, encore brutes, voire barbares.

NOTES

1. Pour une synthèse sur cette question, nous renvoyons aux travaux de Daniel-Henri Pageaux : Littératures et cultures en dialogue, L’Harmattan, Paris,2007, 338 p. & La Littérature générale et comparée, Colin, Paris, 1994, 191 p. 2. L’étude des représentations des langues, en particulier telles qu’elles transparaissent dans les discours épilinguistiques, constitue un champ d’étude propre de la linguistique. Le slaviste Patrick Sériot parle de « linguistique spontanée » (Voir « La linguistique spontanée des traceurs de frontières », in : Langue et nation en Europe centrale et orientale du XVIIIe siècle à nos jours (Sous la direction de Sériot P.), in : « CAHIERS DE L’ILSL », n° 8, Lausanne, 1996, pp. 277-304), qu’il conçoit comme une variante de ce que Sylvain Auroux a appelé la « linguistique fantastique » (Auroux S. et alii, La linguistique fantastique, Joseph Clims Éditeur, Denoël, Paris, 1985, 380 p.). Anne-Marie Houdebine-Gravaud a quant à elle proposé le concept « d’Imaginaire linguistique » (L’Imaginaire linguistique, L’Harmattan, Paris, 2002, 153 p.). Nous abordons pour notre part dans cet article l’imaginaire de la langue spécifiquement en lien avec la notion d’altérité : il ne s’agit pas en effet de l’appréciation portée par le locuteur sur sa propre langue, encore que l’étude des transferts culturels montre un constant va-et-vient et une fécondation réciproques entre « auto » et « hétéro-représentations ».Les discours « occidentaux » sur les langues slaves héritent donc, jusqu’à un certain point, des discours produits par les « Slaves » eux-mêmes. 3. Cette méthode consiste à partir des mots, porteurs d’une histoire faite de conflits et de rêveries, vecteurs de transferts culturels, pour déployer l’imaginaire déposé dans la langue. Dans notre thèse en littérature comparée (soutenue en 2009 à l’Université Paris VIII, sous la direction de Tiphaine Samoyault), nous avons retracé l’imaginaire du mot « slave » dans les langues française et allemande. Ce mot, en tant que nom de l’autre et de sa langue, est porteur d’enjeux identitaires cruciaux. 4. Nous avons consulté dans le cadre de notre thèse plusieurs dizaines de dictionnaires et encyclopédies de langue française et allemande (XVIIIe-XXe siècles), ainsi qu’une cinquantaine de romans (années 1880-1930). Les bornes chronologiques du corpus romanesque, assez largement déterminées par l’Histoire et son impact sur les transferts culturels (visibilité grandissante des « peuples slaves », et fascination pour les « choses russes », notamment lorsqu’éclate la Révolution russe ; crispations de plus en plus violentes des nationalismes et de la pensée racialiste au tournant du siècle, cristallisées lors de la Première Guerre mondiale), conduisent à retracer, par ce « récit du Slave », un pan de l’histoire européenne déposée dans la langue et son imaginaire. L’établissement du corpus a été établi en fonction du critère très spécifique de recherche des occurrences du mot slave. Nous avons veillé à ce que le corpus soit le plus équilibré possible d’une aire linguistique à l’autre, et représentatif de la diversité des formes littéraires de l’époque. Nous avons notamment mêlé littérature lettrée et littérature populaire, auteurs reconnus et écrivains tombés dans l’oubli. Citons quelques noms familiers : Jean Lorrain, Paul Bourget, Eugène Melchior de Vogüé, Jules Verne, Gaston Leroux, Joseph Delteil, Joseph Kessel, Romain Rolland, René Crevel ; Thomas Mann, Reiner Maria Rilke, Hermann Broch, Fritz Mauthner, Leopold von Sacher-Masoch, Franz Werfel, Max Brod. Nous n’illustrerons ici notre

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propos qu’à l’aide d’un nombre d’exemples restreints, mais en tenant compte de l’étude du corpus dans son ensemble. 5. Alors que l’orientaliste anglais William Jones avait laissé de côté les langues slaves lorsqu’il établissait ses premières hypothèses, l’Allemand Franz Bopp, considéré comme un des fondateurs de la grammaire comparée, les intègre en 1833 à l’arbre indo-européen. Elles sont donc, tout au long du XIXe siècle, l’objet d’un discours savant de plus en plus précis, qui trouve des répercussions également auprès d’un plus large public. 6. Il était en effet utilisé pour désigner une peuplade antique. Dans un sens contemporain, on utilisait plus volontiers le terme « esclavon », qui pouvait désigner les peuples de langue slave dans leur ensemble, mais plus souvent uniquement les Slaves du Sud, habitant l’Esclavonie (ou Slavonie, région orientale de la Croatie comprise entre la Save, la Drave et le Danube). 7. – Cf. « La linguistique spontanée des traceurs de frontières », Art. cit. 8. Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers. Tome cinquième, par Denis Diderot et Jean Le Rond D’Alembert, 1751-1765, article « Esclavon », p. 943. 9. Allgemeine deutsche Real-Encyclopädie für die gebildeten Stände. Conversations-Lexikon, in zwölf Bänden, Brockhaus, Zehnter Band, Leipzig, 1836, pp. 312-313. Traduction par l’auteur de cet article. 10. – Larousse P., Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, tome quatorzième, 1ère partie, 1875, article « Slave », p. 782. 11. Rappelons que les universités allemandes jouent un rôle précurseur dans le développement de la grammaire comparée, et sont les plus avancées dans le domaine de la slavistique. 12. – Larousse P., Op. cit., p. 783. 13. Allgemeine deutsche Real-Encyclopädie..., Op. cit., p. 313. 14. Le Dictionnaire national, ou Dictionnaire universel de la langue française, par Louis-Nicolas Bescherelle, 2e édition, 1853, p. 1237. 15. On trouve cette critique ironique sous la plume d’Honoré de Balzac, dans La Fausse maîtresse (1842) : « Qu’il soit permis d’écrire les noms comme ils se prononcent, pour épargner au lecteur l’aspect des fortifications de consonnes par lesquelles la langue slave protège ses voyelles, sans doute afin de ne pas les perdre, vu leur petit nombre. », in : La Comédie humaine II. Études de mœurs : scènes de la vie privée, Gallimard, coll. « Pléiade », Paris, 1996, p. 195. 16. Cette incompréhensibilité de la langue est bien évidemment réversible et relative : rappelons, pour ce qui touche aux relations germano-slaves, qu’en vieux slave les Allemands sont appelés « Nĕmcy », c’est-à-dire les « muets », ceux qui ne parlent pas. 17. On connaît l’importance des figures de paysans (notamment des moujik, popularisés dans la littérature russe) : ils sont présents dans les romans étudiés, ainsi dans Cœurs russes de Vogüé (1893), Rouletabille chez le tsar de Leroux (1913), La steppe rouge de Kessel (1923), les nouvelles galiciennes de Sacher-Masoch (années 1880), Les Désarrois de l’élève Törless de Robert Musil (1906), Le dernier Allemand de Blatna de Mauthner (1913)… On trouve également, en particulier dans le corpus autrichien, des figures de domestiques et de nourrices, par exemple dans La Marche de Radetzky de Joseph Roth (1932), Une servante tchèque de Brod (1909), Les Somnambules de Broch (1931), Barbara ou la piété de Werfel (1929)... 18. L’expressivité du corps peut précisément se combiner avec l’absence de prise de parole : Barbara, la nourrice du roman de Werfel, ne parle quasiment pas, mais sa présence est indissociable d’une odeur de bois de merisier qui investit totalement l’espace. Les petits paysans du roman Fillette slovaque, écrit par le Suisse francophone William Ritter, ne savent pas écrire, et

F0 F0 « n’échang5B ent5D guère d’autre parole articulée » qu’un « bonjour le matin au réveil, un bonsoir à la fin de la journée » mais ils se comprennent mieux que s’ils se parlaient. In : Ritter W., Fillette slovaque, Société du « Mercure de France », Paris, 1903, pp. 226-227. 19. Roth J., Hôtel Savoy (1924), traduit de l’allemand par Françoise Besson, Gallimard, coll. « L’Imaginaire », 1999, p. 98.

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20. Ibid.,p. 95 21. Leroux G., Rouletabille chez le tsar (1913), in : Les Aventures extraordinaires de Rouletabille reporter, R. Laffont, Paris, 1988, p. 401. 22. Rappelons que Brod (1884-1968) appartient au cercle des écrivains allemands de Prague. Il est souvent cité pour son amitié avec Franz Kafka. 23. Cette scène peut être mise en relation avec un passage du roman de Roth, La Marche de Radetzky, décrivant le personnage de Charles-Joseph von Trotta, en train de guetter, depuis la triste solitude de sa chambre d’officier, le chant mélancolique des ordonnances slaves rassemblés dans les dortoirs de la caserne et formant une communauté soudée. 24. Brod M., Ein tschechisches Dienstmädchen (Une servante tchèque, 1909), A. Juncker,Berlin- Stuttgart-Leipzig, p. 68. Traduction par l’auteur de cet article. 25. Ibid.,pp. 108-109. 26. Lorrain J., Très russe (1886), Éd. Hubert Julia, coll. « Modernités », Paris, 1986, pp. 73-74. 27. Ibid., p. 75. 28. Cela est encore accru lorsqu’il s’agit du nom, étranger, de l’être aimé. 29. Lorrain J., Op. cit., pp. 90-91. 30. Barthes R., L’Empire des signes (1970), Seuil, coll. « Points Essais », Paris, 2007, p. 15. 31. Mann Th., La Mort à Venise (1912), traduit de l’allemand par Philippe Jaccottet, La Bibliothèque des Arts, Lausanne, 1994, pp. 101-102. C’est l’auteur de l’article qui souligne. 32. Il conserve sa dignité en masquant derrière des prétextes fallacieux la nature coupable de cet apprentissage, preuve de sa faiblesse : « (…) il étudiait le russe, parce que, disait-il, il espérait qu’au service cela lui vaudrait certains avantages ». In : Mann Th., La Montagne magique (1924), traduit de l’allemand par Maurice Betz, in : Romans et nouvelles II, Le Livre de Poche, Classiques modernes, coll. « La Pochothèque », 1995,p. 652. 33. Ibid., p. 715, pp. 959-960. 34. Ibid., p. 959. 35. Le servage est certes aboli en 1861, sous le règne d’Alexandre II, mais il marque durablement les esprits, et se trouve souvent associé, de façon anachronique, à l’évocation de l’Empire russe. 36. Le fait est généralement connu dans ses grandes lignes : le mot « esclave » ( Sklave en allemand) serait issu du nom des Slaves, dont beaucoup furent réduits en esclavage durant le haut Moyen âge. On serait donc passé d’un nom de peuple à la désignation d’un statut social et juridique, le mot ayant été scindé progressivement en deux formes distinctes morphologiquement. 37. Leroux G., Op. cit., pp. 387-593. 38. Leroux G., Op. cit., p. 580. C’est l’auteur de l’article qui souligne. 39. Le marquis Astolphe de Custine l’avait déjà bien vu, lorsque, dans son célèbre ouvrage La Russie en 1839, il s’étonnait ironiquement de « l’imprudence » du despote : « À la place de l’empereur, je ne me contenterais pas d’interdire à mes sujets la plainte, je leur défendrais aussi le chant, qui est une plainte déguisée ; ces accents si douloureux sont un aveu et peuvent devenir une accusation, tant il est vrai que, sous le despotisme, les arts eux-mêmes, lorsqu’ils sont nationaux, ne sauraient passer pour innocents ; ce sont des protestations déguisées. » In : de Custine A., La Russie en 1839, Thesaurus Actes Sud, Paris, 2005, p. 665. 40. Mauthner Fr., Der letzte Deutsche von Blatna (1913), Allstein & Co, Berlin-Vienne, 1913, p. 85. 41. Ce motif spectaculaire de la flambée de révolte « russe », scandée par un chant guerrier, est abordé de façon frontale et accusatrice dans les nouvelles de Kessel. Mais il court plus généralement dans des textes antérieurs à 1917, ou évoquant des révoltes autres mais qui se trouvent associées à l’imaginaire russe de façon subtile car indirecte, ainsi par le biais d’un personnage : le Russe Souvarine dans Germinal d’Émile Zola (1885), la petite Marguerite des Somnambules de Broch (1931), dont l’identité hybride (franco-allemande) inquiète, et qui est fantasmatiquement qualifiée de « petite Tartare brune », nomination qui relève du même

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paradigme orientalisant que le mot slave. Voir Broch H., Les Somnambules, traduit de l’allemand par Pierre Flachat et Albert Kohn, Gallimard, coll. « L’Imaginaire », Paris, 1990, p. 546. 42. Kessel J., La Steppe rouge, Gallimard, Paris, 1923, p. 19.

AUTEUR

CÉCILE GAUTHIER Membre de l’équipe « Littérature et histoires » (Université Paris VIII), Associée au CIRCE (Université Paris IV), ATER en Littérature comparée à l’Université de Picardie Jules Verne

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De la psycholinguistique slave au folklore ukrainien Introduction à la pensée d’Aleksandr A. Potebnja

Daniel S. Larangé

1 Aleksandr A. Potebnja (1835-1891) est redécouvert en Russie comme un important philosophe1 grâce à de récentes rééditions ; en , il est devenu comme un des premiers folkloristes2 et pères de la nation, aux côtés de Taras Ševčenko (1814-1861) et Ivan Franko (1856-1916)3. Pourtant, il s’inscrit dans la tradition de la linguistique allemande, de Friedrich Wilhelm von Humboldt (1767-1835), se référant explicitement à Gotthold Ephraim Lessing (1729-1781) et Johann Wolfgang von Goethe (1742-1832) qui manifestaient un grand intérêt pour les formes brèves et les traditions régionalistes.

2 Quel rapport s’établit-il, dans la linguistique, entre l’étude descriptive de la langue (morphologie, lexique et syntaxe) et le travail de classification et de typologie des éléments du folklore ukrainien, rassemblant les dictons, les anecdotes, les dialectes, les chants, les danses et la broderie ? À partir de cette question, une seconde peut être formulée : Pourquoi Potebnja est-il célébré à la fois comme un héraut de l’identité ukrainienne et un philosophe russe ?

3 Un lien étroit unit ces deux interrogations. Le folklore, la langue et l’identité nationale sont imbriqués de sorte que l’étude de l’un de ces composants nécessite une mise en perspective des deux autres. Une brève présentation de la vie et de l’œuvre de Potebnja montre que la philosophie de la langue inscrit la description ethnographique dans des considérations linguistiques. Cette manière de procéder permet alors de distinguer une véritable identité ukrainienne fondatrice au cœur des peuples slaves.

1. Aleksandr Afanas’evič Potebnja (1835-1891)

4 Potebnja naît le 22 octobre 1835 dans le village de Havrilovka, dans la région de Poltava, en Ukraine. Il quitte en 1851 le gymnase polonais de Radom, où il a suivi la classe d’allemand et de latin, pour entrer à la faculté de droit de l’Université de Kharkiv. L’année suivante son ami Mikhail Vasiľevič Negovskij, l’un des premiers compilateurs

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des chansons populaires ukrainiennes, le convainc de s’inscrire à la Faculté d’histoire et de philologie. Il y subit les influences d’abord des jumeaux Pëtr Alekseevič Lavrovskij (1827-1886), slaviste et philologue, et Nicolaj Alekseevič Lavrovskij (1827-1899), grammairien et théoricien de la littérature, qui le sensibilisent à l’identité ukrainienne par l’étude de l’onomastique4, et ensuite du professeur Amvrosij Luk'janovič Metlinskij (1814-1870), amateur du folklore petit-russe5. Il obtient en 1856 le grade de kandidat en soutenant un mémoire intitulé : Pervye gody vojny Chmeľnickogo (Les Premières Années de guerre de Khmielnicki). Le choix de son sujet témoigne déjà de son engagement politique : son frère Andrej Afanas'evič Potebnja (1838-1863), membre actif de la société secrète révolutionnaire Zemlja i volja(Terre et volonté), est tué lors de l’insurrection polonaise de 1863. Il a été célébré par les dirigeants, Aleksandr Ivanovič Herzen (1812-1870) et Nikolaj Platonovič Ogarëv (1813-1877), comme « un martyr national »6.

5 Potebnja enseigne la langue et la littérature au gymnase n°1 de Kharkiv jusqu’en 1860. Un an plus tard, il présente un mémoire de maîtrise en littérature comparée O nekotorykh simvolakh v slavjanskoj narodnoj poezii (De quelques symboles dans la poésie nationale) qui lui permet d’obtenir un poste d’assistant (adjunkt) au Département de langue et de littérature russes de l’Université de Kharkiv. Il y démontre la continuité entre le chant populaire et la fable orale d’une part et la poésie écrite d’autre part. La littérature serait l’expression culturelle d’une tendance naturelle à l’espèce humaine7. D’où la nécessité de normaliser la littérature ukrainienne afin de définir son identité8.

6 Il est alors envoyé en stage de recherche, de 1861 à 1862, à l’étranger. Il étudie le sanskrit à Berlin sous la direction de l’indianiste et historien Albrecht Weber (1825-1901), le tchèque à Prague, puis le serbo-croate et le slovène à Vienne. Il en profite pour publier une série d’articles sur la théorie de la littérature. Ces textes sont rassemblés sous le titre Mysľ i jazyk (La Pensée et la langue). La mort de son frère l’oblige à revenir en Ukraine et à reprendre son enseignement à l’Université de Kharkiv en qualité de conférencier.

7 En 1865, le jury de doctorat rejette la thèse qu’il consacre à la signification mythologique des rituels et superstitions : O mifičeskom značenii nekotorykh poverij i obrjadov (De la signification mythique de quelques croyances populaires et rites). Suite à cela, il publie principalement des comptes-rendus sur ses travaux de phonologie et de dialectologie des Slaves orientaux. Il soutient en 1874 une nouvelle thèse de doctorat : Iz zapisok po russkoj grammatike (Des notes sur la grammaire russe). Derrière ce titre peu engageant, se trouve la première grammaire raisonnée de langue russe traitée d’un point de vue encyclopédique. En se basant sur un corpus puisé dans toutes les langues slaves et balto-slaves, les dialectes et le folklore, il dresse les fondements d’une morphologie et d’une syntaxe comparées. Son succès est tel qu’il est élu, en 1877, membre de la Société des amateurs de la langue et de la littérature russe de l’Université de Moscou et correspondant de l’Académie des Sciences. Le premier tome de sa thèse reçoit alors le fameux prix Lomonosov de l’Académie des Sciences. En 1891,la Société géographique russe lui attribue son grand prix, la Médaille de Constantin, pour ses mérites dans le domaine de l’ethnographie. Il meurt peu après, le 29 novembre, à Kharkiv.

8 De nombreux linguistes et théoriciens de la littérature ont suivi l’enseignement de Potebnja, tels Dmitrij Nikolaevič Ovsjanniko-Kulikovskij (1853-1920)9, Aleksandr Vasiľevič Popov (1855-1880), Vasilij Ivanovič Kharciev (1865-1937)10, Aleksej Vasiľevič Vetukhov (1868-1946)11 et Boris Andreevič Lezin (1880-1942)12.

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9 Ses thèmes de prédilection concernent l’origine et l’évolution de la langue, les liens entre la langue et la pensée, les langues et les nations, le folklore et le mythe, le symbolisme de la langue, le folklore et l’art. Sa conception linguistique est foncièrement philosophique et se résumerait ainsi : la langue est le produit naturel de la société (d’où le mot ne saurait se réduire au seul produit de la conscience humaine), mais s’inscrirait dans une histoire d’échanges13.

2. Une philosophie des langues

10 Potebnja ouvre à la linguistique descriptive deux voies interprétatives, multipliant entre elles les ponts et passages. En effet, la psycholinguistique et la sociolinguistique sont beaucoup plus complémentaires qu’on ne le pense encore aujourd’hui. Puisque la langue est conçue comme le lieu de l’humanisation, l’âme individuelle et l’esprit collectif s’y révèlent. C’est pourquoi l’étude des énoncés et de leurs articulations permet de tenir un métadiscours qui concerne en priorité l’anthropologie. Il prend en considération le contexte et les conditions d’énonciation14, notamment l’intonation, le phrasé, la disposition du corps (les gestes et grimaces). Cela le conduit à distinguer la langue orale de la langue écrite dans la mesure où elles forment des médias différenciés. Néanmoins la langue orale dépend de sa variante écrite et les structures qui la charpentent partagent des similitudes fondamentales.

11 Par ailleurs, les résultats de la philologie méritent d’être intégrés à la description linguistique. Potebnja insiste sur l’historicité des langues qui détermine leur identité et oriente leur développement. La langue constitue la mémoire d’une communauté sociale et religieuse. Les représentations du monde (die Weltanschauungen) dépendent de l’histoire des langues, tant du point de vue de la construction des concepts et notions par la définition des dénotations que par leur articulation à travers leurs connotations et la construction syntaxique. Chaque communauté linguistique cultive un imaginaire qui lui est propre et qui ne se comprend qu’au regard de son histoire et de l’histoire de son idiome15. Toute une gradation se dessine alors en partant de la langue, en passant par la culture et en aboutissant à la civilisation16. Chaque niveau se complexifie en intégrant l’ensemble des structures sous-jacentes.

12 En effet, la langue est définie comme un système général et généralisé, au point que c’est l’univers tout entier qui « prend sens » pour nos yeux et nos oreilles. Autrement dit, l’analyse locale est significative pour une lecture globale et l’étude générale sert aux interprétations plus circonscrites. En ce sens, John Fizer a raison de considérer Potebnja comme l’un des précurseurs du structuralisme : il y aurait une analogie formelle entre les différentes structures et entre superstructures et infrastructures17.

13 Cette conception globale et psychosociale du phénomène linguistique conduit Potebnja à œuvrer pour une reconstruction de la langue nationale. Comme pour Humboldt, la langue produit la pensée humaine : les catégories grammaticales sont des catégories cognitives18, autrement dit des formes de mouvement de la pensée19. Elle n’exprime pas « une pensée toute faite » mais elle sert d’instrument à une réflexion personnelle et créative. C’est par et à travers elle que nous percevons et appréhendons un monde reconstruit. Telle une vitre, elle filtre la lumière et réfléchit les images extérieures déformées par notre propre reflet. Le mot crée de la sorte un mythe, et le folklore, comme la science, ne forme qu’un discours parmi d’autres. C’est précisément dans le

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mot que l’individu peut objectiver sa perception du monde. L’histoire de la grammaire est donc l’histoire des types de pensée et de conscience.

14 Patrick Sériot et Tatjana Zarubina du Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d’Europe centrale et orientale de l’université de Lausanne distinguent deux périodes dans la vie scientifique de Potebnja :

15 1) Les années 1860-1865 sont consacrées à l’élaboration d’une théorie philosophique et psychologique de la langue. Il s’agit alors de poursuivre dans la voie déjà engagée par les idées de Humboldt20, de Chaïm Heymann Steinthal (1823-1899)21 et de Johann Friedrich Herbart (1776-1841)22 qui estiment que les éléments de base du psychisme (chez Herbart il s’agit des représentations) expliquent l’Esprit du peuple, selon l’expression hégélienne23, tel qu’il se reflète dans la langue, les mythes, les coutumes, la cuisine, le tissage…, autrement dit, dans tout phénomène culturel.

16 Chaque peuple crée sa propre langue en tant « qu’un seul penseur, un seul philosophe » 24. Les usagers perçoivent la réalité à travers le prisme des formes internes, imprégnées dans l’idiome. D’où le principe selon lequel les sociétés forment leur(s) langue(s) et registre(s) comme les langues configurent leur propre espace linguistique et construisent leur société. Il appert alors que l’art relève à la fois d’une création personnelle et d’une production sociale : il reflète l’image d’une époque perçue à travers une conscience historique25.

17 Dans Mysľ i jazyk, il soutient que l’individu assimile les structures mentales de son milieu grâce à l’acquisition de la langue. Dès lors, toute pensée s’avère impossible hors du langage. Celle-ci naît sous une forme verbale : « Le mot naît en l’homme involontairement et instinctivement »26. Le langage est non seulement la condition obligatoire de l’apparition de la pensée mais également son principal mode de développement.

18 C’est pourquoi Potebnja est aujourd’hui considéré comme l’initiateur d’une psychologie historico-culturelle27. La langue nationale, langue maternelle dans laquelle tout individu a grandi et a développé ses émotions et ses conceptions, est l’organe créateur de la pensée28. L’esprit d’un peuple est alors appréhendable dans sa particularité nationale, à partir des témoignages littéraires et folkloriques, reflétés dans la pratique quotidienne et littéraire de la langue. Il recommande même le bilinguisme, voire le plurilinguisme, afin de développer davantage les aptitudes intellectuelles des enfants29. Il n’en demeure pas moins qu’en ce qui concerne les petits-Russes, leurs langues naturelles, qui remontent à l’origine du paléoslave et de la Rus kiévienne, restent l’ukrainien ou le biélorusse, et non le russe imposé par l’impérialisme tsariste.

19 2) La deuxième période de l’activité scientifique (1865-1891)de Potebnja est davantage consacrée à la dialectologie, la grammaire et la phonétique du russe et d’autres langues slaves, s’appuyant sur les données de la linguistique indo-européenne. Il s’agit de démontrer l’apport riche et varié des autres peuples slaves, notamment des Ukrainiens et des Biélorusses, au progrès du russe, comme c’est le cas dans sa monographie de 1870, Zametki o malorusskom narečii (Remarques sur le dialecte petit-russe).

20 Le romantisme allemand a fortement influencé différentes théories philosophiques et linguistiques en Russie, notamment le nationalisme30. L’idée hégélienne du développement (die Entwicklung) et la thèse de Friedrich Wilhelm Joseph von Schelling (1775-1854) de la valeur en soi (die Eigenwert) de la culture nationale ont permis de fonder une philosophie linguistique originale (samobytnaja lingvofilosofija, une

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philosophie originale de langue) par les penseurs slavophiles déjà sensibles au formalisme et à la psychologie des masses.

21 Aleksej Stepanovič Khomjakov (1804-1860), Konstantin Sergejovič Aksakov (1817-1860) et Potebnja ont développé une sorte de phénoménologie de l’esprit russe, objectivée dans la langue et établie sur l’idéalisme allemand. Potebnja a été particulièrement influencé par Schelling, Emmanuel Kant (1724-1804)31 et Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831) : l’homme prend conscience de soi uniquement dans le langage (v slove)32.

22 Potebnja leur emprunte l’idée selon laquelle les sensations subjectives interviennent considérablement dans la perception et la connaissance du monde33. De plus, il récupère la thèse de Humboldt sur l’objectivation de la langue effectuée dans les relations de l’homme à une nature qui agit immédiatement dans la « transmission » des représentations subjectives34. Il insiste sur l’interaction entre la société et l’individu qui se répercute dans le développement des langues. L’écrivain transforme ainsi à chacune de ses performances la langue qu’il a reçue en héritage et lègue à la postérité une langue renouvelée. Cela conduit le psycholinguiste à envisager alors un subtil travail dialectique entre la pratique individuelle de la langue et l’inscription de tout énoncé dans une communauté de réception. Il s’agit donc bien d’étudier les processus cognitifs mis en œuvre dans le traitement et la production du langage35.

3. La forme interne de la langue

23 Une des notions que travaillent Humboldt et Potebnja est celle de la « forme interne ». Si Humboldt parle de « forme interne de la langue »(innere Sprachform)36, Potebnja défend davantage le concept d’une « forme interne du mot » qui est un rapport entre le contenu de la pensée et la conscience :« La forme interne du mot est un rapport du contenu de la pensée à la conscience ; elle montre comment l’homme se représente sa propre pensée. »37 Selon Humboldt, la langue est conçue comme un système total où même le moindre élément ne peut apparaître sans être lié au principe unique de la forme, traversant toutes les parties de la langue. Cette forme interne est constituée par ce qui reste constant et uniforme dans l’activité de l’esprit, à savoir cette essence qui hausse le son articulé jusqu’à l’expression de la pensée. Grâce à cette forme interne, la langue peut reconstruire sa spécificité, et chaque idiome véhicule en lui une manière de vivre et de sentir différemment, autrement dit toute une axiologie partagée par une nation, par une communauté ou par une famille38.

24 La définition de la forme interne de la langue n’a pourtant jamais été suffisamment clarifiée par Humboldt, ce qui engendre une confusion dans la conception de la nature des relations entre la langue et la pensée. La notion elle-même sert de « base conciliatoire » pour expliquer l’harmonie entre la pensée et la langue, tout comme René Descartes recourt à l’idée de Dieu pour expliquer le lien entre les deux substances antagonistes, le corps et l’âme.

25 Elena Kokoškina dans un article consacré à l’évolution de la notion d’innere Sprachform donne trois définitions de la forme interne chez Humboldt39 :

26 1) elle a une fonction fédératrice en assurant la connexion entre le concept et le son, c’est-à-dire entre les catégories de la pensée et les formes matérielles de la langue ; 2) elle justifie l’expression « d’esprit du peuple », qui se réalise dans la langue ; 3) elle désigne la structure même de la langue, comprise abstraitement.

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27 À côté de sa fonction régulatrice en linguistique, la « forme interne » correspond chez Humboldt à une affirmation accrue de l’unité et de l’autonomie de chacune des langues. Une langue n’est pas l’émanation d’une nation donnée ; c’est un être et non plus un simple phénomène.

28 Cela ne veut pas dire que les langues auront toutes la même valeur spirituelle, ni que l’individu sera prisonnier de la langue ; mais, dans son chemin vers la reconnaissance de cet être de la langue, Humboldt prend le risque de rouvrir le dualisme qu’il voulait éviter, en l’occurrence quand la « forme interne de la langue » évoque quelque sujet spirituel qui se servirait des outils grammaticaux et lexicaux40.

29 Le terme de « forme interne de la langue » ne saurait se résumer à une définition univoque. Ce fait est à l’origine des différentes interprétations de cette notion proposées par les partisans de Humboldt et les historiens de la linguistique.

30 Inspiré par Humboldt, Potebnja crée sa propre conception de la langue qu’il présente dans Mysľ i jazyk. Pour résoudre les problèmes du rapport entre la pensée et la langue et étudier le rôle de la langue dans la connaissance, il élabore sa propre interprétation et fait de la notion de « forme interne » une notion plus particulière et concrète, une notion de « forme interne du mot ».

31 Le mot est une synthèse de trois éléments : la forme externe, c’est-à-dire, le son articulé (členorazdeľnyj), le contenu (soderžanie), qui est objectivé (ob’ektivnoe) par le son, et la forme interne, le moyen par lequel est exprimé le contenu41. Potebnja éclaircit ainsi la différence entre le contenu et la forme interne :

32 La « forme interne », mise à part l’unité réelle de la représentation, permet également la connaissance de cette unité. Citant Humboldt, Potebnja explique que l’homme essaie d’unir les objets qui, par la multiplicité de leurs représentations, agissent sur lui. Pour exprimer cette unité, l’homme a recours à une entité phonique, celle du mot. Le son n’évince aucune des représentations produites par l’objet, mais devient leur récipient. Potebnja accorde donc plusieurs acceptions au terme « forme interne » :

33 1) Au sens étymologique (le plus proche [bližajšee]) du mot, elle témoigne du lien de causalité entre le sens primitif et le sens actuel et subjectif du mot. 2) Elle désigne la relation du contenu de la pensée envers la conscience, et montre « comment l’homme se représente sa propre pensée ». 3) Elle signifie le trait de la représentation qui domine les autres, c’est-à-dire, le centre de la représentation. 4) La forme interne du mot peut être comprise non pas comme l’image de l’objet, mais comme l’image de l’image (obraz obraza)43.

34 Potebnja définit la forme interne du mot comme « un rapport du contenu de la pensée à la conscience ; elle démontre comment l’homme représente sa propre pensée »44. Le mot possède une épaisseur qui correspond à un vécu en société. Il renvoie à une multitude d’expériences partagées par une communauté linguistique et culturelle. À ce titre, il transporte et provoque une émotion actualisée par son usage régulier dans des situations précises.

35 Cette définition contient toutefois quelques contradictions. On peut accepter que la forme interne du mot soit un rapport de la pensée à la conscience, si l’on considère la pensée comme extérieure et objective à la conscience. Cependant, le linguiste ne le pense pas, car il sous-entend par « forme interne » la représentation de la pensée propre à l’homme dans la conscience. Ce qui signifie qu’il existe en l’homme une sphère

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de pensées inconscientes pourtant accessibles par la forme interne du mot. Cette sphère inconsciente est même désignée comme étant l’âme. Mais si la pensée et sa prise en conscience sont subjectives, comment peut émerger, dans ce cas, une forme interne du mot à la fois objective et langagière ?

36 En revanche, une pareille définition de la forme interne du mot entraîne le fait que la pensée inconsciente et sa prise en conscience précèdent le mot, que le mot avec sa forme interne est le résultat de l’activité de la pensée et puis de la conscience. Dans un autre passage, Potebnja reconnaît la primauté du mot sur la pensée sous la forme d’une image sensorielle (čuvstvennyj obraz) ou sous la forme de notion (ponimanie). Par conséquent, le mot devient à la fois un moyen et le résultat d’une activité.

37 Ces contradictions sont aux fondements ontologiques et épistémologiques d’une théorie qui prétend que c’est une illusion de penser que « nous voyons, percevons etc. les objets eux-mêmes et non nos propres impressions »45. En cela, elle partage la thèse selon laquelle le monde est « ma » représentation, une représentation intersubjective. Cette position manquerait néanmoins de cohérence. D’abord elle exclut le fait que d’autres gens reconnaissent leur réelle existence (ce qui est incompatible avec le processus de la langue et de la communication), ensuite il est question des objets du monde externe en tant qu’existant, dans la mesure où « leur forme interne ne désigne plus un sentiment mais un trait objectif de l’objet ». Une telle position ontologique s’appuie sur une épistémologie sensualiste qui admet comme évidente la thèse aristotélicienne puis thomiste selon laquelle « en terme de connaissance, on sait que nihil est in intellectu, quod non prius fuerit in sensu » (Rien n’est dans l’intellect qui ne soit d’abord passé dans les sens). Il reconnaît d’ailleurs que, sans aucune intention de sa part, l’homme perçoit les sons de sa propre voix.

38 La notion de « forme interne du mot » occupe une place importante. Potebnja admet qu’il faudrait rechercher le lieu commun de toutes les langues, leurs ressemblances qui prouvent l’origine des peuples qui les parlent, et celles qui relèvent de l’origine de l’humanité. Cette tâche lui semble trop ambitieuse. En effet, on devrait : 1) répertorier les formes externes et internes primitives de tous les mots ; 2) décrire la forme interne de chaque mot ; 3) définir les qualités des premiers sons.

39 Les conceptions de la « forme interne de la langue » (innere Sprachform)46 et de la « forme interne du mot » (innere Wortform) ont inspiré en Russie les recherches sur « l’image du monde » (obraz mira) reflétée dans la langue47, ainsi que sur la « forme interne » littéraire (poétique)48 et la « forme interne » des œuvres d’art 49. Gustave G. Shpet (1879-1937) lutte d’ailleurs contre le potebnisme50 qui considère finalement que le mot (slovo) comme λογός (discours) contient déjà en lui les germes de la littérature : « Chaque mot, en fonction de la profondeur de notre expérience, passe nécessairement par l’état dans lequel ce mot est une création poétique »51.

4. Le folklore éclairé par la langue

40 Potebnja s’intéresse à toutes les expressions du folklore des Ukrainiens et des Biélorusses52. Il étudie bien entendu les témoignages verbaux, notamment les chants populaires et leurs rapports avec les fêtes du calendrier et des activités humaines. Ses analyses dépassent les considérations purement formelles et il se lance même dans la description des liens entre les paroles et la musique. Il reste convaincu que la combinaison musicale et les sonorités verbales doivent représenter des événements

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archétypaux enfouis et préservés dans la mémoire collective53. Ces chants, si fréquents dans la culture ukrainienne, continuent à sustenter l’imagination nationale, forgeant ainsi une identité particulière, distincte dans l’empire de l’identité russe : le peuple ukrainien est un peuple d’élus car il a souffert et souffrira encore54. Il considère donc le folklore comme la source énergétique indispensable à toute création artistique55. Le folklore forme un réservoir inépuisable de symboles propres à une nation. Ces symboles sont diffus dans la vie de tous les jours et se combinent selon une poétique des figures et de tropes et une rhétorique des discours56.

41 L’un des principes de l’activité vivante des cultures consiste dans leur potentiel d’analogie : les images (obrazy) se dupliquent en plusieurs avatars qui s’adaptent en fonction du contexte de leur émission. Cela conduit Potebnja à envisager une structure absolue qui se répéterait dans chaque sphère d’activité57. Les combinaisons effectives dans les traditions orales devraient alors se retrouver dans la danse et dans les costumes. Ainsi en arrive-t-il presque à envisager toute une palette de figures psychologiques en fonction des origines de chaque coutume vestimentaire. Le costume exprime alors une histoire collective. Il constitue un « texte » et chaque détail qui le forme est un élément linguistique qui « raconte » l’histoire d’une activité dans un espace précis à une époque donnée.

42 Les vêtements, à l’instar de tout travail artisanal, évoluent dans le temps et l’espace, mais l’époque et le lieu en déterminent les formes et l’usage. Dès lors, il ébauche une première sémiotique de l’habillement qui confirme la particularité de la nation ukrainienne, en la distinguant de ses deux grands voisins qui sont la Russie et la Pologne58.

43 Il décrit les motifs brodés sur les chemisiers (soročki), les couleurs employées et leurs combinaisons. Il y voit des traits de caractère partagés par un état d’esprit commun, déterminés par le contexte social et géographique. La psychologie individuelle se trouve ainsi subsumée à la psychologie sociale. Il semble alors possible de définir des identités nationales, régionales, locales et mêmes familiales à partir de leurs us et coutumes.

44 Potebnja n’hésite pas à recourir à la psychologie et à envisager même une psychologie sociale qui intègrerait la conscience comme une « concrétisation » de notre imaginaire59. Il explique ainsi la formation du calendrier ukrainien au regard du contexte religieux et des éléments mythologiques qui s’y trouvent60.

45 Les articles de Potebnja consacrés au folklore ukrainiens et biélorusses sont nombreux et très dispersés. Ils sont rédigés en ukrainien, en russe et même en polonais. Aucun recueil n’a encore vu le jour. Pourtant, ils laissent entrevoir toute une théorie anthropologique de l’identité ukrainienne, liée à la terre, au travail et à la foi chrétienne61. L’étude des mythes et des légendes d’Ukraine, si bigarrés de chants et de vers, décrit l’importance des motifs religieux chrétiens et indo-européens dans l’imaginaire national. Les transformations sont nombreuses, mais une structure interne maintient toujours un noyau dur qui fait que tout Ukrainien s’adapte au milieu dans lequel il est appelé à vivre en répétant et adoptant des motifs qu’il a reçus en héritage.

46 La nation (narod) vient du verbe « donner naissance » (roditi). L’identité nationale relèverait de la naturalisation de la personne. La culture s’avère à ce niveau extrêmement imbriquée dans la nature62. L’appartenance nationale assure à l’individu son existence. Depuis le décès de son frère Andrej, Aleksandr œuvre en faveur de la

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reconnaissance de cette identité ukrainienne à la hauteur de celle des Russes et des Polonais, notamment dans la monographie Jazyk i narodnosť (Langue et nationalité), publiée à titre posthume en 189563. Il défend alors l’enseignement de la langue ukrainienne comme ciment indispensable pour l’identité nationale64. Cela l’amène donc à envisager un programme politique pour l’Ukraine65. L’université de Kharkiv, bien que située à quelques kilomètres de la frontière russe, a abrité un grand nombre de slavophiles soucieux d’accorder plus d’autonomie à l’Ukraine. Nikolaj Ivanovič Kostomarov (1817-1885) y est passé avant d’enseigner l’histoire à l’université de Kiev puis à celle de Saint-Pétersbourg. Il est le rédacteur en chef du fameux apocryphe intitulé Le Livre de la genèse du peuple ukrainien66(1847) qui expose la mission messianique du peuple d’Ukraine67. Il partage avec Potebnja une véritable passion pour l’étude de la symbolique dans les traditions paléoslaves, y voyant même l’émergence d’une pensée qui caractérise chaque peuple68.

5. En guise de conclusion

47 La pensée de Potebnja témoigne d’une grande humilité. Elle n’énonce jamais une vérité sous une forme dogmatique. En revanche, elle se cache souvent derrière ou à côté des théories des grands linguistes et philosophes qu’il cite abondamment et commente. L’essence même de cette pensée réside finalement dans le commentaire et la discussion. De là découle la difficulté de la distinguer en ce qu’elle est un prolongement des idées des auteurs avec lesquels elle dialogue.

48 Cette manière de procéder éclaire toute la démarche épistémologique de Potebnja qui discerne une continuité entre ses travaux linguistiques, ses études folkloristes, ses critiques littéraires et son engagement politique. Il tente de mettre à jour tout un système de cohésions et de cohérences entre les idées et les formes dont est tissée la réalité. Ce projet holistique condamne sa pensée à la philosophie et soulève parfois la suspicion des spécialistes. Certes, il se fonde sur une vision foncièrement romantique des sciences qui entraîne la science vers la mystique.

49 Au terme de cette présentation, il est intéressant de voir qu’au-delà des récupérations idéologiques, Potebnja, même s’il n’est pas encore un penseur structuraliste69, a certainement ouvert de nombreuses voies70. Son travail scientifique a permis à ses contemporains, Franko en tête, de fonder positivement leur volonté d’indépendance et de reconnaissance de l’Ukraine comme culture à part entière. Potebnja a sans aucun doute su décloisonner les savoirs et poser des problèmes en les éclairant sous les feux de plusieurs domaines du savoir. Il a montré que les questions politiques trouvent leur origine et leur solution non pas dans des considérations internationales mais dans l’histoire des mentalités et l’histoire des idées.

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NOTES

1. Viľčkovskij Ju., Oleksandr Potebnja jak filosof (Aleksandr Potebnja, philosophe), Ľvivskij derzhavnyj universytet im. I. Franka, Lvov, 1995, 80 p. Voir aussi : Čiževs’kij D., Narysi z istoriï filosofiï na Ukraïni (Esquisse d’histoire de la philosophie en Ukraine), Orïij pri UKSP Kobza, Kiev, 1992, pp. 205-216 et Ogorodnik I. V. & Ogorodnik V. V., Istorija filosofs’koï dumki v Ukraïni (Histoire de la pensée philosophique en Ukraine), Znannja, Kiev, 1999, pp. 308-312. 2. Dmitrenko N. K., A. A. Potebnja – sobirateľ i issledovateľ foľklora (A. A. Potebnja, collecteur et chercheur du folklore), Znanie, Kiev, 1985, 48 p. 3. Par exemple : Skorik M., « Povernennja henija narodu » (Le Retour du génie du peuple), in : « Rozbudova derzhavi », no 9, 1996, pp. 58-60. 4. Lavrovskij P. A., Korennoe značenie v nazvanijakh rodstva u slavjan (La Signification étymologique des noms de peuple chez les Slaves), Tipografia Imperatorskoj Akademii Nauk, Saint-Pétersbourg, 1867. 5. L’expression « petits Russes » désigne généralement les Ukrainiens et accessoirement les Biélorusses. 6. Strijs’kij P., « Bez ran, bez sumniviv, bez fraz... (Andrij Potebnja) » (Sans plaies, sans doutes, sans phrases… [Andrij Potebnja]), in : « PAM’JAT’ STOLIT’ », no 3, 2001, pp. 106-115. 7. Sljusar A., « Miž poezieju i dydaktykoju. Poetika bajki u traktuvanni O. Potebni » (Entre poésie et didactique. La poétique du conte vue par O. Potebnja), in : « SLOVO I ČAS », no 9-10, 1995, pp. 9-13. 8. Čerems’ka O. S., « O. Potebnja ta O. Kurilo pro unormuvannja ukraïns’koï literaturnoï movi » (O. Potebnja et O. Kurilo sur la normation de la langue littéraire ukrainienne), in : Naukovi zapiski (Notes scientifiques), Ternopils’kij derzhavnij pedahohičnij universitet im. V. Hnatjuka, ’, 2004, pp. 27-31. 9. Ovsjanniko-Kulikovskij D. N., « A. A. Potebnja. Potebnja kak jazykoved, mysliteľ » (A. A. Potebnja. Potebnja linguiste et penseur), in : « KIEVSKAJA STARINA », no 7-9, 1893, pp. 12-20. 10. Kharciev V. I., « Osnovy poetiki A. A. Potebni » (Les Fondements de la poétique d’A. A. Potebnja), in : « VOPROSY TEORII I PSIKHOLOKHII TVORČESTVA », no 2/2, 1910, pp. 1-2. Voir aussi : Zlenko H., « Potebnjanec’ Vasiľ Kharciev » (Le “Potebnianien” Vasiľ Kharciev), in : « NAUKOVIJ SVIT », no 1, 2006, pp. 29-30. 11. Vetukhov A. V., Jazyk, poezija i nauka (Langue, poésie et science), Kharkov, 1894 et Zagovory, zaklinanija, oberehi i drugie vidy narodnago vračevanija, osnovannye na vere v silu slova: iz istorii mysli (Incantations, formules de protection et autres types de guérison populaire, fondés sur la foi en le pouvoir de la parole : considérations sur l’histoire de la pensée), Tip. Var. Un. Okruga, Varsovie, 1907, 522 p. 12. Zajčenko N. I., « O. Potebnja i joho učni » (O. Potebnja et ses disciples), in : « VISNIK ČERNIHIVS’KOHO DERZHAVNOHO PEDAHOHIČNOHO UNIVERSITETU IMENI T. H. ŠEVČENKA », no 19, 2003, pp. 50-54. 13. Čekhovič K., O. Potebnja – ukraïns’kij mysliteľ-linhvist. Filosofija movy (O. Potebnja, un penseur- linguiste ukrainien. Philosophie du discours), Ukraïns’kij naukovij institut, Varsovie, 1931, 38 p. ; reprint in : « KHRONIKA », no 37-38, 2000, pp. 442-462. 14. Ševeľov Ju., « Oleksandr Potebnja i ukraïns’ke pytannja » (Oleksandr Potebnja et la question ukrainienne), in : Potebnja A. A., Mova, nacionaľnist’, denacionalizacija. Statti i frahmenti (Langue, nationalité, dénationalisation. Articles et fragment ;sous la direction de Ševeľov Ju.), Ukraïns’ka viľna akademija nauku u SŠA, New-York, 1992, pp. 7-44. 15. Khluščenko V. A., « Ščob znati movu, treba znati ïï istoriju: Doslidzhennja O. O. Potebni i sučasna škiľna praktyka » (Pour connaître la langue, il faut aussi connaître l’histoire: Les

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recherches d’O. O. Potebnja et la pratique scolaire contemporaine), in : « VIDRODZHENNJA », no 9, 1994, pp. 66-67. 16. Zubkova L. G.,« Jazyk, kuľtura i civilizacija v koncepcii A. A. Potebni » (La Langue, la culture et la civilisation dans la conception d’A. A. Potebnja),in : « MOVA I KUĽTURA », no 1/1, 2000, pp. 115-128. 17. Fizer J., Alexander A. Potebnja’s Psycholinguistic Theory of Literature. A metacritical inquiry (Théorie psycholinguistique de la littérature d’Alexandre A. Potebnja. Recherche métacritique), Harvard Ukrainian Research Institute, Cambridge (Mass.), 1988, 164 p. 18. Zakharova V., « Kognityvnyj aspekt metodyčnoï praktyki Oleksandra Potebni (Vykladac’ka dijaľnisť linhvista) » (L’Aspect cognitif de la pratique méthodique d’Oleksandr Potebnja [Les activités pédagogiques du linguiste]), in : « RIDNA ŠKOLA », no 2, 2000, pp. 35-37. Vorobjova O. P., « Kohnityvna poetika v Potebnjans’kij retrospektyvi » (La Poétique cognitive dans la rétrospective de Potebnja), in : « MOVOZNAVSTVO », no 6, 2005, pp. 18-25. 19. Hansen-Løve O., La Révolution copernicienne du langage dans l’œuvre de Wilhelm von Humboldt, J. Vrin, Paris, 1972, 94 p. 20. Bartschat Br., « La Réception de Humboldt dans la pensée linguistique russe, de Potebnja à Vygotskij », in : « REVUE GERMANIQUE INTERNATIONALE », no 3, 2006, pp. 13-23. 21. Steinthal H., Die Sprachwissenschaft W. von Humboldts und die Hegel’sche Philosophie (La Linguistique de W. Humboldt et la philosophie de Hegel, 1848) ; Klassifikation der Sprachen, dargestellt als die Entwickelung der Sprachidee (Classification des langues, exposée comme le développement de l’idée linguistique, 1850) développé sous le titre Charakteristik der hauptsächlichen Typen des Sprachbaues (Caractéristique des principaux types de construction linguistique, 1893) ; Der Ursprung der Sprache im Zusammenhang mit den Letzten Fragen Alles Wissens (L’Origine des langues au regard des dernières questions concernant la connaissance totale, 1851) ; Die Entwickelung der Schrift (Le Développement de l’écriture, 1852) ; Grammatik, Logik, Psychologie: Ihre Prinzipien und Ihre Verhältniss zu Einander (Grammaire, logique, psychologie : leurs principes et rapports mutuels, 1855) ; Geschichte der Sprachwissenschaft bei den Griechen und Römern (Histoire de la linguistique chez les Grecs et les Romains, 1863) ; Philologie, Geschichte und Psychologie in Ihren Gegenseitigen Beziehungen (Philologie, histoire et psychologie dans leurs relations actuelles, 1864) ; Die Mande-Negersprachen, Psychologisch und Phonetisch Betrachtet (La Langue des Mandes d’un point de vue psychologique et phonologique, 1867) ; Abriss der Sprachwissenschaft – I. Band: Einleitung in die Psychologie und Sprachwissenschaft (Aperçu de linguistique, t. 1 : Introduction à la psychologie et à la linguistique, 1871) ; Allgemeine Ethik (Éthique générale, 1885) et Zu Bibel und Religionsphilosophie (Sur la Bible et la philosophie des religions, 1890). 22. Herbart J. F. : Lehrbuch der Psychologie (Manuel de psychologie, 1816) ; Psychologie als Wissenschaft (La Psychologie comme science, 1824-1825) ; Psychologische Untersuchungen (Recherches en psychologie, 1839-1840). 23. « Dans l’histoire, l’Esprit est un individu d’une nature à la fois universelle et déterminée : un peuple ; et l’esprit auquel nous avons affaire est l’Esprit du Peuple. », in : Hegel G. W. F., La Raison dans l’histoire, traduit de l’allemand par Kostas Papaionnou, Union générale des éditeurs, Paris, 1983, p. 80. Consulter : Bavaresco A., La Théorie hégélienne de l’opinion publique, L’Harmattan, coll. « Ouverture philosophique », Paris, 1998, p. 80. 24. Potebnja A. A., Mova..., Op. cit. p. 63 25. Macejkiv M. A., « Psykho-linhvistyčna koncepcija tvorčosti O. Potebni » (La Conception psycholinguistique de l’œuvre d’O. Potebnja), in : Psikholohija. Zbirnik naukovykh prac’ (Psychologie. Recueil de travaux scientifiques), NPU im. M. P. Drahomanova, Kiev, 2002, pp. 70-74. Zajčenko N. I., « Deščo pro fenomen kreatyvnosti u naukovij spadščini O. O. Potebni »

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(Sur le phénomène de la créativité dans l’héritage scientifique d’O. O. Potebnja), in : « PSIKHOLOHO- PEDAHOHIČNI NAUKI », no 3, 2003, pp. 106-110. 26. Potebnja A. A., « Mysľ i jazyk », in : « SLOVO I MIR » (Sous la direction d’Arkhangeľskij A. N.), Pravda, Moscou, 1989, p. 51. 27. Macejkiv M. A., « Pitannja psikholohiï v naukovij spadščini O. O. Potebni (Do 165-riččja z dnja narodžennja) » (Questions de psychologie dans l’héritage scientifique de O. O. Potebnja [Pour le 165e anniversaire de sa naissance]), « PEDAHOHYKA I PSYKHOLOHIJA », no 3, 2000, pp. 119-127. 28. PotebnjaА. А., « Mysľ i jazyk », Art. cit., pp. 88-105. 29. Zajčenko N. I., « Filosofs’ko-pedahohyčni aspekty linhvistyčnoï koncepciï O. O. Potebni » (Aspects philo-pédagogiques de la conception linguistique de O. O. Potebnja), in : « PSYKHOLOHO- PEDAHOHYČNI NAUKI », no 2, 2001, pp. 141-152 et Dukhovno-cinnisni zasady pedahohičnij O. Potebni (Les Principes spirituels et axiologiques de la pédagogie d’O. Potebnja; sous la direction de Vovk L.), Nacional’nij pedahohičnij universitet im. Drahomanova, Kiev, 2006, 70 p. 30. Koyré A., La Philosophie et le problème national en Russie au début du XIXe siècle , Honoré Champion, Paris, 1929, 214 p. 31. Wakulenko S., « Wäre Alexander Potebnja ein Kantianer in der Sprachphilosophie gewesen? » (Alexandre Potebnja serait-il devenu kantien en philosophie de la langue ?), in : « STUDIA SLAVICA », no 50/3-4, 2005, pp. 211-233. 32. Kerecuk N., « Consciousness in Potebnja’s theory of language » (La Conscience dans la théorie du langage de Potebnja), in : « HISTOIRE ÉPISTÉMOLOGIE LANGAGE », no 22⁄2, 2000, pp. 81-96. 33. Potebnja A. A., « Mysľ i jazyk », Art. cit., pp. 105-128. 34. Pavličenko A. N., « Razvitie lingvističeskikh idej Viľgeľma fon Gumboldta v naučnom tvorčestve A. A. Potebnji » (Le Développement linguistique de l’idée de Wilhelm von Humbolt dans l’œuvre scientifique de A. A. Potebnja), in : Jazyk i kuľtura: Pervaja mezhdunarodnaja konferencja (Langue et culture : première conférence internationale), Akademja, Kiev, 1992, pp. 51-52. 35. Snitko E. S., « Psikholingvističeskaja koncepcija A. A. Potebnji i sovremennaja nauka » (La Conception psycholinguistique de A. A. Potebnja et la science moderne), in : « RUSSKIJ JAZYK I LITERATURA V UČEBNYKH ZAVEDENIJAKH », no 2, 1996, pp. 3-6. Kovalevs’ka T. Ju., « Psikholinhvistična teorija O. O. Potebni v koncepcijakh syčasnoho movoznavstva » (La Théorie psycholinguistique de O. O. Potebnja dans les conceptions actuelles de l’étude du discours), in : Zapiski z zahalnoï linhvistyki. Zbirnik naukovikh prac’ (Notes de linguistique générale. Recueil de travaux scientifiques), Astroprint, Odessa, 2001, pp. 74-80. 36. Leopold W., « Inner Form » (La Forme interieure), in : « LANGUAGE », 5/4, 1929, pp. 254-260. 37. Potebnja A. A., « Mysľ i jazyk », Art. cit., p. 98. 38. Kis’ R., Mova, dumka i kuľturna realnisť. Vid Oleksandra Potebni do hipotezi movnoho reljativizmu (Langue, pensée et réalité culturelle. D’Oleksandr Potebnja à l’hypothèse du relativisme langagier), Litopis, Lvov, 2002, 303 p. 39. Kokoškina E., « De Humboldt à Potebnja : évolution de la notion “d’innere Sprachform” dans la linguistique russe », in : « CAHIERS FERDINAND DE SAUSSURE », no 53, 2000, pp. 101-122. 40. Dilberman H., « Wilhelm von Humboldt et l’invention de la forme interne de la langue », in : « REVUE PHILOSOPHIQUE », no 131/2, 2006, pp. 163-191. 41. Bondarko A. V., « Pour une histoire de la notion de “contenu linguistique” (K. S. Aksakov, A. A. Potebnja) », in : « HISTOIRE ÉPISTÉMOLOGIE LANGAGE », 17/2, 1995, pp. 113-124. 42. Potebnja A. A., « Mysľ i jazyk », Art. cit., p. 160. 43. Zajčenko N., « Vidobrazhennja funkcij movi u psykholoholinhvistyčnij spadščini O. O. Potebni » (Les Différentes Fonctions linguistiques dans l’héritage psycholinguistique d’O.O. Potebnja), in : « ŠLAKH OSVITI », no 1, 2002, pp. 51-54.

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44. Širokorad E. Kh., « Pytannja pro vidnošennja dumki do slova v mahisters’kij disertaciï O. O. Potebni “O nekotorykh simvolakh v slavjansjoj narodnoj poezii” » (Questions concernant la reflection sur la langue dans le mémoire d’O.O. Potebnja “Sur quelques symboles dans la poésie slave populaire”), in : « MOVOZNAVSTVO », no 6, 1995, pp. 53-59. 45. Potebnja A. A., « Mysľ i jazyk », Art. cit., p. 105. 46. Mauthner Fr., Zur Sprachwissenschaft. Beiträge zu einer Kritik der Sprache – 2. Band (Pour une linguistique. Essais d’une critique de la langue – t. 2), Böhlau, Vienne, 1999, 718 p. 47. Eismann W., Zur Geschichte des obraz-Begriffes in der russischen und sowjetischen Literaturwissenschaft (Pour une histoire du concept « d’obraz »dans la critique littéraire russe et soviétique), in : Ivanov V. V., Einführung in allgemeine Probleme der Semiotik (Introduction aux problèmes généraux de sémiotique), Wissenschaftliche Buchgesellschaft, Darmstatt, 1985, pp. 1-45. 48. Aumüller M., Innere Form und Poetizität. Die Theorie Aleksandr Potebnjas in ihrem begriffsgeschichtlichen Kontext (La Forme interne et la poéticité. La théorie d’Alexandre Potebnja dans son contexte de compréhension), Peter Lang, Francfort sur-le-Main, 2005, 284 p. 49. Berezin F. M., « W. von Humboldt en Russie et en URSS », in : La Linguistique entre mythe et histoire. Actes des journées d’étude organisées les 4 et 5 juin 1991 à la Sorbonne en l’honneur de Hans Aarsleff (Sous la direction de Droixhe D. & Grell Ch.), Nodus, Münster, 1993, pp. 263-273. 50. Shpet G. G., La Forme interne du mot. Études et variations sur des thèmes de Humboldt, traduit du russe par Nicolas Zavialoff, Kimé, Paris, 2007, 304 p. 51. Potebnja A. A., « Iz zapisok po teorii slovesnosti » (Des notes sur la théorie littéraire), in : Teoretičeskaja poètika (Poétique théorique ; sous la direction de Muratov A. B.), Vycšaja škola, Moscou, 1990, p. 114. 52. O. O. Potebnja i aktuaľni pytannja movi ta kuľturi. Zbirnik naukovikh praci (O. O. Potebnja et les questions actuelles sur la langue et la culture. ; sous la direction deAžnjuk B. M.), Dim Dmitra Burao, Kiev, 2004, 368 p. 53. Dmitrenko N. K., « Oleksandr Potebnja i narodna pisnja » (Oleksandr Potebnja et la chanson populaire), in : Ukraïns’ki narodni pisni v zapisakh Oleksandra Potebni (Les Chants populaires ukrainiens dans les notes d’Oleksandr Potebnja ; sous la direction de Dmitrenko N. K.), Muzična Ukraïna, Kiev, 1988, pp. 5-18. 54. Potebnja A. A., Mova…, Op. cit., p. 67. 55. Dmitrenko N. K., « Aspekti foľkloristyčnoï koncepciï Oleksandra Potebni » (Les Aspects de la conception folkloristique d’Oleksandr Potebnja), in : « SLOVO I ČAS », no 11-12, 1994, pp. 9-16. 56. Potebnja A. A., « O nekotorykh simvolakh v slavjanskoj narodnoj poezij » (Sur quelques symboles dans la poésie populaire slave), in : « SLOVO I MIR », 1867, pp. 285-378. 57. Kovaľčuk N. D., Doslidzhennja simvoličnykh struktur v konteksti universytets’koï nauki Ukraïni (O. Potebnja) (Recherches sur les structures symboliques dans le contexte de la science académique en Ukraine [O. Potebnja]), Institut filosofiï im. G. S. Skovorodi NAN Ukraïni, Kiev, 2007, 142 p. 58. Dmitrenko N. K., A. A. Potebnja..., Op. cit., 48 p. 59. Fontaine J., « A. A. Potebnja, figure de la linguistique russe du XIX e siècle », in : « HISTOIRE ÉPISTÉMOLOGIE LANGAGE », no 17/2, 1995, pp. 95-111. 60. Ermolenko S. Ja., Linhvistični aspekti vzaemodiï cerkovnoho ta narodnoho kalendariv i mifolohična koncepcija O. O. Potebni (Aspects linguistiques de l’interaction entre le calendrier de l’Église et celui du peuple), in : « MOVOZNAVSTVO », no 1, 1995, pp. 45-54. 61. Vedmedeva L., « Idei Oleksandra Potebni pro ljudynotvorču pryrodu mystectva i kuľturnii kontekst sučasnosti », (Les Idées d’Oleksandr Potebnja sur le caractère national de l’art) et in : Ljudynoznavči studiï. Zbirnik naukovykh prac’, Drohobickij derzhavnij pedahohičnij universitet im. Ivana Franka, Drohobič, 2001, pp. 63-72.

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62. Karpenko Ju., « Začynateľ ukraïns’koho narodoznavstva » (L’Initiateur de la linguistique ukrainienne), in : « FILOSOFS’KA I SOCIOLOGIČNA DUMKA », no 1-2, 1995, pp. 23-40. 63. Zajčenko N. I., « Ukraïnoznavči interesi O. Potebni » (Les Intérêts ukrainistiques d’O. Potebnja), in : Naukovij visnik Černivec’kokho universitetu. Zbirnik naukovikh prac’ (Courrier scientifique de l’Université de Černivcy. Recueil de travaux scientiques), Ruta, Černivci, 2003, pp. 74-81 et Do pitannja pro ideju narodnosti vikhovannja u tvorčij spadščini O. Potebni (Sur l’idée du caractère national dans l’oeuvre d’O. Potebnja), in : « VISNIK ČERNIVEC’KOHO DERZHAVNOHO PEDAHOHIČNOHO UNIVERSITETU IM. T. H. ŠEVČENKA, no 24, 2004, pp. 113-117. 64. Kalašnik V. S., « Stavlennja O. O. Potebnja do ukraïns’koï movi ta zavdan’ ïï vivčennja v ocinci Jurija Ševel’ova » (La Position d’O. O. Potebnja vis-à-vis la langue ukrainienne et les tâches de son étude dans l’évaluation de Jurij Ševel’ov), in : Vidatnij filolokh sučasnosti. Naukovi vikladi na česť 85- littja Jurija Ševel’ova, Oko, Kharkov, 1996, pp. 23-27. 65. Snitko E. S., « Jazyk i nacija: tradicii i sovremennost’. Vzgljad na jazykovuju situaciju v Ukraine s pozicij A. A. Potebni » (Langue et nation : tradition et modernité. Regard sur la situation linguistique en Ukraine du point de vue de A. A. Potebnja), in : « RUSSKIJ JAZYK I LITERATURA V UČEBNYKH ZAVEDENIJAKH », no 1, 1996, pp. 1-3. 66. Il s’agit d’une « adaptation » inspirée des Księgi narodu polskiego i pielgrzymstwa polskiego (Les Livres de la nation polonaise et du pèlerinage polonais) du poète romantique polonais Adam Mickiewicz au messianisme ukrainien. 67. Gasparov B., « La Linguistique slavophile », in : « HISTOIRE ÉPISTÉMOLOGIE LANGAGE », no 17/2, 1995, pp. 125-145. 68. Eremenko O., « Simvolika baladi u svitli koncepcij M. I. Kostomarova ta O. O. Potebni » (La Symbolique de la ballade à la lumière des conceptions de M.I. Kostomarov et O. O. Potebnja), in : Sbornik naučnykh trudov: Literatura – Foľklor – Problemi poetiki (Recueil de travaux scientifiques : Littérature – Folklore – Problèmes de poétique ; sous la direction de Dunaevs’ka L. F.), Tvim Inter, Kiev, 1999, pp. 42-52. 69. Aumüller M., « O vlijanii A. A. Potebni na russkykh formalistov » (Sur l’influence d’A.A. Potebnja sur les formalistes russes), in : « STUDIA SLAVICA », no 7, 2007, pp. 193-202 ; Bya J., «Deux précurseurs du formalisme russe : Potebnja et Vesselovsky », in :«LANGUESVIVANTES », no37, 1971, pp.753-765 ; Sériot P., Structure et totalité. Les origines intellectuelles du structuralisme en Europe centrale et orientale, PUF, Paris, 1999, 353 p. 70. Čobit’ko М. G., « Spadščina Potebni i rozvitok sučasnoï filolohičnoï nauki » (L’Héritage de Potebnja et l’évolution de la science philologique contemporaine), « UKRAINS’KA MOVA TA LITERATURA », no 3, 1998, pp. 18-25.

AUTEUR

DANIEL S. LARANGÉ Enseignant postdoctoral à la Faculté de Lettres de l’Université McGill (Montréal), membre du CIRCÉ (Université Paris IV) et du CRIST (Université de Montréal)

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L’état physique dans tous ses états Parallèles franco-russes

Irina Kokoškina

Cet article est consacré aux prédicats adjectivaux qui expriment l’état physique relatif à un sujet humain : les <états de forme>, les <états d’ébriété>, les <états de fatigue>, les <états de veille ou de sommeil>, les <états de vie ou de mort>, etc. Les langues confrontées sont le russe et le français. Nous avons volontairement choisi de confronter deux langues qui appartiennent à deux familles différentes, l’une slave et l’autre romane. Nous essaierons de démontrer que les prédicats d’états physiques peuvent être décrits, dans ces deux langues de structure différente, au moyen de critères d’analyses communs. Cette approche permet de révéler un grand nombre de parallèles1 entre le russe et le français.

1. Introduction

La notion d’état a suscité une abondante bibliographie. De nombreuses recherches visent à définir globalement les états par une série de traits sémantiques2, d’autres traitent de telle ou telle classe sémantique spécifique3. Cependant, la plupart des travaux mentionnés portent sur les prédicats verbaux, alors que les prédicats adjectivaux sont relégués au second plan. Par ailleurs, à la différence des autres états, les états physiques n’ont pas encore fait l’objet d’une étude particulière et ils sont rarement mentionnés dans les travaux qui font désormais référence. Ces deux raisons expliquent le pourquoi de cette étude. Afin de décrire les états physiques4, nous allons utiliser la grille d’analyse des états en général que nous avons proposé dans d’autres ouvrages5. Nous allons commencer par définir les termes de base de cette étude, à savoir « état » et « prédicat ».

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1.1. État

Le terme « état » pourrait faire l’objet d’une étude à part entière. Les chercheurs qui travaillent dans le domaine du russe et du français lui attachent des valeurs différentes, souvent contradictoires, en fonction du cadre théorique dans lequel ils se placent. Nous avons dès lors choisi de partir d’une définition formelle des états. L’article porte ainsi sur les unités linguistiques qui entrent dans le schéma suivant : N0 byť Pred en russe N0 être Pred en français « Pred » renvoyant au prédicat et « N0 » représentant le sujet. Il s’agira d’adjectifs simples et composés6.

1.2. Prédicat

La base théorique du présent article est constituée par les recherches de Zellig Sabbettai Harris7. Conformément à celles-ci, l’unité minimale d’analyse est la phrase simple, à savoir le prédicat accompagné des arguments qui en dépendent. Considérons deux exemples suivants, l’un russe, l’autre français : Oleg byl mërtv, nikakikh somnenij. / Oleg était mort, il n’y avait aucun doute possible. (MarininaA., Ukradennyjson8 [Le Rêve volé]). Dans ces phrases, mërtv et mort sont considérés comme prédicats, alors qu’ Oleg constitue un argument, en l’occurrence, argument-sujet.

2. Analyse des états physiques

L’article est centré sur cinq critères de description des PEP9 : la classe sémantique, le temps, l’aspect, l’intensité et l’évaluation. Comme nous l’avons annoncé dans notre introduction, nous allons cibler notre analyse sur les éléments d’ordre sémantique et distributionnel qui sont communs au russe et au français. Pour les besoins d’analyse, les exemples russes seront systématiquement accompagnés de leur traduction en français.

2.1. Classe sémantique

Le critère de la classe sémantique est primordial pour notre analyse dans la mesure où, d’après nos calculs, l’ensemble des états regroupe environ deux cent classes différentes. Il est donc impossible d’employer le terme « état » sans préciser la classe sémantique à laquelle appartient le prédicat. Par exemple : -prédicats de : oranževyj (orange), zelënyj (vert), etc.- prédicats de : ovaľnyj (ovale), kruglyj (rond), etc. - : khudoj (maigre), tolstyj (gros), etc. - <états d’ordre et de désordre > : v Modif.10 Porjadke (en Modif. ordre), v Modif. Besporjadke (en Modif. désordre, ordonné, rangé), etc. - <états de propreté> : čistyj (propre), grjaznyj (sale), etc. - <états de conscience> : v kome (dans le coma), bez soznanija (sans connaissance), etc.

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Quant aux PEP qui renvoient à un sujet humain (et qui forment le propos de cet article), on peut y distinguer les classes suivantes : - <états de vie ou de mort> živ (en vie), mërtv (mort) - <états de fatigue>11 ustalyj (fatigué), zamučennyj (exténué), etc. - <états de forme12> v Modif. forme (dans une forme Modif.), ne v forme (pas en forme), v tonuse (tonique), etc. - <états de sommeil> vo sne (endormi), v polusne (à moitié endormi), v ob’jatijakh Morfeja (dans les bras de Morphée), etc. - <états d’ébriété> p’janyj (ivre), v sostojanii Modif. op’janenija (dans un état d’ébriété), etc. Nous venons de citer quelques lexèmes qui ont servi de matériau pour cette étude. L’établissement des classes sémantiques est à plus d’un titre la condition sine qua non de l’analyse. Comme on peut s’en rendre compte dans l’exemple cité ci-dessus, les PEP constituent un ensemble très hétérogène. Établir les classes nous a permis de réunir les prédicats homogènes sémantiquement et possédant les mêmes propriétés distributionnelles.

2.2. Temps

En russe et en français, la plupart des états, et notamment des états physiques, n’existent pas en dehors du temps. L’information temporelle est exprimée avant tout à l’aide des verbes supports, à savoir byť (ou ses équivalents, par exemple nakhodiťsja) en russe et être (ou ses équivalents, par exemple se trouver, etc.) en français. Par exemple : Dans l’exemple cité ci-dessus, l’information temporelle est contenue dans les verbes nakhodiťsja et se trouver. Ces verbes permettent de déterminer sur l’axe temporel la place de l’état exprimé par les prédicats v otmennoj fizičeskoj formei et dans une forme physique optimale. Mais l’information temporelle peut également être apportée par les adverbes (ou les locutions adverbiales). Considérons les adverbes včera, segodnja et leurs analogues français. Par exemple : Dans ces phrases, la valeur des adverbes déictiques est proche de celle qui est assumée par les verbes nakhodiťsja et se trouver dans les exemples cités auparavant. Včera et hier, segodnja et aujourd’hui traduisent la localisation temporelle. Cependant, une information supplémentaire est également présente. Le locuteur n’insiste pas uniquement sur le fait que l’état a lieu au moment du discours, il précise également sa place sur l’axe temporel. En d’autres mots, la temporalité est exprimée deux fois dans ces exemples, de deux façons différentes. Dans les phrases citées ci-dessus, les verbes aussi bien que les adverbes constituent des marqueurs temporels. Ceux-ci sont possibles avec la majorité des prédicats d’états (et notamment avec les prédicats d’états physiques) en russe et en français. Il convient cependant de faire la remarque suivante : certains prédicats traduisent une propriété qui caractérise le sujet tant que celui-ci existe. Dans ce cas, seuls les verbes byť et être, à valeur atemporelle, sont possibles : Les marqueurs temporels sont interdits dans ce contexte pour des raisons sémantiques. Kruglaja et ronde décrivent ici une caractéristique inaliénable des sujets Zemlja et la Terre. Celle-ci pourrait être appelée définitionnelle, dans la mesure où elle conditionne l’existence du sujet lui-même. De façon logique, la caractéristique définitionnelle n’est

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pas soumise au facteur temporel. Or, la possibilité d’employer un adverbe temporel sous-entend que la caractéristique est susceptible de changement. De la sorte, le prédicat et l’adverbe apportent une information contraire, qui est à l’origine du blocage. Le critère du temps nous a permis de séparer deux types de prédicats. Cette dichotomie s’observe dans les deux langues analysées. Les uns expriment les états qui ont lieu dans le temps, c’est le cas de la majorité des PEP. Les autres renvoient à un état des choses invariable. Ci-dessous, nous démontrerons que le facteur du temps conditionne le comportement linguistique d’un prédicat donné face au critère de l’aspect.

2.3. Aspect

Le terme « aspect » tel qu’il sera utilisé ici renvoie aussi bien à l’aspect au sens strict qu’aux modes d’action. Notre analyse des valeurs aspectuelles des prédicats en français et en russe s’appuie sur les travaux de Gaston Gross16. Le terme « aspect interne » désigne les limites temporelles de l’état, alors que le terme « aspect externe » renvoie aux diverses phases de celui-ci. Il s’agira des marqueurs inchoatifs, continuatifs et terminatifs, qui, dans les langues analysées, mettent en valeur le début, la suite ou la fin de l’état, respectivement. Les états sont traditionnellement associés à la durée (notamment chez Zeno Vendler et Tatjana Bulygina). D’après nos observations, ce constat s’avère vrai aussi bien en russe qu’en français. Presque tous les prédicats d’états, et notamment les PEP, appartiennent à l’aspect interne duratif, ils décrivent des situations qui durent dans le temps. Cette propriété sémantique est corroborée par les possibilités combinatoires desdits prédicats. Ils acceptent aisément divers marqueurs de restriction temporelle. Par exemple : Dans ces exemples, les locutions temporelles ves’ den’et pendant toute la journée précisent la durée de l’état physique exprimé par ustavšij et fatigué. Considérons un autre exemple : Neskoľko dnej on byl meždu žizn’ju i smerťju, i posle neverno primenënnoj vanny umer ot razryva serdca. / Pendant plusieurs jours, il fut entre la vie et la mort et, après un bain administré à mauvais escient, il mourut d’une crise cardiaque. (Baľmont K., Belaja nevesta17 [La fiancée blanche]) Ici, il s’agit des prédicats de la classe <états de vie ou de mort> et les marqueurs temporels (neskoľko dnej et pendant plusieurs jours) fixent les limites temporelles de l’état. Les exemples démontrent que le critère de durée est applicable à tous les prédicats, et ceci dans les deux langues analysées. Un fait attire cependant notre attention. Lorsqu’il s’agit d’une caractéristique atemporelle, les marqueurs temporels sont exclus. Les prédicats de propriété définitionnelle (dont il a été question ci-dessus) ne passent pas le test de la combinaison avec les adverbes et locutions adverbiales à valeur temporelle : Le blocage est lié au fait que la qualité kruglaja (ronde en français) fait partie de la substance du sujet Zemlja (Terre). La qualité en question ne peut pas être représentée sur l’axe temporel. De la sorte, la valeur de la locution dva goda (pendant deux ans) entre en contradiction avec celle du prédicat. Ci-dessus nous avons démontré que la combinaison avec les adverbiaux de temps est conditionnée par le fait que le prédicat exprime un état dont la durée est mesurable.

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Cette affirmation est primordiale pour les deux langues. En effet, ces prédicats sont les seuls à accepter les marqueurs d’aspect externe. Compte tenu des limites de cet article, nous nous limiterons à certaines remarques concernant l’emploi de tel ou tel marqueur. La première remarque concerne la relation de dépendance entre l’aspect interne et l’aspect externe. En russe et en français, les prédicats qui n’acceptent pas les adverbes de durée (auxquels on ne peut pas appliquer le terme d’aspect interne) ne permettent pas non plus les marqueurs d’aspect externe. Par exemple : Les marqueurs de début (stať [devenir]) et de fin (perestať [cesser de]) sont ici en contradiction, par leur sémantisme, avec la valeur du prédicat (propriété définitionnelle). La deuxième remarque est la suivante. Lorsque le marqueur d’aspect externe est possible, sa nature dépend de la classe sémantique à laquelle appartient le prédicat. Considérons les <états de sommeil>. Pour des raisons de place, nous nous limiterons à deux exemples. Le début de l’état est exprimé au moyen des verbes de mouvement employés métaphoriquement. Par exemple pogruziťsja (se plonger) : No ja uže ne smogla ničego otvetiť i pogruzilas’ v sladkie ob’jatija Morfeja. / Mais je n’ai plus rien pu répondre et j’ai plongé dans les bras de Morphée. <états de sommeil>(Doncova D., Čërt iz tabakerki19 [Le Diable de la tabatière]) À ce niveau, les états physiques peuvent être mis en relation avec les états psychologiques qui, d’après la juste remarque de George Lakoff20, sont conceptualisés par l’être humain comme des milieux liquides. Cette remarque, faite par le chercheur à partir des exemples anglais, s’avère également vraie pour le russe et le français. Une analyse détaillée des marqueurs inchoatifs appliqués aux états physiques permet cependant de faire le constat suivant. Le verbe pogruziťsja met l’accent sur un changement d’état lent. En revanche, d’autres verbes, tels que vpasť (tomber) représentent le changement d’état comme quelque chose de brusque, d’inattendu : Obratno vyletel iz Pitera v noč na 21. Kak zanjal kreslo, tak i vpal v glubokij son. / Il partit de Pétersbourg par avion la nuit du 21. À peine assis sur son siège, il tomba dans un profond sommeil. <états de sommeil>(Lapšin Ju., Dnevniki i pis’ma21 [Journaux intimes et lettres]) Dans ce paragraphe, nous ne nous sommes pas fixé comme objectif de décrire de façon détaillée les marqueurs temporels susceptibles de se combiner avec les états physiques, mais de dégager ce qui semble être une constante qui unit le russe et le français. Nous avons surtout souhaité souligner que la majorité des états (y compris les états physiques) se combinent avec les marqueurs aspectuels. Il existe cependant les états dont la durée n’est pas mesurable, notamment les prédicats de propriété définitionnelle (dont il a été question ci-dessus).

2.4. Intensité

Pour décrire les propriétés distributionnelles des PEP du point de vue du critère de l’intensité, il nous est indispensable d’introduire deux termes, scalarité et intensité. Le premier sera utilisé au sens que lui rattache R. Rivara22. On entend par scalarité la possibilité du prédicat d’exprimer les degrés de sens (au sens large). Le terme « intensité » se situe sur un plan différent. Nous allons l’employer en décrivant les

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moyens lexicaux dont dispose une langue (en l’occurrence, le russe et le français) pour exprimer les degrés de sens. Une fois cette distinction posée, nous allons pouvoir exposer les résultats auxquels nous sommes parvenus au terme de notre analyse. Le premier constat qui s’impose est que, en russe et en français, l’ensemble des états peut être divisé en deux groupes, états scalaires et états non-scalaires. Considérons de ce point de vue les <états de fatigue> : Les prédicats ustavšij et fatigué expriment une qualité qui est susceptible d’être quantifiée. Nous dirons que ces états sont scalaires. Cette propriété sémantique possède un corrélat au niveau distributionnel. Les lexèmes cités acceptent les adverbes de degré : Dans ces exemples, očen’ et črezvyčajno , ainsi que leurs équivalents français très, extrêmement, jouent le rôle de marqueurs d’intensité. Ils expriment ici le haut degré de la qualité exprimée par les prédicats ustavšij (en russe) et fatigué (en français). De façon logique, les prédicats non scalaires ne peuvent pas apparaître dans des contextes similaires. En effet, l’idée même d’intensité, contenue dans le marqueur, serait en contradiction avec le sens de ces prédicats qui, par définition, excluent les degrés de sens. L’analysedesfaitslinguistiques russes et français arévélé queladivision des prédicats en scalaires et non scalaires n’est pas suffisante pour les décrire de façon détaillée. Une analyse plus fine s’impose dans la mesure où chacune des classes possède ses particularités. L’exempleV tot večer ja byl (očen’ + črezvyčajno) ustavšij mettaitenvaleurles étatsphysiques (<états de fatigue>) et nous nous sommes limitée à quelques marqueurs. Si nous considérons les <étatsdesommeil>, ici aussi les marqueurs sont spécifiques : L’adjectif russe glubokij et son équivalent français profond expriment ici le haut degré de l’état physique. Le locuteur a recours à la métaphore, glubokij relevant, dans son sens premier, du domaine des adjectifs paramétriques. Lesmarqueursmétaphoriques constituent un phénomène fréquent lorsqu’il s’agit de prédicats d’états physiques. Ainsi, dans le cas des <états de fatigue>, on relève les constructions avec les verbes padať ot (tomber de), umirať ot (mourir de), etc. Par exemple : Lesverbesjouenticilerôled’intensificateur et les constructions padať ot ustalosti (tomber de fatigue) expriment le haut degré de l’état de fatigue. Nous allons maintenant de revenir à l’observation que nous avons faite ci-dessus concernant le fait que tous les prédicats d’états ne sont pas scalaires. Divers cas de figure doivent être distingués. D’abord, les marqueurs d’intensité sont exclus si le prédicat exprime intrinsèquement le haut degré d’une qualité ou d’un état. Par exemple : L’impossibilité d’employer ici les adverbes d’intensité tels que očen’ (très) tient à la nature sémantique des prédicats qui, par leur nature, constituent des sortes de superlatifs. Cela explique le caractère peu naturel des exemples cités. Lorsqu’unadverbededegréestcombiné auprédicat, on aboutit à la redondance. Le cas de figure cité ci-dessus n’est pas isolé. Il existe d’autres prédicats non-scalaires. Il s’agit notamment de ceux qui forment des séries24, par exemple les états physiques de la classe <états de vie ou de mort> živ – mërtv (en vie – mort) :

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L’impossibilité de gradation de ces prédicats est d’ordre sémantique, mais elle est également liée à la nature du référent. Les prédicats mentionnés ne peuvent pas se combiner avec les adverbes de degré, comme il en ressort de l’exemple suivant : Les prédicats qui composent des séries décrivent des états contraires. Si l’un estutilisé, l’autreest automatiquement exclu. Enterminantcesous-chapitreconsacré à l’intensité, ilconvientdenoterque les fondements épistémiques de l’intensité sont divers. Chaque classe sémantique doit êtreconsidéréeséparément, cequiconfirmel’extrême importance du paramètre d’intensité dans l’analyse des états physiques (et des états en général).

2.5. Évaluation

Nous avons tenu à séparer les critères d’évaluation et d’intensité, même si les phénomènes linguistiques auxquels ils se rapportent sont relativement proches. Le critère de l’évaluation permet de diviser les états physiques (et les états en général) en deux sous-ensembles. Le premier regroupe les prédicats qui se rapportent à un état dont le sujet humain possède la connaissance directe. Les lexèmes qui relèvent de l’ensemble mentionné se combinent aisément avec les verbes supports čuvstvovať sebja en russe et se sentir en français. La majorité des états physiques relèvent de cette catégorie. Considérons à titre d’exemple les <états de fatigue> : Par l’emploi des verbes čuvstvovat sebja et se sentir le locuteur décrit l’état (ici, son propre état) dans lequel il s’est trouvé à un moment donné et qu’il a éprouvé de façon inhérente dans son corps. De ce point de vue, les <états de fatigue> se rapprochent des <états de forme> (v Modif. forme [dans une forme Modif.], ne v forme [pas en forme], v tonuse [tonique], etc.). L’exemple suivant permet de s’en rendre compte : Les prédicats de renvoient également à un état ressenti directement par le sujet qui l’éprouve. Au début de ce sous-chapitre, nous avons mentionné les états physiques qui ne peuvent pas être ressentis. Bien que statistiquement minoritaires dans les deux langues, ils correspondent cependant à la définition du mot « physique » dans les dictionnaires. En effet, d’après les auteurs du Trésor de la Langue Française, « physique » est « relatif au corps humain », il est ressenti par l’homme « dans son corps, dans sa chair »25. Considérons à titre d’exemple la classe des <états de vie ou de mort> : živ (en vie), mërtv (mort). Ils renvoient à un état de corps du sujet humain qui n’est pas ressenti, mais qui peut être vérifié au moyen d’instruments médicaux et grâce aux diverses manifestations externes (respiration, pouls, etc.). En d’autres termes, les prédicats correspondants traduisent un constat qui résulte d’une série de vérifications. De ce fait, seul le support byť (être) est possible, alors que čuvstvovať sebja (se sentir) est peu naturel. Comme l’illustrent ces exemples, les verbes supports byť et être ne posent pas de problèmes d’acceptabilité. En revanche, la combinaison avec čuvstvovať sebja et se sentir sont considérés par les locuteurs comme étant douteuse26.

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3. Conclusion

Les prédicats d’états physiques en russe et en français n’ont pas encore, à notre connaissance, fait l’objet d’une étude particulière. Il s’agit d’un travail inédit qui met en parallèle les deux langues mentionnées. À l’étape actuelle de notre recherche, il nous est impossible de répondre à toutes les questions qui concernent les états physiques. Nous avons dès lors ciblé notre analyse sur cinq critères. Ceux-ci ont permis de mettre en évidence le fait que les deux langues révèlent plusieurs points de rapprochement. Ainsi, le critère de la classe sémantique a permis d’éclairer la structuration sémantique des PEP. Celle-ci est à grands traits similaire en russe et en français, tant au niveau du nombre des classes qu’au niveau de la nature des éléments qui les composent. Le critère du temps a révélé que la grande majorité des PEP en russe et en français exprime un état qui occupe un intervalle limité sur l’axe temporel. L’exception à ce niveau sont les prédicats de propriétés définitionnelles. Le paramètre du temps est indissolublement lié à celui de l’aspect. La plupart des PEP en russe et en français décrivent des situations qui durent dans le temps et qui, de ce fait, se combinent avec les marqueurs de restriction temporelle. Les prédicats de propriétés définitionnelles constituent la seule exception à ce niveau, et ceci dans les deux langues. L’analyse des PEP en termes d’intensité a permis de les diviser en deux ensembles, à savoir états scalaires et états non-scalaires. Seuls les premiers acceptent les adverbes de degré et pas les seconds. Au-delà de ce constat général, une analyse plus fine s’impose pour décrire en détail le comportement de chaque classe sémantique prise isolément. Enfin, notre dernier critère c’était l’évaluation. En russe et en français, la plupart des PEP traduisent un état qui peut faire l’objet d’une appréciation. Cependant, il en existe d’autres, statistiquement minoritaires, qui renvoient à un état qui ne peut pas être évalué. Dans cet article, nous n’avons fait qu’esquisser les principales lignes d’analyse et illustrer certains phénomènes. Il est évident que l’étude détaillée des PEP en russe et en français doit faire appel à d’autres critères, tels que la cause, la fréquence, les propriétés morphologiques, pour n’en citer que certains. Nous comptons approfondir notre analyse et en présenter les résultats dans une publication ultérieure.

NOTES

1. D’après nos observations, les divergences entre les prédicats d’états physiques en russe et en français ne concernent que certains faits précis. Il ne s’agit nullement de les masquer. Nous leur réservons une publication ultérieure. 2. Ces travaux se basent souvent sur la classification de Zeno Vendler donnée in : Vendler Z., Linguistics in Philosophy, Cornell University Press, Ithaca-New York, 1967, 203 p. Ainsi, Bulygina T., « K postroeniju tipologii predikatov v russkom jazyke » (Vers la typologie des prédicats en russe), in : Semantičeskie tipy predikatov (Types sémantiques de prédicats ; sous la direction de Selivërstova O.), Nauka, Moscou, 1982, pp. 7–85 et Padučeva E., Semantičeskie issledovanija.

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Semantika vremeni i vida v russkom jazyke (Recherches sémantiques. La sémantique du temps et de l’aspect en russe),Škola « Jazyki russkoj kuľtury », Moscou, 1996, 464 p. définissent les états en russe par les traits suivants : stativité, durativité et absence de contrôle. D’autres chercheurs (Miller J., « Stative verbs in Russian » (Les Verbes statiques en russe), in : « FOUNDATIONS OF LANGUAGE », t. 6, D. Riedel Publishing Company, Dordrecht, 1970, pp. 488–504. pour le russe et Riegel M., L’Adjectif attribut, Presses universitaires de France, Paris, 1985, 222 p. pour le français) prennent comme point de départ les critères établis par George Lakoff : les verbes statifs ne peuvent pas être mis à l’impératif, ils n’acceptent pas les adverbes de manière, etc. Pour le compte rendu détaillé des études sur le russe, nous renvoyons à Akmalova F., Semantičeskaja i formaľno-strukturnaja reprezentacija kategorii sostojanie na materiale anglijskogo, nemeckogo i russkogo jazykov (Représentation sémantique, formelle et structurelle de la catégorie d’état en anglais, en allemand et en russe), thèse de doctorat, Iževsk, 2005, 235 p. pour le russe et à Kokoškina I., Typologie des prédicats d’états, Thèse de doctorat, Université Paris 13, 2004, 392 p. pour le français. 3. Parmi tous les états, ce sont avant tout les états psychologiques (ou encore « sentiments », ou « affects », selon l’auteur) qui ont fait l’objet d’études, notamment pour le français : Van de Velde D., « Les verbes dits "psychologiques" revus à la lumière des noms correspondants », in : « REVUE DE LINGUISTIQUE ROMANE », t. 59, G. Straka, Strasbourg, pp. 67-98 ; Van de Velde D., « Adjectifs d’états, adjectifs de qualités », in : Fonctions syntaxiques et rôles sémantiques (Sous la direction de Amiot D. et alii), Presses Universitaires d’Arras, Artois, pp. 151-160. ; Leeman D., « Tentative de caractérisation d'un complément circonstanciel : Dans mon affolement, je lâchai mon panier de cerises », in : « LINX », t. 12,Centre de recherches linguistiques de Paris 10, Nanterre, 1985, pp. 97-145 ; Leeman D.,« Hurler de rage, rayonner de bonheur : remarques sur une construction en "de" », in : « LANGUE FRANÇAISE », t. 91, Armand Colin, Paris, 1991, pp. 80-101 ; Leeman D., « Pourquoi peut-on dire Max est en colère mais non *Max est en peur ? », in : « LANGUE FRANÇAISE », t. 105, Armand Colin, Paris, 1995, pp. 55-69. Pour le russe : Cejtlin St., « Sintaksičeskie modeli so značeniem psikhologičeskogo sostojanija i ikh sinonimika » (Modèles syntaxiques pour exprimer l’état psychologique et leur synonymes), in : Sintaksis i stilistika (Syntaxe et stylistique ; sous la direction de Zolotova G.), Moscou, 1976, pp. 161–181 ; Voľf E., « Emocionaľnye sostojanija i ikh predstavlenie v jazyke » (Les états émotionaux et leur représentation dans la langue), in : Logičeskij analiz jazyka. Problemy intensionaľnykh i pragmatičeskikh kontekstov (Analyse logique de la langue. Problèmes des contextes intentionnels et pragmatiques ; sous la direction de Arutjunova N. & Rjabceva N.), Nauka, Moscou, 1989, pp. 55–74 ; Zaliznjak A., Issledovanija po semantike predikatov vnutrennego sostojanija (Recherches sur le sémantisme des prédicats d’états interne), O. Sagner, Munich, 1992, 201 p. ; Kurlova I., « K izučeniju glagoľnykh sposobov vyrazenija emocionaľnykh sostojanij » (Éléments pour l’étude des verbes d’état psychologique), in : « SLOVAR’. GRAMMATIKA. TEXT. »,Rossijskaja akademija nauk, otdelenie literatury i jazyka, Moscou, 1996, 472 p. 4. Nous utiliserons plus tard l’abréviation « PEP ». 5. La grille d’analyse comprend quatorze critères, à savoir la nature des arguments, la classe sémantique, le temps, l’aspect, la fréquence, la cause, les propriétés morphologiques, la reprise anaphorique, l’interrogation, la non-agentivité, l’évaluation, l’intensité, les séries temporelles et les classifieurs. 6. Certains états physiques sont exprimés par des participes. Nous les citerons également. 7. Harris Z. S., Notes du cours de syntaxe, Éd. du Seuil, Paris, 1976, 236 p. 8. Eksmo-Press, Moscou, 2000, 230 p. 9. Pour l’ensemble des critères nous renvoyons aux sources citées à la note 4. 10. « Modif. » indique ici le modifieur, par exemple l’adjectif qui permet au locuteur de caractériser l’état physique du sujet humain. Par exemple « olympique » dans dans une forme olympique.

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11. Ces prédicats peuvent également renvoyer à un état mental. 12. Dans certains contextes, les prédicats mentionnés désignent la forme psychologique de l’individu. C’est le contexte linguistique ou extralinguistique qui permet de lever l’ambiguïté. 13. http://www.vibirai.ru/lipetsk/article/…/408586.html, page consultée le 2 mars 2010. 14. Proposer des exemples russes et les mettre en parallèle avec les exemples français correspondants (vérifiés auprès des locuteurs natifs) constitue une démarche volontaire de notre part et elle est motivée par le souci de donner au lecteur qui ne sait pas le russe le moyen de comparer valablement. Au niveau méthodologique, nous considérons, suite à E. Laporte (« Exemples attestés et exemples construits dans la pratique du lexique-grammaire », in : « MÉMOIRES DE LA SOCIÉTÉ DE LINGUISTIQUE DE PARIS », t. 16, Peeters, Louvain/Paris/Dudley, 2008, pp. 11-32) que les méthodes « expérimentale » et « observationnelle » sont complémentaires. Nous travaillons dès lors avec les exemples attestés aussi bien qu’avec les exemples construits. 15. À noter cependant : Ran’še Zemlja byla ploskoj (Autrefois la Terre était ronde), où la phrase exprime la doctrine officielle qui existait auparavant. 16. Gross G., « Prédicats nominaux et compatibilité aspectuelle », in : « LANGAGES », t. 121, Armand Colin, Paris, 1996, pp. 54–73. 17. http://fb2lib.net.ru/read_online/101517. Page consultée le 15 juin 2010. 18. À noter cependant : Avec Galilée, la Terre est devenue ronde. 19. http://www.aldebaran.ru/det/donc/donc18. Page consultée le 19 juin 2010. 20. http://metaphor.narod.ru/lacoff_6.htm. Page consultée le 15 juin 2010. 21. http://militera.lib.ru/db/lapshin_um/index.html. Page consultée le 15 juin 2010. 22. Rivara R., « Adjectifs et structures sémantiques scalaires », in : « L’INFORMATION GRAMMATICALE », t. 58, Peeters, Paris, 1993, pp. 40–46. 23. http://az.lib.ru/o/odoewskij_w_f/text_0060.shtml. Page consultée le 15 juin 2010. 24. Voir Leduc-Adine J.-P., « Polysémie des adjectifs de couleur », in : « CAHIERS DE LEXICOLOGIE », t. 37, Honoré Champion, Paris, 1980, p. 73 25. « Trésor de la Langue Française », v. 13, Gallimard, Paris, 1985-1994, p. 305. 26. La phrase On čuvstvoval sebja mërtvym ne nous semble pas totalement impossible. Elle pourrait être prononcée dans un contexte particulier, métaphorique, où le locuteur porte un jugement sur son état.

AUTEUR

IRINA KOKOŠKINA Maître de conférences à l’Université Paris IV

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Excellensia

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Esthétique et théorie du roman : la théorie dialogique du Bakhtine linguiste

Laura Calabrese-Steimberg

1 L’œuvre de Mikhaïl Bakhtine (1895-1975)occupe, depuis les années 1960, une place fondamentale dans l’analyse littéraire. Elle est lue et commentée dans les universités d’Europe, d’Amérique du Nord et d’Amérique latine. Or, cette œuvre est également centrale dans le domaine des sciences du langage, et tout particulièrement de la linguistique du discours, depuis qu’elle a été introduite dans le champ français par Tzvetan Todorov et Julia Kristeva. Cette introduction des textes de Bakhtine n’a pas été sans difficulté, étant donné l’obstacle de la langue (peu d’intellectuels francophones connaissant le russe), mais elle a été accompagnée d’une impressionnante force d’imprégnation, pénétrant la totalité du champ des sciences humaines, comme le note l’analyste du discours Jean Peytard1. Cependant, suite à l’appropriation très personnelle qu’en font les deux intellectuels bulgares, le Bakhtine français est perçu comme « l’initiateur de la théorie de l’énonciation, sorte d’élève de [Émile] Benveniste avant l’heure, ou bien un rénovateur de la théorie marxiste des idéologies »2. En effet, lorsque son œuvre est traduite durant les années 1970, elle provoque un effet de réception singulier dans les cercles intellectuels français3, qui font du théoricien russe un précurseur des théories du discours. Trente ans plus tard, les retours théoriques et épistémologiques sur l’œuvre de Bakhtine permettent de la replacer dans son contexte de production et de faire un bilan de son incalculable apport aux sciences du langage.

2 Les concepts bakhtiniens qui ont le plus marqué ce domaine disciplinaire sont certainement ceux de « polyphonie »etde « dialogisme », et ce malgré leurs fluctuations de sens, qui ont donné lieu à une réflexion épistémologique importante et à des débats quasi philologiques en raison de l’inaccessibilité des textes originaux pour la plupart des linguistes occidentaux. Comme le note Aleksandra Nowakowska, « son vocabulaire est complexe et difficile à cerner, donc à traduire, car l’auteur, soit utilise des termes existants (dialogichnost’, raznorechie), soit fait un emploi particulier, souvent étendu, des termes existants (dialogicheskij) »4. Une difficulté majeure réside dans le fait que les

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deux notions se recoupent, désignant plus largement l’hétérogénéité des voix et de points de vue propre à tout énoncé.

3 Le concept de polyphonie (polifonija), développé dans l’ouvrage Problèmes de la poétique de Dostoïevski, est d’emblée associé à la construction romanesque, pour décrire notamment l’œuvre de l’auteur russe. Si la notion est proposée dès 1929, elle n’est pas reprise par la suite. Au contraire, la notion de « dialogisme », notammentprésentée dans Esthétique et théorie du roman et Esthétique de la création verbale, parcourt toute son œuvre. La pragmatique, via les travaux d’Oswald Ducrot5, exploite le concept de « polyphonie » dans le cadre d’une linguistique énonciative. Or, Ducrot déplace le champ d’application de la polyphonie du texte vers l’énoncé, dans lequel il distingue la voix du sujet parlant (être empirique) de celles du locuteur et de l’énonciateur (être de discours). Ces trois entités peuvent être assimilées aux notions littéraires « d’auteur », « narrateur » et « personnage ». Cette modélisation lui permet d’analyser les cas de double énonciation au sein d’un même énoncé, en termes de responsabilité énonciative et de point de vue. Le cas de la négation en est un exemple typique. Si j’affirme que « mon bureau ne se trouve pas loin du centre », je (locuteur) mets en scène un énonciateur qui suppose que mon bureau se trouve loin du centre, dont je fais entendre la voix dans le même énoncé.

4 Malgré la dette (partiellement assumée par Ducrot) envers le théoricien, ses développements sont loin du projet bakhtinien de lier un énoncé à un réseau d’énoncés antérieurs et futurs (voir infra), c’est-à-dire à son extérieur, et se limite à l’énoncé phrastique6. Malgré cela, nul ne doute de la place stable qu’occupe le concept de « polyphonie » en linguistique énonciative, qui s’intègre dans une série plus large de phénomènes discursifs tels que l’ironie, le pastiche et la parodie. L’incorporation du concept à la pragmatique énonciative a par ailleurs donné lieu à toute une école d’analyse polyphonique, la ScaPoLine (théorie SCAndinave de POlyphonie LINguistiquE), laquelle envisage autant l’énoncé que le texte comme une mise en scène de plusieurs voix. Les polyphonistes scandinaves (qui, contrairement à Bakhtine, conçoivent la coexistence de voix selon un modèle hiérarchique), considèrent la polyphonie comme un principe sémantique qui guide l’interprétation de l’énoncé.

5 Contrairement à la polyphonie, qui constitue un principe de la construction romanesque, le « dialogisme » (tel qu’il a été traduit en français) est un principe qui domine la pratique langagière, car tout énoncé est pris dans un réseau d’interactions, et ce, dans deux sens au moins. D’une part, tout énoncé est en interaction avec d’autres énoncés, car notre discours rencontre les discours antérieurs qui ont été produits par rapport à ce même sujet. Puisque tous les mots ont déjà existé dans la bouche d’un autre énonciateur, nous parlons avec les mots des autres, car « il n’existe plus, depuis Adam, d’objets innommés, ni de mots qui n’auraient pas déjà servi »7. D’autre part, chaque prise de parole se fait en fonction de notre interlocuteur (in praesentia ou in absentia). Autrement dit, chaque fois que nous prenons la parole nous sommes, en quelque sorte, en situation de dialogue : « Se constituant dans l’atmosphère du “déjà dit”, le discours est déterminé en même temps par la réplique non encore dite, mais sollicitée et déjà prévue »8. Cela revient à dire que le discours est radicalement hétérogène car il est en permanence traversé par l’altérité. En effet, les développements bakhtiniens remettent en cause non seulement l’unicité de l’énoncé, mais également celle du sujet parlant.

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6 On comprend bien le rôle que joue l’œuvre de Bakhtine dans le détrônement du structuralisme français, qui se focalise sur l’analyse de l’énoncé au détriment de l’énonciation et des sujets énonciateurs. Le principe dialogique, au contraire, ouvre le texte vers son extériorité et son antériorité, car comment analyser un énoncé sans prendre en compte la situation d’énonciation et les énoncés antérieurs avec lesquels il entre relation ? L’énoncé bakhtinien est ainsi « une unité de la chaîne verbale ininterrompue »9, traversée, qui plus est, par les voix de ceux qui ont employé les mêmes mots avant : « Chaque mot sent la profession, le genre, le courant, le parti, l’œuvre particulière, l’homme particulier, la génération, l’âge et le jour. Chaque mot sent le contexte et les contextes dans lesquels il a vécu sa vie sociale intense... »10.

7 Le principe dialogique introduit non seulement une nouvelle approche du fait langagier, mais également du sujet parlant. Dans le modèle bakhtinien, la parole n’est pas un lieu d’émergence de l’individualité mais, bien au contraire, la manifestation d’une activité collective qui témoigne de l’insertion de chacun dans le thésaurus commun du langage. Il dépasse par là l’approche stylistique, pour laquelle les textes sont l’expression d’un individu. À la stylistique et la linguistique structurelle, le théoricien oppose un modèle éclaté, multiple, hétéroclite des énoncés et des énonciateurs, selon lequel le sujet n’est pas la source unique du sens, qu’il partage avec ses interlocuteurs et, plus largement, avec toute la communauté langagière.

8 Ce virage épistémique opéré par son œuvre dans le champ français (et francophone) va profiter tout particulièrement à l’analyse de discours naissante (fin des années 1960), parfois au détriment d’une discrimination claire des concepts. L’analyse de discours française (ADF11) va s’atteler à repérer des marques concrètes du dialogisme qui se trouve à la base de tout acte de langage ; soucieux de faire parler les discours au-delà de ce que les énonciateurs disent, les analystes du discours vont chercher des traces d’altérité dans tout énoncé, dans ses échos, ses résonances. Il faut par ailleurs rappeler que l’idée d’un principe dialogique s’adapte tout naturellement au concept d’ interdiscours de l’ADF, avec lequel il se confond souvent, et que les théoriciens érigent également en principe de tout discours12. Cependant, le concept de Bakhtine, en suggérant la présence de plusieurs voix et la tenue d’un dialogue in-absentia, garde une force métaphorique que l’interdiscours n’a pas. Il s’insère par ailleurs dans le cadre plus large d’une théorie du sujet pluriel que l’ADF fera sienne très tôt dans l’évolution de la discipline.

9 C’est ainsi dans le sillage de la théorie dialogique que Jacqueline Authier développera les concepts « d’hétérogénéité montrée » et « d’hétérogénéité constitutive »13, un pilier de l’ADF, qui soutient que la plupart des discours sont traversés par des discours autres, que ce soit explicitement ou implicitement. Parmi les formes marquées ou explicites, on compte le discours direct ou indirect, les guillemets ou les gloses, qui signalent une distance entre le locuteur et son énoncé (« Comment dirais-je ? », « Passez-moi l'expression », « Ce n'est pas le mot qui convient »). Le discours indirect libre, l'allusion, l'ironie ou le pastiche14 font partie des formes non marquées et peuvent être (ou non) identifiés par l'interlocuteur en fonction de ses connaissances encyclopédiques. Pour sa part, l'hétérogénéité constitutive est un principe de construction de tout discours, traversé comme il est par l'altérité (y compris l'altérité du sujet parlant, qui peut se dédoubler pour gloser son propre énoncé), pris dans un dialogue permanent avec l'Autre. Le modèle d'Authier, largement travaillée par la psychanalyse lacanienne, rejoint ainsi la vision bakhtinienne, qui remet en cause l'unicité du sujet parlant, et

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ouvre la voie à une sémantique des discours soucieuse de la construction collective du sens.

10 Dans le domaine du discours médiatique, les travaux de Sophie Moirand déconstruisent le parcours mémoriel de certaines désignations médiatiques, construites sur des échos de désignations antérieures. S’inscrivant dans la tradition du dialogisme bakhtinien, Moirand part à la recherche de séquences linguistiques capables d’évoquer, de suggérer ou de représenter des paroles antérieures, sans qu’elles soient explicitement marquées. Les exemples suivants laissent entendre des échos de dires antérieurs :

11 Dans ces exemples, il y aurait « comme quelque chose qu’on aurait déjà entendu […] qui peut être de l’ordre du “vague”, et qui serait stocké dans la mémoire du lecteur, sans quoi l’allusion ne peut être “sentie” et reste sans “effet” : mémorisation antérieure de formes, de sons, de sens, et même de constructions »18. Les travaux de Moirand montrent, à travers l'observation du principe dialogique dans les discours sociaux, un mécanisme fondamental de ceux-ci (et notamment du discours médiatique), à savoir, la création de domaines de mémoire partagés ou faits de mémoire collectifs, qui façonnent notre perception des événements médiatiques et, plus largement, du fait public. L’étiquette métalinguistique de dialogisme interdiscursif, avec laquelle Moirand désigne le phénomène, montre à quel point les concepts de dialogisme et d’interdiscours se recoupent.

12 Si des imprécisions conceptuelles demeurent dans l’interprétation francophone du théoricien russophone (certes, de moins en moins importantes, grâce au travail mené par plusieurs spécialistes dans le domaine de la traductologie et de la critique génétique19), son travail a permis de préciser une série de mécanismes à l’œuvre dans les productions langagières, fondamentaux pour comprendre les discours publics, la mémoire collective, la forme sociale du langage et la configuration hétérogène du sujet parlant. Son œuvre, rédigé en Union Soviétique entre la fin des années 1920 et les années 1960, rencontre ainsi, par le biais d’un dialogie différé, celle de plusieurs théoriciens européens majeurs, tels qu’Émile Benveniste, Maurice Halbwachs, Louis Altusser ou Jacques Lacan, dont les travaux ont été également décisifs pour le développement d’une linguistique du discours.

NOTES

1. Peytard J., Mikhaïl Bakhtine. Dialogisme et analyse du discours, Bertrand-Lacoste, Paris, 1995, 128 p. 2. Sériot cité in : Agueeva I., « Le M. Bakhtine “français” : la réception de son œuvre dans les années 1970 », in : http://cid.ens-lsh.fr/russe/lj_agueeva.htm. Consulté le 28 juin 2010. 3. Voir par exemple Peytard J., Op. cit. & Agueeva I., Art. cit. 4. Nowakowska A., « Dialogisme et polyphonie : des textes russes de M. Bakhtine à la linguistique contemporaine », in : Dialogisme et polyphonie. Approches linguistiques (Sous la direction de Bres J. et alii), De Boeck-Duculot, Bruxelles, 2005, p. 25. 5. Le dire et le dit, Paris, Minuit, 1984.

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6. Bres J. & Rosier L., « Réfractions : polyphonie et dialogisme, deux exemples de reconfigurations théoriques dans les sciences du langage francophones », in : « SLAVICA OCCITANIA », n° 25, 2007, pp. 437-461. 7. Todorov Ts., Mikhaïl Bakhtine, le principe dialogique, Le Seuil, Paris, p. 8. 8. Bakhtine M., Esthétique et théorie du roman, traduit du russe par Daria Olivier, Gallimard, Paris, p. 103. 9. Zavialoff N., « L’énonciation chez Bakhtine, une explication restrictive », in : Depretto C., L’héritage de Mikhaïl Bakhtine, Presse Universitaires de Bordeaux, Bordeaux, 1997. 10. Todorov Ts., Op. Cit., p. 89. 11. L’Analyse du discours française, qui surgit à la fin des années 1960, se donne pour objet d’étude des énoncés - organisés en corpus - situés dans leurs conditions de production historiques et politiques (et non des phrases). Cette observation doit permettre de déduire la conformation idéologique d’un discours. 12. « Tout discours est traversé par de l’interdiscursivité, il a pour propriété constitutive d’être en relation multiforme avec d’autres discours, d’entrer dans l’interdiscours. Ce dernier est au discours ce que l’intertexte est au texte » (Charaudeau P. & Maingueneau D., Dictionnaire de l'analyse du discours, Paris, Le Seuil, 2002, p. 24). 13. Voir Authier-Revuz J., « Hétérogénéité montrée et hétérogénéité constitutive : éléments pour une approche de l’autre dans le discours », in : « DRLAV », n° 26, 91-151 et Ces mots qui ne vont pas de soi. Boucles réflexives et non-coïncidences du dire, 2 t. Larousse, coll. « Science du langage », Paris, 1995, 689 p. 14. Voir Charaudeau P. & Maingueneau D., Dictionnaire de l'analyse du discours, Le Seuil, Paris, 2002, 666 p. 15. Tiré d’un article du journal « LE MONDE » du 15 août 1999 (allusion au livre de V. Forrester, L’horreur économique). 16. Tiré d’un article du journal « LE MONDE » du 27 mai 2000 (allusion aux paroles de la Marseillaise). 17. Tiré d’un article du journal « LE MONDE » du 25 juin 2003 (allusion au discours de Bush sur la « croisade contre l’axe du mal », après le 11 septembre 2001, lequel fait à son tour allusion aux croisades du Moyen Âge). 18. Moirand S., « Discours, mémoires et contextes : à propos du fonctionnement de l’allusion dans la presse », Corela, Cognition, discours, contextes. http://edel.univ-poitiers.fr/corela/ document.php?id=1636. Consulté le 28 juin 2010. 19. Voir Nowakowska A., Art. cit. et Bres J. & Rosier L., Art. cit. mais également Vauthier B., « Mikhaïl Bakhtine, Valentin Volochinov et Pavel Medvedev dans les contextes européen et russe », in : « SLAVICA OCCITANIA », n° 25, 2007.

INDEX

Index géographique : Russie Mots-clés : analyse littéraire, linguistique russe, théorie de la littérature

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AUTEURS

LAURA CALABRESE-STEIMBERG Membre de l’équipe Ladisco de l’Université Libre de Bruxelles

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Traduction

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Traduction de Den', kogda upal Čelendžer / Le jour de l’accident du Challenger de Bella Ulanovskaja Traduction du russe

Françoise Lhoest

1 Le nom de Bella Ulanovskaja(1943-2005) n'est pas encore connu du public francophone, par manque de traductions. Cette écrivaine de Saint-Pétersbourg, décédée d'un cancer en 2005, faisait partie de l'avant-garde littéraire russe et doit sa renommée aux récits diffusés en samizdat (textes dactylographiés, diffusés sous le manteau en Union soviétique) ou publiés en tamizdat (ouvrages interdits par la censure soviétique et revenant clandestinement au pays en version imprimée à l’étranger). Avec la perestroïka , l'affaiblissement de la censure avait rendu possible la parution de ses œuvres dans des revues littéraires, telles que Novyj Mir, Znamja, Neva et d'autres.

2 Le vrai succès est venu avec la parution d'une longue nouvelle (povest'), Putešestvie v Kasgar (Le Voyage à Kachgar)1 qui fluctue entre invention et réalité. L’action se déroule pendant une guerre imaginaire entre l’Union soviétique et la Chine, et si l’héroïne Tatiana Lévina débute dans la vie presque comme l’auteur (enfance à Leningrad, formation philologique), elle deviendra plus tard lieutenant de l’Armée Rouge, interprète de chinois. Finalement son aventure militaire tournera au désastre. Cette parodie de biographie d’une personnalité officielle propose ainsi une double lecture. Peu à peu des traductions en anglais, italien, finnois virent le jour2. Ses textes nous laissent l'impression d'une œuvre encore en devenir : on attendait un roman, un grand moment, mais voici que l’auteur mourut à l’âge de 62 ans.

3 La prose de Bella Ulanovskaja résonne comme une mélodie douce et raffinée, d'un talent délicat, empreint de modestie mais doté d'un charme certain. Cette observatrice- née avait passé des mois entiers à parcourir les provinces de la Russie centrale et septentrionale. Quelle motivation poussait une philologue d’origine juive, pétrie de culture européenne, à de telles errances loin de la civilisation, dans des villages

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abandonnés où ne restaient plus que quelques vieilles paysannes ayant raté le train de l’histoire socialiste ? Et posait-elle seulement cette question comme nous le faisons ?

4 Le texte présenté ici dans une traduction inédite de Françoise Lhoest est extrait (« Den', kogda upal Čelendžer » [Le Jour de l’accident du Challenger]) d'une nouvelle intitulée Kto videl vorona? (Qui a vu le corbeau ?) 3. Le personnage principal du récit est une paysanne de la région de Tver, prénommée Anna mais surnommée affectueusement grand-mère (Baba) Nioucha, vivant dans une isba sans confort, dans un village déserté par ses habitants partis chercher du travail à la ville. Ayant connu les guerres, les bouleversements majeurs induits par la révolution de 1917 et le désastre de la collectivisation, Baba Nioucha a choisi un modus vivendi particulier, une forme de résistance au mal, silencieuse mais néanmoins énergique et agissante. C'est la génération d'Anna Akhmatova (« Moje pokolenie malo medu vkucilo » : Ma génération a peu goûté de miel) et de tant d’autres veuves et mères privées de leurs enfants.

5 Avec la sagesse que donnent une longue expérience et les souffrances endurées (ceux qui venaient « dékoulakiser » ont détruit avec un tracteur l’isba de son père ; son mari est mort à la guerre) Baba Nioucha appelle « pétchal » (affliction) la révolution intérieure qui s’est opérée en elle : son désir de vivre en marge de la société (« I sdelalas’ mne pechaľ — ujti ot lyudej. »)

6 Résistance égale espérance ? Le portrait de la vieille paysanne est tout sauf pessimiste. Malgré tout ce qui sépare la narratrice de son personnage (l'âge, l'origine, le statut social, le niveau culturel et l'attitude existentielle), les deux femmes s'entendent à merveille et l’intellectuelle pétersbourgeoise arrive à forcer l’admiration de ses lecteurs pour cette intrépide recluse.

Traduction

Den', kogda upal Čelendžer / Le jour de l’accident du « Challenger »de Bella Ulanovskaja

7 On racontait que dans les années trente, lorsque son père avait été arrêté, Baba Nioucha avait fait le vœu de rester vivre et mourir ici, sur son coin de terre ; on disait que leur maison avait été démontée, transportée de Bardaïevo à Astafievo et transformée en club, que depuis lors elle vivait seule dans la forêt ; on racontait qu’elle avait un fusil et qu’elle s’en était servie pour tuer un porcelet, parce qu’il n’y avait personne pour l’égorger ; on affirmait que sa maison était jalousement gardée par une vache ; quant à l’habitante du logis, elle n’ouvrait à personne la porte de son isba. Même si sa maison est près de la limite des trente kilomètres autour d’une centrale atomique, même si son jardin est survolé par de nombreux avions de ligne, on peut pourtant dire qu’elle vit au bout du monde. Dans un pays où tout dépend du centre – et cela concerne non seulement Moscou mais toute capitale administrative de moindre importance : chef-lieu de province, de canton, maison centrale d’une exploitation agricole – le pouvoir est moins fort en périphérie. Il se crée des videsadministratifs. Le pouvoir n’arrive tout simplement pas jusqu’ici. Ces terres-ci sont les moins visibles du centre, elles ont l’air d’échapper à son champ de vision. À la faveur de cette béance administrative, un espace et un temps particuliers

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peuvent exister dans certaines niches. Ce sont bien les seuls endroits où l’on peut vivre en ermite à l’heure actuelle. Mon héroïne vit à la limite de la province, à la limite du canton, à la limite d’une exploitation agricole importante, c’est-à-dire dans un triple éloignement du centre. Le temps se mesure autrement : ce sont encore les années trente et quarante, la vie n’a pas changé ici depuis lors, et même si tout le pays peut entendre sonner l’heure à l’horloge du Kremlin, justement ici on ne l’entend pas : le son ne parvient pas jusqu’ici.

Comment arriver jusqu’à Bardaïevo ? Apparemment, rien de plus simple, voici la poste où les habitants des villages voisins viennent toucher leur pension, voici le magasin où ils doivent venir chaque jour chercher leur pain au prix d’un long trajet. Ainsi donc, le but est connu et on avance dans la direction voulue. Le chemin n’est pas direct, on n’arrive pas sans aide à destination. Quand j’ai demandé si on pouvait vraiment arriver jusque là, personne n’en était sûr. Dans les environs, pas très loin, des bûcherons étaient au travail. Chaque matin un camion traversait le village d’Astafiévo où je vivais ; je pouvais monter à bord et rentrer le soir, avec eux également. Mais parfois le camion allait ailleurs, alors il vous débarquait quelque part en route et que faire toute la journée toute seule dans la forêt fin janvier, par une température de moins vingt-cinq degrés ? À six heures du matin, je guettais déjà le camion qui allait prendre son chargement de bois. Il faisait encore nuit noire, des kilomètres de route hivernale, la forêt, un ou deux villages encore tout sombres, de nouveau la forêt, et là, à un carrefour, le camion s’est arrêté et on m’a montré la route qui tournait en direction de la forêt. À l’aube, le camion venait de me débarquer à la sortie d’un village et j’ai décidé de frapper à une porte, d’attendre sur place le lever du jour et de tâcher d’en savoir plus sur la route de la forêt. Le village est plongé dans l’obscurité. À l’avant-dernière isba, j’entrevois un rayon de lumière. La maîtresse de maison m’ouvre sa porte, j’explique la raison de ma présence, elle me fait enter pour me réchauffer près du poêle, on parle de choses et d’autres. On soigne mal le bétail, les vachers font rentrer leurs troupeaux à coups de fouet, comme Tchapaïev, monté sur son cheval [installait le communisme à coups de fouet]1. À Lipny, un vieux est parti dans la forêt. Les vaches étaient rentrées du pâturage, il a dit qu’il allait chercher du bois, et il a disparu. Un an et demi plus tard, on ne l’avait toujours pas retrouvé. S’il était mort, on l’aurait retrouvé, si un ours l’avait happé, il serait resté au moins son couvre-chef, et s’il s’était noyé, son corps aurait refait surface. Et d’ailleurs, pourquoi aurait-il été dans l’eau ? Tout le village le cherche aujourd’hui encore. Quelle redoutable forêt ! Bardaïevo, c’est encore plus loin, au-delà de Lipny. La radio marchait et c’est ainsi qu’on entendit parler de l’accident du vaisseau spatial américain « Challenger ». Nous attendions des informations sur le sort de l’équipage, mais ce bref bulletin matinal n’en donnait pas. La maîtresse de maison m’invita à partager son repas. Et même s’il n’était que huit heures du matin, elle dit : son repas de la mi-journée, elle m’engagea à déguster sa soupe aux choux, et effectivement elle me versa de la soupe aux choux gris, le repas de la mi-journée des paysans, à huit heures du matin, avant de me laisser m’aventurer

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dans la forêt. Le maître de maison m’accompagna jusqu’à l’autre bout du village, nous traversâmes le pont qui enjambe la vilaine rivière Siégea, et il me prévint qu’il y avait plusieurs embranchements de routes. Comme on ne pouvait pas s’orienter en fonction des traces de roues sur les chemins, nous avons décidé, au lieu de nous enfoncer en ligne droite dans la forêt, de faire étape dans un autre village où l’on pourrait peut-être me conduire à cheval chez Baba Nioucha (comme on l’appelait), pourvu que la route, si elle existait encore, ne soit pas obstruée par des congères. Parce que ce chemin-là, personne d’autre ne l’emprunte, or on ne l’avait pas vue depuis tout un mois au village, et même si elle y était venue, ses traces de pas étaient depuis longtemps effacées. On doit donc s’en remettre aux autres pour sa sécurité. Tu frappes hardiment à n’importe quelle porte, et on doit te montrer le bon chemin. Celle chez qui tu vas, tout le monde la connaît, elle est des leurs, et finalement, toi aussi tu fais partie de la famille. En partant pour cette équipée, on se transforme en pèlerin, qu’on le veuille ou non. On met entre parenthèses sa propre volonté.On se fie au hasard et même si ça a l’air de marcher, on s’éloigne du but et des obstacles mystérieusement insurmontables surgissent, on est remis dans la bonne direction, guidé chaque fois par d’autres personnes. C’est cela, la tradition d’accueil des pèlerins, et elle subsiste. À certains endroits, elle a peut-être totalement disparu, et là on peut dire que le village se meurt. Mais tant qu’on peut entrer dans n’importe quelle maison et savoir qu’on y sera reçu, qu’on pourra se réchauffer, on peut dire que le village vit. Voilà déjà une heure entière que je suis ce chemin, je m’écarte tout à fait de Bardaïevo, un camion arrive à ma hauteur. Inutile de lui faire signe, le chauffeur s’arrête de lui- même, il me demande où je vais, je lui réponds que je vais chez Baba Nioucha, il réfléchit un instant à la meilleure manière de m’aider puis me dit que nous allons rouler jusqu’à tel village, et que là il me débarquera, je n’aurai qu’à dire que je viens de sa part : de la part d’oncle Vania, et je devrai l’attendre jusqu’à la mi-journée, et après cela il passera me prendre et il parviendra même à me conduire jusque chez elle. Dès la porte franchie, les bottes de feutre mises à sécher, on est invité à grimper en haut du poêle, et en un rien de temps on s’endort bien au chaud dans une isba inconnue, la troisième avant la lisière de la forêt. La maîtresse de maison s’absente un instant pour aller chercher de l’eau, son mari va à la pêche à proximité, elle rentre, elle met au four des pirojki ; quand oncle Vania frappe à la porte, me voilà pourvue de ces petits pâtés et de friandisespour Baba Nioucha. Chemin faisant, oncle Vania me demande comment j’ai appris l’existence de Baba Nioucha, on m’a déjà posé la question, ils n’arrivent pas à s’imaginer que quelqu’un, en ville, la connaisse. Je sens une attitude particulière à son égard, je sens qu’elle occupe une place importante dans leur vie et on devine qu’on est le témoin d’un aspect caché de sa vie. Pour eux, le désir d’aller voir Baba Nioucha est un signe d’appartenance à cette vie cachée. Vie de reclus volontaires. La vie dans un village devenu désert ? Nous parlons d’un ermite, d’une personne qui mène une vie solitaire. Les premières questions qu’on pose à une telle personne, selon Thoreau dans Walden ou la vie dans les bois sont : Qu’est-ce qu’elle mange, comment supporte-t-elle la solitude, a-t-elle eu peur ? Mon héroïne habite là où autrefois il y avait tout un village. Il n’en reste plus qu’un

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petit champ cultivé, sa maison au milieu, et la forêt borde le village sur plusieurs kilomètres. Devant moi elle se souvient que les femmes lui demandaient comment elle pouvait vivre ici, et si elle n’avait pas peur.

8 Un jour, Baba Nioucha est allée cueillir des airelles rouges.

9 Baba Nioucha mène une vie sans extravagance – si l’on oublie qu’elle n’a pas de voisines bavardes – le mode de vie traditionnel à la campagne, rythmé par les saisons. Et bien que d’année en année elle ait de moins en moins de choses à faire (on a commencé par confisquer la terre paternelle, puis on a plusieurs fois taillé dans son propre lopin), elle vit malgré tout des journées bien remplies, elle vit malgré tout une vie réglée par le cycle agricole.

10 Elle n’a plus que des pommes de terre et de l’oignon au potager, et un chat dans son isba. Même un loup égaré par là et qui est resté longtemps près de la maison ne l’a pas empêchée de vaquer à ses occupations dans le potager. Baba Nioucha ne se démonte pas pour si peu.

11 Quand elle dit au loup : « Va-t-en, je n’ai pas le temps de te faire la causette, je dois bêcher mon jardin ! », c’est une conversation avec son voisin. Voilà le genre de voisins qu’elle a, ils ne sont pas bavards. Un vrai ermitecherche à s’isoler toujours davantage du monde, il est même fier de son existence autonome. C’est ce genre de fierté que nous trouvons chez Robinson Crusoé et que nous rencontrons chez l’auteur de Walden. Chez Thoreau, on note une certaine condescendance envers un pauvre fermier irlandais, qui a beau travailler comme un forçat, il ne peut proposer de l’eau pure à son hôte. L’hôte est plus riche, il possède tout un lac. Mon héroïne elle aussi s’est affirmée dans sa fière indépendance.

12 Elle a sa propre source, assez loin de sa maison, quelque part à la lisière de la forêt, mais elle ne s’empresse pas de la montrer. J’ai remarqué ça d’emblée, quand je me suis proposée pour aller chercher de l’eau. J’ai cru comprendre qu’elle cachait l’existence de cette source.

Il se trouve que la nouvelle de l’accident du « Challenger » est arrivée en même temps que moi à Bardaïevo.

13 Le seul échantillon de presse écrite dans cette maison était sur l’appui de fenêtre : un bout de feuille d’un vieux journal, la photo d’une manifestation dispersée quelque part en Occident, les matraques des policiers, un manifestant traîné par terre, un autre auquel on tord les bras (à l’époque on publiait quantité de photos de ce genre dans les journaux soviétiques, en URSS les policiers n’avaient pas encore leurs matraques et il n’y avait pas encore de manifestations). La photo lui arrachait des larmes de compassion.

14 Elle rapportait cette scène de violence à son propre destin, à ce temps de misère, d’arrestations, qui avait privé toute sa famille de sa terre et de ses biens, où tous les siens avaient été « dékoulakisés » où tous les fermiers qui refusaient d’adhérer à la ferme collective étaient dans un premier temps menacés par des gens qui tapaient violemment leurs porte-documents sur la table, quand on répandait des calomnies les uns sur les autres pour s’emparer des biens de son voisin.

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Et quand toute l’ordonnance de la vie a été brisée, rejetant la tentation de s’accommoder du mal ou de le justifier, elle semble prendre sur soi, faire sienne la peine d’un peuple victime de sa propre impuissance et de sa propre méchanceté.

15 Le cours du temps s’est à ce point ralenti pour elle qu’il a fini par disparaître. Sa vie, elle l’a transformée en une attente sans fin. Le désordre, c’est ainsi qu’elle appelle avec tristesse ce qui se produit dans les limites accessibles à une âme ermite, pour elle ce sont des signes de désintégration d’un mal qui triomphe provisoirement. Et mon héroïne a l’impression que ses attentes commencent à se réaliser, que les temps sont advenus et que le juste jugement arrive. Ils se croyaient immortels. Nous allons mettre les gens en prison, ainsi ils mourront plus vite, calculaient-ils, mais les gens qu’ils ont mis en prison sont restés en vie, tandis que celui qui leur en a tant fait voir est mort et enterré depuis longtemps. Elle a vu mourir son ennemi juré, celui qui s’était acharné à ruiner sa famille. Il se trouve que la mort l’attendait dans le champ, sur son lieu de travail, son travail de paysan ne pouvait être béni par Dieu, tandis qu’elle « est au travail comme avant et que Dieu lui vient en aide ». Le sceau de la malédiction marque toutes les activités de ceux qui ont ruiné les autres, autrefois ou récemment. Et cette malédiction-là, le peuple ne peut pas s’en libérer, c’est du moins sa conclusion.

16 Quand je suis revenue de Bardaïevo, de chez Baba Nioucha, oncle Vania m’a conduite hors de la forêt et laissée à un carrefour attendre le camion chargé de bois qui devait me reconduire jusque dans mon village. Cette même paysanne de l’isba où j’avais dormi sur le poêle le matin m’invite à revenir : à quoi bon rester là à faire le planton, venez chez moi, quand donc le camion passera-t- il ? Je lui dis que j’ai peur de le rater, mais elle me répond que de sa maison on le voit arriver, elle me fait entrer, m’installe à la fenêtre. Nous avons une place spéciale pour cela, me dit-elle : effectivement c’est un vrai poste d’observation, la maîtresse de maison me le prépare. Elle me fait asseoir sur le téléviseur, énorme avec un grand écran ; le téléviseur est placé sur une table haute, sous mes pieds on met une natte de tille, et on me propose de monter d’abord sur la table, ensuite sur le téléviseur, juste sous les icônes. Comment ça, dans le « beau coin » de l’isba, le coin aux icônes ? Perchée là-haut, vous le verrez arriver de loin : regardez la route, vous voyez le tracteur qui avance péniblement ? Me voilà assise juste sous le plafond, à regarder. J’ai déjà été assise sur le poêle dans la soupente, sur la couchette au saillant d’un poêle en brique, mais trôner sur la TV, alors là... Un tel honneur m’intimide, je pose mes pieds soigneusement sur la table, de temps en temps j’échange quelques mots avec la maîtresse de maison qui, à la cuisine, derrière le rideau, fait frire le poisson, mais je n’ai pas le temps d’en déguster, parce que le camion apparaît dans mon champ de vision. J’ai rencontré Baba Nioucha pour la première fois en hiver, et depuis lors, quand je suis dans les parages, je lui rends visite. Est-ce que tu voyages en avion ? – m’a-t-elle demandé lorsque je suis allée la voir en été. – Au printemps quand je sarcle mon potager, un avion vole tranquillement, alors je regarde si par hasard tu ne serais pas dedans à me regarder. Tu te souviendras de moi, à ton retour chez toi tu raconteras.

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Elle n’est pas toute seule. On ne peut pas dire qu’elle n’a personne à qui parler, à qui dire deux mots.

17 Ou elle gronde le chat :

18 Ou elle peste contre le samovar qui tarde à faire bouillir son eau :

19 Les animaux sauvages sont presque apprivoisés :

20 Les bêtes ne lui font pas de mal ; au contraire, elles viennent la voir, pour un peu elles se mettraient à parler. Comme si les temps n’étaient pas révolus où les ermites parlaient avec des animaux sauvages devenus totalement dociles. Le lion qui s’était meurtri la patte en traversantles roseaux au bord du Jourdain venait demander au père Guérassime de lui retirer son écharde ; quant au starets Nectaire d’Optino, qui avait un chat particulièrement grand, il disait :

21 .

NOTES

1. In : Bella Ulanovskaja, Licnaja neskromnost’ pavlina. Povesti i rasskazy, Moscou, Agraf, 2004, pp. 3-43. 2. Cf. par exemple : « Voluntary Seclusion: The Life of a Lonely Old Woman in a Deserted Village », in : The Russian Review, v. 51, no2, 1992. 3. Bella Ulanovskaja, Op. cit., pp. 151-191.

INDEX

Index géographique : Russie Index chronologique : époque contemporaine, XXe siècle, XXIe siècle Mots-clés : Littérature russe oeuvrecitee Ulanovskaja B. : Den'¸kogda upal Čelendžer

AUTEURS

FRANÇOISE LHOEST Maître de langue russe à l’Université Libre de Bruxelles.

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Entretien

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Entretien avec Aleksandr A. Puškin & Maria A. Puškinova

Eric Metz et Katia Vandenborre

Présentation

1 Aleksandr Puškin, le « soleil de la poésie russe », n’a jamais mis pied dans nos régions, mais c’est bien en Belgique que vivent ses deux descendants les plus directs : Aleksandr Aleksandrovič Puškin et son épouse Maria Aleksandrovna, lesquels s’efforcent de mieux faire connaître le nom de Puškin, notamment par le biais de la Fondation Internationale A. S. Pouchkine. Les époux Puškin ont eu la gentillesse de nous accueillir dans leur appartement bruxellois et de nous guider à travers l‘histoire fascinante de leur famille ainsi que de l’émigration russe qui a suivi la Révolution d’Octobre.

2 Au nom de la rédaction de « SLAVICA BRUXELLENSIA » nous les remercions pour l’entretien qu’ils nous ont accordé.

Entretien

Katia Vandenborre : Pourriez-vous nous esquisser l’arbre généalogique de votre famille ? Aleksandr Puškin : Le nom « Puškin » est un nom russe très ancien, il remonte aux temps des Vikings, bien qu’à l’époque on n’utilisait que des surnoms et non des noms de famille. Au XIVe siècle, apparut le surnom « Puška », qui signifie « canon » en russe. Pratiquement cent ans après, on retrouve officiellement le nom de Puškin à Nižnij Novgorod, où celui qui portait ce nom possédait des terres. La famille Puškin recevra dans ses armoiries une couronne princière sur de l’hermine car neuf Puškin se prononcèrent pour l’avènement des Romanov au trône en 1613. Protecteurs de la couronne, les Puškin occupèrent des postes très importants : ambassadeurs, conseillers, sénéchaux, etc. Le père d’Aleksandr Sergeevič était officier dans l’armée russe, sa mère était d’origine abyssine. En effet, elle était la petite-fille d’Abraham Hannibal, un prince éthiopien qui, fait prisonnier par les Turcs et racheté par

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l’ambassadeur de Russie, avait été offert par ce dernier à Pierre le Grand. Le trouvant très intelligent, le tsar prit l’initiative de le former, notamment en France. À son retour en Russie, Hannibal occupa des postes clés, entre autres dans l’armée impériale, où il devint général.

Eric Metz : Qu’en est-il d’Aleksandr Sergeevič lui-même ? A. P. : Marchant dans les traces de son aïeul, il étudia au Lycée Impérial Alexandre, nouvellement fondé en 1811 pour former l’élite. Le français fut sa première langue et celle de ses premiers poèmes. Le russe, qu’il apprit vers l’âge de sept ans grâce à sa grand-mère et sa nounou prit ensuite le relais dans ses œuvres. Les écrits de Puškin lui causèrent à plusieurs reprises des soucis avec la censure, exigeant parfois l’intervention de ses amis du Lycée, parmi lesquels Nikolaj Žukovskij.

Pour reprendre la généalogie, le mariage de Puškin avec Nataľja Gončarova ne reçut pas immédiatement l’aval de la famille de celle-ci en raison de la vie mouvementée du poète et de la grande différence d’âge qu’il y avait entre eux : elle avait seize ans et lui trente. Ils durent attendre deux ans. Ensemble, ils eurent quatre enfants : Maria, Nataľja, Grigorij et Aleksandr. Ce dernier, qui devint général, est notre trisaïeul à tous les deux. Il eut treize enfants, parmi lesquels il y avait, du premier mariage, l’arrière-grand-mère de mon épouse et, du deuxième mariage, mon grand-père. Il y a donc un décalage de génération : je suis au cinquième niveau et ma femme au sixième.

K. V. : Comment ces deux branches de la famille se sont-elles rencontrées ? A. P. :Nos grands-parents se sont rencontrés en Turquie. Après la révolution, les Puškin sont d’abord partis dans le sud de la Russie, où ils avaient une propriété. Puis, comme la situation ne se calmait pas, ils ont traversé la Mer Noire et sont arrivés en Turquie. Nos grands-parents vécurent au même endroit. Ensuite, en raison des difficultés liées à la langue, ils décidèrent de quitter le pays. Les grands-parents de ma femme ont choisi Paris. Les miens, par contre, ont rejoint la Yougoslavie car non seulement ma grand-mère y avait une sœur, mais c’était aussi un royaume, où l’on parlait en outre une langue slave. Néanmoins, ils ne s’y plurent pas. Mon grand-père, qui travaillait alors pour la Croix Rouge, apprit qu’en Belgique le cardinal Mercier faisait beaucoup pour les émigrés russes. Il lui écrivit une lettre expliquant la situation dans laquelle se trouvait sa famille. Le cardinal Mercier y réagit positivement, les invitant à venir en Belgique. Ils arrivèrent en 1923. Mon père fit des études à Saint-André de Bruges, puis à Saint-Louis à Bruxelles et s’établit ainsi en Belgique, tout en continuant d’entretenir une relation épistolaire avec la mère de mon épouse. C’est de cette manière qu’en 1949 les deux familles partirent ensemble en vacances à la Côte d’Azur, où Maria et moi nous nous rencontrâmes pour la première fois. Nous ne nous revirent plus avant 1960, où le même topo se répéta. Elle avait alors seize ans, moi dix-huit. Nous commençâmes à flirter. Cela dura neuf ans car j’étudiais à Bruxelles et Maria à Paris. Enfin, après les études et le service militaire, nous nous marièrent en 1970. Nous n’eûmes malheureusement pas d’enfant… C’est pourquoi nous créâmes une Fondation en 1999.

E. M. : À ce propos, comment en êtes-vous arrivés à créer cette Fondation ? Maria Puškina : Ne pouvant avoir d’enfants et étant les derniers du nom, nous nous disions que nous devions laisser quelque chose après nous à la mémoire de Puškin. Ainsi, en 1999, à l’occasion du bicentenaire de la naissance de Puškin, nous avons

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fondé cette Fondation Internationale A. S. Pouchkine. Elle a d’une part pour objet les échanges culturels, littéraires et artistiques, essentiellement entre la Russie et la Belgique. D’autre part, ces activités ont pour objectif de financer son volet caritatif étant donné que les fonds récoltés sont destinés au département de pédiatrie d’un hôpital d’oncologie à Saint-Pétersbourg. Ainsi, chaque année, nous achetons des appareils pour eux. Pour ce faire, nous organisons une à deux manifestations par an.

E. M. : De quelle nature sont ces manifestations ? M. P. :Littéraire, musicale, cinématographique, etc. Nous tentons de diversifier nos activités. Nous avons par exemple invité le jazzman Alexandre Cavaliere et Johan Schmidt, le lauréat du Concours Reine Elisabeth pour un concert de Pëtr Iľič Čajkovskij, nous avons projeté Pouchkine, le dernier duel de Natal’ja Bondarčuk (2006), nous avons programmé « Une nuit à Saint-Pétersbourg avec Pouchkine » au Théâtre Poème. Ce spectacle, qui illustre la vie de Puškin au travers de ses œuvres, eut un succès tel qu’il fut présenté au Café Littéraire à Saint-Pétersbourg, le café où Puškin prit sa dernière collation avant son duel, ainsi qu’à l’ambassade de Belgique à Moscou.

K. V. : Tout en privilégiant la personne de Puškin, vos activités embrassent donc toute la culture russe, que vous vous appliquez à transmettre à un public belge… M. P. : Oui, nous visons tant le public wallon que flamand ou russe. Il n’est pas question de barrières.

E. M. : Vos activités sont-elles soutenues par la Russie ? A. P. :Très peu. Ils nous aident si nous avons besoin d’eux, essentiellement par le biais de l’ambassade.

E. M. : Nous avons remarqué sur votre site Internet que vous aviez le projet de publier un recueil de poésie d’un auteur russe en émigration. Pouvez-vous nous dire comment évolue ce projet ? M. P. :Nous n’avons malheureusement pas encore pu le réaliser par manque de fonds. Le projet est de constituer un recueil bilingue, c’est-à-dire en français et en néerlandais, voire trilingue, avec l’original russe. Mais nous n’avons pas encore pu trouver de sponsor.

E. M. : Avez-vous des contacts avec le monde littéraire russe en Belgique ? M. P. :Très peu, car ce monde est très réduit dans les faits.

K. V. : Les émigrés russes sont-ils très actifs sur le plan culturel en Belgique ? A. P. :Oui. Il y a notamment des pièces qui sont montées en russe chaque année, autrement dit pour un public russophone. Cela relève d’une volonté qu’ont les émigrés de garder un contact avec leurs racines. Nombreux sont ceux qui perdent leur langue maternelle.

E. M. : Vous êtes issus de l’émigration blanche. Cela constitue-t-il toujours une identité à l’heure actuelle ? M. P. : Oui. D’autres émigrations ont suivis après et nous ne nous identifions pas à elles. A. P. :De plus, nous gardons toujours cette idée de la Russie ancienne bien que nous ayons évolué. Nous comprenons que la Russie devait changer, mais, finalement, au vu de ce qu’a accompli Stalin, rien n’a changé. La mémoire de l’émigration blanche et de ceux qui ont lutté contre le communisme persiste en Belgique. D’ailleurs, très

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récemment, une plaque a été apposée sur la maison du général Pëtr Nikolaevič Vrangel, adversaire du bolchévisme, qui vivait avenue Bel-Air à Uccle. Il y a donc toujours l’esprit de l’ancienne Russie…

K. V. : L’Association de la Noblesse Russe y a sans doute son rôle à jouer… A. P. :J’en suis le président. L’Association réunit une vingtaine de familles russes, ce qui fait environ cent cinquante membres. Nous nous réunissons chaque année lors d’un souper et nous organisons deux ou trois conférences par an sur un sujet russe. Dernièrement, le prince Khoroskoj a fait une conférence sur le thème de « Moscou, troisième Rome ». Encore avant, un moine de l’abbaye bénédictine de Chevetogne a expliqué pourquoi le rite byzantin y côtoie le rite romain. Vadim Lukov, l’ancien ambassadeur de Belgique en Russie, a parlé quant à lui des rapports politiques entre la Belgique et la Russie.

E. M. : L’idée communément admise aujourd’hui est que le communisme n’existe plus. Mais il n’y a pas si longtemps de cela, il en était autrement. L’Europe, en ce compris la Belgique, avait beaucoup de sympathie pour cette idéologie. Je pense à la période de la Deuxième Guerre mondiale et après celle-ci. Quels sont les souvenirs que vous en avez ou que vous ont racontés vos parents sur cette époque ? Avaient-ils certaines difficultés à s’exprimer en tant qu’anti-communistes ? A. P. :Non. Nous avons tout perdu et avons toujours considéré que le communisme n’avait rien apporté de bon. Le peuple était malheureux. À moins de suivre les textes fondateurs à la lettre, c’est une idéologie qui n’est pas applicable. M. P. :D’ailleurs, nous nous demandons comment un parti communiste peut encore exister au XXIe siècle, avec tout ce qui s’est passé.

K. V. : Pour revenir à vos parents, comment s’est passée leur intégration ? M. P. :il n’y a pas eu de problème puisqu’ils parlaient le français et étaient chrétiens. Ma grand-mère ne travaillait pas et mon grand-père, qui était juge de paix, s’est mis à réparer des téléphones… A. P. :Ils ont tout perdu et ont tout reconstruit. Mon grand-père était juge. Arrivé à l’âge de quarante ans, il était trop tard pour faire carrière, alors il s’est lancé dans l’héraldique. Après des études commerciales, mon père, lui, a travaillé dans le journal « LES SPORTS ». Ce qui est très amusant, c’est que d’après Wim Coudenys1, qui a fait des recherches dans des archives, mon père a été baptisé catholique à Saint-André probablement sans le savoir puisqu’il s’est marié à l’église orthodoxe, m’a baptisé selon le rite orthodoxe…

E. M. : Wim Coudenys a publié un ouvrage qui a fait parler de lui puisqu’il y présentait la thèse selon laquelle des émigrés russes auraient collaboré avec l’Allemagne pendant la Deuxième Guerre mondiale2. Pourriez-vous commenter cette thèse ? A. P. :Avant la guerre déjà, tous les Russes de l’âge de mon père, qui avaient alors entre vingt-cinq et trente ans, espéraient tous rentrer en Russie. Ils ont alors fondé une école militaire pour les Russes, reconnue par l’État belge. Ils avaient des armes, ils s’entraînaient sur l’actuel site de la RTBF pour se préparer à combattre. Ils n’ont pas pris part au combat dès le déclenchement de la guerre. C’est seulement quand l’armée allemande est entrée en Russie qu’ils ont vu un moyen de vaincre le régime communiste en entrant dans l’armée allemande. Tous les Russes n’ont pas collaboré. Certains étaient dans la résistance belge.

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M. P. :Je crois que l’erreur de jugement de Wim Coudenys provient aussi de l’influence de Vladimir Ronin3 et son incompréhensible discréditation de la communauté russe. Lui-même avait présenté l’idée selon laquelle les Russes en Afrique avaient été des esclavagistes, ce qui a suscité un tollé lors d’une conférence sur l’émigration russe.

E. M. : Est-ce que les Puškin vivent un peu partout dans le monde ? A. P. :Oui. L’année passée, Jurij Lužkov, le maire de Moscou, a organisé une réunion de tous les descendants de Puškin. Tous ne sont pas venus : nous n’étions que quatre- vingt environ sur les deux cent trente-six répartis dans le monde entier. Néanmoins, je suis le dernier à porter le nom de Puškin, les autres étant descendants par les femmes.

K. V. : Êtes-vous en contact avec eux ? A. P. :Nous le sommes avec certains, mais essentiellement en Europe. En Angleterre, ils sont liés à la famille royale, nous n’avons pas de contact avec eux.

E. M. : Quel est le lien entre Puškin et la Belgique ? A. P. :Nous ! J’ai moi-même la nationalité belge, je l’ai choisie à l’âge de dix-huit ans. Auparavant, j’étais apatride. Mon père l’est resté car, lui, il devait payer pour devenir Belge. Il avait le choix entre la petite naturalisation, qui coûtait moins cher et ne permettait pas de voter, et la grande naturalisation, plus chère mais dans laquelle était comprise le droit de vote.

K. V. : Et le poète Puškin, a-t-il eu des contacts avec la Belgique ? A. P. :Non. Peut-être en a-t-il eu dans le cadre de son premier emploi au Ministère des Affaires étrangères… Nous l’ignorons. Sinon, ses contacts avec les pays d’Europe étaient avant tout littéraires. Or, au début du XIXe siècle, je ne pense pas qu’il y avait de grands écrivains en Belgique, ils sont venus plus tard.

E. M. : Il y a une rumeur qui court selon laquelle le manuscrit du journal intime de Puškin se trouverait en Belgique… A. P. :C’est une rumeur, c’est faux. Ce soi-disant journal intime, qui ressemble plus à un livre pornographique, n’a même pas été écrit par Puškin. Une personne aurait soi- disant trouvé ce manuscrit et l’a attribué au poète4, mais les historiens ont démenti son lien avec Puškin. Nous avons voulu l’attaquer en justice, mais on nous a déconseillé de le faire car cela lui aurait fait de la publicité pour la vente de son livre, qui a d’ailleurs été traduit dans plusieurs langues. Nous sommes tout à fait impuissants face à cela. De la même manière qu’avec Kenneth Puškin qui se fait passer pour un descendant du poète alors qu’il n’a aucun lien avec lui. Les directeurs des musées Puškin le laissent faire car il leur donne de l’argent pour assurer le bon fonctionnement des musées ou pour des publications. Il a aussi ouvert un musée Puškin au Mexique. Mais quand on l’interviewe, il ne parvient manifestement pas à expliquer sa généalogie.

K. V. : Vos aïeuls ont-ils, eux aussi, vécu avec une forte conscience d’être descendants du poète ? Ont-ils fait des actions en ce sens ? A. P. :Du point de vue historique, ils en ont toujours été conscients. Par contre, nul n’a rien accompli pour cela. Nous sommes donc les seuls. En effet, nous avons créé cette Fondation pour mieux faire connaître Puškin en Belgique.

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E. M. : Entretenez-vous des contacts avec les « pouchkinologues » ? A. P. :Oui, avec Viktor Rusakov, un grand chercheur de Pskov. C’est notamment avec lui que j’ai parlé du cas de Kenneth Puškin. Il a d’ailleurs écrit un livre à ce sujet5.

K. V. : Parmi les descendants de Puškin, y a-t-il des poètes ? A. P. :Non. Personnellement, je n’écris pas ou du moins seulement à titre privé. De plus, une légende en Russie dit que Puškin aurait interdit à ses descendants d’écrire. Cela m’arrange bien. M. P. : Toutefois, il y a un descendant en Amérique qui écrit. Il a présenté son livre lors de la grande réunion des Puškin à Moscou. Bien qu’il ne portât pas le nom du poète, il a pris le nom de sa grand-mère, changeant son nom de « Adam » en « Puškin ». D’ailleurs, nombreux sont ceux à l’avoir fait parmi les descendants. Parce que cela fait bien.

E. M. : Je souhaiterais aborder encore une problématique. Ma question sera peut-être rhétorique, mais pensez-vous que Puškin est traduisible en français ? A. P. :C’est effectivement difficile, on ne parvient pas à reproduire la profondeur de la langue. C’est plus facile en anglais, en allemand.

A. P. :Je terminerai par une chose intéressante que pratiquement nul ne sait : nous sommes liés par mariage à la Maison de Belgique. Au-dessus de la reine Astrid, il y a le roi Oscar qui a une fille prénommée Sophie et un fils prénommé Nicolas. C’est ce dernier qui a épousé la fille de Puškin. M. P. :Et moi, j’ai du sang de la famille de Nikolaj Gogol dans les veines puisque ma grand-mère a épousé le neveu de l’écrivain. Pour de plus amples informations sur les activités de la Fondation A.S. Pouchkine : http://www.pouchkine.org.

NOTES

1. Wim Coudenys a transmis cette information aux Puškin de vive voix, lors d’une visite chez eux. 2. Coudenys W., Leven voor de tsaar. Russische ballingen, samenzweerders en collaborateurs in België (Vivre pour le tsar. Les exilés russes, conspirateurs et collaborateurs en Belgique), Davidsfonds, Leuven, 2004, 365 p. 3. Vladimir Ronin est docteur en slavistique et spécialiste de l’histoire de l’émigration russe en Belgique. Son dernier livre s’appelle « Russkoe Kongo » : 1870-1970 (« Le Congo Russe » : 1870-1970), Russkij put’, Moskva, 2009, 520 p. 4. Pushkin A. S., Secret Journal 1836-1837 [traduit du russe et publié par Mikhail Armalinskij], MIP Co, Minneapolis, 1986, 91 p. 5. Rusakov V., O lžepotomkakh A. S. Puškina. I ne toľko o nikh (Les faux descendants de Puškin. Et pas seulement eux), B/i, Pskov, 2002, 134 p.

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INDEX

Index géographique : Belgique, Russie Mots-clés : littérature russe Index chronologique : romantisme, XIXe siècle

AUTEURS

ERIC METZ Université de Gand (Belgique), Haute Ecole Artesis (Anvers, Belgique) ; membre du comité de rédaction de « Slavica Bruxellensia »

KATIA VANDENBORRE Doctorante à l’Université Libre de Bruxelles (Belgique) et à l’Université de Varsovie (Pologne) ; membre du comité de rédaction de « Slavica Bruxellensia »

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Recensions

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Paul Garde, Les Balkans, héritages et évolutions

Anaïs Krawczykowska

RÉFÉRENCE

Paul Garde, Les Balkans, héritages et évolutions, Paris,Flammarion, coll. « Champs actuel », 217 p.

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1 Les Balkans, ce territoire montagneux (balkan signifiant « Montagne » en turc) aussi appelé « Europe du sud », est plus que jamais au cœur de l'actualité. Or il semblerait que la géographie soit un paramètre bien insuffisant à sa définition. Menaçante pour les uns, prometteuse pour les autres, l'ex-Yougoslavie laisse apparaître de nombreux enjeux stratégiques, aussi bien politiques qu'économiques ou encore historiques. Ces dernières années ont remis les pays des Balkans sur le devant de la scène, et pas toujours pour de très bonnes raisons : éclatement de la Yougoslavie, massacres en Bosnie-Herzégovine, témoin d'une barbarie incroyable, mouvement indépendantiste au Kosovo... Cette région, « la poudrière de l'Europe » comme on la surnomme au XXe siècle, n'a décidément pas fini de faire parler d'elle.

2 Paul Garde, professeur émérite à l'université de Provence, auteur de nombreux ouvrages de référence sur les Balkans et le monde slave, nous fait découvrir dans ce livre une terre de contrastes, adorée et haïe, pauvre et riche, magnifique et maudite.

3 L'ouvrage s'organise en deux parties, chacune divisées en cinq chapitres. Cette façon très didactique et pratique de présenter les Balkans a pour avantage de permettre au lecteur de s'y retrouver facilement. Une première partie intitulée « Espace et temps balkaniques » donne l'occasion au lecteur de faire le point sur ses connaissances et de rompre avec certains préjugés. Le premier chapitre, à l'aide d’indispensables cartes, dresse les limites géographiques des Balkans. Le chapitre suivant, dédié à ses habitants, s'avère quant à lui très utile dans la compréhension des trois autres chapitres consacrés à l'histoire de la région, depuis l'antiquité jusqu'à nos jours. Ce récapitulatif historique dresse le portrait d'une terre asservie tour à tour par les Ottomans, par les Austro- hongrois puis par les communistes, ravagée par des guerres, déchirée par des dirigeants peu scrupuleux. L’auteur évite les clichés et n'a pas peur des mots ni des chiffres. À titre d'exemple, un passage très marquant pour le lecteur est focalisé sur la guerre de Bosnie (1992-1995) où le nettoyage ethnique, les exactions à l'encontre de la population et les déplacements massifs des non Serbes firent 100 000 morts et entre 2 et 3 millions de déplacés. Mais le passé des Balkans est aussi tumultueux que son avenir est incertain. L'indépendance du Kosovo en février 2008 a ravivé les passions – s'étaient-elle jamais éteintes ?

4 La seconde partie de l'ouvrage, « spécificités balkaniques » se focalise sur l'identité balkanique et les clivages de cette zone instable et mouvementée. Comment imaginer une possible intégration de certains pays de l'ex-Yougoslavie dans un tel contexte ? L’auteur examine les causes des conflits, datant de l’époque des invasions ottomanes, déjà responsables de déplacements massifs de population, et concourants aux fractures

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religieuses (principalement du fait de l'islamisation des Albanais et des Bosniaques) et à la haine cultivée entre les différents peuples balkaniques. Mais si ces derniers ne partagent pas tous la même langue, les mêmes traditions ni la même religion, ils ont en commun un amour pour leur patrie respective à toute épreuve. Cette « obsession de la nation » dont fait état l'auteur fait l'objet d'un chapitre qui fournit diverses définitions du terme très polémique de « nation ». Les autres chapitres tentent quant à eux de définir les Balkans sur la scène européenne et même mondiale, ouvrant de nouvelles perspectives pour cette terre trop longtemps reléguée au statut de zone de seconde classe.

5 Ce voyage à travers le temps et l'espace laisse forcément de nombreuses questions en suspens. Le lecteur s'interroge et souhaiterait en savoir plus, mais la bibliographie, bien étoffée donne quelques pistes. À noter que les termes relevant d'un vocabulaire spécialisé sont repris à la fin de l'ouvrage, dans un lexique précis et salutaire pour le lecteur profane. Le fait que l'ouvrage ne requiert aucun pré-requis et la simplicité du langage de l'auteur, néanmoins concis, facilite grandement la lecture et la rend agréable.

6 Entre précis historique-géographique et politique, cet ouvrage s'adresse définitivement à tous, aussi bien à l'étudiant qu'au simple curieux, passionné d'Histoire, avide d'en savoir plus sur une terre voisine, beaucoup plus proche de nous qu'il n'y paraît et sur le chemin de l'Union Européenne.

INDEX

Mots-clés : histoire des Balkans Index géographique : Balkans, Bosnie, Bulgarie, Croatie, Kosovo, Macédoine, Monténégro, Serbie, Slovénie, Yougoslavie

AUTEURS

ANAÏS KRAWCZYKOWSKA Étudiante à l’Université Libre de Bruxelles en Langues et Littératures slaves

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The Golden Age of Polish Philosophy : Kazimierz Twardowski’s Philosophical Legacy, Lapointe S. (éd.)

Sébastien Richard

RÉFÉRENCE

The Golden Age of Polish Philosophy : Kazimierz Twardowski’s Philosophical Legacy, Lapointe S. (éd.), Dordrecht-Heidelberg-Londres-New York, Springer, 2009, 254 p.

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1 Les articles regroupés dans ce volume sont issus de deux colloques organisés en 2004 autour du thème de l’histoire de la philosophie polonaise : l’un s’est tenu à Montréal et l’autre à Paris. L’ouvrage est principalement consacré à la période de la philosophie polonaise qui s’étend de 1895 jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale. Lors de cette dernière, de nombreux intellectuels polonais furent assassinés ou bien immigrèrent dans d’autres pays, mettant ainsi fin aux plus glorieuses années de la philosophie polonaise. Cet âge d’or est avant tout représenté par l’École de Lvov-Varsovie, à laquelle est presque entièrement dédié ce volume. La naissance de celle-ci remonte à la nomination de Kazimierz Twardowski, un ancien élève de Franz Brentano, comme professeur de philosophie à l’Université de Lvov en 1895. Son influence n’est pas tant due à ses écrits (Twardowski a peu publié), mais surtout à son enseignement et à sa vision de la philosophie. Celle-ci est à la fois analytique et brentanienne, et en ce sens l’École de Lvov-Varsovie peut être rattachée à ce qu’on appelle la « philosophie d’Europe centrale » ou « École de Brentano ». Ainsi, la philosophie de l’École de Twardowski se caractérise par une attention particulière au langage, à la clarté et à la science, par un rejet du kantisme. De plus, elle n’exclut pas toute métaphysique et ancre ses recherches dans l’histoire de la philosophie, en particulier dans l’aristotélisme. Cette conception de la philosophie sera diffusée par la plupart des élèves de Twardowski qui occuperont différents postes académiques, d’abord à l’Université de Lvov, puis, à partir de 1918, à celle de Varsovie.

2 Cette deuxième branche de l’École de Lvov-Varsovie est surtout connue pour ses contributions à la logique et à la philosophie des mathématiques. Qu’il nous suffise de citer les noms de Jan Łukasiewicz, Stanisław Leśniewski, Alfred Tarski, Tadeusz Kotarbiński et Kazimierz Ajdukiewicz, et l’on aura un aperçu de la contribution majeure apportée dans ce domaine par cette école. De plus, ces découvertes ne resteront pas confinées en Pologne et seront largement diffusées après la Deuxième Guerre mondiale, principalement dans le monde académique anglo-saxon.

3 L’ouvrage ne se consacre pas seulement à ces aspects bien connus de la philosophie polonaise, mais également à la contribution au problème corps-esprit de Henryk Mehlberg, à la phénoménologie analytique de , au thomisme analytique du Cercle de Cracovie, en la personne de Jan Salamucha, ainsi qu’aux importantes études d’histoire de la philosophie médiévale de Krzysztof Michalski.

4 L’un des intérêts de ce volume est donc d’offrir une perspective large sur cette période particulière de la philosophie polonaise, en ne se limitant pas à l’héritage de Twardowski et à l’École de Lvov-Varsovie, lesquels ont déjà fait l’objet de nombreuses études, notamment de la part de Jan Woleński. Les articles sont regroupés en quatre

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grandes sections : « Twardowski et la philosophie scientifique polonaise », « philosophie de la logique et des mathématiques », « la philosophie polonaise de l’esprit » et « autour de l’École de Twardowski ».

5 L’ouvrage offre un bel échantillon des recherches dans ces différents domaines. Les articles sont écrits par des spécialistes internationaux reconnus de l’âge d’or de la philosophie polonaise. On pourra parfois regretter le manque d’originalité de quelques articles retenus, certains ayant déjà été publiés ailleurs, le thème de quelques autres ayant déjà fait l’objet d’études plus approfondies. Mais, l’ensemble constitue tout de même une belle introduction à la période phare de la philosophie polonaise. Le tout est précédé d’une utile introduction historique à la philosophie polonaise depuis le XIIe siècle jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale.

INDEX

Index géographique : Pologne, Ukraine Index chronologique : entre-deux-guerres, XXe siècle Mots-clés : école de Lvov-Varsovie, philosophie polonaise

AUTEURS

SÉBASTIEN RICHARD Aspirant du F.N.R.S. Université Libre de Bruxelles

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Ellen Rutten, Unattainable Bride Russia - Gendering Nation, State, and Intelligentsia in Russian Intellectual Culture

Elise Hanut

RÉFÉRENCE

Ellen Rutten, Unattainable Bride Russia - Gendering Nation, State, and Intelligentsia in Russian Intellectual Culture, Illinois, Northwestern University Press, 2010, 328 p.

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1 Dans cet ouvrage, Ellen Rutten nous guide à travers la littérature russe de la fin du XIXe siècle à nos jours à la recherche de la représentation allégorique de la Russie en tant que femme séduisante et, en ses termes, en tant « qu’épouse inaccessible ». En effet, à partir de la fin du XIXe siècle, les auteurs russes commencèrent à décrire la Russie en des termes féminins et utilisèrent fréquemment la métaphore de la femme-Russie. De nombreuses œuvres à ce sujet ont bien sûr déjà vu le jour, mais une approche globale sur le thème manquait. Notons d’emblée que la lecture de Unattainable Bride Russia n’est pas destiné aux néophytes, une solide connaissance de l’histoire littéraire russe est requise, compte tenu des nombreuses références intertextuelles. Rutten décortique minutieusement un impressionnant nombre d’œuvres pour montrer le processus de changement qu’a connu la métaphore en un espace de cent ans. Dans un anglais recherché et raffiné, Rutten expose un des mythes culturels les plus exploités.

2 La femme-Russie devient l’objet de tous les désirs dans un triangle amoureux entre elle-même, l’intelligentsia et le pouvoir. Dans la vision de Rutten, les intellectuels d’une part et le pouvoir, soit-il tsariste, soviétique ou étranger, d’autre part, convoitent en tant que personnage masculin, la Russie. La relation reste cependant stérile, ce qui trouve ses origines dans le contexte socio-politique et culturel du tsarisme. Rutten se focalise surtout sur le rôle métaphorique que joue l’intelligentsia en tant qu’époux rejeté ou impuissant.

3 Le voyage littéraire commence par le symboliste Aleksandr Blok qui, par son immense influence, sert de fil conducteur tout au long de l’étude. Les poètes Andrej Belyj et Nikolaj Berdjaev constituent également une source d’inspiration à la métaphore. Blok, héritier de la tradition littéraire du XIXe siècle, lui même issu de la noblesse russe ayant profité d’une éducation à l’européenne, ressentit une dissociation entre l’intelligentsia et la classe ouvrière. Ses lettres, fragments de journal intime, pièces de théâtre, essais et poèmes démontrent qu’à travers ses héros il souffrait de cette distance qui séparait la Russie du peuple. L’utilisation de la métaphore n’était rien d'autre qu’une manière d’aborder les thématiques qui animaient les auteurs de l’époque.

4 Avec l’avènement de l’époque soviétique, la métaphore est moins présente. Dans son discours politique, la Russie n’est désormais plus représentée comme une Belle au Bois Dormant qui veut être secourue par son prince charmant, mais bien en tant que mère soviétique, personnage féminin fort. Pour démontrer que la métaphore romantique est toujours bien vivante, Rutten évoque Le Docteur Jivago de Boris Pasternak. De façon convaincante, elle démontre que l’héroïne Lara n’est autre qu’une allégorie de la Russie, que le personnage Komarovski est la représentation du mal qui empêche le

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protagoniste, le docteur Jivago, de retrouver sa bien-aimée. Le triangle amoureux se voit ainsi parfaitement illustré.

5 Dans un dernier chapitre, Rutten nous prouve que les auteurs postmodernes utilisent toujours cette même métaphore de l’épouse bien que sous une tout autre forme, cette fois cynique et ironique. La métaphore est revenue en force, non plus comme idéal politique, mais comme cliché culturel et littéraire. La représentation de la Russie n’est plus abstraite, mais absolument physique. L’épouse n’est plus convoitée et admiré à distance, mais brutalisée et abusée. Bien que les auteurs Venedikt Erofeev et Vladimir Sorokin prétendent être indifférents aux métaphores, Rutten démontre par de nombreux exemples textuels, que l’image de l’épouse Russie est en fait central dans leurs œuvres.

6 Rutten démontre que la métaphore est toujours aussi puissante dans l’art contemporain, et nous cite d'ailleurs des exemples de réalisations visuelles qui pointent la tension entre le régime politique en place et la Russie du peuple.

7 Il est encore à noter que bien que la littérature constitue le point de départ de l’étude de Rutten, celle-ci évoque également des œuvres d’art, des articles journalistiques ou pièces de théâtre pour illustrer la métaphore, ce qui rend son travail légèrement plus accessible. Le texte reste par moments lourd par l’utilisation abondante d’exemples, de citations et de références entre guillemets.

8 Dans cet ouvrage, Rutten révèle sans aucun doute que, de façon souvent dissimulée, la Russie est le centre d’intérêt de nombreuses œuvres littéraires. De façon claire et ordonnée, l’auteur nous dévoile les tendances littéraires récurrentes. Unattainable Bride Russia impose la relecture des grands classiques russes sous un oeil critique. Les héroïnes ne peuvent plus être perçues uniquement comme des représentations de femmes russes, mais également comme des représentations de la Russie même.

INDEX

Mots-clés : histoire de la Russie, littérature russe Index chronologique : XIXe siècle, XXe siècle

AUTEURS

ELISE HANUT Étudiante à l’Université Libre de Bruxelles en Langues et Littératures slaves

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Andrzej Stasiuk, Mon Allemagne

Maciek Vanhonnaeker

RÉFÉRENCE

Andrzej Stasiuk, Mon Allemagne, Paris, Christian Bourgois, 2010, 93 p. Traduit du polonais par Charles Zaremba

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1 « Arrête-toi maintenant, et je te ferai entendre la parole de Dieu » (p. 7). Ces paroles du prophète Samuel font partie des premiers mots d’un livre tissé d’arrêts dans la course des instants et du flux de la pensée. Mon Allemagne, que l’on lit d’une traite, comme porté par le verbe admirablement traduit, met en scène la solitude d’Andrzej Stasiuk pris dans les rets de ses tournées littéraires à travers l’Allemagne, entre les hôtels, les transports et les « Literaturhausen ». Mû entre les interstices de l’ennui par le lieu immobile et mouvant de sa mémoire, labyrinthe de souvenirs flous ou précis à la temporalité indistincte, d’aéroports en aéroports, de gares en gares, où les horloges, mêmes tues, sont présentes dans l’étirement de la durée. L’auteur lui-même ne cherche pas ses souvenirs, il contemple le paysage de sa mémoire, s’efface derrière son dévoilement. Parmi ceux-ci, il y a Berlin et son entreprise de produits érotiques « Beate Uhse » ainsi qu’un hôtel à la chambre 609 aux cinq shampoings différents, la ville de Boltenhagen et le chauffeur au tablier bleu rouge de sang ou encore la « Gara de Nord » de Bucarest dans la gare de Stuttgart, espaces dissouts dans l’épiphanie du souvenir. Il y a aussi les réflexions d’un auteur polonais, portant sur le germanisme, la RDA, l’Occident, la Russie, les teutons ou encore le nazisme. Des réflexions lancées comme des chiens enragés dans la quête d’un sens où le passé a du mal à se débattre avec le présent (on peut y voir un des sens du titre original de l’ouvrage, translittération en polonais du mot « Allemagne » en allemand). Ce sont précisément cet entrelacs de pensées prenant la forme de sauts entre différentes cultures ou époques historiques et l’observation par l’auteur du flux de son souvenir qui confèrent à cette prose son caractère évanescent, l’Allemagne se dissipant entre les lignes en brumes abstraites. Stasiuk le souligne d’ailleurs dans son livre lorsqu’il écrit « j’aime que la géographie se transforme en abstraction pure » (p. 34). Tout cela, entre des bouteilles de Jim Beam ou de Johnnie Walker, lorsque le Jim Beam fait défaut.

2 C’est donc un excellent ouvrage que je recommande aux amoureux de la littérature de lire, de dévorer. Car voici un ouvrage que l’on dévore. Je le recommande aussi aux amoureux de la Pologne car il met en lumière le passé noueux et amer qu’entretient et a entretenu ce pays avec d’une part l’Occident et, plus particulièrement, avec l’Allemagne (mais aussi, à travers le concept de domination, avec la Russie).Stasiuk nous offre ici un livre dont la qualité nous laisse sur notre faim : après en avoir parcouru la dernière ligne, on voudrait continuer, oublier le monde et se plonger dans cet univers échafaudé par le rythme d’une prose limpide. Un beau livre, tout simplement.

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INDEX

Index géographique : Pologne Index chronologique : XXe siècle Mots-clés : littérature polonaise

AUTEURS

MACIEK VANHONNAEKER Diplômé de l’Université Libre de Bruxelles en slavistique et en philosophie

Slavica bruxellensia, 6 | 2010 77

Inga Iwasiów, Ku słońcu

Halina Scholtysik

RÉFÉRENCE

Inga Iwasiów, Ku słońcu, Varsovie, Świat Książki, 2010, 318 p.

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1 Ku słońcu (Vers le soleil), le dernier livre du professeur de l’Université de Szczecin Inga Iwasiów, est la continuation de son roman Bambino, qui avait été très bien reçu par la critique et même nominé à d’importants prix littéraires. Même si cela permet d’entrer plus facilement dans les destins entremêlés de trois générations de héros, il n’est toutefois pas nécessaire de connaître la première partie pour lire ce nouveau tome.

2 Inga Iwasiów se concentre ici sur quelques personnages unis par des liens vagues et compliqués, ce qui nous permet de suivre une galerie de comportements variés. Outre cela, elle aborde néanmoins des problématiques extrêmement vastes : l’histoire, l’amour atypique et difficile, la responsabilité, la perte, la féminité, la vieillesse, le temps qui passe et la mort. Les destins des personnages sont décrits sur fond des changements sociaux et politiques qui ont surgi ces trente dernières années. Cependant, l’auteur ne semble pas chercher à produire une synthèse de la réalité polonaise.

3 L’action ne se passe qu’en apparence dans le Szczecin d’aujourd’hui. En effet, peu de choses se déroulent à l’époque actuelle : Magda, la fille devenue adulte des héros de Bambino, revient de l’étranger pour veiller sa tante Ula, qui est mourante. À cette occasion, elle est amenée à affronter son passé. Magda est partie en Occident à un moment où ce n’était pas possible pour tout le monde. Elle a habité à Berlin, à Londres et enfin dans une petite localité dans les environs d’Amsterdam. Elle est donc une représentante d’une nouvelle génération, une citoyenne du monde qui connaît les langues et a fait carrière, une femme moderne. Et pourtant, elle n’est pas tout à fait convaincue (tout comme les autres héros d’Iwasiów, que ce soit Tomek ou sa femme Sylwia) que ce soit le meilleur scénario qu’elle eût pu réaliser. Dans le fond, bien qu’elle puisse se sentir « chez elle » un peu partout, elle n’appartient à aucun endroit. Et comme cela s’avérera, rien ne la lie déjà plus avec Szczecin.

4 Dans le roman, le rôle de l’Occident est primordial. C’est un lieu où, bien sûr, l’on vit mieux, mais aussi où l’on regarde la vie autrement. Les atouts importés de l’Est (la langue) n’ont finalement aucune valeur. Il faut vite revoir ses idées du début (comme par exemple les études de slavistique de Magda) en fonction de la réalité et choisir l’informatique, qui a de l’avenir, même si cela ne nous intéressait pas dans le « vieux » monde. Après un certain temps, nous payons néanmoins pour ces choix : nous connaissons parfaitement les langues étrangères et pourtant « l’automatisme de la langue [maternelle] commence à gémir » (p. 10).

5 L’atmosphère du roman s’épaissit à travers les rétrospections. En vérité, c’est dans celles-ci que « se passe » le plus important pour les héros. Le lecteur est emporté dans d’autres réalités, le plus souvent potentielles. Les héros doivent effectivement faire face

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au passé, à des affaires pas réglées, pas terminées, dont ils n’ont sans doute pas compris la signification en son temps. Et c’est de ce point de vue qu’ils regardent leur propre vie, vie qui semble bien organisée, mais qui aurait pourtant pu se dérouler autrement.

6 Les héros de Ku słońcu ce sont déjà des gens d’une nouvelle époque. Bien qu’ils vivent dans une Pologne libre, il apparaît que cette liberté ne leur facilite pas du tout la vie, le développement et parfois elle cause même de nouveaux problèmes (comme dans le cas du père de Marek qui doit subir un procès de lustration). En ayant une liberté de choix aussi grande, l’homme a certaines limites : elles sont en lui, dans ses peurs et ses émotions réfrénées. La vie d’aujourd’hui des héros a été influencée par des décisions du passé, pas toujours conscientes, qu’il fallait prendre essentiellement au vu de la situation politique (la loi martiale). Dans cette perspective, Ku słońcu commence donc là où se terminent les destins des héros de Bambino : au début des années 1980 et couvrant une période de trente ans.

7 Dans le roman d’Iwasiów, des faits, des événements d’apparence superflus occupent finalement une place importante dans la vie des héros, les liant entre eux. Trouvée par hasard dans une lettre pornographique, Luiza va constituer un élément inhérent de l’amitié de Tomek et de Magda. Le fait que Małgorzata ait reproché dans le passé son travail de recherches sur Hildegarde, une mystérieuse mystique et émancipatrice du XVIIIe siècle, va devenir pour Marek un prétexte pour vivre une romance avec son professeur, bien plus âgée que lui.

8 On peut reprocher à ce livre d’être difficile et exigeant, et ce en raison de la multiplicité des trames et des personnages ainsi que de la narration, qui comprend les rêves et les visions des protagonistes. Cependant, comment traduire autrement les peurs et les rêves réprimés ? Comment laisser imaginer cette partie intérieure la plus souvent étouffée de notre vie et de nous-mêmes, le monde renfermé de nos émotions emmêlées, équivoques et parfois à peine conscientes ? Des blessures pas guéries, des non-dits, une incertitude ou des décisions prises autrefois leur correspondaient, les autres scénarios – toujours potentiels, car personne ne nous donnera jamais la garantie qu’ils pouvaient se réaliser – qui défilent dans notre tête à nous en déprimer. Des étonnements et des désenchantements, comme si la découverte que Hildegarde n’existait pas en réalité, n’était qu’une mystification. C’est cela justement qui remplit la vie la plus intime des héros d’Iwasiów, et leurs émotions ne laissent pas le lecteur indifférent car ce sont les siennes.

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AUTEURS

HALINA SCHOLTYSIK Assistante Université libre de Bruxelles

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