Ambly 25 septembre 4h soir.

Ma chère Aline

La canonnade que vous avez dû entendre depuis dimanche vous a sûrement laissés dans l’inquiétude. Comme ce soir, le canon se tait et mon service me laisse quelques instants, je viens vous dire que je suis toujours là avec les camarades du train de combat, en bonne santé.

Je vous ai adressé une lettre avant-hier et, en deux jours je n’aurai pas grand-chose à vous apprendre, sinon vous raconter ce qu’est une journée de bataille, ou plutôt, ce que je vois dans une journée des plus dures comme impression morale.

Je ne devrais pas vous raconter ce qui va suivre, car c’est à tirer les larmes, mais je le fais dans le but de vous faire voir le maximum du danger et vous rassurer relativement.

Ne publiez pas cette lettre et ne la montrez pas, surtout aux personnes sensibles. Vous comprendrez( ?) que j’arrache une page de mon journal, et je vous raconte ma journée d’hier, vendredi 24.

Nos troupes de la 40e Division (154-5 – 150-16) sont dans la plaine de Lacroix-sur- Rouvrois et où a eu lieu la grande revue, il y a une quinzaine d’années. Mon train de combat je le place en arrière de Troyon, hors de danger, le train régimentaire est à Dieue. J’ai couché sous un caisson à Troyon et doit ravitailler à Lacroix, près de l’église à 4 H du matin. Donc je pars à 3 H avec 4 ou 5 caissons, ce qui m’est nécessaire, le 154 qui a cantonné à Lacroix part à 5 prendre ses dispositions de combats, l’ennemi est à Lamorville.

J’avais 2 bicyclettes démolies pour en faire une. Je venais de les remettre chez Germain que je connais et je repars pour Troyon. Notre parc était à peine installé, la fusillade commence, le canon tonne. Cela dure jusque midi avec un acharnement que je n’ai pas encore vu.

Notre artillerie fait rage, une batterie 4 pièces du 40 tire 1400 coups. De l’autre côté, la petite artillerie allemande n’a pas les mêmes effets, au contraire leur artillerie lourde, leurs pièces de 220, bombardent Lacroix, le Fort de Troyon, et le Camp des Romains ; mon pauvre fort qui me rappelle bien des souvenirs, reçoit dans la journée peut-être 200 obus, il ne peut répondre, il en a reçu déjà pendant 5 jours lors d’une attaque précédente, et il est toujours là.

Malheureusement, Lacroix n’est pas de même. Je m’approche par le canal en bicyclette, et je vois le spectacle. Le feu est déjà à un coin et, vers 2 heures, un nouvel obus met le feu à un autre coin. Le soir à 5 heures, tout rentre dans le calme. C’est d’ailleurs la musique, nous sommes habitués à leur façon d’opérer. L’action commence vers 7 heures, se calme de 11 h à 1 h, reprend vers 2 et se termine au coucher du soleil. Heures que je choisis pour me mettre en liaison avec le colonel. Donc, je reste avec le service médical, les majors, et à 2 H commence l’arrivée des blessés. C’est le 150 qui, en 1ère ligne, en amène le plus, le 161 ensuite, le 155, le 154 qui était en réserve, 4 ou 5 seulement.

Comme le passage sur le canal n’est pas dangereux, c’est par le hallage que s’amène la procession des blessés, ceux qui peuvent marcher. Je rencontre beaucoup d’amis ; ils sont, malgré leur souffrance, heureux relativement d’avoir la vie sauve. Je rencontre Thénot et Humbert. Le 1er a un bras cassé et deux blessures légères au côté. Henri ( ?) de Domrémy a le poignet droit meurtri : il croit avoir un os cassé mais il remue encore les doigts, il rit encore. Ensuite sont les blessés plus grièvement qui sont portés sur les brancards. Enfin quelques-uns qui restent sur le terrain et que je ne vois pas.

Voici comment Georges et Thénot ont eu leur accident. Le matin, ils faisaient à 700 m, dans un trou d’obus, de quoi manger. Tout à coup, il arrive des gros obus qui déplacent de 1 à 3 et même 5 mètres cubes de terre, suivant le terrain. Ne se croyant pas en sécurité, l’un d’eux, Georges de Bar, marié à Lérouville, se déplace ; aussitôt il saute en morceaux, frappé, les bras, les jambes, tout séparé. Heureusement pour eux, d’être restés ils ne sont que blessés, c’est le hasard. Le colonel me demande des cartouches ; profitant d’une accalmie je m’approche avec 3 caisses, et aussitôt je repars.

Je repasse dans Lacroix et puis voir le désastre. La maison de Germain recevait un obus dans la matinée ; il avait traversé la toiture et éclaté dans la boutique, retournant tout. En face, 5 maisons brûlent, plus haut 3 autres ; d’autres maisons sont écroulées, les rues sont impraticables, là c’est un trou, plus loin une maison écroulée, ici les poteaux et fils télégraphiques tombés, ailleurs une façade enfoncée. Moi qui ai vu Lacroix, je ne le reconnais plus, je suis navré. Je m’éloigne à 8 H du soir, le cœur gros ! Nos troupes, malgré cela, y viennent coucher à 10 H car elles sont fatiguées : rester là immobiles sous le feu, c’est dur. Heureusement que ces obus n’ont pas encore l’effet qu’on pourrait croire. On est abruti, c’est tout.

Etre là toute une journée, depuis 5 jours, manger biscuits, pain et conserves ; avoir de la viande et la jeter puisque l’on ne peut faire de feu pour la faire cuire. La nuit, comme je dis, est sans danger ; on en profite pour ravitailler.

Un détail de la journée. Au commencement du bombardement, le lieutenant-colonel ( ?) et Tuguy, avec un groupe, étaient près de l’église ; un obus arrive : le lieutenant-colonel et le lieutenant du 40 sont tués net. Notre porte-drapeau, Tuguy, que vous connaissez, est projeté de 4 mètres contre le mur de l’église, la commotion le rend comme fou : il ne connaît plus et tourne la tête continuellement, je viens de le voir. J’ai un poste qui me permet de voir bien des choses ; il est peut-être le meilleur du régiment sous tous les rapports.

Un autre détail. Les blessés dirigés sur s’en vont je ne sais où. Il en passait un train sur , il était en station. Tout à coup, ces saligots y envoient un obus, le train est coupé en deux : un chef de district est tué et une femme blessée, nos wagons sont indemnes. On les raccroche, le train repart. Je rentre donc et viens jusqu’Ambly pour trouver une grange dans laquelle nous couchons. Nous y faisons une bonne nuit. Le calme règne, la joie revient et on ne pense pas à ce qu’on vient de voir. On finit par s’habituer.

Samedi nous nous levons assez tard, nous sommes reposés. Seuls nos chevaux ne le sont pas car, depuis 8 jours, ils restent attelés de façon à pouvoir se déplacer rapidement : sitôt qu’un aéroplane passe, nous sommes repérés, il faut tout de suite changer de position.

Je partage mon service comme nous sommes 3, je charge Mercier du ravitaillement comme nourriture pour hommes et chevaux. Il part pour Monthairon. Lorcin est souffrant depuis quelques jours, il a la colique. Je le laisse là pour surveiller et se reposer.

Je repars trouver le colonel par mon chemin habituel en bicyclette. Je repasse à Troyon, j’y rencontre un soldat qui descend du fort et vient aux ordres. Il dit que le fort est démoli mais personne n’est blessé : ils sont enterrés sous les casemates. Sur mon parcours je vois plus de 30 chevaux morts en 2 jours ; 2 ou 3 sont tués, éventrés par obus, 1 est noyé dans le canal, la plupart tombent raides ( ?) ; les autres sont des chevaux qui, épuisés complétement, ne sont que des squelettes et meurent d’épuisement : on les achève à coups de révolver. Que de pertes.

Les blessés arrivent encore ; nos majors ont travaillé toute la nuit. J’avance. Lacroix brûle encore. Je rencontre 2 cadavres du 155 qui sont là depuis 2 jours, la face noircie. Comme j’arrive près du régiment seulement vers 8h30, la canonnade commence. J’arrête plus d’une heure, abrité dans une baraque faite de bois de mine, des éclats retombent sur mon abri. Nos soldats restent là, cachés sous une gerbe, sous un buisson, comme ils peuvent. Une trentaine d’obus sont tombés et seulement quelques blessés, entre autres, Lallement, le sergent-major de la 9ème qui a bu un verre avec moi le jour de leur manœuvre à Nançois. Il est seulement égratigné, seulement le pan de sa capote et sa musette sont hachés complétement.

Le calme revient, le colonel vient me trouver et me laisse libre pour le reste de la journée. Je quitte l’emplacement vers 10h30. Je vois dans les décombres d’une petite chapelle, la statue de la Sainte Vierge que je ramasse avec l’image du Christ, je replace le tout sur l’autel. Je repasse dans Lacroix : moitié du village est détruit. Sur 200 m, une rue est brûlée et l’incendie continue. Où l’incendie n’a pas pris, les maisons sont éventrées et lézardées. La belle église est ouverte d’un trou béant sur le côté.

Dans la traversée je vois quelques trainards qui entrent dans les maisons pour piller, des moutons qui errent ainsi que des chevaux et vaches ; un ménage charge sur un chariot tout ce qu’il peut. 2 ou 3 civils ont eu le courage de rester là depuis 2 jours dans le danger, ce qui vous prouve que lorsque je vous conseillais de rester j’avais raison : ne quitter le pays que lorsque les obus y tombent, s’écarter de quelques centaines de mètres, et rentrer sitôt que cela se passe, surtout la nuit.

Je n’ai connu que la femme du garde-champêtre pour être blessée : elle était dans sa cave avec 4 ou 5 personnes lorsque la maison s’est écrasée. Je quitte pour rentrer à Ambly et me remettre un peu, ayant mon après-midi libre par ce beau temps qu’il fait. Je raconte mon voyage à mes conducteurs, nous prenons notre repas, bon rata : biftecks et confiture de quetsches. On nous annonce de bonnes nouvelles. Le nord avance, la position dans l’Argonne est très bonne et ici nous devons tenir coûte que coûte. On nous dit qu’un mouvement se prépare, qu’un corps d’armée arrive par , et le Général Joffre demande un dernier effort, la victoire nous restant assurée d’ici peu. Si cela était vrai… car il est impossible que cela dure longtemps.

Ce que je vous raconte n’existe pas seulement sur les kilomètres que je parcoure, mais sur un front de 400 rien que pour nous et les autres, puisque l’Europe est en feu. Ce n’est pas aujourd’hui que nous voyons les choses en réalité. Quelle suite de misères !

Vers 2 heures on nous amène un prisonnier bavarois réserviste, père de deux enfants. Il nous raconte que cela ne peut durer ; ils sont privés, ne mangent que des pommes de terre, les œufs se vendent 12 F et plus la 12aine. Dans leurs lignes, il raconte que notre artillerie fait des ravages épouvantables, ils tombent 2 sur 3. Dans son régiment, il ne reste que 40 hommes de l’active. Cela doit être vrai car nous avons vu, dans une tranchée, 28 morts l’un à côté de l’autre, restés dans la position du tireur.

Toute l’après-midi est bien calme, la nuit aussi et la matinée de dimanche. Le soldat redevient gai : la plaisanterie même, c’est la vie des manœuvres. On s’endurcit de vivre dans de telles conditions, on oublie pour quelques instants ces malheureux.

Ne vous émotionnez pas de ce que je raconte, c’est le maximum et je le fais dans ce but de vous rendre compte de ce que c’est, à Pol surtout. C’est dommage qu’il ne soit pas venu me voir à Longchamp, je lui aurais fait voir une pareille journée à Chaumont Beauzée.

Je pense à cette chose, je m’adresse à Aline et je vous l’adresse à vous, car j’ai réfléchi qu’elle aurait peur lorsqu’il n’y a pas lieu. Conservez cette lettre pour vous et Pol ; vous ne la montrerez que lorsque la paix sera signée, en des jours meilleurs. J’avais pensé vous raconter tout cela plus tard mais, comme le destin est bizarre, si par hasard j’étais frappé par surprise, vous n’auriez rien de moi. Mais je marche toujours avec cette même confiance que tout finira bien et que lorsque je pourrai tout vous raconter, nous passerons des veillées. En attendant vous pourrez avoir une idée encore vague d’une journée d’un soldat, et comment peut finir un soldat.

Dans ce triste passage de la vie, quelle morale pour tous ! Nous nous voyons arrivés au seuil du tombeau, aussi nous marchons tous à l’unisson, la main dans la main, plus la division, plus question de partis ou religions. Je pense que cette morale restera et profitera dans la suite.

J’ose croire que la paix prochaine vous donnera un désarmement général, une paix durable, et pour longtemps un accord entre tous. C’est là ma façon de voir et mon espoir. Je crois que je vais entrer dans une nouvelle vie qui me procurera réellement la joie et le bonheur. Nous travaillerons tous ensemble à réparer ce grand malheur qu’est la guerre.

C’est dans cet espoir que je vous embrasse bien fort. L. François