République Algérienne Démocratique et Populaire Ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche Scientifique
Université Kasdi Merbah Ouargla Faculté des Lettres et des Langues Département des Lettres et Langue Française
École Doctorale Algéro-française de Français Antenne de l’Université Kasdi Merbah Ouargla Réseau EST Thèse de Doctorat ès Sciences pour l’obtention du diplôme de Doctorat de français Option : Didactique
Présentée et soutenue publiquement par M. ABDELOUHAB Fatah Titre :
Les enjeux didactico-pédagogiques entre littérature et interculturalité dans l’enseignement/apprentissage du FLE au moyen algérien
Directeur de thèse : Pr. DAKHIA Abdelouahab
KHENNOUR Salah Professeur Univ. Kasdi Merbah, Ouargla Président DAKHIA Ahdelouahab Professeur Univ. Mohammed Khider, Biskra Rapporteur ABADI Dalila MCA Univ. Kasdi Merbah, Ouargla Examinateur DRIDI Mohammed MCA Univ. Kasdi Merbah, Ouargla Examinateur FAID Salah MCA Univ. Mohammed Boudiaf, Msila Examinateur LANSEUR Sofiane MCA Univ. Abderrahmane Mira, Béjaia Examinateur
Année universitaire 2019/2020
Remerciements
Je tiens à remercier chaleureusement mon directeur de thèse M.DAKHIA Abdelouahab pour ses conseils, soutien et encouragements durant toutes ces années de recherches Mes remerciements s’adressent également aux membres du jury qui me font l’honneur d’examiner ce travail Je tiens à témoigner toute ma gratitude au collègue de français Sofiane L. qui a toujours répondu présent à mes sollicitations.
Dédicaces A ma raison d’être Sylia A mes anges Yani et Ania A mes parents A mes frères et sœurs A Daomar et Sabah SOMMAIRE
Introduction générale ------07
PARTIE I
Préliminaire pour l’utilisation de la littérature et l’interculturalité en classe de langue française en Algérie : un cadre théorique pluriel
Chapitre 1 : L’Algérie à l’épreuve de sa diversité linguistique et culturelle : histoire d’un échec répété ------21
Chapitre 2 : Le texte littéraire vecteur de langues et de cultures en classe de FLE : La perception des méthodologies------58
Chapitre 3 : Représentations et statuts de la « culture » en didactique du FLE ------94
Chapitre 4 : L’utilisation des textes littéraires en classe de français au moyen ------117
PARTIE II
Exploitation des textes littéraires comme espace privilégié pour une perspective interculturelle en classe de langue au moyen
Chapitre 5 : L’utilisation du texte autobiographique en classe de français au moyen dans une perspective interculturelle ------154
Chapitre 6 : L’utilisation du conte en classe de français au moyen dans une approche interculturelle ------194
Chapitre 7 : L’utilisation de la fable en classe de français au moyen dans une perspective interculturelle ------232
Chapitre 8 : L’utilisation du texte romanesque en classe de français au moyen dans une perspective interculturelle ………… …. ------257
Chapitre 9 : Propositions didactiques ------290
Conclusion générale ------323 Bibliographie ------332 Tables des matières ------340 Liste des tableaux ------347 Annexes ------349
INTRODUCTION GENERALE
Introduction générale
INTRODUCTION L’enseignement littéraire a-t-il encore une place à prendre dans une société qui sacralise les cultures scientifiques et technologiques, et qui attend de l’école qu’elle « assure un métier » ? La question de la place de la littérature dans l’enseignement du français est une préoccupation qui a toujours intrigué les didacticiens. Faut-il ou non mettre la littérature au service de l’enseignement du français ? Que peut-elle apporter en particulier dans le cadre d’une perspective interculturelle ? Ainsi, on continue à reconnaître que la littérature constitue un excellent moyen, certes pas le seul, pour reproduire des situations de communication proches de celles que risque de rencontrer l’élève-lecteur dans la vie de tous les jours. Ce qui n’est pas le cas des autres documents dits authentiques tels que l’article de presse, le guide touristique, etc. Pourquoi ? Quand l’auteur produit l’œuvre littéraire. L’œuvre littéraire fait le sens, et le sens fait la vie : elle est, au bout du compte, amoncellement de visions du monde, d’états d’âme ou de situations transposées par les auteurs dans leurs créations, qui d’ailleurs permettent aux apprenants de confronter leurs représentations vis-à-vis des différentes cultures apprises et de leur propre culture. En effet, l’écrivain apparaît comme le miroir de l’apprenant qui se sent souvent identifié aux émotions et expériences partagées par la personne qui se cache derrière les lignes ; il ressemble à l’écrivain dans la quête de soi et les sentiments éprouvés au cours de ce voyage intérieur. Par ailleurs, cette confrontation avec l’Autre permet à l’apprenant de naviguer dans un contexte historique et social nouveau. C’est pourquoi, à notre avis, l’apprentissage des notions culturelles et interculturelles se transmet, non pas à travers des textes éphémères comme les documents dits authentiques, mais par des récits de la littérature évoquant l’histoire de quelqu’un, l’histoire d’une communauté et l’Histoire d’une époque. Ainsi, un texte littéraire, par sa polysémie et la pluralité des choses abordées, constitue une aubaine admettant l’intégration de l’interculturel au sein de la classe de FLE et favorisant les échanges entre les apprenants. En outre, c’est cette polysémie qui rend la littérature atemporelle et éternelle. À partir de cette réflexion, notre intérêt est porté sur les compétences nécessaires à un apprenant pour pouvoir pratiquer la langue étrangère qu’il acquiert en classe, particulièrement dans des situations de lecture littéraire. Ce qui amène à s’interroger sur ses caractéristiques, ses apports et ses vertus en tant que support pédagogique.
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Introduction générale
De ce fait, le rôle de la littérature dans l’enseignement d’une langue s’avère incontournable. Qu’en est-il en Algérie ? Quel statut est alloué à la littérature et son corolaire l’interculturalité dans les manuels algériens ? Des extraits littéraires y sont-ils présents et sont-ils lus, interprétés et exploités à la lumière de l’approche anthropologique et interculturelle ? Ces questions nous ont incité à étudier de plus près les manuels algériens et plus particulièrement ceux qui s’adressent aux collégiens. Pour cela, il a fallu d’abord faire une analyse critique des manuels des quatre années au moyen pour mieux déterminer les lacunes et le peu de considération accordée aux dimensions culturelles et interculturelles lors des lecture littéraires. Ensuite nous avons proposé l’analyse des extraits littéraires appartenant aux quatre genres littéraires suivants : extraits autobiographiques, extraits de roman, contes, et fables. Pourquoi ces quatre genres ? Ces genres ont été choisis de par leur degré de présence ainsi que leurs caractéristiques génériques. En effet, ces quatre genres possèdent ainsi plusieurs caractéristiques qui les rendent intéressants : 1/Dans l’autobiographie, l’auteur cherche un témoin à qui raconter ses secrets. Il s’agit donc d’un type de littérature où le lecteur se sent engagé, impliqué. On a ainsi le sentiment de participer à une conversation, qui nous invite à réfléchir pour tirer des leçons qui améliorent notre existence. Le je de l’auteur se fond avec celui de l’apprenant-lecteur, de sorte qu’ils se sentent plus motivés pour continuer à lire, à communiquer avec la personne qui se cache derrière ces lignes. En conséquence, en insérant ces types de textes en cours de FLE, nous nous adapterions aux pédagogies actuelles ; grâce à l’écriture autobiographique, on donnerait aux apprenants l’envie de s’exprimer, d’interagir en cours, de partager leurs sentiments et expériences avec leurs camarades. 2/ Le genre romanesque est caract éris é par sa diversit é, sa capacit é à aborder tous les sujets. Cela dit, le romancier bénéficie donc d’une grande liberté formelle et thématique. L’auteur y peint généralement les mœurs, les caractères, les passions de l’être humain et le fonctionnement de la société. En effet, tout en permettant à l’apprenant-lecteur de s’évader, le roman lui donne un reflet de l’homme et du monde qui peut l’amener à s’interroger sur les préoccupations de son temps, sur le passé ou sur la nature humaine. Le roman peut donc apprendre à l’apprenant-lecteur la tolérance et l’ouverture sur l’autre. Car le roman, en tant que miroir de l’homme et de la société, a une valeur informative et historique. Il peint et instruit l’apprenant-lecteur.
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Introduction générale
3/ Le conte : les contes et la culture sont étroitement liés. J.C Denizot 1 précise dans son ouvrage que « Le conte est une forme d'expression universelle qui traverse l'espace et le temps, donc aussi les cultures ». A l'école, les contes permettent aux élèves l'acquisition d'un patrimoine culturel universel grâce notamment, à la richesse interculturelle. A plusieurs égards, ils offrent en effet, la possibilité aux apprenants de s'instruire, de s'ouvrir au monde, de nourrir leur imaginaire, de découvrir et de comprendre la vie, et bien-sûr de grandir. 4/ La fable : les perspectives à partir desquelles on peut envisager les Fables sont innombrables : perspectives générique, esthétique, socio-historique (voire politique), anthropologique et interculturelle... En somme, le genre textuel « la fable » constitue une œuvre incontournablement riche et foisonnante, susceptible d’étonner les apprenants par sa langue et ses références d’un autre âge. Les fables sont des documents formatifs, parce que donnant la possibilité de réfléchir sur la société d'autrefois, mais aussi sur celle d'aujourd'hui, pour bâtir celle de demain - l'une des finalités majeures de l'Éducation de ce siècle. En effet, les fables constituent des documents motivateurs parce que, souvent, déjà connus en langue maternelle, même si en versions adaptées. Les fables sous forme permettent de travailler la LE à différents niveaux: discursif, linguistique, culturel, entre autres (Canvat, 1999, Albert et Souchon, 2000). Ces mêmes textes qui promeuvent des ponts culturels et, donc, humains, universels et de tous les temps (Zarate, 1994). Finalement, parce que nous même croyons à cette maxime: "La littérature peut servir non seulement à informer sur la vie, mais à transformer la vie." (Giasson, 2000) et les fabulistes, par la qualité de ce qu'ils ont écrit, peuvent y jouer un rôle important. Ces genres apportent, chacun à sa manière, quelque chose qui peut susciter l’intérêt de l’apprenant, le motiver et faciliter l’enseignement/apprentissage du FLE. Le problème de la présence des textes littéraires n’est plus de mise. Notre intérêt dès lors se clarifie et notre recherche traite du texte littéraire comme outil d’enseignement du FLE. La question que nous nous posons est la suivante : comment est-il reçu par les collégiens ? Et quelles sont les approches par lesquelles il est abordé ? Quelles sont ses caractéristiques et ses apports en tant que support pédagogique ? Pour répondre à cette question, nous avons fait le choix d’observer des manuels plutôt que des pratiques effectives, car celles-ci sont toujours individuelles et propres à chaque enseignant, ce qui ne permet pas de généraliser les observations faites, ou ce qui impose une enquête
1 J-C Denizot, Structures de contes et pédagogie , CRDP de Bourgogne, 1995.
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Introduction générale
quantitative menée dans des situations très variées. En outre, le manuel est un outil très répandu, régulièrement utilisé par les apprenants ou/et par les enseignants lors de leurs cours ou de leur préparation. Nous nous sommes donc penché sur l’analyse des extraits présents dans les quatre manuels du moyen, nous avons abouti au résultat d’un choix de banaliser l’usage d’un texte littéraire dans les quatre manuels du moyen. Le texte se trouve toujours accompagné par les mentions minimales nécessaires, le nom de l’auteur ainsi que le titre de l’œuvre dont il est extrait, mais aucune autre indication n’est donnée. Document intégré dans l’ensemble du manuel comme peut l’être un exercice de grammaire, il est le support de plusieurs types de tâches communicatives ou linguistiques où sa dimension littéraire et culturelle ne sont pas exploitées. La didactique a sûrement pour objectif d’être mise en œuvre dans les classes, par des enseignants et pour des apprenants dont le but est d’apprendre le français. Dans ce sens, le choix du support pédagogique est une question qui intéresse tous les enseignants. Le manuel constitue donc un appui indéniable. Cela dit, tous les enseignants ne suivent pas la progression induite par le manuel, mais l’utilisation d’un ouvrage dans la classe peut conditionner la méthodologie appliquée par l’enseignant. Par conséquent, et tout en ayant conscience des limites de cette affirmation, on peut néanmoins dire que le manuel est une manifestation observable des pratiques de classes. Il informe à la fois sur la conception qu’ont ses auteurs de la méthodologie mise en œuvre et sur la pratique des enseignants qui vont l’utiliser. D’autres constats ont aussi contribué à notre détermination pour réaliser cette recherche. Il s’agit des textes littéraires proposés aux collégiens dans leurs manuels scolaires : 1. Les textes littéraires soumis aux collégiens sont répertoriés et classés en « types » : des textes du type narratif, descriptif, explicatif ou argumentatif, mais jamais en « genre », même si ce dernier apparaît déjà dans les manuels avec le conte, la fable et la BD, mais n’est aucunement exploité comme tel. 2. Le principal but de l’insertion d’extraits littéraires dans les manuels est généralement la pratique des compétences orales ; par conséquent, la richesse anthropologique et interculturelle du fragment littéraire n’est pas vraiment prise en compte car son étude est omise.
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Introduction générale
3. L’apprenant-lecteur croit qu’il fait de la littérature en répondant à des questions qui accompagnent le texte, alors qu’en vérité, il s’efforce de retrouver l’intention du concepteur du questionnaire. En somme, même si le genre existe, il demeure un outil mis au service d’une dominante typologique. C’est sur la base de ces éléments que nous avons forgé la problématique suivante : Quels enjeux didactiques et pédagogiques favoriseraient l’apprentissage d’une compétence interculturelle par le biais du texte littéraire dans le cadre de l’autobiographie, le conte, la fable et le roman de manière à ce qu’ils accomplissent le rôle de « transmetteur » interculturel au moyen algérien ? Dans cette perspective, plusieurs questions secondaires se posent : quels types de textes littéraires motiveraient mieux les apprenants et faciliteraient le travail didactique en cours ? Quelle place ont l’interculturalité et la littérature dans les méthodes actuelles d’enseignement/apprentissage du FLE au moyen algérien ? Quelle méthodologie faudrait-il suivre pour rendre efficace l’exploitation interculturelle des fragments ? Quelles sont les finalités qu’on peut envisager dans l’enseignement/apprentissage du texte littéraire pour la découverte de l’altérité ?
HYPOTHESE DE RECHERCHE Notre hypothèse de recherche est la suivante : « par l’approche des extraits littéraires proposés dans les quatre manuels du moyen par une approche interculturelle et anthropologique, le collégien pourrait développer un esprit critique lui permettant d’interpréter des systèmes de référence différents du sien et le rendant conscient d’un patrimoine culturel mondial pluriel qui favorise l’ouverture et la tolérance. Cela dit, nous tenons compte des présupposés suivants : - utiliser le texte littéraire dans une perspective interculturelle favoriserait la construction identitaire de l’apprenant et son ouverture sur l’altérité ; - le texte littéraire, obéissant à des préoccupations esthétiques et formelles diverses, a toujours accompli plusieurs fonctions selon les périodes historiques, les courants socioculturels et les idéologies des individus ; - les textes littéraires intégrés dans les manuels scolaires ne sont pas ces objets banals qui s’effacent sans lendemain des mémoires des apprenants. Ils jouent un rôle qui dépasse la simple transmission de connaissances scolaires. Ils sont des acteurs
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importants de la culture, et des témoins exceptionnels des valeurs, des pratiques sociales, dans leurs variations et leurs continuités historiques et géographiques ; - Soit par manque de temps, soit par les exigences des objectifs du programme scolaire, les enseignants se limitent à exploiter les textes littéraires du manuel tel qu’il y est suggéré ; - en l’absence de professeurs-médiateurs interculturels, les chances de promouvoir une didactique interculturelle du texte littéraire s’amenuisent.
OBJECTIFS DE RECHERCHE L’objectif de cette recherche est donc de montrer comment l’exploitation des textes littéraires en classe dans une visée interculturelle, peut amener l’apprenant à acquérir un esprit d’ouverture dans le respect de l’altérité, afin de développer des compétences interculturelles et devenir ce passeur culturel. Ainsi, à la fin de ce travail, nous pourrons déterminer la dimension interculturelle présente dans les extraits appartenant à ces quatre genres. Des extraits qui ont pour principal but bien sûr de motiver le collégien algérien et de permettre une lecture anthropologique et interculturelle des textes littéraires qui faciliteront le passage à une lecture autonome en classe.
METHODOLOGIE Fondements méthodologiques de la recherche Pour répondre à ces différentes questions, nous nous appuyons sur les outils suivants : a/ Les outils théoriques qui englobent les différentes approches suivantes : - Didactique et pédagogie : les apports de la didactique des langues et de la pédagogie en général vont nous permettre de mieux cerner les rapports qu’entretiennent les collégiens algériens avec la langue française. A la lumière de ces théories nous pourrons ainsi analyser les manuels algériens et l’utilisation qu’ils font des textes littéraires. - Générique : cette approche permet de définir les différents genres constitutifs de notre corpus dans le but de comprendre leur fonctionnement et leurs caractéristiques dans une perspective interculturelle. Par la suite, voir l’impact que peut avoir l’introduction de la notion de genre textuel dans le cadre de la lecture littéraire au moyen. - Interculturelle : cette approche associe littérature et interculturel. Elle appréhende le texte littéraire comme « lieu emblématique de l’interculturel » (Abdallah- Pretceille et
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Porcher 1996), capable de provoquer et de tisser le dialogue des langues et des cultures dans la classe de langue. En effet, la lecture littéraire y est envisagée dans la classe de langue, à la fois comme : lieu d’une rencontre interculturelle entre le texte et son lecteur, ou même entre les lecteurs apprenants qui échangent au sein de la classe, et éventuellement lieu de construction de compétences (inter)culturelles. - Anthropologique, ethnographique ou référentielle : cette approche va grandement nous aider à stimuler la participation active de l’élève en cours en observant prioritairement les réalités humaines. En d’autres termes, il s’agit de lire et interpréter l’inscription concrète des hommes dans leur milieu naturel et culturel. b/ Des outils qui permettent de mieux connaître la pratique du texte littéraire en classe de français par le biais de l’analyse d’un élément commun à un grand nombre de situations d’enseignement / apprentissage : le manuel de français du moyen. Afin de disposer d’une représentation de l’exploitation pédagogique du texte littéraire dans les manuels de FLE au cycle moyen, nous avons constitué un corpus de 124 extraits produits par 81 auteurs inscrits dans quatre genres différents. En effet, pour connaître avec précision les différentes modalités d’usage de la littérature dans les quatre manuels du moyen, nous allons tout d’abord considérer le corpus réuni puis nous observerons le choix des genres, des auteurs, des thèmes et des rubriques, leur présentation, les activités qui leur sont associées. En dernier lieu, nous soumettons les textes à une analyse anthropologique et interculturelle qui s’est construite à partir des travaux de L. Porcher, M. Abdallah –Prétceille, Luc Collès, A. Séoud, et autres. S’interroger sur le statut attribué aux documents littéraires dans les manuels du cycle moyen nous a amené à opter, dans un premier temps, pour une analyse des contenus. C’est pourquoi nous avons élaboré une grille de «balayage» des manuels. Nous procédons comme suit: - Inventorier le nombre de textes littéraires insérés dans les quatre manuels du moyen. - répartir l’ensemble des textes selon des critères significatifs (auteur, occurrence, rubrique, thématique, etc. - Répartition des auteurs en fonction de leur origine (français ou francophones). - Classement des textes littéraires en fonction de leur genre.
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Introduction générale
- lecture/analyse des textes choisis selon une grille de lecture inspirée des travaux des théoriciens de l’approche anthropologique et interculturelle.
Organisation générale du travail
Pour répondre à notre problématique, notre travail de recherche est organisé comme suit : - Première partie : cette partie, constituée de quatre chapitres, posera le socle théorique de notre réflexion en présentant la problématique et son cadre conceptuel. Elle a pour but d’apporter des réponses aux questions suivantes : quel est le statut du français en Algérie ? quelle est la place et la fonction du texte littéraire à travers les méthodologies successives ? Quels liens sont tissés entre l’enseignement du texte littéraire et les objectifs culturels et interculturels ? Comment sont présentés et utilisés les textes littéraires dans les manuels du moyen ? • Le premier chapitre se donne pour objectif de présenter le paysage sociolinguistique et sociodidactique en Algérie en évoquant brièvement les circonstances historiques de la présence du français dans ce pays. Il traite également l’historique de l’enseignement de la langue française en Algérie avant et après l’indépendance : quelles langues sont parlées en Algérie ? Quel est le statut de chacune d’entre elles ? Et plus précisément quel est le statut du français ? Cela nous permettra de savoir si le français est pratiqué en dehors de l’école mais aussi quel rapport entretient l’apprenant algérien avec cette langue car cela influe sur ses capacités en tant que lecteur. • Le second chapitre propose un retour historique sur la place et la fonction du texte littéraire à travers les méthodologies successives du FLE. Nous nous sommes particulièrement intéressé au rapport existant entre enseignement du texte littéraire et objectifs culturels et interculturels. En effet, le texte littéraire a pendant longtemps été considéré comme l’occasion de découvrir une culture, de sa familiariser avec les manières d’être, de penser, les valeurs et les interrogations propres d’un peuple donné. Enfin, un ensemble de travaux associent le texte littéraire à des objectifs interculturels. • Le troisième chapitre se penche de manière spécifique sur les notions opératoires dans ce champ pour étudier, comme c’est notre objectif, en quoi le texte littéraire est susceptible d’être le médiateur et / ou le déclencheur de
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Introduction générale
contacts entre cultures dans la classe de langue. Parmi les multiples notions envisageables, ce sont celles de culture : d’abord, la culture comme savoir ou « culture cultivée » ; ensuite, la culture comme « savoir-faire » ou discours anthropologique, et enfin, la culture comme « savoir-être » ou discours interculturel qui attireront de manière plus spécifique notre attention. Et en dernier lieu, nous mettrons l’accent sur l’association texte littéraire/ interculturalité. • Le quatrième chapitre s’interroger sur le statut attribué aux documents littéraires dans les manuels du cycle moyen. Dans un premier temps, pour une analyse des contenus, nous avons élaboré une grille de «balayage» des manuels. Dans notre relevé, nous procédons comme suit: Inventorier l’ensemble de textes littéraires insérés dans les manuels ; répartir l’ensemble des textes selon des critères significatifs (auteur, récurrence (nombre d’extraits), nationalité, époque…) ; Répartition des auteurs en fonction de leur origine (français ou francophones) ; Classement des textes littéraires en fonction de leur genre. Seconde partie : cette partie sera consacrée à l’exploitation/utilisation des textes littéraires présents dans les quatre manuels du moyen, dans le cadre d’une organisation par genre (l’autobiographie, le conte, la fable et le romanesque). Nous commencerons donc par les définir afin de comprendre leur fonctionnement et ce qui fait leur intérêt pour l’apprenant- lecteur. Nous aborderons, ensuite, l’utilisation qui en est faite dans les manuels. Nous traiterons à la suite de cela des extraits que nous avons choisis en classe, empruntés à chacun des quatre genres, et comment l’enseignant les a abordés. Puis, nous proposerons une analyse de quelques textes proposés dans les quatre manuels du moyen, à la lumière de la démarche anthropologique et interculturelle proposée par les théoriciens L. Porcher, M. Abdallah- Pretceille, A. Séoud, L. Collès, De Carlo, et les autres. Les extraits littéraires feront l’objet d’analyse/exploitation afin de décrypter la dimension culturelle et interculturelle ainsi que de vérifier les limites et les insuffisances de la lecture littéraire appliquée dans les classes du moyen . Nous tenterons donc, après une organisation des extraits littéraires présents dans les quatre manuels par genres (l’autobiographique, le conte, la fable et le romanesque), d’exploiter ces textes
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littéraires comme espace privilégié pour une perspective interculturelle en classe de langue au moyen. Nous nous attacherons dans cette deuxième partie à partager les étapes didactiques que nous proposons pour exploiter des extraits autobiographiques, romanesque, des conte et fables en cours dans une perspective anthropologique et interculturelle, de manière à affronter les difficultés que cela peut entraîner. Dans le but d’illustrer ces démarches, des exemples pour travailler autour de quelques extraits littéraires seront présentés. Cette partie se subdivise en quatre chapitres :
• Le cinquième chapitre aborde une réflexion sur les caractéristiques qui font de la littérature – particulièrement l’autobiographie- une source très riche pour enseigner le FLE dans une perspective interculturelle. Ensuite, à partir de l’analyse de plusieurs textes autobiographiques pris des quatre manuels de français du cycle moyen, nous proposerons une méthodologie didactique pour enseigner le FLE à partir de textes autobiographiques, dans une perspective interculturelle et anthropologique. Nous étudierons aussi l’utilisation qui en est faite dans les manuels algériens au moyen. L’objectif est donc de faciliter aux enseignants l’intégration de la littérature en cours de FLE avec des collégiens. • Le sixième chapitre traite les aspects pratiques de l’utilisation du genre textuel « le conte » en classe de français dans une perspective interculturelle. Notre but est centré sur l’objectif majeur de décrire l’itinéraire pédagogique du conte au moyen, selon une perspective interculturelle. Notre but est tout simplement d’inviter les apprenants et les enseignants à aller au contact du conte et par là, à le déchiffrer selon les diverses facettes qu’il recèle, particulièrement celle de l’interculturalité. • Dans le septième chapitre, nous allons voir différents aspects concernant l’utilisation de la fable comme moyen pour améliorer le niveau de lecture et motiver les collégiens sur le plan de l’ouverture sur l’autre et à accepter la différence des cultures. Cela dit, nous tenterons d’analyser les aspects pratiques de l’usage du genre textuel « la fable » en classe de français au moyen, dans une perspective interculturelle. Cette exploitation didactique du genre littéraire « la fable » a pour objectif d’amener les élèves à s’approprier les Fables sous diverses dimensions (son lien avec le reste de la production
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littéraire, tant en amont qu’en aval, ses dimensions stylistiques, esthétique, référentielle et socio-culturelles, mais aussi ce qu’elle convoque chez son lecteur). Elle a aussi pour but de les amener à mieux comprendre certaines notions liées aux caractéristiques génériques ou aux particularités des fables lues, elles sont toujours en partie destinées à permettre à l’élève de mieux comprendre et interpréter ces textes dans une perspective interculturelle. Enfin, nous proposerons une série de suggestions permettant d’utiliser différentes manières dans l’analyse des fables en classe de sorte à ce que cela puisse intéresser l’apprenant et l’amener à devenir un lecteur autonome. • Le huitième chapitre est consacré à l’exploitation des extraits romanesques présents dans manuels du moyen, dans une perspective interculturelle. Nous étudierons ainsi l’utilisation qui en est faite dans les manuels au moyen algérien. Nous reviendrons ensuite aux extraits que nous avons choisis d’approcher selon la démarche proposée par les théoriciens de l’approche interculturelle, à l’exemple de Louis Porcher. Enfin, nous proposerons une série de suggestions permettant de bien traiter un extrait romanesque en classe de telle façon à ce que cela puisse attirer l’attention de l’apprenant-lecteur sur le volet culturel, interculturel et anthropologique du texte littéraire. • Le neuvième chapitre fera l’objet d’une mise en pratique d’une série de propositions didactiques pour aider à mettre fin à une crise de lecture/exploitation du texte littéraire dans une perspective anthropologique et interculturelle. Ces propositions didactiques se situent au niveau de l’alliance de lecture littéraire- interculturalité en classe. Elles seront organisées en trois propositions : Proposition d’une séquence didactique sur le conte dans l’enseignement /apprentissage du FLE au moyen dans une perspective interculturelle ; Proposition d’une séquence didactique sur la fable dans l’enseignement /apprentissage du FLE au moyen dans une perspective interculturelle ; Propositions d’activités pour une exploitation d’un extrait romanesque. À la suite de ces considérations, nous avons élaboré une grille d'analyse que nous voulions détaillée et systémique, c'est-à-dire qui puisse rejoindre toutes les dimensions des relations interculturelles et rendre active la
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lecture littéraire. La grille de lecture comporte cinq catégories que nous proposons sous forme de fiches. Nous conclurons par différentes propositions de choix d’extraits et de propositions et d’approche interculturelle pour analyser le document littéraire, dans le but de motiver les apprenants et de les intéresser à la lecture littéraire en classe.
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PARTIE I Préliminaire pour l’utilisation de la littérature et l’interculturalité en classe de langue en Algérie : Un cadre théorique pluriel
PARTIE I : Préliminaire pour l’utilisation de la littérature et l’interculturalité en classe de langue en Algérie : Un cadre théorique pluriel
Introduction à la première partie
Le collégien algérien est à la fois : un algérien de culture, un adolescent, un apprenant et un lecteur. Tous ces constituants influencent les rapports de l’apprenant algérien avec la lecture littéraire en français. Nous allons donc essayer, dans cette partie, de cerner tous les facteurs qui peuvent influencer l’appréhension qu’a un collégien algérien d’un texte littéraire en français : Dans quel bain linguistique évolue-t-il ? Quelles langues parle-t-il au quotidien ? Parle-t-il en français ? lit-il en français ? Quels genres de textes littéraires lit-il ? Quelle place occupe le texte littéraire dans le programme du moyen ainsi qu’à travers les méthodologies successives ? Comment sont présentés et utilisés les textes littéraires dans les manuels du moyen ? Quels liens sont tissés entre l’enseignement du texte littéraire et les objectifs culturels et interculturels ? Pour répondre à cette série de questions et à bien d’autres, nous avons organisé cette partie en quatre chapitres. Le premier chapitre nous permet de dégager le statut du français en Algérie à travers une étude des différentes langues en contact et leurs statuts autant sur le plan politique que social. L’étude du statut nous semble importante dans la mesure où ce statut influence le rapport des collégiens algériens avec l’apprentissage du français. Dans le second chapitre, nous proposons un aperçu historique sur la place et la fonction du texte littéraire à travers les méthodologies successives du FLE. Nous nous sommes particulièrement intéressé au rapport existant entre enseignement du texte littéraire et objectifs culturels et interculturels. Nous passerons ensuite au troisième chapitre qui sera consacré aux notions opératoires dans ce champ pour étudier, comme c’est notre objectif, en quoi le texte littéraire est susceptible d’être le médiateur et / ou le déclencheur de contacts entre cultures dans la classe de langue. Au niveau du quatrième chapitre, pour les besoins d’une analyse des contenus, nous avons élaboré une grille de «balayage» des manuels. Dans notre relevé, nous procédons comme suit: - Inventorier l’ensemble de textes littéraires insérés dans les manuels ; - répartir l’ensemble des textes selon des critères significatifs (auteur, récurrence (nombre d’extraits), nationalité, époque…) ; - Répartition des auteurs en fonction de leur origine (français ou francophones) ; - Classement des textes littéraires en fonction de leur genre. Tous ces éléments représentent, dans les grandes lignes, les points qui vont être traités tout au long de cette première partie.
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CHAPITRE 1 L’Algérie à l’épreuve de sa diversité linguistique et culturelle : histoire d’un échec répété
Chapitre 1: L’Algérie à l’épreuve de sa diversité linguistique et culturelle : histoire d’un échec répété
INTRODUCTION
Nous consacrons ce chapitre à un état des lieux des langues en présence en Algérie car elles représentent à la fois un enjeu identitaire et un combat politique. Cela dit, la question des langues demeure un des plus importants facteurs déterminant de l’identité de la société algérienne pendant la colonisation et après l’indépendance. Ainsi, tout au long de ce chapitre, nous comptons parler de l’évolution de la situation linguistique en Algérie en la situant dans les différents contextes politiques. Nous allons évoquer l’histoire sociolinguistique de l’Algérie depuis 1830 jusqu’à nos jours, et cela se résume en deux phases: la francisation et puis l’arabisation. En effet, en reprenant les propos de D. Morsly 1, pour qui « la promotion d’une langue et d’une seule aux dépends des autres langues utilisées dans le pays. » Autrement dit, les politiques linguistiques suivies pendant ces deux phases se fixaient pour objectif d’avantager une langue au détriment des autres. Dans cette phase de notre travail, nous tenterons de présenter le paysage sociolinguistique algérien en expliquant la place et la fonction symboliques assignées à chaque langue en présence dans l’environnement des Algériens. Puisque la situation linguistique met en scène quatre langues principales en Algérie : l’arabe, le tamazight, le français et l’anglais. Il y a lieu d’éclaircir le développement de ces langues qui s’est effectué parallèlement aux événements historiques, aux mouvements politiques qui ont marqué l’histoire du pays.
1MORSLY, D. : « Paroles de femmes en textes » in, Expressions, Revue du département des langues, Actes du colloque international : Des femmes et des textes dans l’espace maghrébin, 21-23 Mai, Université Constantine- Mentouri, 2000, p.285.
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Chapitre 1: L’Algérie à l’épreuve de sa diversité linguistique et culturelle : histoire d’un échec répété
1. L’Algérie face à la question de la diversité linguistique De l’avis des linguistes et des didacticiens, la situation sociolinguistique de l’Algérie est scindée en deux moments : la période coloniale et la période postcoloniale. L’arabisation du Moyen-âge et la colonisation française sont deux étapes historiques qui ont radicalement modifié le profil linguistique de l’Algérie. Ainsi, il existe en Algérie quatre langues majoritaires au statut inégal. En premier lieu, il faut mentionner l’arabe classique 2 qui, tout en jouissant du statut de langue nationale et officielle, ne constitue pas un moyen majeur de communication. Étant donné qu’il s’agit avant tout de la langue de l’instruction et de la religion, son emploi est assez restreint et touche essentiellement l’écrit. Le domaine de la communication quotidienne, quant à lui, est largement réservé à d’autres variantes (ou dialectes) de l’arabe algérien ou « derdja », en plus du berbère, sous ses diverses variantes, constitue une autre langue locale. Comme nous le montrerons dans la suite, la coexistence de l’arabe classique et du berbère ne s’est pas toujours faite sans problèmes. Par ailleurs, ces deux langues locales : « l’arabe dialectal» et le berbère sont incontestablement les deux langues maternelles du pays. La spécificité de l’espace linguistique algérien provient de la présence de la langue française, due à son passé colonial. Les statistiques montrent un nombre appréciable de locuteurs francophones ce qui montre bien que la langue de l’ex-colonisateur joue encore aujourd’hui un rôle important dans le pays. Il s’agit notamment du domaine économique et de l’enseignement, car le système éducatif en Algérie se fait partiellement en français et la langue française est aussi une matière enseignée et ayant un statut privilégié parmi les autres langues étrangères. Les langues parlées par les Algériens pendant la colonisation Si nous parlons de l’Algérie comme partie intégrante du Maghreb, nous devons évoquer la berbérité de l’Algérie et de tout le Maghreb. Depuis la conquête arabe du VIIe au IXe siècle, la population berbère est soumise à un double mouvement d’islamisation et d’arabisation. Le peuple berbère était le premier occupant de ce territoire depuis des millénaires. Il y a des variétés du berbère qui sont en usage jusqu’à nos jours : le kabyle en Kabylie, le chaoui dans les Aurès, le tamachek chez les Touaregs, le M’zab à Ghardaia, le Chenoui à Tipaza.
La terre Algérie, de par son fort potentiel géographique stratégique et ses richesses naturelles, a toujours suscité la convoitise des puissances colonialistes, ce qui lui vaut le qualificatif de
2 Sous la plume de certains auteurs, on trouve la notion d’« arabe standard ». Nous employons uniquement le terme « arabe classique » pour désigner la langue officielle de l’Algérie.
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« terre de passage et d’invasions ». Parmi ces agresseurs nous pouvons citer les Phéniciens, les Romains, les Vandales, les Byzantins, les Arabes, les Espagnols, les Ottomans et les derniers en date, c’étaient les Français. Par ailleurs, chaque agresseur laisse derrière lui des séquelles telles que « la langue », entre autres. En effet, les autochtones sont amenés, par la force des choses, à utiliser la langue de l’agresseur/ dominateur. En d’autres termes, de nombreuses civilisations ont occupé le territoire algérien à travers l’histoire. Plusieurs peuples s’y sont succédés afin de coloniser ce pays habité par des populations berbères (Taleb- Ibrahimi, 1995, Morsly, 1988). Le résultat logique de ces conquêtes se traduit par une co- présence sur le territoire algérien de plusieurs langues qui sont l’arabe moderne ou standard, l’arabe algérien, le berbère et le français (Asselah-Rehal, 2001). En ce qui concerne l’occupant français, nous voudrions au préalable essayer de montrer certains aspects de la politique menée par les Français en Algérie. L’Algérie fut la première colonie française sur le continent africain. Colonisée sous Charles X en 1830, elle ne gagna son indépendance qu’en 1962. On peut dire que l’Algérie avait un statut spécifique parmi les colonies maghrébines. A la différence du beylik de l’Algérie ottomane, des Français et des Européens s’enracinent en Algérie: c’est une colonisation de peuplement dont la population atteint, à la fin du XIX ème siècle, presque le quart de la population algérienne 3. En 1848, le pays fut divisé en trois départements : Alger, Oran et Constantine. Cela nous montre bien que les Français visaient à l’administrer comme la France métropolitaine. Les colonisateurs menaient en Algérie la politique d’assimilation qui se traduisait par la soumission directe de la colonie au parlement français et au conseil des financiers dans la colonie. À la tête de l’Algérie fut placé le gouverneur général qui avait sous son autorité les préfets des trois départements. Toutefois, nous tenons à préciser que la pacification du territoire était loin d’être une sinécure, elle s’effectuait par étapes et que jusqu’à la fin du XIX e siècle, l’Algérie connut des séditions sanglantes. Dans ces conditions, les Algériens ont été soumis à un statut spécial. L’administration de leurs affaires a été confiée aux « bureaux arabes » dirigés par les officiers français. Les Algériens n’avaient le droit ni de créer des partis politiques ni de voter. Or, ils n’étaient pas jugés d’après les lois françaises mais par le « codex indigène ». Autrement dit, ils étaient des sous- citoyens. G. Grandguillaume estime à ce sujet que : « L'Algérie a été constituée par la France qui lui a en même temps nié toute identité propre : «L'Algérie, c'est la France», a-t-on
3 Meynier G., L’Algérie et les Algériens sous le système colonial. Approche historico historiographique », Insaniyat n°65-66 juillet- décembre 2014, pp.13-70.
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longtemps répété 4». En toute évidence, la société algérienne est loin d’être monolingue ni monoculturelle. Le paysage linguistique de l'Algérie est donc multilingue. Le brassage culturel et identitaire s’amplifia avec l’occupation ottomane au VIII e siècle. En 1830, le peuple algérien découvre l’occupation française, qui dura 132 ans et qui se révéla d’une agressivité inouïe, et à juste titre, K.T. Ibrahimi écrit : « le français, langue imposée au peuple algérien par le fer et le sang, par une violence rarement égalée dans l’histoire de l’humanité a constitué un des éléments fondamentaux de la France vis-à-vis de l’Algérie. 5 » A juste titre, certains chercheurs estiment que parmi ces langues présentent, dans le paysage linguistique algérien, figurent celles qui ont été imposées par les différents colonisateurs qui se sont succédé en Afrique du Nord, afin de mieux asservir les autochtones et parfaire la colonisation. D’autres, en revanche, renvoient la source de cette opulence linguistique à une multitude de paramètres politiques, géographiques, économiques, etc., Autrement dit, la conséquence logique d’une réalité historique. Notons qu’avant la colonisation française, la seule langue écrite en Algérie était l’arabe classique, diffusée avec l’islam. Mais, lors de la colonisation française (1830-1962), le français a été introduit en tant que langue officielle par le pouvoir colonial français. En effet, avant 1962, le plurilinguisme était une réalité incontestable, puisque plusieurs langues coexistaient à l’instar de : L’arabe classique, moderne ou littéraire, - L’arabe algérien ou dialectal et le berbère. Aperçu historique de la langue française en Algérie D’aucuns estiment que la langue française est introduite dans cette terre algérienne en 1830, c’est-à-dire après le débarquement des troupes de l’armée française. En effet, il est une règle, la langue du dominateur est naturellement imposée. Cette hégémonie linguistique est mise en œuvre par la machine coloniale afin d’asseoir définitivement le pouvoir colonial. La politique coloniale a mené une chasse aux sorcières envers l’islam et la langue arabe. Aversion manifestée notamment par la confiscation des biens habous (fondations pieuses qui finançaient les lieux de prières et d’enseignement du Coran et de la langue arabe). Ces confiscations ont entraîné un analphabétisme en arabe résultant de l’effondrement des structures de l’enseignement de l’islam et de l’arabe. Cette politique s’est poursuivie par la confiscation des grandes mosquées et leur transformation en églises. Cependant,
4 Grandguillaume G., « La francophonie en Algérie », Hermès , n° 40, Paris, 2004, pp.75-78. 5 Taleb Ibrahimi, K. (1995, 2ème édition, 1997). Les Algériens et leurs(s) langue(s), éléments pour une approche sociolinguistique de la société algérienne . Alger : Les Editions El Hikma, p.35.
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l’appropriation de la langue française a été considérée comme une nécessité économique et sociale. Dès le début de la colonisation, la France ne s’était pas contentée de la dépossession des Algériens de leur terre, mais elle s’est également assignée, comme objectif, de les priver de leur langue et de leur culture. A ce sujet, M. Benrabah constate que « la dépossession culturelle s’accentue avec l’introduction en terre conquise de la langue et du système éducatif français. Dans les rangs des militaires, administrateurs et civils, très peu doutent de la mission « civilisatrice » de la France. Pour eux, la domination de l’Algérie passe par la propagation du français et de l’école française.» (1997: 47). D’ailleurs, les autorités coloniales, selon les propos de T. Kh. Ibrahimi 6, avaient pris des mesures visant la déculturation et la désarabisation des Algériens avec comme objectif final l’assimilation et la francisation de ce peuple afin de le maintenir dans le giron de la Mère-Patrie. Autrement dit, le pouvoir colonial adoptait une politique de reniement et d’effacement de l’autochtone (le colonisé), sauf qu’une telle manœuvre avait aboutit à la déstabilisation de l’ordre socio- économique et social de la société algérienne. Et comme le note R. K. Bensalah « la politique de négation du colonisé se voit donc renforcée par l’annulation de l’école et de sa langue institutionnelle, l’Arabe qui aboutit à un appauvrissement culturel considérable sinon à la 7 déculturation organisée ». Dès les premières étapes de la colonisation de l’Algérie, les Français bâtissaient partout et très vite des écoles. D’ailleurs, c’est en Algérie, après sa départementalisation en 1848, que l’institution scolaire a pris un caractère particulier, parce qu’elle a été utilisée de façon systématique pour diffuser la doctrine coloniale française, telle qu’elle a été formulée par Jules Ferry « la mission civilisatrice de l’école française ». Car c’est la République française qui incarne la civilisation. Cette idée, très courante à l’époque de l’expansion coloniale, est cristallisée dans le discours de Jules Ferry à la Chambre des députés en 1885: « Je répète qu’il y a pour les races supérieures un droit, parce qu’il y a un devoir pour elle. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures . »8 Ainsi, la France définit son pouvoir absolu qui va jusqu’à inventer une responsabilité de porter les Lumières aux peuples indigènes. Au centre de ce « devoir d’humanité» 9, qu’on appellera ensuite « mission civilisatrice» de la France, l’on
6 Taleb Ibrahimi, K. (1995, 2ème édition, 1997). Les Algériens et leurs(s) langue(s), éléments pour une approche sociolinguistique de la société algérienne . Alger : Les Editions El Hikma, p.60. 7 R. K. Bensalah cité in Taleb Ibrahimi, K. (1995, 2ème édition, 1997). Les Algériens et leurs(s) langue(s), éléments pour une approche sociolinguistique de la société algérienne . Alger : Les Editions El Hikma, p.60. 8 Ferry J., Discours prononcé à la chambre des députés : le 28 juillet 1885, « Les Fondements de la politique coloniale ». 9 Ibid
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retrouve les principes de la République, « Liberté, Égalité, Fraternité», justifiant la colonisation. Ainsi, l’école, devait servir d’institution assimilatrice dans les colonies. En définitive, la démarche coloniale visait une assimilation culturelle en imposant le français contre les langues des colonisés (le berbère et l’arabe). De son côté, Khaoula Taleb Ibrahimi 10 souligne que la machine coloniale a, dès son arrivée en Algérie, entamé un travail de francisation au détriment de la langue arabe : « Dès les premières années de la colonisation, une entreprise de désarabisation et de francisation est menée en vue de parfaire la conquête du pays ». Et pour illustrer cette idée, elle reprend plus loin : " Le Français, en évinçant la langue arabe dans son propre territoire […]a conduit les Algériens à se réfugier dans l’oralité devenue leur mode d’expression dominant, seule forme de résistance à opposer à l’entreprise forcenée de désarabisation et de déscolarisation menée par les colonisateurs et dont la plus dramatique des conséquences a été de plonger ce peuple, héritier d’une culture prestigieuse et séculaire, dans la nuit coloniale de l’analphabétisme et de l’ignorance 11 ». D’ailleurs, un siècle après la conquête, la langue arabe est reléguée au statut de langue étrangère dans son propre territoire. Et même son usage est confiné dans la clandestinité. L’entreprise de désarabisation, selon la même auteure, se manifeste à travers la déformation des patronymes arabes, le remplacement des noms des localités et des villes par des noms français, et enfin, le vaste programme d’instruction des indigènes par l’introduction de l’école française à laquelle est confiée la mission d’asseoir la domination de la France perpétuellement. L’auteure renchérit : « A la désarabsation, va correspondre une entreprise forcenée de francisation, des mesures visant à imposer le français vont être mises en œuvre 12 ». Néanmoins, face à la politique de désarabisation des autorités françaises, la population algérienne a opposé un refus et a manifesté son attachement à ses valeurs et à sa langue. Pour preuve, il n’y a qu’à méditer l’exemple de l’attachement de l’Emir Abdelkader à l’Islam et à la langue arabe, car durant son règne, tous les documents officiels de l’Etat algérien d’alors, étaient rédigés en arabe littéraire, y compris les textes échangés entre l’Emir et les militaires français et ses correspondances avec les responsables étrangers, selon les propos de M. Emerit (cité dans K.T.Ibrahimi, 1997, p.176).
10 Taleb Ibrahimi, K. (1995, 2ème édition, 1997). Les Algériens et leurs(s) langue(s), éléments pour une approche sociolinguistique de la société algérienne . Alger : Les Editions El Hikma, p.36. 11 Ibid., p.35.
12 Ibidem.
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De ce qui précède, le pouvoir colonial semble déterminé à généraliser la langue française par le biais de l’école afin de garantir sa main mise sur le pays. Dans le même ordre d’idées Dahmane 13 (2009 ) écrit : « Les autorités coloniales œuvraient, depuis le début de l’invasion, à l’effacement de la langue arabe au profit de la langue française conformément à l’adage "telle est la langue du roi, telle est celle du pays". Notons qu’avant l’occupation française, les institutions scolaires étaient nombreuses à travers tout le territoire national. Et le niveau d’instruction est comparable à celui des départements français de l’époque même si, l’enseignement algérien fut financé par le dit « habous » (les fonds religieux qui constituaient la source principale des revenus pour les institutions religieuses, y compris les écoles ). En adoptant une politique de « substitution», l’administration coloniale procède par étapes; pour faire disparaître les traces de la langue arabe, elle s’efforce tout d’abord de contrôler les institutions de l’enseignement. Dans une seconde étape, l’on décide de s’attaquer à l’enseignement de la langue arabe qui demeurait hors contrôle. La première mesure radicale vise, en 1843, à spolier les biens communautaires, source principale de financement, des écoles et mosquées. En même moment, les contenus, proposés par l’école coloniale, visent l’ascension exclusive de la langue française. En 1843, lorsque l’État s’appropria des biens habous, on a décrété le déclin du système éducatif algérien. De leur côté, les officiers coloniaux refusèrent de subventionner les écoles et les mosquées et d’assurer les postes pour le nombre suffisant d’enseignants. D’ailleurs, le manque d’enseignants musulmans fut comblé par des Français qui enseignaient dans beaucoup d’écoles - même dans les écoles « madrasa » .14 En outre, les programmes scolaires furent élaborés en langue française, l’arabe ne fut guère enseigné. Plus tard, une minorité indigène, composée particulièrement par des musulmans privilégiés, a été scolarisée. Et pour mieux maîtriser l’amenuisement de la langue arabe, d’autres moyens sont employés pour rétrécir son corollaire, en l’occurrence, l’Islam. Nous pouvons constater, à présent, que ce n’est qu’à la faveur de l’affaiblissement de la résistance et de la dislocation du tissu social algérien que la langue française parvient à pénétrer dans les foyers algériens et à s’imposer de la façon que l’on connait aujourd’hui. À partir de 1930, le français avait déjà envahit tous les secteurs. Bien sûr, l’école n’est pas le seul moyen par lequel la langue a pris place dans la vie des habitants. Cela permet de déduire
13 Dahmane, H. ( 2009). L'aventure de la langue française en Algérie, N° 09 –. 14 Le terme madrasa désigne un établissement d’enseignement secondaire et supérieur soumis au pouvoir religieux, dans les pays de confession musulmane. Le dictionnaire Mediadico. Accessible sur le site :
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qu’il y a deux mouvements qui ont permis l’installation du français en Algérie. D’un côté, les efforts consentis par la machine coloniale qui a décidé de généraliser le français ou un certain français au détriment de l’arabe. Et nous avons, d’un autre côté, l’engouement vers la langue française pour des raisons socio- économiques car bien communiquer en français permettait d’exercer un travail pour gagner sa vie. Sachant que l’Algérien musulman était considéré comme un citoyen français de pacotille – pas même de seconde zone – qui habitait un département français connu et reconnu et qui ne jouissait d’aucune considération et d’aucun droit surtout. Notons tout de même que dès le début de la colonisation, le pouvoir français envisage une sédentarisation de longue durée. Pour ce faire, il comptait entreprendre la francisation du pays. Après une conquête du territoire réalisée dans le sang, l'administration coloniale en place, l'accompagna d'une assimilation culturelle des indigènes qui constitue en soi, le parachèvement de la mission « civilisatrice » du peuple algérien dont on veut irrémédiablement dompter la résistance en faisant promulguer le code de l’Indigénat en 1881, où le peuple, de seconde zone, est totalement exclu de la vie économique et politique, de surcroît . 2. L’Ecole algérienne : De l’algérianisation des contenus à la mise en place du fondamental en passant par l’arabisation vers une école réformée
Au lendemain de sa libération, l’ancienne colonie qu’était l’Algérie, doit faire face à de nombreux dilemmes. En urgence, il fallait tout d’abord remédier à l’anarchie dans laquelle se trouvait la situation économique, héritée du départ massif et précipité des Européens qui représentaient alors la majorité des cadres en poste en Algérie. Il faut trancher les questions concernant la future orientation économique, sociale et culturelle du pays en s’efforçant de se faire une nouvelle virginité et une légitimité en tant qu’un État indépendant. Pour le pouvoir de l’époque, c’est le discours sur la politique linguistique qui représente un vrai symbole de la légitimité. En plus d’une insuffisance drastique en matière de scolarisation à tous les niveaux, le jeune Etat algérien se trouvait face à une pénurie en matière d’enseignants ce qui, d’ailleurs, le contraint à recouvrir à des palliatifs. Déjà pour remplacer les nombreux enseignants, qui dès juillet 1962 avaient quitté l’Algérie, et rendre possible la réouverture des écoles et cela dès octobre de la même année, les autorités ont mis en place une politique de coopération avec la France. Selon les propos de J. Rocherieux « « le 3 juillet 1962, l’Algérie indépendante ferme, dans la joie, la douloureuse « parenthèse » de la colonisation. Tout reste à faire : sortir de l’état colonial, de cette économie extravertie conçue uniquement par
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rapport à la métropole et en fonction du million d’Européens qui y vivent, bâtir un État, ou, pour reprendre l’heureuse expression de Benjamin Stora, « inventer » une Algérie qui, tant 15 géographiquement que culturellement, ne semble s’imposer que dans les esprits. » Le gouvernement est donc confronté à question épineuse liée au statut des langues : quelle langue faut-il privilégier ? Quel statut assigné aux autres langues présentes ? Pour ce faire, les dirigeants algériens proclament l’épuration linguistique d’une Algérie « authentique » fondée sur l’arabe classique et dépouillée de toute évocation identitaire autre que l’arabo-islamité. D’ailleurs, l’arabe classique jouit d’une légitimité sacrée que lui confère le statut d’être « la langue du Coran ». En effet, cette orientation monolingue a fait de la politique d’arabisation le socle commun de tous les systèmes éducatifs issus de l’après- guerre. De toute évidence, le français est neutralisé comme l’ennemi à abattre. Il est non seulement rejeté comme langue héritée de la colonisation de cent trente deux ans, pire encore, l’on renie tout lien référentiel. Cette stratégie politique est considérée comme l’amorce d’un processus de décolonisation. Un processus qui pose parallèlement le principe de la reconquête d’une identité nationale arabe et musulmane offusquée pendant près d’un siècle. Dans aucun pays arabe, la langue arabe – langue officielle– ne suscite et déchaîne autant de passions qu’en Algérie. Elle est constamment sujette à des tensions politiques et à des disputes idéologiques extrêmes. En effet, l’Algérie contemporaine est rangée par les crises idéologiques qui divisent l’élite nationale en deux camps : celui représenté par les tenants de l’arabisme et le conservatisme, et celui des partisans d’une Algérie musulmane mais résolument ouverte sur le monde moderne. Historiquement, le discours officiel du pouvoir, de 1962 à nos jours; d’inspiration nationaliste, a conçu la question linguistique et culturelle dans le prolongement des idées et revendications soulevées depuis les fondateurs du Mouvement nationaliste algérien, à savoir, l’appartenance et l’ancrage irréversible de l’Algérie à la nation (arabo-islamique). En effet, la première constitution a consacré la langue arabe comme seule langue nationale et officielle et l’islam comme unique religion de l’Etat algérien. Cependant, au nom de la cohésion nationale, ce même pouvoir s’est servi de la langue du coran puis de l’islam afin d’asseoir sa stratégie linguistique et culturelle bâtie sur le reniement pure et simple la réalité plurilingue et pluriculturelle de l’Algérie. Ainsi, le pouvoir algérien a décidé d’adopter la règle de
15 Rocherieux Julien. « L'évolution de l'Algérie depuis l'indépendance », Sud/Nord , vol. n o 14, no. 1, 2001, pp. 27-50
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« l’unicité » comme devise-phare de son idéologie : « parti unique (le FLN) », « langue unique (la langue arabe) » et « culture unique (l’arabo-islamisme) ». D’ailleurs, dès les premières années de l’indépendance, le pays s’incruste dans la doctrine « arabo-islamique» 16 , érige la langue arabe et l’islam comme « constantes nationales », désavoue l’identité berbère et la dilue dans le folklore populaire de même pour l’arabe dialectal, et déclasse sur le plan institutionnel la langue française. Ce faisant, le musellement de la diversité et la richesse de tout un peuple, renseigne suffisamment sur la nature despotique et tyrannique du pouvoir en place. En 1976, l’Algérie se dote d’une charte nationale, d’une constitution nationale, sources suprêmes et expressions des grandes orientations du modèle de développement algérien. Les textes de la Charte nationale développent à leur tour, les principes directeurs du système d’organisation à la fois politique social et culturel. Ainsi, ils définissent clairement la nature des rapports entre les deux langues. Il ne s’agit nullement de choisir entre l’arabe et le français. Le problème du choix ne se pose aucunement. Toutefois, il est admis officiellement que le français a en Algérie un statut spécifique : « Le français sera utilisé comme une langue étrangère occupant un statut spécifique en fonction des considérations historiques bien 17 connues ». Guidés par les œillères idéologiques, les tenants du pouvoir de l’Algérie indépendante, s’interdisaient toute allusion à une quelconque diversité linguistique et culturelle car ils jugent cela comme étant une atteinte à l’unité nationale. Ainsi, une politique linguistique fut instaurée selon une vision qui stipulait que seule la langue arabe est « langue nationale et officielle » et aucune autre ne peut bénéficier de ce statut, ni le français, ni même pas les langues maternelles parlées très largement en Algérie (le berbère et l’arabe dialectal). En ce qui concerne l’enseignement du français en Algérie, après l’indépendance, notons qu’il a connu plusieurs moments. Ce faisant, la première étape s’étalant de 1963 à 1976, où l’enseignement constituait un prolongement du système éducatif colonial. Le français était la langue principale d’enseignement pour toutes les matières, l’arabe littéraire était considéré comme langue étrangère et ce jusqu’en 1971. L’objectif des politiques linguistiques menées, en ce moment, était d’algérianiser et d’arabiser les contenus et les programmes déjà existants. Algérianiser, dans l’ambiance dominante à
16 Le Président Ben Bella déclare dans son premier discours en 1962 : « Nous somme Arabes, arabes, arabes ». 17 Discours Présidentiel d’ouverture de la première conférence de la jeunesse, El Moudjahid, 21 mai 1975, p3.
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l’époque, passait chez les décideurs, par l’arabisation alors que cette vision ne faisait pas forcément consensus. Le pouvoir algérien a décidé d’adopter une politique dite d’arabisation. C’est-à-dire que l’arabe devient la seule langue officielle dans le pays. Pourquoi l’arabe ? Non seulement cette langue sert-elle d’un moyen d’une expression légitime, mais elle constitue aussi l’un des éléments essentiels de l’identité nationale. Pour le peuple algérien dont la langue et la culture furent systématiquement bafouées par les régimes coloniaux, le renouveau de l’identité nationale véhiculée par l’arabe était une question de première importance. C’est au cours de cette période que vont être promulgués presque tous les textes régissant la politique d’arabisation de plusieurs secteurs de l’État, de l’administration et de l’école. Ainsi, La formule « arabisation » résume foncièrement l’essentiel de la « politique linguistique et culturelle » adoptée dans Algérie indépendante. De par, la confusion entretenue entre « langue » et « culture », cette politique linguistique a généré une véritable scission conflictuelle au sein de l’intelligentsia algérienne. L’ensemble des politiques d’arabisation s’inscrit dans la démarche de réappropriation identitaire entreprise par les autorités politiques de l’Algérie indépendante. Son premier président, Ahmed ben Bella, a posé dans son discours du 5 juillet 1963, le cadre dans lequel devait se définir l’identité algérienne: « Nous sommes des Arabes, des Arabes, dix millions d’Arabes [...] Il n’y a d’avenir dans ce pays que dans l’arabisme », de même que la constitution de 1962, dans son article 3, déclare que « l’arabe est la langue nationale et officielle». Durant la présidence de Houari Boumediene (1965-1978), l’arabe constitua l’option fondamentale de l’éducation nationale. Comme prévu, l’arabisation prend effet, exactement en 1964, en commençant par la première année primaire, ensuite, la deuxième année à partir de 1967. Au cours des années 1970, l’élite algérienne qui a pris les rênes du pouvoir voue un culte sacralisant pour l’arabe littéraire, au point de lancer une large politique d’arabisation, notamment en 1971 (année de l’arabisation par excellence), où l’arabisation des « troisième » et « quatrième » années du primaire, du tiers des sections ouvertes dans la première année du cycle moyen, du tiers des sections scientifiques au niveau de la première année du cycle secondaire, a été décrétée, les collèges et lycées arabisés ont vu le jour. Le français est considéré dorénavant comme langue étrangère, dont l’objectif d’enseignement est à visée technique et non culturelle. Les années 1980-1990, influencées par les impératifs de l’école fondamentale, l’ordonnance du 16 avril 1976, appliquée à partir de 1980, prônent la nécessité d’un enseignement en langue nationale à tous les niveaux d’éducation et de formation. Ce n’est qu’à la quatrième
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année primaire que le français est enseigné en tant que première langue étrangère, la deuxième langue étrangère (l’anglais) est assurée à partir de la huitième année, c’est-à-dire, la deuxième année de l’enseignement moyen. Sur l’ensemble des douze années constituant l’enseignement fondamental et secondaire, le français est enseigné durant neuf années. L’arabe est enseigné comme objet et moyen d’enseignement. Les années 1990-2004 ont connu de nombreuses réformes et réaménagement des manuels notamment en 1993, 1995 et 1998 qui sont les mêmes pour toutes les séries sur tout le territoire national. Au cycle moyen, il est question, pour l’enseignement du français, d’acquérir « un niveau-seuil linguistique », en introduisant la notion d’unité didactique, et en valorisant l’autonomie nécessaire à l’élève pour la poursuite de ses études secondaires et universitaires. A partir de 1999, les autorités ont marqué leur volonté de réformer le système éducatif, en instaurant des politiques linguistiques favorisant l’enseignement des langues étrangères en tant que support scientifique, technologique se rapportant à la culture mondiale. En 2004, le français est considéré comme première langue étrangère, il devait être enseigné dès la deuxième année primaire, mais, le début de l’enseignement du français a été repoussé d’une année. Actuellement l’enseignement de la langue française débute à la troisième année primaire.
L’arabisation ossature de la politique linguistique de l’Algérie 18 La politique de l’arabisation s’est concrétisée à travers un arsenal juridique sur la planification et l’aménagement linguistique dont le contenu idéologique et culturel fait preuve d’une occultation flagrante des réalités linguistiques et sociolinguistiques du pays. La standardisation de l’arabe classique comme langue, à statut suprême, a basculé une situation sociolinguistique totalement prédisposé au tamazight ou à l’arabe dialectal. Cela a créé les mêmes dysfonctionnements linguistiques et culturels que ceux engendrés par la puissance coloniale lors de l’institutionnalisation de la langue française comme langue officielle pour les indigènes. Ainsi, la planification linguistique en Algérie est édifiée sur un discours identitaire glorifiant le passé et l’histoire de la civilisation arabe ainsi que la dimension sacrée de la langue du Coran. En effet, l’une des mesures symboliques a été l’imposition rapide de la langue arabe comme langue d’enseignement dans le cycle primaire.
18 Nous puisons l’essentiel des faits et événements relatifs à l’arabisation des travaux de K. T. Ibrahimi notamment son ouvrage « Les Algériens et leur(s) langue(s), Eléments pour une approche sociolinguistique de la société algérienne ».
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Plus tard, la généralisation de l’enseignement en langue arabe des disciplines relevant des sciences humaines connaitra une courbe ascendante : d’abord, l’instruction civique et religieuse, l’histoire et la géographie, les lettres et la philosophie, puis les disciplines scientifiques autant dans le cycle primaire que secondaire. L’arabisation de l’enseignement supérieur connaitra aussi la même progression ; les filières dites de sciences humaines sont entièrement arabisées dès 1981 alors que l’arabisation des sciences fondamentales connait des flottements. Parallèlement à l’arabisation du secteur d’enseignement, les programmes sont algérianisés, orientés vers les spécificités culturelles nationales dans une perspective de survalorisation et d’assimilation des valeurs arabo- islamiques. L’arabisation ; définitions et ambitions En paraphrasant la signification proposée par Kh.T. Ibrahimi (1995), il ressort que le terme « arabiser » se traduit littéralement par » rendre arabe ce qui ne l’est pas ». Les Arabes ont pris coutume, depuis leur sortie de la péninsule arabique au premier siècle hégirien, de qualifier les peuples qui sont entrés dans l’Islam de peuples « arabisés ». Donc, les pays du Maghreb appartiennent à cette catégorie. Le même terme dans son acceptation plus large désigne, en fait, la volonté de promouvoir la langue arabe, de la faire revenir aux lumières d’antan. L’arabisation devient alors un moyen d’affirmer l’identité arabe (la langue étant perçue comme l’attribut fondamental de la personnalité arabe, le trait définitoire de l’arabité). En d’autres termes, l’arabisation officielle consiste à exalter l’unité arabe par l’unité de la religion, de l’histoire, de la langue et du devenir. Nous allons reconnaître toutes les substances du concept « arabisation » dans la définition que l’Algérie en donne. Dans l’article (3) de la Constitution, il est noté que « la langue arabe est la langue nationale et officielle du pays » 19 . Cela dit, depuis 1962, l’Algérie inscrit son incorporation et son assimilation à l’aire civilisationnelle et culturelle qui est celle de la Nation Arabe et de la communauté musulmane, à savoir la restauration de la langue arabe et la proclamation de l’Islam comme religion du peuple et de l’Etat. En définitive, l’arabisation devient alors synonyme du parachèvement de l’indépendance, de la confirmation de la souveraineté nationale. En paraphrasant J. Rocherieux 20 , la révolution algérienne entendait réarabiser l’Algérie « dépersonnalisée par le colonialisme ». Dès l’indépendance, cette volonté d’arabisation consiste évidemment à tourner définitivement la page du colonialisme et de fonder une
19 Constitution de la République Algérienne Démocratique et Populaire, 1976 et 1989. 20 Ibid
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culture algérienne renouant avec l’identité authentique de la personnalité algérienne. Dès lors, l’Algérie refuse donc de s’associer au mouvement de la francophonie et engage un combat contre la perpétuation de la langue française. Par conséquent, cette politique d’arabisation durcit les oppositions entre élites arabophones et élites francophones. Ensuite, dans le domaine idéologique, la généralisation de la langue arabe permet d’augmenter l’influence des courants panarabistes et des courants de l’islamisme politique. La politique d’arabisation : Transition vers une école algérienne Dès le recouvrement de l’indépendance, et conformément à la plate forme du congrès de la soummam en 1956 , de la Charte de Tripoli de 1962 le jeune Etat Algérien semble être préoccupé par la volonté de reconquérir la culture nationale en décrétant la langue arabe langue nationale et officielle. Ce rétablissement n’est qu’une suite logique de tous les sacrifices consentis depuis la guerre d’indépendance et constitue le substrat essentiel sur lequel doivent s’instaurer la personnalité algérienne et confirmer son appartenance à la nation arabe. Durant les premières années de l’indépendance, des centaines d’enseignants français, égyptiens, syriens et irakiens ont soutenu l’effort énorme de scolarisation de l’Algérie. En effet, l’arabisation a consisté à introduire dans le système scolaire national la langue arabe comme langue d’enseignement dans les trois cycles (primaire, moyen et secondaire). En 1968, c’est la fonction publique qui prend le chemin d l’arabisation au même titre que l’arabisation de la justice et de l’état civil ; on a procédé aussi à l’ ouverture à la faculté de droit d’une filière en langue arabe en 1967. Par contre en 1971, les enseignements d’histoire et de philosophie dans les filières littéraires au lycée sont complètement arabisés. Le Président Boumediène déclarait en son temps : « L’enseignement, même s’il est d’un haut niveau, ne peut être réel que lorsqu’il est national, la formation fût-elle supérieure, demeure incomplète, si elle n’est pas acquise dans la langue du pays. Il peut même constituer un danger pour l’équilibre de la nation et l’épanouissement de sa personnalité. Il peut également engendrer des déviations qui risquent d’entraver une saine et valable orientation. »21 . Depuis ce moment, la langue arabe entre en concurrence et en conflit sans merci avec la langue française. Cependant, pour réaliser un tel défi, l’enjeu est loin d’être une sinécure car la langue française est profondément enracinée dans la pratique quotidienne des algériens. Ainsi, en plus des traces du passé d’appartenance à la langue française restaient gravées dans la mémoire collective.
21 BENRABAH Mohamed, Langue et pouvoir en Algérie. Histoire d’un traumatisme linguistique , Paris, Séguier, 1999, p.102.
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En 1965, à la suite du coup d’État, Houari Boumédienne prend le pouvoir en Algérie. Sous son règne, l’enseignement informel de berbère à l’université est toléré pendant quelques années. Mais cela ne change pas le statut du berbère, perçu toujours comme une langue de désunion, voire du séparatisme. En fait, Boumédienne ne prête pas l’attention à la question berbère, l’objectif de sa politique linguistique étant d’assurer la domination de la langue arabe. Il atteint cet objectif par l’intermédiaire des principaux textes de loi qu’il promulgue. Parmi ces textes, on peut citer l’ordonnance 68/92 du 26 avril 1968 obligeant les fonctionnaires et assimilés à connaître la langue arabe, ordonnance 73/55 du 1 er octobre 1973, portant l’arabisation des sceaux nationaux et la Constitution 22 de 1976. 23 La nouvelle Constitution déclare que « l’arabe est la langue nationale et officielle » et que « l’État œuvre à généraliser l’utilisation de la langue nationale au plan officiel » . Bien que ces textes soient évidemment destinés à supprimer l’usage de la langue française, ils contribuent en même temps considérablement à nier l’existence légale du berbère. Malgré la reconnaissance de l’origine berbère de la population algérienne, la culture de ce peuple est qualifiée d’être 24 arabe.
L’Ecole Fondamentale algérienne : doctrine et buts L’algérianisation des postes touchait l’enseignement élémentaire en 1977 alors qu’à la rentrée 1981-1982, elle atteignait 92,74% dans l’enseignement moyen. Les enseignants, acteurs de formation , ont aussi bénéficié d’un programme de réforme avec la création des Instituts de Technologie de l’Éducation 1973-1977 ayant pour mission la formation initiale des enseignants . Le système éducatif algérien fondé, dès le début, sur le retour aux sources de la culture originelle et une ouverture aux valeurs d’une éducation socialiste s’est engagé dans la réalisation de trois options fondamentales : scientifique, nationale et révolutionnaire exprimées par la réorientation des programmes d’histoire et de géographie pour la connaissance du milieu local et des valeurs traditionnelles de la civilisation arabo- maghrébine. L’innovation consistait donc à adopter l’algérianisation et l’arabisation décidée à partir de 1972 25 . Une décision pareille exigeant « [ la ] récupération totale de la langue
22 Le texte intégral de la Constitution est accessible sur le site :
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nationale et sa nécessaire adaptation à tous les besoins de la société [n’exclut] pas un ferme encouragement à l’acquisition des langues étrangères »26 . Il convient de signaler que l’enseignement du français a été défini comme « moyen d’ouverture sur le monde [devant] permettre à la fois l’accès à une documentation scientifique d’une part mais aussi le développement des échanges entre les civilisations et la compréhension mutuelle entre les peuple s »27 . Étant basé sur une arabisation intégrale, l’Enseignement Fondamental traduisait l’intérêt politique que portent les plus hautes institutions nationales à l’Enseignement et à l’Éducation. Dans l’Enseignement Fondamental, la scolarisation est obligatoire ; elle s’étend de 6 à 16 ans. Cette durée de neuf années a pour objet : 1. « De donner une culture scientifique et technique à la fois concrète et d’un haut niveau. 2. D’initier aux lois régissant les processus de la production matérielle et les mécanismes qui déterminent les rapports sociaux. 3. D’assurer la liaison entre les connaissances scientifiques et leurs prolongements technologique s et pratiques, entre la théorie et la pratique, la réflexion et l’action. 4. De jeter les bases générales de la motivation professionnelle à travers une éducation qui prépare à la vie active »28 . S’agissant des principes d’ enseignement, il y en a deux : l’obligation et la gratuité que déclarent les Droits de l’Homme dans l’article 26 de sa charte annonçant que « Tout individu a le droit à l’enseignement gratuit au moins dans ses phases élémentaire et fondamentale »29 . 1980-1981: Impulsion de l’arabisation Le Printemps Berbère Cette année va connaître le début des troubles en Kabylie et à Alger (Avril- Mai 1980) plus connu sous le nom de « Printemps Berbère » mouvement pour la reconnaissance de la diversité culturelle et linguistique du Pays, mouvement qui fut brutalement réprimé par les autorités, ce qui amène le Président Chadi à intervenir, personnellement, sur la question dans son discours au Séminaire Régional de Tizi- Ouzou sur la Planification : « Nous avons parlé de la place de la langue nationale et de la nécessité de lui redonner la place qui lui revient dans un Etat Algérien, arabe et islamique, mais il ne peut être question de s’interroger sur notre identité. Nous sommes des Algériens, notre langue est l’arabe, notre
26 Front de Libération Nationale)., (1976) « Les grands axes de l’édification du socialisme -l’éducation » in Charte Nationale , Le Front, p.66. 27 A. SEDDIKI, « Quelles actions audio-visuelles pour le français précoce en Algérie ? », sur le site http : //www.bibliotheque.refer.org/livre244/l24427.pdf, consulté le 15/02/2016. 28 Ministère de l’Éducation Nationale (1995), Bulletin Officiel , numéro spécial, Alger, p.44. 29 Ministère de l’Éducation et de l’Enseignement de la République Algérienne (1982), L’Éducation n° 2, Alger, p.12.
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religion est l’Islam. Nous avons un patrimoine culturel populaire qui est un acquis de tout le peuple algérien dans le sens le plus profond, et qui s’est cristallisé grâce à la civilisation arabo-islamique. Les choses doivent être claires en ce qui concerne le patrimoine populaire. Il est un acquis national historique du peuple algérien tout entier et ne se limite pas à une 30 partie ou à un groupe ». L’application des résolutions du 4e Congrès du FLN (1979) provoque des troubles (Tizi- Ouzou et Alger en avril et mai 1980) liés à la revendication berbère sur la reconnaissance officielle de la culture et de la langue amazigh comme éléments constitutifs de l’identité algérienne. La répression du mouvement « Le printemps berbère » oblige le président Chadli à reconnaître l’existence d’un « patrimoine culturel populaire qui est un acquis de tout le peuple algérien ». Parallèlement, la politique d’arabisation connaît une intensification : création d’un Haut-Conseil de la langue nationale sous l’autorité du parti FLN ; arabisation totale des filières sociales dans toutes les structures de l’enseignement supérieur. LA REFORME EDUCATIVE ENGAGEE EN 2003 En évoquant l’enseignement du français en Algérie, il faut au préalable mentionner la réforme globale de l’éducation, mise en place en 2000. Cette année-là, on a établi la Commission nationale de la réforme du système éducatif (CNRSE), plus connue sous le nom de Commission Benzaghou (issu du nom de son président). Cette institution, composée « de pédagogues et de représentants de différents secteurs d’activités ou de la société civile » 31 , était chargée de toutes les activités liées à l’enseignement (organisation des structures éducatives, statut des enseignants etc.). La réforme de l’éducation constitue un grand progrès justement dans le domaine de l’enseignement des langues étrangères. Les mots du président Bouteflika montrent qu’il est conscient de l’importance de la question de l’apprentissage des langues étrangères, parmi lesquelles le français a un statut privilégié. Il affirme que « la maîtrise des langues étrangères est devenue incontournable » et qu’il faut que les élèves apprennent « une ou deux langues de grande diffusion [...] » 32 . La mise en œuvre de la réforme n’a rien changé sur le statut privilégié du français qui demeurait la première langue étrangère. Depuis la rentrée 2003-2004, l’enseignement du français débutait en deuxième année (il était donc avancé de deux années). La langue
30 Discours du Président Chadli Benchedid prononcé suite aux événements du Printemps Berbère en 1980. 31 Ferhani, Fatiha Fatma : Algérie, l’enseignement du français à la lumière de la réforme . Le Français aujourd’hui 2006/3, n° 154, pp. 11-18. 32 Palais des Nations, Alger, samedi 13 mai 2000. Site Web de la présidence de la République :
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française est enseignée trois heures par semaine. L’année scolaire suivante, ce volume a augmenté vers quatre heures par semaine pour atteindre finalement cinq heures hebdomadaires d’apprentissage jusqu’à la fin du collège. L’augmentation des heures destinées à l’apprentissage du français est certes un changement considérable. Nous dirons toutefois avec F. F. Ferhani que « ce n’est pas tant le fait que l’on enseigne plus ou moins d’heures de français que celui de les enseigner plus tôt qui fera la différence. » 33 En fait, il est déjà prouvé que l’apprentissage d’une langue à un âge précoce est un facteur qui contribue largement à sa bonne maîtrise. Le fait que le français soit enseigné dès la deuxième année constitue donc, à notre avis, un véritable avantage pour ceux qui l’apprennent. Un autre facteur qui aide à l’amélioration de la maîtrise de la langue française à l’école est l’introduction des nouvelles applications didactiques et pédagogiques, parmi lesquelles la réhabilitation de l’oral notamment. Pour pallier ces insuffisances, une Commission Nationale de la Réforme du Système éducatif a été installée officiellement le samedi 13 mai 2000 par le président A. Bouteflika (une année après son arrivée à la tête du Pouvoir, le 15 avril 1999). Dans une allocution présentée à l’occasion de l’installation officielle de la CNRSE, le président A. Bouteflika a qualifié la réforme du système éducatif de « nouveau grand chantier de dimension nationale », exhortant la commission à mettre en œuvre une refonte totale du système : « La refonte du système éducatif […] devra être profonde et complète, c’est-à-dire qu’elle concernera tous les paliers et modes d’enseignement et de formation ainsi que la recherche scientifique. […] Elle devra comporter les éléments constitutifs d’une politique éducative totalement rénovée. […] Elle devra concilier le savoir et le savoir-faire. Professionnellement. Scientifiquement. Techniquement. Technologiquement. Le système éducatif est un tout. C’est un processus continu qui s’amorce avec l’éducation de l’enfance, commence dans l’enseignement primaire, se prolonge dans l’enseignement secondaire, se développe dans l’enseignement supérieur et se poursuit tout au long de la vie professionnelle » (Bouteflika, 2000). Les membres qui œuvrent au sein de cette commission – qui a eu le mérite de regrouper dans un même lieu et en une même date l’essentiel des sensibilités politiques du pays et dont les travaux ont duré plus d’une année – sont pour la plupart des compétences avérées, des cadres, des personnalités éminentes du secteur éducatif, des universitaires, des professeurs, des
33 Ibid., p. 13.
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linguistes, des pédagogues, des didacticiens, des praticiens de l’éducation, des inspecteurs de l’éducation, des sociologues et ont été désignés par décret présidentiel, eu égard à leur compétence, leur expérience et l’intérêt qu’ils portent au système éducatif. En synthétisant les propos de Khédidja Mokaddem 34 cette commission concerne le système éducatif en général et se penche plus particulièrement sur l’état des lieux de l’enseignement des langues étrangères et la place à accorder à cet apprentissage. Dans ce grand chantier, l’Algérie essaie de mettre sur pieds un système scolaire de qualité assurant une grande ouverture aux langues étrangères et l’introduction de la langue française en deuxième année primaire. L’école algérienne est désormais contrainte à se ranger sur les normes mondiales en termes de fonctionnement et de rentabilité aussi bien sur la qualité des apprentissages que sur des profils élèves. Dans un monde qui connaît de profondes mutations touchant à l’organisation sociale, à la structure de la connaissance, aux moyens de communication, aux méthodes de travail, aux moyens de production…, une école moderne, résolument tournée vers l’avenir est une école capable de s’adapter au mouvement universel de progrès en intégrant les changements induits par l’avènement de la société de l’information et de la communication et la révolution scientifique et technologique, qui vont modifier les nouvelles conditions de travail et même les relations d’enseignement, et de s’ouvrir sur le monde en termes de rapports culturels et d’échanges humains avec les autres nations . La réforme du système éducatif algérien, mise en place en 2003, grâce à un programme d’appui de l’UNESCO, est à l’origine d’un processus de refonte pédagogique des contenus notionnels et des méthodes pédagogiques, du préscolaire à la terminale de lycée, D’un ancien référentiel inspiré de la Pédagogie Par Objectifs (PPO), nous sommes actuellement en présence de curricula axés sur l’Approche par compétences (APC). Ceci nous amène à nous interroger sur un certain nombre de principes que sous-tend cette réforme. Au plan méthodologique, le référentiel général des programmes met l’accent sur l’approche par compétences. Nous lisons à la page 17 de ce document officiel : « L’approche par compétences traduit le souci de privilégier une logique d’apprentissage centrée sur l’élève, sur ses actions et réactions face à des situations-problèmes, par rapport à une logique d’enseignement basée sur les savoirs et sur les connaissances à faire acquérir. Dans cette approche l’élève est entraîné à agir (chercher l’information, organiser, analyser des situations, élaborer des hypothèses, évaluer des solutions,…) en fonction de situations-
34 K. MOKADDEM, « A propos du « chantier » de la réforme du système éducatif algérien », RESOLANG N° 3, 2009.
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problèmes choisies comme étant des situations de vie susceptibles de se présenter à lui avec une certaine fréquence ». La refonte de la pédagogie et des champs disciplinaires a engendré à une véritable métamorphose du système en place. Tous les programmes scolaires ainsi que les supports pédagogiques, et notamment les livres de référence ont été changés. La méthodologie qui était au préalable basée sur l’approche par objectifs est abandonnée au profit de l’approche par compétences qui vise, d’après les responsables (MEN 2003), à développer chez l’apprenant les compétences qui lui seront utiles dans la vie quotidienne. C’est une pédagogie, ajoutent- ils, qui favorise des comportements responsables chez l’apprenant par l’acquisition de savoir (maîtrise des structures grammaticales, orthographiques, phonologiques : identifier les mots clés, ordre des mots, trouver une définition….), de savoir-faire (communiquer oralement et par écrit : lire la phrase-clé et le mot-clé ; reconstituer la phrase-clé ; construire oralement des phrases sur le modèle de la phrase-clé et les lire ; -substituer des mots de la phrase-clé ; lire les nouvelles phrases...) et de savoir-être pour résoudre des problèmes de la vie courante ( agir en citoyen responsable , faire preuve d’esprit critique, vivre les valeurs sociales et culturelles, utiliser des stratégies de travail efficace, se montrer responsable, tenir compte de l’avis des autres ; être tolérant ; être coopératif…). De plus, il est prévu l’élaboration d’un programme national de développement de l’utilisation des nouvelles technologies éducatives, de mettre en œuvre un programme de formation au profit de l’ensemble des enseignants à ces technologies et de doter progressivement tous les établissements scolaires d’outils d’informatiques et de connexions aux réseaux Intranet et Internet. 3. Les langues en présence dans le contexte algérien et leurs champs d’utilisation Partout dans le monde, les langues sont officielles et/ou nationales, ou bien dialectales et étrangères. Le panorama linguistique algérien, quant à lui, se caractérise par la coexistence d’une variété langagière découlant de son histoire et de sa géographie. En fait, le plurilinguisme, en contexte algérien, s’organise autour de trois sphères langagières constituées de l’arabe, du berbère et des langues étrangères. En l’état actuel des choses, deux langues sont reconnues comme étant langues nationales et officielles. L’arabe qui se subdivise en deux variétés, standard (AS) et l’arabe dialectal. Le berbère 35 qui se compose de trois géolectes : le Tamazight, parlé et enseignée dans les régions
35 La langue Berbère est proclamée comme deuxième langue nationale à côté de l’arabe, loi 02-03 du 10avril 2002 (Article 1er, il est ajouté un article 3 bis ainsi conçu : « Art. 3 bis : Le tamazight est également langue
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de la basse et haute Kabylie (Tizi Ouzou, Bouira, Bejaia…), le Chaoui, langue employée dans la région des Aurès (Batna, Khenchla, ..), le Mozabit, langue usitée dans le sud du pays (Ghardaia, Metlili, Goléa, etc.) et le Touareg limité aux régions de l’extrême sud du pays (Illizi, Tamanrasset…). Deux autres langues caractérisent le paysage linguistique algérien, le français première langue étrangère et l’anglais deuxième langue étrangère. Dans la pratique de tous les jours, l’arabe dialectal algérien ( ad -dãrija )36 , langue maternelle d’une grande partie d’algériens, demeure la langue la plus répandue parmi les locuteurs algériens. Il s’agit d’un métissage langagier, composé d’une diversité de langues et de dialectes à savoir arabe, berbère, français et anglais, qui sert de moyen de communication. En fait, ce dialecte, de création algérienne, est qualifié d’ « une langue patch-work, ni arabe, ni berbère ni français, devenue celle d’une large frange de jeunes algériens », selon les propos de K. Taleb-Ibrahimi, (1998 : 228). Cette langue véhicule une culture riche et variée. De surcroît, les parlers algériens symbolisent et témoignent d’une résistance face à l’uniformisme que prône le pouvoir en place à leur égard. Dans cette situation sociolinguistique complexe, on assiste dans la pratique à l’utilisation concurrente de quatre langues : • l’Arabe classique (littéral), • l’Arabe dialectal, qui n’est pas éloigné de l’arabe classique mais il n’en est pour le moins pas une langue autonome. Il est, comme son nom l’indique, un dialecte (employé dans une grande partie du pays mais exclu de l’enseignement), • le Berbère dans ses diverses variétés, • le Français.
La diversité linguistique est bien présente dans la société algérienne : « Ceux qui connaissent l'Algérie savent qu'il existe dans cette société une configuration linguistique quadridimensionnelle, se composant fondamentalement de l’arabe algérien, la langue de la majorité, de l'arabe classique ou conventionnel, pour l'usage de l'officialité, de la langue française pour l'enseignement scientifique, le savoir et la rationalité et de la langue amazighe, plus communément connue sous l'appellation de langue berbère, pour l'usage naturel d'une grande partie de la population confinée à une quasi clandestinité (...) les frontières entre ces différentes langues ne sont ni géographiquement ni linguistiquement
nationale. L'État œuvre à sa promotion et à son développement dans toutes ses variétés linguistiques en usage sur le territoire national.»
36 La « ad -dãrija » est un terme qui recouvre les dialectes, résultant d’une interférence linguistique entre les langues locales ou voisines. (Wikipédia).
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établies »37 . Toutefois, en termes de dominance, on retrouve l’arabe classique, l’arabe algérien et le Français. La langue du colonisateur est toujours utilisée, et n’est pas considérée comme une langue étrangère mais comme une langue seconde qui trouve sa place même dans le dialecte algérien actuel en s’y interférant, donnant naissance à « un arabe algérien conjugué au Français » 38 . Cependant, le dialecte algérien ne se limite pas à ce mélange avec la langue française. Il s’est imprégné, bien avant la colonisation française, des différentes langues de colonisation (essentiellement l’espagnol, le turc et l’arabe) et celles des rapports commerciaux. Nous pouvons même dire que le dialecte algérien est le meilleur reflet de l’identité algérienne. De ce qui précède, nous estimons que le champ linguistique en Algérie est constitué d’un groupe de langues et dialectes. Selon Asselah-Rahal39 (2000), « dans le contexte algérien, il y a trois langues avec des variétés différentes qui sont en contact à savoir : l’arabe, le berbère et le français. ». Le statut de chacune de ces langues est l’objet de controverses et de polémiques en raison des rapports que ces langues entretiennent avec les domaines socio- politiques en Algérie. Langue arabe classique (littérale), langue officielle La langue arabe fait partie de la famille des langues chamito-sémitiques qui couvrent une partie de l’Afrique et une partie de l’Asie. C'est-à-dire, sur une situation géographique qui s’étend vers le sud « du Maghreb au Nigéria, une partie du Cameroun, l’Ethiopie, l’Erythrée et la Somalie » et vers le Nord Est, c'est-à-dire de « Malte, tout le Proche Orient jusqu’aux frontières de l’Iran », selon les travaux de Al-Samarai 40 (1983). Dans le contexte de l’Algérie indépendante, l’Arabe classique jouit d’un certain prestige du fait qu’elle est la langue de l’Islam, la langue du coran. « C’est cette variété choisie par Allah pour s’adresser à ses fidèles »41 . Elle est détentrice, selon certains religieux, d’une sorte de « légitimité divine ». « La langue arabe est une langue sacrée pour les Algériens puisque c’est la langue du Texte, 42 c’est-à-dire du texte coranique ».
37 SEBAA, Rabeh, « Culture etplurilinguisme en Algérie », In TRANS. Internet-Zeitschrift für Kulturwissenschaften. No. 13,2002. http://www.inst.at/trans/13Nr/sebaa13.htm.
38 Idem 39 ASSELAH-RAHAL, S. (2001) : «Le français en Algérie, Mythe ou réalité? », communication proposée lors du IXème sommet de la francophonie, " Ethique et nouvelles technologies: l'appropriation des savoirs en question », 25 et 26 Septembre. Beyrouth. 40 AL-SAMARAI A., (1983), L’évolution de la langue historique, Beyrouth, Maison Andalousie, p. 65-80.
41 K.T.IBRAHIMI, Les algériens et leur(s) langue(s), EL Hikma, Alger, 1995, p.5. 42 BOUDJEDRA.R., Le FIS de la haine, Editions Denoël 1992/1994, pp.28-29
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Considéré comme un pays arabo-musulman, l’Algérie a pour langue officielle l’arabe. Il est essentiellement utilisé dans l’enseignement, dans les administrations et dans les institutions de l’Etat en plus de sa fonction religieuse. C’est la d’abord la langue des lettrés et de la culture et dans des situations de communication formelles. Essentiellement écrite, elle est aussi apprise à l’école, sans qu’elle soit pratiquée par aucune des communautés linguistiques qui composent la société algérienne. A ce sujet, G. Grandguillaume affirme que: « Sans référence culturelle propre, cette langue est aussi sans communauté. Elle n’est la langue parlée de personne dans la réalité de la vie quotidienne (…) derrière cette langue « nationale», il n’y a pas de « communauté nationale » dont elle serait la langue tout court, dont elle serait bien sûr la langue maternelle» 43 . Cette langue n’est utilisée par les Algériens à l’occasion de situations formelles (école, administration, tribunal,…) et elle n’a aucune existence dans la sphère informelle (conversation entre amis, en famille, ans la rue…). La langue Arabe dispose de trois niveaux: l'arabe classique et l'arabe dialectal. " L’arabe classique " était la langue de quelques tribus nomades de la péninsule arabique. Il n’était pas uniquement utilisé comme langue quotidienne des anciens mais aussi comme support dans la littérature sous toutes ses formes. Aujourd’hui la langue arabe (classique ou standard) est la langue officielle de 23 pays. Elle est principalement utilisée par plus de 377 millions de personnes en Afrique et en Asie. Notons que la langue arabe et l’Islam furent imposés aux Algériens, au VII ème siècle, par les Arabes qui ont été conduits par « uqba ’ibn n afa », lorsqu’ils conquirent le Maghreb, progressivement islamisées. Les conquérants musulmans parvinrent jusqu'au sud algérien. Cette invasion arabe modifia profondément la physionomie de l’Algérie du point de vue culturel. Celle-ci fut suivie par celles des tribus arabes orientales, bani hllal et ban i sulaym an au milieu du 9 ème siècle. Ces multiples invasions occasionnèrent la régression des dialectes berbères. D’autres dialectes ne durent que par l’intransigeance de certaines familles installées dans des montagnes inaccessibles. Après l’indépendance du pays, au nom de l’unité nationale, l’Etat algérien adopte l’arabe classique (ou littéraire) comme langue nationale et officielle, une variété de la langue arabe qui n’est utilisée ni maîtrisée par aucun algérien. Le peuple algérien se trouve sous l’impératif d’apprendre et d’utiliser, dans l’urgence, une langue autre que leur langue maternelle. Par un tel acte, les langues maternelles présentes dans le paysage linguistique national, étaient, à juste titre, vouées à la dévalorisation. On dirait que la leçon du maître est bien assimilée, le colonisateur avait imposé la langue française, parlée par très peu
43 G.GRANDGUILLAUME, Arabisation et politique linguistique au Maghreb, Maisonneuve et Larousse, Paris, 1983, p.11.
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d’Algériens, comme langue officielle. Le jeune Etat indépendant, reproduit le même schéma que celui du maître. Ce faisant, les dirigeants de l’Etat algérien signent la dévalorisation des autres langues présentes dans le paysage linguistique national (le tamazight et l’arabe dialectal). D’ailleurs, la Constitution de 1963, fonde le choix de l'arabe classique comme seule langue nationale et officielle sur sa légitimité historique et religieuse. Dans le même ordre d’idées, Kahlouche (2007) souligne : " L'islam et la langue arabe ont été des forces de résistances efficaces contre la tentative de dépersonnalisation des Algériens menée par la régime colonial. L'Algérie se doit d'affirmer que la langue arabe est la langue nationale et officielle et qu'elle tient sa force spirituelle essentiellement de l'islam ." Langue arabe dialectale « ad- daridja » Pour cette variété d’arabe, nous retrouvons, dans la presse, des désignations du genre «langue maternelle», «langue vernaculaire», «langue parlée», «arabe vulgaire», «dialecte arabe», «al- ᶜāmiyya», «arabe courant», «ad-daridja». D’abord quelle est l’origine de cette variété dite dialectale? Souvent, cette variété est mise au pluriel et on a tendance de parler de «dialectes arabes». "L'arabe dialectal " résulte à la fois de la fragmentation de l'arabe du VII ème siècle ainsi que la fusion des parlers provenant des conquêtes militaires et des brassages de population des langues sud-arabiques, berbères, africaines, etc. Ces variétés dialectales sont, de nos jours, extrêmement nombreuses et persistent dans tout le monde arabe. Le dialectal est la langue parlée par tous les habitants d’un pays donné et peut comporter des variations régionales comme en Algérie. L’arabe dialectal a subi une grande modification morphosyntaxique en se débarrassant de plusieurs règles grammaticales de la langue classique. C'est donc une langue exclusivement parlée dont les variétés sont rarement incompréhensibles entre les arabophones. On distingue principalement l'arabe égyptien, marocain, algérien, irakien, palestinien, jordanien, etc. Mais la réalité linguistique arabe peut apparaître encore plus complexe. Par exemple, l'arabe parlé à Alger, la capitale de l’Algérie, est différent de celui d’Oran, la seconde ville du pays. Il existe donc des variétés dialectales différentes en usage selon les régions. Les dialectes qui varient d’un pays à un autre sont employés au quotidien entre les interlocuteurs. Ils ne sont pas utilisés dans les discours officiels. Après l’expansion de l’Islam (VIIe siècle) vers d’autres régions du monde, les populations conquises entraient en contact avec les Arabes pour différents besoins. Les rapports devenant quotidiens, « naquit une langue de relations que nous devons nous représenter très simple,
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d’après le modèle de la lingua franca, et d’autres langues de secours »44 .C’est cette variété dialectale, variée d’un pays conquis à un autre en raison des différences préexistantes des langues parlées par les autochtones ou en contact, qui forme la base des dialectes arabes actuels. Ces contacts avec des groupes sociolinguistiques étrangers: Persans, Indiens, Turcs, Nubiens, Abyssins, Berbères ou même Latins (en Espagne), etc.ont permis aux Arabes eux - mêmes de réaliser des variations dans leur propre langue. C’est ce qui peut expliquer les différences parfois très marquées entre différents dialectes arabes. L’histoire de l’Algérie nous apprend que cette pluralité traduit bien une évolution de la société algérienne à travers les différentes époques historiques et qui reflète proportionnellement le poids des différentes cultures développées sur ce territoire. En abordant la question de l’arabe dialectal en Algérie, Dabène estime que : « Parmi les questions que soulève la problématique linguistique et identitaire en Algérie, il y a celle qui touche à la dualité inhérente à la langue arabe. Il s’agit précisément de l’arabe dialectal, la langue maternelle d’une grande majorité de la population algérienne qui est arabophone. Le concept de langue maternelle est polysémique car ayant plusieurs interprétations possibles »45 . Il s’agit donc, dans le contexte algérien, du « parler courant » des gens, de la variété employée dans les situations informelles du quotidien, celle que les locuteurs utilisent dans leur vie de tous les jours. Cette variété – l’arabe dialectal, l’arabe algérien – plus communément connue en arabe sous les appellations adarija (langue courante) et amiya (langue populaire), est marquée tant par le sceau de la variation géographique et socioculturelle que par l’influence d’autres langues avec lesquelles elle a été, à un moment de l’histoire, en contact: le berbère, le turc, mais aussi le français. Rappelons que l’arabe algérien ne pose pas un problème identitaire chez ses usagers au même titre que la langue tamazight chez les berbérophones. D’ailleurs, les arabophones ne remettent pas en cause l’arabe littéral enseigné à l’école. Par ailleurs, comme le souligne F. Cheriguen 46 , il s’agit de «la langue de la majorité silencieuse» qui, paradoxalement, est associée par ses usagers à des vocables la désignant de façon plutôt péjorative.
44 FṺCK, Johann, ᶜArabiyya, Recherches sur l’histoire de la langue et du style arabe, Traduction française de C. Denizeau, Didier, Paris, 1955, p. 43.
45 DABENE, L. 1994. Repères sociolinguistiques pour l’enseignement des langues , Paris, Hachette. 46 CHERIGUEN, F. 1997. Politiques linguistiques en Algérie, Mots, les langages du politique n° 52, septembre, p.130.
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Au plan de la réflexion académique autour de la question de l’arabe dialectal, la polémique continue à propos de la manière de le promouvoir et la question de sa catégorisation comme «langue» ou non. De ce point de vue, le débat linguistique et identitaire sur la question se situe au carrefour d’une réflexion qui traite la question de l’arabe dialectal comme un fait linguistique et une pratique sociale vivante et attestée par une empreinte historique lointaine. Le maghribi dérive de l’évolution du punique, qui est lui-même une langue sémitique proche de l’arménien et de l’hébreu, au contact de la morphosyntaxe de la langue arabe. Pour mettre fin aux hésitations des Maghrébins quant à sa nomination aujourd’hui, A. Elimam lui donne par ce terme une dimension maghrébine 47 . L’arabe dialectal est ainsi reconnu et identifié en tant que langue à part entière, se démarquant de l’arabe littéral et qui, au demeurant, joue un rôle important dans la communication et dans la sauvegarde d’un riche patrimoine culturel qui continue à circuler oralement. On le retrouve dans diverses expressions culturelles (théâtre, poésie d’expression populaire, cinéma, chansons, contes populaires). Son identification et sa catégorisation comme langue distincte repose prioritairement sur des traits linguistiques internes qui le différencient de l’arabe littéral. Même dans les constitutions de l’Algérie indépendante, l’arabe dialectal est confondu avec l’arabe classique. D’ailleurs, les termes utilisés renvoient à un nom englobant 48 . L’arabe maternel est supposé englobé et la différence linguistique entre arabe dialectal et arabe littéral est d’un côté minimisée, voire même occultée, alors que d’un autre côté, l’arabe maternel est considéré comme défectueux, car le travail essentiel, scolaire en particulier, consiste à le corriger et à le ramener vers la langue prestigieuse. La finalité recherchée est d’aboutir à la généralisation de l’utilisation de l’arabe littéral dans la vie courante et, par là, l’unification linguistique de la société, en donnant à l’école une place privilégiée dans ce processus de métamorphose linguistique. De ce point de vue, le refus d’admettre cette variété en tant que langue nationale n’à aucun fondement linguistique mais relève plutôt de considérations historiques, idéologiques et politiques. L’arabe dialectal constitue par son usage quotidien en Algérie, selon les linguistes, la véritable langue de communication en Algérie. Elle est donc une langue véhiculaire. Malgré son statut dans la vie quotidienne des Algériens l’arabe dialectal avec toutes ses variantes n’a
47 ELIMAM, A. 1998. Langues en conflit: repères sociolinguistiques et glottopolitiques , pp. 259-279 in Algérie, années 90: politique du meurtre. Pour une lecture freudienne de la crise algérienne, La Lysimaque, Cahiers de lectures freudiennes n° 24, p.263. 48 CHERIGUEN, F. (dir.). 2007. Les enjeux de la nomination des langues dans l’Algérie contemporaine , Paris, L’Harmattan, p.124.
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aucun statut dans les textes officiels et cette variante n’est pas enseignée dans l’école algérienne pour plusieurs raisons :
• L’arabe dialectal se présente sous plusieurs variantes ; chaque variante est différente d’une région à une autre. • L’arabe dialectal ne dispose pas de règles grammaticales et lexicales décrites. En plus, son aspect essentiellement oral l’empêche de produire un savoir qui peut être reconnu par la communauté scientifique et d’être le support d’une littérature écrite approuvée et validée par les spécialistes. A. Elimam 49 préconise une démarche d’intégration de l’arabe algérien dès l’école primaire. Celle-ci consiste, dans un premier temps, à reconnaître deux langues officielles: l’arabe algérien et le berbère, dont l’enseignement peut être programmé dès le cycle primaire. Quant à l’arabe littéral, celui-ci est envisagé comme première langue seconde à partir de la quatrième année du primaire. Le français ou l’anglais, en fonction du choix de l’élève, sont proposés en tant que deuxième langue seconde à partir de la sixième année, alors que les autres langues étrangères peuvent être introduites à la huitième année de la scolarisation, autrement dit en première année du cycle moyen. Langue Berbère ou Tamazight Les régions de l’Afrique du nord, principalement les pays du Maghreb sont connus pour abriter les langues berbères. Ces dernières sont utilisées en Algérie, en Libye, au Maroc et quelques régions, en Tunisie, au Niger et au Mali. Elles sont parlées par plus de 20 millions de personnes et sont divisées en une trentaine de variétés dialectales. Les plus connues sont le tamazight, le kabyle, le tachelhit, le rif, le tamasheq, le jerba, le chaouï, le judéo berbère etc. Depuis les conquêtes islamiques, les langues berbères ont dû affronter la concurrence de l’arabe. Elles possèdent leur propre système d’écriture, de grammaire et de syntaxe. Ce qui est confirmé par M. Malherbe: « Les langues-berbères comprennent le kabyle, parlé par environ 7 millions de personnes en grande et petite Kabylie à l’est d’Alger, le chaoui parlé dans le massif des Aurès du Sud-Est algérien (300 000 locuteurs environ), les langues berbères du Maroc - rifain et tamazight dans le nord et le centre, le-chleuh ou tashelhet au sud représentent au moins10 millions de locuteurs au total - et le tamasheq, langue des Touareg du Sahara, qui sont peut-être un million répartis entre le Niger, le-Mali, le Burkina-Faso et l’Algérie » M. MALHERBE (1995 :231).
49 ELIMAM, A. 1998. Langues en conflit: repères sociolinguistiques et glottopolitiques , pp. 259-279 in Algérie, années 90: politique du meurtre. Pour une lecture freudienne de la crise algérienne, La Lysimaque, Cahiers de lectures freudiennes n° 24, pp.119-120.
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Historiquement le berbère (ou tamazight en berbère) peut être considéré comme la langue autochtone de l’Afrique du Nord. Il couvrait à l’origine l’ensemble de l’Afrique du Nord et du Sahara. Le berbère est devenu minoritaire – voire pour partie menacé – à la suite d’un lent processus d’arabisation linguistique de l’Afrique du Nord consécutif à la conquête arabe et à l’islamisation (8e siècle), puis à l’arrivée de populations arabes nomades venues du Moyen- Orient (11e siècle). Le berbère appelé aussi tamazight est une des langues nationales en Afrique du Nord et plus particulièrement en Algérie. Le berbère est aussi plus vieux au Maghreb que l’arabe qui est la langue des premiers colonisateurs connus. Le mot berbère vient du mot barbare, barbarus en latin et bárbaros en grec ancien, ce qui signifie étranger. À l’origine, le mot barbaros n’avait aucune nuance péjorative et signifiait tout simplement une personne «non grecque». Du point de vue historique, les Berbères ou les Amazighs sont des populations qui habitaient en Afrique du Nord. Ces populations, vivant dans des zones montagneuses, conservent leur langue malgré les différentes invasions qu’ils ont subies. En effet, la langue berbère appartient à l’une des branches de la grande famille chamito- sémitique appelée aussi afro-Asiatique et compte à elle seule une trentaine de variétés. Contrairement au Mali et Niger où le berbère bénéficie du statut de langue nationale depuis les indépendances, ce n’est qu’en février 1995 que le berbère est reconnu comme langue nationale en Algérie après une pression du Mouvement culturel berbère (MCB). Tamazight ou le Berbère est dispersé en ilots d’importance très variable – de quelques milliers à plusieurs millions d’individus – sur un territoire immense. Les principaux pays concernés sont le Maroc (40 % de la population) et l’Algérie (25 %) qui, à eux seuls, doivent compter 80 % des 23 à 25 millions de berbérophones. En dehors des Touaregs, dispersés sur cinq pays de la zone saharo-sahélienne (Niger, Mali, Algérie, Libye, Burkina-Faso), il existe des groupes berbères en Libye (10 %), en Tunisie (1 %), en Égypte (Siwa) et en Mauritanie. Notons la langue berbère représente la langue maternelle d’une partie de la population algérienne. Cette langue berbère se présente sous plusieurs variétés ; les principaux parlers berbères algériens sont : le Chaouia (Aurès), le Kabyle (Kabylie), le chénui (Tipaza), Tergui (Hoggar) ainsi que le M’zabi (M’zab).
Longtemps occulté, voire ouvertement combattu en Algérie, le berbère ne bénéficiait, jusqu’aux années 1990, d’aucune forme de reconnaissance ou de prise en charge. Récemment, le statut institutionnel et juridique de la langue s’est progressivement amélioré : en Algérie d’abord, où le berbère est depuis 2002 « seconde langue nationale », l’arabe demeurant «
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langue officielle et nationale » ; puis au Maroc depuis juillet 2011 où il a acquis le statut de « seconde langue officielle ». Les effets de ces évolutions statutaires ne sont pas encore très significatifs – dans l’enseignement comme dans la vie publique – et il faudra sans doute encore de longues années de luttes et de progrès pour que le berbère ne soit plus une « langue dominée et marginalisée ». Autrefois confinées dans la ruralité et l’oralité, profondément dévalorisées, la langue et la culture berbères font désormais l’objet d’une forte demande sociale. Dans une région comme la Kabylie où l’éveil identitaire et culturel est ancien et très marqué, la revendication prend même des formes ouvertement politiques. C’est en avril 2002 et après plusieurs décennies d’engagement pour la reconnaissance officielle de cette langue, que le Tamazight a été reconnue officiellement comme étant une langue nationale à côté de l’arabe classique. A partir de 2002, cette langue tente de se tailler une place dans plusieurs domaines tels que l’éducation et les mass-médias. En effet, elle est actuellement enseignée dans plusieurs universités et établissements scolaires. Face au déni identitaire et l’imposition d’une seule société algérienne arabo-musulmane, les kabyles recourent à la lutte et au militantisme à travers les mouvements culturels, puis politique pour la reconnaissance de la langue-culture berbère à travers des marches populaires, grèves répétitives, le boycott de l’école (année blanche 1994/1995), les événements de 2001 (avec un lot d’une centaine de jeunes morts assassinés)… etc. Ces revendications finissent par décrocher quelques concessions du gouvernement, en 1995 l’année qui a vu naître le (HCA) le haut commissariat de l’Amazighité, puis la mise en place d’un enseignement expérimental du berbère en Kabylie, et sa reconnaissance en tant que langue nationale en 2002, et en fin, l’attribution à la langue Amazigh le statut de langue officielle à côté de la langue arabe en 2016. A l’indépendance, la boucle est bouclée, comme prévu les nouveaux dirigeants de l’Algérie optent pour la politique d’arabisation visant à remplacer progressivement le français par l’arabe. Cela dit, la langue berbère va subir le sort du déni, au point de ne faire aucune allusion à cette dernière dans le texte constitutionnel.
Cependant, la politique d’arabisation ne réussit pas à étouffer le mouvement berbère qui ne cesse de produire les ouvrages, chansons et travaux universitaires. À partir des années 1970, le mouvement berbère intègre une dimension politique qui se manifeste par le dessin d’un
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« projet de société laïque et démocratique, pluraliste aux plans linguistique et culturel » .50 Au fur et à mesure, la revendication berbère se radicalise, exigeant que le régime mette fin à la répression contre la langue et la culture berbères. En mars 1980, on interdit une conférence de l’écrivain Mouloud Mammeri à l’université de Tizi-Ouzou, à l’occasion de la parution de son livre Poèmes kabyles anciens . L’interdiction déclenche une série d’événements que l’on désigne d’habitude comme « printemps berbère ». 51 Une grève générale éclate en Kabylie, les voix revendiquant la constitutionnalisation du berbère s’élèvent. Répondant partiellement à la revendication en matière de scolarisation en berbère, on accepte de créer des départements de cultures populaires dans les universités d’Alger et de Tlemcen. La Constitution de 1989 52 n’apporte cependant aucun changement en question berbère, stipulant à l’article 2 que « l’Islam est la religion de l’État » et à l’article 3 que « l’Arabe est la langue nationale et officielle » . De nouveau, on ne trouve aucune mention du berbère dans le texte constitutionnel. Au début des années 1990, les revendications en faveur de la langue berbère sont freinées par la loi promulguée le 16 janvier 1991 dite de généralisation de 53 l’utilisation de la langue arabe . En 1995, à la suite du boycott de l’école en Kabylie, le Haut Commissariat à l’Amazighité (H. C. A.) est créé. Il s’agit d’une instance gouvernementale, chargée de promouvoir le tamazight , « notamment en l’introduisant dans le système scolaire » .54 L’emploi des termes Amazighité ou tamazight peut être perçu comme symbole de l’émancipation du mouvement qui ne cesse de revendiquer le statut de langue nationale pour le berbère. Ces revendications semblent être prises en compte par les autorités algériennes lorsque, après les élections de 1995, une révision constitutionnelle est décidée. Qu’est-ce qui donc apporte la constitution amendée de 1996 ? Au préambule, on peut lire que les valeurs fondamentales de l’identité algérienne sont « l’Islam, l’Arabité et l’Amazighité » . La langue berbère est considérée comme l’une des composantes de la « personnalité algérienne », mais c’est toujours l’arabe qui reste la seule langue nationale et officielle. Le processus de légitimation du berbère se précipite suite à des événements du printemps 2001, avec les revendications proclamées par le mouvement citoyen dans la plate-forme d’ El-
50 Chaker, Salem : La question berbère dans l’Algérie indépendante : la fracture inévitable ? In : Revue du monde musulman et de la Méditerranée, n° 65, 1992, p. 99. 51 Rocherieux, Julien : L’évolution de l’Algérie depuis l’indépendance . In : Sud/Nord, n° 14, pp. 27-50. 52 Le texte intégral de la Constitution est accessible sur le site : < http://www.conseil- constitutionnel.dz/Constituion89_2.htm>. Consulté le 8 mai 2015. 53 Le texte intégral de la loi est accessible sur le site :
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kseur. Celui-ci exige que le tamazight soit finalement reconnu comme langue nationale et officielle de l’Algérie. Les autorités répondent en ajoutant un amendement à la constitution : l’article 3 bis stipulant que « Tamazigh est également langue nationale » est ajouté à l’article 3 qui accorde le même statut à l’arabe. Le fait que les deux langues nationales ne sont pas mentionnées ensemble dans un article peut créer l’impression que ces langues ne sont pas sur le même niveau. Cette impression est encore renforcée par la formulation disant que le tamazigh est également la langue officielle. Comme on pouvait le prévoir après la reconnaissance de "l’amazighe" comme seconde langue officielle par la constitution marocaine de 2011, l’Algérie vient à son tour d’accorder le statut de "langue nationale et officielle" à tamazight à l’occasion de la révision constitutionnelle adoptée par voie parlementaire le 7 février 2016. Doit- on, cependant, s’en tenir à cette satisfaction et rendre grâce au régime d’avoir été, pour la première fois depuis l’indépendance, à l’initiative de la promotion des langues ancestrales de l’Algérie? Le régime étant ce qu’il est, c’est-à-dire autoritaire et manipulateur, la question se pose: quel serait son but inavoué derrière la décision d’officialisation du "tamazight"? L’interrogation est d’autant plus légitime que cette décision a été prise dans un contexte de reflux quasi complet des mobilisations populaires en Kabylie. La nouvelle opération d’intégration des élites kabyles dans les rouages étatiques permettrait au régime, de surcroît, d’atteindre deux autres objectifs : associer la Kabylie à une unanimité spécieuse sur la nouvelle Constitution et réduire les risques de radicalisation de la jeunesse kabyle autour de la question linguistique, radicalisation qui pourrait fournir de nouveaux contingents au Mouvement pour l’autodétermination de la Kabylie (MAK). On peut en conclure que l’État algérien, en reconnaissant en 2002 tamazight comme "seconde langue nationale" a fait une concession formelle et symbolique à la contestation berbère kabyle ; mais pour le législateur, l’arabe est demeuré la langue exclusive des espaces institutionnels et publics. Langue française La colonisation française constitue l’alibi de l’émergence et de l’usage de la langue française sur le sol algérien. Les Algériens utilisent cette langue pour leur besoin de communication. En effet, le français est enseigné dans les écoles, et c’est aussi la langue de l’administration et de l’économie. Le statut du français est, en substance, réduit à celui d’une langue étrangère. La langue française constitue un « résidu d’une guerre de peuplement», officiellement consacrée par les autorités algériennes comme la première langue étrangère. En effet, elle
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permet aujourd’hui aux algériens d’accéder aux sciences, à la technologie et aux cultures étrangères. Pourtant, elle ne cesse de provoquer polémiques et débats entre les partisans du bilinguisme et les partisans de l’identité nationale à travers la langue arabe. En d’autres termes, le français est considéré sur le plan constitutionnel comme étant une langue étrangère, sauf qu’elle jouit d’un statut particulier du fait de la longue présence de cette dernière sur le sol algérien dans un contexte de colonisation. Donc, cette langue est perçue principalement comme vecteur de la science et la technique. Cette conception de la langue française traduit la difficulté à lui accorder un statut bien défini et à déterminer la place qu’elle occupe dans la réalité linguistique algérienne. En fait, entre 1962 et 1969, vu qu’il n’y avait pas assez d’enseignants d’arabe et vu que toute l’administration était en français, l’Algérie s’est trouvée obligée de promouvoir la langue française en tant que « langue véhiculaire » . La langue française, a ainsi été amenée à jouer un rôle non négligeable dans l’enseignement à tous les niveaux scolaires. Après l’indépendance de l’Algérie, la langue française bien qu’elle soit d’origine étrangère possède un statut privilégié. Cette langue étrangère a marqué profondément l’inconscient de plusieurs générations d’Algériens parce que sa diffusion a été le prolongement logique de la domination coloniale et des diverses politiques linguistiques et culturelles mises en place à partir de 1830 en substitution à la langue et à la culture arabes. Erigé dès 1962 comme l’ennemi de la langue nationale, en l’occurrence, l’arabe classique, le français est clairement défini sur le plan institutionnel comme une langue étrangère. Mais la diversité des champs d’action de cette langue ainsi que son ancrage semblent être les facteurs stimulants qui lui confèrent une bonne position dans la hiérarchie des valeurs sur le marché linguistique algérien. Selon l’Organisation internationale de la francophonie (OIF), l’Algérie reste le deuxième pays francophone du monde avec 16 millions de locuteurs bien que l’Algérie ne soit pas membre de l’OIF. On estime à plusieurs millions (8millions environ) le nombre de locuteurs maîtrisant plus ou moins correctement la langue française. D’ailleurs, l’évaluation du nombre de journaux paraissant en langue française, leur tirage et leur diffusion à travers tout le territoire national, la place de l’édition en langue française, l’importance de cette langue dans l’affichage publicitaire, les enseignes et devantures des commerces, les imprimés et documents, etc.., rend compte de manière effective de l’importance dont jouisse la langue française au sein du peuple algérien. L’Algérie qui avait refusé autrefois de s’associer à ce mouvement, participe aujourd’hui pleinement aux activités officielles des instances de la francophonie telles le Sommet des
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Chefs d’Etats francophone, l’Organisation Internationale de la Francophonie (O.I.F) et l’Agence Universitaire de la Francophonie (A.U.F.). Cette absence est liée à des raisons qui «tiennent aux contentieux historiques», au projet national et aux ambiguïtés de la francophonie. Malgré une politique d’arabisation obstinée, le français détient la part du lion dans l’enseignement surtout universitaire, les médias et le secteur économique. Car aux yeux des algériens, le français est un moyen d’accès à la modernité. G. Granguillaume (1998), écrivait à ce propos : « Le français était omniprésent dans le paysage. Il avait pris la place de l’arabe dans l’écriture, mais il remplissait une fonction que celle-ci n’avait jamais eu en Algérie : d’être une langue d’ouverture, de modernisation, d’introduction des idées nouvelles ». Le français est alternativement qualifié, selon les propos de D. Morsly (1984), de « langue étrangère », « langue étrangère à statut particulier », « langue scientifique et technique », ou « langue fonctionnelle 55 ». En restant domaine de l’enseignement, le français est assimilé à une « langue scientifique et technique » puis comme « langue fonctionnelle ». En effet, la même auteure, interprète ce passage terminologique comme évolution d’une définition étroite à une autre plus large. Le destin de la langue française est lié à celui de l’Algérie. Car, depuis l’avènement de Bouteflika à la présidence en 1999, des bouleversements, dans la vision de la langue française, voient le jour au niveau déjà du discours officiel algérien. Le chef suprême de l’Etat algérien recours à la langue du colonisateur dans des manifestations publiques en Algérie et à l’étranger. En effet, lors de son discours devant l’assemblée nationale le 14 juin 2000, il déclare : « La langue française et la haute culture qu’elle véhicule restent, pour l’Algérie, des acquis importants et précieux que la réhabilitation de l’arabe, notre langue nationale et officielle, ne saurait frapper d’ostracisme. C’est là une richesse à même de féconder notre propre culture et c’est pourquoi le français, à l’instar d’autres langues modernes, et plus encore en raison de ses vertus intrinsèques et de son ancienneté dans notre pays, gardera une place qu’aucun complexe, aucun ressentiment ni aucune conjoncture quelconque ne sauraient lui disputer. » Ce discours inaugure une ère nouvelle pour le rôle du français et son importance sur le marché linguistique algérien. Dans ce sens, ces déclarations à propos de la francophonie illustrent également cette nouvelle attitude face à la question de la gestion des langues : «
55 MORSLY Dalila, « La langue étrangère. Réflexion sur le statut de la langue française en Algérie », in Le Français Dans Le Monde, n°189, Edition Hachette/ Larousse, Nov.- Déc., Paris, 1984, p.22.
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L’Algérie est un pays qui n’appartient pas à la francophonie mais nous n’avons aucune raison d’avoir une attitude figée vis-à-vis de la langue française qui nous a tant appris et qui nous a, en tout cas, ouvert la fenêtre de la culture française. » ( El Watan , 1er août 1999). Les propos de Bouteflika bravent l’interdit et brisent les tabous linguistiques. Pour l’Algérie, le français est selon Derradji une langue « de scolarisation, d’information scientifique, de communication et de fonctionnement de plusieurs institutions de l’Etat» 56 et ce, malgré une politique d’arabisation qui, depuis des décennies, tente de réguler les fonctions des langues présentes sur le marché linguistique algérien. Le Français est obligatoirement enseignée à partir de la deuxième année puis troisième année primaire, une année plus tard. Elle constitue aussi la principale langue étrangère enseignée aussi bien au primaire qu’au secondaire. Bien plus, elle est la langue quasi exclusive des disciplines techniques (architecture, agronomie, …) et scientifiques (pharmacie, médecine, …) à l’université et à un degré moindre dans les centres de formation. Notons encore la présence du français dans des secteurs de l’Etat tels les banques, l’administration des P.T.T, les services des impôts, l’aviation civile… Dans l’ensemble de ces institutions, les opérations de fonctionnement sont effectuées en français, ce qui réduit la place de l’arabe. Enfin nous n’occulterons pas le fait que l’édition et la presse diffusent sans discontinuer de nombreux titres en langue française. En d’autres termes, l’arabisation a, certes, freiné l’utilisation de la langue française, mais elle ne l’a pas fait disparaître de la scène linguistique. À ce propos Asselah-Rahal Méfidène et Zaboot déclarent que « la pratique de la langue française dépasse largement le cadre restreint dans lequel tentent de le confiner les textes officiels algériens. En fait, cette langue vit et évolue avec et dans la société algérienne qui en fait un large usage . » (2007 :11). Afin d’illustrer la bonne santé de la langue française au sein de la société algérienne, il suffit juste d’observer les faits. Dans le secteur bancaire, le français est consacré comme l’unique langue de travail et de négociation avec les différents partenaires. R. Kahlouche précise que « les administrations, les institutions et les entreprises publiques utilisent beaucoup plus le français que l’arabe dans leurs activités. Les entreprises privées, elles, emploient exclusivement le français » (2007 : 106).
56 DERRADJI Yacine, (2002), in Le français en Algérie: lexique et dynamique des langues, Louvain-la-Neuve, De Boeck- Duculot-Aupelf, p.67.
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Le français reste également présent dans le domaine de l'affichage public malgré l'interdiction de son usage par la loi portant sur la généralisation de la langue arabe. Selon l’article 20 de cette loi, les enseignes, panneaux, slogans... doivent être formulés dans la seule langue arabe. Ce faisant, le français est partout présent. Seul ou accompagnant l'arabe ou le berbère ou les deux à la fois. En définitive, cette langue est réduite dans le statut d’une langue étrangère mais jouit, à plusieurs niveaux, d’une place et d’un usage plus important.
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Chapitre 1: L’Algérie à l’épreuve de sa diversité linguistique et culturelle : histoire d’un échec répété
Conclusion
Ce premier chapitre a développé un bref descriptif sur la politique linguistique et culturelle menée en Algérie à travers ses valeurs et ses cultures d’enseignement / apprentissage. Les langues en présence, l’arabe, le berbère et le français ont un rôle à jouer dans la vie scolaire et sociale de l’apprenant. Les rôles et les statuts de ces langues dépendent des textes officiels et de l’usage de ces langues dans un contexte scolaire et extrascolaire. En effet, en politisant la langue arabe, on a érigé le premier obstacle au développement économique, social et culturel du pays. Par ailleurs, il s’avère urgent de recourir à sa dépolitisation et à la réhabilitation du patrimoine linguistique et culturel algérien sous l’égide d’une nouvelle politique linguistique et culturelle. Cela dit, il est urgent de réparer le déchirement identitaire du peuple algérien, car le métissage culturel et la valorisation de la diversité culturelle peuvent contribuer à une réconciliation à l’intérieur du pays, hors de toute idéologie. D’une part, il est nécessaire de reconnaître l’enracinement des constantes berbérophones de l’État-Nation algérien. D’autre part, une réconciliation est plus que nécessaire devant cette bataille acharnée. Le passé colonial est toujours présent avec toutes les composantes historiques langagières et identitaires. À présent, il est impératif de capitaliser les efforts fournis en vue d’intégrer les caractéristiques méditerranéennes de l’Algérie, avec toute sa diversité culturelle et langagière qui sont le creuset d’une identité algérienne multiple. D’une manière générale, les idéologismes réducteurs des divers extrémismes qu’on ne cesse de rabâchait tels que « francophiles - occidentalistes », « arabo-bâathistes », « islamistes wahabistes- salafistes », « berbéristes-ethnicistes »,..etc., ne peuvent qu’être terriblement destructeurs dans leurs confrontations adverses, et que seule l’intercomlémentarité intercompréhensive et interculturelle pacifique et tolérante, au sein d’un cadre officiel pluraliste, démocratique, est à même d’ouvrir, - dans l’intérêt de l’avenir des générations futures- à de riches perspectives de symbiose harmonieuse qu’assure sérieusement la démocratie pluraliste, à condition que celle-ci soit assuré par un gouvernement responsable.
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CHAPITRE 2 Le texte littéraire vecteur de langues et de cultures en classe de FLE : Le discours des méthodologies
Chapitre 2 : Le texte littéraire vecteur de langues et de cultures en classe de FLE : Le discours des méthodologies
Introduction Nous nous intéressons dans ce chapitre à la manière dont on a pu envisager la position et l’utilité du texte littéraire en classe de FLE. Nous nous concentrons, tout particulièrement, sur la perception des méthodologies propres à l’enseignement du FLE, considérée comme une référence didactique chez les enseignants . Pour pouvoir cerner l’évolution des différentes écoles de pensée méthodologique, nous nous référons principalement, dans un premier temps, sur les travaux de C. Germain (1993), H. Besse (1985), C. Puren (1988 et 2002) et I. Gruca (1993 et 1996). Les trois premiers ont relaté une histoire générale des différentes méthodologies qui se sont succédé en didactique des langues et se sont donc penchés, entre autres, à la position occupée par le texte littéraire. I. Gruca a consacré sa thèse et plusieurs articles à la question, plus précise, de la place du texte littéraire dans l’enseignement apprentissage du FLE : elle passe en revue, elle aussi, les courants méthodologiques successifs. D’ailleurs, pour elle, trois grandes périodes caractérisent l’histoire du texte littéraire dans la classe de FLE : la mise sur un piédestal du texte littéraire propre aux méthodologies traditionnelles, un désaveu et une contestation pratiquée par les méthodes audiovisuelles et enfin une réhabilitation et une renaissance au texte littéraire, caractéristiques des approches communicatives. Nous récapitulerons les trois moments de cette évolution, et nous tenterons de mettre en exergue, à chaque période ainsi classées, les interrelations établies entre littérature et culture / civilisation, littérature et interculturalité. En somme, nous tenterons ainsi, de suivre le chemin des travaux de L. Porcher, A. Séoud, et I. Gruca pour examiner la position et le rôle du texte littéraire actuellement, entre éclectisme de l’approche communicative, perspective actionnelle et approche par compétences.
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1. Un tour d’horizon sur la place du texte littéraire dans les courants méthodologiques Retracer l’histoire de l’enseignement des langues étrangères s’avère être un itinéraire inévitable étant donné la portée d’un support pédagogique tel que « le texte littéraire ». Les différents rangs qu’il a occupés au cours du XXe siècle sont le résultat de cette histoire mouvementée et les reproches dont il a fait l’objet sont la plupart du temps dus à sa première place sur le podium qu’il occupait au sein des méthodologies des siècles qui nous ont précédés. Le texte littéraire a brillé par sa présence continue depuis le XIXe siècle. Arrive après, le moment de son déclin, ce dernier, après une période d’éloges, voit son destin basculé et subit les sévères critiques faites à son égard au point d’être écarté par plusieurs méthodologies du XXe siècle pour cause d'inadéquation pédagogique et d'inefficacité communicative. Pourtant, l'approche communicative apparue à la fin du XXe siècle et massivement utilisée aujourd'hui, a redécouvert ce type de texte et l’a réintroduit dans la classe. Que s’est-il passé, alors, pendant un siècle de recherche en didactique ? Il peut paraître étonnant que des enseignants, dont la formation s'appuie souvent sur la philologie, aient soudain rejeté un support qu’ils sont censés bien connaître du fait de cette formation. Il est tout aussi surprenant que le changement ait pu être radical. Les nouvelles méthodologies mettent du temps à s’installer, elles peuvent cohabiter avec leurs prédécesseurs pendant plusieurs années selon les structures, les moyens et la formation des enseignants. D’autres critères ont sans doute présidés à ces évolutions qui apparaissent moins brutales lorsqu’on observe les usages effectifs qui ont cours dans les classes. Afin de répondre à cette question, nous allons nous intéresser dans ce bref historique aux méthodes et aux méthodologies du XXe siècle qui ont pris en compte le texte littéraire pour l’intégrer à leur enseignement ou, au contraire, pour l’en exclure. Nous rappellerons ensuite les choix méthodologiques qui orientent l’approche communicative car la conception et l’usage actuels du texte littéraire dépendent en grande partie des recherches qui lui sont liées. Par ailleurs, la publication récente d’un ouvrage portant sur l’enseignement des langues vivantes par le Conseil de l’Europe a remis en question l’utilisation de cette méthodologie et a suscité un renouvellement qui ne dit pas encore s’il sera un remplacement. C’est ce que nous verrons pour terminer ce premier chapitre.
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Après une longue traversée de désert, le support littéraire est de nos jours réhabilité dans les classes de langue, en tant que document authentique. Visiblement ce retour du texte littéraire est bien accueilli dans les discours théoriques, mais dans la pratique enseignante, de nombreux enseignants écartent ce support pédagogique sous prétexte que le discours littéraire s’avère difficile à comprendre aux yeux des apprenants. En d’autres termes, la littérature n’est pas toujours bien perçue et peut faire l’objet de représentations négatives chez les apprenants. Par ailleurs, le texte littéraire présente de nombreux avantages. D’ailleurs, il suffit juste de motiver les apprenants par la désacralisation de l’exploitation des textes littéraires. De plus, la diversité qualitative et thématique des littératures est un facteur qui permet d’adapter le support d’apprentissage au niveau de l’apprenant ou du groupe-classe. L’ère de gloire du texte littéraire ou la « mise sur un piédestal » : la méthodologie dite traditionnelle La littérature et l'enseignement des langues partagent une histoire d’union de nombreux siècles. Cela a duré jusqu’à la fin du XIXe siècle, une période où la méthode nommée généralement par méthodologie traditionnelle : « méthodologie héritée de l’enseignement des langues anciennes (latin et grec) basée sur la méthode dite grammaire traduction et en usage général dans l’Enseignement secondaire français jusqu’à l’imposition officielle de la méthodologie directe en 1902 1». Cette méthodologie accorde le primat du texte littéraire comme support pédagogique inévitable pour tout acte d’enseignement/apprentissage d’une langue étrangère. Elle est apparue dès la fin du XVIe siècle, et a concerné dans un premier temps le mode d’enseignement du latin et du grec. ). L’enseignement du latin et du grec se faisait autrefois par l’étude de textes littéraires écrits dans ces langues, parce qu’ils étaient considérés comme des modèles de leur usage antique. En effet, au cours du premier tiers du XVIIe siècle, le latin, supplanté par le français et les autres langues nationales européennes comme langue de communication, est alors devenu «langue morte et simple discipline scolaire 2». L’apprentissage du latin (et du grec) passe, tout d’abord, par une étape linguistique, où on entraîne les élèves à maîtriser les règles grammaticales de la langue grâce, notamment, à la pratique du thème. Puis, l’étape suivante est plus axée sur la culture : sont alors proposés des exercices de version sur des morceaux choisis de grands auteurs. Enfin, l’étape finale de la
1 PUREN, C. (1988). Histoire des méthodologies de l’enseignement des langues . Paris : Clé international, p.23. 2 Ibid., p.27.
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formation se déroule dans la classe de rhétorique où les élèves apprennent la poésie et l’éloquence : «Les élèves s’y consacrent à composer des vers et des discours latins comme s’ils étaient eux-mêmes des poètes et des orateurs de la Rome antique 3.» C’est ce mode d’enseignement du latin et du grec, base de l'éducation de cette époque, qui est également appliqué à l'enseignement des langues étrangères. D’ailleurs, la méthode traditionnelle fait de la littérature à la fois le moyen et la fin de l’enseignement des langues. «Consécration» et «aboutissement» 4, elle occupe une place de plus en plus importante au cours de l’apprentissage. En effet, un entraînement à la traduction, de la langue de départ à la langue cible ou vice versa, est jugé comme l’exercice le plus approprié : le thème et la version littéraires sont privilégiés. Ils correspondent à la manière dont on concevait alors la compréhension d’une langue étrangère : « jusqu'à la fin du XIXe siècle, en effet, la didactique des langues-cultures fonctionne en régime de paradigme indirect, c'est-à-dire que l'on y considère que comprendre parfaitement une langue étrangère c'est faire une version mentale instantanée et inconsciente, la parler couramment faire un thème de même type. On pensait donc logiquement – par application du même principe de l'adéquation maximale fins - moyens – que pour enseigner une langue étrangère, il fallait faire traduire intensivement les apprenants jusqu'à ce que leur traduction devienne instantanée et inconsciente .5» Ce type d’exercices mène vers la construction du sens du texte qui prévaut alors et ne laisse nulle place aucunement à des significations plurielles ou à des interprétations personnelles. La bonne traduction, comme le souligne D. Coste, « porte témoignage d’un sens juste, accessible par la langue et susceptible d’être rendu, au plus près, dans une autre langue .6» A juste titre, la langue littéraire reflète en plus de la norme du bien parler (ou, plutôt, du bien écrire), un modèle que les apprenants doivent imiter, c’est un véritable laboratoire de langage. Dans le cadre de cette méthodologie, les rapports entre littérature et culture / civilisation sont extrêmement étroits : la littérature est une partie intégrante de la culture (au sens de culture- cultivée ) et la connaissance de références littéraires est indissociable du bagage culturel de l’élite intellectuelle et sociale : « Appendre des langues autres (anciennes ou modernes) apparaît sous cet angle comme une manière d’accroître un capital culturel de références
3 PUREN, C. (1988). Histoire des méthodologies de l’enseignement des langues . Paris : Clé International, p.20. 4 NATUREL, M. (1995). Pour la littérature : de l’extrait à l’œuvre . Paris : Clé International, p. 17. 5 PUREN, C. (1988). Histoire des méthodologies de l’enseignement des langues . Paris : Clé International, p.3. 6 COSTE, D. (1982). “Apprendre la langue par la littérature ?”. In : PEYTARD, J. (éd.). Littérature et classe de langue : français langue étrangère . Paris : Hatier-CREDIF, p. 63.
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littéraires, valeur d’autant plus sûre, distinguée et distinctive qu’elle possède la rareté des devises étrangères de bon aloi .7» Bien sûr, les textes littéraires sont aussi une aubaine en terme d’informations externes 8 ce qui constitue, pour les apprenants-lecteurs, l’occasion d’accès aux réalités de la civilisation française, avec lesquelles ils ont peu d’occasions d’être en contact direct. C. Puren souligne ainsi que la méthodologie traditionnelle correspond «à une époque pré-médiatique , dans laquelle les documents de langue-culture étrangère sont rares, les plus disponibles étant les grands textes littéraires 9». Parmi les multiples réalités de la civilisation française que permet d’aborder la littérature, ce sont ses aspects intellectuels et sociaux (histoire, beaux-arts, littérature, architectures, modes de vie, gastronomie, code vestimentaire), la culture de l’esprit et du corps qui sont évidemment les plus valorisés. Cependant, la prédominance des textes littéraires n’est pas due uniquement à cela. Ils sont intégrés, à priori, dans une perspective humaniste. Ils sont transmetteurs de civilisation, au sens universel du terme. Dans ce sens, comme l'explique Emile Durkheim dans l'une de ses conférences pédagogiques des années 1900, ce que l'on cherche à faire retrouver aux élèves dans les grands textes classiques, ce ne sont pas les particularités de telle ou telle culture, mais au contraire le "fonds commun de toute l'Humanité" que sont supposées constituer ces valeurs universelles. On ne s'intéresse pas aux connaissances culturelles, mais à cette "culture générale" que l'Instruction du 15 juillet 1890 pour l'Enseignement classique présente en ces termes : " La vraie fin que le maître, tout en s'attachant avec passion à sa tâche journalière, devra constamment avoir présente à l'esprit, c'est de donner, par la vertu d'un savoir dont la majeure partie se perdra, une culture qui demeure .10 » Autrement dit, les textes littéraires permettent une formation intellectuelle, esthétique et morale, «celle dite des Humanités , dont le noyau dur idéologique est constitué des trois valeurs étroitement reliées du Vrai, du Beau et du Bien 11 ». En ce sens, elle est dépourvue de toute finalité pratique ou professionnelle : la culture à laquelle elle donne accès est celle de l’honnête homme.
7 Ibid., p.60. 8 PORCHER, L. (1987). Manières de classe . Paris : Didier. 9 PUREN, C. (1988). Histoire des méthodologies de l’enseignement des langues . Paris : Clé International, p.2. 10 Ibid., p.3. 11 Ibid., p.53.
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Dans le cadre de la méthodologie traditionnelle, l’enseignement de la culture / civilisation se caractérise ainsi par une forte composante transculturelle 12 ; celle-ci permet de retrouver, sous la diversité des manifestations culturelles, ce qu’E.Durkheim appelait le «fonds commun d’humanité», qui sous-tend tout l’humanisme classique. Et c’est le texte littéraire qui est le support privilégié de ces valeurs universelles. Les habiletés privilégiées, selon cette méthodologie, sont donc la lecture et l'écriture ; l'oral est placé au second plan. Le texte littéraire et surtout la culture qu’il véhicule, sont censés rester quand l’élève aura tout oublié : l’oral d’abord, la langue ensuite. L'évaluation, quant à elle, se fait à partir de textes écrits et porte sur la traduction, sur la grammaire et sur des questions de culture. La langue est conçue comme un ensemble de règles et d'exceptions, sa forme prime sur sa signification bien que celle-ci soit tout de même prise en compte. La traduction des textes littéraires est censée apporter, en outre, une initiation à la culture étrangère par le biais de la fréquentation d'œuvres d'art. L’objectif pratique est, en effet, absent de ces classes où l'apprentissage d'une langue étrangère se confond avec l'acquisition d'une culture intellectuelle et morale. Tous ces éléments ont pesé négativement sur le sort de cette méthode très critiquée. Les contestations sont apparues à la fin du XVIIIe siècle, particulièrement lorsque les relations internationales ont augmenté entre les pays européens. Elles sont devenues de plus en plus importantes, à mesure que le XIXe siècle avançait, pour aboutir à une remise en question totale vers 1850, à la veille d’un conflit d’importance en Europe. Comme plusieurs changements méthodologiques, celui-ci intervient à un moment fort de l’histoire où l’importance d’une compétence en langue étrangère se fait sentir. Cette remise en cause est également le début du rejet du texte littéraire, notamment dans les premiers niveaux où il semble être particulièrement inadapté : « vouloir unir prématurément l’étude littéraire à l’étude de la langue, c’est tout compromettre à la fois 13 ». Dans ce mouvement de renouvellement, à partir des années 1860, les instructions officielles vont préconiser la « conversation sur le texte », qui deviendra l’activité principale de la méthode directe.
12 PUREN, C. (2002). “Perspectives actionnelles et perspectives culturelles en didactique des langues cultures : vers une perspective co-actionnelle co-culturelle”. Langues modernes : l’interculturel [en ligne], 3, juillet-août- sept. Paris : APLV, p. 55-71 13 PUREN, C. (1988). Histoire des méthodologies de l’enseignement des langues . Paris : Clé International, p.77.
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Les méthodes directes et actives : tergiversation entre adhésion et contestation (l’ère de soupçon du texte littéraire) Au sommet de son succès, à la fin du XIXe siècle, de nombreux pédagogues en dénoncent l’inefficacité, d’un côté, pour son manque de pratique, et le fait qu’elle ne permet pas concrètement d’apprendre à parler les langues enseignées. En outre, les remis en cause ciblaient surtout la place privilégiée qui y est dévolue à la littérature et à son rôle. Alors que l’oral est écarté de tout objet d’enseignement. L’intégration à un âge prématuré de la littérature est perçue inappropriée. En France, les Instructions officielles (I.O.) du 13 sept 1890 rappellent que «l’étude de la langue doit précéder l’étude littéraire» et argumente ainsi en ce sens : «Vouloir unir prématurément l’étude littéraire à l’étude de la langue, c’est tout compromettre à la fois, c’est s’exposer à ne jamais lire couramment la langue, à ne jamais la parler surtout, et à ne jamais goûter la littérature dans ce qu’elle a de réellement original, c’est-à-dire dans ce qui en fait le véritable intérêt. S’il fallait sacrifier l’une des deux études à l’autre, il serait encore préférable de s’en tenir modestement à la langue et de réserver la littérature pour un âge où l’esprit a conquis avec sa maturité, sa liberté. 14 » La Méthode directe La méthode directe qui, au tournant du XXe siècle, devient la méthodologie de référence dans de nombreux systèmes scolaires européens. En France, elle est imposée par les instructions officielles de 1901 et 1902 que C. Puren qualifie de «coup d’état pédagogique 15 ». Son utilisation sera de courte durée puisqu’elle n’aura vraiment cours que pendant une vingtaine d'années, mais elle apportera de nombreux sujets de réflexion dont certains sont toujours d’actualité. La désignation « méthode directe » marque d'ailleurs la déchirure entre ces deux méthodes. En effet, elle énonce les fondements du processus d'apprentissage direct qui sont l’acquisition de mots étrangers sans avoir recours à leurs équivalents français, l'utilisation de la langue orale sans l’appui de la langue écrite et l’accès à la grammaire étrangère sans explicitation de ses règles. La priorité est accordée à l'expression orale et à la prononciation, ce qui place les règles au second plan. Les élèves sont également encouragés à concevoir en langue cible, en associant la forme et le sens, pour s’exprimer directement en langue cible.
14 PUREN, C. (1988). Histoire des méthodologies de l’enseignement des langues . Paris : Clé International, p.52. 15 Ibid., p. 106.
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La méthode directe s’inscrit dans le mouvement de réforme contre la grammaire – traduction et dans l’esprit des approches naturelles. La pratique qui était faite jusqu'à présent du texte littéraire est rejetée, notamment en raison du changement de priorités qui place l’oral au cœur de cette méthode. Elle correspond à une conception plus utilitaire de la langue, qui n’est plus envisagée comme «un instrument de culture littéraire ou de gymnastique intellectuelle 16 », mais comme un instrument de communication. Les objectifs formatifs et culturels de la méthode traditionnelle cèdent le pas à des objectifs plus pratiques. Ce changement de cap correspond de fait à une nouvelle demande sociale. De toutes les manières, H. BESSE (1995) reconnaît à cette méthodologie le fait qu’elle soit « la première méthode qui prenne réellement en charge les langues vivantes dans leur oralité interactive, leur globalisme », en mettant en place un processus de « réutilisation constante de ce qui est appris pour apprendre du nouveau ». Le texte littéraire, pivot de la méthode traditionnelle, est l’un des points sur lesquels les évolutions méthodologiques initiées par les méthodes directes portent tout particulièrement. Les I.O. de 1902. On voit que le texte littéraire, s’il reste présent, voit sa place considérablement revue. La langue étant pensée d’abord comme une réalité orale, les textes et la lecture ne constituent plus le socle de l’apprentissage. La langue de référence est aussi, désormais, une langue usuelle, et non plus littéraire. Le recours à l’idiome maternel dans la classe est prohibé et l’exercice de traduction devient caduc. On privilégie un contact direct avec les textes proposés, sans le truchement de la traduction en langue maternelle. Selon les instructions de 1908, «c’est directement et par lui-même que l’élève découvrira et sentira la beauté des textes 17 . La lecture expliquée supplante la version et apparaît comme l’exercice emblématique des méthodologies, directe, puis active. Elle correspond à une conversation sur le texte, une sorte de maïeutique (où s’exerce la méthode interrogative caractéristique de la méthode directe) : «Avec la méthode directe, la lecture s’affranchit résolument de la traduction. Ce n’est plus par l’intermédiaire de la langue maternelle que l’élève arrive à l’intelligence du texte mais par l’élaboration de ce texte dans la langue enseignée. La traduction cesse d’être une fin en soi, pour n‘être plus qu’un simple procédé de contrôle, qu’un moyen rapide de nous assurer qu’à la rigueur un élève pourrait s’en passer. Et encore n’intervient elle
16 Ibid., p.68. 17 PUREN, C. (1988). Histoire des méthodologies de l’enseignement des langues . Paris : Clé International, p.121.
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qu’exceptionnellement car si c’est directement par la conversation, que nous amenons l’élève à la compréhension du texte, c’est directement aussi que nous constatons s’il a compris, en lui posant des questions telles que la simple réponse nous renseigne sur l’efficacité de nos explications. Loin donc d’être indispensable, la traduction tend à se supprimer d’elle-même ; et à sa place intervient la conversation dialoguée qui dans la méthode classique n’apparaissait que comme un prolongement, un luxe accessoire ; si bien qu’en dernière analyse, il y a complet renversement des termes qui constituent le travail de la lecture et, à la limite, élimination du second 18 .» Ce passage de la traduction à l’explication de texte implique d’autres évolutions : - la littérature n’est plus modèle à imiter mais un «objet d’étude» ; - la démarche privilégiée est désormais synthétique et non plus analytique : on développe dans un premier temps une approche globale du texte («une recherche du thème du passage et de son plan 19 ». La langue écrite est comprise comme la version scripturale de la langue orale et ne correspond plus, par conséquent, à ce qu’est la langue littéraire. Concrètement, cette méthode va continuer longtemps dans le prolongement des principes de la méthode traditionnelle par le conservatisme de certains enseignants traditionalistes qui n’admettent pas les instructions officielles de 1901 20 et 1902 21 . 1.2.2. Les objectifs culturels / civilisationnels associés aux textes littéraires La méthode directe met l’accent sur la civilisation dans son sens matériel : dans un premier temps, les apprenants ont besoin avant tout d’apprendre à parler la langue cible, de connaître les réalités de la société où elle est présente. La culture littéraire et humaniste, la formation de l’esprit sont reléguées au second plan. Par exemple, les enseignements de langue vivante de la classe de philosophie doivent, selon les I.O. de 1902, avoir pour objectif «une idée générale des différentes manifestations de la vie nationale contemporaine à l’étranger 22 ».
18 Ibid., pp.92-93. 19 PUREN, C. (1988). Histoire des méthodologies de l’enseignement des langues . Paris : Clé International, p.101. 20 LEYGUES G., 15 novembre 1901 : Circulaire relative à l'enseignement des langues vivantes et instructions annexes, B.A.M.I.P., t. LXX, pp. 895-897, cités par C. PUREN (1988). 21 LEYGUES G., 31 mai 1902 : Arrêté concernant les Programmes d'enseignement des classes secondaires dans les lycées et collèges de garçons. Programmes de l’enseignement des langues vivantes (allemand, anglais, espagnol, italien, russe) , B.A.M.I.P. n°1522, pp. 779-789, cités par C. PUREN (1988). 22 PUREN, C. (1988). Histoire des méthodologies de l’enseignement des langues . Paris : Clé International, p.118.
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Le concept « Civilisation » s’entend donc dans son sens spécifique (et non plus universel) et la littérature n’est plus, dès lors, la seule fin ni le seul moyen de l’enseigner. Ainsi, les I.O. de seconde et première évoquent bien d’autres aspects de la civilisation étrangère que les cours de langue devront faire découvrir aux élèves. Sont, ainsi mentionnés, en sus de l’histoire littéraire, «les arts industriels, les grandes découvertes, la géographie, les voies de communication, les beaux-arts 23 ». La voie est ouverte à une démarche comparative : on vise à saisir les particularités des civilisations étrangères, leurs traits distinctifs par rapport à celle de l’apprenant. C. Puren cite l’exemple d’un manuel scolaire d’anglais qui propose l’étude des thèmes suivants : «l’école, l’homme, la famille, la vile, la campagne, la nature, avec la couleur loca le ». Le texte littéraire est quant à lui envisagé, pour l’essentiel, comme document de civilisation. Il va offrir de manière privilégiée une «peinture des mœurs contemporaines» des sociétés étrangères ( I.O. de 1902 24 , citées par Puren 1988 : 117) . A. Godart, l'un des tout premiers théoriciens de la «lecture directe» des textes littéraires en second cycle, considère par exemple dès 1907 que «ce qui importe, ce sont les impressions qu'ils [les élèves] reçoivent du contact immédiat et personnel des œuvres littéraires, la conscience qu'ils ont de se trouver devant une conception particulière de l'art ou de la vie, la curiosité des problèmes moraux, historiques et sociaux que pose la lecture de ces œuvres» (A. Godart, Table ronde sur «L’enseignement littéraire dans les classes de second cycle», Les Langues modernes , 1907, cité par Puren 1988 : 120). Mais d’autres documents (non littéraires) peuvent aussi tenir ce rôle. La littérature intéresse aussi pour elle-même, en tant que manifestation de la vie culturelle d’un peuple. Pour les I.O. de 1902, on se sert de la lecture «pour faire connaître /.../ la vie du peuple qui l’habite et sa littérature» (citées par Puren 1988 : 118). Néanmoins dans la conception initiale de la méthode directe, cet aspect, qui introduit à la culture et à l’histoire littéraire, reste secondaire, et réservé aux niveaux supérieurs : «La littérature manifestation essentielle de la vie des peuples a naturellement sa place dans l’enseignement des langues vivantes et à mesure que les élèves posséderont mieux le matériel de la langue, une place plus grande sera faite à la lecture de textes tantôt préparés, tantôt expliqués à livres ouverts. Mais la culture littéraire proprement dite sera toujours subordonnée à l’usage de la langue .» ( I.O. de 1901, citées par Puren 1988 : 118)
23 Ibidem. 24 PUREN, C. (1988). Histoire des méthodologies de l’enseignement des langues . Paris : Clé International, p.117.
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Au niveau théorique, on ne doit jamais faire appel à la traduction et les mots sont utilisés avant de faire intervenir les règles grammaticales. D’ailleurs, la question de l'exclusion de la langue maternelle dans le processus d'apprentissage a constitué un débat important lors de la mise en place de cette méthode car cela implique notamment le refus de toute traduction. En ce qui concerne le retour à l’utilisation du texte littéraire est amorcé, d’autant plus que celui-ci est vu comme un moyen d’harmoniser les différentes périodes de l’apprentissage. Il va être considéré comme un « intégrateur didactique » ( op. cit. : 172), dont la polyvalence permet une analyse minutieuse de la langue, de la syntaxe, des règles de grammaire, mais aussi la formation du goût, du jugement des élèves ainsi que l’éveil de leur imagination. Il s’inscrit dans la progression envisagée par la méthode directe qui va « du concret à l’abstrait, du simple au complexe, du particulier au général » ( op. cit. : 136) et permet d'harmoniser les séquences pédagogiques en orientant toutes les activités autour de ce support unique. Dans ces conditions, la didactisation au texte littéraire consiste à reproduire l’explication littéraire en usage en français langue maternelle. Sans la compréhension parfaite du texte proposé par les élèves, son exploitation ne saurait remplir ses fonctions. En outre, par rapport à l’enseignement de la civilisation, la volonté première pragmatique et utilitaire se trouve modifiée par ce retour du texte littéraire. Comme le dit C. P UREN (1988) : « toute approche "matérialiste" de la civilisation étrangère est donc rejetée et la littérature privilégiée parce qu'elle permet au contraire une approche "humaniste" » ( op. cit. : 180). L'évolution de la méthode directe aboutit par conséquent à une modification des objectifs d'enseignement du texte littéraire. Les tâches demandées vont porter sur le texte, et non sur son appartenance à la littérature, de même que ces textes présentent une langue moderne. 1.2.3 La méthode active Les différentes querelles et polémiques, sous la poussée des tenants d’un retour à la tradition, inaugurent la fin de la méthode directe et signent l’émergence d'une méthodologie mixte ou active, qui sera dominante depuis les années 1920 jusqu’aux années 1960. Cependant on constate une certaine confusion terminologique en ce qui concerne cette méthodologie. En effet, on la nommait également « méthodologie éclectique », « méthodologie orale », « méthodologie directe », etc. Cette réticence à nommer cette nouvelle méthodologie révèle la volonté d’éclectisme de l’époque et le refus d’une méthodologie unique. La méthodologie active représente un compromis entre le retour à certains procédés et techniques traditionnels et le maintien des grands principes de la méthodologie directe. D’ailleurs, les méthodologues actifs revendiquent un équilibre global entre les trois objectifs
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de l’enseignement/apprentissage : formatif, culturel et pratique. Faisant preuve de pragmatisme, ils permettaient le recours à la langue maternelle en classe. En ce sens, on peut dire qu’ils ont réellement assoupli la rigidité de la méthode précédente, en même temps, ils ont rendu au texte littéraire (écrit) sa place comme support didactique. Les textes de base étaient plus souvent descriptifs ou narratifs que des dialogues. Cependant, dans tous les cours de FLE, de cette époque, on retrouve des leçons sur des thèmes de la vie quotidienne dans lesquelles on utilisait des images pour faciliter la compréhension et éviter la traduction du vocabulaire. Bien qu’elle se situe dans le prolongement de la méthode directe, elle la corrige sur de nombreux points et peut se décrire à travers ces quatre qualificatifs ; «volonté d'intégration, pragmatisme, éclectisme et réformisme 25 ». L’on retient ainsi un certain retour du texte littéraire qui redevient ainsi, (à partir de 1908 pour la France), le principal support didactique de l’enseignement / apprentissage des langues, l’élément pivot de la leçon de langue, et ce dès les premiers temps de l’apprentissage. Ainsi, les instructions officielles de 1950, indiquent que l’enseignement doit s’appuyer «à tous les échelons sur des textes empruntés, dès que possible, à des écrivains de qualité [...] et choisis pour leur valeur littéraire, humaine ou sociale 26 », ce qui équivaut à choisir uniquement les auteurs reconnus par l'institution littéraire, les notions de « qualité » et de « valeur littéraire, humaine ou sociale » n’étant jamais définies. En même temps, le contact avec les œuvres étrangères permet donc de « faire passer en eux un peu de la substance et de l’esprit des écrivains étudiés et comme le sens intime du génie étranger 27 ». Basée davantage sur les pratiques de classes que sur les prescriptions théoriques, la méthode active laisse place à une grande variété de situations qui peuvent être plus ou moins efficaces, comme le montrent les protestations de nombreux enseignants qui dénoncent, entre autres, les abus de l’utilisation de la version. En pratique, le texte écrit reprend sa place dans les premières années de l'apprentissage et la phase orale de la méthode directe devient une préparation à la lecture du texte. Le recours à la langue maternelle est autorisé pour vérifier la compréhension des textes, notamment à la fin de leur étude où la traduction est systématique. Les élèves sont encouragés à être actifs et la réflexion est privilégiée face à l'imitation. Les textes littéraires utilisés sont orientés très
25 PUREN, C. (1988). Histoire des méthodologies de l’enseignement des langues . Paris : Clé International, p.151. 26 Ibid., p.154. 27 Ibid., p.91.
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souvent vers le récit et le dialogue. D’ailleurs, l'exercice de la lecture expliquée, apparu en langue vivante à la fin de la méthode directe, s’applique à ces textes qui vont devenir dominants. Ce faisant, l’utilisation massive de la littérature est cependant délicate car le mélange de la linguistique et de la civilisation peut brouiller la perception des élèves et les empêcher d'observer les spécificités littéraires des textes : « A trop faire servir la littérature, on la banalise, et on amène sans doute beaucoup d'élèves à ne pas ressentir les textes littéraires de base autrement que les narrations et descriptions directes ou les dialogues audiovisuels fabriqués 28 ». On le voit, avec la méthode active, l’enseignement de la littérature est, à nouveau associé aux Humanités et à la culture de l’esprit, et ce de manière très marquée pour les niveaux les plus avancés. A ce sujet, A. Godart souhaite ainsi « prolonger /l’/ enseignement au-delà de l’étude utilitaire de la langue et d’en faire, par l’étendue et la variété de la lecture, un véritable enseignement de haute culture 29 ». Une haute culture qui se traduit surtout au niveau esthétique et moral. Dans le domaine du français langue étrangère, la conversion aux nouvelles méthodologies va se faire très vite et l'utilisation des supports audiovisuels va susciter un réel engouement des enseignants, reléguant le texte littéraire aux oubliettes. Les méthodologies audiovisuelles et la «désertion » du texte littéraire Suite à la seconde guerre mondiale et à la décolonisation, la France se trouve obligée de lutter contre la diffusion massive de l’anglo-américain comme langue de communication internationale, et cherche à retrouver son rayonnement culturel et linguistique, dès le début des années 50. Des équipes de recherches, constituées de linguistes, de littéraires et de pédagogues, s’activent en France et à l’étranger, pour trouver les meilleurs outils afin de répandre le FLE. C’est au milieu des années 1950 que P. Guberina, de l’Université de Zagreb, donne les premières formulations théoriques de la méthode SGAV (structuro-globale audio visuelle). En effet, la méthodologie audiovisuelle (MAV) domine en France dans les années 1960-1970 et le premier cours élaboré suivant cette méthode, publié par le CREDIF (Centre de Recherche et d’Etude pour la Diffusion du Français) en 1962, c’est la méthode « Voix et images de France ».
28 Ibid., p.258. 29 PUREN, C. (1988). Histoire des méthodologies de l’enseignement des langues . Paris : Clé International, p.113.
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La cohérence de la méthode audiovisuelle a été construite autour de l’utilisation conjointe de l’image et du son. Le support sonore était constitué par des enregistrements magnétiques et le support visuel par des images fixes. En effet, la méthodologie SGAV repose sur le triangle : situation de communication/ dialogue/ image. Pour la méthodologie audio-orale, les quatre habiletés visées sont, bien qu’on accordât la priorité à l’oral sur l’écrit. La MAV prend aussi en compte l’expression des sentiments et des émotions, non considérés auparavant. Cette méthode ouvre la voie, par certains aspects, aux approches communicatives, ce qui fait dire à J-M. Dufays : « elle met davantage la grammaire au service de la communication et elle sollicite plus activement la réflexion des apprenants au cours d’activités de compréhension »30 . Ces méthodes, qui permettent, il est vrai, d’apprendre assez rapidement les bases d’une langue étrangère, ne répondent, cependant, pas aux véritables besoins de communication des apprenants. Le but de la MAO était de parvenir à communiquer en langue étrangère, raison pour laquelle on visait les quatre habiletés afin de communiquer dans la vie de tous les jours. Cependant, on continuait d’accorder la priorité à l’oral. On concevait la langue comme un ensemble d’habitudes, d’automatismes linguistiques qui font que des formes linguistiques appropriées sont utilisées de façon spontanée. De plus, les habitudes de la langue maternelle étaient considérées principalement comme une source d’interférences lors de l’apprentissage d’une langue étrangère ; afin de les éviter, il était recommandé que le professeur communique uniquement dans la langue étrangère. La place de la culture étrangère est très importante mais elle est introduite comme une cause d’erreurs de compréhension. Aussi, la M.A.O développe un projet de comparatisme culturel mettant l’accent sur les différences dans les façons de vivre. Cette méthodologie a besoin pour s’appliquer d’instruments comme les exercices structuraux et les laboratoires de langues pour réaliser une acquisition et une fixation d’automatisme linguistique. On remarque que la linguistique et la psychologie de l’apprenant sont présentes dans la conception de la méthodologie. Par ailleurs, la MAO a été sujet de critiques pour son manque de transfert hors de la classe de ce qui a été appris et on a considéré que sa validité se limitait au niveau élémentaire. En outre, le fait de s’inscrire dans l’opposition, la méthode audio-orale conçoit le support littéraire comme support didactique dépourvu de neutralité. La MAO tend vers l’expulsion de la
30 Defays J. –M., (2003), Le Français langue étrangère et seconde. Enseignement et apprentissage, Liège : Mardaga, p.229.
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littérature. Dans ces circonstances, il est difficile d’associer une pédagogie qui se veut innovante à un support didactique largement remis en cause. Élaborée à la même époque, la méthode structuro-globale audio-visuelle (SGAV) occupe une position similaire par rapport au texte littéraire. Différente de la méthode audio-orale par ses objectifs et ses outils, elle vise à présenter la langue en situation. Dans ce cadre, les images utilisées en complément des textes fourniront des indications sur les circonstances possibles de production. L’expression «méthodes audiovisuelles» renvoie aux méthodes, dominantes dans l’enseignement / apprentissage du FLE à partir du milieu des années soixante, dont la caractéristique centrale est une «intégration didactique autour du support visuel 31 ».
La littérature mise à l’écart : les raisons d’une expulsion Les méthodes audiovisuelles désacralisent la littérature et la font détrôner de son piédestal. A partir des années soixante, le support littéraire va se retrouver «évincé des supports d’apprentissage 32 ». En tant qu’écrit déjà le texte littéraire, à priori, il ne correspond pas aux objectifs fixés. Il est ensuite extérieur à la classe et se présente sous une forme non maîtrisable où le choix du vocabulaire ou des formes verbales ne relève pas de la progression pédagogique. Un autre raison qui permet d’expliquer cet expulsion de la littérature est le retour à une conception de la langue comme réalité avant tout orale : la langue écrite n’est plus envisagée que comme «une transposition de la langue parlée 33 » et son étude est repoussée à un second temps de l’apprentissage. Les textes littéraires suscitent moins l’intérêt des pédagogues : la majorité des travaux se concentre d’ailleurs, de manière générale, moins sur l’écrit que sur l’oral. La littérature apparaît aussi comme trop éloignée de l’usage quotidien de la langue qui est désormais visé. La sélection du lexique et de la grammaire ne se fait plus désormais dans les textes des grands auteurs, mais en fonction de leur fréquence d’emploi. Le modèle de langage que présentent les textes littéraires ne peut qu’induire l’apprenant en erreur, puisqu’ils
31 PUREN, C. (1988). Histoire des méthodologies de l’enseignement des langues . Paris : Clé International, p.192. 32 GRUCA, I. (1996). “Didactique du texte littéraire : un parcours à étapes”. Le Français dans le monde , 285, p.376. 33 PUREN, C. (1988). Histoire des méthodologies de l’enseignement des langues . Paris : Clé International, p.31.
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présentent le plus souvent des éléments en décalage voire en contradiction avec la langue de tous les jours. Même si, de fait, la langue littéraire ne correspond pas nécessairement aux registres les plus élevés, elle est associée à un usage marqué, envisagée selon une problématique de l’écart, du style, en écho par exemple à une position comme celle de C. Bally 34 : 208 «L’expression littéraire n’est belle que par contraste, comment la comprendrait-on si on ignore ce qui n’est pas elle /../ on croit connaître le français quand on a lu Racine, Corneille, La Fontaine ou Victor Hugo, en réalité on n’en connaît que les déformations sublimes que lui ont fait subir quelques génies, et l’originalité même de ces déformations apparaît mal en l’absence de tout point de comparaison. Voilà pourquoi la langue usuelle doit rester le centre de l’étude d’une langue vivante, sans pour cela devenir une étude utilitaire et terre à terre .» On peut aussi voir des raisons idéologiques à cette éviction de la littérature, D. Coste rappelle ainsi que «la littérature, bien malgré elle, a eu partie liée avec certains fonctionnements sélectifs et élitistes de la tradition classique 35 ». Les méthodes audiovisuelles mettent, en effet, au premier plan la culture du quotidien, au détriment de la culture littéraire et la culture prend un sens moins restrictif : les années soixante voient reculer « les exigences d’un humanisme à peu près exclusivement littéraire /.../ devant celles d’une culture nouvelle où la communication et les échanges /prennent/ beaucoup plus d’importance 36 ». Les chercheurs du CREDIF (dont D. Coste) et plus encore du BELC, lieux clés de l’élaboration et de la diffusion de la méthode SGAV, estiment que le texte littéraire est « trop chargé de connotations élitistes, /.../ dépassé, difficile, peu attractif pour un public nouveau et élargi, en raison d’un langage qui n’est pas celui de la vie de tous les jours 37s ». Il ne doit plus être le support privilégié d’enseignement de la civilisation puisque, c’est désormais, la culture dans son acception la plus quotidienne qui est mise en avant. Les différents travaux qui s’intéressent à la place et la fonction des textes littéraires dans les manuels constatent eux aussi que les méthodes audiovisuelles rompent avec les pratiques
34 BALLY, C. (1951). Traité de stylistique française . 3e éd. Heidelberg, Paris : Winter : Klincksieck, p.249. 35 COSTE, D. (1982). “Apprendre la langue par la littérature ?”. In : PEYTARD, J. (éd.). Littérature et classe de langue : français langue étrangère . Paris : Hatier-CREDIF, p.65. 36 DEBYSER, F. (préf.) (1971). “Introduction” In : REBOULLET, A. (dir.). Guide pédagogique pour le professeur de français langue étrangère . Paris : Hachette, p.6. 37 ARGAUD, E. (2001). “L’enseignement de la civilisation : évolution et représentations dans le champ de la revue Le Français dans le monde (1961-1976)”. Thèse de doctorat. Didactologie. Paris 3, pp.493-94.
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antérieures. On parle d’un «abandon» des textes littéraires, d’une littérature «mise à l’écart», «en isolement», «chassée», «éliminée»... Cette désacralisation initiée par les méthodes audiovisuelles reste donc «ambiguë» (selon l’image employée par I. Gruca). Le texte littéraire se présente comme l’aboutissement de plusieurs années d’apprentissage et lui sont toujours associés des objectifs formatifs et culturels, fédérateurs dans le contexte scolaire : «Il devient nécessaire non plus seulement comme objectif mais aussi comme moyen d’accéder à des connaissances dont la langue étudiée est le vecteur privilégié : la culture du pays étranger. A cet objectif culturel s’ajoute un objectif formatif tout aussi incontournable : s’ouvrir à une autre culture c’est approfondir sa propre culture, développer son esprit d’analyse et son sens critique .38 » Plus encore, le fait de réserver l’étude des textes littéraire aux apprenants avancés, et à un contexte scolaire, accentue encore les connotations élitistes qui lui sont rattachées, comme si les objectifs formatifs et culturels étaient réservés à certains, alors que d’autres devaient se contenter d’objectifs pratiques, ce qui fait dire à I. Gruca que «la dissociation entre le pratique et le culturel, entre la langue outil de communication et la langue véhicule d’une activité culturelle devient ainsi l'instrument d'institutionnalisation d’un clivage social de plus en plus affirmé entre premier cycle court et enseignement long .39 » La littérature a encore, néanmoins, une présence sporadique : des poèmes sont régulièrement proposés aux apprenants (phénomène que l’on retrouvait dans certaines méthodes actives). Ils sont d’ailleurs, le plus souvent, donnés à lire tels quels, sans annotation. Ils peuvent aussi avoir été créés par les concepteurs de la méthode eux-mêmes et ne portent alors aucune mention du nom de leurs auteurs. Seul semble visé le contact avec une forme de langue «autre», cette langue poétique donnée «à découvrir, à interpréter, à sentir 40 ». Les textes littéraires en «français facile» sont une autre modalité de présence de la littérature aux premiers niveaux de l’apprentissage. Les concepteurs de ces collections proposent des versions des grands classiques de la littérature réécrits en un nombre limité de mots. Ils se targuent de permettre à des apprenants encore peu avancés de lire «avec plaisir sans l’aide du
38 GRUCA, I. (1993). “Les textes littéraires dans l’enseignement du français langue étrangère : étude de didactique comparée”. Thèse de doctorat. Langues et littérature moderne et contemporaine. Université Stendhal, Grenoble 3, p.366. 39 GRUCA, I. (1993). “Les textes littéraires dans l’enseignement du français langue étrangère : étude de didactique comparée”. Thèse de doctorat. Langues et littérature moderne et contemporaine. Université Stendhal, Grenoble 3, p.141. 40 Ibid., p.182.
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dictionnaire», comme l’indique la quatrième de couverture de la collection «Français facile») les chefs -d'œuvre de la littérature française. Ces textes simplifient à l’extrême l’œuvre dont ils s’inspirent, ne retenant que les grandes lignes de son intrigue, ou les figures les plus saillantes parmi ses personnages. Surtout, ils font comme si la forme d’une œuvre, le style de l’écrivain étaient partie négligeable et pouvaient subir des modifications d’envergure sans que cela affecte la nature même de l’œuvre. Bref, ces tentatives pour essayer de combler le fossé entre le niveau linguistique des apprenants et les objectifs «culturels» (connaissance des œuvres du patrimoine littéraire) s’avèrent ici peu convaincantes. Enfin, cette éviction de la littérature de la classe de langue se produit à un moment où elle est elle-même controversée. En effet, elle entre alors dans une véritable «époque de remis en cause». Sa capacité à représenter le réel est mise en question, ce dont témoigne par exemple le Nouveau Roman. Comment, dès lors, pourrait-elle être utilisée au sein de la classe de langue comme reflet d’une société, d’une civilisation ? Dans le discours théorique accompagnant la méthode SGAV, le texte littéraire est donc censé être exclu par les objectifs pédagogiques et le discours didactique. Or il semble qu’il ne soit réellement absent que des premiers niveaux de l’apprentissage. L’apprentissage linguistique, notamment, se doit d’être complété par l’acquisition d’une compétence culturelle qui n’est pas donnée par le premier niveau. Or, sans cette compétence, il peut être difficile d’envisager une continuation des progrès linguistiques, la complexification des structures étant liée en partie à la multiplication des situations de leur utilisation. C. Puren ajoute que : « L’intérêt de l’apprentissage pour l’apprentissage disparaît, et pour maintenir la motivation des élèves, il devient nécessaire d’utiliser la langue non plus seulement comme objectif mais aussi comme moyen d’accéder à des connaissances dont la langue est un vecteur privilégié : la culture du pays étranger 41 ». Les résultats observés dans le cadre de l’utilisation de la méthode SGAV ont montré que les apprenants pouvaient acquérir une compétence de communication orale assez rapidement. À l’inverse, il leur était plus difficile de comprendre une conversation entre natifs, en grande partie à cause de la langue utilisée dans les dialogues proposés dans le manuel, plus régulière que la langue réelle. De plus, les situations présentées dans les manuels étaient volontairement neutres, pour que chacun puisse s’y retrouver et les comprendre, entraînant une certaine
41 PUREN, C. (1988). Histoire des méthodologies de l’enseignement des langues . Paris : Clé International, p.366.
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banalisation de ces situations que la diversification future des documents pourra sans doute modifier. Des approches communicatives à nos jours : vers une réhabilitation du texte littéraire A partir du début des années 1970, une réflexion sur le texte littéraire et son statut dans la classe de FLE a été menée. En effet, la méthode audio-visuelle et la méthode audio-orale n’ayant pas donné les résultats escomptés, une nouvelle méthodologie a fait son entrée, répondant à des objectifs différents et suivant les évolutions multiples de cette époque. L’approche communicative qui voit le jour, s’est d’abord inscrite comme une réaction contre les méthodes antérieures pour acquérir ensuite une autonomie qui a fait d’elle une méthodologie à part entière. Largement diffusée aujourd’hui, elle accorde au texte littéraire un statut moins problématique et une place dans l’enseignement / apprentissage du FLE. En même temps, l’alliance du texte littéraire avec des objectifs culturels / civilisationnels prend une nouvelle orientation : d’un côté, les textes littéraires sont désormais considérés comme des documents authentiques, ouvrant sur la culture française ou francophone (au sens anthropologique) et d’un autre côté, le texte littéraire est appréhendé, ce sur quoi nous nous attarderons plus particulièrement, comme un lieu révélateur de l’interculturel. L’approche communicative et le retour du texte littéraire L’approche communicative s’est développée en France à partir des années 1970 en réaction contre la méthodologie audio-orale et la méthodologie audio-visuelle. Selon l’approche communicative, apprendre une langue ne consisterait pas, comme le croyaient les béhavioristes et la méthode audio-orale, à créer des habitudes, des réflexes. Les constructions ne devraient jamais fonctionner hors d’énoncés naturels de communication construits à, partir des besoins langagiers des apprenants. L’apprentissage n’est plus considéré comme passif, recevant des stimuli externes, mais comme un processus actif qui se déroule à l’intérieur de l’individu. En outre, les supports étudiés ne sont plus crées artificiellement pour la classe avec le nombre exact de structures à assimiler mais ils sont choisis parmi une source vaste de documents authentiques (extraits littéraires, articles de journaux, émissions de radio, clips vidéos, etc.). En effet, Le document authentique est théoriquement, dans l’approche communicative, le support de base de toute la progression. L’écrit est, donc, présent en compréhension et en expression dès le début de l’apprentissage et est abordé comme moyen de communication. Par contre, la langue orale enseignée est
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présente sous la forme de documents sonores ou de dialogues qui servent toujours de référence à l’apprentissage. Ils sont authentiques, voire proches de la réalité. En classe, on utilise de préférence la langue étrangère, mais il est permis de recourir à la langue maternelle et la traduction. Quant à l’erreur, elle est considérée comme inévitable et traitée de façon positive, faisant partie du processus d’apprentissage. L’élève devient, quant à lui, un « apprenant » et par conséquent un acteur de son apprentissage. Sa participation est fortement sollicitée et on lui fait acquérir des stratégies d’apprentissage. D’ailleurs, c’est l’approche communicative qui a introduit la notion de « apprendre à apprendre ». Cependant, l’approche fonctionnelle a eu le mérite de montrer que l’apprenant devait être situé au premier plan, que l’écrit devait récupérer son statut et qu’il n’est pas nécessaire de suivre un cours général de langue pour atteindre un objectif spécifique. Cette étape se rapporte au retour des textes littéraires dans l’enseignement des langues étrangères. De manière générale, c’est le domaine de l’écrit qui semble réhabilité en premier lieu. Le travail sur les quatre compétences : compréhension orale (CO) et écrite (CE), expression orale (EO) et écrite (EE), sont abordées simultanément. Autrement dit, l’oral cesse d’être de passer en priorité face à l’écrit comme le préconisaient les méthodes SGAV. Par ailleurs, une prise en compte plus précise des différents publics et de leurs besoins spécifiques conduit les maisons d’éditions à publier de nombreux matériaux complémentaires, dans les années quatre-vingt, des manuels exclusivement dédiés à l’étude de la littérature, répondant à la demande de certaines catégories d’apprenants. Mais, comme le souligne I. Gruca 42 , c’est principalement en tant que document authentique que le texte littéraire fait sa réapparition dans la classe de langue. Il est placé à côté d’articles de journaux, d’affiches publicitaires ou de messages radiophoniques, dans ce « vaste ensemble des messages écrits et oraux produits par des francophones pour des francophones 43 ». C’est alors, une approche thématique et culturelle du texte littéraire qui est privilégiée, du fait des diverses informations qu’il intègre. Il donne à voir sur de nombreux aspects de la réalité quotidienne d’une société donnée, sur les manières de vivre et de penser des gens. I. Gruca souligne que : « Les documents authentiques, mais avec eux /../ les textes littéraires contiennent un grand nombre de références extra linguistiques et de connotations propres à
42 GRUCA, I. (1993). “Les textes littéraires dans l’enseignement du français langue étrangère : étude de didactique comparée”. Thèse de doctorat. Langues et littérature moderne et contemporaine. Université Stendhal, Grenoble 3, p.141. 43 COSTE, D. (1970). “Textes et documents authentiques au niveau 2”. In Le Français dans le monde , 73, p. 88.
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la civilisation étrangère : il sont donc particulièrement appropriés pour indiquer les spécificités culturelles des situations langagières qu’on propose aux apprenants. 44 » Le texte littéraire décrit aussi la manière dont les Français envisagent, de manière spécifique, certaines thématiques universelles (l’amour, la mort, le bonheur, etc.). Une démarche pédagogique comme celle que préconise D. Coste 45 (1971) est emblématique du traitement réservé au texte littéraire dans cette optique. Il propose en effet d’aborder tout thème de civilisation en trois étapes : - tout d’abord, des témoignages individuels de Français permettent de le découvrir - puis, dans un second temps on propose des «opinions et commentaires» sur ce même thème - et enfin, dans un troisième temps, des textes plus complexes permettent d’engager une réflexion plus poussée à son propos : c’est à cette ultime étape que les textes littéraires seront privilégiés. Toutefois, utiliser le texte littéraire comme un «document de civilisation» conduit à l’aligner plus ou moins sur d’autres types de textes écrits. Et cela peut contribuer à le banaliser, comme le déplorent M.-A. Albert et M. Souchon : « Les textes littéraires sont devenus aujourd’hui des “documents de langue” parmi d’autres, tout particulièrement dans les méthodes de français langue étrangère. Ils apparaissent avec les recettes de cuisine, les publicités, les petites annonces ou autres fiches d’état civil, afin d’”exemplifier” les variétés d’écrits circulant dans la société française .46 » De fait, de nombreux manuels l’introduisent sans réellement prendre en compte ses spécificités, le plus souvent pour travailler la compréhension écrite, dans le cadre d’une démarche de lecture globale «qui n’est pas faite pour faciliter l’interprétation ni l’explication 47 ». Dans le même ordre d’idées, Naturel estime, de son côté, à propos de la présence timide et limité du support littéraire dans les manuels, qu’: «Il est relativement rare et lorsqu’il est cité, c’est pour illustrer un thème d’étude, un phénomène de société etc., à peine reconnaissable entre un article de journal et une page de statistiques, tantôt cité pour
44 GRUCA, I. (1993). “Les textes littéraires dans l’enseignement du français langue étrangère : étude de didactique comparée”. Thèse de doctorat. Langues et littérature moderne et contemporaine. Université Stendhal, Grenoble 3, p.478. 45 COSTE D. (1971). “Remarques sur les conditions linguistiques et méthodologiques de l’appréciation littéraire“. In : REBOULLET, A. (dir.). Guide pédagogique pour le professeur de français langue étrangère . Paris : Hachette. p. 155-166. 46 ALBERT, M.-C. et SOUCHON, M. (2000). Les textes littéraires en classe de langue . Paris : Hachette, p.9 47 GRUCA, I. (1993). “Les textes littéraires dans l’enseignement du français langue étrangère : étude de didactique comparée”. Thèse de doctorat. Langues et littérature moderne et contemporaine. Université Stendhal, Grenoble 3, p.493.
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son auteur, tantôt pour lui-même, mutilé parfois, incompris le plus souvent, ou du moins jamais compris pour lui-même, jamais dans sa littérarité .48 » En outre, les marques formelles qui le caractérisent sont fréquemment gommées, les indications relatives à l’auteur, au contexte de l’extrait restent souvent minimales. Pour I. Gruca : « cette décontextualisation, poussée ainsi à l’extrême, est pernicieuse d’autant plus que la littérature est morcelée : entièrement déconnectée, privée d’un minimum de références historiques et esthétiques, les fragments littéraires, juxtaposés ou reliés par une thématique, ne sont qu’un prétexte pour développer une seule compétence, à savoir la compréhension entièrement détachée de son support .49 » 2. Depuis les années quatre-vingt-dix : un renouvellement des approches Les années quatre-vingt-dix voient paraître de nombreux ouvrages consacrés à la didactique du texte littéraire dans la classe de FLE. Ces travaux marquent un véritable renouvellement de l’approche de la littérature dans ce domaine - renouvellement dont les échos ne se font pas toujours sentir de manière simultanée dans les propositions des manuels. On peut estimer qu’ils correspondent à la constitution d’un champ propre, celui de la didactique du texte littéraire en français langue étrangère. Foisonnement des recherches relatives à la didactique du texte littéraire La didactique du texte littéraire en français langue étrangère, pendant cette décennie 1990, a pris la voie d’un renouveau du traitement du texte littéraire, et cela apparaît à travers la richesse des publications (ouvrages et articles) consacrés au texte littéraire dans la classe de FLE, dès le début des années quatre-vingt-dix. Ce renouveau est initié par le séminaire organisé au sein du CREDIF à l’automne de 1978, dont l’objectif était «d’arriver à comprendre plus clairement la place et la fonction de la littérature dans l’enseignement du FLE 50 ». D’ailleurs, l’année 1982 apparaît comme une année charnière, puisqu’elle voit la parution : - de Littérature et classe de langue (Hatier, collection LAL), aboutissement du séminaire du CREDIF
48 NATUREL, M. (1995). Pour la littérature : de l’extrait à l’œuvre . Paris : Clé International, p.19. 49 GRUCA, I. (1993). “Les textes littéraires dans l’enseignement du français langue étrangère : étude de didactique comparée”. Thèse de doctorat. Langues et littérature moderne et contemporaine. Université Stendhal, Grenoble 3, p.495. 50 PEYTARD, J. (1988). “Usage du texte littéraire en classe de langue de français langue étrangère, éléments de problématique”. Le Français dans le monde. Recherches et applications : Littérature et enseignement : la perspective du lecteur , n° spécial, février-mars, p.10.
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- d’un numéro des Etudes de Linguistique Appliquée «Littérature à enseigner» à l’initiative de Louis Porcher. Puis, au tournant des années quatre-vingt-dix et tout au long de cette décennie, c’est une véritable embellie : la littérature est à nouveau sous le feu des projecteurs. Pour essayer de synthétiser les grandes lignes de force de ces productions, nous avons choisi de nous référer à celles qui nous semblaient les plus emblématiques, susceptibles par leur portée d‘influencer tant les pratiques des enseignants que les recherches ultérieures dans le domaine. Un des indicateurs que nous avons retenus est la mention qui pouvait en être faite dans les bibliographies, de deux ouvrages de référence dans le domaine de la didactique générale du français langue étrangère : le Cours de didactique du Français langue étrangère et seconde 51 et le Dictionnaire du français langue étrangère et seconde . Nous avons ainsi dans un premier temps retenu un certain nombre de noms de chercheurs qui contribuent à fonder ce champ de la didactique du texte littéraire dans le domaine du FLE : les «fondateurs», H. Besse, D. Coste, J. Peytard, J. Verrier, L. Porcher mais aussi : D.Bertrand, F. Cicurel, L. Collès, J.-P. Goldenstein, I. Gruca, M. Naturel, A. Séoud, Albert M.C., Souchon M., Adam J.-M., Bertrand D. Ploquin F., Naturel M., Peytard J., Bourdet J.-F. (et d’autres encore). Ces ouvrages articulent généralement : - des développements théoriques relatifs aux textes littéraires, mettant notamment en lumière ce qui fait leur spécificité (en regard des documents authentiques notamment) ; - des réflexions sur les finalités didactiques que peuvent / doivent avoir les textes littéraires dans la classe de langue (tous envisagent prioritairement la classe de FLE; - et des propositions pédagogiques, plus ou moins détaillées et concrètes selon les cas (certaines sont présentées comme le fruit d’expériences menées en classe, d’autres n’ont pas nécessairement été déjà mises en pratique). Un nombre considérable de propositions témoignent bien de l’intérêt que portent la plupart des didacticiens du FLE au texte littéraire. Toutes ces recherches, aux titres très révélateurs, inscrivent le domaine littéraire au cœur de la réflexion didactique. D’ailleurs, on y trouve plusieurs propositions, qui pensent à une «voie médiane» qui s’ouvre aux didacticiens et aux enseignants, la possibilité de rompre avec d’un côté la sacralisation propre aux pratiques traditionnelles et de l’autre la banalisation des approches communicatives. Cette orientation,
51 CUQ, J.-P. et GRUCA, I. (2002). Cours de didactique du français langue étrangère et seconde . Grenoble : Presses universitaires de Grenoble.
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bien illustrée, dans les propos des auteurs Albert et Souchon : « Nous avons opté pour une troisième voie : ni banalisation, ni sacralisation. Les textes littéraires peuvent jouer un rôle important dans l’apprentissage d’une langue étrangère : ils ne se situent ni en marge ni à la périphérie des différents processus mis en œuvre 52 ».» De la même manière J. Peytard 53 affirme la nécessité de dépasser deux attitudes qui sont souvent de mise face au texte littéraire : d’une part, l’effet «réservoir» et d’autre part l’effet «communion» : la première consiste à y puiser des ressources grammaticales et / ou lexicales sans prêter attention à sa dimension littéraire. Enfin, on notera que plusieurs de ces ouvrages soulignent le décalage qui existe entre la vitalité de la réflexion théorique et les propositions des manuels. I. Gruca 54 parle par exemple du «divorce qui s’est instauré entre la recherche d’une part, et la situation de classe d’autre part». Le regain d’intérêt pour le texte littéraire comme objet de recherche Nous constatons un engouement pour la littérature dont témoignent les différentes publications d’articles et d’ouvrage qui confirment un retour en grâce du texte littéraire. M. Naturel met par exemple en exergue à son introduction une citation de L. Porcher : « La littérature, où que ce soit en didactique, reprend une place importante, parce que, finalement, les apprenants, eux, contrairement aux didacticiens, ne savaient pas qu’elle n’était qu’une vieillerie 55 », et la commente ainsi : « la littérature revient à la mode, en effet, dans la didactique du français langue étrangère. On la cite, on s’y réfère, on la vénère ... après l’avoir si longtemps bannie, accusée de tous les mots, le plus grave étant qu’elle ne permettait pas d’apprendre à communiquer 56 ». Et quasiment tous les ouvrages que nous avons mentionnés s’ouvrent sur la mention d’un «nouvel engouement» pour la littérature. Goldenstein souligne, à juste titre, « longtemps créditée de toutes les vertus formatrices par l’enseignement du français langue maternelle comme étrangère /.../ / la littérature/ est entrée à son tour l’ère du soupçon et s’est vu reprocher son caractère fictionnel /.../ aujourd’hui un mouvement inverse s’amorce et, de nouveau, le texte littéraire retrouve une place dans l’enseignement. Ce renouveau d’intérêt
52 ALBERT, M.-C. et SOUCHON, M. (2000). Les textes littéraires en classe de langue . Paris : Hachette, p.10.
53 PEYTARD, J. (1988). “Usage du texte littéraire en classe de langue de français langue étrangère, éléments de problématique”. Le Français dans le monde. Recherches et applications : Littérature et enseignement : la perspective du lecteur , n° spécial, février-mars, pp.12-13. 54 CUQ, J.-P. et GRUCA, I. (2002). Cours de didactique du français langue étrangère et seconde . Grenoble : Presses universitaires de Grenoble, p379. 55 PORCHER, L. (1987). Manières de classe . Paris : Didier, p.41. 56 NATUREL, M. (1995). Pour la littérature : de l’extrait à l’œuvre . Paris : Clé International, p.3.
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nous incite à proposer des activités pratiques, toujours fondées en théorie, aptes à favoriser une autoformation des (futurs) enseignants comme des étudiants .57 » Suite à un répit dû momentanément, à un mépris au sein de la pensée didactique en français langue étrangère, la littérature renaît tel un sphinx de ses cendres. Ce que affirment les auteurs Cuq et Gruca et estiment qu’« on assiste à une pléthore de propositions qui témoigne bien de l’intérêt que portent la plupart des didacticiens du FLE /.../ au texte littéraire /.../ il ne fait aucun doute que la littérature et le texte littéraire ont le vent en poupe ; toutes ces recherches, aux titres très révélateurs, inscrivent le domaine littéraire au cœur de la pensée didactique actuelle et manifestent la volonté de prendre en charge ce problème longtemps négligé en France 58 .» Les points positifs de ce renouvellement Les didacticiens ont pris en compte les particularités propres au texte littéraire : il s’agit de ne pas le confondre avec le document authentique, en prenant appui sur, à la fois, cette littérarité et cette polysémie, qui le distingue des autres textes. L’accent est mis sur une approche discursive des textes littéraires, qu’illustrent de manière évidente les travaux de J. Peytard. Penser le texte comme un objet de discours permet en effet de faire converger : - l’attention unique qu’il porte à la langue (l’image du texte comme «laboratoire langagier» initiée par J. Peytard et fréquemment reprise) ; - la diversité des genres auxquels il peut s’affilier ; - le caractère singulier de ses conditions de production, les modalités particulières de son énonciation ; - le rôle crucial de sa réception, qui va de pair avec la pluralité de ses significations. Cela s’illustre tout particulièrement dans ces propos de J. Peytard (et S. Moirand) 59 : «Penser le texte littéraire comme un “objet produit” qui induit des lectures multiples, variables, plurielles, au long du temps et pour chaque lecteur singulier, en une période donnée. (…) L’écriture instaurant le texte comme un prodigieux et étonnant laboratoire langagier, où l’on a la chance d’observer et de comprendre ce que c’est qu’une langue.
57 GOLDENSTEIN, J.-P. (1990). Entrées en littérature . Paris : Hachette FLE, p.5. 58 CUQ, J.-P. et GRUCA, I. (2002). Cours de didactique du français langue étrangère et seconde . Grenoble : Presses universitaires de Grenoble, p.378. 59 PEYTARD, J. et MOIRAND, S. (1992). Discours et enseignement du français : les lieux d’une rencontre . Vanves : Hachette FLE.
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Concevoir la littérature comme le produit du langage au travail devrait permettre de concilier enseignement de la langue et littérature.60 » On peut encore citer M.-C. Albert et M. Souchon, dont on voit qu’ils adoptent les mêmes perspectives sur les textes littéraires : « Tout d’abord, en tant que forme de communication, la littérature est un puissant outil de réflexion sur la communication humaine elle-même. Il n’est pas possible d’admettre que la littérature soit mise à l’écart d’une problématique de la communication au cours de cette démarche fondamentalement interculturelle qu’est l’enseignement d’une langue étrangère. De ce point de vue, la littérature a une place parfaitement légitime, “naturelle” même dans une approche communicative de l’enseignement des langues étrangères Sur le plan proprement langagier, la littérature, c’est l’exploration réglée des possibilités offertes par la langue. L’écriture des textes littéraires permet d’observer des faits de langue sans jamais les dissocier de la question du sens. Ce que l’apprenant découvre dans un texte littéraire, c’est la “langue au travail” ; ce n’est ni l’expression incomparable d’un génie doué de capacité tout à fait exceptionnelle /.../ ni la langue circulante des échanges quotidiens 61 .» De ce qui précède, nous avons tenté de mettre en relief la manière dont pouvait se révéler cette conception renouvelée du texte littéraire à travers les éléments suivants : a) La suprématie de la «fonction poétique» du langage dans le cas du texte littéraire. Ainsi, J. Peytard avertit les enseignants de ne pas oublier la recommandation de R. Barthes : « la littérature est un espace de langage» : «Le pari à faire - et à tenir - consiste en ce que l’approche du texte littéraire comme ensemble de manifestations de la langue, en son fonctionnement le plus affirmé, le plus insistant, requiert une minutieuse attention analytique à l’écriture. Bref, au travail du “signifiant”, en sa forme de contenu, pour reprendre des concepts rassurants et non moins inquiétants .62 » Cette attention à la forme du texte, à la matérialité de l’écriture, aux jeux de langue, sont souvent associées à la découverte de textes poétiques et / ou liées à des jeux d’écriture.
60 PEYTARD, J. (1988). “Usage du texte littéraire en classe de langue de français langue étrangère, éléments de problématique”. Le Français dans le monde. Recherches et applications : Littérature et enseignement : la perspective du lecteur , n° spécial, février-mars, p.10 61 ALBERT, M.-C. et SOUCHON, M. (2000). Les textes littéraires en classe de langue . Paris : Hachette, p.10. 62 PEYTARD, J. (1988). “Usage du texte littéraire en classe de langue de français langue étrangère, éléments de problématique”. Le Français dans le monde. Recherches et applications : Littérature et enseignement : la perspective du lecteur , n° spécial, février-mars, p.15.
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Le « parcours à étapes » que suggère d’appliquer I. Gruca aux textes littéraires se clôt ainsi (après une «approche globale» et une «étude des invariants textuels génériques et typologiques») sur une « lecture approfondie », « étude du traitement particulier du traitement des invariants et des spécificités de l’écriture ou les étonnements du texte», que permettent de mettre en œuvre les outils de la sémiotique et de la stylistique 63 . b) De nombreux travaux envisagent le texte littéraire comme un discours et s’intéressent, à la fois, aux caractéristiques propres à ses conditions de production, mais aussi, et surtout, à ses conditions de réception. L’attention n’est plus portée à un texte conçu comme objet clos sur lui-même mais à la communication littéraire dont M.-C. Albert et M. Souchon souhaitent ainsi prêter attention à «l’ensemble des relations qui s’établissent entre les trois pôles de la communication littéraire, à savoir l’émetteur, le texte et le récepteur 64 ». Bien évidemment, on trouve ici une continuité avec l’approche communicative en cours au même moment. Certaines propositions se consacrent au pôle émetteur : notamment à la polyphonie énonciative, à la co-existence entre les différentes instances émettrices (auteur scripteur énonciateur / narrateur personnage). Néanmoins, c’est surtout le pôle de la réception qui attire l’attention. Comme le souligne J. Verrier, en vingt ans la didactique du FLE est passée «de l’enseignement de la littérature à l’enseignement de la lecture 65 ». On peut en voir la raison dans : - La diffusion des travaux portant sur la réception littéraire et leur influence croissante dans le domaine du FLM, et, par la suite du FLE. Ainsi, on retrouve dans le sommaire du numéro du Français dans le monde de 1988 justement intitulé «Littérature et enseignement : la perspective du lecteur», des textes de H.-R. Jauss 66 , ou de H. Weinrich, figures centrales des travaux portant sur la réception littéraire. - Mais aussi, plus largement, la centration sur l’apprenant propre à la didactique des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, l’articulation possible avec des activités où les apprenants prennent la parole, donnent leur avis sur le texte. Ce renouvellement de la didactique de la lecture conduit à donner une place véritablement active aux lecteurs :
63 CUQ, J.-P. et GRUCA, I. (2002). Cours de didactique du français langue étrangère et seconde . Grenoble : Presses universitaires de Grenoble, pp. 281-385. 64 ALBERT, M.-C. et SOUCHON, M. (2000). Les textes littéraires en classe de langue . Paris : Hachette, p.12. 65 VERRIER, J. (1994). “De l’enseignement de la littérature à l’enseignement de la lecture”. In : COSTE, D. (éd.). Vingt ans dans l’évolution de la didactique des langues : 1968-1988 . Paris : Hatier : Didier : CREDIF, p. 159. 66 JAUSS, H.-R. (2001). Pour une esthétique de la réception . Paris : Gallimard.
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«C’est ainsi qu’après la perspective dominante des auteurs et de leur histoire, après celle du texte et de ses structures, voici à présent celle du lecteur et de son aventure intersubjective. On cherche à savoir comment il comprend, on observe l‘étendue et la variation de ses réactions sensibles, le jeu de ses interprétations et la transformation de ses attitudes .» «Du même coup, le lecteur n’est plus ce bloc unifié et immuable qu’on nommait simplement récepteur ou destinataire de la communication. Conçu désormais comme instance dynamique de construction du sens, il se définit par la relation particulière qu’il entretient avec le texte qu’il lit .67 » De nombreuses propositions prennent acte de ce rôle actif du lecteur. C’est le cas des lectures «interactives» de F. Cicurel qui préconisent de «réduire l’inconnu» et «s’appuyer sur les compétences antérieures du sujet lisant» : « L’idée de départ de la méthodologie interactive est qu’un texte en langue étrangère contient trop d’éléments d’informations à capter à la fois et qu’il faut alléger la lecture en donnent ou en faisant découvrir des repères solides (indices visuels, structuration du texte, reconnaissance du thème, de l’idée principale .68 » Quant aux étapes de «prélecture» et d’«exploration de la situation initiale», l’auteure invite à «demander au lecteur de fournir des hypothèses et des interprétations sur le texte qu’il est en train de découvrir 69 ». De manière générale, le travail sur l’avant lecture, le repérage du paratexte, la formulation d’hypothèses à partir de la lecture d’un incipit deviennent, comme en FLM, des éléments attendus de tout parcours littéraire. Par ailleurs, on essaie aussi de favoriser la lecture, de (re) donner une place à l’envie et au plaisir de lire, on suggère des activités visant à favoriser «l’établissement de la relation texte-apprenant 70 ». Il s’agit d’inviter l’apprenant à «entrer en lecture» à partir plusieurs suggestions d’activités qui sollicitent la parole des apprenants : des activités qui portent sur la relation qui s’instaure entre le texte et son lecteur et l’invitent à donner son avis, à s’exprimer, à partager autour du texte. On voit par exemple dans la démarche de F. Cicurel qu’un temps est expressément réservé à cette réception du lecteur, à la résonance que le texte opère en lui : l’après-lecture est ainsi le moment où l’on « encourage/ le lecteur à rendre une distance par rapport au récit, à lui donner un sens global, à l’insérer dans son propre système de valeurs. On cherchera à favoriser l’interaction texte-lecteur en
67 BERTRAND, D. et PLOQUIN, F. (éds.) (1988). “Lire pour écrire”. Le Français dans le monde. Recherches et applications Littérature et enseignement : la perspective du lecteur, n° spécial, février-mars, p. 3. 68 CICUREL, F. (1991). Lectures interactives en langues étrangères . Paris : Hachette FLE, p.131. 69 Ibid., p.134. 70 ALBERT, M.-C. et SOUCHON, M. (2000). Les textes littéraires en classe de langue . Paris : Hachette, p.52.
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encourageant le lecteur à participer au processus interprétatif, à donner éventuellement un sens autre, on veut lui faire exprimer l’effet que le texte a sur lui, on lui demandera de donner son opinion, d’exprimer si le texte s’est déroulé de la manière qu’il attendait. 71 » d) Autre élément récurrent, dans la didactique du texte littéraire, consiste à diversifier les corpus proposés en classe. On propose alors d’ouvrir les classes et les manuels à la poésie et au théâtre. - On dénonce les inconvénients des extraits, forme sous laquelle est traditionnellement travaillé le texte littéraire ; des propositions mettent l’accent sur l’intérêt de travailler des textes intégraux. F. Cicurel propose une méthodologie de la nouvelle dans la classe de langue : «Il faut choisir des textes intégraux plutôt que des morceaux choisis car, avec ces derniers, l’élève lecteur reste toujours dépendant ; le début ou le restant du texte est résumé par le professeur ou le manuel. /.../ un véritable apprentissage de la lecture passe par une lecture intégrale afin que l‘apprenant puisse suivre le déroulement du récit et s’appuyer sur les indices successifs du texte pour en voir la signification 72 ». Même attitude semble adoptée par M. Naturel qui préconise de travailler sur des œuvres intégrales pour que les apprenants « puissent mener de façon active et personnelle une lecture transversale de l’œuvre 73 ». L’on retient : - On ne se cantonne plus à la littérature «patrimoniale» : sont proposés des textes très contemporains, en phase avec l’actualité. La classe s’ouvre aussi à la littérature de jeunesse, les romans policiers, populaires, etc. - On diversifie aussi les supports : le texte littéraire n’est plus uniquement un texte. Il passe par la lecture à haute voix, le chant, l’image ... Le conte, le théâtre sont des genres qui permettent ce type d’entrée dans la littérature. - On ouvre les frontières géographiques à des textes écrits en dehors de l’hexagone, en langue française, mais aussi dans d’autres langues, en proposant de travailler dans une perspective comparatiste et /ou en s’interrogeant sur la question de la traduction des textes littéraires. Ainsi, après avoir avancé un certain nombre de propositions dans son article «Des usages de la littérature en classe de langue», J. Peytard conclut par exemple sur ces mots : « En fait, dès le début de l’apprentissage du français (FLE), le texte littéraire peut être exploité, dans cette “ambiance sémiotique”, où il n’est ni “réservoir” ni “objet de communion”, mais lieu de
71 CICUREL, F. (1991). Lectures interactives en langues étrangères . Paris : Hachette FLE, p.148. 72 Ibid., p.130. 73 NATUREL, M. (1995). Pour la littérature : de l’extrait à l’œuvre . Paris : Clé International, p.143.
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littérarité - c’est-à-dire d’écriture qui signale les potentialités, les ressources de la langue à apprendre .74 » e) Les travaux portant sur l’intertextualité sont eux aussi mis à contribution : M.-C. Albert et M. Souchon disent par exemple « s’intéresser à la variation des textes à partir des différents types de relation que les textes entretiennent entre eux 75 ». Pour M. Naturel, c’est même l’approche qui doit prédominer, même si «une pluralité de perspectives 76 » reste nécessaire. On propose ainsi de mettre des textes en réseau, de rapprocher et de confronter des textes relevant du même genre (les contes par exemple), ou bien les manières dont un même thème, un même personnage sont repris à travers le temps et les œuvres. f) Le fait littéraire, l’histoire littéraire : des propositions relatives à l’exploration du fait littéraire lui-même (à la littérature et à la vie littéraire comme partie de la culture) sont intéressantes. La littérature n’apparaît plus comme «un monument qu’il faut faire accepter» mais comme «un organisme mouvant et composite, qui assume des fonctions dans l’évolution d’un système 77 ». Les travaux de la sociologie littéraire, de la sociocritique sont ici mis à contribution : on le voit notamment dans Littérature et classe de langue , dont la seconde partie, intitulée Des usagers et des producteurs du texte littéraire (le texte littéraire en classe et parmi les classes) fait appel aux travaux de P. Bourdieu, J. Dubois, C. Duchet, ou encore H. Mitterand. Découvrir la littérature française ou francophone, pour un apprenant, c’est donc aussi « étudier la manière dont le texte fonctionne dans l’institution littéraire, économique et culturelle d’origine 78 », « replacer la littérature dans les différents champs de production et de consommation des biens culturels 79 », être amené à réfléchir aux «rapports de tel auteur avec tel éditeur» à l’adaptation de tel roman au cinéma, son exploitation dans tel manuel, aux «conditions sociales de sa lisibilité», aux «sens que ses différents publics lui donnent 80 ».
74 PEYTARD, J. (1988). “Usage du texte littéraire en classe de langue de français langue étrangère, éléments de problématique”. Le Français dans le monde. Recherches et applications : Littérature et enseignement : la perspective du lecteur , n° spécial, février-mars, p.17. 75 ALBERT, M.-C. et SOUCHON, M. (2000). Les textes littéraires en classe de langue . Paris : Hachette, p.153. 76 NATUREL, M. (1995). Pour la littérature : de l’extrait à l’œuvre . Paris : Clé International, p.20. 77 BERTONI DEL GUERCIO, G. (1988). “Littératures et systèmes littéraires”. In : Le Français dans le monde. Recherches et applications Littérature et enseignement : la perspective du lecteur, n° spécial, février-mars, p. 7. 78 SÉOUD, A. (1997). Pour une didactique de la littérature . Paris : Hatier-Didier : CREDIF, p.197. 79 SÉOUD, A. (1997). Pour une didactique de la littérature . Paris : Hatier-Didier : CREDIF, p.210. 80 Ibid., p.220.
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L’approche de l’histoire littéraire elle-même est renouvelée : elle devient moins une somme de savoirs à transmettre qu’un outil «capable de fournir les prémices d’une intelligence des multiples phénomènes liés à l’étude des faits littéraires 81 ». g) Lire pour écrire : L’attention portée à la communication et à la réception littéraire, l’implication du sujet lecteur, l’intérêt pour les jeux de langue, les invariants (thématiques ou formels) des textes sont autant d’éléments qui expliquent la présence de nombreuses propositions articulant lecture et écriture. M. Souchon et M.C. Albert recommandent aux lecteurs et aux apprenants-lecteurs : « Deviens, lecteur, le scripteur que tu es en puissance, si tu veux davantage comprendre et du coup mieux réussir l’acte même auquel tu prétends 82 ». Dans un article au titre évocateur, «Lire pour écrire», D. Bertrand et F. Ploquin suggèrent ainsi «un va-et-vient constant entre l’analyse et la production, sous la forme alternée d’observations ponctuelles, d’esquisses de pastiches et de micro rédactions. Du même coup, lecture et écriture se trouvent étroitement solidarisées et ces activités souvent disjointes dans les pratiques scolaires s’appellent et se motivent réciproquement 83 ». De même A. Séoud consacre un chapitre entier à un véritable plaidoyer « pour une lecture - écriture ou pour une didactique de la créativité littéraire 84 » : « Il ne s’agit pas forcément, bien sûr, de viser à produire des écrivains ou à ne produire que des écrivains /.../ mais d’assurer un apprentissage de l’écriture littéraire pour répondre au désir d’écrire /.../ Apprendre à écrire, donc, d’abord, au nom du droit de tous les apprenants au “plaisir du texte”, qui est non seulement un plaisir de lire, mais aussi d’écrire et de dire 85 ». Les raisons de ce passage à l’écriture permet donc aux apprenants d’expérimenter de l’intérieur les modèles textuels observés, instaure un véritable «dialogue» avec le texte lu. h) La dimension culturelle et interculturelle du texte Les années quatre-vingt-dix voient se multiplier les propositions de considérer le texte littéraire comme un lieu - de découverte d’une culture qui y est «mise en texte» (ou de cultures qui y sont mises en textes) - de dialogue entre cette culture (ou ces cultures) et celle de l’apprenant (celles de l’apprenant)
81 Ibid., p.52. 82 ALBERT, M.-C. et SOUCHON, M. (2000). Les textes littéraires en classe de langue . Paris : Hachette, p.60. 83 BERTRAND, D. et PLOQUIN, F. (éds.) (1988). “Lire pour écrire”. Le Français dans le monde. Recherches et applications Littérature et enseignement : la perspective du lecteur, n° spécial, février-mars, p. 123. 84 SÉOUD, A. (1997). Pour une didactique de la littérature . Paris : Hatier-Didier : CREDIF, p.159. 85 Ibid., p.162.
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Nous consacrerons le chapitre 3 de notre travail à cette fonction de médiateur culturel et interculturel donnée au texte, fonction qui selon les chercheurs et les travaux peut revêtir des visages somme tout assez différents les uns des autres. Depuis 2000, l’importance de la littérature en classe de FLE n’a pas diminué. La didactique du texte littéraire telle qu’elle se présente aujourd’hui nous semble suivre les sillons du renouvellement méthodologique récent. On retrouve d’ailleurs, comme dans les années quatre-vingt-dix, la même rupture entre les propositions didactiques, les travaux plus spécialisés d’une part, et la pratique du texte littéraire dans les manuels de FLE. La nouvelle époque se caractérise par ce qui suit : - l’introduction d’une nouvelle problématique, celle de l’articulation entre le texte littéraire et le Cadre Européen commun de référence, de l’intégration du texte littéraire dans un nouveau paradigme méthodologique perspective actionnelle et / ou approche par compétences ; - la présence de certaines approches du texte littéraire : les questions relatives à la réception du texte, à la dimension individuelle, personnelle et subjective de la lecture et l’intérêt porté à la dimension culturelle / interculturelle du texte littéraire - désormais envisagé de manière quasi-systématique comme le « lieu emblématique de l’interculturel 86 ». 3. L’avènement de la perspective actionnelle : quelle place pour le texte littéraire ? L’année 2001 correspond à une nouvelle étape marquante dans l’histoire des méthodologies. En effet, c’est à cette date qu’est publié le Cadre Européen Commun de Référence pour les Langues (pour ses versions anglaise et française du moins). Ce document, fruit des travaux du Conseil de l’Europe, est conçu comme un instrument qui « en fournissant une base commune à des descriptions explicites d’objectifs, de contenus et de méthodes /.../ améliorera la transparence des cours, des programmes et des qualifications, favorisant ainsi la coopération internationale dans le domaine des langues vivantes87 ». Le Cadre se présente comme un outil susceptible d’aider les professionnels des langues. Ses concepteurs insistent sur le fait qu’il n’impose aucune méthodologie, puisque, justement, il est suffisamment souple et ouvert pour être adapté à toutes sortes de situations. Il peut être modifié, évoluer en fonction des attentes de ceux qui l’utilisent, « n’est rattaché de manière
86 ABDALLAH-PRETCEILLE, M. et PORCHER, L. (1996). Éducation et communication interculturelle . Paris : Presses Universitaires de France, p.162. 87 CONSEIL DE L’EUROPE. DIVISION DES POLITIQUES LINGUISTIQUES (2001). Un cadre européen commun de référence pour les langues : apprendre, enseigner, évaluer [en ligne]. Paris : Didier ; Strasbourg : Éd. du Conseil de l’Europe. Disponible sur :
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irrévocable et exclusive à aucune des théories ou pratiques concurrentes de la linguistique ou des sciences de l’éducation 88 ». 3.1 Le texte littéraire dans le CECR L’on s’interroge à présent sur la place allouée à la littérature dans cette nouvelle configuration méthodologique ? Dans un premier temps, si l’on examine le CECR, on voit qu’il a trop peu dit sur la question (comme il l’est, de manière générale, sur celle des supports). Aucun développement conséquent n’y est consacré à la littérature : on ne relève d’ailleurs quelques occurrences des termes «littéraire» ou «littérature». Le développement le plus long relatif à ce sujet prend place lorsque les concepteurs du Cadre présentent ce qu’ils entendent par utilisation esthétique ou poétique de la langue (versus : domaine privé, public, éducationnel, professionnel, utilisation ludique ) «L’utilisation de la langue pour le rêve ou pour le plaisir est importante au plan éducatif mais aussi en tant que telle /.../ Bien que ce bref traitement de ce qui a traditionnellement été un aspect important, souvent essentiel, des études de langue vivante au secondaire et dans le supérieur puisse paraître un peu cavalier, il n’en est rien. Les littératures nationales et étrangères apportent une contribution majeure au patrimoine culturel européen que le Conseil de l’Europe voit comme “une ressource commune inappréciable qu’il faut protéger et développer”. Les études littéraires ont de nombreuses finalités éducatives, intellectuelles, morales et affectives, linguistiques et culturelles et pas seulement esthétiques. Il est à espérer que les professeurs de littérature à tous les niveaux trouvent que de nombreuses sections du Cadre de référence sont pertinentes pour eux et utiles en ce qu’elles rendent leurs buts et leurs démarches plus transparents 89 .» Le propos est ambigu : on reconnaît au texte littéraire un rôle capital, tout en semblant le reléguer dans une tradition qui se conjugue au passé ; on concède que le traitement qui lui est réservé semble «cavalier» (et l’on assure qu’il n’en est rien) ce que rien dans le Cadre lui- même ne vient contredire. La position adoptée semble de prime abord plutôt classique : la littérature est envisagée dans sa dimension patrimoniale (même si c’est à l’échelle européenne et non plus nationale). De nombreuses finalités renvoient à une conception plutôt humaniste
88 Ibid., p.13. 89 JACQUIN, M. (2010). “Quelle place pour l’enseignement des littératures étrangères au sein d’une perspective actionnelle ? Apports et limites du cadre de référence européen (CECR) pour (re) penser l’enseignement de la littérature de langue allemande à Genève”. In : Enseigner les littératures dans le souci de la langue . 11e rencontres des chercheurs en didactique des littérature, Genève, 25-27 mars 2010 [en ligne]. Disponible sur : < http://www.unige.ch/litteratures2010 >
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de la lecture. En outre, les différents descripteurs du Cadre évoquent les textes littéraires aux niveaux les plus avancés (à partir du niveau B2) : ils sont renvoyés à la fonction de «récompense» au dernier stade de l’apprentissage, pour les élèves des niveaux les plus avancés (régression, donc, par rapport aux propositions de l’ère communicative). Néanmoins, cet alignement sur une conception plutôt apparemment traditionnelle de la littérature va de pair, paradoxalement, avec une forme de banalisation, ou du moins l’absence de considérations spécifiques associées aux textes littéraires. Ceux-ci sont par exemple, à plusieurs reprises, mentionnés dans des listes mêlant différents types de support, mis sur le même plan que les magazines, journaux, modes d’emploi, et autres brochures et prospectus. Par ailleurs, on note aussi la volonté du Cadre de ne pas associer le texte littéraire à la seule compétence de compréhension écrite. Il n’est pas seulement texte à lire, mais aussi texte à dire ou à écouter). On le voit donc, la présence du texte littéraire dans le CECR est à la fois discrète et sans grande cohérence : il semble être un élément qui n’a pas été réellement pensé par les concepteurs du Cadre.
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Conclusion Dans ce chapitre, nous avons effectué un parcours à travers les méthodologies successives du français langue étrangère. Nous y avons examiné la place et la fonction du texte littéraire, en mettant en évidence les différentes étapes qui caractérisent son enseignement / apprentissage. Nous avons retrouvé les trois temps mis en évidence par des travaux comme ceux d’I. Gruca ou de M. Naturel : le texte littéraire a connu en effet une période de sacralisation, puis a traversé un «isolement», et enfin connaît depuis une quinzaine d’années une véritable réhabilitation, dont nous avons essayé de mettre en évidence quelques-unes des caractéristiques. Nous nous sommes particulièrement intéressé aux relations tissées entre enseignement du texte littéraire et objectifs culturels et interculturels. En effet, le texte littéraire a pendant longtemps été considéré comme le moyen privilégié de se cultiver, l’emblème d’une culture humaniste et universelle. Mais l’étude du patrimoine littéraire français et francophone est aussi envisagée comme l’occasion de découvrir une civilisation, de se familiariser avec les manières d’être, de penser, les valeurs et les interrogations propres au peuple français et francophone. En considérant ainsi le texte comme un document de civilisation, certaines méthodologies en viennent même à mettre au second plan sa dimension proprement littéraire, à le considérer comme un document authentique «comme un autre». Enfin, un ensemble de travaux associent le texte littéraire à des objectifs interculturels, ce à quoi nous consacrons le chapitre suivant .
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Chapitre 3 Lecture littéraire et interculturalité : enjeux et réalité de classe
Chapitre 3 Lecture littéraire et interculturalité : enjeux et réalité de classe
INTRODUCTION Le présent chapitre aborde le domaine de la lecture de textes littéraire en rapport avec la notion d’interculturalité, en classe de FLE, qui se trouve au centre de notre étude. La lecture littéraire est appréhendée dans la classe de langue, à la fois comme : - terrain d’une rencontre interculturelle entre le texte et son lecteur, éventuellement entre les lecteurs apprenants qui échangent au sein de la classe - et éventuellement terrain de construction de compétences (inter)culturelles Le présent chapitre s’ancre donc dans le domaine des études interculturelles et fait le point sur les notions opératoires dans ce champ pour étudier, comme c’est notre objectif, en quoi le texte littéraire est susceptible d’être le transmetteur et/ou déclencheur de contacts entre cultures dans la classe de langue. Parmi les multiples notions envisageables, ce sont celles de culture/ civilisation, de lecture littéraire et genres littéraires qui attireront de manière plus spécifique notre attention. Notre recherche nous conduit en effet à nous intéresser à une rencontre entre lecture littéraire et interculturalité : celle qui advient lorsque des collégiens sont amenés à lire les différents textes appartenant aux divers genres littéraires en cours de français.
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1. La lecture littéraire dans le cadre scolaire : caractéristiques et difficultés Dans la classe de langue, le texte qu’il soit littéraire ou non est perçu en tant que « phénomène social », parce qu’il s’inscrit dans une situation de communication et dans un cadre d’échange à propos de quelque chose, entre les partenaires de l’échange. M. Naturel distingue le texte littéraire du texte qui ne l’est pas, à partir de sa polysémie. Pour sa part, « il apparaît donc clairement que le texte non littéraire a un sens et un seul alors que le texte littéraire permet une lecture plurielle ; d’une part, il peut être abordé sous différents angles d’analyse et, d’autre part, il se prête à de multiples interprétations 1.» A. Séoud va plus loin en soutenant que l'association "texte" et "littéraire" ne pouvait se faire si le sens en été fixé. Autrement dit, c'est la charge polysémique qui déterminerait la littérarité d'un texte: « Plus le texte est polysémique, plus il est littéraire, et réciproquement, moins il est polysémique 2 ». Nous estimons, en effet, que la didactique du FLE, a plus à gagner en introduisant en son sein le texte littéraire. Travailler sur la polysémie des textes littéraires en classe de FLE s'avère extrêmement avantageux pour les élèves, à la fois, parce que cela créerait une dynamique interactive entre l'enseignant et les élèves mais surtout cela mettrait l’élève dans une posture de dialogue direct avec le texte littéraire. Les lectures auxquelles nous nous intéressons, dans le cadre de cette étude, sont conduites dans les classes du moyen. Ainsi, la lecture scolaire s’écarte de loin d’une lecture dite intime ou privée. Comme le souligne J.-L. Dufays « la lecture qui est enseignée et pratiquée à l’école» est un objet d’étude différent de « l’expérience ordinaire de la rencontre seul à seul avec le texte » et le contexte scolaire tout entier «c olore la réception de manière indélébile 3 ». (Dufays, Gemenne et Ledur, cité par N. Maillard, 2014, p.169). Nous accorderons toute notre attention ici, aux rôles de «transmetteur de langue(s)» et de «transmetteur de culture(s)» qui peuvent être assignés au texte littéraire. La classe de langue constitue un lieu privilégié de socialisation pour les élèves par le moyen de la lecture littéraire. En effet, le texte littéraire véhicule « une certaine culture que l’école a pour mission
1 NATUREL, M. (1995). Pour la littérature : de l’extrait à l’œuvre . Paris : Clé International, p.8.
2 SÉOUD, A. (1997). Pour une didactique de la littérature . Paris : Hatier-Didier : CREDIF, p. 47.
3 DUFAYS, J.-L., GEMENNE, L. et LEDUR, D. (cité par MAILLARD, N. (2013). « Le texte littéraire francophone, passeur de langues et de cultures. Interactions didactiques en contexte universitaire ». Thèse de Doctorat. Sciences du langage. Université d’Angers, p.169.)
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Chapitre 3 Lecture littéraire et interculturalité : enjeux et réalité de classe de transmettre à l’élève 4 ». C’est l’un des postulats de base de la didactique du texte littéraire en français langue étrangère. A ce propos A. Séoud estime que la « la littérature, tous genres confondus, et quelle que soit la conscience qu’en ont les écrivains, ou les intentions de création dans lesquelles ils inscrivent leurs œuvres, ou même la langue dans laquelle ils écrivent, intègre immanquablement, d’une manière plus ou moins explicite et plus ou moins dense mais toujours mieux que toutes les autres formes du discours, les traits culturels et les ressources symboliques des espaces sociaux où elle se développe 5 ». De ce qui précède, il est évident que l’apprenant mis en situation de lecture littéraire dans une langue qui lui est à la fois, étrange et étrangère ne se réalise pas sans difficultés. La plupart du temps, il rencontre des obstacles qui transforment sa lecture scolaire en corvée ardue et ennuyeuse. Parmi les nombreuses difficultés rencontrées par l’apprenant lors d’une lecture littéraire en classe, J. Peytard nous propose la liste suivante: «- des difficultés à se situer dans l’institution littéraire» : le non natif ne peut aisément situer l’objet de sa lecture dans le champ littéraire ; - des «difficultés à situer le texte dans son intertexte : à comprendre un énoncé, parce que manque la connaissance socio- culturelle, parce que les effets de connivence culturelle ne sont pas relevés ni sentis» ; - des difficultés «à pénétrer les réseaux connotatifs. /.../ Parvenir à pénétrer les lacis de la connotation engage à une connaissance affinée du fonctionnement de la langue et de la diversité des champs socio- soculturels l6 ». Pour F. Cicurel, met l’accent sur d’autres obstacles : «- des obstacles lexicaux : il s’arrête sur un mot inconnu, en cherche l’explication et oublie le fil du texte ; - des obstacles liés à l’organisation textuelle parce qu’il connaît mal la syntaxe de la langue et les procédés par lesquels les phrases sont articulées entre elles ; /.../ des obstacles liés au domaine référentiel (contenu, thèmes abordés, allusions) 7.»
4 DUFAYS, J.-L., GEMENNE, L. et LEDUR, D. (2005). Pour une lecture littéraire : histoire, théories, pistes pour la classe . 2e éd. revue et mi se à jour. Bruxelles : De Boeck, p.17. 5 SÉOUD, A. (1997). Pour une didactique de la littérature . Paris : Hatier-Didier : CREDIF, p. 60.
6 PEYTARD, J. (éd.) (1982). Littérature et classe de langue : français langue étrangère . Paris : Hatier : CREDIF, p.12. 7 CICUREL, F. (1991). Lectures interactives en langues étrangères . Paris : Hachette FLE, p.11.
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Les difficultés rencontrées lors de l’utilisation des textes littéraires en classe de langue fait que de nombreux enseignants évoquent les problèmes qui peuvent survenir dans ce contexte. On peut tenter de classer ces opposants à l'utilisation des textes littéraires en plusieurs catégories : - ceux qui pensent que l’apprentissage des langues étrangères n'a, à l’heure actuelle, qu'un seul objectif, celui de la communication. Pour eux, le texte littéraire n’est pas adapté. -Les textes littéraires sont forcément très complexes et difficiles. Les textes littéraires ne sont adaptés que pour les niveaux avancés ou l’élite. - Ceux qui estiment envisageable l’exploitation d’un texte littéraire en classe de langue étrangère mais les précautions à prendre sont nombreuses concernant le choix des textes ou la façon dont ces textes peuvent être approchée. D’autres pensent que la langue dans les textes littéraires est très particulière et même différente de l’usage quotidien de la langue. Et que les textes littéraires sont bourrés de figures de styles, d'images et de références culturelles spécifiques. Ainsi, la complexité ne se retrouve pas seulement au niveau du vocabulaire, mais également dans l’usage particulier de ce vocabulaire. En effet, comprendre un texte littéraire, nécessite plusieurs niveaux de compréhension : le premier niveau correspond au sens littéral des phrases, mais bien sûr d'autres niveaux sont présents et comprennent des significations plus symboliques ou qui devront faire appel à des capacités interprétatives. La compréhension en profondeur, l'appréhension de ces différents niveaux exige un niveau de maitrise de la langue avancé ainsi qu'une prise en compte des contextes socioculturel et historique dans lesquels le texte a été produit et, également parfois, de la personnalité de l'auteur. Ces éléments peuvent rendre le texte littéraires difficile à aborder et ainsi difficile à utiliser en classe de langue. Le contenu des textes littéraires reste subjectif. Les romans, nouvelles et pièces de théâtre sont les fruits de l’imaginaire de leurs créateurs. Ainsi, le texte littéraire serait encore plus loin de donner une image fidèle et objective de la vie, de la culture et de la société de celui qui l’a forgée. Même le lecteur va reconstruire le message à partir de sa compréhension basée sur ses connaissances, sa sensibilité et son éducation. Devant tant de lacunes linguistiques ou référentielles l’apprenant semble condamné à rater sa lecture en raison de son ignorance du sens implicite de tel ou tel terme, ou de son incapacité à percer les significations des réseaux connotatifs dans lesquels s’inscrivent les mots du texte. Ainsi, l’apprenant-lecteur risque de se confiner dans une compréhension littérale des mots qui le composent, expliqués isolément les uns des autres. Il n’a pas non plus «la connaissance
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Chapitre 3 Lecture littéraire et interculturalité : enjeux et réalité de classe empirique du contexte institutionnel de production de l’œuvre» et, ne maîtrise pas «les savoirs relatifs à l’intertexte» (Mazauric (2004), (cité par N. Maillard 8). Evidemment, le texte littéraire est un objet complexe et polysémique, au point qu’il ne peut se limiter à un seul mode d’accès. Cela dit, on entend par l’acte de lire un texte littéraire, l’action qui vise la saisie du sens de ce dernier. Or, contrairement aux textes scientifiques et journalistiques, le texte littéraire de par son essence, il est polysémique. En d’autres termes, le texte littéraire implique plusieurs interprétations. A ce propos A. Séoud souligne : « En littérature, cette lecture est par définition plurielle, en raison de la polysémie des textes, et il en découlera par conséquent, en situation de classe, un processus de croisement de regards 9 ». En plus du caractère pluriel qu’impose la lecture d’un texte littéraire, son créateur (l’écrivain) écrit pour l’éternité et non pour l’instant présent, A. Séoud mentionne à ce tire que « le texte littéraire, par définition, dépasse toute contingence, celle de l’ici et maintenant. L’écrivain écrit pour l’éternité 10 ». Le support littéraire se révèle être une des plus sûres voies du dialogue entre les cultures puisque les textes, conçus comme point de rencontre d’univers différents, constituent des révélateurs privilégiés des visions plurielles du monde. A la fois, le texte littéraire trouve sa place dans l'enseignement de la langue comme dans celui de la culture « parce qu'il est l'un des lieux où s'élaborent et se transmettent les mythes et les rites dans lesquels une société se reconnaît et se distingue des autres ». 11 En outre, grâce à sa polysémie et à sa dimension universelle, le texte littéraire devient capable de « parler à tout le monde, par delà le temps et l’espace » 12 . La littérature est donc, avant tout, de la langue, destinée non seulement à des usages spécifiques mais également à des visées symboliques. Dans ce sens, M. Abdallah- Pretceille et L. Porcher insistent également sur la langue qui est la source et la « matière première » de la littérature qui serait, selon eux « […] un tissu de phrases et de mots , une chair linguistique
8 MAILLARD, N. (2013). « Le texte littéraire francophone, passeur de langues et de cultures. Interactions didactiques en contexte universitaire ». Thèse de Doctorat. Sciences du langage. Université d’Angers, p.166.
9 SÉOUD, A. (1997). Pour une didactique de la littérature . Paris : Hatier-Didier : CREDIF, p. 138.
10 Ibid., p.15. 11 BESSE.H., « Quelques réflexions sur le texte littéraire et ses pratiques dans l'enseignement du français langue seconde ou langue étrangère » Trèfle, n°9, Lyon, 1989, p.7.
12 Ibid. p.11.
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Chapitre 3 Lecture littéraire et interculturalité : enjeux et réalité de classe vivante et qui fonde l’humanité de l’homme. » 13 L’originalité de cette définition se traduit par la nature « vivante » et « humaniste » assignée à la littérature. 2. Genres et lecture littéraire Les réformes successives appliquées à l’enseignement du FLE au moyen algérien, depuis des années, n’a pas remis en cause la logique typologique des textes littéraires proposés dans les manuels scolaires ou proposés par les enseignants, même si J-M. Adam a lui-même reconnu les limites de la typologie textuelle car elle n’est pas en mesure de rendre compte de l’hétérogénéité textuelle. Comme l’intérêt de notre recherche vise le développement d’une nouvelle didactique du texte littéraire qui s’inscrit dans une perspective interculturelle, dans les classes du collège algérien, également celle de la lecture littéraire en introduisant une approche générique des extraits littéraires, qui pour ce faire, exige l’introduction de la notion de « genre » en classe de FLE. En introduisant des extraits littéraires en classe de FLE, on insère délibérément une « communication littéraire » K. Canvat nous rappelle que cette dernière est bâtie sur la dissymétrie entre le récepteur/lecteur et l’émetteur/ scripteur ; la communication littéraire est « sans doute la plus improbable » des communications . Ce faisant, selon les conclusions de K. Canvat, grâce à ces genres, on parvient à réduire la densité de cette dissymétrie. Pour amener les apprenants-lecteurs à faire une lecture littéraire, K. Canvat nous propose d’établir, de prime abord, un pacte de lecture avec les apprenants qui permet de contrôler le décodage du texte. Tel que l’explique Ph. Lejeune, le genre est : « (…) une sorte de code implicite à travers lequel, et grâce auquel, les œuvres du passé et les œuvres nouvelles peuvent être reçues et classées par les lecteurs. C’est par rapport à des modèles, à des horizons d’attente, à toute une géographie variable, que les textes littéraires sont produit puis reçus, qu’ils satisfassent cette attente ou qu’ils la transgressent et la forcent à se 14 renouveler. » Pour K. Canvat, ce pacte est établi par des « instructions génériques », qui mettent le texte en relation avec un schème contextuel générique qui, à son tour, permet à l’apprenant de reconnaître, d’identifier et de faciliter la compréhension du texte en lui donnant une forme et du sens. Pour ce faire, il faudrait un cadrage générique.
13 Abdallah- Pretceille M. et Porcher L., Education et communication interculturelle, Paris, PUF, 1996, p.143. 14 Ph. LEJEUNE, dans K. Canvat., op.cit, p.115.
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Un cadrage générique Le cadrage générique se constitue à partir d’indices présents déjà à la périphérie du texte. Ces indices permettent de dégager des informations et d’émettre des hypothèses de sens, c’est ce que l’on nomme : le paratexte. Le paratexte Il implique les titres, les sources, les collections, les illustrations, des chapeaux…, etc. ces indices sont d’une importance capitale pour la construction d’un premier sens chez l’apprenant-lecteur. Personnages génériques Une autre dimension est prise en compte dans le contrat générique de la lecture d’un texte littéraire : le personnage. Chaque genre est identifiable à partir de certaines « figures génériques », d’un certain « personnage spécifique », tout simplement de certains types de personnages. En effet, les personnages renvoient aux genres. Leur rôle consiste justement à rattacher le texte à son genre, afin de faciliter sa lecture/compréhension. A titre d’exemple, les figures génériques du genre « le conte » sont généralement : l’ogre/ogresse, le roi, la princesse, la fée, le loup…, etc., en outre, la dimension anthroponymique (onomastique) des personnages rattache aussi, comme est le cas pour le conte, à son genre. L’encyclopédie générique « En situation scolaire, les problèmes qui rencontrent les apprenants à la lecture littéraire proviennent précisément des difficultés qu’ils éprouvent à mobiliser leur encyclopédie générique, soit parce qu’ils n’en ont pas (la norme générique n’est pas construite), ou qu’elle est lacunaire, soit parce que leurs normes génériques spontanées ne sont pas les normes savantes construites par le discours scolaire (lequel s’appuie sur le discours critique /théorique), soit encore parce qu’ils ne transfèrent pas ces normes génériques, les textes lus 15 en classe étant trop loin de leur habitus lectural. » En effet, la norme générique chez les apprenants du FLE n’est pas suffisamment élaborée pour la simple raison est que cette notion de « genre » ne figure pas dans les programmes et les manuels de français. Quant au choix des textes, K. Canvat suggère quelques propositions :
15 CANVAT.K. (1998). La notion de genre à l’articulation de la lecture et de l’écriture. Coll. Exploration. Peter Lang, p.133.
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- les textes « simples » génériquement : dont la structure générique est évidente et simple (le conte, la fable, etc.), ou dont la structure générique est fermée (textes relevant de la diffusion élargie) ; - les textes « difficiles » génériquement : dont l’identité générique est subvertie (romans, nouvelles, etc.) ; - les textes « classiques » prototypiques d’un genre. - les textes « indécidables » génériquement : qui peuvent se révéler réalistes et/ou fantastiques ou réalistes et/ ou policiers, etc. c’est le cas de ce qu’on nomme les « mauvais genres). En définitive, le genre en général ressemble à un « réservoir » qui permet à l’apprenant d’articuler tous ses apprentissages en pratique de lecture littéraire à la production écrite. Le genre devient donc un « réservoir de possible dans lequel le scripteur peut puiser des schémas, des formules, des stéréotypes qu’il intègrera sa propre production écrite, ce qui n implique l’activation mémorielle de lectures précédentes. 2.2. Les textes littéraires, un espace privilégié pour une perspective interculturelle De nos jours, enseigner les textes littéraires en classe de FLE passe inévitablement par l’adoption d’une nouvelle orientation qui doit obligatoirement allier le trio : littérature, culture et interculturel. Il s’agit, bien entendu, de l’approche interculturelle. Elle conçoit le texte littéraire comme un espace privilégié de l’interculturel 16 Dans ce sens, les textes littéraires sont perçus comme des réservoirs d’informations linguistiques et extra- linguistiques ou (inter)culturelles, où se nouent de manière privilégiée le dialogue des langues et des cultures. Quatre grands noms incarnent cette nouvelle approche interculturelle de la littérature. Le plus ancien d’eux, est Collès, L. (1994) Littérature comparée et reconnaissance interculturelle , Bruxelles, De Boeck / Duculot, «Formation continuée». Dans ses travaux, L. Collès a mis l’accent sur la fonction «anthropologique» de la littérature. Celle-ci, selon l’auteur, « offre une alternative à la connaissance spécifique du monde », et peut donc offrir « un excellent support d’analyse » pour l’enseignant qui souhaite faire saisir à ses étudiants les particularités d’une culture donnée. Le texte littéraire est en effet « expression et mise en forme esthétique de représentations partagées par les membres d’une même communauté 17 ».
17 COLLÈS L. (1994) Littérature comparée et reconnaissance interculturelle , Bruxelles, De Boeck / Duculot, «Formation continuée», p.17.
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Le deuxième ouvrage incontournable dans les travaux relatifs à l’approche interculturelle, nous citons celui des deux éminents chercheurs : Abdallah-Pretceille, M. et Porcher L. (1996) Éducation et communication interculturelle , «Éducation et formation», Paris, PUF. Les deux auteurs proposent des solutions pratiques pour « l’élaboration d’une authentique communication interculturelle au sein de l’institution éducative». Ils souhaitent initier enfants et adolescents « à une meilleure perception et compréhension de l’altérité ». Ils reviennent sur la nécessité d’articuler littérature / interculturel qui y est d’ailleurs posée comme un fait récent : « Réduite dans un premier temps à n’être qu’un support d’apprentissage linguistique ou qu’une représentation factuelle de faits de civilisations, /le texte littéraire/ est actuellement redécouvert comme un médiateur dans la rencontre et la découverte de l’Autre 18 .» Le texte littéraire y est posé comme « un genre inépuisable pour l’exercice artificiel de la rencontre avec l’Autre 19 ». En même temps, les deux auteurs qualifient la littérature de « lieu emblématique de l’interculturel 20 » et l’envisagent comme une «discipline de l’apprentissage du divers et de l’altérité 21 ». Nous estimons que l’exploitation, au niveau des pratiques de classe, du support littéraire pourrait être revisitée à la lumière de l’approche interculturelle. En effet, Le texte littéraire recouvre une dimension humaniste qui permet, selon les propos de M. Abdallah-Pretceille, « d’étudier l’homme dans son humanité et sa variabilité 22 ». Le même auteur souligne encore que « la littérature c’est l’humanité de l’homme et son espace personnel ». Même si la littérature est, entre autres, une production humaine d’ordre artistique. Elle demeure une représentation concrète de l’homme à la fois dans son imaginaire et sa réalité mais aussi avec ses rêves et ses passions. Les auteurs prennent notamment appui sur le concept d’universel singulier, élaboré par Hegel puis «adapté» par L. Porcher au domaine de la didactique. Pour eux, la littérature « incarne emblématiquement cette articulation entre l’universalité et singularité ». En effet, elle traduit un imaginaire «à la fois commun et absolument singulier ». Ainsi, les textes littéraires apparaissent comme «un des modes d’accès à la compréhension du monde », au même titre que les documents ethnographiques. En outre, les textes littéraires expriment des visions du monde multiples, à travers « une pluralité de personnages, de situations, de cultures» qui permette «d’éviter la référence à un seul modèle érigé en vérité universelle ». Le roman,
18 Abdallah- Pretceille M. et Porcher L., Education et communication interculturelle, Paris, PUF, 1996, p.138. 19 Ibidem. 20 Ibid., p.162. 21 Ibid. IV 22 Ibid.
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Chapitre 3 Lecture littéraire et interculturalité : enjeux et réalité de classe notamment « est un excellent moyen de retrouver la diversité du quotidien, de vivre l’altérité à travers une fiction». Une de ses fonctions est d’ailleurs de «restituer la vérité multiple de la vie 23 ». Les œuvres littéraires véhiculent des réalités qui existent partout mais que chaque société interprète à sa manière. C’est dire que la littérature est universelle puisqu’elle est lisible partout, mais en même temps singulière et individuelle puisqu’elle est enracinée dans sa propre culture dont elle exprime les spécificités. Cette double identité de la littérature lui permet de jouer un rôle indispensable dans l’acquisition de la compétence interculturelle. Ainsi, la littérature nourrit l’échange à tous les niveaux : culturel, social et humain d’une façon générale. Elle exprime tous les aspects de la vie des hommes avec ses vérités historiques, politiques et même quotidiennes. C’est une source inépuisable d’informations et de vérités malgré son caractère principalement imaginaire. La littérature est donc un patrimoine universel de l’humanité, un héritage commun, et l’enseignement de cette discipline ouvre les portes à un partage humain de l’universel dans ses particularités et ses diversités. Dans ces conditions, la nature universelle et singulière de la littérature lui permet d’offrir la possibilité de créer des liens unissant les différentes langues et cultures. Dans ce sens, I. Gruca a dit : « Mettre en relief les liens qui unissent les littératures, c'est dresser des passerelles entre les cultures et, dans une classe de langue, créer un horizon d'attente propice à la lecture et à la découverte de l'autre 24 ». En d’autres termes, les textes littéraires forment des ensembles géographiques sans frontières, dans lesquels nous pouvons circuler et passer d’une culture à une autre. Les frontières de dissipent et laissent les esprits voyager et se rencontrer librement. De là, émerge ce que Gruca i. appelle l’universalité de la littérature : « La littérature par delà les époques et les frontières, véhicule une part d'universalité qui s'inscrit dans la singularité des cultures 25 ». Le texte littéraire constitue un terrain de contacts interpersonnel et interculturel. Ce faisant, la littérature érige des passerelles vers la rencontre d’autrui. Ce qui distingue également la littérature c’est son universalité et sa singularité à la fois, « la littérature est un universel- singulier. Elle incarne emblématiquement cette articulation entre l’universalité et la
23 Ibid., p.139. 24 Gruca, I. (2010), 'La découverte de l'autre, la découverte de soi, par la Littérature française et francophone', Faire vivre les identités: un parcours en francophonie , 71. 25 Ibid., 2010.
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26 singularité. Les écrivains s’adressent à tout le monde et sont reçus différemment par chacun ». En troisième lieu, nous nous référons à l’ouvrage de Séoud A. (1997) Pour une didactique de la littérature , Paris, Hatier / Didier, «LAL». A. Séoud développe une autre forme d’association littérature / culture : celle qui fait de la littérature l’expression du patrimoine d’une communauté donnée, et permet donc de renforcer la cohésion de cette même communauté : « La littérature en effet, dans la mesure où elle véhicule les valeurs propres à une communauté, va permettre à l’usager, au travers d’un processus complexe d’identification de projection, de repérage etc. de s’y reconnaître et d’avoir le sentiment d’une identité, celle d’être membre d’une communauté 27 .» Ainsi la littérature, selon l’auteur, « a donc une fonction intégrative évidente » et « puisqu’elle «est authentiquement représentative des valeurs culturelles d’une communauté, elle va apparaître même comme constitutive de l’identité de cette communauté » Cette démarche interculturelle que l’auteur nous propose est ainsi conçue comme une alternance entre mouvement ethnocentré et décentré, au cours duquel l’apprenant va pouvoir découvrir l’Autre et se découvrir lui-même. Il revient sur le rôle crucial qu’ont à jouer dans cette démarche interculturelle les textes littéraires afin de « brasser des aires culturelles saisies dans leur diversité comme dans leurs ressemblances ». Le dernier ouvrage qui constitue une référence régulière dans les publications que nous avons consultées est celui de M. De Carlo(1998) L’Interculturel , «Didactique des langues étrangères», Paris, CLE International Le rôle joué par cet ouvrage dans la diffusion de l’approche interculturelle des textes littéraires nous a semblé importante. Et, contrairement à G. Zarate, elle consacre un développement spécifique au texte littéraire, qui «par sa complexité et par la richesse des points de vue qu’il mobilise, répond de façon exemplaire à ce critère ». Elle souligne au passage que ce type de regard porté sur le tex te est d’apparition récente : « depuis quelques années maintenant les spécialistes du domaine s’y intéressent à nouveau, surtout dans le cadre d’une approche interculturelle 28 ».
26 ABDALLAH-PRETCEILLE, M. et PORCHER, L. (1996). Éducation et communication interculturelle . Paris : Presses Universitaires de France, p. 142.
27 SÉOUD, A. (1997). Pour une didactique de la littérature . Paris : Hatier-Didier : CREDIF, p. 60. 28 De Carlo (1998) L’Interculturel , «Didactique des langues étrangères», Paris, CLE International, p.64.
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En effet, l’auteure recommande l’utilisation de textes dans lesquels circulent « la multiplicité des perspectives sur une même réalité 29 ». Elle vise, ainsi, « le développement des capacités cognitives des élèves, l’observation, le classement, la confrontation, l’interprétation ». Les apprenants vont être amenés à : « reconnaître leurs comportements, leurs habitudes, leurs modèles identitaires non plus comme innés, naturels, universels, mais inscrits dans une dimension sociale et historique, ayant le même statut que tout autre système culturel 30 .» Par conséquent, les apprenants vont apprendre à se décentrer à acquérir la conscience de la relativité de leurs valeurs. En somme, la parution de ces quatre ouvrages, assez rapprochée dans le temps, marque le véritable point de départ des approches interculturelles du texte littéraire.
3. Littérature, culture et approche interculturelle Tout d’abord, la littérature peut, évidemment, être vue comme un élément essentiel de la culture «cultivée». «Avoir des Lettres» a longtemps été considéré comme la manifestation la plus aboutie de la culture classique, humaniste. La connaissance des chefs- d’œuvre de la littérature, de l’histoire et des mouvements littéraires (culture littéraire ) sont l’apanage de l’homme cultivé. On voit ici qu’un glissement peut s’opérer de culture vers civilisation: la Littérature est alors le lieu emblématique dans lequel et par lequel vont se diffuser les valeurs morales, esthétiques et intellectuelles propres à un modèle de société «civilisée». C’est cette association, voire cette identification, entre littérature et civilisation (au premier sens du terme) qui fonde et justifie la présence du texte littéraire dans l’enseignement pendant plusieurs centaines d’années : il forme, nous le verrons, au Vrai, au Beau et au Bien. D’un autre point de vue, si l’on envisage la seconde acception de «culture», on voit que l’on peut considérer la littérature comme un des éléments constitutifs de la culture d’une société donnée. Elle y est une réalité humaine parmi d’autres. Si l’on s’intéresse aux textes littéraires comme un type particulier de productions culturelles symboliques parmi d’autres (langues, idées, mythes, autres formes artistiques ...) La culture apparaît donc comme le contexte dans lequel s’inscrit et s’origine la littérature.
29 Ibid., p.77. 30 DE CARLO, M. (1998) L’Interculturel , «Didactique des langues étrangères», Paris, CLE International. p.77.
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En retour, une œuvre littéraire peut aussi être envisagée comme une porte ouverte sur une (ou plusieurs) culture(s), donner à voir (et à comprendre) une société donnée dans son ensemble et sa complexité. Dans ce sens, le texte littéraire constitue un vecteur de l’altérité. L’étude du texte littéraire permet l’apprentissage d’abord, d’un ensemble de savoirs ou « culture cultivée », qui s’inscrit dans une démarche de découverte interactive entre ses propres références patrimoniales et celle de la société, et, ensuite l’apprentissage d’un ensemble de savoirs et de savoir-faire à acquérir ou «culture anthropologique» qui s’inscrit dans une démarche de découverte de la diversité linguistique et culturelle ainsi que le rapport à l’altérité. A ce propos, Pretceille- Abdallah M. souligne : « Le genre littéraire, produit par excellence de l’imaginaire, représente un support inépuisable pour la rencontre avec l’Autre ; rencontre par procuration, il est vrai que « la littérature constitue le lieu privilégié de l’expérience de l’altérité » et un « médiateur 31 potentiel » dans la rencontre et la découverte de l’Autre ». Autrement dit, une approche anthropologique de la littérature peut aider l’apprenant à élargir et enrichir l’expérience de l’apprenant qui se trouve lui- même en situation d’immersion dans un monde non familier, dont il lui faut décoder et interpréter «les sens des textes cachés» dans une langue étrangère. Le texte littéraire reste un vecteur culturel par excellence et « un espace privilégié où se déploie « l’interculturalité » selon l’expression de CUQ J.-P.et GRUCAI. Nous estimons que le texte littéraire peut réaliser cet équilibre entre le linguistique et le culturel. Enfin, nous pouvons déduire que l’étude d’un texte littéraire fait appel au vécu des apprenants et à leur affectivité, leur permettant ainsi de mobiliser leurs propres réalités, expériences et représentations. La lecture d’un texte littéraire, texte riche et polysémique, vise à provoquer des réactions et des interprétations pour susciter une expression et une interaction effective. Autrement dit, la lecture des textes littéraires est une pratique de culture au sens large d’un ensemble de connaissances intellectuelles et de savoirs, mais aussi de comportements et de valeurs d’un groupe social. Comme le mentionne DUFAYS J. L.: « La littérature –bien choisie, bien exploitée-apporte beaucoup à la motivation des apprenants et à leur compréhension de la culture-cible car dans le meilleur des cas, elle touche à la fois à l’universel et au particulier, et établit ainsi un pont entre le connu et l’inconnu dans l’apprentissage, comme entre le savoir et le ressentir. Il ne s’agit donc pas,
31 ABDALLAH-PRETCEILLE M.: « Expérience littéraire et expérience anthropologique, in Dialogues et cultures » , n° 32, Sèvres : FiPE, 1988, p.75.
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Chapitre 3 Lecture littéraire et interculturalité : enjeux et réalité de classe comme dans la perspective civilisationnelle, d’afficher la belle langue et d’épingler quelques grands auteurs, mais de se servir du texte littéraire comme d’un témoignage, notamment sur la vie quotidienne » 32 . La culture, c’est une lecture, c’est un regard porté sur tel ou tel groupe social. Elle consiste en une organisation de la réalité telle qu’elle se trouve manifestée par des comportements des attitudes, des façons d’être particuliers qui, une fois réunis, constituent les caractères définitoires de toute la société. Les concepts de civilisation et de culture : approche historique et terminologique Aujourd’hui, doter l’apprenant de l’unique compétence linguistique ne suffit pas pour communiquer avec l’autre et ainsi de comprendre sa culture. Ce faisant, acquérir une compétence culturelle voir interculturelle constitue l’une des finalités de l’enseignement- apprentissage du FLE. Cependant, il faut noter les difficultés d’ordre conceptuel, auxquelles se heurtent les enseignants, didacticiens et concepteurs de manuels. Ainsi, définir l’objet « culture » et donc les contenus culturels à enseigner s’avère urgent car en plus de la complexité dû à la nature polysémique de ce concept, nous nous retrouvons face à l’ambiguïté conceptuelle que recouvrent le terme de « culture » et celui de « civilisation ». En effet, historiquement, les frontières qui délimitaient l’usage et le sens du terme « civilisation » et celui de « culture » restaient floues. Ces deux termes sont chargés d’ambiguïté sémantique et recouvrent une pluralité de connotations. « Civiliser » est un verbe dérivé de « civil », à savoir « cultivé ». Mais étymologiquement, l’origine du mot « civilisation » est controversée : certaines recherches estiment que c’est à Edward Burnett Tylor, l’anthropologue britannique, que l’on doit la première définition du concept « culture » : « Culture ou civilisation, pris dans son sens ethnologique le plus étendu, est ce tout complexe qui comprend la connaissance, les croyances, l’art, la morale, le droit, les coutumes et les autres capacités ou habitudes acquises par l’homme en tant que membre de la société ». 33 Ainsi, pour Tylor, la culture est l’expression de la totalité de la vie sociale de l’homme. Elle se caractérise par sa dimension collective. Enfin, la culture est acquise et ne relève donc pas de l’hérédité biologique.
32 ABDALLAH-PRETCEILLE M. In COLLES L.: Littérature Bruxelles, 1994, p.145. 33 Tylor Edward B., La Civilisation primitive ( trad. Franc), Reinwald, Paris, 1876-1878, 2 vol. (1er éd. En anglais 1871), p.1.
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Toutefois, de nombreux dictionnaires étymologiques indiquent qu’il fut créé en 1734. En France, à cette époque, les aristocrates définissaient leurs mœurs et leurs attitudes par les adjectifs « civilisé », « cultivé », « policé »… marquant ainsi nettement la frontière avec tous ceux qu’ils jugeaient socialement moins évolués qu’eux. C’est néanmoins le mot « civilisation » qui fut légitimé, sans doute en raison des notions alors opposées comme « barbarie » ou « sauvagerie ». Effectivement, sur le plan historique le mot « civilisation » renvoie à une théorie idéologique conçue par les pays de L’Europe occidentale se considérant plus « évolués » que les pays qu’ils colonisaient. C’est un des sens les plus anciens que l’on trouve dans les dictionnaires contemporains. La « civilisation » incarne l’expression de la conscience occidentale et de ses progrès pour l’Humanité. Notons aussi une définition plus large de la « civilisation » : « ensemble de phénomènes sociaux (religieux, moraux, esthétiques, scientifiques, techniques) communs à une grande société ou à un groupe de société 34 ». L’aspect « humain » de cette définition met l’accent sur la société, sur les individus, leurs comportements et leurs modes de vie. Sur le plan terminologique, rappelons, par exemple, que ce que les Allemands appellent « civilisation », se limite essentiellement aux aspects matériels de la vie d’une société, à tout ce qui est extérieur à l’Homme. Par contre, la « culture » ( Kultur ) exprime les réalisations de l’Homme, les données et les productions intellectuelles, artistiques et religieuses qui se distinguent des faits sociaux, économiques et politiques.. Qu’entendons-nous par « culture » ? Le sens de « culture » intègre l’ensemble de ces différents éléments qui se réfèrent à la fois à la biologie, la vie sociale, l’éducation et aux valeurs traditionnelles. Le concept même de « culture » a été créé par Cicéron. Il mentionna le premier l’existence d’une « culture de l’esprit » ( animi cultara ) d’après la désignation « culture du sol » ( agri cultura ). Le mot « culture » renferme dès lors deux significations, une terrestre (« colere » signifiant « cultiver la terre »), une autre spirituelle (« cultus » renvoyant à « l’adoration des Dieux »). Tout comme pour la « civilisation », la culture comporte également une définition stricto sensu. Apparu au XVIe siècle, elle désigne la « culture » cultivée. Elle « est relative aux œuvres de l’esprit plus particulièrement à celle produite par la littérature et les beaux-arts et ce qui en résulte dans l’esprit de celui qui élabore ces œuvres, qui les étudie ou qui les fréquente assidûment. 35 » Cette culture humaniste, que l’on nomme aussi « culture savante »
34 Le petit Robert, 1989, p.320. 35 BESSE Henri, 1993, « Cultiver une identité plurielle », in Le Français dans le Monde , N°254, p. 42 .
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Chapitre 3 Lecture littéraire et interculturalité : enjeux et réalité de classe constitue la somme des savoirs principaux transmis essentiellement dans l’ensemble du système éducatif. A cette conception de la culture, il faut ajouter à cela une définition beaucoup plus subjectiviste que la première et qui désigne la « culture » des individus d’une même communauté ; ce que Galisson appelle la « culture partagée ». Il s’agit là d’une conception globalisante de la culture que l’anthropologue Taylor définissait en 1871 d’ « ensemble complexe qui inclut la connaissance, la croyance, l’art, la morale, le droit, la coutume et toutes autres capacités et habitudes acquises par l’homme en tant que membre de la société. » (Taylor, 1871 : 9). Plus dynamique et plus vaste que « civilisation », sur le plan des composantes, le terme « culture » englobe donc toutes les formes d’expression d’une société. Alors qu’au sens sociologique, l’analyse culturelle portera essentiellement sur les relations entre l’ensemble des faits sociaux et les individus qui composent une société, l’anthropologue privilégiera l’étude des comportements et des manières de vivre de cette société. La culture est faite de savoirs partagés qui s’expriment explicitement, symboliquement, mais aussi tacitement. Toutes les significations culturelles sont intégrées à la vie sociale et forment en quelque sorte les modes de relations entre les individus. La culture comme « culture cultivée » La culture « cultivée » se trouve opposée à la culture « anthropologique ». Pour reprendre la distinction élaborée par Robert Galisson, par « culture cultivée », il faut entendre tout ce qui relève du niveau esthétique et tout ce qui est relatif, comme le dit Henri Besse, aux « œuvres de l’esprit 36 » : la littérature, la musique, la peinture, les arts, l’histoire en bref, l’ensemble de savoirs valorisants dont la connaissance permet de se distinguer puisqu’ils ne sont pas partagés par tous. A. Gohard-Radenkovic37 , J.-P. Cuq et I. Gruca 38 expliquent que la culture cultivée est : • Élitaire, c’est-à-dire qu’elle appartient à un petit groupe qui en fonde la légitimité ; • Implicite et codifiée, c’est-à-dire qu’elle est certes transmise par le groupe, mais qu’elle s’acquiert aussi de façon volontaire et consciente, par exemple par une scolarisation de haut niveau et par la fréquentation de lieux culturels ; • (Auto)valorisante et distinctive.
36 Besse H., 1993, « Cultiver une identité plurielle », in Le Français dans le Monde , N°254, p. 42. 37 Gohard-Radenkovic A., 2004, Communiquer en langue étrangère. De compétences culturelles vers des compétences linguistiques , Bern, pp. 122-126. 38 Cuq J.-P. & Gruca I., 2005, Cours de didactique du français langue étrangère et seconde , Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, Nouvelle édition, p. 87.
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En effet, la culture cultivée englobe l’apprentissage de la littérature et des autres expressions artistiques. Notons que l’école et les institutions éducatives ont pour mission l’initiation des apprenants à la culture cultivée, par contre, la culture anthropologique peut s’acquérir par d’autres voies que celles de la classe. A juste titre, les œuvres littéraires demeurent très importantes comme moyen d’accès à la « culture cultivée ». La culture comme « culture anthropologique » La « culture anthropologique » autrement appelée « culture ordinaire » par Henri Besse ou « partagée » par Robert Galisson, et encore « culture patrimoniale » par Louis Porcher, concernerait les éléments de la vie quotidienne. À titre d’exemple : comment les Algériens mangent, travaillent, s’amusent, se saluent, bref la manière dont ils vivent. En d’autres termes, c’est l’ensemble des pratiques sociales communes et partagées entre les individus qui constituent une part de leur identité et qui contribuent à définir leurs appartenances. Nous nous référons, à présent, à Aline Gohard-Radenkovic, qui a synthétisé la culture « anthropologique » comme suit : elle est à la fois : • Transversale, c’est-à-dire qu’elle appartient au plus grand nombre des membres d’un groupe ; • Tacite et implicite, c’est-à-dire qu’elle est acquise de manière inconsciente et non volontaire ; • Non (auto)valorisante puisque sa possession ne distingue pas les membres à l’intérieur d’un groupe. ( mais, c’est elle qui distingue un groupe des autres). Dans ce sens, la culture partagée n’est pas enseignée. Elle s’inscrit jour après jour, dans la façon de se comporter, de voir et de sentir le monde. C’est sans doute dans l’interaction avec l’Autre que cette culture prend essentiellement sens et au niveau de la relation avec lui qu’elle ait de valeur. De ce fait, une approche anthropologique permet de mieux rendre compte de la richesse, de la diversité et surtout du fonctionnement d’une société. La culture comme « discours interculturel « Plusieurs concepts peuvent être dérivés du mot « culture » et contribuer à son renforcement sémantique. En effet, l’interculturel est lié donc aux interactions entre les individus, les groupes, les cultures, les identités et les civilisations. L’interculturel, étant un concept lié à l’échange culturel en communication, ne se limite pas à la simple acceptation de l’existence de l’Autre mais elle va jusqu’à la comprendre et prendre conscience de sa qualité de culture différente de la sienne.
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Pour sa part, Robert Galisson, insiste sur le fait que par « interculturel », il faut entendre les relations, les échanges et les interactions qui s’établissent non seulement entre personnes ou groupes appartenant à des cultures autres, mais aussi entre personnes appartenant à une même société. Parce que, selon Galisson, « communiquer, c’est mettre en commun. […] mettre en commun ce que l’on est et ce qu’on sait, ses ressemblances, ses différences et ses antagonistes, pour briser les barrières de l’étrange, se reconnaître et mieux se reconnaître dans et à travers l’Autre, s’enrichir, s’apprécier mutuellement, ouvrir ensemble les portes de la fraternité. » 39 L’interculturel est ainsi une invitation au dialogue, à l’échange avec l’Autre différent envisagé comme un partenaire égal. Tout cela suppose une décentration de l’apprenant par rapport à sa propre culture et une compréhension de l’Autre au détriment de la seule description et de la simple connaissance théorique de sa culture. Aujourd’hui, l’ « interculturel » parcourt tous les champs du savoir. L’on ne trouve plus un discours didactique qui n’y fasse référence et il est même devenu une spécialité en soi, à laquelle on consacre thèses, colloques, etc. Il existe sous de nombreuses appellations : approche, compétence, communication, éducation, pédagogie, démarche, option, perception ou encore pratique d’où l’affluence des réflexions, des actions et des recherches dans ce domaine. La didactique des langues étrangères s’intéresse de plus en plus à ce concept, puisque au cœur de la problématique interculturelle se situe une série de concepts comme culture, identité, altérité, langue, ethnie, etc. Dans « interculturel », le préfixe « inter » sous-entend la communication, la mise en relation et la prise en considération des interactions et des échanges, dans les deux sens, entre des groupes, des individus et des identités, enrichissement mutuel, coopération, mouvement. Ceci amène à envisager aussi les cultures en contact ailleurs que dans des situations de déplacement de populations. Enseigner-apprendre la langue de l’Autre, c’est aussi être confronté à sa culture et transformer mutuellement sa propre identité linguistique et culturelle. Ainsi, toute situation pédagogique est de fait interculturelle puisqu’elle met en relation deux systèmes (ou plus) de significations. Dans ce sens, Ph. Blanchet explique que : « tout apprentissage, tout enseignement, et toute rencontre de la différence, sont des moments déstabilisateurs, où les certitudes initiales sont mises en question, en mouvement, et où l’on peut toucher du doigt la réalité du relativisme, la nécessité d’une déontologie pluraliste 40 ». Le cours de langues constitue donc un moment privilégié qui permet à l’apprenant de
39 Galisson R., 1997, « Problématique de l’éducation et de la communication interculturelle », in Études de Linguistique Appliquée , N°106, p. 149. 40 Blanchet Ph., 1998, Introduction à la complexité de l’enseignement du français langue étrangère , Louvain-la- Neuve, Peeters, p. 70.
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Chapitre 3 Lecture littéraire et interculturalité : enjeux et réalité de classe découvrir d’autres perceptions, d’autres valeurs, d’autres modes de vie, d’autres modes de représentation, de raisonnement et de pensée, donc une autre forme de culture . Nous savons donc que l’apprenant d’aujourd’hui, doit être capable de communiquer avec les autres, de s’ouvrir tout en gardant son identité, de réfléchir sur ses propres représentations et stéréotypes. Ainsi, le défi interculturel que doit relever l’enseignant de langues n’est plus seulement d’enseigner la langue et la culture de l’Autre, de montrer les différences mais aussi de les faire comprendre. C’est, comme le dit Ph. Blanchet, « […] participer à une éducation générale qui promeut le respect mutuel par la compréhension mutuelle 41 . » L’interculturel repose donc sur un principe fondamental selon lequel les cultures sont égales en dignité et que, sur le plan éthique, elles doivent être traitées comme telles dans le respect mutuel. De ce fait l’interculturel s’inscrit moins dans un champ comparatif, où il s’agirait de mettre en regard deux objets, que dans un champ interactif, où l’on s’interroge sur les relations qui s’instaurent entre groupes culturellement identifiés. Ces mots empruntés à M. Abdallah Pretceille montrent bien les finalités de cette démarche : « le but d’une approche interculturelle n’est ni d’identifier autrui en l’enfermant dans un réseau de significations, ni d’établir une série de comparaison sur la base d’une échelle ethno-centrée. Méthodologiquement l’accent doit être mis davantage sur les rapports que le ‘je’ (individuel ou collectif) entretient avec autrui que sur autrui proprement dit 42 ». Compte tenu de ces données, la pédagogie interculturelle suppose donc que soient réunies trois conditions essentielles du travail : • La culture de la langue première des apprenants est un point de référence. Il s’agit de poursuivre comme le dit Maddalena De Carlo une progression cyclique en partant du connu, de l’évident, du nature, de l’universel pour amener les apprenants vers l’inconnu, l’étonnant, l’étrange, le relatif qui à son tour devient le point de départ pour l’interprétation de notre propre culture ; • Les activités didactiques doivent représenter un défi pour les apprenants et leur permettre d’interagir ;
41 Blanchet Ph., 2007, « L’approche interculturelle comme principe didactique et pédagogique structurant dans l’enseignement/apprentissage de la pluralité linguistique », in Blanchet Ph. & Diaz O. M. (Coords.), Synergies Chili , Pluralité linguistique et approches interculturelles , Santiago du Chili, Revues du GERFLINT, p. 21 42 Abdallah Pretceille M., 1985, « Pédagogie interculturelle : bilan et perspectives », in Clanet C. (Edt.), L’interculturel en éducation et en sciences humaines , Toulouse, Travaux de l’Université de Toulouse-le-Mirail, Vol. 1, p. 31.
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• l’exploitation de toutes sortes de « produits culturels » non seulement des textes littéraires, des chansons et des films, mais aussi des publicités, des slogans, etc. est fondamentale. Dans la mesure où le texte littéraire est perçu par les enseignants ainsi que par les concepteurs des manuels comme l’ingrédient majeur de l’acte didactique, il serait donc nécessaire de former les enseignants algériens à exploiter non seulement ses dimensions linguistiques et textuelles mais également interculturelles. En effet, cette démarche ne consiste pas à mettre en évidence le code culturel à partir de la lecture d’un seul texte. Parce que comme l’explique Luc Collès « si l’on veut faire de la littérature l’instrument du dialogue des cultures francophones, il convient donc d’opter pour le groupement de textes et, à l’intérieur de celui- ci, d’établir des relations qui vont d’une analyse textuelle méthodique (recherche des codes générique, narratif, thématique, etc.) à la mise en évidence d’éléments interculturels 43 . » Il faut rappeler dans ce sens que Collès perçoit « le texte littéraire comme une mise en forme esthétique de représentations partagées par les membres d’une même communauté. Cela signifie qu’une de ses particularités est de refléter à la fois une part de la personnalité de son auteur et le monde dans lequel il s’inscrit. Autrement dit, le texte littéraire est véhicule de culture 44 ». Ainsi, la confrontation de divers textes de la francophonie entraîne la réflexion et la participation de l’élève. En analysant ce qui le rapproche et ce qui le rend différent de l’Autre, celui-ci arrive à construire son identité propre et à mieux percevoir l’altérité. Perception de l’interculturel dans les orientations officielles L'enseignement du français au cycle moyen vise une finalité culturelle basée sur la culture de soi et la culture de l’Autre. En effet, nous avons constaté à travers la lecture des instructions officielles que le système éducatif algérien donne de plus en plus d’importance à l’interculturel en termes d’objectifs à atteindre comme en témoigne la loi d’Orientation sur l’Education Nationale (n°08-4 du23 janvier 2008, chapitre I, art.2) qui définit, dans les termes suivants; les finalités de l’Education: « l’école algérienne a pour vocation de former un citoyen doté de repères nationaux incontestables , profondément attaché aux valeurs du peuple algérien, capable de comprendre le monde qui l’entoure, de s’y adapter et d’agir sur lui et en mesure de s’ouvrir sur la civilisation universelle. » C’est à cette universalité que l’approche interculturelle se réfère. Afin de mieux comprendre ce qui est précédemment avancé, les concepteurs du programme explicitent les finalités assignées pour l’enseignement/apprentissage des langues étrangères en affirmant (2008, chapitre I, art 4) que,
43 Collès L., 2007, Interculturel : Des questions vives pour le temps présent , Cortil-Wodon, EME, p. 129. 44 Ibid., p.128.
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« l’enseignement/apprentissage des langues étrangères doit permettre aux élèves algériens d’accéder directement aux connaissances universelles, de s’ouvrir à d’autres cultures. (…) Les langues étrangères sont enseignées en tant qu’outil de communication permettant l’accès direct à la pensée universelle en suscitant des interactions fécondes avec les langues et cultures nationales. Elles contribuent à la formation intellectuelle, culturelle et technique et permettant d’élever le niveau de compétitivité dans le monde économique. » A travers ces propos, nous pouvons dire que l’enseignement/ apprentissage des langues étrangères a trois visées : la première est dite communicative (la langue comme code linguistique de communication), la deuxième est culturelle (réalité culturelle nationale et ouverture sur le monde) et la troisième est appelée économique (la langue comme instrument de concurrence économique).
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Conclusion Pour conclure, dans ce chapitre, nous avons exposé les conceptions de culture /civilisation et d’ interculturalité dans le cadre de la lecture littéraire en classe de FLE au moyen algérien. Nous avons essayé, tout au long de ce chapitre, d’établir un répertoire théorique afin de nous préparer à la conception d’une grille d’analyse des textes littéraires présents dans les quatre manuels du moyen algérien. Nous avons examiné les liens existants entre littérature, culture et interculturel. Le texte littéraire peut être perçu comme le lieu où se dit et se lit une culture où se disent, où se lisent des cultures. Nous avons évoqué la particularité de la lecture littéraire au moyen algérien, ainsi que les diverses difficultés rencontrées par les apprenants-lecteurs lors de la lecture des textes littéraires en classe de FLE. Nous avons défini la classe de langue comme étant un lieu privilégié de contacts entre les cultures, mais aussi, potentiellement, de formation à une compétence interculturelle. Nous avons pour finir mis en évidence les spécificités interculturelles susceptibles de se mettre en place au sein de la lecture littéraire en classe de langue. Néanmoins, ces enjeux interculturels sont aussi à comprendre à travers la spécificité de la relation qui se noue entre un texte et ses lecteurs, relation que nous examinons plus en détail dans notre seconde partie, consacrée à l’exploration de ces liens entre texte littéraire, culture et interculturel.
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Chapitre 4
L’utilisation des textes littéraires en classe de français au moyen
Chapitre 4 L’utilisation des textes littéraires en classe de français au moyen
Introduction Dans ce chapitre, nous nous intéressons plus attentivement à la place qui est accordée dans les programmes du moyen à la compréhension de l’écrit et la lecture plaisir, c’est-à-dire la lecture. Nous allons donc nous pencher sur les spécificités de la lecture littéraire dans le cadre scolaire. De par son cadre limité qu’est la classe de français, la lecture littéraire connaît différents facteurs qui font qu’elle diffère de celle accomplie dans le cadre extra- scolaire. Dans le système scolaire algérien, le manuel demeure un outil didactique de base pour l’enseignement du français langue étrangère. Conçu suivant les directives et orientations du Ministère de l’Education Nationale, il s’inscrit dans une approche par les compétences et propose un ensemble d’activités ainsi que des textes relevant de différents types et genres. Ce sont ces textes, utilisés comme supports au développement de la lecture/compréhension, qui feront l’objet de notre étude. En effet, la classe de français langue étrangère est également un des lieux de découverte des anthologies littéraires. Elle propose aux apprenants un corpus de textes nécessairement sélectif, mais qui peut être très varié tant du point des auteurs choisis que des types textuels présentés. Afin de mieux appréhender la nature de cet échantillon, nous avons choisi d’observer les manuels utilisés dans les classes du moyen, car ils sont les témoins des usages des enseignants. Selon les choix faits par les concepteurs de ces manuels, ces documents pourront être contemporains ou classiques, présents dans l’ensemble des rubriques de la méthode ou insérés dans des espaces spécifiques, supports pédagogiques ou documents patrimoniaux. Un balayage rapide de ces manuels montre une grande diversité des écrivains présents et des genres littéraires exploités. Un relevé systématique de ces textes nous permettra donc de disposer d’un outil d’analyse précis, de déterminer les dominantes qui régissent l’usage du texte littéraire dans ces ouvrages et d’observer les évolutions en cours depuis la réforme de 2003. Ce chapitre a donc pour but de définir les limites et les insuffisances dans le cadre de la lecture littéraire en classe au moyen.
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1. Présence du texte littéraire dans les manuels du moyen à l’ère des réformes : enjeux et perspectives Face aux enjeux de la mondialisation, l’école algérienne se veut aujourd’hui ouverte sur le monde et porteuse d’un projet de société où il est question de mettre le système éducatif au diapason des nouvelles avancées technologiques et intellectuelles. Dans cette optique, une refonte pédagogique des contenus et des méthodes, s’est progressivement engagée du préscolaire au secondaire. L’un des principaux objectifs de la réforme mise en œuvre depuis 2003 est de promouvoir l’enseignement/apprentissage des langues. En effet, le travail de remaniement de la réforme s’inscrit directement dans les orientations du Président de la République qui avait déclaré lors du discours d’installation de la Commission nationale de réforme du système éducatif que : « (…) la maitrise des langues étrangères est devenue incontournable. Apprendre aux élèves, dès leur plus jeune âge, une ou deux autres langues de grande diffusion, c’est les doter des atouts indispensables pour réussir dans le monde de demain. Cette action passe, comme chacun peut le comprendre, aisément, par l’intégration de l’enseignement des langues étrangères dans les différents cycles du système éducatif pour, d’une part, permettre l’accès direct aux connaissances universelles et favoriser l’ouverture sur d’autres cultures 1 » [1][1] Palais des Nations, Alger, samedi 13 mai 2000. Site. »
Dans ce sens, la loi de l’Orientation sur l’Education Nationale (n° 08-04 du 23 janvier 2008) définit dans les termes suivants les finalités de l’éducation : « L’école algérienne a pour vocation de former un citoyen doté de repères nationaux incontestables, profondément attaché aux valeurs du peuple algérien, capable de comprendre le monde qui l’entoure, de s’y adapter et d’agir sur lui et en mesure de s’ouvrir sur la civilisation universelle 2. » Cette réforme qui introduisait à la fois, au niveau du discours officiel surtout, une rupture nette avec les cultures didactiques de « l’éloignement du texte littéraire » jusqu’à alors dominantes dans les classes de français en Algérie et une ouverture à l’altérité et au dialogue interculturel à travers l’intégration d’une quantité considérable de textes littéraires dans les manuels de français, constitue une source importante de mes questionnements dans cette thèse. En effet, les nouveaux programmes de français cherchent à développer chez les apprenants algériens, tout au long de leur formation, une compétence linguistique à l’oral et à l’écrit, dans
1 Discours du président Abdelaziz Bouteflika, [1] Palais des Nations, Alger, samedi 13 mai 2000. Site... » 2 Chap1.art2. cité dans le Guide du Professeur de la 2AM.
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toutes les situations de la communication vécues à l’école et en dehors de l’école et de leur assurer une ouverture culturelle sur les autres cultures. D’ailleurs, ces nouveaux programmes de français, afin de construire ses repères interculturels, l’apprenant algérien a besoin d’être placé dans un contexte de cheminement interculturel. Il peut être sensibilisé à diverses pratiques culturelles et développer progressivement une attitude d’ouverture à leur égard. La littérature, en particulier les romans et les contes, offrent l’occasion aux apprenants de comprendre les facettes de l’interculturalité. Le texte littéraire est l’un des médiateurs les plus importants dans la rencontre et la découverte de l’altérité. Le choc avec la langue cible déstabilise le lecteur/apprenant, il remet en cause ses connaissances préalables en le mettant dans une situation de quête de ses repères. Il commence à chercher son « moi » dans cette altérité qui se présente à lui. Par exemple, il connaît le conte par le biais de sa langue maternelle, il a sa propre représentation de la fiction, il connaît l’ogresse, les sultans, les sorcières mais, les « fées » ne font pas forcément partie de son imaginaire, il va se remettre en question pour mieux se construire. Quels supports privilégier pour l’étude du texte littéraire au cycle moyen en Algérie ? Pour répondre à cette question, nous avons opté par le traitement des textes littéraires disponibles dans les manuels pour l’enseignement/apprentissage de la lecture. Présentation des manuels de français au moyen algérien Pour mettre en relief le retour effectif de la littérature dans les classes de langue en tant que document authentique, après une longue période de rejet. Cependant, même si ce retour est confirmé dans les discours théoriques, les pratiques pédagogiques ne sont pas toujours en conformité avec ces discours Afin de mieux connaître la pratique du texte littéraire en classe et en tenant compte de cette variabilité, nous avons choisi d’observer un élément commun à un grand nombre de situations d’enseignement / apprentissage : le manuel de français langue étrangère du moyen algérien. Support d’apprentissage très répandu, il présente l’avantage d’une durée d’utilisation relativement longue et d’une audience large et son renouvellement est lié aux innovations méthodologiques et à l’actualité de son contenu. C’est en fonction de ces éléments que nous avons réuni un corpus de quatre manuels du cycle moyen, édités en 2013/2014. Un corpus de 131 textes littéraires, relevés dans les quatre manuels de français du moyen, s’adressant à des collégiens a ainsi été constitué, un lieu d’édition unique l’ONPS (Office
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national des publications scolaires) et un public identique conférant à cet ensemble une homogénéité nécessaire à notre analyse. Nous allons feuilleter les quatre manuels de français, du cycle moyen, pour prendre connaissance des textes littéraires présents et de se faire une idée de la façon dont ils sont lus, analysés et interprétés. Dans ce processus, le texte littéraire est un document qui peut être considéré de multiples façons et être visible également selon différentes modalités. Pour mener une analyse descriptive ayant pour but de déterminer la présence du texte littéraire parmi les supports textuels proposés dans les quatre manuels, nous allons élaboré un corpus d’analyse composé de l’ensemble des textes dédiés à la lecture dont l’objectif est de construire un sens à partir d’un document littéraire écrit. En effet, cette construction de sens peut être guidée par un questionnaire de compréhension accompagnant le texte en question pour inciter l’apprenant à relever quelques informations ou d’opérer des inférences preuves de sa compréhension. Notons que ces textes sont présentés à l’apprenant en vue d’une lecture de distraction d’où l’intitulé de la rubrique : « Plaisir de lire», dans le manuel de la 1AM, «lecture-plaisir » dans celui de la 2AM et « Lecture récréative » dans les deux manuels de la 3AM et la 4AM. Nous tenons à signaler que nous avons écarté les textes exploités pour l’apprentissage exclusif du vocabulaire et de la grammaire ainsi que ceux utilisés comme supports dans le but de préparer l’élève à la production de l’écrit et bien sûr les textes des activités de l’oral. Des précisions sur la constitution du corpus et sur les modalités de travail, s’avèrent nécessaires avant de se hasarder dans l’analyse proprement dite. Notre étude nous a permis de retenir un corpus de 04 manuels ; il s’agit donc de la totalité des manuels en usage dans les collèges de 2010 à nos jours. L’ensemble se répartit comme suit :
Tableau 01 : Répartition des manuels selon les niveaux
Cycle moyen 1ère 2ème 3ème 4ème Total
Nombre de 1 1 1 1 4 manuels
Notons que les manuels en usage au niveau du moyen (le collège) sont issus de la réforme éducative des programmes et des méthodes, des manuels scolaires et des supports didactiques.
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D’un autre côté, notre recherche couvre un espace-temps d’une période marquée par des grandes réformes de l’éducation qui coïncide avec le changement du statut de la langue française en Algérie. Enfin, outre la rénovation des programmes et des curricula, un dernier argument milite en faveur de la délimitation de notre corpus dans le temps : l’introduction de la littérature dans l’enseignement, notamment au niveau des collèges. Selon les documents d’accompagnement les quatre manuels du moyen correspondent au programme officiel : « L’élaboration et la conception du manuel de 3AM se veut conforme aux directives et orientations introduites par la tutelle dans le programme et le document d’accompagnement tant sur le plan des finalités de l’enseignement du français dans le cycle moyen définies par la loi d’orientation de l’Education Nationale (n°08-04 du 23 janvier 2008) de l’approche par compétences, de la pédagogie du projet 3, de la prise en charge des valeurs identitaires, intellectuelles et universelles que des compétences transversales et disciplinaires 4.» Dans ce qui suit, nous allons présenter sommairement les manuels en question, d’abord d’une façon générale, puis nous préciserons, au fur et à mesure, certains points de la description en fonction de notre problématique. Présentation matérielle des manuels Nous préférons présenter les manuels dans des fiches signalétiques que nous avions pu élaborer à partir d’une première consultation des livres scolaires. Dans chaque fiche sont exposés les dimensions et le poids du manuel en question, le nombre des pages, les noms des concepteurs et l’année de la première publication.
3 « La pédagogie du projet organise les apprentissages en séquences suivant une progression bien précise (…) de façon à éviter l’empilement et la juxtaposition des notions. » (Document d’accompagnement du manuel de la 4AM : p38) 4 Programme de français de 3 ème AM, p.
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Chapitre 4 L’utilisation des textes littéraires en classe de français au moyen