Régulus TRAGÉDIE 1688
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Jacques PRADON Régulus TRAGÉDIE 1688 Édition critique établie par Andrea Siani Mémoire de master 1 réalisé sous la direction de M. le Professeur Georges FORESTIER Université Paris IV Sorbonne 2012-2013 Commentaire critique Introduction Par quelques ouvrages connus, Si j’ai su plaire à Melpomène, Je prétends que mon Régulus, M’immortalise sur la scène1. Le souhait prêté à Pradon dans cet extrait n’a pas été exaucé. Le Régulus de Pradon n’est aujourd’hui ni lu, ni cité, sauf dans quelque histoire du théâtre classique. Presque un siècle est passé depuis la publication de la thèse de Bussom2 dédiée à Pradon. Entretemps un regain d’intérêt pour les auteurs dits mineurs du XVIIe siècle a conduit à reformuler parfois les jugements hâtifs portés sur ces écrivains par la critique des siècles passés. Toutefois, Pradon est resté à l’écarte de ce procès. Le discrédit qui pèse sur lui n’a pas été allégé d’un brin. Ce poète, venu à Paris de Rouen comme Corneille (mais quelle différence dans leurs sorts !), est encor puni, à distance de plus de trois siècles, pour l’impardonnable acte d’hybris qu’il commit en défiant Racine avec sa Phèdre. C’est bien par cette Phèdre que Pradon a été immortalisé, car la satire méprisante de Boileau a fermé la porte à toute redécouverte de son œuvre. Si un lecteur curieux avait le courage de braver ce Cerbère du Parnasse, il ne serait peut-être pas (trop) déçu. Son regard se poserait sur un médiocre poète, sur des thèmes et des mots usés et fades, car privés de l’éclat que surent leur donner les maîtres du genre, les Corneille et les Racine, sur des chevilles soutenant d’autres chevilles, sur des caractères plats. Mais un peu de patience le conduirait aussi à trouver ça et là des beaux morceaux, quelque vers digne de Corneille, une intrigue bien conduite. Surtout, ce lecteur se rendrait compte que ce qu’il lit n’est pas un affront au Muses, une ordure digne seulement d’être récitée dans une décharge, comme le voulait Boileau. Les meilleures tragédies de Pradon représentent la moyenne de la production tragique du XVIIe siècle, ni plus (sauf peut-être dans le cas de Régulus), ni moins, le produit standard d’une série de règle de composition et d’un imaginaire commun. Notre lecteur curieux se sentirait-il alors de destiner cet auteur à être la risée des générations à venir ? Le condamnerait-il non seulement à l’oubli, mais encore au mépris, l’ayant trouvé non pas mauvais, mais banale et médiocre ? Ne considérait-il pas que la médiocrité est le miroir d’une époque, que nulle part comme dans un des milliers de film mal conçus, mal tournés et vites oubliés qui passent sur nos écrans notre culture se présente nue, sans fard au regard de l’historien des civilisations ? Nous croyons pouvoir abandonner maintenant ce lecteur, sûrsqu’il voudra accorder à Pradon du moins le bénéfice du doute. S’il est possible, quoique non nécessaire, de lire Pradon, est-il bien raisonnable de l’étudier ? Nous en sommes fermement convaincu. Cueille-t-on mieux l’esprit, les règles de composition, les schématismes du Romantisme dans les œuvres des génies acclamés, avec leurs inspirations multiformes et leur touche irrépétible, ou dans les innombrables feuilletons et romans composés hâtivement par un écrivain au talent moyen ? Les deuxièmes ont l’avantage précieux de nous donner à voir le paradigme d’où les premiers se détachent, le fond monotone sur lequel ces derniers brillent. L’histoire de Pradon, de ses succès et de ses insuccès, est l’histoire des difficultés qu’affrontait tout écrivain assez brave pour s’engager sur une scène où paradaient des géants de la littérature. Les petites luttes, les jalousies mesquines qui émergent de ses préfaces nous livrent le spectacle des coulisses du théâtre, de l’influence des salons sur le langage poétique de l’écrivain. Chez 1 J. Truffier, La Phèdre de Pradon, A-propos en vers dit à la Comédie-Française par M.lle L. Bartet le 21 Décembre 1885 A l'occasion du 246e Anniversaire de la naissance de Racine., Paris, Tresse & Stock, 1885, p. 5. 2 Thomas W. Bussom, A rival of Racine. Pradon : his life and dramatic works, Paris, Édouard Champion, 1922. Pradon, si l’amateur des belles lettres jeûne, l’historien du théâtre trouve son pain. Notre intention, dans le présent travail, n’est pas d’essayer une réhabilitation de Pradon, ce qui serait improductif et injustifié, mais nous voudrions rappeler, avant d’entrer en matière, que le public qui en 1688 remplit trois mois durant la salle de la Comédie française était un public habitué à applaudir Molière, Corneille, Racine. Peut-être qu’au jugement de ce public on pourrait faire plus de confiance, ne le traitant pas en mineur quand son goût ne coïncide pas avec le nôtre : c’est au contraire une opportunité à saisir pour cerner et comprendre cette distance. Les principes que nous ont guidé dans l’établissement du texte sont exposés dans la « Note sur la présente édition ». Dans notre analyse, nous avons essayé de rendre compte de toutes les phases de l’existence du texte. Nous sommes donc remonté jusqu’à l’époque des faits que Pradon mit en scène, pour présenter la figure historique de Régulus, le protagoniste de la tragédie, et suivre la transfiguration de son histoire dans la tradition littéraire. Le passage suivant a consisté dans l’observation du travail mené par Pradon sur ses sources, qui a permis de mettre en évidence à la fois ce qui le texte doit à la tradition et la structure et les principes derrière sa composition. Pour faire émerger ces derniers, nous avons choisi de grouper nos observations autour de certains unités thématiques. Nous espérons ainsi d’avoir évité le danger d’une présentation schématique, qui envisagerait séparément la construction de chaque personnage ou épisode. En conclusion de cette introduction, nous voudrions exhorter le lecteur à ne pas passer à côté de la biographie de Pradon, pour pauvre et lacunaire qu’elle puisse être, car la vie du poète, les rythmes de sa production artistique, les milieux qu’il fréquenta sont autant de repères qui permettent une meilleure compréhension de sa poétique. Quelques éléments biographiques La période rouennaise Pour un poète qui fut entre les plus prolifiques de la deuxième moitié du XVIIe siècle, on possède étonnamment peu d’éléments biographiques. Comme le souligne Jal dans son Dictionnaire critique de Biographie et d’Histoire, « nous n’avons pas une lettre, un billet, une signature de lui. »3. Nous devons presque tout ce que nous savons de la vie de Pradon avant son arrivée à Paris aux recherches de l’érudit rouennais Charles de Beaurepaire4. Jacques Pradon fut baptisé dans la paroisse de Saint-Godard, à Rouen, le 21 janvier 1644. Son père (1602-1676), dont il prit le prénom, exerçait comme avocat au Parlement de Normandie, sa mère, Marguerite Delastre (1626?5-1709) était fille d’un avocat. Tous deux, nous dit Beaurepaire, appartenaient à la bonne bourgeoisie de la ville. La naissance du poète fut suivie par celles de son frère Joseph (mort en 1711) et de ses trois sœurs Marguerite (1645-1714), Françoise (1645-1702) et Therèse (morte en 1729). Un autre fils, Claude, était mort en 1639. Malgré la bonne position sociale de la famille, la séparation des biens demandée par Marguerite Delastre en 1674, le fait qu’elle renonça à l’héritage de 3 Auguste Jal, Dictionnaire critique de biographie et d'histoire, Paris, Plon, 1872 (Genève, Slatkine Reprints, 1970), v. 2, p. 998. 4 Charles de Beaurepaire, Notice sur le poète Pradon, Rouen, Imprimerie Cagniard, 1899. 5 Beaurepaire affirme (Notice, p. 21) que Marguerite Delastre mourut en 1709 à l'âge de 83 ans, ce qui donne comme date de naissance 1626. Cela voudrait dire que la mère de Pradon était âgée de 9 ans lors de son mariage avec Jacques Pradon le père, en 1635, et de 13 ans lors de la mort du premier enfant du couple, Claude, en 1639. Il nous semble plus vraisemblable qu'il y ait une erreur, soit dans le texte de Beaurepaire, soit dans les sources consultées par ce dernier, et que la naissance de Marguerite Delastre soit à colloquer antérieurement à 1626. son mari et le testament dans lequel elle demandait à Joseph de laisser le peu qu’elle léguait à ses sœurs, font penser que l’argent ne dut pas abonder dans la maison du poète. Beaurepaire ne donne pas de renseignements sur les études de Pradon. En revanche, il affirme que les Pradons, père et fils, « appartenaient à la congrégation de la Sainte Vierge, fondée aux Jésuites de Rouen »6, ce qui laisserait penser que le jeune Pradon ait pu fréquenter le collège qui avait déjà formé Corneille. Jacques Pradon fils, qui avait certainement été destiné à suivre les ormes du père, devint avocat comme ce dernier, mais il n’y a pas de traces qu’il ait jamais plaidé. Son frère Joseph se voua à la carrière ecclésiastique. Les deux frères firent preuve de talent poétique aux Palinods de Rouen : Jacques y fut couronné en 1664, Joseph en 1674, 1675 et 1677. Leur grand-père maternel, Charles Delastre y avait aussi participé plusieurs fois avec succès, mais il était probablement mort avant la naissance de ses petits-fils. Les exodes parisiens. La date de l’arrivée de Pradon à Paris n’est pas connue. Niceron se limite à dire qu’il « y vint d’assez bonne heure »7, et Beaurepaire ne jette pas de lumière sur cette période.