Le théâtre de Marcel Dubé : une transformation dramaturgique

by

Roberto Augusto Machado

A thesis submitted in conformity with the requirements for the degree of Doctor of Philosophy Graduate Department of French University of Toronto

© Copyright by Roberto Augusto Machado 2017

Le théâtre de Marcel Dubé : une transformation dramaturgique

Roberto Augusto Machado

Doctor of Philosophy

Graduate Department of French

University of Toronto

2017

Résumé

Cette thèse porte sur une analyse socio-sémiotique de six pièces de Marcel Dubé : Zone ,

Florence , Un simple soldat , Bilan , Un matin comme les autres et Le réformiste ou l’honneur des hommes . Le dramaturge les a écrites entre 1953 et 1977, une période marquante dans l’histoire du Québec puisqu’elle précède, accompagne et suit la Révolution tranquille, laquelle a été caractérisée par de nombreuses métamorphoses sociales, politiques et culturelles qui ont transformé radicalement le Québec. En effet, dans l’espace de quelques années, le Québec est passé d’une société traditionnelle, conservatrice et fermée sur elle-même à une société moderne, libérale et avant-gardiste. Nous postulons que le théâtre dubéen reflète les mutations sociopolitiques et culturelles de son temps dans sa dramaturgie et sa thématique.

À partir d’un survol du genre théâtral au Québec vers le milieu du XXe siècle et de la veine

réaliste que le dramaturge a employée, nous accentuerons l’unicité et la variété de son œuvre. En

outre, en nous servant de la méthode sociocritique, qui est essentiellement la lecture du social, de

l’historique, de l’idéologique et du culturel dans tout texte littéraire et, en particulier, de certaines

ii notions telles l’intertextualité, l’idéologie et le sociolecte, et de quelques outils sémiotiques, comme le modèle actantiel, les axes du désir, du pouvoir, de la motivation et de la manipulation, nous proposons une analyse détaillée des enjeux sociopolitiques et culturels mis en relief dans notre corpus. Étant donné qu’un texte ne naît jamais seul, nous voulons déterminer ce que les pièces choisies révèlent de la société passée et présente.

Généralement, le répertoire dubéen peut être divisé en deux grandes parties. L’auteur vise d’abord les prolétaires pendant la décennie de 1950 pour, dans les années 1960 et 1970, s’intéresser aux bourgeois. Ses personnages représentent deux couches sociales distinctes et tous sont en quête d’un « mieux vivre », car ils sont malheureux. Ils sont donc des êtres en crise profonde. Bien que les héros de Dubé cherchent l’authenticité, l’amour et le bonheur, ils ne les trouvent presque jamais. Nous voulons mettre en valeur les maints conflits qui les isolent et qui les empêchent d’être heureux.

iii

Remerciements

J’aimerais remercier mon comité de thèse, la Professeure émérite Paulette Collet, la Société

Radio-Canada et ma famille, car sans leur appui soutenu cette thèse n’aurait jamais vu le jour.

À mon directeur, Michel Lord. Il a eu toutes les peines du monde à me faire débarrasser de l’impressionnisme qui dominait mes écrits au début de ce projet et à me faire adopter la rigueur scientifique, essentielle dans une étude de cette nature. Toujours de bonne humeur, toujours amical et encourageant, toujours prêt à me (re)lire et à me critiquer judicieusement, il a su me diriger de façon adroite et efficace à travers les années. Ses conseils (personnels et professionnels) et son amitié m’ont été inestimables. Grâce à son expertise et à sa personnalité chaleureuse, j’ai survécu les moments de crise inévitables pour arriver à bon port.

À Pascal Riendeau, membre de mon comité, qui m’a recommandé des lectures pertinentes sur le genre dramatique canadien-français et québécois dès le début de cette entreprise. Son amour du théâtre et ses profondes connaissances du domaine m’ont été d’une grande utilité. De plus, il a eu la patience de corriger minutieusement plusieurs de mes ébauches et à y mettre de la clarté où il n’y en avait pas. Ses recommandations, ses corrections et son professionnalisme ont été fort appréciés.

À Salvatore Bancheri, membre de mon comité, qui m’a conseillé, dès la première réunion de mon comité, d’aller directement au bout de mon but au lieu de divaguer inutilement sur des détails qui n’ajoutaient rien de valable à mes constats ou à mes analyses. Ses observations, ses conseils avisés et son encouragement m’ont été précieux, eux aussi.

iv

À Jane Moss, ma lectrice externe, mordue du théâtre québécois depuis de nombreuses années, qui a eu la patience de me lire attentivement, de me critiquer soigneusement et de soulever plusieurs questions auxquelles j’ai dû réfléchir mûrement avant la soutenance.

À Paulette Collet, Professeure émérite de l’Université de Toronto et directrice artistique de La

Troupe des Anciens, dont j’ai l’honneur de faire partie depuis 1975, qui a fait naître et développer chez moi l’amour du genre dramatique en me donnant l’occasion d’interpréter plusieurs rôles dans ses spectacles annuels et, plus récemment, à me consacrer à d’autres aspects de la mise en scène au sein de La Troupe. Sa passion pour le théâtre est inébranlable, voire contagieuse, et a été une source d’inspiration dans ma vie. Les nombreux spectacles auxquels j’ai eu le plaisir de participer au cours des années comptent parmi les plus beaux moments de ma vie.

Mille mercis.

À la société Radio-Canada et, en particulier, aux personnes suivantes qui m’ont chaleureusement accueilli à Montréal durant un séjour de sept jours en juillet de 2012 et qui ont mis à ma disposition les archives ayant trait à l’œuvre gigantesque de Marcel Dubé : Monsieur Patrick

Monette, Chef, Recherche et Service à la clientèle, Médiathèque et Archives, Mesdames

Amapola Alarès, Médiathécaire, chef d’équipe et Veronica Barton, Chef de vente de matériel audio-visuel éducatif. Grâce à eux, j’ai découvert des ressources inestimables sur la vie et l’œuvre de mon dramaturge.

À ma femme, Filomena, qui a été compréhensive et encourageante en dépit de se trouver maintes fois abandonnée par son mari qui, lui, était soit à la bibliothèque, soit caché quelque part à la maison, occupé à écrire et à récrire une thèse qui ne lui semblait jamais avoir fin. Enfin, à

Natasha, ma fille, pour qu’elle aille plus loin que son père dans la poursuite des savoirs.

v

Table des matières

Remerciements ...... iv

Table des matières ...... vi

1 Introduction ...... 1

1.1 Première partie. Historique ...... 6

1.1.1 La justification du corpus et de la période ...... 6

1.1.2 L’état général de la question (ouvrages, thèses, mémoires de maîtrise et

articles divers) ...... 14

1.1.3 La situation générale du théâtre au Québec à l’époque dubéenne ...... 31

1.2 Deuxième partie. Théorie et méthodologie ...... 51

1.2.1 Sociocritique ...... 51

1.2.2 Sémiotique ...... 69

1.2.3 La méthode ...... 78

2 Première partie. Les prolétaires ...... 81

2.1 Problématique générale ...... 81

2.2 Chapitre 1 : Zone ...... 86 vi

2.2.1 Récurrences thématiques et effets idéologiques ...... 88

2.2.2 L’intrigue ...... 98

2.2.3 L’intertextualité ...... 100

2.2.4 Les sociolectes et les discours prolétaires ...... 104

2.2.5 Une analyse actantielle de la pièce ...... 108

2.2.6 Autres remarques sur Zone ...... 116

2.3 Chapitre 2 : Florence ...... 122

2.3.1 Récurrences thématiques et effets idéologiques ...... 123

2.3.2 L’intrigue ...... 129

2.3.3 Les sociolectes et les discours prolétaires ...... 131

2.3.4 Une analyse actantielle de la pièce ...... 139

2.3.5 Autres remarques sur Florence ...... 147

2.4 Chapitre 3 : Un simple soldat ...... 152

2.4.1 Récurrences thématiques et effets idéologiques ...... 152

2.4.2 L’intrigue ...... 163

2.4.3 Les sociolectes et les discours prolétaires ...... 166

2.4.4 Une analyse actantielle de la pièce ...... 171

vii

2.4.5 Autres remarques sur Un simple soldat ...... 178

2.5 Conclusion de la première partie ...... 187

3 Deuxième partie. Les bourgeois ...... 194

3.1 Problématique générale ...... 194

3.2 Chapitre 1 : Bilan ...... 200

3.2.1 Récurrences thématiques et effets idéologiques ...... 202

3.2.2 L’intrigue ...... 207

3.2.3 Les sociolectes et les discours bourgeois ...... 209

3.2.4 Une analyse actantielle de la pièce ...... 216

3.2.5 Autres remarques sur Bilan ...... 223

3.3 Chapitre 2 : Un matin comme les autres ...... 227

3.3.1 Récurrences thématiques et effets idéologiques ...... 229

3.3.2 L’intrigue ...... 232

3.3.3 L’intertextualité ...... 237

3.3.4 Les sociolectes et les discours bourgeois ...... 242

3.3.5 Une analyse actantielle de la pièce ...... 250

3.3.6 Autres remarques sur Un matin comme les autres ...... 256

viii

3.4 Chapitre 3 : Le réformiste ou l’honneur des hommes ...... 260

3.4.1 Récurrences thématiques et effets idéologiques ...... 260

3.4.2 L’intrigue ...... 265

3.4.3 L’intertextualité ...... 268

3.4.4 Les sociolectes et les discours bourgeois ...... 272

3.4.5 Une analyse actantielle de la pièce ...... 282

3.4.6 Autres remarques sur Le réformiste ou l’honneur des hommes ...... 290

3.5 Conclusion de la deuxième partie ...... 296

4 Conclusion générale ...... 303

BIBLIOGRAPHIE ...... 315

1. Auteur étudié : Marcel Dubé ...... 315

1.1 Œuvres dramatiques étudiées ...... 315

1.2 Autres œuvres consultées de Marcel Dubé ...... 317

1.3 Articles, études et documents sur Marcel Dubé et son œuvre consultés ou

cités ...... 321

2. Quelques ouvrages et articles sur la théorie littéraire et, en particulier, la

sociocritique et la sémiotique consultés ou cités ...... 332

3. Autres ouvrages et articles consultés ou cités ...... 342 ix

1 Introduction

Marcel Dubé a été un des dramaturges québécois les plus actifs et honorés avant, pendant et après la Révolution tranquille, période marquante dans l’histoire du Québec puisqu’elle est caractérisée par de nombreuses transformations sociales, politiques et culturelles qui ont radicalement changé la vie quotidienne des citoyens sur les plans individuel et collectif. Il a laissé sa marque dans le monde du théâtre québécois. « L’œuvre de Marcel Dubé se trouve au fondement de la culture québécoise moderne : souvent reprise, étudiée dans les écoles, elle reste une des plus marquantes de la dramaturgie au Québec1. » Plusieurs critiques, tels que Jean Cléo

Godin, Laurent Mailhot, Maximilien Laroche, Lucie Robert et Jean Basile considèrent Dubé partiellement responsable du renouvellement et de la popularisation, voire de la démocratisation, d’une forme d’art qui était fortement concurrencée par le cinéma et la télévision au milieu du

XX e siècle et qui, en conséquence, se trouvait de moins en moins fréquentée par le public.

Gilbert David, quant à lui, n’hésite pas à caractériser le théâtre du début des années 1950 d’un

« art élitaire, réservé à un public endimanché 2 ». Il fallait trouver le moyen de changer cet état de

fait afin d’attirer dans les salles de théâtre un public plus nombreux et plus diversifié. Il était

essentiel que quelqu’un s’occupe de donner au théâtre une nouvelle impulsion. Et, en effet, la

chose s’est produite, et ce, pour diverses raisons :

1 André Durand, « André Durand présente Marcel Dubé », dans Comptoir littéraire . [En ligne], [www.comptoirlitteraire.com/docs/121-dube-marcel.doc], p. 32 (30 novembre 2015).

2 Gilbert David, « Un nouveau territoire théâtral, 1965-1980 », dans Le théâtre au Québec, 1825-1980 : repères et perspectives , Renée Legris, Jean-Marc Larrue et André-G. Bourassa, Montréal, VLB, 1988, p. 148.

1 2

Une forte fièvre théâtrale s’empare de la population québécoise. Les publics se développent et se diversifient. En quinze ans à peine, le théâtre de création, pour ne pas dire le théâtre tout court, est ainsi passé, en termes statistiques, du statut de phénomène quasi marginal à celui d’une pratique artistique intégrée, solidement implantée dans la société francophone 3.

Or, cette « forte fièvre théâtrale » dont parle David et qui a eu lieu à partir de 1965 a été

partiellement due à Dubé. Son œuvre tout au long des années 1950 et 1960 l’a préparée. Le

théâtre a fini par s’établir solidement dans la collectivité francophone en éprouvant une espèce de

renaissance. Enfin, Alonzo Le Blanc et Lucie Robert, donnent au dramaturge le titre de « chef de

file 4 », ce qui montre jusqu’à quel point ils le considèrent responsable de l’épanouissement et du

nouvel élan de cet art.

Jacques Rivard dit que Dubé « est devenu un classique parce que son œuvre colle à la réalité 5 ».

Sans tomber dans la théorie du reflet qui est devenue aujourd’hui trop réductrice pour expliquer la complexité d’un texte théâtral ou autre, il faut convenir qu’il a raison. Le succès populaire de

Dubé au cours de trois décennies consécutives donne du poids à son argument. Le dramaturge lui-même confesse ceci :

J’ai écrit une langue populaire structurée et plus j’écrivais, plus j’essayais de polir cette langue et de la structurer. Ce qui faisait ma joie, c’est que les gens me disaient : c’est la réalité telle qu’on la vit. La langue qui était écrite était une langue transposée. Pour être plus précis, je pense que je faisais plutôt de la peinture que la photographie 6.

3 Loc. cit ., Gilbert David, « Un nouveau territoire théâtral, 1965-1980 », p. 148.

4 Alonzo Le Blanc et Lucie Robert, « Le théâtre », dans Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec , t. IV : 1960- 1969 , Maurice Lemire (dir.), Montréal, Fides, 1984, p. XXXI.

5 Jacques Rivard, « L’universalité du théâtre de Marcel Dubé ». Mémoire de maîtrise, Montréal, McGill University, 1992, p. 31.

6 Marcel Dubé, Dubé raconte , cassette inédite nº 9, Bibliothèque de McGill University, 1988.

3

De plus, Rivard affirme que « Marcel Dubé a voulu communiquer son témoignage de la vie des

Québécois à une époque où ces derniers voulaient nettement se découvrir 7 ». Autrement dit, les

Québécois des années 1960 et 1970 étaient prêts à revendiquer leurs droits inaliénables, à

prendre en main leur destinée individuelle et collective et à s’imposer politiquement au Canada.

En outre, Dubé a été l’un des premiers, sinon le premier au théâtre, à mettre le doigt sur les

problèmes des bourgeois, des nouveaux riches québécois en examinant sans pitié les difficultés,

les défis, les rêves et les dilemmes de cette classe sociale. Son théâtre était d’une actualité jamais

vue jusqu’à ce moment-là, ce qui pousse Yvon Lavallée à affirmer que « [d]ramaturge du

présent, du vivant et de l’actuel, il cherche, entre le réalisme et l’idéalisme, entre la tentation de

l’évasion et le souci de l’engagement, des solutions acceptables aux problèmes de son pays, le

Québec 8 ». Enfin, le fait que Dubé ait passé de nombreuses années à écrire des textes pour la radio et la télévision, se familiarisant ainsi avec des techniques audiovisuelles et spatiotemporelles (gros plan, bande sonore, retour en arrière, morcellement de l’aire du jeu, entre autres) qu’il a utilisées par la suite dans ses pièces strictement pour la scène, lui a permis de continuer d’être novateur dans ses pièces scéniques. Voilà ce qui nous mène à suggérer qu’il y a eu entre 1953, date de la mise en scène de Zone , la première pièce de notre corpus, et 1977, celle du Réformiste ou l’honneur des hommes , date de la dernière, une transformation graduelle mais claire dans la dramaturgie dubéenne. Dubé a bien conscience de sa démarche : « J’ai été le porte- parole d’un théâtre que je voulais en évolution 9. » Or, l’évolution dramaturgique chez Dubé,

7 Op. cit ., Jacques Rivard, « L’universalité du théâtre de Marcel Dubé », p. 32.

8 Yvon Lavallée, « L’amour et la révolte dans le théâtre de Marcel Dubé ». Mémoire de maîtrise, McGill University, 1973, p. 5.

9 Marcel Dubé, Dubé raconte , cassette inédite nº 9, Bibliothèque de McGill University, 1988.

4 d’après Durand, n’a connu ni de « virage brusque 10 » ni de « remise en question

fondamentale 11 ». Au contraire, il explique qu’elle a été le résultat de « l’élargissement normal de l’horizon d’un dramaturge, en fonction d’une expérience acquise et d’influences nouvelles qui ont joué 12 ». L’hypothèse de Durand nous paraît raisonnable, mais elle mérite d’être approfondie

pour que nous puissions avoir une idée plus précise de la nature des expériences vécues et des

influences subies par l’auteur et comment elles se concrétisent et se manifestent dans son œuvre,

une œuvre qui a accompagné et, parfois, anticipé, les mutations politiques, sociales et culturelles

qui s’opéraient au sein de sa société. À travers des personnages vraisemblables et des situations

réalistes, Dubé a exprimé des opinions sur maints sujets qui étaient à l’ordre du jour. Des

observations et des commentaires pertinents, faits par des personnages lucides sur l’actualité

québécoise des années 1950, 1960 et 1970, c’est ce qui donne à ses pièces de la valeur en tant

que documents révélateurs d’une certaine réalité historique, sociale, politique et culturelle qui a

façonné le Québec d’aujourd’hui. « Porte-parole de sa génération et de ses contemporains il sert

d’éclaireur à ceux qui ont la vue obscurcie 13 . » C’est ainsi que Dubé décrit le rôle de l’écrivain.

En tant qu’observateur « éclairé » et lucide de ce qui se passait autour de lui, le dramaturge s’est donné la tâche de faire parler ses personnages sur des sujets qui les affectaient personnellement ou collectivement.

Nous avons choisi d’aborder cette thèse sous la double visée de la sociocritique et de la sémiotique puisqu’elles se complètent mutuellement dans le domaine théâtral et que, par

10 Loc. cit ., André Durand, « André Durand présente Marcel Dubé », dans Comptoir littéraire . [En ligne], p. 31.

11 Id ., p. 31.

12 Loc. cit ., André Durand, « André Durand présente Marcel Dubé ». [En ligne], p. 31. 13 Marcel Dubé, « Réponse de M. Dubé de la Société royale du Canada », dans Textes et documents , Montréal, Leméac. (Coll. « Théâtre canadien, D-1 »), 1968, p. 36.

5 conséquent, elles nous seront d’une grande utilité dans l’analyse et l’interprétation de notre corpus. Nous étudierons donc six pièces de Dubé d’un point de vue socio-sémiotique, car l’œuvre dubéenne contient un commentaire social, politique et culturel qui est révélateur et symptomatique de son époque. Notre but principal est d’analyser la transformation dramaturgique qui s’est opérée dans l’œuvre de Dubé avec le passage du temps, une transformation qui se remarque dans sa thématique, ses idéologies, la structure de ses pièces ainsi que les techniques théâtrales employées par le dramaturge. Les objectifs secondaires sont les suivants : 1) comprendre comment cette œuvre a accompagné et représenté les nombreux changements sociopolitiques et culturels qui ont profondément transformé la société québécoise entre les années 1952 et 1977, et 2) montrer de quelle façon la dramaturgie de Dubé s’est modifiée avec le temps sous la poussée de ces transformations. Nous postulons que la métamorphose dramaturgique qui s’est opérée dans l’œuvre dubéenne peut être discernée en utilisant quelques concepts socio-sémiotiques tels que le discours, l’intertextualité, le sociolecte, le code sémantique et la pertinence à l’intérieur de celui-ci, ainsi que les glissements fréquents d’un modèle actantiel à un autre au fur et à mesure que l’action se développe, et en analysant les tensions actantielles à travers les axes du désir, du pouvoir et de la motivation/manipulation. Ces quelques outils de travail nous permettront de comprendre mieux les idéologies qui y sont explicites ou implicites en même temps que la nature des nombreux conflits qui surviennent entre les acteurs et les actants. Au bout de notre parcours, nous aurons une compréhension plus claire et plus nette des jeux et des enjeux sociaux, historiques, politiques et culturels dont le théâtre dubéen est révélateur.

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1.1 Première partie. Historique

1.1.1 La justification du corpus et de la période

Nous avons choisi six pièces scéniques représentatives du répertoire dubéen sur un total de plus de trois cents œuvres (y compris pièces de théâtre, télé-théâtres, dramatiques pour la radio, scénarios, documentaires, reportages, recueils de poésie, etc.), car en plus d’une transformation dramaturgique évidente, elles contiennent des personnages, un discours social, une idéologie politique, des caractéristiques techniques qui nous semblent typiques de l’œuvre de Dubé. Toutes ces pièces appartiennent à la veine réaliste. Partant d’un réalisme populaire, sociologique et psychologique dans des pièces comme Zone et Un simple soldat , Dubé est passé graduellement

au réalisme bourgeois dans des pièces telles que Bilan , Un matin comme les autres et Le

réformiste ou l’honneur des hommes. Cette transition s’est opérée surtout, d’après Durand, par le

biais du langage. Dubé lui-même y fait allusion dans un chapitre de son ouvrage intitulé La tragédie est un acte de foi :

[…] vers la fin des années 50, les problèmes politiques, culturels, éducatifs, ceux-là même de notre survie, prirent une telle acuité au Canada français, qui pour moi s'identifie au Québec, que j'optai pour une orientation nouvelle. Je pris conscience tout à coup de l'importance de la langue française comme condition déterminante, primordiale, indissociable de notre survivance. Autour de cette langue, autour de notre culture particulière en Amérique du Nord, commencèrent à se grouper les éléments de base de ce que nous convenons d'appeler de plein droit aujourd’hui : la nation canadienne-française 14 .

Cette prise de conscience de l’importance de la langue française au sein de la société canadienne- française implique, selon Jean Cléo Godin, une option politique, car Dubé y associe non seulement la survie du Québec en Amérique du Nord en tant que société distincte mais aussi ses

14 Marcel Dubé, « Problème du langage pour le dramaturge canadien-français », dans La tragédie est un acte de foi , Montréal, Leméac. (Coll. « Documents »), 1973, p. 57.

7 aspirations politiques indépendantistes. Or, cette prise de conscience à laquelle Dubé fait allusion et qui a eu lieu chez lui vers la fin des années 1950, s’est accentuée et politisée radicalement durant la décennie de 1960. De plus, elle coïncide chez lui avec un nouvel intérêt dramaturgique : les rêves et les défis d’une bourgeoisie en crise attirent presque exclusivement son attention à partir de ce moment-là. Godin, pour sa part, voit dans le choix langagier de Dubé, c’est-à-dire l’emploi d’un français plus raffiné, une décision politique qui s’accordait pleinement avec les aspirations politiques du Québec. Il élabore le point de la façon suivante :

Une telle prise de conscience, laquelle implique une option politique, modifiera considérablement son utilisation du langage, parce qu’elle lui fera voir dans une lumière nouvelle le rôle du dramaturge. Celui-ci n’a pas en effet un rôle directement politique à jouer dans la société ; mais s’il est conscient des problèmes qui l’entourent, si la situation politique de la société à laquelle il appartient ne le laisse pas indifférent, il se sent responsable vis-à-vis de cette société. Responsabilité qui se traduira, chez Dubé, par le refus d’une langue appauvrie qui dessert l’élan libérateur d’un peuple, et par le souci de contribuer, pour sa part, à lui donner une langue qui, sans être celle de Paris, soit acceptable 15 .

Qui plus est, Dubé voulait éviter à tout prix les excès du « joual » parce qu’il croyait que les

pièces écrites dans ce qu’il appelle ce « jargon 16 » n’étaient pas « exportables 17 » et il voulait que

les siennes puissent être jouées ailleurs dans le monde francophone 18 . C’est une autre raison pour

laquelle ses personnages ne se sont jamais exprimés en joual, même ceux de ses premières

pièces, celles qui concernent le prolétariat. Enfin, Maximilien Laroche, qui a consacré un des

15 Jean Cléo Godin, « Mourir sa vie, vivre sa mort : le monde de Marcel Dubé », dans Le théâtre québécois : introduction à dix dramaturges contemporains , de Jean Cléo Godin et Laurent Mailhot, Montréal, Éditions HMH, 1970, p. 85.

16 Marcel Dubé, « Conférence à Sainte-Agathe », dans La tragédie est un acte de foi , p. 52.

17 Loc. cit ., Marcel Dubé, « Problème du langage pour le dramaturge canadien-français », p. 46.

18 Toutefois, il convient de remarquer sur ce point que le théâtre de Michel Tremblay a montré amplement par la suite que Dubé se trompait. Les pièces de Tremblay ont été jouées en France et ailleurs avec beaucoup de succès.

8 chapitres de son ouvrage intitulé Marcel Dubé à l’étude du problème du langage chez Dubé, observe :

Il faut cependant faire remarquer qu’alors même que les personnages parlaient le langage le plus vériste, il ne s’est en fait jamais agi du véritable joual, mais plutôt d’une langue populaire plus ou moins stylisée en vue de reproduire la vérité et le naturel du parler populaire, mais non point exactement calqué sur le vocabulaire et la syntaxe de celui-ci 19 .

Il s’agissait, pour Dubé, d’arriver à un compromis langagier qui était acceptable entre la correction de la langue écrite et le langage parlé, car, dans une œuvre scénique, comme le signale

Laroche, il faut qu’il y ait un rapport entre le langage parlé par les personnages et celui du public.

Le dramaturge ne s’adresse pas au public dans le langage de celui-ci, mais il doit faire entendre à ce public un langage qu’il reconnaîtra comme le sien. Ainsi l’homme de théâtre le plus personnel est-il forcé d’emprunter son langage au public auquel il s’adresse pour se faire entendre de lui. Nulle part sans doute l’écrivain n’est plus tributaire qu’au théâtre du langage de sa société, de son peuple, de son milieu et de sa génération 20 .

À partir du moment où Dubé a décidé de mettre sur pied un théâtre original et typiquement

canadien-français, il « liait son sort à celui de ce public avec lequel et pour lequel il entendait

œuvrer 21 ». En outre, d’après Laroche, « [i]l rendait du même coup sa langue tributaire de la

sienne 22 ». C’était une décision langagière prise délibérément par Dubé puisqu’il voulait réussir dans son domaine 23 et qui explique la cohérence langagière de son œuvre. En effet, qu’il s’agisse

des prolétaires ou des bourgeois, leur langage reflète une certaine réalité sociolinguistique.

19 Maximilien Laroche, Marcel Dubé , Montréal, Fides. (Coll. « Écrivains canadiens d’aujourd’hui »), 1970, p. 102.

20 Ibid ., p. 96.

21 Ibid ., p. 96.

22 Ibid ., p. 96.

23 Rappelons que presque en même temps que Dubé se rendait compte du rapport étroit entre la survie de la langue française et l’avenir du Québec, soit vers 1960, la parution des Insolences du Frère Untel , de Frère Jérôme, en réalité Jean-Paul Desbiens, religieux et enseignant à Alma, a fait sensation et le livre est devenu le livre le plus vendu au Canada. Dans cet ouvrage, Desbiens critiquait ouvertement le manque de direction et la médiocrité

9

De surcroît, les pièces qui constituent notre corpus représentent la période la plus productive de la carrière dramaturgique de Dubé, c’est-à-dire celle qui va du début des années 1950 à la fin des années 1970 24 . Pour notre corpus, nous avons retenu les pièces suivantes : Zone (1953), Un simple soldat (1957), Florence (1957), Bilan (1960), Un matin comme les autres (1968) et Le réformiste ou l’honneur des hommes (1977). Au sujet de ce choix, nous pouvons déjà faire quelques observations préliminaires : d’abord, il se compose de trois groupes de pièces que nous classons comme scéniques, télévisuelles et mixtes (conçues au départ pour la télévision et adaptées par la suite pour la scène par l’auteur lui-même); ensuite, il contient les idées maîtresses de l’auteur : ses idées socio-politiques, ses sujets et ses thèmes favoris et ses techniques dramaturgiques les plus saillantes et, enfin, ce corpus illustre la transformation dramaturgique qui s’est produite chez Dubé avec le passage du temps.

Godin divise l’œuvre de Dubé en deux grandes parties : dans la première, qui commence avec

De l’autre côté du mur (1952), son premier succès, le dramaturge se penche sur les problèmes des prolétaires coincés dans des situations intolérables et incapables de réussir dans la vie par

générale du système d’éducation au Québec qui, par conséquent, ne préparait adéquatement ni les futurs maîtres d’école et professeurs pour une carrière dans l’enseignement ni les élèves qui se trouvaient sous leur tutelle. Pis encore, il considérait l’emploi systématique du joual par les jeunes, leurs parents et même le corps enseignant comme une vraie disgrâce. Cette situation linguistique était donc mortelle pour l’avenir de la langue française en Amérique du Nord et pour le Québec en tant que nation. Il fallait redresser ce tort au plus vite en commençant par l’amélioration de la qualité du français employé par les enseignants à travers toute la province, ce qui s’accomplirait seulement si le gouvernement les entraînait mieux. Pour Desbiens, le salut de la langue française était directement lié aux initiatives que le gouvernement pourrait prendre dans ce domaine. Initiatives qui finiraient par changer de fond en comble l’attitude de la population à l’égard de son usage. En dernière analyse, nous constatons que Dubé et Desbiens luttaient de façon différente, puisqu’ils utilisaient des genres différents, pour une langue française de qualité.

24 À partir de la fin des années 1970, il y a eu un déclin significatif en quantité dans sa production théâtrale. En fait, il n’a écrit qu’un téléroman, La vie promise , qui a été annulé presque aussitôt à cause des coupures budgétaires à Radio-Canada, et une pièce de théâtre, L’Amérique à sec , une comédie cocasse qui n’a pas eu cependant le succès espéré par l’auteur.

10 suite de conditions politiques, économiques et culturelles qui leur sont nettement défavorables; dans la deuxième, qui débute avec Bilan , il traite des bourgeois, de ces parvenus qui ont remplacé Dieu par l’argent et qui sont convaincus que celui-ci peut tout acheter, y compris l’amour et le bonheur. Godin a vu juste car si nous considérons Bilan , dans sa version télévisuelle de 1960, comme une pièce de transition, nous pouvons regrouper les pièces choisies en deux groupes distincts : Zone , Un simple soldat et Florence d’un côté puisque les personnages

sont des prolétaires ou de petits employés de bureau et Un matin comme les autres et Le réformiste ou l’honneur des hommes , de l’autre côté puisque les personnages sont tous des

bourgeois.

En outre, dès la première lecture du corpus, nous pouvons détecter une certaine continuité de

pensée et un développement thématique que Dubé poursuit de pièce en pièce. Sur ce plan, nous

pouvons grouper les pièces suivantes : Zone et Un simple soldat , puisque le dramaturge y discute

de l’incapacité d’intégration sociale de certains individus défavorisés. Florence et Le réformiste

ou l’honneur des hommes , où, parmi les nombreux thèmes, Dubé cible le syndicalisme et le rôle

que celui-ci peut jouer en tant que défenseur des droits de l’ouvrier. Finalement, nous mettons

ensemble Bilan et Un matin comme les autres , dont le thème principal de la première est

l’ambition politique démesurée et celui de la seconde est l’indépendantisme, ses avantages et ses

désavantages. De sorte que de pièce en pièce, le théâtre de Dubé devient de plus en plus

politiquement engagé.

Par ailleurs, quelques-unes des pièces qui forment notre corpus ont été conçues d’abord pour la

télévision et adaptées par la suite pour la scène : Florence , Un simple soldat et Bilan . D’autres,

par contre, telles que Zone et Un matin comme les autres , ont été écrites pour la scène et, plus

tard, adaptées pour la télévision. Nous postulons que les premières manifestent des

11 caractéristiques spatiotemporelles, télévisuelles ou cinématographiques qui les distinguent de celles conçues strictement pour la scène. Après tout, ce sont deux médias différents. Bien que cet aspect ne fasse pas directement partie du sujet de cette thèse, il serait utile de les comparer en passant sous cet angle afin de déterminer jusqu’à quel point ces caractéristiques ont affecté l’œuvre strictement scénique de Dubé.

En ce qui concerne la période qui va de Zone au Réformiste ou l’honneur des hommes , le moins

que nous puissions dire c’est qu’elle a été décisive dans la transformation et la démocratisation

du théâtre québécois. Là-dessus Alonzo Le Blanc et Lucie Robert, résument les faits :

Bref, le théâtre, comme les autres genres, mais avec la force qui le caractérise, annonce et préfigure le dégel qui va suivre. La dénonciation de l’hypocrisie quasi inhérente à un régime clérical autoritaire, le refus des valeurs traditionnelles imposées à coups d’arguments péremptoires, l’examen politique du pouvoir paternel, la montée d’une pensée sociale scrutant désormais l’autorité civile ou religieuse, l’affirmation d’une liberté individuelle de pensée et d’action, le goût des jeunes de se montrer tels qu’ils sont et de parler parfois le langage d’ici, voilà autant de traits qui caractérisent les œuvres théâtrales les plus progressistes de cette période 25 .

Ils dressent le bilan de la plupart des transformations qui ont vu le jour et qui ont métamorphosé la société québécoise, transformations que nous pouvons repérer dans le théâtre dubéen si nous l’examinons de près. Voilà pourquoi Martial Dassylva parle d’ « effervescence 26 » dans le

domaine théâtral en se référant surtout aux années 1965-1972, et Jacques Cotnam explique le

rôle du théâtre en tant qu’ « instrument de contestation sociale et politique 27 ». La société

25 Alonzo Le Blanc et Lucie Robert, « Le théâtre », dans Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec , t. III : 1940-1959 , Maurice Lemire (dir.), Montréal, Fides, 1982, p. LII.

26 Voir Martial Dassylva, Un théâtre en effervescence : critiques et chroniques, 1965-1972 , Montréal, Éditions La Presse. (Coll. « Échanges »), 1975.

27 Voir Jacques Cotnam, Le théâtre québécois, instrument de contestation sociale et politique , Montréal, Fides. (Coll. « Études littéraires »), 1976.

12 québécoise a, effectivement, beaucoup évolué pendant ces années et le théâtre a accompagné et même anticipé certaines des mutations qui se sont opérées dans les milieux social, politique et culturel. Pour s’en convaincre, il suffit de nommer deux pièces de Dubé qui ont causé une grande controverse à l’époque à cause des idées indépendantistes qui y sont exprimées par quelques personnages, c’est-à-dire Les beaux dimanches et Un matin comme les autres . Pensons aussi aux pièces de Michel Tremblay et de Jean-Claude Germain et à la polémique qu’elles ont causée : les deux dramaturges se sont servis délibérément du joual pour faire parler leurs personnages 28 .

Dans cette thèse, nous analysons aussi les aspects suivants : la confrontation des personnages,

leurs alliances et leurs mésalliances, la difficile libération sexuelle de la femme, le rêve politique

québécois exprimé d’une façon explicite ou implicite, les thèmes de la quête de soi, de l’évasion,

de l’ailleurs, de l’ennui, de la peur, de l’impuissance, de l’indépendantisme, entre autres, car ils

se répètent à travers l’œuvre dubéenne et deviennent, en conséquence, des leitmotive. Ce faisant,

nous tenterons de comprendre les raisons spécifiques pour lesquelles les personnages dubéens se

trouvent en conflit avec eux-mêmes, leurs familles et leur société. Nous voulons déterminer les

causes possibles de l’aliénation de personnages qui sont en même temps canadiens-français (ou

québécois à partir des années 1960), et universels. Pour Jean Ethier-Blais, « [c]e qui est très beau

chez lui [Dubé] et ce qui est très fort, c’est qu’il a toujours tendu à l’universel et non au

particularisme 29 ». Cette tendance vers l’universel explique, au moins partiellement, l’actualité et la popularité de certaines de ses pièces puisqu’elles continuent d’être jouées de nos jours. Bien que la plupart des sujets traités par l’auteur soient typiquement québécois, ils peuvent être aussi

28 Cette caractéristique sociolinguistique a fini par être étroitement associée avec le mouvement indépendantiste pendant la décennie de 1970.

29 Marcel Dubé, Dubé raconte , cassette inédite nº 6, Bibliothèque de McGill University, 1988.

13 universels et, certes, beaucoup des réactions des personnages aux situations où ils se trouvent sont celles de tous les humains.

Dubé a donc ciblé deux classes sociales bien distinctes et notre choix de pièces reflète amplement ces deux couches sociales et leurs défis quotidiens, leurs revendications de toutes sortes, leurs rêves ainsi que leurs nombreuses déceptions. Or, les désillusions des personnages mènent directement à leur mal de vivre et à leur malheur, car, il faut l’admettre, aucun protagoniste dubéen n’est heureux, exception faite de Virgile et Blanche, dans Le temps des lilas , qui continuent de s’aimer en dépit de l’usure du temps et de la mort prématurée de leur fils unique à la guerre, un rude coup qui aurait pu les séparer émotionnellement. Néanmoins, ils sont l’exception à la règle. En fait, les choses tournent plutôt mal pour les héros dubéens au fur et à mesure que l’action se développe et, au dénouement, soit ils se suicident, soit ils sont tués, ou ils finissent complètement abandonnés et ignorés des leurs et condamnés à continuer à vivre dans l’isolement et la solitude. C’est pour ces raisons que d’aucuns affirment que les pièces de Dubé sont trop « noires ou pessimistes 30 », ce qui signifie pour eux que le dramaturge y expose une

vision trop pessimiste, fataliste et même tragique de la condition humaine. Dubé, de son côté,

n’est pas tout à fait d’accord avec cette opinion pourtant répandue et se justifie en disant que son

but principal était d’être réaliste et de dire vrai. « Je ne voulais pas être noir et pessimiste. Je

cherchais à découvrir la tragédie chez mes personnages 31 . » Cela dit, il convient de noter que ni prolétaires ni bourgeois n’arrivent à trouver le bonheur dans leur vie quotidienne, caractéristique qui les rapproche encore plus des personnes de tous les jours qui se trouvent dans des situations identiques. Dans la poursuite ultérieure du bonheur, les personnages dubéens se laissent dérouter

30 Loc. cit., Marcel Dubé, « La tragédie est un acte de foi », dans La tragédie est un acte de foi , p. 10.

31 Ibid ., p. 13.

14 par toutes sortes de situations et de tentations qui leur sont nettement défavorables et qui vont gâcher leurs rapports avec leurs semblables. Bref, leur vulnérabilité et leur fragilité deviennent ainsi des traits de caractère qui les rendent encore plus attachants aux yeux du public.

Quoique notre corpus ne soit qu’un échantillon de l’œuvre énorme de Dubé, il met en relief ce qui la distingue des autres dramaturges de son temps et, par conséquent, la rend unique en son genre. Des personnages à multiples facettes, pris dans des situations sans issue, des sujets d’une grande actualité à l’époque et, en même temps, controversés, capables de déclencher des polémiques pertinentes auprès du public et, par la suite, des prises de position en toute connaissance de cause, une thématique liée à la vie quotidienne et une dramaturgie en évolution, voilà, en somme, ce que Dubé a créé dans son théâtre.

1.1.2 L’état général de la question (ouvrages, thèses, mémoires de maîtrise et

articles divers)

L’œuvre dubéenne a attiré l’attention de maints critiques, universitaires, metteurs en scène, cinéastes et du grand public en général et elle a été l’objet de plusieurs thèses de doctorat, de mémoires de maîtrise, d’ouvrages, d’articles savants, de nombreuses critiques et même de documentaires. Cela dit, la plupart des ouvrages et des études concernant cette œuvre ont été faits pendant les années 1970, car le dramaturge avait alors atteint le sommet de sa carrière. On parlait fréquemment de lui dans les journaux, dans les magazines, à la radio et à la télévision.

Déjà en 1962, dans la série « Le pouvoir des mots. Profession écrivain », le réalisateur Claude

Godbout avait déjà tourné un court métrage intitulé Marcel Dubé, l’identité des siens , qui faisait le point sur l’auteur et son œuvre jusqu’à cette année-là. Godbout y raconte que Dubé est le produit de son milieu et que son œuvre reflète de près les changements sociopolitiques et

15 culturels du Québec. De plus, il suggère que les rêves et les déceptions des personnages dubéens sont ceux aussi du Canadien français/Québécois ordinaire. Ce documentaire a été télédiffusé régulièrement et il a été aussi distribué dans le réseau de bibliothèques publiques, collégiales et universitaires contribuant ainsi à l’établissement de la réputation de Dubé en tant que dramaturge d’envergure. En réalité, le public avait déjà entendu parler de lui d’une façon régulière depuis

1952. Donc, chaque fois qu’une troupe québécoise faisait la mise en scène d’une nouvelle pièce de l’auteur ou même celle d’une ancienne, la grande

occasion acquérait une certaine importance et, en même temps, son œuvre devenait de nouveau l’objet de maintes critiques et études. De son côté, Dubé lui-même a su exploiter adroitement les avantages des campagnes de publicité associées à ses œuvres pour faire une promotion efficace.

« Attendue, commentée à l’avance, soigneusement “lancée”, une nouvelle pièce de Marcel Dubé est un événement montréalais. Nous étions prévenus depuis longtemps 32 . » C’est de cette

manière que Jean Basile se réfère à la promotion de Les beaux dimanches .

Deux des premiers ouvrages sérieux sur Marcel Dubé et son œuvre, parus en 1970, sont celui de

Laroche (que nous avons déjà cité plus haut) et celui d’Edwin Hamblet qui a pour titre Marcel

Dubé and French-Canadian Drama . Dans son ouvrage, Hamblet crée un lien direct entre Expo

67, surtout les nouveaux théâtres construits à Montréal, comme ceux qui font partie de la Place des Arts, pour les célébrations du centenaire de la Confédération, et la popularité grandissante et l’éclatement du genre dramatique au Québec. De plus, il soutient ceci :

32 Jean Basile, « Les beaux dimanches de Marcel Dubé », article tiré de Le Devoir , 13 février 1965, p. 11, dans Marcel Dubé. Dossier de presse, 1953-1980 , 140 pages, Sherbrooke, Bibliothèque du Séminaire de Sherbrooke, 1981.

16

Dubé, who feels strongly attached to his fellow French Canadians, may very well become their first playwright to enjoy an international reputation. Such recognition will be forthcoming, for Dubé has already established himself in Canada as a dramatist of considerable merit and will almost certainly surpass the déjà vu of his present plays 33 .

Hamblet a su prédire correctement la réussite théâtrale de Dubé. En outre, dans son ouvrage, il

consacre trois chapitres à l’étude chacun d’un aspect différent de son œuvre. Ainsi, un chapitre

traite de ses thèmes principaux, un autre de ses personnages et un dernier de la structure de ses

pièces et de ses techniques dramaturgiques favorites. En parlant des personnages, par exemple,

Hamblet arrive à cette conclusion :

Marcel Dubé draws our attention to the sordid lives that countless people are forced to lead, even though the stark reality of their plight may be shocking and revolting. Refusing to obscure the actual conditions of their deplorable destinies with an aura of unjustified optimism, Dubé forces us to know that such persons are all around us. His characters are interesting not only because of their individual personalities; they also serve to illustrate several important themes with which the playwright is actively concerned. Their behavior is usually the direct or indirect result of some social phenomenon that interests Dubé and that is manifest in French-Canadian society 34 .

Pour Hamblet, ce refus d’embellir la situation où se trouvent ses personnages est, en fait, typique

du théâtre dubéen, ce qui le rapproche du réalisme. Dans son ouvrage, Le roman québécois de

1944 à 1965 : symptômes du colonialisme et signes de libération , Maurice Arguin parle

« d’empêchements à vivre 35 », qu’il identifie comme les trois « valeurs-refuges » qui ont empêché les Canadiens français de s’accomplir durant de longues années : le passé, la religion et la famille. Le héros dubéen en est la victime, car ces valeurs-refuges deviennent, s’il ne les rejette pas sans le sentiment de culpabilité, une barrière à son accomplissement et à son bonheur

33 Edwin Joseph Hamblet, Marcel Dubé and French-Canadian Drama , New York, Exposition Press, 1970, p. 106. Texte anglais en italique.

34 Ibid ., p. 77. Texte anglais en italique.

35 Maurice Arguin, Le roman québécois de 1944 à 1965 : symptômes du colonialisme et signes de libération . Québec, CRELIC, Université Laval. (Coll. « Essais », n° 1), 1985, p. 84.

17 en tant qu’individu et comme membre d’une classe sociale spécifique. En fait, sous leur emprise l’individu se sent marginalisé et exclu, ce qui ajoute à son aliénation. C’est aussi ce que Michel

Laurin appelle « le poids de la petite enfance sur l’âge adulte 36 », car ces valeurs-refuges marquent profondément la personnalité de l’individu qui, par la suite, dans son âge adulte, trouve difficile sinon impossible de s’en débarrasser complètement.

Selon Hamblet, le thème fondamental du théâtre de Dubé est celui de la fatalité.

The theme that outstandingly unites all of Marcel Dubé’s plays is that of an all- encompassing tragic fatality. Dubé has created in his theater a closed universe from which there is no means of escape. His vision is tragic and somber. In classical antiquity the gods were blamed for the fate that characterized the existence of Electra, Antigone and Phedra. Dubé believes that the gods have now been replaced by an impersonal and bureaucratic society that has a crushing strangle hold on the individual who can do nothing about it 37 .

Enfin, Hamblet aborde la question de structure et celle des techniques dubéennes :

He excells [sic ] in creating an atmosphere that the audience can grasp immediately. He tends at times to jolt the ambience of his works by interjecting seemingly irrelevant incidents and melodramatic elements. Perhaps the basic structure of his texts needs simplification. As we have seen, television has greatly influenced his techniques of exposition and preparation. Dubé is aware of the adverse effect of television writing, but he is not afraid to rewrite a play 38 .

Quoique Hamblet ait raison en ce qui touche à son observation sur quelques scènes mélodramatiques chez Dubé dont la nécessité reste en doute dans le développement de l’action, comme nous verrons plus loin dans l’analyse de notre corpus, par contre, nous trouvons que l’allusion à sa maîtrise des techniques télévisuelles, (le bruitage, la musique, l’éclairage, le gros

36 Michel Laurin, Étude de Un simple soldat de Marcel Dubé , Laval, Québec, Groupe Beauchemin, 1998, p. 42.

37 Op. cit ., Edwin Joseph Hamblet, p. 79. Texte anglais en italique.

38 Ibid ., p. 58. Texte anglais en italique.

18 plan et la division de l’aire du jeu) a été un avantage précieux qui lui a permis d’être novateur dans son domaine.

Toutefois, c’est Laroche qui a eu le mérite de faire l’étude la plus approfondie de Dubé jusqu’en

1970. Dans Marcel Dubé , il analyse en détail plusieurs aspects du théâtre dubéen et arrive à la

conclusion que

[l]’œuvre de Marcel Dubé n’a cessé d’évoluer, donc de se renouveler, de s’adapter à des exigences nouvelles tout en poursuivant sa trajectoire propre, passant de l’examen d’une classe à celui d’une autre, affirmant et épurant toujours plus le langage de ses personnages, s’ouvrant enfin à des horizons de moins en moins assombris, obéissant de toute évidence à des exigences diverses : esthétique, technique et thématique 39 .

Dans la citation ci-dessus, Laroche souligne plusieurs aspects de l’œuvre dubéenne qui nous paraissent d’une importance capitale : d’abord, le renouvellement constant de sa dramaturgie, ensuite, il se réfère à l’épuration du langage de ses personnages, ce qui est arrivé effectivement quand il a délaissé les prolétaires pour traiter des bourgeois. Après, il mentionne les dénouements de ses pièces qui semblent être moins pessimistes, car les personnages semblent être de plus en plus en charge de leur destinée et donc libres de choisir le chemin à suivre. Notons, cependant, que quoique cette dernière observation soit valable pour une pièce comme Pauvre amour (1969),

elle ne l’est plus pour Le réformiste ou l’honneur des hommes . Ensuite, en ce qui concerne la

structure de ses pièces, par exemple, l’universitaire fait une observation clé car, en effet, nous

pouvons la vérifier dans plusieurs des pièces dubéennes :

Les pièces de Marcel Dubé adoptent même une forme circulaire qui consiste à ramener, au dénouement, l’action et les personnages dans le décor et les lieux du début de la pièce. C’est le cas pour Zone , ce l’est aussi pour Pauvre amour . Par là se traduit cette retombée dans la réalité dont je parlais, cet échec si l’on préfère de la tentative d’évasion des personnages puisque les héros, après avoir parcouru le monde, dans Pauvre amour ou encore le Canada et

39 Op. cit ., Maximilien Laroche, Marcel Dubé , p. 134.

19

le Québec, dans Un simple soldat , sont obligés de revenir à leur point de départ confesser ou subir leur échec 40 .

Ainsi, Tarzan revient à l’arrière-cour du début après s’être enfui de la prison, pour subir son sort,

Joseph, après avoir voyagé à travers le Canada, revient à Montréal pour enfin se rendre compte

qu’il n’y a pas de place pour lui dans sa ville natale, et Georges et Françoise, dans Pauvre

amour , reviennent au Québec, après leur escapade européenne à la recherche de renouvellement

dans leurs relations amoureuses, afin de prendre la décision finale de se séparer 41 . De cette

manière, l’exposition et le dénouement, le commencement et la fin, se joignent spatialement

puisque les personnages reviennent à leur point de départ. Remarquons, cependant, que le cercle

ne se ferme pas psychologiquement pour ces personnages étant donné que Georges et Françoise

ont pris la décision de se séparer définitivement et de repartir à zéro tout seuls. Quant à Tarzan et

Ciboulette, la mort prématurée du premier mettra une fin abrupte à leurs rapports.

Par ailleurs, Laroche souligne que « Marcel Dubé, de par le poids de son œuvre, est condamné à

aller jusqu’au bout de ses rêves et de notre attente [l’indépendance du Québec] 42 ». Or, cette volonté d’ « aller jusqu’au bout » de ses pensées et de ses actes est une constante chez Dubé, partagée aussi par presque tous ses personnages principaux. Ce ne sont pas tous les personnages qui ont le courage nécessaire pour s’y rendre, cependant. Leur lâcheté, quelquefois leur conformisme aussi, sinon la soumission à une certaine routine qui s’est emparée d’eux, les empêchent de changer le cours de leur vie pour le mieux. Ils se sentent emprisonnés dans une toile d’araignée, dans un cul-de-sac :

40 Ibid ., p. 90.

41 Ils trouvent le courage de rompre tout commerce, car ils ne s’aiment plus, afin de ne pas vivre hypocritement. Ils sont le premier couple dans le théâtre dubéen à prendre décisivement en main leur avenir en tant que couple.

42 Op.cit ., Maximilien Laroche, Marcel Dubé , p. 135.

20

Emprisonnés dans la situation qui leur était bien faite, ces personnages, selon le mot de Jean- Paul Vanasse, rêvaient d’une impossible évasion. Tous leurs efforts étaient cependant irrémédiablement voués à l’échec. Il y avait comme une logique de leur situation qui tout à la fois les poussait à chercher à se libérer des liens et des entraves qu’on leur imposait et qui, en même temps les condamnait par avance à l’échec. C’était le piège tragique par excellence, celui qui pousse l’homme à la révolte et le punit précisément pour ce crime. Tel est le sort des personnages de Dubé depuis Zone jusqu’aux Beaux Dimanches 43 .

Quoique Laroche se soit limité dans ses commentaires aux pièces des années 1950 et 1960, quelques autres pièces qui ont suivi montrent un héros acculé au pied du mur et qui devient la victime des circonstances où il se trouve, incapable de s’en sortir. Il suffit de penser à la situation de Régis, dans Le réformiste ou l’honneur des hommes , pour s’en rendre compte. Néanmoins, il faut noter que ce dernier type de héros opte pour une solution en pleine conscience et non par défaut. Il sait qu’il doit changer son comportement s’il veut améliorer ses rapports avec autrui, ou sortir de l’embarras où il se trouve, mais il devient prisonnier de son idéologie qui ne lui permet pas de faire le premier pas pour tout changer. Il préfère jouer le rôle d’un martyr et faire un geste symbolique au dénouement.

Dans son ouvrage, Laroche analyse l’emploi du langage chez Dubé : il arrive à la conclusion que l’œuvre dubéenne est le miroir de toute une génération, celle de l’auteur, qui veut se débarrasser de plus en plus de toutes sortes de contraintes inutiles. Aussi, comme Hamblet, Laroche regarde de près la dramaturgie de Dubé, son goût pour le genre tragique et l’influence tant américaine qu’européenne qu’il a subie. Sur ce dernier point, nous retenons le fait que l’influence du théâtre américain, surtout les pièces de Tennessee Williams, Arthur Miller, Edward Albee et Eugene

O’Neill a été prépondérante chez Dubé. C’est aussi l’avis de Marco Micone : « Il ne faut cependant pas s’étonner de retrouver dans son œuvre des traits de personnages ou de style

43 Ibid ., p. 50.

21 américains, comme “le self-made man” ou le jeu de la vérité 44 . » En effet, ces deux concepts jouent un rôle majeur dans le théâtre dubéen. Dans sa pièce Un matin comme les autres , par exemple, il est question de deux couples qui se confrontent à travers le « jeu de la vérité 45 », qui est l’une des caractéristiques les plus saillantes du théâtre bourgeois américain du XX e siècle. Il suffit de mentionner Qui a peur de Virginia Woolf ? pour se rendre compte de l’importance de la technique. En outre, les thèmes du « self-made man » ainsi que celui de la consommation associée au concept de l’ « american way of life » et son matérialisme excessif sont d’autres aspects mis en évidence dans l’œuvre dubéenne, tous des thèmes bien américains. William, dans

Bilan et Victor, dans Les beaux dimanches , représentent bien le concept du nouveau « self-made

man » québécois. Tous les deux, pauvres au début de leur vie, ont réussi à amasser des fortunes

considérables grâce à leur initiative personnelle et au désir profond de faire partie de la

bourgeoisie. En s’enrichissant, néanmoins, ils deviennent progressivement esclaves de l’argent

qui finit par gouverner tous les aspects de leur vie. Pis encore, ils se laissent corrompre par de

fausses valeurs qui créent des barrières entre eux et les leurs. Le temps, l’amitié, la tendresse et

l’amour qu’ils devraient consacrer à leurs familles sont remplacés systématiquement par l’achat

d’un confort qui ne leur dit rien et qui ne comble pas leurs besoins sentimentaux les plus

profonds. Leurs familles, après avoir essayé maintes fois de les « sauver », de leur détourner,

sans succès de leur trajectoire destructive, finissent par les mépriser et les abandonner à leur

44 Marco Micone, « Marcel Dubé à la recherche du personnage ». Mémoire de maîtrise, McGill University, 1973, p. 3.

45 Plus loin dans notre analyse, lors de l’analyse détaillée des pièces de notre corpus, nous reviendrons sur les caractéristiques principales de cette technique théâtrale, car elle joue un rôle de premier plan dans la dramaturgie dubéenne. Il suffit de penser à Qui a peur de Virginia Woolf ? (qui date de 1961-1962), d’Edward Albee, comme l’exemple par excellence de cette technique. Quoiqu’il y ait quelques parallèles entre la pièce d’Albee et celle de Dubé, il y a aussi des différences frappantes, comme nous verrons lors de notre étude approfondie d’ Un matin comme les autres .

22 destinée. Les problèmes psychiques d’une bourgeoisie nord-américaine dont les membres se trouvent seuls, tourmentés et aliénés, constituent un champ fertile pour les auteurs, ce que Dubé a su exploiter dans son œuvre 46 . Dubé a traduit plusieurs pièces américaines et canadiennes telles

Mort d’un commis-voyageur de Miller, Dernière heure de Ben Hetch et Charles MacArthur,

Cendres et La cage de Mac Shoub et L’étoile de mer , d’Irving Shaw, ce qui montre son intérêt

pour l’œuvre et les techniques scéniques de ces dramaturges. Dans la conclusion de son discours

à la Société royale du Canada, en 1961, le dramaturge admettait ceci :

En vous quittant, il me revient à la mémoire une phrase d’Arthur Miller qui résume si bien ma pensée que je ne résiste pas à la tentation de vous la citer ; elle est pour moi une forme de credo, une manière de voir que je corrobore : « … Mes pièces, disait-il, sont une façon de dire à mon prochain : voici ce que tu vois chaque jour ; ce que tu penses, ce que tu ressens : maintenant, je vais te montrer ce que tu sais vraiment, mais ce que tu n’as pas eu le temps, ni la curiosité, ni l’intelligence, ni les moyens de comprendre »47 .

La référence à Arthur Miller ne passe pas inaperçue. Le dramaturge américain a eu une influence

majeure dans le milieu théâtral nord-américain. Dans ses nombreuses pièces pour la scène, la

radio et la télévision, il analyse la crise identitaire chez les membres de la classe moyenne, ses

causes et ses conséquences. En tant qu’auteur socialement et politiquement engagé, ses œuvres

46 D’ailleurs, cette fascination pour les États-Unis se remarque dès le début de sa carrière avec des personnages tels Tarzan (inventé par l’Américain Edgar Rice Burroughs, le roi de la jungle, un héros invincible) et Florence. Tarzan s’adonne à la contrebande des cigarettes avec des Américains en traversant la frontière entre le Canada et les États- Unis illégalement et Florence pose sa candidature pour un emploi à New York, montrant jusqu’à quel point l’appel des États-Unis est un fait incontournable pour bien des Canadiens. Cette fascination se termine avec sa dernière pièce, L’Amérique à sec (1987) où Conrad, le protagoniste, fait la contrebande de l’alcool entre les deux pays pendant la Prohibition. En effet, la domination politique, économique et culturelle américaine se fait sentir partout en Occident et influence la société canadienne à tous les niveaux.

47 Loc. cit ., Marcel Dubé, « Réponse de M. Dubé de la Société royale du Canada », p. 36.

23 se caractérisent par un commentaire sociopolitique percutant qui a inspiré ses contemporains et ses successeurs 48 .

En plus de ces caractéristiques typiquement américaines, Laroche ajoute l’influence de

Broadway dans la promotion du vaudeville américain et des revues dans toute l’Amérique du

Nord, y compris au Québec, pendant la fin du XIX e siècle et la première moitié du XX e siècle.

Tôt ou tard, d’après lui, les grands succès théâtraux newyorkais se jouaient à Montréal maintes fois en version originale mais aussi, de temps en temps, en français. Les revues théâtrales québécoises, surtout, ont connu un succès énorme à Montréal dès la fin du XIXe siècle et les

Fridolinades de Gélinas, à partir de 1937, n’ont fait qu’augmenter le goût du public pour ce

genre de divertissement léger. Dubé, en tant que mordu du théâtre, ne pouvait échapper ou être

indifférent aux influences américaines dont quelques-unes se révèlent à leur tour dans ses

drames. Comme chez Miller, par exemple, l’action de ses pièces a lieu dans un cadre familial où

toutes sortes de conflits sont exposés dans des jeux de la vérité brutaux. De plus, les deux

dramaturges mettent en lumière les dangers d’une société de consommation, dangers qui

corrompent les valeurs innées de l’individu en le privant de sa liberté et de sa dignité.

Dans son ouvrage, Laroche ajoute que l’influence du théâtre américain se juxtapose à celle du

théâtre européen chez Dubé. Le dramaturge lui-même confesse sa fascination pour l’œuvre de

certains dramaturges européens, tels Racine, Giraudoux, Anouilh, Claudel et Tchekhov (en ce

qui concerne le dramaturge russe, par exemple, Dubé le considère « l’inventeur du théâtre

48 À titre d’exemples, mentionnons des pièces telles Mort d’un commis voyageur , Ils étaient tous mes fils , Les Sorcières de Salem , Incident à Vichy , Vu du pont et Le dernier Yankee , pour mettre en relief l’envergure de son œuvre. En outre, soulignons Willy Loman, dans Mort d’un commis voyageur , un personnage masculin en état de crise psychique qui finit par se suicider au dénouement convaincu qu’il vaut plus mort que vivant pour sa famille.

24 moderne 49 »), qu’il aimait et qu’il avait, dit-il, lus et relus à plusieurs reprises 50 . En outre, sa fascination pour la tragédie deviendra une préoccupation majeure chez lui au cours de sa carrière. D’aucuns, tels Jean Royer et Henri-Paul Jacques, affirment même que sa pièce Au retour des oies blanches est la première tragédie québécoise 51 . Quoiqu’il soit toujours difficile de cerner exactement les influences subies par n’importe quel auteur, car lui-même n’en est pas conscient la plupart du temps, d’après ce qu’il avoue dans La tragédie est un acte de foi , celles subies par Dubé sont de nature différente mais complémentaire. D’un côté, son goût pour le genre tragique est indiscutable et devient un type d’idéal qu’il poursuit de pièce en pièce. Ses protagonistes luttent contre un destin qui, d’habitude, ne les épargne pas. D’un autre côté, son admiration pour le théâtre américain et, surtout, la crise au sein de la bourgeoisie dont celui-ci traite, deviennent des sources d’inspiration chez lui. Le théâtre dubéen est donc révélateur de cette double influence. Il nous révèle aussi que Dubé était le produit de son temps, de son milieu et de son peuple. Bien que nous trouvions ce concept un peu simpliste aujourd’hui, cette observation reste, grosso modo, valable et elle s’applique à Dubé. Montréalais, Québécois, et né au XX e siècle, il est inexorablement la somme et le résultat de tout ce qui a pu l’influencer et qui a marqué son époque. Stéphanie Walsh Matthews rappelle qu’ « [i]l existe une relation importante entre le contexte social, la période sociohistorique et le texte littéraire 52 ». Elle a vu

49 Op. cit ., Michel Laurin, Étude de Un simple soldat de Marcel Dubé , p. 20.

50 Loc. cit., Marcel Dubé, « La tragédie est un acte de foi », p. 11. (Signalons, sur ce chapitre, que Dubé admet avoir vu Britannicus sept fois de suite au Théâtre des Compagnons de Saint-Laurent.)

51 Dans cette pièce, Dubé adhère strictement à la règle des trois unités du théâtre classique puisque toute l’action, qui y est très serrée, se passe dans un seul lieu et en l’espace de vingt-quatre heures. De plus, l’héroïne, Geneviève, se suicide au dénouement, victime de sa destinée, destinée d’autant plus tragique pour elle vu que c’est elle-même qui met délibérément en mouvement son déroulement inévitable.

52 Stéphanie Walsh Matthews, « Le réalisme magique dans la littérature contemporaine québécoise ». Thèse de doctorat, University of Toronto, 2011, p. 59.

25 juste et, sous cet angle, l’œuvre de Dubé devient un type de compte rendu d’une époque. Il reste

à savoir comment cette influence intertextuelle voit le jour dans son œuvre, ce qui fait l’un de nos buts.

Finalement, Laroche arrive à une conclusion majeure sur le théâtre de Dubé :

Il n’est donc nullement exagéré de voir dans l’œuvre de Marcel Dubé le miroir d’une génération : celle des adolescents révoltés de ses premières pièces, devenus les adultes et les bourgeois de ses dernières pièces : la génération de l’auteur lui-même, peut-être, qui après avoir changé ses rêves et son désespoir en certitude s’aperçoit de plus en plus que ce n’était qu’une première étape et qu’une libération partielle 53 .

En 1970, lors de la parution de son ouvrage, ce n’était qu’une « libération partielle », parce que les Québécois n’étaient pas encore allés jusqu’au bout de leurs revendications sociales et politiques. Pour cela, il fallait aussi prendre en main leur destinée politique, ce qui s’est passé partiellement lors de l’élection du Parti québécois en 1976, un événement majeur, car c’était la première fois dans l’histoire du Québec qu’un parti politique autonomiste s’emparait du pouvoir et préconisait l’indépendance, tout court.

Dans « Mourir sa vie, vivre sa mort : le monde de Marcel Dubé », Jean Cléo Godin analyse trois pièces, à savoir Zone, Un simple soldat et Bilan et il illustre clairement qu’elles montrent une

évolution dramaturgique constante chez l’auteur, évolution qui se remarque sur les plans thématiques, techniques et structurels. Godin propose que la « souplesse » de la structure des pièces dubéennes est un trait important qui les caractérise toutes.

Dubé a acquis très tôt une grande souplesse, et jamais il ne semble avoir eu à se débarrasser d’une structure figée – en trois ou cinq actes, ou d’une technique traditionnelle ; au contraire, il construit plus spontanément ses pièces en tableaux, et plutôt qu’à la pyramide classique, ses pièces ressembleraient davantage à une série de cercles concentriques ou de spirales

53 Op. cit ., Maximilien Laroche, Marcel Dubé , p. 47-48.

26

autour d’un noyau central. Mais la structure variera constamment, selon les exigences propres de chaque pièce, sans dessein préconçu 54 .

Le critique avance que Dubé a acquis cette malléabilité grâce à sa familiarité avec les techniques

télévisuelles et cela dès le début de sa carrière 55 . C’est la raison pour laquelle le dramaturge préfère organiser ses pièces en tableaux au lieu de diviser l’action en actes et en scènes, selon la tradition, une préférence qui le rapproche des émissions télévisuelles. De plus, Godin souligne que Dubé ne s’est presque jamais laissé séduire par des structures figées qui limiteraient ses choix structuraux, ce qui lui a donné plus de flexibilité encore dans la composition de ses pièces.

Dans Florence , par exemple, il est question d’insertions au sein des tableaux, une solution

adoptée par Dubé qui divise efficacement l’aire de jeu. L’universitaire mentionne un verbe qui

exprime le but ultime du théâtre dubéen, c’est-à-dire le verbe « émouvoir ». Il explique que ce

mot doit être pris dans le sens de « provoquer l’émotion tragique 56 », comme chez les classiques.

Cependant, cela ne veut pas dire que chaque pièce de Dubé soit une tragédie. La plupart, au

contraire, sont des drames, que Godin définit comme étant « une action dramatique où voisinent

volontiers éléments comiques et tragiques, liés de près au quotidien de la vie, et mettant en

lumière le pathétique de certaines situations humaines 57 ». Or, cette définition nous rapproche des traditions théâtrales établies par Diderot, Hugo, Tchekhov et les dramaturges américains du

XX e siècle. Diderot, par exemple, est responsable du développement d’un nouveau genre théâtral au XVIII e siècle, à savoir le drame bourgeois, genre situé entre la comédie et la tragédie, sans

54 Loc. cit ., Jean Cléo Godin, « Mourir sa vie, vivre sa mort : le monde de Marcel Dubé », p. 86.

55 Ce qui est indiscutable puisque De l’autre côté du mur, pièce que Dubé a écrite en 1952, a été « la première œuvre dramatique jouée à la télévision canadienne », dans Le théâtre québécois : introduction à dix dramaturges contemporains , p. 85).

56 Loc. cit ., Jean Cléo Godin, « Mourir sa vie, vivre sa mort : le monde de Marcel Dubé », p. 87.

57 Ibid ., p. 83.

27 toutefois préconiser le mélange des deux. Il y mettait en scène des bourgeois dans des situations bien ordinaires et parlant naturellement, sans artifice, le langage de tous les jours. De plus, quatre caractéristiques du drame bourgeois qui retiennent notre attention sont : le refus de respecter les unités de temps et de lieu, le choix de sujets actuels, pertinents, l’importance d’un décor réaliste et le désir d’émouvoir. Ce sont toutes des caractéristiques que Dubé a exploitées à son tour.

Hugo, pour sa part, est responsable de la création du drame romantique qui a déclenché un fort débat au XIX e siècle entre les partisans des classiques et ceux du nouvel art. Hugo, en tant que

chef de file du nouveau mouvement théâtral, expose, dans la Préface de Cromwell, ses idées maîtresses du genre : un refus de la règle des trois unités, un mélange des genres et des tons, une prédilection pour des sujets historiques, mais qui ne se limite pas seulement au choix de personnes puissantes, et l’emploi du pathétique. Quant à Tchekhov, nous avons déjà mentionné plus haut le respect et l’admiration que Dubé avait à son égard. Dans sa « Conférence à Sainte-

Agathe », il va jusqu’au point de le citer textuellement en choisissant une réplique de Trigorine qui vient du troisième acte de La Mouette . Le personnage y explique le devoir de l’écrivain vis-

à-vis de son public et le résultat de son acte d’écriture. « […] je sais que mon devoir d’écrivain

est de parler du peuple, de ses souffrances, de son avenir, de la science, des droits de l’homme, et

cætera... J’en parle, mais on me presse de tous côtés, on s’irrite contre moi, et je me débats

comme un renard poursuivi par des chiens 58 . » Dubé partage son opinion. Nous nous servirons

de quelques aspects des analyses de Godin sur Zone , Un simple soldat et Bilan lors de notre

propre analyse, car il y fait des commentaires pertinents qui nous seront utiles 59 .

58 Loc. cit ., Marcel Dubé, « Conférence à Sainte-Agathe », Dubé y cite Tchekhov, p. 49.

59 Par ailleurs, les ouvrages de Godin et Mailhot sur le théâtre québécois sont importants car les deux critiques suivront de près l’évolution de ce théâtre en analysant en détail l’œuvre de ses dramaturges les plus importants. En effet, ils publieront un deuxième ouvrage clé là-dessus ainsi qu’un bon nombre d’articles dans toutes sortes de revues savantes et d’ouvrages collectifs.

28

Toujours au début de la décennie de 1970, plusieurs mémoires de maîtrise et thèses de doctorat ont commencé à être déposés. Nous avons déjà cité celui de Micone, « Marcel Dubé à la recherche du personnage » (1972) ; dans son étude, il suit de près l’évolution du personnage dubéen de Zone jusqu’à Pauvre amour :

La tragédie de Tarzan et Joseph Latour devient drame, à partir des Beaux dimanches , où Olivier et Dominique dénoncent les aliénations du peuple québécois et indiquent l’orientation nouvelle de ceux qui, comme Georges [ Pauvre amour ], n’acceptent plus d’approximation dans leur langue ni dans leur culture 60 .

En outre, il convient d’identifier aussi les mémoires suivants, car nous reviendrons sur certains aspects des analyses de leurs auteurs que nous trouvons complémentaires aux nôtres : Yvon

Lavallée, « L’amour et la révolte dans le théâtre de Marcel Dubé » (1973), Jean-François

Crépeau, « L’univers féminin dans l’œuvre de Marcel Dubé » (1974) et Jacques Rivard,

« L’universalité du théâtre de Marcel Dubé » (1992). Dans ces mémoires, les auteurs se penchent sur l’œuvre dubéenne sous des angles différents. Lavallée identifie deux thèmes principaux qui poussent plusieurs personnages dubéens à l’action : l’amour et la révolte. Bien qu’ils sentent la nécessité d’aimer et d’être aimés pour être heureux, presque tous les personnages se rendent compte qu’ils ne le seront jamais et cela pour toutes sortes de raisons que nous analyserons plus loin. Quant à la révolte, elle est non seulement palpable chez la classe ouvrière mais aussi chez les jeunes bourgeois qui sont insatisfaits du statu quo. Crépeau, de son côté, identifie trois types de personnages féminins chez Dubé : les jeunes filles ou héroïnes intraitables, les jeunes filles compromises et les femmes de quarante ans plus. Il les classifie selon ces trois catégories en donnant des exemples de chacun. De plus, sa distinction entre jeunes filles et femmes mûres

60 Op. cit ., Marco Micone, Introduction à « Marcel Dubé à la recherche du personnage », p. 1.

29 est valable, car les deux groupes s’opposent mutuellement vu qu’ils ne partagent pas les mêmes rêves, les mêmes valeurs et les mêmes idéologies. Rivard, pour sa part, souligne quelques-unes des caractéristiques universelles chez l’auteur :

Avec son théâtre, Dubé a donné l’exemple d’une œuvre inspirée de la vie canadienne et qui tend à l’universel : il nous a présenté des personnages qui étaient eux-mêmes , dans lesquels se sont reconnus les Québécois, comme dans les œuvres de Roger Lemelin, Gabrielle Roy, Gratien Gélinas ou Claude-Henri Grignon 61 .

Ainsi, la quête de soi, le désir d’authenticité, l’appel de l’ailleurs, les conflits familiaux, le désir d’indépendance, pour ne mentionner que ceux-là, sont tous des thèmes universels qui font partie intégrante de l’œuvre du dramaturge.

En 2000, Stéphanie Nutting consacrait, dans Le tragique dans le théâtre québécois et canadien- français 1950-1989, un chapitre à Au retour des oies blanches , que certains critiques considèrent

la première tragédie moderne québécoise, une notion que Nutting rejette formellement

puisqu’elle croit que cette pièce n’est pas une tragédie dans le sens traditionnel du terme.

Plus récemment, en 2008, Annick Billet accordait également un chapitre de sa thèse de doctorat

qui a pour titre « Le mal et la souffrance dans la modernité : le théâtre des années 40 et 50 en

France et au Québec » à l’analyse d’ Un simple soldat . Elle y conclut que Joseph Latour cherche

inconsciemment la souffrance et la mort à cause de la mauvaise foi que les siens et la société en

général montrent à son égard. Pour elle, Joseph n’est que la victime de toutes sortes de

circonstances qu’il ne peut contrôler.

61 Op. cit ., Jacques Rivard, « L’universalité du théâtre de Marcel Dubé », p. 50.

30

D’après ce que nous venons de dire, une conclusion s’impose : en choisissant de travailler sur des aspects différents du théâtre dubéen, ces universitaires révélaient, par le fait même, l’importance qu’ils y attachaient. C’est que cette œuvre contient des personnages inoubliables qui font à travers leurs discours des commentaires sociopolitiques et culturels pertinents et qui deviennent par ce fait même révélateurs d’une certaine réalité à des moments spécifiques de l’histoire du Québec. De plus, Dubé y déploie une dramaturgie et une thématique en évolution, des aspects qui suscitaient aussi de nombreux commentaires chez les critiques. Comme ceux qui nous ont précédé, nous y ajoutons, à notre tour, notre perspective.

Quant aux articles publiés dans les ouvrages collectifs, les revues savantes, les magazines et les journaux, ils sont vraiment beaucoup trop nombreux pour les mentionner tous 62 . Ayant dit cela, nous nous référons à ceux que nous considérons les plus pertinents au cours de cette thèse pour donner du poids à notre argumentation.

Bref, de nombreux universitaires, critiques, journalistes et amateurs de théâtre ont beaucoup commenté, analysé et critiqué l’œuvre dubéenne à travers les années. En agissant de la sorte ils approfondissaient les connaissances de ladite œuvre et la consacraient en la rendant de plus en plus connue. Toutefois, bien que leurs critiques, commentaires et analyses aient enrichi notre compréhension particulière de son théâtre, personne, que nous sachions, ne l’a fait du point de vue spécifique de la socio-sémiotique, ce qui fera l’originalité et l’unicité de notre approche dans

62 Néanmoins, nous aimerions mettre en relief deux parutions publiées par la Bibliothèque du Séminaire de Québec qui réunissent une grande quantité d’articles journalistiques et de photos sur Dubé et son œuvre. Le premier, paru en 1981, a pour titre Marcel Dubé. Dossier de presse, 1953-1980, et traite exclusivement du dramaturge et de son œuvre. Il contient une grande variété d’articles, d’entrevues et de photos trouvées dans différents journaux et magazines sur l’ensemble de l’œuvre dubéenne jusqu’à 1980. Le second, paru en 1986, s’intitule Dossier de presse II et il ajoute une section plus récente sur Dubé de même que sur trois autres dramaturges québécois célèbres, à savoir Gélinas, Germain et Loranger.

31 cette thèse. Cette approche particulière nous permettra de mieux déchiffrer et saisir les réalités d’une époque révolue qui a marqué la société québécoise contemporaine.

1.1.3 La situation générale du théâtre au Québec à l’époque dubéenne

Quand Dubé a commencé à écrire ses premières pièces, Le bal triste , en 1951, De l’autre côté du mur , en 1952 et Zone , en 1953, il a opté pour la veine réaliste, premièrement, parce que c’était le genre dominant à son époque et, deuxièmement, parce qu’il voulait renvoyer à ses compatriotes une image vériste de leur vie quotidienne. Notons qu’Eugène Ionesco, en France, dès 1950, avec

La cantatrice chauve , avait opté pour le théâtre de l’absurde, un genre qui a eu un succès limité au Québec. Nous mettons en valeur l’œuvre de Jacques Languirand (1931-) et, en particulier, des pièces telles que Les insolites (1956), Les grands départs (1957) et Les violons de l’automne

(1960) qui illustrent le genre et qui nous font penser un peu au théâtre de Ionesco. Cependant, la plupart des dramaturges québécois des années 1950 et 1960 ont opté pour le réalisme.

Évidemment, Dubé n’était pas le seul à souscrire au mouvement réaliste au Québec. Dubé a été précédé, accompagné et suivi par nombre d’autres dramaturges tels que Louis-Honoré Fréchette

(1839-1908), Léon Petitjean (1869-1923), Gustave Lamarche (1895-1987), Gratien Gélinas

(1909-1999), Françoise Loranger (1913-1995), Félix Leclerc (1914-1988), Yves Thériault (1915-

1983), Anne Hébert (1916-2000), Éloi de Grandmont (1921-1970) et Michel Tremblay (1942-).

Certains de ces dramaturges sont en réalité plus connus en tant que romanciers, poètes ou, dans le cas de Félix Leclerc, chansonnier. Néanmoins, nous les avons choisis parce que chacun a écrit au moins une pièce qui a connu du succès à l’époque. Fréchette, par exemple, s’est spécialisé dans le genre historique et Petitjean a opté pour le mélodrame ; quant à Loranger, elle a essayé aussi le genre expérimental étant donné qu’elle s’attendait à la participation active du public dans le déroulement de l’action de ses pièces. Tremblay, enfin, a imposé le joual sur la scène à partir

32 de 1968 et, en même temps, a été extrêmement novateur dans le domaine de la théâtralité. Mais, analysons de plus près la notion de réalisme.

Patrice Pavis définit le réalisme comme : « […] un courant esthétique dont l’émergence est historiquement située entre 1830-1880. C’est aussi une technique apte à rendre compte objectivement de la réalité psychologique et sociale de l’homme 63 . » Constanze Baethge, dans Le

dictionnaire du littéraire , souligne de nouveau ce dernier aspect lorsqu’elle dit que « dans le domaine littéraire, on appelle réaliste toute œuvre qui semble reproduire assez fidèlement la réalité à laquelle elle se réfère 64 ». Pavis, en tenant compte du genre théâtral en particulier, développe davantage le concept :

Le réalisme au théâtre ne se distingue pas toujours nettement de l’ illusion ou du naturalisme . Ces étiquettes possèdent en commun la volonté de doubler par la scène la réalité, d’en donner une imitation aussi fidèle que possible. Le milieu scénique est reconstitué de façon à tromper sur la réalité. Les dialogues puisent dans les discours d’une époque ou d’une classe socio- professionnelle. Le jeu des acteurs naturalise au mieux le texte en aplatissant les effets littéraires et rhétoriques par une emphase de sa spontanéité et de sa psychologie 65 .

Ainsi, Pavis indique le jeu des acteurs, leurs dialogues, et la scène elle-même comme étant les

éléments constitutifs d’une « imitation aussi fidèle que possible » de la réalité. Auxquels nous

ajouterions les costumes, les accessoires, le bruitage, l’éclairage et la musique. Or, ce désir de

représenter la réalité populaire, bourgeoise, psychologique et sociale de l’être humain, c’est un

aspect principal du théâtre dubéen. Généralement, ce type d’œuvre mène les dramaturges et les

metteurs en scène à créer un spectacle qui n’est jamais minimaliste, car le tout, associé à la mise

en scène, doit créer l’illusion du réel. En d’autres mots, dans les pièces de Dubé la scène n’est

63 Patrice Pavis, Dictionnaire du théâtre : termes et concepts de l’analyse théâtrale , Paris, Éditions sociales, 1980, p. 316.

64 Constanze Baethge, « Réalisme », dans Le dictionnaire du littéraire , Paris, PUF, 2002, p. 492.

65 Loc. cit ., Patrice Pavis, p. 317. C’est l’auteur qui souligne.

33 jamais vide. D’ailleurs, l’auteur lui-même, dans Un simple soldat , fait allusion à la « lourde machinerie 66 » associée à la mise en scène de ses pièces. Et, dans l’édition de 1970 de Florence , le dramaturge explique sa conception du « réalisme » en ces termes :

Le réalisme n’est qu’une question de degré dans l’expression littéraire. C’est un choix que fait d’abord l’auteur. Il lui est permis de varier ce choix. Une expression plus claire apporte plus de dépouillement. Le réalisme trop cru, à moins que l’on ne cherche avant tout un effet de violence ou de brutalité, peut devenir inutilement lourd. [ …] 67 .

Dans ses pièces, Dubé, pour des raisons artistiques, a toujours évité « le réalisme trop cru » qui, à

son avis, n’y ajoutait rien de valable. Il n’a jamais mis, par exemple, de mots grossiers dans la

bouche de ses personnages ni créé des scènes qui exhibaient la nudité dans le seul but de

provoquer un scandale et d’attirer le public dans une salle de théâtre. Godin, quant à lui, fait

l’observation suivante sur le réalisme au théâtre :

Bien sûr, une œuvre réaliste – surtout au théâtre – risque de vieillir plus vite qu’une autre, étant identifiée à un moment précis de l’évolution du milieu : cela signifie seulement que le réalisme n’est pas la voie facile que l’on croit, et que les défauts qui passeraient inaperçus ailleurs, le temps se charge ici de les dévoiler 68 .

Quoique le vieillissement que Godin mentionne soit un désavantage dans ce type de théâtre, c’est le rapport étroit entre le réalisme, le vraisemblable et « un moment précis de l’évolution du milieu » qu’il faut souligner, car ces aspects permettent l’identification avec les personnages et leur situation particulière. Dans une pièce réaliste, le dramaturge met l’accent sur le rôle de

66 Marcel Dubé, Un simple soldat, pièce en quatre actes, postface critique de Pierre Filion, Montréal, Les Quinze Éditeur, 1980, p. 5.

67 Marcel Dubé, Introduction à Florence , pièce en deux parties et quatre tableaux de Marcel Dubé, Montréal, Leméac. (Coll. « Théâtre canadien »), 1970, p. 33.

68 Jean Cléo Godin, « Orphelins ou bâtards : Fridolin, Tit-Coq, Bousille », dans Le théâtre québécois : introduction à dix dramaturges contemporains , p. 41.

34 l’identification au lieu de celui de la distanciation comme le préconise Brecht 69 dans son théâtre afin de briser délibérément le réalisme scénique 70 . La veine réaliste, au contraire, favorise

l’adhésion des spectateurs. Là-dessus, Sylvain Schryburt, dans son ouvrage intitulé De l’acteur

vedette au théâtre de festival. Histoire des pratiques scéniques montréalaises, 1940-1980 ,

mentionne le nom de Pierre Dagenais, directeur et metteur en scène novateur de la troupe

montréalaise L’Équipe, qui a commencé à donner des spectacles en 1942, et affirme qu’

[e]n plus de la décoration et de la direction d’acteurs, cette adhésion passe plus prosaïquement par l’abandon du souffleur, lequel constitue une ingérence dans l’univers fictif créé sur le plateau. Bien qu’il soit une conséquence directe de l’augmentation du temps de répétition, qui permet aux acteurs de mémoriser leur texte, le rejet du souffleur contribue néanmoins à l’effet de réel du spectacle et constitue à lui seul une avancée remarquable de la culture théâtrale de l’époque 71 .

Dagenais voulait contrôler tous les aspects d’une production théâtrale, y compris l’accent des acteurs pour qu’elle soit plus réaliste et vraisemblable. « C’est avec le même souci d’homogénéité que Dagenais est l’un des premiers directeurs de troupe à insister sur l’uniformisation des accents des acteurs qui jouent sous sa direction 72 . » Autrement dit, il désirait

« ancrer les personnages dans un contexte sociolinguistique précis 73 ». Dagenais met une fin abrupte à l’ère de l’acteur vedette qui faisait à sa guise. Dorénavant, ce sera celle du metteur en scène qui prend en charge tous les aspects d’un spectacle scénique en lui donnant de la

69 Bertolt Brecht Écrits sur le théâtre 1 , Paris, L’Arche, 1972. Voir les pages 327-367 sur les différentes formes de créer l’effet de distanciation.

70 La veine réaliste a beaucoup contribué à l’évolution du théâtre au Québec. Il suffit de mentionner Petitjean, Gélinas, Grandmont, Thériault et Dubé, entre autres, pour s’en assurer.

71 Sylvain Schryburt, De l’acteur vedette au théâtre de festival. Histoire des pratiques scéniques montréalaises, 1940-1980 , Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2011, p. 55.

72 Ibid ., p. 54.

73 Ibid ., p. 54.

35 cohérence. La référence à l’abandon du souffleur est révélatrice du fait que les comédiens n’ont plus besoin de ses services étant donné qu’ils ont suffisamment répété et mémorisé leurs rôles avant la première. Les mises en scène de Dagenais adhéraient donc à la veine réaliste et ont influencé les Fridolinades et le Tit-Coq de Gélinas. À son tour, l’œuvre de Gélinas a influencé celle de Dubé, qui a opté pour un langage populaire dans ses premières pièces, sans toutefois jamais employer le joual, pour le remplacer plus tard par un langage plus sophistiqué qui reflétait celui de ses personnages bourgeois.

Le théâtre dubéen a donc commencé par représenter un réalisme populaire pour, progressivement, passer à celui d’un réalisme bourgeois tout en restant et sociologique et psychologique. L’auteur lui-même explique la progression logique qui s’est opérée dans sa dramaturgie :

Par inexpérience, pour être le plus entier possible, j’ai d’abord dessiné des personnages qui manquaient de nuances. Ils avaient une tendance à devenir des entités, ou des absolus. L’un représentait le Courage, un autre l’Amour, un autre la Lâcheté, un autre la Naïveté. Je me réfère ici aux personnages de Zone surtout. Puis, avec les années, je me suis rendu compte que dans la vie, l'amour n’existait pas sans la haine, que la lâcheté n’existait pas sans l’orgueil, le courage sans la peur, la naïveté sans la rancœur. Et j’ai essayé de devenir plus analytique. Délaissant petit à petit le monde de l’adolescence, j’ai abordé avec appréhension celui des adultes. Leurs problèmes m’ont ouvert les yeux sur des phénomènes sociaux qui n’avaient jamais retenu mon attention auparavant. L’industrialisation amenée par le vingtième siècle, la naissance des grandes villes, la guerre de 1914-18, la crise économique des années 30, la Deuxième Grande Guerre de 1939-45 et la prospérité économique qui s’ensuivit au Canada 74 .

Dubé, dramaturge conscient des événements qui affectaient sa société et des discussions que

ceux-ci déclenchaient chez ses concitoyens, voulait les commenter, critiquer et, au besoin,

parodier. Il l’a fait par le biais des discours de ses nombreux personnages. Il souhaitait qu’il y ait

une prise de conscience chez le public des enjeux socio-politiques à l’œuvre. Dans Textes et

74 Loc. cit ., Marcel Dubé, « La tragédie est un acte de foi », p. 13.

36 documents , il explique le rôle du dramaturge, affirmant que « la vie est constamment à refaire,

les sociétés sont à repenser. Et dans cette évolution, l’écrivain trouve son rôle à jouer. Il est un

révolté ou un précurseur ou un Messie 75 ». Ce sont les rôles que Dubé a choisi de jouer au fil des ans. En tant qu’observateur sensible aux injustices qu’il voyait autour de lui, il ne pouvait que les nommer en se révoltant contre leur caractère arbitraire, en tant qu’annonciateur et Messie, il préconisait le besoin d’authenticité, de liberté et d’amour chez ses concitoyens, ce qui leur permettrait de vivre en toute dignité.

Dans les paragraphes qui suivent, nous mettrons en relief quelques-uns des dramaturges du théâtre canadien-français et québécois du XX e siècle que nous considérons les plus importants

jusqu’à la fin de la période dubéenne. Notre objectif est de signaler ce qui distingue l’œuvre de

Dubé de celles qui l’ont précédée, accompagnée et suivie.

Le désir de réalisme scénique dans le théâtre canadien-français est mis en évidence avec le

mélodrame de Léon Petitjean et Henri Rollin intitulé Aurore l’enfant martyre qui date de 1921 et dont l’intrigue est basée sur un fait divers, le meurtre d’Aurore Gagnon, une enfant de dix ans, par sa belle-mère sous les yeux de son propre père qui n’a rien fait pour défendre sa fille et la sauver et qui, au contraire, a été un complice actif dans la torture de son enfant. Alonzo Le Blanc fait le point sur cette œuvre macabre : « Ce drame, populaire dans son inspiration, populaire par ses auteurs, par ceux qui le jouèrent et par ceux qui le virent, indiquait la voie d’où devait sortir une dramaturgie proprement québécoise : la voie du réalisme 76 . » Voilà une pièce qui a connu un immense succès (elle a été jouée plus de 5 000 fois) et qu’il faut examiner pour en comprendre la

75 Loc . cit ., Marcel Dubé, « Réponse de M. Dubé de la Société royale du Canada », p. 36.

76 Alonzo Le Blanc, « Histoire et présentation de la pièce Aurore l’enfant martyre » de Léon Petitjean et Henri Rollin, Montréal, VLB, 1982, p. 135.

37 réussite. Quel besoin a-t-elle comblé chez le public canadien-français qui puisse expliquer son succès ? Les réactions de certains membres du public de l’époque sur Aurore et sa marâtre font preuve de leur naïveté. En fait, deux comédiennes qui ont interprété ces deux rôles (Thérèse

MacKinnon, qui a joué de rôle d’Aurore plus de 3 000 fois, et Amanda d’Estrée, qui a joué celui de la belle-mère), racontaient qu’après les spectacles, certains membres de l’auditoire voulaient adopter Aurore/Thérèse par pitié pour la sauver de sa vie infernale ; ils voulaient punir sa belle- mère/Mme d’Estrée pour sa cruauté. Ainsi, certaines personnes naïves confondaient des comédiennes avec des êtres réels. Pour ces gens-là, l’illusion théâtrale avait été complète grâce au réalisme et au rôle de l’identification dans cette œuvre. À leur tour, Petitjean et Rollin ont été suivis de près par Gustave Lamarche (1895-1987). Son théâtre s’éloigne sensiblement du réalisme. Prêtre, écrivain, historien, poète et dramaturge, il a écrit une cinquantaine de pièces ayant trait, presque toutes, à des thèmes bibliques ou historiques. Des titres tels Jonathas (1933),

Le drapeau de Carillon (1937), La défaite de l’enfer (1938) et Madeleine de Verchères (1942)

nous révèlent leur contenu. Pour la plupart, il s’agissait d’un théâtre hautement moralisateur où

les bons étaient récompensés et les mauvais punis et condamnés. Lamarche fait allusion à cet

aspect de son œuvre en disant : « J’ai donc mis de la religion dans mon théâtre. Dieu vient en

scène en personne ; les légions des démons envahissent les planches, et les anges de toute

catégorie ont leur tour. C’est l’introduction du merveilleux 77 . » Il n’y a rien de plus irréel que de

vouloir mettre Dieu sur scène. En outre, il s’est spécialisé dans le « théâtre de masse », joué en

plein air, devant des milliers de spectateurs et interprété par des centaines d’acteurs et de

77 Gustave Lamarche, « Le théâtre québécois dans notre littérature », Conférence inédite, dans Recherches en Lettres québécoises, Centre de Théâtre Québécois , Trois-Rivières, Université du Québec à Trois-Rivières. (Coll. « Théâtre d’hier et d’aujourd’hui »), 1973, p. 21.

38 figurants. Le théâtre du père Lamarche met en valeur et le merveilleux et le grandiose dans ses productions.

Cependant, parallèlement aux pièces de nature religieuse, un autre type de divertissement théâtral a vu le jour au début du XX e siècle. Il s’agit de la revue qui est un type de divertissement léger.

Louise Forsyth explique l’origine et la renommée de cette forme de théâtre :

The theatrical revues offered by early professional theatres were modelled originally on French café-concert pieces but soon developed unique and highly appreciated linguistic, spectacular, and comic qualities of their own in works commenting on local events. Some of these revues enjoyed enormous popular success and launched the career of a number of actors: […] 78 .

Or, la popularité de ce type de théâtre explique l’arrivée sur scène de Gratien Gélinas et de ses

Fridolinades , une revue annuelle composée de quelques numéros de danse, de chansons et de saynètes qui a atteint son zénith entre 1937 et 1946. Gélinas a eu l’idée de créer un personnage unique, la vedette du spectacle, Fridolin, qu’il interprétait lui-même. Un personnage aussi iconique que Charlot et Cantinflas, selon Godin, car il représente le citoyen ordinaire qui fait le point sur son époque d’une façon quelque peu naïve mais, en même temps, lucide. Or, le succès de ces revues annuelles marque le début d’un théâtre typiquement canadien-français, car Fridolin est un homme du peuple. Il parle son langage de tous les jours et s’entretient de sujets actuels ayant trait à la réalité sociale, politique et culturelle de son milieu. De plus, ces revues ont préparé le terrain pour Tit-Coq , en 1948, car le dramaturge avait déjà nommé deux de ses sketches, en 1945-1946, Le départ du conscrit et Le retour du conscrit .

78 Louise Forsyth, “Drama in French, 1900 to 1948”, dans The Oxford Companion to Canadian Literature, Second Edition, Eugene Benson et William Toye (dir.), Toronto, Oxford, New York, Oxford University Press, p. 315.

39

C’est Gratien Gélinas qui est considéré comme le vrai père du théâtre populaire canadien- français et cela grâce à ses Fridolinades et, surtout, son Tit-Coq , son chef d’œuvre (plus tard, il

écrira aussi Bousille et les justes (1959), Hier, les enfants dansaient (1966) et, enfin, La passion de Narcisse Mondoux (1986)) 79 . Il déclare, parlant d’une carrière théâtrale, que « le plus difficile

dans ce métier-là, c’est pas d’arriver, mais de durer 80 ». Or, non seulement Gélinas a duré, mais il

a donné un nouvel élan au théâtre. Tit-Coq a été un événement majeur dans l’histoire du théâtre canadien-français. Plus de cent représentations à l’époque et, d’après Jonathan Weiss, un total de

542 entre 1949 et 1981 81 . Le public a reçu favorablement les personnages principaux, surtout

Tit-Coq, ce simple soldat, un bâtard, qui n’avait jamais connu ses parents et qui ne souhaitait rien

d’autre que d’appartenir un jour à une famille nombreuse, bien ordinaire, et à être comme tout le

monde. Marie-Ange, de son côté, cette jeune femme, sa fiancée, qui finit par céder aux pressions

familiales de se marier le plus vite possible avec un homme qu’elle n’aime pas au lieu d’attendre

le retour incertain de son bien-aimé du front, en Europe, où il était allé se battre, a connu un

succès pareil. En agissant de la sorte, elle sacrifie son bonheur personnel puisque le divorce était

presque impossible à l’époque. Gélinas, en créant Tit-Coq , a fait progresser la dramaturgie canadienne-française. Il a créé des personnages qui s’expriment dans un langage populaire et qui sont des êtres ordinaires faisant face à des situations tout aussi ordinaires. En outre, il y a une histoire d’amour impossible au sein de l’intrigue et le dramaturge traite des thèmes comme la bâtardise, le désir d’appartenance, les attentes sociétales, l’absence de divorce, et les pressions

79 Jean Siag, « Marcel Dubé : le cœur dans la zone », entrevue accordée à Jean Siag, dans La Presse , le 25 septembre 2013, p. 1. Dubé y affirme catégoriquement que Gélinas fut l’initiateur du théâtre populaire.

80 Gratien Gélinas et Victor Lévy-Beaulieu, Gratien, Tit-Coq, Fridolin, Bousille et les autres , Montréal, Stanké, 1993, p. 47.

81 Jonathan Weiss, French-Canadian Theater , Boston, Twayne Publishers, 1986, p. 11.

40 familiales. Ces quelques caractéristiques expliquent partiellement le succès de la pièce. Quoique

Gélinas n’ait pas écrit spécifiquement sur la théorie théâtrale, il a fait un discours à l’Université de Montréal le 31 janvier 1949 lors de l’acceptation de son premier doctorat honoris causa (il en a reçu un total de treize) qui était aussi le premier décerné à un dramaturge au Canada. Il convient de mentionner quelques-unes des idées qu’il y expose car elles ont influencé la philosophie théâtrale adoptée par Dubé dans son œuvre.

Cette récompense, je la partage avec tous les auteurs qui, diversement heureux mais animés d’un même amour de la scène et d’une foi identique en notre avenir national, ont travaillé et travaillent encore à l’établissement chez nous d’une forme indigène d’expression théâtrale. Certains s’étonneront peut-être de cette reconnaissance officielle que vous accordez, par mon intermédiaire, à l’art dramatique 82 .

Gélinas a poussé cette idée d’un théâtre typiquement canadien-français à son but logique en

établissant, en 1957, la Comédie-Canadienne, un théâtre qui visait la promotion des œuvres

écrites par des dramaturges canadiens-français. Il affirme :

Donc, s’il faut qu’il y ait un théâtre, que l’acteur et le spectateur se fondent et se dissolvent l’un dans l’autre, l’homme de la salle se voyant lui-même et murmurant les paroles de l’homme de la scène du même cœur que lui et en même temps que lui, cette union ne sera jamais aussi totale, en principe du moins, qu’entre un auteur et un public de la même essence, de la même souche, du même passé, du même présent et du même avenir 83 .

Voilà la raison pour laquelle Gélinas soutient que le rapport entre un dramaturge canadien- français et son public sera toujours beaucoup plus fort que celui qui peut exister entre un dramaturge étranger, même s’il est francophone, et les Canadiens français. Il y aura parmi ceux- ci cette communion de pensées, de sentiments, d’histoire et de traditions qui les unira et les distinguera de tout autre peuple. C’est un rapport unique qui est difficilement imité. C’est aussi

82 Op. cit. , Gratien Gélinas et Victor Lévy-Beaulieu, Gratien, Tit-Coq, Fridolin, Bousille et les autres , p. 164.

83 Ibid ., p. 168.

41 une caractéristique qui peut s’appliquer à n’importe quel pays, évidemment. Finalement, tout en s’exprimant sur le théâtre en général, il dit :

Dans cette édification splendide, ce qui m’intéresse moi, c’est la structure. C’est le rude travail du maçon qui doit d’abord asseoir les fondations mais qui entend bien, si Dieu lui prête vie et force, s’élever lentement d’une pierre à l’autre, passer de maçon en maçon, parfaitement conscient de ce fait que les lignes du temple qu’il aide à construire devront se dégager de leur lourdeur et s’affiner à mesure qu’elles montent vers le ciel. Si jamais j’abandonnais cette tâche pour une autre en apparence plus glorieuse, je n’oserais plus m’enorgueillir de la distinction que vous m’avez si généreusement conférée ce soir 84 .

La comparaison que Gélinas fait entre le travail d’un dramaturge et celui d’un maçon nous paraît particulièrement heureuse. Ni celui de l’un ni celui de l’autre ne se fait du jour au lendemain. En fait, c’est un travail qui exige de l’énergie, de l’obstination et une vision claire de l’objectif à atteindre. Trois caractéristiques principales d’un metteur en scène renommé, le prêtre Émile

Legault qui, de 1937 à 1952, s’est consacré au théâtre. Ainsi, il est considéré « le véritable pionnier de la renaissance théâtrale au Québec 85 ». En effet, son esprit novateur a maintenu le

théâtre vivant à Montréal pendant une quinzaine d’années. Il a créé une troupe, Les Compagnons

de Saint-Laurent, qui a fait la mise en scène de nombreuses pièces européennes et américaines 86 .

Ses idées sur la théâtralité le mettent assurément à l’avant-garde dans le monde du théâtre de son

temps. Il était pratiquement le seul, cependant, à les préconiser au Québec 87 .

84 Ibid ., p. 171.

85 Hélène Beauchamp-Rank, « Les metteurs en scène… », dans Le théâtre canadien-français , Archives des lettres canadiennes, t. V, Montréal, Fides, 1976, p. 817.

86 Après avoir passé une année en France où Legault a eu l’occasion de voir le travail de Michel Saint-Denis, Dullin et Copeau, entre autres, il est revenu au Québec et a mis en pratique ce qu’il avait appris. Il a donné à la mise en scène un accent typiquement européen insistant, par exemple, sur le dépouillement de la scène, l’anonymat des acteurs, leur jeu très précis et l’étude approfondie d’œuvres classiques pour les présenter de façon originale. À son avis, le théâtre ne devrait pas se plier aux conventions du passé, surtout à celles du réalisme.

87 Quoique Legault ait beaucoup fait pour la promotion et l’avenir du théâtre au Québec, il n’a pas promu l’épanouissement d’un théâtre strictement national puisqu’en treize saisons théâtrales, il n’a produit que quatre pièces écrites pas des dramaturges québécois. En outre, il a mis l’accent sur l’aspect religieux, moralisateur et

42

La même année que Gélinas faisait jouer son Tit-Coq , soit en 1948, Refus global , le manifeste des Automatistes, associé surtout à son auteur, Paul-Émile Borduas, était publié. L’auteur y rejette les valeurs traditionnelles et le statisme séculaire de la société québécoise en s’attaquant à deux institutions d’envergure : l’Église et le gouvernement 88 . Il a le courage de remettre tout en question et cet acte de rébellion contre le statu quo nous révèle jusqu’à quel point la société canadienne-française était prête à un changement d’ordre sociopolitique et culturel. L’extrait qui suit donne une idée de l’ampleur de l’attaque :

Un petit peuple serré de près aux soutanes restées les seules dépositaires de la foi, du savoir, de la vérité et de la richesse nationale. Tenu à l'écart de l'évolution universelle de la pensée pleine de risques et de dangers, éduqué sans mauvaise volonté, mais sans contrôle, dans le faux jugement des grands faits de l'histoire quand l'ignorance complète est impraticable 89 .

Dubé explique, qu’à son tour, il a suivi l’itinéraire théâtral tracé par Gélinas 90 . En effet, dès son adolescence il était devenu un mordu du théâtre et il avoue avoir vu Tit-Coq quatre fois en

didactique des œuvres représentées, ce qui ne nous surprend aucunement vu qu’il était prêtre. Quoi qu’il en soit, le rôle de promoteur d’un théâtre populaire et spécifiquement canadien-français reviendra à Gélinas.

88 Borduas y conclut que la société canadienne-française devrait se débarrasser des contraintes morales associées à l’Église catholique, car elle avait systématiquement maintenu le peuple dans l’ignorance et la peur. Pis encore, l’Église, à son avis, n’avait pas agi toute seule dans son objectif de maintenir le peuple dans l’obscurité ; elle avait eu la collaboration active du gouvernement provincial. À cause de ses idées radicales et avant-gardistes pour son temps, le châtiment ne s’est pas fait attendre : Borduas a perdu son emploi en tant que professeur à l’École du meuble de Montréal.

89 Paul-Émile Borduas, Refus global et autres écrits , Montréal, Typo, 1997, p. 65.

90 Par ailleurs, certains auteurs québécois qui se sont spécialisés dans le roman ou la nouvelle et même le téléroman comme Gabrielle Roy et Roger Lemelin, ont influencé Dubé dans son choix thématique et son désir de réalisme, selon le dramaturge. (Voir, « Réponse de M. Marcel Dubé de la Société royale du Canada », p. 16). En effet, Bonheur d’occasion de Roy et La famille Plouffe de Lemelin, ont été d’énormes succès au Québec et partout au Canada et ont rendu leurs auteurs célèbres. Or, ces deux œuvres traitent de près les défis quotidiens de familles bien ordinaires, comme les Désilets, la famille de Marie-Ange, dans leur milieu social.

43

1948 91 . À dix-huit ans le théâtre est devenu une obsession chez lui, obsession qui contrôlait toutes ses activités littéraires et culturelles. Gélinas, bien des années plus tard, en 1993, dans

Gratien, Tit-Coq, Fridolin, Bousille et les autres , tout en parlant de sa pièce et du Simple soldat de Dubé, suggère que « [d]ans le public et ailleurs, on a souvent confondu les deux dans une certaine mesure 92 ». Sa remarque ne surprend pas beaucoup car, en effet, si le public ne connaissait pas à fond la trame des deux pièces, il pouvait mélanger leurs contenus. Tout récemment, le 25 septembre 2013, Dubé a accordé une entrevue au journal La Presse , sa première depuis 2005, dans laquelle il admet de nouveau que « c’est Gratien qui a parti le bal avec sa dramaturgie identitaire 93 ». Son admiration pour l’œuvre de Gélinas et, qui plus est, pour

le but qu’il s’était donné, c’est-à-dire l’établissement d’une dramaturgie typiquement

canadienne-française, lui ont servi d’inspiration.

Éloi de Grandmont n’a pas laissé un répertoire théâtral important, mais il est un des fondateurs

du Théâtre du Nouveau Monde, créé en 1951, et qui continue d’exister aujourd’hui grâce à la

haute qualité de sa troupe et de ses productions. Il est l’auteur d’une pièce assez connue qui

s’intitule Un fils à tuer , qui a eu un certain retentissement en 1949 quand elle fut présentée au

Théâtre d’Essai, dans une mise en scène de Jean-Louis Roux. Quoique la pièce soit de nature

historique puisqu’elle se passe en Nouvelle-France, elle traite d’un thème universel, c’est-à-dire

le conflit entre deux paysans, mari et femme, et leur fils unique qui, lui, veut abandonner la

ferme et retourner en France. Son père s’oppose obstinément au désir de son fils, préférant le tuer

91 Loc. cit ., Jean Siag, « Marcel Dubé : le cœur dans la zone », dans La Presse , p. 1.

92 Op. cit ., Gratien Gélinas et Victor Lévy-Beaulieu , Gratien, Tit-Coq, Fridolin, Bousille et les autres , p.125. Selon Gélinas, il y avait des Canadiens qui avaient tendance à mélanger l’intrigue de ses deux pièces qui se ressemblaient un peu à cause du fait que, dans les deux, il s’agissait d’un soldat qui revenait du front.

93 Loc. cit ., Jean Siag, « Marcel Dubé : le cœur dans la zone », La Presse , p.1.

44 plutôt que lui permettre de décider de son propre avenir. Les thèmes du déserteur, de l’évasion et de l’ailleurs font partie intégrante de cette pièce de même que l’idée de l’obéissance aux parents, surtout au père, qui règne sur toute la famille en tyran. Cette tyrannie paternelle mènera à un dénouement désastreux, tragique même, pour le fils qui mourra assassiné par son propre père et pour le futur de toute la famille, car elle n’aura pas de descendant et, par conséquent, pas d’avenir. Selon Marie-Christine Lalande, il s’agit d’une pièce à thèse « qui oppose, à travers les personnages du père et du fils, deux conceptions différentes de la nation, deux fondations possibles de l'identité : l'une repose sur la tradition et l'autre, sur le libre choix 94 ». Quoique Dubé

n’ait pas fait de théâtre d’inspiration historique, nous notons qu’il a exploité le conflit père-fils

dans plusieurs de ses pièces, un conflit préféré chez lui.

Yves Thériault, connu surtout comme romancier, a été aussi dramaturge puisqu’il a, à son crédit,

trois pièces de théâtre dont la plus connue est Le marcheur (1968). De nouveau, il est ici

question d’un conflit entre un père et ses enfants qui attendent sa mort prochaine sans aucune

tristesse. Au contraire, ils envisagent déjà avec une certaine allégresse le jour où ce père despote

et injuste aura disparu, car ils seront finalement débarrassés d’un être détestable qui a semé

autour de lui la crainte et la haine. La révolte des enfants contre l’autorité paternelle est un

leitmotiv dans la littérature en général, mais c’est un thème particulièrement cher aux écrivains

québécois et nous le retrouvons chez Dubé 95 . De plus, un aspect qui rend cette pièce

94 Marie-Christine Lalande, « Éloi de Grandmont », dans Nuit blanche, le magazine du livre , n° 90, 2003, p. 38-41.

95 Cette révolte, qui a commencé au sein de la famille, se répandra, petit à petit, à la société québécoise et elle conduira à une libération inévitable de ses mœurs et au désir de se débarrasser des « empêchements à vivre », le passé, la religion et la famille, qui l’avaient maintenue figée et dans un état d’infériorité à l’égard de la population anglophone depuis longtemps. En outre, cette révolte a encouragé le peuple à s’embarquer dans une quête d’authenticité et d’autonomie politique qui s’exprimera finalement par l’élection du Parti québécois en 1976 et par les deux Référendums (1980 et 1995) sur la question indépendantiste.

45 techniquement intéressante, c’est que jusqu’au dénouement le père est scéniquement absent.

Cependant, les autres personnages entendent parfaitement bien ses pas qui indiquent son degré d’agitation croissante au fur et à mesure qu’il écoute les commentaires négatifs de ses enfants qui lui parviennent du rez-de-chaussée. Dans Au retour des oies blanches , Dubé exploite aussi la technique d’un personnage physiquement absent mais de qui tout le monde parle constamment.

L’œuvre de Françoise Loranger, surtout ses pièces Une maison…un jour (1963), Encore cinq minutes (1966), Double jeu (1967), Le chemin du roy (en collaboration avec Claude Levac,

1967) et Médium saignant (1969) traitent de thèmes sociaux et politiques importants comme le fossé entre les générations, la libération difficile de la femme, l’avenir du français au Québec, le bilinguisme, l’aliénation politique et la quête d’une identité nationale. Plus que Dubé, elle est devenue une dramaturge politiquement et socialement engagée, qui n’a pas hésité à promouvoir les intérêts sociaux et politiques du Québec et son indépendance. Cependant, il convient de souligner un aspect important de l’œuvre de Loranger et qui la distingue de celle de Dubé, c’est-

à-dire son désir de faire participer activement le public dans le déroulement du spectacle. Dans

Double jeu , par exemple, elle compte sur l’intervention directe du public, une technique dont

Dubé ne s’est jamais servi dans son œuvre. Cette caractéristique, semblable au happening américain, lui a valu d’être considérée comme novatrice. Là-dessus Godin dit que cette pièce « a constitué une expérience marquante qui a contribué à l’instauration d’un nouveau langage théâtral, qui rompt avec la fiction refermée sur elle-même 96 ».

À ces dramaturges, nous ajoutons Félix Leclerc qui a publié trois pièces : Dialogues d’hommes et

de bêtes (1949), L’auberge des morts subites (1963) et Qui est le père ? (1977). L’avant-dernière

96 Jean Cléo Godin, « Double jeu, psychodrame de Françoise Loranger » dans Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec , t. IV : 1960-1969 , Maurice Lemire (dir.), Montréal, Fides, 1984, p. 274.

46 est une comédie assez cocasse qui a connu du succès à cause des personnages stéréotypés qu’elle peint, surtout celui de l’Habitant qui est un homme à tout faire et qui se mêle de politique provinciale pour en profiter personnellement. Quant à la dernière, elle est une pièce hautement politique qui traite du thème de l’indépendance du Québec, comme Dubé le fera aussi à sa manière dans des pièces telles Les beaux dimanches et Un matin comme les autres .

De son côté, Anne Hébert, mieux connue comme poète et romancière, a aussi écrit cinq pièces :

Les invités au procès (1952), La mercière assassinée (1958), Le temps sauvage (1963), L’île de la demoiselle (1978) et, beaucoup plus tard, La cage (1990) . Or, de ces cinq pièces, la troisième

est, selon Mailhot, « la plus grave, la plus complexe, la plus engagée et la plus exigeante 97 ».

Pour Guy Beaulne, cependant, qui a dévoué toute sa vie au théâtre en tant que comédien, metteur

en scène, scénariste et critique, elle est « bien inutilement torturée et compliquée 98 », ce qui veut

dire que dramatiquement parlant, elle n’est pas aussi réussie que La mercière assassinée , la plus

« réaliste » des pièces de l’écrivaine. Remarquons, toutefois, que l’action de cette pièce se passe

en France et non pas au Québec. En fait, la seule connexion avec le Québec est qu’un des

personnages est un journaliste québécois qui joue le rôle d’un détective amateur dans l’intrigue.

En contraste avec l’œuvre d’Anne Hébert, Dubé situe l’action de toutes ses pièces, exception

faite de Rendez-vous du lendemain , une pièce en un acte, au Québec.

Nous finissons ce bref aperçu historique du théâtre canadien-français et québécois en

mentionnant l’œuvre théâtrale de Michel Tremblay qui, dès 1968, avec ses Belles-Sœurs , s’est

fait remarquer mêlant le réalisme et l’absurde. Il a eu la confiance de poursuivre ce que Gélinas

97 Loc. cit ., Jean Cléo Godin « Mourir sa vie, vivre sa mort : le monde de Marcel Dubé », p. 135.

98 Ibid ., p. 145.

47 et Dubé avaient déjà plus timidement commencé en ce qui concerne l’utilisation du langage populaire sur la scène et le traitement de sujets actuels ; il a utilisé le « joual » comme forme d’expression, créant ainsi une polémique qui a duré des années dans le milieu littéraire et théâtral québécois. À part cette caractéristique, il a eu l’audace d’utiliser la théâtralité en morcelant l’aire du jeu de façon très imaginative et, plus tard, en mettant sur scène un groupe social jusqu’alors marginalisé, c’est-à-dire le monde des homosexuels et des travestis. Des pièces telles que

Hosanna (1973), La duchesse de Langeais (1973) et Les anciennes odeurs (1981) illustrent cet aspect. En outre, ces pièces parlent de l’aliénation grandissante de plusieurs couches sociales, surtout de celle de la classe ouvrière, un leitmotiv dans son œuvre. Cela dit, la réussite théâtrale de Tremblay a créé une rivalité entre Dubé, le dramaturge établi, et lui, le nouvel arrivé, rivalité qui a fait naître pendant un temps, selon Tremblay, un certain dépit chez Dubé, vu que leurs visions théâtrales étaient divergentes et incompatibles, surtout en ce qui concerne l’emploi du joual et aussi du fait que Dubé s’est vu relégué au deuxième rang dans l’estime du public. À une question posée à Tremblay par Luc Boulanger, de L’actualité , sur les rapports entre le

dramaturge et Gélinas et Dubé, il a répondu :

Avec M. Gélinas, j’avais la bonne relation d’un petit-fils avec son grand-père. Par contre, avec M. Dubé, ça ressemblait à un rapport compliqué entre un père et son fils. Gratien Gélinas aimait beaucoup ce que je faisais ; Marcel Dubé a pu se sentir menacé. Avec raison. À l’époque, les Québécois voulaient un héros par domaine (le sport, la politique, la musique). Pas deux. Je dois reconnaître que, lorsque je suis devenu populaire, dans les années 70, le milieu théâtral a mis un peu de côté l’œuvre de Marcel Dubé… 99

Cependant, Tremblay, dans Douze coups de théâtre , avoue avoir regardé à la télévision, quand il

était adolescent, en décembre de 1957, et en compagnie de ses parents et de son frère aîné, Un

99 Luc Boulanger, « Damné Michel, sacré Tremblay », entrevue concédée à Luc Boulanger de L’actualité , dans Projections , Ottawa, Centre franco-ontarien de ressources pédagogiques, 2002, p. 229. C’est l’auteur qui souligne.

48 simple soldat et avoir été fortement influencé par cette pièce 100 , dont il a résumé, après l’émission, les grandes lignes à son père sourd. Ceci pour dire que l’œuvre de Dubé, spécialement Un simple soldat , a laissé des traces chez Tremblay et a été pour lui une source d’inspiration ; en même temps, en se souvenant de cette soirée de télévision en particulier,

Tremblay fait un compliment direct à Dubé.

Quoique les œuvres mentionnées plus haut ne constituent pas un répertoire immense (exception faite de celle de Tremblay) puisqu’elles se limitent à quelques pièces pour chacun des dramaturges signalés (en contraste, la production scénique de Dubé est énorme), elles ont eu le mérite de maintenir le genre vivant et un public intéressé à leur production, ce qui n’est pas négligeable. Il ne faut pas oublier que le théâtre est un art qui est entré en concurrence féroce avec la radio, le cinéma et la télévision, au XX e siècle, pour l’adhésion et la loyauté du public.

(Un défi qui persiste de nos jours, d’ailleurs.)

Le premier succès de Dubé, De l’autre côté du mur , en 1952, sera suivi, immédiatement après, en 1953, par Zone , une pièce qui a poussé plus avant ce que Gélinas avait déjà annoncé, jouant par ce fait même un rôle majeur dans l’évolution du théâtre québécois. Une pièce qui, d’ailleurs, n’a perdu ni son actualité ni sa popularité, vu que le TFT (Théâtre Français de Toronto), le

Théâtre Denise-Pelletier et bien d’autres partout au Québec continuent d’en faire la mise en scène régulièrement. Sur ce point, Mario Borges, écrivant en 2003, lors du cinquantième anniversaire de Zone , disait ceci :

Zone doit être abordée avec toute l’actualité qu’elle mérite. Ces cinq adolescents, aux noms caricaturaux, doivent être les représentants de notre société moderne, les représentants de la jeunesse d’aujourd’hui, afin que tous les Nicolas, Karim, Alex et Marie-Pier de ce monde

100 Michel Tremblay, Douze coups de théâtre , Montréal, Leméac, 1992, p. 113.

49

puissent s’identifier à ce besoin de prise de parole, à ce besoin de r êver. Car n’est-il pas de plus en plus difficile, malgré toutes les facilités de communication, de s’exprimer et d’avoir des opinions 101 ?

Comme dramaturge, les buts de Dubé étaient relativement simples et clairs. Tout d’abord, c’était celui de « communiquer ». « Je n’avais qu’un souci : communiquer, c’est-à-dire trouver le moyen d’attirer les gens dans une salle, de façon à ce qu’ils se reconnaissent, et afin de dialoguer avec eux 102 . » Deuxièmement, il voulait « émouvoir ». Enfin, il espérait provoquer une prise de

conscience langagière, sociale et politique chez ses concitoyens, laquelle les mènerait peut-être à

un engagement d’ordre sociopolitique.

L’œuvre dubéenne représente donc, à partir de 1952, un maillon indispensable dans la chaîne

théâtrale qui est l’histoire du théâtre au Québec. Elle a contribué à « la démocratisation

sauvage » et à « l’explosion théâtrale » à laquelle David fait allusion dans Le théâtre au Québec,

1825-1980 : repères et perspectives et qui s’est produite surtout pendant les années 1960 et

1970 103 . La grande actualité des pièces de Dubé à son époque ainsi que le fait qu’il ait ciblé les

rêves et les problèmes des prolétaires et des bourgeois de façon vraisemblable et réaliste tout en

se servant d’un langage populaire, constituent des caractéristiques clés de son œuvre,

caractéristiques qui lui donnent aujourd’hui une certaine valeur en tant que document

sociologique et historique pertinent. Il a produit une œuvre originale, différente dans sa

101 Mario Borges, « Zone … à la frontière de la liberté », dans Jeu : revue de théâtre , n ° 106 (1), Montréal, Cahiers de théâtre Jeu , 2003, p. 84.

102 Loc. cit ., Marcel Dubé, « Problème du langage pour le dramaturge Canadien français », p. 56.

103 À titre d’exemple, David mentionne qu’à Montréal, entre 1967 et 1980, quinze nouveaux théâtres ont vu le jour, que de nombreuses troupes sont nées et que le nombre de productions a quadruplé pendant cette même période. De plus, il avance que cette multiplication de théâtres et de productions s’est vérifiée dans toutes les régions du Québec. Il y avait des raisons spécifiques pour cette nouvelle réalité. Notamment, l’intervention de l’appareil étatique qui a promu les arts scéniques sous la forme de subventions généreuses. N’oublions pas qu’en 1967 le Canada a célébré son centenaire et que Montréal a souhaité la bienvenue à des millions de touristes à cause de l’Exposition universelle qui y a eu lieu.

50 dramaturgie et dans sa thématique de celle de ses contemporains. Une œuvre qui est socialement et politiquement engagée. Il le dit clairement. « Mon engagement vis-à-vis de vous [le public présent lors de son discours à Sainte-Agathe] n’en est pas un d’esthète. Mon engagement est malheureusement politique et social. Et pour un dramaturge québécois – selon la conception que je m’en fais – il ne peut être autrement 104 . » Elle se caractérise aussi par son humanité et son amour pour ses concitoyens. Dubé y exprime surtout son désir de liberté pour le peuple québécois, un peuple dont il est fier. De plus, c’est une œuvre qui est en pleine évolution, car elle accompagne les mutations sociopolitiques de son temps.

D’après le bilan que nous venons de dresser de l’histoire du théâtre canadien-français et québécois et de quelques-uns de ses dramaturges jusqu’à l’arrivée sur scène de Dubé, nous pouvons constater que la veine réaliste y prédomine. Michel Laurin arrive à une conclusion incontournable sur l’influence de Dubé et son œuvre. Il observe que le dramaturge « a contribué de manière exceptionnelle à la création d’un véritable répertoire national et doit être considéré l’un des créateurs les plus féconds de la culture québécoise contemporaine 105 ». Dubé a écrit des

dizaines de pièces pour la scène et pour la télévision, les téléthéâtres, quelques-uns desquels ont

été groupés sous le titre de Le monde de Marcel Dubé, des Quatuors (Virginie , Manuel , Entre midi et soir ), trois téléromans télédiffusés pendant des années, à savoir La côte de sable , De 9 à

5, et La vie promise, et une grande variété d’émissions radiophoniques conçues pour CKAC et pour Radio-Canada. Comme le dit Laurin, son empreinte sur l’histoire du théâtre québécois reste indélébile.

104 Loc. cit ., Marcel Dubé, « Conférence à Sainte-Agathe », p. 49.

105 Op. cit ., Michel Laurin, Étude de Un simple soldat de Marcel Dubé , p. 26.

51

1.2 Deuxième partie. Théorie et méthodologie

Dans cette section de notre thèse, nous établissons les fondements des notions théoriques qui mèneront à notre choix méthodologique. Nous mettons en relief quelques-uns des moyens conceptuels, analytiques et discursifs socio-sémiotiques qui nous permettront d’exploiter le contenu historique, social, politique, idéologique et culturel des six pièces que nous avons choisies.

1.2.1 Sociocritique

1.2.1.1 La définition

Claude Duchet, qui a beaucoup contribué à cette approche et à qui l’on attribue le terme en 1971, définit la sociocritique de cette façon :

On peut dire que la sociocritique est née de la rencontre avec le « texte », tout en maintenant, dans un premier temps du moins, l’accent sur le social – la socialité du texte – plus que sur le jugement spécifiquement critique. Le terme critique fut joint à « socio » selon le modèle accrédité (qui était à l’époque celui de psychocritique, mais engendra depuis, entre autres, mythocritique ou épistémocritique), beaucoup plus dans un sens d’interprétation et d’analyse que dans une perspective évaluative 106 .

Essentiellement, il est question de l’étude du social dans la littérature, ce que Ruth Amossy

appelle « la socialité ou dimension sociale des textes littéraires 107 ». Elle explique qu’en

[r]echerchant la dimension sociale au cœur même de l’écriture, elle [la sociocritique] engage à découvrir ce que les textes nous révèlent de la société passée et présente, même lorsqu’ils

106 Claude Duchet et Isabelle Tournier, « Sociocritique », dans Dictionnaire universel des littératures , v. 3, Béatrice Didier (dir.), Paris, PUF, 1994, p. 3571.

107 Ruth Amossy, « La “socialité” du texte littéraire – de la sociocritique à l’analyse du discours : l’exemple de L’Acacia de Claude Simon », dans Texte : Revue de critique et de théorie littéraire , « Carrefours de la sociocritique », v. 45/46, sous la direction d’Anthony Glinoer, Toronto, Éditions Trintexte, 2009, p. 115.

52

se refusent à en traiter explicitement. Un poème de Laforgue, un récit de Gracq ou de Pinget, ne disent pas moins le social qu’un roman de Balzac, de Zola ou de Maupassant 108 .

Plus spécifiquement, dans le domaine qui nous intéresse en particulier, le domaine théâtral, il s’agit d’interpréter et analyser les commentaires sociaux, politiques, idéologiques et culturels faits par les personnages dans leurs discours. Cependant, André Belleau souligne l’idée que les choses ne sont pas aussi simples et aussi transparentes qu’elles le paraissent au regard initial, car il y a plusieurs définitions de la sociocritique. La question que tout chercheur qui a l’intention d’utiliser cette approche devrait se poser est donc la suivante : de quelle sociocritique parle-t-on, de quelle sociocritique s’agit-il ? Belleau affirme :

S’il est tout à fait légitime de parler de la « méthode sociocritique », on a bien du mal, en revanche, à parler de cette méthode « méthodiquement ». Certes, rien n’empêche d’affirmer doctement : la méthode sociocritique est l’ensemble des moyens conceptuels, analytiques et discursifs mis en œuvre pour l’étude des déterminations et de la signification sociales des textes littéraires. La difficulté commence lorsqu’on se met à regarder les choses de plus près, nommément divers discours critiques. Voilà le lieu, semble-t-il, d’une sorte de fonctionnement ou plutôt d’évidence sur pièces, par à-coups : si le livre ou l’article emporte l’adhésion, donne l’impression que « ça marche », on dira : voilà de la sociocritique 109 .

Il met le doigt sur le point fondamental de la question quand il indique que toute interprétation

sociocritique dépend des outils dont le chercheur s’est servi pour que l’interprétation réussisse à

révéler les aspects sociaux du texte. Tout d’abord, pour préciser la définition de la sociocritique,

nous suggérons celle-ci avancée par Pierre Barbéris :

Sociocritique désignera donc la lecture de l’historique, du social, de l’idéologique, du culturel dans cette configuration étrange qu’est le texte : il n’existerait pas sans le réel, et le réel à la limite, aurait existé sans lui ; mais le réel, alors, tel que nous pouvons le percevoir, serait-il le même, exactement 110 ?

108 Ibid ., p. 115.

109 André Belleau, « La démarche sociocritique au Québec » dans Voix et images , v. 8, n° 2, 1983, p. 299.

110 Pierre Barbéris, « La sociocritique », dans Méthodes critiques pour l’analyse littéraire , Daniel Bergez (dir.), Paris, Armand Colin, 2005, p. 153. C’est l’auteur qui souligne.

53

Pour bien entreprendre une analyse sociocritique, selon Barbéris, il faut posséder une vaste quantité de connaissances très précises sur la période traitée par l’auteur et cela dans plusieurs domaines, car tout auteur subit les influences sociopolitiques et culturelles de son temps et de son milieu lesquelles finissent par faire surface dans ses œuvres. Pour sa part, Amossy corrobore ce point de vue lorsqu’elle soutient que « l’écrivain est perçu comme un agent qui doit se faire une place dans l’ensemble des courants et écoles existants pour obtenir une reconnaissance des instances autorisées, de ses pairs, ou encore du grand public 111 ». En conséquence, il convient que le chercheur ait une idée nette et spécifique des enjeux sociaux, économiques, politiques, philosophiques, religieux et culturels de l’époque en question afin d’être à même d’aborder efficacement et en profondeur l’œuvre étudiée. Cette réflexion nous mène aux ouvrages de Pierre

V. Zima sur la sociocritique.

Pour lui, le point de départ de la sociologie du texte est « […] la question de savoir comment un texte littéraire réagit aux problèmes sociaux et historiques au niveau du langage 112 ». Zima

soutient que « [p]our établir des rapports entre le texte littéraire et son contexte social, il convient

de représenter l’univers social comme un ensemble de langages collectifs [sociolectes] qui

apparaissent, sous des formes différentes, dans les structures sémantiques et narratives de la

fiction 113 ». En outre, il arrive à la conclusion que « […] c’est sur le plan sémantique et lexical que les intérêts sociaux s’articulent le plus clairement dans le langage 114 ». Selon le théoricien,

des linguistes et des sociologues reconnaissent ce fait et « […] ont insisté sur la nécessité de

111 Loc. cit ., Ruth Amossy, « La “socialité” du texte littéraire – de la sociocritique à l’analyse du discours : l’exemple de L’Acacia de Claude Simon », p. 118.

112 Pierre V. Zima, Manuel de sociocritique , Paris, Picard, 1985, p. 118.

113 Ibid ., p. 125. C’est l’auteur qui souligne.

114 Ibid ., p. 120. C’est l’auteur qui souligne.

54 décrire des processus de classification (le « faire taxinomique », dirait Greimas) comme des processus sociaux et politiques, étroitement liés à des intérêts de groupe ou de classe 115 ». Étant

donné que les intérêts de groupe ou de classe sont souvent contradictoires ou divergents, il n’est

pas étonnant que le système de classification lui-même soit « un domaine de luttes ». Chaque

individu ou collectivité est capable d’imposer son système de classification qu’il reconnaît

comme le seul qui soit valable et cette prise de position peut causer des conflits au sein d’un

groupe spécifique et entre les classes sociales.

Qui plus est, dans L’indifférence romanesque , le théoricien affirme que toute théorie scientifique

ne devient valable que si elle est capable « d’éclairer une partie de l’univers dans lequel nous

vivons 116 ». Or, la sociocritique remplit amplement ce critère par ses côtés empirique et critique.

Dans le cadre de cette étude, nous adoptons cette dernière définition de la sociocritique : « Dans

la perspective de la sociologie du texte, l’univers de la fiction apparaît comme un processus

intertextuel : comme une absorption, par le texte littéraire, de sociolectes et de discours oraux et

écrits, fictionnels, théoriques, politiques ou religieux 117 . » Cette absorption par le texte de toutes sortes de sociolectes et de discours oraux et écrits doit être capable de nous révéler ce qui se passait socialement, politiquement et culturellement au Québec pendant les années 1950, 1960 et

1970. Autrement dit, en analysant notre corpus du point de vue de la sociocritique, nous pourrons mieux saisir les discours publics qui ont retenu l’attention de Dubé et qu’il a transposés dans ses pièces. Nous commençons par définir ce que les théoriciens entendent par l’intertextualité, le discours et le sociolecte, car ces trois aspects de la sociocritique nous fourniront quelques-uns

115 Ibid ., p. 121.

116 Pierre V. Zima, L’indifférence romanesque, Sartre, Moravia, Camus , Paris, Le Sycomore, 1982, p. 11.

117 Op. cit ., Pierre V. Zima, Manuel de sociocritique , p. 139. C’est l’auteur qui souligne.

55 des concepts qui, à leur tour, nous permettront d’accéder au contenu sociopolitique et historique des pièces sélectionnées que nous combinerons par la suite avec quelques concepts sémiotiques pour accéder à la structure profonde de l’action dans chaque pièce.

1.2.1.2 L’intertextualité

Selon Julia Kristeva, le mot « intertextualité » se réfère aux théories de Bakhtine qui

[…] situe le texte dans l’histoire et dans la société, envisagées elles-mêmes comme textes que l’écrivain lit et dans lesquels il s’insère en les écrivant. La diachronie se transforme en synchronie, et dans la lumière de cette transformation l’histoire linéaire apparaît comme une abstraction ; la seule manière qu’à l’écrivain de participer à l’histoire devient alors la transgression de cette abstraction par une écriture-lecture, c’est-à-dire par une pratique d’une structure signifiante en fonction de ou en opposition avec une autre structure. L’histoire et la morale se lisent dans l’infrastructure des textes 118 .

De sorte que pour Bakhtine les écrits de tout auteur sont influencés par ce concept d’intertextualité où nous décelons toujours des rapports d’influence et d’interdépendance entre un nouveau texte et un autre qui l’a précédé ou qui est son contemporain 119 . Pour sa part,

Todorov participe à la discussion en parlant aussi des idées du théoricien russe sur le sujet :

Ainsi Bakhtine répertorie-t-il tous les types de discours dans lesquels le rapport intertextuel est essentiel : la conversation quotidienne ; le droit ; la religion ; les sciences humaines (on s’en souvient : leur trait distinctif tient en ceci qu’elles ont affaire à des textes, avec lesquels elles entrent en dialogue) ; les genres rhétoriques, comme le discours politique, etc. 120

Or, si la conversation quotidienne est un type de discours dans lequel le rapport intertextuel est essentiel, cet aspect nous lie directement au genre dramatique en particulier où le dialogue règne

118 Julia Kristeva, Sémiotikè : recherches pour une sémanalyse . Paris, Seuil, 1969, p. 144. C’est l’auteure qui souligne.

119 L’intertextualité, comme le concept de carnavalisation, ce sont des raisons pour lesquelles l’on mentionne fréquemment le théoricien russe quand il s’agit d’analyse littéraire de nos jours.

120 Tzvetan Todorov, Mikhaïl Bakhtine : Le principe dialogique suivi d’Écrits du cercle de Bakhtine , Paris, Seuil, 1981, p. 99.

56 de manière suprême. En effet, les dialogues des personnages mettent en relief leurs pensées les plus intimes : leurs inquiétudes, leurs désirs, leurs sentiments et leurs buts. C’est aussi l’opinion de Jean-Pierre Ryngaert : « […] le théâtre est avant tout dialogue , c’est-à-dire que la parole de

l’auteur y est masquée et partagée entre plusieurs émetteurs distincts 121 . » Il n’y a pas de doute que derrière les paroles des personnages, c’est la voix du dramaturge qui se cache. Pour Zima, l’intertextualité signifie « l’interaction dialogique de textes anciens et contemporains, écrits ou parlés, consciemment ou inconsciemment agencée par l’auteur 122 » :

L’analyse intertextuelle n’a donc rien à voir avec une étude empiriste de la citation limitée à la question de savoir quels textes oraux ou écrits peuvent être « retrouvés » dans l’univers littéraire ; elle n’a rien à voir avec une analyse rhétorique ayant pour objet les « techniques » de l’auteur. Elle doit rendre compte d’un texte littéraire dans un contexte dialogique, c’est-à- dire par rapport aux formes discursives auxquelles il a réagi en les absorbant, en les transformant, en les parodiant, etc. 123

Pour le théoricien, l’important c’est de savoir comment un texte particulier a réagi aux différentes formes discursives avec lesquelles il est entré en contact. Cette notion est d’une importance capitale pour Zima puisqu’elle suscite un type de dialogue entre le nouveau texte et les hors-textes :

[…], il convient de situer le texte littéraire dans une situation sociolinguistique particulière, telle qu’elle a été vécue par l’auteur et son groupe social. Il est clair que, dans cette situation, certains sociolectes et discours sont plus importants que d’autres pour la structure d’un roman, d’un drame ou d’un poème 124 .

121 Jean-Pierre Ryngaert, Introduction à l’analyse du théâtre , 3 e édition, Daniel Bergez (dir.), Paris, Armand Colin, 2008. C’est l’auteur qui souligne.

122 Pierre V. Zima, « La sociologie du texte comme théorie de la littérature et métathéorie scientifique », dans Texte : Revue de critique et de théorie littéraire , « Carrefours de la sociocritique », v. 45/46, 2009, p. 32.

123 Op. cit ., Pierre V. Zima, Manuel de sociocritique , p. 139.

124 Ibid ., p. 139.

57

Pour leur part, Schmitt et Viala, dans leur ouvrage intitulé Savoir-lire. Précis de lecture critique , indiquent qu’il y a essentiellement deux types d’intertextes : les explicites et les implicites. Les premiers sont les plus évidents à détecter et ils peuvent se faire remarquer de trois façons différentes : d’abord par la réécriture, ensuite par les références et les sources et, enfin, par l’imitation. Cependant, les intertextes implicites, quoiqu’ils soient les plus fréquents, sont les plus difficiles à détecter. Les deux auteurs disent : « Un ton, l’allure générale d’un ouvrage, l’importance qu’il accorde à certains centres d’intérêt, le respect de certains principes de composition peuvent suffire à apparenter un texte avec d’autres, relevant d’un genre ou d’un style proches ou identiques 125 . » De plus, Schmitt et Viala suggèrent que, dans cette dernière

catégorie, il faut faire particulièrement attention à trois types d’intertextes parce qu’ils sont plus

« délicats à analyser » : les thèmes culturels, les lieux communs et les horizons d’attente. Parmi

les premiers se trouve, par exemple, le thème de l’autonomie nationale, parmi les deuxièmes, les

proverbes et tout ce qui va de soi dans une société et, parmi les derniers, la littérature qui cible

spécifiquement l’enfance en tant que moment privilégié dans la vie de chaque individu.

En nous appuyant sur ce que nous venons de souligner sur l’intertextualité, nous postulons que le

théâtre de Dubé a absorbé, transformé, critiqué et transposé les discours et les sociolectes qui se

tenaient en société à des moments précis de l’histoire du Québec, car un texte ne naît jamais tout

seul, sans aucune référence au passé ou au présent, ce qui implique que nous devrions être

capables de repérer des rapports importants entre les discours des personnages et ceux qui se

tenaient en société. En d’autres mots, les premiers deviennent une espèce d’écho des seconds.

125 M.-P. Schmitt et Alain Viala, Savoir-lire. Précis de lecture critique , Paris, Didier, 1982, p. 30.

58

1.2.1.3 Le discours

Le discours est porteur d’une certaine idéologie que Zima définit « comme manifestation discursive (lexicale, sémantique et syntaxique) d’intérêts sociaux particuliers. […] l’idéologie est inhérente à tous les textes littéraires, philosophiques, sociologiques, psychologiques, etc.126 ». Ce concept d’un discours, exprimant d’une façon explicite ou implicite une certaine idéologie, est valable car toute époque a ses discours, ses idéologies convergentes ou conflictuelles en regard du discours et de l’idéologie dominantes, que nous pouvons déceler en lisant sa littérature. Marc

Angenot a beaucoup réfléchi sur la question et il est arrivé à cette conclusion :

Le discours social d’une époque comporte des thèmes récurrents, des « sujets obligatoires » comme on dit au lycée, sur lesquels tout le monde, les intellectuels notamment, planche, des idées à la mode, des lieux communs, des effets d’évidence et de « cela va de soi »127 .

Or, le théâtre de Dubé ne fait pas exception à cette règle 128 , car il contient beaucoup de « sujets

obligatoires » et de manifestations discursives d’intérêts sociaux particuliers, c’est-à-dire des

idéologies qui étaient typiques de son époque.

Greimas, quant à lui, envisage le discours comme une construction narrative à caractère

conflictuel et auquel on peut appliquer un schéma actantiel tel que conçu par Étienne Souriau 129 .

126 Op. cit ., Pierre V. Zima, Manuel de sociocritique , p. 136.

127 Marc Angenot, « Nouvelles propositions pour l’étude de l’argumentation dans la vie sociale », dans Texte : Revue de critique et de théorie littéraire , « Carrefours de la sociocritique », n°45/46, 2009, p. 65.

128 Dans quelques-unes de ses pièces ( Les beaux dimanches et Un matin comme les autres , surtout dans la seconde, où le thème indépendantiste éclipse tous les autres), par exemple, les personnages s’entretiennent de l’avenir politique et économique du Québec. Leurs discours se tenaient un peu partout à l’époque non seulement au Québec mais aussi partout au Canada. Dubé, d’ailleurs, n’était pas le seul auteur à traiter le thème à cette époque, ce qui nous montre l’importance et la pertinence du débat, un débat qui n’a pas encore vu sa résolution finale.

129 Voir dans Étienne Souriau, Les deux cent mille situations dramatiques , Paris, Flammarion, 1950, la notion du schéma, beaucoup plus complexe que celle de Greimas.

59

Plus tard, Greimas a raffiné le schéma et il a été modifié et appliqué au théâtre par Anne

Ubersfeld. Or, ce concept du discours en tant que « construction narrative à caractère conflictuel » nous relie directement à la sémiotique. L’approche actantielle est d’une grande utilité dans l’analyse des œuvres théâtrales puisqu’elle nous permet d’identifier la structure profonde de l’action à travers les conflits des actants et des acteurs, conflits qui se trouvent exprimés d’une façon directe ou indirecte dans toute œuvre. Zima partage aussi l’opinion de

Greimas concernant le discours :

[…] tout discours peut être pensé comme une construction narrative, dont le caractère conflictuel peut être représenté sous forme d’un schéma actantiel […], et que les relations entre les acteurs et les actants du discours s’expliquent par rapport à la structure sémantique de celui-ci.

Il est clair que les options sémantiques du sujet d’énonciation […] entraînent des configurations d’actants et d’acteurs tout à fait particulières qui n’existent pas dans d’autres discours 130 .

Par ailleurs, Zima propose que le concept d’idéologie « acquiert une nouvelle dimension

lorsqu’il est reformulé dans un contexte sémiotique et mis en rapport avec les concepts de

discours et de sociolecte 131 ». Fondamentalement, il envisage la société comme étant composée

de collectivités hétérogènes et antagonistes qui sont maintes fois en conflit ouvert les unes avec

les autres pour la domination économique et politique. Pour lui, ces collectivités se trouvent en

conflit parce qu’elles ne partagent pas le même sociolecte. Zima suggère que quand une société

éprouve des changements socio-économiques à grande échelle, ceux-ci peuvent « […] provoquer

des tensions, engendrer des frustrations et provoquer l’agressivité au sein de certains

130 Op. cit., Pierre V. Zima, Manuel de sociocritique , p. 134.

131 Ibid ., p. 131. C’est l’auteur qui souligne.

60 groupes 132 ». De plus, il affirme que « [l]es valeurs et les systèmes de normes peuvent changer

rapidement dans une société caractérisée par une division du travail et une spécialisation

croissantes 133 ». Cette division du travail va inévitablement séparer les couches sociales, car,

dans presque toutes les sociétés, il y a des exploités, les ouvriers et des capitalistes, les bourgeois.

Ces derniers détiennent le pouvoir politique et contrôlent le développement économique et, par

conséquent, le sort du prolétariat 134 . D’après Zima, les oppositions et les conflits qui séparent les prolétaires des bourgeois peuvent être repérés à travers une analyse des sociolectes dont les deux classes se servent pour s’exprimer. Le concept de sociolecte acquiert de cette façon une valeur clé dans toute analyse sociocritique.

1.2.1.4 Le sociolecte

« Pour ne pas parler de manière trop abstraite de « langages » en général, j’appelle les langages de groupe qui interagissent dans une situation sociolinguistique des sociolectes 135 . » Voilà

comment Zima définit provisoirement le sociolecte :

[…] le sociolecte n’est pas un objet que l’on trouve « dehors », quelque part dans le monde social, mais une construction théorique en tant que type idéal ou modèle . Un sociolecte religieux, idéologique ou scientifique n’existe presque jamais à l’état pur dans la mesure où il s’agit d’une structure ouverte qui communique sans cesse avec d’autres sociolectes dont elle

132 Ibid ., p. 20.

133 Ibid ., p. 20.

134 L’industrialisation et l’urbanisation du Québec, qui avaient commencé à la fin du XIX e siècle, se sont accélérées pendant la décennie de 1950 et ces deux phénomènes sont à la source des nombreux problèmes d’ordre social et économique éprouvés par les prolétaires qui se sentaient perdus dans les grandes métropoles et qui finissaient maintes fois dans le chômage et la pauvreté. Leur exclusion et leur isolement grandissants au sein de leur société sont devenus ainsi la cause principale de leur aliénation. (Michel Laurin, Étude de Un simple soldat de Marcel Dubé .)

135 Loc. cit ., Pierre V. Zima, « La sociologie du texte comme théorie de la littérature et métathéorie scientifique », p. 30. C’est l’auteur qui souligne.

61

absorbe des éléments plus ou moins importants : des unités lexicales, des phrases ou des séquences narratives 136 .

Il « s’agit d’un langage idéologique qui articule, sur les plans lexical, sémantique et syntaxique,

des intérêts collectifs particuliers 137 ». Le répertoire lexical est toujours particulier à un groupe

ou à plusieurs groupes sociaux et, donc, acquiert une valeur symptomatique, car « […] un

locuteur ou une locutrice se réclame implicitement d’un sociolecte en tant que langage

collectif 138 ». Le choix de vocabulaire d’un membre d’un parti politique, d’une communauté

religieuse ou d’une communauté intellectuelle va certainement l’identifier comme disciple de ce

mouvement et le séparer d’un membre d’un parti opposé ou d’une religion différente. Un

membre du parti communiste russe ou chinois, par exemple, n’utilisera pas le même lexique

qu’un membre d’un parti libéral canadien, et un catholique ne se servira pas du même choix

lexical qu’un bouddhiste ou un musulman pour parler de ses croyances religieuses. Le répertoire

sémantique, pour sa part, établit un code ou une taxinomie qui est « […] un ensemble de

distinctions et d’oppositions codifiées permettant aux locuteurs – aux écrivains ou théoriciens –

de s’orienter dans leur secteur de la situation socio-linguistique 139 ». D’après Zima,

« [l’]articulation d’intérêts sociaux, collectifs dans le langage peut être représentée plus clairement et plus systématiquement dans le domaine sémantique que dans celui du vocabulaire 140 ». Car les mots ne nous arrivent pas vides de sens. Ils sont chargés de signification. Enfin, le répertoire syntaxique consiste en des mises en discours « […] réalisées

136 Ibid ., p. 31, C’est l’auteur qui souligne.

137 Op. cit ., Pierre V. Zima, Manuel de sociocritique, p. 131.

138 Loc. cit ., Pierre V. Zima, « La sociologie du texte comme théorie de la littérature et métathéorie scientifique », p. 31.

139 Ibid ., p. 31.

140 Op. cit ., Pierre V. Zima, Manuel de sociocritique , p. 121.

62 par des sujets individuels ou collectifs dans le cadre d’un sociolecte donné (préexistant aux sujets parlants) 141 ». Ainsi, tout locuteur qui s’approprie un certain sociolecte déploie en même temps

une certaine idéologie qui s’y rattache. Zima donne, en guise d’exemples, le sociolecte de la

publicité, le sociolecte bourgeois, le sociolecte catholique, entre autres. Le théoricien rappelle

que ce sont donc des discours collectifs que nous ne devons pas confondre avec un jargon

professionnel qui peut très bien se manifester à l’intérieur d’un sociolecte particulier. Et, en

utilisant un roman de Camus, L’étranger , et celui de Proust, À la recherche du temps perdu , il

offre deux exemples frappants du rôle du sociolecte. Dans un premier temps, il met en relief le

discours de l’avocat général dans L’étranger , lequel représente un sociolecte humaniste-chrétien

univoque qui, sur les plans lexical et sémantique, ne fait pas partie du langage de Meursault et

qui, de plus, lui est complètement indifférent. Cependant, ce discours acquiert du poids en

société parce qu’il représente la « justice », une institution sociale créée pour juger les accusés.

Aux yeux de l’avocat général, Meursault est responsable d’un programme narratif négatif,

criminel. Il devient un antihéros qui doit être éliminé pour le bien de la société.

Il est condamné parce qu’il n’a pas manifesté des émotions normales (filiales) pendant l’enterrement de sa mère et parce que les autorités le tiennent pour responsable d’un assassinat soigneusement préparé et minutieusement exécuté : il aurait tué un Arabe de sang- froid, en pleine conscience de son acte 142 .

Cette version officielle des événements ne s’accorde pas avec celle du narrateur qui n’avait

aucunement prémédité le meurtre de l’Arabe. Meursault blâme le soleil, la nature, qui, elle, est

toujours indifférente aux actes humains. Donc, pour lui, le meurtre de l’Arabe n’était qu’un

simple hasard. Zima explique que « […] dans l’univers social et linguistique de Camus, les

141 Loc. cit ., Pierre V. Zima, « La sociologie du texte comme théorie de la littérature et métathéorie scientifique », p. 30.

142 Op. cit ., Pierre V. Zima, Manuel de sociocritique, p. 148.

63 normes et les valeurs (humaines, chrétiennes) ne sont pas seulement ambivalentes et contradictoires, mais commencent à être indifférentes , interchangeables 143 ». L’étranger , selon le théoricien, « critique et parodie des discours chrétiens-humanistes qui ont perdu leur crédibilité 144 ». Or, ces discours ont perdu leur crédibilité parce qu’ils illustrent des oppositions

sémantiques au sein du sociolecte humaniste-chrétien qui appartiennent à une « taxinomie

imposée à la société par une partie de la classe dominante 145 ». La classe dominante, représentée

par l’avocat général, préfère ignorer les faits et prétendre que les mots ont la même valeur pour

tout le monde, ce qui n’est pas vrai, surtout pour Meursault et ses amis. Pour ces derniers les

mots employés par l’avocat général sont vides de sens. Zima conclut en disant :

Dans un univers sémantique, où les différences et les oppositions cessent d’être pertinentes , où des dichotomies comme amour/haine, justice/injustice ou fidélité/infidélité perdent leur raison d’être, le fondement de la subjectivité est ébranlé.

Le sujet devient douteux au niveau de l’action et au niveau de l’énonciation : en tant que narrateur Meursault ne reconnaît aucune valeur (aucune opposition) culturelle ; il ne saurait donc fonder son discours sur une isotopie sémantique structurée par un concept (un classème ) comme amour , justice , haine , fidélité ou infidélité 146 .

Dans un deuxième temps, afin de donner plus de poids à la validité du concept abstrait de sociolecte, Zima montre que le sociolecte de la conversation mondaine est le « fait sociologique qui compte 147 » dans le roman de Proust puisque c’est ce discours qui relie les deux classes sociales distinctes que sont l’aristocratie et la bourgeoisie à ce moment historique précis. Deux

143 Ibid ., p. 143. C’est l’auteur qui souligne.

144 Ibid ., p. 145.

145 Ibid ., p. 148.

146 Ibid ., p. 153. C’est l’auteur qui souligne.

147 Loc. cit ., Pierre V. Zima, « La sociologie du texte comme théorie de la littérature et métathéorie scientifique », p. 34.

64 classes qui d’habitude s’opposent l’une à l’autre aux niveaux social, économique, politique et même culturel. Il note que cette conversation mondaine est née de la « vie désœuvrée d’une classe de loisir située entre l’aristocratie et la grande bourgeoisie 148 ». D’après Zima, la

conversation mondaine a une « longue histoire » puisque Madame de Sévigné et Mademoiselle

de Scudéry, ainsi que leurs contemporaines, la cultivaient déjà au XVII e siècle. Cependant, ce fut pendant la Troisième République, surtout dans les salons du Faubourg Saint-Germain, que ce type de conversation a atteint sa perfection. Un art pratiqué par une classe de loisir qui avait acquis les moyens économiques, une certaine culture générale et assez de temps disponible pour s’y consacrer. Proust lui-même, à un moment donné de sa vie, voulait fréquenter ces salons, car il admirait ce type de « langage raffiné » et les gens qui le pratiquaient.

Comment expliquer cette fascination ? D’abord par l’admiration sociale que ressent le bourgeois, le roturier face à une noblesse qui se donne des allures féodales – sans avoir le moindre rapport avec la noblesse d’épée et le féodalisme d’antan : ensuite par le caractère narcissique de la conversation dont les principales distinctions obéissent à la pertinence mondaine : amusant/ennuyeux , brillant/médiocre , original/banal , etc. 149

Zima soutient que Marcel, le narrateur de À la recherche du temps perdu , finit par rejeter ce

langage précieux des salons. « Il finit par découvrir que la conversation qui apparaît dans la

Recherche comme un instrument de domination (du Causeur) médiatisé par la valeur d’échange

est une fausse esthétique : une esthétique du dandysme, voire du snobisme qui exclut la

production artistique, littéraire 150 . » Autrement dit, Proust se rend compte que c’est un langage creux, qui manque de profondeur et qui, par conséquent, le déçoit. Il finit par le considérer vain, voire ridicule. Nous remarquons, dans la citation ci-dessus, l’opposition fondamentale entre la

148 Ibid ., p. 34.

149 Ibid ., p. 35. C’est l’auteur qui souligne.

150 Ibid ., p. 35.

65 valeur d’échange, qui ignore les qualités ou les défauts d’une œuvre, par exemple, et qui dépend uniquement des forces du marché et la valeur d’usage, qui, elle, met en lumière ses qualités intrinsèques. En tant qu’intellectuel, Proust ne pouvait que regretter le temps perdu dans les salons où la conversation mondaine brillait par son inutilité.

Comme mentionné plus haut, les sociolectes ont donc trois dimensions : 1) lexicale, 2) sémantique et 3) syntaxique. Zima souligne que « […] c’est sur le plan sémantique et lexical que les intérêts sociaux s’articulent le plus clairement dans le langage 151 ». Or, par rapport à la dimension sémantique du sociolecte, il existe l’idée de code, qui est son fondement sémantique.

1.2.1.5 Le code sémantique

Zima considère le code sémantique comme étant le résultat d’une taxinomie ou classification. Le processus permet de dresser des listes de mots et de les classifier selon leur sens rapproché. Le théoricien explique que « [c]onsidérées comme système, les oppositions et les différences issues d’une classification (d’une taxinomie) particulière, constituent le code sémantique d’un sociolecte 152 ». De plus, il suggère que « [d]ans le code en tant que système relativement cohérent et clos, les oppositions et les différences, établies par un faire taxinomique particulier, deviennent des oppositions et des différences entre des isotopies 153 ». Le mot isotopie signifie

151 Op. cit ., Pierre V. Zima, Manuel de sociocritique , p. 120. C’est l’auteur qui souligne.

152 Ibid ., p. 133. C’est l’auteur qui souligne.

153 Ibid ., p. 133. C’est l’auteur qui souligne.

66

« l’itérativité, le long d’une chaîne syntagmatique, de classèmes qui assurent au discours-énoncé son homogénéité 154 ». Ainsi, la notion d’isotopie joue un rôle important au sein du sociolecte car

[a]yant établi certaines oppositions et différences (la taxinomie) à partir d’une pertinence donnée, le sujet d’énonciation soumet ensuite les lexèmes que lui offrent son sociolecte et la langue en général à l’ordre conceptuel qu’il considère comme pertinent. Dans cette situation, les concepts fondamentaux choisis par le sujet (comme le conscient et l’ inconscient , le surmoi et le ça ) fonctionnent comme des classèmes permettant de constituer des isotopies en tant que classes sémantiques (classes de sémèmes )155 .

Nous repérons, par exemple, une isotopie indépendantiste dans Les beaux dimanches et dans Un matin comme les autres . Le lexique (et sa valeur sémantique) choisi par Olivier dans celle-là et

Stan ou Claudia dans celle-ci est conforme à leur idéologie souverainiste. En d’autres mots, le code du sociolecte révèle une isotopie distincte qui identifie les sujets parlants en tant que membres de groupes ou de classes bien définis, des bourgeois indépendantistes. C’est la raison pour laquelle leurs discours illustrent une certaine homogénéité. Zima explique l’importance du concept en disant :

C’est à partir du code en tant que base sémantique que des discours différents peuvent naître, dont chacun réalise une partie du code sémantique en obéissant à une pertinence particulière choisie par le sujet énonciateur. À son tour le discours peut être représenté comme une structure macro-syntaxique ou narrative 156 .

Le code et la pertinence sont intimement liés puisque celle-ci dépend du « faire taxinomique » qui lui donne de la cohérence. Mais, pour le théoricien, c’est surtout au niveau syntaxique du discours comme structure macro-syntaxique ou narrative, qu’il vaut la peine de s’attarder, car le sujet de l’énonciation fait des choix sémantiques qui l’opposent aux autres actants, surtout à

154 Julien Algirdas Greimas et Joseph Courtés, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage , Paris, Hachette, 1979, p. 197.

155 Op. cit ., Pierre V. Zima, Manuel de sociocritique , p. 135. C’est l’auteur qui souligne.

156 Op. cit., Pierre V. Zima, L’indifférence romanesque : Sartre, Moravia, Camus , p. 28-29. C’est l’auteur qui souligne.

67 l’opposant ou à l’anti-sujet, causant par ce fait même la naissance de nombreux conflits. C’est aussi la raison pour laquelle il est utile de donner au discours un schéma actantiel qui permettra de saisir les tensions entre les actants au niveau des axes. Si le sujet veut sortir de l’impasse où il se trouve (causée par son style de vie abusif, son intolérance, son insensibilité, bref, son inhumanité), il doit non seulement identifier mais aussi vouloir éliminer les sources des conflits qui l’ont isolé des siens, conflits qui l’affligent personnellement et qui affectent directement ou indirectement tous ceux qui l’entourent. Une fois cette première étape franchie, il pourra prendre les mesures nécessaires afin de rectifier la situation en vue de renouveler ses rapports avec les

êtres qui partagent son existence. Cela tient de l’art du compromis 157 , un art difficile pour la

plupart des héros dubéens, comme nous aurons l’occasion de constater.

1.2.1.6 La pertinence

Dans la dernière citation, Zima emploie le mot pertinence auquel le code sémantique obéit. C’est un autre aspect du sociolecte qui signifie un « point de vue linguistique 158 ». C’est un critère qui

permet « d’effectuer certaines distinctions sémantiques et de les préférer aux autres 159 ». Grâce à celles-ci se créent des contrastes, des oppositions entre les sujets-énonciateurs. Il développe ainsi la notion :

En codifiant l’univers linguistique, le sociolecte décide de la pertinence (non-pertinence) de certaines distinctions ou oppositions sémantiques. Ainsi, l’opposition sexe/gender n’est pertinente que dans certains sociolectes, tout comme l’opposition conscient/inconscient ,

157 Les compromissions, cependant, sont difficiles sinon impossibles pour les héros dubéens. Voilà une des raisons pour lesquelles ils se trouvent seuls ou morts à la fin de leurs parcours. C’est le cas de Joseph, dans Un simple soldat , de William, dans Bilan , de Régis, dans Le réformiste ou l’honneur des autres et de bien d’autres personnages.

158 Op. cit ., Pierre V. Zima, Manuel de sociocritique, p. 132.

159 Ibid ., p. 132. C’est l’auteur qui souligne.

68

automatisation/désautomatisation ou capital constant/capital variable , etc. Il est évident que toutes ces distinctions et oppositions sont liées à un certain répertoire lexical et sémantique appartenant à une théorie qui est en même temps une idéologie 160 .

Nous aimerions clore cette section sur la sociocritique en revenant à Belleau. Dans la citation ci- dessous, il souligne des notions intertextuelles que nous devons tenir en esprit, car elles sont pertinentes :

Les mots et les phrases ne viennent pas à l’écrivain vides et inertes, ils n’attendent pas passivement sur les tablettes que l’écrivain les choisisse, ils lui arrivent déjà chargés, codés, colorés non seulement par les autres discours littéraires présents ou passés qui les ont déjà pris en charge mais par tous les discours sociaux contemporains dans lesquels nous baignons. Certes, nous constatons dans les œuvres que ce langage déjà organisé et signifiant est utilisé à d’autres fins, qu’il y reçoit (dirait Macherey) une destination différente. Il reste toutefois qu’il est vain de tenter d’articuler un texte à un hors-texte social qui ne soit pas lui-même un langage. La sociocritique a besoin pour étudier la transformation des codes d’une sémiotique littéraire et d’une sémiologie générale 161 .

Belleau est convaincu que les auteurs n’œuvrent jamais isolés d’un contexte sociolinguistique. À son avis, il serait naïf de prétendre autrement. Zima, pour sa part, partage cette opinion de

Belleau. Pour lui, « ce qu’ils articulent dans leurs discours est toujours déjà une réaction ou une réponse à d’autres discours présents ou passés qui sont cités, développés, critiqués, parodiés, démembrés et recomposés 162 ». Cependant, cette réalité ne les empêche en aucune façon de faire preuve d’originalité en s’exprimant de manière hautement individuelle et imaginative au sein de tout mouvement littéraire et de toute situation sociolinguistique. Les possibilités de discours sont infinies.

160 Loc. cit ., Pierre V. Zima, « La sociologie du texte comme théorie de la littérature et métathéorie scientifique », p. 31. C’est l’auteur qui souligne.

161 André Belleau, « Conditions d’une sociocritique », dans Le social et le littéraire, Anthologie , Textes réunis et présentés par Jacques Pelletier, Montréal, Université du Québec à Montréal. (Coll. « Les Cahiers du département d’études littéraires »), 1985, p. 284.

162 Loc. cit ., Pierre V. Zima, « La sociologie du texte comme théorie de la littérature et métathéorie scientifique », p. 28.

69

Belleau affirme, dans la dernière citation, que la sociocritique a besoin de la sémiotique pour

« étudier la transformation des codes ». Dans les sections suivantes, il sera question de quelques notions sémiotiques qui faciliteront l’analyse de notre corpus littéraire.

Ces quelques concepts sociocritiques que nous avons mis en valeur permettront d’examiner jusqu’à quel point Dubé a pu saisir les réalités de son temps, c’est-à-dire ce qui se passait dans les milieux sociolinguistique, politique et culturel. Nous voulons savoir dans quelle mesure il a refait les discours qui se tenaient en société pour les critiquer, développer, parodier et transposer dans ses pièces. En même temps, nous comptons déterminer si les discours de ses personnages, les sociolectes qu’ils contiennent et leur idéologie explicite ou sous-jacente sont, en fait, représentatifs des deux classes sociales évoquées dans son théâtre. De plus, notre analyse pourra mettre en lumière si Dubé, par hasard, propose aussi quelques solutions concrètes aux problèmes de l’existence de son semblable, vu sa conception du théâtre.

Le théâtre constituant pour moi la tribune ou l’alcôve, l’alvéole ou la rue, la place publique, le carrefour des passions, des vices ou des vertus, je n’ai pas reculé devant la tentation de parler librement. Car l’aventure de l’appartenance et de l’intégration appelait inévitablement le besoin de la revendication, de la confidence et aussi de l’impudeur 163 .

1.2.2 Sémiotique

Dans la continuité de l’approche sociocritique et pour la renforcer, nous utiliserons le modèle actantiel dans l’analyse de notre corpus. Or, l’un des outils les plus utiles qu’Ubersfeld met à la disposition du chercheur théâtral est, en effet, le modèle actantiel qui lui permet d’accéder à la structure profonde de l’action d’une pièce. La théoricienne a pris ce modèle chez Greimas en l’adaptant spécifiquement au théâtre tout en tenant compte aussi des fonctions du récit

163 Marcel Dubé, « Réception à la Société Saint-Jean-Baptiste », dans La tragédie est un acte de foi , p. 39.

70 développées par Propp. Ubersfeld parle donc d’un certain nombre d’ « aménagements 164 » qu’elle a apporté au modèle pour tenir compte de la spécificité du genre théâtral. Il fallait, par exemple, tenir compte du fait que le texte théâtral est un texte à trois dimensions, ce qui implique une multiplicité de modèles actantiels, ainsi que du caractère conflictuel de l’écriture dramatique, ce qui rend difficile « le repère d’une succession fixe de fonctions du récit 165 ». Qui plus est,

Ubersfeld, dans Lire le théâtre , met en évidence

[…] comment la théâtralité s’inscrit dès le niveau des macrostructures textuelles du théâtre : pluralité des modèles actantiels, combinaison et transformation de ces modèles, telles sont les caractéristiques principales qui permettent au texte de théâtre de préparer la construction de systèmes signifiants pluriels et spatialisés 166 .

Le modèle actantiel possède six cases binaires : Sujet-Objet, Adjuvant-Opposant et Destinateur-

Destinataire qui se nomment des actants. Un actant peut être une abstraction (Dieu ou Éros), un

personnage individuel ou un personnage collectif (les soldats d’une armée) ou un groupe de

plusieurs personnages qui peuvent s’opposer au sujet et à son action. Un actant peut être aussi

scéniquement absent. C’est le cas de l’oncle Tom, par exemple, dans Au retour des oies

blanches . Une différence frappante entre le modèle de Greimas et celui d’Ubersfeld concerne la

place de l’opposant et de l’adjuvant par rapport au sujet et à l’objet. Dans le schéma conçu par

Ubersfeld les flèches pointent dans la direction de l’objet au lieu de celle du sujet. Elle explique

sa décision de les faire aboutir à l’objet en disant que « le conflit se fait autour de l’objet 167 ».

C’est un raisonnement que nous partageons. Ayant proposé son modèle, la théoricienne concède

164 Anne Ubersfeld, Lire le théâtre , Paris, Éditions sociales, 1977, p. 58.

165 Ibid ., p. 58.

166 Ibid ., p. 58.

167 Ibid ., p. 64. C’est l’auteure qui souligne.

71 qu’il faut spécifier les cas où l’adjuvant est celui du sujet et ceux où il est l’adjuvant de l’objet.

Elle envisage aussi la possibilité qu’un adjuvant puisse s’opposer au sujet dans sa personne.

Enfin, il y a également les cas où l’opposant s’oppose seulement au sujet dans certaines

circonstances, comme dans son choix d’objet.

1.2.2.1 Le modèle actantiel

En insistant sur l’évolution des axes du désir (sujet-objet), du pouvoir (adjuvant-opposant) et de la manipulation et de la motivation (destinateur-destinataire), nous tenterons de dégager la structure profonde de l’action des six pièces de notre corpus et les tensions conflictuelles qui se développent entre les actants, car l’analyse actantielle permet d’avoir une vue d’ensemble des métamorphoses qui s’opèrent dans une scène spécifique, au sein d’un acte et même de toute la pièce. Ubersfeld, toutefois, avertit tout chercheur de se méfier de la simplicité apparente du modèle actantiel :

Ce type d’analyse, apparemment simple, est en fait d’un maniement complexe, n’a rien de mécanique, et réclame la connaissance de toutes sortes d’éléments objectifs (voire historiques) ; ainsi la case destinateur peut être très complexe : à côté d’Éros ou de l’ordre

72

social peuvent apparaître des motivations subtiles, l’amitié, la glorification de l’ego, la présence de valeurs dont le sujet peut n’avoir même pas conscience 168 .

Elle affirme que la case du destinateur peut être « complexe », car il n’est pas toujours facile de déterminer qui ou quoi la remplit. Comme Ubersfeld le dit, parfois le sujet n’est pas conscient lui-même des forces qui le poussent à agir d’une façon plutôt que d’une autre dans sa quête. Il agit et réagit inconsciemment puisqu’il accepte les règles du jeu adoptées par la majorité de ses concitoyens et par lui-même sans se poser de questions sur leur validité. Cela explique les raisons pour lesquelles les motivations qui le poussent à l’action peuvent être « subtiles » et obscures à déceler :

L’analyse actantielle démontre le polycentrisme du théâtre. Donc, au départ, il n’y a pas dans le texte de théâtre une voix privilégiée qui serait celle de l’idéologie dominante : le théâtre est par nature décentré, conflictuel, à la limite contestataire. Non que l’idéologie dominante ne finisse dans bien des cas par y trouver son compte : encore faut-il au théâtre officiel de singulières procédures de restriction et d’aplatissement, de strict codage pour faire taire la polyphonie théâtrale et sauver la prépondérance de la voix idéologique dominante. Ne nous étonnons de voir la censure se déchaîner contre le théâtre : les censeurs n’ont pas tort : le théâtre est réellement dangereux 169 .

À l’intérieur du schéma actantiel, il convient de faire la distinction entre l’actant et deux autres termes, à savoir l’acteur et le personnage 170 .

168 Anne Ubersfeld, Les termes clés de l’analyse du théâtre , Paris, Seuil, 1996, p. 8.

169 Op. cit ., Anne Ubersfeld, Lire le théâtre , p. 96-97.

170 Selon Greimas et Courtès, l’actant est « celui qui accomplit ou qui subit l’acte, indépendamment de toute détermination. » (Patrice Pavis, Dictionnaire du théâtre : termes et concepts d’analyse théâtrale , p. 23). De plus, Pavis affirme que les actants sont des « entités générales, non anthropomorphes et non figuratives (exemple : la paix, Éros, le pouvoir politique). Les actants n’ont d’existence que théorique et logique dans un système de logique de l’action ou de narrativité. » ( Id ., p. 24-25). Il faut noter spécifiquement l’aspect abstrait du concept. L’acteur, par contre, est quelqu’un de très concret puisque c’est lui qui va incarner les différents personnages en jouant les rôles que le dramaturge leur a assignés. Selon Pavis, il est le « lien vivant entre le texte et l’auteur, les directives de jeu du metteur en scène et le regard et l’écoute du spectateur. » ( Id ., p. 27) Un acteur peut jouer plusieurs personnages et interpréter plus d’un rôle dans une seule pièce. Finalement, en ce qui concerne le personnage, il ne faut pas le confondre avec l’acteur qui l’interprète. Ils ne sont que les deux côtés d’une même médaille. Le personnage est une « illusion de personne humaine ». ( Id ., p. 279). C’est dire que l’idée de personnage existe bien avant que n’importe quel acteur l’incarne. Donc, un acteur peut, par exemple, jouer le rôle d’un jeune premier ou celui d’un vieillard amoureux et une actrice peut interpréter le rôle d’une servante qui est aussi une confidente. Le choix de l’acteur

73

1.2.2.2 Le glissement des modèles actantiels à l’intérieur d’une pièce

Ubersfeld ajoute que dans la plupart des pièces il y a une multitude de modèles actantiels qui se succèdent. Elle parle alors de l’idée de « glissement ». « Travail d’autant plus délicat que, dans la plupart des cas, le modèle ne reste pas stable ou fixe tout au long de l’œuvre ; souvent il y a glissement d’un modèle à l’autre, ou même substitution au cours de l’action 171 . » Ce phénomène peut se produire à l’intérieur d’une scène ou d’un acte. La théoricienne développe son idée en disant que « [l]e glissement d’un modèle à l’autre n’est pas du tout le signe d’un conflit entre les modèles, mais marque au contraire la convergence réelle de l’action des deux sujets (appartenant au même ensemble paradigmatique) 172 ». Cela dit, elle constate que dans la plupart des pièces il

y a un modèle qui finit par prédominer et qui lui donne son sens global et son idéologie

particulière. C’est au chercheur d’établir une série de glissements de modèles actantiels afin

d’identifier le modèle qui s’impose. Par exemple, si, dans sa quête amoureuse, un sujet change

d’avis quant à son objet amoureux, ce parti pris peut entraîner toutes sortes de changements dans

les cases de l’opposant et de l’adjuvant, ce qui signifie que certains actants qui se trouvaient dans

l’une de ces deux cases peuvent passer à l’autre et contrarier ou aider le sujet dans sa nouvelle

quête. Ils peuvent aussi, à des moments précis de l’action, être opposants et à d’autres, être

dépend de son talent, de sa souplesse, de son apparence physique et de son âge, entre autres facteurs. Les personnages que les comédiens incarnent peuvent représenter des traits de personnalité comme l’avarice, l’hypocrisie, la misanthropie et bien d’autres. Ainsi, un même acteur peut interpréter le même personnage de façon différente à divers moments de sa vie en accentuant les différents aspects du caractère du personnage ou plusieurs acteurs peuvent interpréter le même personnage à leur façon bien unique. L’acteur ou l’actrice ne fait qu’incarner le personnage en lui donnant vie. Le personnage de William, dans Bilan, incarné par Jean Duceppe, représente les traits de caractère du nouveau riche québécois des années 1960 et le personnage de Florence, incarné par Monique Miller, représente ceux d’une jeune fille québécoise de 23 ans en quête de liberté de la fin des années 1950.

171 Op. cit ., Anne Ubersfeld, Lire le théâtre , p. 91-92.

172 Ibid ., p. 92-93.

74 adjuvants. De même, le destinateur peut changer à des moments différents de l’action poussant le sujet dans une nouvelle direction, ce qui entraînera forcément d’autres combinaisons au sein des autres cases du système actantiel. La conséquence à tirer du modèle actantiel, c’est qu’aucun actant n’agit jamais indépendamment des autres actants, surtout le couple fondamental de toute action dramatique, c’est-à-dire le tandem sujet-objet.

1.2.2.3 Les triangles actantiels

À l’intérieur des six cases habituelles du schéma actantiel, Ubersfeld identifie trois types de triangles actantiels qui nous semblent d’une valeur capitale, car ils nous permettent de comprendre les enjeux conflictuels entre les actants et les acteurs sans tenir compte nécessairement des six cases habituelles du modèle tout entier. Ces triangles deviennent très valables dans les scènes où il n’y a que deux ou trois personnages. Selon Ubersfeld, l’analyse des différents triangles présents dans l’œuvre suffisent, la plupart du temps, à donner une idée concrète des enjeux conflictuels en question :

Si l’on considère le modèle actantiel non plus dans son ensemble de six cases, mais en prenant un certain nombre de ses fonctionnements à l’intérieur des six cases, on peut isoler un certain nombre de triangles, matérialisant les relations (relativement) autonomes. Ainsi dans la plupart des scènes « classiques » à deux ou trois personnages, fonctionne tel ou tel de ces triangles, soit que sujet et opposant se disputent un objet absent, soit que sujet et objet s’unissent contre l’opposant, soit que, comme dans une célèbre scène du Cid , Don Diègue, destinateur, désigne à Rodrigue l’objet de sa quête173 .

Parmi les différents types de triangles actantiels, il y a : le triangle actif où l’opposant s’oppose au sujet ou au désir de celui-ci. Il existe deux sous-types à l’intérieur de cette catégorie, et aussi ce qu’Ubersfeld nomme « réversibilité », c’est-à-dire la possibilité qu’un objet (ou même un opposant) devienne le nouveau sujet. En guise d’exemple, elle explique que dans Le Cid ,

173 Ibid ., p. 77.

75

Rodrigue et Chimène s’aiment. Cela nous permet d’envisager Rodrigue ou Chimène, soit l’un soit l’autre, comme le sujet légitime de la quête amoureuse. Voici son illustration principale :

S

O ← ↖ Op

Le deuxième type auquel elle fait référence est le triangle psychologique où le rapport

psychologique entre sujet et objet est manipulé par le destinateur (D1) ou l’idéologie. Ubersfeld

suggère que ce type de triangle

[…] sert à la double caractérisation à la fois idéologique et psychologique du rapport sujet- objet ; il sert dans l’analyse à montrer comment l’idéologique est réinséré dans le psychologique ou plus exactement comment la caractérisation psychologique du rapport sujet-objet (la flèche du désir) est étroitement dépendante de l’idéologique 174 .

Voici sa forme :

D1 → S

↘ ↓

O

Et, finalement, elle mentionne le triangle idéologique qui illustre comment l’action se développe

à l’intention d’un destinataire (D2) qui en est le bénéficiaire et qui peut être individuel ou collectif : « À l’autre extrémité de l’action [au dénouement], il éclaire, non pas l’origine de l’action, mais le sens du dénouement, permettant de voir qu’il y a à l’intérieur du modèle formel une sorte de diachronie, un avant et un après 175 . » Ce triangle sera de la forme :

174 Ibid ., p. 79.

175 Ibid ., p. 80. C’est l’auteure qui souligne.

76

S → D2

O ↗

Bref, grâce à ce dernier type de triangle, le triangle idéologique, nous pouvons dégager la signification idéologique d’une œuvre et mettre en lumière la problématique des diverses représentations de la société et de ses discours dans un texte dramatique. Qui ou quoi pousse le sujet dans sa quête et qui ou quoi en est le bénéficiaire de cette quête. Dans notre analyse, nous porterons une attention spéciale aux deux derniers types de triangles, car ils nous ramènent au concept de « sociolectes » et au discours comme porteur d’une certaine idéologie et, donc, au domaine de la sociocritique.

1.2.2.4 Les axes du désir, du pouvoir et de la manipulation/motivation

Dans l’analyse de la structure profonde de l’action de n’importe quelle pièce, il faut noter trois axes présents dans le modèle actantiel, c’est-à-dire l’axe du désir entre sujet-objet, qui est celui de base de tout récit dramatique, l’axe du pouvoir entre adjuvants-opposants, car les actants qui se trouvent à un moment donné dans la case d’adjuvants peuvent passer à celle d’opposants ou vice-versa et même occuper quelquefois les deux cases en même temps et, finalement, l’axe de la motivation/manipulation entre le destinateur-destinataire et tous les autres actants qui est, selon

Ubersfeld, le plus « ambigu », car il est, dit-elle,

[…] celui dont les déterminations sont les plus difficiles à saisir, dans la mesure où il s’agit rarement d’unités clairement lexicalisées, notamment de personnages, fussent-ils collectifs : le plus souvent, il s’agit de « motivations » qui déterminent l’action du sujet (étant bien entendu que ce mot motivation n’a aucun sens psychologique intériorisé) 176 .

176 Ibid ., p. 66-67.

77

En examinant les différents types d’axes de près, nous nous rendons compte des tensions entre les actants et de la façon dont celles-ci se manifestent et se résolvent chez eux. Or, ces

« motivations » créent toutes sortes d’alliances et de conflits auxquels les actants doivent faire face. D’habitude les axes s’enchevêtrent les uns dans les autres et l’actant sujet se sent tiraillé par

des forces opposées qu’il doit combattre et dominer pour se sortir de l’embarras où il se

trouve 177 . Dans notre examen du corpus, nous allons utiliser l’approche actantielle et ses

éléments constitutifs afin de mieux analyser, comprendre et expliquer la structure profonde de l’action des pièces qui le constituent et saisir les tensions et les conflits qui se développent entre les actants. Cette approche sémiotique complète et renforce les concepts sociocritiques que nous avons déjà mentionnés. Ubersfeld fait le point sur l’utilité du modèle actantiel lorsqu’elle suggère :

[l]’essentiel est de ne pas y voir une forme préétablie, une structure figée, un lit de Procuste où coucher tous les textes, mais un mode de fonctionnement infiniment diversifié. À proprement parler le modèle actantiel n’est pas une forme, il est une syntaxe , donc capable de générer un nombre infini de possibilités textuelles. […], c’est une syntaxe du récit théâtral dans sa spécificité, sans oublier que chacune des formes concrètes par le modèle est :

a) inscrite dans une histoire du théâtre ;

b) porteuse de sens, donc en relation directe avec les conflits idéologiques 178 .

177 En guise d’illustration, mentionnons Régis qui, en tant que pédagogue, dans Le réformiste ou l’honneur des hommes , souscrit à une philosophie humaniste-chrétienne. Or, cette vision du monde lui fait désirer de mettre sur pied des réformes qu’il considère indispensables afin d’améliorer un système d’éducation qui, à son avis, va à la dérive. Toutefois, ses réformes seront contestées par plusieurs syndicats, y compris celui des professeurs, par les élèves de la polyvalente Chénier et leurs parents et même par le gouvernement du Québec, qui l’avait choisi en sa qualité de réformiste pour améliorer le système d’éducation, mais qui refuse de le soutenir quand ses réformes causent trop de conflits et de problèmes politiques. Il y a des personnages dans cette pièce qui utilisent un lexique dont la valeur sémantique les oppose les uns aux autres et cette taxinomie aboutit à une pertinence conflictuelle. Régis devient ainsi l’exemple d’un héros qui se trouve tout à fait isolé au dénouement de la pièce pour deux raisons complémentaires : pour sauver sa fille qui a été enlevée par les Brigades d’Octobre et pour rester fidèle à son idéologie. Il refuse d’arriver à un compromis. Son intransigeance idéologique ne lui permet pas de sortir de l’impasse où il se trouve. Il préfère se suicider au lieu de compromettre ses valeurs.

178 Op. cit ., Ane Ubersfeld, Lire le théâtre , p. 61.

78

En conclusion, nous espérons que les quelques concepts socio-sémiotiques illustrés plus haut nous permettront de faire une analyse en profondeur de notre corpus.

1.2.3 La méthode

Nous nous servirons des notions sociocritiques d’intertextualité, de discours, et de sociolecte dans notre analyse du corpus. Celle d’intertextualité permettra de mettre chaque pièce dans son contexte historique et, en même temps, en rapport avec les hors-textes oraux et écrits qui se tenaient en société à l’époque. Observons sur ce point que Dubé lui-même était très conscient de l’influence de son milieu sur le contenu de son œuvre et de ses responsabilités envers son prochain.

L’écrivain d’ici, comme celui d’ailleurs, est influencé par son milieu, à moins qu’il ne lui tourne le dos. Mais alors, c’est à lui-même qu’il tourne le dos. À ce qu’il y a de plus enraciné chez lui. Il se revêt d’une cuirasse qui l’empêche d’entendre les battements de son propre cœur. Et son cœur lui devient étranger.

Est-ce dire que le milieu soit la seule influence qui joue sur l’œuvre de l’écrivain? Non pas. L’écrivain n’est pas seulement le témoin de lui-même. Il peut être le témoin d’une ou plusieurs sociétés, comme le témoin d’une ou plusieurs générations. Le retour aux véritables sources du moi, comme je le suggère, ne rend pas nécessairement l’œuvre étroite, il peut au contraire lui donner des dimensions inattendues 179 .

En outre, étant donné que tout discours est porteur d’une certaine idéologie, il faudra l’identifier d’une pièce à l’autre. Quant au concept abstrait de sociolecte, il nous aidera à saisir les langages collectifs particuliers qui se tenaient dans les différentes couches sociales à Montréal ou à

Québec (Au retour des oies blanches ) à des moments spécifiques du XX e siècle. À l’intérieur du sociolecte, le concept de code sémantique permettra de classifier les faits sociaux et politiques et la pertinence, pour sa part, en tant que point de vue linguistique, mettra en lumière les

179 Loc. cit ., Marcel Dubé, « Réponse de M. Marcel Dubé de la Société royale du Canada », p. 19-20.

79 distinctions et les oppositions sémantiques qui surviennent dans les discours des sujets parlants.

Nous identifierons, à travers la grande polyphonie de voix des personnages, les causes et les conséquences des malentendus, tensions et conflits qui s’établissent entre eux et qui les séparent les uns des autres les condamnant à la solitude ou, pis encore, à la mort. Nous mettons en avant que l’analyse sociocritique permet de saisir les sujets, les thèmes principaux et les idéologies sociopolitiques explicites ou sous-jacentes qui se dégagent de chaque pièce et, à la fin de notre parcours, de notre corpus. Ainsi, du particulier nous aspirons vers le général tout en essayant de déterminer s’il y a un fil conducteur qui unifie les pièces choisies. Du même coup, vu que le discours est une construction narrative à caractère conflictuel, nous pouvons lui attribuer un schéma actantiel. Cela nous permettra de faire la liaison entre la sociocritique et la sémiotique.

En effet, en employant quelques outils sémiotiques tels que le modèle actantiel et, surtout, ses glissements fréquents à l’intérieur des pièces au fur et à mesure que l’action se développe, de même que les différents triangles actantiels qui existent à l’intérieur du modèle en entier et les différents axes, nous pourrons mieux accéder à la structure profonde de l’action (en opposition à la structure de surface : personnages, discours, didascalies, actes ou tableaux, scènes, etc.), ce qui

exposera la nature des rivalités entre les actants et les acteurs. Ainsi, après avoir établi une série

de schémas actantiels pour chaque pièce, il sera question de déterminer celui qui s’impose et qui

la caractérise, la distinguant des autres pièces du corpus. En commençant par l’analyse de Zone

et des problèmes associés aux ambitions et aux rêves d’un certain groupe de jeunes Canadiens

français dépouillés et marginaux des années 1950, et en finissant par celle du Réformiste ou

l’honneur des hommes et des réformes pédagogiques envisagées par un bourgeois humaniste et

idéaliste de la fin des années 1970, nous obtiendrons une vue globale et, en même temps,

détaillée, spécifique, puisqu’elle s’applique à des pièces individuelles du répertoire dubéen qui

ont été toutes écrites pendant trois décennies.

80

Nous émettons l’hypothèse que la démarche socio-sémiotique sera capable de mesurer l’étendue de la transformation dramaturgique qui s’est opérée dans l’œuvre de Dubé avec le passage du temps. Nous proposons que les discours des personnages, les sociolectes dont ils font preuve et les idéologies explicites ou implicites qui s’en dégagent, influencent non seulement le développement de l’action, mais qu’ils illuminent la situation finale où ils se trouvent. Il s’ensuit qu’en les analysant soigneusement, nous serons à même de comprendre mieux les motivations individuelles et collectives des personnages. Autrement dit, ce qui les pousse à agir d’une certaine façon plutôt que d’une autre dans des situations spécifiques.

Le corps proprement dit de notre thèse comprendra deux parties majeures. La première a pour but d’analyser l’univers des prolétaires dans trois pièces ; la seconde se penche sur celui des bourgeois également dans trois pièces. Pour chacune de ses six pièces, nous analyserons ses thèmes majeurs, nous ferons après un résumé des grandes lignes de l’intrigue, suivi d’une détermination des influences intertextuelles que nous pouvons y repérer. Ensuite, nous

étudierons les discours des personnages et les sociolectes qu’ils exhibent. Après, nous lierons cette étude sociocritique à sa contrepartie sémiotique en discutant des différents axes, de leur enchevêtrement et de leur connexion directe avec les schémas actantiels présents. À l’intérieur du schéma actantiel tout entier, nous identifierons aussi quelques-uns des triangles actantiels les plus importants, car ils jettent de la lumière sur la façon dont certains actants interagissent entre eux en s’influençant mutuellement. Nous chercherons ponctuellement à faire des synth èses de nos résultats d’analyse, avant la grande synthèse finale.

2 Première partie. Les prolétaires

2.1 Problématique générale

Dans cette partie de notre thèse, nous nous penchons sur trois pièces de Dubé qui concernent le prolétariat et les simples employés de bureau, à savoir Zone , Florence et Un simple soldat 180 .

Quoique chaque pièce traite d’un sujet différent et qu’elle présente des thèmes aussi très hétérogènes, nous pouvons déceler, dans les trois œuvres en question, certains thèmes récurrents que nous nous proposons d’identifier et d’analyser. Leur répétition donne aux trois pièces un ton qui leur est propre. Autrement dit, Dubé y développe une certaine unité de pensée qui les rend uniques et qui les distingue de celles de ses contemporains.

La ruée de milliers de paysans vers les grandes villes, phénomène qui avait commencé vers la fin du XIX e siècle, s’accentue pendant la première moitié du XX e siècle. Après avoir abandonné la

campagne, ces paysans, attirés par l’industrialisation et la vie urbaine ainsi que par le rêve d’une

vie plus facile et d’un niveau de vie qui leur permettrait, enfin, de sortir de la pauvreté, ils y

joignent les rangs des prolétaires et des chômeurs. Ils se trouvent coincés, surtout à Montréal,

dans un milieu urbain qui leur est étranger et même hostile. Ces nouveaux arrivés essaient, tant

bien que mal, d’intégrer une société dont les mœurs citadines sont très différentes des leurs, ce

qui augmente leur niveau de stress et contribue directement à leur malaise et aliénation. Ils se

sentent confus et perdus. Et, ce qui ajoute encore plus à leur désarroi, c’est le fait qu’ils sont

180 Cela dit, de temps en temps et à des moments opportuns, nous nous référerons aussi à d’autres œuvres telles De l’autre côté du mur , Le naufragé , Le temps des lilas, L’échéance du vendredi , Chambre à louer , Médée , car dans cette série Dubé traite des problèmes de la classe ouvrière qui se sent de plus en plus aliénée à cause de sa marginalité.

81 82 exploités par les grands capitalistes qui sont généralement des Canadiens anglais ou des

Américains qui ne sont pas en mesure de s’exprimer en français. Selon Laurin, « [l]e Québec est définitivement passé de l’ordre rural à un ordre industrialisé et urbain : rurale à 60,3 % en 1901, la population du Québec ne l’est déjà plus qu’à 36 % en 1921 181 ». C’est la lutte séculaire entre

dominants et dominés, selon Léandre Bergeron 182 . En outre, le manque d’études des prolétaires ne leur permet pas de faire concurrence aux anglophones pour les postes qui comptent et qui mènent à une vie aisée, ce qui leur permettrait d’intégrer les rangs tant convoités de la bourgeoisie. Ainsi, dans leur situation subalterne, les occasions d’avancement sont plutôt rares et les conditions de travail dans les usines, dans les « manufactures », sont pitoyables et, pour la plupart, nocives à la santé. Les syndicats, s’ils existent, ne jouissent d’aucun pouvoir, surtout sous le régime duplessiste, connu pour ses politiques anti-syndicalistes répressives. Donc, les ouvriers n’ont pas de vrais droits et ils sont à la merci des patrons. D’un côté, les ouvriers francophones plus âgés vivent dans la peur de perdre leur emploi et, à cause de toutes sortes de pressions, surtout familiales et financières, car il faut faire vivre la famille, subissent tout genre d’abus de la part de leurs patrons. Quoiqu’ils se rendent compte qu’ils sont traités comme s’ils

étaient des citoyens de deuxième classe dans leur propre province, où ils constituent pourtant la majorité de la population, ils reconnaissent aussi qu’ils n’ont pas les moyens financiers et politiques de changer quoi que ce soit. Ce sont les cas spécifiques d’Édouard, dans Un simple soldat et, jusqu’à un certain point, de Gaston, avant sa prise de conscience de sa juste valeur, dans Florence . Bref, ils ne peuvent sortir de leur « zone » de pauvreté et d’isolement social. De l’autre côté, se trouvent les jeunes démunis, illettrés pour la plupart, abandonnés de leurs

181 Op. cit ., Michel Laurin, Étude de Un simple soldat de Marcel Dubé , p. 11.

182 Léandre Bergeron, Petit manuel d’histoire du Québec , Québec, Éditions québécoises, 1970, p. 214-215.

83 familles, et vivant en marge de la société. Ils n’ont aucune chance de réussir dans la vie étant donné qu’ils se sentent persécutés et exclus et ne possèdent pas les atouts essentiels pour vaincre les nombreux défis auxquels ils doivent faire face. Par conséquent, pour sortir un jour de la misère, ils s’adonnent à quelques activités illégales, comme la contrebande de cigarettes, c’est le cas de Tarzan, dans Zone , ou acceptent des travaux minables qui ne mènent nulle part, c’est celui

de Joseph, le plus souvent au chômage, dans Un simple soldat . Or, les « jeux interdits » du

premier vont l’opposer directement aux institutions sociétales telles la police et le système

judiciaire qui ont été établies afin d’assurer le bon fonctionnement de la vie en commun et qui ne

permettent pas qu’on transgresse les lois impunément. Pour Joseph, le défi consiste à se trouver

une situation adéquate et satisfaisante sans avoir aucune préparation au préalable pour l’obtenir.

Il n’y a pas d’échappatoire possible à leur situation. Leur aliénation est nettement palpable, car

leurs revendications sont systématiquement ignorées par les autorités. C’est le règne de la

frustration et le début de la révolte chez les plus jeunes. Or, les jeunes et les moins jeunes des

trois pièces en question vont étaler clairement, en tant que victimes des circonstances, les signes

de « tensions », de « frustrations » et une certaine « agressivité ». Qu’il s’agisse de Tarzan et ses

copains, ou d’Édouard ou de Joseph, tous éprouvent ces symptômes à des degrés différents.

Voilà donc la situation de certains prolétaires canadiens-français dans les années 1940 et 1950.

Leur incapacité d’exprimer clairement leurs pensées, leurs sentiments et leurs objectifs, c’est le

cas de Gaston et d’Antoinette, dans Florence , ou d’Édouard et de Bertha, dans Un simple soldat , qui représentent la vieille génération, ne leur permettent pas de revendiquer leurs droits inaliénables en tant que citoyens. Même Joseph, qui est beaucoup plus jeune qu’Édouard ou

Gaston, puisqu’il représente la nouvelle génération, est incapable de nommer le vrai responsable de l’injustice qui lui a été faite, car il est presque illettré et, en conséquence, plus vulnérable aux forces du marché que quelqu’un qui possède des diplômes.

84

Y a quelqu’un qui a triché quelque part, y’a quelqu’un qui fait que la vie maltraite toujours les mêmes ! Y’a quelqu’un qui a mêlé les cartes, Émile, va falloir le trouver. Va falloir le battre à mort, Émile… Ça fait assez longtemps que je le cherche ! Je vais le trouver ! Je vais le trouver ! J’en ai assez de traîner l’enfer derrière moi 183 .

Bien que Joseph se mette instinctivement du côté des dominés pour lutter contre les dominants, il

manque les atouts nécessaires pour combattre efficacement contre un système politique dominé

par des bourgeois. Ainsi, il n’est pas à même de reconnaître qu’en dernière analyse c’est le

système politique aux niveaux provincial et fédéral qui est responsable de sa situation précaire,

de son aliénation, car le dit système ne fait rien de concret à l’égard de sa réintégration et le

laisse se débrouiller tout seul, tant bien que mal. Ce sera seulement pendant les années 1960, lors

de la Révolution tranquille, que le gouvernement libéral de Lesage interviendra de façon plus

directe et décisive dans plusieurs domaines, y compris celui du bien-être social, afin de

promouvoir les intérêts de tous les individus, surtout ceux des personnes les plus vulnérables 184 .

En effet, le rôle que le gouvernement provincial peut et doit jouer a subi une transformation radicale pendant cette décennie, ce qui a permis aux démunis une meilleure qualité de vie.

Notons, néanmoins, que dans le cas de Florence, dans la pièce éponyme, une jeune femme qui est une secrétaire/réceptionniste bilingue vers la fin des années 1950, il y a une certaine note optimiste qui se dégage. Grâce à son niveau d’instruction, elle a trouvé un poste dans une agence de publicité qui lui fournit un salaire adéquat pour vouloir vivre en chambre, tout à fait

183 Op.cit ., Marcel Dubé, Un simple soldat , pièce en quatre actes , p. 119.

184 Voici quelques exemples de la nature des transformations sociétales qui ont eu lieu pendant la Révolution tranquille et qui ont contribué à l’amélioration de la qualité de vie pour tous les Québécois : la création, en 1961, du ministère des Affaires culturelles, de l’Office de la langue française et du Conseil des Arts du Québec qui feront une promotion assidue de la langue française et, en 1964, du ministère de l’Éducation qui éliminera le rôle privilégié que le clergé avait joué dans ce domaine tout au long de l’histoire de la province. Dorénavant, le système d’éducation passera aux mains d’un public laïc et instruit qui n’hésitera pas à faire les changements nécessaires pour que les Québécois se mettent au pas dans un contexte nord-américain. De plus, le gouvernement de Lesage va mettre sur pied, en 1965, un ministère des Affaires familiales et sociales dont le ministre sera René Lévesque qui pourvoira aux besoins les plus élémentaires des démunis. Pour le moment, cependant, la plupart des héros dans les trois pièces concernant les ouvriers ou les petits employés de bureau, se trouvent dans la position de victimes de forces qu’ils ne peuvent contrôler.

85 indépendante de la tutelle familiale. C’est que, bien que sa famille soit pauvre, elle lui a accordé un minimum d’appui matériel et psychologique qui lui a permis de gagner sa vie honnêtement.

Elle s’estime plus chanceuse que sa mère qui, une fois mariée, a passé le reste de sa vie enfermée entre quatre murs, pour s’occuper exclusivement de son mari et de ses enfants. C’est que

Florence appartient à une nouvelle génération féminine qui n’ambitionne plus pour elle-même les mêmes objectifs que la génération de sa mère. Cependant, quoique Florence ait fait quelques

études rudimentaires, c’est à Pierre, le plus jeune des Lemieux, à qui la famille donne l’occasion de faire des études plus avancées afin qu’il puisse obtenir un bon poste qui lui permettra de joindre les rangs de la bourgeoisie. C’est que Gaston et Antoinette s’attendent toujours à ce que leur fille se case au plus vite sans faire trop de bruit. De sorte que, sans y trop penser, ils lui coupent les ailes tout simplement parce qu’elle est une fille. Florence est consciente du fait que ses parents ont des attentes très différentes et pour elle et pour son frère cadet basées sur le sexe et elle trouve cela inacceptable et injuste. À la fin des années 1950, elle est prête à lutter pour que la discrimination basée sur le sexe cesse de créer des barrières insurmontables entre les hommes et les femmes et, plus spécifiquement, entre elle et son frère. Elle veut jouir des mêmes privilèges que lui. L’acceptation du statu quo tel quel n’est plus une option valable à ses yeux.

Elle revendique ses droits, y compris le droit de parole, pour exprimer son déplaisir avec sa situation subalterne dans la famille. Les temps ont certainement changé, ce qui se fait remarquer dans la mentalité et les priorités de la génération montante. Celle-ci embrasse des idéologies opposées à celles de la génération précédente créant ainsi des conflits qui vont les séparer inévitablement l’une de l’autre. Elle est directement responsable de ce nous nommons couramment le fossé des générations. Or, l’adoption de prises de position contradictoires par les personnages se manifeste à travers leurs discours et leurs sociolectes et les conflits qui en découlent sont exposés par le biais des schémas actantiels et des triangles actantiels.

86

2.2 Chapitre 1 : Zone

Dubé a écrit Zone en 1953 et la pièce a été jouée pour la première fois le 23 janvier de la même

année par La Jeune Scène, une troupe fondée par Dubé, au Théâtre des Compagnons, à Montréal,

à l’occasion du Festival d’art dramatique de l’ouest du Québec où elle a gagné le premier prix.

Quelques mois plus tard, à Victoria, on décernait à Dubé le trophée pour la meilleure production

au festival d’art dramatique du Canada. Le dramaturge, écrivant en 1953, après la seizième et

dernière représentation de la pièce cette année-là, avouait :

Mon expérience a été heureuse et j’en suis le premier surpris. À la vérité je ne m’attendais à rien de cela. Je sais que l’on est très indulgent en face d’une première pièce ; mais je sais aussi qu’on le sera moins vis-à-vis de la seconde. Aussi vais-je essayer de ne pas décevoir dans l’avenir, ceux qui m’ont fait confiance aujourd’hui 185 .

Les caractéristiques essentielles de la pièce restent pertinentes de nos jours puisqu’elles sont universelles, ce qui explique aussi que les metteurs en scène continuent de s’intéresser à monter

Zone périodiquement. Pour Pierre Lavoie, « [l]a preuve tangible de la qualité dramatique de Zone est sa reprise fréquente sur les scènes 186 ». Denis Bernard, pour sa part, signale l’actualité du

sujet et entrevoit déjà dans ses personnages les futurs prolétaires et bourgeois des pièces que

Dubé a écrites par la suite.

Si je devais mettre en scène une pièce de Dubé, je crois que ce serait Zone . Certainement une des plus connues, et probablement la plus jouée dans tous les collèges et théâtres amateurs du Québec, cette pièce possède toutes les qualités et les défauts d’un premier texte. C’est une œuvre de jeunesse qui est encore aujourd’hui d’une grande actualité. Dubé y montre des jeunes confrontés aux valeurs d’une société qui, le plus souvent, les tasse dans le coin ; des jeunes qui cherchent à se définir dans une « gang », à se positionner dans des rapports de

185 Marcel Dubé, « Mes cinq contrebandiers », dans Le choix de Marcel Dubé dans l’œuvre de Marcel Dubé, Charlesbourg, Québec, Les Presses Laurentiennes, 1986, p. 29.

186 Pierre Lavoie, « Zone , drame de Marcel Dubé », dans Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec , t. III : 1940-1959 , Montréal, Fides, 1982, p. 1094.

87

force ; des jeunes qui aiment à mourir ; des jeunes trop tôt trahis et qui trahiront à leur tour. Zone , c’est peut-être tous ces hommes et ces femmes de Dubé que nous retrouverons des années plus tard dans toute son œuvre 187 .

Ce ne sont pas seulement les théâtres amateurs qui s’intéressent toujours à la mise en scène de

Zone . Les théâtres professionnels s’y intéressent aussi, comme le TFT et le théâtre Denise-

Pelletier.

Zone est une pièce réaliste en trois actes qui ont chacun un sous-titre 188 . Les actes eux-mêmes ne sont pas subdivisés en scènes. Cependant, Maximilien Laroche suggère que chaque acte peut facilement être divisé en six scènes chacun pour un grand total de dix-huit scènes. Cette division a deux avantages : premièrement, elle met en relief l’équilibre qui existe à l’intérieur de la structure de la pièce et, deuxièmement, elle nous aide à identifier rapidement les scènes majeures. Ce dernier aspect s’avère utile dans une analyse de la pièce. Dans l’acte I, par exemple, les scènes les plus importantes sont les scènes 4 et 5. Dans la scène 4, tous les membres de la bande, excepté Tarzan, se trouvent ensemble, et elle sert à mettre en relief le conflit entre

Ciboulette et Passe-Partout, l’anti-sujet, à propos de la conduite irresponsable de ce dernier.

C’est une scène qui illustre l’attitude cavalière de Passe-Partout concernant l’entreprise contrebandière en même temps qu’elle nous rappelle que Tarzan a déjà essayé plusieurs fois de lui faire respecter et suivre les règlements de la bande. C’est aussi la deuxième fois que

Ciboulette rappelle Passe-Partout à l’ordre sur ce chapitre. La scène 5, quant à elle, est celle du chef, de Tarzan. Après avoir entendu parler de lui pendant quatre scènes, nous le voyons

187 Denis Bernard, « Pourquoi Marcel Dubé ? », dans Jeu : revue de théâtre , n ° 106 (1), Montréal, Cahiers de théâtre Jeu , 2003, p. 83-84.

188 C’est, d’ailleurs, la seule pièce de Dubé qui possède cette caractéristique. L’acte I, Le Jeu , l’acte II, Le Procès , qui est le premier exemple, selon Maximilien Laroche, du fameux « jeu de la vérité » dans l’œuvre dubéenne, puisqu’il s’agit de l’interrogatoire des jeunes suspects par les trois détectives afin de déterminer la vérité et, en même temps, leur culpabilité et l’acte III, La Mort .

88 finalement en chair et en os, en action. Il possède toutes les qualités d’un vrai chef : il contrôle tout et est admiré et respecté de tous sauf, naturellement, de Passe-Partout, son rival, dont la conduite étourdie est la cause de nombreux conflits à travers toute la pièce. Dans l’acte II, la scène la plus importante est la scène 6 où, au cours d’un interrogatoire violent mené par les trois détectives, Tarzan confesse avoir tué le douanier américain. C’est une scène charnière dans la mesure où elle scelle la destinée de tous les membres de la bande, spécialement celle du héros.

Finalement, dans l’acte III, les deux scènes les plus importantes sont les 4 et 6. La scène 4 a trait

à la déclaration amoureuse entre Ciboulette et Tarzan et elle est, sans contredit, une des scènes amoureuses les plus poétiques du théâtre dubéen. La scène 6 est la dernière de la pièce et elle finit avec le trépas de Tarzan qui vient mourir sur scène, littéralement dans les bras de

Ciboulette, après avoir été frappé par les balles de la police en essayant de s’évader. Le monologue final de Ciboulette prononcé sur le cadavre de son amoureux est très émouvant et d’un grand pathétique. Zone contient deux décors, un décor extérieur pour les actes I et III, c’est-

à-dire une arrière-cour située dans un faubourg pauvre montréalais, et un décor intérieur pour l’acte II, un bureau au poste de police.

2.2.1 Récurrences thématiques et effets idéologiques

Le monde des bandes et, inévitablement, des activités illégales auxquelles elles s’adonnent, est inséparable de la violence verbale ou physique qui fait partie intégrante de leur existence. Nous avons déjà fait allusion à la violence exercée par les trois détectives lors de l’interrogatoire, dans

l’acte II, et à celle qui naît entre Tarzan et Passe-Partout. Celui-ci joue le rôle d’un Judas

puisqu’il trahit son chef, qui a été comparé au Christ à cause des nombreuses allusions bibliques

89 dans la pièce 189 . Effectivement, Passe-Partout ignore délibérément les ordres du chef à plusieurs reprises et agit à sa tête en volant toutes sortes d’objets, entre autres, le portefeuille d’un détective. C’est en procédant ainsi qu’il attire l’attention de la police sur lui-même et, indirectement, sur la bande, ce qui mènera à l’arrestation de tous les contrebandiers et à la fin de leur rêve commun. Par ailleurs, Passe-Partout a découvert que Tarzan et Ciboulette s’aiment et il a décidé de faire concurrence à son chef en essayant de lui voler son amoureuse quoiqu’il ne la trouve pas belle et ne soit pas amoureux d’elle. Il agit par pure vantardise et jalousie. Bref, son manque de respect pour les règlements implicites et explicites de la bande est la source du conflit qui se développe entre les deux hommes. Mais, ce conflit en particulier n’est pas le seul qui voit le jour. Nous aimerions maintenant mettre en relief la violence telle qu’elle se manifeste entre

Passe-Partout, Moineau et Ciboulette, dans l’acte III. Après l’emprisonnement de Tarzan, Passe-

Partout veut s’imposer comme nouveau chef et, pour ce faire, vient de voler tout l’argent de la bande. Il est convaincu que Moineau et Ciboulette lui obéiront parce qu’ils voudront leur part du butin. Il se trompe là-dessus.

CIBOULETTE – Et tu t’es mis dans la tête de nous acheter avec notre propre argent ?

PASSE-PARTOUT – Pourquoi me gêner ? Tarzan, c’était un assassin et vous le respectiez.

MOINEAU – Tarzan, c’était un homme et toi t’es un cochon ; c’est pas pareil.

PASSE-PARTOUT, il est furieux . Il s’avance vers Moineau – Répète donc pour voir.

MOINEAU – T’es rien qu’un cochon, Passe-Partout.

PASSE-PARTOUT gifle Moineau – Répète.

MOINEAU – Cochon.

189 Pierre L’Hérault, « L’américanité dans la dramaturgie québécoise. Constantes et variations », dans Théâtres québécois et canadiens-français au XX ᵉ siècle. Trajectoires et territoires , Sainte-Foy, Presses de l’Université du Québec, 2003, p. 159-160.

90

PASSE-PARTOUT, il le gifle à nouveau – En as-tu assez ?

CIBOULETTE, elle s’interpose – Moi, j’en ai assez. Tu le frappes parce que tu sais qu’il se défendra pas. Mais s’il voulait, Moineau, il te casserait en deux 190 .

Le conflit entre les trois atteindra son point culminant quand Ciboulette crachera sur Passe-

Partout, ce qui le poussera à essayer de l’étrangler. Voyant cela, Moineau n’a pas d’autre remède que de passer à l’action pour défendre la jeune fille ; il empoigne Passe-Partout et le pousse avec violence loin d’elle. Dans les didascalies, Dubé indique que Passe-Partout « pleure de rage et d’impuissance ». En réagissant de la sorte il donne des preuves convaincantes à Ciboulette et à

Moineau qu’il ne sera jamais qu’un chef manqué. Le fait que Tit-Noir arrive juste après cette scène pour annoncer que Tarzan s’est enfui de la prison réduit à néant la tentative de Passe-

Partout de le remplacer en tant que nouveau chef. Dubé souligne qu’il sort de la scène en « se faufilant » entre les maisons, confirmant aux yeux des autres membres de la bande sa lâcheté, car il vient de perdre toute sa hardiesse.

Le thème du pouvoir (hélas, un peu dérisoire) est inséparable du personnage de Tarzan et de son rival et est intimement lié à celui de la violence aussi. Un pouvoir qui se manifeste à deux niveaux : premièrement, Tarzan fait de son mieux pour contrôler les actes des autres contrebandiers et, deuxièmement, il sert de parangon ; il mène par l’exemple. En effet, le chef est responsable de tous les aspects de l’entreprise contrebandière. C’est lui qui en a conçu l’idée, c’est lui qui prend tous les risques en traversant la frontière, c’est lui qui donne des ordres et qui est prêt à défendre les membres de la bande quand le détective, Ledoux, vient les questionner dans l’arrière-cour. Et, enfin, c’est lui aussi qui administre la justice. Juste après le départ de

Ledoux, il se montre impitoyable envers Passe-Partout qui a désobéi à ses ordres. Avant de le

190 Marcel Dubé, Zone , pièce en trois actes, Montréal, Leméac, 1968 , p. 128. Didascalies indiquées en italique.

91 bannir, il veut le punir et l’humilier devant les autres membres de façon exemplaire. Quand

Ciboulette, Moineau et Tit-Noir essaient de l’en empêcher, il s’écrie :

TARZAN – Silence ! C’est moi le chef, c’est moi qui commande. (Il relève brutalement Passe-Partout) …Et j’ai forcé personne. T’entends Passe-Partout ? J’ai forcé personne. Je veux plus te voir devant mes yeux. (Il le frappe au visage, Passe-Partout s’écroule. Tarzan le relève une autre fois.) T’avais qu’à faire comme les autres. Mais non, a fallu que tu fasses à ta tête, à ta sale tête… Tu vas sortir d’ici et tu vas oublier ce que tu sais. Si jamais tu nous trahis, je te ferai chanter moi, tu comprends ? On n’a plus besoin de toi 191 .

Encore dans les didascalies, Dubé dit que Tarzan le pousse violemment vers l’ouverture de la palissade en même temps que nous entendons les coups de sifflet des policiers qui vont arrêter tous les contrebandiers quelques secondes plus tard. La violence et le pouvoir vont de pair dans ce monde de marginaux. Le conflit principal dans Zone est, certes, celui qui naît de la rivalité entre Tarzan et Passe-Partout au sujet de Ciboulette et, après l’arrestation de Tarzan, pour le contrôle de la bande et du pouvoir. Or, cette animosité entre les deux jeunes hommes ne fera qu’augmenter au cours de l’action pour arriver à son point culminant lors de la dernière rencontre entre eux, vers la fin de l’acte III, quand Tit-Noir et Moineau ramènent Passe-Partout à

Tarzan pour que justice soit faite, puisque celui-là l’avait trahi au commissariat et avait volé l’argent caché de la bande pendant que Tarzan était en prison. Au lieu de le frapper au visage,

Tarzan se limite à exiger qu’il remette ce qu’il avait volé pour le chasser, immédiatement après.

Les derniers mots de Tarzan ne laissent pas de doute sur ses intentions :

TARZAN – Va-t-en tout de suite, Passe-Partout, parce que si t’es pas parti dans dix secondes, je te massacre le portrait.

Passe-Partout regarde tout le monde et sort en reculant. Tit-Noir lui donne un croc-en-jambe et le fait trébucher 192 .

191 Ibid ., p. 52. Didascalies indiquées en italique.

192 Ibid ., p. 143. Didascalies indiquées en italique.

92

Passe-Partout sort « en reculant » montrant de nouveau clairement sa peur, sa lâcheté et sa culpabilité aux yeux des autres. En même temps, quand Tit-Noir lui donne un croc-en-jambe, au dernier moment de sa sortie, son geste montre le mépris et le manque de respect qu’il éprouve à son égard. Cependant, cette fois-ci Tarzan fait preuve d’un haut degré de modération dans son traitement de Passe-Partout ; il aurait pu punir sévèrement celui qui a causé, par ses actions

égoïstes et irresponsables, la destruction du rêve commun des contrebandiers et, qui plus est, l’a trahi lors de l’interrogatoire, mais il se limite à l’expulser de la bande, ce qui prouve qu’il sait dominer ses premiers instincts, qu’il possède de l’autodiscipline et qu’il est magnanime envers son ennemi quand il le faut. De plus, il se rend compte qu’il est trop tard pour punir physiquement Passe-Partout et donner libre cours à sa vengeance, car la bande a cessé d’exister.

Ce serait un acte gratuit de sa part.

Pour ce qui est du thème de l’amour, nous remarquons certaines caractéristiques intéressantes.

Pendant longtemps, Tarzan et Ciboulette se voient obligés de ne pas le dévoiler publiquement, de le cacher, puisqu’ils sont conscients que pour le bon fonctionnement de toute la bande et pour qu’il y ait paix et harmonie parmi les membres, le chef ne peut se permettre d’avoir des favoris.

Si Tarzan déclarait son amour pour Ciboulette publiquement, elle deviendrait automatiquement un membre privilégié de la bande aux yeux des autres membres, causant ainsi toutes sortes de jalousies et de conflits à l’intérieur du groupe, ce que n’importe quel chef raisonnable veut éviter.

De sorte que Tarzan et Ciboulette se confesseront leur amour mutuel seulement quand les intérêts de la bande ne seront plus en jeu. En tout cas, il s’agit d’un amour purement platonique entre les deux protagonistes et qui est marqué par la fatalité, ce qui permettra à Dubé d’exploiter le côté

poétique de la trame à travers leur confession amoureuse. Notons, cependant, que Ciboulette est

93 prête à sacrifier ses sentiments amoureux envers Tarzan afin qu’il puisse jouer le rôle du héros invincible jusqu’à la fin. Elle lui dit : « Il te reste une chance sur cent, faut que tu la prennes 193 . »

Elle exige que François Boudreau, qui existe en chair et en os, continue de jouer le rôle de

Tarzan, un héros invincible mais irréel. C’est la raison pour laquelle Jean-Fran çois Crépeau

considère Ciboulette une héroïne « intraitable 194 ». Ainsi, elle lui demande d’aller jusqu’au bout de ses actes, c’est-à-dire qu’il essaie de s’évader une dernière fois quoique ses chances de succès soient nulles. Tout en essayant de se convaincre de l’invincibilité de Tarzan, elle se dit à elle- même :

CIBOULETTE – C’est lui qui va gagner, c’est lui qui va triompher… Tarzan est un homme. Rien peut l’arrêter : pas même les arbres de la jungle, pas même les lions, pas même les tigres. Tarzan est le plus fort. Il mourra jamais 195 .

Or, cette intransigeance et cet idéalisme de la part de la jeune fille mèneront directement à la mort de Tarzan. Autrement dit, elle se trompe amèrement sur l’immortalité de cette dernière incarnation de Tarzan, car celui-ci n’est pas un être fictif, les jeux dangereux qu’il a proposés à ses copains, et le fait qu’il soit devenu meurtrier lui-même, sont porteurs de conséquences mortelles. À l’âge de seize ans, Ciboulette se rend compte qu’il y a des jeux interdits qui mènent quelquefois à la mort. La contrebande en est un. Dans le monde imaginaire qu’elle s’est créé, la mort de Tarzan est inconcevable. Par contre, dans le monde réel, celle de François Boudreau, son chef et son amoureux, se produit sous ses yeux. Le choc entre ces deux mondes si différents, c’est-à-dire le monde réel et le monde fictif, ramène Ciboulette à la réalité. Quoi qu’il en soit,

193 Ibid ., p. 149.

194 Jean-François Crépeau, « L’univers féminin dans l’œuvre de Marcel Dubé ». Mémoire de maîtrise, McGill University, 1974, p. 118.

195 Op. cit ., Marcel Dubé, Zone , pièce en trois actes, p. 151.

94 l’idée d’aller jusqu’au bout de soi-même, de ses idées, de ses actes, devient un leitmotiv chez

Dubé puisqu’elle est présente dans toutes ses pièces sous une forme ou une autre. Laroche fait le point sur cette caractéristique des héros dubéens :

Être capable d’aller jusqu’au bout de soi-même, de ses rêves, de son idéal, et pour cela refuser toutes les compromissions, ne pas céder aux innombrables tentations de la lâcheté, du reniement et de la démission. Être capable de supporter les pires conséquences de ses gestes et de ses pensées pour ne pas démériter de soi. Voilà la règle de vie que semble proposer Marcel Dubé à ses personnages et par eux à nous 196 .

Qu’il s’agisse de Ciboulette, de Joseph, dans Un simple soldat , ou de Florence, dans Florence , leur désir d’aller jusqu’au bout d’eux-mêmes pour ne pas démériter devient une constante. Zone , qui avait commencé par le meurtre d’un douanier hors scène, se termine par une autre mort, celle de Tarzan, sur scène.

En fait, il y a trois morts dans la pièce : celle du douanier hors scène, celle de Tarzan sur scène et la mort symbolique du rêve des jeunes contrebandiers qui pensaient naïvement être capables de sortir de leur « zone » de pauvreté et d’isolement physique et moral par le biais d’activités illégales. Or, leur plan n’a pas réussi. En conséquence, Ciboulette, Moineau, Tit-Noir et Passe-

Partout sont voués à vivre dans la misère, sans aucun espoir de sortir de l’embarras où ils se trouvent étant donné qu’ils ont chacun dorénavant un dossier criminel.

Dubé fait des commentaires sociaux qui portent sur l’injustice sociale dans Zone . En réalité, il y met en relief une critique sévère d’une société où un certain groupe de jeunes défavorisés, illettrés, physiquement et psychologiquement abusés par leurs familles, abandonnés et négligés des autorités aussi, a recours à des activités illicites afin d’atteindre ses objectifs. « Homme de conscience habité par un grand idéal, Marcel Dubé ne cesse de dénoncer les innombrables

196 Op. cit ., Maximilien Laroche, Marcel Dubé , p. 61.

95 entraves de la réalité qui empêchent l’accès à un monde meilleur 197 . » C’est de cette façon que

Laurin décrit le côté contestataire de Dubé, qui ne peut s’empêcher de nommer les injustices

sociales de son temps et de sa société. Prenons, à titre d’exemple, le cas spécifique de François

Boudreau, mieux connu sous le surnom de Tarzan, et ce qu’il confesse sur lui-même. (Notons

qu’à partir de l’acte II, les personnages perdent leurs surnoms fictifs pour reprendre leurs noms

de tous les jours, ce qui indique leur retour d’un monde imaginaire, à celui de la vie ordinaire,

réelle, où les adultes contrôlent tous les aspects. Ayant perdu leurs illusions, car ils ont été pris au piège, dorénavant ils n’ont d’autre remède que de reprendre leur ancienne identité, leur vraie identité, et d’affronter la réalité nue et crue.) Tarzan est orphelin et habite chez un oncle qu’il déteste et qui le déteste aussi. Quand il le peut, il découche. Il fait de la contrebande pour vivre

« mieux que les pauvres, que les caves 198 ». Il « se fiche des lois 199 » et il déclare que « quand on

est un homme on regrette pas ce qu’on fait même si on manque son coup 200 ». En d’autres mots,

il n’est pas au commissariat pour collaborer avec la police parce que c’est lui « l’accusé 201 ». À son avis, d’ailleurs, la police ne pourra jamais saisir les motifs profonds de sa conduite, car cette institution et lui font partie de deux mondes complètement différents, deux mondes antagonistes.

Les contrebandiers et la police constituent deux groupes en conflit ouvert pour des raisons idéologiques et pratiques. Tarzan nous laisse entrevoir ce qui a façonné sa personnalité lorsqu’il confesse :

197 Op. cit ., Michel Laurin, Étude de Un simple soldat de Marcel Dubé , p. 21.

198 Op. cit., Marcel Dubé, Zone , pièce en trois actes, p. 84.

199 Ibid ., p. 85.

200 Ibid ., p. 87.

201 Ibid ., p. 90.

96

TARZAN – Vous pouvez me frapper si le cœur vous en dit, ça changera rien. J’en ai reçu des coups dans ma vie ; à l’école, chez mon oncle, dans les rues ; je les ai encaissés et je les ai remis. Je me suis endurci et je peux en recevoir encore plus, ça me fera pas parler 202 .

Résumons : le héros est un jeune homme qui n’a pu jouir ni de son enfance ni de son

adolescence, victime des circonstances et de son milieu. En tant qu’illettré, il n’est qu’un

membre d’une génération perdue, génération qui sera incapable de contribuer positivement à

l’amélioration de la vie sociale, car elle manque d’instruction 203 . La référence à l’abus physique

chez son oncle implique un manque de respect, de tendresse et d’amour de la part de cet oncle

envers un très jeune Tarzan qui se trouvait dans une situation vulnérable au début de sa vie et qui

avait besoin de soutien pour s’épanouir. Or, cette violence a marqué Tarzan pour le reste de sa

vie et a fait de lui un rebelle et un hors-la-loi. Ainsi, il devient quelqu’un qui a recours, à son

tour, à la violence pour régler des conflits au sein de sa bande, surtout les conflits qu’il est

incapable de résoudre en raisonnant avec l’individu en question. De sorte que le héros est

prisonnier d’un cycle de violence qui se perpétue sans qu’il puisse s’y soustraire.

Quant au passé des autres membres de la bande, il n’est pas tellement différent de celui de

Tarzan. Tous ont été négligés à des degrés divers. Tous sont des jeunes marginalisés qui vivent

dans l’isolement et l’exclusion. Ciboulette n’a que seize ans et, pourtant, lors de son

interrogatoire, quand le Chef menace d’informer ses parents pour leur dire qu’elle se trouve au

poste de police, elle répond : « Prévenez-les, prévenez-les pas, ça leur est sûrement égal 204 . » En

202 Ibid ., p. 90.

203 Évidemment, en 1953, en plein régime duplessiste, le gouvernement de l’Union nationale ne se souciait pas beaucoup du bien-être de ses citoyens. De plus, l’éducation était peu valorisée, ce qui ajoutait à la vulnérabilité et au manque de progrès des citoyens. Cette même année, par exemple, Duplessis a refusé des subventions de la part du gouvernement fédéral pour les universités francophones du Québec, une décision qui a affecté désavantageusement les universités francophones par rapport aux anglophones. La décision de Duplessis prouve le peu d’intérêt qu’il attachait aux études en général, car un peuple instruit est un peuple dangereux.

204 Op. cit ., Marcel Dubé, Zone , pièce en trois actes, p. 76.

97 d’autres mots, ses parents ont cessé de s’inquiéter à son sujet depuis longtemps. La situation familiale de ses camarades est presque identique à la sienne. En somme, ils n’ont rien de positif à dire de leurs familles. Pour eux, c’est comme si elles n’existaient pas. Cet abandon nous révèle des familles qui manquent de ressources financières pour aider leurs jeunes à surmonter leurs difficultés, ce qui mènera à la frustration et à la violence chez ces derniers, car ils se sentent acculés au pied du mur. D’après Laurin, « [à] Montréal, au milieu des années 1930, 43% de la main-d’œuvre aurait vécu de l’assistance publique, à cause du crash mondial, ce qui était perçu alors comme la pire des humiliations pour une famille. C’est aussi le prétexte pour des milliers de travailleurs de la campagne en quête d’emploi de venir s’installer à Montréal 205 ». Mais, ce qui est pis encore, cet abandon montre le manque d’amour au sein des familles prolétaires. Les contrebandiers ont tous entre seize et vingt et un ans et ils sont la progéniture de parents qui ont atteint l’âge adulte pendant une période que les historiens ont nommé la « grande noirceur », période qui a duré jusqu’à la fin des années 1950 206 . Les jeunes de Zone ne voient d’autre alternative qu’adopter un style de vie qui, inévitablement, les pousse à enfreindre les lois tôt ou tard. Ils ont le sentiment qu’ils n’ont rien à perdre s’ils ne respectent pas les lois parce qu’ils ont

déjà tout perdu. Autrement dit, ils agissent désespérément. Ainsi, leur priorité principale est celle

d’éviter à tout prix de se faire pincer par la police.

Par ailleurs, Zone met en lumière la destruction de l’idéalisme et de la naïveté, deux

caractéristiques associées surtout à la jeunesse, quand celle-ci entre en conflit ouvert avec les

institutions sociétales, comme la police, le système judiciaire, et le monde adulte en général. Et,

205 Op. cit ., Michel Laurin, Étude de Un simple soldat de Marcel Dubé , p. 10.

206 Ils ont trop d’enfants, ils sont trop pauvres et ils se sentent trop aliénés pour être à même de prêter main forte à la nouvelle génération quand elle en a besoin. En somme, ce sont des gens qui s’inquiètent trop sur leur propre survie pour avoir le temps et l’argent de s’occuper de celle de leur progéniture qui ne dépend que d’elle-même pour survivre.

98 si nous considérons « la société comme un ensemble de collectivités plus ou moins antagonistes, dont les langages peuvent entrer en conflit 207 », il devient clair que les contrebandiers et les

policiers qui figurent dans cette pièce ne peuvent avoir rien en commun. Ils forment deux

groupes « ennemis », qui ne partagent pas les mêmes sociolectes et qui ont des objectifs

complètement contradictoires, ce qui les met dans des camps opposés et en conflit permanent.

Ainsi, quelques-uns des thèmes les plus importants de cette pièce sont : l’amour, le pouvoir,

l’écrasement de l’idéalisme, la violence, la trahison, l’injustice sociale et, enfin, la mort. Ces

thèmes jouent un rôle important dans le développement de l’action et, en même temps, ils

permettent de comprendre la nature des conflits entre les actants.

2.2.2 L’intrigue

Dubé lui-même explique pour quelles raisons il a écrit cette pièce :

Mes personnages sont des contrebandiers, mon histoire, un fait divers, un conte triste d’amour et de mort. La pièce a pour titre : Zone . Comme l’a très bien saisi Lucette Robert, dans sa chronique de la Revue Populaire , cette zone ne tient pas uniquement lieu de décor et de titre, elle n’est pas seulement une « délimitation de terre », mais un « climat » intérieur, le symbole d’un isolement, d’une solitude morale. Solitude de l’adolescent dont la soif le place en dehors des limites de la ville, de la vie. Voilà pourquoi ses gestes en font un hors-la-loi. Le contrebandier est hors-la-loi parce qu’il va contre l’ordonnance d’un gouvernement, l’adolescent est hors-la-loi parce qu’il n’est pas encore un homme et qu’il va contre l’ordonnance rituelle de la vie 208 .

Pour sa part, Pierre Gobin, dans Le fou et ses doubles : figures de la dramaturgie québécoise,

arrive à une conclusion incontournable sur le monde des contrebandiers qui existe en parallèle

207 Op. cit ., Pierre V. Zima, Manuel de sociocritique , p. 130.

208 Loc. cit., Marcel Dubé, « Mes cinq contrebandiers », p. 29.

99 avec le vrai monde ; il l’appelle un « antimonde », qui est habité par des personnages héroïques ou fous.

Chose curieuse, et qui demeure très originale, les premières pièces du dramaturge proposaient, à l’intérieur même du monde « réaliste », un anti-monde, non moins réaliste dans ses manifestations, mais dont la cohérence était celle d’un univers. À côté du système social envahissant, les jeunes protagonistes de Zone , du Naufragé , de De l’autre côté du mur tentaient de créer un contre-système, à la fois héroïque et fou. Héroïque parce que Tarzan, Curly, Fred, les chefs, proposaient autre chose que le quotidien, hantés qu’ils étaient par une vision « plus grande que le monde » – tout comme Don Quichotte, aux termes de l’analyse de Lukacs. Fou, non seulement parce que la grande âme des héros se cogne aux angles de leur prison, mais aussi parce que les jeunes chefs de gang sont déchirés entre le désir d’un salut purement personnel, et le souci d’un rachat collectif ; fou également parce le gang – organisation anti-sociale [sic ] – reprend les formes de la société, utilise des techniques analogues pour entretenir sa cohésion, et vise à l’obtention de biens que la société elle-même valorise ; fou enfin parce qu’au sein du gang se dessine une opposition structurale qui renvoie aux schèmes fondamentaux de la folie comme démence et comme jeu 209 .

L’héroïsme et la folie, ce sont deux traits de caractère essentiels du protagoniste de Zone . C’est donc Tarzan qui a montré aux autres la route à suivre pour atteindre leur but, la voie du « salut » qui mène directement au « paradis » sur la Terre, pour parler symboliquement. C’est lui qui prend tous les risques, en allant chercher du côté américain de la frontière qui sépare le Canada des États-Unis, des cigarettes en vrac pour les vendre après, à Montréal, à une clientèle de plus en plus nombreuse, car les cinq contrebandiers font de belles affaires. (Ils vendent plus de cent mille cigarettes par mois). En revanche, Tarzan exige des autres membres de la bande une loyauté et une obéissance absolues. C’est le prix à payer pour y appartenir. Il faut respecter aveuglément les règlements de la bande pour que ses activités illégales ne soient pas soupçonnées par la police. La discrétion est à l’ordre du jour. Cet antimonde que les contrebandiers ont créé est gouverné par des interdits qui ont tous pour but la sécurité de la bande et son entreprise. Dans la pièce, Dubé fait entrevoir le monde des gangs et les raisons pour

209 Pierre Gobin, Le fou et ses doubles : figures de la dramaturgie québécoise , Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 1978, p. 137-138.

100 lesquelles ceux-ci attirent un certain type de personne, généralement des marginaux. Le désir d’appartenance à un groupe, dont les membres partagent les mêmes idées et objectifs, et qui valorise, peut-être même pour la première fois dans la vie de chacun d’eux, leurs expériences y est certainement une motivation importante. De plus, ces jeunes veulent se solidariser avec d’autres jeunes de leur âge et briser l’isolement économique et psychologique qui les rend inutiles et malheureux. Aux yeux de la police, néanmoins, ils ne sont que des hors-la-loi qui doivent être emprisonnés afin que le reste de la société puisse vivre paisiblement.

Gobin voit, dans l’organisation interne de la bande à Tarzan et dans celles qui existent dans De l’autre côté du mur et Le naufragé , une structure claire 210 , qui se répète dans les trois pièces :

cette structure se compose d’un chef tout puissant, accompagné de son amoureuse, d’un

lieutenant et de plusieurs comparses parmi lesquels peut se trouver un adversaire, sinon un

traître. Or, c’est ce type d’organisation que nous remarquons dans Zone .

2.2.3 L’intertextualité

Les bandes de contrebandiers existent depuis longtemps et nous pouvons les retrouver un peu partout dans le monde, y compris à Montréal. Dubé était au courant de leur existence quand il a

écrit Zone , car il avait grandi pendant les années 1930 et 1940, dans des quartiers ouvriers

montréalais, où des jeunes démunis, qu’il connaissait de vue, faisaient partie de bandes et avaient

recours à des activités illégales pour survivre. L’auteur lui-même confesse que quand il a

commencé à écrire ses premières pièces, il s’est souvenu de ce monde qui avait fait partie de son

enfance et de son adolescence. Et, en effet, ses trois premières pièces : De l’autre côté du mur ,

210 Ibid ., p. 139.

101

Zone et Le naufragé traitent de contrebandiers 211 . Dubé explique, en se référant spécifiquement à la première des trois pièces :

De l’autre côté du mur , racontait d’une façon transposée mes souvenirs d’enfance. Les jeux que nous faisons quand j’avais douze ans, le respect pour le chef que nous nous étions choisi et le climat en était un de poésie. Rien de cela n’avait été pris dans un livre et les adolescents qui jouaient à « saut-aux-moutons » et qui se tiraillaient dans une petite rue de théâtre, représentant les seuls êtres que je connaissais vraiment, le seul monde où je pouvais me mouvoir avec aisance. Découvrir cela me consterna. Voilà mon point de départ, me dis-je, c’est par là que je dois commencer. Le choix s’imposait. Tout ce que j’avais aimé et admiré, Anouilh, Giraudoux, Sartre, il fallait ne plus m’inspirer d’eux et même les oublier pour un temps. C’était la condition « sine qua non »212 .

À notre avis, les commentaires de l’auteur sur De l’autre côté du mur s’appliquent également

aux deux autres pièces. En tant qu’observateur attentif de sa société, le dramaturge adopte le

langage des gens de son milieu, leurs discours, leurs sociolectes et leur philosophie de la vie qu’il

transpose dans son texte 213 . Du même coup, dans le cas de Zone en particulier, Dubé a dû se

familiariser avec les techniques policières du questionnement sans relâche 214 , lesquelles il a mis

en évidence à travers le dialogue des détectives, dans l’acte II.

Zone fait donc partie d’une trilogie. En effet, le Fred de la première pièce deviendra Tarzan dans

la deuxième pour aboutir à sa dernière incarnation, Curly, dans la troisième. Et, si nous songeons

211 Loc. cit ., Marcel Dubé, « La tragédie est un acte de foi », p. 12. 212 Ibid ., p. 12.

213 Qui plus est, Dubé raconte, dans La tragédie est un acte de foi , avoir traversé illégalement la frontière entre le Canada et les États-Unis une fois, quand il était adolescent, et il décrit la peur d’être attrapé par un douanier qu’il avait ressentie en ce moment. Une expérience dont il s’est souvenu en rédigeant Zone .

214 Dans ce domaine, la littérature universelle, par exemple, d’un côté, les romans et les nouvelles de Georges Simenon, où celui-ci met en scène les fameuses aventures du commissaire Maigret, surtout ses méthodes pour mener une enquête efficace, et, de l’autre côté, les colonnes des faits divers des journaux montréalais ayant trait aux activités criminelles qui se passaient dans sa ville natale, pouvaient lui fournir des renseignements utiles et lui donner des idées précieuses sur le monde des hors-la-loi et de ce qui se passait dans les commissariats quand ces suspects étaient arrêtés et interrogés.

102

à la Ciboulette de Zone , nous nous souviendrons qu’elle avait été précédée de Denise dans sa première incarnation et qu’elle sera suivie, dans la troisième pièce, de Rosita devenue prostituée et qui dit à Curly se souvenir d’un certain Tarzan qui est mort abattu par la police et de qui elle

était amoureuse 215 . Notons aussi les prénoms ou les surnoms anglais des héros, ce qui est indicatif du degré d’influence langagière que la communauté anglaise montréalaise exerçait sur la française à l’époque, pour ne pas mentionner l’influence américaine, tout court.

Dans Zone , il y a, d’après L’Hérault 216 , un double intertexte. Le premier est très évident. Il s’agit d’un intertexte américain puisque le héros s’appelle Tarzan. Le héros américain est le « roi de la jungle ». Quant au héros de Zone , il est le roi des forêts qui séparent le nord de l’état du Vermont du sud de la province de Québec puisqu’il les connaît intimement étant donné qu’il les traverse régulièrement. Le second, en contraste, est plus obscur, surtout pour les personnes qui ne sont pas familières avec la Sainte Bible, mais il est présent de l’exposition au dénouement. C’est un intertexte évangélique. Ainsi, L’Hérault a repéré plusieurs allusions bibliques dans la pièce. En guise d’illustration, nous en avons choisi quelques-unes. À un moment donné, Ciboulette dit lors

215 Dans les trois pièces, les protagonistes sont jeunes et il y a une certaine progression dans la complexité des problèmes sociaux auxquels ils doivent faire face et desquels ils sont victimes. Autrement dit, nous constatons que les personnages sont passés d’un désir de simple évasion dans De l’autre côté du mur , où Fred rêve de partir afin de trouver une vie meilleure ailleurs pour, à la dernière minute, changer d’avis, pris de panique, revenir en arrière et vouloir reprendre la direction de sa bande avec des conséquences désastreuses puisqu’il se fera tuer par Robert, son second, à qui il avait passé au préalable le leadership et qui refuse de lui céder sa place, à des « jeux » beaucoup plus dangereux. Finalement, dans Le naufragé , Curly se fait recruter par la petite pègre pour faire la contrebande de la drogue. Lui aussi rêvait de sortir de sa « zone » afin de vivre une vie « normale », comme tout le monde. Il se rend compte, néanmoins, lorsqu’il veut abandonner ce type de mafia, que ce n’est plus possible, car il sait trop de détails sur son organisation et son fonctionnement pour qu’on le laisse partir impunément. Il se trouve dans un cul-de-sac où la mort est la seule échappatoire. Les trois héros meurent de façon violente et leur quête individuelle d’accomplissement, d’appartenance et, peut-être, de bonheur finit par un échec colossal. Et, en ce qui concerne Ciboulette, qui était tellement pure et idéaliste dans Zone , elle aboutira dans la prostitution, dans sa dernière incarnation, incapable de sortir de son milieu, prisonnière et victime de son destin. Dubé met sur scène une jeunesse en difficulté et prise dans des situations sans issue.

216 Loc. cit ., Pierre L’Hérault, « L’américanité dans la dramaturgie québécoise. Constantes et variations » dans Théâtres québécois et canadiens-français au XX ᵉ siècle. Trajectoires et territoires , p. 159-160.

103 de son interrogatoire : « Tarzan ! Tarzan ! Viens me sauver 217 . » Ce sont des mots qui nous font penser au Christ qui, dans son agonie, sur la croix, a demandé à son Père de le sauver. À un autre moment, elle dit en se référant à Passe-Partout : « C’est Judas 218 ! » Moineau ajoute au

commentaire de Ciboulette et en parlant du même personnage : « Y a vendu son chef pour de

l’argent 219 . » En s’exprimant de la sorte sur Passe-Partout, les deux personnages font un rapprochement clair entre lui et l’apôtre qui a trahi Jésus. À son tour, Tit-Noir déclare : « Y

(Tarzan) est venu dans notre rue et il nous a dit de le suivre 220 . » Or, c’est de la m ême manière que Jésus a recruté ses disciples en leur disant de tout abandonner pour le suivre. Enfin, Tarzan lui-même participe aux allusions bibliques en disant : « Je vous avais promis un paradis 221 . » Et,

enfin, juste avant sa mort, il déclare qu’il se trouve « tout seul », comme le Christ, abandonné par

ses disciples. De plus, les allusions aux motifs bibliques existent aussi au niveau des didascalies.

Dans la description de la scène de l’acte premier, Dubé se réfère à un poteau (où sont attachées

les cordes à linge) qui ressemble fort à « une pauvre croix toute maigre, sans larron ni Christ

dessus 222 ». Comme nous venons de voir, l’intertexte évangélique joue un rôle de premier plan

dans cette pièce, puisqu’il est présent aux niveaux du dialogue et même des didascalies. Aux

deux intertextes mentionnés ci-dessus, il faut en ajouter un troisième, c’est-à-dire le policier 223 .

217 Op. cit ., Marcel Dubé, Zone , pièce en trois actes, p. 82.

218 Ibid ., p. 133.

219 Ibid ., p. 133.

220 Ibid ., p. 29.

221 Ibid ., p. 146.

222 Ibid ., p. 15. Didascalies indiquées en italique.

223 Il ne faut pas ignorer la popularité des romans d’Agatha Christie et de Georges Simenon, entre autres, qui, à partir de 1926 pour celle-là, et de 1931 pour celui-ci, ont popularisé le genre du roman de détectives.

104

Ce dernier voit le jour dans tout l’acte II. Tarzan lui-même évoque les films de détectives qu’il avait vus et à ce qui s’y passait lors d’un interrogatoire. À l’observation faite par le Chef sur les voleurs et les criminels qui tôt ou tard confessent leur crime si les policiers emploient tous les moyens disponibles pour les faire parler, Tarzan lui répond : « Dans les films de détectives aussi ils commencent par faire peur, mais si l’accusé est fort, si c’est pas un enfant, il se tait jusqu’au bout et c’est la police qui frappe un nœud 224 . » Or, la référence faite par le héros aux films policiers est pertinente car, en effet, ils étaient populaires dans les années 1950 et attiraient un public nombreux aux salles de cinéma montréalaises 225 . Ainsi, toutes ces références s’entrecroisent et jouent un rôle important dans Zone .

2.2.4 Les sociolectes et les discours prolétaires

Zima suggère que le sociolecte « […] peut être défini comme un répertoire lexical codifié , c’est-

à-dire structuré selon les lois d’une pertinence collective particulière 226 ». Or, quand nous

entreprenons d’analyser les sociolectes dans Zone , nous nous apercevons qu’il y en a surtout deux types : celui du monde policier et celui du monde contrebandier. D’abord, nous allons nous concentrer sur le premier, car il est associé à l’interrogatoire policier qui met en valeur les méthodes policières utilisées partout dans le monde quand il s’agit de questionner des suspects afin de les prendre au piège. Tout l’acte II met en évidence les stratagèmes de l’isolement des suspects et les techniques du questionnement sans relâche. En examinant le répertoire lexical du sociolecte employé par les détectives, nous vérifions qu’il a une valeur symptomatique, c’est-à-

224 Ibid ., p. 86.

225 Des titres tels L’inconnu du Nord-Express , Le rôdeur , L’auberge rouge et Identité judiciaire , des films soit américains, soit français, qui datent de l’année 1951, ont été projetés à Montréal.

226 Op. cit ., Pierre V. Zima, Manuel de sociocritique , p. 134. C’est l’auteur qui souligne.

105 dire qu’il est typique d’une collectivité bien définie. Les trois détectives sont des bourgeois au service de la défense des valeurs bourgeoises et tous travaillent pour un organisme nommé la police. Or, ce lexique, codifié, véhicule aussi sur le plan sémantique un point de vue unique qui souligne les objectifs des détectives et qui est lié à leur profession et à leur classe : les policiers veulent trouver des pièces à conviction qui seront remises par la suite au système judiciaire, qui jugera les suspects coupables ou non coupables au nom de toute la société. C’est dire qu’au niveau sémantique le sociolecte révèle des intérêts sociopolitiques particuliers. Les détectives sont là pour deux raisons complémentaires. Premièrement, pour faire respecter la loi. En tant que professionnels, ils n’ont pas de temps à perdre avec des politesses inutiles en interrogeant les jeunes contrebandiers. Par conséquent, ils vont droit au but. Ils se servent de tous les moyens légaux ou illégaux, y compris le chantage, les menaces et l’abus physique et psychique, pour faire parler les contrebandiers et obtenir de leur part une confession rapide. Deuxièmement, pour défendre des valeurs bourgeoises, conçues par la classe dominante afin de continuer à dominer. En voici quelques exemples : une brigade spéciale, la bonne piste, cerner la cour, poster, donner le signal, filer, emboîter le pas, pincer, fouiller et revirer les poches à l’envers.

Cette première liste a trait à ce que les détectives font dehors, dans la rue, quand ils soupçonnent quelqu’un d’avoir commis un acte criminel, le suivent et l’arrêtent. Voici maintenant une deuxième liste qui indique ce qui se passe au poste de police une fois le suspect arrêté et amené au commissariat : interroger, faire chanter, pousser à bout, torturer, jeter en prison et faire respecter la justice. Nous ne pouvons ignorer la signification de mots tels que : pousser à bout, torturer et jeter en prison. En effet, le code et la pertinence du sociolecte illustrent les priorités

des détectives et permettent de percevoir l’idéologie explicite ou implicite qui gouverne leurs

106 paroles et leurs actes. Ces quelques exemples phrastiques soulignent ce même aspect : « Le chef t’a posé une question précise, donne une réponse précise 227 », « [c]’était un petit truc pour te

faire parler 228 », « [c]’est quand on les fait revenir souvent qu’on les fait avouer, ils se contredisent et on les attrape 229 . »

Naturellement, en opposition directe à la pertinence ou point de vue linguistique du sociolecte

policier, il y a la valeur sémantique du discours des contrebandiers qui refusent d’avouer quoi

que ce soit et de collaborer avec les forces de l’ordre. D’un côté, il y a la police qui veut faire

parler les suspects ; de l’autre côté, il y a les hors-la-loi qui ne veulent rien admettre et qui

refusent de coopérer. Leur silence ne nous surprend guère, car ils ne veulent pas confesser

quelque secret qui puisse les incriminer personnellement ou un autre membre de la bande. Vu

leur jeune âge, leur manque d’expérience, leur naïveté et leur isolement, ce n’est qu’une question

de temps avant que les policiers ne déterminent les faits et ces derniers le savent. Et, bien sûr, le

succès inévitable de leurs méthodes efficaces de questionnement finit par prévaloir et par porter

fruit.

Le deuxième type de sociolecte appartient au monde contrebandier et nous met sous les yeux les

principes adoptés par un groupe isolé et marginalisé dont les actes sont illégaux. En effet, les

gestes de tous les membres de la bande, exception faite de ceux de Passe-Partout, sont gouvernés

par les règlements explicites ou sous-entendus de la bande. Ceux-ci sont d’habitude établis par

un chef tout puissant qui agit avec le consentement tacite de ses comparses. Il y a donc une

hiérarchie évidente à l’intérieur du groupe qu’il faut respecter. En outre, chaque membre a un

227 Op. cit ., Marcel Dubé, Zone , pièce en trois actes, p. 62.

228 Ibid ., p. 66.

229 Ibid ., p. 68.

107 rôle spécifique à jouer et tous comptent sur sa loyauté afin que le gang puisse survivre. En s’appropriant le langage des contrebandiers, Dubé fait entrevoir, de façon vériste, un monde différent de celui de tous les jours et qui devient par ce fait même fascinant. Le code sémantique du sociolecte contrebandier souligne donc l’importance des nombreux règlements explicites ou implicites qui gouvernent la vie quotidienne de la bande. Sa pertinence permet de faire les distinctions sémantiques suivantes : l’obéissance s’oppose à la désobéissance, la loyauté à la trahison, l’anonymat à la fanfaronnade, la récompense au châtiment, l’acceptation au bannissement et la non-violence à la violence. À un niveau phrastique nous relevons : « Les ordres sont les ordres 230 », phrase qui résume tout. Les discussions qui mettent en doute l’autorité

du chef sont formellement interdites. On ne questionne pas ses décisions. Si les membres les

respectent et les suivent, ils sont récompensés et la bande fait de belles affaires, mais si, par

contre, ils y désobéissent, ils sont punis et se font bannir parce qu’ils ont mis en péril la survie de tous et le succès de l’entreprise. C’est le droit et la prérogative du chef de dispenser les châtiments lorsqu’on lui désobéit. « L’important c’est de faire ce que le chef dit de faire et toi tu le fais pas 231 . » C’est de cette façon que Ciboulette s’adresse à Passe-Partout qui vient, encore une fois, de voler des objets en mettant la sécurité et l’anonymat de la bande en péril. Elle ajoute : « Faut montrer qu’on a une vie normale 232 . » Ne pas attirer l’attention de la police coûte que coûte en travaillant comme tout le monde, sans se faire remarquer. Enfin, elle dit à Passe-

Partout : « Et si tu veux un conseil, arrange-toi pour que le chef te voie pas avec ça [les objets

230 Ibid ., p. 20.

231 Ibid ., p. 20.

232 Ibid ., p. 20.

108 volés] dans les mains 233 . » Passe-Partout, à qui Tarzan avait déjà demandé à plusieurs reprises de

se trouver un emploi, ignore cette requête et continue de faire à sa tête. Le chef lui donne un

ultimatum quand il apprend que celui-là n’en a pas encore trouvé un : « Si demain, t’as rien

trouvé, tu remettras plus les pieds ici 234 . » Et, plus tard, quand Tarzan apprend que c’est Passe-

Partout qui a attiré le détective dans l’arrière-cour de la bande, il n’hésite pas à le confronter tout en le frappant et en lui barrant à tout jamais l’accès au groupe. En tant que chef, Tarzan procède toujours décisivement ne mettant jamais en doute que c’est lui qui mène le jeu. Si un chef ne peut résoudre un conflit qui survient en raisonnant avec le coupable, il a recours aux grands moyens. Un autre exemple de cette caractéristique se présente à l’acte II, quand Tarzan apprend, au bureau de police, que Passe-Partout l’a trahi. Il essaie de se jeter sur lui pour se venger de cette dernière trahison de son rival, trahison qui va lui coûter la vie. Évidemment, les détectives le retiennent.

2.2.5 Une analyse actantielle de la pièce

Commençons par l’axe le plus important, celui du désir. Tous les contrebandiers éprouvent le désir de briser l’isolement économique et émotionnel dont ils sont tombés victimes. Tous ont des rêves particuliers qu’ils aimeraient bien concrétiser. Moineau aimerait suivre des leçons de musique afin d’apprendre à jouer de l’harmonica convenablement, Tit-Noir pourrait concrétiser son rêve de se marier et de donner à ses enfants une vie enrichissante et Tarzan et Ciboulette auraient l’occasion de vivre ensemble leur grand amour. Dans le cas de ces derniers, nous constatons que l’axe du désir évolue, qu’il ne reste pas stable à travers toute la pièce. Au début,

233 Ibid ., p. 22.

234 Ibid ., p. 43.

109 ni Tarzan ni Ciboulette n’ont le courage de s’avouer leur amour mutuel. Toutefois, dans l’acte

III, scène 4, Tarzan a l’audace nécessaire pour s’évader de la prison dans le seul but de retrouver

Ciboulette, une fille qui n’est pas très belle physiquement, à son avis, mais qui a une forte personnalité qui lui plaît, et de lui confesser son amour inébranlable. Elle est son premier et son dernier grand amour. Il lui avoue :

TARZAN – Je suis pas venu ici pour trouver de l’argent, je suis venu pour t’embrasser et te dire que je t’aimais.

CIBOULETTE – Faut que tu partes alors et que tu m’emmènes avec toi si c’est vrai que tu m’aimes. L’argent ce sera pour nous deux 235 .

Le seul désaccord entre les deux amoureux surgit quand Ciboulette exige que Tarzan joue son rôle jusqu’au bout en tant que héros invincible. Il sait qu’il ne peut pas échapper à la police, qu’il

est irrémédiablement perdu. Aux yeux de l`héroïne, il faut qu’il continue d’être courageux,

comme le Tarzan fictif car, autrement, il ne sera plus digne d’elle.

Lorsque nous analysons l’axe du pouvoir, nous nous rendons compte du conflit croissant entre

Passe-Partout et tous les autres membres de la bande. Or, ce conflit mène progressivement à son

isolement et, enfin, à son expulsion de la bande en tant que traître et voleur. Son désir ardent de

remplacer Tarzan une fois celui-ci disparu se révèle tout à fait irréalisable puisqu’il n’est pas

respecté par les autres membres qui ne sont pas pr êts à suivre ses ordres . Donc, pour eux, il n’est qu’une imitation ridicule et burlesque de leur vrai chef lequel est irremplaçable. Voilà pourquoi ils se moquent de lui et le rejettent quand il essaie de prendre la place de Tarzan. Même quand

Passe-Partout se sert de la violence physique pour s’imposer comme nouveau chef, les autres lui désobéissent ouvertement. À part les nombreux conflits qu’il a créés, ils le soupçonnent aussi de

235 Ibid ., p. 145.

110 trahison lors de l’interrogatoire. Ils sont arrivés à cette conclusion irréfutable étant donné ses traits de personnalité et sa mauvaise conduite depuis qu’il s’est joint à la bande.

L’axe du pouvoir a plusieurs versions. Au début du « procès », les opposants des contrebandiers sont les trois détectives. Ils usent librement de toutes sortes de stratagèmes afin d’obtenir les réponses voulues. Ainsi, ils découvrent très vite qu`il y a un traître parmi les contrebandiers qui va collaborer avec eux pour sauver sa peau. Ce qu’il convient de signaler dans l’évolution de cet axe, c’est l’ambivalence qui se développe dans le discours du Chef vers la fin de l’interrogatoire, scène 6, lorsqu’il avoue comprendre le « cas Tarzan ». Au premier abord, sa réaction peut surprendre, car son travail exige qu’il soit à la fois assidu dans la poursuite de la vérité, ce qui est le cas, effectivement, et implacable envers les suspects (notons que jusqu’à la confession de

Tarzan il s’était montré dur, impitoyable envers lui), mais qui rend son attitude indulgente à la fin de l’interrogatoire. Le Chef comprend, dit-il, qu’il y a dans la société des victimes qui n’ont presque aucun pouvoir sur les circonstances dans lesquelles elles ont vu le jour. Il se rend compte de cela en se souvenant de son propre fils, qui a le même âge que Tarzan, mais qui a eu tout l’appui nécessaire pour réussir dans la vie. Le Chef aurait souhaité que Tarzan n’eût pas été l’assassin du douanier. Si c’était le cas, il ne serait pas condamné à mort. Cette remarque du Chef cause la surprise chez Roger qui ne suit plus le raisonnement de son chef car il voit les choses en noir et blanc.

ROGER – Tarzan est un assassin, chef !

LE CHEF – Tellement peu, tellement peu, Roger. C’est surtout un pauvre être qu’on a voulu étouffer un jour et qui s’est révolté… Il a voulu sortir d’une certaine zone de la société où le bonheur humain est presque impossible 236 .

236 Ibid ., p. 116.

111

Or, c’est justement cette « faiblesse » de la part du Chef à l’égard de Tarzan que Roger ne peut ni comprendre ni accepter car, pour lui, Tarzan n’est qu’un assassin qui mérite d’être pendu. Le

Chef, cependant, adopte un point de vue plus nuancé à cause de son propre fils.

Quant à l’axe de la manipulation/motivation, il adopte aussi plusieurs formes de l’exposition au dénouement. Dans l’acte I, par exemple, le destinateur des cinq contrebandiers est la fuite de leur zone de pauvreté et d’isolement physique et moral et l’attrait d’une vie aisée, et le destinataire est eux-mêmes qui en seront les bénéficiaires puisqu’ils pourront mener une existence bourgeoise.

Car, ils veulent « vivre mieux que les autres pauvres ». Ils ne veulent pas être « caves ». Or, cet axe change au fur et à mesure que l’action se développe. Dans l’acte II, le destinateur des contrebandiers est la dissimulation de la vérité, qui les motive à ne pas collaborer ou à mentir aux détectives, ce qui leur permettrait de sauver leur peau. Ainsi, ils seraient les bénéficiaires de leur feinte. Dans l’acte III, cependant, le destinateur des contrebandiers, exception faite de Passe-

Partout, il va sans dire, est la vengeance, car ils veulent le punir, lui, qui a causé leur disgrâce.

Dans la mesure que cette punition leur apporterait un degré de satisfaction, ils continuent d’en

être les bénéficiaires. De leur côté, le destinateur des trois détectives est la sauvegarde de l’ordre social qui se produira s’ils accomplissent efficacement leurs fonctions, c’est-à-dire s’ils adoptent une ligne de conduite qui leur permettra de trouver des pièces à conviction contre les contrebandiers ; le destinataire est toute la société qui profite d’une situation stable où les lois sont respectées et obéies, ce qui procure à la majorité des citoyens la jouissance d’une vie paisible. Enfin, à travers toute la pièce, mais surtout dans l’acte III, Tarzan/Ciboulette sont manipulés par Éros et l’influence du milieu et les bénéficiaires sont eux-mêmes qui se choisissent mutuellement. Donc, ces mutations dans l’axe de la manipulation/motivation aident à mieux saisir la structure profonde de l’action qui finit par illustrer, en conséquence, une structure mouvante, indicatrice de la double intrigue de la pièce.

112

Tenant compte de ce que nous venons de dire, il existe trois modèles actantiels qui prédominent dans Zone : le premier est celui où le sujet est Tarzan, l’objet est la contrebande des cigarettes américaines qui lui permettra d’atteindre son but, c’est-à-dire s’enrichir et enrichir ses comparses ; les adjuvants sont Ciboulette, Tit-Noir, Moineau, Johny, Passe-Partout (quoique ce dernier finisse par être le responsable principal de l’échec de l’entreprise contrebandière) et, indirectement, les clients qui se procurent des cigarettes à bon marché ; l’opposant est la police qui s’oppose à toutes les activités illicites et qui est là pour s’assurer que les citoyens obéissent aux lois et les respectent ; la police représente une institution sociétale mise en place par la classe dominante pour contrôler le bon déroulement de la vie sociale, à laquelle vient se joindre Passe-

Partout en tant que collaborateur lors de l’interrogatoire. Le destinateur des contrebandiers, c’est l’attrait d’une vie aisée, la fuite de la zone de pauvreté et d’isolement. Enfin, dans ce modèle, le destinataire est les contrebandiers qui profiteront de l’argent de la vente des cigarettes pour satisfaire leurs rêves individuels, améliorer leur niveau de vie et accéder aux rangs de la bourgeoisie. Ce modèle est celui qui se fait remarquer le plus clairement dans l’acte I. Voici son illustration :

D1 : l’attrait d’une vie aisée D2 : Tarzan, la bande

S : Tarzan ↗

↓ O : la contrebande

A : la bande, les clients ↗ ↖ Op : la police, (Passe-Partout)

Nous notons que Passe-Partout occupe plusieurs cases simultanément ou successivement, ce qui

ne surprend pas étant donné ses traits de personnalité. En effet, ses paroles et ses actes sont

directement liés aux alliances et mésalliances qui voient le jour entre les personnages.

113

Un deuxième modèle qui se juxtapose au premier et qui est aussi important que lui, sinon plus important, a comme sujet Tarzan, pour objet, Ciboulette ; les adjuvants sont Moineau et Tit-Noir, l’opposant, Passe-Partout. Le destinateur est l’amour/Éros et le destinataire Tarzan et Ciboulette et leurs amis, c’est-à-dire Moineau et Tit-Noir, qui, en tant que vrais amis, veulent le bonheur du couple. En effet, Tarzan et Ciboulette vivraient heureux si leur vœu d’amour s’accomplissait.

Quoique ce modèle commence à voir le jour à l’acte I, c’est surtout à l’acte III qu’il se développe complètement puisque c’est l’acte de la confession amoureuse. Ce modèle adopterait la forme suivante :

D1 : Éros D2 : Tarzan et Ciboulette, le mariage

S : Tarzan ↗

O : Ciboulette

A : Moineau et Tit-Noir ↗ ↖ Op : Passe-Partout

Dans ce modèle, nous remarquons, de nouveau, l’isolement progressif de Passe-Partout. Il

s’oppose non seulement à Tarzan dans sa personne mais aussi à son choix d’objet amoureux.

Quant au troisième modèle, il domine tout l’acte II : il s’agit de l’interrogatoire policier. Dans ce

modèle, le sujet est composé des trois policiers et l’objet, c’est la détermination des faits et la

révélation de la vérité. Dans la case d’opposant, on retrouve tous les membres de la bande

excepté Passe-Partout qui, à partir du moment où il trahit, passe de la case d’opposant à celle

d’adjuvant puisqu’il collabore avec les détectives. Le destinateur des trois détectives est le désir

de sauvegarder l’ordre social, qui se fera par le moyen du questionnement sans relâche de la

bande en vue de trouver des pièces à conviction ; les policiers veulent savoir la vérité sur les

114 activités criminelles de la bande et, par la suite, identifier le coupable du meurtre du douanier américain, car ils soupçonnent qu’il y a un lien entre ces deux faits. Ils désirent remplir leurs obligations professionnelles efficacement. D’ailleurs, ils sont mandatés et assermentés pour cela.

Le destinataire est, bien sûr, l’ordre social qui sera sauvé si les criminels sont punis et mis en prison. Voici son illustration :

D1 : la sauvegarde de l’ordre social D2 : l’ordre social sauvé

S : les détectives ↗

O : la détermination des faits par l’interrogatoire

A : les détectives, Passe-Partout ↗ ↖ Op : la bande (Passe-Partout)

Ce modèle illustre le rôle ambigu joué par Passe-Partout. Il collabore avec les détectives à partir

du moment qu’il sait que sa collaboration aura une récompense, sa liberté.

Or, les glissements d’un modèle à un autre à l’intérieur d’une pièce et même d’un acte ou d’une

scène, selon Ubersfeld, sont tout à fait naturels puisqu’ils illustrent le développement de l’action.

Dans le cas de Zone , le glissement d’un modèle à un autre indique une structure qui est

révélatrice d’une double intrigue. D’un côté, Dubé raconte une histoire d’amour platonique

impossible, car la fatalité va s’y mêler pour que l’amour entre Tarzan et Ciboulette n’ait pas

d’avenir ; de l’autre côté, il met en lumière l’idéalisme des contrebandiers et sa destruction

systématique aux mains de la police.

Pour leur part, dans toutes les scènes à trois personnages fonctionnent des triangles à l’intérieur

du schéma actantiel tout entier. Ainsi, les triangles actifs expliquent la nature des rapports entre

Tarzan, Ciboulette et Passe-Partout. Nous remarquons une tension palpable entre les trois

115 personnages principaux. Ubersfeld met en relief l’importance du triangle actif pour expliquer la source du conflit entre trois actants où le sujet, dans ce cas Tarzan, désire un objet, Ciboulette, et

où l’opposant, Passe-Partout, s’oppose carrément au désir du sujet. Sa jalousie l’aveugle. Ou, au

contraire, où le sujet est Ciboulette, l’objet est Tarzan et l’opposant continue d’être Passe-Partout

qui s’oppose aux désirs mutuels entre Ciboulette et Tarzan. Ce deuxième cas illustre ce que la

théoricienne appelle la « réversion » du modèle actif, car « dans toute histoire d’amour il y a une

réversibilité possible du sujet et de l’objet 237 ». Donc, n’importe quel modèle qui prendrait

Tarzan pour sujet serait aussi valable que celui qui prendrait Ciboulette pour sujet.

S : Tarzan

O : Ciboulette ← ↖ Op : Passe-Partout

Et :

S : Ciboulette

O : Tarzan ← ↖ Op : Passe-Partout

Étant donné que Passe-Partout est dominé par des sentiments d’ordre négatifs, deux triangles psychologiques voient le jour. En effet, Passe-Partout, dans son rôle d’anti-héros, est motivé par sa jalousie de Tarzan ainsi que par le désir démesuré de le remplacer comme chef après son emprisonnement.

237 Op. cit ., Anne Ubersfeld, Lire le théâtre , p. 82.

116

D1 : la jalousie → S : Passe-Partout

↘ ↓

O : remplacer Tarzan comme chef

De plus, un autre sentiment négatif domine les paroles et les actes de Passe-Partout, c’est la

vilénie, sentiment qui le pousse à trahir Tarzan lors de l’interrogatoire policier dès que l’occasion

se présente et, plus tard, à voler tout l’argent de la bande.

D1 : la vilenie → S : Passe-Partout

↘ ↓

O : la trahison de Tarzan/le vol de l’argent

Un troisième triangle psychologique frappant est celui qui a la loi du milieu pour destinateur,

Tarzan ou Ciboulette pour sujet et leur union ou mariage pour objet. Les deux personnages

appartiennent à la même classe sociale démunie et, qui plus est, à la même bande. Ils sont tombés

amoureux et ils se sont choisis mutuellement, suivant inconsciemment la loi du milieu, c’est-à-

dire les influences psychologiques exercées sur eux par les gens qui font partie de leur milieu.

Une influence puissante qui se fait la plupart du temps à l’insu de l’individu. C’est un triangle

qui se présente sous la forme suivante :

D1 : la loi du milieu → S : Tarzan/Ciboulette

↘ ↓

O : vivre ensemble leur amour

2.2.6 Autres remarques sur Zone

L’analyse actantielle de Zone révèle trois schémas principaux qui s’entrecroisent et qui s’influencent mutuellement. Le désir des contrebandiers d’échapper à la pauvreté est contrecarré efficacement par celui des policiers qui est celui de faire respecter les lois coûte que coûte. Dans

117

Zone , ce sont les derniers qui triomphent sur les premiers, ce qui a permis à certains critiques de dire que Dubé avait écrit une pièce à thèse 238 . En outre, il y a aussi une force amoureuse, Éros,

qui inspire les deux protagonistes à s’aimer, ce qui donne un ton poétique à la pièce.

Pour leur part, les intertextes américain, évangélique et policier font piquer la curiosité du lecteur

étant donné que bien des gens ont entendu parler du Tarzan américain, du Christ et des films et

des romans policiers. Autrement dit, la familiarité du public avec les traits de caractère du héros

américain et ses aventures, la figure du Christ et les paroles de la Bible et, enfin, ce qui se passe

dans un commissariat lors d’un interrogatoire, est un aspect qui va intriguer n’importe qui car,

tout au moins, il voudra saisir les différences et les similarités qui existent entre François

Boudreau, le Tarzan canadien-français, et son homologue anglophone.

Durand, quant à lui, maintient que Zone fait preuve d’une « profonde analyse sociale 239 ». En

évoquant le monde des gangs, en touchant aux règlements explicites et implicites qui les

gouvernent et, enfin, en illustrant le langage et les actes des contrebandiers et des policiers qui y

sont dominants, Dubé fait saillir le réalisme sociologique de la pièce. En effet, les déshérités de

Zone font partie d’un gang et parlent un langage populaire que, d’ailleurs, Dubé connaissait bien 240 . Cette caractéristique langagière rend plus vraisemblable la marginalité des membres de la bande à Tarzan. C’est aussi un fait bien connu que toutes les bandes développent un langage qui leur est particulier, un langage quelquefois codé, qui les distingue et les oppose aux autres collectivités. De sorte que le discours des contrebandiers contient un sociolecte dont le lexique et

238 Marcel Dubé, « Bilan », dans Textes et documents , Montréal, Leméac. (Coll. « Documents »), 1973, p. 42.

239 Loc. cit ., André Durand, « André Durand présente Marcel Dubé ». [En ligne], p. 6 (30 novembre 2015). 240 Dubé a grandi dans le « Faubourg à m’lasse », un quartier ouvrier pauvre de l’est de Montréal, nommé ainsi à cause de l’odeur dominante, où il situe l’action de sa pièce. Dans La tragédie est un acte de foi , l’auteur parle des traces indélébiles de l’enfance et de l’adolescence chez l’adulte.

118 sa valeur sémantique sont uniques. En même temps, Dubé met sur scène une autre collectivité bien définie, celle des policiers, dont le discours et le sociolecte qui l’identifient illustrent un point de vue qui s’oppose idéologiquement et pour des raisons pratiques à tous les actes de nature illégale.

Mais, le réalisme de la pièce ne se limite pas à son aspect sociolinguistique. Dubé y montre aussi les raisons particulières qui motivent certaines gens à faire partie d’une bande. En effet, il privilégie dans cette pièce le thème d’exclusivité, car il y a des marginaux partout qui, pour se sentir en sécurité, pour valoriser leurs expériences personnelles, pour pouvoir s’accomplir, tout court, ressentent la nécessité d’appartenir à une collectivité qui s’occupera d’eux et de tous leurs besoins. Ils sont convaincus qu’ils sont incapables de « réussir » dans un monde de plus en plus bourgeois qui leur semble hostile et qui, d’ailleurs, à leurs yeux, peut se passer très bien sans eux. Les cinq contrebandiers de Zone sont des rebelles parce qu’ils refusent de suivre les pas de leurs parents qui ont vécu toute leur vie dans la pauvreté et qui ont accepté leur sort sans trop se plaindre, doublement dominés par un gouvernement provincial qui ne s’intéressait pas à leur progrès et par la religion catholique qui leur prêchait qu’il fallait accepter les injustices de ce monde sans se révolter. Mentionnons, à cet égard, Le temps des lilas , qui date de 1958 241 . La

génération de Tarzan, en revanche, voit les choses différemment. Voilà la raison pour laquelle

quelques membres de la nouvelle génération, en l’occurrence des jeunes contrebandiers, ont opté

pour un style de vie qui les opposera directement aux forces de l’ordre. Pour ces révoltés,

cependant, c’est le seul moyen de se surpasser afin de ne pas être « caves », comme le dit Tarzan.

241 Dans cette pièce, Virgile et Blanche, un couple âgé, perdent leur fils unique à la guerre sans, toutefois, perdre leur foi en Dieu et, à la fin de leur vie, le gouvernement municipal essaie d’exproprier leur maison au centre-ville où ils ont habité toute leur vie. Bien que les deux refusent d’accepter l’offre de la mairie, ils savent que leur position n’est pas tenable puisque, tôt ou tard, ils perdront leur maison. Ce n’est donc qu’une question de temps avant que la chose ne s’accomplisse. Ils sont doublement atteints par le destin sans, pourtant, trop se plaindre et sans se révolter.

119

L’aspect sémantique du sociolecte contrebandier confirme cette aspiration. Tarzan y jette de la lumière :

[…] Et dans quelques années d’ici on sera riche et on vivra comme du monde. Personne pourra nous obliger à travailler et à nous salir comme des esclaves dans des usines ou des manufactures. On gaspillera pas notre vie comme les autres gars de la rue qui se laissent exploiter par n’importe qui 242 .

Le message est clair. Pour Tarzan et ses comparses, le statu quo n’est plus acceptable. Ils ne voient qu’injustices socioéconomiques partout qui les excluent des droits et prérogatives des bourgeois. Les hors-la-loi de Zone se croient invincibles jusqu’au moment où ils affrontent une

dure réalité difficile à contourner, c’est-à-dire la réalité du monde adulte et de ses institutions. À

partir de leur arrestation, la fuite de la zone de pauvreté et d’isolement physique et moral

s’écroule, car ils sont incriminés dans une affaire illicite qui les rendra encore plus marginalisés

et, donc, plus désespérés étant donné que chacun portera à l’avenir un dossier criminel qui lui

interdira l’accès à toutes sortes d’emplois légitimes. Pour se débrouiller, ils n’auront autre

remède qu’appartenir à la pègre. Quant à Tarzan, à partir du moment où il confesse sa culpabilité

dans le meurtre du douanier américain, son sort est scellé à tout jamais : il sera pendu.

À part ces aspects réalistes, viennent s’ajouter, dans l’acte II, la rapidité des questions posées par

les trois détectives et leur répétition incessante ainsi que le fait qu’ils y participent à tour de rôle,

sans mentionner la violence physique et psychique de leur part et la vulnérabilité des suspects

qui sont questionnés séparément et qui se trouvent isolés, incapables de communiquer les uns

avec les autres. Ce sont tous des éléments qui soulignent la vraisemblance de l’interrogatoire.

(Remarquons, à propos de cet acte, que Dubé l’a intitulé Le Procès , et non pas l’interrogatoire,

ce qui nous paraît révélateur des vraies intentions des détectives qui, en plus de déterminer les

242 Op. cit ., Marcel Dubé, Zone , pièce en trois actes, p. 43.

120 faits, jugent de l’innocence ou de la culpabilité des contrebandiers, comme s’ils étaient de vrais juges dans un tribunal.) Comme résultat, nous voyons des scènes qui s’enchaînent les unes aux autres logiquement et qui font progresser vite l’action vers son point culminant. En particulier, nous soulignons l’efficacité de la scène où les détectives font revenir Tarzan pour le questionner en présence de Passe-Partout, car ils voulaient étudier de près la réaction de Tarzan en apprenant la trahison de son rival. Il s’agit d’un beau coup de théâtre. Au dialogue vériste, s’ajoutent les aspects sonores et visuels expressément indiqués par Dubé dans les didascalies ; tous ces

éléments rendent encore plus vraisemblable l’enquête policière. L’emploi de l’éclairage sur le visage de Tarzan afin que ce dernier se sente exposé et ne puisse cacher ses réactions les plus intimes est d’une grande efficacité. De plus, le bruit associé aux coups qu’il reçoit renforcent la situation désespérée et la vulnérabilité du héros qui se trouve dans un cul-de-sac. Éclairages et bruitages ajoutent de cette manière à la violence de l’interrogatoire policier et contribuent directement au réalisme de la scène en question. Mais, le rôle de l’éclairage et du bruitage ne se limite pas seulement à l’acte II. Au contraire, dès l’exposition Dubé mentionne la musique à bouche, très mal jouée par Moineau, qui crée une atmosphère lourde et lugubre et les coups de sifflet des policiers auxquels viennent s’ajouter les sirènes des voitures de police que nous entendons d’abord au loin pour devenir de plus en plus stridentes et dominer tous les autres sons

à la fin de l’acte I. De sorte que le bruitage contribue de façon décisive à une atmosphère sans

échappatoire pour les jeunes contrebandiers qui sont pris comme des rats dans leur cour.

Mentionnons, enfin, les coups de révolver à la fin de l’acte III. Ils annoncent la mort tragique du héros, comme des coups du destin. L’éclairage, pour sa part, tout au long de la pièce joue aussi un rôle primordial. Il représente le crépuscule dans l’acte I et, dans l’acte III, le soir, ce qui contribue au ton général sombre et funeste que le dramaturge veut créer. Or, le crépuscule et le

121 soir précèdent la nuit et celle-ci symbolise la mort. Dans Zone , le soir présage la mort imminente

de Tarzan.

Tous ces attributs confèrent à Zone son ton réaliste. Sur cet aspect, Albert Millaire, qui a fait la

mise en scène de plusieurs pièces de Dubé, s’exprime ainsi : « On sera en réaction conrte [ sic ] ce

réalisme, contre ce quotidien qui choque. On aura tort car il était grandement temps que nous

quittions les hauts sommets de l’art des autres pour tenter une certaine édification du nôtre 243 . »

Millaire met le doigt sur l’un des objectifs les plus importants chez le dramaturge, c’est-à-dire son ambition de créer un théâtre national. Or, pour que cela voie le jour, il fallait forcément que le grand public s’identifie au langage des personnages et aux situations dans lesquelles ils se trouvent.

Zone est la description d’un échec monumental puisque la pièce finit avec la mort du héros et la

défaite du rêve de tous les contrebandiers d’améliorer leur niveau de vie en sortant de la misère.

243 Albert Millaire, « Le Mot », dans Bilan , pièce en deux parties de Marcel Dubé, Montréal, Leméac, 1968, p. 27.

122

2.3 Chapitre 2 : Florence

Florence , en contraste avec Zone , n’est pas une pièce divisée en actes mais plutôt en différents tableaux avec des insertions. Ces insertions mettent en relief une caractéristique qui va se refléter dans un emploi de l’aire du jeu qui nous fait penser tout de suite aux émissions télévisuelles où l’unité de lieu n’est aucunement respectée, car la caméra peut facilement suivre l’acteur partout où il doit se rendre. Or, en examinant l’histoire de la pièce, nous apprenons qu’en effet Florence a été créée d’abord pour la télévision de Radio-Canada le 14 mars 1957. Adaptée par la suite pour la scène par le dramaturge, elle a été jouée pour la première fois le 20 octobre 1960 à la

Comédie-Canadienne, à Montréal. En 1960, Dubé avait déjà accumulé beaucoup d’expérience dans le monde de la télévision, ce qui lui a permis d’adapter à la scène certaines techniques télévisuelles et, en conséquence, d’être novateur dans ce domaine. Signalons, par exemple, les insertions au sein des tableaux pour nous informer d’un changement de lieu. Le dramaturge a utilisé une toile transparente éclairée par derrière à cet effet. Le décalage de trois ans entre la version télévisuelle et la version scénique amène André Vanasse à affirmer ceci :

L’adaptation « théâtrale » de 1960 avoue d’entrée de jeu ses origines télévisuelles : ni scènes, ni actes mais des « tableaux » et des « insertions » dans un décor inattendu. La scène a été divisée en différentes aires que l’éclairage fait naître ou disparaître (à partir d’écrans translucides) selon les besoins du texte. La solution plaît. Elle permet d’intégrer dans le domaine du théâtre le concept cinématographique de « séquence »244 .

244 André Vanasse, « Florence , drame de Marcel Dubé », dans Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec , t. III : 1940-1959 , Montréal, Fides, 1982, p. 403.

123

Or, si Dubé s’est donné la peine d’adapter Florence pour la scène, c’est parce qu’elle avait remporté du succès à la télévision. Dubé a dédié la pièce à Monique Miller, une de ses comédiennes favorites 245 et la première à interpréter le rôle de Florence.

Florence est une comédie dramatique en deux parties et quatre tableaux. Il y a deux décors intérieurs principaux, le bureau où Florence travaille et la salle à manger chez les Lemieux, le lieu de rencontre de cette famille, là où la plupart des conflits familiaux éclateront (lieu par excellence des affrontements) et où les différentes personnalités seront mises à nu 246 .

2.3.1 Récurrences thématiques et effets idéologiques

Dans Florence , l’émancipation féminine, la quête d’authenticité, la franchise, l’hypocrisie, la peur, le syndicalisme et l’injustice sociale, entre autres, jouent un rôle de premier plan. Dubé y aborde aussi en passant le manque de principes moraux des parvenus, comme Eddy, ce bourgeois francophone qui porte un prénom anglophone et qui va profiter de la naïveté de Florence. Voilà la raison pour laquelle Antoinette, la mère de Florence, fait allusion à la « mauvaise réputation » d’Eddy qui est assez répandue dans le quartier. À son avis, il n’est qu’un coureur de jupons.

Toutefois, ce bourgeois représente pour Florence l’attrait d’une vie stimulante au lieu d’une vie

245 Il est curieux de remarquer que Dubé, comme beaucoup d’autres dramaturges à travers les siècles, y compris le grand Molière, a conçu la plupart de ses rôles masculins et féminins en tenant compte des traits de caractère et des talents spécifiques de certains acteurs et actrices qui faisaient partie de son cercle d’amis ou qui étaient de ses connaissances dans le monde du théâtre. Ainsi, par exemple, il a donné à Monique Miller, qui avait déjà tenu le rôle de Ciboulette dans Zone , le rôle de Florence et celui de Denise dans De l’autre côté du mur . Quant à Jean Duceppe, il a joué William, dans Bilan , Victor, dans Les beaux dimanches , Max, dans Un matin comme les autres . À vrai dire, selon Dubé, de tous les acteurs qu’il a connus, Duceppe a été celui qui a le mieux interprété ses rôles principaux, car il y avait entre Duceppe et ces rôles une affinité complète.

246 Édouard-Gabriel Rinfret, Le théâtre canadien d’expression française : répertoire analytique des origines à nos jours , Tome 1, a, b, c, d, e. (Coll. « Documents »), Montréal, Leméac, 1975. Pour Rinfret, « Florence dépeint une tranche de vie chez des gens de chez nous. Le personnage-titre prendra conscience de la médiocrité et du vide de son existence. Elle voit soudain l’avenir borné qui l’attend et décide de rompre avec son fiancé qu’elle n’aime pas, se donne à son patron qui, lui, ne l’aime pas vraiment et quitte définitivement sa famille. Cela aura permis à tous ces êtres une mise à nu morale, dure et réaliste. » (p. 332)

124 monotone et ennuyeuse, ce qui l’attire. Elle succombe à cette tentation provisoirement, car elle est, en effet, alléchante. Florence veut sortir de sa zone d’ennui, de son milieu pauvre, et Eddy lui offre cette possibilité.

Florence se rend compte que tout est vieux et laid chez ses parents. Elle en a assez de cette pauvreté. De plus, tout le monde s’ennuie à mourir chez elle. La longue réplique de Florence, au milieu du deuxième tableau de la Première partie, où elle explique à son père la source de son désenchantement est, certes, importante, car la jeune femme met le doigt sur la source du vrai problème :

FLORENCE – Regarde papa, regarde tout ce qu’il y a autour de nous. Regarde les meubles, les murs, la maison : c’est laid, c’est vieux, c’est une maison d’ennui. Ça fait trente ans que tu vis dans les mêmes chambres, dans la même cuisine, dans le même « living-room ». Trente ans que tu payes le loyer mois après mois. T’as pas réussi à être le propriétaire de ta propre maison en trente ans. T’es toujours resté ce que tu étais : un p’tit employé de Compagnie qui reçoit une augmentation de salaire tous les cinq ans. T’as rien donné à ta femme, t’as rien donné à tes enfants que le strict nécessaire. Jamais de plaisirs, jamais de joies en dehors de la vie de chaque jour. Seulement Pierre qui a eu la chance de s’instruire : c’est lui qui le méritait le moins. Les autres, après la p’tite école, c’était le travail ; la même vie que t’as eue qui les attendait. Ils se sont mariés à des filles de rien pour s’installer dans des maisons comme la nôtre, grises, pauvres, des maisons d’ennui. Et pour moi aussi, ce sera la même chose si je me laisse faire. Mais je ne veux pas me laisser faire, tu comprends papa ! La vie que t’as donnée à maman, ne me dis rien, je n’en veux pas ! Je veux mieux que ça. Je ne veux pas d’un homme qui se laissera bafouer toute sa vie, qui ne fera jamais de progrès, sous prétexte qu’il est honnête si c’est tout ce qu’on en tire… 247

Cet aveu fait partie du jeu de la vérité où les personnages se dépouillent pour se découvrir tels

qu’ils sont. Il faut donc être franc, honnête, direct, quoiqu’on risque de blesser les êtres les plus

chers. Florence oblige son père à faire face à la vérité de la situation en lui parlant honnêtement,

tout en sachant qu’elle va l’attaquer dans son amour-propre. Le thème de la franchise joue de

cette manière un rôle important dans le développement de l’action. En fait, c’est grâce à cette

247 Marcel Dubé, Florence , pièce en deux parties et quatre tableaux, Montréal, Leméac. (Coll. « Théâtre canadien »), 1970, p. 84-85.

125 liberté de parole que les personnages prennent conscience de leur vraie situation. Ce qui est remarquable dans cette déclaration, faite par une jeune femme de 23 ans, en 1957, c’est justement l’honnêteté avec laquelle Florence s’attaque à un problème délicat, celui du manque de progrès de sa famille, de son statisme, ainsi que la clarté avec laquelle elle envisage son propre futur. Pour elle, il ne s’agit plus de maintenir le statu quo. À son avis, ce n’est plus une option viable pour la nouvelle femme canadienne-française qui commence à envisager la possibilité de laisser sa marque professionnellement et socialement. En regardant de près le point de vue linguistique de son discours, nous retenons le lexique suivant : laid, vieux, une maison d’ennui, ne pas réussir, un petit employé, ne rien donner, le strict nécessaire, jamais de plaisir, se laisser bafouer et ainsi de suite, ce qui l’oppose directement à celui de sa mère et à celui de Pierre qui préfèrent ne pas affronter la réalité en prétendant hypocritement que tout va bien. De sorte que les confrontations deviennent inévitables entre elle et eux. La pertinence de son discours révèle la dichotomie suivante : beau/laid, nouveau/vieux, réussir/échouer, l’abondance/le strict minimum. Florence aspire à tout ce qui est beau, nouveau et elle veut réussir professionnellement et socialement pour vivre dans la prospérité. Gaston, son père, est le seul membre de la famille qui se rend compte que sa fille dit vrai. C’est la raison pour laquelle il ne l’attaque pas et, en fait, se met de son côté et la défend en la laissant parler ouvertement jusqu’au dernier mot.

Suzanne, pour sa part, en tant que confidente de Florence, joue un rôle important, car elle a déjà obtenu ce que Florence cherche, la liberté. Elle est libre de faire ce qui lui plaît. Au début de la pièce, elle sert de modèle et de mentor à Florence, car elle s’est libérée de l’emprise familiale et semble avoir la même philosophie de la vie qu’Eddy. Elle incarne le thème de l’émancipation sexuelle féminine. Pour le moment, comme Eddy, elle n’est aucunement intéressée à avoir une relation stable et à long terme avec un seul partenaire (comme la génération de sa mère) et elle n’envisage ni le mariage ni une famille dans un avenir proche. Elle veut goûter à sa liberté et

126 vivre sans trop de responsabilités. Suzanne ne pense qu’à son propre plaisir, sans songer nécessairement aux sentiments des autres. Elle affiche des idées avant-gardistes pour une jeune femme de la fin des années 1950. Cependant, elle est, à notre avis, le symbole vivant d’une société en mutation rapide où les valeurs traditionnelles de la femme sont remises en question et rejetées. Bref, elle conseille à Florence de s’affranchir, comme elle, le plus vite possible de toutes les contraintes familiales et de ne penser qu’à son propre plaisir. Le libertinage, cependant, n’attire pas Florence parce que celle-ci a des valeurs morales qui l’empêchent de mener ce type de vie qu’elle considère insatisfaisant, superficiel et égoïste.

Comme dans Zone , Dubé fait dans Florence une critique sévère du milieu social. Grâce au

discernement des observations de Florence, Gaston se rend compte que, quoiqu’il soit un homme

singulièrement honnête, cette honnêteté-là lui a rapporté fort peu, car il a vécu toute sa vie dans

la crainte de perdre son travail et n’a donné à sa famille que le strict minimum. Cela signifie qu’il

a opté pour la sécurité et le statisme, qu’il n’a jamais exigé un salaire raisonnable pour les

services rendus à la compagnie pour laquelle il a travaillé toute sa vie, et qu’il n’a jamais pris de

risques en s’associant, par exemple, au syndicat ouvrier.

De son côté, à cause des disputes avec Florence, Antoinette prend conscience du fait qu’elle a

vécu toute sa vie à la maison, prisonnière de sa famille, sans jamais penser à elle-même un seul

instant. En épousant Gaston, elle a continué de jouer le rôle de la femme traditionnelle

canadienne-française qui, une fois mariée, restait à la maison pour s’occuper de son mari et de

ses enfants jusqu’à sa mort, sans jamais se révolter parce que cela allait de soi. Elle s’est

conformée. Elle s’est résignée à son sort. Pierre Vallières, dans son ouvrage intitulé Nègres

blancs d’Amérique. Autobiographie précoce d’un « terroriste » québécois , publié en 1968, décrit

la vie familiale chez lui d’une façon qui ressemble fort à celle chez les Lemieux :

127

Ma mère surtout vivait dans l’insécurité continuelle. Et son angoisse la fermait au monde extérieur. Mon père pouvait se libérer à l’usine, avec ses camarades de travail. Mes frères et moi pouvions nous libérer en jouant avec nos amis ou en allant à l’école. Nous échappions alors à l’enfer “familial”. Mais ma mère, elle, ne sortait jamais. Elle aurait pu se faire de vraies amies parmi ses voisines, mais elle s’y refusait. On aurait dit qu’elle ne vivait que pour calculer les revenus et les dépenses, cirer les planchers, laver les vitres des fenêtres, faire la cuisine et la lessive… comme s’il lui était défendu de sortir de la maison. Rien ne la passionnait. Rien ne l’attirait… que son “devoir d’État” : c’est-à-dire, dans son esprit, l’obligation de veiller continuellement à ce qu’aucun “accident” ne survienne. C’est pourquoi elle ne voulait pas que mon père s’occupe de politique, que mes frères et moi nous nous éloignions des environs immédiats de la maison, etc. 248

Les portraits que Vallières fait de sa mère et de son père sont presque identiques à ceux dépeints par Florence concernant ses parents. Il y a conflit entre Florence et Antoinette justement parce que celle-ci se rend soudain compte que sa fille a plus de chances de vivre sa vie qu’elle n’a jamais eues. De plus, Florence a le courage, voire même la fermeté, d’exprimer sa pensée et ses sentiments sur ce qu’elle ambitionne pour elle-même, un trait de personnalité qui a toujours manqué à Antoinette. C’est une caractéristique qui les sépare et qui crée entre elles une barrière insurmontable, car Antoinette n’a jamais éprouvé une telle liberté de pensée et de parole. Les aspirations d’Antoinette et celles de Florence sont opposées. Les temps ont certainement changé, la société a évolué et il faut profiter des nouvelles opportunités pour s’accomplir.

Quant à Pierre, il comprend, grâce aux disputes avec sa sœur, qu’il avait vécu hypocritement tout au long de sa vie, qu’il avait honte de ses parents et qu’il avait peur de ne pas réussir. À la fin de la pièce, il est prêt à jouer le rôle de Britannicus qu’on lui avait proposé au collège, à prendre des risques et, en conséquence, à enrichir sa vie et, aussi, à marcher à côté de son père dans la rue, ce qu’il avait évité de faire jusqu’à ce moment-là par pure honte. Pierre fait les premiers pas pour se libérer du complexe d’infériorité qui l’a affecté toute sa vie. Étant donné qu’il représente la

248 Pierre Vallières, Nègres blancs d’Amérique. Autobiographie précoce d’un « terroriste » québécois , Montréal, Éditions Parti Pris, p. 104-105. C’est l’auteur qui souligne.

128 génération montante, ses décisions prennent une valeur symbolique. Sa nouvelle confiance en lui-même lui permettra de faire face aux défis sans reculer et de revendiquer ses droits et ses responsabilités en tant que citoyen dans un nouveau Québec où des jeunes comme lui qui ont fait des études accéderont à la bourgeoisie. Il est en train d’acquérir les moyens pour s’imposer professionnellement, socialement et économiquement. Ainsi, les exemples des commentaires concernant les affaires sociales, économiques et politiques de sa société abondent, dans l’œuvre de Dubé 249 . C’est un fait connu. Florence ne fait pas exception à cette règle. En jetant un peu de lumière sur les injustices de son milieu et de son temps, l’auteur voulait provoquer chez ses concitoyens une prise de conscience de ces injustices qui se traduirait par une amélioration de la condition humaine s’ils s’engageaient et allaient jusqu’au bout de leur pensé et de leurs actes.

C’est ce que nous appelons les buts idéologique et didactique de son œuvre 250 . Dans Florence , en

249 Par ailleurs, l’analyse du milieu familial de la classe ouvrière ne se limite pas à Florence , elle se fait remarquer aussi dans Un simple soldat , que nous analyserons plus loin, dans L’échéance du vendredi , qui date de 1960 (créé le 14 février 1960 à Radio-Canada) et dont le thème principal est celui du chômage qui, naturellement, créera toutes sortes de tensions entre Xavier, le protagoniste, un chômeur qui cherche du travail depuis six mois sans succès, sa femme, Sophie, et son fils, Frédéric. Le manque d’argent sera la source d’une animosité grandissante entre les membres de la famille et contribuera directement à la perte de dignité chez Xavier qui se trouvera de plus en plus isolé jusqu’au point de se sentir tenté par le monde de la pègre pour sortir de l’embarras où il se trouve et où il a mis involontairement les siens. Dans La faim des autres , créée aussi pour Radio-Canada, dans la série télévisée Quatuor , le dramaturge revient sur le thème du chômage puisqu’il s’agit, cette fois, d’un ouvrier, Léopold, et d’une histoire de grève pour une augmentation de salaire qui a causé beaucoup de stress dans la vie familiale du protagoniste et qui aboutit de façon insatisfaisante pour lui, car l’usine finit par donner à ses ouvriers une augmentation ridicule de $0,05 à l’heure qu’ils se voient forcés d’accepter afin de survivre. Dans Chambre à louer , créée en 1954 pour Radio- Canada et jouée par La Jeune Scène le 8 février 1955, Dubé décrit une autre famille d’ouvriers qui n’a pas les moyens financiers nécessaires pour vivre une vie aisée et confortable et qui, par surcroît, doit accueillir, chez elle, par charité chrétienne, une jeune fille orpheline de 18 ans, Francine. Celle-ci allume des convoitises chez les hommes de la famille, excepté François, le cadet, qui veulent profiter de la bonne foi, de la naïveté et de l’innocence de la nouvelle arrivée. En revanche, François, qui est le plus sensible de la famille, montre une certaine affection et tendresse envers elle qui lui sont rendues. Une situation familiale qui se terminera tragiquement pour Francine qui, en essayant de s’enfuir de cette maison infernale, se fait écraser par une voiture.

250 En outre, nous proposons que ce qui continue de rendre l’intrigue de Florence valable de nos jours, c’est le fait que, dans certains pays, la situation des femmes n’ait pas énormément évolué. Il y a toujours des jeunes femmes qui se trouvent exactement dans la même situation personnelle, familiale et professionnelle que Florence. À la maison, les parents s’opposent à leur départ avant le mariage et, au travail, elles sont exploitées par des patrons peu scrupuleux qui sont prêts à profiter de leur naïveté et de leur vulnérabilité. Autrement dit, la lutte pour l’obtention du pouvoir chez la femme continue d’être un défi, sinon impossible, dans beaucoup de pays.

129 particulier, nous constatons que la lutte pour l’émancipation chez la femme n’a pas été chose facile.

2.3.2 L’intrigue

Dans Florence , Dubé met en scène la famille Lemieux, c’est-à-dire Florence, ses parents, Gaston

et Antoinette, et son frère cadet, Pierre. Nous trouvons une famille ordinaire, où la routine, la

médiocrité, la lâcheté, la peur de vivre et de s’assumer complètement prédominent. Ces traits

créent une atmosphère lourde chez les Lemieux où la liberté, l’émancipation, l’authenticité et le

bonheur ne sont guère possibles, spécialement pour Florence. Elle y étouffe. En fait, leur maison,

en réalité, un appartement que la famille loue depuis longtemps, représente un lieu

d’enfermement, une prison, surtout pour Antoinette, qui s’y cache depuis de longues années, à

l’intérieur duquel la chambre à coucher représente le lieu de l’isolement où Florence fuit quand

elle est fâchée, frustrée et à bout de mots. Cela dit, le conflit principal se développe à cause de

l’affrontement entre Florence et ses parents, surtout entre Florence et son père, car nous voici en

présence d’une fille qui « assassine » verbalement son père pour tout ce qu’il représente.

Florence, secrétaire-réceptionniste chez William Miller Advertising 251 , à Montréal, est une jeune fille de 23 ans qui a acquis une certaine instruction ; elle est bilingue et possède assez de confiance en elle-même et dans ses habiletés pour se permettre de penser à une vie plus satisfaisante que celle de sa mère. Florence gagne un salaire modeste qui lui permet de r êver à

vivre en chambre . Quoiqu’elle se rende compte qu’elle est plus indépendante que sa mère n’a

251 Cette agence porte un nom anglais, même si elle se trouve à Montréal, où la majorité de la population est francophone, ce qui était très commun en 1957. Donc, le message est clair : si on veut réussir dans le monde de la publicité, il faut travailler pour une compagnie anglophone et parler anglais.

130 jamais été, Florence s’est déjà laissée prendre dans le même type de piège qu’elle, c’est-à-dire que Florence est devenue victime, sans y penser, des attentes familiales concernant une jeune fille de son âge. Elle s’est fiancée à Maurice, un jeune homme conservateur qui ressemble fort à son père et qu’elle n’aime pas, parce que c’était ce que ses parents avaient envisagé pour elle.

C’est ce qu’ils avaient fait quand ils avaient son âge et ils s’attendent à ce que Florence les imite

à son tour. Entretemps, Eddy, son patron, lui fait la cour et lui laisse entrevoir une vie beaucoup plus attrayante, excitante et enrichissante que celle qu’elle a connue jusqu’alors. Naturellement, quand Florence compare les deux types de vie, d’une part, celle qu’elle a menée et qu’elle mènera si elle épouse Maurice et, d’autre part, celle dont elle pourrait jouir si elle acceptait de vivre avec Eddy, elle se sent momentanément indécise et déchirée. Elle devient confuse et ne sait pas quelle décision prendre. Cependant, en cours de route, Florence trouvera le courage de rompre définitivement avec son fiancé, d’affronter ses parents et de leur avouer sans détours ce qu’elle pense d’eux et de la situation familiale, d’avoir une très brève et décevante relation sexuelle avec Eddy et, enfin, de faire un geste définitif qui affirme catégoriquement son indépendance et sa confiance dans un avenir plein de possibilités. Elle finira par poser sa candidature pour un poste à New York. Cette décision lui permettra de recommencer sa vie, de renaître, pour ainsi dire, de là le symbolisme associé à son prénom. Florence est donc en quête de liberté personnelle et d’accomplissement professionnel afin de vivre pleinement. Grâce à sa quête individuelle, tous les membres de la famille subiront une prise de conscience de leur situation personnelle, familiale et sociale, ce qui les encouragera à prendre quelques risques et à changer le cours de leur vie pour le mieux. C’est dire que tous les membres de la famille s’affranchiront à des degrés différents des contraintes sociétales qui les avaient maintenus statiques jusqu’à ce moment, des contraintes directement liées au passé, à la famille et à la religion.

131

Selon Raymond Turcotte, Florence est une « héroïne-type 252 » de Dubé, car de pièce en pièce nous pouvons repérer un type de personnage qui lui ressemble. Dans Zone , il y a Ciboulette et, dans Un simple soldat , il y a Fleurette. Ce sont toutes des jeunes femmes qui sont insatisfaites de

leur condition et de leur rôle dans la société et qui veulent beaucoup plus pour elles-mêmes afin

de s’accomplir pleinement.

2.3.3 Les sociolectes et les discours prolétaires

Les deux sociolectes les plus importants dans Florence sont tous reliés à la vie ordinaire d’une

petite employée de bureau (ou d’un ouvrier d’usine, dans le cas de Gaston) qui gagne un salaire

modeste et qui essaie de vivre au jour le jour. Ils font partie du sociolecte ouvrier qui les englobe

étant donné qu’il a trait au monde du travail et à la vie familiale de gens assez simples. D’abord,

il existe le sociolecte de la remise en question de la condition féminine et que nous considérons

le plus important parce qu’il s’unit directement à la quête de Florence à deux niveaux : le

personnel et le professionnel. Nous l’appelons un sociolecte émancipateur. Ensuite, vient celui

du monde syndicaliste qui se rattache directement à la vie professionnelle de Gaston. Il y a chez

lui une prise de conscience de sa juste valeur et du rôle positif qu’il peut jouer au sein du

syndicat.

Quant au sociolecte émancipateur, voici une liste partielle de son contenu lexical et de sa valeur

sémantique : vivre en chambre, être indépendante, avoir sa vie, prendre du temps pour réfléchir,

connaître le plaisir, « casser » avec le fiancé, être libre. Le code sémantique est révélateur de la

quête de l’héroïne : liberté, indépendance et authenticité. Florence elle-même explique ses

252 Raymond Turcotte, « Florence de Marcel Dubé », dans Florence , pièce en deux parties et quatre tableaux de Marcel Dubé, Ottawa, Leméac. (Coll. « Théâtre canadien »), 1970, p. 27.

132 objectifs de façon très claire quand elle affirme : « Je préfère mourir plutôt que de vivre en esclavage toute ma vie 253 . » À ses yeux, cette phrase résume la vie de sa mère, une vie qu’elle refuse absolument d’imiter. De plus, elle dit : « Je ne veux pas devenir une machine à faire des enfants, je ne veux pas devenir une machine à faire du ménage, une machine à engraisser et vieillir 254 . » De nouveau, elle songe à sa mère en proférant ces mots. Elle la compare à une

« machine », un objet dépourvu d’initiative propre et ayant besoin d’être mis en branle par quelqu’un d’autre. Enfants, ménage, engraissement et vieillissement, voilà ce qu’elle veut éviter.

Enfin, en s’adressant à son père, elle lui dit sans ambages : « La vie que t’as donnée à maman ne me dit rien, je n’en veux pas ! Je veux mieux que ça, je veux plus que ça 255 . » Le sens de ces derniers mots permet de créer des oppositions avec ce qu’elle ambitionne. Elle rejette formellement les contraintes d’un passé trop stable et rigide, qui limitaient les choix de l’individu, surtout ceux de la femme. Bref, elle aspire à une vie qui soit digne d’elle. Si nous prenons en considération qu’en 1957 le Canada français était une société toujours assez fermée sur elle-même, dominée par des hommes dans tous les postes d’envergure et dans tous les domaines, où les emplois pour une jeune femme comme Florence étaient retreints à certains secteurs de l’économie et étaient généralement modestement payés, nous comprenons mieux ce début de révolte chez l’héroïne. Florence ne peut que s’opposer à tout ce que le passé représente.

Pour elle, le passé et la famille représentent des « empêchements à vivre ». Ce sont des entraves qui ne lui permettent pas de s’épanouir et d’être heureuse. Elle ressent de la pitié pour Antoinette qui a vécu toute sa vie soumise aux diktats du mariage et qui n’a été qu’ « une machine à faire le

253 Op. cit., Marcel Dubé, Florence , pièce en deux parties et quatre tableaux, p. 85.

254 Ibid ., p. 82.

255 Ibid ., p. 84.

133 ménage, des enfants, à engraisser et à vieillir ». À son avis, sa mère n’a fait que mettre au monde plusieurs enfants l’un après l’autre qui tous, sauf elle-même et Pierre, ont fini par mener le même type de vie que leurs parents. Elle se souvient de ses autres frères aînés et de la vie pauvre et médiocre qu’ils mènent, semblable à celle de ses parents. Antoinette ne se rend pas compte que le monde a évolué et que les buts de sa fille sont tout à fait différents des siens parce qu’elle a vécu depuis son mariage entre quatre murs. Florence ne rêve plus de se marier et de rester à la maison pour s’occuper de son mari et de ses enfants, comme sa mère. Cette existence ne signifie plus rien à ses yeux. Elle veut beaucoup plus que cela. Elle veut mieux que cela, elle le dit catégoriquement. Sur le plan sémantique, leurs discours s’opposent mutuellement et le conflit entre les deux femmes devient inévitable. Au mot « esclavage » qu’elle associe à la vie de sa mère, elle oppose le mot « liberté » qui gouverne sa quête. Quelquefois, les nouvelles valeurs entrent en conflit avec les anciennes et rendent l’individu perplexe, perdu, indécis. C’est la situation de Florence jusqu’à sa prise de conscience concernant sa vie amoureuse, familiale et professionnelle. Turcotte, dans ses « Notes préliminaires », souligne ce même aspect de la personnalité de Florence :

Or, dans une agence de publicité, particulièrement, il est fréquent, à cause de la forte compétition, d’assister à des changements dans le personnel. De plus, c’est un lieu privilégié pour susciter la rencontre d’individus originaux à l’imagination colorée. Il y est de mise, plus encore c’est la règle générale, d’être constamment à l’affût de toute nouveauté. Tout cela, comme bien l’on pense, n’est pas pour déplaire à la curiosité « sous-alimentée » d’une jeune fille sensible comme Florence 256 .

La remarque que Turcotte fait sur la curiosité « sous-alimentée » de l’héroïne est valable, car

Florence a grandi dans un foyer où ses parents l’ont protégée et isolée des « mauvaises » influences associées au monde extérieur. En conséquence, elle manque de confiance en elle-

256 Loc. cit ., Raymond Turcotte, « Florence de Marcel Dubé », dans Florence, pièce en deux parties et quatre tableaux de Marcel Dubé, p. 21.

134 même. Sur ce point, il y a une différence frappante entre le dénouement de Florence tel que conçu pour la télévision, en 1957, et celui de la pièce pour la scène qui date de 1960. Dans le premier, à la question de Suzanne, sa copine et confidente, posée à la fin de la pièce sur les intentions de Florence quant à son avenir, celle-ci déclarait qu’elle ne ferait « Rien ». En revanche, dans le second, celui de 1960, elle téléphone afin de poser sa candidature pour un poste disponible à New York. Étant donné que Florence finit par savoir ce qu’elle veut dans la vie, qu’elle est allée jusqu’au bout de sa pensée dans ses disputes avec sa famille, qu’elle a rompu avec son fiancé, qu’elle a eu une relation sexuelle avec son patron et, enfin, qu’elle a eu l’initiative de postuler pour un poste newyorkais, tout cela nous permet de trouver le deuxième dénouement plus logique et plus symbolique que le premier. Elle prend son avenir en main. Sa décision de quitter sa famille et son travail à Montréal pour recommencer sa vie ailleurs nous montre jusqu’à quel point la nouvelle Florence est optimiste, confiante et prête à prendre des risques afin d’obtenir ce qu’elle veut, c’est-à-dire vivre sa propre vie de façon indépendante.

Quoique cette dernière décision paraisse au premier abord un peu hors du commun pour une jeune Canadienne française en 1957, elle n’est pas bizarre, car, après tout, Florence est au courant de la vie nomade de Madeleine, le mannequin qui travaille pour l’agence et qui voyage partout dans le monde, et de la vie indépendante de Suzanne. Ce sont deux femmes qui se sont

émancipées et dont le style de vie a un grand attrait pour elle parce qu’à ses yeux il symbolise la liberté. En outre, il faut noter une hausse dans le taux d’immigration des Canadiens français vers les États-Unis, surtout la Nouvelle-Angleterre, pendant les années 1940 et 1950, ce qui peut expliquer l’attrait de New York pour Florence. Or, si Florence désire s’accomplir aux niveaux personnels et professionnels, Gaston le souhaite aussi, surtout sur le plan professionnel. Voyons comment.

135

Puisque Gaston travaille dans une usine où la classe ouvrière est systématiquement exploitée par des propriétaires bourgeois, sa décision d’adhérer au syndicat l’oppose dorénavant aux souhaits et désirs de ses patrons. Le choix lexical de son sociolecte est symptomatique, car il contient une valeur sémantique qui l’identifie automatiquement comme syndicaliste. Dans l’extrait qui suit il parle des avantages dont les ouvriers pourront jouir s’ils se regroupent pour défendre leurs droits :

Avec une union, on va pouvoir améliorer notre sort. Le plan de pension, l’ancienneté, les heures supplémentaires de travail, les salaires, c’est autant de problèmes qu’il nous faut repenser. Je suis certain qu’on s’est laissé endormir avec le temps. On leur a donné les plus belles heures, les plus belles années de notre vie pour leur permettre d’amasser toujours plus d’argent, pour que la Compagnie prospère à nos dépens. Mes amis ont raison de vouloir se grouper, de nos jours c’est devenu inévitable 257 .

Des mots ou des expressions comme le plan de pension, l’ancienneté, les heures supplémentaires

de travail, les salaires, « la Compagnie prospère à nos dépens » et, « avec une union, on va

améliorer notre sort » sont chargés de sens et ne laissent pas de doute sur les intentions de Gaston

à l’avenir : il va se battre pour améliorer le niveau de vie de ses confrères et le sien. La révolte

contre l’injustice sociale s’est bel et bien établie chez lui et son ancienne inertie, son

traditionalisme et sa peur sont des attributs d’un autre Gaston qui n’existe plus et d’un passé

révolu qui ne lui dit plus rien. Un passé, d’ailleurs, qui ne lui a pas permis de progresser et qui a

maintenu sa famille dans la pauvreté, nous l’avons signalé. Ce passé n’a pu lui donner que « le

strict nécessaire », selon Florence. Dans l’avenir, comme Florence, il est prêt à s’imposer afin de

revendiquer ses droits inaliénables. Le code du sociolecte syndicaliste de Gaston révèle la

dichotomie suivante : se grouper/séparer, progresser/stagner, améliorer/empirer,

prospérer/appauvrir. La pertinence de son sociolecte permet de faire des distinctions et des

257 Op. cit ., Marcel Dubé, Florence , pièce en deux parties et quatre tableaux, p. 113.

136 oppositions entre les aspirations des ouvriers et celles de leurs patrons. Leurs objectifs s’opposent radicalement.

Or, la prise de conscience sociopolitique chez Gaston lui est venue au fur et à mesure qu’il vieillissait. Il est devenu conscient des nombreuses injustices qui l’entouraient et dont il était victime aussi. Cette prise de conscience avait seulement besoin d’un élément déclencheur pour le pousser à l’action. L’exemple de sa fille lui a mis sous les yeux sa ligne de conduite dans l’avenir. Dans le troisième tableau de la deuxième partie, parlant à sa femme, il fait le point sur les causes et les conséquences du manque de confiance des Canadiens français :

GASTON – Sur les bancs de l’école, Toinette, à l’église le dimanche, aux campagnes électorales, dans les usines, dans les bureaux, partout, on nous a appris à avoir peur. On nous a enseigné que la meilleure façon de nous défendre était de nous enfermer dans nos maisons, dans nos paroisses, à l’abri des dangers. Quand c’était pas le portrait du diable qu’on nous montrait pour nous faire trembler c’était celui d’un Anglais ou bien d’un communiste. À part nous autres, le reste du monde n’était fait que de méchants. Pas de plaisirs permis. Du mal partout ! On nous a appris à avoir peur des fantômes pendant qu’on nous dépouillait de nos vrais biens. C’est comme ça qu’on nous a éduqués, c’est comme ça que les politiciens continuent de nous éduquer encore, c’est pour ça qu’on est devenu des poules mouillées. Je comprends Florence de ne pas vouloir partager sa vie avec une poule mouillée 258 .

La peur de tout et de tous. Pour tout dire, la peur de vivre. Dubé, à travers le personnage de

Gaston, critique indirectement le gouvernement de Duplessis, son passéisme et son anti-

syndicalisme reconnu ainsi que l’Église catholique qui a semé la peur du péché et de l’enfer et le

sentiment de culpabilité dans l’âme du peuple. Les conséquences des prises de position de ces

deux institutions ont été désavantageuses pour les Canadiens français. Ils sont devenus des

peureux, des « poules mouillées ». Dans le discours de Gaston, nous pouvons repérer un

répertoire lexical qui désigne spécifiquement ce groupe de lâches : les dangers, le diable, le mal,

le communisme, la peur, s’enfermer. La solution prescrite à toutes sortes de tentations était

258 Ibid ., p. 107.

137 l’isolement. La pertinence permet d’établir des distinctions sémantiques entre le groupe des

« poules mouillées » et la nouvelle génération, celle de Florence, car elle ne voit plus le « mal » partout et pour elle, « s’enfermer » dans la maison n’est une option ni désirable ni valable. Dans son discours, la dichotomie suivante se fait remarquer : bien/mal, s’enfermer/sortir, le courage/la peur et le capitalisme/le communisme. Au fur et à mesure que l’action se développe, Gaston devient aussi, comme sa fille et grâce à elle, prêt à passer de l’inaction à l’action parce qu’il est enfin conscient de la source du vrai problème qui a empêché toute sa génération et la société canadienne-française en général de progresser. Cette prise de conscience de l’injustice sociale dont il a été victime fait de lui un révolté qui n’est plus prêt à collaborer avec les dominants, les bourgeois. Gaston se laisse surprendre lorsque ses collègues le choisissent pour les représenter au sein du syndicat, prouvant par ce fait qu’ils ont du respect pour lui et qu’ils apprécient sa sagesse, son savoir-faire et son esprit de corps. Doit-il accepter leur proposition et courir le danger d’éveiller l’hostilité de ses patrons et peut-être même d’être mis à la porte ou aura-t-il le courage d’assumer ses responsabilités et d’aller jusqu’au bout de sa pensée et de ses actes ?

Agira-t-il en lâche ou prendra-t-il son courage à deux mains ? Voilà son dilemme. Il optera, enfin, pour la première fois de sa vie, pour l’action et remplira ses obligations en tant que représentant de ses confrères, faisant ainsi un geste positif qui lui permettra de se sentir beaucoup mieux dans sa peau. Sa décision de joindre le mouvement syndical est importante, car elle nous montre qu’il a cessé d’être peureux. De plus, Gaston se rend compte que la solidarité avec ses semblables est la mesure idéale pour contrecarrer le problème de l’exploitation ouvrière 259 .

259 Notons qu’en Amérique du Nord pendant la dernière moitié des années 1950 et les décennies de 1960 et de 1970 les syndicats sont devenus de plus en plus puissants et ont certainement contribué à l’amélioration du niveau de vie de la classe ouvrière et des petits employés de bureau.

138

Un troisième type de sociolecte qui, en fait, brille par son absence, est celui du monde de la publicité, ce qui surprend vu que Florence travaille dans une agence de publicité où une grande partie de l’action se passe. Cependant, Dubé ne l’exploite pas vraiment. Il l’effleure à peine en se limitant à l’emploi de quelques anglicismes, ce qui signale l’influence de l’anglais dans ce domaine. Abordons brièvement cet aspect. Même le nom de l’agence est anglais : « William

Miller Advertising ». De tous les personnages, ce sont Eddy et Madeleine qui se servent le plus de l’anglais. Ils le font surtout pour épater les gens autour d’eux avec leur savoir-faire et leur vie mondaine. Ils veulent donner l’impression qu’ils sont modernes, sophistiqués et dans le vent.

Néanmoins, indirectement, le message caché dans leur discours c’est qu’il faut s’exprimer en anglais si on veut réussir dans ce domaine, surtout si on est né au Québec. Des mots tels que

« hello », « wonderful », « bye », « How is my sweetheart ? », « Like a brand new one dear » et

« I am the account executive » suffisent à souligner le langage des deux personnages qui est parsemé de mots qui viennent directement de l’anglais. Le message est clair, il faut parler la langue de Shakespeare dans le domaine de la publicité. De plus, le lexique dont Eddy se sert a une valeur sémantique sexiste. Par exemple, il dit, en parlant au téléphone à Madeleine et devant

Florence : « En publicité on a toujours besoin de jolies femmes 260 . » Il est en train de flatter indirectement Florence pour qu’elle lui tombe dans les bras plus facilement. Eddy sait que

Florence est vulnérable, puisque malheureuse, et il profite ouvertement de sa faiblesse et de sa naïveté pour l’impressionner avec sa galanterie. Son plan d’attaque devient plus évident lors de l’arrivée en chair et en os de Madeleine au bureau, qui lui a apporté un souvenir d’Europe : « Tu

260 Op. cit ., Marcel Dubé, Florence , pièce en deux parties et quatre tableaux, p. 40.

139 as pensé à moi ? C’est très gentil… Viens dans mon bureau, tu pourras tout me raconter 261 . » Il

est clair qu’Eddy abuse du pouvoir qui se rattache à son poste pour se servir des jolies femmes

mannequins, comme Madeleine, et de ses employées, comme Florence. Un monde féminin qui

dépend directement de lui et qui n’est pas en mesure de se plaindre de son comportement par

peur d’être renvoyé. Ainsi, nous constatons qu’au lieu de se servir de l’agence de publicité pour

nous faire entrevoir le monde du travail et de la publicité, Dubé, au contraire, l’utilise comme

prétexte pour explorer les rapports humains et amoureux qui s’y développent.

2.3.4 Une analyse actantielle de la pièce

Dans l’axe du désir, il existe un déséquilibre entre le désir amoureux de Florence et celui d’Eddy.

Elle est fascinée par cet homme qui mène une vie active et enrichissante, tellement différente de la sienne, et elle voudrait la partager avec lui. Par contre, pour lui, elle n’est qu’une autre conquête amoureuse qui sera abandonnée au moment opportun. Autrement dit, elle ne sera jamais plus qu’un simple objet sexuel, semblable à tant d’autres, pour cet homme qui a la réputation d’être un Don Juan. Or, elle cherche plus que cela dans ses rapports avec un homme.

Elle veut être respectée en tant que femme. Donc, le rôle d’un simple objet sexuel ne lui plaît pas. De même, nous remarquons un déséquilibre entre le désir amoureux de Florence et celui de

Maurice. Quoiqu’il dise qu’elle est la femme idéale pour lui, s’il l’épousait, il serait malheureux parce que Florence ne partage rien avec lui. En outre, elle ne l’aime plus et, par conséquent, lui rendrait la vie difficile.

Quant à l’axe du pouvoir, nous remarquons aussi un déséquilibre entre les opposants et les adjuvants du sujet. En réalité, Florence ne peut compter que sur deux adjuvants dans sa double

261 Ibid ., p. 45.

140 quête d’émancipation et d’amour, c’est-à-dire Eddy et Suzanne puisque Gaston, Antoinette,

Pierre et Maurice s’opposent à ses désirs de liberté, d’accomplissement, d’amour et de bonheur.

En dernière analyse, Florence se trouve toute seule, car elle finit par être déçue par Eddy, par

Suzanne, et par sa famille pour des raisons différentes. Elle doit dépendre uniquement de ses moyens et de ses ressources pour se sortir de son dilemme et pour concrétiser ses souhaits et ses rêves. Toutefois, il y a évolution dans cet axe au fur et à mesure que l’action progresse puisque

Gaston, Pierre et même Antoinette passent de la case d’opposants à celle d’adjuvants, au dénouement, c’est-à-dire qu’ils finissent par comprendre les souhaits de Florence car, d’après

Gaston, ils sont tout à fait valables puisqu’ils sont non seulement ceux de sa fille mais aussi ceux de milliers d’autres jeunes canadiennes-françaises. Ainsi, grâce à la quête de Florence, tous les membres de la famille s’affranchissent de leurs peurs, de leur inertie, de leur manque de confiance en eux-mêmes et se métamorphosent en faisant peau neuve. De sorte qu’elle est directement responsable de ce nouveau souffle de vie qu’ils ressentent.

En ce qui concerne l’axe de la manipulation et de la motivation, il convient de noter jusqu’à quel point les personnages sont contrôlés inconsciemment dans leur comportement par les valeurs de la classe sociale à laquelle elles appartiennent et par son idéologie prédominante, ses traditions et ses coutumes qui sont mises en évidence jour après jour et assimilées par le citoyen ordinaire sans qu’il y réfléchisse. Florence montre cette influence. Son choix de Maurice comme fiancé et futur mari le prouve, car il appartient à sa classe sociale, ressemble à son père et représente donc un choix traditionnel de sa part. Son destinateur, ce sont les idées traditionalistes mises en place par la société et qui concernent Florence en tant que petite employée de bureau et jeune femme.

Florence, au début de la pièce, ne fait que se conformer aux règles du jeu. Le destinataire est la société elle-même qui bénéficie de la stabilité qui advient du choix traditionnel de l’objet fait par le sujet. Rien ne change jamais. Cependant, en rompant avec Maurice, Florence confirme son

141 courage, sa maturité et son indépendance nouvellement acquis, car cette décision va à l’encontre des attentes de son milieu et, aussi un peu, de son époque et exige ces qualités en abondance pour

être mise en pratique. En agissant à sa tête, elle devient temporairement la brebis galeuse de la famille, car les autres membres préfèrent se conformer. En d’autres mots, ils ne veulent pas que leurs semblables les critiquent et ils veulent appartenir au clan. Chez les Lemieux, de tous les personnages, c’est Antoinette qui est la moins disposée aux changements de toute nature. Elle est le produit d’une autre époque. Pour elle, c’est impensable de ne pas agir comme les autres femmes de sa génération. D’ailleurs, même si elle le voulait, elle n’a pas les atouts pour se débrouiller toute seule, ce qui explique sa dépendance, sa peur de l’inconnu et son isolement.

Il y a au moins cinq modèles actantiels qui se font remarquer dans Florence . Dans le premier, le sujet est, bien sûr, Florence et l’objet, l’émancipation qui lui permettra de s’accomplir, de vivre sa vie bien à elle et d’être heureuse ; les opposants sont Gaston, Antoinette, Pierre et Maurice et les adjuvants sont Suzanne et Eddy ; le destinateur est la liberté et, enfin, le destinataire est

Florence elle-même et, par la suite, les autres membres de sa famille qui s’affranchissent. Ils constituent un destinataire collectif. Par extension, nous pouvons poser que ce destinataire collectif représente aussi les désirs de la nouvelle femme québécoise au sein de la société en général. Il est évident que la société bénéficie du fait que tous ses citoyens, y compris les femmes, peuvent s’assumer, s’épanouir et contribuer positivement à son développement et à son progrès. Voici la représentation du modèle :

142

D1 : la liberté D2 : Florence (sa famille, la société)

S : Florence ↗

O : vivre sa propre vie

A : Suzanne, Eddy ↗ ↖ Op : la famille Lemieux, Maurice

Dans ce modèle, nous remarquons l’isolement de l’héroïne, car elle ne peut vraiment compter sur

personne pour atteindre son but. Elle doit se débrouiller toute seule.

Un triangle actif qui se trouve au sein de ce modèle est celui où le sujet est Florence, l’objet est

la franchise dans le domaine des rapports familiaux et les opposants sont Antoinette et Pierre (et

à moindre degré Gaston). Ceux-ci ont peur de la vérité et préfèrent vivre hypocritement, sans

s’affronter. Le voici :

S : Florence

O : la franchise ← ↖ Op : Antoinette et Pierre

Dans ce triangle, nous remarquons que la famille est divisée, car Gaston finit par se mettre du

côté de sa fille étant donné qu’il a un esprit plus ouvert que son fils et sa femme. En outre, les

observations de sa fille sur la situation familiale lui semblent raisonnables, justes et vraies.

À l’intérieur de ce premier modèle actantiel tout entier, il y a aussi un triangle idéologique qui voit le jour au dénouement. Il « éclaire », comme le dit Ubersfeld, « le sens du dénouement », car il permet de voir qu’il y au sein du schéma actantiel un « avant » et un « après ». Nous remarquons que Florence veut atteindre un certain degré d’indépendance aux niveaux personnel et professionnel afin de vivre sa propre vie. Elle se croit responsable de ses actes et finit par

143 penser que son bonheur (ou que son malheur) dépend seulement d’elle. Autrement dit, elle est prête à passer de l’inaction à l’action pour concrétiser ses buts. Elle est le sujet et son objet est l’émancipation, tout court. Donc, le bénéficiaire principal de cette quête est elle-même qui pourra vivre où elle voudra et s’accomplir pleinement tout en se conduisant à sa façon bien unique. La

Florence du dénouement est loin d’être celle de l’exposition. Il y a eu évolution. Voici l’illustration de ce type de triangle :

S : Florence → D2 : Florence, la femme québécoise moderne

O : l’émancipation ↗

Dans le deuxième modèle, qui est évident du début de la pièce jusqu’au moment où Florence

rompt avec son fiancé, le sujet est Florence, son objet, c’est le mariage traditionnel, les adjuvants

sont tous les membres de la famille Lemieux, Maurice et la couche sociale à laquelle appartient

Florence ; les opposants sont Eddy et Suzanne, qui rejettent le traditionalisme qui, en fait,

entrave leur désir de liberté, d’authenticité et d’épanouissement. Le destinateur est le poids de la

tradition et le destinataire est la société qui continuera d’être traditionnelle, passéiste et statique

si le sujet continue d’être conformiste dans ses choix et ne se rebelle pas. Ce modèle se trouve en

conflit ouvert avec le premier et montre la raison pour laquelle Florence se sent déchirée,

frustrée et malheureuse. Nous l’illustrons comme suit :

144

D1 : le poids de la tradition D2 : la société passéiste

S : Florence ↗

O : le mariage traditionnel

A : la famille Lemieux, Maurice ↗ ↖ Op : (Suzanne, Eddy)

Quant au troisième modèle, le sujet continue d’être Florence, son objet, c’est Eddy cette fois-ci, les opposants, Maurice et toute la famille Lemieux ; l’adjuvant, c’est Suzanne jusqu’à un certain point seulement vu qu’elle avertit Florence des vraies intentions d’Eddy en tant que séducteur ; le destinateur est l’amour/Éros et le destinataire est Florence qui pourra sortir de son milieu d’ennui et de pauvreté grâce à sa relation avec son patron, et appartenir à la bourgeoisie. Mais,

étant donné qu’Eddy n’est qu’un coureur de jupons, les chances que Florence trouve un amour durable et profond avec lui sont minimes. Nous mettons en relief, dans ce troisième modèle, encore une fois, l’isolement du sujet qui n’a vraiment l’appui de personne dans sa quête amoureuse. Ce modèle finit par passer à l’arrière-plan quand Florence se rend compte qu’Eddy n’est qu’un jouisseur irresponsable, qu’il ne sera jamais un compagnon fidèle et qu’il ne pourra pas la rendre heureuse.

D1 : Éros D2 : Florence

S : Florence ↗

O : Eddy

A : (Suzanne) ↗ ↖ Op : la famille Lemieux, Maurice

145

À l’intérieur de ce modèle, il y a au moins deux triangles actifs qui sont les suivants : d’une part, celui où le sujet est Florence, l’objet est Eddy et l’opposant, Maurice ; d’autre part, celui où Eddy est le sujet, Florence l’objet et Maurice l’opposant. Dans ce dernier cas, Florence représente le

« fruit défendu » pour Eddy puisqu’elle est la fiancée officielle de Maurice, qui travaille, lui aussi, pour William Miller Advertising et qui se trouve dans une position subalterne puisque

Eddy est son patron. Eddy fait la concurrence à Maurice qui ne peut se défendre s’il veut garder son poste. Ce triangle représente la réversibilité du premier. Dans les deux modèles, Maurice se trouve toujours dans la position d’opposant. Or, cela s’explique facilement, car il souffre d’un complexe d’infériorité à l’égard de Florence et d’Eddy, ce qui ne lui permet pas de s’imposer.

Les deux triangles se présentent sous les formes suivantes :

S : Florence

O : Eddy ← ↖ Op : Maurice

Et :

S : Eddy

O : Florence ← ↖ Op : Maurice

Le quatrième modèle actantiel a une liaison étroite avec le troisième. Dans ce schéma, le sujet, c’est Eddy ; l’objet de sa quête, c’est la séduction de Florence. Comme pour le modèle précédent, exception faite de Florence, qui se laisse faire en rendant les choses faciles pour Eddy

étant donné qu’elle est embéguinée de lui, il n’y a personne d’autre dans la case d’adjuvant.

Florence est seule et, donc, à la merci des ruses du sujet qui, en tant qu’homme du monde, va profiter de la situation. Par contre, tous les autres personnages se trouvent dans la case

146 d’opposant. Le destinateur, c’est le machisme ou le besoin inné de conquête chez Eddy. Le seul destinataire est Eddy. Il va profiter de l’innocence et de la bonne foi d’une jeune femme malheureuse qui aimerait bien abandonner un style de vie qu’elle considè re médiocre . Après la

séduction, Florence se rend compte qu’elle n’est pas préparée à vivre le type de vie qu’Eddy lui

propose et passe de la case d’adjuvant à celle d’opposant. Ce modèle illustre l’égocentrisme

d’Eddy. Une fois la séduction accomplie, le jeu auquel il s’est adonné cesse de le motiver et il

laisse tomber sa proie et tourne son attention du côté d’une nouvelle victime et l’histoire se

répète. Le voici :

D1 : le machisme D2 : Eddy

S : Eddy ↗

O : la séduction de Florence

A : (Florence) ↗ ↖ Op : la famille Lemieux, Maurice, Suzanne

Enfin, un cinquième schéma actantiel qui se fait remarquer est celui où le sujet est Gaston et son objet est de s’engager, en pleine connaissance de cause, dans le mouvement syndical, pour redresser les injustices sociales. Il est motivé par le sens d’équité. Ses opposants sont sa propre femme, qui a peur qu’il perde son emploi et son salaire et, naturellement, ses patrons aussi. Les adjuvants de Gaston sont ses camarades. Comme le dit Ubersfeld, « la caractérisation psychologique (la flèche du désir) est étroitement dépendante de l’idéologique 262 ». Ainsi, le

psychologique est réinséré dans l’idéologique et vice-versa. Comme nous avons pu déjà le

262 Op. cit ., Anne Ubersfeld, Lire le théâtre , p. 79.

147 suggérer, les opinions politiques de Gaston, son esprit de corps, son intégrité et son jugement sont valorisés par les autres ouvriers. C’est la raison pour laquelle ils l’ont choisi pour les représenter. Voici la représentation du modèle :

D1 : l’équité sociale D2 : Gaston, ses camarades

S : Gaston ↗

O : faire partie du syndicat

A : ses camarades ↗ ↖ Op : sa femme, ses patrons

La plupart de ces modèles opèrent sur Florence qui se sent perplexe, indécise et isolée jusqu’au dénouement. D’un côté, Éros, et le besoin de conquête chez Eddy, agissent de concert sur

Florence la laissant vulnérable à toute attaque ; de l’autre côté, les deux destinateurs : le désir de

liberté et le poids de la tradition jouent aussi sur le sujet Florence ; celui-ci la pousse vers un

choix traditionnel dans le domaine du mariage et celui-là la pousse vers l’émancipation de la

tutelle familiale. L’héroïne est dominée par des buts contradictoires et ne sait quoi faire. Étant

donné que Florence finit par rejeter non seulement le mariage traditionnel mais aussi être l’objet

sexuel d’Eddy, le destinataire le plus important de sa quête de liberté et d’accomplissement

devient elle-même, c’est-à-dire une jeune femme libre et responsable qui représente les

aspirations et les rêves de la nouvelle femme canadienne-française. Florence serait capable de

vivre indépendamment grâce à un salaire adéquat n’importe où, même à l’étranger.

2.3.5 Autres remarques sur Florence

Florence est une pièce où Dubé respecte les unités d’action et de temps. En effet, toute l’action se passe en moins de vingt-quatre heures et il s’agit essentiellement des démarches d’une jeune

148 fille afin de vivre une vie indépendante et digne d’elle-même. Quant à l’unité de lieu, elle n’est pas respectée puisque l’action se passe dans trois lieux complètement différents : la maison des

Lemieux, les bureaux de William Miller Advertising et l’appartement d’Eddy. Cependant, elle se déroule dans la même ville, Montréal. Remarquons, en guise de comparaison, que la version télévisuelle, avait six parties et huit décors, ce qui est typique d’une émission conçue pour la télévision. Il va de soi que les contraintes de la scène ont forcé le dramaturge à réduire considérablement le nombre de décors sans toutefois nuire à l’action. Ce qui est très intéressant, comme nous avons pu déjà le suggérer, c’est l’emploi imaginatif des insertions dans la version scénique, c’est-à-dire la division de l’aire du jeu pour montrer les différents endroits où l’action se passe. Qui plus est, la version scénique débute et se termine par des coups de téléphone et

Florence se trouve au bureau de l’agence. Au début, Florence répond à l’appel d’un client et, à la fin, elle répète le geste pour s’informer de la possibilité d’un poste à New York en utilisant le moyen de communication le plus efficace à l’époque, en 1957, et celui que la plupart des gens associent à la vie trépidante de n’importe quel bureau de publicité, le téléphone. Ainsi, le début et la fin se joignent par des gestes identiques de Florence.

En outre, comme dans Zone , dans le texte didascalique, Dubé donne de nombreuses indications

scéniques très détaillées sur le décor, le jeu des personnages, leur état d’esprit, l’éclairage et le

bruitage. Le passage ci-dessous montre la banalité des habitudes routinières du couple Gaston-

Antoinette après le souper. Le dramaturge, dans sa description de ce qui se passe chez les

Lemieux, insiste sur les rôles traditionnels des époux au foyer : c’est la femme qui s’occupe du

ménage. Une fois ceci fait, elle se met à repriser des bas (ce qui met en relief le manque

d’argent) pendant que son mari s’assoit pour lire le journal. En peu de mots, Dubé nous donne

beaucoup d’information sur la vie de ce couple, y compris sur leurs habitudes et leurs intérêts :

pendant que la femme fait des travaux domestiques, son mari lit le journal. Gaston s’informe au

149 sujet de ce qui se passe autour de lui et dans le monde. Il se tient au courant des dernières nouvelles. Antoinette, par contre, nous l’avons vu, n’y montre aucun intérêt.

La salle à manger des Lemieux. Il est près de huit heures du soir. On y trouve Antoinette qui s’affaire à mettre un peu d’ordre dans la pièce. Une fois cela fait, elle prend sa corbeille à ouvrage sur une commode et s’assoit dans un fauteuil où elle s’occupe à repriser des bas. Paraît Gaston qui débouche du couloir. Il va chercher son journal sur une table, s’assoit et s’apprête à le lire 263 .

Les didascalies fournissent aussi de très précieuses indications sur l’état d’esprit des personnages. Le passage ci-dessous se trouve au début du Troisième tableau et jette de la lumière sur celui de Gaston qui attend impatiemment le retour de Florence qui vient de découcher pour la première fois. Il a attendu son retour toute la nuit :

C’est l’aube. On voit le petit jour entrer timidement par la fenêtre du « living room » des Lemieux. Gaston est seul dans la pièce. Il se promène, les mains derrière le dos, tournant en rond avec inquiétude. Le poids de cette longue nuit d’attente lui courbe les épaules. Plus l’heure avance, plus il devient misérable, plus il s’abîme, plus il voit clair dans le gouffre de sa vie. La découverte qu’il a faite de lui-même ravage sa figure, lui presse le cœur 264 .[…]

Il est nerveux, inquiet et crevé à cause de sa fille, il est vrai, mais il se sent aussi misérable parce qu’il se rend compte qu’il a gaspillé les plus belles années de sa vie en adoptant un style de vie trop passéiste et défaitiste. Il a vécu toute sa vie sous l’emprise de la peur et il le regrette profondément.

Le discours de Florence, dominé par un sociolecte émancipateur, montre, sur les plans lexical et sémantique, une situation sociale qui est devenue intolérable pour une jeune femme ambitieuse à la fin de la décennie de 1950. Florence aimerait mieux « mourir » que vivre le même type de vie que sa mère. Le statu quo n’est plus acceptable pour elle. Le modèle actantiel qui prédomine

263 Op. cit ., Florence , pièce en deux parties et quatre tableaux, p. 69. Didascalies indiquées en italique.

264 Ibid ., p. 97. Didascalies indiquées en italique.

150 nous montre une héroïne en quête de liberté, un point, c’est tout. À celui-ci s’ajoute le modèle où la quête d’amour joue un rôle important aussi, car Florence veut aimer et être aimée. Quant à

Gaston, son discours et le sociolecte syndicaliste qui le caractérise nous met sous les yeux une prise de position politique pour laquelle il va se battre et qui lui permettra de donner un sens à sa vie.

Turcotte a vu juste quand il affirme qu’ « essentiellement, cette pièce de Marcel Dubé nous propose une réflexion sur la condition féminine au Québec 265 » en 1957. Florence, d’après

Gaston, comme des milliers d’autres Canadiennes françaises, rejette le passé et tout ce qu’il représente et elle se tourne vers un futur qui, bien qu’il soit incertain, est porteur de possibilités qui lui permettront d’enrichir son existence si elle le veut vraiment. Elle possède les atouts nécessaires pour réussir. Ces habiletés lui permettent de s’imposer personnellement et professionnellement dans un monde de plus en plus ouvert aux influences étrangères et, donc, un monde en train de devenir pluraliste. La fin de l’isolement était le prix à payer pour un progrès net dans la condition de la femme qui commence à avoir plus de choix en ce qui concerne le style de vie qu’elle peut et veut mener afin de trouver sa propre voix et son individualité dans une société qui continue d’être dominée, pour la plupart, par des hommes dans des positions clés 266 . Turcotte ajoute que « c’est la société dans ce qu’elle a de sclérosé, de stéréotypé comme attitudes, qui encaisse les plus dures attaques. La famille, moulant son comportement à partir des

265 Loc. cit ., Raymond Turcotte, « Florence de Marcel Dubé », dans Florence, pièce en deux parties et quatre tableaux de Marcel Dubé, p. 25-26.

266 En 1957, Florence est tout simplement secrétaire-réceptionniste dans une agence de publicité. Son travail est donc modeste.

151 dictats de cette société, jouant son jeu, est touchée beaucoup plus indirectement 267 ». Il a vu

juste, car la famille, ne fait que nous renvoyer une image plus ou moins claire des défauts et des

qualités qui existent au cœur même de la société. Après tout, elle est son unité de base. Dans

Florence , nous voyons une famille qui essaie de se débarrasser des maintes peurs qui l’ont

empêchée de progresser, qui l’ont privée de sa liberté et de sa dignité aussi, mais qui commence

à revendiquer ses droits. Et, ce qui est vraiment remarquable, c’est que c’est une jeune femme,

Florence, qui met en branle le mouvement vers la liberté.

Florence est un personnage féminin clé puisqu’il représente les désirs les plus profonds d’une

nouvelle génération de jeunes femmes qui rejette les vieilles traditions désuètes et un passéisme

qui ne lui a pas permis de se mettre au pas de ce qui se passait en Amérique du Nord. C’est une

génération qui veut se débarrasser des nombreuses entraves qui lui avaient bloqué les voies du

succès et qui s’ouvre avec confiance vers un avenir plus prometteur que jamais. Un avenir qui

peut s’accomplir à l’étranger aussi, car Florence envisage de quitter sa province et son pays pour

aller vivre aux États-Unis et cela nous semble d’une importance capitale, car cette décision nous

force à nous poser la question suivante : son émancipation totale ne pourrait-elle s’accomplir au

Québec ? Le dénouement suggère qu’il est plus facile de la trouver ailleurs qu’au Québec. Quoi

qu’il en soit, Florence rejette le statu quo, le conformisme et le statisme de la génération de ses

parents et opte pour un mode de vie tout à fait différent, un mode de vie où elle sera la maîtresse

du jeu. Bref, elle veut repartir à zéro ailleurs. Florence symbolise la lutte d’une jeune femme

canadienne-française pour sa liberté.

267 Loc. cit ., Raymond Turcotte, « Florence de Marcel Dubé » dans Florence , pièce en deux parties et quatre tableaux de Marcel Dubé, p. 15.

152

2.4 Chapitre 3 : Un simple soldat

La troisième pièce que nous utiliserons afin d’illustrer quelques-uns des enjeux associés à la classe ouvrière est Un simple soldat , une des pièces les plus célèbres de Dubé. Elle a été créée à

Radio-Canada le 10 décembre 1957 et jouée pour la première fois à la Comédie-Canadienne le

31 mai 1958. Dans sa version originale, c’est une comédie dramatique en cinq actes, quinze tableaux et trois décors principaux : la maison des Latour, un « grill » et un petit restaurant de quartier. La pièce a vu de multiples mises en scène à travers les décennies, car elle met sur scène un personnage inoubliable, Joseph Latour. En 1967, Dubé a corrigé et remanié le texte pour sa reprise à la Comédie-Canadienne cette même année. Il a réduit le nombre d’actes de cinq à quatre et il a créé aussi des personnages secondaires, comme la mère Brochu et le petit orphelin, qui ne figuraient pas dans la première version de la pièce et qui en accentuent le réalisme en lui donnant de la couleur locale. De plus, le dramaturge a ajouté des chansons, accompagnées d’une musique originale de Claude Léveillée, pour relier les actes et quelques-unes des scènes. En fait, il existe présentement cinq éditions d’ Un simple soldat : celles de 1958, de 1967, de 1980, de

1993 et de 2011, ce qui atteste de l’importance de la pièce. Bien que les deux premières diffèrent

un peu dans la forme et le contenu, nous ne pouvons les considérer comme des œuvres distinctes.

Quant aux trois dernières, elles se basent sur la version de 1967. Dans notre analyse de la pièce,

nous avons donc opté pour l’édition de 1967, puisqu’elle est à l’origine de toutes les éditions

ultérieures.

2.4.1 Récurrences thématiques et effets idéologiques

La réintégration impossible dans la vie quotidienne d’un ex-soldat après la conclusion de la

Deuxième Guerre mondiale retient, en effet, l’attention du dramaturge qui aborde ce sujet de

153 front. Joseph est un ex-soldat désabusé qui doit faire face à toutes sortes de problèmes personnels, familiaux et professionnels, tout en essayant de retourner à la vie civile dans une société où les possibilités de s’accomplir professionnellement sont rares pour quelqu’un qui n’a que ses « deux mains » pour travailler, comme il le dit. En parlant à Édouard, son père, Joseph lui avoue qu’il ne sait rien faire et qu’il n’a rien appris 268 . Il devient ainsi un quasi-marginal. En

fait, étant donné sa personnalité fougueuse, son air fendant et son manque d’instruction et

d’aptitudes, ses chances de succès sont presque nulles dans une société où les emplois bien payés

se font de plus en plus rares pour un jeune homme comme lui sans diplômes et sans aucun métier

spécifique. Et, lorsque ces emplois existent, ils ont tendance à être saisonniers et sont remplis par

des gens qui sont plutôt conformistes, coopératifs, paisibles et résignés à leur sort. Édouard

représente ce genre d’individu. Il représente aussi la vieille génération. Il ne se plaint jamais de

sa situation précaire, car il sait qu’il ne possède pas le savoir-faire pour réussir dans la nouvelle

économie. Par ailleurs, ce qui le rend encore plus vulnérable, c’est son état de santé qui s’est

détérioré rapidement. Il a de sérieux problèmes cardiaques 269 . Joseph, en revanche, n’est pas

comme son père ; au contraire, il se rend compte des injustices sociales qui existent tout autour

de lui, surtout de celles dont son père et lui-même sont les victimes. Il n’a pas peur de les

nommer telles quelles, sans les embellir. Sa lucidité, son courage, son honnêteté et son désir de

dire vrai l’opposent à son père qui, lui, reste muet sur la question des injustices socio-politiques

268 Op. cit ., Marcel Dubé, Un simple soldat , pièce en quatre actes, p. 57.

269 Édouard, qui est dans la cinquantaine, représente les générations successives de paysans qui ont abandonné une vie difficile à la campagne et qui se sont établies à Montréal parce qu’elles croyaient y trouver de nombreux emplois dans les nouvelles industries. En principe, ces emplois devaient leur permettre de jouir d’un meilleur niveau de vie et d’un avenir plus prometteur. En réalité, quelques-uns de ces campagnards sont arrivés à Montréal au mauvais moment, juste après la crise économique de 1929 et le krach de la Bourse de New York, qui a causé une dépression économique mondiale. Par conséquent, beaucoup d’entre eux sont venus gonfler les rangs des chômeurs constituant une génération de gens marginalisés qui ne songeaient guère à revendiquer leurs droits. Édouard, à cet égard, est une exception à la règle, car il possède un emploi modeste, celui de camionneur, avant de devenir colleur d’étiquettes, et il se sent chanceux de l’avoir étant donné son âge et son état de santé.

154 qui l’affectent, dominé par la peur de perdre son emploi qui le rendrait incapable de subvenir aux besoins de sa famille. L’attitude contestataire de Joseph fait de lui un rebelle.

Approfondissons le thème de l’injustice sociale. Nous voyons, qu’en effet, quelqu’un ou quelque chose (la fatalité) a joué un mauvais tour à Joseph. Quoiqu’il veuille trouver le vrai coupable de son isolement et de son état d’aliénation de plus en plus marqué et le punir, il ressent l’incapacité de changer pour le mieux le cours de sa vie, un fait qui devient de plus en plus destructif chez lui.

En conséquence, ses rapports avec les siens se détériorent parce qu’ils s’attendent à ce qu’il fasse quelque chose de sa vie, à ce qu’il se débrouille tout seul afin de ne pas vivre à leurs dépens.

Édouard l’encourage à profiter des grosses affaires que la guerre a apportées avant qu’il ne soit trop tard. Cependant, étant donné que le héros se considère la victime de toutes sortes d’injustices sociales, économiques, politiques et même psychologiques, il devient impossible pour lui de se réhabiliter et de mener une vie productive, satisfaisante et paisible. Son degré de frustration augmente au fur et à mesure que le temps passe sans qu’il se trouve un emploi convenable et finit par dominer tous les aspects de son existence, le poussant à s’évader dans les bars ou à quitter sa ville natale pour ne pas faire face à ses problèmes les plus pressants.

Effectivement, quand les choses se compliquent dans la vie de Joseph, sa réaction la plus commune, c’est l’évasion par la boisson. Naturellement, agissant de la sorte, il confirme sa réputation d’être un ivrogne et un « bon-à-rien » aux yeux de Bertha, sa belle-mère, Armand, son demi-frère, Marguerite, sa demi-sœur aînée, et même Édouard, ce qui augmente chez eux leur antipathie à son égard. À son tour, cette animosité palpable que le héros ressent aggrave son aliénation, car il se sent de plus en plus seul, abandonné, à la dérive. Mais, ce qui aggrave sérieusement son cas aux yeux des siens et donne du poids à l’argument qu’il n’est pas digne de confiance et qu’il est un vaurien, c’est le fait qu’il ne soit pas à même de respecter ses obligations financières à l’égard de son père, car, après avoir trouvé un emploi comme vendeur

155 de voitures d’occasion, il boit la moitié de son salaire et brûle le reste dans une « barbotte ».

Cette dernière faille convainc Édouard que son fils manque aussi de droiture morale. C’est cette dernière flétrissure qui lui pousse à rejeter à jamais Joseph et à lui demander de quitter la maison une fois pour toutes.

Plus haut, nous avons déjà mentionné en passant la mauvaise santé d’Édouard qui, en combinaison avec son travail instable à la fin de sa vie, illustre à merveille le même thème de l’injustice sociale. Selon Joseph, Édouard était digne d’une promotion après avoir donné ses plus belles années à la compagnie mais, au lieu de cette récompense, ses patrons lui donnent le travail de colleur d’étiquettes et il se considère pourtant chanceux d’avoir pu retenir ce travail pitoyable parce que sa famille dépend de son salaire modeste pour vivre au jour le jour. Voilà la récompense que son employeur lui décerne pour trente années de loyaux services et de sacrifices.

Dans une société capitaliste dominée par la valeur d’échange, la valeur d’usage, ici représentée par la main d’œuvre d’Édouard, est insignifiante. Sa contribution individuelle se révèle négligeable aux yeux de ses patrons et, en fait, empire une fois qu’il tombe malade. Il devient un fardeau pour l’entreprise qui aimerait bien se débarrasser de lui au plus vite. Édouard n’a pas la chance d’appartenir à un syndicat qui puisse défendre ses droits. Dans ces circonstances, il préfère se taire et accepter ce que la compagnie lui offre afin de ne pas devenir chômeur. Dubé, comme dans Zone et Florence , continue de faire un commentaire social pertinent dans Un simple

soldat . En particulier, la situation d’Édouard illustre le type d’exclusion dont il est victime. La

perte du poste de camionneur causera chez Joseph une furieuse rage et sera la cause d’une

violente tirade contre les patrons anglophones de son père qui, à son avis, se moquent des

francophones depuis longtemps, car ils les exploitent sans pitié. Et, effectivement, pendant les

années 1940 l’économie du Québec était dominée par des compagnies soit anglophones, soit

américaines qui profitaient d’une main d’œuvre francophone bon marché pour exploiter les

156 ressources naturelles de la province. En tout cas, ce que nous apprenons à propos d’Édouard nous fait penser à un autre père de famille qui a vécu pendant la même époque. Il s’agit du père de Vallières. Vallières dit de son père qu’à la maison il était un « vaincu » puisqu’il se laissait contrôler par sa femme qui avait inculqué chez lui la peur de l’avenir. « À mon avis, il n’y a pas d’amour là où il y a abdication. Et mon père a abdiqué. C’est vrai que depuis l’âge de 14 ans il s’usait au travail et que sa santé n’était pas très bonne 270 . » Or, ces commentaires nous font

penser à Édouard. En fait, la seule différence que nous voyons entre le père de Vallières et celui

de Joseph est le fait que le premier s’intéressait au syndicalisme et n’y voyait que des avantages

pour la classe ouvrière tandis que le second n’y songe même pas de peur de perdre son travail

minable. Sur ce plan, le père de Florence, Gaston, ressemble beaucoup plus au père de Vallières.

Les deux partagent la même idéologie syndicaliste et sont respectés et admirés par leurs

collègues.

Toutefois, c’est le cas de Joseph lui-même qui est le plus frappant de tous, car il montre que,

dans la nouvelle société québécoise, une personne sans diplômes et sans métier n’a pas d’avenir.

Il n’y a pas vraiment d’issue possible pour le héros, qui n’a que ses mains pour travailler, est

contestataire et qui, de plus, a la réputation d’être une « tête-brûlée ». Incapable de s’accomplir

dans sa ville natale et d’y mener une vie normale, il l’abandonne et traverse le Canada avec

Émile, en quête d’aventures et, quelques années plus tard, définitivement, en rejoignant l’armée

canadienne où la plupart des francophones n’étaient que « simples soldats », car ils n’avaient pas

les connaissances, les diplômes et le savoir-faire nécessaires pour devenir officiers.

270 Op. cit ., Pierre Vallières, p. 107.

157

Mais, le père et son fils ne sont pas les seules victimes de toutes sortes d’injustices sociales.

Quoique Armand, pour sa part, travaille dur comme vendeur d’assurances, ce travail, cependant, ne lui rapporte pas assez d’argent et il doit travailler à temps partiel comme caissier dans une banque. Bien qu’il soit responsable, il n’est pas heureux parce qu’il ne fait pas de progrès substantiels. Au contraire, il est malheureux parce qu’il doit travailler comme un forçat juste pour survivre. En outre, il est malheureux aussi à cause de ses rapports avec Joseph et Édouard.

Ses traits de personnalité l’opposent directement à eux. Il est le genre conformiste et jaloux qui ne tolère pas la flânerie de son demi-frère. Par conséquent, il le considère irresponsable, paresseux, ivrogne et, somme toute, un parasite social. À son avis, Édouard se laisse mener par le bout du nez par son fils et, pis encore, est toujours prêt à l’excuser, ce qui le rend méprisable à ses yeux. En dépit de tous les problèmes que Joseph cause, il sent qu’Édouard le lui préfère.

Donc, sa jalousie le pousse à dresser le père contre son propre fils en lui soulignant, chaque fois que le moment se présente, tous les vices de Joseph.

En ce qui concerne les femmes, leur sort n’est ni très agréable ni très prometteur non plus.

Toutes sont victimes d’injustices sociales aussi. D’abord, il y a Bertha qui, avant son mariage avec Édouard, était veuve et femme de ménage et qui pensait améliorer sa condition en l’épousant en secondes noces, ce qui lui permettrait de ne plus travailler. Or, son deuxième mariage a été une grande désillusion pour elle et pour Édouard, car celui-ci n’a pu lui donner que le strict minimum de confort et encore un enfant, Fleurette. Bref, Bertha s’est mariée pour les mauvaises raisons, car elle n’a jamais ni compris ni aimé son nouveau mari. Quant à Marguerite, la fille aînée de Bertha, elle abandonne son emploi modeste dans une « avionnerie » pour se prostituer pour un maquereau. Comme elle n’a pas fait d’études, elle finit par accepter la prostitution comme le seul moyen de subsister. La seule jeune femme qui pourrait avoir un futur plus prometteur est Fleurette, mais elle se laisse tromper par Ronald, un petit bourgeois qui a

158 profité de sa naïveté et de son idéalisme pour la séduire et l’abandonner tout de suite après.

Fleurette elle-même se rend compte que son manque d’instruction est un obstacle qui la sépare de Ronald et c’est Joseph qui, dans un élan de générosité et de lucidité, se souvenant de son manque d’instruction, lui promet de payer ses études pour que la mauvaise expérience qu’il a eue ne se répète pas chez elle. Faisons le point : c’est un milieu ouvrier sans issue, où l’amitié, le respect, la bonne entente et l’amour n’existent pas. Là-dessus, c’est Fleurette, le membre le plus jeune de la famille Latour, qui identifie cet état de fait quand elle constate que « [v]ivre dans une maison où personne s’aime, ça doit pas être bon à la longue 271 . » En somme, l’injustice sociale affecte tous les membres de la famille Latour à des degrés différents, ce qui les rend malheureux et incapables de s’aimer, contribuant directement à leur aliénation. L’injustice sociale est un thème récurrent chez Dubé.

Dans Médée (abréviation d’Amédée), une comédie dramatique créée en 1958 à la télévision de

Radio-Canada (à peu près en même temps qu’ Un simple soldat ), dans une mise en scène de

Louis-Georges Carrier, Dubé revient encore une fois sur le thème des injustices sociales dans le milieu ouvrier 272 . Médée, qui a la réputation répandue d’être un nigaud, mais qui est en réalité honnête, travailleur, loyal et très généreux, se fait exploiter par tout le monde, y compris par sa

271 Op. cit ., Marcel Dubé, Un simple soldat , pièce en quatre actes, p. 135. 272 Dans cette pièce, il s’agit d’un jeune homme honnête, naïf et innocent de vingt-huit ans qui travaille comme livreur pour une épicerie-boucherie. Il devient la cible de toutes sortes de farces qu’on lui joue et à la maison et en société. Ses frères et ses sœurs se moquent de lui et sa fiancée exploite sa naïveté et sa bonne foi pour son propre gain, car elle ne veut pas rester vieille fille. Ses camarades pensent qu’il est arriéré et lui volent son argent. Même les enfants se font un point d’honneur de lui jouer des tours. Pourtant, Médée est paisible, travailleur, responsable et un homme essentiellement sérieux qui vient au secours de sa famille quand celle-ci se trouve en crise lors de la mort inattendue des parents dans un accident d’avion. C’est lui qui finit par sauver la cellule familiale. À la fin de son parcours, il se méritera le respect de ses sœurs et de ses frères en sacrifiant son propre bonheur personnel à celui de toute la famille. Néanmoins, dans cette pièce, il est question d’un homme qui, quoiqu’il ait un emploi modeste, celui-ci ne lui permet pas de vivre une vie confortable, indépendante. Donc, le mariage auquel il songe est presque une impossibilité. Voilà encore un exploité qui se voit obligé d’accepter un salaire minimum pour survivre modestement et, pour comble, pour faire vivre tous ses frères et sœurs après la mort de ses parents. C’est essentiellement l’histoire des années 1950 au Québec qui se répétera de nouveau dans La cellule .

159 propre famille, ce qui nous permet de voir Médée comme le symbole vivant de toute injustice sociale. Les préoccupations d’ordre sociologique traversent toute l’œuvre dubéenne consacrée à la classe ouvrière et se retrouvent dans d’autres pièces telles Chambre à louer , L’échéance du

vendredi et Paradis perdu , devenant ainsi un type de leitmotiv. En effet, dans Un simple soldat ,

Dubé met le doigt sur une grande quantité de problèmes sociaux, économiques et politiques qui nuisent au progrès de l’individu et, par extension, à celui de la société canadienne-française tout en insistant sur les difficultés professionnelles, financières et émotionnelles au sein de la famille et d’un individu en particulier, Joseph Latour.

D’habitude, quand on est malheureux, on a tendance à s’évader pour échapper à une réalité cruelle. Cette remarque nous amène au thème de l’évasion. Chaque fois que Joseph se sent coincé et malheureux, il s’évade. L’alcoolisme est un type d’évasion assez commun chez les personnages dubéens et Joseph n’est pas l’exception à la règle. De sorte que le bar, le « grill » et la taverne, ces lieux de passage, jouent un rôle important quand les événements tournent mal pour lui. Il s’y réfugie momentanément pour prendre un coup. Mais, ce n’est pas tout. L’évasion prend chez lui d’autres formes aussi. Ainsi, après s’être fait mettre à la porte par Tit-Mine, il décide de voyager à travers le Canada et il convainc Émile, son ami, de l’accompagner dans cette aventure qui, au départ, n’a d’autre but précis excepté celui de fuir momentanément son milieu.

Car, en s’évadant, son idée n’est pas de s’enraciner ailleurs ; elle est, au contraire, d’être en mouvement continuel. Il dit à Émile : « C’est pas en dormant que tu t’instruis. C’est en voyageant, en bougeant ! Nous autres, si on était resté dans notre coin à pas bouger, sais-tu ce qu’on serait devenu ? Des pauvres caves 273 . » Bien que cette idée soit raisonnable et valable, en réalité elle ne lui apporte rien de concret. Elle devient ainsi un autre type d’évasion. Et,

273 Op. cit ., Marcel Dubé, Un simple soldat , pièce en quatre actes, p. 83.

160 conséquemment, après une série de mésaventures et de bagarres à travers le Canada, les deux amis reviennent à Montréal sans le sou. Ils se trouvent toujours dans la même position vulnérable qu’auparavant. Pour Joseph, son retour à Montréal, dans la misère, confirme sa réputation d’être un « gars » incapable de garder un emploi pendant un bout de temps et d’être, donc, un homme irresponsable.

Intimement lié au thème de l’évasion, il y a celui de l’appel de l’ailleurs qui attire fatalement le héros. Joseph, qui n’a jamais traversé l’Atlantique, parle à Dolorès, une prostituée qu’il a trouvée dans le « grill », de ses aventures à Berlin, où, dit-il, il a rencontré Hitler en chair et en os. En outre, il lui parle de Dieppe, de sa vie de soldat dans les tranchées. Il le fait pour l’impressionner

en se vantant de toutes sortes d’exploits auxquels il n’a jamais participé. Par contre, il est vrai

qu’il a séjourné à Halifax, dans un camp d’entraînement, lors de son service militaire, à Hamilton

aussi, pour y travailler dans une usine, et il aurait bien aimé se rendre à Asbestos, pour donner un

coup de main aux grévistes. L’attrait de l’ailleurs joue un rôle important dans sa vie puisqu’il

satisfait son désir d’aventures et, dans le cas de la ville minière en particulier, son désir de se

battre pour les grévistes et leur cause, ce qui montre son esprit solidaire avec tous les exploités de

ce monde et, du même coup, sa sensibilité aux injustices sociales. Ainsi, le goût d’aventures chez

Joseph est indéniablement lié aux deux thèmes précédents, car il le pousse à vouloir voyager

pour le plaisir de connaître un peu le monde, s’instruire et, au besoin, donner un coup de main à

qui en a besoin. Il est un homme en mouvement perpétuel, en quête de nouvelles aventures qui

peuvent être enrichissantes. Pour Joseph, l’inaction est mortelle parce qu’il l’associe à l’ennui.

Étant donné que le héros est un être profondément social, amical et chaleureux, il préfère

voyager en compagnie d’un ami. C’est qu’il a le besoin de communiquer ses pensées, ses

sentiments et de les partager avec son semblable. Émile remplit le rôle de confident et de

161 compagnon d’aventures dans sa vie. Il est aussi sa « doublure ». Pour un bout de temps, ils deviennent inséparables.

Or, lorsque nous examinons de près les sources de l’aliénation chez Joseph, nous nous rendons compte qu’elles sont finalement de trois types différents. D’abord, il est en conflit avec lui- même. Que veut-il faire au juste dans la vie ? Quel est son but ultime ? Il se cherche sans se trouver. Ensuite, il est en conflit avec une société qui le tient à l’écart, qui néglige ses besoins et qui l’ignore, tout court. Enfin, il est en conflit ouvert avec tous les membres de sa famille, excepté avec Fleurette, sa demi-sœur. Puisque les rapports familiaux jouent toujours un rôle primordial dans l’épanouissement de n’importe quel individu, regardons de près ses rapports avec chaque membre de sa famille. Il y a d’abord Bertha qu’il n’a jamais acceptée comme

« mère » et, après, Armand, qu’il ne peut pas tolérer parce qu’il incarne tout ce qu’il déteste ;

Marguerite, son autre demi-sœur, lui est indifférente et, à partir du moment qu’elle décide de se prostituer pour sortir de la misère, devient un être méprisable à ses yeux. Quant à son père, il ne lui a jamais pardonné le fait de s’être remarié. Pour souligner le conflit entre le père et son fils, le dramaturge se sert de la technique du jeu de la vérité, laquelle nous avions déjà remarquée dans les deux pièces précédentes, vu que Joseph et Édouard vont s’affronter et parler sans ambages afin de s’avouer ce qui les tracasse mutuellement. Un exemple de la franchise avec laquelle

Joseph s’adresse à son père se passe quand il rentre ivre-mort après avoir « flambé » sa première paie comme mécanicien :

JOSEPH – […] Parle ! Parle donc ! Tu le dis pas pourquoi t’es resté debout à m’attendre ? Es-tu comme eux autres, toi aussi ? As-tu peur de voir la vérité en pleine face ?… La vérité, c’est que j’ai pas tenu ma promesse, le père ! La vérité, c’est que j’ai bu la moitié de ma paye pis que j’ai flambé le reste dans une barbotte ! ... Es-tu content ? Es-tu content, là ?... Pis ça.

162

C’est toi qui l’as voulu, le père ! C’est de ta faute. Rien que de ta faute. T’avais rien qu’à pas me faire promettre 274 . […].

Il est en colère parce qu’il vient de rater encore une fois l’occasion de se montrer responsable. Il n’a pu tenir parole. Il cherche un bouc émissaire, quelqu’un avec qui il puisse partager ce dernier défaut et le trouve dans la personne de son père qui lui avait donné une dernière chance de lui prouver qu’il était un homme sérieux et, donc, digne de respect.

Joseph se trouve aussi en conflit avec toute la société en général puisqu’il n’y trouve pas sa place et, de plus, ne voit que des injustices partout. En critiquant ouvertement Tit-Mine, qui lui avait pourtant donné un emploi, en le traitant de voleur et de maquereau et en se bagarrant avec lui publiquement afin de sauver une femme d’un avenir sordide comme prostituée, il se fait renvoyer. En voulant se battre contre le gouvernement au niveau provincial, en appuyant les grévistes d’Asbestos contre les « scabs » qui sont en train de leur voler leurs emplois, il s’attire toutes sortes d’ennuis (il vole une voiture à son ancien patron, Tit-Mine, pour se rendre à

Asbestos, il a un accident en route et se casse une jambe). Son désir de défendre ceux qui sont incapables de se défendre eux-mêmes ne lui permet pas de vivre en paix avec ceux qui détiennent le pouvoir et qui profitent des gens qui sont en position vulnérable. Bref, sa nature frondeuse, rebelle et son besoin de dire la vérité coûte que coûte, lui attirent des problèmes et ne lui permettent pas de vivre en paix avec lui-même. Par ailleurs, il a l’impression qu’il « rate chaque fois son affaire », ce qui n’augmente ni son estime de soi ni son amour-propre, et cela augmente son aliénation.

274 Ibid ., p. 126.

163

2.4.2 L’intrigue

L’action de cette pièce se passe entre 1945 et 1952, c’est-à-dire de la fin de la Deuxième Guerre mondiale au commencement de la guerre de Corée. La famille Latour, une famille reconstituée, habite un quartier pauvre de l’est de Montréal, le fameux « Faubourg à m’lasse ». Le héros est

Joseph, le « simple soldat », qui vient d’être démobilisé. En fait, il n’a jamais eu l’occasion de traverser l’Atlantique pour aller se battre en Europe. Voilà la raison pour laquelle Joseph a le sentiment qu’il a aussi raté son coup en tant que soldat : il n’a jamais eu l’occasion de participer directement à la guerre. De retour à Montréal et à la maison familiale, il essaie tant bien que mal, de réintégrer la vie civile.

Dans une postface à l’édition de 1993, Pierre Filion fait le bilan des défauts principaux du héros qui devient en conséquence un antihéros :

Héros raté, soldat manqué, voyou, vaurien, paresseux, tout-nu, serpent, sans-cœur, fendant, menteur, tricheur, ivrogne, hobo, grand fou, suppôt de Satan et de Bacchus, Joseph Latour cherche dans sa révolte contre la famille, la société et lui-même, une purification qu’il ne pourra rencontrer que dans la mort lointaine 275 .

Joseph est donc son pire ennemi puisqu’il adopte un style de vie qui provoque conflits sur

conflits. Il finit par arriver à la conclusion qu’il n’y a pas de place pour lui ni au Canada français

ni, d’ailleurs, dans le reste du Canada ; il rejoint l’armée canadienne et finit par se faire tuer à

l’autre bout du monde, en Corée, dans une guerre à laquelle il ne comprend rien du tout, dans son

rôle de « simple soldat ». Il s’évade une dernière fois de ses problèmes à Montréal et il va trouver

la mort loin de son pays.

275 Pierre Filion, « Postface critique à Un simple soldat , pièce en quatre actes de Marcel Dubé », p. 148.

164

Joseph est un personnage d’une grande complexité. Il est « direct », comme il le dit, dans ses conversations avec les gens. Cette franchise déclenche une animosité féroce parmi ceux qui l’entourent. Ses commentaires et, surtout, ses habitudes, sont mal compris par tout le monde et lui apportent directement ou indirectement de graves problèmes. En outre, il est incapable de « se caser » quelque part afin de vivre une vie normale et banale. Au contraire, sa ligne de conduite va à l’encontre des attentes de sa classe sociale. Cela dit, le personnage de Joseph ne peut se réduire à une simple liste de failles, car il possède aussi des qualités en abondance. Il est généreux, amical, d’une loyauté sans pareil envers Émile et d’une tendresse sans équivoque envers Fleurette qu’il adore et essaie de protéger des périls de la vie. Comme tous les personnages d’une grande densité, il est un mélange de vices et de vertus, ce qui rend ses paroles, ses démarches et son comportement, dans n’importe quelle situation où il se trouve, vraisemblables. Dans sa postface, Filion arrive à une conclusion incontournable sur Joseph. « Un des grands personnages de Dubé. Il a la révolte dans les voiles mais il lui manque un fleuve et un port. Il lui manque une famille, en reste d’enfance et de tendresse, une vraie vie à la mesure du pays à venir. Et comment rebâtir le monde les mains vides 276 ? » La question qu’il se pose à la

fin de la citation nous amène à analyser minutieusement la source des problèmes chez Joseph.

Rinfret affirme que Joseph s’est transformé en rebelle depuis la mort de sa mère et, surtout, parce

qu’il « n’a jamais accepté le remariage de son père qu’il aimait beaucoup 277 ». Il a raison : voilà

la cause principale du problème psychologique de Joseph, c’est-à-dire le rejet qu’il a ressenti lors

du remariage de son père avec Bertha et la mort d’un être aimé, sa mère. Ces deux événements

276 Ibid ., p. 150.

277 Op. cit ., Édouard-Gabriel Rinfret, Le théâtre canadien d’expression française : répertoire analytique des origines à nos jours , p. 342-343.

165 coup sur coup ont marqué le héros pour le reste de sa vie. Le remariage d’Édouard, tout à fait inutile aux yeux de Joseph, le pousse directement à la révolte et à l’abandon de ses études

élémentaires. Mais, ce n’est pas tout. Joseph perd tout respect pour son père à cause de ce mariage, car il l’interprète comme un acte de lâcheté de la part d’Édouard qui n’a pas le courage d’affronter l’avenir tout seul. Quoi qu’il en soit, Joseph s’est vu relégué au deuxième rang dans la vie de cette nouvelle famille. Résultat ? Il a perdu sa place dans le monde et, en même temps, toute ambition de réussir en s’intégrant à la société. À partir de ce moment-là, son aliénation a commencé et n’a fait qu’accroître et s’aggraver avec le temps. À vrai dire, dans le plus profond de son être, Joseph est un jeune homme qui souffre d’un complexe d’infériorité, complexe qu’il déguise tant bien que mal en adoptant le style de vie d’un parasite social et une attitude provocatrice et rebelle envers les siens, qui l’agacent outre mesure.

Grosso modo, la grande différence entre Florence, qui représente la fin des années 1950, et

Joseph, qui représente les années d’après-guerre, les années 1940, c’est que celle-là a une certaine instruction et possède des habiletés que celui-ci n’a pas acquis et, par conséquent, elle est à même de profiter plus efficacement des occasions qui se présentent dans la nouvelle

économie. De plus, elle n’est pas orpheline, un gros avantage pour elle. La situation de Joseph ressemble beaucoup plus à celle de Tarzan, qui est analphabète, qui a perdu ses parents, qui vit avec un oncle qui le déteste et qui le frappe, et qui est, donc, très limité dans les choix qu’il peut faire pour sortir de sa « zone ». Dans Un simple soldat , le dramaturge traite de la situation instable d’un ex-soldat, comme tant d’autres, qui essaie de retrouver, sans beaucoup de succès, sa place dans le monde. Nous pouvons le considérer un héros tragique dans la mesure où il lutte inutilement contre un destin cruel qui ne l’épargne pas.

166

2.4.3 Les sociolectes et les discours prolétaires

Un sociolecte prolétaire prédomine dans Un simple soldat à l’intérieur duquel nous relevons un discours où les défis de l’intégration de la classe ouvrière aux niveaux socioéconomique et culturel sont mis en évidence puisque tous les membres de la famille Latour ont très peu de scolarité et, à cause de cela, se trouvent limités professionnellement et socialement. Cette entrave ne leur permet pas d’intégrer les rangs de la bourgeoisie. Ils vivent au jour le jour.

Analysons quelques-unes des structures discursives concernant les défis de l’intégration sociale.

« Il pouvait pas faire mieux que de s’enrôler, dans le civil il y avait pas de place pour lui 278 . »

C’est ainsi que Marguerite met, lucidement, le doigt sur les maints problèmes de Joseph, son incapacité de se trouver un emploi et de vivre une vie ordinaire. C’est un problème qui existait déjà avant son service militaire et qui se complique après sa démobilisation, car il devient de plus en plus frustré au fur et à mesure que le temps passe et sa situation de chômeur ne change pas en dépit de la pression exercée par toute la famille. Sur ce plan, presque toutes les conversations entre le père et son fils reviennent, tôt ou tard, sur les possibilités de se trouver un emploi convenable. Édouard se prononce là-dessus en disant : « Va falloir que tu commences à te chercher un emploi 279 . » Et encore : « Je te donne à choisir : tu te trouves un emploi demain, sans

ça tu remets plus les pieds dans la maison 280 . » Cet ultimatum d’Édouard n’a presque aucun effet sur Joseph qui ne trouve rien qui lui convienne. Il demande à son père : « Quelle sorte d’emploi

278 Op. cit., Marcel Dubé, Un simple soldat , pièce en quatre actes, p. 17.

279 Ibid ., p. 24.

280 Ibid ., p. 55.

167 tu veux que je me trouve ? Dans quoi tu penses que je suis capable de travailler 281 ? » À cette question, son père lui répond : « Le commerce, Joseph, le commerce ! C’est ce qu’il y a de plus solide. Regarde toutes les nouvelles « business » qui s’ouvrent en ville. Essaie-toi dans la vente ou bien lance-toi dans les affaires 282 . » Mais, puisque Joseph n’a pas fait d’études, il lui répond :

« J’ai pas la bosse des affaires. Je suis bon rien qu’avec mes mains 283 . » Il résume sa situation en disant :

Je sais rien faire, j’ai jamais rien appris ! La « business », les chiffres, le commerce, je connais rien là-dedans. Tout ce que j’ai, je te le répète, c’est mes deux mains. Rien que ça, le père, pas d’autres choses… Tu veux que je travaille ? Parfait ! Tu veux que je gagne mon pain ? T’as raison ! Mais demande-moi pas de faire ce que je suis pas capable 284 !

Les points d’exclamation marquent sa frustration grandissante pendant la conversation entre les

deux hommes. Finalement, Joseph ne peut arriver qu’à une conclusion implacable sur lui-même.

« Je suis un bon-à-rien, un soldat manqué qui a seulement pas eu la chance d’aller crever au front

comme un homme… 285 ». Il est au désespoir et il souhaite inconsciemment mourir, ce qui serait la solution ultime de ses problèmes.

Le point de vue linguistique du sociolecte de l’intégration met en lumière quelques contrastes sémantiques tels : se caser/s’évader, s’enrôler/être démobilisé, se chercher un emploi/se faire renvoyer, tomber en amour/être libre, tenir sa promesse/manquer à sa parole. Ces oppositions sont révélatrices des défis auxquels le héros doit faire face dans sa vie quotidienne. Elles font

281 Ibid ., p. 56.

282 Ibid ., p. 57.

283 Ibid ., p. 57.

284 Ibid ., p. 57.

285 Ibid ., p. 127.

168 jaillir, à la fois, son état d’âme, car il se sent déchiré par des désirs contradictoires qui le poussent dans des directions opposées. Le héros est perdu, confus et, par conséquent, incapable d’agir logiquement et de prendre des décisions appropriées concernant sa vie. Momentanément, afin de survivre, il adopte une attitude où l’inertie domine et où la petite évasion, par le biais de l’alcool, dans les « grills », se fait remarquer.

Du moment qu’un gars est logé-nourri, il a tout ce qu’il faut… Il se débrouille pour se trouver quelques piastres de temps en temps et puis il prend son coup quand ça fait son affaire… l’assurance-chômage c’est pas là pour rien !... Un jour, peut-être que je me placerai les pieds une fois pour toutes, on sait jamais 286 .

En outre, en analysant le code sémantique du sociolecte, nous trouvons des mots tels : « logé- nourri », « avoir tout ce qu’il faut », « se débrouiller », « trouver quelques piastres » et « l’assurance-chômage sert de bouée de sauvetage à ceux qui ont perdu leur emploi et qui sont au chômage. » Or, la valeur sémantique de ce lexique révèle la personnalité d’un soi-disant parasite social, d’un homme qui a perdu toute motivation de faire son chemin dans la vie. Voilà la raison pour laquelle sa belle-mère le considère un « vaurien ». Bertha arrive à cette conclusion après avoir observé attentivement le comportement de son beau-fils à travers les années.

D’ailleurs, c’est une des raisons pour lesquelles elle est incapable de tolérer Joseph ; elle est convaincue qu’il se moque de toute la famille en profitant de sa générosité, de sa bienveillance et de sa patience. Bertha ne mâche pas ses mots et affirme que Joseph vit « au crochet de tout le monde 287 » et qu’elle en a assez de cela. Le fait qu’il vacille et ne se décide pas à passer promptement à l’action en trouvant un emploi, n’importe quel emploi, fait naître chez elle une

286 Ibid ., p. 45.

287 Ibid ., p. 62.

169 aversion de plus en plus prononcée envers lui. Cette intolérance qui se déclare chez elle finit par se transformer en haine.

Armand, de son côté, ne voit en Joseph qu’un paresseux, un alcoolique et un profiteur de la générosité de la famille. Autrement dit, il n’est qu’un voyou à ses yeux. De plus, il ressent le manque de respect de Joseph à son égard. C’est la raison pour laquelle il refuse d’aider Édouard quand celui-ci le prie de l’endosser à la banque où Armand est caissier-suppléant afin que

Édouard puisse remettre à Tit-Mine l’argent qu’il exige pour les dommages causés par Joseph lors du vol d’une de ses voitures d’occasion. C’est dire qu’Armand ne peut pas avaler l’idée d’aider Joseph, un homme qu’il déteste dans son essence et qui se moque de lui ouvertement et quotidiennement.

Pour sa part, Édouard, après avoir donné à son fils maintes occasions de montrer qu’il est un homme honorable, responsable et sérieux, finit par perdre tout espoir là-dessus. C’est que son fils non seulement ne coopère pas de façon satisfaisante et systématique dans la recherche d’un emploi, mais aussi se soûle et met mal à l’aise les gens autour de lui en les insultant. Bien qu’il aime Joseph et veuille l’aider autant que possible, il a le sentiment, dans le fond, qu’il se moque de lui comme, d’ailleurs, le lui répète fréquemment Bertha. Édouard lui dit au dénouement : « La première chose que tu feras quand je t’aurai parlé, ce sera de passer la porte. Et on espère tout le monde qu’on te reverra plus. Le seul souvenir qui va rester entre toi et moi c’est l’emprunt que j’ai fait et que t’as pas été capable de respecter 288 . » Il est poussé à bout. Édouard met son fils

unique à la porte parce qu’il n’a pas tenu parole mais, surtout, à cause de la pression familiale

exercée sur lui jour après jour par Bertha et Armand qui veulent se débarrasser de lui. Ces

288 Ibid ., p. 131.

170 quelques exemples mettent spécifiquement en valeur la cause des nombreux conflits entre le héros et sa famille ainsi que son incapacité de trouver sa niche dans une société qui semble ne plus avoir besoin de sa main d’œuvre.

Néanmoins, pendant quelques instants, Joseph croit qu’il pourrait peut-être donner un sens à sa vie. En parlant à Émile, il lui dit : « Si je pouvais tomber en amour, ça me tranquilliserait peut-

être ! Mais, me vois-tu en père de famille ? (Il éclate de rire presque désespérément.) Me vois-tu,

Émile 289 ? » Le héros se rend compte que s’il se mariait et devenait père de famille, ce serait un

désastre pour sa progéniture, car il ne pourrait jamais donner à ses enfants un avenir différent du

sien. Ils lui ressembleraient, ce qui n’est ni acceptable ni honnête à ses yeux. Donc, il abandonne

rapidement cette possibilité, ce qui prouve qu’il ne veut pas que son histoire se répète de

génération en génération et qu’il est aussi un homme honnête et intègre. En somme, mal compris,

rejeté et détesté des siens, il finit par être tout à fait frustré et de plus en plus isolé, aliéné et

malheureux. Acculé au pied du mur, au dénouement, il décide de s’évader pour de bon en

rejoignant l’armée et en partant pour une vraie guerre cette fois-ci où il va directement à

l’encontre de la mort. Étant donné sa lucidité, avant de repartir pour la guerre de Corée, il voit

clair dans sa situation : « […] depuis que je suis grand comme ça, je sais pas ce qui joue contre

moi, je réussis jamais rien 290 . » Son attitude défaitiste révèle son impuissance et sa vulnérabilité.

En dépit des quelques efforts qu’il a faits pour s’adapter aux circonstances, il a échoué une fois

de plus. Il a l’impression d’être manipulé par toutes sortes de forces mystérieuses sur lesquelles il

n’a aucun pouvoir.

289 Ibid ., p. 64. Didascalies indiquées en italique.

290 Ibid ., p. 44.

171

Laroche fait une observation intéressante sur le rôle du héros dans le théâtre québécois. « Dans le théâtre québécois, le héros ne recherche jamais sa libération personnelle uniquement. Il est toujours le porteur d’une espérance collective 291 ». L’universitaire voit donc en Joseph le cas du

peuple québécois, subjugué depuis deux siècles et qui se rebelle contre une situation

politiquement intenable sans, toutefois, être capable de s’en débarrasser. Cette révolte s’est

manifestée pleinement pendant la décennie de 1960 à travers les divers mouvements

souverainistes et les activités du FLQ (Front de libération du Québec), à partir de 1963, qui ont

abouti à la Crise d’Octobre de 1970. Aussi, elle est mise pleinement en évidence dans quelques

pièces de Dubé qui datent des années 1960. Cependant, dans le cas de Joseph, héros dubéen des

années 1950, son engagement politique se limite à vouloir appuyer les grévistes qui sont en train

de se battre contre la police provinciale à Asbestos, par pure solidarité, et à faire quelques

commentaires péjoratifs sur les patrons anglophones d’Édouard. Il ne se prononce jamais sur

l’indépendantisme.

2.4.4 Une analyse actantielle de la pièce

Pour ce qui est de l’axe du désir, nous remarquons un héros qui se sent déchiré entre le désir de s’intégrer, de trouver sa niche et de se sentir utile, et celui de s’évader chaque fois qu’il fait face

à un nouveau problème, afin de remettre au lendemain quelque décision importante à prendre. Il s’évade en s’enivrant, en partant en voyage ou en rejoignant l’armée canadienne. Ces désirs de nature opposée rendent misérable la vie de Joseph.

291 Loc. cit ., Maximilien Laroche, « Un simple soldat de Marcel Dubé », dans Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec , t. III : 1940-1959 , p. 1039.

172

Pour sa part, l’axe du pouvoir entre adjuvants et opposants joue un rôle de premier plan aussi, car le sujet Joseph se sent tiraillé entre des personnages qui s’opposent à lui et des personnages qui l’appuient inconditionnellement et qui lui font confiance. D’un côté, se trouvent Bertha,

Marguerite et Armand en tant qu’opposants, car ils détestent Joseph dans sa personne et dans son style de vie. De l’autre côté, il y a Édouard, Fleurette et Émile qui l’aiment en tant que père, demi-sœur et ami intime, respectivement. Étant donné qu’Édouard a épousé Bertha en secondes noces et qu’il a hérité de ses deux enfants, Armand et Marguerite, il essaie de son mieux de maintenir la paix entre Joseph et sa nouvelle famille. En dépit de ses efforts, les rivalités et les conflits entre Joseph, Bertha, Armand, Marguerite et même Édouard deviennent inévitables à cause de la mauvaise conduite de Joseph à leurs yeux et conduit directement à l’intolérance et à l’animosité qui caractérisent leurs rapports ; finalement, la mauvaise foi qui s’ensuit est la cause de son exclusion, son isolement et, au dénouement, son départ définitif en Corée.

Enfin, en ce qui concerne l’axe de la manipulation et de la motivation, nous pouvons décerner certaines attentes sociétales qui sont mises en valeur par la collectivité et que le sujet Joseph subit à son insu sans, toutefois, être capable de les concrétiser parce qu’il se sent démuni. Le désir d’appartenance est assez fort et, généralement, l’individu veut s’y conformer afin de se caser quelque part et de mener une vie fructueuse mais, quelquefois cette force est contrariée par une multitude de problèmes personnels et qui l’empêchent de s’accomplir. Ainsi, à cause de son manque de scolarité, il devient un être vulnérable et dépendant des forces du marché dans une société en mutation rapide où il faut absolument avoir des diplômes pour profiter des occasions qui se présentent. Quoique Joseph veuille « se caser » quelque part, sa frustration et sa colère grandissantes deviennent un obstacle insurmontable. Incapable de trouver sa place dans la vie, le héros se réfugie de son milieu immédiat en succombant à la tentation de l’ailleurs.

173

Après avoir élaboré toute une série de modèles actantiels, nous nous sommes arrêtés sur celui qui se répète le plus souvent dans Un simple soldat et qui est notamment celui où Joseph est le sujet et trouver un emploi est son objet. Édouard et Fleurette sont les adjuvants du sujet ainsi qu’Émile. Paradoxalement, Joseph et Émile se trouvent aussi dans la case d’opposants : le premier refuse de se caser promptement et le second, puisqu’il l’aime bien, l’appuie inconditionnellement dans son désir d’évasion. Le destinateur, c’est la réintégration. À travers ses institutions, ses lois et ses traditions la société prépare, tant bien que mal, le sujet, Joseph, à s’y incorporer par le biais d’un emploi, du mariage et de la participation active dans la vie communautaire. Cependant, si le sujet n’a pas acquis les atouts nécessaires pour y réussir, son intégration sera difficile sinon impossible, car il se sent limité par les choix qu’il peut faire.

Joseph lui-même et toute la société canadienne-française sont les bénéficiaires de cette quête. La société s’améliore quand les citoyens peuvent s’y incorporer facilement et contribuer d’une façon positive et exemplaire à son bien-être et son progrès. Joseph, en s’y intégrant, pourrait y jouer sa part. Voici l’illustration du modèle en question :

D1 : la réintégration D2 : Joseph, toute la société

S : Joseph ↗

O : trouver un emploi qui lui convienne

A : Édouard, Émile ↗ ↖ Op : Joseph, Émile

Nous remarquons Joseph et Émile dans plusieurs cases en même temps ou à des moments

successifs de l’action. Nous pouvons expliquer cette apparente contradiction en faisant ressortir

que Joseph finit par décevoir tout le monde, y compris lui-même, lorsqu’il laisse tomber ses

emplois, se fait mettre à la porte ou s’enivre. Dans le plus profond de son être, il ne croit pas

174 pouvoir se réintégrer dans son milieu, car il ne sait rien faire et n’est pas capable de changer sa façon de vivre, surtout ses vices et sa nature contestataire. Émile, de son côté, joue un rôle ambigu dans cette affaire. Bien qu’il aide son ami à trouver du travail, il se joint à lui quand

Joseph veut s’évader, car il lui est très fidèle. Remarquons, cependant, qu’il finit, à la fin, par s’opposer au style de vie nomade de Joseph qui le fatigue outre mesure. Il se case en tant que chauffeur d’un millionnaire. Cela dit, le modèle ci-dessus n’est pas le seul. Il existe deux autres schémas actantiels importants dans la pièce.

Le deuxième met en relief le besoin d’évasion chez Joseph et, en même temps, explique les causes du conflit entre lui et quelques-uns des membres de sa famille que s’y opposent, spécialement son père et Fleurette. Le premier parce qu’il veut que son fils réussisse dans la vie et la seconde parce qu’elle l’adore. Les opposants sont donc Édouard, Fleurette et la société en général (en tant qu’actant collectif) qui voudraient bien qu’il s’accomplisse dans son milieu. La société, pour sa part, s’attend à ce que chaque individu joue un rôle actif et positif dans ses affaires personnelles et professionnelles afin d’être à même de progresser et de contribuer à l’amélioration du niveau de vie de tous 292 . Le conflit qui advient entre le sujet et ses opposants, surtout son père, empire au fur et à mesure que l’action se développe pour atteindre son point culminant au dénouement quand Édouard se voit forcé de rejeter son fils. Dans ce modèle, le

292 Cependant, si un citoyen en particulier rencontre des difficultés à s’intégrer, c’est quelquefois parce que la société à laquelle il appartient n’a pas mis sur pied les mesures nécessaires pour l’aider à les surmonter, ce qui causera chez l’individu en question une augmentation nette de sa frustration, de son aliénation et ses deux symptômes le rendront de plus en plus improductif. Dans le cas particulier de Joseph, cela signifie qu’il n’est capable de trouver que quelques emplois minables qui ne lui apportent aucune satisfaction. Il vend, par exemple, par nécessité, des voitures usagées et en mauvais état pour quelqu’un qu’il considère un voleur, Tit-Mine. Joseph se trouve dans une impasse morale. Il est pris au piège, car s’il critique ouvertement Tit-Mine, il perdra son travail et décevra encore une fois son père et les siens. S’il continue de travailler pour lui, par contre, il contribue à la tricherie. Pour lui, un type « direct », qui a un sens aigu du bien et du mal, la situation le désespère et le conduit, enfin, à la révolte. Il finit par insulter Tit-Mine, devient chômeur et convainc sa famille, en agissant de la sorte, qu’il est vraiment irresponsable.

175 sujet est toujours Joseph et son objet, c’est partir, voyager, recommencer à zéro ailleurs si possible ou, au moins, échapper à une réalité qui lui déplaît. À Joseph vient s’ajouter Émile, qui le suit parce qu’il se sent obligé de ne pas l’abandonner par pure amitié. Les adjuvants sont

Bertha, Armand et Marguerite, qui le détestent à des degrés différents et qui aimeraient bien qu’il disparaisse de leur vie. Voilà ce qui explique le fait qu’ils se trouvent dans la case d’adjuvants.

Le destinataire, c’est Joseph et Émile (Édouard aussi à un moindre degré, qui a l’habitude de prendre quelques coups pour échapper au manque de bonheur chez lui). Nous l’illustrons de cette manière :

D1 : l’évasion D2 : Joseph, Émile (Édouard)

S : Joseph ↗

O : l’alcool, le voyage, la guerre, la mort

A : Émile, Bertha, Armand et Marguerite) ↗ ↖ Op : Édouard, Fleurette (Émile)

Quant au troisième schéma, il met en évidence le désir de justice sociale chez Joseph. En effet, quand il apprend que les mineurs à Asbestos se trouvent en grève et qu’il y a des « scabs » qui prennent leurs places, il n’hésite pas et passe à l’action. Il se met carrément du côté des grévistes, car il est convaincu que les patrons, en complicité avec le gouvernement, exploitent leur main d’œuvre pour leur bénéfice exclusif. Le fait qu’il est prêt à mettre sa vie en danger afin d’aider les mineurs dans leur lutte pour l’obtention d’un salaire plus juste et équitable et des meilleures conditions de travail, révèle son courage, son esprit solidaire et son désir de lutter contre toute injustice sociale. Il vient à la rescousse d’un groupe défavorisé et exploité. Voici son illustration :

176

D1 : la justice sociale D2 : les grévistes

S : Joseph ↗

O : aider les grévistes à Asbestos

A : Joseph (Émile) ↗ ↖ Op : Édouard, la famille, le gouvernement duplessiste

Dans ce modèle, nous voyons que le sujet Joseph ne peut compter dans sa quête qu’avec la collaboration d’Émile, quoique récalcitrant au début, puisque les deux amis viennent à peine de revenir à Montréal après une absence de trois ans. Il faut noter, cependant, que la première réaction d’Émile en apprenant que Joseph voulait donner un coup de pouce aux grévistes était le refus d’y participer. C’est qu’il n’est pas aussi courageux que Joseph. Donc, il hésite avant de se mettre au pas. Bien qu’Émile soit la « doublure » de Joseph, il ne possède pas les mêmes qualités que le héros. Il est moins aventureux, plus timide et plus conformiste que Joseph. Naturellement, nous retrouvons le gouvernement duplessiste dans la case d’opposant, un gouvernement anti- syndicaliste. En outre, nous y retrouvons aussi Édouard, ce qui ne surprend pas étant donné qu’il a vécu toute sa vie sous l’empire de la peur et ne veut pas instinctivement que son fils se bagarre avec un gouvernement tout puissant qui a la police de son côté.

Étant donné que le héros forme des alliances et des mésalliances tout au long de la pièce, nous pouvons facilement découvrir au sein des différents schémas actantiels toute une série de triangles actifs, psychologiques et idéologiques qui coexistent ou qui se succèdent les uns aux autres. Quant aux triangles psychologiques, il y en a plusieurs. Nous mettons en relief celui où le destinateur est l’amour (filial, fraternel,) qui inspire le sujet, Joseph, à défendre son père de

177 l’injustice qui lui a été faite et à protéger sa sœur, Fleurette, des intentions malhonnêtes de

Ronald.

D1 : l’amour (filial, fraternel) → S : Joseph

↘ ↓

O : la défense de son père et la protection de sa sœur

Une autre version de ce triangle voit Édouard dans la case de sujet et son objet est le bien-être et

le bonheur de son fils. Son destinateur est l’amour paternel. Les liens familiaux exercent une

force majeure dans la psyché des individus et les poussent à vouloir consciemment ou

inconsciemment s’entraider. La famille est, après tout, le noyau principal de la société, ce qui

veut dire en termes concrets que si la famille se porte bien, toute la société se porte bien aussi.

D1 : l’amour paternel → S : Joseph

↘ ↓

O : le bien-être et le bonheur de Joseph

Enfin, un triangle idéologique qui voit le jour est celui où le sujet est Joseph, lequel est prêt à lutter pour les gens les plus désavantageux et les plus vulnérables de sa société, comme Dolorès.

À partir du moment qu’il se rend compte que Tit-Mine veut faire d’elle une prostituée afin de l’exploiter, il passe à l’action et vient au secours de cette femme, une femme qu’il connaît à peine. Le besoin chez lui d’exposer publiquement la malhonnêteté de Tit-Mine l’emporte sur tout, jusqu’au point de mettre en risque son propre emploi. Joseph n’épargne pas Tit-Mine en lui déclarant qu’il en a eu assez de travailler pour un « maudit voleur 293 » comme lui. Voici

l’illustration de ce dernier modèle :

293 Op. cit ., Marcel Dubé, Un simple soldat , pièce en quatre actes, p. 66.

178

S : Joseph → D2 : Dolorès

O : exposer la malhonnêteté de Tit-Mine ↗

2.4.5 Autres remarques sur Un simple soldat

Dans Un simple soldat , Dubé fait une étude des mœurs montréalaises après la conclusion de la

Deuxième Guerre mondiale, ainsi qu’une critique de la situation sociopolitique dominante chez

les prolétaires. Laroche le souligne :

Sans doute Dubé ne va pas jusqu’à évoquer carrément la lutte des classes. Néanmoins, en représentant la situation du soldat démobilisé et obligé de se recycler en civil chômeur, il aborde le plan de la justice sociale. On peut considérer que plan national et plan social, guerre entre nations et lutte à l’intérieur de la nation se recoupent, puisque Joseph Latour n’hésite pas à mettre en cause la qualité d’anglophone des patrons qui acculent son père aussi au chômage 294 .

L’absence de justice sociale à laquelle Laroche fait allusion est, certes, un des aspects les plus importants de la pièce. L’action se passe en plein régime duplessiste et le dramaturge met en relief une couche sociale, en l’occurrence, des jeunes et des adultes appartenant à la classe ouvrière qui sont incapables de s’intégrer complètement à leur société, de faire des progrès financiers substantiels qui leur permettraient de joindre la bourgeoisie et, par conséquent, de mener peut-être une vie plus aisée et satisfaisante. Dans Un simple soldat , c’est Édouard, en dépit de son âge, qui est très conscient du fait que les études sont le seul moyen de réussir dans le monde de l’avenir. Lorsque Joseph lui avoue qu’il n’a que ses « deux mains » pour travailler, il dit à son fils : « T’es en retard. Des mains, ça sert de moins en moins. Les grosses compagnies

294 Loc. cit, Maximilien Laroche, « Un simple soldat , drame de Marcel Dubé », dans Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec , t. III : 1940-1959 , p. 1038.

179 les remplacent par des machines 295 . » La leçon est claire : c’est au citoyen de s’instruire s’il veut

profiter de la nouvelle économie, une économie capitaliste gouvernée par la valeur marchande et

non pas la valeur d’usage. S’il a l’instruction et les atouts nécessaires, il pourra, s’il persiste en

travaillant fort et s’il est chanceux, appartenir un jour à la bourgeoisie. En outre, le dramaturge

fait intervenir, à des moments opportuns de l’action, des personnages secondaires qui existent

surtout pour accentuer le réalisme en lui donnant de la couleur locale. À part la mère Brochu et

Dolorès, dont nous avons déjà parlé brièvement plus haut, il y a aussi Ronald, un étudiant

universitaire, un bourgeois, qui se dit amoureux de Fleurette juste pour profiter de sa naïveté.

Leurs rapports amoureux n’aboutiront à rien parce qu’ils viennent de couches sociales différentes

et n’ont rien en commun. Enfin, il faut mentionner aussi un figurant, un jeune orphelin, que

Joseph rencontre au milieu de la nuit dans la rue et qui cherche en vain le cimetière où sa mère

est enterrée et qui rappelle à Joseph, quoique celui-ci soit ivre-mort, sa propre condition

d’orphelin qui l’a marqué pour la vie.

Un simple soldat a une structure semblable à celle de Florence , ce qui nous révèle son origine

télévisuelle. En effet, Dubé a dû réduire le nombre de lieux à essentiellement trois dans

l’adaptation scénique. Les exigences de la scène demandaient cette réduction. Remarquons aussi

que dans la version de 1967, le dramaturge a ajouté des chansons entre les actes qui sont une

espèce de chœur, comme dans l’ancien théâtre grec. Ces chansons relient les actes et les scènes

en ponctuant et commentant indirectement l’action. Leurs messages et la musique qui les

accompagne, donnent une autre dimension à la pièce ; ils y ajoutent aussi un côté poétique. Voici

un exemple qui annonce la résolution de Joseph de se trouver un emploi, pour faire plaisir à son

père. Cet exemple montre également la fin des rêves associés à l’insouciance de l’enfance et le

295 Op. cit ., Marcel Dubé, Un simple soldat , pièce en quatre actes, p. 57.

180 passage à l’âge adulte où les obligations et les responsabilités sont à l’ordre du jour. Après le printemps, qui symbolise la naissance de l’amour, vient l’été où il s’épanouit pour voir sa mort prématurée en automne. Le fait que Fleurette soit sur scène pendant cette chanson anticipe aussi ce qui va se passer dans sa vie personnelle :

Ne croyez pas que c’est facile

De dire adieu à son enfance

Et de choisir la vie tranquille

De ceux qui croient aux convenances

Mais chacun doit un jour se dire

Que si c’était beau de rêver

Il faut aussi cesser de rire

Adieu printemps, passe l’été

Adieu printemps, passe l’été

Car il faut travailler pour vivre

Et c’est l’automne après l’été

Quand l’amour meurt, les homm’s s’enivrent

Et c’est l’automne après l’été

Chacun son petit coin du monde

Va à l’école, va travailler

Adieu l’amour, adieu ma blonde 296

296 Ibid ., p. 60-61.

181

Dubé, comme dans Zone et Florence , porte une attention spéciale aux didascalies dans Un simple

soldat . Il donne des détails très spécifiques sur ce qu’on voit et ce qu’on entend. Il suffit de

donner un seul exemple. Ces didascalies ont lieu après la visite d’Émile à Joseph, dans l’acte III,

scène XVI. Joseph est à la maison à cause de sa jambe de cassée et Émile est venu le visiter pour

lui proposer un nouvel emploi.

Émile sort. Bruits de la ville au loin. Joseph essaie de se replonger dans le journal mais s’en dégoûte aussitôt. Il le replie et le laisse tomber près de lui. Ce qui restait de jour dans la rue s’en va presque totalement, pendant qu’on entend la voix très pure d’un jeune garçon qui chante un cantique latin de l’office. Un réverbère s’allume. Joseph reprend ses béquilles et se lève. Comme il va monter les marches du perron pour entrer, il s’immobilise pour regarder venir Bertha, Édouard et Armand qui paraissent dans la rue. Armand marche près de Bertha et tient un missel dans sa main. Édouard les suit un peu en arrière 297 .

Dans le passage ci-dessus, il y a des références au bruitage, à l’éclairage et des allusions à la

religion catholique : le cantique et le missel qu’Armand tient à la main. Dubé dépeint un milieu

où la religion continue d’avoir une certaine influence sur la vie quotidienne des paroissiens. Ces

aspects ajoutent au réalisme de la pièce.

Généralement, Dubé développe l’action de ses pièces en mettant les personnages « en situation ».

Cette technique exige qu’il les mette délibérément dans des situations conflictuelles afin de

vérifier ce qui en résulte. Il est donc normal de s’attendre à ce qu’il y ait de nombreuses disputes

entre eux. En fait, les alliances entre les personnages sont presque inexistantes dans son œuvre.

En conséquence, le héros se trouve fréquemment seul et ne peut compter que sur lui-même pour

sortir des embarras où il se trouve. Joseph et Florence sont des exemples concrets de cela. Le

schéma actantiel principal, les triangles conflictuels ainsi que les axes du désir, du pouvoir et de

la manipulation/motivation montrent son aliénation, son isolement et sa solitude, qui deviennent

297 Ibid ., p. 104-105. Didascalies indiquées en italique.

182 de plus en plus prononcés au fur et à mesure que l’action se développe. Dans Un simple soldat ,

au dénouement, même le meilleur ami de Joseph l’abandonne. Émile « se case » en trouvant un

emploi comme chauffeur d’un riche montréalais qui fait des affaires partout en Amérique du

Nord. Le discours du héros et le sociolecte dominant qui le caractérise, quant à eux, nous

révèlent un homme incapable de s’adapter à sa nouvelle réalité. Il lui semble que personne ne

s’intéresse à lui, que personne ne le comprend et, pis encore, que personne ne l’aime, exception

faite de Fleurette. Se sentant rejeté et au bout de son aliénation, il repart à la recherche cette fois-

ci de la dernière évasion, la mort.

Au niveau sociolinguistique, Dubé s’est efforcé d’imiter les façons de parler des Latour. Son

désir de vraisemblance et de dire vrai y est évident. Laroche, là-dessus, suggère que : « Nulle

part sans doute l’écrivain n’est plus tributaire qu’au théâtre du langage de sa société, de son

peuple, de son milieu et de sa génération 298 . » Or, pour atteindre son but, il fallait forcément que

Dubé essaie « d’emprunter son langage au public auquel il s’adresse pour se faire entendre de

lui 299 . » L’auteur lui-même se réfère à sa décision langagière et à ses conséquences en disant :

J’écrivis, alors, le langage du peuple. Celui que tout le monde comprenait, les mots simples, concrets et quotidiens, agencés de telle manière que personne ne pouvait demeurer sourd… Je faisais donc du théâtre classé « réaliste » mêlé à une sousjacence [ sic ] discrète de symbolisme et de poésie. Les canadianismes, les tournures archaïques, les anglicismes et les néologismes qui formaient pour une grand part notre jargon – que nous appelons « joual » – rendaient mes pièces difficilement exportables 300 .

Sur ce plan, l’influence de l’anglais sur le français se fait remarquer dans les trois pièces. En particulier, dans Un simple soldat presque tous les personnages parsèment le français

298 Op. cit., Maximilien Laroche, Marcel Dubé , p. 96.

299 Ibid ., p. 96.

300 Loc. cit ., Marcel Dubé, « Problème du langage pour le dramaturge canadien-français », dans La tragédie est un acte de foi , p. 56.

183 d’anglicismes, ce qui donne du poids à l’argument de Laurin lorsqu’il parle d’ « une collectivité dominée jusque dans sa langue 301 ». Il précise sa pensée en disant :

Aliénés dans leur langue, les francophones du Québec en viennent bientôt à oublier, au profit du terme anglais, jusqu’au nom français des vêtements qui composent leur maigre garde- robe. Non seulement le terrien est-il transplanté dans l’univers étranger du patronat capitaliste, mais il se voit contraint de composer avec un milieu de travail dominé par une langue qui le refoule dans l’isolement culturel 302 .

Laurin se réfère au rapport étroit entre l’industrialisation rapide du Québec et l’anglicisation du français. Ce fut seulement plus tard que le désir de sauvegarder l’intégrité de la langue française est devenu une préoccupation gouvernementale majeure et l’objet de quelques projets de loi qui ont causé des polémiques 303 . Comme conséquence directe de l’objectif de débarrasser le français de l’influence de l’anglais, de maintes disputes, démonstrations et quelques éclats ont vu le jour dans les communautés ethniques montréalaises qui préféraient que leurs enfants apprennent l’anglais dans une province majoritairement francophone. La question langagière au Québec continue d’être un sujet fort délicat de nos jours.

Quoi qu’il en soit, la caractéristique langagière de Un simple soldat a incité le Père Paul Gay, dans un article paru dans Le Droit , en 1958, à critiquer le langage qui y est mis en scène par l’auteur et à dire : « Quel dommage qu’on nous livre encore – sous le prétexte de faire vrai – le parler le plus ordinaire, bas, trivial, farci d’anglicismes ! Pour sauver la langue française, on a

301 Op. cit ., Michel Laurin, Étude de Un simple soldat de Marcel Dubé , p. 9.

302 Ibid ., p. 9.

303 Le projet de loi 22, en 1974, proclamait le français comme la langue officielle du Québec. Cependant, en 1969, le projet de loi 63 avait donné aux parents le choix d’envoyer leurs enfants à des écoles anglophones ou francophones, ce qui a causé des divisions au sein de la société. Finalement, en 1977, la Chartre de la langue française a été adoptée. Néanmoins, deux années plus tard, en 1979, la Cour suprême du Canada s’est mêlée à l’affaire langagière en déclarant que certains articles de la Chartre de la langue française étaient anticonstitutionnels et, donc, illégaux. Plus récemment, en 1988, la même Cour suprême a déclaré que le Québec ne pouvait interdire les enseignes des magasins en anglais, une décision qui n’a rien fait pour apaiser les Québécois et résoudre la situation linguistique au Québec.

184 vraiment besoin d’autre chose au Canada français 304 ! » Cette critique a suscité une des rares répliques chez Dubé qui, dans Le Devoir , dit essentiellement que si le bon Père écoutait plus

attentivement le langage de ses paroissiens, il se rendrait compte que lui, Dubé, ne l’avait pas

transcrit seulement sous « le prétexte de faire vrai ». De toute façon, l’auteur a été durement

critiqué par les puristes de la langue française qui, comme le Père Gay, trouvaient la façon de

s’exprimer de ses personnages trop populaire et, par conséquent, indigne de l’art dramatique. Il

est étonnant de remarquer aujourd’hui que le choix langagier de Dubé ait créé de la controverse

dans les milieux littéraire et théâtral des années 1950, surtout si nous tenons compte de ce que

Michel Tremblay, Jean-Claude Germain et bien d’autres ont eu l’audace de faire par la suite dans

ce domaine. Signalons, toutefois, que dans une pièce comme Florence , il existe déjà un certain

raffinement du langage des personnages dans les scènes qui ont lieu au bureau de la compagnie

William Miller Advertising, spécialement dans celles où figure Eddy, ce qui ne surprend pas

puisque les employés en charge de cette agence ont fait des études et travaillent dans le monde

de la publicité, un monde qui exige une bonne maîtrise des langues française et anglaise, un

monde qui « bouge ». Nous avons déjà noté ailleurs qu’Eddy commence ses conversations avec

Madeleine, le mannequin, en anglais. C’est qu’il est un vantard hors-pair, il est vrai, mais c’est

aussi parce que la génération d’Eddy commence à percer les rangs au niveau de la direction des

entreprises. Évidemment, pour cela il a dû faire des études et devenir bilingue. Autrement dit,

pour réussir dans sa carrière, il a dû s’adapter à la situation linguistique de son milieu et de son

temps. À notre avis, Dubé n’a trouvé qu’un compromis qu’il jugeait acceptable entre la vraie

situation langagière et ce qu’il a transcrit dans ses pièces. Son choix a contribué directement à

304 Loc. cit ., Marcel Dubé, « La tragédie est un acte de foi », dans La tragédie est un acte de foi , p. 15.

185 l’évolution du théâtre au Québec en préparant le terrain pour d’autres dramaturges qui, eux, n’ont pas hésité à employer le joual dans leurs œuvres 305 .

Pour conclure, nous pouvons faire un rapprochement entre la situation de Joseph Latour, en

1945, et celle de centaines de soldats de nos jours qui continuent d’éprouver toutes sortes de

difficultés après leur service militaire. Les problèmes de la réintégration persistent, car la

nouvelle génération d’ex-soldats a, parfois, le sentiment que le gouvernement les a abandonnés,

surtout quand ils reviennent de la guerre physiquement et psychologiquement mutilés. L’aide

que le gouvernement fédéral leur offre est inadéquate. Quant aux anciens combattants, leurs

besoins financiers et autres semblent être systématiquement ignorés aussi, ce qui explique les

disputes récentes entre eux et le gouvernement fédéral concernant le budget mis de côté pour

subvenir à leurs besoins. Ces controverses ont été rapportées dans tous les médias et soulignent

le manque de respect qui existe de la part du fédéral à l’égard des ex-soldats. Dans sa préface à

l’édition de 2011, Dubé écrit :

J’écris ces mots à l’heure où, avec une minutieuse régularité, des soldats de l’armée canadienne meurent, un à un, en territoire afghan dans une opération militaire qui ne se veut pas une guerre et à laquelle politiquement on cherche à donner un sens qui échappe pour plusieurs à l’entendement.

[…] Un à un, jusqu’au suivant, les cadavres sont placés dans des cercueils modèle standard et sont rapatriés à la base de Trenton en Ontario. On les accueille pour une cérémonie d’adieu sous des drapeaux à la feuille d’érable en reconnaissance de leur bravoure. Et leurs ayants droit les plus proches, leur femme ou leurs parents, recevront ensuite une médaille posthume pour service rendu à la patrie 306 .

305 Indiquons, à titre d’intérêt, que pendant les années 1970 le joual a fini par être fortement associé au mouvement indépendantiste. En effet, pendant cette décennie nombre de pièces ont été traduites en « québécois ». Bien que Dubé ait été critiqué à cause de son choix langagier, il faut admettre, toutefois, que son audace dans ce domaine semble bien modeste en comparaison avec celle d’un Tremblay ou d’un Germain.

306 Marcel Dubé, Un simple soldat , préface de Marcel Dubé, Montréal, Typo, 2011, p. 7.

186

Ces réflexions de l’auteur nous renvoient à la dernière réplique de la pièce et à la profondeur de l’observation y exprimée : « Quand on est mort, on n’a pas besoin de médaille 307 . » Fleurette, en

dépit de son jeune âge, a compris que la vie est fragile et éphémère, et qu’il faut que les

personnes s’apprécient pendant qu’elles sont en vie. Après leur mort, comme elle dit, les

personnes n’ont que faire d’une belle médaille. Stéphanie Baillargeon disait déjà en 1998 :

Joseph Latour n’est pas non plus un héros d’un autre temps, révolu, il y a quarante ans et donc des siècles. Cette figure clé de l’imaginaire québécois, qui explique le succès constant d’ Un simple soldat , résonne encore aujourd’hui parce qu’il incarne des enjeux fondamentaux d’une certaine condition humaine, trop inhumaine 308 .

Cette citation renforce un aspect important de la pièce, c’est-à-dire son actualité. Joseph est une

version plus récente de Tit-Coq, cet autre orphelin qui a été victime, lui aussi, d’un destin trop

cruel. À la fin de leurs parcours, tous les deux se trouvent seuls. La situation finale de Joseph est

encore plus tragique puisqu’il meurt à la guerre, dans une guerre à laquelle il ne comprend rien et

dans un pays qui lui est tout à fait étranger, ce qui rend sa mort encore plus absurde. Un simple

soldat illustre l’impossibilité de réintégration civile pour un ex-soldat.

307 Op. cit ., Marcel Dubé, Un simple soldat , pièce en quatre actes, p. 142.

308 Stéphanie Baillargeon, « Jugements de la critique », dans Un simple soldat , de Marcel Dubé, Montréal, Typo, 2011, p.192.

187

2.5 Conclusion de la première partie

Zone , Florence et Un simple soldat montrent comment le dramaturge a absorbé, critiqué, réorganisé et transposé les discours qui se tenaient au Québec pendant la période en question.

Jacques Schérer, dans son ouvrage sur le théâtre classique en France et ses dramaturges principaux, arrive à une conclusion incontournable sur l’influence du milieu. Il y dit : « Nous avons dû convenir, après bien d’autres, qu’un homme, si grand qu’il soit, n’a pas d’existence littéraire véritablement indépendante de son époque et de son milieu 309 . » Ce constat s’applique aussi à Dubé qui, en imaginant une multitude de personnages, a su montrer à travers leurs discours et les sociolectes dont ils font preuve ce qui préoccupait ses concitoyens à des moments spécifiques. Dans Florence , en particulier, il a même été capable d’anticiper ce qui se passerait

dans la société québécoise pendant les années 1960, c’est-à-dire la libération partielle de la

femme et la remise en question systématique des valeurs familiales traditionnelles.

Dans les trois pièces, nous avons pu observer une révolte contre le statu quo de la part du héros.

Que ce soit Tarzan, Florence ou Joseph, tous trois sont malheureux à des degrés différents et

pour des raisons différentes. Ils veulent changer leur destinée pour le mieux, ce qui est toujours

une aspiration louable chez l’être humain, mais cela s’avère plutôt illusoire dans leurs cas. Ce

sont des protagonistes en quête d’un « mieux-être » qui, cependant, leur est pratiquement

inaccessible pour toutes sortes de raisons personnelles, interpersonnelles et professionnelles que

nous avons mises en lumière en détail lors de l’analyse de chaque pièce. Par conséquent, le bilan

de la vie de ces trois protagonistes n’est guère positif puisque deux sur trois se font tuer, Tarzan

et Joseph. En outre, deux sur trois aussi, à savoir Florence et Joseph, abandonnent Montréal, leur

309 Jacques Schérer, La dramaturgie classique en France , Paris, Nizet, 1964, p. 8.

188 ville natale, leur famille et leur langue pour aller vivre ou se battre à l’étranger. Il est évident que la situation sociopolitique est inacceptable à leurs yeux puisqu’elle ne leur permet ni de s’accomplir ni de s’épanouir dans leur lieu de naissance.

Qui plus est, dans les cas de Tarzan et de Joseph, leur incapacité de communiquer efficacement leurs sentiments devient une source de frustration pour eux. Tarzan n’avoue qu’au dénouement son amour pour Ciboulette et Joseph ne dit jamais ouvertement à son père qu’il l’aime en dépit de tous ses défauts. Or, ce trait illustre une timidité qui provient de leur manque de confiance en eux-mêmes et d’un complexe d’infériorité latent. Il est évident que le poids de la petite enfance a eu un impact négatif sur leur personnalité pour le reste de leur vie. De plus, ni l’un ni l’autre n’est en mesure de mettre le doigt sur la vraie source du problème, c’est-à-dire le manque d’appui et d’intérêt de la part du gouvernement provincial à faciliter son (ré)intégration sociale.

Même s’il est incontestable que le manque de scolarité de Tarzan et de Joseph nuit à leur intégration et contribue à leur aliénation, cette lacune pouvait être rectifiée par la mise en application de programmes éducatifs visant les illettrés ou ciblant tous les jeunes défavorisés. Vu qu’il y a un rapport direct de cause à effet entre le niveau d’instruction, le succès professionnel et la participation active dans les activités civiques, il serait souhaitable que le gouvernement provincial investisse dans ce domaine. Or, le gouvernement de Duplessis ne l’a pas fait de façon systématique parce qu’il ne valorisait pas assez l’instruction. Sous cet aspect, le cas de Florence est le plus nuancé des trois et le plus prometteur. Elle est la plus instruite des trois. En conséquence, elle est en mesure de préciser sa pensée et ses sentiments et parle ouvertement et franchement à ses parents tout en leur montrant les désavantages du type de vie statique qu’ils ont mené depuis leur mariage et en le contrastant avec celui qu’elle envisage pour elle-même. De plus, elle a assez d’instruction et de motivation pour réussir dans la vie. Des trois personnages principaux, c’est elle qui semble avoir les habiletés, l’ambition et, signalons-le, le peu de soutien

189 familial nécessaires pour sortir un jour de sa zone de médiocrité et d’isolement. Bien qu’elle n’aille pas jusqu’au point de blâmer directement le gouvernement duplessiste pour la condition subalterne de la femme vers la fin des années 1950, elle se révolte contre le statu quo et, en agissant de la sorte, montre clairement que la nouvelle génération féminine ne restera pas aussi silencieuse et passive que la génération précédente. La prise de conscience de sa vraie situation conjuguée à son désir de ne pas suivre les mêmes pas de sa mère la transforment en une femme mûre.

Dans Zone , Florence et Un simple soldat , il est question d’un monde ouvrier ou de petits employés de bureau dont les discours et les sociolectes révèlent les problèmes qui font partie de leur vie quotidienne. La pertinence des différents sociolectes jette de la lumière sur la nature des conflits qui séparent et isolent les personnages les uns des autres. Zima dit que les discours ne sont jamais innocents. Cela implique qu’ils font jaillir une idéologie sociopolitique qui souligne des intérêts de groupe particuliers. Les prolétaires souhaitent s’intégrer à la société à laquelle ils appartiennent et contribuer à leur progrès. Néanmoins, cet objectif est difficile, sinon impossible, de concrétiser à cause des « empêchements à vivre » qui bloquent leurs parcours individuels. Ces empêchements deviennent la cause principale de la frustration et de l’aliénation que les héros ressentent et sont à la base des conflits interpersonnels qui se développent entre les protagonistes et les personnages secondaires.

Ainsi, nous trouvons une multitude de situations conflictuelles dans chacune des trois pièces.

Afin de les illustrer de manière convaincante, Dubé se sert systématiquement de la technique du « jeu de la vérité » qui pousse les personnages à la confrontation pour mettre à nu la vérité.

Les cas de Joseph et de Florence sont exemplaires. Quoique, dans le fond, Joseph veuille être accepté et aimé par les siens, il les offusque en leur parlant et les critiquant trop franchement

190 mais, aussi, par son style de vie qui, à leurs yeux, n’est pas convenable. Son manque de tact est la cause principale des hostilités qui se développent et qui, indubitablement, le séparent des autres membres de sa famille. Mais, Joseph n’est pas le seul personnage à se trouver isolé. Au contraire,

Florence l’est aussi. Son désir de liberté et sa philosophie de la vie sont opposés à ceux de ses parents et la séparent d’eux. Et Tarzan, dès le moment qu’il se fait contrebandier, se rend automatiquement un hors-la-loi aux yeux des autorités qui doivent l’arrêter. Ainsi, les trois héros sont victimes de pensées, d’émotions et de désirs qui les mettent en conflit ouvert avec ceux qui les entourent.

Cela dit, notre étude a pu repérer qu’il y a pour chaque pièce au moins deux modèles actantiels qui y sont mis en valeur. Dans Zone , c’est Éros et le désir de sortir d’une zone de pauvreté et d’isolement physique et moral qui manipulent et motivent Tarzan dans sa quête ; il s’agit d’un destinateur de nature double. Dans Florence , il y a également un double destinateur qui inspire et gouverne les paroles et les actes de Florence : son désir de liberté et d’amour. Enfin, dans Un simple soldat , ce qui motive Joseph à agir, c’est, d’un côté, le désir de (ré)intégration dans le domaine de la vie civile, y compris dans sa vie familiale et, d’un autre côté, le désir d’évasion, de l’ailleurs, quand les choses se compliquent pour lui. L’analyse des différents axes a permis de reconnaître que l’actant sujet n’œuvre jamais seul et qu’il est hautement influencé par les autres actants qui l’entourent, qui le manipulent et qui le forcent à agir directement ou indirectement d’une façon plutôt que d’une autre. Schmitt et Viala appellent ses influences les « forces agissantes 310 » qui, à part les personnages, peuvent être aussi d’autres entités plus abstraites, comme nous avons montré. Pour leur part, les triangles actantiels étudiés ont illustré la nature

310 Op. cit ., M.-P. Schmitt et A. Viala, Savoir-lire. Précis de lecture critique , p. 73.

191 spécifique des conflits entre l’actant-sujet et les autres actants dans les scènes à deux ou trois personnages au fur et à mesure que le nœud se développe. Ces quelques outils socio-sémiotiques ont été utiles dans la mesure où ils nous ont permis de cerner et d’analyser les jeux et les enjeux à l’œuvre.

Dubé revient souvent sur les injustices sociales, économiques et politiques qui affectent les prolétaires et qui les empêchent de réussir dans un monde bourgeois dominé par des Canadiens de souche anglaise ou par des Américains qui contrôlent toutes les grandes entreprises de la province. Or, ces anglophones sont convaincus que les francophones sont des citoyens de deuxième classe, incapables de jouer un rôle de premier plan dans n’importe quel secteur de l’économie, incapables aussi de gérer convenablement leurs propres affaires politiques.

Rappelons que presque chaque fois qu’une nouvelle industrie ou une nouvelle entreprise voyait le jour, elle était administrée par une équipe de direction unilingue anglaise et appuyée par une main d’œuvre unilingue française. Les Canadiens français, en tant qu’employés subalternes, devaient apprendre un vocabulaire technique anglais, car leurs patrons ne faisaient aucun effort de communiquer en français avec eux. En fait, c’était à ces derniers de se débrouiller tant bien que mal en anglais s’ils voulaient se faire entendre. Cependant, à la fin de la décennie de 1950, la

Révolution tranquille et les maintes transformations sociales, économiques, politiques et culturelles était déjà à l’horizon, ce qui a facilité l’épanouissement d’une bourgeoisie francophone. De sorte que quelques prolétaires deviendront bourgeois et cet accès aux droits et prérogatives de la classe moyenne apportera toutes sortes de nouveaux défis et de situations inattendues sur lesquels Dubé va se pencher attentivement à travers une autre catégorie de personnages, les nantis.

192

Dans le domaine de l’intertextualité, nous avons noté quelques-uns des intertextes les plus importants. De l’intertexte évangélique, dans Zone , à la référence directe à Britannicus , dans

Florence , tout en passant par les allusions historiques trouvées dans Un simple soldat (la

conscription, la Deuxième Guerre mondiale, Hitler, la guerre de Corée, la grève à Asbestos,

l’influence étouffante de l’Église), le moins que nous puissions dire c’est que Dubé a été

fortement influencé par son milieu, son temps, sa classe sociale, ses lectures et sa culture

générale. Il y a donc toutes sortes d’intertextes explicites et implicites dans les trois pièces en

question.

Finalement, il faut glisser un mot sur l’influence de la télévision et les techniques particulières à

ce média car, à notre avis, Dubé a su les exploiter adroitement dans ses pièces scéniques. De

sorte que la scénographie (bruitage, emploi de la musique et des chansons, éclairage, division de

l’aire du jeu, pour ne mentionner que ces aspects) devient de plus en plus sophistiquée au fur et à

mesure que le dramaturge vieillit et gagne de l’expérience. Pour s’en convaincre, rappelons tout

simplement la division de l’aire du jeu, par le biais des insertions, dans une pièce comme

Florence , l’emploi des chansons dans Un simple soldat , et celui du bruitage dans Zone . Dans les

pièces à venir, le dramaturge ajoutera à ces techniques les conversations intimistes et les retours

en arrière qui nous rappellent notamment le gros plan et le va-et-vient entre le passé et le présent.

Ce sont des techniques qui sont monnaie courante des émissions télévisuelles ou

cinématographiques et qui prouvent que Dubé ne s’est jamais laissé contrôler par les lois des

trois unités du théâtre classique, surtout les unités de temps et de lieu. Ses pièces montrent de la

souplesse dans leur structure, ce qui signifie que celle-ci découle du sujet et non vice-versa. Cet

aspect nous permet aussi de dire que le dramaturge n’a jamais hésité à prendre des risques afin

de renouveler sa dramaturgie.

193

Pour tout dire, il y a une transformation dramaturgique et thématique graduelle chez Dubé pendant les années 1950. Ce sera à partir de 1960 et avec Bilan que la transformation se fera

remarquer de façon plus nette, car le dramaturge abandonnera le réalisme populaire pour

s’adonner exclusivement au réalisme bourgeois. Naturellement, son choix de langage reflétera

aussi cette nouvelle orientation dramaturgique et, du même coup, il est révélateur d’une prise de

conscience politique indépendantiste chez lui. En d’autres mots, les sujets et la thématique de ses

pièces accompagnent toujours les développements sociopolitiques, économiques et culturels de

son temps. De même, comme nous avons eu l’occasion de souligner lors de notre introduction,

des dramaturges américains tels Williams, Miller et Albee ont influencé son choix thématique.

Donc, dès 1960, comme eux, il a opté, pour une analyse de la crise psychique qui se manifestait

au sein de la bourgeoisie en y ajoutant, ce qui distingue nettement son œuvre de celles des

Américains, des réflexions politiques indépendantistes qui étaient à l’ordre du jour au Québec.

3 Deuxième partie. Les bourgeois

3.1 Problématique générale

Dans la deuxième partie de notre thèse, nous analysons Bilan , Un matin comme les autres et Le réformiste ou l’honneur des hommes pour illustrer nos propos 311 . À partir de Bilan , nous passons d’un milieu prolétaire à celui des bourgeois. Dubé ouvre la porte sur un monde tout à fait différent du monde ouvrier. Les personnages sont des gens qui, grâce à leur niveau d’instruction,

à leurs efforts professionnels, à leurs talents, à leur initiative et à leur ambition ont réussi à s’embourgeoiser. Chemin faisant, ils ont rencontré toutes sortes de nouveaux défis et problèmes dans leur vie privée et professionnelle qu'ils n'avaient en aucune façon envisagés au départ.

Remarquons que le manque de diplômes et la pénurie d’argent avaient posé d’énormes difficultés au progrès des prolétaires. C’étaient des obstacles infranchissables à l’accomplissement de leurs rêves et qui empêchaient leur bonheur. Mais, si nous nous attendions

à ce que les bourgeois soient plus heureux parce qu’ils ont obtenu des diplômes et sont devenus millionnaires, nous nous tromperions, car la richesse ne leur apporte pas le bonheur prévu. Au contraire, considérant les choses de plus près, nous sommes obligés de nier que la richesse fasse le bonheur des personnages bourgeois dubéens. En fait, ils sont malheureux en dépit de leur réussite professionnelle et financière nouvellement acquise. C’est qu’ils ont succombé aux nombreuses tentations du matérialisme sans bornes à l’américaine et ils semblent avoir perdu l’idéalisme, ce qui explique en partie leur désillusion et leur malheur. En outre, l’amour brille par

311 Au fur et à mesure que nous avancerons dans notre étude, nous nous référerons aussi brièvement aux pièces suivantes : Les beaux dimanches (1965), Au retour des oies blanches (1966), Pauvre amour (1968), Entre midi et soir (1971), et L’été s’appelle Julie (1975).

194 195 son absence dans leurs rapports familiaux et dans leur vie en général, ce qui ajoute à leur « mal de vivre ». Comment se fait-il qu’un succès, si dur à atteindre et si longtemps attendu, ne leur apporte pas de vraie satisfaction ? Comment se fait-il qu’ils se soient laissé « corrompre » si rapidement par leur aisance ? Ont-ils perdu les anciennes valeurs morales qui gouvernaient leur existence ? Pourquoi sont-ils incapables d’aimer et de se faire aimer ? Ce que nous remarquons dans le théâtre de Dubé à partir de 1960, c’est la fin d’un rêve, car la vie à deux, celle du couple traditionnel en particulier, devient de plus en plus difficile. Les trahisons, les infidélités, les adultères, les séparations et les divorces annoncent la fin de la cellule familiale telle que nous la connaissions et telle qu’elle avait existé depuis des siècles au Québec. Nous voyons son

éclatement. C’est que ces couples ne sont plus disposés à rester ensemble pour le meilleur ou pour le pire. Dans les années à venir, ils vont faire peau neuve en se trouvant de nouvelles configurations. Quant aux enfants de ces couples, quand ils existent, ils se rebellent contre les parents qu’ils ne respectent plus à cause de leur manque d’idéalisme, leur matérialisme, leur malhonnêteté, bref, de leur hypocrisie, dont ils font directement ou indirectement preuve jour après jour. Une vraie amitié entre les personnes du même sexe ne semble pas être possible non plus, car on est en présence de « tricheurs » qui s’abusent mutuellement.

Dans le domaine de la politique, parmi le pessimisme généralisé des nantis, un certain idéalisme nationaliste voit le jour. En effet, quelques personnages s’entretiennent de politique et parlent ouvertement de l’indépendance du Québec, qui devient ainsi un intertexte explicite d’envergure dans les pièces qui concernent la bourgeoisie. Pour certains d’entre eux, c’est une aspiration politique tout à fait légitime et, qui plus est, attendue depuis longtemps. Ils veulent mettre fin aux

nombreuses années de « colonialisme », d’abord anglais et par la suite américain, et assumer

toutes leurs responsabilités en tant que citoyens d’une nation distincte et indépendante, ce qui les

distingue des prolétaires des années 1950, qui n’en parlaient jamais. Il faut dire que leur réussite

196 dans tous les secteurs de l’économie et leur confiance croissante en eux-mêmes leur permettra de jouer un rôle de plus en plus actif et décisif dans les domaines économique et politique. Ainsi, l’indépendantisme se manifeste dans tous les genres littéraires, y compris dans le genre théâtral pendant les années 1960 et 1970. « Le théâtre québécois des années 1970-1975 continue à être le

“miroir de notre vie profonde”, comme il l’a été au cours de la décennie précédente, et il constitue l’un des plus sûrs indicateurs de la qualité et de la ferveur de la vie culturelle des

Québécois 312 . » Or, l’œuvre dubéenne qui traite de cette période, ne fait pas exception à cette règle et nous trouvons fréquemment des personnages qui parlent explicitement de l’aliénation québécoise, de ses causes et de ses conséquences, et qui proposent comme seul remède possible, juste et acceptable à cette « maladie nationale » l’indépendance du Québec : « le Québec aux

Québécois ». Sur ce chapitre, le théâtre bourgeois de Dubé anticipe la plupart des arguments indépendantistes de Pierre Bourgault, tels qu’exposés dans son ouvrage de 1977 intitulé Oui à l’indépendance du Québec .

Aujourd’hui, les francophones du Canada ne forment plus que 27 p. cent de la population du pays. Mais ils forment 82 p. cent de la population du Québec. Or, à moins de vouloir passer vingt-quatre heures par jour au lit, ils n’ont absolument aucune chance de réussir à rétablir l’équilibre à l’intérieur des frontières canadiennes.

Certains n’ont pas encore compris la différence qu’il y a entre un Canadien français et un Québécois. C’est pourtant simple. Le Canadien français habite un pays qui s’appelle le Canada, où les francophones sont en minorité. Le Québécois habite un “pays” qui s’appelle le Québec, où les francophones sont en majorité.

On ne peut pas être à la fois Canadien, Canadien français et Québécois, comme certains le voudraient. Ces trois termes recouvrent des réalités politiques fort différentes 313 .

312 Alonzo Le Blanc, Michel Lord et Lucie Robert, « Théâtre », dans Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec , t. V : 1970-1975 , Maurice Lemire (dir.), Montréal, Fides, 1987, p. XXXVIII.

313 Pierre Bourgault, Oui à l’indépendance du Québec , Montréal, Les Quinze Éditeur, 1977, p. 31.

197

En tant qu’ancien politicien et journaliste hors pair, Bourgault s’est fortement engagé dans le mouvement indépendantiste et était, conséquemment au courant du pour et du contre de la question. Naturellement, il s’opposait, et Dubé aussi, à la vision fédéraliste d’un de ses concitoyens les plus connus, Pierre Elliot Trudeau.

Dans le domaine de la religion catholique, nous observons son abandon, y compris l’obligation hebdomadaire d’assister à la messe dominicale. En vérité, nous nous rendons compte que l’Église catholique a perdu sa place omniprésente au sein de la famille, car ni les parents ni leur progéniture ne s’occupent plus d’elle. L’autorité morale qu’elle exerçait depuis longtemps sur tous les aspects de la vie des paroissiens semble s’être évaporée rapidement, surtout à partir du moment où le gouvernement de Lesage a laïcisé le système d’éducation en établissant le

Ministère de l’Éducation en 1964, qui a transformé de fond en comble non seulement les programmes en les modernisant mais aussi les exigences touchant la préparation pédagogique des enseignants. En tout cas, la poursuite des plaisirs mondains semble avoir remplacé celle de la préparation à une vie éternelle. Pour les personnages bourgeois dubéens, il ne s’agit plus de survivre au jour le jour, ils veulent plutôt vivre dans un monde sans contraintes religieuses.

Qui plus est, la génération montante a ajouté à l’abus de l’alcool de leurs parents celui de la drogue qui commence à faire ses ravages. Ces pièces montrent donc une société polyvalente, plus ouverte que jamais aux influences étrangères. Ainsi, nous remarquons quelques allusions, bien que timides, à l’homosexualité. Le théâtre de Dubé n’a pu échapper à ce qui se passait aux

États-Unis, surtout en Californie, où la génération hippie a répandu et imposé partout ses attitudes libérales envers le sexe, la vie en commun et la consommation de drogues. Le mouvement hippie a beaucoup contribué à la libération sexuelle de la femme et à l’abandon d’un code moral rigide. Le Québec, grâce à la programmation télévisuelle, ne pouvait rester

198 indifférent à la libération des mœurs aux États-Unis. Il s'est vite mis au pas de ces changements.

Pensons à une pièce de Dubé, écrite en collaboration avec Barbeau, en 1976, qui traite du thème de la vie en commun et qui a pour titre Dites-le avec des fleurs . De plus, les mouvements indépendantistes (en Algérie, dans les anciennes colonies portugaises en Afrique, pour ne mentionner que ceux-là) ne pouvaient pas passer inaperçus et ont servi de modèle à bien des

Québécois. Enfin, vers la fin de la décennie de 1960, en 1968, il y a eu, en France, les

événements de Mai, c’est-à-dire une grève générale déclenchée par les jeunes universitaires mais qui s’est répandue rapidement à d’autres secteurs de la société française pour se généraliser et qui a paralysé le pays pendant tout en été 314 . Or, tous ces mouvements ont servi de source d’inspiration à une nouvelle génération au Québec qui a voulu revendiquer ses droits jusqu’alors négligés ou, pis encore, niés. Ainsi, les pièces de Dubé qui traitent des bourgeois font référence aux événements majeurs québécois des années 1960 et 1970. Nous y observons un engagement politique de la part des personnages de plus en plus accentué avec le passage du temps. La thématique du dramaturge a évolué en accompagnant les changements sociopolitiques et culturels de son temps. Parallèlement au changement thématique, le point de vue de Dubé a changé aussi : dans ses dernières pièces, il voit la société à travers les yeux des bourgeois qui ont des intérêts autres que ceux des prolétaires et un style de vie qui les différencie et les sépare d’eux aussi. En effet, certains membres de la bourgeoisie québécoise ont acquis les atouts nécessaires pour dominer et veulent se faire entendre à Québec et à Ottawa. Le moment des nombreuses revendications est arrivé et les sociolectes que nous pouvons discerner à l’intérieur

314 Ce mouvement de contestation sociale, politique et culturelle s’est caractérisé par une remise en cause des valeurs traditionnelles françaises et a eu des imitateurs par la suite en d’autres pays européens, en Afrique, en Asie et en Amérique. Quelques-unes de ses caractéristiques prédominantes ont été la libération de la parole, les mouvements indépendantistes et les revendications syndicalistes qui ont dominé la décennie de 1970 et qui se font remarquer dans le déroulement de l’action et au niveau de l’intrigue de pièces comme Un matin comme les autres et Le réformiste ou l’honneur des hommes , qui datent respectivement de 1968 et 1977.

199 des discours bourgeois jettent de la lumière sur des intérêts collectifs particuliers, car le lexique qui les caractérise est toujours symptomatique de collectivités spécifiques. Pour leur part, les schémas actantiels illustrent les alliances et les mésalliances entre les actants et les personnages ainsi que les forces qui les motivent à agir et réagir au fur et à mesure que l’action se développe.

Le Blanc, Lord et Robert, dans leur article sur le théâtre des années 1970 cité plus haut, arrivent

à une conclusion qui, cependant, à notre avis, s’applique également aux années 1960, surtout à partir de 1965 et, particulièrement, à une pièce comme Les beaux dimanches : « Cette dramaturgie colle de très près aux réalités québécoises et s’adresse d’une façon immédiate à la communauté nationale, même dans ce qu’elle peut avoir de régional et parfois de “quétaine” pour des observateurs aux prétentions universelles ou internationales 315 . » Partir du particulier

pour arriver à l’universel. C’est une des raisons pour lesquelles les pièces de Dubé sont aussi

« un formidable potentiel de jeu 316 », phrase employée par Ryngaert, en se référant aux bons textes scéniques, il va de soi. Le théâtre dubéen n’a jamais été ce qu’il appelle « le théâtre dans un fauteuil 317 », expression qui vient du théâtre de Musset ( Spectacle dans un fauteuil ), et qui

désignait des œuvres injouables parce que, le plus souvent, elles ne suivaient pas le code

scénique de leur époque et s’écartaient de la norme318 . En revanche, toutes les pièces qui forment la deuxième partie de notre thèse comme, d’ailleurs, celles qui composent la première, ont été jouées maintes fois à travers les décennies.

315 Loc. cit., Alonzo Le Blanc, Michel Lord et Lucie Robert, « Théâtre », dans Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec , t. V : 1970-1975 , p. XL. Ce sont les auteurs qui soulignent.

316 Op. cit ., Jean-Pierre Ryngaert, Introduction à l’analyse du théâtre , p. 22.

317 Id ., p. 19.

318 Id ., p. 20. Selon Ryngaert, « une œuvre longue, complexe, avec de nombreux personnages, des changements de décor incessants et “un style poétique” est ainsi renvoyé à la lecture et comme interdite à la représentation. »

200

3.2 Chapitre 1 : Bilan

Bilan , pièce charnière dans l’œuvre dubéenne, marque chez le dramaturge la rupture définitive avec le monde des ouvriers. En 1960, Dubé a trente ans et sa notoriété en tant que scénariste et scripteur est déjà bien établie et répandue. En même temps qu’il s’est mérité cette célébrité, il a acquis une aisance financière qui lui permet d’accéder aux privilèges, jouissances et prérogatives de la bourgeoisie dont il fera dorénavant partie. Il est raisonnable donc de s’attendre à ce qu’il commence à cibler dans son œuvre les aspirations, les défis et les problèmes associés à cette classe sociale et, en effet, c’est ce qui s’est passé à partir de cette date. Sur ce point, Schmitt et

Viala déclarent :

Toujours, un auteur est influencé par les attitudes et valeurs du groupe social où il est né, où de celui où il évolue. Cela peut décider de ses raisons même d’écrire, y compris quand il prend position contre son groupe d’origine ou d’appartenance. Il est donc essentiel de chercher à situer le texte dans les courants de pensée et de valeurs qu’il illustre ou défend 319 .

Mais, bien que Dubé fasse partie intégrante de la bourgeoisie, il ne se laisse pas pour autant

aveugler par les nombreux avantages d’y appartenir. Au contraire, à cause de sa lucidité extrême,

il devient impitoyable envers les nouveaux riches et expose systématiquement ce qu’il appelle la

« décadence » de leur existence superficielle et hautement matérielle, dans toutes les pièces qui

les concernent. Esther Mercier-Croft soutient « [q]u’avec Bilan , Dubé présente à la fois le décor

des nouveaux riches et l’envers de ce décor : il dévoile les failles cachées sous les masques les

plus précieux de ses personnages et la faillite inscrite au cœur même de leurs plus belles

réussites 320 ». Elle a raison de parler de failles chez les nantis, car celles-ci sont abondantes en

319 Op. cit ., M.-P. Schmitt et Alain Viala, Savoir-lire. Précis de lecture critique , p. 45.

320 Esther Mercier-Croft, « Bilan , drame de Marcel Dubé », dans Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec , Tome IV : 1960-1969 , Maurice Lemire (dir.), Montréal, Fides, 1984, p. 103.

201 comparaison avec leurs qualités qui brillent, généralement, par leur absence. De sorte que les tribulations bourgeoises deviennent un champ d’étude fertile pour Dubé qui y va consacrer le reste de sa carrière en tant que dramaturge.

« L’habit ne fait pas le moine », voilà un proverbe qui peut s’appliquer aux personnages principaux de Bilan , surtout à William Larose, le « self-made man » québécois et à Margot, son

épouse délaissée, car les apparences sont trompeuses. Au premier coup d’œil, ils donnent

l’impression à tout le monde d’être un couple heureux mais, dès le moment que nous regardons

de plus près la nature de leurs rapports, nous voyons que ce n’est pas le cas. En fait, leur aisance

ne leur a pas apporté le bonheur auquel ils s’attendaient. Au contraire, ils se sentent plus

incompris, plus trahis et plus seuls que jamais et cela en dépit de leur aisance. Autrement dit, ils

souffrent du mal de vivre qui s’est installé chez eux.

Dubé a présenté Bilan d’abord à la télévision le 1 er décembre 1960, pour le téléthéâtre de Radio-

Canada. Comme dans Un simple soldat , qui en comptait dix-neuf, les personnages sont

nombreux dans Bilan ; il y en a un total de quinze. Quelques années plus tard, en 1968, Dubé a

adapté la pièce pour la scène et elle a été jouée par le Théâtre du Nouveau Monde le 4 octobre,

au théâtre Port-Royal, à Montréal. Madeleine Greffard et Jean-Guy Sabourin, dans leur ouvrage

intitulé Le théâtre québécois , jugent que Dubé montre une énorme influence télévisuelle dans ses

adaptations scéniques. « Écrivain de théâtre, Dubé s’initie très tôt à l’écriture télévisuelle, à

ses libertés de déplacements spatiotemporels, à la fragmentation des scènes, à la parole intimiste

que permettent les gros plans, au relâchement de la structure321 . » En effet, que ce soit dans

Bilan , Un matin comme les autres ou Le réformiste ou l’honneur des hommes , toutes les

321 Madeleine Greffard et Jean-Guy Sabourin, Le Théâtre québécois , Montréal, Boréal, 1997, p. 68.

202 caractéristiques mentionnées par Greffard et Sabourin n’ont fait que s’accentuer avec le passage du temps. À cause de la fragmentation des scènes et des libertés spatiotemporelles dans Bilan , il existe un rapport étroit entre la structure de la pièce et celle d’une émission télévisuelle, ou même celle d’un scénario cinématographique, caractéristiques qui rendent l’action de la pièce très réelle.

3.2.1 Récurrences thématiques et effets idéologiques

Dubé a traité plusieurs fois pendant la décennie de 1960 de thèmes politiques puisqu’il y reviendra encore dans trois autres pièces d’une très grande envergure : Les beaux dimanches 322 ,

Au retour des oies blanches 323 et Un matin comme les autres 324 . C’est précisément la décennie où la question de l’autonomie du Québec a été fortement remise à l’ordre du jour. C’est un moment historique de grande effervescence politique325 . Nous remarquons que dans Bilan et Au retour des oies blanches , Dubé parodie surtout les discours de deux personnages bourgeois ultraconservateurs, William et Achille, qui aimeraient bien voir le retour au pouvoir d’un

322 Dans cette pièce, qui date de 1965, Dubé fait parler un médecin, Olivier, dans une tirade de deux pages, sur les causes et les conséquences de l’aliénation québécoise et du seul remède capable de la guérir, c’est-à-dire l’indépendance du Québec. C’est la première fois que le dramaturge traite ouvertement de cette question dans son œuvre.

323 Cette pièce date de 1968. Dubé y met en relief la corruption politique d’un ancien haut fonctionnaire du gouvernement unioniste de Duplessis, Achille.

324 C’est la pièce la plus politique de Dubé. Elle fait partie de notre corpus et sera analysée plus loin.

325 Dans deux pièces sur trois, il sera question spécifiquement des enjeux indépendantistes, car la question nationale et les causes de l’aliénation du peuple québécois étaient à l’ordre du jour pendant les années 1960. Nous constatons que Dubé a rempli le rôle social et politique du dramaturge soi-disant « engagé » en traitant de sujets qui l’inquiétaient et qui, par extension, inquiétaient aussi la société québécoise durant l’époque en question. Ses œuvres renvoient au lecteur une image des discours qui se tenaient en privé et en public tout autour de lui. Bref, ses pièces traitaient de thèmes actuels dont tout le monde discutait au travail ou à la maison. C’est un exemple concret de l’intertextualité étant donné que le dramaturge s’insère dans son milieu social en transposant les discours qui s’y tenaient. D’ailleurs, Dubé n’a pas été le seul à traiter du thème indépendantiste. Gélinas, Félix Leclerc et Françoise Loranger, l’ont fait aussi ; le premier dans Hier, les enfants dansaient , le deuxième dans Qui est le père ?, et la troisième dans Médium saignant .

203 gouvernement unioniste pour des raisons idéologiques, il est vrai, mais aussi pour des raisons

égoïstes, car ils se sentent supérieurs à leurs semblables et veulent avoir l’air puissant dans leur collectivité. En revanche, dans Les beaux dimanches et Un matin comme les autres , il analyse sérieusement le pour et le contre de la question souverainiste.

Dans Bilan , il est question aussi de l’émancipation difficile de la femme qui n’est pas heureuse dans une vie à deux et qui veut reprendre sa liberté. Margot et Suzie, la mère et sa fille, deux générations successives de femmes, parlent ouvertement de séparation et de divorce, car elles sont malheureuses en amour. La première veut recommencer sa vie avec Gaston, l’homme de ses rêves, avant qu’il ne soit trop tard, et la deuxième n’aime plus son mari qui souffre d’un complexe d’infériorité à son égard et, qui plus est, l’ennuie à mourir. C’est la première fois que nous remarquons dans l’œuvre dubéenne cette attitude émancipatoire des personnages féminins à l’égard de leur mari. À partir de Bilan , la femme se sentira de plus en plus capable de rejeter les contraintes du mariage et d’envisager une vie seule, indépendante de la tutelle d’un mari qu’elle n’aime plus mais qui veut continuer de la contrôler pour maintenir les apparences. Ce désir se remarquera aussi dans Pauvre amour , pièce qui date de 1969, où Françoise prend la décision de se séparer définitivement de son mari parce qu’ils ne s’aiment plus et ils le savent. Cette envie d’honnêteté dans les rapports conjugaux est un aspect qui se fait remarquer spécialement chez la femme. En tout cas, nous sommes loin du comportement d’Antoinette, dans Florence qui, quoique malheureuse dans son mariage parce qu’elle se sent prisonnière, n’aurait jamais pensé à divorcer d’avec Gaston. Cette même conduite traditionaliste se retrouve dans Un simple soldat , dans le personnage de Bertha, la deuxième épouse d’Édouard, qui s’est mariée avec lui pour pouvoir abandonner sa vie de femme de ménage ; quoiqu’elle finisse par être tout à fait désillusionnée de la qualité de sa nouvelle vie conjugale, elle ne songe pas à quitter son mari.

Ainsi, les attentes du mariage traditionnel sont remises en question et par Margot et par sa fille

204 qui se sentent déçues, frustrées et malheureuses dans leur vie de couple. Le manque de tendresse, de compréhension, de communication et d’amour de leur époux force ces deux femmes à chercher le bonheur ailleurs et cela avant qu’il ne soit trop tard. Margot aimerait donc recommencer sa vie avec Gaston puisqu’il est l’homme de ses rêves. Quant à sa fille, elle voudrait se débarrasser au plus vite de son lourdaud de mari, Bob.

Lié au thème de la libération de la femme, il existe celui de l’infidélité. Dans le passé, c’étaient surtout les bourgeois riches qui s’adonnaient à toutes sortes d’aventures en dehors du mariage et qui succombaient aux tentations charnelles. En fait, ils allaient jusqu’au point de s’en vanter.

William représente bien ce groupe d’hommes. Bien qu’il se permette d’avoir une maîtresse, il ne permet pas à sa femme d’avoir un amant et exige qu’elle lui reste fidèle pour maintenir les apparences et pour garder son honneur intact. De plus, quand William apprend que sa fille Suzie est devenue la maîtresse de Raymond, il s’y oppose catégoriquement, faisant preuve d’un double standard en ce qui concerne les droits et privilèges des deux sexes. C’est que, au début des années 1960, les femmes ne jouissaient pas encore du même niveau d’égalité que les hommes dans le domaine épineux des rapports extraconjugaux. Ayant mis cet aspect en relief, dans Bilan , la génération de Margot et, surtout, celle de Suzie, est prête à imiter l’homme dans le domaine des liaisons extraconjugales. L’infidélité n’est plus seulement la prérogative du mâle.

Néanmoins, nous remarquons toujours une attitude sexiste de la part de l’homme envers la femme. C’est dire qu’il la traite comme s’il agissait d’un objet sexuel. William et Guillaume, le père et son fils, qui représentent, comme Margot et Suzy, deux générations successives, ne montrent aucun respect pour les femmes qui font partie de leur vie et qui dépendent d’eux financièrement. En fait, ils font preuve d’un complexe de supériorité à leur égard. Les deux hommes considèrent la femme comme un être inférieur, quelqu’un qui n’est plus qu’une

205 commodité interchangeable. Voilà la raison pour laquelle père et fils se servent de la même maîtresse, Monique.

Il y a une connexion étroite entre les deux thèmes précédents et l’indifférence et le manque d’amour qui semblent gouverner les rapports entre les hommes et les femmes dans Bilan .

Exception faite du jeune couple Étienne-Élise, personne ne semble s’aimer. Les trois cas les plus frappants sont ceux des couples William-Margot, Suzie-Bob et Guillaume-Monique. Le premier reste ensemble par pure commodité et pour maintenir les apparences et le second est déjà sérieusement en trouble puisque Suzy n’a jamais aimé son mari. Autrement dit, elle s’est marié sans savoir ce qu’elle faisait, ce qui montre son manque de maturité. Quant à Guillaume-

Monique, ils représentent deux personnages machiavéliques qui sont en train de s’exploiter mutuellement sans s’aimer. L’argent dicte leurs rapports. Le seul couple qui est vraiment heureux est le couple Étienne-Élise. C’est que leurs rapports sont gouvernés par l’amitié, la tendresse et l’amour. Parlons, enfin, de la relation ambiguë entre Margot et Gaston. Bien qu’ils soient amoureux depuis longtemps, ils ne se sont jamais avoué leurs sentiments mutuels. Lui, parce qu’il voulait garder intacte son amitié avec William et, elle, parce qu’elle était une femme mariée. Notons qu’au dénouement, lorsqu’elle a le courage de lui déclarer son amour, c’est pour se rendre compte que Gaston, bien qu’il l’aime aussi, n’est pas prêt à trahir son ami pour la suivre dans une aventure qui lui advient tard dans la vie.

En ce qui concerne le thème de la tricherie, Dubé dépeint un monde de « tricheurs », de menteurs et de lâches, exception faite d’Étienne-Élise, il va sans dire. Tout le monde triche, ment et fait preuve de lâcheté à des degrés différents. Que ce soit William d’un côté ou Margot de l’autre,

Suzie, Guillaume, Monique et Raymond, tous ces personnages succombent à la malhonnêteté.

Nous relevons que les femmes mentent et trichent moins que les hommes puisqu’elles ont le

206 courage de rompre avec eux après avoir vu clair dans leurs rapports mutuels. Les hommes, par contre, font preuve de lâcheté à cet égard et préfèrent rester ensemble et maintenir les apparences qu’ils lient directement à leur réussite sociale et professionnelle. Sous cet aspect, les femmes bourgeoises dubéennes sont plus intègres qu’eux, puisque plus honnêtes et moins lâches que leur

époux.

Le matérialisme à l’américaine, pour sa part, a un lien direct ou indirect avec tous les thèmes déjà abordés. Les nantis ont acquis une aisance financière qui affecte directement leurs mœurs et leurs idéologies. William, nous l’avons dit, se permet de prendre une maîtresse pour satisfaire son machisme et sa vanité et conçoit le plan de vouloir appartenir à un gouvernement unioniste.

En tant que réactionnaire, il ne fera rien pour améliorer le niveau de vie de ses concitoyens. Son fils aîné, à son tour, rivalise avec lui en lui volant son ancienne maîtresse et, pis encore, se révèle un voleur, ce qui prouve qu’il n’a aucune droiture de caractère.

Outre ces thèmes majeurs, nous remarquons que les bourgeois commencent à s’intéresser à ce qui se passe ailleurs dans leur coin du pays et à vouloir participer activement à la vie politique.

Ils se rendent compte que ceux qui détiennent le pouvoir sont ceux qui sont écoutés, respectés et qui finissent aussi par profiter le plus des circonstances économiques qu’ils ont aidé à créer en tenant compte de leur propre enrichissement et de celui de leurs amis intimes, il va de soi.

William est un personnage essentiellement égocentrique. Toutefois, il faut noter qu’au sein de cette bourgeoisie il y quelques jeunes, comme Étienne et Élise, qui ne se laissent pas séduire par l’aisance. Leur idéalisme les encourage à vouloir s’engager politiquement et ils sont prêts à sacrifier leur confort personnel pour leur idéal. Ils sont conscients des injustices sociopolitiques associées au passé et toujours présentes en société et savent qu’ils doivent prendre en main les leviers du pouvoir eux-mêmes afin qu’il y ait plus d’opportunités, plus d’égalité et moins

207 d’injustices au sein de toute la collectivité. Ce jeune couple annonce déjà d’autres jeunes personnages tels Dominique, Stan et Claudia, tous des personnages lucides et hautement engagés dans leurs buts sociopolitiques. Bref, l’ambition politique, l’intolérance, l’idéalisme, l’émancipation de la femme, l’indifférence, le manque d’amour, l’infidélité, la tricherie et le matérialisme à l’américaine sont quelques-uns des thèmes clés de Bilan .

3.2.2 L’intrigue

Dans Bilan , il s’agit donc d’un nouveau riche, un « requin », qui a fait fortune dans le monde de l’entreprise privée et qui veut, pour célébrer ses accomplissements professionnels, intégrer le monde de la politique provinciale. Le héros est quelqu’un qui est convaincu que l’argent peut tout acheter, y compris son bonheur et celui des siens. L’argent est devenu son Dieu et gouverne tous ses liens interpersonnels. Au fur et à mesure que l’action se développe, il se rend compte, cependant, qu’en dépit de ses millions, il ne peut concrétiser son dernier rêve, le plus important de tous. Sa famille s’y oppose indirectement en causant toutes sortes de scandales qui lui sont néfastes, politiquement parlant. De sorte que son rêve ne se concrétisera jamais. Sa femme est, par exemple, secrètement amoureuse, depuis des années, de son meilleur ami et associé, Gaston, sans qu’il se doute de quoi que ce soit. Ce sont quelques indices qui révèlent déjà qu’il y a de sérieux problèmes dans leur vie privée. Le couple William-Margot a trois enfants : deux fils,

Guillaume, un personnage qui manque d’intégrité, puisqu’il vole de l’argent à son père pour subvenir à ses besoins égoïstes, et Étienne, un jeune homme idéaliste qui se fera tuer dans un accident de voiture accompagné de sa petite amie, Élise, une mineure. Quant à Suzie, leur fille, elle a épousé un avocat, Bob, qu’elle n’aime plus et qui souffre d’un complexe d’infériorité à l’égard de sa femme. Vu son manque d’amour envers son mari, elle se fait un devoir de le tromper avec un gigolo, Raymond, qui s’est donné comme seul but dans la vie de profiter des

208 rapports avec toutes les femmes aisées et frustrées, comme Suzie. Tout ce « beau monde » de la version télévisuelle de Bilan de 1960 annonce déjà une autre pièce de Dubé, Les beaux

dimanches , qui date de 1965. Ce qu’il faut souligner à propos de ces personnages, c’est le fait

que la plupart semblent être à la dérive. C’est un premier exemple chez Dubé d’une famille aisée

en train de se défaire à petit feu. Et le coupable de cet état de fait est William qui a été trop

occupé professionnellement pour être à même de mesurer ce qui se passait dans sa propre maison

et à l’intérieur de sa famille. Au dénouement, il se rend compte qu’il est trop tard pour revenir en

arrière et réparer ses rapports avec les siens. Il a négligé la vie sentimentale de tous les membres

de sa famille, surtout celle de sa femme, afin de se dévouer entièrement aux affaires dans le seul

but de s’enrichir. Il croyait qu’en achetant tous les conforts, pour compenser pour son absence

physique et morale, il rendrait sa femme et ses enfants heureux. Il s’est trompé. À la fin de la

pièce, il se trouve condamné à vivre une vie solitaire, abandonné des siens, qu’il considère

comme des « tricheurs », incapable toutefois de se blâmer lui-même pour la situation familiale

qu’il a créée. L’ambition démesurée de William et son égoïsme sans bornes ont provoqué sa

chute, en fin de comptes. Et, ce qui rend cet état de choses encore plus poignant, c’est que lui, sa

femme et Gaston sont tous les trois dans la quarantaine, au beau milieu de la vie, et qu’ils se

sentent tous plus ou moins « perdus ». Résumons. Pour William, étant donné ses traits de

caractère, y compris son aveuglement, il est donc trop tard pour repartir à zéro et réparer les

fautes du passé, car sa femme et ses enfants ont changé et peuvent dorénavant se passer de lui.

Nous sommes témoins du morcellement du noyau familial, car une séparation (le divorce n’a été

permis au Québec qu’en 1967) entre William et Margot semble inévitable, étant donné le ton de

la scène finale de la pièce qui est marqué par des sentiments d’animosité et de haine entre les

deux époux.

209

3.2.3 Les sociolectes et les discours bourgeois

Le sociolecte prédominant dans Bilan est ce que nous avons décidé d’appeler le verbiage bourgeois (à l’intérieur duquel sont abordés plusieurs sujets d’une façon plutôt superficielle), puisqu’il ne mène pas à des décisions majeures prises par les personnages concernant leurs dires et leurs agissements. Or, ce verbiage est dominé, d’un côté, par des discours d’ordre politique où le conservatisme, le traditionalisme, la corruption et le fanatisme sont mis en relief par le personnage principal et ses alliés et, d’un autre côté, par des discours qui mettent en lumière des rapports interpersonnels difficiles, sinon impossibles, entre les cinq membres d’une famille bourgeoise qui est en train de se défaire. Relevons une liste partielle du répertoire lexical et de la valeur sémantique du premier type de sociolecte : le Canada français, la politique, le Parti

(l’Union nationale), les élections, organisateur en chef, la caisse du parti, manigancer, le chef, le

Cabinet, le Conseil législatif. Ce répertoire lexical identifie le protagoniste en tant que membre d’un groupe social bien défini, les parvenus et, plus spécifiquement, d’un politicien à venir de droite, qui est séduit par la tentation de gouverner pour dominer. De plus, nous relevons trois mots en particulier qui s’appliquent directement à William et qui expliquent son but : organisateur en chef, la caisse du parti et manigancer. Leur valeur sémantique est importante. En tant qu’organisateur en chef dans les prochaines élections, William va s’intéresser aux finances du parti et, pour ce faire, il va « manigancer ». William est prêt à tout entreprendre pour le bien de son parti afin que celui-ci retourne au pouvoir. C’est un verbe qui souligne aussi le côté machiavélique de la personnalité du héros car, après tout, c’est ce qu’il a fait dans l’entreprise privée afin de s’embourgeoiser. Pour William, les buts à atteindre justifient tous les moyens employés. Il voit le monde en noir et blanc. Son discours est du type manichéen. Ceux qui ne partagent pas son point de vue deviennent automatiquement ses « ennemis ». Qui plus est, le

210 lexique suivant et sa valeur sémantique mettent carrément le politicien en herbe du côté droit de l’échiquier politique : la gauche, l’opposition, le socialisme, la presse, les journalistes, le capital, les investissements et le standard de vie. Ainsi, il se méfie des journalistes (et de la liberté de la presse) qui n’appuient pas automatiquement son conservatisme et de tous les politiciens de la gauche qu’il étiquette de socialistes ou, pis encore, de communistes et qu’il faut absolument

éliminer. Enfin, il y a trois mots qui couronnent son discours conservateur : le capital, les investissements et le fameux « standard de vie » au nom desquels tout changement d’ordre sociopolitique est perçu comme étant dangereux par ceux qui détiennent le pouvoir. Son intransigeance idéologique ne lui permet pas de chercher des compromis avec les autres partis afin de gouverner démocratiquement pour le bien de toute la population.

Dans un contexte plus large, la valeur sémantique du discours de William souligne l’égocentrisme des politiciens et de leurs associés, des gens qui se donnent des airs de supériorité grâce à leur aisance et qui manquent parfois de droiture. William, en particulier, ne veut pas appartenir au gouvernement pour améliorer le niveau de vie de ses compatriotes. Il ne s’y intéresse aucunement. Il désire ardemment en faire partie pour couronner sa réussite professionnelle. C’est la seule raison pour laquelle la politique l’attire. Qui plus est, il est convaincu que son rêve politique est un défi digne de lui et que ce défi est certainement à sa hauteur étant donné que continuer à amasser une fortune ne l’intéresse plus, car il est déjà multimillionnaire. Nous pouvons détecter une dichotomie sémantique dans son discours. Ainsi, les partis de gauche s’opposent à ceux de droite, le capitalisme au communisme, la liberté de la presse à la censure et, enfin, le futur s’oppose au passé, ce qui nous amène à penser que William a des tendances despotiques où les opinions défavorables exprimées par des individus ou par des collectivités sont systématiquement supprimées, pour ne pas dire interdites et punies.

211

Regardons de plus près les raisons pour lesquelles William veut s’emparer du pouvoir. Il s’est orienté vers la politique grâce à l’intervention d’un ex-ministre dans le gouvernement unioniste de Duplessis.

WILLIAM – Ce sont les besoins du peuple qui font les grands hommes. Attendez les prochaines élections. Toi, Damien, tu vas retrouver ton siège au Cabinet, comme Ministre des Travaux Forcés. Maintenant que je suis dans le coup, on va chambarder le Parti. Ce que nous manque c’est la jeunesse. Moi, j’en ai à revendre. En retour, tout ce que je demande si on rentre, c’est de me laisser nettoyer le Parti des crottés, des indésirables. Au Canada français, la gauche est une erreur géographique. Faut donner un coup de barre à droite, dans le sens des traditions et de l’entreprise privée 326 .

La mission politique de William est simple : il faut éviter à tout prix le parti de gauche et ses idées libérales, voire socialistes, sinon communistes, et promouvoir les partis de droite et le passé, surtout les vieilles traditions. En outre, il est pour le retour au favoritisme du passé.

Quoiqu’il ne soit pas encore dans la position de distribuer des récompenses à ses amis, car il ne fait pas partie du gouvernement, cela ne l’empêche pas de le faire. Dans la bouche de William, des mots tels que « chambarder le Parti », « nettoyer le Parti des crottés, des indésirables », et au

« Canada français la gauche est une erreur géographique », sont porteurs d’une valeur sémantique qui révèle le conformisme, le conservatisme, le traditionalisme et l’intolérance du personnage. Dans son univers, les partis de droite s’opposent automatiquement à ceux de gauche et l’art du compromis devient impossible. Son intransigeance n’a pas de limites et l’encourage à se donner soi-même comme un exemple aveuglant d’une complète réussite. S’il a été capable de devenir millionnaire grâce à son esprit d’initiative, à ses sacrifices, à sa persévérance et à ses connaissances au sein d’un parti unioniste, n’importe qui peut le faire aussi. Sa devise est

« Vouloir, c’est pouvoir ». C’est précisément ce qu’il essaie de montrer en mettant en valeur ses nombreux accomplissements :

326 Op. cit ., Marcel Dubé, Bilan , pièce en deux parties, p. 54.

212

WILLIAM – A vingt-deux ans, quand je suis revenu de la guerre, p’tit caporal, les poches vides, j’étais comme on dit, pas trop certain de mon avenir… j’ai regardé autour de moi, je me suis aperçu que j’étais dans un pays encore tout neuf, j’ai décidé d’en profiter, de faire une piastre comme les autres… Je me suis lancé avec Gaston dans le débossage des autos, ensuite dans le béton, pour finir dans la construction et le pavage. Au bout de dix ans, j’avais gagné mon premier million… Aujourd’hui, je peux difficilement compter ce que je possède… Mais j’ai travaillé pour ça, j’en ai sué un coup ! Les premiers contrats du gouvernement, j’ai dû faire des pirouettes pour les obtenir… Mais je pense que si j’ai fait honneur aux miens par mes réussites, je peux rendre encore de plus grands services à ma province, à ma patrie, au Canada tout entier, d’un Atlantique à l’autre… Ma devise a toujours été : « Excelsior »… Plus haut, toujours plus haut. Vers les sommets ! C’est la raison pour laquelle William Larose a accepté le titre d’organisateur en chef et de grand argentier du parti qui ne m’a jamais renié 327 .

Comme nous venons de voir, William a l’aplomb de se donner comme parangon. En outre, un

parti qui l’a épaulé mérite sans aucun doute qu’il l’épaule à son tour. Voilà la raison pour

laquelle il veut jouer le rôle du grand « argentier » du parti dans les élections qui s’annoncent

tout en déguisant ses propres ambitions égoïstes. En discourant de la sorte, il se rend caricatural

aux yeux de tout le monde, surtout à ceux d’Étienne qui est le plus instruit et le plus progressiste

de ses enfants. Son discours appartient au type monologique et n’est pas du tout autocritique

étant donné que le personnage n’est pas ouvert à d’autres philosophies de la vie que la sienne.

Enfin, son discours met en relief son ignorance géographique du Canada puisqu’il parle de deux

Atlantiques, ce qui est risible.

Analysons maintenant, à la lumière de ce qu’il déclare, les raisons pour lesquelles Étienne

qualifie de burlesque l’idéologie politique de William. Une opinion qu’il partage avec sa petite

amie, Élise :

ÉTIENNE – Je n’aime pas qu’il se rende ridicule comme ça. Il ne se rend pas compte qu’il sera bientôt englouti par les nouvelles marées. Comme tous les hommes de sa génération, il

327 Ibid ., p. 57.

213

demeure encrassé dans des structures sociales qui ne peuvent plus tenir. Quand il en prendra conscience il sera malheureusement trop tard 328 .

Le discernement, la lucidité et l’engagement d’Étienne sont représentatifs d’une nouvelle génération québécoise qui désire changer les conditions sociopolitiques pour le mieux.

Autrement dit, elle veut rompre tout commerce avec l’ancienne génération qui, à son avis, politiquement, s’est laissé mener par le bout du nez trop facilement et qui, pis encore, s’est laissé corrompre. Finalement, ce conflit d’ordre idéologique entre William et Étienne ne se résoudra jamais, car Étienne sera victime d’un accident routier et mourra prématurément. Sa mort, cependant, acquiert une valeur symbolique, car elle montre la fin d’un rêve qui n’a pas eu le temps de se concrétiser. Une fois le jeune homme éliminé, la vieille génération, représentée par les William de ce monde, profite du vide qui s’est créé par l’absence d’une opposition efficace pour se maintenir au pouvoir.

Ainsi, le seul membre de la famille Larose qui possède donc un idéal noble et qui ne se soit pas laissé gâter par le matérialisme omniprésent, c’est Étienne. Aux yeux de son père, néanmoins, il n’a que les idées socialistes d’un « révolutionnaire manqué ». De sorte que le dialogue entre les deux devient impossible, sinon inutile.

Le deuxième sociolecte concerne le style de vie que William mène, dominé par le matérialisme, ce qui rend pénibles, sinon impossibles, les rapports interpersonnels au sein de sa famille. Il refuse de parler à Margot de ce qui compte vraiment pour elle, c’est-à-dire le manque de communication, d’intimité, de respect et d’amour entre eux. Ils vivent ensemble par pure commodité, caractéristique qui se fera remarquer dans d’autres pièces de notre corpus. Et cela depuis des années. En outre, William et Suzie ne se comprennent pas. Il ne lui prête pas main

328 Ibid ., p. 63.

214 forte quand elle décide de se séparer de Bob et de divorcer. Au contraire, il veut la réduire au silence car il ne veut pas qu’elle cause un scandale qui puisse ruiner ses chances d’appartenir au gouvernement. Enfin, ses rapports avec ses deux fils sont parsemés de conflits. Avec Étienne, ils sont surtout de nature politique ; avec Guillaume, ils sont de nature personnelle, car il s’attaque à son style de vie. En somme, comme nous avons pu déjà le suggérer ailleurs, la source principale du conflit au sein de cette famille bourgeoise a une connexion directe avec l’habitude que

William a prise de résoudre les problèmes quand ils surviennent. Il les résout par le biais de l’argent. Il pense que tout le monde a son prix et que personne n’a plus de principes. Il fait preuve de cynisme en profitant de la faiblesse d’autrui. Un exemple frappant de ceci a lieu lors de la conversation qu’il a avec Raymond, l’amant de Suzie et l’ami intime de son fils Guillaume.

Non seulement il le convainc de laisser tomber Suzie, parce qu’elle est une femme mariée, mais aussi de prendre la fiancée de son fils, Monique, qu’il considère indigne de Guillaume, puisqu’elle a été son ancienne maîtresse, en lui donnant de l’argent. « Plus le service est grand, plus la récompense est importante 329 . » Il ne veut pas que les « mauvaises langues » bavardent sur lui et sa famille car cela serait sans doute nocif au lancement de sa carrière politique. Du même coup, il révèle à Raymond qu’il avait déjà dépensé une grande somme d’argent lors de la mort d’Élise, une mineure, pour faire taire les autorités et pour « consoler » les parents de la petite qui lui avaient interdit de sortir avec Étienne. Même Raymond, qui a pourtant la réputation d’être un maquereau, et qui n’a donc beaucoup de valeurs morales, est choqué par la conduite de

William d’acheter les gens et la qualifie d’ « ignoble ». Bref, sa conduite est la raison pour laquelle le protagoniste se retrouve tout seul au dénouement, abandonné de sa famille, sans, toutefois, être capable de se surpasser, de se corriger, puisqu’il ne voit pas un lien direct entre ses

329 Ibid ., p. 145.

215 agissements à travers les années et son abandon, sa chute. Au contraire, il se croit la victime tout

à fait innocente des complots des siens pour détruire ses ambitions politiques. Ainsi, le choix de certaines oppositions et distinctions sémantiques comme : amour/haine, amitié/animosité, sensibilité/insensibilité, fierté/honte, décide de la distribution des rôles actantiels dans la pièce.

William s’oppose, pour des raisons différentes, à certains personnages et devient par ce fait même responsable du manque d’union et d’esprit de corps au sein de sa propre famille. Il n’a aucun adjuvant.

Dans Bilan , Dubé critique ouvertement les bourgeois riches et conservateurs, leur idéologie, leur train de vie et leurs fausses valeurs à travers leurs discours et les sociolectes qui s’y manifestent.

Mercier-Croft met cet aspect en valeur quand elle suggère que William :

[…] a voulu disposer des gens de son entourage comme on fait des placements à la Bourse, en étudiant bien les taux de rentabilité de chacun d’eux. Mais, dans son aveuglante quête de pouvoir, il n’a pas vu un seul instant que sa propre cote avait baissé et que non seulement ses proches avaient retiré leurs parts de l’entreprise mais qu’ils avaient déjà préparé sa ruine 330 .

Cette image de l’investisseur qui fait ses placements froidement pour tirer de chacun le profit maximum nous semble juste en ce qui concerne la personnalité de William, car, au dénouement, il ne pourra compter sur personne ; à ses yeux, tout le monde l’a trahi à des degrés différents. Et cela en dépit du fait qu’il dit qu’il s’est fait saigner pour leur donner tout le confort possible.

Apparemment, il s’est servi de mauvaise monnaie dans ses placements. Le message est clair : l’argent ne peut acheter le bonheur puisque tous les personnages dans Bilan sont malheureux.

330 Loc. cit ., Esther Mercier-Croft, « Bilan , drame de Marcel Dubé », p. 103.

216

3.2.4 Une analyse actantielle de la pièce

En analysant de près l’axe du désir, nous nous rendons compte que William se laisse aveugler par le désir de couronner sa réussite dans le monde des affaires par un poste à l’Assemblée

Législative. Il veut être « l’argentier en chef » du parti dans les prochaines élections. C’est sa façon de repayer les nombreux contrats que l’ancien gouvernement lui a accordés et, en même temps, de faire partie intégrante du nouveau gouvernement. Or, dans sa poursuite du pouvoir, il compte sur l’appui de quelques collaborateurs, ses adjuvants et est contrarié par les actes de quelques adversaires, ses opposants. Ces derniers sont les membres de sa famille. Ceux-là se sentent délaissés par lui et le détestent pour cette raison. Ils restent tièdes dans la poursuite de sa quête politique et, en fait, sans le vouloir directement, causent toutes sortes de scandales qui vont empêcher le sujet d’atteindre son but. Par contre, ceux qui l’appuient dans son nouvel objectif, exception faite de Gaston, sont précisément ceux qui vont profiter directement ou indirectement de sa réussite politique, c’est-à-dire un ex-juge et quelques comparses qui partagent ses idées anciennes sur le rôle d’un gouvernement provincial.

Un deuxième axe du désir qui se manifeste est celui gouverné par la volonté de Margot de recommencer sa vie avec Gaston. Elle aimerait bien être heureuse avec un homme qu’elle aime et qui l’aime. Cependant, cet amour ne se réalisera pas. Le sujet, dans sa quête amoureuse, ne peut compter que sur un seul adjuvant, Suzie. Tous les autres personnages se campent du côté de l’actant opposant vouant ainsi à l’échec le désir de Margot. Elle se trouve coincée, dans une impasse, au dénouement, étant donné qu’elle a révélé ses vrais sentiments publiquement.

De sorte que les différents sujets ne peuvent compter sur l’aide et l’appui d’aucun adjuvant. Ils

œuvrent seuls. Il découle de cet état de fait que l’axe du pouvoir est en déséquilibre à travers toute la pièce. Qu’il s’agisse du sujet William, dans sa quête politique, ou du sujet Margot, dans

217 sa quête amoureuse, ils ne peuvent compter que sur eux-mêmes, tout compte fait. Ainsi, le succès de leur entreprise est sérieusement compromis dès le départ, car ils sont isolés.

En ce qui concerne l’axe de la manipulation/motivation, il faut noter le rôle de l’ambition politique qui pousse William à vouloir gouverner pour gouverner, pour le seul plaisir de se sentir puissant, donc pour des raisons purement égoïstes. Le destinataire est lui-même et non pas l’amélioration de la société en général, car il méprise ses concitoyens.

Un deuxième axe de la manipulation/motivation, celui-ci gouverné par le rapport Éros-Margot, joue un rôle de premier plan aussi. Bien que l’amour soit une source d’inspiration et de rêves pour Margot, elle ne pourra jamais en profiter, car l’objet de ses rêves, Gaston, préfère garder l’amitié de William que se laisser vaincre par un amour-passion partagé avec la femme de son meilleur ami, un homme qui lui a sauvé la vie pendant la guerre. Ainsi, l’axe destinateur- destinataire se voit coupé et n’a pas d’issue.

Essentiellement, nous pouvons repérer trois modèles actantiels qui se déroulent simultanément dans Bilan . D’une part, il y a celui où le sujet est William et l’objet, c’est appartenir au

gouvernement provincial ; les adjuvants sont Gaston, le juge, quelques amis intimes de William

dans le domaine des affaires et sa propre richesse qui lui permet de concrétiser la plupart de ses

souhaits ; les opposants sont Margot, Guillaume, Suzie, Bob et, surtout, Étienne ; le destinateur

est la volonté de puissance chez William et, enfin, le seul destinataire est lui-même, puisqu’en

poursuivant son but il ne fait que satisfaire son égoïsme.

218

D1 : la volonté de puissance D2 : William

S : William ↗

O : appartenir au gouvernement

A : la richesse de William, le juge, Gaston ↗ ↖ Op : Étienne, Margot, Suzie, Guillaume et Bob

D’autre part, il existe un deuxième modèle où le sujet est Margot, l’objet, Gaston, l’adjuvant,

Suzie, dans la mesure où elle se voit dans une situation similaire à celle de sa mère (elle veut se débarrasser de son propre mari qu’elle n’aime pas) et Margot, qui veut refaire sa vie avec l’homme de ses rêves et qu’elle aime ; les opposants sont : William, Guillaume et Gaston (ce dernier préfère ne pas trahir son ami de longue date) ; le destinateur est l’amour/Éros et le destinataire est Margot (et Gaston), qui trouverait le bonheur dont elle a rêvé presque toute sa vie sans jamais l’avoir atteint en compagnie de son mari vu qu’il ne s’est jamais beaucoup occupé d’elle émotionnellement et qui, pis encore, à certains moments, lui a été infidèle puisqu’il a eu le culot de prendre des maîtresses pour « se rafraîchir les idées ».

D1 : l’amour/Éros D2 : Margot (Gaston)

S : Margot ↗

O : Gaston

A : Margot, (Suzie) ↗ ↖ Op : William, Guillaume, Gaston

Un aspect qui rend la scène de confession d’amour entre Margot et Gaston intéressante, c’est le fait que Guillaume, caché dans un coin du salon, écoute la conversation entre les deux

« amoureux » sans qu’ils le sachent. Cette technique théâtrale augmente certainement le suspense

219 chez le public, car ce dernier sait qu’il est là, mais les deux autres personnages l’ignorent. Plus tard, au moment d’être accusé de vol devant son père, Guillaume pourra, à son tour, accuser sa mère et Gaston de connivence amoureuse et de trahison en montrant leur déchéance morale. Il veut les discréditer aux yeux de son père en lui prouvant de façon nette et précise qu’ils sont aussi vils que lui, que leurs fautes les rendent aussi coupables que lui. Cependant, en agissant lâchement, il fait preuve de mesquinerie et de manque de principes moraux. Pendant cette scène de confrontation entre Margot, Guillaume, Gaston et William, ce dernier découvre enfin la vraie nature des sentiments que partagent Margot et Gaston. Que sa femme soit amoureuse de Gaston et qu’elle l’admette effrontément en sa présence est inconcevable pour un homme égocentrique et machiste comme lui. Ce jeu de la vérité détruit non seulement ses rêves de grandeur mais aussi sa vie conjugale. Il est ironique que William, qui croyait contrôler tous les aspects de sa vie et ceux de la vie des siens grâce à sa fortune, n’apprenne qu’à la toute fin que sa femme le trompe en pensée avec son meilleur ami, que Gaston aime sa femme, que son fils aîné lui vole sans remords son argent, que la décision de sa fille de divorcer est irrévocable et que tous ces scandales l’empêcheront de faire partie du monde politique, car, dans un domaine où le paraître prévaut sur l’être, les politiciens doivent donner l’impression de mener une vie exemplaire afin d’être élus. En revanche, Margot se libère du poids de son secret puisqu’elle a le courage de vouloir mettre un terme aux fausses apparences et à l’hypocrisie qui la tourmentent depuis des années.

Le troisième modèle a pour sujet Gaston ; l’objet de sa quête est ne pas trahir son ami William.

Le destinateur est la loyauté (et l’amitié) et le destinataire est Gaston et William qui pourront continuer d’être des amis inséparables. Dans la case d’opposant, nous trouvons Margot,

Guillaume, Suzie et William (à partir du moment où il apprend que son ami est amoureux de sa femme). Ainsi, nous voyons que dans la case d’adjuvant il y a un seul personnage, Gaston, qui,

220 pour continuer d’être fidèle à son ami, doit avoir la force de caractère pour ne pas céder à la tentation de prendre sa femme, une femme dont il est amoureux depuis longtemps.

D1 : la loyauté/l’amitié D2 : Gaston, William

S : Gaston ↗

O : ne pas trahir William

A : Gaston ↗ ↖ Op : Guillaume, Margot (Suzie)

Du va-et-vient entre ces trois modèles naît tout l’intérêt de l’action de la pièce, car le lecteur ne

sait pas comment l’intrigue va se dénouer. Est-ce que William pourra combler ses ambitions

politiques ? La chose est plausible car il a des amis puissants dans la politique et tout l’argent

nécessaire pour « s’acheter » un poste politique à Québec, dans un système capitaliste où l’argent

permet toutes sortes d’extravagances à celui qui le possède, y compris l’achat d’influence

politique. Cependant, son rêve survivra-t-il aux scandales familiaux qui s’annoncent

successivement ? Et, en ce qui concerne Margot, sera-t-elle capable de convaincre Gaston de la

suivre et par là même de trahir son vieil ami et collaborateur, quelqu’un qui lui a sauvé la vie

pendant la Deuxième Guerre mondiale ? La loyauté et l’amitié de Gaston envers William seront-

elles assez fortes pour combattre son désir de vivre avec Margot ? Le dramaturge crée et réussit à

maintenir le suspense en ne révélant les réponses à ces questions qu’au dénouement. Sur les trois

modèles illustrés ci-dessus, c’est certainement le premier qui prédomine dans la pièce. C’est

l’ambition politique qui pousse le sujet à l’action et qui gouverne tous ses actes de l’exposition

au dénouement.

221

Il y a, toutefois, un quatrième modèle qui voit brièvement le jour et qui vaut la peine d’être souligné, car il met en lumière l’idéalisme de certains jeunes Québécois. C’est celui où la prise de position politique d’Étienne se fait remarquer. Ainsi, il devient un sujet temporaire dans la mesure où il cherche un objet, c’est-à-dire l’amélioration du niveau de vie pour les Québécois les plus vulnérables à travers des réformes politiques d’envergure. Le destinateur qui le pousse à agir est la justice sociale. Son seul adjuvant est Élise et ses opposants sont William et ses amis du parti unioniste. Pour leur part, Margot, Suzie, Guillaume, Bob et Gaston sont indifférents aux aspirations d’Étienne. Ils ne se mêlent pas aux disputes entre lui et William. Le destinataire est les Québécois qui ont été exploités et marginalisés par des injustices sociopolitiques et qui n’ont pu progresser. Voici son illustration :

D1 : la justice sociale D2 : une société plus juste

S : Étienne ↗

O : l’amélioration du niveau de vie des marginalisés

A : Étienne, Élise ↗ ↖ Op : William et Guillaume

Comme toujours, quelques triangles actifs, psychologiques et idéologiques se manifestent à

l’intérieur des modèles actantiels. Ainsi, un triangle actif important est celui où Suzie est le sujet,

Raymond est l’objet ou vice-versa et l’opposant est Bob qui ne veut pas perdre sa femme et

s’oppose au désir de Suzie de le tromper avec le premier venu. Un autre opposant à Suzie est

William, qui ne veut pas de scandales qui puissent nuire à ses ambitions politiques. L’ennui, le

désœuvrement et la déception matrimoniale poussent Suzie à l’adultère avec un homme qui a la

réputation d’être un gigolo. C’est un cas de réversion étant donné que le sujet et l’objet peuvent

changer de case. Les voici :

222

S : Suzie

O : Raymond ← ↖ Op : Bob, William

Et :

S : Raymond

O : Suzie ← ↖ Op : Bob, William

Un autre triangle actif prend Guillaume pour sujet, et le vol (puisqu’il va profiter des bénéfices de son crime pour s’adonner aux nombreux vices dont il ne peut plus se passer), la tricherie et la malhonnêteté pour objets à des moments différents. Ses opposants sont son père et Gaston.

William et Gaston sont déçus du manque d’intégrité d’un jeune homme sur qui ils comptaient pour remplacer William pendant son absence à Québec.

S : Guillaume

O : le vol ← ↖ Op : Gaston et William

Un triangle idéologique que nous avons repéré est celui où l’action se fait à l’intention d’un destinataire collectif important, le peuple québécois. Dans Bilan , le seul personnage qui incarne cet idéal est Étienne. Le fait qu’il meure si jeune et qu’il n’y ait pas d’autre personnage qui s’intéresse à sa cause est indicatif des difficultés qui se présentent quand quelqu’un qui lutte pour le bien de tous disparaît soudain de la scène. Sa disparition annonce le retour du statisme et le maintien du statu quo. Rien ne change.

223

S : Étienne → D2 : la société québécoise

O : redresser les injustices sociales ↗

3.2.5 Autres remarques sur Bilan

Comme dans les pièces sur les prolétaires, Dubé continue de prodiguer, dans les didascalies, des indications scéniques ainsi qu’à donner des indices utiles sur la personnalité des personnages.

Dialogues et didascalies se complètent mutuellement donnant au texte en entier toute sa valeur et signification. Voici un exemple tiré de la deuxième partie, sixième tableau. Il s’agit du tableau de la fameuse déclaration amoureuse de Margot.

(Le salon où nous retrouvons Margot seule. Il est près de neuf heures du soir le même jour. La pièce est mal éclairée, Margot est allongée sur un divan, déjà vêtue pour la nuit. Elle a sur le front une main qui lui sert d’abat-jour. Elle semble perdue dans quelque mauvais rêve lointain. Sur le Hi-Fi, un disque tourne, une valse ancienne bien orchestrée et déchirante. On sonne à la porte d’entrée. Elle sursaute. Albert passe devant l’entrée de la pièce où il s’arrête 331 .)

Ce que nous remarquons dans cet extrait, c’est la précision des informations qui y sont données : intensité de l’éclairage, bruitage, musique, accessoires, position de Margot sur la scène ainsi que la référence à son attitude pensive. Ce sont des informations précieuses non seulement pour un lecteur de la pièce (elles l’aident à visualiser la scène), mais aussi pour les comédiens qui vont incarner les personnages qui y participent et pour le metteur en scène qui va donner un ton général au spectacle. Or, la scène dans la pénombre est propice à la confession clandestine de

Margot et, en même temps, permet que Guillaume se cache dans un coin pour y écouter la révélation d’un secret qui va jouer un rôle crucial au dénouement. De plus, la référence à l’état d’esprit de Margot, elle est « perdue », montre jusqu’à quel degré elle est malheureuse dans sa

331 Op. cit ., Marcel Dubé, Bilan , pièce en deux parties, p. 163. Didascalies indiquées en italique.

224 vie conjugale et anticipe sa décision de tout révéler à Gaston une fois celui-ci arrivé. Ainsi, d’un

état de confusion, elle passe à un état de clarté où elle a le courage de faire face à la vérité de ses

sentiments envers l’homme de ses rêves. Dubé ne néglige jamais le rôle des didascalies dans ses

pièces.

Il y a un espace de huit ans entre la version télévisuelle de Bilan et sa version scénique. En fait,

beaucoup de changements ont eu lieu au Québec entre les deux dates et voilà pourquoi Jean

Basile, un critique qui, la plupart du temps, a dit du bien de l’œuvre dubéenne, s’est montré, cette

fois-ci, plutôt sévère. Il avoue que la pièce ne fait que « ressasser des lieux communs du monde

bourgeois 332 ». Quoique cette observation puisse être, au premier abord, juste, il nous semble, cependant, que la pièce est d’une vraisemblance exemplaire et même d’une actualité surprenante, car le monde continue d’avoir ses William Larose. « Plus ça change, plus c’est pareil », car tôt ou tard, sous n’importe quel régime politique, il y aura des profiteurs qui s’adonnent à toutes sortes de « manigances » pour triompher. Il y aura aussi des « requins », comme William, qui sont prêts à tout sacrifier, y compris leur honneur et le bonheur de leur famille, pour saisir le pouvoir. Nous terminons cette analyse de Bilan en citant William à la toute fin de la pièce. Il

s’adresse aux trois personnages qui l’ont trahi chacun à sa façon, sa femme, son fils et son

meilleur ami.

WILLIAM, d’une voix très basse pour commencer, qui se gonflera par la suite – Gaston… Lui aussi… à coups de couteau dans le dos… pendant que je ne regardais pas… Mon meilleur ami. Mon seul ami ! Je l’ai connu dans la tranchée. Je venais de lui sauver la vie… C’est avec lui, avec lui que ma femme me trompait !... Laissez-moi vous regarder, laissez- moi regarder vos visages… C’est la première fois que je vois vraiment vos visages… que je prends conscience de ce que vous êtes…Etienne a bien fait de mourir avant d’être complètement écœuré… C’est ça… ( Il les regarde tous les trois. ) C’est ça, ma famille ?

332 Jean Basile, cité par Esther Mercier-Croft, dans « Bilan , drame de Marcel Dubé », dans Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec , Tome IV, 1960-1969 , Montréal, Fides, 1984, p. 103.

225

C’est ça, le résultat de trente ans de mariage, Margot ? C’est pour en arriver à ça que ça m’a conduit, l’amour que j’avais pour toi 333 ?

Or, cette prise de conscience de sa situation particulière a été dévastatrice pour le protagoniste qui se sent abandonné et trahi des siens et de son seul ami. Cependant, l’ironie de cette situation provient du fait qu’il continue de penser que c’est lui la vraie victime, la seule victime, car il a tout donné à sa famille, y compris ses meilleures années. Il n’est pas capable de réfléchir sur son propre discours et d’être, par conséquent, plus objectif en ce qui concerne les causes et les conséquences de son égoïsme, son intransigeance et son ambition sans bornes. Refusant de se blâmer lui-même pour ce qui lui est arrivé, il finit par maudire les siens et les bannir de sa vie.

Dans Bilan , il existe un sociolecte important que nous avons nommé le verbiage bourgeois. À l’intérieur de celui-ci des sujets importants dominent : le premier type révèle, pour la première fois dans le théâtre dubéen, l’engouement que la politique commence à exercer sur certains parvenus. Ils sont devenus assez riches pour se permettre de jouer à ce nouveau jeu puisqu’ils se rendent compte que ceux qui détiennent le pouvoir sont ceux qui en profitent le plus en créant les conditions idéales pour leur propre réussite et celle de leurs amis et de leurs connaissances. La pertinence du sociolecte politique peut se réduire au mot « manigancer », c’est-à-dire œuvrer de façon malhonnête afin d’arriver aux objectifs désirés par pur égoïsme. Le second type souligne les divers conflits au sein d’une famille bourgeoise aisée, leurs causes et leurs conséquences, lesquelles sont désastreuses pour son avenir.

Les glissements des schémas actantiels permettent de discerner la double intrigue de la pièce et les conflits qui y prédominent et qui sont essentiellement de deux natures différentes : d’un côté, c’est l’ambition politique qui pousse le héros à vouloir appartenir au gouvernement provincial ;

333 Op. cit ., Marcel Dubé, Bilan , pièce en deux parties, p. 182. Didascalies indiquées en italique.

226 de l’autre côté, c’est Éros qui pousse Margot à vouloir abandonner son mari et à recommencer sa vie, avant qu’il ne soit trop tard, avec un homme qu’elle aime. Naturellement, en tant que mari traditionnel, William va s’opposer au désir de sa femme, car ce désir va nuire à la réalisation de son rêve politique à lui et le tout se termine par un échec monumental étant donné que ni William ni Margot ne sont capables de réaliser leurs rêves. Une conséquence à tirer des observations précédentes, c’est que la vie bourgeoise est pleine de nouveaux obstacles, quelques-uns, il paraît, insurmontables, tous apportés par le matérialisme qui bat son plein, et que le bonheur, toujours

élusif, tant cherché et désiré par les prolétaires continue d’être impossible à concrétiser chez les bourgeois. En fait, ni les prolétaires des pièces que nous avons analysées dans la première partie ni les bourgeois de Bilan , ne semblent être capables de l’éprouver. Nous verrons si ces derniers

sont à même de le réaliser dans les pièces qui suivent.

227

3.3 Chapitre 2 : Un matin comme les autres

Dubé a fini d’écrire Un matin comme les autres le 26 janvier 1968 et la pièce a été jouée à

Montréal, à la Comédie-Canadienne, juste après, c’est-à-dire du 23 février au 28 mars. C’est un drame en deux parties avec quatre personnages, deux couples, l’un plus jeune que l’autre, qui, tous les deux, se trouvent en pleine crise conjugale. Dans cette pièce, Dubé réduit visiblement le nombre de personnages. Cette réduction du nombre de personnages dans les pièces vers la fin des années 1960 et pendant la décennie de 1970 peut s’expliquer partiellement par le coût de plus en plus élevé des mises en scène. Des dramaturges comme Dubé étaient conscients de ce fait et ils se sont adaptés à cette nouvelle réalité en réduisant le nombre d’acteurs 334 . Or, d’après

Dassylva,

Un matin comme les autres est en fait un drame (de salon si l’on veut) d’inspiration réaliste et naturaliste et dont la construction est assez rigide, puisque l’action se passe dans un même lieu et pendant une période de temps restreinte. Au vrai, l’architecture de la pièce est organisée de façon à souligner et à faire ressortir le malentendu qui est à la base de l’existence humaine et de la vie du couple 335 .

Dassylva met en relief la structure serrée de la pièce, car Dubé y respecte la loi des trois unités du théâtre classique, une tendance qui va se reproduire dans Le réformiste ou l’honneur des hommes puisque, dans cette dernière pièce de notre corpus, toute l’action, qui y est serrée aussi, se déroule dans un seul lieu et en moins de vingt-quatre heures et traite essentiellement des réformes pédagogiques qu’un directeur d’une polyvalente veut faire accepter. Voilà les raisons pour lesquelles Dassylva parle d’une construction « assez rigide », construction qui contraste

334 Dans Pauvre amour , pièce jouée par la Comédie-Canadienne pour la première fois le 15 novembre 1968, nous remarquons la même réduction dans le nombre de personnages : il n’y en a que cinq, deux couples et Louis, qui joue un rôle intéressant, celui de commentateur.

335 Martial Dassylva, « Présentation de Un matin comme les autres », dans Un matin comme les autres , pièce en deux parties de Marcel Dubé, Montréal, Leméac, 1971, p. 17-18.

228 avec celle, par exemple, de Bilan où elle se passe dans plusieurs lieux, en l’espace de plusieurs jours et qui traite d’une variété de sujets. En particulier, dans Un matin comme les autres , toute

l’action se déroule dans l’espace d’à peine quelques heures et à l’intérieur d’un appartement

luxueux situé au dixième étage d’un gratte-ciel montréalais, la demeure de Max, 45 ans, et de

Madeleine, 40 ans, qui reçoivent comme invités pour le dîner leurs voisins du quatrième étage,

Stanislas, 30 ans, et sa femme, Claudia, 31 ans. La référence à l’âge exact des personnages,

comme nous verrons plus loin, est significative. De plus, le sujet principal de la pièce est le

mouvement indépendantiste au Québec et jusqu’à quel point les citoyens doivent s’y engager.

Exception faite de Madeleine, qui ne s’intéresse aucunement à la politique, c’est une question à

laquelle les personnages essaient de répondre dans leur longue discussion pendant une belle nuit

d’été. De sorte que Dubé, plus que dans n’importe quelle autre de ses pièces, y compris Les

beaux dimanches , où se trouve la fameuse tirade d’Olivier sur les causes et les conséquences de l’aliénation québécoise, fait entretenir ses personnages de politique. Ils discourent sur les avantages et les désavantages associés au mouvement indépendantiste. Autrement dit, ils s’interrogent « sur le destin collectif du peuple québécois 336 ». Certains bourgeois voient l’adhésion à cette cause politique comme légitime, juste et à la hauteur du peuple québécois, d’autres, par contre, y sont indifférents. Notons tout simplement que ce sujet était fort à la mode pendant la dernière partie des années 1960 et que Dubé n’a pas été le seul dramaturge à le cibler dans son théâtre.

336 Raymond-Marie Léger cité par Martial Dassylva dans sa « Présentation de Un matin comme les autres » de Marcel Dubé, p. 34.

229

3.3.1 Récurrences thématiques et effets idéologiques

À part l’indépendantisme et l’amour, quelques thèmes secondaires jouent un rôle dans Un matin comme les autres tels que l’indifférence, la désillusion, l’infidélité conjugale, l’échange de partenaires, le mépris (tous associés au phénomène du « constat » que nous analyserons plus loin), l’abus sexuel, l’alcoolisme et le matérialisme, pour ne mentionner que quelques-uns.

Examinons-les de plus près.

« On le constate, chez Marcel Dubé, le social jouxte le politique : son tableau tourmenté de notre déchéance sociale se fait interrogation angoissée sur le destin d’une nation, d’une nation empêchée. Pour hâter la compréhension de nous-mêmes et permettre à la lumière de percer 337 . »

Pour Laurin, l’œuvre de Dubé a donc une double visée. En 1968, l’auteur lui-même admettait

qu’il écrivait pour la « délivrance » de son peuple qui, à son avis, habitait un « no man’s

land 338 ». Ses remarques nous permettent de considérer Dubé comme un dramaturge politiquement engagé. En effet, à partir de Les beaux dimanches tout le monde savait que Dubé préconisait l’indépendantisme comme la seule solution digne de son peuple. Dans Un matin comme les autres , il essaie d’analyser le pour et le contre de la question objectivement, ce qu’il n’avait pas fait dans Les beaux dimanches . Ainsi, Stan, Claudia et Max discutent de l’avenir politique du Québec en détail. Stan et Claudia, en tant qu’indépendantistes, veulent recruter Max.

Ils voient en lui un élément important qui donnerait de la crédibilité au mouvement étant donné qu’il avait été un député qui semblait avoir des idées sur l’avenir du Québec qui se mariaient bien avec les leurs. Cependant, les deux se trompent sur le vrai Max. Ils ignorent la raison

337 Op. cit ., Michel Laurin, Étude de Un simple soldat de Marcel Dubé , p. 21.

338 Loc. cit ., Marcel Dubé, « J’écris pour notre délivrance », dans Textes et documents , (« Coll. Théâtre canadien, D-1 »), p. 44.

230 principale de sa démission du parti au moment précis où il jouissait d’une grande popularité et tout semblait pointer dans la direction d’une carrière très prometteuse au sein de son parti. Or, la vraie cause de sa démission avait été, ils l’apprendront au cours d’une soirée inoubliable, le fait que Max avait abusé de sa situation en tant que politicien à la mode et avait été responsable du suicide d’une jeune femme qui était devenue sa maîtresse, à Québec. Pour éviter le scandale, il avait été obligé de démissionner, mettant ainsi une fin abrupte à sa vie de politicien populaire.

Naturellement, Stan et Claudia seront déçus.

Une conséquence majeure de la liaison passagère de Max a été un refroidissement des rapports entre lui et sa femme qui, à partir du moment où elle a découvert le pot aux roses, s’est vengée de lui en couchant avec tout homme disponible. Quoi qu’il en soit, cette première infidélité de la part de Max a signalé le commencement de la fin de leur loyauté et de leur respect mutuel en tant que couple. De sorte que lorsque Max et Madeleine font la connaissance de Stan et Claudia et les invitent à dîner, les escapades sexuelles sont déjà chose courante chez eux depuis longtemps. En fait, sans que Stan et Claudia se doutent de rien, les deux avaient des intentions bien précises à leur égard, ils voulaient les séduire. Pour ce faire, ils les ont donc invités à dîner chez eux. Et, après un excellent dîner, bien arrosé de boissons alcooliques, et à des moments différents de cette

« nuit blanche », Max couchera avec Claudia et Stanislas avec Madeleine. Aux yeux de Max-

Madeleine, néanmoins, le couple Stan-Claudia est interchangeable. C’est dire qu’ils ne sont là que pour satisfaire leurs besoins sexuels du moment. Le lendemain soir ils seront promptement remplacés par un autre couple quelconque. Dans leur for intérieur, Max et Madeleine veulent se blesser mutuellement et ils ont trouvé l’arme idéale, c’est-à-dire les liaisons extraconjugales qui mènent aux injures, aux menaces, au mépris et, dans le cas de Max, à la violence physique aussi.

Ainsi, le couple le plus âgé est devenu complètement indifférent à tout idéal « noble » en vieillissant. Le thème de l’indifférence, étroitement lié à l’échec amoureux et à la vie de couple,

231 s’associe à celui de l’infidélité conjugale, et ce dernier mène au mépris que Max et Madeleine ressentent l’un pour l’autre, mais qui ne leur est pas exclusif, car Stan et Claudia le ressentent aussi à un moindre degré et pour des raisons différentes.

Mais, ces thèmes ne sont pas les seuls que le dramaturge aborde dans sa pièce. Après avoir été forcé de démissionner du parti à cause de la mort de la jeune femme, Max a fait peau neuve en tant qu’homme d’affaires. Et, au fur et à mesure qu’il s’enrichissait, il est devenu progressivement de plus en plus tiède au sort de son concitoyen francophone. En fait, il ne montre presque aucune solidarité envers lui. Au contraire, dans sa nouvelle profession, il préfère traiter avec des anglophones, car ils contrôlent tous les leviers économiques et politiques, ce qui explique son manque d’enthousiasme pour la cause nationaliste. Ses expériences personnelles et professionnelles et, de plus, l’usure du temps, ont fait de lui et de son épouse ce qu’ils sont devenus, des « sales bourgeois », pour employer la tournure de Max.

À cause du « mal de vivre » dont ils souffrent, maintes fois les héros dubéens veulent échapper à un présent qui ne leur plaît pas. Ils le font souvent par l’alcool, nous l’avons vu. Dans cette pièce, les deux couples s’y adonnent allègrement pendant toute la soirée. En effet, les quatre personnages ne semblent pas être capables de discourir sur quoi que ce soit s’ils n’ont pas un verre à la main. C’est ce que nous appelons l’évasion par la boisson. Néanmoins, l’alcool n’est pas le seul moyen d’échapper à la réalité. Max et Madeleine le font aussi par l’échange de partenaires, ce qui leur permet d’oublier momentanément leur partenaire de tous les jours.

Quoique la boisson et le sexe leur permettent à court terme d’éviter une réalité déplaisante et de faire face à leurs problèmes personnels, le résultat est le même : ces escapades n’apportent qu’un remède temporaire à leur situation réelle et, indirectement, ne font que les encourager à adopter ce que Max nomme la philosophie du « constat ».

232

Or, à la base de la philosophie du « constat » il se trouve, bel et bien, le thème du matérialisme qui rend les personnages bourgeois peureux de tout changement sociopolitique et, en fait, les rend lâches devant la vie. Le style de vie que Max et Madeleine ont adopté incarne tous les thèmes mentionnés plus haut à des degrés différents. Afin de survivre au jour le jour, ils se voient obligés d’adopter une attitude défaitiste en ce qui touche toute entreprise à long terme. Au lieu de cela, ils s’adonnent aux plaisirs mondains éphémères pour s’oublier et s’évader. Ou, ils se réfugient dans des routines qui les rendent esclaves, incapables de modifier leurs habitudes pour le mieux. Une chose est certaine : le bien-être matériel et psychologique de leurs concitoyens et les rêves indépendantistes de toute la collectivité ne semblent pas les intéresser outre mesure.

Dans cette pièce, Dubé fait le portrait d’une bourgeoisie atteinte « du mal de vivre ».

3.3.2 L’intrigue

Dubé, comme dans les pièces précédentes, a recours au jeu de la vérité pour faire jaillir la vraie identité de ses personnages. Ceux-ci s’entredéchirent pendant toute la soirée, et cela jusqu’aux petites heures du matin, tout en abusant de l’alcool et en couchant les uns avec les autres. À la fin de cette veillée, ils ne garderont plus aucune illusion ni sur eux-mêmes ni sur leurs buts dans la vie. Le désenchantement est quasi complet. Quand, dans son résumé de l’intrigue de la pièce,

Alain Pontaut se réfère à « l’universelle usure du temps » ainsi qu’à « la désespérance locale », il met le doigt sur deux aspects importants de la pièce puisqu’ils présentent des problèmes d’envergure aux quatre personnages. En d’autres mots, comment maintenir un certain idéalisme, un certain optimisme, ses valeurs et sa dignité intacts au fur et à mesure que l’on vieillit ? C’est un défi de taille à relever pour n’importe qui mais, spécialement, pour les personnages de cette pièce.

233

Regardons de plus pr ès les quatre personnages d’ Un matin comme les autres . Claudia et

Madeleine sont les deux femmes de la pièce. Elles sont fort différentes l’une de l’autre. Celle-ci possède toutes les caractéristiques d’une libertine, d’une nymphomane, d’une « putain », selon son mari, car elle se donne librement à tous les hommes qu’elle trouve beaux pour deux raisons essentielles : premièrement, parce qu’elle vit pour le sexe et, deuxièmement, pour se venger de l’aventure sexuelle que Max a eue à Québec avec une femme beaucoup plus jeune que lui, trahison qu’elle n’a jamais ni oubliée ni pardonnée. Madeleine est une femme plutôt matérialiste qui jouit de tout le confort associé à une vie bourgeoise aisée. Quoiqu’elle ne soit pas bête, les observations d’ordre intellectuel et politique la rendent froide. Par contre, Claudia est une intellectuelle et elle a des idées très précises sur le futur du Québec, car elle est indépendantiste, bien qu’elle ne soit pas d’origine québécoise (elle est née en France), et veut que son mari, qui se dit un vrai indépendantiste, joue un rôle plus actif et, surtout, plus décisif dans le mouvement souverainiste au lieu d’être un simple « révolutionnaire de salon ». Claudia porte, au plus profond de son être, des traces de blessures psychologiques importantes. En effet, son enfance et son adolescence ont été assombries par la mort de ses parents pendant la Deuxième Guerre mondiale la laissant orpheline à l’âge de sept ans. En outre, plus tard, à Paris, elle a été la maîtresse d’un révolutionnaire algérien appartenant au FLN (Front de Libération Nationale) qui s’est fait tuer lors d’une mission solitaire. Ces expériences personnelles ont fait d’elle une femme décidée, quelqu’un qui n’aime pas l’irrésolution et l’inaction et, surtout, qui déteste les hésitations d’ordre intellectuel qui sont typiques de son mari. Ainsi, elle aimerait que Stan ressemble un peu à cet Algérien qui a sacrifié sa vie pour l’indépendance de son pays. Voilà ce qui explique son intransigeance vis-à-vis l’attitude plutôt tiède et un peu lâche de Stan quand il s’agit de passer aux actes concrets pour atteindre le but en question. Bref, elle une femme qui

234 veut se rendre jusqu’au bout de ses pensées et de ses actes, un trait de personnalité très valorisé chez Dubé.

Néanmoins, ni Madeleine ni Claudia n’exercent une profession. Chacune dépend de son mari pour subsister. Or, nous avons remarqué cette même dépendance de la part de la femme dans

Bilan et Les beaux dimanches . En effet, Margot, Suzie, Hélène et toutes les autres femmes dans ces pièces ne gagnent pas de salaire. Elles restent à la maison et s’y ennuient à mourir 339 , car elles se sentent négligées par leur mari qu’elles n’aiment plus, d’ailleurs. Dans le théâtre dubéen, ce sont surtout les femmes qui éprouvent souvent un certain mal de vivre qui les pousse à remettre leurs priorités en question, spécialement leurs rapports conjugaux. Donc, dans la quarantaine, elles ressentent le désir profond de recommencer leur vie et de retrouver l’amour.

En conséquence, elles songent sérieusement à une séparation ou au divorce. Cependant, se libérer des chaînes conjugales n’est pas chose facile, car elles « se sont embourgeoisées » en dépit d’elles-mêmes, comme, d’ailleurs, leur mari et, bien qu’elles cherchent à se libérer des contraintes du mariage, les pas à franchir pour y accéder semblent être gigantesques, sinon impossibles à leurs yeux. Bien que l’amour soit le rêve de presque tous les personnages féminins du théâtre dubéen, il ne se concrétise presque jamais (à l’exception du cas de Blanche, dans Le temps des lilas ), car ni les hommes ni les femmes ne savent aimer au Québec, selon Olivier, qui

avait déjà montré que le Québec est le « pays des mal aimés ». Toutefois, Claudia est, sans

contredit, la plus engagée politiquement de tous les personnages féminins vus jusqu’ici. Dans ce

339 Notons que cette situation va changer à partir du début de la décennie de 1970, car de plus en plus de personnages féminins exercent une profession et sont financièrement indépendantes . Dans Entre midi et soir (1971), Madeleine, une femme peintre, a obtenu un certain succès et Maud est l’infirmière-secrétaire de Germain. Dans L’été s’appelle Julie (1975), Julie est la jeune secrétaire privée d’un écrivain, Ludovic. Il faut remarquer, cependant, que ces trois personnages féminins ont des professions moins payantes que celles des personnages masculins qui, eux, sont médecins, écrivains, avocats, etc.

235 sens, elle n’a pas encore été affectée par la quête du matérialisme américain. Or, cela a une explication plausible : elle n’est pas née en Amérique du Nord. C’est une Française arrivée au

Québec depuis seulement quatre ans. Les déceptions amoureuses, conjugales et idéologiques des deux personnages féminins les frustrent et les incitent à mépriser leur époux qu’elles blâment directement pour les rapports malsains qui se sont développés entre eux. Ces frustrations sont aussi les causes des conflits qui éclatent chaque fois qu’ils sont ensemble. Ainsi, ce qui unit les deux femmes dans cette pièce, c’est le mépris qu’elles éprouvent à leur égard.

Max et Stan, de leur côté, ont déçu à plusieurs reprises Madeleine et Claudia, respectivement. Le premier a trompé sa femme avec une jeune fille. En outre, en vieillissant il a adopté, petit à petit, une attitude assez cynique devant la vie. « Moi, je ne rêve pas, je n’entretiens aucune illusion.

J’ai remplacé mon cerveau par une huître. Et ma vie n’est qu’une longue partie d’huîtres arrosées de bière et de vin. Je n’ai ni cœur ni esprit à nourrir, que mon ventre et mes artères 340 . » En s’exprimant de la sorte, il montre clairement ce qu’il appelle la philosophie du « constat ».

Ayant reconnu la futilité et le vide de tout ce qui existe en lui et autour de lui, ayant perdu toutes ses illusions, ayant capitulé devant toute forme d’idéalisme, le personnage qui a constaté semble avoir balancé par-dessus bord toute espèce d’ambition. Il n’a plus qu’un ventre et des artères, c’est-à-dire des besoins sexuels et un tube digestif. Le reste a été sinon tout à fait abandonné du moins rangé au magasin des accessoires 341 .

À partir du moment du « constat » de l’absurdité de la vie et de la futilité de toute entreprise de

poids, le personnage vit pour tuer le temps et s’adonne librement au matérialisme et aux

jouissances faciles, car rien de « méritoire » ne vaut plus la peine d’être entrepris à ses yeux. Or,

l’indifférence, juxtaposée à l’attitude négative du personnage devant la vie, démoralise ceux qui

340 Marcel Dubé, Un matin comme les autres , pièce en deux parties, Montréal, Leméac, 1971, p. 65.

341 Loc. cit ., Martial Dassylva, « Présentation de Un matin comme les autres », p. 24.

236 font partie de son entourage. À leur tour, ils finissent par en être affectés aussi. Ainsi, les personnages, devenus esclaves du confort, mènent une vie superficielle, ce qui explique aussi leur ennui général. Tout devient futile. En somme, ils se sentent coincés et prisonniers de leur routine, incapables de s’engager socialement et politiquement dans les événements ou problèmes qui affectent leur société. Or, cela nous conduit au domaine de la politique, car cette attitude tiède, sinon négative, se reflète dans leur indécision en ce qui concerne l’avenir du Québec. Là- dessus, Dassylva explique l’inertie sociopolitique de Max de cette manière :

Max est le représentant-type du Québécois dans la quarantaine, satisfait de son sort, jaloux de sa tranquillité et de son confort bien mitonné et, pour toutes sortes de raisons, peu enclin à relever des défis qu’il juge ou trop difficiles ou trop utopiques et qui, tout à coup, est confronté une seconde fois avec un problème d’envergure humaine et surtout d’intérêt national 342 .

Max est un personnage important chez Dubé, car il possède tous les traits du « sale bourgeois », expression, d’ailleurs, que le héros emploie pour se décrire lui-même. Idéaliste dans sa jeunesse, en vieillissant il s’est laissé corrompre par le cynisme et l’égoïsme.

Quant au second, Stan (Stanislas), indépendantiste en théorie (il écrit des articles et fait des discours dans les universités qui font valoir la nécessité de l’indépendance), il n’est, aux yeux de son épouse, qu’un indécis peureux, qui condamne, a priori , tous les actes violents du FLQ, car il ne croit pas à la violence comme modus operandi . Dans le fond, c’est un pacifiste qui, bien qu’en

théorie il fasse partie d’un groupe marginal qui préconise les moyens violents pour atteindre des

changements d’ordre politique, n’est pas capable, le moment venu, d’exécuter la mission secrète

que la cellule du FLQ à laquelle il appartient lui avait assignée parce qu’elle mettait en danger sa

vie et celle d’autrui. Étant donné que ses paroles ne correspondent pas à ses actes, il déçoit non

342 Ibid ., p. 44.

237 seulement celle qu’il a épousée, car elle est prête à tout entreprendre, y compris à risquer sa vie, pour atteindre l’indépendance du Québec, mais aussi ses compagnons d’armes, puisqu’il les trahit à la dernière minute. Son indécision et le fait qu’il vacille ne lui permettent pas d’agir décisivement quand il le faut et finissent par donner l’impression que ses convictions politiques ne sont pas sérieuses.

3.3.3 L’intertextualité

Dans Un matin comme les autres , l’intertexte indépendantiste domine tous les autres. Dassylva met en relief ce même aspect : « Alors que dans la plupart des pièces précédentes le débat politique n’était qu’accidentel ou incident, il est en quelque sorte essentiel et congénital à Un matin comme les autres 343 . » Souvenons-nous qu’en 1967, lors de l’Expo et du centenaire de la

Confédération du Canada, le président français à l’époque, Charles de Gaulle, en tant qu’invité officiel du gouvernement du Canada, a prononcé au balcon de la mairie de Montréal un discours dans lequel il a eu l’aplomb d’exprimer ouvertement sa pensée sur l’avenir du Québec en proférant les mots « Vive le Québec libre ! ». D’un côté, ces mots ont causé une crise politique à

Ottawa, dans le gouvernement de Lester B. Pearson, ce qui a précipité le départ immédiat de de

Gaulle. Autrement dit, son intervention délibérée dans les affaires politiques d’un pays souverain, le Canada, a mis une fin abrupte à sa visite. D’un autre côté, le discours du Président a eu un double effet au Québec : certains ont été encouragés par son slogan univoque et se sont ralliés de plus belle à la cause indépendantiste en se solidarisant, d’autres, en revanche, ont interprété les mots du Général comme une forme déguisée de paternalisme et de colonialisme dont ils pouvaient se passer. Rappelons aussi qu’en 1968, René Lévesque a publié son ouvrage

343 Ibid ., p. 43.

238

Option Québec où il examinait l’avenir de la province et, en octobre de la même année, il a fondé

le Parti Québécois. Cette même année, deux autres écrivains, Pierre Vallières et Michèle Lalonde

se font remarquer en se prononçant sur la question québécoise. Le premier a publié Nègres

blancs d’Amérique , auquel nous avons déjà fait référence, un ouvrage polémique où l’auteur

compare le statut des Québécois à celui des Noirs des États-Unis qui, à la fin de la décennie de

1960, luttaient toujours pour leurs droits civiques. En fait, Vallières arrive à la conclusion que les

Québécois ne sont que des citoyens de deuxième classe, comme les Afro-américains, puisqu’ils

sont exploités par les conglomérats anglo-américains dans leur propre pays. L’analyse de la

situation québécoise par Vallières acquiert de l’importance si nous nous souvenons qu’il a été

journaliste, auteur et l’un des membres fondateurs les plus radicaux du FLQ. Il n’hésitait pas, par

exemple, à souscrire à la lutte armée, aux moyens violents, pour atteindre l’indépendance et son

idéologie était partagée par des centaines d’autres concitoyens. Il suffit de se souvenir des

bombes qui ont explosé à Montréal pendant la décennie de 1960 pour se rendre compte de

l’atmosphère politiquement chargée de ces années. Aussi, un poème qui a fait sensation en 1968,

Speak White , a été celui de Michèle Lalonde. Le titre fait référence à l’injure faite par les

anglophones montréalais aux francophones quand ceux-ci osaient parler français en public.

Implicitement, il faisait allusion aussi au désir de bon nombre d’anglophones de voir disparaître

la langue française. Poète, écrivaine, essayiste et dramaturge, le thème privilégié de Lalonde est

l’identité des siens, une identité toujours fragile, bien entendu, et en péril étant donné que les

Québécois sont un groupe minoritaire au Canada et en Amérique du Nord.

Dans Un matin comme les autres , Dubé s’est servi de certains discours politiques qui se tenaient en société pour faire parler ses personnages. Tous les critiques partagent la même opinion sur la position politique de Dubé sur l’avenir du Québec. Ils affirment même qu’à partir des Beaux dimanches , pièce qui date de 1965, elle n’était plus équivoque. Au contraire, son idéologie

239 politique était devenue plus transparente que jamais, puisqu’à partir de cette date il se met carrément du côté des indépendantistes. Approfondissons un peu plus cette prise de position politique qui s’est opérée chez l’auteur. Dans La tragédie est un acte de foi , Dubé dit :

Cette libération dont je parle ne constitue pas un repli sur soi-même, mais une prise de possession lucide de notre territoire et une valorisation de notre mode de vie. Plus l’état [sic ] du Québec aura de pouvoirs, plus notre économie, plus notre culture, plus nos sociétés, plus notre système d’éducation seront façonnés à notre image et rendront une idée plus juste de ce que nous sommes 344 .

Une douzaine d’années plus tard, en 1977, Bourgault détaillera les raisons spécifiques pour lesquelles il appuie inconditionnellement le mouvement indépendantiste, raisons qui ressemblent fort à celles de Dubé telles qu’exprimées dans Les beaux dimanches et Un matin comme les autres :

Si donc je dis “oui” à l’indépendance du Québec, c’est que j’ai choisi d’appartenir à la nation québécoise, qui comprend une majorité de francophones. Je préfère le statut de majoritaire à celui de minoritaire. Que d’autres préfèrent se trouver en situation de minoritaires dans leur propre pays, c’est leur droit et je ne le leur dispute pas.

Que d’autres affirment encore que les Canadiens français sont la minorité la mieux traitée du monde, c’est encore leur droit. Moi, ce que je sais, c’est que je ne veux plus faire partie d’une minorité, bien ou mal traitée. Les majorités définissent leurs propres droits. Les minorités doivent toujours aux autres la définition des leurs345 .

Dans Oui à l’indépendance du Québec , Bourgault arrive à une conclusion incontournable sur la question indépendantiste :

Quand on a tout dit, il ne reste plus qu’à conclure, que l’indépendance du Québec est d’abord et avant tout affaire de dignité. Ou bien on se respecte soi-même et, dans ce cas, on se donne

344 Loc. cit ., Marcel Dubé, « Problème du langage pour le dramaturge canadien-français », dans La tragédie est un acte de foi , p. 58.

345 Op. cit ., Pierre Bourgault, p. 34. C’est l’auteur qui souligne.

240

les moyens de traiter d’égal à égal avec les autres, ou bien on se méprise juste assez pour croire que les autres feront toujours mieux à sa place 346 .

Or, Dubé est arrivé à cette même conclusion. Seulement, il y est arrivé beaucoup plus tôt que

Bourgault, car il a eu le mérite d’exposer presque tous les arguments que ce dernier met en avant

dans son ouvrage, et cela, dès 1965, dans Les beaux dimanches , ce qui montre qu’il connaissait à

fond les enjeux de la question autonomiste puisqu’il y avait mûrement réfléchi. De plus, sa

lucidité extrême sur cette matière lui a permis d’anticiper la plupart des arguments des

fédéralistes ainsi que ceux des souverainistes lors des débats qui ont opposé les deux camps et

qui ont précédé le Référendum de 1980.

Dassylva, pour sa part, se réfère à l’évolution politique de Dubé en ces termes élogieux :

En effet, il serait inconcevable qu’un écrivain aussi sensible que Dubé à la respiration de son milieu n’ait pas été influencé par la discussion publique des problèmes constitutionnels, par l’éclatement des bombes et par les multiples manifestations qui ont jalonné l’histoire récente du Québec 347 .

Le critique, tout en soulignant la sensibilité et la perspicacité de Dubé, argumente sur l’impossibilité qu’un dramaturge de son envergure ne commente pas les événements majeurs de son époque et de sa société en se servant d’un discours et de sociolectes qui résonneraient chez ses compatriotes. Mais, c’est vraiment dans Un matin comme les autres que le thème indépendantiste éclipse tous les autres puisque dans Au retour des oies blanches qui a suivi Les beaux dimanches et dans Pauvre amour , qui a suivi Un matin comme les autres , les allusions à l’indépendantisme ne jouent qu’un rôle marginal. D’ailleurs, Dubé lui-même avoue que

346 Ibid ., p. 175.

347 Loc. cit ., Martial Dassylva, « Présentation de Un matin comme les autres », p. 37.

241

[p]lusieurs de mes pièces sont politiquement engagées et sont le reflet de mes opinions personnelles. Je cite : Avant de t’en aller , Pauvre amour , Au retour des oies blanches , Un matin comme les autres .

Alors, je suis surpris que l’on me demande pourquoi mes personnages ne sont guère engagés politiquement 348 !

Aux pièces qu’il mentionne, il faut ajouter aussi Les beaux dimanches dont Dubé avait déjà parlé

aux deux intervieweurs, Boivin et Gaulin, en se référant spécifiquement au monologue d’Olivier.

En tenant compte de ce que nous venons de dire, nous ne sommes pas étonnés de voir des

opinions politiques concernant l’avenir politique du Québec sortir de la bouche de quelques-uns

des personnages de Dubé (Étienne, Olivier, Stan, Claudia, pour ne mentionner que ceux-là) au

fur et à mesure qu’il élabore son théâtre, un théâtre qui devient de plus en plus politisé. Il faut se

rendre à l’évidence : le dramaturge continue de s’intéresser à tous les problèmes sociopolitiques

de son milieu et de son temps, problèmes qui le touchent directement, il est vrai, mais qui

touchent aussi directement son prochain puisqu’ils l’ont empêché d’être libre et de s’assumer

dans tous les domaines. En outre, en discutant honnêtement de la source du vrai problème

politique québécois et de la seule solution logique qui, à son avis, s’impose, cela pourrait

déclencher une prise de conscience sociopolitique chez le public et l’encourager à vouloir se

libérer des chaînes trop lourdes du passé. Cet aspect est particulièrement mis en relief dans Les

beaux dimanches et Un matin comme les autres .

Pascal Riendeau et Bernard Andrès, dans leur article intitulé « La dramaturgie depuis 1980 »,

notent que « [l]es années soixante et soixante-dix nous avaient habitués à une dramaturgie

davantage marquée par le réalisme et le naturalisme349 », ce qui se manifestait par un théâtre

348 Loc. cit ., Aurélien Boivin et André Gaulin, « Une interview de Marcel Dubé », p. 35.

349 Pascal Riendeau et Bernard Andrès, « La dramaturgie depuis 1980 », dans Panorama de la littérature québécoise contemporaine , Réginald Hamel (dir.), Montréal, Guérin, 1997, p. 215.

242 social, politique et contestataire. Or, ce réalisme dont ils parlent est une des caractéristiques essentielles du théâtre dubéen. De plus, Riendeau et Andrès soutiennent que ce qui distingue les deux décennies précédentes de celle de 1980, c’est précisément la « portée sociale des textes 350 » et leur politisation. (Par contre, les textes des années 1980 se font remarquer par la

« dépolitisation 351 » et par un « accent mis sur l’esthétique 352 », ce qui crée, il va sans dire, un contraste énorme entre les deux périodes.) Or, cette transition du social et politique à l’esthétique dont ils parlent peut être attribuée en partie au résultat du Référendum de 1980, résultat qui a laissé bien des dramaturges déçus et qui les a forcés dorénavant à chercher d’autres chats à fouetter, c’est-à-dire à trouver d’autres sujets dignes de leur intérêt.

3.3.4 Les sociolectes et les discours bourgeois

Le sociolecte dominant dans Un matin comme les autres est celui de l’indépendantisme. Dans n’importe quelle société et à des moments spécifiques de son histoire, il y a un certain nombre de langages idéologiques qui préoccupent certains groupes et qui, par conséquent, la définissent.

Dans cette pièce, ces langages articulent les intérêts collectifs particuliers de quelques bourgeois soi-disant « engagés ». Nous avons choisi quelques exemples lexicaux, sémantiques et phrastiques qui mettent en opposition, d’un côté, les aspirations des indépendantistes et, d’un autre côté, la réaction fédéraliste, mise en valeur par le discours de Max. Examinons d’abord le premier type. C’est Stan qui parle : « Le seul problème qui doive nous préoccuper maintenant concerne tous les citoyens. Parce que demain, si nous nous en donnons la peine, nous cesserons

350 Ibid ., p. 210.

351 Ibid ., p. 210.

352 Ibid ., p. 210.

243 d’être des parias ou des quémandeurs de liberté 353 . » Il poursuit son raisonnement en disant : « Il

n’y a rien de plus triste qu’un Québécois dépossédé et humilié 354 . » « Vivre dans une non-patrie constitue une capitulation servile de l’intelligence et n’est plus tolérable 355 . » « Nous devons prendre les moyens légitimes qui s’imposent pour nous libérer de nos liens avec la Fédération canadienne qui n’est qu’une imposture… 356 » ; « […] nous devons atteindre à la

souveraineté, … 357 » et, enfin, « [o]n peut faire valoir ses idées sans prendre des positions extrêmes 358 . » Or, cette dernière réplique de Stan résume son attitude modérée en ce qui

concerne tout changement d’ordre politique. En d’autres mots, il croit que la libération d’un

peuple peut s’accomplir par des moyens pacifiques, par un référendum, par exemple. C’est la

raison pour laquelle, à la dernière minute, il n’a pas participé, comme il était convenu, à une

opération dangereuse du FLQ qui, faute de sa participation, a échoué misérablement. C’est la

raison aussi pour laquelle Claudia l’accuse de lâcheté. Stan préfère donc consacrer son temps

libre à l’écriture de discours politiques et d’articles qui prônent l’indépendance du Québec, tout

en travaillant à plein temps comme fonctionnaire pour le gouvernement fédéral qui lui paie un

bon salaire pour ses services. De sorte qu’il se trouve dans une situation un peu ambiguë mais

qu’il justifie en disant qu’il faut travailler quelque part afin de survivre. Néanmoins, dans le fond,

selon son épouse, il ne reste qu’ « un révolutionnaire de salon et de snack-bar 359 », un intellectuel

353 Op. cit ., Marcel Dubé, Un matin comme les autres , pièce en deux parties, p. 83.

354 Ibid ., p. 83.

355 Ibid ., p. 83.

356 Ibid ., p. 83-84.

357 Ibid ., p. 83.

358 Ibid ., p. 89.

359 Ibid ., p. 71.

244 incapable non seulement de mettre ses idées à exécution mais aussi de convaincre qui que ce soit, car, après tout, il n’a pas été capable de recruter Max. Autrement dit, en dépit de tous ses arguments, Stan ne réussit pas à persuader Max de l’appuyer puisque ce dernier est devenu un

« sale bourgeois médiocre et décontracté 360 », quelqu’un qui ne s’intéresse plus à la politique et,

en particulier, à la question indépendantiste. Étant donné l’échec de Stan, c’est Claudia qui vient

à sa rescousse et qui prend la relève dans le recrutement de Max pendant que son mari et

Madeleine descendent à la piscine pour se détendre. Elle lui dit : « Mais je me suis vraiment

intéressée, je me suis passionnée pour le Québec 361 » ; « Quand une nation désire vraiment s’affranchir, aucune puissance au monde ne peut l’en empêcher 362 » ; « Leur Canada [le Canada des Anglos] est un monstre à deux têtes, ils [les Anglos] s’en rendront bien compte un jour 363 » ;

«Justement, après deux cents ans, si tout n’est pas mort, c’est signe que la situation se pourrira.

Fatalement 364 ! » et, enfin, « Aux États-Unis, les Noirs ne craignent pas la violence 365 ». Or, cette

dernière phrase jette de la lumière sur son niveau d’engagement. Elle est prête à se servir de la

violence pour atteindre son but, ce qui la distingue de Stan, car il s’y oppose. Si Claudia, qui

n’est qu’une néo-québécoise, s’est « passionnée » pour l’avenir du Québec, il doit y avoir des

Québécois de longue date qui s’y intéressent aussi. Après tout, c’est une aspiration valable vu

l’histoire du Québec. Sur ce plan, son mari représente un certain groupe et Max en illustre un

360 Ibid ., p. 99.

361 Ibid ., p. 100.

362 Ibid ., p. 100.

363 Ibid ., p. 101.

364 Ibid ., p. 102.

365 Ibid ., p. 101.

245 autre. Ils s’opposent. Ces propos de Max le prouvent : « What does Quebec want 366 ? » ; « [l]es solutions économiques sont plus difficiles à trouver 367 . » ; « [c]e sont les autres qui possèdent l’argent et ils s’en servent pour nous faire chanter 368 » ; « [l]’argent est anglais, Claudia, l’argent est américain 369 » ; « [l]es masses ont besoin d’argent pour survivre chaque jour et les masses

continueront de parler le langage de l’argent 370 » ; « [v]ous rêvez, Claudia, les Anglos nous

possèdent depuis deux cents ans, ils n’accepteront jamais de nous rendre la liberté 371 ». Cet état de fait force Max à tirer une conclusion. « Nous sommes les Noirs du Canada, ne le saviez-vous pas 372 ? » En comparant les Québécois aux Noirs des États-Unis, Max est en train de dire que les deux groupes ont été exploités économiquement et politiquement tout au long de leur histoire.

Deux groupes en situation minoritaire qui ont été victimes de discrimination et de racisme par les

Anglos. Comme nous venons de voir, la vaste majorité des arguments fédéralistes tels qu’exposés par Max, reviennent à l’aspect économique. En effet, cet argument éclipse tous les autres et soulève le spectre de la peur chez les bourgeois qui ont acquis fortune les rendant, en conséquence, craintifs de tout changement d’ordre politique qui pourrait renverser leurs gains

économiques. Sur le plan sémantique, les oppositions suivantes s’établissent entre les sujets parlants permettant de laisser voir la dichotomie qui suit : liberté/servilité, la Fédération canadienne/les aspirations du Québec, s’affranchir/vivre en esclavage, les demi-mesures/les

366 Ibid ., p. 100.

367 Ibid ., p. 100.

368 Ibid ., p. 100.

369 Ibid ., p. 100.

370 Ibid ., p. 100.

371 Ibid ., p. 100.

372 Ibid ., p. 101.

246 demi-solutions, et, la pièce de résistance : l’argent/l’idéalisme. La valeur sémantique du lexique est claire : c’est un lexique hautement politique et il reflète un discours idéologique qui se tenait en société vers la fin de la décennie de 1960 au Québec. La pertinence de ce sociolecte est indicative des enjeux en question : il faut cesser d’être des parias et s’affranchir, il faut atteindre

à la souveraineté et se libérer des liens avec la Fédération canadienne, car les demi-mesures et les demi-solutions ne valent rien parce qu’elles ne plaisent pas à la majorité francophone. Enfin, d’après Claudia, il faut « aller jusqu’au bout », non seulement de son discours mais aussi de ses actes. Les mots ne suffisent plus, il faut agir ; les Québécois devraient secouer le joug fédéraliste et, en un mot, « s’affranchir », une fois pour toutes.

Notons que Stan et Claudia frappent à la mauvaise porte lorsqu’ils essaient de recruter Max, car il n’est plus l’homme qu’il avait été dans sa jeunesse. Son indifférence politique peut s’expliquer, d’après Dassylva, de la manière suivante :

Officiellement, Max a capitulé, il s’est rangé et il s’en remet à d’autres du soin de défendre les intérêts supérieurs de la nation. En d’autres mots, il a réduit au silence ses voix intérieures, celles de la nation et de la race. Et par fatigue et par paresse et par manque de souffle et de courage 373 .

L’idéologie élaborée par Max est donc typique des bourgeois qui se sont laissé embourgeoiser par le confort associé à une société de consommation et qui, dans la quarantaine, ont perdu tout l’idéalisme de leur jeunesse. Les arguments de Stan et Claudia sont systématiquement contrecarrés par ceux de Max qui essaie de leur prouver que, pour des raisons historiques et

économiques, aucun changement d’ordre politique n’est possible au Québec. « Les solutions

373 Loc. cit ., Martial Dassylva, « Présentation de Un matin comme les autres », p. 44.

247

économiques sont plus difficiles à trouver. Nous avons les hommes, la force, les connaissances et la volonté mais il nous manque l’argent 374 . » Il donne du poids à ses opinions en y ajoutant :

MAX – […] Pour nous prouver leur bonne foi cependant, ils inventent des mots creux et vides qui font bonne impression et qui les justifient de nous couillonner suavement. Bi- culture, bilinguisme, pan-canadianisme, unité dans la diversité. Connaissez-vous de meilleure façon de corrompre les masses d’ici qu’en leur imposant le bilinguisme 375 ?

Max voit le bilinguisme imposé par le gouvernement d’Ottawa comme la formule idéale pour

« corrompre » l’intégrité de la langue française. Il n’y voit aucun avantage pour les Québécois.

En présentant la position fédéraliste sur la question québécoise, Max met en relief le décalage qui s’établit entre la politique fédéraliste et la politique souverainiste et cela dans tous les domaines,

y compris dans celui concernant la survie de la langue. De sorte que le bilinguisme s’oppose à

l’unilinguisme, le biculturalisme au mono-culturalisme et l’unité dans la diversité à

l’ethnocentrisme. Max interprète la politique d’Ottawa envers le Québec comme étant axée par le

paternalisme et caractérisée par la mauvaise foi, ce qu’il développe dans l’extrait qui suit :

MAX – […] L’important que les Anglos ne cessent jamais de répéter, c’est le niveau de vie, la santé économique. Combien de fois nous ont-ils mis effrontément en garde ? Si vous devenez souverains, si vous repoussez notre étreinte si généreuse, bang ! On vous coupe les vivres, on fait de vous des pauvres. Et nous nous mettons à trembler comme si nous n’étions pas déjà pauvres en majorité. Je les trouve merveilleux. Ce sont des suaves ! Nous avons fait beaucoup d’efforts au cours des dernières années pour vous comprendre, qu’ils disent, mais ne poussez pas notre patience à bout, il y a des limites à tout, nous sommes encore prêts à faire montre de générosité mais n’allez pas trop loin ! Ici ce qui compte d’abord, c’est la Confédération. Comme ce cantique quand nous étions jeunes. On n’a qu’à remplacer le mot « salut » par le mot « Confédération » et voici ce que ça donne : « Sans la confédération, pensez-y bien, tout ne vous servira de rien ». Depuis deux cents ans que ça dure tout ça, comment défaire maintenant le travail de deux cents ans 376 ?

374 Op. cit ., Marcel Dubé, Un matin comme les autres , pièce en deux parties, p. 100.

375 Ibid ., p. 101.

376 Ibid ., p. 102.

248

D’après Max, il n’y a pas d’échappatoire possible à la situation politique québécoise. Les

Québécois sont pris comme des rats dans l’engrenage d’une situation politique qui les dépasse et qu’ils ne peuvent contrôler en tant que collectivité minoritaire. Cette attitude défaitiste de sa part se comprend étant donné le type d’image qu’il se fait de lui-même. C’est-à-dire qu’il s’est laissé embourgeoiser à tel point qu’il ne veut plus être dérangé dans sa passivité et dans son confort. Le niveau sémantique du sociolecte permet de faire des oppositions entre les sujets-énonciateurs, car ils appartiennent à deux groupes opposés qui, en conséquence, exposent des idéologies différentes et même contradictoires sur l’avenir du Québec. La priorité numéro un pour les anglophones, c’est la sauvegarde de la Confédération (qui est comparée au « salut » d’antan prêché par l’Église au Québec) laquelle se trouve en opposition directe avec ce que certains francophones désirent, la souveraineté. Les fédéralistes affirment que c’est le niveau de vie qu’il faut protéger avant tout et cette idée s’oppose carrément à toute aventure souverainiste qui pourrait causer une pauvreté répandue chez le peuple. Qui plus est, pour que les Québécois se sentent coupables de leur égoïsme suprême centré sur l’aspiration souverainiste, Max suggère que l’élite à Ottawa a mis sur pied des programmes qui font preuve de générosité et de bonne foi envers eux. Par exemple, le bilinguisme préconisé et subventionné par le gouvernement fédéral pour le bien de tous les Canadiens, y compris des Québécois. Enfin, au mot ingratitude il faut opposer le mot gratitude, qui devrait refléter l’attitude du peuple québécois au sein de la

Confédération. Quoique Max soit devenu indifférent à la cause souverainiste, il reste quand même assez lucide pour se rendre compte que le bilinguisme est une excellente façon de

« corrompre les masses d’ici ». Il est difficile pour n’importe quel groupe minoritaire de maintenir sa langue et son identité quand il doit coexister avec un groupe majoritaire qui le maintient dans un état de dépendance.

249

Même si le sociolecte dominant est celui de l’indépendantisme, un second, celui du « constat », représentatif d’une philosophie nihiliste, voit le jour également. Il est centré sur deux personnages et leur train de vie : Max et Madeleine. Ils ont consacré leur vie à la poursuite d’intérêts charnels et gastronomiques, un point, c’est tout. Regardons de près la philosophie du

« constat » et les raisons pour lesquelles le couple l’a adoptée. Max et Madeleine sont devenus esclaves de leurs sens. Cette attitude devant la vie s’est infiltrée dans leurs rapports en même temps que les déceptions conjugales se sont accumulées et, dans la quarantaine, ils se rendent compte qu’ils ne sont plus en mesure de changer le cours de leur vie, car ils sont devenus prisonniers de toutes sortes d’habitudes qui se sont établies chez eux. D’ailleurs, d’après Max, tous les deux sont trop « lâches » pour vouloir changer quoi que ce soit. Or, s’il y a eu un facteur clé dans le passé de ce couple qui a déclenché la philosophie du « constat », ce fut certainement l’infidélité de Max. Pour se venger de son mari, Madeleine a pris des amants. Le résultat de leur comportement mutuel, c’est que l’adultère s’est infiltré dans leur vie conjugale. C’est aussi la cause principale de leur mépris. En outre, avec le passage du temps, leurs relations sexuelles semblent avoir atteint une certaine monotonie et, pour leur donner plus de piquant, ils cherchent activement les occasions d’avoir des rapports avec d’autres couples. En somme, ni Max ni

Madeleine ne se respectent plus et, en fait, ils se haïssent depuis longtemps. Par conséquent, ils s’insultent fréquemment et, au dénouement, Max la frappe au visage tout en lui déclarant qu’il a envie de la tuer mais qu’il ne le fera pas car il est trop « lâche ». À l’abus psychique, vient s’ajouter la violence physique. Aucun amour ne gouverne ni leurs paroles ni leurs actes.

Cependant, ils continuent de mener une existence ensemble parce qu’ils ne peuvent plus se passer l’un de l’autre et parce qu’ils n’ont pas le courage de rompre tout commerce et de repartir seuls. S’ils continuent de vivre à deux, c’est aussi tout simplement pour maintenir les apparences d’un couple à la mode. Ainsi, ils sont prisonniers de leur confort et préfèrent ne pas le

250 chambarder, par pure inertie et habitude. Le lexique et la valeur sémantique du sociolecte du

« constat » montrent un couple de bourgeois dont les rapports sont marqués par les insultes, le manque de respect, le mépris, la violence et, enfin, la haine. Ainsi, la fierté s’oppose au manque de respect, la cruauté à la bienveillance et la haine à l’amour.

3.3.5 Une analyse actantielle de la pièce

Tous les axes subissent des mutations de l’exposition au dénouement. En ce qui concerne l’axe du désir, Stan et Claudia renoncent à leur intention initiale de convaincre Max de se joindre au mouvement indépendantiste. Ils se rendent compte que ce dernier s’est laissé « embourgeoiser » et qu’il est devenu esclave d’un niveau de vie qui ne lui permet plus d’envisager des changements d’ordre politique positivement, car ils pourraient avoir un impact négatif sur sa vie personnelle et professionnelle en détruisant l’aisance qu’il a acquise. Après tout, il habite dans un bel immeuble et fait de grosses affaires avec des anglophones. C’est que Max « ayant constaté » l’absurdité de la vie et l’inutilité de tout, ne s’intéresse dorénavant qu’aux plaisirs d’ordre matériel.

En fait, ironiquement, ce sont Max et Madeleine qui manipulent Stan et Claudia et qui les recrutent à leur cause : l’échange de partenaires. Ce sont eux qui réussissent dans leur entreprise.

Leur seul objectif, en les invitant à dîner, c’était, en effet, de les séduire. Ainsi, Stan et Claudia deviennent la proie de Max et Madeleine qui s’intéressent surtout à une brève relation sexuelle qui n’aura pas de lendemain, car ni l’un ni l’autre, en dépit des injures et du manque de respect qu’ils éprouvent mutuellement, ne peut se passer l’un de l’autre. À la fin de leurs escapades, ils reviennent toujours au bercail et à la routine qui s’est établie dans leur vie et dont ils sont devenus esclaves. Ils ont perdu tout idéalisme et ne sont pas prêts à sacrifier leur confort et à se battre pour un idéal, pour une cause. Autrement dit, ils se sont laissé corrompre par toutes sortes

251 de circonstances en vieillissant. Dubé fait dans Un matin comme les autres une critique acerbe de quelques bourgeois qui ont adopté un style de vie marqué par le cynisme.

L’axe du pouvoir montre un équilibre entre adjuvants et opposants concernant le recrutement de

Max ainsi que la séduction de Stan et Claudia. Dans le premier cas, il y a Stan et Claudia qui travaillent ensemble dans le but de recruter Max, sans succès parce qu’il s’y oppose. Dans le second cas, il y a Max et Madeleine qui veulent séduire Stan et Claudia et qui y réussissent puisque ceux-ci succombent à la tentation.

Enfin, il y a l’axe de la manipulation/motivation qui se fait remarquer de la façon suivante : d’un côté, il y a l’indépendantisme qui inspire Stan et Claudia ; de l’autre côté, il y a les plaisirs charnels qui motivent Max et Madeleine à séduire Stan et Claudia. Après beaucoup d’arguments en faveur ou contre l’indépendantisme, c’est, finalement, la poursuite des plaisirs charnels qui gagne la partie.

En prenant ce que nous venons d’expliquer en considération, nous avançons que le modèle actantiel qui prédomine dans Un matin comme les autres est le suivant : dans la case de sujet,

Stan et Claudia, dans celle d’objet, la collaboration active de Max au projet indépendantiste, donc, son recrutement, dans celle d’opposant, Max et Madeleine, car Max et sa femme ne s’intéressent pas à ce but politique, dans la case d’adjuvant, Stan et Claudia ; le destinateur est l’indépendantisme et, enfin, dans la case de destinataire, le Québec et, en principe, tous les

Québécois qui se sentiraient beaucoup mieux dans leur peau s’ils obtenaient l’indépendance puisqu’ils seraient capables d’assumer leur statut de peuple libre. L’orientation idéologique que

Stan et Claudia ont adoptée, grâce à leurs études, à leurs convictions politiques et à leurs passés respectifs, les force à poursuivre cet objectif et, chemin faisant, à recruter autant de personnes possibles pour le mouvement souverainiste. Cependant, ni Stan ni Claudia ne réussit pas à

252 convaincre Max et leur échec acquiert une valeur symbolique : le recrutement de bons éléments ne sera pas chose facile, ce qui mettra en cause la réussite de l’entreprise souverainiste par manque d’adhérents de poids. En termes concrets, cela signifie que leur rêve indépendantiste ne verra pas le jour facilement, car ces bourgeois ne sont pas convaincus que cette aventure politique vaudra la peine et qu’elle améliora leur standard de vie. Or, si Stan et Claudia ne peuvent compter sur des bourgeois comme Max et Madeleine, pourront-ils compter sur les prolétaires pour que le rêve indépendantiste se réalise ? Voilà la question qui s’impose. Et, en effet, il est curieux de signaler qu’en 1976 le Parti québécois a dû compter sur l’appui de la classe ouvrière pour se faire élire et pour, quatre ans plus tard, lutter pour le « oui » dans le

Référendum de 1980. Le fait que le sujet soit seul, étant donné qu’il est incapable de recruter

Max (Stan et Claudia finissent par abandonner leur quête originale vu que Max ne se laisse pas convaincre et, donc, refuse de collaborer) indique l’isolement du sujet dans la poursuite du recrutement. De plus, cette situation souligne les difficultés qui surviendront en ce qui concerne un objectif de la sorte. Max et Madeleine ne sont pas de la partie. Cela signifie que Stan et

Claudia ont du travail à faire afin de convaincre une majorité de gens d’adhérer au mouvement indépendantiste. Cependant, nous constatons qu’il y a un tout petit glissement à l’intérieur de ce modèle puisque Max devient plus sensible à la validité de la cause indépendantiste après sa longue discussion avec Claudia, à la fin de la Première partie. Elle semble l’avoir touché par ses arguments et sa verve puisqu’il avoue lui-même qu’il s’est laissé « emporter » par la discussion, surtout en ce qui concerne les arguments que les Anglos présentent pour maintenir le statu quo dont les faiblesses sont frappantes. Ce qui nous permet de penser que son rêve politique n’est peut-être pas complètement mort. Toutefois, cet enthousiasme ne sera que passager, car dans la

Deuxième partie, il n’en sera plus question pour lui d’en parler. Voici l’illustration du modèle prédominant :

253

D1 : l’indépendantisme D2 : les Québécois

S : Stan et Claudia ↗

O : le recrutement de Max

A : Stan et Claudia ↗ ↖ Op : Max et Madeleine

À part le modèle ci-dessus, un autre modèle joue un rôle important dans le développement de l’action aussi. Dans ce modèle, dans la case de sujet nous voyons Max et Madeleine ; leur objet, c’est la séduction de Stan et Claudia et leur opposant est Stan (un faible opposant étant donné qu’il se laisse séduire facilement par Madeleine) ; dans la case d’adjuvant, il y a les charmes de

Stan et de Claudia et les efforts de Max et Madeleine, il va de soi, puisqu’ils font de leur mieux pour que leur plan réussisse. Le rôle de Claudia dans cette affaire est intéressant car, à partir du moment où elle se rend compte que son mari a succombé aux charmes de Madeleine, se laisse séduire par Max. Le destinateur est la recherche des plaisirs charnels, l’échange de partenaires, et le destinataire de cette quête est surtout le couple Max-Madeleine. Les deux vont jouir d’une nouvelle aventure sexuelle qui donnera un certain piquant à la routine qui s’est établie dans leur vie sexuelle à deux. Par contre, cette aventure sexuelle révèle à Stan et Claudia que leurs rapports sentimentaux souffrent par suite de plusieurs déceptions d’ordre intellectuel et sentimental qui ont eu lieu avec le passage du temps. S’ils veulent sauvegarder l’intégrité de leur mariage, ils doivent améliorer leurs rapports conjugaux qui souffrent à cause du manque d’authenticité de

Stan.

254

D1 : la recherche des plaisirs charnels D2 : Max et Madeleine

S : Max et Madeleine ↗

O : la séduction de Stan et Claudia

A : les charmes de Stan et Claudia ↗ ↖ Op : (Stan)

D’après les deux modèles que nous venons d’illustrer, il faut mentionner que c’est seulement le second qui se concrétise pleinement dans la pièce étant donné que Madeleine et Max couchent avec Stan et Claudia. Par contre, le premier modèle ne voit jamais le jour puisque ni Stan ni

Claudia ne sont capables de convaincre Max d’adhérer au mouvement indépendantiste, ce qui en dit long sur les priorités des quelques bourgeois qui ont éprouvé le « constat » de l’inutilité de tout.

Dans Un matin comme les autres , il y a des triangles conflictuels de toute espèce qui font surface au fur et à mesure que l’action se développe. Un triangle actif assez évident est celui qui a pour sujet Madeleine, pour objet Stan et dans la case d’opposant personne, car ni Max ni Claudia ne s’opposent à ce qu’elle couche avec Stan, abandonnant ce dernier aux avances sexuelles de

Madeleine. Ce qui facilite la séduction de Stan, c’est le fait qu’il la trouve irrésistible. Il succombe donc à ses charmes avec une facilité désarmante. Il se rend ridicule aux yeux de sa femme quand il nie la chose et se repent de sa faiblesse.

S : Madeleine

O : Stan ← ↖ Op : personne

Ce triangle est intéressant dans la mesure où il montre assez clairement l’esprit ouvert de Max et de Madeleine en ce qui concerne leur vie sexuelle ainsi que leur complicité dans ce domaine.

255

Une deuxième version de ce triangle montre le côté hypocrite de Stan qui se laisse facilement séduire par Madeleine mais qui ne veut pas que Claudia couche avec Max.

S : Max

O : Claudia ← ↖ Op : Stan

Un aspect important de la personnalité de Stan est révélé à travers un triangle psychologique qui a pour sujet ce personnage, pour objet la trahison de ses camarades révolutionnaires, et pour destinateur une faiblesse, la lâcheté, qui le pousse à les laisser tomber à la dernière minute. En effet, après leur avoir promis d’exécuter le plan de poser une bombe, Stan a eu peur. C’est la raison pour laquelle Claudia le considère un « révolutionnaire de salon » et non pas un homme d’action.

D1 : la lâcheté → S : Stan

↘ ↓

O : la trahison de ses camarades

Enfin, il faut mentionner un triangle idéologique important qui prend en considération le style de vie adopté par Max-Madeleine. Dans ce triangle, les deux personnages se trouvent dans la case du sujet. Leur objet, c’est exhiber la philosophie du « constat ». Les bénéficiaires de la poursuite de cette quête sont eux-mêmes. Comme nous avons déjà souligné plus haut, cette vision du monde les conduit directement au cynisme.

S : Max-Madeleine → D2 : Max-Madeleine, le cynisme

O : vivre la philosophie du constat ↗

256

3.3.6 Autres remarques sur Un matin comme les autres

Un matin comme les autres est aussi la pièce de Dubé qui s’apparente le plus à Qui a peur de

Virginia Woolf ? , qui date de 1961-1962 et où Edward Albee confronte deux couples en se servant du jeu de la vérité de manière exemplaire. Nous avons observé l’emploi de cette technique par Dubé, à des degrés différents, dans toutes les pièces de notre corpus jusqu’à présent. En réalité, les parallèles sont nombreux entre Qui a peur de Virginia Woolf ? et Un matin comme les autre s, ce qui permet de nous demander jusqu’à quel point le théâtre américain a influencé l’œuvre dubéenne. Rappelons le penchant que Dubé avait pour lui et, spécialement, un de ces sujets favoris : la crise au sein de la bourgeoisie. Dans les deux pièces, il s’agit de deux couples de bourgeois qui, tout en abusant de l’alcool, s’entredéchirent. Cette révélation de problèmes d’ordre personnel et professionnel n’épargne jamais les participants et en fait des victimes épuisées, démunies et désorientées 377 . Néanmoins, nous aimerions souligner une différence majeure entre les deux pièces : celle de Dubé traite du droit d’autodétermination de la nation québécoise. Un aspect politique qui est évidemment absent de celle d’Albee.

377 Dans sa pièce, Albee explore les rapports entre deux couples : George et sa femme, Martha, qui accueillent chez eux un couple plus jeune qu’eux : Nick et Honey. Pendant une soirée où tout le monde boit trop et où les quatre personnages se livrent au « jeu de la vérité », nous découvrons que les deux mariages se portent mal pour des raisons différentes. Par ailleurs, à un moment donné, Martha et Nick couchent ensemble et cette infidélité de Martha blessera George au plus profond de son être. Psychologiquement atteint et détruit dans son amour-propre, il fond en larmes de douleur montrant ainsi son accablement moral. À part l’alcoolisme et l’infidélité, le thème de l’évasion devient évident, car George et Martha ont inventé toute une histoire concernant un fils fictif qu’ils voulaient désespérément avoir mais qu’ils n’avaient jamais été capables de concevoir. Chose étrange, à la fin de la pièce, George tuera symboliquement ce fils pour se venger du fait que Martha avait révélé le secret de son existence aux hôtes et, surtout, à cause de l’infidélité de celle-ci. Or, les parallèles entre les deux pièces sont remarquables. Signalons, entre autres, les conflits entre les époux qui ne se respectent plus mais qui continuent de vivre ensemble par commodité, ainsi que les thèmes de l’infidélité, l’alcoolisme et l’évasion qui y sont évidents. Cependant, la pièce de Dubé traite d’un problème typiquement québécois, à savoir celui de la destinée politique du Québec qui, évidemment, la différencie complètement de celle d’Albee.

257

Comme dans toutes les pièces précédentes, Dubé ne néglige jamais les didascalies. Il donne des informations précieuses, par exemple, sur le décor, le bruitage, la musique, les agissements des personnages.

[…] Rien de superflu dans le mobilier, que l’essentiel. Mais chaque chose a son poids, sa valeur. On y a mis le prix et un certain bon goût. Si c’est possible, j’aimerais qu’on évite de construire des murs, que tout soit en rideaux ou en tentures. […] Quelques bruits lointains de la ville montent parfois jusqu’à l’appartement. Sur la table tournante : un Télémann [sic] . On boit d’une façon assez soutenue dans ce salon mais les personnages le font très naturellement ; ils paraissent décontractés. Ils évoluent en douceur, sans presque jamais se crisper. Les sarcasmes et la cruauté sont de mise, mais la violence est rentrée, contenue, ce n’est qu’à certains moments qu’elle se manifeste par éclats 378 .

Les références aux quantités d’alcool ingéré par les personnages et au sarcasme qui marque

certains de leurs propos ne passent pas inaperçus. Ils montrent le désir d’évasion chez eux ainsi

que le fait qu’ils sont essentiellement des êtres malheureux, qui se trouvent en crise profonde.

En conclusion, dans Un matin comme les autres , Dubé met sur scène deux couples qui se

confrontent pendant toute une nuit et qui, par le truchement du jeu de la vérité, révèlent l’échec

de leur vie amoureuse et conjugale tout en discutant du sujet du rêve politique québécois : la

poursuite de l’indépendance comme option valable dans un contexte nord-américain. Or, les

deux sujets de conversation, la vie amoureuse du couple et la souveraineté du Québec, s’avèrent

être menacés car celle-là a succombé aux nombreuses infidélités, tricheries, et déceptions et

celle-ci n’est pas l’objectif de toute la population québécoise. En effet, des bourgeois, comme

Max et Madeleine, « ont constaté » que seulement les plaisirs charnels comptent et semblent être

de moins en moins enclins à sacrifier leur niveau de vie, leur confort et leur statisme afin de

changer quoi que ce soit. Nous voyons, dans les rapports entre Max et Madeleine, un

378 Op. cit ., Marcel Dubé, Un matin comme les autres , pièce en deux parties, p. 50. Didascalies indiquées en italique.

258 aboutissement logique des rapports entre William et Margot ( Bilan ) ou entre Victor et Hélène

(Les beaux dimanches ). Ils ont décidé de continuer à vivre ensemble par pure commodité. En fait, ils se détestent parce qu’ils se ressemblent trop. Ils s’adonnent allégrement aux aventures extraconjugales avec le consentement tacite l’un de l’autre. L’infidélité conjugale semble faire partie de leurs nouveaux rapports et même ajouter un certain piquant à leurs relations sexuelles, car ils continuent de faire l’amour. Sur ce plan, il vaut la peine de signaler la scène finale d’ Un matin comme les autres où Max et Madeleine vont se coucher et se raconter l’un à l’autre comment leur aventure sexuelle avec Claudia et Stan respectivement s’est déroulée. C’est là l’avant-goût à leurs ébats sexuels, lui avec sa « putain favorite » et elle avec son homme de tous les jours qu’elle méprise mais de qui elle ne peut plus se passer puisqu’il lui permet de mener une vie confortable, sans soucis financiers. La pertinence du sociolecte associé à l’indépendantisme révèle quelques bourgeois obsédés par la question politique et qui cherchent, sans trouver, une solution politique acceptable où le peuple québécois puisse s’épanouir, s’affranchir, car les Québécois se considèrent les « Noirs du Canada », c’est-à-dire des citoyens qui continuent d’être exploités par les anglophones dans leur propre province où ils constituent pourtant la majorité de la population. Le modèle actantiel qui s’impose montre une bourgeoisie divisée en ce qui concerne l’avenir politique du Québec. Cependant, le glissement de ce modèle

à celui où le désir de distractions sexuelles est le destinateur nous révèle, en même temps, une bourgeoisie libertine qui s’est affranchie des mœurs sexuelles traditionnelles et qui cherche de nouvelles expériences dans ce domaine, comme l’échange des partenaires. Nous constatons que la cellule familiale traditionnelle telle que nous la connaissions dans les œuvres précédentes est devenue de plus en plus fragile et qu’elle est menacée de disparaître si les choses continuent telles quelles. Et, quant à l’avenir du peuple québécois, remarquons tout simplement que les deux couples, Max-Madeleine et Stan-Claudia, n’ont pas d’enfants et ne songent pas en avoir. Sous

259 cet aspect, les deux couples se joignent à un autre couple, Georges et Françoise, dans Pauvre amour , à ne pas avoir de progéniture. Cette observation nous fait tirer quelques conclusions sur les bourgeois : en premier lieu, certains couples ne désirent pas d’enfants car leurs rapports conjugaux sont marqués par l’instabilité, non pas financière mais plutôt émotionnelle et, pour tout dire, le manque d’amour et tout ce qu’il entraîne. Dans ces circonstances, il ne vaut pas la peine de songer à bâtir une famille puisque les enfants issus de ces familles ne grandiront pas dans un milieu heureux. En second lieu, ils semblent être tellement occupés et préoccupés par des problèmes d’ordre personnel que les enfants ne sont même plus une option concevable et, donc, souhaitable. Troisièmement, il faut se rendre à l’évidence : quoique ces personnages bourgeois soient de plus en plus en charge de leur avenir économique et des choix professionnels qui se présentent et qu’ils soient plus que jamais en mesure de façonner le style de vie tel qu’ils le désirent, ils ne sont pas pour autant plus heureux que leurs concitoyens, les prolétaires. Enfin, une conclusion s’impose qui est liée à la dernière : les bourgeois trouvent impossible d’aimer et de se faire aimer. L’amour, où est-il passé ?

260

3.4 Chapitre 3 : Le réformiste ou l’honneur des hommes

Le réformiste ou l’honneur des hommes date de 1977. C’est une pièce en treize tableaux qui a été représentée pour la première fois le 4 février de la même année au Théâtre du Nouveau Monde.

Après avoir écrit ce que Pierre Filion appelle quelques textes de circonstance tels L’impromptu

de Québec ou le testament (1974), inspiré du Légataire universel de Regnard, pour le Théâtre de

la Marjolaine, L’été s’appelle Julie (1975) et Dites-le avec des fleurs (1976), cette dernière pièce

écrite en collaboration avec son ami Jean Barbeau, pour le Théâtre de l’Escale, Le réformiste ou

l’honneur des hommes renoue avec les lignes de force du théâtre social et politique de Dubé.

Il y a un espace de neuf ans entre Un matin comme les autres , qui avait seulement quatre personnages, et Le réformiste ou l’honneur des hommes , qui en a douze. La pièce n’a qu’un seul décor, le bureau de Régis, directeur d’une super-polyvalente, le héros, et toute l’action se passe en l’espace d’à peine quelques heures, ce qui signifie que Dubé adhère strictement aux unités de temps et de lieu. Quant à l’action principale, elle est simple puisqu’il s’agit des problèmes soulevés par l’intransigeance du directeur d’une polyvalente en matière de réformes éducatives, réformes qui le conduisent à un cul-de-sac personnel et professionnel inévitable, car il n’a pas d’appui pour les concrétiser.

3.4.1 Récurrences thématiques et effets idéologiques

Dans son œuvre dramatique, c’est la seule fois que Dubé traite des problèmes associés à la pédagogie. Régis critique ouvertement un gouvernement qui est en train de créer une génération de robots, des jeunes qui n’ont pas de perspective humaniste et qui manquent d’empathie envers leurs semblables. Il propose donc de rétablir un équilibre entre les valeurs traditionnelles et les progrès technologiques dont n’importe quelle société moderne dispose pour faciliter les tâches

261 journalières. En tant que personnage privilégié, Régis devient le porte-parole du dramaturge, sur une variété de sujets qui le touchent de près. C’est un aspect que nous avions déjà remarqué dans des pièces comme Les beaux dimanches et Un matin comme les autres , où Olivier et Claudia sont des personnages délégués. Sur ce chapitre, Schmitt et Viala observent : « S’il est vrai qu’il peut y avoir des personnages privilégiés, et qui représentent des opinions, des rêves et des désirs de l’auteur, il n’en reste pas moins que c’est le jeu des rapports entre les personnages et l’organisation d’ensemble de l’action qui manifestent le point de vue de l’auteur 379 ». Mettons en relief, cependant, que les réformes pédagogiques de Régis sont vouées à l’échec, vu que tout le monde autour de lui les rejette formellement. C’est, d’ailleurs, le même sort destiné aux idées souverainistes de Claudia, Stan et Olivier, qui n’ont qu’un succès très limité chez les autres personnages.

En ce qui concerne les rapports père-fils, le moins que nous puissions dire c’est qu’ils sont devenus inexistants puisque Timor se sent rejeté par un père qui n’accepte pas son homosexualité, qui le fuit et qui lui est devenu étranger. Comme résultat de cet état de fait, il se sent physiquement et émotionnellement marginalisé et finit par se trouver dans un cul-de-sac psychologique qui provoque chez lui le développement d’un complexe d’infériorité. La violence des émotions qu’il ressent envers son père – il le hait – révèle un jeune homme désespéré qui est sur le point de se détruire, pour se venger en quelque sorte du manque d’acceptation de son père.

De sorte que l’orientation sexuelle de Timor crée une barrière insurmontable entre le père et son fils. D’après Locuste, sa mère, leur fils n’avait jamais bénéficié de l’amour inconditionnel de

Régis et de ses conseils en tant que mentor. Timor lui-même accuse son père de l’abandonner

379 Op. cit ., M.-P. Schmitt et A. Viala, Savoir-lire. Précis de lecture critique , p. 103. Ce sont les auteurs qui soulignent.

262 quand justement il avait le plus besoin de lui. « C’est toi qui as fait de moi ce que je suis 380 . »

Résultat ? Il s’est tourné très jeune vers la drogue afin d’échapper à une réalité qui lui déplaisait

et il finit par être tué par la pègre dans une affaire de trafic de drogue qui a mal tourné. C’est une mort que Locuste, d’ailleurs, impute directement à son mari. À son avis, il a toujours été trop occupé professionnellement et, par conséquent, il a négligé les besoins de sa famille, surtout ceux de son fils. Donc, elle le blâme pour le manque de communication qui s’est établi entre lui et Timor et, en même temps, elle en profite pour l’accuser aussi d’égoïsme. Les accusations de

Locuste et de Timor sont trop sérieuses et leur amertume trop forte pour qu’elles n’aient pas une influence négative sur l’avenir du couple et de la famille. Elles causent un divorce et la fuite de

Timor. Le morcellement de la cellule familiale est un leitmotiv chez Dubé.

Qui plus est, les rapports que Régis entretient avec les personnages qui l’entourent nous amènent

à analyser de plus près ceux qu’il maintient en particulier avec les quatre femmes qui font partie de son existence. En effet, il est entouré de quatre femmes, à savoir Locuste, Myra, Cybèle et

Princesse qui l’aiment et qu’il a aimées (exception faite de ses sentiments envers Princesse qu’il n’a jamais aimée mais qu’il respecte énormément en tant qu’employée modèle) à un moment donné en tant que mari, amant ou père. Or, si nous analysons les rapports entre Régis et cet entourage féminin, nous constatons que toutes ces femmes dépendent de lui personnellement ou professionnellement et qu’elles l’admirent au point de le considérer leur héros. Elles sont prêtes à tout sacrifier pour lui. Princesse, spécifiquement, en se jetant sur les enseignants en grève lors de sa sortie de la polyvalente et en les insultant, se donne indirectement la mort, car ceux-ci vont réagir violemment à son attaque. En outre, l’obsession de Cybèle pour son père nous rappelle un peu celle de Vivi pour Thomas, dans Au retour des oies blanches , quoique la première ne

380 Marcel Dubé, Le réformiste ou l’honneur des hommes , Montréal, Leméac, 1977, p. 70.

263 succombe jamais à l’inceste. Toutefois, Cybèle montre clairement dans ses propos qu’elle admire et aime son père. Elle le considère son seul héros. Par ailleurs, elle blâme sa propre mère pour l’échec du mariage. Toutes les femmes se trouvent donc dans une position subalterne à l’égard de Régis. Des quatre femmes, deux, Locuste et Myra, restent à la maison et se font entretenir par leur mari ou amant. La première avait fait la connaissance de Régis après un adultère avec un homme marié, en se servant de lui comme directeur spirituel, pour l’aider à se sortir des difficultés psychologiques dans lesquelles elle se trouvait, ce qui a conduit plus tard à la séduction de son conseiller spirituel. Quant à la seconde, Régis l’a connue en tant que prostituée.

Or, puisqu’il croit à l’honneur des hommes, il a voulu la sauver d’une vie sordide. En ce qui concerne les deux dernières, Princesse et Cybèle, la première travaille pour Régis depuis une quinzaine d’années comme secrétaire et elle le considère un dieu et est prête à sacrifier sa vie pour lui ; la seconde nourrit envers son père des sentiments douteux. Elle confesse qu’il est son homme « favori ». C’est elle qui l’encourage à ne pas transiger, à maintenir sa position originale en ce qui concerne ses réformes pédagogiques et, par conséquent, à aller jusqu’au bout de ses actes. C’est finalement à cause de Cybèle et pour la sauver que Régis se suicide, car elle a été prise en otage par un groupe terroriste, qui exige pour la retourner saine et sauve à sa famille qu’il renonce à ses réformes. Il s’agit d’une allusion directe aux activités terroristes gouvernées, la plupart du temps, par le chantage. Sur ce plan, Dubé fait preuve de réalisme aussi, puisque ce genre de phénomène est devenu chose commune. Si Ciboulette, dans Zone , exige que Tarzan

joue son rôle de héros invincible jusqu’au bout, Cybèle, de son côté, l’imite en exigeant que son

père se rende au bout de son idée. Elles sont deux héroïnes intransigeantes.

Et, si nous analysons de près le couple Régis-Locuste, nous verrons qu’après une vingtaine

d’années et deux enfants il se trouve menacé, victime de la routine qui s’est établie et, en même

temps, de l’usure du temps. Encore une fois, dans l’œuvre dubéenne, nous trouvons un mari qui a

264

été trop occupé par sa vie professionnelle, quoique cette fois-ci l’argent ne soit pas un facteur important pour lui, pour participer activement à la vie familiale et pour se rendre compte des nombreux changements que sa femme et ses enfants sont en train de subir en vieillissant. Voilà pourquoi Locuste l’accuse d’être un « défroqué » : « Un défroqué de l’armée, un défroqué des

Ordres, un défroqué du monde des affaires et un défroqué de la vie conjugale 381 . »

Naturellement, la situation conjugale s’aggrave après le meurtre de Timor par Gino, son associé dans le monde de la drogue. Dans toutes les pièces de notre corpus qui concernent les bourgeois, c’est-à-dire Bilan , Les beaux dimanches , Un matin comme les autres et Le réformiste ou l’honneur des hommes , l’amour se révèle éphémère et le mariage traditionnel se trouve franchement en péril de disparaître, car les deux sexes ne se comprennent plus et ne s’aiment plus après avoir vécu une vingtaine années ensemble. En fait, ils finissent par se détester mutuellement.

Or, les divisions qui séparent les personnages les uns des autres sont abondantes : en éducation, les professeurs et les élèves s’opposent aux administrateurs, dans le domaine ouvrier, les syndicalistes s’opposent aux propriétaires, en famille, les époux s’opposent mutuellement et, finalement, au sein de la cellule familiale elle-même, les enfants s’opposent aux parents. C’est une caractéristique qui s’accentue avec le temps et, à la fin des années 1970, nous pouvons observer la fragmentation de la famille traditionnelle qui est en train d’être déchirée par toutes sortes de facteurs qui lui sont défavorables et qui attaquent son unité de l’intérieur ainsi que de l’extérieur. C’est que les personnages dubéens habitent dans le pays des « mal aimés », comme le dit Olivier, où les conflits d’ordre personnel se magnifient au niveau provincial montrant un peuple divisé qui ne semble pas être capable d’aller jusqu’au bout de ses actes. C’est ce qui se

381 Ibid ., p. 73-74.

265 passe en politique, car les unionistes s’opposent aux libéraux ou aux péquistes et personne ne semble être capable d’arriver à un compromis satisfaisant qui tienne en considération les besoins du peuple. La société, étant donné qu’elle se compose de groupes antagonistes, reflète, dans ses discours, des intérêts collectifs particuliers qui sont trop différents les uns des autres pour qu’il y ait de l’harmonie. Par conséquent, ce sont plutôt les conflits qui se font voir à chaque instant, car certains groupes veulent non seulement protéger leur territoire linguistique aux niveaux lexical et sémantique mais l’imposer aux autres groupes pour les dominer.

Ainsi, la pédagogie, le manque de principes moraux, la corruption syndicale, l’humanisme, le terrorisme, le chantage, l’homosexualité, les rapports homme-femme, père-fils et père-fille sont des thèmes que Dubé cible dans cette pièce, quelques-uns d’eux pour la première fois.

3.4.2 L’intrigue

Régis a de nombreux problèmes parce que sa vision humaniste-chrétienne du système d’enseignement est contredite par celle du gouvernement, du syndicat des professeurs et, par celle des parents et des élèves. Ces groupes hétérogènes et antagonistes s’opposent à la vision utopique du nouveau directeur qui est perçu par tous comme étant démodé et, en même temps, tyrannique. En conséquence, au fur et à mesure que l’action progresse, le protagoniste se trouve de plus en plus isolé et se voit totalement séparé du monde réel, où les compromis sont à l’ordre du jour afin que l’on puisse vivre ensemble et en harmonie. Son intransigeance idéologique le mène directement au suicide. C’est la deuxième pièce de Dubé où le personnage principal se suicide. La première où un cas semblable s’est produit, c’était Au retour de s oies blanches où

Vivi se pend. Deux héros qui, pour sauver leur dignité et leur honneur ont commis le suicide comme solution ultime à leurs problèmes. Régis, en outre, aimerait aussi que son suicide soit symbolique et que « sa mort puisse servir le Québec de demain, au moment où les nationalistes

266 rêvent d’un pays à construire 382 » car, après tout, il est le directeur d’une institution qui s’appelle

Chénier, en honneur de Jean-Olivier Chénier, un rebelle de 1838, qui a été mis à mort par les

Anglais pour sa participation à la révolte.

À part Régis, 55 ans, il y a son ex-femme, Locuste, 45 ans, et leurs deux enfants, Timor, qui aurait eu 23 ans s’il ne s’était pas fait tuer par la pègre, et Cybèle, 21 ans, qui est secrètement amoureuse de son père, Myra, 30 ans, la maîtresse de Régis, une ancienne prostituée qu’il a voulu « sauver » de sa vie « indigne ». Les personnages secondaires qui gravitent autour de

Régis sont : Princesse, sa secrétaire, 44 ans, qui est, elle aussi, secrètement amoureuse de son patron, Courrier, son assistant, 30 ans, qui jouera le rôle d’un Judas puisqu’il trahira Régis, Sapo, avocat de profession et son meilleur ami, 54 ans, De Guise, 32 ans, le représentant du corps enseignant, Griève, 40 ans, le chef du syndicat des ouvriers qui se trouvent dans la situation de

« lock-out », Louvigny, 42 ans, un envoyé spécial du gouvernement provincial et Flip, un élève de la polyvalente et le sosie de Timor. L’âge exact des personnages « est important pour un

écrivain réaliste (comme Dubé) qui situe ses personnages dans un milieu social bien défini à un endroit précis, à une époque déterminée 383 ». Dans un article pénétrant sur l’œuvre dubéenne,

Paulette Collet examine de près les raisons pour lesquelles cet âge est décisif, spécialement dans

la vie du personnage féminin. Elle soutient, qu’entre midi et soir, la femme est en mesure de faire

le bilan de sa vie de manière objective, d’en tirer certaines conséquences et de prendre des

décisions concernant son avenir. Car, elle est consciente du fait qu’elle n’est pas immortelle, que

sa beauté est passagère et que la vie est trop courte pour la gaspiller. Régis est le personnage le

382 Alain-Michel Rocheleau, « Le réformiste ou l’honneur des hommes , pièce de Marcel Dubé », dans Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec , t. VI : 1976-1980 , Gilles Dorion (dir.), Montréal, Fides, 1994, p. 682. 383 Paulette Collet, « La quarantaine, âge de l’abdication ou du renouveau pour la femme dans le théâtre de Marcel Dubé », dans Canadian Drama/L’art dramatique canadien, vol. 5, n ° 2 (Fall/automne), 1979, p. 145.

267 plus âgé et le plus expérimenté. Il a eu du côté professionnel une grande diversité d’emplois qui lui ont permis d’acquérir des savoir-faire spécifiques qui sont en haute demande et, du côté personnel, des rapports humains qui lui ont permis d’approfondir ses connaissances de la nature humaine. Ainsi, il est un homme aux multiples talents qui sait exactement ce qu’il veut en tirer selon les occasions.

Le soin avec lequel le dramaturge a choisi les noms de ses personnages et leur valeur symbolique mérite notre attention. Régis signifie le roi, Sapo nous fait penser au mot sagesse et Timor à la peur ; Cybèle, à la beauté et, quant à Locuste, il est associé au nom d’une empoisonneuse romaine et, dans la pièce, elle est responsable de la chute de Régis en tant que prêtre, sa première vocation. En outre, puisque nous parlons de symbolisme, il faut signaler l’importance du nom

Chénier comme nom pour la super-polyvalente que Régis administre. Le protagoniste finit par associer ses actes à ceux de Jean-Olivier Chénier et, en sacrifiant sa vie pour sa cause, sa mission, il espère faire un geste symbolique qui servira d’exemple à tous les Québécois et qui permettra un jour de réaliser les réformes qu’il avait envisagées dans le domaine de l’enseignement. Il dit : « Chénier servira d’exemple au reste de la province, à d’autres institutions de même catégorie et même aux universités. Les maisons d’éducation ne seront plus les laboratoires de la stérilisation massive des jeunes. L’on m’a confié Chénier… 384 » Or, comme

le signale Pierre Filion, dans sa préface à la pièce, c’est la première fois dans son théâtre que

Dubé se sert du nom d’un héros historique québécois de façon si délibérée en liant le passé au

présent et en se référant à un conflit d’ordre historique et politique. Cet aspect montre que le

théâtre de Dubé continue d’être novateur. Quoique Dubé n’ait pas été le premier dramaturge à se

servir du passé historique québécois et d’un de ses héros les plus connus, il a été l’un des

384 Op. cit ., Marcel Dubé, Le réformiste ou l’honneur des hommes , p. 47.

268 premiers à créer une sorte de parallèle entre les actions d’un héros du passé et celles de son protagoniste. Les deux sont morts en luttant pour une cause.

3.4.3 L’intertextualité

Selon Alain-Michel Rocheleau, Le réformiste ou l’honneur des hommes « témoigne des

préoccupations sociales et politiques de Dubé. Accueilli favorablement, ce texte dramatique a le

mérite de conjuguer polémique et lucidité extrême 385 ». Son observation sur les préoccupations

sociopolitiques du dramaturge ne surprend personne étant donné la réputation de Dubé en tant

que dramaturge qui se maintenait au courant des discussions qui se tenaient en société. Cette

caractéristique est un aspect qui peut facilement se déduire du titre de la pièce, car l’auteur y fait

allusion à deux concepts importants, à savoir « réforme » et « honneur ». En outre, l’allusion

faite par Rocheleau aux polémiques que son œuvre a suscitées dans le passé est également

valable, surtout la tirade d’Olivier, dans Les beaux dimanches , qui a causé une forte polémique.

Enfin, la référence à la lucidité de l’auteur dans l’analyse des enjeux à l’œuvre ne passe pas

inaperçue non plus ; nous l’avions déjà observée dans les pièces précédentes.

Nous avons mentionné ailleurs quelques réformes dans le monde de l’éducation préconisées par

le Rapport Parent, notamment la création des cégeps afin de mieux préparer l’intégration des

Québécois dans une société en transformation perpétuelle. En outre, durant la décennie de 1970

et, surtout, pendant les deux mandats du gouvernement Bourassa, il y a eu des manifestations

syndicales qui ont souvent abouti à des grèves. Cette situation chaotique a eu des répercussions

négatives sur le marché du travail. Le problème s’est aggravé à cause d’une baisse

385 Loc. cit ., Alain-Michel Rocheleau, « Le réformiste ou l’honneur des hommes , pièce de Marcel Dubé », dans Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec , t. VI : 1976-1980 , p. 682.

269 d’investissements du secteur privé qui a eu peur de ce qui pourrait arriver dans le domaine politique. En conséquence, le taux de chômage a augmenté, ce qui a contribué au manque de stabilité en société et a semé encore plus d’incertitude sur l’avenir chez les Québécois. Par ailleurs, il faut mentionner trois événements majeurs qui se sont passés presque en même temps :

1) la création, en 1974, d’un journal indépendantiste, Le Jour , qui a permis aux nationalistes de

donner libre cours à leurs pensées souverainistes ; 2) l’approbation, toujours en 1974, par

l’Assemblée Nationale, du projet de loi 22 qui déclarait le français comme étant la langue

officielle du Québec, ce qui a créé des querelles parmi les ethnies vivant surtout à Montréal. Et,

enfin, 3) en 1976, il y a eu la victoire du Parti Québécois, un parti résolument indépendantiste.

René Lévesque, le nouveau Premier ministre, avait promis toutes sortes de réformes, y compris

au ministère de l’Éducation. Qui plus est, parmi ses nombreuses promesses électorales, il avait

promis un Référendum sur l’avenir politique de la province avant la fin de son mandat. Et, pour

qu’il n’y ait pas de doute sur les intentions de son gouvernement, l’Assemblée Nationale a

approuvé tout de suite, en 1977, la Loi 101, la Charte de la langue française. De sorte que la fin

des années 1970 est une période marquée par les grands débats sociopolitiques et, en même

temps, par les grands espoirs nationalistes. Or, en plus d’être indépendantiste, Dubé admirait le

nouveau Premier Ministre du Québec. De son côté, Lévesque respectait aussi Dubé puisqu’il l’a

choisi comme directeur du Conseil de la langue française. (Par la suite, Dubé a été aussi

président des Rencontres francophones du Québec). Grâce à ses postes, Dubé a travaillé à

Québec comme fonctionnaire pendant quelques années et était en mesure d’évaluer jour après

jour la nature des conversations qui s’y tenaient, ce qui signifie qu’il se trouvait dans une

situation privilégiée pour pouvoir parler de certains sujets qui étaient à l’ordre du jour. Enfin, à

ce moment de sa vie, à l’âge de 47 ans, le dramaturge avait déjà eu assez de temps pour réfléchir

aux types de réformes qu’il aimerait voir se concrétiser afin de rendre la société dont il faisait

270 partie intégrante plus juste et équitable. Bref, Dubé avait des idées arrêtées qu’il voulait mettre en évidence, ce qu’il a fait en écrivant Le réformiste ou l’honneur des hommes où il absorbe,

transforme et transpose le langage des bureaucrates ainsi que celui des syndicalistes en les

mettant dans la bouche de quelques-uns de ses personnages. Le dramaturge se trouvait donc dans

une situation idéale vers la fin de la décennie de 1970, situation qui lui a permis d’acquérir deux

types de sociolectes qu’il va exploiter en détail dans cette dernière pièce.

Dans Le réformiste ou l’honneur des hommes , comme, d’ailleurs, dans Zone , il y a des allusions

bibliques explicites. Il y a donc un intertexte religieux évident. Régis partage avec le Christ une

mission messianique de salut et Sapo fait allusion à sa « couronne d’épines » tandis que le héros

lui-même, en parlant à Courrier, lui dit d’éviter de répéter trois fois qu’il le suivra partout, c’est-

à-dire qu’il ne l’abandonnera pas, qu’il ne le niera pas. En fait, Courrier ira plus loin que le

Pierre de la Bible puisqu’il le trahira pour se venger d’être rejeté par Cybèle. De plus, Régis est

obsédé par le sentiment de culpabilité qui le hante et la recherche d’un absolu qui n’existe pas. Il

est toujours prêt « au sacrifice et à l’immolation 386 » et il a « la vocation de la sainteté 387 » qui le pousse à vouloir sauver le monde. Ainsi, la situation particulière de Régis est comparée à celle du Christ étant donné que les deux deviennent de plus en plus isolés et sont trahis par quelqu’un de leur entourage.

Un deuxième intertexte est de nature littéraire. La référence directe à certaines œuvres d’auteurs connus est mise en valeur par Dubé. En effet, Locuste fait allusion à Lorenzaccio , de Musset, que

Timor lisait à l’âge de douze ans ; Sapo se réfère à un poème de Charles Péguy que Régis et lui-

386 Op. cit., Marcel Dubé, Le réformiste ou l’honneur des hommes, p. 114.

387 Ibid ., p. 115.

271 même avaient appris par cœur et qu’ils récitaient pendant les moments difficiles de leur service militaire en Belgique durant la Deuxième Guerre mondiale. Timor compare son père à Arthur

Rimbaud, qualifié d’« homme aux semelles de vent » parce qu’il s’absentait fréquemment de chez lui. Régis, en parlant à une jeune Cybèle dans leur chalet qui s’appelle le Nid d’Aigle, mentionne le nom du philosophe allemand Nietzsche qui aimait se promener à Èze, village français situé au sommet d’une montagne et tout aussi isolé que leur maison d’été. Enfin, Régis, encore une fois, dans son enregistrement d’adieu, mentionne le nom de Socrate qui avait été forcé de boire la ciguë par ses ennemis.

Finalement, un troisième aspect qui a attiré notre attention a trait au personnage de Princesse, la secrétaire de Régis, qui s’immole pour lui et qui lui révèle dès l’exposition la nature prémonitoire de ses cauchemars, c’est-à-dire qu’elle est dominée par le sentiment de la peur que quelque chose de maléfique arrivera à son patron. Elle voit les signes de ce mauvais présage partout et avertit

Régis afin qu’il y fasse attention et se protège. Cette caractéristique rapproche Le réformiste ou l’honneur des hommes du théâtre classique français, surtout du genre tragique, car fréquemment nous y trouvons un personnage qui révèle un mauvais présage au héros qui l’ignore et qui tombera inévitablement victime de son destin. Ainsi, par exemple, dans Andromaque , de Racine,

Phœnix, le gouverneur de Pyrrhus, qui est le roi d’Épire, l’avertit de ne pas aller revoir

Andromaque, de qui Pyrrhus est toujours amoureux. Or, ce conseil est ignoré par ce dernier avec

des conséquences fâcheuses pour lui. C’est aussi une caractéristique qui nous fait penser aux

tragédies classiques grecques où le coryphée joue le rôle de témoin, de commentateur ou de

narrateur.

272

3.4.4 Les sociolectes et les discours bourgeois

Dans Le réformiste ou l’honneur des hommes , les sociolectes illustrent les conflits qui séparent des groupes ennemis au sein de la collectivité. Ainsi, nous pouvons détecter un sociolecte humaniste-chrétien et un sociolecte politique qui, à son tour, peut être subdivisé en deux sous- sociolectes : le premier est de nature syndicaliste et le second s’oppose à lui et est du type gouvernemental. Les deux types de sociolectes principaux traversent toute l’œuvre.

La philosophie humaniste-chrétienne adoptée par Régis se manifeste de trois façons qui s’entrecroisent et se complètent mutuellement. Premièrement, au niveau de sa mission pédagogique en tant que directeur de la polyvalente ; deuxièmement, dans ses conversations avec son meilleur ami et, troisièmement, dans ses rapports avec son fils. Examinons d’abord la première catégorie.

Dès la rentrée ils [les professeurs] n’ont ni compris ni accepté les réformes pédagogiques et disciplinaires que je me devais d’apporter et qui portent principalement sur l’enseignement de la langue, de l’histoire et de la géographie, sur un essor primordial dans le domaine de l’éducation physique, et sur l’interdiction des euphorisants durant les cours et à l’intérieur des murs 388 .

Régis souligne l’ampleur de ses réformes, qui touchent à tous les aspects de la vie académique :

« Cette institution s’humanisera au niveau de l’enseignement et des connaissances, ceux et celles qui la fréquentent devront aussi bien cultiver leur corps que leur esprit et il n’y aura pas de sabotage dans la construction des nouveaux bâtiments 389 . » Nous remarquons les oppositions et

les distinctions suivantes en ce qui concerne le répertoire sémantique du sociolecte : corps/esprit,

sabotage/loyauté, réformes/statu quo. Régis voit les jeunes en tant que victimes innocentes

388 Ibid., p. 44.

389 Ibid ., p. 44-45.

273 d’entreprises pédagogiques douteuses qui ont été conçues par des adultes qui ne s’intéressent pas

à leur bien-être physique et moral de même qu’à leur avenir en tant que citoyens équilibrés. Sur ce plan, il remarque : « […] trois générations d’enfants perdus et que l’on a sacrifiés froidement

à des entreprises de contre-culture et de pédagogie purement expérimentale 390 . » De sorte que

Régis se donne le rôle de sauveur d’une jeunesse à la dérive : « Tout se négocie, Sapo. Mais pas

l’assassinat de l’enfance, pas la prise en otage des innocents. Il faut que soient respectés dans

cette institution, la ferveur de la jeunesse, et le besoin d’absolu qui brûle en elle. Je peux

transiger sur tout mais pas sur ça 391 . » Le héros s’est tracé une ligne de conduite qui ne lui permet pas de « transiger » sur ce qu’il considère l’exploitation des jeunes. De plus, il croit fermement que le gouvernement lui a octroyé l’autorité d’introduire les réformes nécessaires pour que le système scolaire s’humanise.

Toute autorité légitime est devenue synonyme de fascisme et considérée comme immorale. Mais que la liberté sombre dans l’anarchie la plus absurde et la plus débilitante, cela n’est d’aucune importance puisque le but premier et souvent inavoué de la contestation est d’abord et avant tout de détruire les valeurs existantes quelles qu’elles soient 392 .

Nous repérons, dans son choix de lexique, des oppositions sémantiques telles que

moralité/décadence, autorité légitime/autorité illégitime, discipline/anarchie, liberté/captivité,

construire/détruire, et innocence/culpabilité, qui font partie intégrante de la philosophie

humaniste du héros. Bref, Régis arrive à une seule conclusion possible sur son but dans la vie :

« […] je ne suis ici que pour tenter de sauver l’innocence et l’honneur des hommes 393 . » Et, il est prêt à tout pour l’atteindre. La pertinence du sociolecte nous permet aussi de faire certaines

390 Ibid ., p. 30.

391 Ibid ., p. 56.

392 Ibid ., p. 43-44.

393 Ibid ., p. 33.

274 distinctions sémantiques. D’un côté, il y a : « des enfants perdus », « sacrifiés froidement », « des entreprises de contre-culture » et une « pédagogie purement expérimentale » ; de l’autre côté, il y a : « sauver l’innocence et l’honneur des hommes », « l’honneur est dans le cœur de chaque homme », « chaque homme se doit d’assumer l’honneur et d’en communiquer le sens aux autres » et « je suivrai la voie que ma conscience me dicte ».

À la réalisation de ses rêves, il survient, cependant, un obstacle de poids : c’est que Régis est perçu par les enseignants et les élèves comme étant trop autoritaire, arbitraire et intransigeant.

Par conséquent, le syndicat des professeurs s’oppose carrément aux réformes pédagogiques que le nouveau directeur veut faire adopter à Chénier. De plus, les professeurs savent qu’ils peuvent compter sur l’appui des étudiants et de leurs parents, qui voient en Régis un type de tyran. Sans leur collaboration active, les réformes du directeur sont vouées à l’échec.

Regardons, en second lieu, les conversations que Régis entretient avec Sapo. « Je suivrai ma voie, Sapo. Telle que me la dicte ma conscience 394 . » Il poursuit en disant : « [p]our moi, l’honneur ne s’est jamais situé au niveau de la famille ni des classes, mais il est dans le cœur de chaque homme. Et chaque homme se doit de l’assumer et d’en communiquer le sens aux autres 395 . » Enfin, il admet ceci : « […] je suis l’homme que j’ai voulu être et aussi celui que le

temps a pétri à son insu 396 . » Honneur, responsabilité et humanisme : ce sont les idées principales qui se dégagent des citations ci-dessus. Afin d’illustrer mieux le côté humaniste-chrétien du héros et le sociolecte qui se rattache à son discours, nous avons choisi un passage du Neuvième

Tableau. Il s’agit de la dernière rencontre entre Régis et Sapo, au cours de laquelle celui-ci

394 Ibid ., p. 43.

395 Ibid ., p. 35.

396 Ibid ., p. 38.

275 essaie, pour la dernière fois, d’encourager son ami à être plus réaliste afin d’arriver à un compromis sur l’affaire Chénier, sinon, la confrontation entre lui et les syndicats se détériorera à tel point qu’il perdra son poste et peut-être même plus, sa vie :

SAPO – La grandeur est parfois aussi navrante que tragique. Retombe sur terre, Régis, sur cette terre morne et débile et essaie de voir les choses dans leurs vraies perspectives. Tu ne pourras te sortir du bourbier actuel qu’en faisant appel à ton esprit pratique et réaliste qui t’a malheureusement trop souvent manqué. C’est le seul ami que tu aies qui t’en supplie. […] Moi, j’ai choisi la pente douce des glacis pendant que tu continuais de t’acharner sans relâche à te couronner d’épines sur le sentier sinueux qui frôle les abîmes, toujours aimanté par une certaine vision de Dieu et une certaine conception du salut. […]

RÉGIS – J’ai écouté sans presque répliquer tout ce que tu viens de remémorer, j’ai entendu avec émotion tes appels à la sagesse et au compromis et je dois te paraître bien entêté de ne pas partager tes vues d’ensemble sur la vie et sur cette triste particularité qu’est Chénier… 397

Juste avant ce dialogue entre les deux amis de longue date, Sapo avait dit à Régis : « Dieu est mort depuis plusieurs lunes, l’humanisme que tu as tant chéri et que tu chéris encore comme un noyé qui s’accroche à une moitié de radeau pourri est mort aussi, l’amour même est mort et l’espérance et les joies profondes du cœur agonisent 398 . » D’après Sapo, Régis est devenu le

symbole d’un monde révolu, et il faut qu’il s’adapte au plus vite aux nouvelles réalités afin

d’avoir des rapports fructueux avec ses semblables. Autrement, il sera tenu pour réactionnaire et

mis de côté. Or, ces deux points de vue opposés et exprimés par les sujets-énonciateurs

soulignent les distinctions sémantiques qui les séparent. D’un côté, se trouve Sapo qui conseille à

Régis de « retomber sur terre » afin de voir les choses dans leurs « vraies perspectives », c’est-à-

dire de façon réaliste, pour pouvoir sortir du « bourbier » où il se trouve ; de l’autre côté, il y a

Régis qui persiste dans son entêtement et qui refuse de compromettre ses principes et ses valeurs.

En somme, Sapo accuse son meilleur ami de ne pas avoir un esprit pratique et réaliste dans un

397 Ibid ., p. 116-117.

398 Ibid ., p. 115.

276 monde qui l’exige de plus en plus. Il met le doigt sur la source des problèmes chez Régis, son incapacité d’arriver à des compromis plus ou moins satisfaisants qui tiennent compte de la diversité des points de vue des groupes en conflit, car il n’est qu’un rêveur. Il est ironique que

Régis finisse par dire à Sapo : « La cause que je défends doit justement se passer de martyre 399 . » Quoiqu’il ne veuille pas qu’il y ait des morts à cause de son intransigeance, c’est ce qui se passera, car Princesse mourra et il finira par se suicider pour sauver son honneur. Ainsi, ses paroles deviennent une prémonition des événements à venir.

Troisièmement, analysons les rapports entre Régis et Timor à la lumière de ce qu’ils se disent.

Régis est prêt à distribuer toutes sortes de conseils à son fils, conseils que ce dernier n’est plus en mesure d’accepter, car il s’est rendu trop loin dans son style de vie dangereux et désastreux, comme s’il cherchait la mort pour se punir lui-même de ses fautes et, indirectement, les siens pour leur manque d’acceptation et d’amour, pour repartir à zéro. « Remets-toi aux études, prépare-toi à un métier ou à une profession 400 . » Et, « [c]e que tu fais [la prostitution] est indigne

de toi, indigne de tout jeune homme 401 ». Et encore, « [i]l faut que tu te redresses, que tu regardes

la vie en face et que tu te mesures à elle en te disant que chaque homme a droit à sa part de

Rédemption 402 ». Et, enfin,

[c]e que je sais vraiment, Timor, tu comprends, ce que j’essaie de t’apprendre c’est qu’il ne faut jamais s’acharner lorsqu’on se retrouve dans une avenue en cul-de-sac. Il n’y a qu’à tourner le dos aux murs qui se dressent devant soi et recommencer ailleurs, trouver ailleurs

399 Ibid ., p. 46.

400 Ibid ., p. 35.

401 Ibid ., p. 35.

402 Ibid ., p. 39.

277

de nouvelles voies de secours et se lancer, tête première, dans des entreprises qui apporteront un certain bien-être aux autres. À soi-même aussi bien sûr, mais aux autres avant tout 403 .

Au premier abord, ces conseils d’un père à son fils semblent tout à fait normaux, même précieux.

Afin de retrouver son honneur, Régis recommande à son fils de consacrer sa vie au bien-être

d’autrui. En agissant de la sorte, il atteindra un certain degré de satisfaction qui lui procurera du

bonheur. Le père aimerait que son fils abandonne sa vie de drogué et se mette sur le droit

chemin. Néanmoins, ses recommandations arrivent trop tard pour porter fruit et, de plus, elles

manquent de crédibilité, car Régis a ignoré et négligé son fils pendant des années. Elles sont

donc rejetées par Timor. À ses yeux, son père est coupable de l’avoir abandonné et, pis encore,

de lui avoir préféré sa sœur cadette. La pertinence du sociolecte permet de faire la dichotomie

sémantique qui suit : digne/indigne, utile/inutile, Rédemption/condamnation, altruisme/égoïsme.

Comme nous l’avons dit plus haut, cette vision humaniste de la vie que Régis fait entrevoir à

Timor ne lui dit absolument rien. Pour lui, les mots de son père sont creux et en contradiction

directe avec son comportement.

Faisons le point sur l’humanisme-chrétien de Régis. En tant qu’homme d’honneur et pédagogue,

il est convaincu que le système d’éducation québécois manque de valeurs morales et

d’humanisme puisqu’il traite les jeunes comme s’ils étaient des robots, comme s’ils étaient des

êtres dépourvus d’empathie envers leurs semblables et sans aucun but d’ordre supérieur. Sa

vision du monde ne lui permet pas d’arriver à un compromis réalisable avec qui que ce soit. Qui

plus est, il se voit comme un nouveau Messie. Quelqu’un qui doit jouer son rôle tragique jusqu’à

la fin tout en espérant que sa mort, par son symbolisme, comme celle de Chénier, d’ailleurs,

changera l’opinion publique en sa faveur et qu’elle restaurera son honneur compromis. Bien que

403 Ibid ., p. 38.

278 son ami Sapo lui dise que sa position n’est pas tenable, il n’en démord pas. Il désire secrètement la mort pour sortir de l’embarras où il se trouve 404 .

Quant au sociolecte politique, il se divise, comme nous l’avons indiqué, en deux sous- sociolectes. L’un est distinctement syndicaliste, et l’autre est spécifiquement gouvernemental

étant donné qu’il concerne une institution provinciale, une polyvalente, dont les fonds proviennent du ministère de l’Éducation. Ils représentent deux collectivités antagonistes qui ont des visions du monde très différentes et qui sont presque toujours en conflit ouvert. Nous avons trouvé quelques exemples du faire taxinomique du premier sous-sociolecte : les syndicats, les chefs syndicaux, les syndiqués, les centrales, les délégués de chantiers, les confrères, la solidarité, un front commun, débrayer, un débrayage, une mise en demeure, être mandaté pour négocier, jeter les bonnes cartes, faire des combines, faire/rompre des alliances, donner son accord, faire une concession, avoir des ententes, une situation de force, des actions contraignantes, la révision de la grille des salaires, rembourser les salaires, fixer une moyenne générale d’augmentation, les cartes de membres en règle, la perception des cotisations, la formule Rand et la pierre d’achoppement. De plus, nous remarquons que le faire taxinomique du sociolecte syndicaliste met en lumière les tactiques des syndicats lors d’une grève ainsi que certains objets employés lors d’un piquet : se masser, se rassembler, se poster, organiser des

« sit-in », brûler en effigie, une pancarte, une pétition, le piquet de grève et ainsi de suite. Le répertoire sémantique révèle aussi les intentions ultérieures des grévistes : ils veulent obtenir un nouveau contrat, un bon salaire et de bonnes conditions de travail pour tous les ouvriers. Ils sont

404 Il convient de remarquer que, de nos jours, les débats sur l’éducation des enfants et des jeunes adultes à tous les niveaux, primaire, secondaire, collégial et universitaire, se poursuivent avec la même ardeur qu’en 1977 et que les conflits entre syndicats et employeurs, ainsi que ceux entre professeurs et parents, tous des groupes potentiellement antagonistes, puisqu’ils ne parlent pas le même langage, continuent d’être fréquents.

279 prêts à exercer le plus de pression possible sur le gouvernement pour qu’il cède à leurs demandes.

De même, les répertoires lexical et sémantique du deuxième sous-sociolecte illustrent et

éclaircissent le rôle du gouvernement lors des négociations difficiles ou d’une grève : les cours de justice, une injonction, décréter, aller à l’encontre des décrets, une loi spéciale, avoir pleine autorité, les représailles, les conflits de travail, les traitements, la masse salariale, le régime des

rentes, les fonds de pension et de la perception des impôts, la loi des accidents de travail, enrayer

le gaspillage et le coulage de sommes d’argent, créer des emplois, disposer de fonds et déclarer

un « lock-out ». Comme pour le sous-sociolecte précédent, le faire taxinomique de celui-ci

illustre quelques tactiques du gouvernement afin de diviser les ouvriers entre eux et mettre une

fin rapide à la grève : fomenter la dissension, engager des fauteurs de trouble, les fiers-à-bras, se

servir de l’escouade anti-émeute et, si nécessaire, de l’armée, et ainsi de suite, toutes des mesures

répressives, bien entendu. Le répertoire sémantique du sociolecte illustre les objectifs du

gouvernement en ce qui concerne le cas particulier de la polyvalente Chénier : le retour au travail

des ouvriers, des enseignants et des élèves le plus tôt possible afin d’éviter un prolongement du

chaos et la mort de quelqu’un d’autre. En tant qu’administrateur, au service du gouvernement,

Régis refuse, dans un premier temps, de gaspiller l’argent qui lui a été confié et qui appartient au

peuple afin d’acheter la paix avec les ouvriers en grève sur le chantier de construction et, dans un

deuxième temps, de compromettre ses réformes pédagogiques avec les enseignants. Bref, c’est la

raison pour laquelle il est en conflit ouvert avec ces groupes. Quoique le gouvernement lui ait

donné au début carte blanche en tant que directeur de la super-polyvalente Chénier, en faisant

confiance à ses habiletés comme négociateur pour traiter de ces deux dossiers, le même

gouvernement ne le soutient pas quand il a besoin de son intervention directe. Régis aurait

préféré l’appui et l’intervention actifs du gouvernement. Or, ceux-ci ne lui seront pas offerts, car

280 le but principal de n’importe quel gouvernement, selon Louvigny, son représentant, est de

« restaurer la paix sociale partout dans l’État405 » s’il y a des disputes, et non pas de fomenter les

querelles et le chaos chez le peuple. Ainsi, afin d’apaiser les groupes en conflit, le gouvernement

va se servir de Louvigny, qui forcera Régis à abandonner ses principes et sa cause, sa seule

raison d’être, et à obéir aveuglément aux objectifs du gouvernement qui sont, dorénavant,

opposés aux siens. Autrement dit, le gouvernement veut à tout prix éviter d’autres morts inutiles

qui causeraient la panique parmi l’électorat, ce qui pourrait même conduire à une future défaite

électorale. Entretemps, vu que sa fille a été enlevée par un groupe terroriste, les Brigades

d’Octobre, qui menace de la tuer s’il n’abandonne pas ses idées perçues comme réactionnaires,

Régis a les mains liées et il se voit forcé de capituler.

Sur les plans lexical et sémantique, certains mots et phrases sont, cependant, quelquefois

partagés par les deux groupes adversaires. C’est le cas des mots qui forment le faire taxinomique

qui suit : le porte-parole, une prise de position, une mise en demeure, un ultimatum, jouer à

cache-cache, des concessions, une entente de principe, le retour au travail, les traitements, la

pierre d’achoppement, pour ne mentionner que quelques-uns. En effet, le négociateur en chef des

syndicalistes et le directeur de la polyvalente partagent ces mêmes mots dans leurs discours.

Zima avance qu’un « […] langage collectif n’est pas toujours le produit d’un seul groupe, mais

qu’il peut naître aux confins de deux groupes ou classes qui, pour des raisons économiques, et

politiques, ont des intérêts et des problèmes communs 406 ». Or, c’est, somme toute, ce que les deux groupes veulent accomplir : mettre une fin à leur dispute qui traîne depuis longtemps. Le code, en tant que fondement sémantique du sociolecte, montre les enjeux des milieux

405 Op. cit ., Marcel Dubé, Le réformiste ou l’honneur des hommes , p. 133.

406 Op. cit ., Pierre V. Zima, Manuel de sociocritique , p. 130.

281 syndicaliste et gouvernemental, y compris les défis des négociations difficiles, des grèves, des démonstrations plus au moins pacifiques ou violentes qui, de temps en temps, surviennent dans une société démocratique où les ouvriers se sont organisés en syndicats et luttent pour leurs droits. Dubé, tout en reproduisant ces langages collectifs, nous renvoie une version des discours publics qui se tenaient pendant les années 1970. Cette décennie a vu au Québec de nombreuses manifestations syndicalistes qui opposaient les syndicats aux institutions gouvernementales ou privées et qui ont abouti maintes fois à des grèves, à des « lock-out » ou à des « sit-in ». Un dialogue typique, qui illustre les enjeux à l’œuvre lors des négociations, est celui qui a lieu entre

Régis et Griève (nom bien choisi puisque le personnage possède de nombreux griefs contre l’employeur en tant que négociateur en chef du syndicat ouvrier) :

RÉGIS – J’ai des conditions à poser à vos syndiqués pour leur retour au travail. Elles sont discutables, et peuvent être nuancées mais pas contournées, ni rejetées. Si vous croyez qu’à deux nous pouvons les rendre viables…

GRIÈVE – Why not ? Pour ce qui est de les accepter, il faudra convoquer une assemblée générale et ce serait « vox populi, vox dei ».

RÉGIS – Ce vote peut être pris dans les vingt-quatre heures ?

GRIÈVE – Si vos conditions sont raisonnables, oui.

RÉGIS – Est-ce que la reprise du travail de vos membres est conditionnée par le retour au travail des enseignants ?

GRIÈVE – Pour l’instant nous faisons front commun mais nous n’appartenons pas aux mêmes centrales et il n’est pas dit qu’un vote de notre assemblée ne nous forcerait pas à réviser nos engagements 407 . […]

Le dialogue entre les deux hommes met en relief un lexique typique du monde des négociations ardues entre le cadre supérieur d’une institution publique et un chef de syndicat ouvrier. Les deux groupes, qui sont dans des camps opposés, cherchent un terrain d’entente qui puisse finir la

407 Op.cit ., Marcel Dubé, Le réformiste ou l’honneur des hommes , p. 104.

282 dispute qui les a séparés. Le réformiste ou l’honneur des hommes est une pièce réaliste pour deux raisons fondamentales : d’abord, à cause du langage spécialisé mis en évidence par les personnages et, ensuite, à cause de la situation où ils se trouvent, qui est vraisemblable, spécialement celle de Régis. Rappelons que ce n’était pas la première fois que Dubé discutait du rôle important que les syndicats peuvent jouer dans le progrès de la société. En fait, il avait déjà effleuré le sujet dans Florence et dans Un simple soldat , bien que de façon beaucoup plus superficielle. Mais, jusqu’au Réformiste ou l’honneur des hommes , le dramaturge n’avait pas analysé de façon détaillée le pour et le contre de la question. Dans cette pièce, Régis s’oppose aux demandes des ouvriers qui font le piquet parce qu’il interprète leurs demandes comme une forme de chantage. Il s’est mis en tête de mettre un terme à la corruption qu’il perçoit au sein du syndicat ouvrier parce qu’avant de terminer les travaux commencés à Chénier, les chefs syndicalistes exigent une hausse de salaire de 12% ainsi que de meilleures conditions de travail pour leurs affiliés et pas de représailles. Régis considère ces demandes inacceptables et même un vol des fonds publics. Cependant, son point de vue est contrecarré efficacement par celui de

Griève, qui explique que si les ouvriers n’avaient pas de syndicat, ils seraient exploités systématiquement et sans cérémonie par le gouvernement.

3.4.5 Une analyse actantielle de la pièce

Au niveau professionnel, Régis, comme directeur de la polyvalente, est devenu victime de son entêtement, car sa volonté d’apporter des réformes au système scolaire l’emporte sur tout et ne lui permet pas de changer d’avis de l’exposition au dénouement. Par ailleurs, il est hanté par une vision humaniste-chrétienne qui le pousse irrémédiablement vers une mission messianique qu’il sera incapable de concrétiser vu qu’il n’a pas d’adjuvants. Personne ne peut le détourner de son objectif et personne ne peut le sauver de son sort. Au lieu d’admettre la défaite en acceptant un

283 compromis raisonnable, le héros tragique préfère se suicider. Sous cet aspect, ce premier axe du désir reste invariable. Au niveau sentimental, par contre, l’axe du désir change de nature en même temps que l’action progresse. Le dévouement de Régis à Dieu est remplacé par son amour pour Locuste et celui-ci, à son tour, est remplacé par celui qu’il éprouve pour Myra. Ainsi, le héros est déchiré par des désirs contradictoires qui se font la concurrence.

Dans l’axe de la manipulation/motivation, le remplacement de la recherche de Dieu par la recherche de l’amour humain, sous la poussée d’Éros, se fait remarquer. Le héros devient victime de la tentation et des désirs charnels au lieu des désirs pour le divin. Cette métamorphose mène au développement d’un sentiment de culpabilité chez lui et au désir intense d’expier à tout prix sa faute en la payant de sa vie.

Quant à l’axe du pouvoir, nous voulons mettre en relief le cas particulier de Courrier qui passe de la case d’adjuvant, en tant qu’aide de champ de Régis, à celle d’opposant en trahissant le héros.

Dans l’affrontement entre lui, Cybèle et Régis, il insulte ouvertement le père devant sa fille.

Je suis de la génération de De Guise et je souhaite que le pouvoir appartienne un jour aux travailleurs. Et je suis en faveur de tous les débrayages qui se produisent dans les institutions comme celles-ci, dirigées par des cerveaux dépassés, qui fonctionnent à contre-courant du temps… Je préfère vous remettre ma démission avant de connaître l’outrage d’être chassé par un pontife décadent 408 .

Cette mise à nu de sa vraie personnalité se comprend quand on apprend, grâce à Cybèle, qu’il lui

avait proposé de devenir sa maîtresse et qu’elle avait catégoriquement rejeté ses avances. Blessé

dans son amour-propre, il veut se venger de son refus amoureux et il trouve un bouc émissaire

dans la figure de Régis. Donc, il l’abandonne pour des raisons idéologiques autant que pour des

raisons bien personnelles qu’il n’a pas le courage de révéler, car il est hypocrite. De même, nous

408 Ibid ., p. 83-84.

284 notons le cas du gouvernement provincial, représenté par Louvigny, qui passe lui aussi de la case d’adjuvant de Régis à celle de son opposant après la mort de Princesse et quand il réalise que le directeur est devenu l’ennemi numéro un de ses concitoyens. Bien que le gouvernement ait choisi Régis pour accomplir certaines réformes, quand ce même gouvernement se rend compte que le public n’appuie pas les objectifs du nouveau directeur et, pis encore, que le public en question devient violent, il l’abandonne ou veut lui forcer la main, car le gouvernement se doit de garder et maintenir la paix contre tout, y compris sa propre idéologie, qu’il sacrifie au besoin.

Quant à l’axe de la manipulation/motivation, il se révèle instable au fur et à mesure que Régis vieillit. En effet, ses priorités et ses objectifs se modifient : soldat, prêtre, homme d’affaires, commissaire dans des Commissions scolaires et, enfin, directeur d’une polyvalente et pédagogue.

Il fait preuve d’un esprit d’initiative qui ne l’abandonne pas et qui le pousse à explorer d’autres facettes de sa personnalité et de ses talents multiples, ce qui lui permet de s’épanouir en enrichissant son existence d’une multitude d’expériences. Néanmoins, nous constatons que son dernier poste, le plus important de tous, ne lui a apporté aucune satisfaction puisqu’il le mène au suicide.

D’après ce que nous venons d’expliquer, le modèle actantiel qui prédomine dans la pièce est le suivant : dans la case de sujet, Régis, dans celle d’objet, les réformes pédagogiques, dans la case d’opposant, le syndicat des enseignants, représenté par De Guise, les enseignants eux-mêmes, les parents, et même les étudiants, car tous s’opposent aux réformes de Régis et à sa vision humaniste pour la polyvalente. À ceux-ci viennent s’ajouter Courrier, Louvigny, et Locuste, à des moments donnés ; dans la case d’adjuvant, Princesse, Cybèle, Myra, Sapo et, au début,

Courrier. Ce dernier finira par trahir son chef et Sapo essaiera de convaincre son ami d’arriver à un compromis afin de sauver sa vie ; dans la case de destinateur, l’amélioration du système

285 d’éducation et, enfin, dans la case de destinataire, la jeunesse québécoise et, par extension, la génération montante qui bénéficierait d’une approche plus humaniste-chrétienne dans ce champ, d’après le héros. Dans ce modèle, il faut noter l’isolement de l’actant sujet qui ne peut compter que sur quelques individus dans la case d’adjuvant. Ils sont peu nombreux, surtout si nous les comparons aux actants collectifs dans la case d’opposant, c’est-à-dire les syndicats, les parents et même les élèves, tous des groupes. Ainsi, les actants individuels deviennent impuissants, car ils ne sont pas en mesure d’aider le héros dans sa quête et, donc, ne peuvent prévenir sa défaite finale. Pour les enseignants, ses réformes sont périmées et entravent, en fait, le progrès technologique et, de plus, comme le dit De Guise, on ne fait plus la morale en classe. Bref, Régis ne réussit pas dans ses réformes parce qu’il est perçu par les professeurs, les élèves et leurs parents comme un type de tyran réactionnaire qui veut revenir aux temps révolus pour imposer une philosophie de l’éducation jugée désuète. Ce modèle nous fait voir la société comme étant composée de groupes antagonistes qui ne partagent pas les mêmes idéologies et les mêmes sociolectes et qui entrent régulièrement en conflit les uns avec les autres pour dominer. Les syndicaux s’opposent systématiquement au monde des entrepreneurs privés et au monde gouvernemental qui, eux, veulent exploiter la main d’œuvre, soit pour s’enrichir, soit pour

épargner de l’argent au citoyen, oubliant que tous les employés sont des citoyens aussi. C’est ce que Zima appelle les conflits de classes qui sont évidents dans toutes les sociétés et qui font surface au niveau linguistique dans les discours et les sociolectes dont les différents groupes s’approprient pour s’exprimer. Voici l’illustration du modèle en question :

286

D1 : l’amélioration du système d’éducation D2 : la jeunesse québécoise

S : Régis ↗

O : les réformes pédagogiques à Chénier

A : Princesse, Cybèle, Myra, (Courrier) ↗ ↖ Op : De Guise, les enseignants, Courrier, les parents, Louvigny, Locuste

D’après Régis, l’absence d’une vision humaniste-chrétienne dans le système d’éducation est une

lacune qu’il faut combler et il est prêt à se battre pour le faire. Il croit que les jeunes sont en train

de devenir des machines. Le héros est donc prêt à mourir pour sa cause, sa mission, qu’il juge

juste et hautement valable, comme Chénier avait lutté pour la sienne. Régis a seulement une

chance sur cent d’atteindre son but mais, à son avis, la lutte vaut la peine, car les réformes qu’il

veut introduire à Chénier sont indispensables.

Un triangle idéologique qui découle du schéma ci-dessus est celui qui a pour sujet Régis,

l’humanisme pour objet et, pour destinataire, l’humanité. La vision du monde adoptée par le

héros le pousse à vouloir aider, tant bien que mal, son semblable, afin que tous adoptent un style

de vie où l’honneur des hommes se fait remarquer à travers leurs dires et leurs actes. Régis

trouve que c’est un but à la hauteur de chaque être humain. Il est ironique, cependant, que Régis

n’accomplisse pas avec succès sa mission humaniste en dépit de tous ses efforts.

S : Régis → D2 : l’humanité

O : l’humanisme ↗

287

Un deuxième modèle actantiel qui existe est celui qui a pour destinateur la foi en Dieu. L’objet de la quête de Régis est le dévouement à Dieu par la prêtrise. Il rencontre un opposant d’envergure, cependant, dans Locuste qui le séduit et qui le force à abandonner la prêtrise pour elle. Le sujet n’a pas d’adjuvant en chair et en os dans la poursuite de sa quête et devient ainsi vulnérable à l’amour humain. Voilà la raison pour laquelle le sujet abandonne sa quête originale et épouse Locuste. Agissant de la sorte, il trahit Dieu. Une vingtaine d’années plus tard, il succombera à une nouvelle tentation : il tombera amoureux de Myra et trahira Locuste. Bref, l’amour de Dieu n’est pas en mesure de faire concurrence à l’amour humain. Le destinataire serait le salut de Régis. Voici sa représentation :

D1 : la foi en Dieu D2 : le salut de Régis

S : Régis ↗

O : le dévouement à Dieu par la prêtrise

A : la foi, les saints, etc. ↗ ↖ Op : Locuste et Myra

Un troisième modèle actantiel fait concurrence directe au précédent. Régis tombe amoureux de

Locuste et, par la suite, de Myra. Le destinateur est Éros et le destinataire est Régis et

Locuste/Myra qui vivront heureux puisqu’ils sont amoureux l’un de l’autre. Dans la case

d’adjuvant, nous voyons le charme et la sensualité de Locuste/Myra. Locuste/Myra joue un rôle

semblable à celui de la femme fatale de qui le héros s’éprend. Myra, pour sa part, représente

aussi pour Régis la possibilité de sauver quelqu’un d’une vie ignoble en tant que prostituée. Dans

la case d’opposant, il y a les convictions religieuses de Régis et le sentiment de culpabilité qu’il

ressent étant donné qu’il laisse tomber ses croyances religieuses pour des femmes. Cependant,

288 ses convictions et son remords ne sont pas assez forts pour concurrencer avec l’amour-passion qu’il éprouve pour Locuste/Myra.

D1 : Éros D2 : Régis et Locuste/Myra

S : Régis ↗

O : Locuste/Myra

A : le charme de Locuste/Myra ↗ ↖ Op : les convictions religieuses et le sentiment de culpabilité de Régis

Signalons qu’en tombant amoureux une deuxième fois, de Myra cette fois-ci, l’histoire se répète.

Dans cette version, le destinateur est Éros, mélangé à un désir de charité chrétienne et de mission

messianique chez Régis. Dans la case de destinataire, il y a Myra et Régis qui s’y trouvent pour

des raisons différentes. Elle a trouvé quelqu’un qui l’aime et qui lui veut du bien. Lui, en tant

qu’ancien religieux, a trouvé quelqu’un qu’il aime et qu’il veut sauver d’une vie de péché. Les

opposants sont Locuste et Timor ; Locuste est toujours amoureuse de lui et, donc, refuse

d’accepter qu’il l’ait troquée pour une prostituée. Quant à Timor, en tant qu’enfant rejeté, il veut

se venger de son père en se moquant ouvertement de son choix. Bizarrement, le seul adjuvant du

sujet est Cybèle, qui n’est aucunement fière de sa mère et qui appuie son père dans son choix de

maîtresse. Quoi qu’il en soit, ces deux versions du modèle actantiel révèlent un homme plus

vulnérable à l’amour humain et aux tentations charnelles qu’au dévouement de sa vie à Dieu.

Les conflits sont nombreux dans Le réformiste ou l’honneur des hommes . Il y en a au niveau de la famille ; comme toujours, c’est un leitmotiv chez Dubé, puisqu’on y parle de l’absence d’un père qui est trop occupé pour suivre de près ce qui se passe au sein de sa famille. Or, cette absence mène au divorce et crée le fossé de générations qui se déclare entre Régis et son fils.

289

Mais, il y en a aussi au niveau professionnel, au niveau de la société toute entière, puisqu’il y a des collectivités qui s’opposent radicalement les unes aux autres et qui ne sont pas capables d’arriver à un compromis pour vivre en harmonie. À titre d’exemple, nous pouvons indiquer l’administration de la polyvalente qui s’oppose aux désirs du corps enseignant qui, lui, a adopté une attitude de laisser-aller en matière pédagogique. De plus, quoique les professeurs ne soient pas tout à fait d’accord avec les stratégies des ouvriers sur le chantier de construction et vice- versa, ils s’unissent à eux momentanément pour des raisons pratiques, c’est-à-dire afin de faire front commun contre leur ennemi, l’administration de Chénier. À ces deux groupes viennent se joindre les élèves et leurs parents qui s’opposent à ce que l’administration veut accomplir pédagogiquement et qui, pour des raisons pratiques, vont s’allier aux enseignants et aux ouvriers pour contrecarrer les réformes de Régis. Quant au conflit entre Régis et Locuste, nous notons que c’est l’usure associée au passage du temps et le « cas Timor » qui ont fait leur chemin inévitable dans leur vie de couple. En effet, après vingt-quatre ans de vie commune, deux enfants et des déceptions chemin faisant, les deux époux se sont isolés et ils ne communiquent plus guère.

Ainsi, il y a de nombreux triangles actifs qui se présentent dans le développement de l’action.

Parmi ces triangles, il y en a un d’envergure ; c’est celui qui a pour sujet Régis, pour objet le frein au gaspillage sur le chantier de construction et comme opposants les ouvriers et les délégués syndicaux, surtout, puisque ces derniers veulent se bourrer les poches avec l’argent du citoyen ordinaire. Ce triangle met en relief la corruption au niveau des syndicats ouvriers :

S : Régis

O : le frein au gaspillage des fonds publics ← ↖ Op : les ouvriers et les délégués syndicaux

Un autre triangle actif important existe au niveau familial. C’est celui qui a pour sujet Régis,

pour objet, le salut de Timor et, comme opposant, ce dernier. Depuis la naissance de Cybèle, sa

290 sœur cadette, il a senti que son père la préférait à lui qui, à partir de l’âge de quinze ans, a succombé à la prostitution et à la tentation de la drogue. De plus, il sait que son père s’oppose carrément à son homosexualité et qu’il ressent de la pitié pour lui et pour son style de vie marginal. Timor montre sa colère en s’isolant de plus en plus des siens et en adoptant la vie d’un rebelle :

S : Régis

O : le salut de Timor ← ↖ Op : Timor

3.4.6 Autres remarques sur Le réformiste ou l’honneur des hommes

Plus haut, nous avons signalé deux caractéristiques qui rendent Le réformiste ou l’honneur des

hommes une œuvre à part dans le répertoire dubéen, à savoir le fait que l’auteur se réfère à un

personnage historique québécois bien connu, Jean-Olivier Chénier, et à sa révolte contre la

couronne britannique qui s’est terminée par sa mise à mort. Or, non seulement la polyvalente se

nomme Chénier mais Régis essaie d’imiter, à sa façon, ce héros. Voilà un homme qui a lutté

pour sa cause jusqu’à la mort tout en sachant que son espoir de réussir était minime. Régis finit

par se considérer dans une situation parallèle à celle de Chénier. Quant à la deuxième

caractéristique, elle a trait au soin avec lequel l’auteur a choisi les noms de ses personnages. Ils

sont tous symboliques à des degrés différents. À ces caractéristiques, nous mentionnons celles

qui mettent en évidence l’esprit novateur de Dubé. Par exemple, la présence du personnage

principal dans toutes les scènes, du début au dénouement tragique, ce qui exige forcément un

tour de force pour n’importe quel acteur qui se risque à jouer ce rôle ; enfin, la particularité la

plus importante concerne la structure de la pièce elle-même. Filion la résume ainsi :

291

Pour la première fois dans son écriture dramatique, Dubé a construit sa pièce en faisant intervenir, dans une sorte de chassé-croisé heureux, les différents temps du drame, rendant possible l’action de la mémoire, non plus son évocation, comme les flashes qu’avait Elizabeth lorsque sonnait la cloche des Ursulines, mais son incarnation scénique, comme une trame parallèle : mémoire lointaine, celle du jésuite, de Myra encore prostituée, de Timor, exemple vivant de sa faute, de Cybèle avec son ballon, mais aussi mémoire toute proche, celle des paroles de Myra, de Sapo, de Timor, de Locuste, quelques heures auparavant, à l’intérieur du drame 409 .

Cependant, notons que dans une pièce qui date de 1972 et qui a passé à la télévision en 1973, Le père idéal , Dubé s’était déjà servi d’une technique similaire pour représenter la voix de la conscience du personnage principal, Vincent, en employant une toile de fond qui changeait de couleur chaque fois qu’un nouveau personnage lui venait à l’esprit et faisait son apparition pour dialoguer avec lui. Néanmoins, le chassé-croisé dont il se sert pour mélanger le passé et le présent et faire mieux comprendre les enjeux de l’action est, effectivement, unique dans son

œuvre scénique et prouve que le dramaturge était toujours à la recherche de nouvelles techniques pour communiquer son message et rendre son théâtre intéressant. Sur ce plan, nous mettons en relief surtout le dénouement de la pièce et, en particulier, la fin du Douzième Tableau et le

Treizième Tableau tout entier. À la fin du Douzième Tableau, Régis est envahi par les souvenirs de Princesse, Courrier, Cybèle, Sapo et Myra qui apparaissent alternativement à sa droite et à sa gauche (allusion biblique, le Christ en croix parlant aux deux larrons) et qui lui rappellent ce qu’ils lui avaient déjà confié. Cette scène est immédiatement suivie par le dernier coup de téléphone des Brigades d’Octobre et la dernière conversation de Régis avec sa fille chérie qui l’encourage à poursuivre son but jusqu’à la fin en dépit de tout. Quant au Treizième Tableau, chiffre malchanceux par excellence, il met en relief un Régis qui a pris la décision de se suicider et qui avant de le faire enregistre, au moyen d’une enregistreuse (le dernier cri dans le domaine

409 Pierre Filion, « Régis, la réforme et la strychnine », préface à Le réformiste ou l’honneur des hommes de Marcel Dubé, Montréal, Leméac, 1977, p. 15.

292 des avances technologiques à l’époque), son dernier message au peuple québécois, car il veut que sa mort soit symbolique. Il déclare :

RÉGIS – Ma fille aura la vie sauve et ma mort, je conserve ce dernier espoir, éclairera certaines consciences irresponsables et confuses qui ont la responsabilité sacrée de guider un peuple d’enfants vers son plus grand épanouissement, par les sentiers de l’amour. Le soleil se lèvera au bout de la nuit 410 .

Après avoir mis la mini-cassette dans une enveloppe qu’il cachette, il appelle Louvigny pour lui

communiquer ses derniers souhaits, c’est-à-dire qu’il compte sur lui d’abord pour résoudre les

problèmes de Chénier, ensuite pour sauver sa fille des mains des terroristes et, enfin, pour rendre

public le message qu’il vient d’enregistrer, car il « s’en va », sans jamais lui communiquer

exactement son intention ultime. Évidemment, Louvigny consent à exaucer ses derniers vœux.

Immédiatement après, Régis raccroche, prend la fiole contenant la strychnine et verse le contenu

dans un verre d’eau qu’il boit en même temps que tout l’éclairage devient noir, indiquant par là

son trépas.

Les didascalies sont nombreuses dans Le réformiste ou l’honneur des hommes , ce qui était déjà

le cas dans toutes les autres pièces que nous avons analysées. Dubé, homme de théâtre, s’attend à

ce qu’un metteur en scène fasse la mise en scène de ses pièces. Donc, en les rédigeant, il pense à

lui ainsi qu’aux comédiens qui vont incarner ses personnages. Il veut les aider à interpréter son

texte. C’est la raison pour laquelle il prodigue ses notes. À titre d’exemple, nous avons choisi les

didascalies du dixième tableau qui concernent la description physique et morale de Locuste. Il

s’agit d’un retour en arrière.

Paraît Locuste, qui devait alors avoir trente-cinq ans tout au plus. Elle est encore éclatante de beauté dans sa tenue estivale. Porteuse de soleil, elle porte aussi en elle les germes

410 Op. cit ., Marcel Dubé, Le réformiste ou l’honneur des hommes, p. 140.

293

profondément ancrés de l’incertitude. Les années et les enfants ont voulu qu’elle enfouisse de plus en plus en elle la passion qu’elle éprouve pour Régis. Dès qu’elle aperçoit sa fille dans les bras de ce dernier, elle s’immobilise et en une fraction de seconde se compose une contenance faite de dignité, de détachement et de jalousie rentrée 411 .

En effet, ces quelques lignes renseignent le lecteur sur les sentiments les plus intimes du personnage. Quelle est la source de l’incertitude qu’elle ressent ? Est-ce que Régis ne l’aime plus ? Pourquoi est-elle jalouse des rapports d’amitié et de fierté que sa fille entretient avec son père ? En fait, le lecteur est déjà au courant à ce moment précis du développement de l’action que l’avenir du couple est sérieusement compromis. Ce que le retour en arrière éclaire nettement, c’est le début des problèmes conjugaux qui datent de longtemps. Ces notes deviennent ainsi précieuses et pour la comédienne qui va interpréter le rôle de Locuste et pour le metteur en scène qui va la diriger.

En contraste avec les trois pièces de la première partie de notre thèse, celles de la seconde mettent en scène des personnages déployant une maîtrise de la langue française supérieure à celle des ouvriers. Cela va de pair avec la confiance que ces bourgeois ont acquise professionnellement et socialement. Ils sont des hommes d’affaires, des « self-made men » à l’américaine, des agents immobiliers, des avocats, des juges, des médecins, bref, des professionnels qui n’ont plus de vrais soucis financiers. Ils ont fait des études et ont obtenu des diplômes ou, dans le cas de la nouvelle génération, sont tous en train de faire des études universitaires. Ils possèdent des connaissances pour discourir sur des sujets assez complexes tels les causes et les conséquences de l’aliénation québécoise, l’autonomie du Québec, le syndicalisme, les rapports entre les deux sexes, et ainsi de suite. De sorte que leurs discours mettent en relief une réduction considérable dans l’emploi de mots anglais et d’anglicismes en

411 Ibid ., p. 120-121. Didascalies indiquées en italique.

294 même temps que nous relevons l’acquisition d’un lexique de plus en plus spécialisé qui appartient aux domaines politique, syndicaliste, pédagogique, pour ne mentionner que ceux-là.

Comme la bourgeoisie s’enrichit et acquiert du temps libre, elle tourne son attention du côté des passe-temps, du désœuvrement, mais aussi du côté de la politique et du pouvoir qui en découle.

Ainsi, nous remarquons des sociolectes dont les aspects lexicaux, sémantiques et phrastiques font preuve de leurs nouveaux intérêts. Certains d’entre eux révèlent les préoccupations majeures des personnages et des groupes auxquels ils appartiennent et, par extension, celles de leur société.

Pour célébrer la vingt-cinquième année de son existence, le TNM, en 1977, a décidé de faire la mise en scène de cette nouvelle pièce de Dubé qui célébrait cette année-là la vingt-cinquième année de sa carrière de dramaturge. Cela dit, signalons que la critique s’est montrée divisée en ce qui concerne les mérites et les défauts du Réformiste . D’un côté, des critiques tels Dassylva, de

La Presse , et Adrien Gruslin, du Devoir , ont été très sévères dans leurs jugements de la pièce et n’y ont vu que des idées plutôt réactionnaires, démodées et, pis encore, dans la mise en scène, un statisme scénique qui laissait beaucoup à désirer ; de l’autre côté, Filion et Benoît Tremblay, signalent l’actualité de sa thématique et son aspect novateur, ce qui les amenait à espérer un renouvellement de la dramaturgie chez Dubé dans les années à venir. Quant à Rocheleau, dans son article pour le Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec 1976-1980 , tome VI, il arrive à cette conclusion : « Accueilli favorablement, ce texte dramatique a le mérite, selon les commentateurs, de conjuguer polémique et lucidité extrême 412 . » Nous penchons du côté de

Filion et de Tremblay parce que nous voyons dans Le réformiste ou l’honneur des hommes une pièce qui, en même temps qu’elle renvoie aux Québécois une image complexe des discours qui

412 Loc. cit ., Alain-Michel Rocheleau, « Le réformiste ou l’honneur des hommes , pièce de Marcel Dubé », dans Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec , t. VI : 1976-1980 , p. 683.

295 se tenaient en société à l’époque en question, elle fait preuve aussi de créativité dans sa théâtralité. En somme, Dubé y renoue avec une thématique qui lui était chère et qu’il cultivait depuis longtemps.

296

3.5 Conclusion de la deuxième partie

Dans cette partie de notre thèse, nous avons analysé trois pièces qui concernent des bourgeois vivant dans un Québec en mutation de plus en plus accélérée. Cette transformation se fait remarquer aux niveaux sociopolitique, économique et culturel et elle est mise en lumière par les dires et les actes des personnages. Aucun personnage ne semble être particulièrement heureux, surtout les femmes mais aussi, bien sûr, les hommes qui sont, la plupart du temps, responsables du malaise général au sein de la famille à cause du style de vie qu’ils ont adopté. Mais, ce sont les femmes dans la quarantaine qui se plaignent le plus de l’état médiocre de leur vie sentimentale et qui songent le plus souvent à repartir à zéro, c’est-à-dire à recommencer leur vie ailleurs et avec quelqu’un d’autre avant qu’il ne soit trop tard. Dans ce sens, elles sont moins hypocrites et plus intègres que leur époux qui, eux, se complaisent dans la médiocrité de leurs rapports conjugaux. Néanmoins, bien qu’elles se plaignent beaucoup de la pauvreté de leur vie conjugale, elles n’ont ni le courage ni les moyens financiers nécessaires pour prendre l’initiative de se libérer tout à fait des contraintes de leur mariage. (À part quelques exceptions dans l’œuvre dubéenne, comme Françoise, dans Pauvre amour , Madeleine, dans Entre midi et soir et Julie, dans L’été s’appelle Julie , elles n’exercent aucun métier, ce qui les rend dépendantes de leur mari pour survivre au jour le jour). Donc, des conflits surviennent fréquemment entre les époux et mettent en relief leur manque de communication, de respect, d’amitié, de tendresse et, en particulier, d’amour. Il faut se rendre à l’évidence : s’il y a toujours couple, il n’y a plus d’amour.

Vu les mauvais rapports entre les époux, la vie à deux devient un enfer.

Au niveau de la thématique, nous remarquons donc une nouvelle orientation chez Dubé qui

accompagne celle qui s’opérait aux niveaux sociopolitique, économique et culturel du Québec

297 des décennies 1960 et 1970. Cela dit, ses pièces continuent de renvoyer aux Québécois une image complexe de leur condition humaine à des moments précis de leur histoire.

Tout texte a des référents historiques et sociaux. Sa situation d’énonciation (interlocuteurs, normes) est déterminée par sa localisation dans un temps, une société, une idéologie, une culture. L’Histoire, dans une perspective diachronique (au fil du temps) et la Sociologie, dans une perspective synchronique (en opérant des “coupes” dans le temps), sont deux disciplines complémentaires qui interviennent en fait toujours dans l’analyse des textes 413 .

Que ce soit la quête identitaire, l’indépendantisme, la crise familiale, l’alcoolisme, la drogue,

l’homosexualité, l’échange de partenaires, tous ces sujets et thèmes ont été abordés par Dubé à

travers un discours polyvalent, typique du théâtre, qui résonnait chez ses compatriotes. Dans une

entrevue accordée à Radio-Canada, en 1976, Jean Duceppe, déclarait que :

Dubé, ça a toujours été avant tout un observateur. Ses personnages, il les a pas inventés. Ou du moins, il les a inventés à partir de la réalité… Les pièces de Dubé, c’est l’homme québécois : ça a été l’ouvrier avec ses misères, le bourgeois solitaire qui pense pouvoir tout acheter, femme, amis, enfant, bonheur, avec son argent… Les personnages de Dubé, c’est tout l’monde qu’on rencontre dans la rue, c’est les Montréalais dans leur maison, c’est les banlieusards, c’est les parvenus 414 .

En se servant d’un réalisme bourgeois, Dubé est toujours allé plus loin dans l’analyse

psychologique de ses personnages. Il les montre dans un contexte sociopolitique et culturel bien

déterminé et, en même temps, nous révèle des aspects intéressants de leur vie intérieure, de leur

psychologie, ce qui les rapproche de tous les êtres humains. Cette dernière caractéristique rév èle

leur universalité . Jeanne Lemire, parlant spécifiquement des personnages bourgeois de Dubé, fait le point sur la difficulté d’être de ces nouveaux riches :

413 Op. cit ., M.-P. Schmitt et A. Viala, Savoir-lire. Précis de lecture critique , p. 40.

414 « Marcel Dubé », entrevue accordée à Ici Radio-Canada , vol. 10, n° 5, du 24 au 30 janvier, 1976, p. 6, dans Dramaturges québécois II , Dossiers de presse , 168 pages, Sherbrooke, Bibliothèque du Séminaire de Sherbrooke, 1986,

298

Des êtres qui sont à la recherche de leur identité. La bourgeoisie canadienne-française, que l’on appelle “les parvenus”, se retrouve à un tournant de la vie où les choses changent de couleur. La difficulté demeure de pouvoir aller jusqu’au bout. Comment ne pas retomber dans la même routine quand l’événement s’est évanoui dans le temps et dans l’espace ? Il suffit de bien lire, pour s’en convaincre, Bilan , Un matin comme les autres 415 .

Aux pièces que Lemire nomme, nous ajoutons aussi la dernière pièce de notre corpus : Le

réformiste ou l’honneur des hommes . Ces pièces représentent des bourgeois bougeant entre deux

mondes différents mais qui sont toujours complémentaires : le privé et le public. Nous

remarquons que le bien-être de la vie familiale se trouve compromis parce que les hommes ont

consacré tous leurs efforts et leur temps disponible à la réussite professionnelle et matérielle. À

vrai dire, l’ambition, l’argent et le pouvoir sont à la base de leurs démarches. Certains ont adopté

aussi, chemin faisant, un style de vie et des habitudes qui, maintes fois, ne sont pas partagés par

les autres membres de leur famille. En tous les cas, les conséquences de leur conduite et de leur

négligence sont désastreuses pour l’avenir de la famille. Cette faille chez eux sonne le glas de la

cellule familiale traditionnelle typique qui est en train de se défaire sous nos yeux.

Comme dans les pièces qui concernent les prolétaires, il y a de nombreux intertextes dans celles

qui ont pour objet les bourgeois. Dans Bilan , il y a des références directes au retour au pouvoir d’un gouvernement Unioniste auquel William aimerait appartenir. Et son fils Étienne fait allusion aux bombes qui sont en train d’exploser à Montréal au beau milieu de la décennie de

1960, une allusion directe aux activités du FLQ. Et, l’avant-propos d’ Un matin comme les autres contient deux citations qui viennent directement de l’œuvre de Shakespeare, l’une se trouve dans

King Lear et l’autre dans Macbeth . La première a trait à la folie humaine et la seconde se réfère au caractère éphémère de la vie et au rôle absurde que tous les humains jouent dans le grand

415 Jeanne Lemire, « Littérature : Marcel Dubé », article tiré de Vidéo-Presse , mai 1973, vol. 11, n° 9, dans Marcel Dubé. Dossier de presse, 1953-1980 , 140 pages, Sherbrooke, Bibliothèque du Séminaire de Sherbrooke, 1981.

299 théâtre du monde. C’est aussi dans une pièce comme Le réformiste ou l’honneur des hommes que nous trouvons le plus grand nombre d’intertextes. Il y a toutes sortes de références explicites et implicites qui appartiennent aux domaines littéraire, religieux, pédagogique et syndicaliste, entre autres. Ainsi, à un moment donné, la mission pédagogique de Régis est comparée à la mission messianique du Christ. À un autre moment, le dramaturge fait allusion au suicide de Socrate, ce qui présage son propre suicide et, à un autre moment encore, au philosophe Nietzsche qu’il qualifie de « grand » et qui était un solitaire, comme lui. Enfin, Dubé s’approprie le langage politique associé aux négociations ardues qui ont dominé la décennie de 1970.

Quant aux sociolectes des trois pièces, ils soulignent les préoccupations majeures des bourgeois et sont symptomatiques des changements sociopolitiques, économiques et culturels des décennies 1960 et 1970. Ainsi, il y a un sociolecte ayant trait au monde politique. Son point de vue linguistique est significatif. Il montre des bourgeois qui appartiennent à trois groupes distincts : le premier, ce sont ceux qui veulent appartenir au monde politique ; le second, ce sont ceux qui en ont déjà fait partie et le troisième se compose de ceux qui détiennent le pouvoir.

Tous ces personnages succombent à la tentation d’abuser de leur pouvoir d’une manière ou d’une autre. En conséquence, ils s’adonnent aux « manigances », à l’achat de faveurs, à la prévarication ou, pis encore, à l’exploitation de leurs concitoyens par l’abus sexuel. Ce sont des hommes qui sont prêts à profiter de la faiblesse d’autrui pour en profiter personnellement, un trait qui met en valeur leur manque de principes moraux, leur égoïsme démesuré ou leur fanatisme. L’un d’entre eux, William, ne veut s’embarquer dans le monde de la politique que parce que ce serait une espèce de couronnement à son succès dans le domaine des affaires privées. William, Max et

Régis sont tous issus de la « génération de la crise ». Au niveau professionnel, tous ont réussi.

L’argent n’est plus un objectif chez eux.

300

Ayant une connexion étroite avec le sociolecte précédent, nous avons mis en relief l’importance du sociolecte indépendantiste que le dramaturge a mis en évidence dans plusieurs de ses pièces majeures : Un matin comme les autres , Les beaux dimanches et Pauvre amour . Il reflète les discussions qui se tenaient en société au milieu des années 1960 et, de plus, l’idéologie politique du dramaturge. Claudia, Stan. Max, Georges et Olivier en sont les porte-parole principaux.

Le sociolecte du « verbiage bourgeois », associé à une société de loisir, survient dans plusieurs pièces telles Bilan et Un matin comme les autres (et, spécialement dans Les beaux dimanches ).

Nous trouvons une bourgeoisie qui dispose des moyens financiers pour se donner une vie riche en expériences intellectuelles et culturelles, mais nous voyons qu’elle s’adonne, au contraire, aux plaisirs mondains, comme l’ivrognerie, le flirt, les cancans et les aventures sexuelles qui ne mènent nulle part. Le lexique et le « faire taxinomique » mettent en évidence le libertinage de cette classe sociale qui s’est « embourgeoisée », un terme que Dubé utilise de façon péjorative, il va sans dire. La pertinence du sociolecte montre clairement des bourgeois qui parlent pour parler, pour le seul plaisir de se faire entendre, puisqu’ils n’ont aucune envie de changer leur style de vie et de passer aux actes concrets qui prouvent sans équivoque leur adhésion à un idéal politique. À cet effet, les titres Bilan , qui s’avère négatif, et Un matin comme les autres , où le lendemain ressemble à la veille, sont révélateurs de la futilité des faits et dires des personnages.

À part ces sociolectes, deux autres viennent s’ajouter à la liste ci-dessus, cette fois-ci dans Le réformiste ou l’honneur des hommes , qui sont cruciaux, car ils sont toujours à l’ordre du jour :

premièrement, celui qui a trait au monde syndicaliste, car les ouvriers et les professeurs sont en

grève et, par conséquent, ils se trouvent en conflit ouvert avec la direction de la polyvalente

Chénier et, indirectement, avec le gouvernement provincial qui veut maintenir l’ordre et la paix.

Il est donc naturel de repérer chez ces deux groupes des lexiques spécialisés qui les opposent

301 radicalement. Deuxièmement, il existe le sociolecte humaniste-chrétien du héros. Régis est convaincu que le système d’éducation québécois manque de valeurs morales et d’humanisme puisqu’il traite les jeunes comme s’ils étaient des robots, comme s’ils étaient des êtres dépourvus d’empathie envers leurs semblables et sans aucun but humanitaire. Bien que son ami Sapo lui dise que sa position n’est pas tenable à une époque dominée par la haute technologie et dans un monde de plus en plus compétitif, il n’en démord pas 416 et, en conséquence, paie son intransigeance avec sa vie.

Dans les trois pièces en question, nous avons décelé plusieurs modèles actantiels. Cependant,

Dubé semble privilégier les suivants : il y a celui où le sujet est en quête d’accomplissement, de réussite professionnelle, poussé par un destinateur d’ordre abstrait, l’ambition. Le destinataire de cette quête est le sujet lui-même, étant donné qu’il se sentira mieux dans sa peau et croit fermement qu’il sera perçu par ses semblables comme un être accompli et, donc, digne de respect. William est représentatif de ce groupe de sujets. Un autre modèle est celui où le sujet est obsédé par un certain idéalisme idéologique. Régis consacre les derniers jours de sa vie aux réformes pédagogiques et Stan et Claudia luttent, chacun à sa façon, pour un Québec libre. Dans tous les cas, leur quête, néanmoins, n’est jamais chose facile vu que le héros n’a pas l’appui de ses concitoyens. Un troisième modèle montre un sujet en quête d’amour passion, d’amour paternel ou maternel ou d’amour filial. Mais, comme dans les autres modèles, il y a beaucoup d’obstacles qui s’interposent entre lui et son objet : l’intolérance, l’incompréhension, le manque de respect, l’ambition, l’argent et l’égoïsme, pour ne mentionner que ceux-là. Ainsi, le sujet

416 Il convient de remarquer que, de nos jours, les débats sur l’éducation des enfants à tous les niveaux, primaire, secondaire, collégial et universitaire, se poursuivent avec la même ardeur qu’en 1977 et que les conflits entre syndicats et employeurs, ainsi que ceux entre professeurs et parents, tous des groupes potentiellement antagonistes, puisqu’ils ne parlent pas le même langage, continuent d’être fréquents.

302 devient victime des circonstances et ne peut échapper au cul-de-sac émotionnel où il se trouve.

Typiquement, au dénouement de chaque pièce le héros se trouve seul, incompris de ceux dont il voulait être aimé et, en retour, aimer. De sorte qu’une conclusion s’impose : dans les modèles mentionnés, le personnage bourgeois n’atteint jamais ce qu’il désire et, donc, n’est pas un être heureux.

Même si Dubé fait dire à certains de ses personnages, tout en parlant à leurs semblables, qu’il faut « aller jusqu’au bout » de leurs pensées et de leurs actes pour qu’ils se surpassent, cela n’est jamais chose facile ni pour eux ni pour qui que ce soit. En fait, beaucoup d’entre eux ne sont pas capables d’y réussir, caractéristique qui les rend vraisemblables, puisqu’ils sont tellement vulnérables dans leur humanité. En montrant de façon si éclatante l’échec monumental des

William, des Max et des Régis de ce monde, mais aussi d’une Margot, d’une Madeleine ou d’une

Locuste, Dubé est en train de suggérer qu’il ne faut pas les imiter, qu’il faut éviter leurs failles, si l’on désire vivre honnêtement, harmonieusement et si l’on cherche un peu de bonheur.

4 Conclusion générale

Il est temps de tirer quelques conséquences finales de la recherche que nous avons entreprise sur six pièces de Marcel Dubé d’un point de vue socio-sémiotique. Cette approche a certes facilité, à travers l’étude des discours, des sociolectes et de l’intertextualité, la découverte des messages explicites et implicites qui se dégagent de son œuvre en même temps qu’elle a mis en lumière la structure profonde de l’action et comment celle-ci évolue de l’exposition jusqu’au dénouement tout en révélant les conflits entre les actants et les personnages. De sorte que notre méthode de travail a pu illustrer les caractéristiques principales de l’œuvre dubéenne, caractéristiques qui la rendent unique dans l’évolution de la dramaturgie québécoise. Ainsi, notre corpus ressemble aux pierres précieuses qui brillent lorsque les rayons du soleil les frappent, rayons qui sont, à leur tour, réfractés par elles, créant ce que Schmitt et Viala appellent « l’effet de prisme 417 », car il

représente les divers points de vue exprimés par les personnages.

L’œuvre dubéenne renvoie une image vraisemblable des discours sociopolitiques et culturels qui

se tenaient au Québec à des moments cruciaux de son histoire. Les sociolectes associés aux

discours des personnages révèlent les inquiétudes et les souhaits des Canadiens français et, à

partir des années 1960, des Québécois. Il s’agit de l’époque avant, durant et après la Révolution

tranquille. Or, celle-ci a vu des changements sociaux, politiques, économiques et culturels

d’envergure. D’une société essentiellement isolée, conservatrice et hautement traditionnelle,

dominée d’un côté par un gouvernement autocrate, celui de Duplessis qui, à partir de 1936 et

jusqu’en 1959 a dominé la scène politique provinciale (sauf de 1939 à 1944) et, d’un autre côté,

417 Op. cit ., M.-P Schmitt et A. Viala, Savoir-lire. Précis de lecture critique , p. 46.

303 304 par l’Église catholique, qui essayait de contrôler presque tous les aspects de la vie des fidèles, le

Québec est devenu une nation de plus en plus pluraliste, progressiste, confiante dans son avenir, et même avant-gardiste. Or, cette métamorphose est évidente dans l’œuvre dubéenne. En effet, dès le début des années 1960, nous notons que les personnages masculins se débarrassent du manque de confiance qui avait caractérisé ceux des années 1950 ; ils ont acquis fortune et se sont imposés professionnellement dans tous les domaines. Cependant, cette réussite professionnelle leur a coûté cher. Ils ont sacrifié, maintes fois sans se rendre compte, parfois délibérément, le bonheur conjugal et familial pour atteindre leurs buts. À mi-chemin de leur vie, dans la quarantaine, quelques-uns se rendent compte qu’ils ont trop négligé les sentiments des leurs et qu’ils vivent parmi des étrangers qui ne les aiment plus. De sorte qu’ils se sentent isolés et abandonnés, et ils sont malheureux de se trouver dans cette situation. Leur succès au niveau professionnel est contrebalancé par leur échec au niveau sentimental et conjugal. De leur côté, les personnages féminins sont en crise profonde eux aussi, mais pour des raisons différentes de celles des hommes. Les femmes se rendent compte que l’argent ne fait pas le bonheur, ce qui les pousse à remettre en question leurs rapports conjugaux, car elles veulent aimer et être aimées avant qu’il ne soit trop tard. La quête d’amour est une constante chez elles. Bref, en dépit de leur aisance, les couples bourgeois continuent d’être aussi malheureux que les prolétaires dont la plupart sont issus, car la bonne entente au cœur de la cellule familiale, le respect mutuel, l’esprit de corps, la tendresse et l’amour ne font guère partie de leur vie quotidienne. Faisons le bilan des personnages dubéens. Ils sont d’abord des prolétaires pour devenir, à partir de Bilan , des nantis qui continuent à éprouver le mal de vivre. Naturellement, ces derniers sont mécontents de leur sort pour des raisons différentes des premiers.

Les six pièces de Marcel Dubé qui constituent notre corpus mettent en lumière une grande variété de sujets, de thèmes, d’intrigues, de personnages, de structures, de modèles actantiels

305 ainsi qu’une transformation dramaturgique qui accompagne les événements sociopolitiques de son temps et qui s’opère de Zone, à Le réformiste ou l’honneur des hommes . La société a évolué

et l’œuvre de l’auteur a accompagné cette évolution. Durand a certes raison quand il dit qu’il n’y

a pas eu chez Dubé une rupture nette d’avec ses idées maîtresses sur le théâtre et la valeur de

celui-ci en tant que catalyseur de discussions fructueuses chez ses concitoyens. Cela signifie

qu’il y a donc plusieurs fils conducteurs qui traversent son œuvre : il s’agit de ses sujets et de ses

thèmes favoris, de ses idéologies sociopolitiques, de sa quête d’authenticité et d’honnêteté et de

son désir d’être novateur. Quoique plusieurs de ces aspects soient étroitement reliés à la réalité

de son temps et de son milieu, ils peuvent avoir un sens universel aussi, car ils sont partagés par

toute l’humanité, peu importe où elle se manifeste. Par exemple, la situation de la femme vers la

fin des années 1950 qui cherche son émancipation, Florence, ou le cas spécifique d’un ex-soldat

qui cherche en vain à réintégrer sa société après la guerre de 1939-1945, Joseph, ou la cause

indépendantiste pendant les années 1960, Stan et Claudia, ou les problèmes syndicalistes et les

réformes dans le système d’éducation qui ont dominé les discussions publiques pendant les

années 1970, Régis. Du même coup, en traitant de ces cas particuliers, ces pièces deviennent par

le fait même des documents historiques inestimables418 . Or, cela est susceptible d’attirer l’attention de n’importe quel historien, sociologue, politicien ou littéraire. C’est ce que

Montherlant veut dire par « passer à l’universel par le plus violemment ou le plus pauvrement particulier 419 ». Les quêtes de Florence, de Joseph, de William, de Claudia et de Régis continuent de résonner chez le lecteur parce qu’il y aura toujours des gens quelque part qui leur ressemblent

418 Tout chercheur qui veut approfondir ses connaissances du Québec des années 1950, 1960 et 1970, devrait avoir recours à l’œuvre dubéenne, car elle peut lui offrir maints points de repère et des découvertes qui lui permettront de mieux saisir l’envergure et la nature des changements sociologiques, économiques, politiques et culturels qui ont contribué à la réalité québécoise d’aujourd’hui.

419 Henry de Montherlant, Théâtre , préface et index biographique par Jacques de Laprade, Paris, Gallimard. (Coll. « Bibliothèque de la Pléiade »), 1965, p. 1093.

306 et qui poursuivent des objectifs semblables aux leurs. De plus, toutes les pièces de notre corpus ont le mérite de donner des aperçus intéressants de la nature humaine dans des situations très différentes les unes des autres. Ces traits peuvent intéresser n’importe quel simple amateur du théâtre. Laroche a vu juste quand il dit :

L’œuvre de Marcel Dubé, à travers cette lente évolution des personnages prenant peu à peu conscience des handicaps qu’ils doivent surmonter, constitue un diagnostic pathétique des conditions de la reconquête de la dignité et en même temps un plaidoyer pour la libération de l’homme de ces forces qui lui enlèvent sa dignité 420 .

Les sociolectes que nous avons repérés dans Zone , Florence et Un simple soldat sont de nature

différente de ceux des œuvres sur les bourgeois. Récapitulons. Dans Zone , il existe un sociolecte

policier, que les trois détectives mettent en évidence dans leur interrogatoire des contrebandiers.

Ils s’entendent parfaitement bien parce qu’ils ont le même point de vue et les mêmes objectifs.

Dans Florence , le sociolecte dominant est celui de l’émancipation féminine. Son lexique et sa valeur sémantique nous révèlent une jeune femme en quête de liberté et d’émancipation. C’est le commencement du mouvement de la libération de la femme au Québec, mouvement qui a pris plus d’ampleur au cours des années 1960. Enfin, dans Un simple soldat , le dialogue met en

évidence un sociolecte qui souligne les préoccupations de la classe ouvrière dans le domaine de

la (ré)intégration. Le « faire taxinomique » de ce sociolecte montre une classe ouvrière coincée et

frustrée, car elle ne fait pas de progrès substantiels. Au contraire, elle est dépassée par les

événements économiques et politiques. Elle n’est pas préparée non plus pour les défis de l’avenir

puisqu’elle manque d’études spécialisées. Même Fleurette, une de ses représentantes les plus

jeunes, se rend compte de sa situation vulnérable à cause du manque d’études et elle a peur de

devenir ce que sa demi-sœur est devenue, c’est-à-dire une prostituée.

420 Op. cit ., Maximilien Laroche, Marcel Dubé , p. 68.

307

Au fur et à mesure que l’action progresse, nous remarquons des glissements d’un modèle actantiel à un autre. Ils s’enchevêtrent et s’influencent mutuellement tout au long des pièces.

Cela signifie, en termes concrets, que l’actant-sujet est tiraillé par toutes sortes de forces conflictuelles de l’exposition au dénouement. Il est contrôlé par les autres actants, qui le font agir et réagir inconsciemment maintes fois. Ainsi, les destinateurs de Tarzan, Florence et de Joseph sont respectivement : la fuite de la pauvreté, l’émancipation et, enfin, chez le dernier, la réintégration mélangée à l’évasion. Nous remarquons des héros qui ont très peu d’appui dans leurs quêtes individuelles. Quoiqu’ils fassent de leur mieux pour s’accomplir, ils sont contrariés par des forces quelquefois insurmontables, ou des situations sans issue, qui finissent par les vaincre et les détruire. Deux sur trois échouent dans leur quête. Tarzan et Joseph sont tués. Seule

Florence vainc toutes sortes d’adversités pour, enfin, réussir à sortir de la zone statique où elle se trouvait coincée depuis sa naissance. Elle part pour New York pour y faire peau neuve.

Cela dit, il y a deux modèles actantiels qui s’appliquent aux trois pièces analysées. En premier lieu, il y a celui qui a comme destinateur l’amour (dans toutes ses formes : l’amour-passion, l’amour parental et l’amour filial) et, deuxièmement, il y a celui qui a pour destinateur l’authenticité (qui comprend la liberté, l’intégrité, l’honnêteté, la justice sociale, entre autres), qui pousse l’actant sujet à se trouver lui-même, à révéler publiquement sa vraie identité et à essayer de se surpasser tant bien que mal.

En effet, l’amour inspire et pousse beaucoup de personnages à le chercher activement, sinon passivement, parce qu’ils sentent ou devinent qu’il existe une connexion directe entre ce sentiment, dans toutes ses manifestations, et un peu de bonheur. Que ce soit Tarzan, Ciboulette,

Florence ou Joseph, tous le poursuivent tant bien que mal. Cela dit, nous pouvons poser à notre tour, comme Henry de Montherlant l’a fait aussi, dans Les Lépreuses , la question suivante :

308

« Que devient quelqu’un, s’il n’y a personne qui l’aime 421 ? » La réponse à cette question primordiale est, en fait, très évidente : rien. Ce qui explique le vide que les héros éprouvent au dénouement, car ils n’aiment ni ne sont aimés.

Quant au deuxième modèle, celui qui a pour destinateur l’authenticité, soit il se manifeste chez le héros ou chez un autre personnage principal. Florence, Gaston, Ciboulette, Tarzan et Joseph désirent tous ardemment être authentiques en dépit des circonstances où ils ont vu le jour. Leur situation spécifique est marquée par des entraves à leur liberté, à leur accomplissement, à leur dignité et à leur bonheur. Tous se débattent contre leur sort. Ainsi, la quête d’authenticité chez

Florence la force à repousser les contraintes familiales et à recommencer sa vie à New York. Et, celle de Gaston, le relie à la poursuite de la justice sociale à travers le syndicalisme. La tragédie pour presque tous les personnages prolétaires, c’est qu’aucun ne finit heureux, finalement, en dépit de tous les efforts entrepris pour trouver un certain degré de bonheur, ce qui fait ressortir leur universalité.

Tournons maintenant notre attention du côté des discours des bourgeois et des sociolectes sous- jacents qui gouvernent leurs paroles et leurs actes. Dans ce champ, nous remarquons qu’il y a trois ou quatre sociolectes qui prédominent. Le premier, c’est le sociolecte indépendantiste qui se déclare nettement chez Stan, Claudia et, à un moindre degré, Max (devenu trop cynique pour s’engager politiquement) ; le second, c’est le sociolecte syndicaliste dont les porte-parole sont

Griève et Étienne ; le troisième, c’est le sociolecte humaniste-chrétien révélé dans les propos de

Régis qui le conduit à la poursuite d’un système d’éducation qu’il considère plus responsable et

421 Henry de Montherlant, « Les Lépreuses », dans Romans et œuvres de fiction non théâtrales de Montherlant , préface et notice biobibliographique par Roger Secrétain, Paris, Gallimard, 1966. (Coll. « Bibliothèque de la Pléiade »), p. 1484.

309 juste et, enfin, le quatrième, c’est le sociolecte que nous avons nommé « verbiage bourgeois », qui est représentatif des propos superficiels de la majorité des parvenus. Ils parlent pour parler.

Le lexique et la valeur sémantique de ces sociolectes sont révélateurs des idéologies explicites ou implicites de certaines collectivités œuvrant toutes au sein de la société québécoise, collectivités qui ont des objectifs fort différents les uns des autres et qui s’opposent mutuellement, ce qui donne naissance aux nombreux conflits entre les actants et les personnages.

De Bilan jusqu’à Le réformiste ou l’honneur des hommes , nous remarquons de nombreux

schémas actantiels qui se succèdent aussi. Ainsi, le destinateur de William, l’ambition

d’appartenir au gouvernement, n’est pas le même que celui de Régis, qui est celui de rendre plus

humaniste le système d’éducation. En nous faisant accéder à la structure profonde de l’action, le

modèle actantiel nous permet d’analyser les forces qui font agir et réagir l’actant-sujet dans sa

quête et, par ricochet, les autres actants aussi. Dans les pièces qui concernent les bourgeois, nous

trouvons maintes fois un sujet qui n’a pas d’adjuvants et qui se trouve seul. William, Max et

Régis se trouvent, au dénouement, dans une impasse psychologique. Régis se suicide. William

reste seul et, quant à Max, il reste avec une femme qu’il hait. Comme pour le bilan concernant

les prolétaires, celui-ci n’est guère positif.

Du côté de la structure de ses pièces sur les bourgeois, nous remarquons la préférence de Dubé

pour une division en tableaux, au lieu de celle en actes et en scènes, ce qui rend leur structure

plus souple, plus proche aussi des émissions télévisuelles. Rappelons que Dubé a été un des

premiers dramaturges québécois à se rendre compte de l’importance grandissante de la télévision

comme moyen de diffusion à grande échelle de la littérature et de la culture. Ses vingt-trois télé-

théâtres, ses trois feuilletons, ses quatuors et son octuor attestent cela. Ils ont été regardés par des

millions de Québécois pendant des années et ont contribué indiscutablement à maintenir le

310 public intéressé au théâtre 422 . D’après Dubé, cependant, le grand désavantage d’être tellement occupé à écrire pour la radio et la télévision, c’est qu’ « il est difficile, dans ces conditions, de se renouveler ou même d’évoluer comme on le désire 423 », car l’auteur a le sentiment de n’être qu’

« un fournisseur de mots ». En dépit de ce que Dubé dit, nous sommes convaincus que la qualité de son œuvre n’a pas souffert outre mesure. Au contraire, grâce à l’expérience que le dramaturge a acquise à la radio et à la télévision dès le début de sa carrière, il a pu renouveler continuellement ses techniques théâtrales. À l’emploi du bruitage, de l’éclairage, de la musique et de la chanson dans ses pièces les plus anciennes, viennent s’ajouter un emploi plus complexe de l’aire du jeu ainsi que l’emploi du « flash-back », de la voix désincarnée, toutes typiques des

émissions radiophoniques et télévisuelles mais aussi de ses pièces les plus récentes. Ainsi, si nous comparons Florence , où Dubé s’est servi habilement de toiles transparentes éclairées par l’arrière pour morceler l’aire du jeu, à Le réformiste ou l’honneur des hommes où, à travers toute la pièce mais, surtout, au dénouement, nous remarquons un retour en arrière exécuté à l’aide d’un

écran et de hauts parleurs où Régis revoit et entend quelques courts messages des personnes qui ont joué un rôle signifiant dans sa vie, une scène qui nous rappelle un peu la Passion du Christ qui, en haut de la croix, a échangé quelques mots avec deux criminels, l’un à sa droite et l’autre à sa gauche, nous remarquerons une progression constante. Notons, cependant, que déjà dans

Zone , il s’était servi du bruitage (coups de sifflet, les sirènes des voitures, une portière qui se ferme, coups de pistolet) pour annoncer l’arrivée de la police et la mort du héros. Et, n’oublions pas non plus le rôle de la musique à bouche dans cette pièce. Elle crée une atmosphère lugubre et

422 L’auteur lui-même admet que c’est grâce à ce nouveau média, qui naissait en même temps que sa carrière, qu’il a pu vivre de sa plume. Dans ce sens, il est un pionnier qui a été suivi par bien d’autres auteurs de sa génération.

423 Marcel Dubé, « Puisque c’est là notre patrie… », article tiré de Le Devoir , 28 novembre 1959, p. 11, dans Marcel Dubé. Dossier de presse, 1953-1980 , 140 pages.

311 lourde qui présage la fin tragique de la pièce. De même, dans une version postérieure d’ Un simple soldat , celle de 1967, Dubé accorde un rôle de premier plan à la chanson et à la musique.

Il s’en sert non seulement pour créer une certaine ambiance sentimentale mais aussi pour

commenter l’action, jouant par là même un rôle semblable à celui du coryphée du théâtre grec.

De plus, soulignons la collaboration de Claude Léveillée, ainsi que celle de Jean Barbeau et de

Louis-Georges Carrier, pour ne mentionner que ceux-là, dans quelques-unes de ses pièces telles

Il est une saison , L’été s’appelle Julie , Dites-le avec des fleurs et Hold-up ! , qui sont quelques-

unes de ses pièces de circonstance, ce qui montre jusqu’à quel point Dubé était ouvert aux

associations avec d’autres artistes qui pouvaient enrichir ses œuvres. Ainsi, le fait d’avoir

travaillé à la radio et à la télévision et en collaboration avec d’autres gens du métier a permis à

Dubé d’être novateur dans ses œuvres strictement conçues pour la scène et de renouveler ses

techniques.

Pour sa part, Jeanne Lemire fait le point sur la contribution de Dubé au monde du théâtre au

Québec :

Marcel Dubé appartient à cette seconde moitié du XXe siècle. Son apport à notre littérature n’est pas des plus minimes. Au contraire, « le monde » de l’écrivain reflète non seulement un milieu, mais une mentalité qui se veut à la fois authentique et dépouillée de ce fard que sont les apparences 424 .

Pendant longtemps le peuple québécois a été victime de trois « empêchements à vivre », c’est-à-

dire le passé, la religion et la famille et auxquels nous ajoutons un dernier, le système politique

fédéral qui a entravé ses aspirations politiques indépendantistes et qui, en fait, l’a maintenu dans

un état de dépendance en tant que groupe minoritaire au sein d’une majorité anglophone en

424 Loc. cit ., Jeanne Lemire, « Littérature : Marcel Dubé », dans Dramaturges québécois II , Dossiers de presse , 168 pages.

312

Amérique du Nord. Or, pour Dubé, il faut que chaque individu se débarrasse des faux-maîtres qui l’entourent et qui veulent le dominer s’il ne fait pas attention, le réduisant à la dépendance et l’empêchant de s’accomplir afin d’être maître de son propre destin. L’auteur soutient que l’être humain est capable d’aimer et d’être aimé et, donc, d’être heureux. Les personnages dubéens veulent atteindre à la liberté et au bonheur, mais ils éprouvent des difficultés à y accéder. D’un côté, les prolétaires se sentent à tout moment vulnérables car, en dépit de leurs efforts pour survivre et progresser dans un système capitaliste, leur vie est contrôlée par des forces extérieures toutes puissantes qui dominent leur langage, leurs décisions, leurs actes et leur avenir.

Leur manque d’études et d’argent constitue un vrai handicap dans la réalisation de leurs rêves ; d’un autre côté, les bourgeois se sentent beaucoup plus en contrôle de leur avenir, car ils possèdent non seulement les atouts personnels et professionnels pour s’imposer partout mais aussi les ressources financières pour se le permettre. Donc, nous les croirions plus capables d’être heureux, ce qui ne se passe pas, car ils s’adonnent souvent aux tentations mondaines faciles qui les déroutent et les déboussolent et qui causent toujours leur malheur et, par ricochet, celui des leurs. Quoique quelques-uns se rendent compte qu’ils se sont trompés de chemin, souvent ils se sentent incapables de réparer les torts causés par leur comportement à cause de leur inertie, leur égoïsme ou leur lâcheté. Bref, les deux couches sociales dont le théâtre de Dubé traite souffrent du « mal de vivre » à des degrés différents et pour des raisons différentes. En dernière analyse, les prolétaires et les bourgeois sont malheureux car il leur manque l’ingrédient le plus important pour atteindre au bonheur : l’amour. Ils se trouvent, en conséquence, perdus, seuls, misérables. « Tout le temps qui n’est pas consacré à l’amour est perdu 425 ». Ils n’ont pas

appris cette leçon fondamentale.

425 Tasso, cité par Henry de Montherlant, « Les Lépreuses », dans Romans et œuvres de fiction non théâtrales de

313

Le monde de Dubé est rempli de personnages vraisemblables en quête de liberté, d’indépendance politique, d’appartenance, d’accomplissement, mais aussi d’amour. Bien que ces quêtes soient

énormes, elles ne sont pas irréalisables, car les prix qui y sont associés : la dignité, l’autonomie, l’épanouissement et le bonheur valent bien la peine de la lutte. Néanmoins, pour les obtenir, il faut que le héros ait l’intégrité, le courage, la persévérance et la confiance en soi-même pour

« aller jusqu’au bout ». Cela exige de lui, et de ceux qui l’entourent, beaucoup de volonté, d’honnêteté, du respect pour tous et de la solidarité en abondance. Un des messages implicites les plus importants qui se dégage de l’œuvre dubéenne est le suivant : le dramaturge encourage ses concitoyens, pour qui il ressent une énorme tendresse, à se rendre compte des maints pièges qui peuvent survenir dans leurs parcours individuels et collectifs, pièges qui peuvent bloquer la réalisation de leurs rêves les plus précieux et les rendre malheureux. À cet égard, Alice Parizeau disait déjà en 1963 que « [d]ans la vie, comme dans ses pièces, Dubé est profondément humain et profondément sincère 426 », caractéristiques qui n’ont pas changé avec le passage du temps et au fur et à mesure que le dramaturge est devenu de plus en plus célèbre. « Mon rôle n’est pas d’apporter la nouveauté à tout prix, ni de créer des modes, ni de réconforter le public. Le rôle que je me suis donné est tout simplement de faire le bilan de mes connaissances par le truchement de l’illusion dramatique 427 . » À notre avis, dans la description du rôle qu’il s’était donné, Dubé s’est

exprimé trop modestement, comme d’habitude. Grâce à son talent, son imagination, sa

sensibilité, sa perspicacité, ses idéologies sociopolitiques, sa volonté de créer un théâtre

Montherlant , préface de Roger Secrétain, Paris, Gallimard, 1966. (Coll. « Bibliothèque de la Pléiade »).

426 Alice Parizeau, « Ce n’est pas la promotion sociale qui sauvera ceux auxquels on a refusé, au départ, leur chance », dans La Presse , 3 août 1963, p. 2.

427 Loc. cit ., Marcel Dubé, « Bilan », dans Textes et documents . (Coll. « Documents »), p. 43.

314 québécois, Marcel Dubé 428 a contribué décisivement à l’évolution du théâtre et, chemin faisant,

il a laissé derrière lui un répertoire unique et nombre de personnages inoubliables, car ils sont

d’abord et avant tout des êtres, avec leurs aspirations et leurs souffrances, ce qui explique que

son œuvre ait survécu au passage des ans. Ses pièces montrent aussi une transformation

dramaturgique nette qui a accompagné les métamorphoses sociopolitiques, économiques et

culturelles de son temps et de son milieu.

428 Il s’est éteint pendant son sommeil le 7 avril 2016 à l’âge de 86 ans. Ironiquement, lors du service religieux qui a précédé son enterrement, à part quelques amis intimes qui y étaient présents, les critiques, les amateurs de théâtre et les représentants du gouvernement provincial, brillaient par leur absence. Apparemment, on ne se souvenait plus d’un écrivain qui avait tant fait pour le développement du théâtre pendant les années 1950, 1960 et 1970, et à qui on avait décerné tous les grands prix littéraires et gouvernementaux.

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