OUVRAGES DE CLEMENT BORGAL Romans et contes LES COLONNES D'HERCULE, Les Deux-Rives. LA PETITE OURSE, Julliard. SANG DE NOËL, S.E.P.A.L. CONTES SOUS LA BRUME, L'Ecureuil. CONTES DU CHARDON, L'Ecureuil. CONTES DES PAYS DE LOIRE, Fernand Lanore. LÉGENDES DE LA MYTHOLOGIE, Gautier-Languereau. AVENTURES D'ARCHÉOLOGIE, Gautier-Languereau. AVENTURES SOUS TERRE, Gautier-Languereau. HISTOIRES D'AMOUR, Gautier-Languereau. FEMMES CÉLÈBRES, Gautier-Languereau. LES CHEVALIERS DE LA TABLE RONDE, Fernand Lanore. RÉCITS DE LA PRÉHISTOIRE, Gautier-Languereau. HISTOIRES DE FOOTBALL, Gautier-Languereau. Théâtre CLAIRE ET LE LOUP (trois actes). LE POISSON ROUGE (un acte). LES NOCES DE BLANCHE-NEIGE (un acte). Essais RACINE, Editions universitaires. BEAUMARCHAIS, Editions universitaires. GÉRARD DE NERVAL, Les Deux-Rives. BAUDELAIRE, Editions universitaires. ALAIN-FOURNIER, Editions universitaires. ROGER MARTIN DU GARD, Editions universitaires. RADIGUET, Editions universitaires. COCTEAU, Editions du Centurion (ouvrage couronné par l'Académie française). COCTEAU, POÈTE DE L'AU-DELA, Editions Téqui. SAINT-EXUPÉRY, Editions du Centurion. ANOUILH, Editions du Centurion. JACQUES COPEAU, L'Arche. METTEURS EN SCÈNE : COPEAU, JOUVET, DULLIN, BATY, PITOËFF, Fernand Lanore (ouvrage couronné par l'Académie française). Editions critiques LE MISANTHROPE de Molière, Hachette. LES THIBAULT de Roger Martin du Gard, Larousse. Divers BELLES PAGES DE LA MYTHOLOGIE, Gautier-Languereau (en collabo- ration avec Maurice Rat). DICKENS ET SON TEMPS, Gautier-Languereau (préface à des « Mor- ceaux choisis » de Dickens). TABLEAU DE LA PRÉHISTOIRE EN EURASIE OCCIDENTALE ET PLACE DES ROMAINS PRÉHISTORIQUES de J.-H. Rosny Aîné, Gautier-Languereau, préface à La Guerre du feu de J.-H. Rosny Aîné). 15 HISTOIRES DE FOOTBALL

Clément BORGAL

Illustrations de Alain d'ORANGE

série 15

GAUTIER-LANGUEREAU © Gautier-Languereau, 1979 ISBN 2.217.04076.6

Un sport violent Par définition, un village est toujours petit. Mais L'Argolède est particulièrement petit parmi les petits — au point que l'administration même des P.T.T. ne l'a pas jugé digne d'un bureau de poste autonome. Si vous écrivez à quelqu'un là- bas, vous êtes obligé de mentionner sur votre enveloppe la dépendance de L'Argolède à l'égard du gros bourg voisin de Cadalens. Seulement... c'est un village du Midi. Et, dans le Midi, le sport, la musique, les jeux, l'animation, c'est presque aussi important que le pastis. Voilà pourquoi ce méchant bout d'agglomération possède un club de pétanque, un club de foot et une fanfare muni- cipale. Rien de particulièrement original dans tout cela, d'accord. Seulement... (oui, on n'arrête pas dans le Midi de dire « seulement » ; parce que, vous comprenez, on ne veut pas contrarier les gens ; alors, on commence par dire comme eux et ensuite on amène doucement les restrictions). Seulement, donc, ce qui s'est passé peu de temps avant la guerre au club de foot et à la fanfare municipale ne s'est peut-être pas passé dans beau- coup d'autres endroits. Par grande chance, d'ail- leurs. Pour bien comprendre les événements, il faut d'abord connaître un garçon nommé Pierre Decourt. Un brave gars, costaud, planté sur des jambes et des cuisses énormes — même que les copains, à l'école primaire, ne rataient pas une occasion d'y faire sonner des claques retentis- santes, sous prétexte que la main avait l'impres- sion de rebondir là-dessus comme sur des ressorts. Mais plus brave que ce garçon-là, jamais vous ne l'avez vu de votre vie. Toujours souriant, d'humeur égale, ne sachant qu'inventer pour vous rendre service, ou vous faire, comme on dit là- bas, quelque « bonne manière » en guise de sur- prise. Tout petit, il était si sage, et sa frimousse rebon- die s'encadrait de si magnifiques cheveux bou- clés qu'on le prenait souvent pour une fille. Quand il grandit, cela commença à l'agacer. Ses parents tenaient au village l'unique boutique d'épicerie, et la grâce féminine de son visage était devenue parmi les clients un sujet traditionnel de plaisan- terie — la plus bienveillante du mode, d'ailleurs. Alors, quand il eut dix ans, il vint un jour trouver sa mère. — Je veux avoir les cheveux coupés en brosse, lui dit-il. C'était à cette époque la grande mode parmi les garçons. La mère s'attendait un jour ou l'autre à la formulation de ce souhait. Elle contempla ces boucles merveilleuses à chauds reflets d'acajou, comprima un soupir, se raidit un peu. — Tu as bien réfléchi? lui demanda-t-elle seu- lement. — Oui, maman, lui répondit-il. J'en ai assez d'être considéré comme une fille. Quand je serai grand, je me laisserai aussi pousser la mous- tache. Et, à la rentrée, je m'inscrirai au club de foot. Pas besoin d'en parler à son père. Depuis long- temps, quand le petit n'était pas là pour entendre, ce sujet constituait entre les deux époux à peu près l'unique occasion — non pas de dispute, non — mais disons au moins de discussion. Non sans quelque tristesse, Mme Decourt donna donc son accord ; et, du jour au lendemain, Pierre devint vraiment un grand garçon sportif. Ensuite, il faut connaître Jacques Mourot. Aussi différent du premier, celui-là, qu'un vent d'autan peut l'être d'une brise d'automne. Un menton anguleux, un nez bossu, des cheveux raides comme des baguettes de bambou, une façon brusque de parler, comme s'il voulait réduire au silence un adversaire opiniâtre : aucun risque de prendre ce spécimen pour un représentant de la gent fémi- nine. Différent, il l'était encore par son extraction géographique. Beaucoup de familles à L'Argolède s'appelaient Decourt, les unes en parenté, les autres non — sauf à remonter très loin dans la généalogie. Cela produisait de curieux effets lors- que l'on consultait la liste des victimes de guerre sur le monument aux morts, celle des conseillers municipaux ou des joueurs de l'équipe de foot. La famille Mourot, au contraire, était la seule à porter ce nom. Elle avait débarqué un beau jour, venant des Ardennes, disaient les uns, de la banlieue pari- sienne, affirmaient les autres, par le simple jeu d'une mutation de fonctionnaire, M. Mourot exer- çant le métier de professeur. Bien sûr, il n'y avait pas de lycée dans le village. Mais Toulouse n'était pas loin et, pour plusieurs raisons, il avait préféré s'installer à la campagne, dont le calme et l'air vivifiant lui semblaient valoir tous les inconvé- nients des trajets quotidiens. Parisiens ou non, c'étaient donc des gens du Nord. Jacques avait exactement le même âge que Pierre. Malgré leurs différences — ou peut-être à cause d'elles — ils se sentirent attirés l'un vers l'autre dès le premier jour. Enfin, l'un vers l'autre... Il faut reconnaître que Pierre fut séduit le premier par ce garçon d'aspect un peu rude, mais auquel sa maigreur, presque inquiétante, et son teint diaphane conféraient malgré tout une sorte de gracilité. Jacques, renfermé, ne sembla d'abord manifester que de l'indifférence. Mais, à la sortie de l'école, Pierre l'invita à passer chez lui, le présenta à ses parents, fit un grand bout de chemin pour le reconduire. Lorsqu'ils se sépa- rèrent, sa figure était presque souriante, et l'ami- tié garantie. — Tu as déjà fait du foot? demanda Pierre quelques jours plus tard. — Jamais, répondit Jacques. — Pourquoi? Ça ne te plaît pas? — Peut-être que si. Mais, là où j'étais avant, les garçons n'y jouaient pas comme ici. — Moi, reprit Pierre, je m'inscris au club à la rentrée, dans les minimes. Mais ça n'empêche pas d'aller sur le terrain dès maintenant. Quand les équipes ne s'entraînent pas, on emporte un ballon avec des copains ; et on joue, pour rire. Tu viens avec moi, jeudi? — Jeudi, impossible. Il faut que je travaille ma clarinette. — Ah! bon. Tu fais de la musique? — Oui. Pas toi? — Moi, je chante comme une casserole. — Et alors? Moi aussi. Ça n'empêche pas. De toute façon, c'est mon père qui a tenu absolument à me faire apprendre la clarinette. — C'est de ça qu'il est professeur? — Bien sûr que non. Il enseigne l'histoire et la géographie. La musique, il la fait pour son plaisir. — Et toi, ça te fait plaisir aussi? Pierre avait posé cette dernière question sur un drôle de ton. Jacques l'interpréta comme une sorte de défi, auquel leur amitié interdisait de répondre par l'affirmative. Comme cependant cette affir- mative était la vérité, il s'en tira comme il put, en remplaçant les paroles par de vagues gestes des épaules et des bras, qui pouvaient prêter à toutes les interprétations. Tout au fond de lui-même, Jacques devait s'avouer que le sport n'avait jamais exercé sur lui la moindre attirance. A prendre sa phrase à la lettre, il n'avait pas menti en disant que ses anciens camarades ne jouaient pas au foot comme ceux de L'Argolède. En réalité, certains en fai- saient tout de même. Il y avait des mordus. De leur part il avait été l'objet de sollicitations pres- santes, parfois de quolibets. Il leur trouvait à tous un air, sinon brutal, du moins vulgaire, qui aurait plutôt transformé son indifférence en aversion. Avec Pierre, tout changeait. D'abord parce que Pierre était son ami, et non pas un simple copain de classe. Ensuite parce que son air était tout, sauf vulgaire. Enfin parce que c'était un Méridio- nal, et que les Méridionaux, quand ils veulent vous faire partager une opinion ou un goût, pos- sèdent des talents secrets de persuasion, cachés au sein de leur volubilité. Jacques ne l'accompagna donc point le jeudi, réservé à la sacro-sainte clarinette. Mais, dès le samedi, il se retrouva sur le terrain de foot, entre la rivière et la route nationale, non loin du vieux pont de pierre aux piliers entourés de contreforts comme le chevet d'une église du Moyen Age. A dix ans, Pierre n'avait évidemment pas la moindre idée de ce que les adultes appellent la pédagogie. Mais il la pratiqua d'instinct. — Tu seras demi centre, dit-il à Jacques. — Demi centre ? Qu'est-ce que c'est ? Je ne connais aucune des règles du jeu. — Ne t'occupe pas. Je t'apprendrai à mesure. Pour l'instant, tu te mets là. Au milieu de la deuxième ligne : demi, centre! Tu as compris? Bon. Jean-Paul et moi, on est à ta droite et à ta gauche : les ailiers, on appelle ça. Tu n'as qu'à nous regarder faire et à nous suivre. Tu verras, ça n'est pas compliqué. L'important, c'est de ne pas se laisser prendre la balle par les autres. Pour les passes, on te dira. — Et les buts? — Pour l'instant, tu laisses tomber. Je t'expli- querai aussi plus tard. Jacques n'était pas sans appréhension. Il fai- sait confiance à Pierre, bien sûr. Mais il se souve- nait d'Antony, où il habitait auparavant. Plusieurs fois, les copains avaient ainsi essayé de l'initier à tel ou tel jeu nouveau. Chaque fois qu'une mala- dresse de sa part les faisait perdre, c'étaient des cris, des jurons, des indignations telles qu'il ne savait plus où se fourrer. Rapidement, il se rendit compte que dans le Midi rien ne se passe comme ailleurs. Il commit pourtant un aussi grand nombre de boulettes, ravissant la balle à un coéquipier qu'il avait pris pour un adversaire, shootant dans ses propres buts après un moment de confusion dans la partie qui lui avait fait perdre le sens de l'orientation, ratant une passe, prenant le ballon dans ses mains comme au rugby. Les cris poussés alors — car on criait aussi, plus fort même que dans la banlieue parisienne — n'avaient cependant rien de démora- lisant. Des cris sympathiques plutôt, accompagnés parfois d'une grande claque sur l'épaule, et d'un « Sacré Mourot, va ! » qui vous mettait à l'aise. Bon enfant, c'est cela. Les colères des gars de L'Argolède étaient des colères bon enfant. Bien entendu, Jacques n'en demeura pas à cette première expérience. Plusieurs samedis de suite il accompagna Pierre sur le terrain de foot, et par- vint même à s'échapper plusieurs fois le jeudi, après la clarinette. — Ton père ne dit rien? — Je ne lui dis pas où je vais. Il sait seulement que nous sommes ensemble. — Tu crois qu'il t'interdirait, si tu lui disais la vérité? — Mon père, peut-être pas. Mais ma mère, sûrement. — Il faudra pourtant bien qu'ils sachent un jour. Jacques se contenta de soupirer, sans répondre. — Ça serait tout de même bien, si on pouvait s'inscrire au club tous les deux à la rentrée, reprit Pierre. Nouveau silence. — Tu ne veux pas leur demander? — Je suis sûr d'avance de la réponse. — Mais pourquoi ? Il n'y a pas que la clarinette, tout de même !... — Ils n'aiment pas le sport, par principe. — Et si tu leur dis que c'est pour qu'on soit ensemble? Jacques balança légèrement la tête, de gauche à droite et de droite à gauche. — Essaie toujours. Je suis sûr que tu te fais des idées. Veux-tu que je t'accompagne? — Non, tu es gentil. Je crois que ça n'arrange- rait rien. — Mais tu leur demandes? Dès ce soir, pro- mis? Bon. Allez, courage. Je te parie que tu réussiras. Dans les gestes de la main, dans l'accent, dans les yeux, Pierre avait comme une façon de vous ensorceler. On avait beau savoir qu'il se trompait, au moment de se quitter, on se disait : « Après tout, pourquoi pas? » Jacques parla donc dès le soir à ses parents du club de foot et de son désir d'en faire partie. A sa grande surprise, la réaction ne fut pas immédiate. Il s'écoula même un silence qui lui sembla fort long, mais qui lui parut de bon augure. Néanmoins, comme il s'y attendait, ce fut sa mère qui la première prit la parole. Jacques ne savait-il pas que le football est un sport violent, et qu'après les graves ennuis de santé qu'il avait eus à l'âge de six ans tout exercice de ce genre lui était interdit? — Mais, maman... — Il n'y a pas de « mais, maman ». Le médecin est formel. Je ne te l'apprends pas. De Mme Mourot et du médecin, le plus formel des deux n'était évidemment pas celui qu'elle pré- tendait. Très bonne, très affectueuse, elle était en même temps d'une rigidité à enlever toute envie de discussion. « Bien , mon adjudant », lui répon- dait parfois Jacques en manière de plaisanterie. Mais, ce soir-là, il n'avait guère le cœur à plai- santer. — Ce serait pourtant bien, si je pouvais faire partie d'une société locale, non ? risqua-t-il à tout hasard. — Oh ! s'il n'y a que cela, c'est tout à fait facile à arranger. Tu joues très bien de la clarinette. (« Tiens, pensa Jacques, voilà un compliment nou- veau ! ») Il existe précisément une société muni- cipale de musique à L'Argolède. Ce serait un excel- lent exercice que de participer à des concerts et à des sorties — et infiniment moins dangereux pour toi que le ballon rond. Nous en parlions justement avec ton père voici quelques jours... Pour une surprise, ce fut une surprise ! Inter- loqué, le garçon écarquilla de grands yeux, garda un moment la bouche ouverte. Aucune riposte ne lui vint à l'esprit. Bien sûr, le football, la petite tenue, Pierre... Qu'allait dire Pierre?... Mais, d'un autre côté, jouer dans un orchestre (car la fanfare, devenue déjà société municipale de musique dans les propos de sa mère, se voyait tout à coup promue au rang d'orchestre). Porter un uniforme, une casquette ornée d'une lyre dorée. Défiler dans les rues du village les jours de fête. Se produire sous le kiosque sur la grande place le dimanche après- midi... — Alors, tu me laisses tomber? dit simplement Pierre Decourt. — Ecoute, ne sois pas stupide. Si je t'avais demandé l'inverse? — Tu sais fort bien que je n'ai jamais pu recon- naître mes notes. — Et moi, honnêtement, tu crois que je pourrai un jour figurer sans faire rire dans une équipe de foot? Pierre ne répondit pas. — Tu vois, reprit Jacques... Que veux-tu? A chacun sa spécialité, c'est normal. On n'en restera pas moins amis pour cela. Les jours de match, je viendrai applaudir tes buts ; et, les jours de concert, tu viendras m'écouter... Et puis, de toute façon, il y a toujours l'école. Ce n'était pas tout à fait pareil. Ils en convin- rent. Mais, rentré seul à la maison, Pierre dut reconaître que, si les arguments de Mme Mourot ne tenaient pas debout (le foot, un sport violent ! il fallait tout entendre !), son ami du moins aurait eu bien du mal à faire un champion. A la rentrée, ils s'inscrivirent donc, l'un au club, l'autre à la fanfare, et commencèrent parallèlement leurs car- rières, dont aucun des deux ne doutait qu'elle ne fût destinée à devenir brillante. A défaut de brillant, disons qu'elle fut hono- rable. Pierre tapait dans le ballon aussi fort que n'importe lequel de ses camarades, manquait autant de buts, invectivait l'arbitre avec autant de volubilité lorsqu'il avait commis une faute. Jac- ques ne faisait pas beaucoup moins de fausses notes que les autres musiciens de la fanfare muni- cipale: il mesurait toute la différence entre le jeu solitaire d'un instrument et son insertion dans un groupe, sinon orchestral, pour le moins sonore. L'essentiel n'était-il pas que chacun réalisât au mieux son désir de s'intégrer dans une société locale? Une trop grande perfection ne les eût aidés ni l'un ni l'autre à cet égard. Le cycle normal des études primaires achevé, la décision fut prise de leur faire continuer leurs études au lycée de Toulouse. Cette fois, ce fut Jacques qui insista auprès de Pierre, et obtint finalement gain de cause. Pour lui, cette orienta- tion ne posait pas de problème, en raison de la situation de son père. Pierre n'allait tout de même pas se rendre responsable de leur sépara- tion ! Les voyages, soit dans la voiture de M. Mou- rot le matin, soit dans l'autocar le soir, resser- rèrent encore, s'il est possible, leur amitié. Quant à leurs activités extrascolaires, le lycée eut beau leur offrir sa propre équipe de foot et son propre orchestre, leur attachement aux sociétés locales se révéla indéfectible. Jusqu'à leur dix-septième année, ils connurent donc un bonheur — peut être légèrement égoïste, comme la plupart des bonheurs — mais si rayon- nant que beaucoup d'adultes, à les regarder, ne pouvaient se défendre d'un secret mouvement d'envie. Puis vint le jour de la Saint-Christophe... On ne sait trop pourquoi, saint Christophe était le patron de L'Argolède. Pour la peine, sa statue colossale, touchant de la tête et de l'extrémité de son bâton le sommet de la voûte, déséquilibrait l'intérieur de la petite église, du côté des fonts baptismaux. En réalité, bien qu'aucun document ne permît de l'affirmer avec certitude, il est pro- bable que ce patronage avait pour origine la rivière de l'Argout. Beaucoup de rivières larges comme celle-ci exigeaient au Moyen Age, à défaut de pont, les bons offices d'un passeur pour gagner la rive opposée. Et quel passeur plus rassurant pouvait-on rêver que celui qui avait porté l'Enfant- Jésus en personne sur ses épaules? Bien entendu, la Saint-Christophe était fêtée chaque année, avec toute l'exubérance dont peu- vent faire étalage les Méridionaux dans la célébra- tion de leurs solennités. Le matin, à la sortie de la messe, un grand cortège d'autos, venues des quatre coins du département, défilait devant le curé pour recevoir sa bénédiction, puis, dans un tintamarre assourdissant de klaxons, à travers les rues du village pavoisées de drapeaux, de ban- deroles et de trois arcs de triomphe plus garnis de fleurs que les reposoirs de la Fête-Dieu. L'après- midi, quelques boutiques de forains animaient la place. L'équipe de football s'arrangeait pour avoir ce jour-là un match particulièrement important à disputer. Enfin, la nuit tombée, la fanfare munici- pale s'installait sur un grand radeau illuminé de lanternes vénitiennes et descendait majestueuse- ment le cours de l'Argout, au son des derniers succès de l'année, repris en chœur par la foule. Or, cette année-là, l'équipe de foot s'était parti- culièrement distinguée. Certes, elle n'avait pas accédé en première division. Mais, de victoire en victoire, elle était parvenue jusqu'en finale du tournoi départemental de sa catégorie. Pour la peine, le préfet en personne devait assister à la rencontre, accompagné de deux députés. — Tu n'as pas trop le trac? demanda Jacques la veille au soir. — Et toi? répondit Pierre. Les autorités seront là aussi pour la fête de nuit. — Oui; mais, si je fais une fausse note, le chef sera probablement le seul à s'en apercevoir. Dans ce volume sonore et avec tout le brouhaha exté- rieur... Tandis que toi, si tu joues mal, tout le monde le verra. Une amère vérité se cache souvent derrière les plaisanteries. C'est pourquoi le plus souvent on se hâte d'en rire. Bien sûr, Pierre avait le trac; et c'est sans doute la raison principale pour laquelle il se sur- passa. Du moins dans la seconde mi-temps ; car la première s'était achevée sur un score nul : zéro à zéro. Or tout le public était d'accord pour reconnaître que l'équipe de L'Argolède avait dominé. La nouvelle en avait été soigneusement transmise aux joueurs pendant la pause. Il n'était donc pas pensable de laisser le match s'achever sans marquer au moins un but. On en marqua trois. L'équipe adverse réussit à sauver l'honneur, mais dans les cinq dernières minutes : beaucoup trop tard pour surmonter son handicap. Le préfet vint sur le terrain serrer la main du capitaine de L'Argolède, puis celle de tous les joueurs, embarrassés de leurs doigts pleins de terre qu'on ne leur avait pas laissé le temps de laver. Non seulement il les félicita de leur victoire, mais aussi de la douceur et de l'élé- gance de leur jeu. — Si certaines personnes s'imaginent encore que le football est un sport violent, leur dit-il, je les invite à venir vous voir opérer... — Tu as entendu? demanda Pierre quelques instants plus tard. Il faudra répéter cela à ta mère. Jacques haussa les épaules. — A quoi bon? dit-il. Depuis sept ans, pour moi, les dés sont jetés. Ce serait assouvir une vengeance, et je n'éprouve pas le moins du monde un désir quelconque de me venger. A la suite du succès sportif qui avait marqué l'après-midi, peut-être aussi à cause des nom- breuses libations qu'avait justifiées une chaleur particulièrement pesante tout au cours de la jour- née, la liesse populaire était à son comble lorsque le radeau portant la fanfare s'éloigna lentement de la rive dans une auréole d'illuminations. — Je vous suis, avait dit Pierre. Et il avait sauté dans une barque avec trois autres camarades. Lourdement chargé, le radeau avançait lente- ment, propulsé à la rame par deux équipes de solides gars de la campagne revêtus de l'uniforme de pompiers, l'une à l'avant, l'autre à l'arrière. Sans cesser un instant de jouer, enfilant les mor- ceaux les uns aux autres en un véritable pot- pourri, la fanfare gagna ainsi les eaux territoriales du vieux château Renaissance, distant de plus d'un kilomètre du point de départ. La famille du châte- lain attendait sur la rive. Elle eut droit à un mor- ceau exécuté à son intention particulière. De là, le radeau devait faire demi-tour et reve- nir en direction de l'embarcadère. Que se passa-t-il alors ? Les rameurs avaient eu beaucoup de mal à le maintenir immobile pendant l'arrêt devant le château. Sitôt qu'ils essayèrent de reprendre sa direction, ils sentirent que le courant les entraî- nait. — Tribord, toutes, serrez ! hurla l'équipe de proue. Péniblement, ils réussirent à amorcer une courbe, mais dont on se rendit rapidement compte qu'elle s'ouvrait de plus en plus, au lieu de se refermer. — Le rapide ! cria Pierre. On donnait ce nom dans le village à une chute de l'Argout qui alimentait un moulin en aval. La différence de niveau était impressionnante. Si le radeau se trouvait entraîné jusque-là... — Vite, les gars ! dit-il. Contournons-les ! Plusieurs dizaines de barques avaient fait escorte à la fanfare. Elles forcèrent l'allure, mais leurs dimensions ridicules rendaient vaine à l'avance toute tentative de barrage. Par chance, deux bateaux à moteur s'étaient joints à elles. Dans un vrombissement, on les vit partir en flè- che, dépasser le radeau, pivoter... puis, quoi? Eux aussi étaient trop petits pour retenir la masse emportée par le courant. Aucune autre solution que de foncer droit sur le radeau et de l'entraîner vers la berge, à la force du moteur. Il y eut un grand choc. La plate-forme fut dis- loquée. Plusieurs musiciens, perdant l'équilibre, se trouvèrent projetés dans la rivière. La tête de l'un d'eux heurta violemment l'extrémité d'une planche en tombant. C'était Jacques Mourot... qui, revenu d'un long évanouissement, fit remarquer à ses parents que la musique n'est pas forcément, comme ils l'avaient cru, une activité sans risque. Le musée Tout surprenait en Bernard Perrin, et lui-même semblait n'être jamais surpris de rien. Petit, presque malingre, timide, les cheveux blonds et les traits doux comme une fille, il avait dû porter des lunettes très jeune et en avait choisi les montures roses. Toujours tiré à quatre épingles, une lourde écharpe autour du cou l'hiver, cravate au vent l'été quel que fût le degré de la canicule, chaque jour de la semaine paraissait être pour lui un dimanche. Au reste — était-ce pour se donner une allure plus virile? — il s'était fait depuis peu couper les cheveux très court. Sans que l'on sût trop pourquoi, cela achevait de lui donner l'allure d'un séminariste. Séminariste, ou fonctionnaire. Oui, on l'imagi- nait très bien derrière un guichet, ou besognant scrupuleusement au bureau d'une administration quelconque. Sa mère le voyait plutôt enseignant. — Tu ne voudrais pas devenir professeur? lui avait-elle demandé vers la fin de ses études secon- daires. Il avait répondu avec un sourire. Il avait un bon sourire, indéfinissable, à propos duquel on se demandait toujours s'il masquait une gêne ou traduisait sans en avoir l'air une sorte de défi goguenard. — Professeur?... Pourquoi pas? Si je ne peux pas arriver à faire mieux... — Que voudrais-tu donc faire? — Du droit, d'abord; pour me lancer ensuite dans la finance. Son apparente timidité ne l'empêchait pas d'être têtu. Il avait réalisé son rêve, et à un âge record s'était retrouvé directeur d'une succursale de ban- que. Il n'avait d'ailleurs pas conservé ce poste très longtemps. La direction ne l'intéressait pas en soi. Ce qui le passionnait, c'était de créer un bureau nouveau. Une fois tout en place, la clien- tèle acquise, d'autres s'occuperaient aussi bien que lui, sinon mieux, de le faire fonctionner, et il se mettait sans attendre à chercher sur la carte un nouveau terrain de prospection. A l'époque où cette histoire commence, il avait jeté son dévolu sur la banlieue de Châteauroux. Jamais la direction de sa banque n'avait songé à implanter une succursale de ce côté. D'autres sec- teurs pressaient davantage. Mais c'était là aussi un des secrets de Bernard. Ce qu'il avait décidé, il possédait un tel art d'en persuader aux autres l'évidence et la nécessité que, le premier étonne- ment passé, l'interlocuteur se rendait, prêt à sou- tenir ses arguments, si le besoin s'en faisait sentir, devant un supérieur. Bref, il obtenait toujours infailliblement ce qu'il désirait. Quant à ses relations avec Luc Passemard, l'écrivain dramatique, on ne pouvait pas dire non plus qu'elles apparaissaient comme naturelles à qui le voyait pour la première fois. Ce détail de sa vie s'expliquait cependant de la façon la plus simple du monde. Le père de Bernard Perrin était à la fois un ancien condisciple et un camarade de guerre de Luc Passemard. Coïncidences, évi- demment. Le hasard des mouvements de troupes met de mieux apprécier la beauté de l'animation. Mais si l'image s'arrête, devient fixe, alors, cela cesse d'être du football. L'œuvre que je veux réa- liser doit être une séquence idéale au ralenti. Qui a jamais parlé ainsi à Thierry dans ses cours de dessin? Qui lui a jamais fait voir le foot sous cet angle ? Et ce qu'il y a de paradoxal, c'est que lui-même est un passionné du ballon rond, un habitué, un pratiquant — un connaisseur, quoi. Alors que son père, non seulement n'a jamais donné un coup de pied dans une balle, mais sem- ble se désintéresser de tous les sports. S'agissait-il donc d'une apparence trompeuse, ou bien l'art per- mettrait-il un accès immédiat et éclairant à n'im- porte quelle sorte d'activité ? A son admiration, cependant, se mêle très obs- curément un désir de revanche, que serait la décou- verte d'un petit défaut dans les dessins. Un défaut technique, s'entend. Un tout petit défaut, qui ne mettrait pas en cause, bien sûr, le talent paternel. Mais un défaut tout de même, trahissant le pro- fane. Et voilà qu'un jour, à force de regarder, de scru- ter avec un œil critique, il croit avoir décelé l'im- perfection. Un attaquant tirant un penalty. Sa jambe, de toute évidence, ne peut avoir cette posi- tion. Le pied surtout, légèrement tourné vers la droite. Thierry se garde de révéler la découverte. Tout en étant intimement convaincu, il doute encore. Enfermé seul dans sa chambre, il essaie de mimer le geste du tireur et s'observe. Pas de doute. Puis il prend conscience du fait que l'observateur voit obligatoirement le geste en sens inverse. Alors, il recommence en se plaçant devant un miroir. L'épreuve lui semble moins concluante. Mais le miroir déforme : il montre la gauche à droite et la droite à gauche. Aucun moyen de parvenir à une certitude par ce procédé. Il lui faut néanmoins absolument tirer cette affaire au clair. Une première idée lui vient. La publicité a quelquefois des avantages. Une marque de gâteaux secs offre à ses consommateurs des fiches consa- crées aux plus grands footballeurs de l'époque. Chacun d'eux s'y trouve représenté en action. Il consulte attentivement sa collection. Des photos : parfait. , « le vieux lion », également surnommé le « sanglier des Ardennes », soixante- trois fois sélectionné dans l'équipe nationale, et qui ne marqua qu'un seul but au cours de sa lon- gue carrière, lors de son dernier match... Gerd Müller, l'homme aux soixante-huit buts, et dont vingt-quatre nations ont subi la loi en sept ans... Jan Tomaszewski, le gardien polonais... Ramallets, l'Espagnol... ... Aucun qui soit surpris dans la position en litige. Pour Thierry, le problème devient obsédant. Il y pense toute la journée. Il lui arrive d'en perdre le sommeil, la nuit. Et il ne veut s'en ouvrir à per- sonne. Au cours des matches suivants, il redouble d'attention. Sans succès décisif. La détente de la jambe est trop rapide. Il faudrait pouvoir la fixer... La fixer... Mais oui, bien sûr ! Comment n'y a-t-il pas pensé plus tôt ? — Papa. demande-t-il, est-ce que tu veux bien me prêter ta caméra pour la prochaine rencontre ? — Si cela peut te faire plaisir... Tâche au moins de ne pas me gâcher trop de pellicule ! — Je te le promets. Deux ou trois séquences seulement. Mais j'aimerais bien pouvoir surpren- dre un but, ou un tir. — Un tir, tu pourras sûrement. Un but, c'est plus aléatoire. Thierry n'ose pas répondre que cela lui est totalement indifférent, et que le tir seul l'inté- resse. Mais ce tir même, il est si anxieux de mener son expérience à bien qu'il redoute de ne pas ren- contrer l'occasion de le filmer dans des condi- tions favorables. — Mon Dieu, je vous en supplie, faites que... Enfin, l'arbitre siffle. C'est à l'une des extré- mités du terrain. Heureusement, Thierry avait pris la précaution de se placer le long de la bar- rière, à égale distance des deux buts. Ce serait mieux tout de même s'il s'approchait. Il court, bouscule deux ou trois personnes au passage, s'ar- rête, vise, règle le zoom au maximum. Il était temps !... Maintenant, la partie peut continuer comme elle voudra, l'une ou l'autre équipe remporter la vic- toire, ou le score se solder par un match nul. Une seule impatience l'anime désormais : celle de rece- voir le film développé. Plus que quelques numéros au compteur pour le finir. Il revient lentement à sa place initiale, la caméra au poing. Un bel engagement au centre. Il vise à nouveau, appuie longuement sur la gâchette. Un petit déclic. Pellicule terminée. Juste à ce moment, l'équipe locale encaisse un but. Tant pis ! L'exploit n'est pas ce qu'il cherche à fixer. Jamais l'attente d'un film ne lui a paru aussi longue. Chaque jour, en sortant du lycée, il passe chez le photographe. Une semaine, deux semaines : on dirait que les techniciens du laboratoire le font exprès. Un soir, enfin, la pièce à conviction est là. Il la tâte et la retâte dans sa poche en regagnant la maison. — Je peux regarder mon film de foot à la vision- neuse ? demande-t-il à sa mère. — Pourquoi ? Nous le regarderons aussi bien tous ensemble avec le projecteur après dîner. — Je voudrais le voir tout de suite. S'il te plaît !... Thierry ne ment pas vraiment. Il a bien hâte de voir le film. Mais il tient absolument à ce que ce soit avec la visionneuse. Ses doigts tremblent tandis qu'il l'installe. La séquence qui l'intéresse se situe nettement dans la seconde moitié. Il tourne d'abord la manivelle à toute vitesse. Ah ! le stade... Il ralentit... Le tir!... Cette fois, il avance image par image, s'arrêtant longuement à chacune d'el- les. Par chance, son père était absent. Thierry a pris en passant dans l'atelier le fameux croquis. Il compare avec attention. Et soudain... Voilà : le mouvement du pied. Ce n'est pas croyable!... Eh si.. Le peintre avait raison, et non pas lui, Thierry. Impossible de déceler la vraie position à l'œil nu — sauf quand on s'appelle Jean Brulard!... Son professeur de latin lui avait expliqué en classe qu'on avait découvert par ce procédé la vérité, jusque-là mise en doute, du mouvement des chevaux sur la frise grecque du Parthénon. Il ne voulait pas y croire. Il est obligé maintenant de se rendre à l'évidence. Quant au génie de son père, aussi extraordinaire que celui des sculpteurs athéniens du siècle de Périclès, les copains n'ont pas fini d'en entendre parler !

Le piège M. le Sous-Préfet n'est pas en tournée, comme celui d'Alphonse Daudet. Mais, comme à son illustre devancier, une épouvantable corvée lui incombe : celle de prononcer un discours. Ce n'est pas la première fois, bien sûr; et il devrait en avoir acquis l'habitude. Seulement, voilà. D'habitude, les sujets que les circonstances lui imposent de traiter lui sont plus ou moins familiers. Economie, transports, commerce, agri- culture, industrie, urbanisme, beaux-arts font partie des disciplines que l'on étudie pour pré- parer le concours d'accès aux carrières de l'admi- nistration préfectorale. En cas de défaillance sur tel ou tel détail, la consultation d'une circulaire, ou d'un secrétaire compétent, suffit en général pour éviter de prêter le flanc à la critique toujours en éveil. Cette fois-ci, hélas ! il s'agit de tout autre chose. M. le Sous-Préfet doit prononcer un dis- cours à l'occasion d'une cérémonie sportive. Voilà ce que c'est que d'avoir trop d'amis ! Le maire de Marnon, un vieux camarade de lycée, possède dans sa commune une société de football particulièrement active et brillante. Si brillante que son entraîneur, au prix de quelques petits coups de pouce politiques, vient de se voir attri- buer la médaille de la Jeunesse et des Sports. Une grande réception a été organisée pour la remise solennelle de ladite décoration ; et lui, M. le Sous- Préfet, a été tout naturellement invité à la pré- sider. — Pourquoi « tout naturellement » ? a-t-il essayé d'objecter à son vieil ami. Il me semble que l'ins- pecteur régional des sports serait plus qualifié que moi... — Mais il sera là aussi ! a répondu le maire. Je ne vois pas pourquoi la présence de l'un exclu- rait celle de l'autre. Simplement, les hautes fonc- tions dont tu es investi donneront infiniment plus d'éclat à la cérémonie. Ne serait-ce que pour le rayonnement de la commune, je la voudrais aussi grandiose que possible. — Ecoute, Claude. Je crois que tu ne te rends pas bien compte... — Enfin, quoi ? Tu ne vas tout de même pas me refuser cela ! Ah ! il le connaît bien, ce bougre de Claude ! Il sait que son vieux copain de sous-préfet n'a jamais pu refuser un service à personne. Et voilà pourquoi, aujourd'hui, le second magistrat du département se voit aux prises avec l'une des tâches les plus éprouvantes de sa fonction. Pour ne rien cacher, il faut dire que M. le Sous-Préfet n'a pas vraiment choisi sa profession. Ou plutôt, si. Il l'a bien choisie, mais par raison, non par amour — encore moins sous l'effet d'une passion ou d'une vocation. Mon Dieu, qu'ils étaient beaux, ses rêves de vingt ans ! L'Ecole normale supérieure, une car- rière d'écrivain ou de philosophe : Jules Romains, Giraudoux, Bergson... Pendant quatre ans, il a préparé le concours d'entrée à la rue d'Ulm. Sans succès. Par deux fois, il a fait le tour des éditeurs parisiens avec l'espoir de publier un recueil de nouvelles et un roman, composés dans la fièvre. Sans succès. Alors, le hasard lui a fait rencontrer un retraité de l'administration préfectorale, qui l'a convaincu de marcher sur ses traces, plutôt que d'entrer dans l'enseignement par la petite porte. Pendant deux ans, il s'est mis à préparer ce nou- veau concours. Avec succès. Ainsi est-il parvenu à ce poste, qui lui vaut cependant un si grand nombre d'envieux, avec une mentalité de raté. Il ne se passe guère de jours sans que M. le Sous-Préfet revive ses rêves de vingt ans. Ce n'est pourtant pas qu'il fasse un fonctionnaire plus piètre qu'un autre. Tant de ses collègues termi- nent leur carrière comme simples secrétaires de préfecture ! Lui a au moins atteint l'échelon supé- rieur, et ses trente-cinq ans lui permettent d'espé- rer qu'il n'en restera pas là. Mille détails sans cesse n'en tendent pas moins à lui peruader qu'il occupe un poste pour lequel il était bien peu fait. Cette remise de décoration, par exemple... La jeunesse, tant qu'on voudra. Mais le sport... M. le Sous-Préfet rougirait de son ignorance en matière de sport, s'il ne nourrissait pour ce genre d'activités le plus profond mépris. Sombre et stu- pide rancune contre un physique malingre? Pas le moins du monde. Descendant de Normands, M. le Sous-Préfet est bâti à chaux et à sable. Il en impose, comme disent les paysans de son village natal. Qui ne le connaîtrait pas le prendrait au moins pour un champion de lutte. Non. Simple- ment, il a toujours eu pour les préoccupations intellectuelles un amour si grand que toute autre sollicitation en regard lui semblait dérisoire. Et ce n'est pas la classe de première supérieure qui a pu arranger les choses ! Ces étudiants en lettres sont trop fiers du titre de cagneux (qu'ils écrivent d'ailleurs « khâgneux ») donné par Napoléon à leurs aînés pour qualifier leur allure si peu mar- tiale... Au grand air des terrains de foot ou de rugby, il a préféré — et préfère toujours — l'at- mosphère étouffante, mais combien riche d'émo- tions, des salles de spectacle. Que va-t-il donc pouvoir dire à la mairie de Marnon — ou même sur le terrain, car on ne lui a pas précisé où se déroulerait la cérémonie? Que va pouvoir dire M. le Sous-Préfet, après avoir épinglé la décoration sur la poitrine du réci- piendaire? D'autant plus qu'à l'époque d'Alphonse Daudet ses prédécesseurs pouvaient encore lire leurs discours. Aujourd'hui, l'habitude s'est trop répandue, surtout dans des occasions aussi peu solennelles, de parler d'abondance. Parler d'abon- dance!... Au milieu de fanatiques du ballon rond !... Une solution, bien sûr, consisterait à ne parler que du héros de la fête, et de ses qualités d'homme, des enthousiasmes qu'il a suscités, des résultats obtenus à force de persévérance et de foi. Un dos- sier lui a été tout naturellement remis, dont l'ex- ploitation judicieuse — au prix de quelques fleurs de rhétorique — permettrait facilement de tenir une demi-heure. Mais, d'une part, M. le Sous- Préfet estime que le procédé faillirait contre l'honnêteté ; en second lieu, il devine que l'on attend de lui autre chose ; enfin, son vieux copain sera là, qui le connaît par cœur, qui comprendrait immédiatement la ruse, et que M. le Sous-Préfet ne serait pas fâché de surprendre, voire d'éblouir. — Un seul moyen dans ce cas, lui souffle alors sa logique impitoyable. Te documenter sur le foot- ball, afin de donner à ceux qui t'écouteront l'illu- sion que tu es, dans ce domaine aussi, un connais- seur. — Donner l'illusion d'être un connaisseur... Mais je n'y parviendrai jamais ! proteste-t-il, effaré. Je ne sais même pas de combien de joueurs se compose une équipe ! — Cela s'apprend. Tout s'apprend. Faut-il avoir préparé tant de concours pour l'ignorer encore?... Tout penaud, M. le Sous-Préfet regrette sa réac- tion d'enfant. Il le sait trop, bien sûr, que tout s'apprend ; comme il sait que l'on n'a jamais le dernier mot, si l'on a le malheur de discuter avec sa logique. En fait, dans son cas, ce n'est pas de logique qu'il s'agit, mais de répulsion instinctive. On n'apprend à connaître que ce que l'on aime. Cette citation de Goethe lui revient de l'époque lointaine de ses études. Il n'aime pas le sport, c'est tout. Mais comment l'avouer à quiconque dans la circonstance présente?... Personne, à la sous-préfecture, ne se doute des affres dans lesquelles se débat le « patron ». M. le Sous-Préfet n'en dort plus. Il n'en dort plus, d'abord, parce qu'un trac épouvantable le serre à la gorge. Mais son sommeil a disparu, aussi, parce que le temps lui est compté, et qu'il n'a pas trop de toutes les nuits qui le séparent de l'échéance pour acquérir les connaissances indispensables à son discours. Se procurer les livres spécialisés n'a déjà pas été une petite affaire. Pas question, bien entendu, de les emprunter dans une bibliothèque, ou de les faire emprunter par une secrétaire. Quels sou- rires n'aurait-il pas déclenchés ! Il fallait agir seul, et incognito. Il a donc décidé de se rendre dans la capitale. Inconnu là-bas dans la foule, il a flâné sur les quais de la Seine, faisant l'inventaire des richesses des bouquinistes. Il a passé des heures chez les libraires d'occasion du boulevard Saint- Michel. Et il est revenu, sa serviette pleine de livres, qu'il s'est empressé de cacher dans sa cham- bre dès son arrivée. Quel écrivain a écrit jadis, à l'intention des apprentis poètes, qu'ils devaient feuilleter « d'une main diurne et nocturne » les ouvrages des Grecs et des Latins? Du Bellay, peut-être. A moins que ce ne soit Ronsard. Les souvenirs universitaires se mélangent un peu dans la mémoire de M. le Sous-Préfet. Pour lui, en tout cas, c'est d'une main exclusivement nocturne, mais fébrile, qu'il feuillette les précieux livres rapportés de Paris. Sa première impression lui échappe — heureu- sement, sans témoins. — Mais je suis fou ! dit-il tout haut dans la solitude de son insomnie. Des milliers de pages, pour me permettre de parler pendant dix minutes, un quart d'heure tout au plus ! Que choisir parmi tant de faits, de noms, de dates? M. le Sous-Préfet demeure ébahi devant pareille démence. Il se rappelle néanmoins — juste à temps, car le découragement allait le saisir — que la meilleure méthode pour apprendre à nager est de se jeter à l'eau. Et il se jette à l'eau, résolument, coura- geusement. Non pas en fermant les yeux, mais en les ouvrant tout grands, au contraire, et en dévorant les chapitres, pleins de noms propres étrangers dont le déchiffrage seul lui coûte des trésors de patience. Craignant une information trop partielle s'il commençait par des monographies ou des Mémoi- res de champions, M. le Sous-Préfet se lance en priorité dans une histoire générale du football. Préliminaires dans l'Antiquité, jeu populaire au Moyen Age, précision et technicité en Grande- Bretagne. Et voici les ancêtres du début du siècle, les clubs locaux, les équipes nationales, les coupes, les championnats, les grandes heures d'un sport qui a, lui aussi, ses victoires et ses défaites, ses champions, ses capitaines, ses rois, ses champs de bataille, ses lauriers, ses ambassadeurs, sa diplomatie, son commerce, ses règles d'art. Tout cela danse dans la tête de M. le Sous-Préfet, comme tournent les combinaisons multicolores d'un kaléidoscope. Mais, tout comme un enfant qui regarde un kaléidoscope, voici que M. le Sous-Préfet éprouve une sorte d'éblouissement. Eblouissement devant l'éclat de ces étoiles qui ont noms : Kopa, Fontaine, Beckenbauer, Pelé, Durkovic, Piantoni, Haller, Kohut, Puskas, Müller, Ramallets, Suarez, Yachine. Terreur et pitié, comme dans les tragédies grec- ques, au cours des actes des spectacles que sont les rencontres nationales et internationales. Il s'en défendait, et le voilà pris maintenant. Pris d'intérêt d'abord, de passion ensuite. Les cha- pitres succèdent aux chapitres. Point de pauses. Jamais le plus petit instant de lassitude ou d'en- nui. Les détails se retiennent seuls, sans le moin- dre effort de mémoire. Habileté de l'historien? Peut-être. Mais peut-être aussi découverte d'un monde ignoré, dont il avait eu si grand tort de méconnaître jusqu'ici les pompes et les œuvres. Envoûté, M. le Sous-Préfet s'enfonce dans son investigation, sans même plus savoir ce qui la lui a fait entreprendre... La visite inopinée de son vieil ami de Marnon le rappelle tout à coup à la réalité. — Tu viens au moins me demander où en est mon discours? s'inquiète-t-il. — Absolument pas. Je viens te trouver pour une affaire de subvention. Problème classique de construction d'un restaurant scolaire. M. le Sous-Préfet respire. Il sourit même de soulagement, et comme pour indiquer qu'il s'agis- sait d'une plaisanterie. Une simple plaisanterie. Au reste, c'est peut-être vrai qu'il a tort d'envi- sager son rôle avec un si grand sérieux. Il serait certainement le premier à en formuler l'opinion, si la corvée incombait à un confrère. Son amour- propre ne serait pas en jeu, comme il l'est présen- tement. Il parle donc de subvention, puisque subven- tion il y a. Mais, le maire de Marnon disparu, la conscience lui revient aussitôt du peu de temps qui lui reste — deux jours, très exactement — et de son discours, dont la première ligne même n'est pas sortie des limbes. Quelle forme va prendre, prendra, doit prendre, devrait prendre le discours de M. le Sous-Préfet? Les étoiles l'ont ébloui. Bon. Mais qu'en faire ? Introduire grâce à elles un peu de brillant dans son exposé ? Il a conservé cette manie de son temps de khâgneux. Mais l'homme qu'il doit déco- rer au nom du président de la République, et en vertu des pouvoirs qui lui sont conférés, n'est ni un Pelé, ni un Kopa, pas même un Roger Marche ou un Vignal. Alors?... L'histoire d'une Coupe du monde, peut-être? Certaines ne manquent pas de piquant, et permet- traient éventuellement de donner libre cours à son talent de conteur. Mais, aussi brillante soit- elle, la vaillante équipe de Marnon n'est jamais allée glaner de victoires au-delà des frontières du département. Alors, M. le Sous-Préfet se sent tout à coup terrassé par un immense découragement. Tant de lectures inutiles ! Tant d'heures d'insomnie sans le moindre secours pour l'accomplissement de sa tâche officielle ! — Mesdames, messieurs, mes chers amis... Lui aussi a bien envie d'envoyer les dames et les messieurs, les chers amis au diable, de mâchonner son chewing-gum ou le tuyau de sa pipe, à défaut de violettes, et de se mettre à faire des vers en écoutant son disque préféré. Il est tout seul. Il se met en colère. Ses livres volent à travers la pièce. Le dernier, plus volumi- neux, plus lourd, résiste maladroitement à la pous- sée. Il demeure ouvert, au hasard. De rage, M. le Sous-Préfet le saisit, se le colle d'autorité sous les yeux, comme un dernier martyre qu'il s'inflige à lui-même. Et voici qu'une idée lumineuse lui saute à l'esprit.

1954... L'équipe de Nice a choisi pour entraî- neur un Anglais, répondant au nom de Georges Berry, et que les Français connaissent bien, dans la mesure où il a conduit le L.O.S.C. au succès quelques années auparavant...

Un entraîneur... Comment n'y a-t-il pas pensé plus tôt ? Un de ces hommes auxquels on ne songe pas d'abord, parce qu'ils restent en coulisse, tan- dis que le devant de la scène est occupé par les champions... L'illustre inconnu qu'il a reçu pour mission de décorer n'est-il pas lui aussi un entraî- neur? Il serait bien étonnant qu'il ne ressemblât pas à l'un ou l'autre des animateurs du Racing, de l'Olympique marseillais, de Reims ou de Saint- Etienne, sans parler du Real, de Benfica, du Bayern ou de Santos. Et, même en admettant qu'il ne ressemble totalement à aucun d'entre eux, la com- paraison ne pourra qu'aller droit au cœur de lui-même, de ses joueurs, de ses amis, de tous les habitants de la commune. Inutile de torturer davantage son imagination. La solution est là. Il ne reste plus qu'à reprendre l'ouvrage, en s'arrê- tant aux rares chapitres qui traitent des entraî- neurs. Impatient désormais, sa nervosité augmentant à mesure qu'il approche du but, M. le Sous-Préfet sait qu'une grande nuit lui sera encore indispen- sable. Mais il sait aussi qu'elle aboutira à un résultat positif. Le seul problème qu'il aura à résoudre sera celui du choix. — Voyons un peu... Veinante. Celui que ses intimes appelaient Emile, mais que les commentateurs sportifs ont surnommé le professeur Veinante, ou quelquefois le Cerveau. Un Lillois, sec et froid comme un glaçon, qui fut vedette lui aussi, et, par ses qua- lités à la fois idéalistes, scientifiques et mystiques mena les Pingouins du Racing à la victoire dans la Coupe 1939 à Colombes. — Non. Pas celui-là. Un garçon sec et froid... Ah ! Jasseron. D'abord entraîneur au Havre, puis bâtisseur à cinquante ans de l'Olympique lyonnais. Celui-là avait des principes, des prin- cipes solides, réfléchis, mais également une extra- ordinaire faculté d'adaptation aux joueurs et aux circonstances. Certes, il fut aidé en 1964 par la présence de Combin dans son équipe : le célèbre roi Nestor. Mais cet extraordinaire avant centre lui-même, qui ressemblait à un gamin explosant de joie et de santé, ne serait sans doute pas devenu ce qu'il est devenu, à savoir le meilleur buteur français, sans l'aide et les conseils de Jasseron... — Celui-là, peut-être. A noter. Qui encore? Jean Snella, bien sûr. Celui qui, en cette même année 1964, a rendu à Saint-Etienne son enthousiasme et son ambition. Le parrain de Revelli, Larqué, Jacquet. A la fois un amoureux et un chercheur du football, fondant toute sa tactique sur les changements de rythmes indivi- duels et collectifs. L'un des sélectionneurs de l'équipe de en 1966. — Pas mal, Snella ! Et Arribas? José Arribas. Le promoteur du Football Club de Nantes. Homme logique, précis, rationaliste même, et cependant laissant leur juste place à l'imagination et à l'esprit d'initiative. Colla- borateur de Snella dans la sélection des Tricolores. — Pas mal non plus, cet Arribas ! A mesure que sa liste s'allonge, M. le Sous-Préfet sent son enthousiasme grandir. Celui-ci ! Celui-là ! Ou plutôt non, cet autre ! Le dernier découvert lui semble le plus commode à exploiter pour pein- dre sous des couleurs avantageuses le héros qu'il va décorer. Jusqu'au moment où un autre encore apparaît, comme Paul Frantz, l'entraîneur de Strasbourg, ou Batteux, ... Ah ! celui-là, oui ; ce serait le rêve. Mais il occupe une trop grande place dans l'histoire du football français, et surtout trop de pages dans le livre. Après le travail surhumain de recensement auquel il vient de se livrer, M. le Sous-Préfet ne va pas encore s'offrir le luxe d'un résumé, d'une contrac- tion de texte. Ce qu'il lui faut, c'est un portrait tout fait, le plus ressemblant possible, et qui puisse meubler le petit quart d'heure qu'on lui réserve dans le déroulement de la cérémonie. Du coup, le choix devient plus facile. De toute évidence, Jasseron devient dans cette perspec- tive une manière d'idéal. M. le Sous-Préfet saisit donc sa plume. Enfin ! Dans la fièvre, il se met à écrire. Mesdames, Messieurs, mes chers amis... «Mesdames, messieurs, mes chers amis... » For- mule inutile, puisque, de toute façon, il n'aura pas son papier sous les yeux. Mais il sait l'impor- tance de la forme, et la puissance des mots qui s'appellent, mystérieusement, pour les liaisons et les enchaînements. Il était une fois... Bien vu, le « Il était une fois », pour captiver l'auditoire de façon plaisante dès la première seconde... Il était une fois un footballeur qui avait gagné une première Coupe de France avec le Racing en 1945. Ne pas le nommer d'abord. Piquer la curiosité. Excellent... Quatorze ans plus tard, il en remporte une seconde, mais avec les Havrais, dont il a accepté de devenir l'entraîneur. L'exploit, tout de suite... Fort de cette nouvelle expérience, il se trans- porte presque à l'autre extrémité de la France. Laisser encore dans le vague le nom de la ville... L'équipe qu'il prend en mains contient de fort bons joueurs en puissance ; mais en puissance seulement. Ils savent marquer des buts, ce qui est déjà énorme, mais ne savent pas encore éviter ceux de l'adversaire. Il portera donc son effort en premier lieu sur la consolidation de la défense. Mais, si cette tâche lui paraît la plus urgente, elle ne lui paraît pas à long terme la plus nécessaire. Ce qui lui semble le plus fondamental, c'est d'agir de telle sorte que ses joueurs s'épanouissent, pour donner le jour de l'épreuve décisive le meilleur d'eux-mêmes. Epanouir ses joueurs : tâche ô com- bien délicate! Ne doivent-ils pas avant tout res- pecter les règles, se plier à une discipline? Et cependant il faut leur donner confiance en eux- mêmes. Pour cela, une seule méthode: ouvrir les yeux de chacun, en lui faisant prendre conscience de ses possibilités. Œuvre de longue haleine, qui requiert des trésors de patience et des dons excep- tionnels de psychologie. Mission dont il ne s'ac- quitta pas du jour au lendemain, mais qui peu à peu porta ses fruits les plus indiscutables, sous la forme du palmarès le plus prestigieux qui se puisse rêver. Fort bon, tout cela. Quelques répétitions, peut- être. Mais puisque de toute façon ce discours ne sera pas lu, seulement reconstitué de mémoire... Emporté par son exaltation, M. le Sous-Préfet continue d'écrire. Il noircit des pages et des pages. C'était toujours ainsi, jadis, après les affres du premier contact avec le sujet, lorsqu'il avait à rédiger un devoir de français. Et maintenant la chute, la pirouette finale, De qui, à votre avis, est-ce que je viens de vous présenter l'histoire et le portrait? Si certains faits historiques vous ont suggéré le nom de Jasseron, tout le reste, j'en suis sûr — et je l'ai vérifié par vos regards tournés vers lui — tout le reste vous a paru correspondre trait pour trait au héros de la cérémonie qui nous rassemble ici, ce soir... Dieu, raconte la Genèse, considéra ce qu'il avait fait. Il vit que cela était bon. Et il se reposa. M. le Sous-Préfet, content de lui également, se sent pres- que devenir un dieu. Tous ces livres, demain, vont disparaître de son horizon familier. Il n'avait peut- être pas besoin, finalement, d'en lire tant. Mais qu'importe ! Non seulement il aura échappé au ridicule, mais encore... Encore M. le Sous-Préfet est-il bien présomp- tueux de croire qu'il a d'ores et déjà échappé au ridicule. Connaît-il si peu son vieil ami Claude et sa malicieuse perfidie? L'heure de la cérémonie arrivée, on le reçoit dans la cour de la mairie de Marnon, avec tous les honneurs dûs à son rang. Une foule nombreuse se presse autour de l'heureux entraîneur, gauche- ment endimanché. Deux mots de présentation du maire. Discours de M. le Sous-Préfet, très à l'aise, en pleine possession de sa verve, chaleureusement applaudi. Remise de la décoration, accompagnée du crépitement des flashes. Réponse bafouillante et rougissante du récipiendaire. Champagne et petits fours. Puis, tout à coup, le maire frappe dans ses mains pour demander le silence. — Mesdames, messieurs, commence-t-il, je vous dois d'abord des excuses pour vous avoir convo- qués si tôt dans l'après-midi, au risque de gêner un certain nombre d'entre vous. Mais je suis sûr que vous allez me pardonner, dès que vous en connaîtrez la raison. Il nous a paru en effet, à M. le Sous-Préfet et à moi-même... Ici, un clin d'œil particulièrement coquin. — Il nous a paru, dis-je, que pareille solennité trouverait une heureuse conclusion dans un match amical disputé sur le terrain. Je vous invite donc tous à nous y accompagner. M. le Sous-Préfet lui- même tient à donner le coup d'envoi. Des applaudissements prolongés ponctuent cette annonce. Déjà l'on se bouscule pour quitter la salle. Profitant du brouhaha et de la mêlée, M. le Sous-Préfet s'approche de son ami. — C'est un piège, lui dit-il. Je te revaudrai cela... — Un piège? Pourquoi? — Ne fais pas l'innocent. — Mais tu songes à ta popularité? Des gens s'approchent. Impossible de répondre. Impossible également de se dérober. Résigné, M. le Sous-Préfet suit donc la foule en direction du terrain, heureusement tout proche. — On ne te demande pas de te mettre en short et de marquer un but, réussit à lui glisser le maire. Encore heureux! pense-t-il. Mais ses doigts le démangent de serrer le cou de son vieil ami. On ne lui demande pas de marquer un but, certes. Seulement de donner un coup de pied dans un ballon. Or ce ballon, même posé à terre, il sait qu'il le manquera, et qu'il y aura des centaines de paires d'yeux, d'objectifs d'appareils photo et de caméras pour enregistrer sa maladresse. Les joueurs des deux équipes se sont rangés. Le ballon a été placé à égale distance des deux avants- centres. Un grand silence descend sur le champ de bataille. M. le Sous-Préfet s'avance, le cœur battant. Son pied se soulève, semble hésiter. Encore une seconde, interminable... Et M. le Sous-Préfet a manqué le ballon. Et il y a eu des centaines de paires d'yeux, d'objectifs d'appareils photo et de caméras, pour enregistrer sa maladresse... Achevé d'imprimer sur les Presses Bretoliennes 27160 Breteuil-sur-Iton

N° d'impression : 129 Dépôt légal : Septembre 1983 — N° d'éditeur : 4955

Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès par le temps, cette édition numérique redonne vie à une œuvre existant jusqu’alors uniquement sur un support imprimé, conformément à la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012 relative à l’exploitation des Livres Indisponibles du XXe siècle.

Cette édition numérique a été réalisée à partir d’un support physique parfois ancien conservé au sein des collections de la Bibliothèque nationale de France, notamment au titre du dépôt légal. Elle peut donc reproduire, au-delà du texte lui-même, des éléments propres à l’exemplaire qui a servi à la numérisation.

Cette édition numérique a été fabriquée par la société FeniXX au format PDF.

Couverture : Conception graphique ‒ Coraline Mas-Prévost Programme de génération ‒ Louis Eveillard Typographie ‒ Linux Libertine, Licence OFL

*

La société FeniXX diffuse cette édition numérique en accord avec l’éditeur du livre original, qui dispose d’une licence exclusive confiée par la Sofia ‒ Société Française des Intérêts des Auteurs de l’Écrit ‒ dans le cadre de la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012.