PéRIODES À ses débuts, l’auteur- compositeur proposait déjà une musique aussi intemporelle que parfois anachronique, mais toujours novatrice.

Tom Waits L’invitation au blues La réédition des sept premiers de nous ramène vers la période jazz-blues de ce magicien des sons, farouchement atypique, mû par la seule obsession de rester toujours au plus près de lui-même. Pour mieux nous enchanter.

Par Alain Gouvrion. Photographie de Jess Dylan To m Wa i ts

n le croyait à jamais brouillé avec son passé, cette image de bluesman Jones, et son pote le chanteur et composi - HORS DU TEMPS titubant sous un réverbère au son moelleux d’une contrebasse de jazz et d’un sax teur Chuck E. Weiss, futur héros de “Chuck “À 20 ans, je réfutais la culture hippie... Et c’est ténor. Celle de The Heart of Saturday Night et autres galettes gravées au mitan E’s in Love”, le premier succès de Jones. Tom toujours le cas...” des années 70, lorsque Tom Waits surgit de nulle part pour nous ensorceler de et Chuck forment un étrange binôme qui ses ténébreuses romances, sublimement anachroniques : “Tom Traubert’s Blues”, n’est pas sans rappeler celui de Jack Kerouac “Invitation to the Blues”, “Waltzing Matilda” ou l’inusable “Blue Valentine”. Lancé et de Neal Cassady, le chien fou de On the Odans des aventures sonores beaucoup plus audacieuses depuis trente-cinq ans, Road. Des années plus tôt, Waits a été litté- (, 1983), Waits semblait n’éprouver aucune nostalgie – contrairement à ralement foudroyé par Kerouac et les nombre de ses fans – pour le (bon vieux) temps où il passa de l’anonymat des clubs de écrivains beat, qu’il a découverts via son Los Angeles au statut d’artiste culte vénéré par nombre de musiciens, tels que Bruce idole . Leur vision d’une Springsteen, Neil Young ou son ami Keith Richards. Amérique traversée de part en part par des “clochards célestes” l’a poussé à noter – le Et puis, alors qu’il venait à peine de boucler locaux est de chanter ses propres chansons. plus souvent sur des serviettes en papier – la remastérisation de la partie la plus récente Même si son manager, Herb Cohen, a les conversations qu’il grappille dans les de son œuvre (de à Bad as d’abord envisagé pour lui une carrière de bars after hours. Elles serviront de matière Me), on apprenait, courant janvier, la réédi- songwriter comme ceux de Tin Pan Alley – à ses futures chansons. Plus tard, il tombe tion imminente des sept premiers albums de rôle qui est loin de déplaire à l’intéressé : littéralement amoureux de Charles Waits, initialement enregistrés sur Asylum, “J’ai pris le train des chanteurs composi- Bukowski, “l’écrivain des laissés-pour- le label fondé par David Geffen, et désormais teurs au moment où ils rencontraient compte”, dont il dévore la chronique tombés dans l’escarcelle d’Anti-Records, qui estime, sympathie et soutien, racontera hebdomadaire, “Le Journal d’un vieux publie ses disques depuis 1999. Une excel- Waits au journaliste Barney Hoskyns. À un dégueulasse”, dans le L.A. Free Press. lente nouvelle dans la mesure où certaines de moment, n’importe quel auteur-interprète “À 20 ans, je réfutais la culture hippie, et ces références étaient devenues difficiles à pouvait dégoter un contrat.” c’est toujours le cas, confie-t-il, depuis son trouver et qu’aucune d’entre elles n’avait été repaire du comté de Sonoma, au nord de la remastérisée. Mais aussi parce que des nregistré au printemps 1972 au Californie. Je fantasmais sur Kerouac, splendeurs telles que Nighthawks at the Sunset Sound à Hollywood, Closing Ginsberg, Bukowski… Ces gars ont incarné Diner, Foreign Affairs, Small Change ou Blue Time ne rencontre aucun succès. Tout pour moi un modèle paternel. La voiture Valentine – pour ne citer que celles-là – au plus peut-on deviner, dans cette était pour eux un symbole de curiosité, s’avèrent indispensables si l’on veut Evoix encore juvénile qui nasille d’étranges comme pour le photographe Robert Frank. comprendre le statut unique dont Waits ballades sentimentales, les promesses de J’ai connu tous ces artistes. Ils parlaient des bénéficie encore aujourd’hui : celui d’un quelque chose de sombre et de gens de la rue, écrivaient pour musicien inclassable, impliqué dans toutes déchirant qui ne tardera pas à ceux qui n’avaient pas de voix.” les formes d’art (“Performer, chanteur, comé- émerger. Il y a déjà un moment dien, songwriter, magicien, enfants des fées que les démos de Waits circulent Les histoires qu’il chantera, ou et guide spirituel”, dirait Neil Young, lors de dans le métier, mais la reprise de “ On devine, plutôt éructera bientôt de sa voix son intronisation au Rock & Roll Hall of “Ol’ 55”, la chanson qui ouvre dans cette cabossée, seront peuplées de per- Fame) et jouissant d’une liberté de création Closing Time, par les Eagles sur voix jENCORE sonnages qu’on pourrait tout et d’une indépendance conquises à force leur On the Border (1974) aussi bien croiser dans un roman d’obstination. va changer passablement la Juvénile, les de Bukowski. Des losers, des donne. Elle va lui rapporter de promesses prostitués et des alcoolos ressem- C’est peu dire que Tom Waits est un ovni confortables royalties et attirer de quelque blant souvent à Frank, ce père qui quand il déboule sur la scène musicale de l’attention sur lui, même s’il chose l’emmenait faire la tournée des L.A. avec Closing Time, en 1973. Casquette déclare sur le moment trouver de sombre bars quand il était gosse et qui, vissée sur le crâne, costume étriqué, ges - leur version “un peu antisep- plus tard, lui inspirera la chanson tuelle de mime s’accrochant aux volutes tique”. Les critiques musicaux et DE “Frank’s Wild Years”. “Je suis un d’une éternelle cigarette, flanqué d’un qui, en règle générale, détestent déchirant paumé, comme tous les artistes groupe de jazzmen, il ressemble plus à un les Eagles – riches, arrogants et qui ne qui viennent de loin, confesse-t- poète de la Beat Generation égaré dans trop musiciens pour leurs oreilles tardera pas il. Une blessure enfouie depuis l’époque qu’aux autres artistes Asylum : – se délectent de l’anecdote, à émerger ” l’enfance, la mort d’un proche, ou Jackson Browne, Joni Mitchell, Linda omettant de préciser que Waits un divorce, vont nous pousser à Ronstadt ou les Eagles. Mais David Geffen par la suite s’excusera platement entreprendre un voyage. Et puis, s’est entiché de ses performances au pour ce jugement à l’emporte- un jour, on se retrouve à prier Troubadour, le club hype de Santa Monica pièce : “J’étais un môme… une tête Ray Charles devant un juke-box ; Boulevard où fraye l’aristocratie des musi- de nœud qui essayait de se faire remar- à chercher un père qui a foutu le camp quand ciens qui vit plus haut, dans les canyons. quer… J’en ai parlé avec Don Henley ; j’ai on avait 10 ans. Le seul truc qu’on sache de Waits, lui, préfère de loin le Tropicana Motel, retiré tout ce que j’ai dit et on a tiré un trait lui, c’est qu’il roule en Chevrolet break. Il était situé à deux pas, au 8585, un établissement sur tout ça.” génial mon père, alcoolique aussi. Vagabond, des années 40 où il a élu domicile et auquel romantique… Il a mis le feu à notre pavillon il restera longtemps fidèle – y trimballant Waits ne se met pas pour autant à frayer de banlieue, mais il m’a appris plein de même son dans le dos du propriétaire avec la clique de Geffen – les Jackson choses. À jouer du ukulélé par exemple. C’est e s e tty imag /R e df er ns/g

des lieux, un certain Jerry Heiner. Browne, Don Henley, Glenn Frey et autres lui qui m’a offert ma première guitare. » C ab e J.D. Souther. Il continue à traîner au Mis à part le Troubadour, le seul point com- Tropicana avec sa girlfriend, une jeune Du Napoleone Pizza House, dans la ban -

mun de Waits avec les autres musiciens folkeuse inconnue du nom de Rickie Lee lieue ouvrière de National City, où il © Eamonn M c

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Magnifiquement à contre-courant, Waits horizons. Waits cherche un son plus rugueux ma quête des sons et des instruments. Une vous offrait une virée poignante dans l’en- qui aboutira, dans un premier temps, au très fois, j’ai passé une longue nuit dans un hôtel vers du décor, une Amérique hantée par ces rhythm’n’blues – j’ai toujours conçu mes chansons et mes misfits aux destins tordus, qui, ailleurs que (1980), avec “Jersey Girl” que reprendra albums dans des chambres d’hôtel, sur la chez lui, n’auraient même pas eu les hon - . Cette fille du New Jersey route, et continue à le faire – à essayer de neurs d’un couplet. Où que vous vous qu’il dépeint amoureusement avec un clin reproduire tous les instruments et les sons trouviez, il vous suffisait d’ouvrir la fenêtre, d’œil aux anciennes formations doo-wop d’un orchestre, comme le big band de Duke par une nuit d’été, pour entendre enfler la comme les Drifters (les “shalala” du refrain) Ellington, avec ma seule voix. Ma palette rumeur des rues, sentir la chaleur montant n’est autre qu’une jeune femme blonde du m’est apparue plus consistante que je ne de l’asphalte, imaginer des histoires aussi nom de . Engagée comme croyais qu’elle était. Je pouvais être un One bizarres que celles qu’il chantait avec la fer- assistante monteuse sur One from the Heart, Man Orchestra ! Un orchestre imparfait, veur habitée d’un Howlin’ Wolf. “On me on l’a un jour envoyée dans le cloaque de vous voyez. Mais, Jésus ! J’avais un demande souvent comment j’ai trouvé ma l’énergumène qui travaille sur la B.O. du orchestre juste là, à l’intérieur de moi ! (Rire voix… dit-il. J’aime raconter des histoires film. Elle n’a aucune idée de qui il est, lui se grondant.) de famille, de vie. Elles sont vraies ! Comme souvient de l’avoir vaguement croisée dans celle sur mon oncle Vernon : après une opé- une soirée. Le coup de foudre, immédiat, va eartattack & vine sera le der- ration du larynx, les chirurgiens avaient se transformer en une complicité au long nier disque enregistré par Waits oublié de retirer une paire de ciseaux avant cours. “Kathleen m’a sauvé, confesse Waits. pour Asylum, qui a entretemps de le recoudre. Un jour, il s’est étranglé à Je n’allais pas bien lorsque je l’ai rencontrée. fusionné avec Elektra. Il faut dire table, en plein repas de Noël, et l’a recrachée Je picolais et je fumais trop de cigarettes. queH Swordfishtrombones, celui qu’il vient de dans son assiette. Sa voix est devenue grave. J’aurais pu mourir. C’est pas qu’elle n’ait pas terminer avec Brennan, en cette année 1982,

officiera successivement comme plongeur, L’art de l’image loge d’une strip-teaseuse à demi-nue, tout j’ai passé une nuit dans un hôtel à essayer de reproduire portier puis artiste en devenir, aux coffee “Je me rêvais photographe. À 18 ans, comme celle de Foreign Affairs, très film houses de la région de San Diego où il s’es- je me suis inscrit à un cours de photographie noir, qui le voit capturé dans la pénombre tous les instruments d’un orchestre avec ma seule voix. tout en étant daltonien.” “ saye au folk en humble émule de Dylan, avec une jeune Amérindienne – employée Waits entreprend une lente mais métho - du Troubadour – tenant un passeport dans C’est en essayant de l’imiter que j’ai trouvé eu des emmerdes en changeant mon style de représente un virage musical plus” que dique métamorphose. “Dès Closing Time, et - pour la tournée qui suivra la sortie de son la main. Sans oublier, bien sûr, le magni- la mienne… Oncle Vernon est même devenu vie. Kathleen dit qu’elle n’a pas épousé un déroutant : baroque, dissonant, primitif, même avant, j’ai cherché mon propre per- chef-d’œuvre absolu, Blue Valentine (1978), fique portrait, signé Elliot Gilbert, ornant le personnage principal de ma chanson homme mais une mule. Elle a raison.” foisonnant, il convoque aussi bien des gui- sonnage… C’est quelqu’un qu’on forge, qui Waits empruntera des éléments du tableau la pochette de Blue Valentine, avec, au ‘Cemetery Polka’.” tares atones que des marimbas, un est au plus près de vous et, en même temps, Gas Station du même Hopper (pompe à verso, la fille en robe rouge renversée sur le Issue d’une famille aisée et cultivée d’ori- harmonium qu’une lugubre fanfare, des une théâtralisation de votre personne et de essence, roues de voiture, etc.) pour suggérer capot de la voiture, véritable photogramme À la fin des années 70, Waits commence à se gine irlandaise, Brennan, qui révélera percussions africaines qu’un glass harmo- votre âme. C’est un très long travail de un décor de station-service qui accentue le de cinéma impliquant une sentir à l’étroit dans une formule musicale bientôt ses talents de songwriter, le pousse nica. Un assemblage sans doute hétéroclite recherche, comme celui d’un danseur, d’un côté cinématographique de ses shows. Une incognito… Plus qu’une “Invitation to the dont il pense avoir fait le tour. “J’avais com- à écouter toutes sortes de musique… et à les mais résolument magique, mélange fasci- mime. J’ai travaillé mon personnage en me obsession esthétique qui ne date pas d’hier. Blues”, l’artwork des albums de Waits, c’est pris que vous n’avez pas besoin d’être mélanger à sa guise. Leadbelly, Caruso, nant de valses dissonantes et de blues baladant dans les champs, en plein Waits aime à rappeler sa première vocation, un peu comme ce ticket qu’on s’offre au assassin pour écrire des romans policiers”, Captain Beef heart, Kurt Weill, rythmes tri- concassés, qui ne sera pas du goût du patron brouillard… Le brouillard, la fumée d’un que certains de ses aficionados ignorent cinéma du coin avant de s’abandonner, le résumera-t-il. Paradoxalement, il travaille baux, Waits absorbe tout comme une d’Asylum, occupé à gérer des clients autre- feu servaient ma nature offusquée… tout encore : “Je me rêvais photographe. À 18 ans, temps d’une séance, au mystérieux sortilège à ce moment-là sur la bande originale d’un éponge. Il recrute de nouveaux sessionmen ment plus importants que Waits, Eagles en comme le noir et le blanc… un chapeau… la je me suis inscrit à un cours de photogra- de quelque série B. hollywoodienne. projet concocté par le plus dingue des et se sépare de son producteur historique tête. Le bluesman décide de quitter son façon de l’ôter ! La gestuelle des mains ! La phie, tout en étant daltonien. J’avais tout le “Christmas Card from a Hooker in cinéastes du Nouvel Hollywood, Francis , auquel il reproche “de mettre label, ou, pour reprendre ses propres courbe de mon dos… Tout cela a produit des temps mon appareil avec moi. Mes sujets ”, “Big Joe and Phantom 309”, Ford Coppola, et dans lequel, acteur né, il trop de cordes” sur ses chansons… mais termes : “J’ai rampé entre les bris de verres chorégraphies dyslexiques, pas coordon- favoris étaient les clodos. La musique a sup- “The Piano Has Been Drinking (Not Me)”, s’apprête à faire ses vrais débuts à l’écran, aussi de Rickie Lee Jones, son âme sœur des et les barbelés et je me suis carapaté entre les nées… cette palpitation, vibration, planté mon goût pour l’objectif, mais là, il “Bad Liver and a Broken Heart”, “Diamonds après une apparition dans La Taverne de jours au Tropicana Motel (“Nous étions jambes des présidents. C’était la grande fibrillation du corps…” revient.” on My Windshield”, la puissance évocatrice l’enfer de Sylvester Stallone. Le film en amoureux et nous n’avions aucune limite : débandade dans le grand magasin.” des titres suggère des images jaillissant, question est une comédie musicale intitulée drogues et alcool, sur fond de jazz et de Quelques semaines plus tard, Waits et Peu à peu, Waits s’est approché de cette ette mise en scène de lui-même - entre scat, talk-over et crooner débraillé, One from the Heart pour laquelle il doit blues”, dira-t-elle) pour laquelle il avait Brennan rencontrent Chris Blackwell, le figure du bluesman beat qu’il ne cessera de qu’il finira par trouver caricaturale portés par sa voix déglinguée, froissée, qui composer une partition à deux voix - lui et composé “Red Shoes by the Drugstore” sur fondateur d’Island Records, dans un café de peaufiner dans ses disques ultérieurs, The - va être pour beaucoup dans l’impact ne ressemble à nulle autre… De quoi séduire la chanteuse Crystal Gayle. Blue Valentine. “Quand j’ai tout recom- Los Feliz. Hormis “Tom Traubert’s Blues” Heart of Saturday Night (1974) à la pochette de ses disques sur le public, surtout un public qui n’entend plus se limiter aux mencé à zéro, avec Kathleen à mes côtés, je qu’il adore, Blackwell connaît mal le réper- dessinée évoquant celle de In the Wee Small Cen Europe. Au format 33-tours, ses arcanes un peu simplistes du rock et qui, à a tonalité orchestrale, très me suis frotté à tout ce que j’avais peur toire de Waits mais, discernant en Hours de Frank Sinatra et plus encore pochettes claquent comme des affiches de son tour, découvre les romans de Bukowski “paysage cocktail”, dira-t-il, de la d’approcher jusqu’ici : le théâtre, des écri- Swordfishtrombones “une production Nighthawks at the Diner (1975), au titre ins- films imaginaires, des appels à d’infinies et de John Fante, tout en éprouvant une sou- musique souhaitée par le réalisateur vains avec lesquels je suis devenu ami géniale, totalement originale”, lui propose piré par la fameuse toile d’Edward Hopper, dérives nocturnes, au diapason de ses chan- daine nostalgie pour les vieilles toiles des d’Apocalypse Now se situe aux anti- comme Burroughs, le Black Rider…, ana- de le signer. La période jazz lounge de Tom

autre grande influence, visuelle cette fois sons. Celle de Small Change, prise dans la années 40-50 qui ont fasciné le musicien. e s. e tty imag © micha e l putland/g © d r Lpodes de son envie de défricher de nouveaux lyse-t-il. Waits a définitivement vécu. J’ai commencé à creuser plus avant

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