ABSTRACT

(MI)LIEUX CRITIQUES : HYBRIDITÉ ET HÉTÉROTOPIE DANS LA CURÉE ET AU BONHEUR DES DAMES

by Jacob Stuart Raterman

This thesis, composed in French, explores the use of bourgeois urban space in two novels of Émile Zola’s Les Rougon-Macquart. Specifically, by situating these works in the context of Zola’s moralistic naturalism, this paper examines the ways that the author uses literary techniques to effect an imbrication of the spatial and the social, and analyses how these instances of hybridity take on critical weight. While the main focus of this study is on the attention given to descriptions of space and to characters’ interactions with it, Zola’s use of rhetorical strategies, including but not limited to metaphor and metonymy, also undergoes close inspection. In addition to current scholarship on Zola, the theoretical framework developed in this thesis comprises seminal works on the philosophy of space, most notably Michel Foucault’s concept of heterotopia. Having elucidated the the methods by which Zola simultaneously depicts and critiques the socio-spatial evolutions of the Second Empire, the conclusion illustrates the contemporaneity of his assessments of urban space. (MI)LIEUX CRITIQUES :

HYBRIDITÉ ET HÉTÉROTOPIE DANS LA CURÉE ET AU BONHEUR DES DAMES

A Thesis

Submitted to the

Faculty of Miami University

in partial fulfillment of

the requirements of the degree of

Master of Arts

Department of French and Italian

by

Jacob Stuart Raterman

Miami University

Oxford, Ohio

2015

Advisor ______Dr. Jonathan Strauss

Reader ______Dr. Elisabeth Hodges

Reader ______Dr. Anna Kłosowska © Jacob Stuart Raterman 2015 Table of Contents

Introduction 1 Zola et la rhétorique socio-spatiale du roman naturaliste

Partie I 10 Transformation urbaine et dégénérescence sociale dans La Curée

Partie II 29 Nouveaux espaces commerciaux et refonte identitaire dans Au Bonheur des Dames

Conclusion 49 Émile Zola, avant-coureur de la surmodernité

Bibliography 54

iii Acknowledgements

I would like to extend my heartfelt thanks to the faculty of the Department of French and Italian for its support, guidance, and inspiration over the course of my time at Miami University. I’m particularly grateful for the generous feedback I’ve received from my advisor and readers (Drs. Strauss, Hodges, and Kłosowska), without whose encouragement this thesis would never have reached completion. It has been an honor and a privilege to work with such a gifted and magnanimous group of scholars and mentors. I also owe many thanks to my family, friends, and loved ones for their ongoing support in my academic endeavors and for their patience when I’ve been less than accessible, having allowed myself to be devoured by the fathomless stacks of the library or by long nighttime hours at the office. Little do they realize the extent to which my motivation is drawn from their kindness and caring.

iv Introduction Zola et la rhétorique socio-spatiale du roman naturaliste

Le roman critique Juste avant l’ouverture du XIXe siècle, la connut la Révolution et la Terreur qui s’ensuivit. L’espace urbain joua alors un rôle fondamental dans la formation d’un nouveau régime politique : certains espaces parisiens — ses rues étroites et facilement barricadées, ainsi que la Place de la Révolution, entre autres — devinrent les sites privilégiés non seulement d’une révolte physique, mais s’investirent également d’une puissance symbolique, incarnant la mort de l’Ancien Régime et la naissance d’un peuple solidarisé sous le drapeau impérial. Ces grands bouleversements politiques donnèrent suite aussi aux changements sociaux considérables. Le XIXe siècle, sans doute un des plus mouvementés dans l’histoire de France, témoigna de l’avènement et de l’ascension d’une nouvelle classe sociale — la bourgeoisie — dont l’existence provoqua concomitamment la création de nouveaux espaces urbains, commerciaux, et domestiques. Émile Zola (1840-1902), un de ses plus grands écrivains, consacra toute sa vie à la représentation de ce siècle à travers la littérature naturaliste, un mouvement dont il serait considéré plus tard comme le chef de file. Son chef-d’œuvre, Les Rougon-Macquart, est un cycle de vingt romans au fil desquels Zola trace l’évolution d’une famille tout au long du Second Empire, lors du règne de Louis-Napoléon Bonaparte. Un esprit de progrès, sans doute un des majeurs catalyseurs de la Révolution industrielle, se répandait alors dans tous les domaines : l’agriculture, le transport, la métallurgie, le textile, et la médecine faisaient tous de grands pas en avant en cet âge de curiosité scientifique. En tant que journaliste et romancier engagé, Zola avait son doigt sur le pouls de ces courants, et se passionnait lui aussi des discours scientifiques novateurs de ses contemporains. Dans son essai « Le Roman expérimental », il vise une union de la méthode expérimentale et de la genèse littéraire, une fusion qui implique un parallélisme entre la médecine expérimentale (auparavant purement empirique) et la littérature engagée (autrefois plutôt historiographique) : « Nous assistons là aux balbutiements d’une science se dégageant peu à peu de l’empirisme pour se fixer dans la vérité, grâce à la méthode expérimentale. […] Je vais

1 tâcher de prouver à mon tour que, si la méthode expérimentale conduit à la connaissance de la vie physique, elle doit conduire aussi à la connaissance de la vie passionnelle et intellectuelle ».1 En essayant de combler la distance entre le roman et le traité scientifique, Zola montre comment les deux pourraient suivre une démarche analytique identique, axée sur le déterminisme phénoménal. Qu’une telle approche soit épistémologiquement solide est douteux : contrairement au point du vue de Zola, nous ne pouvons voir dans le romancier aucune objectivité véritable par rapport à sa création, auquel il a toujours un parti pris et ne peut donc pas attester à la même distance phénoménale que l’expérimentateur. Ceci dit, ce qui nous importe n’est pas l’efficacité de la méthode zolienne, mais plutôt le rôle que joue l’observation dans sa vision du naturalisme. Il constate que toute expérience contient forcément un aspect observatoire : En somme, on peut dire que l’observation “montre” et que l’expérience “instruit”. Eh bien! en revenant au roman nous voyons également que le romancier est fait d’un observateur et d’un expérimentateur. L’observateur chez lui donne les faits tels qu’il les a observés, pose le point de départ, établit le terrain solide sur lequel vont marcher les personnages et se développer les phénomènes. Puis, l’expérimentateur paraît et institue l’expérience, je veux dire fait mouvoir les personnages dans une histoire particulière, pour y montrer que la succession des faits y sera telle que l’exige le déterminisme des phénomènes mis à l’étude… Le romancier part à la recherche d’une vérité.2

Quelle est donc la vérité que cherche Zola dans sa « fresque d’une famille sous le Second Empire » ? Il met en évidence les paramètres de cette expérience au tout début de sa série, avant même d’entamer le récit. Dans la préface de La Fortune des Rougon, le premier tome du cycle, il écrit : Je tâcherai de trouver et de suivre, en résolvant la double question des tempéraments et des milieux, le fil qui conduit mathématiquement d’un homme à un autre homme. […] Les Rougon-Macquart, le groupe, la famille que je me propose d’étudier, a pour caractéristique le débordement des appétits, le large soulèvement de notre âge, qui se rue aux jouissances. Physiologiquement, ils sont la lente succession des accidents nerveux et sanguins qui se déclarent dans une race, à la suite d’une première lésion organique, et qui déterminent, selon les milieux… toutes les manifestations humaines… dont les produits prennent les noms convenus de vertus et de vices. Historiquement, ils partent du peuple,

1 Émile Zola, “Le Roman expérimental,” http://fr.wikisource.org/wiki/Le_Roman_expérimental. 2 Ibid.

2 ils s’irradient dans toute la société contemporaine… par cette impulsion essentiellement moderne…3

Malgré ses prétentions médicales, il est clair que le roman expérimental de Zola ne vise pas la diagnostique. Au contraire, il inscrit dès la préface son épopée moderniste dans un telos de dégénérescence sociale. Zola dit nettement que l’époque dont il écrit se caractérisera par l’excès et que la famille à son centre souffrira d’une tare héréditaire qui ne fera que s’empirer et se propager au fur et à mesure des vingt livres. Ayant semé les graines du mal dès le commencement, il ne reste qu’à voir éclore leurs fleurs. Toutefois, si le but de Zola ne consiste pas en le déchiffrement du destin de son siècle ou de ses personnages, quel est le dessein derrière l’entreprise d’un si gigantesque programme ? Simplement dit, c’est l’exposition des maux et des maladies qui importe. La vérité dont il est à la recherche est la progression de l’immoralité qui contaminait la société française à travers l’interaction entre des tempéraments voués à l’implosion et des milieux qui sont à la fois leurs produits et leurs sources. Et comme cette exposition se diffusait par le biais de la littérature populaire, nous devons trouver chez Zola un impératif critique. Il exprime clairement cet espoir plutôt grandiose : « Je ne saurais entendre notre littérature naturaliste d’une autre façon. Je n’ai parlé que du roman expérimental, mais je suis fermement convaincu que la méthode, après avoir triomphé dans l’histoire et dans la critique, triomphera partout, au théâtre et même en poésie ».4 N’oublions pas que La Fortune des Rougon n’apparaîtra qu’une année après la chute de Napoléon III, dont la France ressentait encore l’impact. Ceci était le moment propice dont profita Zola afin de dénoncer ce qu’il considérait comme le fléau moral rongeant le fondement éthique de la société française. Brian Nelson et Sandy Petrey le font remarquer aussi, quand ils écrivent que « Zola’s naturalism was not as naive and uncritical as is sometimes assumed »,5 et que « throughout Les Rougon-Macquart, representation of society is inseparable from indictment of it ».6 Zola lui-même, en expliquant que le romancier doit être à la fois un grand penseur de

3 Émile Zola, La Fortune des Rougon, ed. Armand Lanoux, vol 1. des Rougon-Macquart, Histoire naturelle et sociale d'une famille sous le Second Empire (: Gallimard, 1960), 3. 4 Zola, “Le Roman expérimental.” 5 Brian Nelson, “Zola and the nineteenth century” in The Cambridge Companion to Zola, ed. Brian Nelson (Cambridge: Cambridge University Press, 2007), 4. 6 Sandy Petrey, “Zola and the representation of society” in The Cambridge Companion to Zola, ed. Brian Nelson (Cambridge: Cambridge University Press, 2007), 41.

3 l’homme, mais aussi un créateur-artiste (ce qui le distingue du philosophe et de l’historien), se qualifie de « moraliste expérimentateur ».7

Le rôle du milieu dans le naturalisme zolien Par quels moyens cette littérature moralisatrice s’effectue-t-elle ? Les « soulèvements » et les « jouissances » dont parle Zola, où dans son œuvre se manifestent-ils ? Il nous l’avoue à plusieurs reprises dans son essai : le milieu. L’homme n’est pas seul, il vit dans une société, dans un milieu social, et dès lors pour nous, romanciers, ce milieu social modifie sans cesse les phénomènes. […] Et c’est là ce qui constitue le roman expérimental : posséder le mécanisme des phénomènes chez l’homme, montrer les rouages des manifestations intellectuelles et sensuelles telles que la physiologie nous les expliquera, sous les influences de l’hérédité et des circonstances ambiantes, puis montrer l’homme vivant dans le milieu social qu’il a produit lui-même, qu’il modifie tous les jours, et au sein duquel il éprouve à son tour une transformation continue.8

C’est précisément à ces « circonstances ambiantes » que je m’intéresse. Tandis que Zola brigue une analyse romanesque de la manière dont l’homme du Second Empire et son milieu social s’entre-influencent, je tiens plutôt à examiner comment les espaces — surtout les espaces urbains bourgeois, les sites principalement touchés par les bouleversements de l’époque — représentés dans Les Rougon-Macquart et les structures sociales dépeintes là-dedans se façonnent et se modifient réciproquement. Il faut d’abord tenir en compte à quel point les concepts « milieu » et « espace » sont inséparablement enchevêtrés : parmi les définitions que fournit le Petit Larousse dans son entrée pour « milieu », on trouve : « Espace matériel dans lequel un corps est placé. […] Entourage social, groupe de personnes parmi lesquelles qqn vit habituellement ; la société dont il est issu ».9 De même, un jet d’œil sur l’entrée pour « espace » donne : « Étendue indéfinie qui contient et entoure tous les objets. […] Surface, milieu affectés à une activité, un usage particulier ».10

7 Zola, “Le Roman expérimental.” 8 Ibid. 9 Le Petit Larousse, ed. 1992, s.v. “milieu.” 10 Ibid., s.v. “espace.”

4 Effectivement, il faut entendre le terme « milieu » dans les deux sens : un espace physique doué de propriétés matérielles, mais également un ensemble d’individus socialement unis. La prise en compte de la nature connectée des relations sociales et des espaces vitaux nous permet de constater aussi le degré auquel une modification dans l’un des deux domaines entraîne nécessairement un changement dans l’autre. Dans son traité fondateur sur les effets du capitalisme sur notre relation à l’espace, Henri Lefebvre nous rappelle succinctement que « (social) space is a (social) product ».11 Zola le sait bien. En tant qu’écrivain naturaliste, il était d’abord un observateur diligent qui, à partir des notes minutieuses qu’il avait prises pendant trois ans sur le monde qui l’entourait, construisit tout un Paris fictif et le peupla de divers personnages. Henri Mitterand, le spécialiste prééminent dans les études zoliennes, affirme que « les romanciers… ont deux objectifs essentiels: représenter les conduites humaines, hic et nunc, telles qu’elles sont affectées par leur environnement, et en interpréter le sens… ».12 Je postulerais que les espaces représentationnels créés par Zola ne servent pas de simples fonds de toile sur lesquels ces personnages agissent et interagissent ; au contraire, ces espaces forment un élément intégral de la rhétorique des Rougon-Macquart. Petrey soutient que « Zola’s fiction makes the social milieu an active force instead of an inert setting, an explanatory background note that interacts with everyone and everything in the foreground »,13 alors qu’Anna Kaczmarek considère l’espace comme ayant la même autonomie que tout autre personnage de la série : « Grâce à son obsession du moindre détail qui le menait à préparer des centaines — voire des milliers — de pages de documentation pour chacun des vingt romans du cycle des Rougon-Macquart, l’espace et les lieux deviennent non seulement le cadre de l’action romanesque, mais également un des protagonistes ».14 Comme il raconte une histoire dont l’enjeu principal est l’évolution de toute une société, il est logique que Zola s’efforce aussi de représenter les transformations spatiales correspondantes. En effet, il semble dériver de son projet initial d’élucider le processus par

11 Henri Lefebvre, The Production of Space. Trans. Nicholson-Smith Donald (Oxford, UK: Blackwell, 1991), 26. 12 Henri Mitterand, Zola, tel qu’en lui-même (Paris: Presses Universitaires de France, 2009), 61. 13 Petrey, “Zola and the representation of society,” 39. 14 Anna Kaczmarek, “Le huis clos zolien. La conception et la signification de l’espace dans le cycle des Rougon- Macquart d’Émile Zola,” Études romanes de BRNO, 32, no. 1 (2011), 28.

5 lequel une famille succombe à un défaut physiologique aggravé par la dégradation morale qui les entoure. On voit chez Zola une valorisation de l’analyse socio-spatiale, au lieu d’un examen purement pathologique des membres de la famille titulaire. Philip Walker associe les soulèvements sociaux (comme ceux mentionnés par Zola dans sa préface) aux transformations environnementales et spatiales que subissait cette culture en fluctuation : « [Zola] went out of his way to specify that the fortunes of his central family were to be determined not only by its members’ inherited traits, but also by their environment, and that what characterized their environment was above all the momentous changes and upheavals going on within it ».15 Certes, la plupart de ces changements étaient provoqués par et au service de la bourgeoisie naissante, une réalité dont les devanciers de Zola, ainsi que ses contemporains, étaient bien conscients. Dans cette veine, Auguste Dezalay soutient que : sa vision et son utilisation romanesque de l’espace urbain le font de toute façon prendre place dans l’évolution d’une littérature qui va progressivement privilégier, pour des raisons historiques, la description de l’ascension de la bourgeoisie dans la cité, et la prise en compte de la dimension sociale des problèmes posés par l’extension et la complexification des structures et des pouvoirs de la grande ville. […] Le roman moderne du XIXe siècle va être véritablement fondé quand il sera devenu un roman des transformations de la ville, et des divagations incertaines des personnages errants dans un espace inquiétant et changeant…16

Nous pouvons donc conclure que le milieu comme point de rencontre du social et du spatial occupe une place capitale dans les écrits de Zola, et que son choix délibéré d’y en traiter correspond à une pulsion scientifique d’améliorer la société en employant la méthode expérimentale. Il nous incombe néanmoins de souligner le fait que cette valorisation ne se limite point au niveau narratif ; elle s’insinue dans la technique descriptive même. Bien que la thématique de la métamorphose socio-spatiale apparaisse distinctement dans le contenu du roman zolien, elle se fait voir aussi dans son appareil formel. Comme le dit Patrick M. Bray : « The author’s detailed and objective study of a given milieu supported by the laws of heredity and psychology produce a novel and explain its scientific necessity. […] When social

15 Philip D. Walker, “Zola: Poet of an Age of World Destruction and Renewal” in Critical Essays on Émile Zola, ed. David Baguley (Boston: G.K. Hall & Co., 1986), 173. 16 Auguste Dezalay, “Zola et la poétique de l’espace urbain” in Lire/Dé-lire Zola (Paris: Nouveau Monde, 2004), 189-191.

6 history and heredity become a new narratology, the novel’s very structure resembles the society it depicts… ».17 Sans l’éclaircir vraiment, Kaczmarek fait allusion à ce phénomène quand elle note la tendance de Zola de métaphoriser l’espace : « Les lieux sont fréquemment personnifiés… ils possèdent les traits des animaux… ou des végétaux… Il se caractérisent par un dynamisme particulier, ils ont leur propre rythme, ils reflètent les mouvements et les obsessions des personnages… ».18 Ceci n’est qu’une esquisse très faible d’une technique qu’emploie Zola tout au long des Rougon-Macquart. Cette émulation représentationnelle de la transformation sociale, sous quelles formes précises se présente-t-elle? Quelle est sa fonction moralisatrice exacte, et quels effets opère-t-elle sur les autres composants du récit, tels que les personnages et l’intrigue? Comment la différence et le pouvoir s’articulent-ils en fonction des différents espaces romanesques? En gros, quelle vision de la société française Zola prône-t-il face aux rêves luxueux de la bourgeoisie ? Voilà la problématique dont la resolution sera le but ultime de ce mémoire : une étude tout à fait objectale des espaces zoliens qui les met en relief et les considère comme méritant la même attention analytique que le développement des personnages qui s’y situent, ou le déroulement de l’histoire qui y a lieu. Nous avons vu que bien des autres chercheurs se sont intéressés à la spatialité chez Zola, tel que Bray qui démontre comment, sous l’effet de la temporalité narrative, la subjectivité a priori du roman bifurque et engendre un nouveau soi (« a novel self ») situé dans ses espaces imaginaires.19 Chantal Bertrand-Jennings, dans son Espaces romanesques : Zola, vise une analyse plus large (et donc beaucoup plus superficielle) des espaces oppositionnels des Rougon-Macquart, les voyant comme des pulsions alternantes qui agencent le développement du récit.20 Rachwalska von Rejchwald, de sa part, note que les romans de Zola accorde à leurs héroïnes une mobilité inédite qui permet des interactions transgressives entre l’espace social et le corps féminin,21 tandis que Kaczmarek énumère

17 Patrick M. Bray, The Novel Map: Space and Subjectivity in Nineteenth-Century French Fiction (Evanston: Northwestern University Press, 2013), 151, 153. 18 Kaczmarek, “Le huis clos zolien,” 31-32. 19 Bray, The Novel Map. 20 Chantal Bertrand-Jennings, Espaces romanesques : Zola (Sherbrook, Québec: Éditions Naaman: 1987). 21 Jolanta Rachwalska von Rejchwald, “Femme, pouvoir, espace dans Au bonheur des dames et Une page d’amour d’Émile Zola,” Tangence 94 (automne 2010).

7 quelques composants fondamentaux de l’espace zolien qui servent à le doter d’une certain autonomie narrative.22 Olivier Lumbroso prend une autre piste, convoquant des notes préparatoires de Zola tout un imaginaire géométrique dont la formalisation sous-tend la spatialité romanesques du cycle.23 En dépit de la perspicacité de toutes ces observations, ces spécialistes négligent plusieurs aspects de l’espace urbain chez Zola. D’abord, ils ne clarifient pas complètement le lien entre les espaces spécifiques et individuels — espaces résidentiels et commerciaux, surtout — et l’espace de la ville en entier. Il nous faut un éclaircissement des rapports entre le microcosmique et le macrocosmique. En plus, ils ne montrent pas, au moins de façon détaillée, comment le spatial infléchit le social et inversement chez Zola, alors que cette analyse tiendra en compte la manière dont l’ordre social s’inscrit matériellement et symboliquement dans les nouveaux espaces urbains des Rougon-Macquart. Enfin, on ne trouve pas parmi ces études précédentes d’exposition bien développée des techniques narratives par lesquelles Zola entrelace ses personnages et leurs environs, un sujet qui fera partie intégrante de cette étude, dans laquelle je postulerai qu’il le fait stratégiquement.

Plan des parties Afin de répondre à ces interrogations, je puiserai dans deux romans spécifiques de cet immense cycle, choisis parce qu’ils s’apprêtent particulièrement bien à une étude socio-spatiale de Zola, et parce qu’ils se déroulent à Paris, l’épicentre national du foisonnement culturel, industriel, et économique du XIXe siècle. Le premier, La Curée, nous laissera analyser la façon dont Zola traite des espaces urbains et domestiques en transformation pendant le Second Empire, qui connut et l’haussmannisation de Paris et l’accession de la Bourgeoisie. À travers le second, Au Bonheur des Dames, nous examinerons la naissance de nouveaux espaces commerciaux et l’evolution des rapports sexués qui l’accompagne. Enfin, nous verrons dans la conclusion que le traitement zolien de l’espace urbain préfigure l’apparition de certains types d’espaces tout à fait contemporains. Pour mieux structurer mon argumentation, je m’appuierai sur un cadre théorique

22 Kaczmarek, “Le huis clos zolien.” 23 Olivier Lumbroso, Zola, la plume et le compas : La construction de l’espace dans Les Rougon-Macquart d’Émile Zola (Paris: Honoré Champion, 2004).

8 composé de textes plus contemporains sur l’ontologie et la phénoménologie spatiales, ainsi que d’autres analyses spécialisées des œuvres de Zola.

9 Partie I Transformation urbaine et dégénérescence sociale dans La Curée

La promenade au Le deuxième volume des Rougon-Macquart s’ouvre sur un saut en avance : au lieu de nous mettre au courant sur la suite du premier volume, Zola décrit une scène idyllique dans laquelle deux des personnages principaux font un tour en calèche au Bois de Boulogne. Afin de bien comprendre l’importance de ce chapitre, il faut que le lecteur continue au suivant pour se renseigner sur les origines de l’histoire. L’action se déroule à Paris, plusieurs années après les évènements de La Fortune de Rougon. Eugène Rougon, ancien journaliste républicain de province, s’étant creusé une niche dans le cercle intime de l’empereur Napoléon III, refuse initialement d’aider son frère Aristide quand celui-ci arrive en ville. Cependant, après l’avoir forcé de changer de nom, Eugène octroie à son frère un poste dans la mairie, où il flaire vite l’utilité économique de certains plans pour l’haussmannisation de Paris. Sa femme meurt, et il se remarie à Renée Béraud du Châtel, une jeune femme issue d’une vieille famille aisée. Se servant de sa connaissance des travaux futurs, Aristide se lance dans la spéculation mobilière et amasse en peu de temps une immense fortune qui lui permet de déménager en un hôtel luxueux avec Renée et son fils Maxime, ainsi que de côtoyer les membres de la haute société parisienne. Quand Aristide découvre la liaison incestueuse entre ces derniers, c’est Renée qui est perdante : à la fin du roman, elle se trouve dépossédée de sa fortune et meurt, folle d’une méningite. Il est clair que le vice et la corruption que Zola prend sur lui de dévoiler occupent une place centrale dans cette histoire, mais comment les met-il en lumière ? Comment trace-t-il le lien entre l’individu et le milieu, et par quels moyens montre-t-il la contagion des maux sociaux ? Il le fait à travers ses espaces romanesques. Mon raisonnement suivra donc dans cette première partie une démarche organisée selon les espaces principaux de La Curée, dont chacun subira une lecture approfondie par laquelle je mettrai en évidence les techniques qu’emploie Zola afin d’affirmer l’influence réciproque du milieu sur l’individu. Par ailleurs, nous découvrons à nouveau que la spatialisation de l’immoralité à travers l’esthétique naturaliste fonctionne de

10 manière critique ou corrective chez Zola, qui se considérait comme un « moraliste expérimentateur ».24 Henri Mitterand fait remarquer que « Zola est doublement un grand romancier de l’espace » dans la mesure où il gère avec une attention minutieuse et infatigable l’agencement textuel de ses œuvres — c’est-à-dire, la composition matérielle de ses romans : leur repartition et rhythmique internes — en même temps qu’il manifeste une maîtrise de savant quant à la représentation des espaces dépeints dans ces livres.25 En effet, dès le début de La Curée, ces deux qualités se laissent entrevoir : le livre s’ouvre sur une balade en calèche au Bois de Boulogne au cours de laquelle ses passagers, Maxime et sa belle-mère Renée, badinent et survolent des yeux le paysage qui les entourent. Brian Nelson souligne le rôle que joue la facticité dans cette scène, et l’attribue à une critique du caractère artificiel de la bourgeoisie du Second Empire, de sa prétention et sa superficialité : « Artificiality is suggested by the opening description of the Bois de Boulogne (an artificial lake), which is seen as a kind of theatrical décor… Destruction of the authentic and natural corresponds to the theme of degeneration ».26 Cette théâtralité se voit facilement dans les premiers passages de La Curée : « Ce coin de nature, ce décor qui semblait fraîchement peint, baignait dans une ombre légère, dans une vapeur bleuâtre qui achevait de donner aux lointains un charme exquis, un air d’adorable fausseté ».27 Renée projette donc « le vide de son être », associé à la vacuité morale de la bourgeoisie, sur l’espace environnant. Mais Nelson néglige d’indiquer qu’il s’agit aussi d’une opération inverse : selon la description de Zola, le Bois semble imprégner Renée, elle aussi, d’une certaine étrangeté indéfinissable mais sans doute insalubre : Elle était mollement envahie par l’ombre du crépuscule ; tout ce que cette ombre contenait d’indécise tristesse, de discrète volupté, d’espoir inavoué, la pénétrait, la baignait dans une sorte d’air alangui et morbide… Mille petits souffles lui passaient sur la chair : songeries inachevées, voluptés innommées, souhaits confus, tout ce qu’un

24 Voir p. 4 de ce mémoire. 25 Henri Mitterand, Zola, L'histoire et la fiction (Paris: Presses Universitaires De France, 1990), 199. 26 Brian Nelson, Zola and the Bourgeoisie: A Study of Themes and Techniques in Les Rougon-Macquart (Totowa, NJ: Barnes & Noble, 1983), 69. 27 Émile Zola, La Curée, ed. Armand Lanoux, vol 1. des Rougon-Macquart, Histoire naturelle et sociale d'une famille sous le Second Empire (Paris: Gallimard, 1960), 322.

11 retour du Bois… peut mettre d’exquis et de monstrueux dans le cœur lassé d’une femme.28

Il se dégage donc une perméabilité métaphorique entre le psychisme de Renée et ses alentours qui permet un échange ou un transfert réciproque des attributs de l’un à l’autre, et qu’on peut donc considérer aussi comme une opération métonymique. Cette perméabilité ou porosité n’est qu’une premiere manifestation de ce que sera l’objet de notre étude de Zola et que j’appellerai son hybridisme romanesque, qui s’articule le plus souvent comme une sorte de métonymie métaphorique, mais qui englobe d’autres techniques aussi. C’est précisément par le biais de cet hybridisme que Zola effectue sa critique de la décadence et de la corruption qui se répandirent dans la capitale sous le règne de Louis-Napoléon Bonaparte. Zola l’emploie stratégiquement dans sa fresque, comme technique rhétorique par laquelle il décrie la dégénérescence de la société française en faisant un rapport entre la transformation des espaces urbains et la détérioration morale. Nous verrons que la transformation et la détérioration, dont l’une s’accompagne toujours de l’autre, se présentent sous multiples formes — tout ce qui est hétérogène, hétéroclite, mélangé, mixte, inverti, perverti, paradoxale, et contradictoire — et à différents niveaux — non seulement au niveau du récit mais aussi à travers l’esthétique zolienne. Zola n’était pas le seul à s’intéresser à de tels liens, comme nous l’a rappelé Dezalay.29 Quelle donc est l’importance de la scène au Bois de Boulogne ? En surimposant l’affectivité de Renée sur le paysage, qui ensuite se recule en elle, Zola nous expose un moment de prise en conscience de soi et esquisse une première ébauche de sa chute ultime. Car, juste après avoir évoqué ces « voluptés innommées » et « souhaits confus », nous découvrons leur cause : son beau-fils Maxime, l’objet de son « désir inavouable »30 qui s’avoue néanmoins au lecteur et à Renée à travers l’espace naturel devenu maladif (« une sorte d’air alangui et morbide ») et trompeur. Pourtant, cette maladie et cette tromperie ne sont que des reflets de celles de la protagoniste, Renée.

28 Ibid., 328-329. 29 Voir p. 6 de ce mémoire. 30 Zola, La Curée, 21.

12 Ce parc est aussi le site d’un autre genre d’amour féminin interdit qui se présente comme le symptôme d’une dégradation psycho-somatique, c’est-à-dire l’homosexualité ou l’inversion, dont l’étymologie suggère une disjonction et une hybridité intrinsèques : « [Renée] salua deux jeunes femmes couchées côte à côte, avec une langueur amoureuse… ».31 Voici Mme la Marquise d’Espanet et Mme Haffner, deux personnages récurrents dont l’amour scandaleux est insinué plusieurs fois dans le texte. Effectivement, Zola, en tant qu’écrivain naturaliste, s’intéressait à l’homosexualité, mais uniquement comme un mal social provenant de la corruption morale (nous reparlerons de ce sujet plus bas). Enfin, il nous incombe de noter dans cette scène une dernière instantiation de l’hybridisme romanesque de Zola, celle-ci au niveau esthétique : le passage est éparpillé d’incompatibilités sémantiques, d’oxymores proprement dits, telles qu’ « adorable fausseté », « écœurement de luxe », « d’exquis et de monstrueux » qui choquent par leur réunion du péjoratif et du mélioratif. Tandis que les termes « adorable », « luxe », et « exquis » ont tous des connotations plutôt positives, Zola les allie aux termes ayant une connotation tout à fait négative : « fausseté », « écœurement », et « monstrueux ». Ces associations improbables et contradictoires sur le plan lexical font écho de celles sur le plan narratif, entre Maxime et Renée, ainsi qu’entre la Marquise d’Espanet et Mme Haffner. Le Bois de Boulogne, et plus spécifiquement les calèches qui y déambulent, regroupent ainsi les qualités qui caractérisent l’espace urbain en cet âge de vice et d’embourgeoisement, qualités auxquelles Zole tire notre attention en les enracinant dans le langage même de son œuvre sous la forme d’oxymores. Comme le constate Berta dans son analyse de l’androgynie dans les Rougon-Macquart, « c’est l’époque qui permet toutes les contradictions ».32

L’importance du titre Avant d’entamer une étude d’autres espaces de La Curée, le titre lui-même mérite notre attention critique, car il offre un premier indice du rapport société–space lors du Second Empire, et nous expose l’intérêt que Zola y porte. Son sens reste inexpliqué jusqu’au deuxième chapitre, quand

31 Zola, La Curée, 322. 32 Michel Berta, De l'androgynie dans les Rougon-Macquart et deux autres études sur Zola (New York: P. Lang, 1985), 28.

13 Aristide Saccard, mari de Renée et père de Maxime, contemple la ville depuis une fenêtre du bureau de son frère Eugène Rougon, homme politique et confiant de l’Empereur. Nous témoignons ici du début de sa mascarade, le moment où il adopte un nouveau nom de famille, non seulement pour se dissocier de son frère, mais plus essentiellement, pour créer une appellation qui lui conférera un air mondain et riche : « J’y suis, j’ai trouvé, cria-t-il… Saccard, Aristide Saccard !… avec deux c… Hein ! Il y a de l’argent dans ce nom-là ; on dirait que l’on compte des pièces de cent sous ».33 Bien qu’il ne soit pas encore le grand spéculateur renommé pour son esprit d’affaires et surtout pour sa vaste fortune, il commence déjà à la flairer dans la promesse d’une ville en état de métamorphose : Lorsqu’il se mettait à la fenêtre, et qu’il sentait sous lui le labeur géant de Paris, il lui prenait des envies folles de se jeter d’un bond dans la fournaise, pour y pétrir l’or de ses mains fiévreuses, comme une cire molle. Il aspirait ces souffles encore vagues qui montaient de la grande cité, ces souffles de l’Empire naissant, où traînaient déjà des odeurs d’alcôves et de tripots financiers, des chaleurs de jouissances. Les fumets légers qui lui arrivaient lui disaient qu’il était sur la bonne piste, que le gibier courait devant lui, que la grande chasse impériale, la chasse aux aventures, aux femmes, aux millions, commençait enfin. Ses narines battaient, son instinct de bête affamée saisissait merveilleusement au passage les moindres indices de la curée chaude dont la ville allait être le théâtre.34

Aristide voit Paris comme un énorme chantier, voire comme une matière crue à façonner à sa guise. Ce champ lexical alchimique reparaîtra quelques pages plus tard, lorsqu’il flâne dans les rues de la ville : « Il vint un moment où le rayon qui glissait entre deux nuages, fut si resplendissant, que les maisons semblèrent flamber et se fondre comme un lingot d’or dans un creuset ».35 Il projette son avarice sur la ville, voit dans ses projets les moyens de la transfigurer en or, mais pour ce faire, il sera nécessaire de la faire fondre avant de la façonner à sa guise. Pour lui, Paris est un ouvrage à achever, une ville en état intermédiaire, entre l’ancienne noblesse et la nouvelle bourgeoisie, et qui chevauche le seuil de la modernité. Il ne faudra qu’y appliquer sa

33 Zola, La Curée, 364. 34 Ibid., 362. 35 Ibid., 388.

14 fourberie commerciale et ses charmes de gentilhomme afin dresser la nouvelle ville impériale, ce que Walter Benjamin appellera la « capitale du XIXe siècle ».36 Ses intentions sont pourtant plutôt ignobles, ce que signale sa dé-anthropomorphisation, encore un exemple d’hybridité qui le rend et humain raisonneur et bête sauvage, et en même temps, l’empêche d’être véritablement soit l’un soit l’autre. Alors que la ville évolue et transcende son passé, lui descend dans une bestialité primitive, et l’espace de la ville devient le site privilégié de son exploitation et de son excès financiers et sexuels. Plus précisément, c’est l’haussmannisation de Paris qui lui donnera l’occasion de réaliser ses projets sinistres. Henri Lefebvre expose le phénomène par lequel s’opère le processus d’appropriation et de contrôle spatiaux : « The ruling classes seize hold of abstract space as it comes into being… and they then use that space as a tool of power, without for all that forgetting its other uses: the organization of production and of the means of production — in a word, the generation of profit ».37 Aristide anticipe cette possibilité en découvrant les plans pour les travaux du Baron Haussmann, et en profite pour acheter les propriétés vouées à la démolition qu’il revend ensuite au comité d’expropriation par un intermédiaire ; bien sûr cette activité est- elle illégale, mais Aristide parvient à ses buts par ruse et par sournoiserie. Bref, il incarne la cupidité, cette faim impitoyable pour l’argent. C’est en manipulant l’espace urbain — au moyen de l’expropriation, la démolition, et la construction — qu’il effectuera une double transformation sociale : il contribuera à l’embourgeoisement topographique et architectural de Paris en même temps qu’il s’élèvera aux échelons supérieurs de la haute société impériale. Zola tombe d’accord avec Lefebvre qui, après s’être demandé si l’espace peut être considéré comme une relation sociale, répond : « Certainly — but one which is inherent to property relationships (especially the ownership of the earth, of land) and also closely bound up with the forces of production (which impose a form on that earth or land); here we see the polyvalence of social space, its ‘reality’ at once formal and material ».38

36 Voir la conclusion de ce mémoire. 37 Lefebvre, Production of Space, 314. 38 Ibid., 85.

15 L’Hôtel Saccard Chez Zola, il existe donc un lien étroit entre le développement de l’espace urbain et l’accession de la bourgeoisie, qui inaugurait une nouvelle sorte de domesticité se dessinant le plus distinctement dans l’Hôtel Saccard, la résidence somptueuse des trois personnages principaux, et le cœur de leurs vie tumultueuses. Voici la destination de Renée et Maxime suite à leur tour en calèche, et au moment de leur rentrée, Zola décrit rigoureusement la façade et le jardin, qui se caractérisent par une fausseté inverse à celle du Bois, où il était question d’un vrai paysage qui s’érigeait en scène de théâtre. À la demeure des Saccard, c’est l’architecture qui imite la nature : dans cet « écrasement de richesses », il y a « de grandes femmes nues », « des grappes, des roses, toutes les efflorescences possibles de la pierre et du marbre ».39 Il s’agit ici de plusieurs formes d’hybridité : non seulement on constate une hétérogénéité d’ornementation qui va jusqu’à l’outrance, mais plus essentiellement une mixité de l’organique et de l’inorganique où la forme contredit le matériau. Le minéral se substitue au végétal et à la chair humaine, et même le feu se pétrifie dans « des flammes de pierre [qui] flambaient ».40 Zola montre clairement que ce genre d’ostentation est typique de l’époque parmi les nouveaux riches : « Cette grande bâtisse, neuve encore et toute blafarde, avait la face blême, l’importance riche et sotte d’une parvenue… C’était une réduction du nouveau Louvre, un des échantillons les plus caractéristiques du style Napoléon III, ce bâtard opulent de tous les styles ».41 Lefebvre confirme que « the bourgeois apartment is no doubt a parody of the aristocratic mansion »,42 et Sandy Petrey insiste même sur le fait que la nudité des statues « makes the Saccards’ home a representation of society as revealing as the Saccards’ infidelities ».43 En outre, cet assemblage hétéroclite, dans sa « décalcomanie » et dans son « inauthenticité constitutive », comme Philippe Berthier nous les signale,44 ne sont que les

39 Zola, La Curée, 331. 40 Ibid., 331. 41 Ibid., 332. 42 Lefebvre, Production of Space, 314. 43 Petrey, “Zola and the representation of society,” 44. 44 Philippe Berthier, “Hôtel Saccard : État des lieux” in La Curée de Zola ou « la vie à outrance » (Paris: Sedes, 1987), 108.

16 premiers indices de son hybridisme intérieur. Cet hôtel imposant est aussi le lieu où Maxime et Renée se rencontrent pour la première fois, et devient le site primaire de leurs débauches futures. Dans son excellent livre sur l’espace, la mode, et la société du Second Empire, Heidi Brevik- Zender souligne le rapport entre cette façade surchargée et la robe que porte Renée lors de cette première rencontre, les voyant comme des signes d’une dégradation cachée: Her gown, like the buildings constructed to display Second Empire grandeur, hides its criminality behind its stylish façade. The surplus of ornamentation on the dress underscores the excessive, and thus transgressive, sexuality of its wearer. It is a sartorial rendering of the Saccard mansion itself, where exaggerated embellishments on the outside of the building and in its opulent interior chambers materially represent the sexual transgressions that take place within it between Renée and Maxime.45

Effectivement, Zola nous fait voir dans l’Hôtel Saccard, et surtout dans l’appartement de Renée, tout un microcosme de la haute société parisienne, qui constitue son propre écosystème clos et compartimenté, accompagné de ses propres circulations et habitants : « C’était tout un monde… Chaque pièce, avec son odeur particulière, ses tentures, sa vie propre, leur donnait une tendresse différente… ».46 Pourtant, c’est un écosystème corrompu et vénéneux où pousse une floraison d’herbes maladives. C’est un espace surtout de deux types de déviance sexuelle : l’inceste et l’homosexualité. Afin de mieux éclaircir ces points, il nous faudra interroger les rapports entre le corps et l’espace, et ceux entre le psychisme et le corps, car, comme nous le rappelle Lefebvre, « as for representations of the body, they derive from accumulated scientific knowledge, disseminated with an admixture of ideology: from knowledge of anatomy, of physiology, of sickness and its cure, and of the body’s relations with nature and with its surroundings or “milieu” ».47 Autrement dit, il est certain que les représentations littéraires du corps par rapport à son environnement — et ceci s’avère spécialement pertinente dans la cas du naturalisme zolien — sont façonnées en grande partie par les discours médicaux et scientifiques de la période dont elles appartiennent, ainsi que par les idéologies qui en résultent. Nous devrons donc examiner la sexualité et l’espace

45 Heidi Brevik-Zender, Fashioning Space: Mode and Modernity in Late-Nineteenth-Century Paris (Toronto: University of Toronto Press, 2015), 214. 46 Zola, La Curée, 484. 47 Lefebvre, Production of Space, 40.

17 chez Zola à travers ces discours médico-scientifiques. Dans La Curée, le locus spatial de la déviance sexuelle est facilement identifiable : la serre chaude. C’est justement là où se situe ce topos récurrent de la nature dénaturée.

La serre chaude Même avant qu’ils n’entament leur liaison, la serre s’avère un espace malsain, rempli de « la vie mystérieuse et glauque des plantes d’eau », de « broussailles étranges… tordus comme des serpents malades », et de « feuilles lépreuses… comme des dos de crapaud monstrueux couverts de pustules ».48 Ensuite, Zola dépeint la serre comme ce que Berthier appelle « le cœur libidinal du roman »49 en précisant que ces plantes semblent susciter l’amour charnel : on y trouve « un Bananier [qui] allongeait de toutes parts ses longues feuilles horizontales, où deux amants pourraient se coucher », « un grand Hibiscus [dont] on eût dit des bouches sensuelles de femmes qui s’ouvraient », bref, « un amour immense, un besoin de volupté, [qui] flottait dans cette nef close ».50 Éloignée des espaces domestiques ordinaires, cette espace se révèle doublement hybride : toute notion d’intérieur ou d’extérieur s’écroule devant ses vitrines qui le délimitent mais qui laissent tout voir, et sa végétation se compose d’une biodiversité totalement synthétique (encore un autre cas d’abus bourgeois) qui renforce le rapport symbolique entre la floraison artificielle et les actes sexuels anormaux : « la concentration des plantes y atteint une énergie suffocante, comme si dans cet enclos on s’était attaché à composer jusqu’à saturation une collection non seulement de l’étrangeté, mais surtout de l’intensité de l’imaginaire végétale ».51 Cette anormalité se fait voir également dans ces épithètes qui, prises ensemble, forment tout un champ lexical d’aberrance et de grotesquerie (« glauque », « tordues », « malades », « lépreuses », « monstrueux »). L’avis de Zola est clair : le foisonnement monstrueux de cet écosystème artificiel, tout comme les actes incestueux qui s’y produisent, sont des symptômes de l’excès bourgeois et indique des maux sociaux sous-jacents.

48 Zola, La Curée, 355. 49 Berthier, “Hôtel Saccard,” 113. 50 Zola, La Curée, 354-357. 51 Berthier, “Hôtel Saccard,” 113.

18 On pourrait dire que la serre constitue ce que Michel Foucault appelle « un espace autre », ou une hétérotopie. Dans son essai du même titre, basé sur un discours adressé au Cercle d’études architecturales en 1967, mais publié beaucoup plus tard en 1984 dans le journal Architecture, Mouvement, Continuité, Foucault décrit une catégorie spécifique de l’espace qu’il appelle « hétérotopie ». Selon lui, les hétérotopies « sont des sortes de contre-emplacements, sortes d’utopies effectivement réalisées dans lesquelles… tous les autres emplacements réels que l’on peut trouver à l’intérieur de la culture sont à la fois représentés, contestés et inversés, des sortes de lieux qui sont hors de tous les lieux, bien que pourtant ils soient effectivement localisables ».52 Il désigne le miroir comme l’hétérotopie indispensable parce que s’y regarder, c’est subir « une sorte d’expérience mixte, mitoyenne ». Foucault identifie plusieurs genres d’hétérotopie, y compris celles de déviation, « dans laquelle on place les individus dont le comportement est déviant par rapport à la moyenne ou à la norme exigée ».53 Il énumère de nombreux exemples de ces espaces autres, dont le jardin (comme celui qui pousse dans la serre), qui « a le pouvoir de juxtaposer en un seul lieu réel plusieurs espaces, plusieurs emplacements qui sont en eux-mêmes incompatibles » et est « la plus petite parcelle du monde et puis c’est la totalité du monde ».54 Finalement, il nous dit que les hétérotopies « ont pour rôle de créer un espace d’illusion qui dénonce comme plus illusoire encore tout l’espace réel, tous les emplacements à l’intérieur desquels la vie humaine est cloisonnée ».55 La serre chaude de l’Hôtel Saccard est l’hétérotopie par excellence. D’abord, c’est un espace localisable (doué de propriétés géométriques et occupant une position géographique bien définissable) qui regroupe une diversité végétale qui serait impossible dans la nature, et abrite aussi les amants incestueux et leurs ébats monstrueux. C’est aussi un espace mitoyen qui manque de véritable dedans et dehors grâce à ses murs vitrés et parce qu’il n’est pas proprement classable comme un espace intérieur ou extérieur. Surtout, c’est un espace qui agit en tant que miroir : la nature morbide et mixte qui y éclôt reflète les dévergondages qui y ont lieu — spécifiquement, la

52 Michel Foucault, “Des espaces autres, hétérotopies” in Architecture, Mouvement, Continuité 5 (1984), 46-49, http://foucault.info//documents/heterotopia/foucault.heterotopia.en.html. 53 Ibid. 54 Ibid. 55 Ibid.

19 domination sexuelle de Maxime par sa belle-mère Renée — eux-mêmes fondés sur deux mélanges socialement proscrits (l’inversion sexuelle et l’inceste). Comme dans toute hétérotopie, il s’y instaure « a process of similitude which produces, in an almost magical, uncertain space, monstrous combinations that unsettle the flow of discourse ».56 Bref, cette serre hétérotopique qui confond toutes les catégories traditionnelles met en lumière l’hypocrisie de la bourgeoisie parisienne sous le régime impérial de Napoléon III, dont la vision progressiste de la transformation urbaine donnait suite à la corruption (la spéculation mobilière), et à l’outrance (les luxes démesurés de la bourgeoisie). De surcroît, comme cette classe dépendait de la procréation normative, tout acte sexuel qui en dérive aurait été considéré comme aberrant. Hannah Thompson touche au nœud de cet enjeu compliqué : Maxime et Renée are doubly perverse for Zola. Not only do they engage in sexual acts that privilege pleasure over procreation, their relationship breaks the laws of gender difference on which the continuation of the family depends. As well as mothering Maxime, René dominates him as she assumes the masculine role in their sexual encounters.57

Zola se passionnait des novations scientifiques de son temps, et connaissait bien ses discours médicaux. En fait, une lettre de Zola envoyée à un certain Dr Laupts (le nom de plume du médecin-écrivain Georges Saint-Paul) sert de préface au traité médical de celui-ci, dont la deuxième édition s’intitule L’homosexualité et les types homosexuels.58 Il paraîtrait que lors d’une conversation entre ces deux érudits relative à « ce mal humain et social des perversions sexuelles », Zola confia à Saint-Paul un document anonyme qu’il avait reçu quelques années avant, et qui détaillait la vie misérable d’un « inverti sexuel », c’est-à-dire, un homosexuel.59 Cet inconnu, ayant lu La Curée et y ayant compati, prétendait vouloir se confesser à Zola, qui de sa part n’osa pas publier cette trouvaille par peur de ternir sa propre réputation : J’aurais été dûment condamné pour n’avoir vu, dans l’affaire, qu’une spéculation basse sur les plus répugnants instincts. Et quelle clameur, si je m’étais permis de dire qu’aucun sujet n’est plus sérieux ni plus triste, qu’il y a là une plaie beaucoup plus fréquente et

56 Hetherington, Badlands of Modernity, 43. 57 Hanna Thompson, “Questions of Sexuality and Gender” in The Cambridge Companion to Émile Zola, 56. 58 Georges Saint-Paul, L’homosexualité et les types homosexuels (Paris: Vigot Frères, 1910). 59 Ibid., 1-2.

20 profonde qu’on n’affecte de le croire, et que le mieux, pour guérir les plaies, est encore de les étudier, de les montrer et de les soigner.60

Elle trouverait cependant, avec la lettre de Zola, une place dans la deuxième édition du livre de Saint-Paul. Que Zola eût lu la première édition on non n’est pas précisé, mais le contenu de sa lettre laisse déduire qu’il était au courant des théories contemporaines de la sexualité déviante, qui, selon lui, « touche à la vie sociale elle-même. Un inverti est un désorganisateur de la famille, de la nation, de l’humanité ».61 En quoi consistaient ces théories ? Comme l’appellation « inverti » le suggère, l’homosexualité était comprise à cette époque comme une disjonction entre le somatique (le sexe physique, corporel) et le psychique (le libido et les rôles sexuels) : Le centre sexuel constitue le sexe de l’individu ; ce sexe est normal quand il s’accompagne des attributs physiques qui lui correspondent, inverse quand il s’accompagne des organes sexuels et, plus ou moins complètement, des caractéristiques physiques secondaires du sexe opposé… leur organes sont d’un sexe mais leur centre cérébral est d’un autre.62

Ainsi, l’inversion interne se manifeste souvent comme une pseudo-hermaphrodisme externe. Les invertis constituent doublement des êtres hybrides : non seulement leur sexe physique ne s’aligne pas à leur sexe psychique, mais leur intelligibilité corporelle est aussi mise en question à cause de l’ambiguïté de leur apparence et de leur comportement. Pour la communauté scientifique du XIXe siècle, l’homosexualité et l’hermaphrodisme, ou au moins l’androgynie (même si Saint- Paul n’emploie pas ce terme particulier) s’entraînaient l’un l’autre, existant dans une comorbidité fondamentale. Renée et Maxime manifestent la plupart de ces traits, même hors de la serre chaude. Zola décrit la « mine de garçon impertinent » de Renée à la deuxième page du livre, et on découvre plus tard qu’elle avait passé sa jeunesse dans un pensionnat, où son esprit, « vagabondant dans les amitiés charnelles de ses petites amis, elle s’était fait une éducation fantasque, apprenant le vice, y mettant la franchise de sa nature, détraquant sa jeune cervelle ».63 C’était sans doute là

60 Ibid., 2. 61 Ibid., 4. 62 Ibid., 19-20. 63 Zola, La Curée, 421.

21 que le mal se serait enraciné, et effectivement, Saint-Paul était de l’avis que : « C’est l’occasion, c’est-à-dire le milieu social, qui fait naître l’inversion, mais l’inversion étant un trouble apporté à une fonction physiologique, s’aggrave, devient naturelle et maladive, et est héréditaire comme la plupart des maladies. Elle est donc physiologique, par sa nature, mais sociale par ses causes ».64 Maxime présente lui aussi des signes de l’inversion dès leur première rencontre, avec « son regard bleu de fille hardie », son « air féminin », sa « taille mince [et] balancement de hanches de femme faite » : même si plus tard il devient un coureur de jupons, Zola nous assure que « la marque de ses abandons d’enfant, cette effémination de tout son être, cette heure où il s’était cru fille, devait rester en lui, le frapper à jamais dans sa virilité ».65 Ce qui naît comme un hermaphrodisme accentué devient une inversion totale dans la serre chaude, dans laquelle se faufilent les deux amants fourbes quand Renée « avait besoin d’une ivresse plus âcre ». Là, c’est elle qui prend le dessus, se métamorphosant en « une grande chatte aux yeux phosphorescents… [une] adorable bête amoureuse… le sphinx de marbre… [un] monstre à tête de femme ».66 Encore une fois, Zola dé-anthropomorphise Renée, la change en créature mixte, car elle se conduit en mâle : Renée était l’homme, la volonté passionnée et agissante. Maxime subissait. Cet être neutre, blond et joli, frappé dès l’enfance dans sa virilité, devenait, aux bras curieux de la jeune femme, une grande fille, avec ses membres épilées, ses maigreurs gracieuses d’éphèbe romain. Il semblait né et grandi pour une perversion de la volupté. Renée jouissait de ses dominations, elle pliait sous sa passion cette créature où le sexe hésitait toujours… Il fut l’amant assorti aux modes et aux folies de l’époque… [et] se trouva être, aux mains de Renée, une de ces débauches de décadence qui, à certaines heures, dans une nation pourrie, épuise une chair et détraque une intelligence.67

La serre dans cette scène impose son caractère hétérotopique : sa « débauche de feuilles et de tiges » reflète la débauche des amants, tandis que leurs ébats stériles s’opposent à la profusion végétale qui les entoure. C’est le même procédé de double-perméabilité que nous avons vu dans le passage au Bois de Bologne. La « chaleur suffocante » de la serre les envahit, les pousse à l’affolement libidinale, et puis se fait projeter sur l’espace environnant : « La serre aimait, brûlait

64 Saint-Paul, L’homosexualité, 202. 65 Zola, La Curée, 405-408. 66 Ibid., 485. 67 Ibid., 485-486.

22 avec eux ».68 La serre assume sa volonté propre grâce à cette symétrie hétérotopique, et réalise donc sa fonction critique : déceler l’illusion du rêve bourgeois, qui ne fait que masquer une dégénérescence sous-jacente. L’espace sert à extérioriser l’immoralité, et c’est dans cette capacité que Zola, le soi-disant moraliste-expérimentateur, réussit à faire le bilan éthique du Second Empire et à exposer à son lectorat populaire ce « débordement des appétits, le large soulèvement de [son] âge, qui se rue aux jouissances ».69 Le lien entre la serre chaude et Paris tout entier s’établit bien avant, lorsqu’Aristide débute dans la construction mobilière pendant l’haussmannisation de la ville : « Il eût proposé sans rire de mettre Paris sous une immense cloche, pour le changer en serre chaude, et y cultiver les ananas et la canne à sucre ».70 Thompson résume cette tendance ainsi : « Most of Zola’s protagonists are driven by a quest for pleasure rather than procreation — a feature that reflects what Zola saw as the decadence of Second Empire society ».71 Nous pouvons donc conclure que la critique zolienne s’agence en grande partie par une mise-à-nu des rapports entre le microcosmique et la macrocosmique, entre les espaces intimes ou spécifiques et l’espace urbain plus largement. Évidemment, il faut rendre compte que ce transfert ou porosité entre les ordres de grandeur spatiaux (entre les corps et leurs environnements immédiats, puis entre ces environnements et la zone qui les englobe) est une itération de l’hybridisme romanesque de Zola ; en effet, c’est la même modalité sur une échelle élargie.

L’appartement de Renée La serre n’est pas pour autant le seul espace où l’hybridisme romanesque soit en jeu : bien au contraire, l’appartement particulier de Renée et surtout son cabinet de toilette sont dignes d’être étudiés sous cette optique. Brevik-Zender fait observer que c’est dans cette pièce que « sumptuous décor and luxury fabrics symbolize sexual transgression and the female body ».72 Sans doute serait-il difficile de ne pas remarquer les comparaisons que fait Zola dans ce chapitre pénultième : « On aurait dit une toilette de femme, arrondie, découpée, accompagnée de poufs,

68 Ibid., 485-486. 69 Voir p. 2 de ce mémoire. 70 Ibid., 419. 71 Thompson, “Questions of Sexuality and Gender,” 55. 72 Brevik-Zender, Fashioning Spaces, 219.

23 de nœuds, de volants ; et ce large rideau qui se gonflait, pareil à une jupe, faisait rêver à quelque grande amoureuse, penchée, se pâmant, près de choir sur les oreillers ».73 Pourtant, nous devons prendre garde à ne considérer ceci que comme la première étape d’un autre mélange, cette fois du corps de Renée et de l’espace de son appartement. Il s’agira d’une consubstantialisation proprement dite, analogue à certaines autres que nous avons examinées plus haut, qui continue dans le paragraphe suivant : [La] jeune femme laissait là, sur toutes les choses, l’empreinte, la tiédeur, le parfum de son corps. Quand on écartait la double portière du boudoir, il semblait qu’on soulevât une courtepointe de soie, qu’on entrât dans quelque grande couche encore chaude et moite, où l’on retrouvait, sur les toiles fines, les formes adorables, le sommeil et les rêves d’une Parisienne de trente ans.74

Zola dépasse la comparaison et institue un rapport plus étroit, plus matériel entre Renée et les garnitures de sa chambre. Elle y laisse non seulement ses traces et ses empreintes corporelles, mais ses rêves mêmes. Effectivement, cet espace forme le siège symbolique de son être tel qu’elle le présente au monde, étant l’espace où se convergent les trois pièces dont elle a besoin pour maintenir son mode de vivre bourgeois — la chambre à coucher avec le lit comme centre libidinal, la garde-robe qui sert de stockage pour ses vêtements luxuriants, et le cabinet de toilette où elle s’apprête avant d’assister aux dîners et aux bals mondains. C’est aussi là que Renée domine ouvertement Maxime en déclarant: « C’est moi qui suis le maître… tu n’as pas plus de force qu’une fille ».75 C’est surtout à la chambre que nous nous intéresserons, parce que c’est là que ce moment d’hybridisme mènera à un reflet et à une reflexion tout à fait déstabilisants. Pierre Sansot, dans sa Poétique de la ville, démontre que la salle de bain est un espace distingué par ses paradoxes : [Elle] constitue une forme instable, labile que l’on peut toujours déchiffrer selon deux lectures. Elle est le lieu des contraires, des contrastes ; elle oscille, sans cesse, entre la mollesse et la vigueur, le flou et la netteté, la saleté et la propreté. D’une part, l’excitation de la mosaïque, des surfaces rigides, plis, une géométrie un peu austère, une pièce aux angles marqués, des couleurs franches. D’autre part, la buée qui envahit peu à peu la pièce et qui estompe les formes, les serviettes épaisses, le tapis de sol. Cette

73 Zola, La Curée, 477. 74 Ibid., 478. 75 Ibid., 568.

24 dualité semble expliquer que la salle de bain provoque des rêveries diverses et surtout qu’elle soit le lieu des métamorphoses… elle nous incite à devenir autre…76

Comme cet espace n’existe que pour satisfaire sa vanité et son excès, Renée finit par s’y subsumer : « [On] se serait cru au fond d’un drageoir, dans quelque précieuse boîte à bijoux, grandie, non plus faite pour l’éclat d’un diamant, mais pour la nudité d’une femme. »77 La pièce devient femme, et la femme s’intègre dans l’espace de la pièce, qui sera aussi le site de l’épanouissement de sa folie, réalisé à travers le miroir qui la rend double à elle-même. N’est-ce pas la même « expérience mitoyenne » dont parle Foucault par rapport au miroir hétérotopique? Elle s’aperçut dans la haute glace de l’armoire. Elle s’approcha, étonnée de se voir… toute préoccupée par l’étrange femme qu’elle avait devant elle. La folie montait… Dans tout cet être lâche et mou, où le vice coulait avec la douceur d’une eau tiède, ne luisait seulement pas l’éclair de la curiosité du mal… Elle restait une valeur dans le portefeuille de son mari…78

D’après Nelson, cet épisode de détraquement coïncide avec une prise en conscience de sa propre chosification et de la facticité caractéristique de l’époque : Exhaustive descriptions of material objects, of the sumptuous physical décor of bourgeois existence, express a vision of a society which, dominated by the profit motive, reduces people to the status of things… We will conclude that the importance of Renée’s vision before the mirror lies in her recognition of the inauthenticity of Second Empire society, her awareness… of her own reification.79

C’est dans cette chambre, cet espace intime et domestique, que la protagoniste devient consciente des maux de son époque ; encore une fois, Zola conteste de manière spatiale. On pourrait même dire que ce miroir constitue une hétérotopie dans laquelle Renée se perçoit en même temps qu’elle devient autre à elle-même : bien qu’il s’agisse de sa propre image, il est aussi question d’une commodité. Zola dresse le personnage de Renée comme l’archétype de l’excès matériel et sexuel de la bourgeoisie, et montre que cette classe se repose sur une fausseté et un vide essentiels qui se détériorent inexorablement en décadence et folie. Aristide, le représentant de l’excès économique, la traite en babiole qui éclate par sa beauté mais qui, à son

76 Pierre Sansot, Poétique de la ville (Paris: Klincksieck, 1973), 354. 77 Ibid., 479. 78 Ibid., 572-574. 79 Nelson, Zola and the Bourgeoisie, 79.

25 insu, sombre dans la débandade sexuelle et au fur et à mesure, en devient l’incarnation. Toutes ces qualités proviennent des tares héréditaires aggravées par le vice social, mais elles se manifestent dans les espaces du récit par le biais de divers types d’hybridisme romanesque.

La demeure de Sidonie Rougon Bien que le déploiement de cette technique atteigne son apothéose à ce stade de l’histoire, son usage n’est pas borné à l’Hôtel Saccard. L’haussmannisation — qui allait de pair avec l’embourgeoisement de Paris — y ouvrit de nouvelles voies, y élargit les artères anciennes, et relia certains lieux principaux de la ville. Nelson affirme: The haussmannisation of Paris becomes in La Curée a symbol of the general corruptions and injustices of contemporary society… Saccard’s materialistic dreams are equated with conquest of the city… [which] has no realistic identity but… is transformed into a poetic presence, a landscape of fantasy and nightmare. Above all the background of the city mirrors Zola’s desire to link the lives of his characters to their social context.80

Brevik-Zender, de son côté, soutient que Zola s’inquiète de ces nouveaux circuits de déplacement urbain, et qu’il associe la circulation de parvenus à une sorte de contagion sociale : « Contagion circulates as women in fine garments exit the salon of the maison de couture, an epicentre for social, sexual, and moral degradation, and these same features, facilitated by the network of Haussmann’s infrastructure, are transported by Worms’s sharply-clad clientele into other areas of the urban landscape ».81 La décadence se propage donc de façon symétrique et connexe. Tandis qu’Aristide effectue de grandes métamorphoses de l’espace urbain à l’extérieur, son fils et sa femme subissent des transformations (échanges de rôles sexuels, réification) à l’intérieur de différentes alcôves : la serre chaude, la chambre de Renée, mais aussi le café Riche (site de leur premier acte d’inceste), chez Worms (le tailleur renommé), et dans l’appartement-boutique de Madame Sidonie (sœur d’Aristide et personnage plutôt louche). Puisque Brevik-Zender a déjà commenté de façon très complète les espaces de couture dans son livre, et comme la dynamique spatio-

80 Ibid., 72-73. 81 Brevik-Zender, Fashioning Spaces, 213.

26 corporelle du café Riche s’apparente à celles de l’Hôtel Saccard, c’est sur la demeure de Madame Sidonie que je me concentrerai dans les derniers paragraphes de cette partie. Notons d’abord que Sidonie Rougon habite un entresol et loue aussi la boutique du bas, « étroite et mystérieuse, dans laquelle elle prétendait tenir un commerce de dentelles » alors qu’à l’intérieur, « on eût dit une antichambre… sans la moindre apparence de marchandises ».82 En plus, l’entresol et la boutique « communiquaient par un escalier caché dans le mur ».83 Entresol, antichambre, escalier, mur : il semblerait que la demeure de Mme Sidonie consiste en une série d’espaces mitoyens ou intermédiaires qui débouchent soit l’un dans l’autre, soit dans la rue, autre lieu de passage. Nous découvrons vite aussi qu’elle tient plutôt deux commerces : d’une part, elle vend tout un assortiment d’objets hétéroclites (« manteaux, souliers, bretelles… des appareils orthopédiques, une cafetière automatique… des pianos »84) depuis l’entresol sous le pseudonyme Mme Touche, et d’autre part, elle réalise son prétendu commerce de dentelles dans les rues de Paris, errant de-ci de-là, colportant son « véritable répertoire vivant d’offres et de demandes ».85 Au fur et à mesure, nous apprenons que ce n’est pas la dentelle qu’elle marchande, mais les dames : autre réduction de la femme à un produit, à savoir, le tissu de son vêtement. À cause de ce double métier, la « femme se mourait en elle ; elle n’était plus qu’un agent d’affaires, un placeur battant à toute heure le pavé de Paris, ayant dans son panier légendaire les marchandises les plus équivoques… [On] l’eût prise pour un saute-ruisseau déguisé en fille… ».86 Voici une toute autre déviation sexuelle que celle de Maxime et Renée qui, en inversant les rôles homme-active/femme-passive s’invertissent eux-mêmes aussi. Mme Sidonie, en raison de son manque à peu près total d’attributs sexuels, devient une créature aussi stérile et peu naturelle que son neveu et sa belle-sœur. Zola impute cette dégradation « au milieu dans lequel elle avait vieilli, à ce Paris où elle avait dû chercher le matin son pain noir du soir, [chez elle] le

82 Zola, La Curée, 368-369. 83 Ibid., 368-369. 84 Ibid., 369. 85 Ibid., 370. 86 Ibid., 371-372.

27 tempérament commun s’était déjeté pour produire cet hermaphrodisme étrange de la femme devenue être neutre, homme d’affaires et entremetteuse à la fois ».87 Nous devons donc qualifier la demeure de Mme Sidonie comme une autre hétérotopie zolienne, un espace autre qui n’est ni véritable boutique, ni vraie résidence, et qui rassemble une collection hétérogène de produits sans rapport les uns aux autres. De même, ce personnage- répertoire constitue un être hybride — ni véritable boutiquière, ni vraie colporteuse — un monstre dont le sexe est inclassable, voire effacé. Mme Sidonie, comme son appartement, fonctionne comme un réseau de connexions qui sert uniquement à faciliter l’échange de biens et d’argent, mais l’essentiel, c’est que ces ventes s’accomplissent sous une autre nom : au lieu de « Sidonie » et de « », il est question de « Touche » et de « commerce de dentelles ». À travers l’exposition de l’hybridité de ce personnage équivoque, de ses négoces suspectes, et de son appartement douteux, Zola critique encore la haute société, qui valorise l’inauthenticité et un luxe qui est au fond véreux. En narrativisant la société française sous le règne de Napoléon III, Zola réussit à amplifier sa dégénérescence, et cette amplification s’opère à travers une esthétique naturaliste favorisant l’hybridisme romanesque. L’œuvre zolien, grâce à sa popularité et à son lectorat considérable, agit donc en miroir et en loupe : elle est le regard qu’un tout un peuple porte sur lui-même, mais qui accentue ses défauts fondamentaux. La bourgeoisie du Second Empire se voulut maître absolu de l’espace — y compris l’espace urbain et l’espace domestique — et tâcha de l’homogénéiser et le régulariser au moyen de l’haussmannisation de Paris et la création de nouvelles résidences somptueuses. Et pourtant, comme nous l’avons vu, Zola oppose à ces influences un hybridisme qui s’insinue dans cette société et, en se manifestant dans ses systèmes spatiaux, sape les structures morales qui les étayent. D’après Brevik-Zender, « La Curée is a metaphor for a network of circulation in which order and control are compromised by… a destructive spreading of social ills — sexual degeneration, wastefulness, [and] superficiality ».88

87 Ibid., 373. 88 Brevik-Zender, Fashioning Space, 223.

28 Partie II Nouveaux espaces commerciaux et refonte identitaire dans Au Bonheur des Dames

Le nouveau commerce parisien Depuis la publication du premier roman de son chef-d’œuvre naturaliste en 1871 avec La Fortune des Rougon, jusqu’à la sortie du dernier, Le Docteur Pascal en 1893, Zola fait preuve d’une énergie créatrice étonnante. Avec peu d’exceptions près, il rajoute un nouvel épisode à sa fresque tous les ans au cours de plus que deux décennies, englobant toute la gamme de la vie française pendant le Second Empire. Avançons donc dans notre étude onze ans, jusqu’à l’apparition du roman Au Bonheur des Dames en 1883. Il s’agira ici d’une toute autre catégorie d’espace : les grands magasins et les petits commerces. Malgré la disparité entre ces lieux et ceux dépeints dans La Curée, on y découvrira néanmoins bien des ressemblances dans la façon dont ces espaces, structurés par les grands bouleversements de l’époque, structurent eux-mêmes les rapports sociaux qui la caractérisent. Nous verrons également comment l’esthétique spatiale de Zola, agencée par un élan observatoire et une description scrupuleuse sidérants, sert à critiquer les mœurs de cette société changeante, et quels solutions il propose à ses problèmes. Le roman s’ouvre sur l’arrivée à Paris de Denise Baudu et ses deux frères, Pépé et Jean, dont les parents sont récemment morts d’une maladie subite. Élevés et grandis à Valognes, loin de la grande ville, ils y voyagent dans le but de retrouver leur oncle Baudu, petit commerçant et propriétaire de la boutique Au Vieil Elbeuf, ou ce dernier tient une vente de draps avec sa femme, sa fille Geneviève, et son commis Colomban. Au lieu d’y trouver une asile stable, les trois orphelins tombent sur une échoppe mourante, victime du grand magasin titulaire d’en face, Au Bonheur des Dames. Confrontée de cette pauvreté à peine cachée, Denise prend sur elle, quoiqu’avec réticence, de chercher un emploi à cet établissement à la fois impressionnant et redoutable. Une fois là, elle subit toute espèce de calvaire : la moquerie des autres vendeuses, l’agitation de la vente, le harcèlement de la clientèle, et, le plus angoissant, les avances du patron, Octave Mouret, dont elle est secrètement amoureuse. Au fur et à mesure que le Bonheur s’agrandit et accapare le marché, Au Vieil Elbeuf sombre dans la ruine, alors que Denise s’avère plus résistante que l’on ne l’aurait crue : tout en refusant les offres de Mouret, elle monte

29 jusqu’aux échelons supérieurs du grand magasin. Après la chute définitive des petits commerces du coin et la mort de sa cousine, Denise daigne enfin se marier à Mouret. Naomi Schor montre que cet ouvrage peut être considéré comme un Bildungsroman féminin, et dessine quelques rapports entre l’évolution des espaces bourgeois et celle de la sexualité lors du règne de Napoléon III.89 De mon côté, je vise une étude plus approfondie des espaces urbains bourgeois représentés par Zola qui cible la façon dont ses techniques romanesques cernent et critiquent des tendances particulières à l’époque dont il écrit. Comme je le démontre dans la partie précédente, Zola met en relief à tel point la société du Second Empire se distingue par la transformation socio-spatiale et le surgissement de (mi)lieux mixtes et intermédiaires, dont le résulte est souvent la corruption et la détérioration. En outre, il le fait à travers ce que j’appelle hybridisme romanesque, une pratique représentationnelle valorisant le mélange, l’hétérogénéité, l’inversion, la contradiction, et le paradoxe. C'est précisément en intégrant ces qualités dans l’esthétique de ses œuvres qu’il leur confère leur force critique : il n’est pas simplement question de ce qu’il dépeint, mais plus essentiellement, comment il le dépeint et à qui il le dépeint. Tout comme l’Hôtel Saccard ou l’appartement de Mme Sidonie, le grand magasin titulaire de l’onzième volume des Rougon Macquart constitue un nouveau type d’espace qui fera émerger des relationnalités inédites et qui foisonnera de contradictions et de déséquilibres, vus par Zola comme des symptômes d’une société gangrenée par la dégénérescence morale. Même plus nettement que dans La Curée, où il s’agit de l’exploitation liée à la spéculation mobilière, nous verrons que dans Au Bonheur des Dames, la corruption prend la forme de l’exploitation capitaliste et la marchandisation de la femme. Lefebvre affirme que la commodité exige et donc crée son propre espace par lequel elle s’institutionnalise et circule : The commodity, along with its implications — networks of exchange, currency, money — may be looked upon as a component of social (practical) existence, as a “formant” of space. Considered in isolation, “in itself”, however, it does not have the capacity, even on a world scale, to exist socially (practically). And it is in this sense that it remains an abstraction, even though, qua “thing”, it is endowed with a terrible, almost deadly, power. The “commodity world” cannot exist for itself. For it to exist, there must be labor. It is the result of productive activity. Every commodity is a product (of a division of

89 Naomi Schor, Bad Objects: Essays Popular and Unpopular (Durham: Duke University Press, 1995), 150.

30 labor, of a technical means, of an expenditure of energy — in short, of force of production). Under this aspect also the concept must be spatialized if it is to become concrete. The commodity needs its space too.90

Le Bonheur, en tant qu’espace bourgeois, provoque une refonte totale des structures sociales traditionnelles. Il faut d’abord ne pas perdre de vue que le grand magasin ou « le magasin de nouveautés » n’existait pas avant ; ce sont de nouveaux espaces commerciaux qui pourvoient aux besoins d’une classe naissante réclamant le luxe matériel et se souciant plus du dernier cri que du pragmatisme vestimentaire. David Walker remarque que : « The nineteenth and twentieth centuries witnessed the creation of the department store and the concomitant decline of the small shop… The mixing of different goods under the same roof is an alien notion ».91 La production de ce nouvel espace entraîne la création de nouvelles demandes et de désirs auparavant inconnus, qui résultent en majeure partie d’une diversité et d’une hétérogénéité inédites, d’un mélange de produits et de rangs sociaux qui ne peuvent se produire que dans le grand magasin. En vitupérant ce « monstre », l’oncle Baudu s’écrie : « Avait-on jamais vu cela ? un magasin de nouveautés où l’on vendait de tout ! un bazar alors ! ».92 Tandis que les petits commerces, tel qu’Au Vieil Elbeuf, se spécialisaient en la vente d’un produit spécifique ou d’un service particulier, le grand magasin les juxtapose tous : le Bonheur constitue une collection d’objets hétéroclites dont la diversité et l’immensité lui accordent le droit se donner comme objectif la « vente de nouveautés ». C’est son intégralité qui attire une si vaste clientèle, et c’est sa popularité qui permet une rotation de stocks et un échange de services tellement rapides. En un mot, l’invention du grand magasin comme fournisseur intrinsèquement hybride établit la catégorie de « nouveauté » en tant que commodité vendable : Ce fut d’abord la puissance décuplée de l’entassement, toutes les marchandises accumulées sur un point, se soutenant et se poussant ; jamais de chômage, toujours l’article de la saison était là et, de comptoir en comptoir, la client se trouvait prise, achetait ici l’étoffe, plus loin le fil, ailleurs le manteau, s’habillait, puis tombait dans des rencontres imprévues, cédait au besoin de l’inutile et du joli. Ensuite, il célébra la

90 Lefebvre, Production of Space, 342. 91 David H. Walker, Consumer Chronicles: Cultures of Consumption in Modern French Literature (Liverpool: Liverpool University Press, 2011), 93, 102. 92 Émile Zola, Au Bonheur des Dames, ed. Armand Lanoux, vol. 3 des Rougon Macquart : Histoire naturelle et sociale d’une famille sous le second empire (Paris: Gallimard, 1964), 409.

31 marque en chiffres connus. La grande révolution des nouveautés partait de cette trouvaille.93

Les prix, au lieu d’être faits comme autrefois par une cinquantaine de maisons, sont fait aujourd’hui par quatre ou cinq, qui les ont baissés, grâce à la puissance de leurs capitaux et à la force de leur clientèle… tant mieux pour le public, voilà tout !94

On peut donc comparer le grand magasin d’Au Bonheur des Dames à la serre chaude de La Curée dans la mesure où il représente un nouveau genre d’espace associé spécifiquement à la bourgeoisie et qui rassemble des éléments disparates dans un seul lieu, conduisant à certaines pratiques sociales minées par la corruption (l’exploitation de la femme, la monopolisation du marché, entre autres). Ce lien est même explicité dans un passage où Zola précise que « sous les galeries couvertes, il faisait très chaud, une chaleur de serre, moite et enfermée… ».95 Le Bonheur des Dames s’apparente à la serre aussi dans le sens où il représente tout un microcosme autonome : en haut, à la cinquième étage, se trouvent des dortoirs pour les commis et les vendeuses, alors qu’en bas, le sous-sol sert de réfectoire pour ces mêmes employés. Denise trouve qu’il est « pareil à une ville, avec ses monuments, ses places, ses rues… »,96 et Mme de Boves, une cliente aisée, déclare tout simplement, « C’est un monde… On ne sait plus où l’on est ».97

Ambiguïté frontalière et la logique oppressive de l’étalage Pourtant, il s’agit d’un microcosme mal délimité, un espace en flux qui dissout plusieurs distinctions fondamentales. De prime abord — et ceci le rapproche encore aux espaces de La Curée — le grand magasin, grâce aux techniques de la construction moderne, abolit le dualisme dedans/dehors : On avait vitré les cours, transformées en halls ; et des escaliers de fer s’élevaient du rez- de-chaussé, des ponts de fer étaient jetés d’un bout à l’autre, aux deux étages. L’architecte, par hasard intelligent, un jeune homme amoureux des temps nouveaux, ne s’était servi de la pierre que pour les sous-sols et les piles d’angle, puis avait monté toute

93 Ibid., 459. 94 Ibid., 574. 95 Ibid., 620. 96 Ibid., 434. 97 Ibid., 620.

32 l’ossature en fer, des colonnes supportant des poutres et des solives. Les voûtins des planchers, les cloisons des distributions intérieures, étaient en briques. Partout on avait gagné de l’espace, l’air et la lumière entraient librement, le public circulait à l’aise, sous le jet hardi des fermes à longue portée. C’était la cathédrale du commerce moderne, solide et légère, faite pour un peuple de clientes.98

Avec ses frontières floues et sa dilation de l’espace intérieur, le Bonheur est optimisé pour la circulation d’acheteuses et l’échange de biens : n’importe qui a le droit d’y entrer et puis d’en sortir à sa guise. Qu’il soit vitré ne fait qu’exagérer cet effet, et en rendant les marchandises visibles aux passants, le Bonheur promeut une sorte de voyeurisme consommateur qui alimente les feux de cette nouvelle manifestation du capitalisme. N’étant pourvu ni de vrai intérieur, ni de véritable extérieur (même à l’abri du grand magasin, le client pourrait se croire en plein air), mais gardant certains attributs des deux, le magasin de nouveautés s’érige en espace hybride, mais c’est une hybridité au service du nouveau commerce. Et comme le constate Rachwalska von Rejchwald, la porosité des bordures du Bonheur va de pair avec un aplatissement du public et du privé, ou plus précisément, avec une transposition du commercial par le domestique : L’apparition des magasins de nouveautés et de l’économie capitaliste rend ambiguës les frontières, auparavant fixes, entre les espaces public et privé, qui commencent à s’estomper. L’espace des grands magasins devient équivoque en ce sens que, tout en appartenant à l’espace public par la complication de son architecture labyrinthique où l’on peut se promener, il offre certaines des caractéristiques de l’espace intérieur propre à une demeure bourgeoise, tels que la sécurité ou le confort… Ces magasins deviennent alors des espaces alternatifs, à mi-chemin entre la rue et la maison…99

Les vitrines du grand magasin — rappelons-nous à ce stade l’expression faire du lèche-vitrine — permettent, voire exigent, un autre type de mélange contradictoire, cette fois entre l’organique et l’artificiel, pareil à ce que nous avons vu au Bois de Boulogne dans La Curée. À un moment, Zola compare un des fameux étalages de Mouret à « un parterre français, où souriait la gamme tendre des fleurs », c’est-à-dire, un éventail de foulards bariolées.100 Il développe cette métaphore, effaçant la frontière entre le végétal et le textile, et entre le naturel et le synthétique, en décrivant « le rouge vif des géraniums, le blanc laiteux des pétunias, le jaune d’or des

98 Ibid., 612. 99 Rachwalska von Rejchwald, “Femme, pouvoir, espace,” 87-111. 100 Zola, Au Bonheur des Dames, 621.

33 chrysanthèmes, le bleu céleste des verveines… des tiges de cuivre, s’enguirlandait une autre floraison, des fichus jetés… ».101 Quelle est la logique sous-jacente de tous ces mélanges ? Pourquoi déguiser un espace commercial public en foyer domestique privé et évoquer les couleurs de printemps à travers l’éclat des produits à vendre ? Mouret lui-même répond succinctement : « Oh! ces dames ne sont point ici chez moi, elles sont chez elles ».102 Il s’y dégage donc une double opération sous forme de cette perméabilité réciproque que favorise Zola. En même temps que l’espace commercial se métamorphose en espace résidentiel, la femme se transfigure en objet : on témoigne ici aux premiers indices de sa marchandisation. Mouret, le maître étalagiste, prend garde à mettre la femme au centre de ses créations fantaisistes. En effet, c’est son corps, toujours bien orné et à la mode, qui véhicule la vente : La gorge ronde des mannequins gonflait l’étoffe, les hanches fortes exagéraient la finesse de la taille, la tête absente était remplacée par une grande étiquette, piquée avec une épingle dans le molleton rouge du col ; tandis que les glaces, aux deux côtés de la vitrine, par un jeu calculé, les reflétaient et les multipliaient sans fin, peuplaient la rue de ces belles femmes à vendre, et qui portaient des prix en gros chiffres, à la place des têtes.103

Dans les deux sens, la femme perd la tête, se morcelle. Poussée à la folie par l’accumulation des richesses autour d’elle, elle s’emporte, s’égare, dépense sans reflexion. Bref, on lui arrache sa propre volonté, l’assujettit aux impératifs capitalistes que lui inflige le Bonheur. L’innovation de Zola est l’attention descriptive et moralisatrice qu’il porte à l’invention de cette stratégie précoce, qui prendra place plus tard dans ce qu’on appelle aujourd’hui le marketing. Comme l’explique Sansot, cette chosification deviendra la fonction essentielle de l’étalage : Les objets y paraissent plus proches. On ne nous les cache plus au fond d’un magasin. L’art de l’étalagiste consistera à les mettre à la portée de notre regard et comme de notre main… Il faut qu’il s’agisse d’un caprice, d’un engouement de notre part, comme si tout être pouvait et devait céder à ses tocades… Les rapports s’inversent. Les passants font la cour aux choses et ils se taisent tandis que les objets ont, seuls, la parole.104

101 Ibid. 102 Ibid., 625. 103 Ibid., 392. 104 Sansot, Poétique de la ville, 324.

34 Nous découvrons ainsi que la bourgeoise chez Zola subit une dé-anthropomorphisation qui est simultanément une double mécanisation, une pratique qui, selon Kelly, semble avoir obsédé la France du XIXe siècle : « Just as human bodies then seemed to be constructed in mechanical, organic ways, the increasing mechanization of the everyday world seemed to be able to transform those human bodies and identities ».105 La femme-cyborg zolienne expose une tendance générale de la société parisienne du Second Empire de mélanger le biologique et le mécanique, et cette tendance se distille le plus purement dans la transformation de la femme en objet dans les étalages du grand magasin. Une fois qu’elle devient machine, son identité s’efface et elle devient remplaçable, comme toute autre commodité. En plus d’une mécanisation, la marchandisation de la femme la métamorphose aussi en animal, dont le boutique devient l’enclos et dont le patron s’érige en propriétaire.

La femme bestiale, la femme pathologique D’une part, Zola nous présente la femme comme une créature fondamentalement capricieuse, naïve, et matérialiste. Face aux lueurs séduisantes du grand magasin, tout bon sens disparaît chez elle, laissant une sorte de bête sauvage prête à dévorer le festin devant ses yeux dans ce « temple élevé à la folie dépensière de la mode ».106 Comme l’animal cartésien, qui ne réagit aux stimuli externes que par instinct, elle se transforme en automate qui réalise certaines actions machinalement ; dans ce cas-ci, c’est l’exposition stratégique des marchandises qui provoque une frénésie consommatrice chez elle. En effet, la débauches promises par le grand magasin s’intensifient chez certaines femmes, se manifestant comme la névrose quasi-érotique de la cleptomane : Depuis un an, Mme de Boves volait ainsi, ravagée d’un besoin furieux, irrésistible. Les crises empiraient, grandissaient, jusqu’à être une volupté nécessaire à son existence, emportant une jouissance d’autant plus âpre, qu’elle risquait, sous les yeux d’une foule, son nom, son orgueil, la haute situation de son mari. Maintenant que ce dernier lui laissait plein sa poche, elle volait pour voler, comme on aime pour aimer, sous le coup de fouet du désir, dans le détraquement de la névrose que ses appétits de luxe inassouvis

105 Kelly, Reconstructing Women, 96. 106 Zola, Au Bonheur des Dames, 762.

35 avait développée en elle, autrefois, à travers l’énorme et brutale tentation des grands magasins.107

Schor affirme que l’avènement au XIXe siècle de la cleptomanie comme une maladie exclusivement féminine coïncide avec l’invention de ces nouveaux espaces commerciaux et la marchandisation concomitante de la femme : The bourgeois woman does not, for all that, escape the eroticization of the space of modernity, which invades everything, which transforms everything that is for sale into an object of desire, and all that is desirable into an object of exchange. That is the significance of kleptomania, a new, almost exclusively female perversion whose rise accompanies the development of the department store. [T]his new perversion… is reserved not just for women, but especially for bourgeois women… Kleptomania for the bourgeoise is equivalent to prostitution for the woman of the people…108

Cette assertion se soutient dans le texte, où Mouret voit les acheteuses comme des prostituées dont il tire parti : « Et Mouret regardait toujours son peuple de femmes, au milieu de ces flamboiements… tandis que la clientèle, dépouillée, violée, s’en allait à moitié défaite, avec la volupté assouvie et la sourde honte d’un désir contenté au fond d’un hôtel louche ».109 Puisqu’il les exploite des deux façons (en leur arrachant un bénéfice financier ainsi qu’en goûtant la volupté de la domination érotique), il en devient et le maquereau et le client régulier. D’autre part, les clientes du Bonheur se transforment en « un bétail dont [Mouret] avait tiré sa fortune ».110 Toutes aussi nécessaires au bon fonctionnement de la machine capitaliste que les produits eux-mêmes, les femmes-commodités constituent la source de sa prospérité. Elles sont en même temps les acheteuses, les publicitaires, et les marchandises. Bref, elles sont le stock vivant qui se vend et se renouvelle de lui-même, comme un bétail inépuisable, un nouveau statut possible uniquement dans les limites de ce nouvel espace du commerce bourgeois. Elle sont encore une fois mécanisées ; Zola les dépeint comme les rouages d’une gigantesque machine : Alors, Denise eut la sensation d’une machine, fonctionnant à haute pression, et dont le branle aurait gagné jusqu’aux étalages… La chaleur d’usine dont la maison flambait,

107 Zola, Au Bonheur des Dames, 793. 108 Schor, Bad Objects, 154. 109 Zola, Au Bonheur des Dames, 797. 110 Ibid., 798.

36 venait surtout de la vente, de la bousculade des comptoirs, qu’on sentait derrière les murs. Il y avait là le ronflement continu de la machine à l’œuvre, un enfournement de clientes, entassées devant les rayons, étourdies sous les marchandises, puis jetées à la caisse. Et cela réglé, organisé avec une rigueur mécanique, tout un peuple de femmes passant dans la force et la logique des engrenages.111

Au niveau poétique, Zola exerce ici son hybridisme romanesque par le biais de la métaphore et de la métonymie (pour une excellent étude sur la métonymie mécanique chez Zola, voir les recherches de Kelly Benoudis Basilio).112 La femme devient du cheptel, un rouage, une marchandise. Or, elle est aussi l’extension du système qui la rend ainsi : du cheptel dans la production agricole, un rouage dans la machine commerciale, une marchandise dans l’économie capitaliste. Sa corporalité même imprègne le magasin et ses articles : Mais ce qui la surprenait surtout… c’était, lorsqu’elle fermait les paupières, de sentir davantage la foule, à son bruit sourd de marée montante et à la chaleur humaine qu’elle exhalait. Une fine poussière s’élevait des planchers, chargée de l’odeur de jupes et de sa chevelure, une odeur pénétrante, envahissante, qui semblait être l’encens de ce temple élevé au culte de son corps.113

Voilà un autre cas de cette transférabilité mutuelle entre les qualités du sujet et celles de l’espace qui donne lieu aux mélanges paradoxaux abondants chez Zola, et dont il se sert pour souligner l’aspect essentiellement mélangé d’une époque en évolution. Car, dans le monde zolien, les incompatibilités se multiplient, débordent le récit, et se logent dans son étoffe. En particulier, montrer le degré auquel la femme fait partie intégrante de ces espaces révèle le peu d’autorité qu’elle tient dans une situation si peu favorable : comme les roues dentées d’une machine complexe, tout le système s’écroule si une seule ne participe pas au bon déclenchement du mécanisme. De même, est-ce qu’on considère comme un véritable éleveur celui qui ne possède pas complètement son troupeau ? Effectivement, la résistance d’une seule femme entraînera la reconfiguration de toutes les hiérarchies sur lesquelles est fondé le Bonheur. Avant d’examiner ce bouleversement, et ayant déjà exposé les façons dont la femme est dépourvue de sa propre humanité, il faudra d’abord analyser les stratégies plus concrètes dont les espaces romanesques zoliens servent à éliminer tout libre-arbitre chez les personnages qui les animent.

111 Ibid., 402. 112 Kelly Benoudis Basilio, Le mécanique et le vivant : La métonymie chez Zola (Geneva, Librarie Droz: 1993). 113 Ibid., 631.

37 Manipulation capitaliste à travers la gestion spatiale Le grand magasin se distingue comme l’endroit principal où s’actionne une imbrication de certains effets d’espace, de différence sexuelle, et de capitalisme. Comme le note Rosemary Lloyd, « [Here Zola] situates the woman at the center of the new world of commerce, a world, moreover, that not only legitimizes but depends on female desire… ».114 Qui plus est, cette imbrication s’exprime à travers l’hybridisme romanesque de Zola, qui met en évidence les stratégies spatio-commerciales du grand magasin. Qui est l’ingénieur de cette machine de subjugation ? Qui en profite ? Octave Mouret, certes. C’est lui qui non seulement prépare les étalages éblouissants du Bonheur, mais qui régit sa disposition interne lors de ses multiples expansions (n’oublions pas qu’il s’agit d’un « monstre »115 qui dévore et s’assimile les boutiques avoisinantes) : Mais où Mouret se révélait comme un maître sans rival, c’était dans l’aménagement intérieur des magasins. Il posait en loi que pas un coin du Bonheur des Dames ne devait rester désert… De cette loi, il tirait toutes sortes d’applications. D’abord, on devait s’écraser pour entrer… Ensuite, le long des galeries, il avait l’art de dissimuler les rayons qui chômaient…116

Son coup de maître consiste en une suppression totale de classement logique des articles, qui libérait trop la circulation de la clientèle et lui laissait trop d’autorité : …il avait eu la conscience soudaine que le classement des rayons adopté par lui, était inepte. C’était pourtant un classement d’une logique absolue… un ordre intelligent qui devait permettre aux clientes de se diriger elles-mêmes… Brusquement, il s’était écrié qu’il fallait « lui casser tout ça ».117

Lorsque Bourdoncle, son adjoint, ose lui demander pourquoi il a bouleversé si subitement l’ancien plan , Mouret répond : Pour que les clientes se tassent toutes dans le même coin, n’est-ce pas ? Une jolie idée de géomètre que j’avais eue là ! […] Comprenez donc que je localisais la foule. Une femme entrait, allait droit où elle voulait aller, passait du jupon à la robe, de la robe au manteau,

114 Rosemary Lloyd, “Powerless in Paradise: Zola’s Au Bonheur des Dames and the Fashioning of a City” in Peripheries of Nineteenth-Century French Studies: Views from the Edge, ed. Timothy Raser (Newark: University of Delaware Press, 2002), 157. 115 Zola, Au Bonheur des Dames, 403. 116 Ibid., 613-614. 117 Ibid., 614.

38 puis se retirait, sans même s’être un peu perdue !… Pas une n’aurait seulement vu nos magasins !118

Mouret manipule adroitement l’espace de sa création, et ce faisant, fléchit la masse féminine à sa volonté. Sansot évoque aussi la tactique de l’aléa : « Le but, cette fois, est autre : détruire tous les repères habituels de taille, de qualité, de prix, afin de déposséder les clients du contrôle de leurs décisions ».119 En soustrayant toute logique aux rayons, en découplant les articles qui s’achètent habituellement ensemble, il génère délibérément un chaos spatio-corporel aux fins économiques. Voici la preuve que l’architecture des grands magasins « a été conçue pour devenir l’instrument d’un pouvoir qui s'exerce surtout sur les femmes ».120 Il est ainsi évident que l’espace fonctionne de sorte que Mouret puisse effectuer une érotisation commerciale de la femme, et du même coup, gérer ses déplacements au niveau logistique (ne fût-ce qu’une logistique bordélique dans les deux sens du terme). C’est à travers de telles méthodes et motivations que nous réussissons à entrevoir la façon dont le pouvoir s’articule spatialement chez Zola, et dans l’espace capitaliste plus largement : « Activity in space is restricted by that space; space “decides” what activity may occur… Space lays down the law because it implies a certain order… Space commands bodies, prescribing or proscribing gestures, routes and distances to be covered. It is produced with this purpose in mind; this is its raison d’être ».121 Effectivement, il faut qu’une hiérarchie s’y institue afin que la machine capitaliste se maintienne, et c’est Mouret qui doit la surmonter. Lors d’une conversation avec le Baron Hartmann, capitaine de l’industrie et investisseur potentiel (ainsi que l’incarnation romanesque du Baron Haussmann), le patron explique son propre génie : N’était-ce pas une création étonnante ? Elle bouleversait le marché, elle transformait Paris, car elle était faite de la chair et du sang de la femme. […] C’était la femme que les magasins se disputaient par la concurrence, la femme qu’ils prenaient au continuel piège de leurs occasions, après l’avoir étourdie devant leurs étalages. Ils avaient éveillé dans sa chair de nouveaux désirs, ils étaient une tentation immense, où elle succombait fatalement, cédant d’abord à des achats de bonne ménagère, puis gagnée par la coquetterie, puis dévorée. En décuplant la vente, en démocratisant le luxe, ils devenaient

118 Ibid., 615. 119 Sansot, Poétique de la ville, 323. 120 Rachwalska von Rejchwald, “Femme, pouvoir, espace,” 10. 121 Lefebvre, Production of Space, 143.

39 un terrible agent de dépense, ravageait les ménages, travaillaient au coup de folie de la mode, toujours plus chère. […] Toutes lui appartenaient, était sa chose, et il n’était à aucune. Quand il aurait tiré d’elles sa fortune et son plaisir, il les jetterait en tas à la borne…122

Mouret domine ses clientes en les « possédant » ainsi ; il les subjugue au moyen des multiples stratégies que nous avons examinées plus haut. Cependant, cette subjugation est beaucoup plus complexe qu’à première vue, parce qu’elle doit bien se dissimuler si elle veut s’exercer efficacement. Il faut que la cliente se croie supérieure et fasse confiance à une fausse relationnalité qui est l’inverse de celle qu’elle cache. Le magasin présente l’illusion d’un monde qui n’existe que pour servir la femme, tandis qu’en réalité, il l’asservit. Dans son agencement dédaléen, qui la force à parcourir tout le magasin et donc de s’exposer à toutes ses tentations, l’acheteuse découvre plutôt un loisir normalement réservé aux hommes : « Ces magasins… donnent à la bourgeoise la possibilité de “flâner” en toute liberté, de jouir de la sorte de l’espace urbain et de s’approprier la ville à la manière des hommes flâneurs ».123 Mouret sait que ce n’est qu’en leur octroyant une dose de liberté qu’il réussira le mieux à éliminer la volonté individuelle de ses clientes. Pareille opération pour les soldes stupéfiantes qu’il peut offrir grâce à l’hégémonie commerciale de son magasin : s’il fait croire aux clientes que c’est elles qui ont fait une trouvaille bon marché, elles sont sûres de revenir en chercher d’autres : Et si, chez eux, la femme était reine, adulée et flattée dans ses faiblesses, entourée de prévenances, elle y régnait en reine amoureuse, dont les sujets trafiquent, et qui paye d’une goute de son sang chacun de ses caprices… [Il] lui élevait un temple, la faisait encenser par une légion de commis, créait le rite d’un culte nouveau ; il ne pensait qu’à elle, chercher sans relâche des séductions plus grandes…124

Gardons également à l’esprit que, pour que cette domination-par-séduction ait lieu, il faut des acheteuses. La dynamique qu’entame Mouret ne peut pas se suffire d’elle même ; la machine vorace a besoin d’une clientèle afin de perpétuer la production et la circulation de capitaux. Entre l’autorité illusoire accordée aux femmes du Bonheur et leur véritable nécessité à son

122 Ibid., 460-461. 123 Rachwalska von Rejchwald, “Femme, pouvoir, espace,” 10. 124 Zola, Au Bonheur des Dames, 461.

40 fonctionnement, la réglementation socio-commerciale inscrite dans l’espace du grand magasin s’avère au fond tout à fait instable et vacillante. Au lieu d’y trouver une souveraineté absolue, on ne découvre qu’un équilibre délicat entre le roi et ses sujets qui va, de surcroît, se fondre en déséquilibre avant la clôture du livre. Encore une fois, c’est un espace qualifié par ses contradictions internes, exprimé à travers l’esthétique zolienne dont la technique définissante est son hybridisme romanesque, qui en même temps expose l’exploitation sous-jacente de la vente de nouveautés.

Nouveaux schémas identitaires et les régimes qu’ils érigent Nous avons vu que la mainmise de Mouret sur sa proie n’est pas unilatérale, et que la clientèle, elle aussi, exerce une certaine autorité. Si les femmes qui fréquentent le Bonheur sont des êtres hybrides, il s’ensuit que Mouret en est un aussi, étant donné son opposition à elles dans l’hiérarchie symétrique du grand magasin. Il est néanmoins évident que le système ingénieux qu’il confectionne marche remarquablement bien, ce qui nous incite à nous demander comment le patron comprend les pulsions de ses habituées si intimement. Curieusement, Zola décrit Mouret non seulement comme un homme à femmes éhonté, mais aussi comme une sorte d’homme-femme : Et elles emprisonnaient Mouret plus étroitement, elle l’accablaient de nouvelles questions… Mais, dans cette volupté molle du crépuscule, au milieu de l’odeur échauffée de leurs épaules, il demeurait quand même leur maître, sous le ravissement qu’il affectait. Il était femme, elles se sentaient pénétrées et possédées par ce sens délicat qu’il avait de leur être secret, et elles s’abandonnaient, séduites ; tandis que lui, certain dès lors de les avoir à sa merci, apparaissait, trônant brutalement au-dessus d’elles, comme le roi despotique du chiffon.125

Mouret est obligé de s’approprier certaines caractéristiques féminines afin de mieux piéger ses clientes. On voit ressortir une autre manifestation de cette lutte, ce déséquilibre qui surgit derrière les vitrines de l’espace commercial, indiqués par la juxtaposition des mots emprisonnement, accabler, maître, pénétration, possession, séduction, trôner, roi despotique. Bien que Mouret parvienne à dompter sa clientèle féminine, ce n’est que par le moyen d’une

125 Ibid., 468.

41 certaine féminité psychique qu’il les possède lui-même et qui leur permet de s’identifier à lui. Voilà l’arme secrète de son habilité à conquérir les femmes : ce je ne sais quoi ineffable, le « sens délicat qu’il avait de leur être secret » dont il se sert pour effacer la masculinité qui le différencierait d’elles. C’est par une auto-féminisation que Mouret se rapproche aux clientes pour mieux les attraper. Tandis que le patron manifeste un hermaphrodisme comparable à celui de Maxime ou Renée dans La Curée, les commis et vendeuses du Bonheur s’apparentent plutôt à Mme Sidonie, qui était liée à la neutralité sexuelle. Cette caractéristique se retrouve chez les employées du Bonheur et provient de l’entrechoque des classes sociales : Presque toutes les vendeuses, dans leur frottement quotidien avec la clientèle riche, prenaient des grâces, finissaient par être d’une classe vague, flottant entre l’ouvrière et la bourgeoise ; et sous leur art de s’habiller, sous les manières et les phrases apprises, il n’y avait souvent qu’une instruction fausse…126

Le pis était leur situation neutre, mal déterminée, entre la boutiquière et la dame. Ainsi jetés dans le luxe, souvent sans instruction première, elles formaient une classe à part, innomée. Leurs misères et leurs vices venaient de là.127

Le point auquel Zola insiste sur l’inclassabilité fondamentale de ce groupe nous fait les catégoriser comme des être ambigus qui n’existeraient pas hors du grand magasin, car c’est là que s’unissent les conditions socio-spatiales nécessaires pour la formation de cette nouvelle classe inconnaissable. Schor dessine le lien entre cette ambiguïté et l’ambiguïté sexuelle qui les met en relation avec les androgynes : « In this regard one might speak of a sort of third class, as one does or used to do of a third sex, or still, according to Zola, of a sort of neutral class, for the loss of social markers goes hand in hand with an ambiguous, louche sexual status… ».128 On constate donc que non seulement les attributs matériels des espaces d’Au Bonheur des Dames sont mélangés ou intermédiaires, mais que les relations, les identités, les sexes, et les rangs qu’ils engendrent se caractérisent par la contradiction, l’hybridité, et l’instabilité. En plus, toutes ces qualités se transmettent à travers l’écriture zolienne et son penchant pour l’hybridisme romanesque. Le désir lui-même se dénature face à l’exploitation capitaliste, et s’exprime toujours

126 Ibid., 536-537. 127 Ibid., 686. 128 Schor, Bad Objects, 152.

42 sous une forme qui estompe les catégories conventionnelles d’activité et de passivité. Au Bonheur, on trouve « des femmes heureuses de se laisser violenter, de baigner dans la caresse de l’offre publique… »129 alors que Mouret le chef ressent « un besoin irraisonnable d’être vaincu… ».130 Cette équivocité mènera enfin à une inversion des schémas que nous avons vus jusqu’ici. Brevik-Zender souligne l’ordonnance panoptique du magasin et de son grand escalier plus précisément, lui accordant la capacité de surveiller son royaume d’une position élevée.131 De prime abord, ce constat s’affirme : « Dans leur luxe accru depuis dix ans, il les voyait, malgré l’heure, s’entêter au travers l’énorme charpente métallique, le long des escaliers suspendus et des ponts volants ».132 Mais nous avons déjà établi que cette visibilité va dans les deux sens, que les vitrines et l’immensité intérieure du Bonheur étaient conçus de manière que tout devient étalage. Mouret, lui aussi, se trouve piégé dans le champ de visibilité omniprésent de son propre dessein. Encore à son poste d’observation, en pleine admiration de sa propre suprématie, il « venait de sentir passer en lui quelque chose de grand ; et, dans ce frisson du triomphe dont tremblait sa chair, en face de Paris dévoré et de la femme conquise, il éprouva une faiblesse soudaine, une défaillance de sa volonté, qui le renversait à sont tour, sous une force supérieure… ».133 Voyeur, visible, mais non pas vu. À ce moment de l’histoire, la conscience qu’a Mouret de sa propre impuissance par rapport à celle qu’il aime, Denise, atteint son apogée. C’est alors qu’il ressent ce besoin d’être vaincu. Justement, Denise est le personnage chez lequel se cristallise le paradoxe du nouveau mode de vie que représente Zola au cours de cette histoire.

Denise Baudu comme catalyseur social du milieu urbain Dès le début, elle se révolte contre la déshumanisation du Bonheur : « Denise devenait très pâle. Une honte la prenait, d’être ainsi changée en une machine qu’on examinait et dont on plaisantait librement… Elle se sentait violentée, mise à nu, sans défense ».134 Beaucoup plus tard, quand

129 Zola, Au Bonheur des Dames, 621. 130 Ibid., 799. 131 Brevik-Zender,, Fashioning Spaces, 46. 132 Zola, Au Bonheur des Dames, 798. 133 Ibid., 799. 134 Ibid., 497-498.

43 Mouret insinue son désir en l’invitant dans son bureau, Denise se rend compte que cette invitation représente une solution à tous ses problèmes. Une liaison avec le patron aurait, par ailleurs, certains avantages. Néanmoins, elle éprouve à nouveau une révolte intérieure, et refuse ses avances pour des raisons morales : Cependant, elle n’aurait eu qu’à consentir. Sa misère finissait, elle avait de l’argent, des robes, une belle chambre. C’était facile, on disait que toutes en arrivaient là, puisqu’une femme, à Paris, ne pouvait vivre de son travail. Mais un soulèvement de son être protestait, sans indignation contre les autres, répugnant simplement aux choses salissantes et déraisonnables. Elle se faisait de la vie une idée de logique, de sagesse et de courage.135

Plus sa resistance s’affermit, plus puissante elle devient. En ne pas fléchissant sous la pression du maître, elle déclare son indépendance, et peu à peu, inverse la relationnalité qui l’assujettit à son autorité. L’achèvement de cette manœuvre s’accélère parce qu’en se mettant hors de la portée de Mouret, Denise se rend autant plus désirable, le poussant à des gestes d’appréciation de plus en plus excessifs. Persuadé que ce soit une tactique réfléchie, il finit par lui donner le poste de première : « Elle avait la sensation vague de sa puissance… Le règne de Denise commençait… Les facultés commerciales du patron lui semblaient devoir sombrer, au milieu de cette tendresse inepte : ce qu’on avait gagné par les femmes, s’en irait par cette femme ».136 Dans les dernières pages du roman, Mouret, dans une crise de désespoir amoureux, fait venir Denise à son bureau, sur lequel on avait entassé les revenus d’une seule journée de travail, comptant plus qu’un million de francs. Bien sûr, cette somme énorme ne lui vaut rien si celle qu’il vénère ne lui rend pas ses affections. C’est seulement après lui avoir promis un mariage officiel que son vœu est exaucé par Denise, qui se trouve « toute-puissante ».137 Schor affirme que ce sera elle — en tant que modèle pour une nouvelle bourgeoisie morale — qui bouleversera tout le système, qui subjuguera Mouret réellement, précisément en n’avouant pas son propre amour pour lui, jusqu’à ce qu’il ne succombe : It is not hard to see just how the department store as represented by Zola functions like an oversized bourgeois home: there is the reassuring proliferation of living rooms, the dream-like multiplication of lingerie, the fabulous extension of the patriarchal figure’s

135 Ibid., 565. 136 Ibid., 703-704. 137 Ibid., 803.

44 power. It is also not hard to see how Denis’s role will be to humanize this place, to align the store’s domestic vocation with the new, allegedly feminine moral qualities… The threat constituted by this place of temptation and perdition, where women’s sexual appetites run wild, must be checked by a moralization of equal strength, a domestication of masculine sexuality.138

Denise incarne une nouvelle forme de féminité qui rompt avec les anciennes configurations sociales qui la rendaient toujours dépendante d’un homme. Paradoxalement, notre protagoniste joue les rôles de vierge (il est question ici d’une virginité libérante, car elle signifie sa resistance à l’exploitation) et de mère, dans le sens où elle subvient aux besoins de ses deux frères : « [Denise] balances traditional traits of feminine purity and virginity with what Zola represents positively as a progressive capitalist spirit ».139 Ce personnage montre que les machinations spatiales de Mouret peuvent être déjouées ; Denise est un flambeau d’espoir pour Zola, qui l’érige en modèle d’un système commercial dont le fonctionnement est en même temps efficace et moral. En un mot, elle est sa solution aux maux du capitalisme, et représente un autre aspect correctif des écrits de Zola. N’étant pas à la recherche ni de fortune ni de statut, c’est en adhérant à un code éthique personnel qu’elle acquiert les deux. Par la singularité de sa trajectoire qui va de vendeuse pitoyable jusqu’à première respectée, elle dépasse le catégorisation. Certes, elle n’est pas assimilable aux habituées bourgeoises qui jonchent les rayons. Lloyd souligne ce fait et son importance dans une ville en mutation : « While Mouret… with the help of Hartmann, the novel’s Haussmann figure, appears to take control of society, all he does… merely achieves a replication of hierarchical structures: Denise, on the contrary, works to flatten hierarchical structures and thus effects far more wide-reaching social changes ».140 Nous pouvons la comprendre comme un catalyseur intrinsèquement hybride capable de déclencher toute une reformulation de rôles et d’hiérarchies traditionnels qui ne conviennent plus, et qui devront se faire remplacer par les nouvelles mœurs de l’époque moderne. Dans le cadre naturaliste de Zola, il fallait qu’un tel personnage naisse dans un espace créé à ce moment précis dans l’histoire de France, et cet espace lui-même devait se situer au cœur palpitant de la

138 Schor, Bad Objects, 151. 139 Brevik-Zender, Fashioning Spaces, 49. 140 Lloyd, “Powerless in Paradise,” 157.

45 nation : la ville de Paris. Voilà pourquoi il esquisse les rapports entre l’urbanisme, le progrès, et le commerce à plusieurs reprises dans Au Bonheur des Dames, quand il parle d’un siècle qui « se jetait à l’avenir… au milieux de l’immense chantier contemporain »,141 ou bien dans une scène où Denise doit défendre les grands magasins contre les vitupérations de son oncle : …enfin, il y avait là une évolution naturelle du commerce, on n’empêcherait pas les choses d’aller comme elles devaient aller, quand tout le monde y travaillait, bon gré, mal gré. […] Les prix, au lieu d’être faits comme autrefois par une cinquantaine de maisons, sont faits aujourd’hui par quatre ou cinq, qui les ont baissés, grâce à la puissance de leurs capitaux et la force de leur clientèle… Tant mieux pour le public, voilà tout !142

Le grand magasin comme hétérotopie zolienne La critique zolienne de la décadence bourgeoise prend une forme beaucoup moins pessimiste dans Au Bonheur des Dames que dans La Curée, dont la dernière phrase raconte la mort et l’endettement de Renée. Effectivement, tandis que Zola dépeint uniquement l’immoralité sociale dans le deuxième ouvrage de sa vaste série, dans l’onzième il nous propose une possibilité alternative. Comme l’explique Nelson : The marriage between Octave and one of his shop assistants, Denise Baudu, is a piece of artificial social symbolism that nevertheless marks a significant step in the development of Zola’s social vision toward the utopianism of his late novels. For the price of Denise’s hand is the internal reorganization of the store along humanitarian lines… Au Bonheur des Dames thus represents an attempted marriage between bourgeois individualism, rationalized efficiency, and the common good.143

Malgré la perspicacité de cette analyse, j’hésite à appeler la vision de Zola « utopique », ainsi qu’à qualifier les espaces de ce roman particulier comme des utopies. Nelson relève également le côté fouriériste du texte pour soutenir son argument, et quoique je convienne que les indices sont explicites, Zola associe clairement le fouriérisme à un utopisme raté : « Tous n’étaient plus que des rouages, se trouvaient emportés par le branle de la machine, abdiquant leur personnalité, additionnant simplement leurs forces, dans ce total banal et puissant de phalanstère ».144 Le phalanstère — une collection enclose de bâtisses et de personnes soigneusement regroupés afin

141 Zola, Au Bonheur des Dames, 452. 142 Ibid., 574. 143 Nelson, “Zola’s Ideology: The Road to Utopia” in Critical Essays on Emile Zola (G.K. Hall & Co.: Boston, 1986), 166. 144 Zola, Au Bonheur des Dames, 516.

46 d’établir un mode de vie harmonieux et autonome — était l’invention de Charles Fourier, un philosophe et réformateur social du XIXe siècle qui popularisa sa vision utopique de la vie communautaire de l’avenir.145 Il vaut mieux classer l’espace du grand magasin zolien comme une autre hétérotopie ; les hétérotopies sont, selon Foucault, des utopies, mais des utopies qui sont comme conscientes de leur impossibilité intrinsèque.146 C’est ainsi qu’elles sont « des contre-emplacements… effectivement réalisées dans lesquelles les emplacements réels… que l’on peut trouver à l’intérieur de la culture sont à la fois représentés, contestés, et inversés… ».147 Les espaces dans Au Bonheur des Dames, en regroupant les espaces privés ou domestiques (salons, chambres à coucher, et réfectoires) et les espaces publics et commerciaux (étalages, rayons, comptoirs, et caisses), satisfait un autre critère de l’hétérotopie foucaldienne, qui « a le pouvoir de juxtaposer en un seul lieu réel plusieurs espaces, plusieurs emplacements qui sont en eux-mêmes incompatibles ».148 Hetherington nous conseille une interprétation d’hétérotopie comme une idée ou encore mieux, comme une pratique qui « challenges the functional ordering of space while refusing to become part of that order, even in difference ».149 C’est dans cette mesure que nous pouvons tenir compte de l’invraisemblance de la conclusion du roman tout en admettant sa force critique, car même si les descriptions spatiales de Zola sont basées sur ses observations des espaces réels, la manière dont il les expose — tout en maintenant leur vraisemblance — ainsi que les destins qu’il leur imagine, les font chevaucher la réalité et la potentialité. Plus précisément, Zola prône à ses lecteurs un monde alternatif à celui qu’il vit pendant le Second Empire. Son écriture socio- spatiale n’est pas seulement un exemple de littérature engagée, mais constitue une véritable pratique, une stratégie amélioratrice au service de la reforme sociale. Dans cette capacité, Au Bonheur des Dames ne localise pas un point réel dans le tissu historique de la culture française ; plutôt, il trace un vecteur possible, il propose un avenir

145 Encyclopædia Britannica Online, s.v. “Fourierism,” accessed June 6, 2015, http://www.britannica.com/ EBchecked/topic/215148/Fourierism. 146 Foucault, “Des espaces autres.” 147 Ibid. 148 Ibid. 149 Hetherington, The Badlands of Modernity, 47.

47 désirable qu’un lecteur contemporain aurait pu prendre comme un objectif à viser pour une société en état de refonte, et qu’un lecteur d’aujourd’hui peut prendre comme une mise en garde contre les dangers de l’exploitation capitaliste.

48 Conclusion Émile Zola, avant-coureur de la surmodernité

Par l’analyse détaillée des espaces constitutifs de l’œuvre zolien, j’espère avoir mis en lumière leurs trois caractéristiques principaux : d’abord, qu’ils sont façonnés de relationnalités complexes et changeantes, ainsi que de configurations improbables et souvent contradictoires par rapport aux corps, aux objets, et à d’autres espaces narratifs ; secondairement, que ces enchevêtrements spatio-corporels et ces paradoxes socio-spatiaux (ambiguïtés frontalières, relations de pouvoir inversées, entre autres) se traduisent par une méthode narratologique propre à Zola que j’ai nommée hybridisme romanesque ; et finalement, que ces transformations et juxtapositions socio- spatiales non seulement reflètent les bouleversements d’une ville en évolution, mais que sous la plume positiviste de Zola, elles en assument une fonction critique en externalisant les maux sociaux et en y proposant des alternatifs. Il est sûr que l’espace du XIXe subit de grandes révolutions politiques et industrielles, qui nous permettent de les qualifier comme des espaces modernes. Comme plusieurs l’ont observé, la modernité s’articula à travers l’espace d’une manière distinctement capitaliste : dans son immense projet dont l’audace synthétique étonne jusqu’à aujourd’hui, Les Arcades, Walter Benjamin prévoyait une élucidation élaborée des mythologies qui occupaient l’imaginaire des Français de cette époque : Our investigation proposes to show how, as a consequence of this reifying representation of civilization, the new forms of behavior and the new economically and technologically based creations that we owe to the nineteenth century enter the universe of phantasmagoria. […] Corresponding to these phantasmagorias of the market, where people appear only as types, are the phantasmagorias of the interior, which are constituted by man’s imperious need to leave the imprint of his private individual existence on the rooms he inhabits. As for the phantasmagoria of civilization itself, it found its champion in Haussmann and its manifest expression in his transformations of Paris. — Nevertheless, the pomp and the splendor with which commodity-producing society surrounds itself, as well as its illusory sense of security, are not immune to dangers; the collapse of the Second Empire and the Commune of Paris remind it of that.150

150 Walter Benjamin, The Arcades Project, trans. Howard Eiland and Kevin McLaughlin (Cambridge, Massachusetts: Harvard University Press, 1999), 14-15.

49 Benjamin attache une importance capitale à l’espace, à ses métamorphoses et aux nouvelles formes qu’il prend. Évidemment, et comme nous l’avons également découvert, ces changements étaient intimement liés à la naissance de la bourgeoisie, ainsi qu’à l’influence inexorable qu’elle exerçait par la suite. Lefebvre affirme cette association : « If there is such a thing as the history of space, if space may indeed be said to be specified on the basis of production then there is such a thing as a space characteristic of capitalism — that is, characteristic of that society which is run and dominated by the bourgeoisie ».151 Les nouveaux moyens de production et les espaces ainsi engendrés avaient comme force motrice une certaine vision utopique sociale et un esprit de progrès civilisationnel. Nous venons de voir des soupçons explicites de cette mentalité dans la référence au fouriérisme dans Au Bonheur des Dames, et Benjamin y fait lui aussi allusion en esquissant une trajectoire épistémique du début de la construction en fer à l’avènement de la phalanstère, cette utopie fouriériste qui, en fin de compte, s’avéra non viable.152 Benjamin, tout comme Zola, refute toute notion d’un utopisme réussi. Selon ce premier, le programme fouriériste échoua à cause d’une immoralité essentielle, à savoir, des abus des mêmes nouveaux moyens de production qui révolutionnaient l’industrie : « The later conception of man’s exploitation of nature reflects the actual exploitation of man by the owners of the means of production. If the integration of the technological into social life failed, the fault lies in this exploitation ».153 Ces deux observateurs décèlent, sous la superficie progressiste du siècle, une immoralité marquée qui, chez Zola, prend de diverses formes tout au long des Rougon-Macquart (la speculation mobilière, l’inceste, l’exploitation ouvrière, pour en préciser quelques exemples). C’est le naturalisme zolien qui convertit les utopies du Second Empire en hétérotopies définies par leur valeur contestataire et leur composition intrinsèquement incompatible ; sans doute Foucault qualifierait-il cette fresque d’ « hétérotopologie », ou d’une étude du fonctionnement spécifique de ces « espaces autres ».154

151 Lefebvre, Production of Space, 126. 152 Benjamin, Arcades Project, 16. 153 Ibid., 17. 154 Foucault, Des espaces autres.

50 Dans Le Roman expérimental, Zola envisage un mode littéraire qui ait le potentiel de faire progresser la société : On entrera dans un siècle où l’homme tout-puissant aura asservi la nature et utilisera ses lois pour faire régner sur cette terre la plus grande somme de justice et de liberté possible. Il n’y a pas de but plus noble, plus haut, plus grand. […] Et bien ! ce rêve du physiologiste et du médecin expérimentateur est aussi celui du romancier qui applique à l’étude naturelle et sociale de l’homme la méthode expérimentale.

Contrairement à certains de ses contemporains — notamment Fourier — il se rendait compte du danger des utopies : elles ne sont souvent que des façades idéalistes dissimulant une charpente pourrissante et précaire. On y voit à nouveau la qualité corrective des écrits de Zola, qui envisageait dans le romancier un « moraliste expérimentateur »,155 et dont nous pouvons cerner les espaces non comme des descriptions historiographiques des structures fixes, mais comme des points de départ dont le vecteur mobile se dirige vers un avenir plus prospère et égalitaire. Voilà la définition d’hétérotopie que préconise Hetherington : …The social ordering to be found in each of these spaces is itself the effect of utopics, the spatial play that exists when agents try to turn a no-place into a good place… Heterotopia have an ambivalence within them that allows us to focus on the idea of process rather than structure. […] It is a space into which social relations are extended, beyond their own limits, into a gap that is betwixt and between, unlocatable, unrepresentable and impossible. And yet that gap is an obligatory point of passage for different forms of social ordering. It is a space of integration and disintegration, of combination, resistance, and disorder… It is also a space of an impossible striving for an imaginary beyond in which all of that uncertainty will be resolved and a form of closure achieved.156

L’habilité littéraire de Zola se révèle le plus remarquablement non seulement dans sa vision des édifices physiques et sociales au cœur de la modernité, mais plutôt dans sa prévision des rôles cruciaux qu’ils joueront dans leurs formes antérieures. En d’autres termes, on entrevoit dans son écriture socio-spatiale de la modernité les précurseurs de ce que l’anthropologue Marc Augé appelle la surmodernité. Dans son étude anthropologique des espaces de la deuxième moitié du XXe siècle, Augé formule et développe son concept de non-lieu, un terme qui englobe tous les espaces rendus

155 Voir l’introduction de ce mémoire. 156 Hetherington, Badlands of Modernity, 140.

51 possibles par l’avancement technologique de certaines inventions du siècle précédant, telles que le transport rapide, la communication sans fil, le grand magasin, et l’exposition universelle. Leurs incarnations contemporaines — la gare, l’aéroport, l’hypermarché et le centre commercial, le site touristique, pour n’en citer que quelques unes — ont une étrange propriété de dépersonnalisation et se manifestent souvent comme l’épanouissement d’un fétichisme de marchandise que nous avons vu dans les deux livres examinés plus haut. Tandis que Zola préfigure l’existence et l’opération de tels espaces, Benjamin en affirme l’importance dans ses Arcades où, citant Baudelaire, il souligne l’alienation de la ville du XIXe siècle, une alienation qui se fait voir dans les foules de La Curée et d’Au Bonheur des Dames et se réalise dans les non-lieux d’aujourd’hui.157 En outre, tandis que Zola réduit la société du Second Empire à l’excès matériel,158 Benjamin voit dans l’exposition universelle la glorification de la contre-valeur de la commodité159 et Augé, de sa part, identifie la surabondance événementielle comme la modalité essentielle de la surmodernité (c’est-à-dire, l’avènement de la technologie et du déplacement rapide amène à une accélération de notre perception du temps).160 On pourrait donc avancer l’argument que les excès temporels d’aujourd’hui sont enracinés dans les excès spatiaux du XIXe siècle. De même, là où Benjamin cite les innovations métallurgiques comme provoquant l’apparition des « arcades, exhibition halls, train stations — buildings that serve transitory purposes »,161 Augé définit les non-lieux comme « les installations nécessaires à la circulation accélérée des personnes et des biens (voies rapides, échangeurs, aéroports), ainsi que les moyens de transport eux-mêmes ou les grands centres commerciaux… ».162 Voici les nouvelles techniques industrielles qui aurait permis la construction aérienne du Bonheur et l’haussmannisation de la ville. Dans les deux volumes étudiés ci-dessus, Zola a tendance à déshumaniser les habitants du nouveau Paris, et Benjamin constate lui aussi qu’après cette renovation urbaine, les citadins « no longer feel at home… they start to become conscious of the

157 Benjamin, Arcades Project, 21. 158 Voir l’introduction de ce mémoire. 159 Benjamin, Arcades Project, 18. 160 Marc Augé, Non-lieux : Introduction à une anthropologie de la surmodernité (Paris: Seuil, 1992), 42. 161 Benjamin, Arcades Project, 16. 162 Augé, Non-lieux, 48.

52 inhuman character of the metropolis ».163 Selon Augé, c’est précisément cette désidentification qui transfigure des lieux en non-lieux, dont l’occupant « n’est plus que ce qu’il fait ou ce qu’il vit comme passager, client, conducteur… il goûte pour un temps les joies passives de la désidentification et le plaisir plus actif du jeu de rôle ».164 N’est-ce pas une joie et un plaisir identiques à ceux éprouvés par Maxime et Renée dans la serre chaude, ou par les clientes bourgeoises du Bonheur qui se plaisent à jouer la châtelaine ? Il est essentiel que nous tenions compte de la continuité entre Zola, Benjamin, et Augé, car c’est uniquement par ce moyen que l’intérêt d’une étude socio-spatiale de Zola apparaît en pleine lumière. Novateur dans sa méthode, certes, Zola examine méticuleusement l’époque dans laquelle il vivait, mais encore plus impressionnante est la façon dont il préfigure sa suite. L’optique benjaminienne nous laisse discerner la progression de l’hétérotopie de Zola jusqu’au non-lieu d’Augé et les reconfigurations sociales correspondantes. Les Rougon-Macquart présente une période extrêmement mouvementée dans l’histoire de France, et cette présentation s’effectue le plus puissamment à travers la description des espaces que cette période engendra. Toutefois, la description naturaliste sert non seulement à montrer, mais à instruire, ce que fait Zola en nous exposant les conditions socio-spatiales défavorables du Second Empire, ainsi qu’en y suggérant des solutions futures. Ce faisant, il nous laisse entrevoir certains éléments de la vie urbaine du XXe et XXIe siècles, tels le non-lieu et ses symptômes. Nous devons voir dans Les Arcades de Benjamin — qui semble postuler que les prétendues utopies du XIXe siècle n’étaient que des hétérotopies, des points de passage — un lien entre les novations dépeintes chez Zola et les technologies usuelles d’aujourd’hui, entre la modernité et la surmodernité. Zola, comme chroniqueur et critique de tout un peuple, non seulement réaffirme ainsi sa place dans la littérature française classique, mais revendique en quelque sorte sa propre contemporanéité aux lecteurs d’aujourd’hui.

163 Benjamin, Arcades Project, 23. 164 Augé, Non-lieux, 129.

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