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BRIAN N. MORTON BEAUMARCHAIS CORRESPONDANCE TOME II (Fevrier 1773 - Decembre 1776) EDITIONS A. - G. NIZET PARIS 1969 BIBLIOGRAPHIE DES LETTRES DEJA PUBLIEES 223. Au duc de Chaulnes1 [Début de février 1773] 2 Monsieur le Duc, Mme Ménard3 m’a donné avis qu’elle était retournée chez elle en m’invitant de la voir, comme tous ses autres amis, quand cela me ferait plaisir. J’ai jugé que les raisons qui l’avaient forcée de s’enfuir avaient cessé ; elle m’apprend qu’elle est libre, et je vous en fais à tous les deux mon compliment sincère. Je compte la voir demain dans la journée. La force des circons- tances a donc fait sur vos résolutions ce que mes représenta- tions n’avaient pu obtenir ; vous cessez de la tourmenter, j’en suis enchanté pour tous deux, et je dirais même pour tous trois, si je n’ avais résolu de faire entière abstraction de moi dans toutes les affaires où l’intérêt de cette infortunée entrera pour quelque chose. J’ai su par quels efforts pécuniaires vous aviez cherché à la remettre sous votre dépendance, et avec quelle noblesse elle avait couronné un désintéressement de six années en reportant à M. de Genlis l’argent que vous aviez emprunté pour le lui offrir. Quel cœur honnête une pareille conduite n’en- flammerait-elle pas ! Pour moi, dont elle a jusqu’à présent refusé les offres de service, je me tiendrai fort honoré, sinon aux yeux du monde entier, du moins aux miens, qu’elle veuille bien me compter au nombre de ses amis les plus dévoués. Ah ! Mon- sieur le duc, un cœur aussi généreux ne se conserve ni par des menaces, ni par des coups, ni par de l’argent. (Pardon si je me permets ces réflexions : elles ne sont point inutiles au but que je me propose en vous écrivant.) Elle vient de vous le prouver sans être inspirée de personne. Vos légèretés, le détachement où vous viviez, votre négligence pour votre santé ont pu lui faire croire que vous ne l’aimiez plus d’amour, mais à l’instant où 2 CARON DE BEAUMARCHAIS elle a cru que son éloignement vous affligeait, elle a tout sacri- fié à votre tranquillité. Au lien de lui en savoir gré vous l’avez effrayée de toutes les façons possibles. Elle a gémi de son escla- vage et s’en est enfin délivrée. Tout cela est dans l’ordre. En vous parlant d’elle, j’oublie mes injures personnelles, j’ou- blie qu’après vous avoir prévenu de toutes façons, m’être vu embrassé, caressé par vous, et chez vous et chez moi, sur des sacrifices que mon attachement seul pouvait m’inspirer4, qu’après que vous m’avez plaint en me disant d’elle des choses très désavantageuses, tout à coup vous avez, sans aucun sujet, changé de discours, de conduite ; et lui avez dit cent fois plus de mal de moi que vous ne m’en aviez dit d’elle. Je passe encore sous silence la scène horrible pour elle, et dégoûtante entre deux hommes, où vous vous êtes égaré jusqu’à me reprocher que je n’étais que le fils d’un horlorger. Moi qui m’honore de mes parents devant ceux mêmes qui se croient en droit d’outrager les leurs5, vous sentez, Monsieur le duc, quel avantage notre position respective me donnait en ce moment sur vous ; et, sans la colère injuste qui vous a toujours égaré depuis, vous m’auriez certainement su gré de la modération avec laquelle j’ai repoussé l’outrage de celui que j’avais toujours fait profession d’honorer et d’aimer de tout mon cœur ; mais, si mes égards respectueux pour vous n’ont pu aller jusqu’à craindre un homme, c’est que cela n’est pas en mon pouvoir. Est-ce une raison de m’en vou- loir ? et mes ménagements de toute nature ne doivent-ils pas, au contraire, avoir à vos yeux tout le prix que ma fermeté leur donne ? J’ai dit : il reviendra de tant d’injustices accumulées, et ma conduite honnête le fera enfin rougir de la sienne. Voilà la base de ce que j’ai fait. Vous avez eu beau faire, vous n’avez pas plus réussi à avoir mauvaise opinion de moi qu’à l’inspirer à votre amie. Elle a exigé, pour son propre intérêt, que je ne la visse pas. Comme on n’est point déshonoré d’obéir à une femme, j’ai été deux mois entiers sans la voir et sans aucune communication directe avec elle. Elle me permet aujourd’hui d’augmenter le nombre de ses amis. Si pendant ce temps vous n’avez pas repris les avantages que votre négligence et vos viva- cités vous avaient fait perdre, il faut croire que les moyens que vous avez employés n’y étaient pas propres. Eh ! croyez-moi, Monsieur le duc, revenez d’une erreur qui vous a déjà causé tant de chagrins : je n’ai jamais cherché à diminuer le tendre attachement que cette généreuse femme vous avait voué ; elle m’aurait méprisé, si je l’avais tenté. Vous n’avez eu auprès d’elle d’autre ennemi que vous-même. Le tort que vous ont fait vos CORRESPONDANCE 3 dernières violences vous indique la route qu’il faut tenir pour vous replacer à la tête de ses vrais amis... Sa mauvaise santé ne lui permet point d’admettre aucun homme à un autre titre auprès d’elle. Au lieu d’une vie d’enfer que nous lui faisons mener, joignons-nous tous pour lui procurer une société douce et une vie agréable. Rappelez-vous tout ce que j’ai eu l’honneur de vous dire à ce sujet, et rendez en sa faveur votre amitié à celui à qui vous n’avez pu ôter votre estime. Si cette lettre ne vous ouvre pas les yeux, je croirai avoir rempli tous mes devoirs envers mon ami que je n’ai pas offensé, dont j’ai oublié les injures, et au-devant duquel je vais pour la dernière fois, lui protestant qu’après cette démarche infructueuse, je m’en tien- drai au respect froid, sec et ferme, qu’on a pour un grand seigneur sur le caractère duquel on s’était lourdement trompé 6. 1. Duc de Chaulnes, né le 24 novembre 1741, mort en 1793. Gudin, l’ami fidèle de Beaumarchais, le décrit ainsi : « ... son caractère était un assemblage rare de qualités contradictoires : de l’esprit et point de jugement... de fréquents accès de colère dans lesquels il ressemblait à un sauvage inné, pour ne pas dire à une bête féroce » (Gudin, p. 81). Mlle Ménard fut sa maîtresse. 2. Compte rendu à M. le lieutenant de police de ce qui m’est arrivé jeudi 11 février. — « Jeudi dernier, sur les onze heures du matin, je me rendis chez Mme Ménard, après avoir été dans plusieurs endroits. — Il y a bien longtemps que je ne vous ai vu, me dit-elle. J’ai cru que vous n’aviez plus d’amitié pour moi. — Je la rassurai et je m’assis dans un fauteuil au bord de son lit. Elle fondit en pleurs, et, son cœur ne pouvant contenir sa peine, elle me conta combien elle avait à souffrir des violences de M. le duc de Chaulnes. Elle me parla ensuite d’un propos tenu contre M. de Beaumarchais. Le duc entre ; je me lève, je le salue, je lui cède la place que j’occupais au bord du lit. — Je pleure, lui dit Mme Ménard, je pleure, et je prie M. Gudin d’engager M. de Beaumarchais à se justifier du propos ridi- dule qu’on a tenu contre lui. — De quelle nécessité est-il, repart le duc, de justifier un coquin comme Beaumarchais ? — C’est un très honnête homme, répondit-elle en versant de nouvelles larmes. — Vous l’aimez ! s’écria le duc en se levant ; vous m’humiliez : je vous déclare que je vais me battre avec lui. — II y avait dans la chambre où nous étions une amie de Mme Ménard, une servante ou femme de chambre, et une jeune enfant, fille de Mme Ménard. Nous nous levons tous avec des cris. Mme Ménard saute de son lit ; je cours après le duc qui sort malgré ma résistance et en tournant sur moi la porte de l’antichambre. Je rentre dans l’appartement ; je crie à ces femmes éperdues : Je cours chez Beaumarchais, j’empêcherai ce combat. Je pars du voisinage de la Comédie-Italienne, où elle demeure, pour me rendre vis-à-vis de l’hôtel de Condé, où demeure M. de Beaumarchais. Je rencontre son équipage dans la rue Dauphine, près du carrefour de Bussy. Je me jette à la tête des chevaux, je monte à la portière. — Le duc vous cherche pour se battre avec 4 CARON DE BEAUMARCHAIS vous ; courez chez moi, je vous dirai le reste. — Je ne le puis, dit-il ; je vais à la capitainerie tenir l’audience ; quand elle sera finie, je me rendrai chez vous. — II part, je suis le carrosse des yeux et je reprends le chemin de ma maison. En montant les mar- ches du Pont-Neuf qui confinent au quai de Conti, je me sens arrêté par la basque de mon habit, et je tombe renversé dans les bras du duc de Chaulnes, qui, plus grand et plus robuste que moi, m’enlève comme un oiseau de proie, me jette, malgré ma résistance, dans un fiacre dont il était descendu, crie au cocher : Rue de Condé ! et me dit en jurant que je lui trouverai Beaumarchais.