Sciences du jeu

5 | 2016 Jeux traditionnels et jeux numériques : filiations, croisements, recompositions

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/sdj/544 DOI : 10.4000/sdj.544 ISSN : 2269-2657

Éditeur Laboratoire EXPERICE - Centre de Recherche Interuniversitaire Expérience Ressources Culturelles Education

Référence électronique Sciences du jeu, 5 | 2016, « Jeux traditionnels et jeux numériques : fliations, croisements, recompositions » [En ligne], mis en ligne le 20 février 2016, consulté le 18 mars 2020. URL : http:// journals.openedition.org/sdj/544 ; DOI : https://doi.org/10.4000/sdj.544

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SOMMAIRE

Dossier thématique

Correspondances et contrastes entre jeux traditionnels et jeux numériques Delphine Buzy-Christmann, Laurent Di Filippo, Stéphane Goria et Pauline Thévenot

Rejouer le récit dans différentes adaptations ludiques de l’univers de J.R.R. Tolkien Simon Dor

La conception de jeux en réalité alternée reliés aux séries télévisées. La scénarisation de fictions ludiques hybrides, entre jeu traditionnel et jeu numérique Marida Di Crosta et Ana Chantôme

Un ordinateur champion du monde d’Échecs : histoire d’un affrontement homme-machine Lisa Rougetet

Les jeux vidéo compétitifs au prisme des jeux sportifs : du sport au sport électronique Nicolas Besombes

L’emploi des jeux dans l’enseignement des langues étrangères : Du traditionnel au numérique Laurence Schmoll

« Soyons sérieux et jouons un peu ! » Navigation aux frontières de la classe par le jeu vidéo d’apprentissage Mecagenius. Victor Potier

Jeu et non jeu dans les serious games Michel Lavigne

Varia

Ce que les statistiques ne disent pas : la réinvention de l'offre des jeux de casino à Macao depuis 2002 Xavier Paulès

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Dossier thématique

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Correspondances et contrastes entre jeux traditionnels et jeux numériques

Delphine Buzy-Christmann, Laurent Di Filippo, Stéphane Goria et Pauline Thévenot

1 En 2013, au Centre National du Jeu de Boulogne-Billancourt, l’exposition Pion & Click proposait de revenir sur les relations entre jeux de société et jeux vidéo. Pourquoi ? Parce que les liens entre ces deux types de jeux ne sont pas toujours évidents et ne renvoient pas aux mêmes représentations lorsqu’on évoque leurs pratiques. Malgré les nombreux rapports existants entre ces deux catégories de jeux, les recherches récentes centrées sur les jeux numériques1 ont souvent éclipsé celles portant sur les jeux de société et autres jeux plus « traditionnels », une des causes de ce phénomène étant l’importance des développements informatiques de ces dernières décennies. De même, alors que les premiers travaux faisant référence à l’emploi du jeu à des fins sérieuses ne se référaient pas aux jeux vidéo (Abt, 1970), il semble qu’avec l’ampleur prise par le marché des jeux vidéo, l’essentiel des études s’intéressant à l’emploi d’outils professionnels inspirés des jeux (dont l’appellation la plus connue est « serious games ») considère surtout ces outils du point de vue numérique (Alvarez & Djaouti, 2010 ; Zyda, 2005). De fait, si les jeux informatisés et leurs dérivés à visée professionnelle suscitent à présent de nombreux colloques, ouvrages et numéros de revues, les réflexions sur les jeux non numériques semblent moins présentes, alors même qu’elles connaissent des développements réguliers et servent de support à la plupart des études des jeux numériques et des serious games. En effet, les réflexions anthropologiques et sociologiques menées sur les jeux par Johan Huizinga (1951) et Roger Caillois (1958) sont quasi systématiquement citées comme référence aux divers travaux proposés par les « game studies » et « serious games studies » consacrées aux applications numériques, auxquelles il faut encore ajouter les références à Jacques Henriot (1969) pour ce qui concerne surtout les recherches francophones. Dans cet ordre d’idées, les travaux portant sur les jeux numériques font aussi régulièrement référence aux réflexions portant sur les jeux « traditionnels » (non-numériques). Ce renvoi référentiel se

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retrouve dans de nombreux textes au niveau de la construction du cadre théorique (Frasca, 2001 ; Salen & Zimmerman, 2004) ou la méthodologie de mise en œuvre d’études comparatives ou contrastives (Trémel, 2001).

2 Une sorte de paradoxe est en train de s’affirmer à travers la littérature scientifique en rapport avec le domaine ludique et ses applications professionnelles. Le nombre de travaux uniquement consacrés aux jeux vidéo et à leurs applications occulte petit à petit les travaux dédiés aux jeux traditionnels, alors qu’il existe toujours des liens puissants entre jeux traditionnels et jeux vidéo. Or, il nous semble évident qu’un éclairage réciproque devrait nous inciter à nous interroger sur les singularités ou complémentarités des deux domaines. C’est pourquoi nous proposons ici de nous intéresser à certains de ces liens et contrastes existants entre jeux traditionnels et jeux numériques. 3 L’objectif de cette introduction est donc de montrer une variété de problématiques qui entourent ces phénomènes sans chercher à être exhaustifs. Nous montrerons comment les articles du présent numéro, issus du colloque international « Des jeux traditionnels aux jeux numériques » (Nancy du 26 au 28 novembre 2014) contribuent à répondre à certains questionnements ouverts ici et proposent des perspectives contemporaines pour l’analyse des jeux de tous genres. Nous évoquerons aussi un certain nombre de pistes qui restent à explorer afin de sortir un peu des sentiers battus des études sur les jeux vidéo pour montrer d’autres entrées possibles. Nous mobiliserons, en outre, certains travaux parfois peu évoqués dans ce domaine d’étude pour montrer leurs possibles apports. Une place importante sera notamment faite à l’étude des rapports entre jeux vidéo et sport, rarement interrogés par les Game Studies, mais qui mérite selon nous d’être développés.

Le jeu entre universalité d’une notion et particularisme des pratiques

4 Vouloir trouver une origine au jeu pose de nombreux problèmes liés à la définition même que l’on donne à cette notion. Si l’on considère généralement que tous les êtres humains jouent, le jeu est alors un phénomène aussi vieux que l’humanité. Il pourrait même le précéder si l’on convient du fait que les animaux jouent eux aussi. Mais de telles perspectives sont tellement universalisantes qu’elles tiennent plutôt d’un postulat épistémologique que d’analyses concrètes. Cependant, il n’y a guère de consensus sur ces questions lorsqu’il s’agit de donner une définition plus précise des phénomènes que l’on met sous ce terme. D’un côté, ces idées se traduisent de différentes manières dans les productions scientifiques. Pour certains, le jeu serait au fondement de l’activité humaine et de la culture, comme chez Johan Huizinga et Roger Caillois qui s’attachent à comprendre les caractéristiques de l’organisation sociale (Di Filippo, 2014). Pour d’autres, l’idée de jeu est utilisée pour étudier la prise de décision comme dans la théorie des jeux de Von Neumann et Morgenstern dont s’inspirent l’économie et la sociologie, ou dans les théories de l’acteur rationnel et certains travaux d’Erving Goffman (Di Filippo, 2016). D’un autre côté, plus relativiste, on peut interroger l’universalisme d’une telle notion. Ainsi, parlant du jeu, Jacques Henriot (1989, p. 26-27) écrit qu’« il n’est pas évident qu’il y ait “quelque chose” qui corresponde à ce que conçoivent les hommes qui appartiennent à des sociétés différentes, qui vivent à des époques différentes, qui parlent des langues différentes ». Il s’agirait alors de prendre

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en compte les différences dans les pratiques ludiques s’inscrivant dans des contextes historiques, sociaux, culturels, géographiques, économiques, spécifiques, pour ne citer que quelques dimensions et de convenir, avec Patrick Schmoll (2011a, p. 10) que « les jeux accompagnent les évolutions du social et celles-ci en retour modifient la nature du jeu et de ce qui s’y joue ».

5 Il va sans dire que les jeux connaissent des évolutions dans le temps et dans l’espace. On pourrait ainsi multiplier les exemples. Sans citer toutes les recherches sur le sujet, on voit déjà poindre ici un problème général des recherches en sciences humaines et sociales quant à la portée des catégories d’analyse utilisées par les chercheurs. Une telle réflexion n’est donc pas propre aux sciences des jeux, mais permet de montrer comment ces dernières peuvent participer au développement plus général des sciences. Au-delà du simple aspect théorique, conceptuel ou épistémologique, il s’agit aussi de garder une certaine cohérence au triptyque objets/méthodes/théories. Cela revient également à se demander s’il est possible de développer des théories et des méthodes englobant toutes les activités ludiques ou bien si chaque objet d’étude nécessite d’adopter une démarche particulière. Est-il possible de retrouver, comme le suggérait Wittgenstein, un « air de famille » commun à tous les jeux ? Cette conception semble cependant rester un peu vague si l’on ne cherche pas qui (quel acteur) établit ces ressemblances. On peut également s’interroger à propos de la nécessité de déplacer le questionnement sur d’autres notions et s’il existe quelque chose qui serait de l’ordre du « jouable » dans les pratiques ludiques (Genvo, 2011). Comme de nombreuses notions polysémiques, les définitions du terme sont multiples et avec elles, ce sont des conceptions parfois contradictoires des phénomènes ludiques et de leur origine que l’on retrouve dans les travaux de chercheurs. 6 Par contraste, les jeux vidéo sont tenus pour un phénomène récent, ayant à peine plus d’un demi-siècle, leurs débuts étant situés à la fin des années 50 ou au début des années 60. On considère souvent Spacewar! (Steve Russell et al., 1962), dont la version arcade réalisée un peu plus tard porte le nom de Computer Space (1971 : Nutting Associates) 2, comme le premier jeu vidéo (Triclot, 2012), même si cela fait débat et pose la question de ce que l’on appelle jeu vidéo ainsi que les bases historiques sur lesquelles on se fonde pour définir l’antériorité comme la validité de tel jeu vis-à-vis de tel autre jeu (Baer, 2012). Certains chercheurs opposent ainsi à ce premier jeu Chase Game 3 (1966), Ping Pong4 (1972 : Magnavox et Philips), Pong (1972 : Atari Inc.), Tennis for Two (1958) ou même OXO (1952) (Alvarez & Djaouti, 2012, p. 99). Sans chercher à retracer ici l’histoire du jeu vidéo (il existe déjà de nombreux travaux traitant du sujet), nous noterons que dans la lignée d’OXO, un jeu de type Tic-Tac-Toe (ou morpion en français), les chercheurs en intelligence artificielle s'intéressèrent très tôt aux jeux de stratégie pour les programmer5. Le jeu de Nim, les Dames et le jeu d’Échecs figurent de la sorte parmi les précurseurs des jeux vidéo (Alvarez & Djaouti, 2012). Dès les années 1940, nous recensons, notamment, les premières réflexions sur la programmation du jeu d'Échecs (Rougetet, 2015). Dans ces premières réalisations, les capacités d’affichages sont extrêmement limitées. Il est d‘ailleurs intéressant de constater qu’une fois l’affichage du jeu transféré sur un écran de télévision, les premiers jeux à être développés à la suite des jeux de stratégies sont des jeux de sports (course-poursuite, tennis et ping- pong). On observe d’ores et déjà que les premiers développements des jeux vidéo s’appuient sur des éléments d’une culture ludique déjà présente. En effet, on constate facilement que des pratiques anciennes sont réajustées, modernisées et réinterprétées

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en fonction d’évolutions sociotechniques ou culturelles. L’industrialisation des jeux vidéo à partir des années 1970 va contribuer à une diffusion large de ces phénomènes ludiques encore nouveaux à ce moment. Pierre Parlebas signale, par exemple, que « de nombreux jeux, dans toutes les sociétés, sont reçus en héritage. Chaque génération transmet à la suivante un lot de pratiques ludiques qui seront acceptées et souvent réajustées aux conditions du nouveau contexte » (Parlebas, 2003, p. 6).

Adaptations et filiations

7 Un premier type d’approche qui peut être envisagé, lorsqu’on souhaite étudier les rapports entre jeux dits « traditionnels » et jeux numériques, consiste à considérer les manières dont les productions sont adaptées d’un type à l’autre en analysant leurs influences réciproques. Tout d’abord, un grand nombre de jeux non-numériques ont fait l’objet d’adaptations vidéoludiques, qu’il s’agisse d’adapter un jeu en particulier ou un titre en s’appuyant sur une franchise. Parmi les exemples de portage les plus fameux, on peut trouver des jeux de cartes, qu’ils soient directement intégrés dans les systèmes d’exploitation, en ligne ou qu’il s’agisse de jeux de cartes à collectionner (JCC), des jeux de « cafés » (comme le flipper [pinball], le billard, le bowling ou les fléchettes), des jeux de société, des jeux de rôle ou des wargames. Mais il ne faut pas oublier les jeux vidéo adaptés de jeux télévisés, comme Des chiffres et des lettres, qui a connu plusieurs adaptations, et ce dès 19876. Ajoutons à cela différentes pratiques ludiques sportives que nous détaillerons plus bas. Les exemples ne manquent pas et montrent la variété des adaptations existantes, pouvant mener à une réflexion sur la flexibilité de l’outil numérique. Outre les besoins de diversité liés à des contraintes de marché, déjà étudiés par ailleurs, la question de la raison de l’existence de supports de multiples natures peut se poser. Il en va de même concernant l’explication de la coexistence, absence ou existence singulière de jeux de types différents sur des supports tout aussi différents, qu’ils soient vidéoludiques (de l’ordinateur aux consoles portables en passant par les bornes d’arcade ou les téléphones), électroniques (Games and Watch (1980, Nintendo), Electro (1980, Jumbo), Docteur Maboul (1965, Milton Bradley), Bataille navale (1931, Starex Novelty Co.), etc), cartonnées (jeux de plateaux et jeux de cartes), ou mixtes (Atmosfear (1991, Parker), Scene it (2005, Screenlife et Mattel), Skylanders (2011, Activision), Lord of Vermillion (2008, Square Enix), etc.). Un autre questionnement intéressant peut porter sur les règles de transformation qui s’appliquent lorsqu’un jeu non-numérique est adapté sur support numérique comme Melissa Rogerson, Martin Gibbs et Wally Smith (2015) ont pu le faire à propos de la transition jeu de plateau-jeu vidéo.

8 En plus de nombreux exemples de portages sur plate-forme numérique, on assiste également à de nombreux emprunts de mécaniques ludiques. Très tôt des tentatives d’adaptation de sports de raquettes, avec Tennis for Two ou Ping Pong, voient le jour. Les jeux d’action-RPG (role playing game), sans être des adaptations d’un titre spécifique, empruntent aux jeux de rôle papier des mécanismes comme les classes de personnages, la montée de niveau, ou un type de gameplay consistant au Dungeon Crawling. Quant aux jeux de stratégie, ils s’inspirent notamment des wargames sur carte ou avec figurines dont l’émancipation vidéoludique date des années 1990. Les jeux de cartes à collectionner ne sont pas en reste avec le récent succès d’Hearthstone (2014 : Blizzard Entertainment). D’autres exemples mériteraient qu’on leur accorde une attention,

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comme les jeux de la série Mario Party (1998 : Nintendo) qui reprennent certains codes du jeu de société classique : lancer de dés, plateau sur lequel les personnages avancent, convivialité par le jeu à plusieurs devant l’écran. Enfin, citons également les jeux de construction de brique dont s’inspirent des jeux numériques tels que Minecraft (2011 : Mojang), ou encore les jeux de piste et les chasses au trésor que l’on retrouve dans plusieurs jeux en réalité alternée (ARG)7. Ces emprunts partiels montrent donc une volonté de ne pas chercher à reproduire un jeu dans sa totalité et amènent à s’interroger sur la manière dont ces décompositions et recompositions ont lieu. Pour cela, à la façon des « mythèmes » composant les récits mythiques selon Claude Levi- Strauss, les jeux pourraient être décomposés en « ludèmes », c’est-à-dire en divers éléments constitutifs, idée que l’on retrouve également dans le discours des concepteurs de jeu contemporains (Lessard & Therrien, 2015). 9 Ces nombreux exemples ne doivent pas amener à penser que la relative jeunesse des jeux vidéo conduit à ne trouver des adaptations ou des emprunts que dans un sens unique, qui irait de jeux traditionnels vers des jeux numériques. Au contraire, les jeux vidéo ou les jeux numériques ont eux aussi inspiré et donné lieu à des adaptations en diverses sortes de jeux non-numériques et de jouets. Plusieurs jeux vidéo ont eux- mêmes été adaptés en jeux de société, comme le célèbre Pac-Man (1980, Namco), Tetris (1984 : The Tetris Company) et plus récemment Angry Birds (2009 : Rovio Mobile). Mais ce peut être aussi l’univers du jeu qui peut-être adapté pour devenir un ou plusieurs jeux de société, comme c’est le cas pour les jeux dérivés de The Legend of Zelda (1984 : Nintendo) qui ont inspiré une version du Monopoly8 ou la série World of Warcraft (2004 : Blizzard Entertainment) qui a engendré plusieurs jeux de plateau ou de cartes. Les jeux vidéo ont aussi été dérivés en des lignes de jouets, au premier rang desquels les fameux Pokémon (1996 : Nintendo), mais aussi le plombier Mario (issu de Super Mario 9, 1985 : Nintendo). Certains jeux vidéo furent également adaptés en jeux de rôle papier. Nous pouvons citer à titre d’exemple Dark Earth (1997 : MicroProse), adapté par la société française Multisim. Souvent, ces adaptations font suite à un certain succès commercial du jeu originel et sont le fait, avant tout, d’une exploitation marketing de l’éditeur. Elles sont néanmoins la preuve que loin de rester cantonnés à ce qu’on pourrait considérer comme une sphère vidéoludique, les jeux vidéo deviennent source d’inspiration pour d’autres types de produit et influencent la culture contemporaine de manière parfois très large (Brougère, 2008, p. 18-19). 10 Outre l’inspiration réciproque que suscitent les jeux traditionnels et les jeux vidéo, nous pouvons aussi nous intéresser à la question des rapports, parfois complexes, qu’entretiennent ces différentes pratiques ludiques. Par exemple, Gilles Brougère (2008, p. 6) a montré comment le concepteur du jeu Pokémon, Tajiri Satoshi, se serait inspiré des activités de la « culture ludique et traditionnelle des enfants », à savoir la collection d’insectes, à laquelle il mêle des éléments de culture ludique contemporaine comme le jouet électronique Tamagochi, ainsi que des mécanismes dérivés du jeu de rôle sur table, à savoir la montée en niveau et le combat au tour par tour. Par la suite, ce jeu vidéo fut lui même dérivé en jeu de cartes à collectionner. Nous pouvons donc en tirer une double conclusion. Premièrement, il n’existe jamais une source d’inspiration unique pour un jeu donné tout, comme il n’en existe pas pour les œuvres littéraires, et deuxièmement, un jeu inspiré de pratiques anciennes peut devenir à son tour une source pour d’autres pratiques. De même, entre deux types de productions, les rapports peuvent être variés et multiples. Ainsi, les wargames seraient à l’origine des jeux de rôles (JDR) traditionnels (qui se jouent autour d’une table) qui ont eux-mêmes inspiré

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les Multi Users Dungeons (MUD) et MUD, object-oriented MOO, considérés comme des prédécesseurs des MMORPG (Consalvo, 2011). Or, le MMORPG World of Warcraft (2004 : Blizzard Entertainment) s’inspire aussi de l’univers de Warcraft (1994 : Blizzard Entertainment), une série de jeux de stratégie en temps réel qui emprunte aux wargames sur table avec figurines, notamment Warhammer Battle. On observe alors a minima des rapports de continuité double entre wargames et MMORPG. World of Warcraft donnera d’ailleurs lieu à une adaptation en JDR papier, multipliant ainsi les rapports entre différentes pratiques. Il convient alors de ne plus penser les relations entre différentes productions de manière linaire, mais d’essayer de comprendre les réseaux de relations qui se tissent entre celles-ci et qui pourraient être analysée à l’aune d’une « histoire croisée » (Werner, 2003) des pratiques ludiques.

Complémentarité, développements conjoints et Transmedia

11 Les rapports entre différentes productions ludiques, numériques et non-numériques, ne s’arrêtent cependant pas à des problématiques d’influences réciproques. En effet, les développements des outils et des technologies numériques ont aussi amené des transformations dans les pratiques de jeu traditionnelles. Le développement du web a notamment permis la mise à disposition de ressources ludiques en ligne. Des sites internet fournissent des aides de jeux, des scénarios, des fiches de personnages (la scénariothèque, le Site de l’elfe noir - SDEN, Ambiance Jeu de rôle - AJDR, etc.) pour la pratique des jeux de rôle papier et reprennent certains principes des médias non- numérique, puisque les magazines de jeux de rôle proposent généralement des scénarios et des aides de jeux. Il est possible d’établir un lien avec d’autres pratiques ludiques comme les Échecs où les magazines spécialisés tiennent une place importante en proposant des situations de jeu à résoudre (Wendling, 2002, p. 189). Ces exemples amènent alors à s’interroger sur le rôle des médias dans la constitution des pratiques ludiques et plus particulièrement ici des transformations liées aux médias numériques. Ils peuvent aussi servir à compenser la distance géographique entre joueurs, par l’usage de la visioconférence, ou d’interfaces dédiées, comme Virtuajdr10, voire simplement de programmer le calendrier des parties futures, via un forum ou des réseaux sociaux comme Facebook. Les outils numériques constituent à cet égard des supports à la vie de communauté de joueurs en établissant des relations entre les individus et un espace de performance d’un certain nombre de pratiques ludiques. Un excellent exemple ici pourrait être la chasse au trésor Sur la trace de la Chouette d’or, dont Patrick Schmoll (2007) a proposé une étude socio-ethnographique. Cet auteur montre comment les médias numériques, tout d’abord un serveur minitel, puis des forums, listes de diffusion, sites personnels et chats, participent à établir et à organiser les relations entre les joueurs participant d’un jeu dont le point de départ est un ouvrage papier regroupant les énigmes à résoudre publié en 1993 (p. 33-46). Cela permet de comprendre « les formes émergentes de sociabilité sur Internet, et à travers elles les transformations du lien social dans les sociétés qui sont les nôtres, de plus en plus fortement médiatisées par les techniques » (Schmoll, 2007, p. 11). Une partie de la pratique ludique, comme la résolution d’énigme, se déroule alors en ligne. Les espaces numériques participent dans certains cas à constituer ce que Vinciane Zabban (2014, p. 18-19) appelle le « métajeu », c’est-à-dire des « espaces de coordination et de

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communication », à la fois en amont et en aval du jeu, qui influencent les manières de jouer. Et dans d’autres cas, comme pour Sur la trace de la Chouette d’or, ils sont les espaces mêmes où une partie de l’activité ludique se déroule.

12 La pédagogie peut aussi faire l’objet de croisement d’usages d’outils numériques dans des activités ludiques. Ainsi, les membres de l’association AMMS-InterESST ont mis en place des ateliers mêlant jeu de rôle et usages numériques dans l’apprentissage de l’histoire des sciences au lycée (Gouzouazi, Tossé, 2015, p. 261). L’objectif triple alliait à la fois le développement des capacités réflexives sur les sciences et leurs histoires, la maîtrise des outils numériques et l’exercice des compétences créatives par la recherche personnelle et l’entraînement à l’exercice de rédaction. Le rôle actif des étudiants constitue le point de rencontre où s’articulent à la fois les objectifs pédagogiques de l’enseignement par « classe inversée [flipped classroom] », « où l’élève produit la connaissance de par ses recherches et ses créations » (Gouzouazi, Tossé, 2015, p. 264). C’est l’un des aspects centraux du jeu souvent mentionné par les théoriciens de cette notion, à savoir la part active du joueur dans l’activité. Ici, l’outil numérique est une composante centrale du dispositif pédagogique réflexif permettant de repenser la contextualisation sociohistorique des découvertes scientifiques en simulant une situation fictive dans laquelle un savant dispose d’un moyen de communication qui n’était pas disponible à son époque. 13 Récemment, on a également vu se développer des jeux que l’on pourrait qualifier d’hybrides, s’appuyant sur les technologies des écrans tactiles ou des outils de type tablette pour développer une forme de complémentarité des pratiques. Par exemple, la société E-pawn a conçu une surface électronique capable de reconnaître les objets disposant d’une puce RFID à son contact. Elle peut ainsi remplacer un plateau de jeu et réagir de façon dynamique aux figurines posées sur elle11. Dans le prolongement de cette idée d’articulation des pratiques, il faut enfin envisager les réflexions sur le « transmedia ». L’usage du terme a connu d’importants développements ces dernières années et a donné lieu à des analyses aux fondements très différents. Il faut rester prudent, car les usages faits par différents auteurs de cette notion ou de notions proches ne se recoupent pas (Dena, 2009, p. 26). Chaque acception peut néanmoins s’avérer utile pour l’étude des jeux comme nous allons le voir. Ainsi, pour Jesper Juul (2005, p. 48-50), le concept de « Transmedial Games » renvoie à l’idée que les jeux se basent sur un système de règles abstrait qu’il est possible d’adapter sur différents supports. Il conviendrait alors de le suivre pour analyser différentes adaptations citées au début de notre analyse, comme les jeux de carte, de Tic-Tac-Toe/Morpion, d’Échecs, etc. Pour Lisbeth Klastrup et Susanna Tosca, l’idée de « Transmedial Worlds [monde transmedial] » correspond à l’idée abstraite d’un univers, comme celui du Seigneur des anneaux, de Marvel ou de Star Wars, qui peut être adapté sur différents supports. Simon Dor (dans ce numéro) montre comment des adaptations vidéoludiques ou sur plateau du Seigneur des anneaux sont le produit de stratégies d’adaptation différentes, dans la mesure où le récit sur lequel elles s’appuient est bien connu des joueurs. Enfin, par opposition à Klastrup et Tosca, Henry Jenkins a développé l’idée de « Transmedial storytelling [narration transmedia] ». Pour cet auteur et ceux qui s’inscrivent dans sa continuité (Bourdaa, 2012 ; Arsenault & Mauger, 2012), c’est la complémentarité des supports qui prime sur l’œuvre originale tandis que la redondance ou la répétition nuisent à la qualité de l’ensemble des œuvres produites. Ce type de recherche permet alors d’envisager en quoi un jeu va venir compléter les connaissances sur un monde

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fictionnel développé dans d’autres œuvres. Enfin, on peut s’intéresser à certains jeux conçus pour être intrinsèquement hybrides et transmédiatiques comme le sont de nombreux jeux en réalité alternée. C’est ce type d’approche qu’adoptent Marida di Crosta et Ana Chantôme (dans ce numéro) en mettant en évidence le fait que l’intérêt du jeu pour ses joueurs naît aussi du flou qui existe entre les frontières médiatiques sur lesquelles le jeu se situe et se joue.

Jeu, sport et e-sport : des notions difficiles à distinguer

14 Comme il a été mentionné précédemment, les sports ont inspiré certaines des premières adaptations vidéoludiques. D’ailleurs, les notions de jeu et de sport renvoient à des conceptions qu’il est souvent difficile de distinguer. Comme le résume Pierre Parlebas (2003, p. 3), « c’est peu de dire que les termes de “jeu”, de “jeu traditionnel” et de “sport” sont polysémiques ; ils entretiennent de toute évidence une cascade de confusions dans tous nos discours ». D’ailleurs, chez cet auteur spécialiste du sport, l’idée de « jeu traditionnel » renvoie à des activités ludiques physiques. Sa définition de tels phénomènes est plus restreinte que celle employée dans le titre du présent article, pour lequel « jeu traditionnel » désigne simplement les jeux non-numériques dont la tradition remonte bien avant le développement des premiers jeux vidéo. Mais, comme il a été montré dans la première grande partie, ce type de catégorisations doit être nuancé au regard d’études de cas spécifiques.

15 À ce propos, il est intéressant de constater que le vocabulaire courant consacre l’expression « Jeux Olympiques » à des épreuves sportives nécessitant un entrainement rigoureux, voire professionnel, plutôt qu’à l’idée générale que l’on peut se faire d’un jeu comme participant du temps de loisir12. Lorsque l’on parle de Jeux Olympiques, il est alors question de sport et de compétition. Or, des auteurs de références comme Huizinga et Caillois ont fait remarquer que l’aspect compétitif, désigné par le terme agôn, est un des traits fondamentaux du jeu. Dès lors, si la notion de sport s’écarte de celle de jeu, ce n’est pas tant à partir de ce point, qu’en fonction du fait que les sports dits Olympiques sont sérieux et que, depuis 1984, ces compétitions sont officiellement l’affaire d’athlètes ouvertement professionnels alors que pendant très longtemps les participants se devaient d’être de purs amateurs. De ce point de vue, il ne s’agit plus d’activités ludiques, au sens de Caillois, au moins, car on ne peut plus les caractériser de libres et de fictives. Il faut néanmoins rester prudent quant à l’usage de termes contemporains pour désigner des phénomènes anciens, puisque, comme le dit Paul Veyne (1987, p. 53), entre ce que nous désignons aujourd’hui par Jeux Olympiques et ce que les Grecs anciens appelaient « concours Olympiques [οἱ Ὀλυμπιακοὶ ἀγῶνες / hoi Olympiakoì agônes] » : « l’ensemble diffère, et tout le contexte ». Bien que nous ne puissions le faire ici, il serait nécessaire d’aborder cette question sous l’angle d’une histoire des catégories de pensée. 16 Inversement, pour peu que l’on n’impose pas comme élément fondamental du sport, la nécessité d’une dépense d’énergie liée à un effort physique, nous trouvons facilement un certain nombre de jeux de plateau (Échecs ou Go) ou de cartes (Poker) qui sont considérés comme des sports par certaines institutions ou par certains acteurs sociaux. À titre d’exemple, les Échecs sont considérés comme tels par le Comité international Olympique (CIO) depuis 1999 (Vieille Marchiset et Wendling, 2010). C’est donc le regard

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porté sur une pratique qui va permettre de la juger comme un sport ou un jeu. Par conséquent, il ne s’agit pas d’une question de support. Dans une optique qui se voudrait plus anthropologique et empirique, il conviendrait plutôt d’analyser pourquoi et comment les Échecs sont venus à être considérés comme un sport et les changements que cela implique. Cela permettrait d’étudier les nouvelles pratiques compétitives appelées e-sport (ou sport numérique) et comment elles transforment la vision de la société et du joueur à propos du jeu. Déjà au début des années 2000, Philippe Mora et Stéphane Héas (2003) avaient montré que le rapport au corps est également important pour les joueurs de jeux vidéo. De la sorte, il peut être intéressant d’analyser, en vis-à- vis des sports dits traditionnels avec ces nouvelles pratiques de e-sports qui se situent bien dans des cadres compétitifs, où des joueurs professionnels commencent à émerger, comme le fait Nicolas Besombes (dans ce numéro). Mais, d’autres pistes peuvent également être proposées à partir de trois points de réflexion qui se dégagent du développement de jeux numériques et de leur relation au sport : 1) la mise en scène du sport et ses relations avec un positionnement subjectif et le Gameplay, 2) l’émergence de nouvelles pratiques et d’espace sociaux qualifiés d’e-sport, 3) la place des dispositifs techniques dans les pratiques et la compétition.

Mise en scène numérique du sport et subjectivation de l’expérience

17 En premier lieu, on peut interroger les manières de mettre en scène le sport dans les jeux numériques. Ce type de jeux connaît un succès important, et parmi les plus connus et les plus rentables figurent les jeux de football tels que la série des Fifa (1994 : Electronic Arts), ou sa concurrente Pro Evolution Soccer (2001 : Konami). Leur succès est si important qu’une nouvelle version de ces titres est éditée annuellement. À côté de ces exemples bien connus, on trouve de multiples types de simulations, parmi lesquels des sports d’équipes (basketball, baseball, hockey, volleyball, football américain, etc.), des sports individuels (équitation, golf, tennis, boxe et autres sports de combat, de skateboard), des sports d’hiver, des sports mécaniques (course automobile ou de moto), des compétitions multi-sports comme des Jeux Olympiques ou championnats d’athlétisme. Dans un autre registre, nous pouvons aussi citer des jeux de management sportif qui ont rencontré un certain succès, tels que Basketball Pro Management (2012 : Umix Studios), Pro Rugby Manager (2014 : Cyanide), Pro Cycling Manager (2005 : Cyanide) et de nombreux jeux dédiés au management d’une équipe de football dont Football Manager (2004 : Sports Interactive). Dans ces différents jeux, les situations sont diverses, le joueur peut être amené à contrôler des sportifs ou bien à jouer le rôle d’entraîneur/ manager.

18 Une fois mis de côté l’opposition jeu/sport ainsi que l’aspect catégoriel des jeux de sports ou de simulation de sport, il nous reste à nous intéresser notamment à la place du joueur face au jeu. En effet, il ne faut pas oublier que dans ces jeux, le joueur est à la fois acteur et spectateur. Présenté à l’écran, le jeu est souvent une simulation d’une retransmission télévisée qui réutilise les codes de ce médium. Notamment, la vue peut- être celle d’une caméra en surplomb, on assiste à des ralentis lorsqu’un point ou un but est marqué ou lorsqu’une faute est constatée, les matchs peuvent faire l’objet de commentaires audio dont les voix sont parfois celles de commentateurs télévisés connus. Comme le dit Brett Hutchins (2008, p. 857), il s’agit « du sport en tant que

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média [this is sport as media] ». Sur le plan théorique, cette mise en scène renvoie à l’idée de « remédiation » de Jay David Bolter et Richard Grusin (1999, p. 45), c’est-à-dire « la représentation d'un médium dans un autre ». Il faut ajouter à cela que des jeux comme Fifa ou PES offrent la possibilité de jouer avec des équipes connues, comme la Juventus de Turin ou l’Ajax d’Amsterdam, et les personnages sont modélisés à partir de l’apparence physique des joueurs de ces clubs. Certains jeux plus anciens, même s’ils n’allaient pas aussi loin dans la représentation visuelle, aussi bien pour des questions techniques que des questions de droits à l’image ou d’utilisation de patronymes, permettaient déjà de jouer avec des équipes nationales. L’évolution vers la situation actuelle montre le poids qu’a pris l’industrie du jeu vidéo en quelques années. Il ressort finalement qu’on ne joue pas ici au foot (comme on ne joue pas au basket aux jeux NBA), mais il semble plutôt qu’on joue, dans ces différents cas, à une mise en scène télévisée du sport. C’est moins une simulation sportive qu’une simulation de médiation sportive, bien que certains voient dans le développement des graphismes en trois dimensions un moyen de développer le réalisme et l’immersion du jeu13. 19 Par contraste, d’autres jeux proposent une mise en situation qui peut être qualifiée de plus « immersive ». Dans Wii Sports (2006 : Nintendo), le bowling, le golf ou le baseball demandent de tenir le contrôleur (appelé wiimote), d’une façon similaire à l’objet dans le sport concerné (boule, club ou batte). Ils cherchent à simuler la sensorimotricité des activités qu’ils représentent. Ces jeux sont aussi l’héritage de certains jeux d’arcade à la première personne qui proposaient une vue subjective et dont l’invention remonte pratiquement au même moment que les premiers jeux vidéo comme le Shooting Gallery de la Magnavox Odyssey en 1972 (Baer, 2012, p. 30) ou les Beam Gun Games de Gunpei Yokoi chez Nintendo dès 1971 (Takefumi, 2010). Dans ces jeux, le joueur manipule une réplique de pistolet, fusil ou mitrailleuse factice, et sans personnage le représentant, et vise des personnages ou des objets qui apparaissent à l’écran. La relation au dispositif technique de ces jeux implique donc qu’elle soit pensée d’une autre manière qu’en terme de personnage ou d’avatar comme ce qui est généralement le cas (Di Filippo, 2012). En effet, ces exemples nous amènent à questionner les mécanismes d’identification mis en œuvre à travers les dispositifs techniques. Du personnage sélectionné entouré d’un cercle, à la vue subjective, en passant par la vue à la troisième personne (vue de dos), plusieurs types de représentations visuelles existent et donnent lieu à des expériences de jeu variées. Enfin, la mise en scène réaliste du sport n’est pas toujours recherchée par les développeurs. Notamment, des jeux comme Nintendo World Cup (1990 : Nintendo) sur NES, NBA Jam (1993 : Midway) sur plusieurs plateformes, ou encore le jeu de boxe Ready to Rumble Boxing (1999, Midway), s’appuient sur un aspect caricatural et sur l’exagération des actions des personnages où l’aspect sensationnel prime sur le réalisme. Le triptyque sport, réalisme et plaisir de jeu est donc à repenser dans le cadre, au moins, de ces jeux.

E-sport : nouveaux espaces sociaux de compétition

20 Le deuxième point, qui découle des remarques précédentes, amène à réfléchir à l’émergence de nouveaux modes d’organisation de l’espace social spécifiques aux pratiques ludiques, et plus particulièrement à ce qui est aujourd’hui appelé e-sport ou sport électronique, c’est-à-dire des compétitions organisées autour d’activités vidéoludiques.

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21 Les compétitions de jeux vidéo ne sont pas récentes et le phénomène remonte au début des années 70 (Besombes, dans ce numéro), c’est-à-dire relativement tôt dans l’histoire de ce médium. Mais de manière générale, les compétitions restaient des événements épisodiques. Elles étaient souvent utilisées comme moyen marketing. L’e-sport en tant que tel se développe véritablement à la toute fin des années 1990 et au début des années 2000, notamment grâce aux développements du réseau internet. La compétition de jeu vidéo est caractérisée dès lors par une plus grande régularité, une institutionnalisation des compétitions et la consécration de nouvelles « stars ». On voit apparaître des fédérations, parmi lesquelles ont peut citer la Cyberathlete Professional League (CPL) fondée en 1997, à dimension mondiale, et, plus tard, les World Cyber Game (WCG) lancé en 2000 sous l’impulsion de l’entreprise coréenne Samsung. Ces pratiques se sont développées notamment en Corée du Sud, mais elles ont aujourd’hui un rayonnement mondial14. En France, il existe d’ailleurs des équipes de joueurs professionnels comme Millenium15. Cette situation offre la possibilité d’une approche socioanthropologique des joueurs professionnels comme l’a fait Jacques Bernard (2003) pour le monde des Échecs. Pour faire le lien avec les épreuves sportives, certaines ligues, comme la WCG, reprennent les codes cérémoniaux propres aux Jeux Olympiques : équipes nationales, médailles, cérémonies d’ouverture et de fermeture, ainsi que des valeurs morales, comme l’idée de fraternité globale (Hutchins, 2008, p. 858). Elles s’en différencient néanmoins par certains aspects : au lieu des diffusions majoritairement faites via la télévision et la radio, elles s’appuient sur la diffusion via le réseau internet et des sites web, les diffusions télévisées restant minoritaires et l’affaire de chaînes de moindre diffusion (GameOne, Gong, Nolife et L’Equipe21). 22 Tout comme il est nécessaire d’envisager le contexte économique du XIXe siècle dans le développement des sports traditionnels et leur organisation, il est impératif de tenir compte des systèmes économiques au sein desquels l’e-sport se développe. Dans une optique financière, certains spécialistes du milieu du jeu peuvent proposer des pistes pour que l’e-sport continue à se développer : diversité des jeux, diffusion géographique, régulation plus importante du jeu, management des droits de retransmission médiatiques, et gestion des conflits entre nouveaux médias et médias plus anciens qui répugnent encore à diffuser des compétitions16. Ainsi, la chaîne anglaise BBC va retransmettre les championnats du monde de League of Legends (2009 : Riot Games) sur son canal BBC Three, non pas à la télévision, mais via une partie de son site internet dédiée aux événements sportifs17. Cependant, tous les jeux vidéo ne se prêtent pas à la compétition organisée. Les jeux de rôle ou des jeux d’aventures « solo » tout comme des jeux de type survival horror tels que la série des Resident Evil (1996 : Capcom), ne conviennent guère à la compétition directe entre joueurs, même si certains youtubeurs vivent très bien des vidéo qu’ils réalisent à partir de ces jeux18. Actuellement, les jeux de type arène de bataille en ligne multijoueurs (abrégé MOBA pour multi-player online battle arena) connaissent un succès important (Besombes, dans ce numéro), mais les jeux de tir à la première personne (FPS) ou jeux de stratégie en temps réel (RTS) sont également bien représentés. Étudier les types de jeux utilisés en e-sport permet alors d’interroger la notion de genre dans son articulation avec la dimension compétitive pour éclairer quelques caractéristiques propres à des genres de jeu et leurs implications dans l’établissement de relations sociales : entraînements, progression, présence ou non d’aspect coopératif, plate-forme de préférence et autres dispositifs techniques mis en place (casque et micro pour chat vocal). De l’aspect coopératif va alors découler une forme d’organisation sociale. Il nous semble alors intéressant d’étudier ces différentes

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formes d’organisation à la lumière de théories sociologiques, par exemple, la sociologie interactionniste d’Howard S. Becker, pour comprendre l’émergence de nouveaux « mondes sociaux » comme le proposent Vincent Berry et Manouk Borzakian (2015). Pour rappel, il s'agit de considérer les productions vidéoludiques comme des œuvres afin « d'examiner les possibilités offertes par la notion de monde de l'art pour une meilleure compréhension des modalités de production et de consommation des œuvres d'art » (Becker, 1988, p. 22).

Place des dispositifs techniques dans la compétition

23 Un troisième angle d’approche que nous souhaitons rapidement proposer pour aborder ces questionnements peut être la place prise par les dispositifs techniques dans les compétitions. Deux points peuvent être envisagés : comment les dispositifs établissent des relations de compétition entre individus et comment les dispositifs techniques, eux-mêmes, deviennent des adversaires que les acteurs humains affrontent.

24 Lorsqu’elles ne prennent pas la forme d'affrontements entre adversaires humains, les compétitions d’e-sport peuvent néanmoins constituer des espaces présentant certains niveaux de difficulté et des obstacles où le principe du high score définit les conditions de compétitions entre différents acteurs (Besombes, dans ce numéro). Dans ces cas, les dispositifs techniques servent de dispositifs de médiation entre différentes personnes individus. Lorsqu’elles mettent plutôt en scène un affrontement entre des individus et des programmes d’intelligence artificielle, les relations peuvent prendre diverses formes. Suivant ce principe, Lisa Rougetet (dans ce numéro) illustre l’articulation entre les recherches dans le domaine de l’intelligence artificielle et la mise en scène de la compétition homme/machine. Plusieurs types de relations entre hommes et machines peuvent de même s’établir. Ces dernières peuvent faire figure d’opposants, comme dans le cas des Échecs, ou servir à mettre en scène des ennemis (monstres) aussi bien que des alliés (PNJ). Il est possible d’aborder cette analyse à l’aune des réflexions de Bruno Latour, pour qui certains objets deviennent des « acteurs non-humains » qu’il regroupe avec les acteurs humains sous le terme, emprunté à Greimas (1967), d’« actants » (Latour, 2005, p. 202). La forme construite et la mise en scène de ces actants participe ainsi à une reconfiguration des mondes sociaux. Ce que l’on appelle l’intelligence artificielle (I. A.) d’un jeu peut constituer un critère de qualité pour certains joueurs, rappelant les recherches pionnières dans ce domaine (Rougetet, dans ce numéro). Nous ajouterons à ces dernières formes d’affrontement, en prenant un peu d’avance sur le paragraphe qui suit le cas de certains games with a purpose (ou gwap ou jeu avec but) comme le jeu français Akinator qui propose d’affronter une intelligence artificielle sous la forme d’un jeu de devinettes qui permet d’alimenter la base de connaissances (c’est le but de ce gwap) du logiciel associé à ce jeu (Lafourcade et al., 2015, p. 102). De même l’affrontement supposé peut être détourné comme dans le cas d’un autre cas de gwap tel que Foldit (voir ci-dessous) afin de résoudre des problèmes dont ni les concepteurs, ni l’intelligence artificielle, ni les joueurs ne connaissent a priori la réponse (p. 15). La compétition n’a plus lieu entre l’individu et une « machine », mais elle est transformée en une nouvelle forme de compétition qui confronte l’individu allié à la machine face à un problème d’importance à résoudre. L’étude de cette mise en relation d’un individu face à un dispositif technique dans une optique plus ou moins sérieuse, mérite dès lors le questionnement scientifique (Caulfield et Maj, 2008 ; Lafourcade et Fort, 2014).

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Jeux et apprentissage : développement, éducation et rééducation

25 De longue date, on a tenté d’adapter ou de détourner des jeux à d’autres fins que l’on qualifie actuellement de sérieuses, la fin la plus courante étant l’éducation des enfants. Le jeu par sa nature a alors pour objectif d’aider à motiver l’enfant et l’accompagner dans sa transition entre monde ludique et sérieux. De même, on peut citer les divers travaux consacrant la participation du jeu dans le développement, dont le nombre important de recherches en psychologie comme celles de Freud, Winnicot, Piaget, Vigotski, Chateau, Wallon, etc. (Brougère, 2005, p. 19-37). Dans cette lignée, les approches psychologiques du jeu vidéo s’intéressent d’abord aux jeux chez les mineurs (aussi bien chez les enfants que les adolescents), au risque d’induire un biais de représentation dans les échantillons (Rueff, 2008), laissant de côté la question de l’adulte ou de la maturité de la personne face au jeu. Ceci a notamment pour conséquence une littérature particulièrement fournies à propos de la violence dans les jeux vidéo et de l’apprentissage de la brutalité (Coslin, 2012 ; Romo et al., 2012 ; Fournis et al., 2014) dont les travaux peuvent intéresser le grand public (Bègue, 2012). Ces travaux et débats méritent d’être mis en confrontation avec ceux qui s’étaient précédemment penchés sur des approches hypothétiques relativement proches à propos des comics américains (Wertham, 1953) ou, plus récemment, à propos des dessins animés japonais (Hurard, 1997).

26 À l’inverse, le jeu peut être considéré en termes d’apports y compris dans le domaine de la santé. En tant que jeu « classique » sous diverses variantes, il est employé à la fois pour aider les personnes âgées à notamment maintenir une activité intellectuelle et sociale (Cloux, 2013). Les maisons de retraite proposent ainsi des activités autour de jeux de cartes, de jeux de tuiles (dominos), de jeux d’adresses, des jeux de société ou de jeux de lettres (Mots Croisés, Mots Mêlés, Pendu, Scrabble, etc.). De la sorte, même des jeux de stratégie abstraits tels que les Échecs (Fried, 1992) 19 ou le Go (Yasuda, 2003) 20 peuvent être employés comme outil de communication afin d’inciter certaines personnes à s’exprimer au contact d’autrui. Ces jeux peuvent donc aussi s’analyser en termes de potentiels pour stimuler les personnes aux mêmes titres que les jeux d’adresses ou sportifs, dont la fameuse Balle au camp/prisonnier. Toutefois, il nous faut noter que même si les jeux sportifs sont employés depuis très longtemps dans les écoles dans des cadres d’activités d’Education Physique et Sportive (EPS), les travaux de recherche portant sur les jeux et l’éducation ont tendance à les oublier (Parlebas, 2003). Désormais, c’est plutôt au regard les jeux sérieux que cette comparaison est effectuée. En effet, la littérature comporte déjà de nombreux travaux consacrés à l’intérêt thérapeutique de la Nintendo Wii (Jamal et al, 2011) ou de la Xbox Kinect (Beaulieu- Boire et al., 2015). Les travaux portant sur la thérapie par le jeu (play therapy) employant le jeu classique ou vidéo représentant déjà un domaine de recherche à part entière tellement leur nombre est important (Schaefer, 2011 ; Crenshaw et al., 2015). Ainsi, le jeu a donc sa véritable place en Santé et en Éducation, alors que dans d’autres milieux professionnels il a encore un peu de mal à s’affirmer. Cela est peut-être dû à l’association sémantique qui est faite entre jeu et loisir.

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Jeux, loisirs, travail et sérieux

27 Depuis les écrits de Roger Caillois (1958), le jeu est le plus souvent considéré comme un loisir qui participe du temps libre, par opposition au temps contraint du travail. Mais ces catégories n’ont pas toujours été ainsi distinguées, comme le rappelle Paul Yonnet (1999, p. 76). Cette relation ambiguë qui lie et oppose jeu et loisir ou ludique et sérieux a été relevé, il y a déjà quelques dizaines d’années. Johan Huizinga (1951, p. 73) l’a ainsi exprimé : « le sérieux tend à exclure le jeu, tandis que le jeu peut fort bien englober le sérieux ». On peut ainsi jouer sérieusement ou acquérir de nouvelles connaissances en jouant, mais il est plus difficile de considérer qu’une activité sérieuse puisse faire appel au jeu. Toutefois, même cette acquisition de connaissances, si elle est admise en contexte d’apprentissage, l’est difficilement en dehors de ce cadre particulier. Il y a ainsi une opposition travail / jeu qui est faite. Il ne s’agit pas seulement de considérer un jeu pour ce qu’il apporte dans la réalisation d’une tâche plus sérieuse, mais aussi d’aborder le jeu en entreprise, même si ce dernier reste fondamentalement ludique. Cette approche du jeu en contexte sérieux relève plutôt de la sociologie du travail ou des sciences de gestion. La pratique du jeu peut elle-même être analysée en termes de pratiques résistancielles ou subversives (Le Lay, 2013), mais aussi être identifiée pour ce qu’elle apporte dans la lutte contre l’ennui et en termes de gains de motivations pour les employés, que cela soit avec des jeux plus traditionnels (Roy, 1959) ou des jeux actuellement surtout numériques (Lejealle, 2008).

28 En dehors de ces champs d’analyse, comme nous l’avons abordé plus haut, le jeu est utilisé de longue date dans des contextes sérieux pour l’apprentissage (Schmoll, dans ce numéro). Même si, comme le rappelle souvent Gilles Brougère (2002, p 7), « en jouant, on apprend avant tout à jouer », si le jeu est détourné, adapté ou conçu pour une tâche d’apprentissage, ce dernier peut dépasser les limites de la simple acquisition de connaissances liées directement au jeu et à ses mécanismes. Cependant, la relation entre jeu et apprentissage n’est pas à considérer uniquement du point de vue de l’enfant. Les adultes peuvent aussi bénéficier d’un apprentissage par le jeu. C’est d’ailleurs ce point de vue qui est à l’origine du développement des jeux sérieux ou serious games. Pourtant, l’association jeu et loisir continue de poser quelques difficultés y compris aux chercheurs qui y dédient leurs recherches. Il y a encore quelques années « les “sciences du jeu” qui commençaient à se structurer autour de quelques revues en langue anglaise étaient encore en France, un champ de recherches en émergence. Que les recherches soient dédiées aux jeux sérieux ou aux autres formes de jeux, ces études étaient souvent considérées comme futiles, en quelque sorte à l'image de leur objet» (Schmoll, 2011a, p. 11). Plusieurs d’entre nous, d’ailleurs, ont fait cette malheureuse expérience de l’interprétation de la dichotomie chercheur-joueur (Di Filippo, 2012). Aujourd’hui, les choses semblent avoir changé. Nous supposons que ce changement a eu lieu, notamment, suite au développement dans le nord de l’Europe et outre- Atlantique des travaux de recherche du types game studies qui se sont en partie nourris de l’explosion de la pratique des jeux vidéo au cours des années 1990 (Triclot, 2013). Il aura encore fallu quelques années pour que ce changement de perception des recherches sur le jeu soit aussi accepté en France.

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Les formes de jeux à des fins sérieuses

29 Depuis les années 2000, l’expression « serious game » qui se traduit en français plutôt par l’expression « jeu vidéo sérieux » est usitée dans les littératures scientifique et professionnelle pour parler de certains emplois du jeu à des fins sérieuses. Cependant, il ne s’agit pas de la seule expression employée pour parler de jeux ou du jeu appliquée à des fins sérieuses, mais de la plus répandue. Il nous faut ainsi prendre en compte d’autres formes d’emploi du jeu à des fins sérieuses qui génèrent une littérature scientifique conséquente. Parmi, ces autres conceptions, nous signalons les travaux portant sur le « serious gaming » et le « serious play », les « games with a purpose » (jeux à buts) et la « gamification » (ou ludification).

30 Quoi qu’il en soit, ces différents développements et travaux nous incitent à nous interroger d’une manière différente sur les notions de jeux et de sérieux. Dès lors, même si l’expression « serious game », dans son acception actuelle de jeu conçu et employé à des fins professionnelles, date de 1970 (Abt) ; elle n’a véritablement été employée qu’au début des années 2000 avec pour toile de fond la prise de conscience, d’abord américaine du potentiel offert par les dernières générations de jeux vidéo21. Or, dès l’avènement de cette notion de serious game, de vieux débats datant des travaux de Caillois et de Huizinga ont été remis au goût du jour reprenant la question de la combinaison possible ou non entre jeux et sérieux. Dans cet ordre d’idées, la distinction entre jeu et sérieux doit se faire et est réalisée par l’importance que l’on accorde ou non à la formalisation de l’apprentissage « ou que l’on accepte l’idée que l’apprentissage viendra en plus sans que l’on cherche à le formaliser » (Brougère, 2012, p. 128). Cette distinction se fait surtout du point de vue de la pratique (play) du jeu (game), car même en dehors des cadres d’apprentissages, l’histoire ne manque pas de cas où le jeu a été employé à des fins sérieuses, comme ce que l’on nomme désormais la théorie des jeux (Eber, 2007, p. 6). Si un tel nom lui a été donné, ce n’est pas le fait du hasard. Ce nom est associé à l’observation et l’étude de jeux d’un point de vue mathématique afin de définir « la meilleure stratégie à entre prendre pour gagner à coups sûr ». Du moins, tel était le point de départ de ces travaux. À l’opposé de cette argumentation, pour Julian Alvarez et Damien Djaouti (2012), à la pointe de la recherche française à propos des serious games, la question du jeu et du sérieux ne relève pas du fait que l’on puisse sérieusement jouer à un jeu, mais plutôt que l’on puisse concevoir un jeu dédié à un usage non ludique. En ce sens, ils opposent les notions de serious game et de serious gaming. Selon leur définition, le serious gaming relève d’une attitude sérieuse adoptée face à un jeu y compris le détournement de véritables jeux à des fins sérieuses. On peut encore actuellement s‘interroger sur cette opposition, car de nombreux auteurs anglophones qualifient de serious gaming la pratique de serious games dans des organisations (Baek et al., 2014 ; Young et al., 2012). On peut alors préférer à cette expression ambiguë, celle de serious play pour qualifier des emplois détournés de jeux à des fins non purement ludiques (Roos et al., 2004). On pourra d’ailleurs questionner le fait que l’expression serious play se soit développée plus tôt que celle de serious game (Rieber et al., 1998).

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Point de vue des concepteurs et des joueurs

31 Si l’on se focalise, conformément au point de vue développé par Julian Alvarez et Damien Djaouti (2010, p. 17), sur l’intention du concepteur du jeu pour le qualifier de sérieux ou non, d’autres questions apparaissent. Parmi celles-ci, la question du type d’emploi peut être posée. En effet, les serious games peuvent répondre à trois grandes finalités : « diffuser un message (éducatif, informatif, persuasif, subjectif), dispenser un entraînement (cognitif, physique) » et « favoriser l'échange de données » (p. 28). Nous pouvons ajouter à ces finalités celle de « l’expérimentation de situations » auxquelles le joueur ne pourrait pas se confronter sans risque et celle d’« attraction d’une catégorie spécifique de population » comme celle des adolescents plus enclins à jouer et à être intéressés a priori par quelque chose que l’on appelle jeu (Thevenot, 2010). Du point de vue du concepteur, la finalité fait le serious game ou serious gaming, mais l’atteinte ou non des objectifs assignés au jeu est l’affaire des joueurs et des personnes qui ont été convaincues par l’intérêt de la mise en place du jeu sérieux et donc d’un changement de pratique organisationnelle. De même, nous pouvons aussi nous interroger, comme Stéphane Goria (2012), sur les biais conceptuels qu'entraîne un transfert de connaissances à partir d’un jeu qui est, par principe, une simplification de la réalité ainsi que le résultat d’un ensemble de choix de conceptions et de mises en œuvre. Pour ce qui concerne le support du jeu en lui-même, le serious game peut tout aussi bien être développé sous une forme numérique que sous une autre forme telle qu’un jeu de plateau (Michel & McNamara, 2015) sans que cela pose d’autres questions de transfert de support et de format qui ne seraient pas abordées par les études des jeux non- sérieux. Toutefois, d’un point de vue pratique, une distinction peut tout de même s’effectuer entre jeu sérieux numérique et non numérique. Il s’agit de la facilité de conception et rapidité de mise en pratique. En ce sens, les serious board games (jeux sérieux sur plateau) possèdent un avantage sur leur équivalent numérique, surtout si les phases d’adaptation du jeu sont nombreuses (Lamey & Bristow, 2015).

32 À l’opposé de la considération du concepteur du serious game, celle du joueur peut-être prise en compte. Ce qui va faire que le jeu est reconnu comme sérieux est intrinsèquement lié au sens que le joueur donne à l’objet « game ». Les questions sous- jacentes à ce point de vue relèvent alors des théories de Jacques Henriot (1989, p. 300) et Gonzalo Frasca (2007, p. 70) selon lesquelles, c’est l’attitude du joueur face à l’objet qui fait sens. L’une des questions liées relève des éléments qui constituent la reconnaissance d’une chose en tant que jeu. C’est aussi ce que traite l’approche la sémio-pragmatique lorsqu’elle met en avant le rôle du récepteur du « jeu » dans la compréhension, l’actualisation et l’appropriation d’une œuvre, c’est-à-dire de l’objet ludique (Genvo, 2006 ; Kellner, 2007 ; Thevenot, 2015). En ce sens, Sebastien Genvo propose la notion de marqueur de jouabilité et pose la question de leur reconnaissance et évolution sociétale : « nous pouvons avancer que les dispositifs à vocation de jeu doivent également convaincre leur destinataire de leur dimension ludique à travers des “marqueurs pragmatiques”, qui répondent à certaines représentations de l’activité et qui évoluent à travers les sociétés. » (Genvo, 2011, p. 70). Même si l’intention du concepteur est de proposer un jeu à son public, c’est le joueur qui fait de l’objet un jeu. 33 Reste le point de vue des autres personnes associées aux jeux sérieux, mais qui ne sont ni des concepteurs ni des joueurs. Cette question des autres publics du « jeu », comme celle de leur réception du « jeu » et de la mise en relation avec ce dernier peuvent aussi

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être posées. Cette problématique se retrouve par exemple dans la conception de jeux sérieux que l’on nomme « games with a purpose ». Il s’agit dans ces cadres de reformuler un problème sous la forme d’un jeu, afin d’inciter, le plus souvent, un maximum de joueurs / contributeurs à participer à la résolution du problème. Les cas d’applications actuellement les plus exploitées concernent l’indexation de documents, la recherche biologique ou médicale et l’amélioration du traitement automatique du langage (Lafourcade et al, 2015). Il est légitime de se poser la question de ce point de vue, si nous sommes face à des objets non-ludiques proposés sous la forme d’un jeu pour faire croire aux joueurs qu’il s’agit bien d’un jeu ? (Genvo, 2013, p. 34). Il peut aussi être intéressant de s’interroger sur le positionnement de ce type de jeux par rapport aux autres jeux sérieux. Par exemple, le gwap le plus célèbre, Foldit, pose la même question. Foldit est une sorte de jeu de réflexion qui se présente, par niveau de difficulté croissante, à la manière du jeu Candy Crush Saga (2012 : King), des problèmes de pliages de protéines à réaliser au fur et à mesure, dont la solution du dernier niveau est inconnue. Une communauté de joueurs a été ainsi sollicitée pour résoudre un problème de pliage sur lequel les chercheurs en biologie médicale bloquaient depuis des années. En quelques semaines, la solution fut trouvée par l’un des 20000 joueurs. Toutefois, si du point de vue de ces concepteurs et joueurs, Foldit est bien un jeu, du point de vue de certains chercheurs, il s’agit plutôt d’un logiciel de modélisation de protéines en 3D qui a été gamifié, c’est-à-dire qu’il est issu d’un logiciel ayant subi un processus de gamification (Deterging, 2012). Bien entendu, cette question peut être évitée si la qualification de « jeu » est laissée aux joueurs. Mais, cette qualification de joueur elle-même peut dépendre de ce que certains qualifieront de jeu et de son contexte. De la sorte, le contexte d’usage du serious game pose aussi question. Est-ce qu’un environnement sérieux va avoir une influence sur la perception du joueur pour qualifier l’objet de sa pratique sérieuse de jeu ? L’élève, en classe, confronté à l’emploi obligatoire d’un serious game est-il encore en mesure de jouer ? Cette question fondamentale pour qui étudie le serious game est centrale dans la contribution de Michel Lavigne (dans ce numéro) qui s’interroge sur la perception ludique des serious games et la frontière entre loisir et apprentissage. Victor Potier (dans ce numéro), quant à lui, étend cette question au fait que le contexte d’usage change avec le jeu, d’autant plus si le jeu est numérique et accessible depuis l’extérieur de l’organisation qui l’accueille. Considéré comme un jeu, le serious game peut-être aussi joué, en dehors de la sphère professionnelle ou d’enseignement, même si sa réception peut être complètement différente. 34 Enfin, une dernière question autour du jeu et du sérieux peut être posée. Il s’agit de l’impact du support sur le fait qu’un objet puisse être considéré par ses « joueurs » comme un « jeu ». Cette question a déjà été soulevée de nombreuses fois. Elle permet de considérer ce qui peut être admis comme un jeu à partir de son support (Schell, 2010, p. 51) d’envisager ce support en termes d’airs de familles avec d’autres choses reconnues comme des jeux ou non par leur public (Goria, 2014) ou bien de prendre en compte le changement de support (le plus souvent du physique vers le numérique) dans le cadre d’un apprentissage par le jeu tel que Laurence Schmoll l’aborde (dans ce numéro). Il peut d’ailleurs être intéressant de ne pas opposer les jeux par leur support et les considérer comme complémentaires vis-à-vis d’un contexte sérieux. Une analyse transmédiatique de jeux aux mêmes objectifs sérieux peut être riche en informations, telle que celle réalisée à propos des jeux modélisant les changements climatiques (Reckien & Eisenack, 2013).

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Conclusion

35 Les jeux numériques comme les jeux traditionnels peuvent s’analyser et être interrogés selon une variété considérable de points de vue. Si notre interrogation de départ nous faisait craindre une prise de pouvoir des jeux numériques sur les autres, cela n’est pas établi. Toutefois, face à la multitude de travaux dédiés exclusivement aux jeux numériques, le chercheur doit faire l’effort de regarder ce qui se fait du côté des jeux traditionnels et ce, quel que soit le contexte d’observation à considérer. Dans le cas contraire, le paysage de la recherche sur les jeux lui semblera, hors perspective purement historique, uniquement relever des jeux informatisés.

36 Il y a ainsi quelques points à retenir de ce parcours de la littérature identifiée en cherchant à considérer la variété des supports possibles. Il ne faut donc pas déduire trop rapidement que les jeux numériques viennent remplacer les jeux non-numériques ou ne les inspirent que dans un sens. Il existe de très nombreuses influences réciproques et entrecroisements entre ces deux grandes catégories de jeux. Cela doit inviter à les penser conjointement et pas seulement dans le cadre de l’étude de jeux hybrides. Il nous semble aussi nécessaire de réinterroger les catégories d’usage à la lumière de différents types de jeux caractérisés, notamment, par leur différence de support. De la sorte, il nous parait important de repenser les frontières communément admises entre ces types de jeux ou entre le monde « normal » et les espaces de jeux qu’ils soient sérieux ou non. Les jeux ne sont pas un risque pour la société, ils s’adaptent à celle-ci.

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NOTES

1. Pour l’essentiel et avec une écrasante majorité, les jeux numériques sont des jeux vidéo, mais comme les jeux vidéo impliquent l’utilisation d’un écran, cet ensemble de jeux ne représente pas tous les jeux informatiques comme par exemple Blind Legend (2015 : Dowino). C’est pourquoi, nous préférons employer ici l’expression « jeux numériques » moins restrictive que celle de « jeux vidéo ». 2. Pour les jeux qui ont été édités, nous signalons à leur suite et entre parenthèses, la première année d’édition et l’éditeur principal. 3. Dans ce jeu, il s’agit de poursuivre et de rattraper l’autre joueur symbolisé par un rectangle blanc.

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4. Premier jeu vidéo (créé par Ralph Baer) reconnu juridiquement dans un procès où il a été confronté à Tennis for Two et Spacewar! (Baer, 2012, 28). 5. En 1952, A.S. Douglas a ainsi programmer le premier jeu vidéo de morpion avec un affichage sur écran d’ordinateur, même si ce dernier était un ordinateur qui n’avait rien de grand public (Baer, 2012, 32). 6. http://www.senscritique.com/groupe/Des_chiffres_et_des_lettres/4708, consulté le 09/02/2016. 7. http://rue89.nouvelobs.com/2015/04/25/realite-alternee-jeu-video-sort-lecran- descend-rue-258817, consulté le 07/10/2015. 8. http://www.monopolypedia.fr/editions/usaopoly/zelda/zelda.php, consulté le 05/10/2015. 9. Ce personnage devient vraiment célèbre avec cette licence, même si c’est déjà le héros de Donkey Kong (1981 : Nintendo). 10. http://www.virtuajdr.net/, consulté le 09/10/2015. 11. http://www.epawn.fr/use-cases-2/, consulté le 09/10/2015. 12. On peut également évoquer les différences entre les concours olympiques de la Grèce antique et les jeux Olympiques tels que les met en place Pierre de Coubertin au XIXe siècle (Veyne, 1987). 13. http://www.jeuxvideo.com/videos/chroniques/445193/l-histoire-du-jeu-video-les- jeux-de-sport-a-l-ere-de-la-3d.htm, consulté le 09/10/2015. 14. Un documentaire leur est consacré http://www.millenium.org/home/accueil/ video/game-fever-decouvrez-le-film-documentaire-et-la-nomad-serie-106704, consulté le 22/09/2015. 15. http://www.millenium.org/, consulté le 23/09/2015 16. http://www.gamesindustry.biz/articles/2015-09-30-five-factors-key-to-making- esports-a-usd1bn-business-by-2020? utm_source=newsletter&utm_medium=email&utm_campaign=european-daily, consulté le 02/10/2015. 17. http://www.millenium.org/lol/accueil/actualites/la-bbc-retransmettra-les-worlds- league-of-legends-londres-quarts-de-finale-bbc-three-championnat-du-monde-135248, consulté le 09/10/2015. 18. Par exemple, Pewdiepie a fait plusieurs millions de dollars l’an dernier en réalisant des vidéo où il joue à des jeux du type survival horror tout en tenant le rôle de commentateur (mode Let's Play). 19. avec des enfants 20. avec divers publics constitués d’enfants, de personnes âgées ou handicapées. 21. La Serious Game Initiative lancée aux USA en 2002 peut de ce point de vue être considérée comme l’un des points de départ de la prise de conscience internationale du potentiel des jeux vidéo pour contribuer à perfectionner des techniques professionnelles.

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RÉSUMÉS

Une sorte de paradoxe est en train de s’affirmer à travers la littérature scientifique dédiée aux domaines ludiques ou en rapport avec le jeu. Le nombre de travaux uniquement consacrés aux jeux numériques occulte petit à petit les travaux dédiés aux jeux traditionnels, alors qu’il existe toujours des liens puissants entre jeux traditionnels et jeux vidéo. Un éclairage réciproque devrait nous inciter à nous interroger sur les singularités ou complémentarités des deux domaines, c’est pourquoi nous proposons ici de nous intéresser à certains de ces liens et contrastes existants entre ces deux types de jeux. Cette introduction à ce numéro de Sciences du jeu vise ainsi à montrer une variété de problématiques qui entourent ces phénomènes et comment les articles contribuent à répondre à certains questionnements ouverts ici et proposent des perspectives contemporaines pour l’analyse des jeux de tous genres.

Progressively, a kind of paradox is created through the scientific literature related to the game and play fields. The number of works dedicated only to video games conceals gradually the works dedicated to traditional games, although there are always strong links between those two kinds of games. It seems thus clear that a mutual lighting should make us wonder about the singularity or complementarities of the two areas. We propose to look at some of these existing links and contrasts between traditional and digital games. To this end, the introduction to this issue of Sciences du jeu will show a variety of research questions surrounding these phenomena. We will show how the articles help to address some open questions and offer contemporary perspectives for the analysis of games of all categories.

INDEX

Mots-clés : jeu vidéo, jeu de société, serious games, jouabilité, pratiques ludiques, e-sport Keywords : video game, tabletop game, board game, serious games, gameplay, play, e-sport

AUTEURS

DELPHINE BUZY-CHRISTMANN

Centre de recherche sur les médiations, Université de Lorraine

LAURENT DI FILIPPO

Centre de recherche sur les médiations, Université de Lorraine et Université de Bâle

STÉPHANE GORIA

Centre de recherche sur les médiations, Université de Lorraine

PAULINE THÉVENOT

Centre de recherche sur les médiations, Université de Lorraine

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Rejouer le récit dans différentes adaptations ludiques de l’univers de J.R.R. Tolkien

Simon Dor

« Puisque l’histoire serait déjà connue de la plupart des joueurs mais pas de tous, le jeu devrait fonctionner et bien se jouer indépendamment de la connaissance qu’a le joueur de l’univers de Tolkien ».1 Reiner Knizia à propos de son Lord of the Rings Board Game, cité dans Salen et Zimmerman (2004, p. 25). 1 L’univers de J.R.R. Tolkien, « le plus archétypal des mondes transmédiatiques [transmedial worlds] » (Lisbeth et Tosca, 2004, p. 413), est probablement l’un de ceux qui a influencé le plus le jeu vidéo et le jeu traditionnel. Complexe et jouant sur plusieurs fronts, la Terre du Milieu est l’un de ces nombreux univers se déployant dans différents médias qui semblent avoir une propension à susciter un fort sentiment d’immersion, que ce soit par le biais de mécaniques de wargame, de jeu d’action, de jeu de stratégie ou de jeu de rôle. Le récit de la Guerre de l’anneau en est sans surprise le récit le plus adapté en jeu, en grande partie parce qu’il est le plus connu. Mais la connaissance préalable d’un récit mène très certainement à une expérience ludique bien différente de celle d’un récit inconnu. L’immersion dans la Terre du Milieu et le sentiment de présence est a priori contradictoire avec la volonté de revoir des événements qui nous ont marqués dans une expérience littéraire ou filmique. Incarner un personnage dans un univers diégétique implique qu’on cherche à se mettre à sa place, à vivre son incertitude quant aux événements futurs. Plus encore, comme le note Henry Jenkins, « nous connaissons l’histoire avant même d’acheter le jeu et serions frustrés si tout ce qu’il nous offrait était de nous recracher l’expérience originale du film » (2004). L’intérêt de rejouer le récit est certainement autre chose que celui de vivre la même expérience narrative que celle du film en sachant d’avance les événements de l’histoire.

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2 Le plaisir qui semble le plus évident est celui d’être en mesure de s’imprégner de quelque chose de l’univers dans lequel on joue, un « aura » ou un « esprit » du monde transmédiatique. Nombre d’adaptations ludiques, comme on le verra, s’en tiennent d’ailleurs à reprendre des éléments du monde sans nécessairement chercher à reprendre l’histoire elle-même, alors que d’autres permettent au joueur de jouer directement dans le contexte de la Guerre de l’anneau. On peut constater que les jeux vidéo qui adaptent la Terre du Milieu vont très souvent modifier les règles de cet univers pour reprendre des mécaniques de jeu héritées de la tradition du genre vidéoludique dans lequel ils s’inscrivent. C’est tout le contraire du jeu de plateau La Guerra dell’Anello (2004), proposé par Roberto Di Meglio, Marco Maggi et Francesco Nepitello, qui en adapte l’esprit plutôt que la lettre. Ce jeu traditionnel se centre d’une manière plus précise sur le sentiment d’incertitude des personnages. Mon texte propose une analyse comparative de différentes stratégies de représentation d’un univers fictionnel, entre jeux traditionnels et jeux numériques, dans un contexte où un joueur ou une joueuse en connaît déjà les enjeux narratifs majeurs. 3 C’est une conception non-instrumentale d’un média (Cisneros, 2000, p. 10) et une narratologie de l’expression (Gaudreault, 1999, p. 47) que je propose ici, c’est-à-dire que le rôle du contexte narratif des jeux tiendra compte du média qui narre – en particulier en ce qui a trait aux conventions de genres. J’analyserai différents jeux en fonction de l’économie de l’information qui y est impliquée et m’intéresserai aux répercussions de la connaissance préalable de l’histoire et des conventions de genre sur les décisions que le joueur doit prendre. Ces répercussions sont-elles différentes selon qu’on soit dans un contexte de jeu traditionnel ou de jeu numérique ? 4 Mon article n’a pas la prétention de faire un travail exhaustif de toutes les adaptations de Tolkien en jeu vidéo ou en jeu de société : il propose plutôt un survol de différentes stratégies d’adaptation d’un univers pour mieux comprendre le rôle des conventions de genre dans l’expression ludique. Ce qui apparaît comme un travail de comparaison entre deux médias, ici le jeu vidéo et le jeu traditionnel, doit être vu comme un essai d’une compréhension plus extensive non pas de ce que chacun des médias peut faire, mais de ce que chacun des médias fait. 5 Il s’agit au fond d’une réflexion préliminaire à une analyse comparée du rôle de la convention dans les contextes des industries du jeu vidéo et du jeu de société traditionnel. L’approche préconisée ici est celle d’une analyse textuelle, ou close-reading, telle que décrite par Jim Bizzocchi et Joshua Tanenbaum (2011). Je m’intéresserai alors à reconstruire une expérience du jeu, un certain type de lecture, à partir de ma propre expérience et de sources externes (Aarseth, 2003, p. 3). Bien que je décrirai plusieurs jeux reprenant l’univers de Tolkien, je décortiquerai plus particulièrement le jeu de stratégie en temps réel (STR) The Lord of the Rings : The Battle for Middle-earth (EA Los Angeles, 2004) – notamment sur sa réception critique – et le jeu de société La Guerra dell’Anello.

Revivre l’histoire et le déroulement des événements

6 L’enjeu central de ma réflexion, c’est l’idée que le joueur type de n’importe quel jeu qui adapte l’univers de Lord of the Rings est un joueur qui connaît d’avance le monde du jeu et les événements qui s’y dérouleront. Cette connaissance préalable du récit module nécessairement son expérience, en particulier lorsqu’il va pouvoir rejouer une histoire

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qui l’a introduit préalablement à cet univers même. Le joueur qui se ré-immerge dans un univers fictionnel qu’il a déjà connu et qui incarne des personnages dont il connaît en grande partie d’avance les destins vit un sentiment très différent de celui qui ne connaîtrait pas d’avance les enjeux de ses choix.

7 Le cas de la Guerre de l’anneau est particulièrement emblématique dans le monde de Tolkien. Sauron est le Seigneur des Ténèbres qui jadis possédait des pouvoirs particulièrement grands qu’il a consolidés dans l’anneau unique, anneau qu’il a perdu et qu’il cherche dorénavant à retrouver dans l’optique de prendre possession de la Terre du Milieu. Les serviteurs de Sauron sont pour la plupart des Orcs, soit des créatures humanoïdes sombres et corrompues, mais aussi des spectres et des créatures diverses. L’anneau a par contre été trouvé par Bilbon le hobbit, une créature de taille mi-humaine qui a la réputation de ne pas se soucier des affaires politiques et des grands enjeux de son monde. Frodon, neveu et héritier de Bilbon, a maintenant la tâche de détruire l’anneau unique dans le feu de la Montagne du Destin où il a été forgé, au fin fond du Mordor, terre désertique où résident Sauron et ses armées. Il sera aidé d’une communauté composée notamment du magicien Gandalf et du rôdeur Aragorn, héritier au trône du royaume du Gondor, l’un des peuples libres résistant à Sauron. 8 Entre la communauté de l’anneau et les peuples libres, d’un côté, et Sauron et ses alliés de l’autre, il y a peu de nuance morale. L’enjeu de Sauron est de retrouver l’anneau, sans qu’il ne sache tout à fait où celui-ci se trouve ni qui l’a en sa possession. Sauron envoie quelques-uns de ses plus fidèles serviteurs pour retrouver l’anneau tout en projetant d’envahir la Terre du Milieu avec ses armées. L’enjeu des peuples libres est de détruire l’anneau en l’envoyant au sein des terres ennemies, tout en défendant les terres pas encore occupées par les armées ténébreuses. Le rapport de force semble complètement déséquilibré : Sauron a une armée unie, forte, qui se bat contre des armées fragiles et fragmentées qui n’ont pas de stratégie commune. Frodon voyagera au final jusqu’au Mordor uniquement accompagné de son fidèle ami Sam, sans réel espoir de pouvoir détruire l’anneau, tandis que Sauron sous-estimera tout au long du récit la possibilité qu’ont ses ennemis à le faire. 9 Or, le joueur qui connaît d’avance l’histoire sait bien qu’il est possible (et même très probable) que l’anneau puisse être détruit. Toute l’incertitude de la quête elle-même ne peut être vécue de la même manière pour le joueur qui la connaît d’avance. Si le premier lecteur de Lord of the Rings sait aussi qu’il est très vraisemblable que l’anneau se fasse détruire, parce qu’il lit un roman qui répond aussi à un certain nombre de conventions – incluant celle qui veut que le Bien triomphe généralement sur le Mal –, il n’agit pas sur le monde fictionnel même. En lisant un livre, le lecteur n’a pas à prendre de décisions à la place des personnages. Ces enjeux sont donc centraux pour un joueur davantage que pour un lecteur ou un spectateur, en particulier bien sûr lorsqu’on laisse au joueur la possibilité de changer le cours des événements.2

Raconter l’histoire de manière classique

10 La stratégie la plus simple pour préserver le récit dans un jeu est, justement, de ne pas permettre au joueur de l’influencer, en le racontant à la manière du cinéma ou de la littérature. Plutôt que de faire interagir le joueur avec le récit et de lui permettre de prendre des décisions pour ses principaux agents, le joueur va atteindre un certain nombre d’objectifs de mission pour progresser dans l’histoire. La plupart du temps, il y

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aura différents niveaux ou scénarios qu’on devra accomplir dans un certain ordre. Comme le rappelle Jonathan Lessard en parlant du jeu d’aventure The Hobbit (Beam Software, 1982) adapté du livre du même nom de Tolkien, « on s’attend à y retrouver non seulement les personnages et les lieux, mais aussi les principales péripéties du roman, préférablement dans l’ordre » (2013, p. 81). Les jeux de progression peuvent relativement facilement adapter une histoire tirée de la littérature en proposant un parcours à explorer dans un ordre fixe, où échouer à faire dérouler l’histoire correctement mène à un retour en arrière dans la fiction. Pour reprendre le vocabulaire de Marie-Laure Ryan (2001), le joueur n’est pas réellement en mode d’interactivité ontologique dans la plupart de ces expériences : toute modification au monde du jeu qui entraînerait des répercussions autres que celles prévues par l’histoire originale entraîne un échec pour le joueur, qui doit réessayer jusqu’à la réussite s’il souhaite progresser dans le jeu.

11 The Lord of the Rings : The Return of the King (Electronic Arts Redwood Shores Studio, 2003), un jeu d’action hack and slash,3 semble vouloir s’en tenir le plus possible au récit du film au sein des cinématiques, de sorte de pouvoir raconter essentiellement l’histoire telle qu’elle a été présentée dans les films (Wallin, 2007). Dans le même esprit, le mode campagne de The Battle for Middle-earth raconte l’histoire d’une manière assez fidèle à l’adaptation filmique. Lorsqu’une séquence de jeu particulière dans la campagne évoque une séquence des films, on utilise très souvent des extraits du film lui-même, présentés dans un coin de l’interface. Les personnages principaux des films ont été adaptés dans le STR (jeu en stratégie en temps réel) en « héros », soit des unités militaires uniques avec des statistiques plus élevées que l’habitude qui ont leurs pouvoirs spéciaux et qui peuvent accroître ceux-ci en accumulant des points d’expérience.4 Si dans la plupart des STR, s’assurer que ses héros survivent est une condition à ce qu’une mission réussisse, c’est pour permettre à l’histoire de suivre son cours avec ses protagonistes principaux. Dans The Battle for Middle-Earth, la mort de certains héros n’entraîne pas toujours une défaite pour le joueur : ainsi, Aragorn peut mourir dans certaines missions (Ocampo, 2004).5 Par contre, au moment où l’histoire implique qu’il soit présent, Aragorn revient pour accomplir son rôle. Raconter une histoire semblable à celle du livre ou des films reste l’enjeu central.6 Comme le résume bien le critique John Keefer, « bien qu’on reste fidèle aux films, cela tend à enlever le sentiment d’urgence qu’il y a à les protéger » (2004). 12 Pour reprendre le terme de Lisbeth Klastrup et Susana Tosca (2004, p. 412), plusieurs jeux adaptés du monde de la Terre du Milieu n’en adaptent pas son « ethos », soit la manière dont les personnages sont censés agir dans ce monde. L’exemple de The Lord of the Rings: The Fellowship of the Rings (Surreal Software, 2002) qu’ils donnent le montre tout à fait (p. 413). Dans une quête où Aragorn doit chercher le hobbit Merry à Bree, il peut éviter de se faire éliminer par ses ennemis s’il s’assure que les autres hobbits leur bloquent le passage : puisqu’ils sont des personnages non-joueurs, ces derniers ne peuvent se faire tuer. Placer les hobbits devant soi alors qu’il devrait les protéger est tout sauf représentatif de l’héroïsme attribué au personnage. Ce sentiment de protection des personnages se déploiera plus clairement comme on le verra dans La Guerra dell’Anello.

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L’esthétique du jeu classique

13 Le plus souvent, le jeu ne respecte pas à la lettre l’histoire telle qu’elle est présentée dans les livres ou les films. Alexis Blanchet (2008, p. 74) note bien que le jeu vidéo va souvent adapter certaines scènes pour leur ajouter des défis ludiques, par exemple, en dilatant les séquences de combat, voire même tout simplement en ajoutant des séquences créées de toutes pièces pour l’adaptation. Battle for Middle-Earth va dilater la séquence des mines de la Moria pour y ajouter davantage d’affrontements avec Gobelins et Trolls. C’est aussi ce que Mark Rowell Wallin (2007) décrit dans son analyse des adaptations de Lord of the Rings. Dans la première séquence du jeu The Return of the King, Aragorn, Legolas et Gimli explorent les cavernes des morts-vivants pour leur demander de se battre pour eux ; or, dès l’entrée dans le tunnel, les trois protagonistes combattent des fantômes, alors que ni le film ni le livre n’ont présenté un seul combat dans les scènes et chapitres correspondants. Chaque niveau du jeu aura des puzzles à résoudre et des ennemis à affronter, ainsi qu’un boss final qui offre un défi supplémentaire (Wallin, 2007). Les séquences qui contiennent tous les éléments typiques d’un niveau de jeu – notamment celles qui exploitent la spatialité, pour reprendre l’idée d’Henry Jenkins (2004) – semblent tout indiquées pour être adaptées en y ajoutant les conventions des STR et du hack and slash, respectivement. De la même manière, le jeu d’action The Lord of the Rings : Conquest (Pandemic Studios, 2009) ajoute un niveau à Minas Morgul pour diversifier ses combats, même si aucune bataille de grande envergure ne s’y est déroulée dans le roman ou dans les films.

14 C’est que ces jeux s’inscrivent parfaitement dans la logique de leur genre vidéoludique. La trilogie filmique The Lord of the Rings (Peter Jackson, 2001-2003) s’inscrit dans le film épique et dans le cinéma hollywoodien populaire dans la même mesure où Battle for Middle-Earth s’inscrit dans le jeu de stratégie en temps réel : les deux convoquent des « stratégies préfabriquées pour la lecture », pour reprendre l’expression de Peter J. Rabinowitz (1987, p. 177) à propos de la littérature de genre. Parce qu’on connaît le genre, ses conventions et son contexte de production (hollywoodien), on sait d’avance que les Hobbits finiront par détruire l’anneau, on sait d’avance que le roi finira par être couronné à Minas Tirith. Le lecteur (ou spectateur) sait reconnaître des éléments qu’il a déjà lu et qui font partie d’un pattern émergent qu’il a reconnu (Rabinowitz, 1987, p. 45). 15 C’est essentiellement de la même manière que le joueur de jeu vidéo structure sa connaissance. Les chercheurs en psychologie cognitive se sont beaucoup intéressés aux échecs et ont constaté que la mémoire y jouait un rôle prépondérant par opposition à l’élaboration ex nihilo d’une stratégie. Adriaan de Groot note que les joueurs d’échecs expérimentés peuvent inférer des actions futures dès la stratégie d’ouverture : « quelqu’un peut reconnaître le type d’ouverture à partir de l’ensemble des pièces et voir immédiatement ce qui se passe et ce qui devrait, en principe, arriver à partir de configurations typiques des pièces – connues par son expérience du jeu » (cité dans Holding, 1985, p. 74). C’est que le joueur développe progressivement une compétence encyclopédique, pour reprendre le concept d’Umberto Eco (1985, p. 15) : il accumule des possibilités de jeu et leur attribue une certaine probabilité dans différents contextes. En bref, il crée dans son esprit une habitude, au sens de Charles S. Peirce (1991, p. 76), c’est-à-dire une propension à faire une action particulière à différentes occasions qui apparaissent comme des occurrences d’un événement général. Eco en cite

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une définition plus générale : l’habitude est la « tendance [qu’a une chose] à agir de façon semblable dans des circonstances semblables dans le futur » (1985, p. 49). En demandant au joueur d’entreprendre un certain nombre d’actions dans un certain nombre de circonstances similaires, les jeux vidéo proposent au joueur de développer des habitudes stratégiques : répondre d’une manière semblable à des circonstances de jeu semblables.7 D’un jeu vidéo à l’autre au sein d’un même genre, le joueur s’attend à ce que ses habitudes stratégiques ne soient pas trop déstabilisées, lui permettant alors d’apprendre plus rapidement comment jouer. Le rôle de l’habitude dans l’expérience vidéoludique est vraisemblablement plus central que dans l’expérience ludique traditionnelle. 16 C’est sous l’égide de ces habitudes que les jeux vidéo modifient des univers fictionnels tels qu’ils existent dans d’autres médias. Battle for Middle-Earth, Conquest et The Return of the King racontent une histoire d’une façon classique en passant par une esthétique ludique tout aussi classique, chacun dans son genre. De ce déroulement du récit semble émerger l’idée que le jeu n’est qu’accessoire, qu’il n’est que prétexte à faire dérouler le monde lui-même.

Le monde comme thème

17 Jesper Juul (2005, p. 189) a déjà suggéré que le jeu vidéo pouvait être « thématisable », c’est-à-dire que le thème d’un jeu était plus ou moins interchangeable sans que l’expérience ludique n’en soit affectée. C’est l’impression que donne d’emblée un jeu comme Guardians of Middle-earth (Monolith Productions, 2012), un Multiplayer Online Battle Arena (MOBA) se déroulant lui aussi dans l’univers de Tolkien. Il n’y a aucune justification fictionnelle à ce que Frodon, Gandalf et Sauron puissent se déplacer dans l’espace d’une arène de jeu et aient chacun des habiletés ayant relativement la même portée et la même puissance sur un champ de bataille. Deux joueurs adverses peuvent par ailleurs incarner le même personnage au détriment de la cohérence de l’univers. Guardians of Middle-earth apparaît bien davantage comme un MOBA ayant pour thème le Seigneur des anneaux que comme un jeu mettant en scène un récit se déroulant sur la Terre du Milieu.

18 Sans être aussi extrêmes, force est de constater que plusieurs jeux se déroulant sur la Terre du Milieu peuvent être vus jusqu’à un certain point comme des jeux « à thématiques ». The Lord of the Rings : The Third Age (Electronic Arts Redwood Shores Studio, 2004) propose dans cette lignée une distorsion de l’univers pour le moins étrange8 : le joueur incarne, à la manière d’un jeu de rôle japonais, un groupe de personnages créés spécialement pour le jeu qui ont des pouvoirs surnaturels et qui suivent les aventures des personnages principaux. Le principe des combats reprend les mécaniques de Final Fantasy X (Square, 2001), en intégrant des habiletés spéciales thématisées à l’univers de Tolkien. « Fangorn Roots », par exemple, est un sort utilisable par le Ranger qui immobilise un adversaire avec des racines semblables aux Huorns de la forêt de Fangorn ; « Water Stallion » est un sort de l’Elfe qui invoque un cheval d’eau à la manière dont l’a fait Arwen dans le premier film de Peter Jackson (The Fellowship of the Ring, 2001). Les principaux personnages ont été spécifiquement créés pour le jeu et ne trouvent aucun écho ni dans les films, ni dans le livre, bien qu’ils puissent affronter des personnages emblématiques de ceux-ci, notamment le Balrog aux côtés de Gandalf. Plutôt que de devoir laisser Frodon détruire l’anneau, l’adversaire

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ultime sera l’œil de Sauron lui-même – le jeu devant visiblement avoir un boss final pour suivre les conventions d’un jeu de rôle japonais. La Terre du Milieu semble un décor pour faire fonctionner les principes de jeu du genre. 19 Plusieurs critiques de Battle for Middle-Earth semblent lucides quant au rapport qu’il entretient avec l’univers de Tolkien : le jeu est pour eux une manière de vivre l’atmosphère de l’œuvre plutôt que d’en être une bonne adaptation. D’un côté, on note que le jeu est « accessible au plus grand nombre » (Superpanda, 2004), cohérent avec le style des films de Peter Jackson (Adams, 2004, p. 1), qu’il plaira aux joueurs occasionnels (Joe_Dodson, 2004) et aux « casual fans » de STR en ce sens que tout mise sur l’efficacité (Tucker, s.d.). Le joueur de STR plus aguerri semble en sortir moins comblé. De la même manière, on note qu’il est une bonne recréation jouable du travail de Tolkien (Keefer, 2004), que les fans devraient apprécier (Joe_Dodson, 2004). Il reste que les parties personnalisées peuvent rendre l’univers plus difficile à accepter, en particulier pour le puriste : deux factions du Gondor peuvent s’affronter entre elles, voire, comme pour Guardians of Middle-Earth, deux versions alternatives d’un même personnage. Plusieurs éléments « feront tiquer les spécialistes » (Genseric, s.d.) ; l’aura de la Terre du Milieu s’y sera perdue, même s’il y a certainement une intensité unique à jouer à un STR avec ses personnages emblématiques (Keefer, 2004). 20 Cette fonction thématique se fait aussi ressentir dans les jeux traditionnels. Risk : The Lord of the Rings (Stephen Baker et Jean-René Vernes, 2002) reprend dans les faits les mêmes règles que le Risk original (Albert Lamorisse et Jean-René Vernes, 1959), à quelques exceptions. Dans les règles de base, le joueur peut incarner ou bien une armée des peuples libres, ou bien une armée de l’ombre, sans que cela n’ait d’impact sur la jouabilité : chaque joueur joue pour lui-même contre les autres.9 L’anneau y a été adapté, en minimisant son rôle fictionnel : son parcours est la limite de temps du jeu. Une fois l’anneau détruit, la partie est terminée et le joueur qui contrôle le plus de territoires a gagné. Pour mieux faire vivre les événements fictionnels du récit, certains jeux de plateau comme War of the Ring (Simulation Publications Inc., 1976) ou La Guerra dell’Anello utilisent des cartes-événements qu’on peut utiliser à certains moments et qui ont des effets sur le jeu semblables aux effets d’un événement spécifique du récit. Ainsi, certaines cartes recréeront l’influence néfaste de Gollum sur les Hobbits. Le récit peut trouver malgré tout un chemin pour s’y immiscer. 21 Ce que cette idée de thème met en évidence, c’est que les conventions d’un genre ne sont pas toujours adaptées à la recréation d’un univers précis. Alors qu’il semblerait, par exemple, que le STR soit un genre très adapté à la recréation d’une guerre, Battle for Middle-Earth montre au contraire plusieurs incohérences. Lors des assauts d’Helm’s Deep et de Minas Tirith, événements centraux respectivement des films The Two Towers (Peter Jackson, 2002) et The Return of the King (Peter Jackson, 2003), on constate que les conventions du STR sont peu adaptées au siège d’une forteresse. Dans les deux cas, les assiégeants comme les assiégés ont des bâtiments sur le champ de bataille et accumulent de l’or pour créer de nouvelles unités militaires (Adams, 2004). À Minas Tirith, par exemple, Sauron n’arrive pas avec une armée complète qu’il a pris soigneusement le temps de regrouper sous la même bannière : il doit construire une forteresse au pied de la ville, puis des fournaises pour y accumuler des points de ressources, en sorte de pouvoir créer de nouvelles unités militaires. Le Gondor, de son côté, n’a plus le sentiment de devoir protéger chacun des soldats de sa garnison : il accumule sans limite de l’or grâce aux fermes qui restent actives à l’extérieur comme à

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l’intérieur de la ville. De nouvelles unités militaires pourront aussi véritablement « apparaître » au sein de la forteresse. 22 C’est du côté de la culture du modding10 qu’on peut retrouver des adaptations de Tolkien plus audacieuses qui semblent chercher à mieux coller à la Terre du Milieu. Ainsi, TW_King_Kong a proposé une version modifiée du jeu Medieval II : Total War (Creative Assembly, 2006) où, contrairement au STR, les sièges permettent de créer un sentiment plus grand de vraisemblance. Ainsi, comme dans les jeux de la série Total War, aucune unité ne peut être « générée » sur le champ de bataille. Le système d’alliances proposé est plus complexe et témoigne un peu mieux de la complexité de l’unification des peuples libres contre l’armée de Sauron. Un mod du jeu Crusader Kings II (Paradox Development Studio, 2012), intitulé « CK2 : Middle Earth Project », permet de son côté de jouer avec plus de précision dans l’univers à travers le temps, en mettant l’accent sur la succession des souverains et les bris et unifications des royaumes. L’industrie du jeu vidéo a une forte propension à la normalisation des genres vidéoludiques en reprenant des mécaniques de jeu conventionnelles et habituelles, alors que les créateurs de mods semblent plus souvent se permettre une plus grande liberté et audace en termes d’adaptation.

Revivre l’émotion et l’incertitude

23 Reiner Knizia, l’auteur du Lord of the Rings Board Game (2000), note bien que c’est davantage l’esprit du récit et les sujets qui y sont abordés que la lettre de celui-ci qui l’intéressait lorsqu’il a créé son jeu (cité dans Salen & Zimmerman, 2004, p. 25). Lord of the Rings est un récit où l’idée de quête personnelle est centrale, tout en nécessitant une coopération entre les personnages et entre les différentes factions impliquées dans la guerre. C’est un récit où l’ennemi mise sur la peur et la terreur pour conquérir : une émotion véhiculée plus fortement lorsqu’on ne peut pas évaluer rationnellement la force de son adversaire.

24 Ainsi, les adaptations explorées jusqu’à présent ne prennent pas en compte l’information que le joueur possède. Pour deux raisons, un joueur de n’importe lequel de ces jeux sait tout à fait qu’il a une chance de gagner peu importe le côté qu’il choisira d’incarner – si bien sûr il en a le choix. Comme on l’a déjà précisé, s’il a déjà lu le roman ou vu les films, il sait bien que l’éventuelle destruction de l’anneau est une possibilité très probable. Mais plus encore : un joueur sait qu’un jeu est le plus souvent créé en ayant en tête que chacun des joueurs doit avoir une chance de gagner. 25 C’est le principe même de la notion d’équilibre dans les jeux – une traduction du terme anglophone balance. Comme Ernest Adams et Andrew Rollings l’écrivent, l’équilibre concerne deux éléments : l’idée que chaque joueur ait une chance équivalente de l’emporter au début de la partie ; l’idée que tout au long de la partie, aucun joueur n’ait un avantage indu qui ne puisse être compensé par une action d’un adversaire, sauf avec modération en ce qui concerne la chance (Adams & Rollings, 2007, p. 368). L’équilibre est en ce sens un objectif de conception de jeu pour que l’expérience des joueurs apparaisse juste. Si l’un des deux joueurs incarne un être démoniaque avec des pouvoirs immenses, comment cette incarnation peut-elle permettre de créer un jeu équilibré ? Plus encore, parce qu’il sait qu’il joue à un jeu, le joueur percevra d’une manière ou d’une autre que chaque faction a sans doute une chance relativement équivalente de

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l’emporter. Le sentiment de doute du camp des Hobbits et le sentiment de puissance de Sauron n’ont pas énormément de chances de se manifester longtemps. 26 Comment alors jouer avec une incertitude du résultat final semblable aux protagonistes de l’histoire ? Comment recréer, par exemple, le sentiment qu’a Sauron que gagner ses batailles lui permettra de trouver l’anneau ? Comment recréer la difficulté inhérente aux peuples libres de se coordonner ? La Guerra dell’Anello prend le pari de le faire, en créant deux objectifs de jeu opérant en parallèle. Le joueur des peuples libres (le Rohan, le Gondor, le Nord, les Elfes et les Nains) affronte le joueur de l’ombre (le Mordor, l’Isengard et les Haradrims & Orientaux) sur un plateau semblable à Risk. Le joueur des peuples libres doit gérer la politique de chacune des nations impliquées avant de pouvoir les faire entrer en guerre. Il doit aussi déplacer la compagnie de l’anneau pour éventuellement le détruire. Le joueur qui incarne Sauron peut gagner avec ses unités militaires, mais doit envoyer ses servants à la traque de l’anneau. Les deux joueurs peuvent gagner par des objectifs militaires, contrairement au récit original où tout se jouera par le destin de l’anneau. 27 Chaque joueur a un certain nombre de dés d’action qui lui permettent de déplacer des pièces, chercher l’anneau ou le déplacer, recruter des unités ou utiliser une carte- événement. Avant le jet de dés d’action, le joueur de l’ombre peut choisir d’attribuer certains dés à la recherche de l’anneau. Plus il y a de dés consacrés à cette recherche, plus il est difficile pour la communauté de l’anneau de se déplacer sans subir de points de corruption. Le déplacement de la communauté reste caché : dans les faits, tant que la communauté n’est pas révélée par les règles du jeu,11 son pion reste au même endroit tout en accumulant des points de déplacement. La communauté utilisera ses points de déplacements lorsqu’elle est découverte ou lorsqu’elle se révèle d’elle-même, pouvant dans ce dernier cas arrêter dans des forteresses alliées pour soigner sa corruption. Les compagnons de l’anneau peuvent rester avec la compagnie et sacrifier leurs vies pour empêcher l’accumulation de points de corruption, ou encore quitter la compagnie et aider au côté militaire – risquant alors de tomber au combat. Le joueur de l’ombre gagnera si les porteurs de l’anneau accumulent trop de points de corruption ; par contre, si le joueur des peuples libres emmène l’anneau jusqu’à la Montagne du Destin, c’est lui qui gagne. 28 Parallèlement, les deux joueurs peuvent gagner avec des objectifs militaires. Étrangement, le joueur des peuples libres peut gagner en accumulant quatre points d’objectifs militaires,12 alors que le joueur de l’ombre doit en accumuler dix. Le manuel d’instructions du jeu clarifie les raisons diégétiques de ces objectifs : Si Sauron avait réussi à anéantir les Nations des Peuples Libres, même la destruction de l’Anneau n’aurait pas abouti à une véritable victoire pour ceux-ci. D’un autre côté, si les Peuples Libres avaient donné encore plus de fil à retordre au Seigneur des Ténèbres sur le champ de bataille, celui-ci aurait été si concentré sur le conflit qu’il aurait été bien plus facile aux Porteurs de l’Anneau de s’infiltrer dans les entrailles du Mordor13. 29 Le joueur des peuples libres peut, dans les faits, prendre la Moria et l’Isengard – tout deux très loin de la Montagne du Destin – et gagner la partie. La facilité qu’auraient les porteurs de l’anneau de s’infiltrer par la suite au Mordor est certainement à nuancer.

30 Mais la raison de cet écart entre les points est plutôt ludique que narrative : il est plus facile pour le joueur de l’ombre de prendre des forteresses que pour le joueur des peuples libres, en raison de sa supériorité numérique. Si le joueur de l’ombre se

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consacre uniquement à l’anneau, le sentiment inverse peut alors se développer : il semble plus facile pour le joueur des peuples libres d’atteindre une victoire militaire. Cet objectif militaire force en partie le joueur de l’ombre à lancer rapidement plusieurs assauts, rendant son attaque plus longue et plus soutenue tout au long de la partie. D’un autre côté, il force le joueur de l’ombre à attaquer et à se défendre sur le plan militaire : on peut imaginer que sans cet objectif, Sauron pourrait décider de mettre tous ses efforts à la recherche de l’anneau, négligeant alors ses armées qui sont pourtant à la source du sentiment de puissance et de l’effet de terreur propre au récit source. Comme le joueur qui incarne Sauron sait que l’anneau a une chance non- négligeable d’être détruit, il pourrait décider de changer complètement la stratégie originale de son personnage pour se consacrer à retrouver l’objet de sa convoitise. Dès lors, pour que l’incarnation de Sauron soit similaire d’un média à l’autre, le jeu de société a choisi d’intégrer des mécaniques de jeu qui l’incitent à avoir au minimum suffisamment d’armées pour défendre ses forteresses. Puisque les deux joueurs doivent constamment mobiliser leurs efforts sur deux fronts, ils placent leurs espoirs dans deux objectifs parallèles ; un joueur qui abandonne l’un des deux objectifs laisse le champ à l’autre d’y dominer. Ainsi, même si le contexte diégétique doit être adapté, l’attention des deux joueurs est divisée sur deux fronts, permettant de recréer un sentiment d’incertitude analogue au sentiment des personnages présents dans le monde de Tolkien. 31 Le jeu traditionnel semble ici moins subordonné aux conventions de genre au bénéfice de l’expérience renouvelée des enjeux de la guerre de l’anneau. C’est que, contrairement au jeu vidéo, l’expérience d’un jeu de société a une constituante fondamentale qui y rend moins nécessaire une « lecture préfabriquée » : les joueurs doivent lire le manuel d’instructions. Plutôt que d’avoir une expérience basée sur les conventions de genre, les habitudes stratégiques et l’implémentation des mécaniques dans un logiciel, le jeu traditionnel mise sur l’apprentissage à partir de la lecture et de l’application manuelle des règles par les joueurs. 32 Cette opposition entre la lecture d’un manuel d’instructions d’une part et les conventions de genre de l’autre n’est par contre pas liée aux deux médias d’une manière ontologique. Non seulement Risk : The Lord of the Rings permet de jouer avec les règles du Risk original, mais les instructions tiennent compte de l’expérience du premier jeu : pour les joueurs habitués aux règles de Risk, on peut abréger la lecture du manuel en s’en tenant aux parties du texte clairement identifiées en bleu. Dans le même esprit, les règles du Monopoly (Charles Darrow, 1933) sont assez connues pour n’être à peu près jamais lues, sans toutefois qu’elles ne soient véritablement respectées à la lettre.14 À l’inverse, les jeux vidéo ont aussi nécessité longtemps la lecture de manuels d’instructions. Chris Lombardi (1995, p. 228), dans une critique de Warcraft : Orcs & Humans (Blizzard Entertainment, 1994), note que le jeu ressemble tellement à Dune II : The Building of A Dynasty (Westwood Studios, 1992) qu’un joueur peut probablement se rendre jusqu’à la moitié du jeu sans même consulter le manuel. Cet indice montre l’évidence qu’a cette lecture pour quelqu’un qui souhaite apprendre un jeu vidéo en 1995. Pour questionner la notion de genre et son importance dans l’étude des jeux, on devra certainement se pencher sur les habitudes préalables et le rôle du manuel pour mieux comprendre l’équilibre entre convention et originalité dans l’histoire du jeu.

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Conclusion

33 Cette réflexion nous aura permis un tour d’horizon de différents enjeux transmédiatiques : l’adaptation d’un récit – littéraire d’abord puis cinématographique – en jeu vidéo et en jeu de société entraîne des questions variées liées à la posture du joueur. Pour rejouer l’histoire, certains jeux vont simplement la raconter à nouveau à la manière du cinéma ou de la littérature en limitant les possibilités d’action. Pour s’immerger dans l’univers même, d’autres jeux prennent le monde comme un thème en y superposant des mécaniques de jeu très centrées sur des conventions de genres qui a priori n’y ont pas grand-chose à voir. Enfin, un plus petit nombre de jeux – en particulier des jeux traditionnels, mais aussi des mods – vont chercher à recréer un sentiment plus ou moins semblable à celui des personnages, adaptant pour cela l’esprit du récit et le sentiment des personnages eux-mêmes.

34 Ces questions s’inscrivent dans une réflexion qui met en avant la jouabilité elle-même, largement négligée à mon sens dans l’étude des jeux vidéo. Comme le rappelait déjà Espen Aarseth en 2003, un jeu est un processus et non un objet (Aarseth, 2003, p. 2) ; le chercheur qui veut comprendre l’expérience d’un joueur doit en comprendre le contexte. Si en faire l’expérience constitue très certainement le point de départ de toute analyse détaillée d’un jeu, analyser la jouabilité en contexte s’avère plus complexe : il faut pour cela mieux comprendre les usages typiques d’une période donnée, d’une communauté ou d’un mode de jeu, selon les champs d’intérêt. Comprendre le genre non pas uniquement comme modèle de création d’un jeu, mais plus spécifiquement comme stratégie interprétative de joueurs : voilà la posture que ce texte a cherché à mettre en évidence. L’expérience réelle et avérée de joueurs peut faire fi de la fidélité à l’œuvre originale en y retrouvant des points d’intérêts qui, parfois, rejoignent « l’esprit » de celle-ci. C’est en tenant en compte du rôle fondamental de la jouabilité et de la posture du joueur qu’on pourra mieux comprendre de manière générale tout ce que la culture ludique implique.

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NOTES

1. Les citations en anglais sont traduites par l’auteur. 2. Le cas des suites ou des franchises au cinéma ou en littérature pose aussi ce type de problème. Le spectateur qui, par exemple, souhaite voir les films de Star Wars incluant les prequels a nécessairement intérêt à ne pas les voir dans l’ordre chronologique des événements de la fiction (de I à, éventuellement, IX), mais plutôt dans leur ordre de sortie s’il souhaite vivre la surprise de The Empire Strikes Back (Irvin Kershner, 1980). 3. L’expression hack and slash, parfois traduite par « porte-monstre-trésor », renvoie à l’idée d’un jeu où l’expérience est essentiellement d’explorer un souterrain, d’éliminer les ennemis qui s’y trouvent et de collecter les trésors et points d’expérience qui en résultent pour améliorer ses personnages. 4. Notons par contre que ce ne sont pas tous les STR qui ont des héros, ni qui permettent à ceux- ci d’accumuler des points d’expérience. 5. C’est aussi le cas dans le jeu sur Gameboy Advance The Lord of the Rings: The Third Age (Griptonite Games, 2004), qui ne doit pas être confondu avec le jeu dont on parlera plus bas (qui porte le même nom et est sorti la même année). Le jeu propose des mécaniques très semblables à la série Fire Emblem. Le joueur peut activer le mode « Sauron », ajoutant une difficulté plus élevée en ne permettant pas aux héros morts au combat d’être ressuscités. 6. Pour une raison étonnante, par contre, Battle for Middle-Earth adapte l’histoire originale en permettant à Boromir de revenir pour les scénarios qui se déroulent au Gondor, même s’il meurt bel et bien dans l’histoire originale. Gandalf doit aussi gagner son combat contre le Balrog et accompagnera la compagnie pour le reste du jeu, même si sa défaite et son retour sont des événements centraux au récit. 7. J’ai développé plus longuement la notion d’habitude stratégique dans un précédent article (Dor, 2014). 8. Je dois à Dominic Arsenault la découverte de ce jeu et l’observation de son étrangeté dans une conférence intitulée « Lord of the Rings: The Third Age : Comment briser un univers de 50 ans en 5 moments / 5 minutes » présentée le 31 août 2011 dans le cadre des rencontres du Reliquaire. 9. Des variantes officielles incluent la possibilité d’alliances ou d’équipes entre les armées du bien et du mal. Il reste que la complexité de la relation entre Sauron et l’Isengard, par exemple, n’y est pas. 10. Le modding est l’action de modifier un logiciel de jeu vidéo – avec ou sans l’aval des développeurs et éditeurs – pour proposer certaines variantes systémiques ou cosmétiques ou pour améliorer l’expérience originale. 11. Chaque dé mis à la traque de l’anneau est un dé traditionnel (à six faces) pour trouver l’anneau : pour chaque lancer de six, le joueur pige une tuile parmi une pioche qui ajoutera un certain nombre de points de corruption aux porteurs de l’anneau et parfois le forcera à se révéler. Si le joueur se déplace à nouveau dans le tour, c’est au lancer de cinq ou six qu’aura lieu la pige, et ainsi de suite. 12. Une forteresse équivaut à deux points alors qu’un établissement régulier, un point.

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13. Roberto Di Meglio, Marco Maggi et Francesco Nepitello ([2004] 2005), La guerre de l’anneau. Règles complètes. Édition révisée, Ares Games (p. 22). 14. On peut penser bien sûr ici à la règle du « stationnement gratuit », où un joueur qui tombe sur la case du même nom récolte le montant d’argent collecté par les cartes « Chance » et « Caisse commune ». Cette règle très commune n’a pourtant aucune existence dans les instructions officielles.

RÉSUMÉS

L’univers de J.R.R. Tolkien semble avoir une propension à susciter un fort sentiment d’immersion dans différents genres ludiques. Mais la connaissance préalable d’un récit mène à une expérience bien différente de celle d’une histoire inconnue. À travers l’exploration de différentes adaptations vidéoludiques, notamment le jeu de stratégie en temps réel The Lord of the Rings : The Battle for Middle-earth (EA Los Angeles, 2004), on verra comment celles-ci tendent à vouloir préserver des mécaniques de genres conventionnelles. Au contraire, le jeu de plateau La Guerra dell’Anello (Roberto Di Meglio, Marco Maggi et Francesco Nepitello, 2004) en adapte l’esprit plutôt que la lettre, en se centrant d’une manière plus précise sur le sentiment d’incertitude des personnages. Cet article propose une analyse comparative de différentes stratégies d’adaptation, entre jeux traditionnels et jeux numériques, dans un contexte où un joueur ou une joueuse en connaît déjà les enjeux narratifs majeurs.

J.R.R. Tolkien’s Middle-earth is one of the most adapted universes in games from various genres. But the prior knowledge of a narrative leads to a whole different experience than when one’s faced with an unknown story. This article will deal with different videogames adaptation, including the real-time strategy game The Lord of the Rings: The Battle for Middle-earth (EA Los Angeles, 2004), to show how they tend to stay within conventional genres. The board game La Guerra dell’Anello (Roberto Di Meglio, Marco Maggi et Francesco Nepitello, 2004), on the contrary, adapts the spirit rather than the letter of the story, focusing on the uncertainty shared by the characters towards their own objectives. This paper is essentially a comparative analysis of different adaptation strategies, from traditional games to digital games, in a context where the player knows beforehand major plot points.

INDEX

Keywords : digital games, board game, genres, adaptation, narration, J.R.R. Tolkien Mots-clés : jeu numérique, jeu de société, genres, adaptation, narration, J.R.R. Tolkien

AUTEUR

SIMON DOR

Université de Montréal

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La conception de jeux en réalité alternée reliés aux séries télévisées. La scénarisation de fictions ludiques hybrides, entre jeu traditionnel et jeu numérique

Marida Di Crosta et Ana Chantôme

1 Une grande majorité de productions transmédiatiques récentes combine la fiction audiovisuelle (unitaire ou sérielle, Web ou télévisée) avec différents genres et typologies de jeux (numériques ou traditionnels, en réseau ou en solo, de rôle ou autre). Cette combinaison d’univers/régimes fictionnels hétérogènes génère des interactions particulières et parfois inédites entre le jeu et l’histoire d’une part, entre le jeu traditionnel et le jeu numérique d’autre part. Dans le cas de figure spécifique où la série télévisée est associée à un jeu en réalité alternée ou ARG (l’acronyme tiré de l’anglais Alternate Reality Game avec lequel on le désigne le plus communément), les lignes de démarcation entre ludique et narratif, univers fictionnels et vie ordinaire, expériences à l’intérieur ou à l’extérieur du cadre du jeu, se trouvent encore plus floues et perméables, alors que les interactions entre les différents médias impliqués deviennent plus scénarisées. D’autant que ce genre particulier d’ARG relié à la fiction audiovisuelle – appelé TV tie-in ARG par les professionnels – se déroule le plus souvent en même temps que la diffusion des épisodes et dans deux espaces publics à la fois, l’espace d’Internet et l’espace physique urbain.

2 Phénomène ludique singulier s’inscrivant dans la lignée des jeux de rôles sur table et du jeu de rôle Grandeur Nature, l’ARG se situe en effet au croisement du jeu numérique (« pointer-cliquer » en particulier), du jeu de piste, de la chasse au trésor et du puzzle. Relativement méconnu en France jusqu’au milieu des années 2000, l’ARG est caractérisé par la relation particulière qu’il entretient avec l’univers fictionnel et le cadre pragmatique ludique qu’il instaure dans le « monde réel ». En raison de sa nature singulière et des hybridations multiples qu’il génère entre univers/représentations

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hétérogènes, il constitue un moyen particulièrement idoine, nous semble-t-il, au questionnement sur les relations pouvant s’établir entre jeux traditionnels et jeux numériques. De surcroît, sur le plan de l’écriture scénaristique, sa conception et son développement soulèvent un nombre important de questions – d’ordre éthique aussi bien que technologique. Lorsque les plates-formes employées incluent non seulement les réseaux et dispositifs numériques, mais aussi la temporalité et l’espace physique de la vie quotidienne des joueurs (les participants), le problème se pose, en phase de conception, de parvenir à proposer une expérience viable à tout niveau et pour tout participant sur ce que l’on peut considérer la longue durée (des semaines, parfois des mois). 3 Ainsi, après un rappel des spécificités de ce phénomène ludique suis generis et des conditions de son émergence dans le contexte de la production ludique et fictionnelle transmédia contemporaine, nous essayerons de mieux cerner les implications de ces effets de brouillage des frontières entre représentations fictionnelles et vie ordinaire, cadre pragmatique du jeu et conditions de réception télévisuelle. Pour y parvenir, nous nous appuierons sur l’étude d’une expérience française récente d’ARG relié à une série télévisée (Plus belle la vie sous surveillance), que nous aborderons avec des outils et approches méthodologiques allant de l’analyse de contenu aux théories de la fiction et des médias (numériques et pré-numériques), des études de jeux aux théories du scénario.

Ce jeu qui n’en est pas un, ou la dissimulation ludique partagée

4 S’il demeure relativement peu étudié dans ses différentes déclinaisons, l’ARG se distingue des autres jeux par les glissements et les effets de brouillage qu’il produit entre les limites de l’univers fictionnel du jeu et le « monde réel » du joueur. Cette confusion délibérée des frontières entre réel et fiction constitue en effet le but principal de la stratégie du game design. La spécificité de cette forme ludique tient ainsi à la volonté partagée par l’ensemble des acteurs de dissimuler le fait même qu'il s’agit d’un jeu. Ce sentiment que l’on cherche à donner qu’aucun jeu n’est en cours de déroulement est du reste renforcé par l’absence de rôles ou de personnages fictifs à incarner. Le joueur d’ARG ne fait pas semblant d’être quelqu’un d’autre, il n’incarne aucun autre personnage que lui-même, il reste tel qu’il est et il évolue dans sa vie quotidienne. Comme le remarque Martin dans son analyse de trois de ces « créations paradoxales » (The Beast, 2001 ; I Love Bees, 2004 et Perplex City, 2005-2007), l’une des premières et des très rares études françaises dédiées à l’ARG, si le joueur est à la fois attiré et « conscient de la construction de l’espace ludique » (Martin, 2008, p. 46), il demeure ancré à cette posture ambiguë qui consiste à ne pas avouer l’existence de l’activité ludique à laquelle il est en train de participer. Une posture qui est spontanément adoptée et partagée par tout joueur/participant averti, en adéquation avec la formule désormais célèbre « CECI N’EST PAS UN JEU » (d’après l’anglais « THIS IS NOT A GAME », souvent réduit à son acronyme « TINAG »). Cachée à la fin de l’une des bandes-annonces télévisées du film A.I. : Artificial Intelligence (S. Spielberg, 2001, USA), s’affichant à l’écran pendant quelques secondes, ce slogan énigmatique fait référence à The Beast (2001), l’un des premiers et des plus influents ARG de l’histoire, conçu au moment du lancement du film de Spielberg par Jordan Weisman, directeur de

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Microsoft Games, et Sean Stewart, auteur reconnu de science fiction. Élaborée en quelques minutes par Elan Lee (chef de projet du jeu) à la demande du directeur marketing du studio Warner, la formule a acquis depuis une valeur de manifeste programmatique (Szulborski, 2005).

5 Comme Rose l’a souligné, à l’époque de la mise en place de The Beast, « Ceci n’est pas un jeu » a représenté une sorte de mantra pour les joueurs-spectateurs (Rose, 2011, p. 22) pour le moins avertis ayant réussi à détecter dans l’affiche du film ou dans le générique de la bande-annonce diffusée trois mois avant la sortie du film un tout premier indice sous forme d’anomalie. Une certaine Jeanine Salla y avait été créditée (par les concepteurs du jeu) dans l’équipe de tournage du film en tant que « thérapeute pour robots » (Sentient Machine Therapist). Il suffisait ensuite de taper sur Internet le nom de cette thérapeute d’un troisième type pour accéder aux premières étapes de l’expérience ludique. Pour ces premiers joueurs, le fait d’avoir été parmi les happy few à déceler cet indice « subliminal » (puisque affiché dans des espaces paratextuels – affiche et générique – par définition dépourvus de marqueurs de fictionnalité) gratifiant en soi, et représente donc déjà une sorte de récompense. Mais le caractère accidentel de sa découverte constitue de surcroît un élément essentiel de reconnaissance tacite entre « complices » (joueurs), en même temps que le moteur les poussant à partager entre eux leurs avancées, hypothèses ou interrogations. Cette reconnaissance secrète, au sens d’inexprimée, du partage inavoué d’une mission commune est devenue ainsi la première et la plus importante des règles implicites de l’ARG, conférant au phénomène ludique cette forme particulière de connivence qui lui est propre, au moment même de son émergence. C’est du reste l’effet recherché par Weisman, dont la stratégie de game design s’appuie sur la conviction que la découverte d’un indice « non marqué » pousserait les joueurs à le partager, à se questionner et à échanger à ce sujet sur Internet. En d’autres termes, c’est autour du caractère non marqué de ces fictions ludiques que se bâtit la solidarité entre joueurs, ainsi que leur communauté en ligne. Ce n’est pas un hasard si l’émergence de cette forme ludique coïncide effectivement avec l’époque de l’essor d’Internet. Son développement exponentiel pousse les concepteurs à tenter d’exploiter son potentiel communicationnel de réseau dense et les possibilités qu’il offre d’échanger et de partager entre pairs, ainsi que de se retrouver au sein de communautés d’intérêt dédiées.

Faux site, espace réel. Le dépassement du seuil entre univers enchâssés

6 Dans ce contexte de confidentialité, de « feintise ludique partagée » (Schaeffer, 1999, p. 148) où tout marqueur de la fiction doit être dissimulé, la question du « point d’entrée » se pose, pour le concepteur aussi bien que pour le participant. Comment le joueur peut- il accéder au jeu en réalité virtuelle ? C’est par le biais d’un processus particulier, appelé dans le jargon Rabbit’s Hole (Szulborski, 2006) en référence au terrier du Lapin Blanc des Aventures d’Alice au pays des merveilles. Il s’agit du site initial (ou du SMS, de la page de grimoire, etc.) qui propulse le joueur dans le jeu. À la fois seuil et lieu de bascule d’un univers à un autre, régi par des règles différentes, ce point d’entrée de l’ARG constitue le plus souvent aussi le lieu de l’articulation/centralisation entre plusieurs médias ou plates-formes. C’est le cas du vrai blog du personnage fictionnel de

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Ninon Chaumette dans Plus belle la vie sous surveillance (nous y reviendrons), ou de bon nombre d’autres sites factices (fake site) sur Internet. En somme, des dispositifs fictionnels à l’apparence réels qui s’affichent dans l’espace public en tant que tels, en dissimulant ainsi leur nature mimétique. Comme le souligne Elan Lee, le faux site représente l’une des figures rhétoriques de l’ARG parmi les plus répandues, en raison de leur faible coût, facilité de mise à jour et gratuité d’accès (Kim, Lee, Thomas & Dombrowski, 2009, p. 2). Leur fonction est précisément celle de maintenir l’illusion de réalité du jeu dans le monde réel, et ce même lorsque ce dernier se situe dans l’espace en ligne. Cette volonté partagée tant par les concepteurs/organisateurs que par les participants d’entretenir le flou entre l’univers spatio-temporel du jeu et celui de la vie ordinaire quotidienne peut ainsi donner lieu à toute sorte d’amalgame et d’interaction entre espace privé et espace public, espace physique et « cyber-espace ». À condition, on l’a vu, qu’au sein de la communauté des joueurs on entretienne une forme particulière de connivence sur laquelle du reste l’on s’appuie tout au long de l’expérience. L’entre-aide, la mobilisation du savoir et du savoir-faire des autres joueurs de la communauté constituent ainsi l’un des prérequis fondamentaux au déroulement du jeu. C’est l’un des aspects essentiels mis en avant par la définition de Jane McGonigal, pour qui un ARG est : une fiction interactive jouée dans l’espace d’Internet et dans l’espace réel, se déroulant sur plusieurs semaines ou mois, dans lequel des dizaines, des centaines ou des milliers de joueurs se rassemblent en ligne, forment des réseaux sociaux collaboratifs, et travaillent ensemble pour résoudre un mystère ou un problème [...] qu’il serait absolument impossible à résoudre individuellement (McGonigal, 2004, p. 9, notre traduction). 7 Pour McGonigal, du reste, l’ARG n’est qu’un sous-ensemble, une forme ludique immersive s’inscrivant dans une catégorie de jeux bien plus large, les jeux « omniprésents » (ubiquitous games), définis comme des projets de divertissement visant à répliquer l’affordance interactive des jeux numériques dans le monde réel (McGonigal, 2006, p. 2). Elle distingue les jeux omniprésents des jeux pervasifs (pervasive games), ces derniers étant basés sur la performance et utilisant l’imaginaire du jeu pour « semer le trouble » dans les conventions normatives de l’espace public et des technologies personnelles. De son côté, Montola, l’un des premiers spécialistes des jeux pervasifs, considère qu’un jeu est pervasif dès lors que « l’une de ses fonctionnalités dominantes étend le cercle magique contractuel du jeu sur le plan spatial, temporel ou social » (Montola et alii, 2009, p.12). Le prolongement spatial des jeux pervasifs englobe l’architecture physique, ainsi que l’appropriation d’objets, véhicules et propriétés du monde physique dans le jeu, ce qui les rapprocherait plutôt de la définition de jeu omniprésent fournie par McGonigal. La différence entre ces points de vue, comme cela a été souligné récemment, tient à ce que McGonigal s'appuie dans sa classification sur les aspects technologiques, alors que pour Montola les jeux pervasifs pourraient même se passer complètement de l'ordinateur et d’Internet (Bergström et Björk, 2013), et ce à l’époque (deuxième moitié des années 2010) où les premières applications ludiques pour téléphone portable voient le jour. Pervasif ou omniprésent, l’accent est mis dans les deux cas sur cette capacité qu’a le jeu à s’étendre pour brouiller ses limites traditionnelles, sa tendance « naturelle » à coloniser d’autres lieux ou des nouvelles plates-formes – de l’ordinateur à Internet au téléphone portable, jusqu’au monde hors médias tout court. Ainsi dans la définition de McGonigal l’ARG est un sous-ensemble particulier de jeu pervasif impliquant l’usage d’Internet. Nous l’avons adoptée, car, s’appliquant aux très grandes communautés de joueurs aussi bien qu’aux

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plus restreintes, cette définition est à la fois large et précise. Elle est du reste partagée par bon nombre de chercheurs et concepteurs de jeux, à commencer par les pionniers (Weisman, Stewart, Lee, Horn et Szulborski), jusqu’à Dena, Denward, Phillips ou encore Gordon, pour n’en citer que quelques-uns. En effet on retrouve dans cette description bon nombre des critères auxquels doit répondre un jeu en réalité alternée, critères établis suite à l’expérience de The Beast par Jordan Weisman et Sean Stewart. La nécessité s’impose, face au degré de difficulté des missions à accomplir et des problèmes à résoudre, d’une approche collective collaborative, favorisée par la capacité d’Internet et autres réseaux à partager et à faire circuler les informations. L’entre-aide donc, mais aussi l’accord tacite entre joueurs – sorte d’engagement moral – à ne pas dévoiler le statut fictionnel et ludique des missions à effectuer.

8 Cependant, dans la formulation de Weisman (Rose, 2011, p. 17), deux autres éléments apparaissent indissociables de la définition de ce phénomène ludique. Tout d’abord, l’histoire est censée y être proposée de façon fragmentée, disséminée à travers plusieurs médias et plates-formes afin de permettre aux joueurs de s’essayer à la reconstituer à partir de fragments dispersés, en mettant en relation chacun des morceaux. Ensuite, dans ce contexte ludique particulier, ce sont les éléments du jeu qui doivent « venir au joueur », plutôt que l’inverse, et ce à travers bon nombre de moyens de communication divers et variés, les plus ordinaires possibles de préférence : sites et blogs, courriels, SMS, appels téléphoniques, coupures de journaux, spots télévisés. « Elle se joue de vous » (« It plays you ») affirme d’ailleurs le slogan d’une autre expérience ludique mémorable reliant ARG et jeu vidéo, Majestic (2001, Electronic Arts), l’une des premières tentatives de faire déborder l’univers fictionnel et médiatique du jeu numérique en dehors de son cadre habituel, en communiquant avec le joueur par différents moyens (dont l’envoi de télécopies). Des éléments que l’on retrouve également exploités par In Memoriam (2003, Lexis Numérique), le jeu numérique aux allures d’ARG développé en France par Eric Viennot. Il convient à ce point de souligner que c’est précisément cette hybridation entre dispositifs informatisés et connectés et formes de participation non médiatisées qui fait que ce phénomène ludique se trouve au croisement du jeu traditionnel et du jeu numérique. Lorsque le joueur reçoit un appel de la part d’un personnage de la fiction, c’est l’espace physique de sa vie ordinaire qui est investi par l’univers débordant de la fiction ludique. Dès lors, le statut des deux « mondes » acquiert une forme de variabilité qui restera en place jusqu’à la fin de l’expérience. Fragmentation de l’univers diégétique, communication directe et personnalisée avec le joueur, mobilisation de la communauté, multiplication des dispositifs médiatiques déployés, interaction du numérique et du non numérique… On comprend que dans les années qui suivent, l’esthétique de l’ARG et celle de la narration transmédia coïncident parfois. Un historique de la production de Lexis Numérique visant à reconstituer la filiation entre ARG et transmédia dans ce cas particulier a été ainsi dressé par Cailler et Masoni Lacroix dans une étude française récente où In Memoriam est présenté comme le « déclencheur de l’aventure transmédia » d’Eric Viennot et de son studio (Cailler et Masoni-Lacroix, 2014, p. 198). 9 Cependant, comme le souligne Gordon, si les jeux pervasifs, comme les jeux en réalité alternée sont intégrés dans la vie de tous les jours, ils n’incluent pour autant pas tous les interactions sociales, la résolution de problèmes, et surtout la complexité narrative et l’approche transmédiatique typiques des ARG (Gordon, 2015). L’un des principaux défis pour un ARG à succès est en effet la création d’une narration cohérente et

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divertissante à travers une collaboration improvisée. Gordon insiste aussi sur le fait que les tendances dans le design de l’ARG ont évolué avec le temps en devenant plus souples. 10 Alors qu'en 2005 avec Szulborski c’est l’esthétique du « Ceci n’est pas un jeu » qui est reine, le champ s’élargit à partir de 2009 avec Montola et l'on s’intéresse davantage aux mécaniques de jeux plutôt qu’à la façon dont il est présenté aux potentiels joueurs. Aujourd’hui, avec l'émergence des modes de production transmédia, il semblerait que ce soit bien la narration qui prime. C'est précisément la prépondérance de la dimension narrative qui semble différencier l'ARG des jeux pervasifs et qui nous intéresse ici dans cette étude centrée sur les ARG reliés aux séries télévisées. Un sous-ensemble que Gordon définit en tant que « ARG impliquant des activités centrées sur l’histoire » (Gordon, 2015, p. 21, notre traduction).

Entre marketing et activité de production narrative, des expériences ludiques hybrides de narration distribuée

11 D’après la définition canonique de Jenkins, en effet, la narration transmedia implique que des éléments autonomes constitutifs d’une fiction se trouvent systématiquement dispersés à travers plusieurs médias afin de créer une expérience de divertissement unifiée et coordonnée (Jenkins, 2006, p. 97-98). C’est dans ce jeu de renvois intertextuels partagés qui permet et requiert à la fois un travail « constructiviste » de reconstitution de l’ensemble de l’histoire à partir de chaque volet, que l’expérience transmédia prendrait alors tout son sens, qu’elle obtiendrait en même temps qu’elle génèrerait un surplus de signification – et de plaisir – pour les participants. À la fin des années 2000, l’ARG se trouve ainsi considéré comme l’une des formes emblématiques de la fiction contemporaine, dans le cadre des expériences de narration transmédia plus particulièrement, où il finit par occuper une place privilégiée. Au point que l’on peut légitimement se demander, dans le sillage de Jenkins et d’autres chercheurs ou concepteurs de ce domaine, s’il peut véritablement y avoir du transmédia sans ARG. D’autant que la plupart des professionnels du transmédia sont en effet issus de cette culture, à l’instar de Jordan Weisman, mais aussi de Christy Dena (The Hunt, 2010 ; AUTHENTIC IN ALL CAPS, 2013), Andrea Phillips (Perplex City, 2005-2007 ; Routes, 2008), ou encore Christopher Sandberg et Martin Ericsson (The Truth About Marika, 2007 ; The Conspiracy for Good, 2010). Par ailleurs, l’ARG promotionnel est entre-temps devenu l’outil de communication publicitaire favori de nombreuses marques et franchises qui n’hésitent pas à le placer au cœur de leurs stratégies marketing (aux Etats-Unis en particulier).

12 Des jeux en réalité alternée ont ainsi été mis en place pour promouvoir une voiture (The Art of the Heist pour l’Audi 3 en 2005), au même titre qu’un produit culturel, qu’il s’agisse d’un film des pionniers The Blair Witch Project (D. Myrick et E. Sanchez, USA, 1999) et The Beast déjà cité, à District 9 (N. Blomkamp, 2009) pour le film éponyme de Blomkamp, en passant par Why So Serious (2007), pour The Dark Knight de C. Nolan (2009), ou d’un jeu numérique (I Love Bees en 2004, pour Halo 2), ou encore d’une série télévisée (The Lost Experience en 2006, True Blood en 2008, The Hunter Prey en 2010 pour la saison 5 de Dexter etc.). Cette dernière typologie d’ARG visant la promotion d’une

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nouvelle série ou d’une nouvelle saison est du reste celle qui pose le plus de problèmes dans le cadre de notre recherche, puisqu’elle finit par être difficilement dissociable, sur le plan éminemment formel, des expériences d’ARG transmédia non promotionnelles. 13 Une distinction entre ces catégories s’avère d’autant plus ardue que la plupart des concepteurs ont travaillé dans les deux champs, à commencer par Weisman, qui a créé un nombre plus important d’expériences dans le cadre de campagnes marketing qu’au sein de productions transmédia non promotionnelles. Indiscutablement, cela tient aussi à des facteurs économiques. En raison de sa morphologie singulière, qui le rapproche du jeu traditionnel beaucoup plus que du jeu numérique, l’ARG ne possède pas en effet de modèle économique dédié. Ce n’est donc que du côté des budgets marketing faramineux des majors hollywoodiennes ou des chaînes de télévision payantes que des expériences d’ARG de l’envergure de Why So Serious peuvent trouver des financements, ainsi qu’une logique économique. Pourtant, sur le plan ontologique, conceptuel et scénaristique, la différence entre ces deux catégories d’ARG est de taille. Car dans les productions où la visée principale n’est pas de promouvoir la consommation de la série, mais de raconter une histoire en combinant des dispositifs fictionnels multiples, le jeu en réalité alternée se trouve raccordé à l’univers diégétique de la fiction sérielle télévisée d’entrée, dès la phase de conception et d’écriture scénaristique.

L’ARG relié à la fiction sérielle télévisée, un sous-genre à part et à part entière ?

14 Quelles seraient alors les spécificités de l’ARG corrélé à la série télévisée dans une visée éminemment ludique et narrative ? Sur quels mécanismes de mise en forme de l’univers fictionnel et des aspects spatio-temporels s’appuierait-il ?

15 C’est à la fois du côté de la conception du jeu et du scénario audiovisuel que les différences entre cette catégorie de fictions transmédia et celle de l’ARG promotionnel s’avèrent les plus profondes. Si, dans les deux cas, le jeu en réalité alternée se réfère et renvoie constamment à l’univers de la série, ses décors, intrigues et personnages, l’ARG publicitaire n’est pas (censé être) synchrone à la diffusion des épisodes, ni en mesure d’impacter l’histoire en participant à l’évolution des arches narratives1. Son but étant de créer le « buzz » autour de l’événement (lancement ou reprise de la diffusion), il se déroule d’ordinaire avant le début de la nouvelle série ou de l’énième saison d’une série à succès. Il n’est donc pas conçu pour interagir « en temps réel » avec les événements et les personnages qui se produisent dans la série lors de sa diffusion à la télévision. Aussi, alors que l’un est commandité par un client (chaîne de télévision) à une agence de communication, l’autre est co-produit par la chaîne, voire produit en interne. 16 Dans le cas où la conception de l’ARG est confiée par la chaîne à des sous-traitants externes, les responsables de la production télévisée veillent à ce que la cohérence de l’univers diégétique et autres contraintes du scénario audiovisuel sériel soient respectées. L’expérience fictionnelle et ludique transmédia qui en résulte est ainsi plus axée sur les interactions scénaristiques non seulement avec l’univers de la série, mais aussi avec certaines des intrigues développées dans les différents épisodes de la saison. En témoigne l’exemple suédois de La Vérité sur Marika (2007), l’une des premières expériences réalisées en Europe (et à notre sens la plus réussie, sur le plan esthétique et scénaristique) d’ARG relié à une série télévisée. Produite par SVT, une chaîne du service

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public suédois, en collaboration avec Company P, un studio de développement de jeux de rôle Grandeur Nature, elle raconte l’histoire de la disparition d’une jeune femme survenue la nuit de ses noces. Par le biais d’un blog (fictionnel) et d’un (faux) débat télévisé, la quête qui s’ensuit dépasse le cadre fictionnel de la série télévisée pour engager le téléspectateur dans un jeu en réalité alternée haletant, se déroulant sur Internet aussi bien que dans l’espace public urbain. 17 Côté français, cinq ans après La Vérité sur Marika, c’est également une chaîne du service public – France 3 – qui décide de mettre en place un dispositif de jeu en réalité alternée à partir de sa série quotidienne la plus suivie : Plus belle la Vie sous surveillance (2012). Quelques mois auparavant, une première expérience d’ARG relié à une série télévisée a été mise en place, lors de la diffusion sur Canal + de la saison 2 de Braquo2. Co-réalisé par Lexis Numérique et l’agence Capa, l'ARG Mission Braquo (2011) se déroule à partir du final « ouvert » de la première saison. Eddy Caplan (Jean-Hugues Anglade) et son équipe ayant des gros ennuis, ils essayent d’obtenir de l’aide « de l’extérieur », en faisant appel au public/aux joueurs par le biais, entre autres, des courriels et d’appels/messages téléphoniques. Bien que (d’après les chiffres donnés par la co-production) environs 15000 téléspectateurs/joueurs aient participé à Mission Braquo, même une analyse rapide de leurs réactions et commentaires sur les forums dédiés montre que le jeu a été pour la plupart d’entre eux assez décevant du point de vue du scénario, de la jouabilité et des interactions avec la série. Canal + n’a du reste pas souhaité reconduire l’expérience pour les saisons suivantes. Scénarisation, jouabilité et interactions avec la série étant au contraire les points forts de Plus belle la vie sous surveillance, nous allons procéder, après une description la plus synthétique et complète possible, à l’analyse de cette expérience d’ARG combiné à une série télévisée.

L’expérience de Plus belle la vie sous surveillance. L’articulation entre deux mondes ?

18 En avril 2012, pendant sa huitième saison, la série quotidienne phare de France 3, Plus belle la Vie (PBVL)3, lance sa première expérience de narration transmédia centrée sut un jeu en réalité alternée. S’il ne s’agit absolument pas d’une opération promotionnelle, cet ARG n’est cependant pas dépourvu de visées « stratégiques ». Du point de vue de la chaîne, l’enjeu est double : il s’agit d’une part d’amener vers Internet les téléspectateurs peu enclins aux réseaux et d’autre part d’attirer un public plus jeune et branché vers l’écran de télévision lors du rendez-vous de 20h15. De surcroît, en raison de la diffusion des Jeux Olympiques de Londres de 2012, la question se pose d’exploiter de façon cohérente du point de vue du scénario une coupure exceptionnelle de la série quotidienne imposée par la programmation d’un événement sportif extraordinaire. Reste que la raison principale affichée par les responsables de la chaîne, sous l’impulsion du service transversal France Télévision Nouvelles Écritures, est la volonté d’expérimenter de nouveaux formats, de parvenir à dépasser le cloisonnement des industries et le choc des cultures en réunissant autour du projet à la fois les scénaristes de télévision (dont Olivier Szulzynger, le directeur de l’écriture de PBLV) et des concepteurs de jeux (Stéphane Natkin et Romain Bonnin). Au commencement on trouve le désir de raconter une histoire autrement, en mettant en place des mécanismes d’interaction ludique avec l’univers fictionnel de la série. L’ARG de PBLV se déroule ainsi sur cent épisodes pendant un peu plus de quatre mois (du 26 avril au 17

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septembre 2012) découpé en six temps narratifs qui correspondent chaque fois à une montée en intensité de l’effort de jeu demandé aux participants.

19 Le point de départ est donné de façon anodine au cours de l’épisode n° 1969 du 26 avril 2012. Il est noyé au milieu de plusieurs autres intrigues et sous-intrigues de la série- feuilleton, mais aussi parfaitement intégré à la narration : suite à des actes de délinquance mineurs et autres incivilités, le maire décide d’équiper de caméras de surveillance le quartier marseillais du Mistral, le décor principal de PBLV. Elles seront installées Place du Mistral par la police dans la foulée (ép. n° 1970). Aussitôt, la journaliste Ninon Chaumette s’insurge et annonce la création de son blog, L’œil de Ninon, pour débattre publiquement de la question. Au moment où cette scène est diffusée à l’antenne, le blog de Ninon est en ligne sur Internet. Le soir même, il enregistre 1800 connexions. Dans la nuit qui suit, leur nombre aura doublé4. 20 Quelques épisodes/semaines plus tard, certains habitants du quartier évoquent (dans la série) l’apparition d’un hacker connu sous le nom du « Vigilant ». On aurait découvert sur Internet des photos « volées » des mistraliens (ép. n° 2022). C’est l’occasion pour la journaliste de relancer le débat sur la question, en appelant directement au vote les internautes : pour ou contre les caméras de surveillance au Mistral ? Environ deux cents commentaires sont postés en réponse, la grande majorité des votants se déclarant défavorables. Pour attirer l’attention des « amis du Mistral », l’inconnu a posté le lien vers les photos en commentaires sur le blog de Ninon. La personne derrière ce pseudonyme semble donc être parvenue à accéder à la régie des caméras de surveillance et à pirater les images stockées, ce qui lui permet de dévoiler (sur Internet) des morceaux de vie confidentiels, souvent compromettants et toujours inédits, concernant les habitants du quartier (tels qu’on les voit dans la série). Intriguée par ces photos, Ninon tente de mobiliser les habitants du quartier (ép. n° 2024), sans succès. La journaliste se rend alors au commissariat, car elle a découvert un détail frappant concernant les photos : elles sont toutes prises en plongée, elles proviennent donc des caméras de vidéo surveillance. Les policiers s’engagent à enquêter et obtiennent la preuve qu’elles viennent bien des caméras installées sur la place. On soupçonne alors Jean-François le policier (l’un des personnages phares de la série), défenseur acharné de l’usage des caméras. 21 Mais il apparaît bientôt que le système a été piraté, l’auteur ayant réussi à percer le pare-feu pour faire du « filoutage » (phishing)5. C’est le tour de Guy Lemarchand (le geek de la série), d’être soupçonné, d’autant qu’il milite ouvertement contre la vidéosurveillance. Guy est emmené au poste, puis relâché. Cependant, en commentaire à l’un de ses billets, le Vigilant explique en langage codé comment accéder directement aux caméras, via une interface web, le 27 juillet à partir de 22h30. Si l'auteur de ces fuites n'a pas encore été démasqué, Ninon est sur sa trace, et invite la communauté à l'aider via Les Amis du Mistral, le groupe Facebook qu'elle a créé pour suivre ces histoires de vidéosurveillance. C’est alors qu’apparaissent plusieurs vidéos embarrassantes issues des caméras de surveillance, dont celle où Mirta, la « bigotte » de la série, après une conversation agitée avec le père Mathieu, lui fait un bras d’honneur (ép. n° 2035). Les habitants du Mistral (au même titre que les téléspectateurs) découvrent cette vidéo volée juste avant que PBLV ne s’arrête pour deux semaines à l’occasion des JO de Londres. Pendant cette coupure, des vidéos encore plus curieuses sont diffusées sur Internet. Lorsque soudain, le 1er août, le Vigilant en personne (déguisé en poussin géant) fait irruption sur France 3 pendant la diffusion des JO. Les mots « Le Vigilant

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veille sur vous » s’affichent à l’écran sur fond noir, avant que le Vigilant n’apparaisse en clamant : « La nuit la Place du Mistral est le lieu de toutes les perversions ». S’en suit un extrait de quelques secondes de vidéosurveillance où l’on aperçoit un homme et une femme, costumés comme pour un bal masqué, danser la valse. Cela se termine par un fondu au noir, avec les mots : « A suivre … ». Ces « piratages » de France 3 se produisent à d’autres reprises tout au long de la semaine, jusqu’à ce que le 8 août, en interrompant la météo, le Vigilant, toujours dans son accoutrement aviaire, lance depuis l’écran de télévision : « Et si le 21e siècle était le temps des grandes catastrophes dont le Mistral ne se relèvera pas ? ». S’en suit une courte vidéo où l’on voit les habitants sur la place du Mistral déambuler avec des masques sur la bouche. Ces vidéos (quatre au total) ont d’abord été diffusées chacune deux ou trois fois sur France 3, puis (re)visionnées sur Internet plus de 40000 fois. Ensuite, le 20 août, alors que la diffusion quotidienne de PBLV a repris depuis une semaine et que le Vigilant n’a plus donné de nouvelles, ce dernier publie la vidéo qui fait tout basculer, celle où le brigadier Jean-François, ivre mort sur la place du Mistral, pleure désespérément sur la photo de son ex-femme. 22 C’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Ninon demande à la communauté, via son blog, de procéder à une « attaque collective » destinée à faire sauter le système de caméras de surveillance. L’appel de Ninon est entendu par la communauté, près de 10000 connexions sont enregistrées, des véritables hackers venant se mêler à l’opération. Le lendemain de l’appel, les caméras sont ôtées. Ninon et les autres veulent maintenant connaître l’identité du Vigilant. Ils disposent d’une semaine pour le découvrir. Le niveau de difficulté atteint ici son paroxysme, les 17000 joueurs sont censés en effet s’entraider pour retrouver des QR codes assez complexes. C’est ainsi qu’ils parviendront à l’épilogue (ép. 2061). Comme Ninon le soupçonne sur la fin, derrière le Vigilant se cache Amélie, la copine de Guy, qui voulait par ce moyen parvenir à faire abolir ce système de surveillance, tout en attirant l’attention de son copain, plus enclin à passer du temps derrière ses ordinateurs qu’auprès elle.

Fiction sérielle, jeu traditionnel et jeu numérique : le plaisir des télescopages

23 Dès son lancement, Plus belle la vie sous surveillance s’efforce de mettre en place le cadre pragmatique propre de la feintise ludique partagée spécifique à l’ARG, centré, on l’a vu, sur la dissimulation même de ce cadre tant par les organisateurs que par les participants.

24 Ainsi aucune communication promotionnelle de la part de la chaîne publique ou des concepteurs n’accompagne le lancement du jeu. Par ailleurs, les scénaristes de l’ARG ont veillé à ancrer dès le départ l’univers fictionnel dans la réalité (de la même façon que cela se passe dans la série télévisée quotidienne). L’histoire développée par le jeu est ainsi basée sur les caméras de vidéosurveillance installées par la police sur la place du Mistral. Au même moment, relayée à maintes reprises par les médias d’information, la question de la « lutte contre l’insécurité » à Marseille est au centre du débat politique et sociétal, des caméras de surveillance ayant été installées « pour de vrai » dans certains quartiers au nord et au sud de la ville. Quelques temps après avoir « planté le décor », un premier point d’entrée est donné au joueur potentiel. Il s’agit d’une étape cruciale, la transposition de l’expérience dans l’espace-monde réel tout en dissimulant la dimension ludique constitue un défi de taille pour tout designer, sur le plan éthique

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aussi bien que scénaristique. Il s’agit de construire une relation authentique avec des publics et des médias hétérogènes tout en veillant à ne pas « vendre la mèche ». Le blog de Ninon représente en effet le point d’entrée (Rabbit’s Hole, l’espace métaléptique où l’univers de la fiction transgresse les limites du média télévisuel pour s’installer dans le monde réel – l’espace d’Internet. Du point de vue narratologique, il s’agit d’une double figure relevant à la fois d’une métalepse du personnage (Ninon Chaumette incarnée par la comédienne Aurélie Vaneck) qui désormais « vit », est présente dans l’espace public du réseau, et de la métonymie (le blog pour désigner Ninon). Sur le plan scénaristique, c’est l’une des techniques de « design ambigu » (« ambiguous design », Phillips, 2012, p. 91) propre aux ARG. Extension de l’univers fictionnel télévisé, le site à statut ambigu (fictionnel et réel à la fois) est conçu pour lui permettre d’accéder, de façon plus ou moins délibérée, à une fiction ludique émanant de la fiction sérielle. En se connectant à L’œil de Ninon, le téléspectateur bascule d’une représentation fictionnelle à l’autre, du cadre pragmatique de la réception télévisée à celui d’un jeu dont il ignore peut-être encore l’existence. En changeant de statut, le spectateur/participant consent non seulement à suspendre son incrédulité, mais il agit – interprète, au sens de « performe » – son adhésion à la variabilité du statut même de la fiction – tantôt audiovisuelle, tantôt ludique, mais toujours considérée « comme » réelle. De sorte que, en interagissant avec la journaliste (fictive) via le blog, le joueur d’une part plonge dans un univers ludique grandeur nature sans jouer un rôle. Ce qui porte à croire que le Rabbit Hole fonctionne en tant que « vecteur d’immersion » (Schaeffer, 1999, p. 244) dans l’univers fictionnel représenté. D’autre part, par cette interaction (partagée avec des milliers d’autres personnes), il produit l’effet de fictionnaliser la réalité de sa propre vie, tout en attribuant une fonction réelle au personnage de Ninon (ce qui paraît moins de l’ordre de l’immersion du joueur que du « débordement » de la fiction). Cette « adhésion performée » (performing belief), comme McGonigal l’appelle, constitue la propriété principale de ce phénomène ludique singulier (McGonigal, 2003, p. 3). Elle fait aussi partie des éléments qu’il partage avec les jeux traditionnels, la compétence mimétique du « faire-comme-si », comme Schaeffer le rappelle, coïncide avec celle des comportements ludiques (Schaeffer, 1999, p. 34). 25 Mais si cela s’applique à toute forme ludique, l’ARG, à la différence du jeu numérique, partage avec certains jeux traditionnels une caractéristique d’ordre « aspectuel » : le niveau de la représentation fictionnelle demeure symbolique, il ne possède pas un « rendu » audiovisuel comme le jeu vidéo ou la fiction télévisée. La complexité de ses mécanismes vient du reste de cette transparence apparente. Le brouillage des limites entre réalité et représentation fictionnelle intrinsèque à l’ARG n’est pas donné à voir ou à entendre (ou alors de façon extrêmement fragmentaire), il est à interpréter (comme une partition). Ce mot nous paraît d’autant plus adéquat qu’il permet de rappeler que le passage entre univers fictionnel et monde réel est assuré selon des critères toujours déterminés par le destinataire/interprète (Esquenazi, 2009). Ce dernier est mis au défi de découvrir des éléments fictionnels non marqués, puis d’étendre son adhésion à cette réalité fictionnalisée (Kocher, Denward & Waern, 2009) sur plusieurs semaines, voire mois. 26 Alors que, malgré toutes les références au réel, la fiction télévisée Plus belle la vie demeure marquée comme telle, la réalité fictionnalisée instaurée par L’œil de Ninon fait semblant d’être vraie, mais elle est tout aussi fabriquée que la fiction tout court. En outre, le passage du média télévisuel au réseau numérique ne fait pas automatiquement de cette proposition ludique un jeu numérique. Le réseau Internet représente ici

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l’espace public partagé par les téléspectateurs/participants, en même temps que le moyen de communication le plus efficace entre différents « acteurs » au statut plus ou moins fictionnel. C’est par les réseaux que les règles des interactions ludiques sont transmises, en même temps qu’y est défini le cadre spatio-temporel de l’expérience. De manière symétrique, s’inscrivant dans la période de diffusion des Jeux Olympiques, les irruptions du Vigilant dans l’écran de télévision visent à produire un effet de réalité, en faisant « comme si » le personnage du Vigilant était un véritable hacker. Le design ambigu de l’ARG implique par sa nature même toutes sorte d’amalgames et d’allers- retours, voire de télescopages entre les différents régimes fictionnels et communicationnels. Par ailleurs, comme Martin l’a remarqué à propos de The Beast, le « motif du hacker », autre grand classique de l’ARG, « invite [non seulement] le joueur à chercher un sous-texte », mais constitue l’un des moyens choisis par l’ARG (par les concepteurs) pour poser la question du code (Martin, 2008, p. 54), et a fortiori des formes de manipulation/dévoilement éventuelles que permet la maîtrise des outils de programmation. 27 Déclenchée par le blog de Ninon, la dimension communautaire – autre caractéristique de l’ARG – se construit de manière progressive grâce aux articulations scénaristiques entre jeu et série, au dosage des informations et des ressources mises à disposition sur Internet (photos, vidéos, etc.), ainsi qu’à la gestion du temps de latence entre les événements inhérents aux deux univers. Ainsi, au cours des premières semaines, la question des caméras de surveillance prend toute son ampleur au fur et à mesure que l’on découvre les agissements du Vigilant. Pendant ce temps, la journaliste a pu « tester » l’accueil de son blog en lançant le débat, puis un sondage sur la question. C’est du reste sur ce même site que le Vigilant dépose les premiers indices. Et ainsi de suite, à un rythme de croisière jusqu’à ce que les événements se précipitent. Lorsque Ninon lance l’appel à une « attaque informatique collective » (attaque DDoS) pour en finir avec les caméras de vidéo de surveillance Place du Mistral, on entrevoit le potentiel de l’ARG à faire émerger les conditions d’une action collective et sociale (social agency) qui s’apparente à la fois à des usages militants d’Internet et des réseaux et à des pratiques de jeu numérique collaboratives. 28 Parce qu’elle exige une synchronisation de l’action de chaque participant à une heure/ date précise, cette étape de l’attaque collective est aussi un exemple emblématique de la gestion du temps réel et plus généralement du cadre temporel de cette fiction ludique. L’ARG est ainsi censé se dérouler en temps réel, dans ce qui peut seulement se jouer une seule fois (comme dans la vie réelle), à travers des formes de synchronisation entre le temps du monde fictionnel et celui du monde ordinaire. McGonigal explique ce point à travers l’exemple de A.I. : The Beast engage également la sensation de « temps réel » des joueurs pour s’assurer que le jeu fictionnel se déplie en parfaite synchronisation avec le quotidien du joueur. Les intrigues internes au jeu correspondent précisément au passage du temps dans la vie des joueurs. Les Puppet Masters6 ont utilisé une variété d’indices temporels, incluant l’entête des fax et emails des personnages du jeu et les dates des articles postés sur les sites du jeu, pour indiquer que minuit dans le monde réel correspond bien à minuit dans le monde du jeu […]. Cette synchronisation temporelle, autre innovation des ARG, assure que les expériences à l’intérieur du cadre du jeu suivent le même flux que la vie réelle (McGonigal, 2006, p. 297). 29 La question du cadre temporel/de la temporalité des médias impliqués – télévision et Internet – demeure la plus problématique au niveau de l’écriture scénaristique de l’ARG. Il s’agit de synchroniser à la fois en amont le temps de l’écriture des épisodes de

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la série, puis celui du tournage avec en aval les temps de la post-production, de la scénarisation du jeu avec la mise en ligne progressive des différents éléments dévoilés ou à découvrir, et celui de la diffusion des épisodes du pays d’où est originaire la fiction avec les autres qui les reçoivent en principe en décalé (c’est le cas pour PBLV dont les épisodes sont diffusés en Belgique avec une semaine d’avance). Comme le souligne Stéphane Natkin, l’un des game designers de Plus belle la vie sous surveillance, la mise en place de l’expérience ludique exige des réglages extrêmement précis au niveau du timing entre ce qui est mis à disposition du public en ligne et ce qui est donné à voir et à entendre à la télévision. La notion de temps réel est donc l’un des éléments qui rapprochent le plus l’ARG du cadre temporel du jeu traditionnel. Les concepteurs en témoignent, il est plus proche à cet égard d’une production théâtrale ou d’un jeu de rôle Grandeur Nature que du jeu numérique, certaines actions engagées par les joueurs sont spontanées et demandent des ajustements immédiats (Kim et alii, 2009). L’ARG partage cette malléabilité des situations ludiques et leur caractère souvent improvisé et collectif avec le jeu de rôle, autre « mode particulier de l’engagement dans la fiction » (Caïra, 2007, p.10). Les deux typologies de phénomène ludique représentent une construction fictionnelle collective et négociée en temps réel au cours de laquelle les joueurs sont appelés à mobiliser des compétences assez complexes. En outre, dans les deux cas, le rôle de la communauté (des joueurs aussi bien que des « marionnettistes ») nous paraît tout aussi crucial et incontournable.

30 À la différence d’un jeu numérique, voire d’un jeu de rôle en ligne massivement multi- joueur (ou MMORPG, de l’anglais Massively Multiplayer Online Role Playing Game), ARG et jeux de rôle vivent en temps réel grâce à la communauté de joueurs, et cessent d’exister dès lors qu’elle arrête d’agir. Un trait qui, nous semble-t-il, rapproche les ARG non seulement des jeux de rôle, mais aussi des dynamiques propres à d’autres jeux non médiatisés tel le jeu de piste ou la chasse au trésor. Si l’ARG s’apparente à ces jeux au niveau du jeu de premier degré, ses quêtes se déroulent en grande partie sur Internet, réseau dont l’ARG est tributaire aussi en termes de représentation, car son aspectualité – sa matière – est une représentation du réseau sur le réseau. Il s'agit en d’autres termes d’un jeu à la fois sur et via le réseau, non seulement joué par le biais d’Internet, mais surtout joué en adoptant Internet comme matière sur laquelle intervenir en même temps que moyen pour communiquer. C’est du reste précisément sur cet usage d’Internet comme contenu et média que s’appuie la dimension méta-ludique, le périmètre interne et l’extérieur du jeu se trouvant à coïncider dans l’espace/cadre d’Internet en raison de la posture TINAG. 31 Le fait que l’ordinateur (Internet) soit mobilisé, mais de façon non exclusive, le rapprocherait du reste aux jeux assistés par ordinateur, un type particulier de jeux dont le concept a été avancé par Bergström et Björk où l’ordinateur est censé supporter – et non dicter – la jouabilité ou gameplay (Bergström & Björk, 2013). Un rapprochement qui apparaît d’autant plus logique lorsque l’on sait que Björk est l’un des pionniers des jeux pervasifs. Du reste, Pirates !, le projet multi-joueur qu’il a développé en 2001 pour Nokia, fait partie des jeux analysés à l’époque par McGonigal dans le but de démontrer à quel point ce game design expérimental parvient à hybrider jeu traditionnel et jeu numérique, particulièrement dans son rapport à l’espace, à la fois physique et virtuel (McGonigal, 2006, 105). Björk y explore en effet la façon dont un jeu numérique peut être conçu en veillant à préserver certains aspects de la dimension sociale propre au jeu traditionnel, et ce en déplaçant les éléments computationnels du jeu dans le monde

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physique. (Björk et alii, 2001). Un déplacement que le jeu en réalité alternée n’a cesse d’opérer, tout en reniant sa nature même de jeu. 32 Phénomène ludique hybride, l’ARG est à la fois traditionnel et numérique, ou, plutôt « réseautique » et « méta-réseautique ». C’est du reste ce qui séduit le joueur qui peut ainsi satisfaire le désir de brouiller les frontières pour entremêler espace d’Internet et monde physique dans une seule et même expérience de jeu. N’incarnant d’autres personnages qu’eux-mêmes, les joueurs de The Beast ou Plus Belle La Vie seraient donc des méta-rôlistes, uniquement au niveau du méta-jeu qui consiste, par-delà le jeu, à le dissimuler. McGonigal le rappelle, l'expérience immersive de l’ARG est conçue pour être consciente et réflexive, appréciée sur ce méta niveau (McGonigal, 2003, p. 10). L’exercice délicat qui consiste à maintenir l’équilibre et la synchronisme entre jeu et méta jeu dépend certes des compétences et de la réactivité des concepteurs (la chronologie du déploiement de contenus et médias), mais repose en grande partie sur la solidarité entre membres de la communauté vis-à-vis de l’effort de dissimulation propre au cadre pragmatique de la posture ludique TINAG. Mais l’effort que les joueurs de l’ARG déploient pour maintenir l’illusion de TINAG les distingue nettement des rôlistes. 33 Jouer la réalité via les réseaux, de façon collaborative qui plus est c’est explorer d’autres possibles à la fois du côté d’Internet et de la fiction ludique partagée. Comme Dena l’a souligné, alors que dans la plupart des jeux numériques le pouvoir d’attraction de l’univers fictionnel est lié à leur potentiel immersif, à la capacité à englober le joueur dans l’univers ludique en le ravissant au monde extérieur, l’ARG fonctionne sur le principe opposé (Dena, 2013, p.3). Son but est d’attirer l’univers fictionnel même, une fois débarrassé en quelque sorte du carcan de la représentation audiovisuelle, à l’extérieur du monde diégétique (story world), pour l’intégrer dans la vie ordinaire.

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NOTES

1. En langage scénaristique technique, l’arche narrative présente de façon succincte, le parcours des personnages récurrents d'une série et l'évolution de leurs relations sur tout ou partie d'une saison.

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2. Créée par Olivier Marchal, diffusée depuis 2009 sur Canal +, la série Braquo est produite par Capa Drama avec la participation de Canal +. 3. Production : Telfrance Série (d’après une idée originale de Hubert Besson), Rendez-vous production, Mima production. Diffusion : France 3, depuis août 2004 (11 saisons et 2695 épisodes de 24 minutes à l’heure de l’écriture de cet article, la série étant toujours en cours de production). 4. Chiffres relayés par la production dans différents médias. Source : France TV http://plateautele.francetv.fr/2012/09/11/succes-du-premier-arg-pour-belle-la-vie/ (lien consulté le 3_10_2014). 5. Le phishing ou « filoutage » (d’après la traduction choisie en France en 2006 par la Commission générale de terminologie et de néologie) est une forme d’attaque informatique pratiquée par des fraudeurs visant l’appropriation de renseignements personnels (identifiants de connexion et mots de passe, date de naissance, numéros de cartes bancaires…) d’une personne ou d’une organisation. 6. De l’anglais qui signifie en français « marionnettiste ». L’expression désigne le groupe agissant habituellement dans l’ombre et qui contrôle l’ARG. Parfois aussi appelé GM pour Game Master. Le Puppet Master est donc comparable au Maître du Jeu des Jeux de Rôle, à la différence importante qu’il ne se dévoile pas, il agit à couvert.

RÉSUMÉS

La combinaison, dans le cadre des productions transmédia, entre fiction audiovisuelle et différentes formes de jeux produit des interactions particulières entre univers narratifs fictionnels et mécanismes ludiques, de sorte que jeux numériques et jeux hors-médias trouvent parfois à se côtoyer. Le jeu en réalité alternée y occupe une place privilégiée. Phénomène ludique hybride et singulier, l’ARG interroge les relations entre jeux traditionnels et jeux numériques. Conçu en association avec une série télévisée, il génère des effets de brouillage entre représentations fictionnelles et vie ordinaire, cadre pragmatique du jeu et conditions de réception télévisuelle. Cet article essaie de rendre compte des implications de ces hybridations au niveau de l’écriture scénaristique en mobilisant plusieurs approches : analyse de contenu, études de jeux, théories de la fiction et des médias.

Transmedia productions combine audiovisual fictions with different forms of games, leading to specific interplays between fictional narrative universes and game mechanisms in a way that digital games and off-media games often merge. Alternate reality games (ARG) occupy a privileged place in this context. As an hybrid game phenomenom, the ARG questions the relations between ‘traditional’ games and digital games. When designed in association with a TV series, it ends up blurring the lines between fictional representation and ordinary life, pragmatic game structure and television reception conditions. The paper tries to account for implications of these multiple hybrid structures on the screenwriting process through several approaches: content analysis, Game Studies, fiction and media theories.

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INDEX

Mots-clés : jeux en réalité alternée, fiction sérielle, scénarisation transmédia, adhésion « performée », point d’entrée Keywords : alternate reality games, serial fiction, transmedia storytelling, performing belief, rabbit hole

AUTEURS

MARIDA DI CROSTA

Université Jean Moulin, Lyon 3

ANA CHANTÔME

Université Jean Moulin, Lyon 3

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Un ordinateur champion du monde d’Échecs : histoire d’un affrontement homme-machine

Lisa Rougetet

1 L’objectif de cet article est de retracer l’histoire de la programmation du jeu d’Échecs, en la rattachant à ce que Philippe Breton (1995) appelle « le mythe de la créature artificielle » : capturer l’homme en l’imitant (Breton, 1995, p. 7) grâce à des machines automatiques destinées à reproduire des mouvements ou des raisonnements humains. L’originalité de cette histoire réside dans les espérances / illusions que l’homme a eues – autant les scientifiques que le grand public – de pouvoir créer de l’intelligence en programmant un ordinateur capable de jouer aux Échecs et de battre le champion du monde humain en titre. Nous verrons ainsi comment, entre 1950 et 1997, les diverses avancées algorithmiques et technologiques ont alimenté cette illusion et comment ce dernier espoir d’y arriver s’est paradoxalement évanoui au lendemain de la victoire du programme Deep Blue sur le champion du monde russe Garry Kasparov. La question qui se pose alors est : pourquoi a-t-il fallu tant de temps – près de cinquante ans – pour se rendre compte que les meilleurs programmes d’Échecs sur ordinateur ne reproduisent pas un raisonnement qualifié d’intelligent, au sens où leur fonctionnement interne ne ressemble pas à celui d’un être humain ? Évidemment – et c’est bien là où réside le cœur du problème – tout dépend de la façon dont est définie « l’intelligence ». En 1995, selon Jacques Pitrat, chercheur en intelligence artificielle depuis 1960, personne n’avait encore réussi à définir l’intelligence de façon satisfaisante. Cependant, si nous ne savons pas définir l’intelligence, nous arrivons pourtant en général à nous mettre d’accord pour décider si un comportement est ou non intelligent. C’est pourquoi il est préférable d’évaluer aussi bien les hommes que les systèmes d’Intelligence Artificielle en se basant sur leurs performances (Pitrat, 1995, p. 9). 2 Ce fut le cas pour les programmes d’Échecs : rapidement leurs niveaux de jeu furent comparés sur une même échelle à ceux des meilleurs joueurs humains. Mais, dès lors qu’ils ont commencé à les concurrencer, ils ont été assimilés à des systèmes autonomes intelligents. Comment cela s’est-il produit ? Comment le passage au numérique d’un

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des jeux traditionnels les plus ancrés dans nos cultures a-t-il alimenté le mythe de la créature artificielle ? Comment l’évolution de la technologie, combinée à des idées mathématiques et algorithmiques, a-t-elle permis la création de machines capables de défier l’« intelligence humaine » ?

Méthodologie

3 Pour répondre à ces questions, nous avons employé une méthodologie basée sur une étude bibliographique d’un corpus de sources primaires et secondaires qui relatent l’évolution de la programmation du jeu d’Échecs. Il a tout d’abord fallu collecter un ensemble de documents et d’articles de presse de l’époque, issus de revues spécialisées en informatique et sur le jeu d’Échecs. Cette étape ne fut pas aisée, dans la mesure où peu d’articles sont aujourd’hui numérisés. Notre travail s’appuie sur un héritage de coupures de journaux fournis par une personne s’étant fortement intéressée à l’évolution des programmes d’Échecs entre 1985 et 1997. Le corpus de revues de presse se compose notamment d’articles de journaux quotidiens français tels que Le Monde (4 documents), Libération (5), Le Figaro (1), anglais avec The Herald Tribune (1), de magazines hebdomadaires français et anglais tels que Courrier international (3) et The New Scientist (1) et de magazines mensuels français tels que Science & Vie Micro (4), Europe Échecs (7), Science et Vie (2), Pour la Science (2), Sciences et Avenir (1) et anglais avec Science (1). À ces divers articles vient s’ajouter un corpus d’ouvrages écrits par des personnages qui ont joué un rôle actif dans l’histoire de la programmation du jeu d’Échecs. Enfin, nous avons utilisé des ouvrages d’auteurs qui ont commenté (souvent après 1997) l’évolution dans la programmation du jeu d’Échecs ou qui ont nourri des réflexions sur l’intelligence artificielle au cours de la période 1950-1997. Notons la difficulté que peut présenter l’analyse de ces diverses sources, notamment leur fiabilité quand elles ne sont pas de nature scientifique ou quand elles ont été rédigées par des chercheurs au cœur de l’histoire.

4 Après une lecture attentive de ces données, nous avons procédé à une mise en confrontation des commentaires de l’époque entre le côté journalistique (presse grand public et presse spécialisée dans le jeu d’Échecs) et le côté scientifique. Le travail présenté dans cet article relève de l’analyse générale et de l’examen critique de cette masse bibliographique. Nous avons volontairement stoppé l’étude de notre corpus d’articles à l’année 1997, même si évidemment l’histoire ne s’arrête pas là. En effet, la première victoire d’un ordinateur face au champion de monde dans les conditions d’un championnat mondial d’Échecs n’a pas mis fin à la recherche en programmation des jeux, bien au contraire. Elle a été une véritable motivation pour essayer de concevoir un jeu difficilement maitrisable par un ordinateur. C’est le cas, par exemple, du jeu Arimaa – variante des Échecs dont le déplacement des pièces est moins complexe et dont le but est d’amener un pion de sa couleur de l’autre côté de l’échiquier – mais aussi d’autres jeux de plateau plus traditionnels comme les Dames (Checkers en Anglais, qui a été résolu en 2007) ou le Go, pour lequel le meilleur des programmes commence seulement à rivaliser avec des professionnels, avec handicap.

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Les Échecs, la drosophile de l’intelligence artificielle

5 Le terme « intelligence artificielle » et sa fondation en tant que discipline scientifique datent de 1956, lors d’un atelier d’été organisé sur le campus de Dartmouth College, New Hampshire, réunissant une dizaine de participants aujourd’hui considérés comme les pionniers dans le domaine de l’intelligence artificielle (Russell & Norvig, 2010, p. 17). Parmi eux, on trouve Marvin Minsky (né en 1927), Claude Shannon (1916 – 2001), Arthur Samuel (1901- 1990), Allen Newell (1927-1992) ou encore Herbert Simon (1916-2001). Au cours d’une conférence, John McCarthy (1927-2011) officialise l’usage du terme et propose un programme de travail et de réflexion autour de la question soulevée par Alan Turing (1912-1954) en 1947 et reprise dans son article de 1950 : les machines peuvent-elles penser ? (Turing, 1950). La vision adoptée par Turing dans cet article – dans lequel est décrit le célèbre « test de Turing » – sera ensuite communément adoptée par les chercheurs en intelligence artificielle. L’objectif devient alors d’essayer de concevoir des machines qui utilisent le langage, manipulent des concepts, résolvent des problèmes habituellement réservés à l’homme et apprennent par elles-mêmes, en prenant pour hypothèse initiale que tout aspect de l’apprentissage ou de l’intelligence peut, en principe, être précisément décrit à une machine pour qu’elle soit capable de le simuler (Russell & Norvig, 2010, p. 17). L’intelligence artificielle se fonde sur le principe que le processus de pensée humaine peut être mécanisé – ce qui eut pour conséquences quelques résistances à accepter l’idée que l’intelligence artificielle serait un domaine de recherche comme les autres, du fait de ses prétentions à construire une réplique de l’homme, du moins de son intelligence, à partir du seul paradigme informatique (Breton, 1995, p. 102).

6 Le jeu d’Échecs, jeu de plateau traditionnel que l’Occident considère comme le roi des jeux, comme le jeu intelligent par excellence, se pose naturellement en tant que champ de recherche idéal pour concevoir un programme capable d’accomplir une tâche jusqu’alors réservée à l’homme. Les Échecs deviennent ainsi « la drosophile de l’intelligence artificielle »1, car leur étude scientifique, qui inclut un travail technologique, constitue un préalable indispensable à la résolution de problèmes encore plus complexes (démonstration de théorèmes mathématiques, traduction d’une langue à une autre, reconnaissance de motifs, etc.). Chez Turing (1953), la programmation d’un ordinateur capable de jouer raisonnablement bien une partie d’Échecs s’inscrit dans un objectif plus général, celui de comprendre et de reproduire des particularités typiquement humaines grâce à des machines capables d’échapper à leur propre programmation, prouvant ainsi qu’elles pensent comme l’homme (Breton, 1995, p. 65). Cet objectif consiste à répliquer la structure logique de l’humain dans un autre milieu (Breton, 1995, p. 139). Cette volonté de recréer un cerveau humain pour mieux en saisir le fonctionnement se retrouve à la même époque chez le mathématicien et pionnier en informatique John von Neumann (1903-1957) qui voit l’ordinateur comme la conception d’un cerveau artificiel ou encore chez Norbert Wiener (1894-1964) quand il développe la cybernétique et cherche un « déplacement de l’humanité dans un autre support » (Breton, 1995, p. 139). Les trois hommes soutiennent que « le projet de construire un cerveau artificiel dont les performances cognitives seraient équivalentes ou supérieures à celles du cerveau humain est un projet réalisable » (Breton, 1995, p. 103). Ils inaugurent ainsi, chacun à leur manière, « une vision de l’humain en tant

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qu’être informationnel, dont les qualités essentielles sont désormais transférables à la machine » (Breton, 1995, p. 106). 7 L’intelligence artificielle – avant que sa dénomination ne soit proposée en 1956 – prend ses racines à l’intérieur du monde scientifique, et plus particulièrement des mathématiques appliquées, avec pour idée sous-jacente que toute activité intelligente est modélisable et reproductible par un dispositif artificiel. À la fin des années 1940, l’invention des ordinateurs, « les premiers grands relais du cerveau humain » (Dubarle, 1948, p. 47), sera rapidement présentée au public à travers l’analogie avec le cerveau humain. On trouve par exemple dans le quotidien Le Monde en 1948 les informations suivantes : Ces machines d’un type si nouveau […] permettent de déchiffrer par analogie, probablement très en avant, les mécanismes de certains fonctionnements organiques qui se tiennent à la base de notre vie mentale. […] Ainsi la machine à calculer électronique se révèle-t-elle étonnamment apparentée au système nerveux lui-même (Dubarle, 1948, p. 48). 8 Le professeur Dominique Dubarle, philosophe français et doyen de la Faculté de philosophie de l’Institut catholique de Paris, va même jusqu’à traduire les différents organes de la machine (d’enregistrement, de transmission, de mémoire, de contrôle, etc.) en langage psycho-physiologique de sorte que « l’analogie n’est même pas seulement organique, elle est aussi fonctionnelle et quasi-mentale : […] des failles dans le programme peuvent retentir sous forme d’une véritable folie de la part de la machine […] » (Dubarle, 1948, p. 48). Cette anthropomorphisation de l’ordinateur émane donc des scientifiques et se propage chez le large public, à travers la presse généraliste, ce qui contribuera à voir les progrès en programmation du jeu d’Échecs comme des avancées spectaculaires dans la création d’une machine pensante.

L’article de Shannon, le premier programme d’Échecs.

9 En 1948, Claude Shannon, un des pères de la théorie de l’information, s’intéresse au problème de la création d’un programme qui rendrait un ordinateur capable de jouer aux Échecs. Il conçoit que la question ne soit peut-être d’aucune importance pratique, mais, s’il estime que le problème n’est pas en soi d’une grande importance pratique, il espère qu’une solution satisfaisante apportée au problème servira de base pour attaquer d’autres problèmes de nature similaire et de plus grande importance – comme l’élaboration de machines capables de traduire d’une langue à une autre, ou la prise de décisions stratégiques militaires simplifiées. C’est ce que continueront de penser Larry Atkin et Peter Frey (1978) quand ils placent la programmation de jeux complexes comme les Échecs au même niveau que la traduction (Atkin & Frey, 1978, p. 182).

10 Selon Shannon, l’avantage de commencer par le jeu d’Échecs est qu’il se présente sous la forme d’un problème défini par des opérations autorisées (les mouvements) et un but (l’échec et mat) qui requièrent généralement un raisonnement, et dont la structure discrète s’accorde bien avec la nature numérique des ordinateurs modernes (Shannon, 1950, p. 256). De manière générale, les jeux possèdent des définitions claires et ne font appel qu’à un petit nombre d’éléments de base, contrairement à la plupart des problèmes rencontrés dans la vie quotidienne. Ils sont néanmoins suffisamment complexes pour requérir des techniques de résolution qui sont loin d’être simples (Crevier, 1997, p. 257). Il est évident pour Shannon que le problème des Échecs ne

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consiste pas à concevoir une machine qui joue parfaitement (« inconcevable » selon lui) ni une machine qui exécute simplement les coups légaux (« trop trivial ») : il faut développer une technique de jeu habile, une stratégie comparable à celle d’un bon joueur humain. L’ambition n’est pas (encore !) à la création d’une machine capable de battre le champion du monde en titre, mais comme nous le verrons par la suite, l’idée ne tarde pas à se développer et deviendra un véritable leitmotiv pour les programmeurs et les informaticiens passionnés d’Échecs. 11 Dans son article, Shannon présente deux types de stratégie, qu’il nomme « stratégie de type A » et « stratégie de type B ». La stratégie de type A, dite « exhaustive », analyse toutes les variations issues d’un certain nombre de coups et définit le meilleur grâce à l’algorithme du Minimax2. Toutes les possibilités de jeu sont analysées jusqu’à une certaine profondeur et cela présente une réelle faiblesse étant donné que le programme ne pourra jamais venir à bout des quelques 10^120 configurations de jeu possibles aux Échecs ! Shannon constate qu’une machine qui travaille avec une stratégie de type A serait à la fois lente (près de seize minutes pour analyser un mouvement) et « mauvaise joueuse » (la stratégie n’analyse que trois mouvements en profondeur et calcule toutes les variations alors qu’un bon joueur humain sélectionne les variations les plus intéressantes et peut se projeter sur quinze à vingt mouvements). Shannon cherche alors à apporter des améliorations à cette stratégie, à la rendre plus flexible, de manière à ce qu’elle reflète davantage le comportement d’un joueur humain qui sélectionne les variations de jeu intéressantes et les explore en profondeur. Il tente d’adapter les techniques des Échecs traditionnels sur plateau réel à un support numérique. Pour cela, il introduit une stratégie améliorée, la stratégie de type B, dite « sélective », dont l’idée principale est de déterminer si une position vaut la peine d’être explorée ou non. Tout le problème réside dans la question suivante : comment juger de la pertinence d’un coup ? Shannon s’inspire alors des recherches menées par le psychologue néerlandais Adrian De Groot (1914-2006) sur l’analyse et la prise de décision des grands joueurs d’Échecs quant au meilleur mouvement à effectuer. La stratégie de type B se rapproche davantage des techniques de jeu employées par les grands joueurs – et donc en théorie de l’intelligence qu’ils déploient au cours de la partie (Shannon, 1950, pp. 260-267). 12 Les deux stratégies présentées par Shannon en 1950 deviendront la base des futurs programmes d’Échecs qui, jusqu’au début des années 1970, seront davantage développés à partir d’une stratégie de type B, car n’oublions pas que la motivation principale est la compréhension des mécanismes de la pensée humaine. C’est le cas, par exemple, du programme écrit par Alex Bernstein, mathématicien au département de recherche en programmation de l’entreprise IBM.

Le programme d’Alex Bernstein

13 En 1958, Alex Bernstein, Michael Roberts, Timothy Arbuckle et Martin Belsky conçoivent le premier programme capable de jouer une véritable partie d’Échecs sur un ordinateur IBM 704, en mesure d’effectuer environ 40000 instructions par seconde. Jusqu’alors le seul programme à tourner sur un ordinateur, Los Alamos Chess, ne jouait qu’une version simplifiée du jeu d’Échecs sur un échiquier. Dans le programme de Bernstein et al. (1958), seule une partie des alternatives et des prolongements légaux à partir d’une position est examinée, comme le ferait un bon joueur humain qui analyse

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intelligemment ses possibilités de jeu. De cette manière, seulement 2500 positions sont analysées (sur les 800000 initiales) et le programme propose celle qui laisse l’adversaire dans la situation la plus difficile. Cette estimation prend en moyenne huit minutes et la machine imprime le coup joué sur une feuille de papier. Confrontée à une situation d’échec et mat ou de nul, elle imprime le résultat de la partie, et gratifie son adversaire d’un : « MERCI POUR CETTE PARTIE INTÉRESSANTE » (Bernstein & Roberts, 1958, p. 100), comme si elle était réellement reconnaissante de l’expérience de jeu qu’elle venait de partager avec son adversaire. On retrouve encore cette volonté d’anthropomorphiser la machine.

14 Les progrès techniques des ordinateurs qui font tourner les programmes d’Échecs entretiennent l’analogie entre machine et cerveau humain, car les concepteurs mettent au point des représentations qui l’alimentent (machine qui annonce le coup qu’elle va jouer ou qui « s’adresse » à son adversaire). En effet, le projet de créature artificielle est profondément ancré dans l’univers matériel et le monde des techniques joue un rôle moteur dans l’innovation des réalisations : « les créatures artificielles sont toujours représentatives des techniques les plus avancées de leur temps » (Breton, 1995, p. 56). Il ne semble donc pas étonnant de voir l’électronique comme l’argile des temps modernes, pour faire de l’ordinateur moderne « une réalisation concrète qui est en même temps support d’un investissement imaginaire, celui d’une créature artificielle à l’image de l’homme » (Breton, 1995, p. 129). 15 Au cours des années 1960, d’autres programmes voient le jour, mais restent globalement d’un niveau très faible. Seul le programme de Richard Greenblatt (né en 1944) sous la direction de Marvin Minsky au MIT (Massachusetts Institute of Technology), nommé Mac Hack Six, arrive à des résultats intéressants. Il sera le premier programme à entrer en compétition officielle contre des humains, au cours du printemps 1967. Selon Newborn (1975, p. 42), son niveau de jeu – le meilleur du moment – est similaire à celui d’un « bon joueur de lycée » et supérieur à « la plupart des joueurs occasionnels ». Mac Hack Six présente une stratégie de type B, comme l’avait définie Shannon, car il limite l’étendue des fouilles nécessaires pour accéder à un bon niveau de jeu. L’emploi de méthodes heuristiques (notions de stratégie échiquéenne, informations sur la manière de générer les coups) est central dans le programme conçu par Greenblatt et s’inscrit parfaitement dans les préoccupations de la recherche en intelligence artificielle de l’époque. Ce dernier soutient que l’objectif de Mac Hack Six est de modéliser les processus de la pensée humaine. L’association entre programme performant pour jouer aux Échecs et intelligence humaine continue ainsi de s’installer progressivement dans les esprits. 16 Marsland et Schaeffer (1990, p. 4) considèrent que le programme de Richard Greenblatt a encouragé de nombreuses personnes à concevoir et à développer leur propre programme – l’arrivée ultérieure des ordinateurs personnels amplifiera ce mouvement. La tendance est plutôt tournée vers la volonté d’utiliser le savoir échiquéen et les résultats mis en évidence par des études psychologiques sur la perception qu’a le joueur au cours de la partie, en privilégiant une stratégie sélective (de type B). Pourtant, nous verrons plus tard que les programmes qui se révéleront être les meilleurs sont quasiment tous basés sur une stratégie de type A, exhaustive, ce qui montre qu’un ordinateur qui exécute des tâches intellectuelles similaires à celles dont nous sommes capables en appelle peut-être à des principes différents de ceux qui gouvernent notre cerveau (Crevier, 1997, p. 277).

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17 L’élément déclencheur du basculement vers la stratégie de type A est le premier match organisé entre deux programmes, un soviétique développé à l’ITEP de Moscou (Institute for Theoretical and Experimental Physics), présentant une stratégie de type A, contre un américain développé par Alan Kotok (1941-2006) dans le cadre de sa thèse au MIT (Massachussetts Institute of Technology), présentant une stratégie de type B. Le match se déroule en pleine guerre froide : le premier coup d’envoi est lancé le 22 novembre 1966 et la rencontre dure une année entière pendant laquelle quatre parties sont disputées, les coups étant échangés par télégraphe. L’issue de la rencontre aboutira à une victoire soviétique – en plein cœur d’un véritable combat scientifique et technologique entre les deux pays – et établira la dominance de la stratégie de type A dans la programmation du jeu d’Échecs entre 1966 et 1967 et l’issue du match – la victoire du programme soviétique – orientera la recherche vers l’exhaustivité (Brudno, 2000). 18 Le futur est donc à la force brute de calcul, pour analyser toujours plus en profondeur, et les premières compétitions d’Échecs des ordinateurs organisées à partir de 1970, ainsi que leur médiatisation, renforceront cette quête à la recherche d’une vitesse de calcul toujours plus puissante (Marsland & Schaeffer, 1990, p. 263). Grâce aux améliorations constantes des technologies, elles permettront d’alimenter la croyance que les programmes sont capables de faire preuve d’intelligence. Par ailleurs, on continue de trouver dans la littérature, écrite par des spécialistes, des considérations telles que : les machines adaptatives […] ont l’initiative des opérations qu’elles font ; en termes de psychologie humaine, elles jouissent de liberté d’action. Par exemple, la machine à jouer aux échecs du MIT […] elle apprend les suites de coups efficaces et finit par jouer comme un humain […] (Couffignal, 1968, p. 99).

De 1970 à 1990 : la phase technologique

19 À partir de 1970 débute une seconde phase, appelée technologique, marquée par l’exploitation massive de la force brute de calcul qui favorise la recherche en profondeur avec l’utilisation de l’algorithme α-β (amélioration de l’algorithme du Minimax qui permet d’épargner environ 75% du travail d’évaluation en ordonnant judicieusement l’exploration des branches de l’arbre de jeu). La découverte de l’existence d’une nette relation entre la vitesse de calcul de la machine et la performance du programme (Figure 1 ci-dessous) conduit les chercheurs à s’orienter vers des ordinateurs de plus en plus puissants pour améliorer leurs résultats. La stratégie de type A n’est plus aussi déconsidérée qu’elle ne l’était en 1950 (Atkin & Frey, 1978, p. 189). Elle est désormais possible grâce aux avancées technologiques essentiellement ciblées sur la programmation des Échecs : l’amélioration des puces pour le générateur de coups, l’augmentation de la capacité de mémoire ou la mise en place de systèmes parallèles. Les avancées dans la compréhension intrinsèque des mécanismes du jeu d’Échecs deviennent secondaires. La recherche se détourne ainsi progressivement de son objectif initial qui était de recréer de l’intelligence et les premiers superordinateurs, très puissants, sont conçus uniquement pour jouer aux Échecs et remporter les championnats. À cela viennent s’ajouter les premières compétitions d’Échecs des ordinateurs qui, par une médiatisation de plus en plus prononcée, amènent des personnes de tous horizons (informaticiens, joueurs amateurs,

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professionnels, journalistes, etc.) à s’intéresser aux performances des programmes. Le suivi des championnats devient similaire à celui des grandes compétitions sportives.

Figure 1.

Graphique représentant l’amélioration de la performance des programmes au cours du temps. Les abscisses représentent le nombre de positions évaluées à chaque coup et les ordonnées représentent le niveau de jeu du programme selon le classement défni par l’USCF (The United States Chess Federation). (Marsland & Schaeffer, 1990, p. 10)

Les premiers championnats d’Échecs des ordinateurs

20 La mise en place des premiers championnats entre programmes d’Échecs, d’abord en Amérique du Nord puis dans le monde entier, et leur médiatisation ont contribué à « dénaturer » la recherche en programmation. « Emportés par un vent de compétition, beaucoup de chercheurs se mirent à concevoir des programmes capables de gagner au jeu, mais plus du tout de penser comme des humains » (Crevier, 1997, p. 279). Une compétition de plus en plus sévère s’installe entre les spécialistes – même si l’ambiance dans les tournois reste amicale et décontractée – et empêche les chercheurs de se projeter sur le long terme.

21 L’organisation d’un rassemblement confrontant plusieurs équipes et leur programme est une idée originale d’Anthony Marsland, chercheur en informatique à l’université d’Alberta au Canada. Lors de la conférence annuelle de l’ACM (Association for Computing Machinery’s) en août 1970, il propose de confronter le programme qu’il a développé soit à un autre programme, soit à un autre adversaire humain. La proposition intéresse les organisateurs qui considèrent que le moment est venu de rassembler tous les programmes informatiques des États-Unis et de déterminer lequel est le meilleur (Newborn, 1975, p. 49). De la même manière que pour les Échecs

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traditionnels avec des joueurs humains, on décide de mettre les programmes en compétition avec les mêmes règles de tournoi. Ils parviennent à regrouper six équipes : Chess 3.0, The Daly Chess Program, J. Biit (Just Because It Is There), Coko III, Schach et The Marsland Computer Program qui s’affronteront durant trois soirs, du 31 août au 2 septembre 1970, à l’hôtel Hilton de New York. La Figure 2 représente le classement final à l’issue du championnat.

Figure 2.

Classement des six équipes à l’issue du premier championnat américain d’Échecs des ordinateurs du 31 août au 2 septembre 1970 à New York (Newborn, 1975, p. 54).

22 Chaque soir du championnat, quelques centaines de spectateurs viennent assister aux matchs. Parmi eux, des amateurs, des informaticiens et des experts en Échecs, pour la plupart sceptiques sur l’avenir des ordinateurs dans le monde des tournois (Newborn, 1975, p. 52). Malgré tout, l’atmosphère à l’hôtel Hilton est détendue et sans caractère officiel : les bons coups sont accueillis par des acclamations de l’auditoire, les mauvais sont sifflés, les programmeurs discutent des résultats qu’ils attendent de leur programme, des reporters interviewent les participants, et Hans Berliner3, auteur du programme J. Biit, « mange ses sandwiches » (Newborn, 1975, p. 52) !

23 Le bon déroulement de ce premier championnat encourage l’organisation d’un second l’année suivante à Chicago (1971), puis à Boston (1972), et d’un quatrième à Atlanta (1973). Le nombre croissant de spectateurs, de concurrents (huit équipes en 1971 et 1972, douze en 1973 sur vingt-cinq demandes), de célébrités (David Levy, maître international écossais invité à l’organisation de l’événement, ainsi que John McCarthy à partir de 1971), et l’extension de la couverture médiatique (par Samuel Reshevsky4 en 1972 par exemple) montrent que l’intérêt continue de se développer autour de la programmation du jeu d’Échecs. Il se développe tant et si bien qu’en 1974 est organisé

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le premier championnat du monde d’Échecs des ordinateurs à Stockholm, entre le 5 et le 8 août, où s’affrontent treize équipes de toutes nationalités. La Figure 3 représente le classement à l’issue de ce premier championnat du monde.

Figure 3

Classement des treize équipes à l’issue du premier championnat du monde d’Échecs des ordinateurs du 5 au 8 août 1974 à Stockholm (Newborn, 1975, p. 188).

24 Le suivi médiatique des championnats s’amplifie à mesure que les programmes augmentent leur performance et de plus en plus de personnes, professionnels comme amateurs, s’intéressent aux dernières avancées, sans pour autant vraiment comprendre comment elles ont été obtenues. John McCarthy (1989) regrette d’ailleurs que la collectivité des programmeurs d’Échecs ne soit pas motivée pour produire des articles scientifiques. Selon lui, cette collectivité se compose essentiellement de joueurs professionnels et de businessmen (qui commercialisent les programmes) et aucun d’eux n’est prêt à expliquer comment les résultats sont obtenus et comment ils pourraient servir à des améliorations futures. Ce flou autour de l’évolution des programmes renforce l’espoir de voir un programme performant comme un cerveau autonome, espoir qui va s’amplifier avec les premières confrontations entre les programmes et des joueurs humains.

L’arrivée des programmes dans les tournois entre joueurs humains

25 Entre 1960 et le début des années 1970, il est difficile d’imaginer un match entre un ordinateur et un joueur humain de niveau national ou international, encore moins un tournoi, car, nous l’avons déjà mentionné, les programmes ne dépassent pas le niveau amateur. Mais à partir de 1972, une autre forme de compétition se met en place, celle qui oppose l’ordinateur à l’homme. L’événement déclencheur est le résultat du match entre le programme soviétique Kaissa et les lecteurs du journal soviétique

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Komsomolskaia Pravda. Le 15 janvier 1972, et pendant un an, le journal publie tous les dimanches le coup joué par Kaissa et les lecteurs du journal, qui sont des milliers à participer, ont quelques jours pour envoyer leur réponse. Le score final est de 1.5 à 0.5 en faveur des lecteurs, le même que celui obtenu une année auparavant, mais contre le champion du monde soviétique Boris Spassky (né en 1937). D’une certaine manière, Kaissa est le premier programme à s’être confronté – dans des conditions de jeu similaires – au champion du monde en titre. Pourtant, à cette époque, peu de personnes prennent au sérieux l’arrivée des programmes dans les tournois. Selon Leithauser (1987, p. 42), ils sont d’abord considérés comme de « simples jouets ou curiosités », parfois même gênants pour les participants à cause du bruit des terminaux sur lesquels les coups de l’ordinateur sont relayés. Mais à la fin des années 1970, quand les programmes commencent à marquer des points face à des adversaires humains, les opinions se font plus virulentes, on commence à les redouter : le mythe de la créature artificielle, le dépassement de l’homme par la machine dans le domaine de la pensée rationnelle est réactivé. En 1983, le programme Belle est le premier à atteindre le niveau d’un maître américain avec un classement de 2200 sur le barème de la Fédération américaine, et en 1986, c’est HiTech qui atteint le niveau maître senior avec un classement de 2300. La fédération d’Échecs des États-Unis (l’USCF), responsable du classement des joueurs et de l’organisation des compétitions officielles dans le pays, se voit obligée d’établir des règles régissant la participation des ordinateurs dans les tournois humains. Selon Leithauser (1987) David Welsh, président du comité, explique que de manière générale, une fois que les joueurs se sont accommodés de la technique de jeu, ils apprécient énormément de se confronter à un ordinateur.

26 Cela n’a pas empêché de farouches oppositions, comme la création en 1983 d’un groupe appelé WOCIT (We Oppose Computers in Tournaments), dont l’objectif est de protéger le « droit de jouer contre un adversaire humain » (Leithauser, 1987, p. 42). Ainsi, aucun joueur n’est forcé de disputer une partie contre un ordinateur lors d’un tournoi organisé par l’USCF. Cette anecdote, aussi amusante soit-elle, met en avant l’appréhension qui s’installe progressivement face à l’amélioration de la machine. Pourtant, dès les années 1960, Louis Couffignal, mathématicien et cybernéticien français, questionne le dépassement de l’homme par la machine dans le domaine de la logique et considère « qu’il s’agit là d’un dépassement de même nature que le dépassement de l’homme par des machines-outils ; c’est l’homme, dans les deux cas, qui met dans la machine les règles de son fonctionnement. Il reste maître de la machine » (Couffignal, 1968, p. 102). Selon lui, l’inquiétude de voir les machines capables de construire des raisonnements que l’homme ne pourrait pas construire est pleinement justifiée, mais ne doit en aucun cas constituer un obstacle à l’édification de telles machines. Les créateurs du futur Deep Blue le confirmeront vingt ans plus tard : ils ne connaissaient pratiquement rien aux Échecs, et loin d’eux l’idée d’essayer de battre leur machine5 (Crevier, 1997, p. 278). 27 Cette appréhension ne cessera de croître – en parallèle avec l’évolution de la performance des programmes et leur intrusion dans les tournois – et en 1996, le point de vue d’un nombre croissant de joueurs est qu’il faut laisser les « tas de ferraille » en dehors de la compétition. « Pour eux, les programmes, non intelligents par essence, dénaturent le jeu et le démystifient, le réduisant à la stupide application mathématique d’un nombre limité de barèmes pré-codifiés » (Barthélémy, 1997, p. 12). La rapide progression des ordinateurs, qui sont passés du ridicule au formidable, amène à

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envisager une transformation dans le monde des Échecs traditionnels et de la compétition, transformation que tout le monde n’est pas prêt à accueillir. Mais comme le souligne justement David Levy, maître international impliqué dans la programmation : « le développement de l’automobile n’a en rien changé notre intérêt pour la course à pied, n’est-ce pas ? » (Leithauser, 1987, p. 64). Cependant, avec la programmation du jeu d’Échecs, l’enjeu est autre que celui de l’amélioration des conditions de transport de l’homme : c’est un véritable défi à son intelligence et à sa capacité de raisonner sur un jeu traditionnel qu’il pratique depuis plusieurs siècles qui se met en place, et les grands joueurs sont les premiers visés. 28 La collectivité des programmeurs d’Échecs s’est notamment concentrée sur la volonté de battre un adversaire humain en particulier : le Britannique David Levy. En 1968, ce dernier, classé 500e joueur au rang mondial, engage un total de 1250£ en pariant qu’aucun programme ne gagnerait un match contre lui dans les dix années à venir. En 1978, il remporte facilement ses matchs, sa stratégie de « ne rien faire, mais le faire bien » est difficile à gérer par les programmes qui se mettent eux-mêmes dans des situations sans stratégie particulière et ne voient pas le coup gagnant arriver (ce fut encore le cas récemment, en 2007, lors d’un blitz entre le programme Rybka et le joueur Hikaru Nakamura qui a joué sans tactique clairement définie sur plus de cent cinquante coups !6). Après avoir remporté son premier pari, Levy engage à nouveau 5000$ pour le premier programme qui pourra le battre. Il défie Cray Blitz en 1984 – le vainqueur du quatrième championnat mondial de 1983 à New York, capable d’analyser trente millions de positions en trois minutes – et remporte le match 4-0 (Marsland & Schaeffer, 1990, p. 21). C’est en décembre 1989, lors d’un match présenté comme Le Défi Ultime face à Deep Thought et son analyse de 126 millions de positions en trois minutes (remarquez la fulgurante progression dans le nombre de positions analysées) que David Levy s’incline en quatre parties, mettant fin à une compétition de plus de vingt ans (Marsland & Schaeffer, 1990, pp. 27-28). L’engouement médiatique autour de ces paris, l’importance que leur donnent les développeurs des programmes et la manière dont ils sont présentés – Le Défi Ultime est un titre qui en dit long – encouragent le grand public, non nécessairement spécialiste du jeu d’Échecs, à considérer les programmes comme des adversaires intelligents, capables d’affronter les meilleurs joueurs, voire Le meilleur.

De 1990 à la victoire de Deep Blue sur Garry Kasparov

« Le vrai drame ici, c’est que Boris est face à son destin » (Shelby Lyman, organisateur du premier match entre Deep Thought et Kasparov le 22 octobre 1989, cité dans Crevier, 1997, p. 274).

IBM s’en mêle

29 L’entreprise IBM, dont le slogan – qui semble dater de la création de la société – est « Bâtissons une planète plus intelligente », se saisit des avancées spectaculaires de la petite équipe de Deep Thought – alors qu’elle avait négligé les travaux d’Arthur Samuel (1901-1990) et son programme de Dames une quinzaine d’années auparavant. L’équipe est, composée de trois jeunes chercheurs encore étudiants à l’université de Carnegie-

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Mellon de Pittsburgh : Feng-hsiung Hsu, Murray Campbell et Thomas Anantharaman. Notons que la conception de Deep Thought n’a jamais fait partie d’un projet officiel financé, ni même soutenu par l’université – ce qui montre le côté parfois controversé de la programmation du jeu d’Échecs. Les membres du groupe étaient tous étudiants en informatique et leurs origines diverses ont permis une approche plutôt originale du projet (Marsland & Schaeffer, 1990, p. 56). En septembre 1989, Feng-hsiung Hsu et Murray Campbell intègrent IBM et se voient offrir « un soutien quasi illimité pour mettre au point un programme capable de battre Kasparov d’ici 1992 ! » (Deconchat & Rajben, 1989, p. 168). L’enjeu économique et surtout publicitaire devient de taille et il n’est plus question pour la petite équipe de Carnegie-Mellon d’améliorer les performances du programme pendant leur temps libre. Le numéro un mondial des ventes d’ordinateurs à l’époque entend bien organiser des matchs prestigieux et ne reculer devant aucun adversaire pour asseoir son prestige et sa renommée. C’est ainsi qu’a lieu le 2 février 1990 un match entre Deep Thought et Anatoly Karpov (champion du monde en titre à l’époque) dans lequel Deep Thought abandonne au 65e coup alors qu’il lui restait vingt minutes de jeu, contre seulement cinquante secondes pour Karpov. Construire une machine capable de battre un jour le champion du monde en titre devient un enjeu important pour IBM qui y voit une belle opportunité de créer un mouvement de sympathie en faveur de l’entreprise. La firme justifie son investissement par des arguments d’ordre anthropologique : « il y a de l’humanité dans nos machines. Il y a de la créativité dans nos circuits. Il y a un peu de vous en nous » (Losson, 1997, p. 2), et des effets d’annonce d’intérêt économique et intellectuel : « les retombées sont multiples pour résoudre des problèmes industriels, commerciaux et de recherche dans le monde réel » (Leglu, 1997, p. 4). Le projet Deep Blue7 est présenté par IBM comme un véritable projet d’avenir, porteur de belles avancées pour l’humanité8, et qui permettra un jour à l’ordinateur de devenir un être autonome, « susceptible de prendre des décisions, d’émettre des jugements, de disposer d’une certaine conscience […] » (Breton, 1995, p. 52).

Le duel Deep Blue vs Garry Kasparov

30 L’origine du duel qui se déroule du 5 au 11 mai 1997 à New York et qui « permet en réalité de démontrer une bonne fois pour toutes, n’en déplaise aux pousseurs de bois, que le jeu d’échecs n’a rien d’intelligent » (Barthélémy, 1997, p. 24), remonte à 1994 lors du championnat organisé par l’ACM à Cape May (New Jersey). Deep Thought II (programme antérieur à Deep Blue) y concourt, malgré le retard de fabrication de nouvelles puces (Hsu, 2002, p. 162). Feng-hsiung Hsu était d’ailleurs peu enclin à participer au championnat, ni à un quelconque autre événement, car le temps consacré aux matchs l’empêchait d’avancer sérieusement sur l’amélioration du matériel (hardware) du futur Deep Blue. Toujours est-il que c’est au cours du tournoi de 1994 qu’on lui demande si l’entreprise IBM serait intéressée pour disputer une rencontre contre Garry Kasparov lors du cinquantième anniversaire de l’ACM qui aurait lieu en 1996. Hsu répond par l’affirmative, mais pense que le match sera très coûteux, estimant la participation de Kasparov à au moins un million de dollars. Cependant, les membres de l’ACM se montrent convaincants, et Kasparov accepte de disputer un match en six parties contre Deep Blue pour un montant total des prix s’élevant à 500000$, le gagnant remportant 400000$. « Il y va de la protection de la race humaine » avait-il déjà déclaré

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en 1989, lors de sa première confrontation, victorieuse, face à Deep Thought (Crevier, 1997, p. 275).

31 Le match se déroule entre le 10 et le 17 février 1996 à Philadelphie. Pour cette occasion, l’équipe est au complet, et assistée par le grand maître américain Joel Benjamin. La machine derrière Deep Blue permettant une analyse théorique maximale de trois cents millions de coups par seconde (!), est finalisée deux semaines avant l’événement. Elle est alors considérée par l’un des concepteurs comme la machine « la plus puissante jamais construite » (Hsu, 2002, p. 167). Pourtant, l’ambiance est plutôt à l’anxiété du côté de l’équipe IBM, Deep Blue n’ayant pas eu le temps de jouer une seule partie complète avant de se confronter au champion du monde russe. À l’issue de la première partie, Kasparov abandonne face au 37e coup de Deep Blue à qui il restait près d’une heure pour jouer ses trois prochains coups, contre cinq minutes pour Kasparov. Ce fut la première victoire d’un ordinateur sur un champion du monde d’Échecs sous contrôle des temps réglementaires. « L’histoire était écrite ! » estime l’un des concepteurs (Hsu, 2002, p. 172). Le site internet d’IBM est saturé – les webmasters n’avaient prévu que quelques milliers d’internautes – et devient le site le plus populaire du moment, devant celui du Super Bowl (Hsu, 2002, p. 173) ! Cinq parties sont encore à jouer, mais tandis que l’équipe de Deep Blue célèbre la victoire autour d’un bon dîner, Kasparov, aux dires de Hsu, se serait promené dans les rues glaciales de Philadelphie en proie au doute : « et si ce truc était invincible ? » (Hsu, 2002, p. 174). L’appréhension de Kasparov – et celle de certains spectateurs – se dissipera à la fin de la deuxième partie quand Deep Blue abandonne au bout de soixante-treize échanges. Le champion russe félicite néanmoins les chercheurs d’IBM pour leur formidable réussite, et ajoutera même que dans certaines positions, Deep Blue « voit si profondément qu’il joue comme Dieu » (Hsu, 2002, p. 176). De telles considérations – relayées par tous les médias qui couvrent l’événement – alimentent évidemment les croyances autour d’une machine qui raisonne intelligemment et de façon autonome. Alors que les troisième et quatrième parties s’achèvent sur un nul, les cinquième et dernière parties sont remportées haut la main par Kasparov. « Pour un informaticien, la quête de battre le champion du monde d’Échecs avait pris la même importance que l’escalade du Mont Everest pour un alpiniste. À une légère différence près. Le champion du monde d’Échecs est un être vivant. Nous parlons ici d’un Mont Everest qui se développe » (Hsu, 2002, p. 181). 32 La revanche se déroule plus d’un an après la première rencontre, du 3 au 11 mai 1997 à New York, et est autrement médiatisée. Kasparov et Deep Blue s’affrontent dans un studio de télévision au 35e étage d’un bâtiment, tandis qu’un public composé de cinq cents spectateurs suit le match retransmis sur de grands écrans à l’étage inférieur (Newborn, 2011, p. 2). Pour l’occasion, la chaîne de télévision CNN (Cable News Network) propose des rapports toutes les demi-heures sur l’avancée du jeu, notamment au cours de la partie finale. Des millions de personnes suivront également le match à travers le site internet d’IBM. La première partie est remportée par Kasparov, déstabilisé cependant dans la deuxième partie, dans laquelle il abandonne après quarante-cinq coups (Nolot, 2012). Les trois parties suivantes s’achèvent sur un nul et amènent Kasparov à abandonner dans la sixième et dernière partie après seulement dix-neuf coups, « perdant ainsi la plus grande partie d’Échecs de l’histoire » (Newborn, 2011, p. 2). Pandolfini voit cette partie comme la plus célèbre parmi les annales d’Échecs, non seulement parce qu’elle voit le champion du monde battu par une machine, « mais aussi de par sa signification dans l’histoire de la civilisation » (Pandolfini, 1997, p. 144)

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et « pour le futur de l’humanité » (Pandolfini, 1997, p. 8). L’entreprise IBM refusera d’organiser une troisième rencontre entre Deep Blue et Kasparov en retirant le superordinateur de la compétition à la fin de l’été 1997. Cette décision fait évidemment beaucoup de bruit, créant une véritable vague de mécontentement de la part du public et de Kasparov qui se montre très mauvais perdant et remet en cause la régularité de l’affrontement : il insinue que certains coups n’auraient pas été joués par Deep Blue mais par son rival de toujours, l’ancien champion du monde Anatoly Karpov. Par cette comparaison, Kasparov lui-même assimile le jeu de Deep Blue à celui d’un joueur humain, qui plus est l’ancien champion du monde ! IBM ne voit plus d’intérêt à poursuivre le projet, et battre Kasparov une nouvelle fois ne constituerait pas une bonne publicité : l’entreprise « a évidemment préféré présenter une image de travail collaboratif aux côtés de l’espèce humaine plutôt que de l’affronter ! » (Newborn, 2011, p. 3). 33 Cependant, l’histoire de la programmation du jeu d’Échecs ne s’arrête pas là, d’autres programmes voient le jour et d’autres rencontres contre des joueurs professionnels sont organisées. Nous renvoyons par exemple à l’ouvrage de Newborn (2011) qui retrace les principaux matchs entre programmes et grands joueurs à partir de 1998 jusqu’à 2010. De nos jours, des programmes comme Rybka, Deep Fritz, Houdini, Stockfish ou Deep Junior sont plus efficaces que les programmes conçus pendant l’ère Deep Blue – et même que Deep Blue lui-même. Les meilleurs se vendent entre trente et cent euros selon le nombre de processeurs dont dispose l’ordinateur, mais certains sont disponibles sur internet et présentent déjà un très bon niveau de jeu. Ils ont l’avantage de tourner sur n’importe quel ordinateur personnel, ce qui n’entrave en rien leur performance. Par exemple, lors d’un match en novembre 2006 entre Deep Fritz et le champion du monde Vladimir Kramnik, le programme n’analyse que 8 millions de positions par seconde – ce qui ne l’empêche pas de remporter la victoire. Les algorithmes mis en œuvre ont été considérablement améliorés grâce à l’implémentation de nouvelles méthodes heuristiques toujours plus sophistiquées.

Conclusion

34 « Ainsi, environ cinquante ans après que Claude Shannon ait fait une proposition sur la façon de programmer un ordinateur pour jouer aux échecs, la quête du Saint Graal est enfin terminée » (Hsu, 2002, p. 258), l’homme est parvenu à créer un programme d’Échecs capable de battre le meilleur des joueurs humains. La victoire de Deep Blue sur Kasparov a été un événement au retentissement mondial massivement relayé : au lendemain de la victoire, l’action d’IBM frise son record historique et l’impact publicitaire est évalué à cent millions de dollars (pour cinq millions investis dans le projet). La couverture médiatique au lendemain du match est d’une ampleur sans précédent dans le domaine des Échecs : la une du journal Libération titre « L’homme est-il foutu ? ». L’intelligence serait-elle dépassée parce qu’on a réussi à construire une machine plus forte que le meilleur des joueurs humains aux Échecs ? Bien sûr Libération ironise, mais ces considérations – que l’on retrouve dans de nombreux autres journaux au même moment – alimentent le mythe de la créature artificielle, l’homme dépassé par sa propre création. L’illusion d’avoir cru réussir à créer de l’intelligence à travers un programme champion d’Échecs a été entretenue à la fois par les scientifiques, persuadés que toute opération mentale peut être mécanisée, par les

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joueurs professionnels, bluffés par le niveau de jeu des programmes, mais aussi par un sensationnalisme médiatique qui a fait s’intéresser beaucoup de personnes à la programmation des Échecs.

35 L’espoir a également été alimenté par la mauvaise compréhension de certaines actions menées par les programmes, et que l’on est trop rapidement tenté d’interpréter comme un raisonnement autonome intelligent. Pourtant, la force brute de calcul reste la composante primordiale à la réussite d’un programme d’Échecs performant, car dès le milieu des années 1950, on comprend qu’une machine peut manipuler des nombres et des symboles, et cette manipulation peut potentiellement être l’essence même de la pensée humaine. Pour nombre de personnes, ce fut autant une révélation qu’une déception de réaliser que la beauté dans un enchaînement tactique de coups « pouvait se réduire à une recherche efficace dans l’arbre de jeu grâce à l’algorithme α-β » (Marsland & Schaeffer, 1990, p. 16). 36 Cette situation force à admettre que la pratique traditionnelle du jeu d’Échecs, considérée par beaucoup comme artistique et intuitive, peut être maîtrisée par des méthodes mathématiques et sans imagination. L’indéfinissable sens du jeu ne constitue plus une condition nécessaire pour aspirer au titre de champion du monde, et il se pourrait qu’on ne soit plus amené à considérer de la même façon l’intelligence nécessaire pour jouer aux Échecs : « le triomphe des Échecs sur ordinateur serait une preuve définitive que la maîtrise d’un ensemble d’activités esthétiques, « humaines » est à la portée d’un ordinateur » (Leithauser, 1987, p. 67). Selon Leithauser, dès que l’on touche à l’art, à ce qui fait vibrer les êtres humains – la musique, la peinture, l’écriture – les attitudes deviennent plus contrastées : certains sont presque vexés alors que d’autres s’amusent qu’on ait créé et imité une forme de pensée humaine. Pamela McCorduck, auteur américaine de nombreux ouvrages sur l’histoire de l’intelligence artificielle et citée par Leithauser (1987, p. 67-68), fait remarquer qu’il existe un préjugé concernant la création, et la pensée en général, et que cela fait partie de l’histoire du domaine de l’intelligence artificielle qu’à chaque fois que quelqu’un a compris comment programmer un ordinateur qui fait quelque chose – bien jouer aux dames anglaises, résoudre des problèmes simples, mais relativement informels – il y ait a eu un chœur de critiques pour dire : mais ce n’est pas de la pensée… sans que cela n’empêche l’homme de sans cesse renouer avec son vieux souhait de « jouer à Dieu », de produire un être pensant (Leithauser, 1987, p. 67-68). Toujours est-il qu’il est indéniable que le passage du jeu d’Échecs traditionnel au numérique ait joué un rôle important dans le champ de la recherche en intelligence artificielle ; il a permis d’ôter tout doute concernant l’éventuelle supériorité des mécanismes de la pensée humaine aux Échecs face à des algorithmes purement mécaniques. Plus généralement, il a donné l’occasion aux chercheurs de comprendre que, malgré la présence du mot « intelligence » dans « intelligence artificielle », qui laisse à penser une similitude entre l’intelligence humaine et l’intelligence artificielle, cette dernière se sert en réalité de mécanismes totalement différents des nôtres (Pitrat, 1995, p. 10). « Tout comme les avions volent sans pour autant battre des ailes, les ordinateurs d’échecs gagnent sans pour autant imiter les processus de raisonnement humain » (Crevier, 1997, p. 277). Il aura tout de même fallu près de cinquante ans pour que l’on s’en persuade.

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NOTES

1. En ce sens où « le jeu d’Échecs est à l’intelligence artificielle ce que la drosophile est à la génétique ». Selon McCarthy (1989) l’expression vient du scientifique russe Alexander Kronrod (1921 – 1986), directeur du laboratoire d’informatique de l’ITEP (Institute for Theoretical and Experimental Physics) de Moscou. Il l’aurait employée en 1966 au cours du premier match opposant deux programmes jouant aux Échecs. 2. Le Minimax est un principe heuristique naturel qui consiste à minimiser la perte maximale dans une situation donnée, en partant du principe que chacun des deux joueurs cherche à maximiser son gain. 3. Hans Berliner (né en 1929) est un grand maître américain de niveau international, et est professeur à l’université de Carnegie-Mellon (Pennsylvanie). Son programme d’Échecs J. Biit finit 3ème au premier championnat nord-américain en 1970. Selon Newborn (1975), Hans Berliner venait toujours bien approvisionné en nourriture à chaque soir du championnat. Berliner est également l’auteur d’un programme pour jouer au Backgammon, programme qui bat en 1979 le champion du monde en titre Luigi Villa (Crevier, 1997, pp. 258-259). 4. Samuel Reshevsky (1911-1992) est un grand maître international et journaliste d’Échecs américain d’origine polonaise. 5. « Le plus fascinant, raconte l’un deux, Thomas Anantharaman, fut d’écrire un programme capable de choses que j’étais bien incapable de faire » (Crevier, 1997, p. 279). 6. On retrouve le détail (impressionnant) de la partie sur le site Chessgames.com : http:// www.chessgames.com/perl/chessgame?gid=1497429 7. Le nom Deep Blue vient de l’association de Deep Thought et de Big Blue qui fut pendant longtemps le surnom d’IBM en référence à la couleur bleu foncé associée à l’entreprise et utilisée pour peindre les carters des ordinateurs. 8. Par la suite, l’entreprise a effectivement signé quelques gros contrats de vente pour son superordinateur RS/6000 SP sur lequel tournait le programme Deep Blue.

RÉSUMÉS

La victoire du programme Deep Blue sur le champion du monde Garry Kasparov le 11 mai 1997 marque le point final d’une étape importante de l’histoire de la confrontation homme-machine autour du jeu d’Échecs, perçu comme le jeu intelligent par excellence. Cette histoire se divise en trois grandes périodes, qui coïncident avec le niveau atteint par les programmes : durant la première, entre 1950 et 1972, l’ordinateur acquiert un niveau de jeu équivalent à celui d’un

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lycéen. La seconde, jusqu’en 1988, voit les programmes s’élever à un niveau de grand maître, et la dernière, marquée par une série de défaites de la part des meilleurs joueurs, s’achève en 1997 avec la chute du champion du monde, suivie dans le monde entier. Ces périodes correspondent à l’amélioration des programmes, rendue possible grâce aux avancées techniques majeures dans la puissance de calcul, et dans la capacité de stockage des ordinateurs. La question qui se pose alors est : pourquoi et comment a-t-on cru avoir créé une machine intelligente ? Quelles sont alors les raisons sociales, techniques, humaines qui conduisent le développement d’une intelligence artificielle dans le domaine du jeu d’Échecs ?

On May 11th 1997, the win of Deep Blue program over the World Chess Champion Garry Kasparov marked a full stop milestone in the history of the human/machine confrontation around Chess game considered as the ultimate intelligent game. This history can be divided into three significant periods that correspond with the level reached by computer programs. Between 1950 and 1972, the game level of computers raised up to the one of a secondary school student. During the second period, from 1972 to 1988, programs reached a Grandmaster level; and finally, the third period was marked by a series of defeats of the best Chess players, and came to an end in 1997, with the Word Chess champion’s fall, an event broadcasted and followed all over the world. These three periods match the improvement of programs, made possible thanks to the major technological progress in processing power and storage capacity. Which were the social, technical and human reasons that led the development of an artificial intelligence in the Chess game area? Then, the question is: why and how can one have believed that an intelligent machine had been created?

INDEX

Mots-clés : programmation, Échecs, Deep Blue, Minimax, intelligence artificielle, médiatisation Keywords : Chess, programming, Deep Blue, Minimax, artificial intelligence, media coverage

AUTEUR

LISA ROUGETET

Université de Lille

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Les jeux vidéo compétitifs au prisme des jeux sportifs : du sport au sport électronique

Nicolas Besombes

1 Loin d’être un objet homogène, le jeu vidéo est un phénomène social protéiforme et complexe, qu’il est nécessaire de déconstruire d’un point de vue sociologique (Trémel, 2001). Il se décline en une multitude de supports (bornes d’arcade, consoles de salon, ordinateurs, téléphones portables, tablettes, etc.), de thématiques (jeux de combat, de tir, de stratégie, simulations sportives, etc.), de modes de jeu (seul ou en coopération contre le programme informatique, joueur contre joueur…), qui à leur tour, renvoient à des pratiques, des usages, des discours et des représentations différentes (sociabilité, reconnaissance, compétition…). Depuis la fin des années 1990 et l’apparition des jeux en réseau rendue notamment possible par l’essor d’Internet et la massification des connexions personnelles, l’une de ces pratiques vidéoludiques tend à se spécialiser dans l’organisation d’affrontements codifiés entre joueurs, par écran(s) interposé(s), lors de compétitions nationales et internationales de jeux vidéo. Ce phénomène, que les pratiquants nomment eux-mêmes e-sport pour « sport électronique », connaît une forte popularité en Asie et notamment en Corée du Sud depuis la fin des années 1990 (Paberz, 2012). Bien qu’elles se soient exportées aux États-Unis et en Europe au tournant des années 2000, cette pratique compétitive du jeu vidéo et sa mise en spectacle sont restées méconnues du grand public et des médias généralistes occidentaux jusqu’au début des années 2010 (Besombes, 2015). Depuis, le jeu vidéo compétitif semble sortir du cercle des initiés pour toucher un public de plus en plus nombreux et diversifié en âge et en sexe, passant entre 2013 et 2015 de 71,5 millions1 à 188 millions2 de personnes à travers le monde qui regardent et/ou jouent régulièrement ou ponctuellement aux jeux vidéo.

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Jeu vidéo compétitif et jeu sportif, une comparaison complexe

2 À première vue, les similitudes entre sport électronique et sport moderne sont nombreuses. Un rapide tour d’horizon permet de dégager de multiples ressemblances entre ces deux phénomènes : structuration d’équipes encadrées par des manageurs, des entraîneurs et des préparateurs physiques et mentaux ; répétition et spécialisation des tâches lors d’entraînements périodiques ; technologisation des équipements, matériels et vêtements utilisés dans la pratique ; organisation de championnats et de tournois sous forme de ligues ou de tableaux à élimination directe ; instauration de calendriers spécifiques répartissant les compétitions tout au long de l’année ; mise en place d’un corps arbitral garant de l’application correcte du règlement ; mise à jour régulière de classements de joueurs et d’équipes ; enregistrement de records ; médiatisation des événements de grande envergure à travers la presse et les retransmissions à la télévision ou sur Internet ; animation et analyse des rencontres déléguées à des commentateurs ; spectacularisation croissante des événements majeurs ; starification et sponsorisation des joueurs et équipes victorieuses ; mesure et culte de la performance, etc. Les exemples abondent et dénotent une réelle volonté de la part du monde du jeu vidéo compétitif de professionnaliser à la fois sa pratique et ses acteurs (Héas & Mora, 2003). En empruntant à la forme sportive certaines de ses caractéristiques, le sport électronique cherche à mimer les codes d’une pratique sociale légitimée, espérant ainsi acquérir à son tour la reconnaissance d’une société qui a régulièrement stigmatisé la pratique vidéoludique pour les deux grands maux dont elle serait la cause : addiction et violence.

3 La comparaison apparemment évidente de ces deux entités fait cependant régulièrement débat entre les différents acteurs et amateurs du jeu vidéo compétitif, ainsi qu’auprès de personnes extérieures au phénomène, notamment au sein des forums communautaires et de la presse généraliste. À l’heure où le gouvernement soumet un projet de loi sur les usages numériques dans lequel il questionne le cadre législatif des joueurs professionnels de jeux vidéo3, les avis des personnes concernées, qu’ils soient mitigés ou parfois plus tranchés, mettent en lumière l’insuffisance de ces analogies de forme entre sport moderne et jeu vidéo compétitif, pour faire de l’e-sport un sport à part entière. 4 Dès lors, sur quels critères intrinsèques est-il possible de s’appuyer pour mettre objectivement en regard ces deux pratiques sociales contemporaines ? Quels traits distinctifs structurels pertinents peuvent éclairer une étude comparative de ces deux faits sociaux ? Ces deux questions serviront de point de départ à notre réflexion. Pour y répondre, il est nécessaire de dissoudre le vernis sportif dont s’est couvert le jeu vidéo compétitif et de tenter d’en cerner la spécificité et les originalités. 5 Afin de proposer des éléments de réponses, nous allons faire appel à la sociologie du sport, qui ne cesse, depuis la fin des années 1960 en France, de chercher à observer, décrire et classer son objet d'étude, pour mieux le définir et le théoriser. Les travaux sociologiques sur le sport se répartissent selon leurs paradigmes théoriques, leurs méthodes ou leurs thèmes, du récit de la genèse des sports modernes à travers la sociologie historique (Guttmann, 1978 ; Elias et Dunning, 1986) à leur diffusion selon les aires culturelles (Pociello, 1981 ; Parlebas, 1986).

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6 Cette contribution vise donc à questionner la place du jeu vidéo compétitif au sein des jeux sportifs et s’inscrit dans la continuité des travaux de recherche amorcés dix ans auparavant en France par Mora (2003, 2005, 2009), et à l’étranger par Wagner (2006), Jonasson & Thiborg (2010), Witkowski (2009, 2012), Adamus (2012) et principalement Taylor (2010, 2012), dont l’ouvrage suggère explicitement au champ de la sociologie du sport d’investir le phénomène du sport électronique comme objet de recherche4. En nous appuyant sur une définition opérationnelle des jeux sportifs et du sport, nous proposons d’analyser la pratique spécifique du jeu vidéo compétitif en centrant nos observations d’une part sur les comportements moteurs de pratiquants réguliers et occasionnels de jeux vidéo compétitifs et d’autre part sur le dispositif organisationnel des événements e-sportifs majeurs récents.

Le « sport », un terme ambigu

7 Le terme « sport » est fréquemment employé de nos jours et sa signification paraît limpide. Pourtant, son utilisation révèle une étonnante confusion, puisqu’il peut à la fois désigner une partie d’échecs, un trajet à vélo pour se rendre sur son lieu de travail, un footing dominical dans le parc le plus proche, une partie de basket-ball entre amis sur un playground, un match de football professionnel, ou une finale olympique d’athlétisme. La définition du sport se présente dès lors comme une question centrale et essentielle lorsqu’il s’agit de catégoriser les activités physiques. Les différentes définitions sociales données sont de rigueurs inégales, parfois contradictoires et souvent imprécises. Il ne semble qu’aucune d’elles ne se soit imposée et que les bornes qui délimitent les activités qui sont du sport de celles qui n’en sont pas varient selon les situations et les pays. Même en consultant l’artisan de la réhabilitation des Jeux Olympiques modernes et de la mondialisation du sport, Pierre de Coubertin, force est de constater notre embarras. Le sport, écrit-il, « est le culte volontaire et habituel de l’exercice musculaire intensif incité par le désir du progrès et ne craignant pas d’aller jusqu’au risque » (1972, p. 7). La définition reste vague, comme entourée d’un brouillard de connotations moralisantes et psychologisantes. L’homme qui a pourtant consacré sa vie à l’instauration de puissantes institutions garantes de la légitimité des règles sportives et de leur système compétitif reste muet sur ces éléments. Le terme accepte donc de nombreuses significations, il est polysémique et Parlebas est catégorique : « il [en] devient pansémique » (1999, p. 355).

8 Afin d’éviter les confusions et contre-sens, il convient d’effectuer un bref détour étymologique et historique. Le terme « desport » est apparu en France dès le XIIIe siècle et désigne à cette époque « l’ensemble des moyens grâce auxquels le temps passe agréablement : conversation, distraction, badinage aussi bien que les jeux » (Ulmann, 1977, p. 324). Il s’exporte en Angleterre au XIVe siècle (« to sport ») et qualifie les jeux, amusements et exercices des classes privilégiées. Les prémisses du sport moderne surgissent finalement en Angleterre au cours du XVIIIe siècle et coïncident avec l’apparition du régime parlementaire anglais. Ils représentent les deux faces d’un même processus socio-politique : la pacification progressive des mœurs et l’acceptation du principe d’alternance des vainqueurs tant dans l’hémicycle que dans les stades (Elias & Dunning, 1986). Dans les deux cas, politique et sportif, il convient de s’entendre sur un système de règles communes, sur la mise en place d’un arbitrage et sur le respect du perdant. Selon Elias et Dunning, l’un des premiers exemples historiques de

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transformation d’un loisir en sport est la chasse au renard, particulièrement appréciée des grands propriétaires anglais de la seconde moitié du XVIIIe siècle. Cette pratique devient un passe-temps très spécialisé, subordonné à une organisation et à un ensemble de règles bien spécifiques. Non seulement les chasseurs s'interdisent de tuer un autre animal que le renard au cours de ce type de chasse, mais la mise à mort du renard est déléguée à la meute de chiens. Cet ensemble de règles vise alors à accroître la difficulté de la chasse, à prolonger la traque et à retarder l’instant de la mise à mort. De fait, le plaisir que procure l’activité réside bien plus dans la poursuite de la proie que dans son exécution. L’entreprise devient désintéressée : le gibier abattu ne sera pas consommé, la chasse valant pour elle-même et s’avérant être tout autant un agent de régulation sociale que de pacification des mœurs. Lorsque le sport se propage finalement en Europe au XIXe siècle, le terme est chargé de sa signification britannique et renvoie aux manières hyper-codifiées de se divertir de la noblesse et de la bourgeoisie. Le sport est fondamentalement le reflet de la culture qui l’a vu naître, une création sociale, historiquement datée et située (Ulmann, 1977 ; Elias & Dunning, 1986 ; Parlebas, 1986 ; Defrance, 1995). 9 L’indéniable complexité à définir le phénomène sportif n’a cependant pas découragé certains auteurs en sciences sociales de tenter de dégager les traits différentiels intrinsèques qui distinguent les pratiques sportives des autres pratiques sociales. En France, à compter des années 1960-1970, les définitions des experts en sciences humaines et sociales prévalent sur celles des acteurs qui instituent les activités physiques et sportives (Defrance, 1995). Les premiers travaux définissent le sport comme une activité contextuelle, et révisable au cours du temps, et insistent sur les traits originaux du sport par rapport aux jeux physiques des civilisations antérieures que sont les agôns de la Grèce antique (Jeux Pythiques, Isthmiques, Néméens et les plus illustres de tous, Olympiques), les ludi de l’Empire romain (jeux de la gladiature et courses de chars) et les jocus médiévaux (joutes et tournois chevaleresques). En effet, bien que Grecs et Romains aient développé des activités corporelles dont les formes gestuelles et règlementaires pourraient suggérer une continuité avec les pratiques sportives contemporaines, telles que la lutte, la course à pied ou le lancer du disque, il s’avère que les Jeux de l’Antiquité relèvent fondamentalement de registres religieux et sacrés, et ne peuvent de ce fait, être assimilés aux sports modernes. Quant aux jeux et exercices du Moyen-âge et de la Renaissance, leur signification socioculturelle ne peut être associée aux rencontres sportives modernes, leur enjeu étant bien souvent l’identité d’une communauté ou d’une localité, servant parfois même de rite d’intégration, notamment pour les jeunes hommes célibataires (Terret, 2007). Pour construire une définition, les auteurs en sciences sociales étudient les sports dans leurs relations concrètes avec les multiples institutions sociales, écartant ainsi la tentation de caractériser le sport par quelque vertu. Ainsi en est-il de Magnane (1964) pour qui le sport est « une activité de loisir dont la dominante est l’effort physique, participant à la fois du jeu et du travail, pratiquée de façon compétitive, comportant des règlements et des institutions spécifiques, et susceptible de se transformer en activité professionnelle » (1964, p. 81). Allant dans ce sens, Parlebas distingue quant à lui, les « jeux sportifs » de leur forme institutionnelle, le « sport ». Le jeu sportif, écrit-il, est une « situation motrice d’affrontement codifiée, dénommée “jeu” ou “sport” par les instances sociales » (1999, p.196). Il identifie et isole ainsi quatre critères objectifs et nécessaires à la définition du sport. Selon lui, l’activité est de nature motrice, elle est règlementée, donne lieu à la compétition et se manifeste par une prise en compte

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institutionnelle. À l’instar de Magnane (1964), Callède (1993) et Defrance (1995), Parlebas (1999) distingue, à l’aide des critères institutionnel, compétitif et règlementaire, les activités physiques libres et informelles telles que la baignade ou le jogging, des sports fédéraux que sont la natation ou le demi-fond en athlétisme. Toutefois, dans sa définition, Parlebas substitue le critère de l’effort physique au profit de celui de « pertinence motrice5 ». Cette caractéristique permet de prendre en compte dans les sports, des activités telles que le tir à l’arc, le tir au pistolet, le curling, la pétanque ou le golf, dont la dépense énergétique relative semble moindre. 10 L’objectif de cet article est donc de confronter, l’un après l’autre, les quatre critères de définition que nous avons retenus (pertinence motrice, compétition, règlementation et institutionnalisation) à la pratique compétitive des jeux vidéo à travers l’exemple de l’un des jeux les plus médiatisés de ces trois dernières années : League of Legends, développé et édité par Riot Games depuis 2009. Cet arène de bataille en ligne multijoueur (ou MOBA en anglais pour Multiplayer Online Battle Arena) en jeu en ligne gratuit (Free-to-play en anglais, jeu dans lequel il est tout de même possible d’acheter des biens virtuels), rassemble aujourd’hui près de 67 millions de joueurs à travers le monde chaque mois (27 millions chaque jour et plus de 7 millions simultanément)6. Il se pratique de manière compétitive par équipes de cinq joueurs lors d’événements pouvant être parfois suivis par plus de 30 millions de viewers (internautes- téléspectateurs) et lors desquels les vainqueurs peuvent remporter des sommes atteignant le million de dollars. Ce jeu, à l’instar de quelques autres titres (Starcraft II, 2010, développé et édité par Blizzard Entertainment ou Counter-Strike Global Offensive, 2012, développé et édité par Valve Corporation), est régulièrement utilisé par les médias généralistes (télévision, radio ou presse écrite) comme vitrine du mouvement e- sportif.

Le jeu vidéo compétitif, une pratique de nature motrice

11 Le discours commun a tendance à opposer jeux vidéo et activités physiques et sportives. Là où le sport serait notamment synonyme de dépense énergétique et d’activité de plein air, le jeu vidéo serait, quant à lui, porteur de la représentation opposée : activité d’intérieur, peu propice à l’effort physique. Par un effet de glissement sémantique, les qualités attribuées aux pratiques se sont progressivement appliquées aux pratiquants : c’est ainsi que les uns seraient actifs et en pleine possession de leurs moyens physiques, tandis que les autres seraient in-actifs, et subordonnés à la machine (Peter, 2007). La place du corps émerge donc d’abord de façon négative dans les imaginaires liés aux jeux vidéo, cette représentation prenant principalement racine dans l’avènement de l’ère industrielle, technique puis technologique, qui réduirait, voire annihilerait la place du corps au profit de la machine (Roustan, 2004).

12 Pourtant, le concept d’ « Homme total » de Mauss (1950) permet d’entrevoir les mécanismes de mise en jeu du corps dans la pratique vidéoludique, tout particulièrement à travers la place centrale qu’occupent à la fois la dextérité digitale (des doigts) du joueur, ses compétences cognitives et sa faculté à contrôler ses émotions dans l’action du jeu. En effet, comme le suggère Roustan (2003), le joueur met en œuvre toute la complexité de ses dimensions biologiques, psychologiques et sociales lorsqu'il joue, engageant son corps tout entier dans la pratique du jeu vidéo. Il est stimulé au niveau de son attention, de ses perceptions, de ses émotions et de ses sensations. La

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totalité de son corps est dans l'action, en contact avec les objets matériels qui le soutiennent (écran, clavier, souris, manette, fauteuil) et les personnes qui peuvent l'entourer. Les perceptions du jeu, visuelles via l’écran, tactiles via les manettes vibrantes par exemple et auditives via les périphériques audio (principalement le casque), donnent au joueur des sensations auxquelles il répond par des comportements moteurs sur les périphériques de contrôle : pression sur les touches de la manette ou du clavier et/ou déplacement de la souris. Le joueur fait alors corps avec les différents éléments sensori-affectivo-moteurs de son environnement, et finit par s'identifier totalement aux mouvements du personnage virtuel qu'il incarne à l'écran (Clais et Roustan, 2003). Il n'a plus l'impression de contrôler ses doigts, mais bien le personnage virtuel lui-même : lorsqu'il fait courir l’avatar qu’il contrôle à l'écran, il ne pense pas à appuyer sur les touches le lui permettant, il court. Cette projection des sensations du joueur dans l'univers virtuel peut s'expliquer par ce que Jean-Pierre Warnier (1999) nomme l'incorporation de la dynamique des objets. Le corps perceptif du joueur s'étend jusque dans le clavier et la souris, avec lesquels il développe des automatismes moteurs, « qui ont pour résultat une grande économie d'énergie et une capacité à agir longtemps sans fatigue » (Warnier, 1999, p. 12). À partir d'un certain niveau d'expertise, grandement lié à l'apprentissage par répétition, le niveau de conscience réflexive diminue et le joueur oublie ses doigts pour déporter ses sensations et son attention sur le personnage virtuel qu'il incarne. Clavier, souris, manettes ou joysticks apparaissent comme des « orthèses » sensorielles, non pas du corps organique du joueur, mais de son corps perceptif et de son schéma corporel (voir Figure 1)7.

Figure 1 : Le corps comme support de la pratique vidéoludique

13 Dès lors, comme le suggèrent Clais et Roustan (2003), incorporer la dynamique d’un jeu vidéo exige tout d’abord d'incorporer la dynamique du matériel informatique utilisé. Le cas de League of Legends, qui se joue sur ordinateur, nécessite dans un premier temps de la part du joueur d’appréhender les caractéristiques physiques du clavier et de la souris, c’est-à-dire de savoir où se situent les touches les plus utilisées ainsi que de manipuler la souris de manière efficace. En effet, pratiquer en regardant les touches du clavier risque de faire perdre au joueur le fil de la partie dans laquelle il est engagé. Cette « prise en main », ou « engagement haptique » pour reprendre le terme de Witkowski (2012), s'obtient assez rapidement au fil de l'expérience ou s'acquiert délibérément par l’entraînement, afin d' « apprendre aux doigts » les gestes à automatiser jusqu'à l'inconscient moteur8 (le stade du réflexe). Cette appropriation du

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matériel s’oublie relativement vite mais peut ressurgir lors de changements de supports et d’interface de contrôle (d’un ordinateur vers une console et inversement, ou bien d’une console à une autre, et donc d’une manette à une autre), obligeant le joueur à reprendre conscience de ses actions. 14 Dans un deuxième temps, le joueur doit incorporer la dynamique du gameplay du jeu (intitulé des modes d'emploi affichés sur les bornes d'arcade anglo-saxonnes, abréviation de « how the game plays »). Le gameplay désigne la façon dont le jeu se joue : telle touche ou combinaison de touches sur le périphérique de contrôle permet au personnage virtuel d’effectuer telle action à l’écran. Tout jeu vidéo se définit par un répertoire d'actions offertes au joueur, qui peuvent varier en qualité et en quantité. Il sera ainsi question d’un gameplay pauvre si les actions possibles sont peu nombreuses ou peu variées, et, à l’inverse, d’un gameplay riche si les actions possibles permettent un grand nombre de combinaisons et encouragent des interactions plus variées avec l’environnement virtuel. Le jeu League of Legends nécessite ainsi l'automatisation d’actions plus ou moins complexes et rythmées sur les touches du clavier, ainsi que l'optimisation de la rapidité et de la précision du geste de la main commandant le mouvement de la souris. Les touches A, Z, E, R, S et D du clavier permettent ainsi de déclencher les différentes capacités du personnage (quatre « compétences » uniques et deux « sorts d’invocateurs »), tandis que le clic droit de la souris permet de déplacer le personnage sur le champ de bataille virtuel et le clic gauche d’activer certains effets et bonus particuliers issus des nombreux objets. 15 Enfin, les jeux vidéo compétitifs proposent généralement un nombreux choix de personnages à incarner dans le jeu, différentes factions à jouer ou plusieurs bolides à piloter, ayant chacun leurs propres caractéristiques et particularités. En janvier 2016, le jeu League of Legends comporte ainsi 128 personnages virtuels, appelés « champions ». Chaque champion offre un style de jeu différent, comme le spécialiste du soutien (« support »), celui infligeant des dégâts élevés en une courte période de temps (« assassin ») ou encore celui subissant les dégâts à la place de son équipe (« tank »). Le joueur doit ainsi incorporer la dynamique de chacun de ces différents personnages et de ses capacités, afin d’en maîtriser les « mécaniques ». Les mécaniques de jeu correspondent à la capacité du joueur à effectuer des actions dans le jeu en utilisant les propriétés de son champion de manière optimale, et peuvent s’apparenter à l’aspect technique de la pratique e-sportive. Cela consiste à connaître les nombreuses possibilités du personnage : caractéristiques des quatre différentes « compétences » dont il dispose ainsi que de son « passif », distances et zones d’action précises des animations des sorts sur l’écran, et synchronisations (timings) des combinaisons de touches possibles. Ces 128 personnages virtuels sont donc autant de gameplays différents à incorporer, et révèlent ainsi l’abondance de possibilités de conduites motrices à actualiser de la part du joueur sur les périphériques de contrôle. 16 Le joueur utilise ses mains pour que sa représentation numérique à l’écran puisse interagir avec les autres personnages (se battre contre les adversaires ou protéger ses partenaires) ou avec l’environnement virtuel dans lequel il évolue (se déplacer en évitant les obstacles). Il doit constamment prélever de l’information sur le terrain de jeu virtuel, donner du sens aux animations des personnages contrôlés par les autres joueurs visibles à l’écran, et y répondre par des actions réelles sur le clavier et la souris. Cette aptitude repose en grande partie sur la rapidité : rapidité de décodage de ces animations à l'écran, de traitement des informations pertinentes, de prise de décision,

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et enfin d'exécution. À la rapidité vient s'ajouter la capacité à réaliser plusieurs tâches en même temps. Les conduites motrices réelles du joueur sur le clavier vont grandement déterminer le déroulement des comportements virtuels exécutés par le personnage qu'il manipule à l'écran : une combinaison de touches mal rythmée, incorrecte ou ratée (ce que les joueurs nomment « missclick », c’est-à-dire une pression du doigt sur une mauvaise touche du périphérique de contrôle, ou un clic à un mauvais endroit de l’écran et qui correspondrait, en sport, à un geste technique manqué), ou un déplacement de la souris imprécis, et la partie peut être perdue. Il y a une correspondance directe entre l’action sur le jeu en tant que machine (le clavier et la souris) et l’action sur le jeu en tant que monde virtuel (les images en mouvement à l'écran) (Roustan, 2003). La motricité est à la fois le support et la finalité de la pratique du jeu vidéo compétitif, comme l'atteste la place centrale accordée au perfectionnement de la dextérité du joueur. Les conduites motrices digitales des joueurs sont en effet inlassablement répétées et perfectionnées lors d’entraînements quotidiens, elles sont supervisées par des entraîneurs, favorisées par les évolutions ergonomiques dont les claviers et souris de compétition font l’objet, mesurées à l'aide de statistiques, et constamment analysées par les joueurs eux-mêmes. À l’instar de toute pratique sportive, il est indispensable pour le joueur de League of Legends de maîtriser ses conduites motrices digitales, bien que médiées par la machine et le programme informatique, pour espérer pouvoir l'emporter sur ses adversaires.

L’e-sport, un système compétitif qui s’est peu à peu organisé…

17 La compétition motrice est une situation objective d’affrontement au cours de laquelle plusieurs individus accomplissent une tâche motrice (Parlebas, 1999). Les formes de compétitions peuvent être très riches en possibles (tous contre un, chacun pour soi, plusieurs équipes les unes contre les autres, etc.).

18 Dès ses balbutiements dans les laboratoires du Massachussetts Institute of Technology et la création par trois étudiants de SpaceWar! en 1962, le jeu vidéo offre aux joueurs la possibilité de se confronter entre eux par le biais du programme informatique. Historiquement, les premières traces de rencontres compétitives entre joueurs remontent à octobre 1972 et les Intergalactic SpaceWar Olympics à Stanford, dont le magazine Rolling Stone (n°123) de l’époque relate l’événement. À cette période, le jeu vidéo connaît un succès phénoménal, notamment grâce à la sortie quelques mois plus tôt du jeu Pong, dont la borne d’arcade envahit littéralement les centres commerciaux des États-Unis. Parallèlement aux premières compétitions de jeux vidéo, avec les jeux d’arcade apparaît le principe du meilleur résultat (highscore). Le joueur affronte alors les autres adversaires de manière différée, en tentant de réaliser le score le plus élévé possible. Les performances enregistrées dans le programme informatique servent alors de valeur de référence aux prochains joueurs qui tenteront de les défier. Jusqu’au début des années 1980, d’autres compétitions organisées par le développeur Atari voient épisodiquement le jour sur des jeux tels que Space Invaders (Taito, 1981) ou Pac-Man (Namco, 1980), et réunissent plusieurs milliers de participants. Les années qui suivent sont marquées par la faillite de l’industrie vidéoludique et le désintérêt du public pour les jeux vidéo, en raison d’un trop grand nombre de productions identiques et d’une expérience de jeu inadaptée aux consoles de salon (Triclot, 2011). Cependant, en 1983,

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l’apparition de Mario Bros. sur les consoles de salon réinvente l’expérience vidéoludique et relance l’économie du marché du jeu vidéo et la production de nouveaux titres. Le début des années 1990 est alors marqué par la suprématie de Nintendo. La firme japonaise organise dans vingt-neuf villes à travers les États-Unis, les Nintendo World Championships en 1990, puis la Nintendo PowerFest en 1994. Lors de ces événements, les compétiteurs, répartis par classes d’âges (-11 ans, 12-17 ans, +18 ans), s’affrontent pendant un temps limité sur trois des jeux de la firme, dont on additionne les résultats. 19 Avec l’apparition d’Internet et le développement des connexions personnelles, la fin des années 1990 marque un tournant dans le jeu vidéo compétitif. Le jeu en réseau permet au pratiquant d’affronter, à n’importe quel moment, des adversaires situés à des milliers de kilomètres et popularise ainsi la compétition entre joueurs. En octobre 1997, la Cyberathlete Professional League (CPL) réunit environ 300 participants et marque le début d’une nouvelle ère pour l’e-sport9. La même année, l’Electronic Sports League (ESL) est fondée en Allemagne et organise des compétitions opposant les meilleurs joueurs européens. En octobre 2000, La Corée du Sud inaugure les premiers (WCG), présentés comme les « Jeux Olympiques du jeu vidéo », tandis que depuis juillet 2003 s’organise en France puis à l’étranger la Coupe du monde des jeux vidéo10, dénommée Electronic Sport World Cup (ESWC). Depuis les années 2000, le nombre de compétitions connaît alors une progression fulgurante, passant d’une dizaine de tournois organisés par an en 2000 à près de sept cents en 201011. Dernièrement, de nouveaux circuits compétitifs sont venus s’ajouter aux précédents à travers le monde, par exemple la Global Starcraft II League (GSL) depuis août 2010 en Corée du Sud ou encore la North American Star League (NASL) en février 2011 aux États-Unis, témoignant d’une structuration de plus en plus importante du milieu e-sportif au niveau mondial. Ce début de décennie voit alors s’instituer un véritable processus de professionnalisation dans l’organisation des compétitions, les moyens financiers et techniques déployés se rapprochant de plus en plus des standards actuels des spectacles sportifs télévisés. 20 Aujourd’hui, la mise en place d’un calendrier spécifique pour chaque jeu vidéo compétitif répartit les compétitions tout au long de l’année et rythme les saisons du sport électronique. La périodicité de ces saisons est fournie par la distribution des nombreux événements e-sportifs à travers les mois, et coïncide généralement avec la mise à jour et le rééquilibrage annuel des règles du programme informatique. Ces cycles réguliers conditionnent les temps forts (événements qualificatifs majeurs) et les temps morts (pré-saison) de l’année, en vue d’engendrer une spectacularité croissante jusqu’à la fin de la saison. Dans le cas du jeu League of Legends, la durée d’une saison est d’environ neuf mois (de fin janvier à fin octobre) durant lesquels les équipes de joueurs professionnels se confrontent lors de différents championnats et tournois qualificatifs. Les événements majeurs, les League of Legends Championship Series (LCS), se tiennent quant à eux pendant 12 semaines, au début du mois de février (le Spring Split) et à la fin du mois d’août (le Summer Split) en vue d’atteindre le point culminant de la fin de saison en octobre : les World Championships Series (WCS) ou phases finales des championnats du monde. Le jeu emprunte au modèle sportif son organisation compétitive en associant à la fois un système de classements pour les affrontements en ligne, qui promeut pendant la saison les meilleurs joueurs ou équipes dans les divisions supérieures, avec un système de championnat qualificatif par étapes successives pour les équipes professionnelles. Les matchs peuvent alors être découpés en manches (une, trois ou cinq), retardant la désignation du vainqueur, et permettant de susciter suspense et

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émotions chez les spectateurs. Les phases finales des World Championships de 2015, à l’instar de la Coupe du Monde de football FIFA, ont ainsi vu les meilleures équipes professionnelles de cinq zones géographiques (Europe, Amérique du Nord, Corée du Sud, Chine et Taïwan/Hong Kong/Macao) s’affronter lors d’une première phase de poule en matchs aller-retour, à l’issue de laquelle les deux meilleures équipes de chacune des quatre poules se sont qualifiées pour un tableau final à élimination directe en trois matchs gagnants. Les spectateurs (viewers) ont ainsi suivi 73 rencontres en un mois de compétition, avant de connaître l’équipe victorieuse. Aujourd’hui, le sport électronique est donc délibérément orienté vers une organisation compétitive rationnelle de ses événements, favorisant ainsi la spectacularité de sa pratique (voir Figure 2).

Figure 2 : Un système compétitif e-sportif structuré

… et réglementé

21 La compétition est impérativement soumise à des règles qui en définissent les contraintes, le fonctionnement et tout particulièrement les critères de réussite ou d’échec. En l’absence de règlementation, la pratique sera qualifiée de libre ou d’informelle.

22 La pratique du sport électronique redonne une place centrale à la règle du jeu, là où le jeu vidéo consacre le programme informatique comme seul arbitre de ce qu’il est possible de faire ou non dans l’univers virtuel (Boutet, 2003). De manière schématique, lorsque le joueur affronte la machine, tout ce que le programme accepte est autorisé. Les garants de ce règlement implicite du logiciel sont les développeurs du jeu et principalement leurs équipes d’équilibrage, qui ont pour responsabilité de faire en sorte que les possibilités dans le jeu n’avantagent ou ne désavantagent pas les joueurs. Cet équilibrage régulier du jeu peut à la fois concerner les caractéristiques du terrain de l’affrontement virtuel (la carte sur laquelle se disputent les rencontres), les propriétés des personnages virtuels (capacités et statistiques) et les équipements et items dans le jeu. Depuis sa sortie officielle en octobre 2009, le jeu League of Legends a

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ainsi connu près de cent quarante patchs, permettant la mise à jour du logiciel et de ses règles, servant à corriger certains défauts et déséquilibres, et à ajouter de nouvelles fonctionnalités (notamment de nouveaux « champions »). 23 Cependant, avec le jeu vidéo compétitif, le joueur n’affronte plus seulement le logiciel, mais des adversaires humains dotés d’intentions, de projets, de créativité et de ruse. La machine devient alors moyen et lieu de l’affrontement, tandis que le contrôle de l'arbitrage assuré par le programme informatique n’est plus suffisant (Boutet, 2003). À l’instar de la pratique de la chasse au renard de la fin du XVIIIe siècle (Elias et Dunning, 1986), et de tous les sports qui lui succèdent depuis deux siècles, il est nécessaire pour les acteurs du jeu vidéo compétitif d’établir un système de règles, fournissant un cadre de référence identique pour tous les joueurs, et d’en assurer le respect afin d’éviter les phénomènes de triche. L’adoption de ce système de contraintes et de prescriptions précises empêche alors les comportements de joueurs contraires à « l’esprit du jeu », telle que l’exploitation d’une faille de la programmation (« exploiting ») ou l’installation d’un programme additionnel permettant de faire ce qui est interdit aux autres dans le monde virtuel (« hacking »). Ainsi, le règlement des phases finales des World Championships de League of Legends d’octobre 2015 disputées en Europe (Paris, Londres, Bruxelles et Berlin) comprend 34 pages, et fait preuve d’une certaine exhaustivité montrant une réelle volonté de la part des organisateurs de définir l’univers d’actions dans lequel les joueurs vont pouvoir et devoir évoluer pendant le temps de la compétition12. Les règles mentionnent entre autres les conditions de participation et d’éligibilité, les équipements et le matériel technique autorisés pendant la compétition (claviers, souris, casques, tenues), le format des rencontres, les conditions de victoire, le comportement de joueurs proscrits dans le jeu et hors du jeu, le rôle des arbitres chargés de faire appliquer le règlement et le répertoire des sanctions prévues en cas de manquement à l’une de ces prescriptions, de l’avertissement verbal à la disqualification. Le règlement de ces World Championships correspond à un pacte d’association explicite et formel, imposant les modalités particulières d’interactions et de comportements autorisés durant la compétition. Il propose aux joueurs la garantie du respect de ces règles par la codification draconienne de l’espace et de la durée des affrontements, et par le contrôle constant du matériel informatique par l’instance organisatrice de l’événement. Cette règlementation de la compétition engage alors le joueur dans une démarche rationnelle de compréhension de sa pratique et lui assure de disposer des mêmes chances que ses adversaires (voir Figure 3).

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Figure 3 : Une pratique compétitive doublement réglementée

24 La codification du sport électronique est donc définie d’un côté par ce que le programme informatique régulièrement mis à jour par les développeurs autorise le joueur à faire dans l’univers virtuel, et de l’autre par la mise en place par les organisateurs de compétitions d’un système de règles prescrivant les contraintes et possibilités des joueurs autour du jeu. Là où le programme informatique fournit un cadre implicite d’affrontement identique pour tous les joueurs de toutes les cultures à travers le monde et dont il est le seul arbitre, le règlement e-sportif d’une compétition correspond au pacte explicite, provisoire et restreint d’un événement, qui assure une opposition équilibrée entre tous les participants.

L’émiettement institutionnel e-sportif en France

25 Parmi l’ensemble des pratiques ludocorporelles, certaines reçoivent la reconnaissance officielle d’instances sociales et sont gouvernées par des fédérations de tutelle représentatives du pouvoir étatique d’une part (les fédérations nationales et le comité national olympique), et par des organisations internationales spécifiques d’autre part (les fédérations internationales et le comité international olympique). Or, si le jeu vidéo compétitif est bien une pratique de pertinence motrice, structurée sous forme de compétitions, et règlementée par un contrat formel, il s’affranchit clairement du critère institutionnel fédéral classique et s’éloigne ainsi du sport moderne. En France, malgré de nombreuses tentatives, dont la dernière officielle date de fin novembre 2015 à la suite de « l’eSport Summit »13, les acteurs du sport électronique n’ont jamais réussi à faire reconnaître leurs instances dirigeantes par le ministère des Sports. Depuis la Fédération Française de Jeux en Réseaux (FFJR), en passant par celle de Cyber-Sport (FFCS) créée en 2002, celle des Jeux Multi Joueurs (FFJMJ) déclarée en 2005, celle de Jeux Vidéo en Réseau (FFJVR) qui semblait réussir à fidéliser un peu plus de 2 000 joueurs depuis 2004, ou bien encore la sobrement intitulée Fédération Française de Jeu Vidéo (FFJV) qui promouvait depuis 2013 la pratique compétitive de jeux de simulation sportive (le football avec FIFA [Electronic Arts, à partir de 1993] et la course automobile avec Gran Turismo [Polyphonie digital, à partir de 1997] ou TrackMania [Nadeo, à partir

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de 2003]), toutes ces associations organisatrices d’événements e-sportifs qui avaient pour ambition de légitimer la pratique du jeu vidéo compétitif à un niveau fédéral, ont fini dans le meilleur des cas par s’affaiblir, et dans le pire par s’éteindre (Mora, 2005). Aujourd’hui, seules les associations apportant une expertise organisationnelle, logistique et humaine de longue date dans le monde vidéoludique, ainsi que de nouvelles ressources matérielles et économiques tout en proposant parfois un accompagnement spécifique aux joueurs amateurs et semi-professionnels, semblent réussir à structurer et fidéliser la communauté e-sportive de manière durable. Il en est ainsi par exemple des Masters Français du Jeu Vidéo (MFJV) depuis 2009, ou du Stunfest depuis 2005. Les MFJV, organisés et supervisés par l’association LAN Alliance, sont actuellement l’un des circuits de jeux vidéo compétitifs sur ordinateurs et consoles les plus attractifs et reconnus en France, avec un peu moins de trente étapes dispensées de septembre 2014 à juin 2015, dont la Gamers Assembly (GA) à Poitiers et la Lyon e-sport, qui sont deux des événements les plus importants en nombre de participants, de jeux représentés et de visiteurs (environ 1 600 compétiteurs et près de 15 000 visiteurs lors des quatre journées de la GA 2015). Chaque saison se conclut par des phases finales qui récompensent les meilleurs joueurs et équipes, en les invitant à s’affronter dans un ultime tournoi lors duquel les vainqueurs de chaque jeu se verront décerner le titre de « champion de France ». Le Stunfest, quant à lui, est une compétition internationale de jeux vidéo de combat sur console (Versus Fighting) organisée par l’association 3 Hit Combo, et qui se déroule chaque printemps à Rennes. L’édition de 2015 a ainsi vu plus de 800 joueurs venus du monde entier (Europe, Asie et Amérique du Nord) s’affronter devant 11 000 visiteurs trois jours durant lors d’une quinzaine de tournois.

26 Si l’organisation des saisons et des compétitions e-sportives françaises est structurée par de nombreux acteurs associatifs qualifiés et expérimentés, il n’en reste pas moins que l’institutionnalisation fédérale du sport électronique en France s’avère totalement inexistante puisqu’illégitime aux yeux du ministère de la Ville, de la Jeunesse et des Sports. Cette structuration associative partielle et émiettée a pour conséquence de multiplier les circuits proposés, rendant la pratique peu lisible pour les compétiteurs et le public, et peu visible médiatiquement. 27 Le modèle fédéral sportif ne paraît pas, a priori, être approprié au milieu du sport électronique et cela, semble-t-il, principalement pour trois raisons. Tout d’abord, contrairement aux jeux sportifs qui sont des pratiques autonomes, les jeux vidéo sont la création d’éditeurs, c’est-à-dire de sociétés qui prennent en charge le financement, parfois le développement, et surtout la commercialisation des jeux, afin d’en assurer la diffusion. Il n’existe pas de tournois de jeux de tir, de jeux de combat ou de jeux de stratégie, mais bien des compétitions de Counter Strike, de Street Fighter ou de Starcraft. Les associations doivent donc effectuer des partenariats avec ces sociétés privées pour avoir le droit d’organiser des événements sur les jeux qu’ils promeuvent, ce que toutes n’acceptent pas systématiquement. Ensuite, le jeu vidéo s’est développé au cours des dernières décennies indépendamment de toute instance centralisatrice, laissant aux pratiquants la possibilité de se structurer et de s’organiser de manière originale et inédite. C’est ainsi que les joueurs ont préféré adopter dans un premier temps le système autogéré de « clans » et de « guildes », à celui de clubs sportifs, les libérant de toute contrainte institutionnelle. Lorsque certaines instances fédératrices ont voulu investir le champ du jeu vidéo compétitif, elles se sont exposées à la réticence de joueurs contestant leur légitimité. Enfin, les plus puissantes institutions sportives

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nationales et reconnues comme telles (le ministère de la Ville, de la Jeunesse et des Sports et les fédérations sportives nationales en tête), n’ont jamais prêté attention à ce phénomène. Ce désintérêt du mouvement sportif pour le jeu vidéo compétitif semble prendre racine dans le flou sémantique du terme « sport » et la présupposée opposition entre activités physiques et jeu vidéo évoquée dans la première partie de cet article. Ces institutions définissent encore majoritairement le sport par les critères de l’effort physique et de la dépense énergétique et imaginent encore difficilement comment promouvoir la pratique du jeu vidéo auprès de la population française au même titre que l’athlétisme, le tennis ou le rugby. Le supposé caractère enfantin, désocialisant ou parfois violent du jeu vidéo, favorisant un peu plus la stigmatisation de la pratique et de ses pratiquants, semble avoir pour un temps, détourné l’institution sportive du sport électronique. 28 Contrairement à la Corée du Sud, dont le gouvernement promeut activement le sport électronique par l’intermédiaire de la Korean eSport Player Association (KeSPA), sous l’égide du Ministère de la Culture, des Sports et du Tourisme, la France reste, comme de nombreux autres pays européens, hermétique à la légitimation fédérale du jeu vidéo compétitif. L’organisation sud-coréenne, fondée en 2000, fait ainsi office de modèle à atteindre pour tous les acteurs du sport électronique des autres pays du monde. Elle supervise un peu plus de vingt jeux pratiqués sous forme compétitive, en régissant leurs compétitions, leurs règlementations et leur diffusion au travers des différents médias.14

Conclusion : le jeu vidéo compétitif, un « sport parallèle » ?

29 Conjointement à l’institutionnalisation associative publique française du jeu vidéo compétitif, coexiste un second modèle de structuration, cette fois-ci professionnel et international, bien plus spectaculaire et médiatisé que le premier. Malgré sa relative jeunesse, le sport électronique se professionnalise très rapidement, année après année, et se développe selon un modèle original, indépendamment de toute influence fédérale en tant que dispositif organisationnel. En effet, il s’est affranchi du modèle pyramidal des fédérations sportives, soit en déléguant l’organisation des manifestations à des organismes privés spécialisés dans l’événementiel vidéoludique et/ou le divertissement audiovisuel (Oxent pour l’Electronic Sports World Cup, GOM eXP pour la Global Starcraft II League, Modern Times Group pour l’Electronic Sports League ou Activision pour la Major League Gaming), soit en laissant l’éditeur du jeu organiser lui-même son championnat et les événements associés (comme les Starcraft II World Championship Series organisées par Blizzard Entertainment ou le tournoi The International sur DoTA 2 supervisé par l’éditeur Valve).

30 Ce modèle organisationnel semble faire écho au concept de « para-sport » récemment développé par Bordes (2015), qui désigne « une pratique physique compétitive, réglementée par un code de jeu relevant d’une instance supérieure autonome, déconnectée des organisations sportives reconnues comme légitimes ». C’est le cas notamment des X-Games (compétition internationale annuelle de « sports de glisse ») organisés et diffusés par le groupe médiatique américain ESPN, ou bien du circuit mondial de plongeon de falaise (Cliff Diving) organisé par l’entreprise autrichienne Red Bull. Ainsi les grands événements e-sportifs que sont la Major League Gaming (MLG) ou l’

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Evolution Championship Series (EVO) en Amérique du Nord, l’Electronic Sports League (ESL) et la Dreamhack (DH) en Europe, ou l’Electronic Sports World Cup (ESWC) à travers le monde, sont opérés et financés par des sociétés et des investisseurs privés. Ces sociétés décident des modalités de déroulement des épreuves, de la règlementation, de l’arbitrage et donc des sanctions, des récompenses, et des caractéristiques (âge minimum, statut professionnel) des participants. Les joueurs professionnels (pro- gamers) sont alors recrutés par des structures sponsorisées par des investisseurs à la logique explicitement commerciale, et financés pour participer aux compétitions en leur nom, créant de ce fait une rupture nette entre l’amateurisme et le professionnalisme (voir Figure 4).

Figure 4 : Un émiettement institutionnel e-sportif

31 Le cas du jeu League of Legends offre quant à lui un éclairage singulier sur ce que pourrait être l’e-sport et les para-sports de demain. La structuration de son système compétitif et règlementaire est instituée par son développeur et éditeur Riot Games, l’inscrivant de ce fait dans le modèle parallèle du sport moderne décrit ci-dessus. Mais, depuis août 2012 et la création des Challenger Series, il propose une nouvelle variation de ce modèle, rapprochant finalement un peu plus le dispositif organisationnel du sport électronique de celui du sport moderne. Les Challenger Series ont été mises en place par Riot Games pour créer une continuité directe entre l’amateurisme et le professionnalisme, réinstaurant le principe méritocratique et d’ascension pyramidale du sport moderne. Chaque joueur peut ainsi clairement identifier le chemin qu’il lui faut parcourir pour prétendre et accéder aux divisions professionnelles. À l’instar du sport moderne qui, selon son modèle, peut permettre à un pratiquant de gravir une succession de divisions, du championnat départemental au championnat régional, puis national et enfin international, une équipe de League of Legends peut espérer un jour accéder, au fil des étapes, aux Championship Series (LCS), puis aux World Championships

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(WCS), pour lesquels elle sera directement rémunérée par Riot Games. Le jeu League of Legends fait donc office de précurseur dans le monde de l’e-sport, érigeant le premier un pont évident entre le monde amateur et le monde professionnel. 32 Au regard du succès phénoménal qu’il rencontre depuis sa mise en place, ce cas particulier pourrait bien être la norme d’ici quelques années. L’organisation du modèle instauré par Riot Games professionnalise ainsi d’une part les joueurs en leur assurant une rémunération régulière, et d’autre part la pratique, offrant une meilleure lisibilité de son fonctionnement envers le public. Les revenus financiers générés par le jeu permettent à Riot Games de proposer des manifestations e-sportives de plus en plus spectaculaires chaque année, favorisant ainsi sa popularisation à travers le monde. Les phases finales des World Championships 2014 qui se sont tenues dans le stade Sang-am de Séoul, célèbre pour avoir été l’une des principales enceintes sportives de la Coupe du Monde de football FIFA 2002, ont ainsi réuni 40 000 spectateurs venus encourager leur équipe favorite lors d’un show digne du Super Bowl américain. Pour l’édition suivante, dont la finale entre les deux équipes sud-coréennes SKT et KOO Tigers se tenait le 31 octobre 2015 à la Mercedes-Benz Arena de Berlin devant près de 17 000 personnes, Riot Games a alors enregistré 36 millions de spectateurs uniques à travers le monde lors de l’événement, avec un pic à 14 millions simultanément15. 33 À titre de comparaison, le seul match décisif des finales NBA (National Basket Association) de la même année opposant les Cleveland Cavaliers au Golden State Warriors s’est tenu dans un stade d’un peu plus de 20 000 personnes, et a été suivi par un peu plus de 23 millions de téléspectateurs simultanément rien qu’aux États-Unis16. Bien qu’encore en deçà de celles du sport moderne (et notamment des géants médiatiques que sont la Coupe du monde de football ou les Jeux Olympiques d’été), ces audiences en constante progression assurent, dans une certaine mesure, le financement des compétitions et permettent ainsi à Riot Games de récompenser l’équipe victorieuse d’une somme d’un million de dollars (environ 910 000 euros), lorsque les organisateurs de Roland Garros dotent les vainqueurs individuels de leur tournoi d’un peu plus d’un million et demi d’euros.17 34 En associant la spécificité de l’institutionnalisation privée, propre aux para-sports, au format pyramidal classique d’accession au haut-niveau du sport moderne, le jeu League of Legends pourrait représenter une forme aboutie du dispositif organisationnel du sport électronique de demain. C’est, tout au moins, ce que laisse présager le succès grandissant des trois dernières saisons de compétitions.

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NOTES

1. Source : eSports: Digital Games Brief, April 2014. SuperData Research. www.superdataresearch.com. 2. Source : eSports Market Brief, October 2015. SuperData Research. www.superdataresearch.com. 3. La consultation publique lancée par le gouvernement entre le 26 septembre et le 18 octobre 2015 dans le cadre de la loi « République Numérique » appelait la population française à donner son avis sur une première mouture du texte qui légiférera une grande partie des nouvelles activités liées à Internet. Les internautes ont ainsi pu exprimer leur souhait de voir l'e-sport s’éloigner des considérations de jeux d'argent en ligne pour se rapprocher des pratiques sportives. Consultable en ligne à l’adresse https://www.republique-numerique.fr/. 4. « My modest hope is that this book provides an early contribution […] to what will hopefully be an ongoing collection of research, including perhaps not only game studies, but fields like leisure studies or even the sociology of sport » (2012, p. 30). 5. Un trait pertinent en linguistique est un élément qui remplit une fonction distinctive. La pertinence motrice permet donc de distinguer le jeu sportif du jeu non-sportif. Cette notion oppose les jeux dont la réalisation de la tâche nécessite une maîtrise corporelle, c’est-à-dire une réussite motrice (comme dans les osselets ou le mikado), des jeux où priment le hasard (les jeux de dés ou de cartes), la combinatoire (les échecs) ou la fiction et l’imaginaire (les jeux de déguisements et de simulacre). 6. Source : http://www.riotgames.com/articles/20140711/1322/league-players-reach-new- heights-2014. 7. Jean-Pierre Warnier définit la synthèse corporelle (ou schéma corporel) comme « la perception synthétique et dynamique qu’un sujet a de lui-même, de ses conduites motrices, et de sa position dans l’espace-temps. Elle mobilise l’ensemble des sens dans leur rapport au corps propre et à la

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culture matérielle. [Elle] est le résultat d’apprentissages qui se poursuivent et s’entretiennent au cours de l’existence entière. Elle fait preuve d’une grande variabilité individuelle et sociale […]. Elle se dilate et se rétracte tour à tour pour intégrer de multiples objets […] dans les conduites motrices du sujet. » (1999, p. 27). 8. Pierre Parlebas définit l'inconscient moteur comme : « le contenu et l'organisation des conduites motrices d'une personne agissante traduisant le fait qu'une très faible partie seulement des opérations déclenchées […] fait l'objet d'une réelle “prise de conscience” » (1999, p. 170). 9. Source : http://thecpl.com/about-cpl/. 10. Source : http://www.eswc.com/fr/page/about. 11. Source : esportsearnings.com. 12. Source : 2015 World Championship Rules, Version 1.01, 7 juillet 2015. 13. Le 27 octobre 2015, à l’occasion de la Paris Games Week, s’est tenue une journée de débat et de réflexions intitulée eSport Summit, au cours de laquelle une série de présentations et tables rondes animées par un panel d'entrepreneurs et d’observateurs de l'industrie du jeu vidéo compétitif visaient à « Comprendre l’industrie des compétitions de jeu vidéo ». À la suite de cet échange, les différents acteurs représentatifs du milieu e-sportif présents ont cosigné un compte- rendu destiné à Axelle Lemaire, secrétaire d’État au numérique. S’en est ensuivi moins d’un mois après, une rencontre entre certains des cosignataires et des représentants du ministère de la Ville, de la Jeunesse et des Sports, en vue d’offrir un cadre législatif aux joueurs professionnels et à l’e-sport. 14. Source : http://wiki.teamliquid.net/starcraft2/Korea_e-Sports_Association. 15. Source : leagueoflegends.com, “Worlds 2015 Viewership” 16. Source : forbes.com, “Inside the Numbers : 2015 NBA Finals were highest rated ever for ABC” 17. Source : rolandgarros.com, “Prize Money”

RÉSUMÉS

La comparaison entre jeux vidéo compétitifs et jeux sportifs fait régulièrement débat, et ce notamment auprès des acteurs de la communauté du sport électronique. À l’aide de concepts empruntés à la sociologie du sport, l’article propose de questionner la définition du sport électronique au regard de quatre critères objectifs et opérationnels régulièrement utilisés pour définir le jeu sportif : la pertinence motrice de l’activité, l’organisation de compétitions, le système règlementaire et le dispositif institutionnel. Cette analyse a pour objectif d’apporter un éclairage original sur le phénomène du jeu vidéo compétitif et sur le processus de sportification qui le traverse, à travers l’exemple du jeu vidéo League of Legends.

The comparison between competitive video games and modern sports is regularly subject of debate and especially among the electronic sport community. Using concepts borrowed from the sociology of sport, the paper questions the definition of e-sport through four objective and operational criteria used to define modern sports: the motor skills, the organization of competitions, the regulatory system, and the institutional governing bodies. This analysis, which mainly takes support on the competitive video game League of Legends, aims to enlighten the sportisation process of competitive video gaming.

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INDEX

Mots-clés : sport électronique, jeu vidéo compétitif, sport, conduite motrice, compétition, règlement, institution Keywords : electronic sport, competitive video game, modern sport, motor skill, competition, rules, institution

AUTEUR

NICOLAS BESOMBES

Université Paris Descartes

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L’emploi des jeux dans l’enseignement des langues étrangères : Du traditionnel au numérique

Laurence Schmoll

1 Que ce soit sous sa forme traditionnelle ou sa forme numérique, le jeu tient une place peu définie dans la classe de langue. Il recouvre des emplois divers en fonction du niveau et de la catégorie d’âge des apprenants et suscite des réactions divergentes chez les apprenants et chez les enseignants. S’il existe des publications qui s’intéressent à la question du jeu dans l’enseignement des langues, celles-ci sont bien souvent à l’origine de réflexions et de mises en pratique ponctuelles, quand elles ne sont pas complètement empiriques (Silva, 2008). L’introduction des Technologies de l’Information et de la Communication (TIC), dans l’enseignement depuis les années 1990, a par ailleurs laissé la porte entrebâillée aux jeux numériques et, pourrions-nous le supposer, à de nouveaux usages.

2 L’objet de cet article est de proposer un panorama de l’utilisation des jeux dans l’enseignement des langues, et plus particulièrement du Français Langue Étrangère (FLE) à destination des « grands adolescents »1 et des adultes, en observant comment s’est effectuée la transition du jeu traditionnel au jeu numérique. 3 À cette fin, nous ne considérerons pas le jeu selon une définition précise, l’élément essentiel selon nous étant « que l’on joue pour le plaisir procuré par l’activité » (Brougère, 2012, p. 118). Tout le travail du concepteur ou de l’enseignant – créateur ou utilisateur – consiste donc à faire en sorte que le jeu proposé soit le plus susceptible possible de placer l’apprenant dans une « attitude ludique » (Henriot, 1983, p. 83 ; Genvo et Poix, 2003, p. 78). Nous retiendrons, par conséquent, les deux grandes caractéristiques présentées par Brougère (2012, pp. 122-124) qui font du jeu une activité de « second degré » suffisamment ouverte pour que le joueur puisse l’investir en prenant des « décisions » (ne serait-ce qu’en continuant ou arrêtant de jouer). De ces deux caractéristiques découlent trois autres critères : les décisions sont corrélées à des

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« règles » ; elles sont guidées par un enjeu dont l’issue est « incertaine » ; le second degré permet cette « frivolité » que la réalité n’autorise pas toujours en mettant à distance les conséquences des décisions prises (Brougère, 2012). Ces cinq éléments permettent d’orienter la réflexion, sans toutefois la figer, sur ce qui est susceptible d’être qualifié de jeu ou de ludique, dans le sens que nous pouvons trouver dans le dictionnaire, à savoir « relatif au jeu » (Rey, 2012, p. 1487). 4 Gardant à l’esprit ce positionnement, il nous semble utile de considérer quelles relations les acteurs de l’enseignement des langues observent avec le jeu, traditionnel tout d’abord, numérique ensuite, à travers une analyse des supports et activités présentés comme tel. Nous nous demanderons notamment si le passage au numérique a permis de préserver, pour reprendre les termes de la définition du serious game d’Alvarez (2007, p. 35), les « ressorts ludiques » spécifiques à ces jeux ou les a modifiés au profit de l’« intention » et du contenu sérieux. Nous verrons quelle peut être la valeur ajoutée du jeu numérique par rapport au jeu traditionnel à la lumière des méthodologies d’enseignement-apprentissage actuelles et comment, pour aller plus loin, penser la conception d’un jeu vidéo éducatif en respectant, d’une part, un certain équilibre entre ludique et sérieux et d’autre part, la démarche didactique de départ. Pour ce faire, nous prendrons pour exemple le cheminement par lequel nous sommes passée pour concevoir un jeu vidéo sérieux en immersion 3D stéréoscopique pour l’apprentissage du français et de l’allemand : Architecte 2015.

Jeu traditionnel et enseignement des langues

5 L’idée d’introduire le jeu dans l’éducation, et par extension dans l’enseignement des langues, fait sa première apparition de façon périphérique au début du 18e siècle, non pas dans l’enseignement scolaire français, mais chez quelques précepteurs qui proposent en vain de réformer le système traditionnel. Puren (2012 [1988], p. 29) fait ainsi référence à De Vallange (1730) et son Art d’enségner le latin aux petits enfans en les divertissant et sans qu’ils s’en aperçoivent ; dépendance de l'Art d'élever la jeunesse selon la différence des âges, du sexe et des conditions qui propose entre autres d’employer des jeux de cartes pour l’apprentissage de la lecture et de la grammaire latines et préconise de manière générale d’associer l’étude et le jeu, ce dernier passant par un support (éventails, poupées) ou une activité ludiques (comme la « grammaire digitale » où l’on apprend « en badinant sur les doigts »).

6 Le jeu ne connaît cependant pas de fortune particulière dans les méthodologies anciennes, et encore moins dans la formation des adultes, jusqu’aux cours audiovisuels de troisième génération dans les années 1980 et l’approche communicative. C’est à ce moment que sont abandonnées progressivement les théories de référence structuraliste et béhavioriste qui, dans les années 1950-1960, avaient orienté l’enseignement de la langue sur l’apprentissage des formes et des structures. Le constructivisme et le cognitivisme replacent alors l’apprenant au centre d’un apprentissage en contexte2. À partir de ce moment-là, l’enseignement des langues intègre des activités « plus variées et plus « créatrices », comme les jeux, les simulations et les jeux de rôles » (Puren, 2012 [1988], p. 258). L’ouvrage de Caré et Debyser (1978), intitulé Jeu, langage et créativité. Les jeux dans la classe de français, est représentatif de ce nouvel intérêt à tel point que les termes « ludique » et « jeu » font

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de plus en plus leur apparition dans les programmes officiels, les référentiels et les différents supports d’apprentissage. 7 Toutefois, employer une rhétorique du jeu pour désigner un objet ou une activité n’est pas suffisant pour leur apporter le caractère qu’elle désigne. Il semble opportun de se pencher sur l’utilisation qui en est faite dans des documents qui se veulent des outils de référence pour l’apprentissage des langues. Ainsi, avant même d’entrer dans une description et une analyse de l’emploi des jeux en classe de langue, nous nous demandons ce que les auteurs de ces ouvrages entendent par ces deux termes – « jeu », « ludique » – appliqués à l’enseignement. 8 Silva (2008, p. 21) souligne que le Cadre européen commun de référence pour les langues, texte de 196 pages qui a, entre autres, pour ambition d’harmoniser les pratiques d’enseignement et d’évaluation dans le domaine des langues, n’accorde qu’un chapitre d’une quinzaine de lignes à la question de l’« utilisation ludique de la langue » (Conseil de l’Europe, 2001, p. 47). Ce dernier se présente essentiellement sous la forme d’une liste de jeux portant sur le lexique : les lettres (le pendu, Scrabble), les mots (anagrammes, rébus) ou encore les jeux de mots (au sens de calembours et autres contrepèteries). Il est fait référence au jeu à deux autres reprises. L’une présente le jeu comme une visée d’apprentissage, par exemple « dire à des enfants que l’activité qu’on leur propose leur permettra de jouer ensuite, dans la langue étrangère, au jeu des Sept Familles » (Conseil de l’Europe, 2001, p. 107). L’autre cite les « jeux coopératifs et compétitifs » (Conseil de l’Europe, 2001, p. 112), parmi d’autres activités possibles pour un travail de groupe au moyen de supports dits techniques (ordinateurs, etc.). 9 Peu présent, le jeu est donc désigné avant tout comme un support d’apprentissage et non comme un moyen et le texte ne fait jamais référence ni à ses apports potentiels, ni à ses caractéristiques. Le Cadre met en relation le jeu comme visée d’apprentissage et la motivation qui peut en être la conséquence. Les notions de coopération et de compétition sont également évoquées sans plus d’approfondissement et uniquement en rapport avec les TIC. 10 Pour aller plus loin, nous avons recherché la présence de ces deux termes dans dix manuels de langue pour l’enseignement du Français Langue Étrangère. Nous nous sommes surtout attachée à collecter les mots « jeu » et « ludique » dans les avant- propos du manuel de l’apprenant et dans les guides pédagogiques à destination des enseignants. Un seul des dix manuels utilise explicitement les jeux. L’ambition affichée est de réemployer le « lexique dans un contexte amusant » (Baglieto, Girardeau & Mistichelli, 2011a, p. 6). Ces jeux portent sur la coopération (transmettre un message à son voisin qui doit le restituer correctement) ou la compétition (formation de groupe et comptage de points, mémorisation et rapidité). Certains sont des jeux de langage, d’autres des jeux de plateau (comme le jeu de l’oie) ou encore des devinettes. La plupart porte sur le vocabulaire ou la grammaire, plus rarement sur un aspect culturel (voir Figures 1 et 2).

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Figure 1

Mots mêlés sur le vocabulaire de la maison (Baglieto, Girardeau, Mistichelli, 2011b, p. 76)

Figure 2

Jeu mêlant coopération et compétition portant sur le passé composé (Baglieto, Girardeau, Mistichelli, 2011a, p. 202)

11 Cinq manuels emploient le mot « ludique » (Abry et alii, 2007a, p. 7 ; Capelle & Menand, 2009b, p. 6 ; Dubois, Lerolle, 2008, p. 6 ; Hugot et alii, 2012, p. 3 et 4 ; Monnerie-Goarin et alii, 2006b, p. 8 et 11). Ce dernier renvoie à des activités qui ne sont pas présentées comme des jeux, mais qui sont plus ouvertes que les exercices traditionnels et dont le but est d’inciter à l’échange. Il en est ainsi des jeux de rôles, des tâches et des projets. Le terme est alors accompagné d’autres mots-clés, tels que « créatif », « motivant », « investissement », « libre », « récréatif », « valorisant ». Un seul ouvrage sur les cinq

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(Capelle, Menand, 2009b) emploie le terme « ludique » pour faire référence à des activités numériques portant sur la grammaire ou le vocabulaire. Faut-il comprendre que le caractère interactif puisse donner d’emblée une couleur plus attrayante à ce type d’activités ?

12 Trois autres manuels (Flumian & Catherine et alii, 2011 ; Mérieux & Loiseau, 2004a, 2008) ne font aucune référence au jeu ou au ludique, mais présentent également les activités ouvertes du type « jeux de rôles » comme un facteur de motivation, en insistant sur la notion de plaisir dans l’apprentissage. Enfin, un seul manuel tient un discours où le ludique ne semble pas avoir sa place. Lorsqu’il est question des jeux de rôles, ce dernier précise : » on abordera ces jeux de rôles non pas comme des moments de divertissement (encore qu’ils puissent l’être), mais comme les étapes obligées d’une formation » (Girardet & Gibbe, 2010a, p. VII). 13 Pour conclure cette rapide analyse, sont qualifiées de « ludiques » par les concepteurs de manuel les activités ouvertes, propices à l’interaction entre les apprenants et dans une moindre mesure, les activités proposées sur support multimédia. Nous constatons qu’une confusion est faite entre le jeu et le jeu de rôles, du fait notamment de la proximité des termes, mais également pour la raison que tous deux partagent la caractéristique de second degré et d’absence de conséquence sur la réalité. Un jeu de rôles en éducation correspond davantage à une simulation durant laquelle les apprenants incarnent un personnage dans un contexte donné de la vie réelle et en improvisant (plus ou moins en fonction du temps de préparation) un dialogue. Cette activité peut difficilement, à notre sens, être qualifiée de jeu (à moins que les apprenants l’investissent comme tel), car elle ne présente pas de règles (mais des consignes) et son enjeu n’intègre pas la notion de victoire ou de récompense bien que nous puissions parler de gain à l’apprentissage. Pour appuyer notre propos, citons Sauvé, Renaud et Kaufman qui proposent de distinguer jeu et simulation éducatifs de la façon suivante : Le jeu est une situation fictive, fantaisiste ou artificielle dans laquelle des joueurs, mis en position de conflit […], sont soumis à des règles qui structurent leurs actions en vue d’atteindre des objectifs d’apprentissage et un but déterminé par le jeu […]. Au contraire, la simulation se veut un modèle simplifié, dynamique et juste d’une réalité définie comme un système. […] La simulation n’implique pas nécessairement un conflit, une compétition, et la personne qui l’utilise ne cherche pas à gagner, ce qui est le cas dans le jeu (Renaud et Kaufman, 2010, p. 35). 14 Si le jeu de rôles ou la tâche proposés par l’enseignant peuvent générer de la motivation chez les apprenants, nous supposons que c’est par leur caractère plus ouvert, les apprenants y expérimentant une marge de liberté plus grande qu’avec des exercices traditionnels. Il nous paraît moins évident de les qualifier d’emblée de « ludique » ou d’« amusant » et dès lors, l’utilisation de ce mot revêt un caractère plutôt commercial.

15 En mettant de côté les jeux de rôles et les projets, le jeu en classe de langue semble alors se concentrer sur les jeux de société familiers, les jeux de lettres et les devinettes portant sur un savoir lexical ou grammatical, éventuellement culturel. De façon plus empirique, d’autres activités effectuées en classe pourraient au minimum être susceptibles de provoquer une attitude ludique chez les apprenants, tout en s’ouvrant aux interactions entre les utilisateurs et à un réinvestissement plus important en compréhension et en production. Il s’agit d’activités qui placent les apprenants en position de compétition ou de coopération et qui emploient les mécanismes du jeu,

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procédé réactualisé sous le nom de gamification (Deterding et al., 2011). Elles sont souvent empruntées au domaine de l’enfance et mettent pour la plupart le corps en action. Il existe ainsi de nombreuses adaptations de « Jacques a dit » ou du jeu de cache- cache, dont nous pouvons trouver quelques exemples dans les travaux de Weiss (2002) ou ceux de Silva (2008). Les activités qui font appel à la créativité, notamment narrative, à la mémoire ou au hasard pourraient également entrer dans cette catégorie. Toutefois, les jeux de société et de lettres restent ceux qui jouissent plus particulièrement d’une bonne fortune auprès des enseignants qui ont tendance à les utiliser comme un intermède ludique qui ouvre, ponctue ou clôt le cours.

Le numérique en classe de langue : quid du jeu ?

16 L’arrivée des TICE, et notamment d’Internet, en classe de langue apporte avec elle l’espoir d’un support complémentaire propice aux interactions écrites et orales. Nous avions constaté il y a quelques années (Schmoll & Koecher, 2006, p. 590) que les spécificités d’Internet étaient très peu exploitées. D’une part, l’interactivité se cantonnait à remplir des cases (exercices lacunaires) ou sélectionner des items (QCM) pour un feedback pas toujours présent et, quand c’était le cas, qui se réduisait souvent à une correction sans plus d’explications. D’autre part, les interactions possibles entre apprenants ou même entre usagers étaient quasi inexistantes.

17 Quelques années plus tard sont apparus des sites pédagogiques exploitant les possibilités des forums et des blogs pour amener les apprenants non seulement à communiquer entre eux, mais surtout à interagir avec des locuteurs natifs. À travers cette pratique a émergé la notion de « didactique invisible », développée par Ollivier (2012). Ce dernier constate que les productions des apprenants réalisées dans des conditions de communication proches de la vie réelle, mais qui ont lieu dans une situation de communication simulée, sont fortement influencées par le contexte de la classe et la présence de l’enseignant. Au final, le destinataire n’est pas l’interlocuteur imaginaire décidé par l’enseignant, mais reste bien l’enseignant lui-même, puisque c’est lui qui écoute ou lit vraiment le message et qui l’évalue. Le projet Babelweb reflète ce concept de didactique invisible, car le but est de proposer aux apprenants des espaces de publication dédiés sur lesquels apprenants et utilisateurs peuvent interagir hors des limites de la classe et sans que cet aspect apprentissage soit explicitement affiché. 18 Dans le même esprit, utiliser des jeux numériques à des fins pédagogiques devrait permettre de sortir du contexte de la classe. L’apprenant change de statut en devenant joueur et il est possible, au moins en partie, de lui faire oublier le contenu sérieux s’il se laisse prendre par les ressorts ludiques et se place par conséquent dans une attitude ludique. Les apports supposés sont nombreux et présentés de manière plus empirique que scientifique. Le principal avantage avancé est de susciter la motivation de l’apprenant et de déstigmatiser la prise de risque dans la langue-cible, ainsi que l’évaluation, car s’il y a échec, le joueur-apprenant devrait a priori plutôt considérer qu’il a perdu au jeu et non qu’il a échoué d’un point de vue linguistique. Une enseignante ayant expérimenté les jeux numériques en classe de langue nous a rapporté que certains de ses apprenants recommencent le jeu jusqu’à ce qu’ils aient un score parfait.3

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19 Ces considérations sur les jeux numériques sont également valables pour les jeux traditionnels et nous avons observé dans une autre étude (Schmoll, 2011, p. 149) que beaucoup de jeux numériques ayant pour vocation un entraînement au FLE sont en réalité des jeux traditionnels existants détournés sur support informatique. Il existe différents jeux de l’oie, pendus ou encore mots croisés dont le but est de promouvoir un entraînement linguistique dans le but de mémoriser du vocabulaire, une conjugaison ou une structure grammaticale (voir Figure 3).

Figure 3

Jeu de l’oie en ligne portant sur les adjectifs possessifs (http://jeudeloie.free.fr/)

20 Nous avons pu noter par ailleurs que certains exercices fermés du type exercices lacunaires ou QCM revêtent une aura ludique dans le discours des acteurs de l’enseignement, dès lors qu’ils sont présentés sur support multimédia. Par exemple, Le nouveau Taxi 1 présente dans son guide pédagogique des activités autocorrectives sur DVD-Rom en précisant que leur ambition est de « vérifier ses acquis de manière ludique et interactive en grammaire, vocabulaire et conjugaison » (Capelle & Menand, 2009b, p. 6).

21 Face à ce type de jeux et d’activités, nous nous demandons quelle est la valeur ajoutée du support informatique par rapport aux jeux traditionnels. Nous nous retrouvons dans le même cas de figure que celle des sites pédagogiques cités précédemment qui, dans un premier temps, ne présentaient pas d’originalité particulière par rapport à un support papier et pour lesquels les concepteurs, se reposant sur l’attrait de la nouveauté, se contentaient de reprendre le modèle du manuel de langue avec des séries d’exercices formels. Là aussi, les jeux proposés ne sont en réalité que des exercices fermés cachés derrière un habillage dit ludique, qui font un usage timide des potentialités du multimédia et qui n’incitent pas l’apprenant à s’impliquer. Le même

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constat peut être appliqué aux logiciels dits ludoéducatifs qui exploitent les mécaniques du jeu vidéo comme le système de récompense, mais peinent souvent à activer une attitude ludique chez l’utilisateur (Mauco, 2012). Ce dernier n’est pas dupe ; les objectifs d’apprentissage paraissent évidents. Ainsi, la didactique invisible n’opère pas vraiment, peut-être même moins qu’avec un jeu traditionnel utilisé dans le cadre du cours de langue. 22 Pourtant, l’alliance du jeu et des TICE, autrement dit l’utilisation du jeu dans une version numérique, pourrait présenter un atout de taille pour l’enseignement des langues, à condition d’aller plus loin qu’une simple transposition de l’existant. En effet, pour en revenir aux méthodologies d’enseignement des langues, nous nous situons depuis les années 1980 dans une approche communicative et plus récemment dans une perspective actionnelle, prolongement de la première. L’approche communicative a pour principe de considérer l’apprenant comme étant acteur de son apprentissage et a pour ambition de lui donner les moyens d’apprendre à apprendre et de développer une compétence de communication (Hymes, 1984, p. 74). L’apprentissage n’est de ce fait plus centré sur les compétences linguistiques (lexique, grammaire, phonétique), même si elles sont toujours présentes, mais sur la capacité à interagir, en travaillant les compétences de compréhension et de production orales et écrites, à travers des objectifs dits communicatifs, tels que « se présenter » ou « demander poliment ». C’est ainsi qu’apparaît le jeu de rôles dont nous avons parlé plus haut, dont le but est d’entraîner les apprenants à communiquer oralement. Dans ce contexte, le web social, avec ses possibilités d’ouverture sur le monde et d’interactions à distance, a suscité un réel intérêt dans le domaine de la didactique des langues. 23 La perspective actionnelle, dans les années 2000, a étendu cette réflexion en présentant l’apprenant comme un acteur social, autrement dit quelqu’un, non plus seulement qui communique, mais qui agit dans la société et qui, pour ce faire, emploie des stratégies qui peuvent être langagières ou non-langagières. De ce point de vue, l’apprentissage ne va plus seulement être centré sur les compétences langagières (telles que la compréhension et la production), mais également sur toutes les stratégies que l’usager est susceptible de développer pour atteindre son but, qui n’est pas la communication, mais une action, une « tâche » (Ellis, 2003, p. 5), comme « acheter du pain à la boulangerie », « organiser une fête des voisins », etc. Est définie comme tâche toute visée actionnelle que l’acteur se représente comme devant parvenir à un résultat donné en fonction d’un problème à résoudre, d’une obligation à remplir, d’un but qu’on s’est fixé. (Conseil de l’Europe, 2001, p. 16) 24 Le passage du jeu de rôles à la tâche marque un tournant dans l’enseignement des langues, car, désormais, l’enseignant n’est plus censé construire ses séances en fonction d’objectifs communicatifs, mais doit d’abord décider quelle va être la tâche à effectuer, ainsi que le contexte dans lequel elle va avoir lieu, et en fonction de cette dernière, fournir aux apprenants ce dont ils vont avoir besoin langagièrement et stratégiquement pour la réussir.

25 De ce point de vue, les jeux vidéo plus ouverts, tels que les jeux d’aventure, qui permettent une réelle participation et des interactions entre utilisateurs ou avec des personnages non-joueurs (PNJ), présentent un intérêt majeur pour l’enseignement des langues. En effet, laisser la possibilité aux apprenants d’incarner un personnage dans un monde virtuel semble ouvrir les perspectives en ce qui concerne les activités en permettant de mettre en place des tâches telles qu’elles sont conçues dans la

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perspective actionnelle. De nombreuses études prenant pour sujet d’analyse World Of Warcraft ont démontré la façon dont cet environnement proposait une écologie sémiotique riche et multimodale pour l’apprentissage des langues (Thorne & Fischer, 2012 ; Zheng et alii, 2009). Ce jeu en ligne propose un environnement linguistique à même de développer chez ses utilisateurs une littératie complexe puisqu’elle amène ceux-ci à maîtriser plusieurs outils de communication du Web 2.0, afin de satisfaire à des besoins communicatifs variés au sein du jeu ou en dehors de celui-ci. Dans ce contexte informel, il a été constaté que l’inhibition à communiquer était inférieure (Peterson, 2010), du fait de l’absence contextuelle d’une instance évaluative en la personne, par exemple, du professeur. Autrement dit, le jeu vidéo, qu’il soit au départ à vocation pédagogique ou pas, peut permettre de mettre en place des interactions virtuellement situées propices à la réalisation de tâches qu’il n’est pas toujours possible de reproduire en classe. 26 Deux pratiques sont possibles (Alvarez & Djaouti, 2012, p. 11) : soit l’enseignant détourne un jeu vidéo existant dans un but pédagogique, nous parlons alors de serious gaming, soit il utilise un jeu vidéo conçu spécifiquement avec une intention sérieuse et il s’agit alors d’un serious game. Ce dernier concept présente différentes catégories en fonction de l’intention (advergames pour les jeux publicitaires, Games with a purpose qui s’orientent vers la collecte et la production de données par les usagers, etc.) ; dans le cadre de cet article, nous nous intéressons aux learning games, les jeux vidéo qui ont pour but un apprentissage. Si l’utilisation du serious gaming présente l’avantage d’offrir aux apprenants une certaine authenticité dans le contexte, les tâches à effectuer et les interactions, il peut également s’écarter de manière trop importante des objectifs d’apprentissage, notamment linguistiques, de l’enseignant (Sykes, 2013, p. 33). Au contraire, le jeu vidéo éducatif vise des objectifs, ainsi que des tâches, spécifiques et ciblés en fonction du niveau des apprenants. L’inconvénient se situe dans le fait que, si les ressorts ludiques sont trop peu importants ou inadaptés, le jeu aura peu de chances de déclencher chez le joueur une attitude ludique. 27 C’est ce dernier constat qui nous intéresse plus particulièrement et nous nous posons la question de savoir comment trouver un équilibre entre ludique et sérieux au moment de la conception d’un jeu vidéo éducatif. Dans l’exemple qui suit, nous nous limiterons donc à la question du serious game en présentant le cheminement et la réflexion que nous avons menés à travers la conception de plusieurs jeux vidéo pour l’apprentissage des langues.

De la tension inhérente au jeu vidéo d’apprentissage : l’exemple d’Architecte 2015

28 De la réflexion sur l’apport des jeux numériques par rapport aux jeux traditionnels en classe de langue ont émergé plusieurs projets de jeux pour l’apprentissage du FLE cherchant à exploiter les ressorts ludiques, techniques et scénaristiques des jeux vidéo auxquels nous avons participé. À travers ces différents projets est revenue constamment la question de la tension soulignée par Brougère (2012, p. 125) « entre logique du jeu (gameplay) et logique de l’apprentissage », tension que nous présentons ci-dessous à travers l’historique de ces projets et que nous approfondirons avec le dernier d’entre eux afin de proposer des pistes de réflexion sur la façon d’appréhender la conception de jeux vidéo dédiés à l’apprentissage des langues.

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29 D’après Brougère, la logique de conception d’un serious game incite à partir des objectifs d’apprentissage sur lesquels « on va greffer un gameplay plus ou moins adapté ». À l’opposé, le jeu de divertissement intègre « une logique ludique » « dans une histoire, un univers fictionnel adapté à [celle]-ci » (Brougère, 2012, p. 125). C’est ce que propose Djaouti (2011) avec son modèle de conception DICE pour Définir le contexte et le contenu sérieux (objectifs, moyens, contraintes), Imaginer un principe de jeu, Créer un prototype et Évaluer selon un processus itératif. Si nous n’avons pas suivi ce modèle pour le premier projet que nous présentons ci-dessous, nous avons tenté de l’appliquer aux deux derniers. 30 Thélème consiste en une maquette de jeu massivement multi-joueurs en ligne (MMOG) dont l’ambition est d’offrir aux internautes allophones un univers de cape et d’épée en français pour qu’ils profitent, tout en jouant, d’une immersion dans la langue-cible. Le principe de départ, même si le projet n’est pas allé plus loin que la maquette, propose, parallèlement aux quêtes, des missions plus adaptées au niveau linguistique des utilisateurs d’une autre langue. Le scénario et les évaluations prennent en compte les efforts linguistiques des joueurs qui interagissent à l’écrit par l’intermédiaire d’un chat. Les retours des apprenants et des enseignants après expérimentation sont en général positifs, mais mentionnent, pour les premiers, des difficultés à évoluer dans l’univers et à comprendre ce qu’ils doivent faire, pour les seconds, de n’avoir aucun contrôle sur ce que font leurs apprenants et de ne pas trouver leur place dans le concept. Ainsi, quand l’intention sérieuse n’apparaît pas visiblement, notamment lorsque sont estompés les repères traditionnels de la classe – comme l’enseignant en position de domination ou des objectifs d’apprentissage clairement annoncés – le jeu vidéo à vocation pédagogique peut manquer sa cible. Comme si l’absence de ces repères familiers dans un jeu à vocation pédagogique empêchait les usagers d’entrer dans une attitude ludique. Mais cela reste à analyser plus profondément. 31 Dans le but d’apporter une réponse à ces observations, nous avons participé à la conception d’un nouveau modèle de jeu vidéo pour le FLE, centré sur le jeu d’aventure, mais beaucoup plus cadré que le précédent : Les Éonautes. Le concept reprend des idées de Thélème mais réduit certaines de ses fonctionnalités au profit d’un support plus adapté à la classe. Il s’agit d’un outil qui permet à l’enseignant de choisir sa progression didactique et de suivre les progrès des apprenants. Il peut effectuer des choix didactiques afin de créer un parcours d’apprentissage personnalisé pour chacun d’entre eux. Ces derniers ont moins de liberté d’action, car il ne s’agit plus d’un jeu en ligne où ils rencontrent d’autres joueurs ; ils ont par contre l’opportunité de découvrir différentes périodes culturellement marquées de la France à travers des voyages temporels durant lesquels ils interagissent à l’écrit avec des PNJ ou avec l’enseignant et les apprenants de la même classe par l’intermédiaire d’un chat privé. Les séquences sont limitées à 45 minutes de jeu en moyenne pour s’intégrer à l’heure de cours. Les missions sont davantage centrées sur un ou plusieurs objectifs linguistiques précis du niveau A2 ou B1 du Cadre européen commun de référence pour les langues et correspondent à des tâches telles que le préconise la perspective actionnelle. À l’inverse du premier projet, même si l’immersion visuelle et linguistique a été saluée, les retours sur Les Éonautes ont porté sur l’absence d’ouverture de l’espace de jeu et le caractère trop linéaire du parcours où, malgré la présence de ressorts ludiques, les utilisateurs ressentent trop fortement l’intention sérieuse.

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32 Architecte 2015 est un jeu éducatif en 3D immersive, utilisant la reconnaissance de la parole, pour l’apprentissage de l’Allemand Langue Étrangère (Deutsch als Fremdsprache – DAF) et du FLE. Ce projet sur trois ans reflète à travers son évolution cette tension que nous observons à travers les deux projets précédents et ce difficile équilibre à trouver entre ludique et sérieux. Le scénario du projet est destiné à des élèves de seconde (niveau A2 du Cadre européen commun de référence pour les langues, 2001). Le joueur doit accomplir un certain nombre d’actions dans le jeu afin d’aider une architecte à retrouver son père qui a disparu dans la maquette 3D de la Cathédrale de Strasbourg. Les consignes et les aides sont données en langue-cible et permettent de découvrir des éléments culturels sur ce monument, ainsi que le champ lexical de l’architecture attenant. L’apprenant, qui appartient à une génération ayant la faculté d’agir sur le monde virtuel, intègre le dispositif constitué d’une TV stéréoscopique 3-D, d’une paire de lunettes de stéréovision, d’une capture de mouvement à 6 degrés de liberté, d’un micro-casque et d’un smartphone et doit communiquer avec l’architecte pour passer un certain nombre d’épreuves. Les interactions avec le PNJ se font oralement, grâce au système de reconnaissance de la parole. Nous cherchons, à travers ce dispositif de réalité virtuelle, à provoquer chez le joueur des interactions non seulement verbales, mais aussi corporelles, autrement dit de l’engager dans une action qui nécessite également une interaction langagière. L’objectif attendu, sur le modèle de la perspective actionnelle, est de donner un sens à l’action, une signification qui serait celle du jeu et de l’univers dans lequel l’utilisateur est immergé de manière sensorielle, et par conséquent de donner du sens à l’utilisation de la langue-cible, tout en estompant la situation d’apprentissage. 33 Reprenant le principe du modèle DICE lors de la conception, nous avons sélectionné les objectifs communicatifs qui seraient présents dans le jeu (D), puis nous avons travaillé sur le scénario et la rédaction des dialogues (I) que nous avons implémentés dans le dispositif technique (C) et testés, dans sa version allemande, auprès de 46 élèves de seconde d’un lycée professionnel français en juin 2013 (E).4 34 L’observation nous a permis de constater que, non seulement les apprenants étaient statiques face à l’écran, alors même qu’ils avaient les moyens technologiques d’utiliser leur corps dans le jeu, mais qu’en plus, leur prise de parole était extrêmement réduite, se contentant de prononcer les mots-clés pour répondre au PNJ. Les feedbacks du PNJ étaient par ailleurs inadaptés, car, en cas d’incompréhension, celui-ci se contentait de répéter la même phrase avec un débit plus lent. Du reste, nous n’avions pas prévu que les apprenants puissent poser des questions sur l’environnement ou plus simplement sur le sens des mots. 35 À la question « Comment tu appellerais ce que tu viens de faire ? », les entretiens ont fait ressortir que 41,5 % des élèves considéraient l’expérience comme un « jeu » ou un « jeu pédagogique » contre 22,5 % pour « un exercice » ; les 36 % restant la qualifiant de « simulation » ou d’« immersion ». Les apprenants considérant Architecte 2015 comme un jeu le justifient en utilisant le mot « ludique ». Nous avons cependant noté une tendance très forte à utiliser ce qualificatif par rapport au dispositif lui-même et ce qu’il permet, à savoir l’immersion visuelle, la navigation et surtout les interactions avec les objets et le décor, et non pas par rapport au scénario. Au contraire, les remarques négatives portent davantage sur les dialogues, d’une part les difficultés face à la compréhension de la langue, d’autre part les prises de parole trop longues du PNJ, les consignes qui manquent de clarté et la répétition des actions et des consignes. Nous

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avons conclu que le produit en l’état correspondait plus à une simulation qu’à un jeu vidéo et qu’il fallait complètement revoir notre façon d’appréhender la conception d’un jeu à destination de l’enseignement des langues. Pour citer un élève, « en gros, c’était fun de faire les choses, mais ça servait quasiment à rien, quoi. C’était juste pour un peu nous distraire en même temps qu’on parlait allemand, quoi ». 36 En revenant sur nos choix didactiques et scénaristiques, nous avons constaté que partir de la définition des objectifs d’apprentissage avait eu pour inconvénient de nous faire entrer dans une logique de contrôle de la prise de parole des utilisateurs. À partir de là s’est naturellement mis en place un scénario séquencé, durant lequel le joueur n’a pas d’autre choix que de valider un verrou scénaristique pour passer à un autre, et les dialogues ont pris la forme d’une liste chaînée avec conditions (Koster, 2005, p. 42), enfermant ainsi l’utilisateur dans une boucle où il n’est jamais à l’origine de l’interaction et où il ne peut que faire la bonne action ou donner la bonne réponse pour en sortir. Avec cette approche, nous mettons le joueur dans une position passive qui se contente de suivre des consignes et n’a aucun pouvoir de décision, critère pourtant fondamental d’après notre positionnement de départ sur les caractéristiques du jeu. 37 En effet, certains retours des élèves pendant le test confirment que ce critère a de l’importance pour qualifier une expérience de ludique. Un lycéen, quand il lui est demandé pourquoi il considère l’expérience comme un exercice, répond : « parce qu’on est guidé, parce que par exemple dans un jeu vidéo, on fait euh, certes on a des missions ou ce genre de choses, mais là on avait vraiment quelque chose qui nous était dicté et qu’on devait faire ». Nous pouvons alors nous demander, une fois de plus, quelle est la valeur ajoutée d’un jeu de ce type, qui se veut pourtant ouvert et interactif, par rapport à des jeux traditionnels transposés sur écran. 38 Forts de ces constats, nous avons complètement revu notre modèle de conception avec pour but d’introduire davantage de ressorts ludiques et surtout laisser plus de liberté d’action au joueur. Nous avons alors fait le choix de partir non plus des objectifs, mais du scénario et des actions à y faire et de terminer par la définition des objectifs langagiers nécessaires pour pouvoir réussir le jeu et les tâches. La conséquence sur la structure du scénario est que les verrous scénaristiques ne sont plus séquencés, mais imbriqués. Autrement dit, les étapes par lesquelles le joueur doit passer dans un ordre prédéfini sont limitées, au profit d’une plus grande liberté d’action : l’utilisateur peut en grande partie décider de l’ordre dans lequel il va accomplir les épreuves ou les énigmes. Pour provoquer davantage d’interactions corporelles, nous avons introduit des épreuves qui amènent le joueur à se déplacer dans le monde virtuel, comme des objets cachés à retrouver ou la présence d’un opposant offensif qu’il faut éviter. 39 Pour stimuler la prise de parole, nous avons là aussi décidé d’inverser le modèle. Plutôt que de partir d’une consigne ou d’une question formulée par le PNJ, nous nous sommes demandé quels événements le joueur est susceptible de déclencher. Nous avons déterminé qu’il pouvait, entre autres, ne rien faire, entrer et sortir dans des zones prédéterminées, désigner un objet sur la scène, accomplir une action sans prendre la parole, prendre la parole pour dire son incompréhension, poser une question, répondre ou commenter l’action. Pour chaque événement, relié à une zone ou pas, nous avons ensuite rédigé les feedbacks du PNJ. La structure du dialogue a pris la forme d’un arbre à conditions qui propose des embranchements multiples avec des états parallèles (Koster, 2005, p. 44). De ce fait, le joueur est la plupart du temps à l’origine de l’interaction et donc plus libre. Il lui faut demander ce qu’il faut faire, mais il peut éventuellement

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aussi traverser le jeu en n’ayant que très peu pris la parole, en développant d’autres stratégies comme comprendre ce qu’il faut faire grâce au contexte ou en agissant plutôt qu’en parlant. Et c’est bien là une des caractéristiques mises en avant par la perspective actionnelle. Nous avons cependant introduit un bonus de parole, en plus du bonus qui valide la réussite de l’action, afin de l’inciter à s’exprimer dans la langue-cible. Cette nouvelle version est désormais finalisée et fera l’objet d’un nouveau test fin 2014.

Conclusion

40 Ainsi, pour que le jeu numérique apporte un intérêt supplémentaire à l’apprentissage des langues par rapport au jeu traditionnel, nous ne pouvons pas nous contenter de reproduire de l’ancien pour faire du nouveau. Des expérimentations, des essais et des erreurs sont nécessaires pour apporter à l’enseignement une réflexion, une pratique et des outils valides. Le plus difficile est, que ce soit pour le concepteur, pour l’enseignant ou l’apprenant, de dépasser ses propres représentations et une pensée héritée aussi bien des méthodologies anciennes qui ignorent le jeu que des pratiques plus récentes qui ont une conception trop fermée du jeu.

41 En effet, le jeu en classe de langue prend avant tout la forme d’un support ou d’une activité complémentaire permettant d’introduire un peu de variété et d’originalité parmi les autres exercices d’entraînement linguistique. Cette pratique médiatisée par les technologies numériques met encore plus en avant cette instrumentation fermée du jeu et la difficulté à sortir des cadres. Pour profiter des potentialités du jeu numérique, l’enseignant doit consacrer du temps à ce dernier, notamment en se formant à ses usages, mais aussi en réfléchissant à la façon de l’intégrer dans la classe de langue. Ce qui implique également de modifier sa position pédagogique et accepter de ne pas tout contrôler. Car pour que le jeu soit propice au déclenchement d’une attitude ludique, il doit, entre autres, être ouvert et laisser la possibilité à l’apprenant de prendre ses propres décisions, décisions qui peuvent aller à l’encontre de ce qu’attendait l’enseignant.

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ANNEXES

Liste des jeux numériques cités

Architecte 2015. Dernière consultation le 14/10/2014 : http://www.eveil-3d.eu/francais/ index.php. Le projet EVEIL-3D est cofinancé par l’Union Européenne via le Fonds Européen de Développement Régional (FEDER), dans le cadre du programme INTERREG IV - Rhin Supérieur. Babelweb. Dernière consultation le 14/10/2014 : http://www.babel-web.eu. Site réalisé dans le cadre des projets européens Babelweb (135610-LLP-1-2007-1-AT-KA2- KA2MP) et Babelweb.Pro (519258-LLP-1-2011-1-AT-KA4-KA4MP) financés avec le soutien de la Commission européenne. Jeu de l’oie. Apprendre le français en s’amusant. Dernière consultation le 14/10/2014 : http://jeudeloie.free.fr/. Les Éonautes. Dernière consultation le 14/10/2014 : http://www.eonautes.com/fr/ eonautes-serious-game-fle.html. Jeu réalisé par Almédia, avec le soutien du Ministère de l’Éducation nationale. Thélème. Dernière consultation le 14/10/2014 : http://www.theleme-lejeu.com/. Jeu réalisé par Almédia et le Laboratoire Cultures et sociétés en Europe (devenu depuis Dynamiques européennes - UMR7367) grâce au fonds de maturation de projets innovants Conectus.

NOTES

1. Expression utilisée de façon consensuelle par les acteurs de l’enseignement du FLE pour désigner les mineurs d’une tranche d’âge allant vraisemblablement de 15 à 18 ou 21 ans. 2. L’approche communicative a pour ambition d’amener l’apprenant à pouvoir interagir dans des situations de communication définies. L’enseignement insiste sur le sens et le contexte et non pas sur les formes et les structures de la langue. Le jeu de rôles devient l’activité de production orale principale. 3. Propos recueillis lors d’une expérimentation pour le projet Architecte 2015 (voir plus loin). 4. Les lycéens sont enregistrés pendant le test (enregistrement audio pour les dialogues, enregistrement vidéo pour les attitudes). L’expérience est suivie d’un entretien individuel enregistré (audio uniquement) pour évaluer notamment leurs impressions sur le dispositif, le scénario et l’intérêt d’un jeu pour l’allemand. L’observation en direct est faite à l’aide d’une grille critériée, prenant en compte les différents types de mouvement, les réactions verbales et non- verbales, les sollicitations vers les intervenants et les types de prise de parole dans le jeu. Les entretiens, correspondant à neuf heures et cinquante-sept minutes d’enregistrement, sont transcrits et analysés à l’aide du logiciel MAXQDA (Roy, 2014).

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RÉSUMÉS

Cet article interroge la place du jeu dans l’enseignement des langues et s’intéresse plus précisément aux façons dont la transition entre l’utilisation des jeux dits traditionnels en classe et leur adaptation sur supports multimédia s’est effectuée. Les jeux sont-ils les mêmes ou ont-ils changé ? Le passage au numérique a-t-il permis de préserver les ressorts ludiques spécifiques à ces jeux ou les a-t-il modifiés au profit de l’intention et du contenu sérieux ? Nous questionnerons ainsi l’apport que le numérique peut éventuellement offrir au jeu traditionnel à la lumière des méthodologies d’enseignement-apprentissage actuelles. Pour aller plus loin, nous nous demanderons comment penser la conception d’un jeu vidéo éducatif en respectant, d’une part, un certain équilibre entre ludique et sérieux et d’autre part, la démarche didactique qui a présidé aux choix scénaristiques. Pour ce faire, nous prendrons comme exemple la conception d’un jeu d’apprentissage en immersion 3D stéréoscopique pour l’apprentissage du français et de l’allemand.

This article questions the place of games in language teaching and more specifically examines how the transition between the use of traditional games in the classroom and their adaptation to digital media has been carried out. Are these games the same or have they changed ? Has the digital switchover preserved the entertaining aspects of these games or have these aspects changed in order to accommodate more serious content ? We will thus examine the potential added value of digital versus traditional games in the light of current teaching methodologies and we will discuss the design of learning games with regard to striking an adequate balance between fun and serious as well as respecting the didactic guidelines of the game. By way of an example we will refer to the design of a 3D immersive learning game for French and German languages.

INDEX

Mots-clés : jeu vidéo d’apprentissage, apprentissage des langues, tâches, perspective actionnelle, attitude ludique Keywords : learning games, language learning, tasks, action-based learning, playful attitude

AUTEUR

LAURENCE SCHMOLL

Université de Strasbourg

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« Soyons sérieux et jouons un peu ! » Navigation aux frontières de la classe par le jeu vidéo d’apprentissage Mecagenius.

Victor Potier

1 Lorsque l’on travaille sur le jeu sérieux, il est toujours curieux de constater la multitude de jeux développés, la grande diversité de grammaires de jeu déployées, ou encore l’incroyable panel de visées sérieuses poursuivies, et il ne s’agit plus de s’étonner de l’ampleur que prennent les serious games au sein de la recherche internationale. Alors que l’Éducation nationale a souvent renvoyé la notion d’éveil et le jeu dos à dos, le cantonnant à se porter au-devant de jeunes publics, le jeu sérieux d’apprentissage se caractérise par sa légitimité institutionnelle grandissante.

2 Ainsi en est-il de Mecagenius1, jeu sérieux destiné à l’apprentissage du génie mécanique de la seconde au niveau Bac+3, dont l’intégration sur le terrain se trouve fortement facilitée par ses appuis dans le monde de l’industrie, de la recherche et de l’enseignement secondaire et supérieur. Mecagenius est développé par l’équipe Serious Game Research Lab au centre universitaire J.-F. Champollion d’Albi, sous la direction de Catherine Lelardeux et de Pierre Lagarrigue, tandis que son développement, son déploiement, ainsi que les travaux scientifiques dont il fait l’objet en didactique, psychologie et sociologie sont assurés par le groupement d’intérêt scientifique Serious Game Research Network. 3 Nous entendons nous pencher plus particulièrement sur la manipulation et l’appropriation du jeu par ses usagers. Le jeu sérieux, en tant qu’objet hybride, et dépositaire de savoir et de savoir-faire inhérents à de nombreux acteurs hétérogènes, rend poreuses les séparations disciplinaires (psychologie, didactique, sociologie, anthropologie, sciences de l’ingénierie, informatique, etc.) et favorise la coopération et la cohabitation d’acteurs de la recherche, de représentants institutionnels ou de professionnels issus de l’industrie. Mais si l’on accepte de déconstruire plus finement encore le maillage fin du réseau social supportant l’utilisation du jeu, nos observations

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nous mènent au sein de la salle de classe, microcosme limité dans le temps et dans l’espace, mais base d’une grande machinerie de coopération à l’échelle nationale. De fait, c’est ce microcosme que nous nous proposons d’explorer ici. 4 Dès lors, la notion de porosité revêt une autre signification, et s’entend de manière plus ontologique. Le jeu sérieux d’apprentissage est un objet numérique de mise en forme ludique du savoir, mais dont l’appellation en oxymore invite à penser l’association contre intuitive du travail contraint et du loisir libéré de la contrainte. Pour autant, cette association est-elle à ce point contre-intuitive ? D’une part, le jeu a souvent été reconnu pour ses vertus d’apprentissage, et il n’est en rien aberrant de le penser dans le processus d’apprentissage (Brougère, 1995, 2005). D’autre part, si l’association de jeu et sérieux peut sembler surprenante, la lecture des auteurs classiques de l’étude du jeu nous apprend à de multiples reprises que peu d’activités sont aussi sérieuses que le jeu (Huizinga, 1938; Caillois, 1958; Henriot, 1989), sauf peut-être l’activité de travail. Il s’agit donc bien pour nous de penser l’intégration au sein de l’apprentissage d’un jeu numérique, plus formel et plus explicite que les activités de jeu proposées traditionnellement. 5 La principale question de l’investissement de la classe par le jeu vidéo d’apprentissage, porteur d’intentions sérieuses pédagogiques, est celle de la modification des pratiques dans la réalisation de l’activité de travail. Autrement dit, un objet innovant innove-t-il aussi les pratiques des usagers ? Nous montrerons que l’objet ne révolutionne pas les pratiques d’enseignement en tant que telles, mais influe sur le déroulement de l’activité de travail de l’apprenant. Nous nous proposons de dérouler notre réflexion en trois parties. Dans un premier temps, nous problématiserons notre approche en distinguant deux dynamiques à l’œuvre autour des jeux sérieux (serious games), concomitantes mais distinctes, que sont la numérisation et la ludicisation (Genvo, 2011, 2012, 2013). Dans un second temps, nous présenterons notre terrain sur trois classes ayant utilisé Mecagenius, réunissant 4h33 de séquences de jeu filmées, onze questionnaires auprès d’apprenant issus des trois classes, et de l’analyse des temps de connexion des 107 élèves de ces classes. Ainsi, nous verrons de quelle manière, et sous quelles conditions, le jeu se déploie jusqu’en dehors de la classe. Enfin, nous étayerons notre thèse principale selon laquelle le jeu est un mode de navigation à la lisière du travail et du loisir, proposant de réinvestir les marges de manœuvre offertes par la manipulation de la structure ludique en à-côtés du processus d’apprentissage. Ainsi, l’étude des pratiques de jeu en classe et des dynamiques ludiques supportant son déploiement jusqu’au domicile de l’apprenant nous renseignera à la fois sur la capacité du jeu à transcender la séparation du temps de travail et du temps de loisir, mais également sur les limites de ces retours au jeu en dehors du contexte d’apprentissage.

Le jeu sérieux, entre ludicisation et numérisation

6 Avant de chercher à définir le jeu sérieux, il est intéressant de noter la difficulté encore actuelle de définir ce concept, manipulé de manière si ordinaire pourtant, qu’est le jeu. D’une part les auteurs classiques des études du jeu ont tenté de le définir selon un nombre fini de caractéristiques exogènes, avec la volonté de réunir sous une même liste exhaustive de particularités propres et singulières ce qui constitue la notion du jeu. On peut penser aux typologies de Roger Caillois (1958), à l’approche anthropologique et historique de Johan Huizinga (1938), ou encore à l’approche philosophique de Jesper

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Juul (2005). Si ces approches définitionnelles permettent de circonscrire et de cartographier le jeu, elles s’exposent pourtant aux critiques issues des grandes variations dans le temps et dans l’espace de la réalisation de l’activité ludique. D’autre part, les études du jeu ont vu se fédérer de nouvelles réflexions ne portant plus sur la notion de jeu, mais sur sa fonction (Bonenfant, 2010). Dès lors, le jeu devient le lieu de déploiement de processus d’expérimentation de la contrainte (Malaby, 2007), de réappropriation et de création de sens (Bonenfant, 2010), d’expression d’une attitude ludique métaphorique (Henriot 1989) ou de performativité de la réalisation de l’activité (Salen & Zimmerman, 2003).

7 De la même manière, si seuls semblent encore exister des « contours de la théorie sur le jeu » (Henriot, 2013) plus qu’une véritable définition unifiée, cela n’a pas empêché le jeu d’être souvent analysé dans sa capacité à supporter l’activité d’apprentissage, voire d’incorporation de codes issus de la socialisation (Abt, 1970). C’est le cas de l’étude de Huizinga qui met en lumière le rapport entre jeu et constitution culturelle d’une société (Huizinga, 1938), et plus récemment de l’objet des travaux de Gilles Brougère, notamment dans l’appréhension du rapport entre jeu et éducation comme espace d’apprentissage informel (Brougère, 2002). Dès lors, il devient visible que la mobilisation du jeu vidéo en classe, et surtout le fort ancrage économique et institutionnel qui supporte la création et l’implantation de ces jeux multiples sur le terrain2, participe plus d’une croyance selon laquelle le jeu peut mieux faire apprendre, voir même plus vite, plus fort et si possible de sorte que « le joueur [apprenne] réellement à son insu » (Les pratiques innovantes à l’École - Mission Fourgous pour les Tice 2011). Si l’on ne sait pas encore intégralement définir le jeu, et si tant est que ce soit possible un jour de produire une définition unifiée, les connaissances sur le jeu semblent suffisamment élevées pour justifier le pari que le jeu vidéo sera un moyen effectif d’améliorer de façon plaisante l’acquisition des savoirs, en engageant d’autant plus l’apprenant qu’il devient acteur de son propre processus d’apprentissage par la manipulation active et ludique des connaissances. En d’autres termes, les jeux sérieux se présentent comme des objets innovants de mise en forme ludique du savoir, favorisant la mémorisation et la rapidité d’apprentissage des élèves par le plaisir, suscitant leur attention et facilitant le déroulement de la classe. Plaisir pour l’élève et le professeur, efficacité et gain de temps à l’apprentissage, les jeux sérieux semblent proposer un compromis intéressant entre une visée béhavioriste d’enrôlement des apprenants, par la prescription de l’engagement, et la possibilité de retirer du plaisir dans le déroulement de l’activité de travail. 8 Pour comprendre les origines de cet engouement autour des jeux sérieux, il faut comprendre conjointement deux dynamiques qui se combinent dans le cas de la mobilisation du jeu vidéo en classe, et qui nous permettront de réfléchir ensuite sur les phénomènes de mise en tension des temps de travail et de loisir. La première de ces dynamiques est celle de la numérisation du paysage de l’apprentissage. Sans nous référer nécessairement au large panel disponible depuis plusieurs années en termes de logiciels ludo-éducatifs, à l’instar d’Adi ou d’ Adibou3 (Cocktail Vision, 1990, 1992), l’environnement de la classe lui-même se voit équipé de dispositifs techniques issus du développement technique des technologies de l’information et de la communication, encore alors caractérisées de « nouvelles » (NTIC). C’est ainsi que les salles de classe et les espaces de travail sont équipés d’ordinateurs, reliés en réseau, et que par vagues de mode successives de nouveaux outils sont proposés au corps enseignant afin

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d’améliorer leurs pratiques pédagogiques. Nous pouvons penser aux fameux tableaux numériques, implantés des classes primaires jusqu’en salles universitaires, ou encore aux tablettes numérique dont l’actualité scientifique est dense puisque, à titre d’exemple, nous dénombrions encore treize occurrences du mot « tablette » réparties en dix interventions dans le programme de l’Université d’été Ludovia 2013, intitulé « Imaginaire et promesses du numérique »4. L’observation de cette dynamique de numérisation de l’espace d’apprentissage, dont l’actualité se comprend également dans le déploiement des jeux sérieux, pose donc la question d’objets innovants implantés en classe afin de supporter matériellement le déroulement de l’activité d’apprentissage. 9 Par extension, il s’agit d’interroger et d’observer l’aptitude de ces innovations à innover les pratiques d’apprentissages de la part des enseignants comme des apprenants. Sur ce point, il semble qu’un grand nombre de pratiques préexistantes à l’ensemble de ces dispositifs techniques se reportent sans pour autant se renouveler sur les objets proposés. Si nous pouvons formuler plus en avant une telle observation sur le jeu sérieux, nous serons en mesure de la nuancer. 10 Le second processus auquel nous nous référions est le processus de ludicisation, comme contagion du jeu à des sphères desquelles il était exclu par un ensemble de marqueurs pragmatiques propres au jeu (Genvo, 2011, 2012, 2013). Ce concept de ludicisation nous permet de renvoyer l’une à l’autre les dynamiques de transformation par les mécanismes de jeu des activités de non-jeu (Kapp, 2012 ; Zichermann & Cunningham, 2011) et les transformations sociétales plus larges relatives au rapport au jeu, comme c’est le cas vis-à-vis des processus pédagogiques et de l’arrivée du jeu en classe. De la sorte, nous entendons comprendre comment l’apprentissage entend être joué, comment l’objet numérique supportant l’apprentissage entend devenir un jouet, et quelles sont les limites de cette transformation. En d’autres termes, en parallèle de l’implantation de dispositifs techniques en classe, si le jeu est un espace d’apprentissage informel, l’on propose ici aux enseignants de le mobiliser comme un espace d’apprentissage très formel. De fait, le jeu sérieux d’apprentissage se présente très clairement comme un jeu vidéo classique, de sorte à être identifié par les apprenants comme tel. L’on y retrouve les cadres du jeu classique tels qu’une barre de vie, de niveau, des pièces à acquérir ou encore un score. La monnaie virtuelle fait office de ressource à gérer pour acquérir de nouveaux items nécessaires à l’avancée dans le jeu, tandis que le joueur évolue en difficulté selon le rythme défini par les concepteurs du jeu. En d’autres termes, l’objet se donne clairement pour être identifié comme jouet, par un système de sanctions et de gains, entendant favoriser le développement de l’attitude ludique de l’apprenant (Henriot, 2013) et sa projection dans une sphère secondaire de lecture de la réalité (Huizinga, 1938), détachée des contraintes immédiates inhérentes au processus d’apprentissage, de sorte qu’il prenne du plaisir à acquérir le savoir. Si l’observation du processus de numérisation pose, relativement aux jeux sérieux d’apprentissage, la question du support matériel de l’action et des nouvelles pratiques pouvant en découler, celle du processus de ludicisation pose la question du mode de réalisation, de colorisation (Henriot, 1989) de l’activité de travail en classe, voire la question de la contrainte. En effet, par colorisation nous parlons du procès métaphorique que suppose le jeu, le comme si auquel se réfère Henriot, structurant l’attitude ludique. Dès lors que le jeu influe sur l’acquisition du savoir, et sur les sanctions de cette acquisition (résultats à l’évaluation, réussite d’un semestre, ou d’une année), est-ce encore pertinent de penser que l’apprenant peut s’extraire par le jeu de la réalité immédiate de son cadre de travail ? Si le jeu permet le passage de la

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théorie à la pratique, et favorise le droit à l’essai et à l’erreur dans la manipulation des savoirs, il n’en reste pas moins que l’apprentissage ne peut se faire intégralement sous couleur de jouer, puisqu’un lien trop fort relie encore le jeu métaphorique aux conséquences réelles de la classe. L’activité de classe et l’activité de jeux se basent toutes deux sur un système de sanctions et de récompenses que sont respectivement la note ou le score. Mais il serait une erreur de croire que dans la substitution ou la complémentarité du jeu à la classe, le score se substitue à la note et permette à l’élève de s’immerger à part entière dans le jeu en oubliant le cadre normé de la classe. Bien au contraire, le score conditionne la note, et la réussite au jeu permet d’envisager sa propre réussite aux examens. 11 Par ailleurs le jeu sérieux pose bien la question du rapport à la contrainte en cela que l’activité de jeu se réalise au sein d’un espace d’expérimentation et d’appropriation libre de la structure réglée. Cela suppose une distance (Bonenfant, 2013) au sein de laquelle la liberté ludique peut se déployer. Or, le jeu est amené en classe par le professeur comme un outil technologique, et est proposé aux apprenants comme alternative, parfois comme complément, à une séance de cours plus classique. L’apprenant n’a pas le choix de jouer, et le jeu reste même proscrit tant que l’enseignant ne le propose pas. Si le jeu est le déploiement d’une certaine forme de liberté créative, l’injonction au jeu n’est-elle pas une forme d’injonction paradoxale de type « Sois libre » ? 12 Il s’agit de dépasser ces paradoxes naissant d’une approche primaire du jeu sérieux en saisissant ensemble les dynamiques de numérisation et de ludicisation. Ces deux dynamiques se rencontrent au sein de l’espace de la classe et se mettent mutuellement en tension, faisant du jeu sérieux un creuset dépositaire d’évolutions plus larges dans le temps et dans l’espace. Nous comprenons donc le jeu sérieux d’apprentissage plus largement que comme seul dispositif technique, mais comme interface de rencontre entre des objets techniques nouveaux et l’actualisation par les apprenants de dispositions pratiques spécifiques au jeu. Grâce à cette approche, nous dépassons les apories découlant d’une seule approche du dispositif technique, ou d’une seule approche ontologique du jeu sérieux pour favoriser l’étude du jeu vidéo d’apprentissage comme dispositif à même de transcender la séparation entre temps de travail et temps de loisir, et d’amorcer une réflexion fonctionnelle sur le statut et le rôle du ludique dans le processus pédagogique.

Objet jeu et dynamique ludique

13 Le jeu sérieux ne se mobilise pas qu’en classe, et n’est pas seulement un objet qui se donne à manipuler par les apprenants sous la contrainte du professeur. Au contraire, le jeu fait l’objet de mobilisation en dehors de la classe, et en plus de caractériser le jeu par le dispositif technique qu’est le jeu vidéo, nous serons amené à caractériser le jeu comme dynamiques ludiques supportant le déroulement de l’activité de travail de sorte que l’apprentissage soit vécu par les apprenants comme moins pénible et plus diffus dans le temps et dans l’espace, rapprochant l’expérience d’apprentissage d’une expérience de jeu pervasif (Ma, Oikonomou & Jain, 2011 ; Montola, Stenros & Wærn, 2009). Nous serons alors amenés à considérer un processus de rematérialisation de l’espace et du temps d’apprentissage par le jeu en classe, tout en comprenant que le jeu déborde également les frontières de la salle de classe. De fait, l’étude du jeu sérieux

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nous amènera bien à comprendre le jeu comme mode de navigation à la lisière du travail et du loisir, jusqu’aux frontières de la salle de classe et du temps de cours.

14 Notre terrain consiste en l’observation du jeu sérieux Mecagenius, destiné à l’apprentissage du génie mécanique, des techniques de fabrication et d’usinage, et de la manipulation des machines-outils à commande numérique (MOCN). Le jeu est développé en 2009 par l’équipe SGRL au sein du Centre Universitaire Champollion d’Albi, fort du financement octroyé par son statut de lauréat de l’appel à projets Serious gaming lancé par la secrétaire d’État chargée de la Prospective et du Développement de l’Économie numérique Nathalie Kosciusko-Morizet la même année. Sa proximité avec le monde universitaire est prononcée puisque le jeu est développé en partenariat avec l’Institut Clément Ader de compétences en génie mécanique, le laboratoire de recherche en didactique de Toulouse (Éducation, formation, travail, savoirs), l’Institut de recherche en informatique de Toulouse (IRIT), ainsi que l’École de technologie supérieure de Montréal. Sur le plan industriel, le jeu est développé en partenariat avec KTM Advance, entreprise spécialisée dans le développement de jeux vidéo sérieux, et jouit du soutien du pôle de compétitivité Aéronautique, espace et systèmes embarqués AerospaceValley, offrant un accès privilégié à plusieurs terrains réservés, tels que les usines et lieux de formation Airbus par exemple, habituellement fermés au public. L’ensemble de ces partenaires issus de la recherche, du secteur privé, de la formation et de l’industrie s’associent dans un Groupement d’intérêt scientifique appelé Serious Game Research Network, bénéficiant de l’appui des académies de Versailles, de Toulouse et de Lille pour développer une évaluation scientifique du jeu à grande échelle en psychologie, didactique et sociologie. 15 Le synopsis du jeu est simple : le joueur campe une jeune capitaine de vaisseau spatial, appelée Ingenius, plongée en état de stase le temps d’un voyage spatial de routine. Soudainement, la jeune femme est réveillée par différentes alarmes signalant le crash imminent à la surface d’une planète inconnue. Après avoir survécu à l’accident, la capitaine du vaisseau ne peut que constater les dégâts de son module : dans l’impossibilité de redécoller et seule à la surface d’une planète déserte, elle doit réparer les parties endommagées pour pouvoir repartir. 16 De la sorte, le joueur est amené à traverser les trois salles du vaisseau pour réparer, au travers de séquences d’activité au thème spécifique, l’ensemble de la machine. Chaque salle supérieure se débloque par la réussite des séquences d’activités de la salle précédente, séquences organisées sous la forme d’une succession de mini-jeux (réglage de MOCN, reconnaissance d’outils, etc., voir Figure 1). Ainsi, le jeu couvre l’ensemble du programme des différentes filières, en apportant à chaque échec des aides pédagogiques sous la forme de textes conseils ou de documents dans le jeu. Enfin, remarquons que le jeu se joue selon trois niveaux de difficulté allant de débutant à expert, modifiant la difficulté des séries d’activités dans le jeu, de sorte qu’un élève de seconde puisse finir le jeu sans avoir besoin de valider une Licence professionnelle.

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Figure 1 : Interface générale et ensemble des séries d’exercices thématiques dans Mecagenius (© KTM Advance)

17 Enfin, le jeu se joue sur des ordinateurs connectés à Internet, puisque Mecagenius n’est pas installé sur les ordinateurs, mais sur un serveur délocalisé, et se manipule selon deux modalités. De manière classique, le mode de jeu (game mode) propose de jouer normalement, en avançant au fur et à mesure des réussites aux séries d’activités (réglage de machine, reconnaissance d’outils, etc.). Au contraire, le mode d’entraînement (training mode) propose au joueur de se rendre dans n’importe quelle partie du jeu et dans n’importe quelle séquence d’activités sans condition, de s’octroyer des crédits financiers sans limites et de monter son niveau manuellement à la souris. D’un point de vue très pragmatique, le training mode est grandement privilégié en classe par les enseignants de sorte à cibler précisément les parties du jeu qu’il est le plus pertinent d’arrimer au déroulement du cours. Par extension, l’on comprend que le training mode permet au jeu suffisamment de flexibilité pour que le professeur vienne le

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mobiliser en support pédagogique du déroulement de son cours. Mais dès lors que le professeur demande à l’élève de se rendre sur tel ou tel exercice, et que tous les marqueurs pragmatiques propres au jeu tels que la somme de monnaie gagnée ou les niveaux acquis peuvent se modifier en un clic de souris, le training mode apparait comme un stérilisateur total de ce qui constitue la part de jeu. Une fois la structure ludique entièrement évacuée, l’apprenant se trouve confronté à une série d’exercices classique, mais sur ordinateur. Comme nous le disions plus haut, l’objet est innovant, mais les pratiques d’apprentissage ne paraissent pas neuves, et semblent simplement se reporter sur le nouveau support proposé au professeur. 18 Les résultats que nous présentons ici sont issus des observations réalisées sur un ensemble de trois classes, deux de Seconde bac professionnel Technicien d’Usinage, l’une en Midi-Pyrénées, l’autre dans le Nord-Pas-de-Calais, et une de première année de BTS Industrialisation de produits mécaniques. Notre échantillon est de 107 apprenants, tous des hommes, comme c’est largement le cas en génie mécanique. Notre enquête s’est déroulée au cours de l’année scolaire 2013-2014, dans le cadre de l’évaluation sociologique de Mecagenius dont l’objectif était d’en analyser les usages. Notre enquête s’est réalisée en trois phases que sont l’observation vidéo-ethnographique en classe, l’étude des temps de connexion des trois classes observées, et la passation de 11 questionnaires individuels auprès d’élèves de chacune des trois classes. Enfin, précisons que ce travail est encore en élaboration et que les données restent en cours d’exploitation. 19 Sur le plan de la méthode, nous présenterons un ensemble d’informations que nous avons jugées significatives dans chaque terrain et que nous confronterons les unes aux autres pour produire la suite de notre étude. En effet, dans l’exploitation de nos différentes données, nous avons pu identifier dans chaque terrain des résultats venant confirmer des intuitions réalisées sur la base des deux autres terrains. Si ces intuitions ne pouvaient pas se vérifier sur chaque terrain individuel, leur analyse commune nous permettra de présenter nos résultats à partir d’un faisceau d’indices convergents vers la confirmation d’une même hypothèse : les dynamiques ludiques qui se matérialisent en classe autour de l’utilisation du jeu sérieux viennent soutenir la réalisation de l’activité d’apprentissage jusqu’en dehors des temps de classe. Alors que les situations d’apprentissages légitimes se caractérisent par la rupture de leur spatiotemporalité, le jeu supporte une continuité au travers du temps et de l’espace. Par ailleurs, nous identifions trois échelles d’informateurs du plus proche au plus lointain, au plus muet. Nos informateurs principaux sont les élèves que nous avons rencontrés et avec lesquels nous avons discuté. Ils constituent le sous-échantillon interrogé dans le cadre du questionnaire, et que nous présenterons plus en détail. Ces informateurs sont ceux nous ayant livré le plus d’information sur chacune de nos trois observations. La deuxième catégorie d’informateur englobe l’ensemble des personnes que nous avons pu filmer et observer en classe au cours des séances de jeu, qui nous informent sans pour autant parler, et enfin les plus silencieux sont les élèves représentés par leurs temps de connexion, informateurs muets dont la trace consiste en l’ensemble des données laissées quant à leur utilisation de Mecagenius. 20 Ainsi, les observations en classe se sont déroulées dans les deux classes de Midi- Pyrénées, selon une approche ethnographique constituée de captation vidéo à l’aide de deux caméras filmant en continu le déroulement des séances de jeu, de photographies, de prises et notes et de discussions informelles. Au total, 4h33 de film ont été réalisées

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mêlant à chaque fois une prise de vue globale de sorte à saisir l’investissement de l’espace de la classe par les individus, la mobilité du professeur ou les interactions à l’échelle de la classe, et une prise de vue restreinte sur un couple d’élèves de sorte à saisir leurs postures physiques, l’agencement et la manipulation de l’espace de travail, ainsi que les interactions plus localisées. Le questionnaire a, quant à lui, été proposé auprès de 11 élèves provenant des trois classes, âgés de 15 à 21 ans et de 17 ans de moyenne environ, afin de recueillir des informations sur leurs pratiques et leur appréhension du jeu vidéo Mecagenius. Ce questionnaire a donné lieu à un court entretien semi-directif à réponse ouverte, en deux parties visant à considérer l’appréciation de l’aspect ludique du jeu sérieux par l’apprenant, et la capacité du jeu à susciter le plaisir à la manipulation et l’envie de se connecter en dehors de la classe. Enfin, l’étude des temps de connexion à Mecagenius s’est opérée selon les données récoltées sur la plateforme Chamilo, par cumulation des temps de jeu en training et en game mode. L’accent a été mis sur l’étude de la moyenne et des médianes des temps de jeu, leurs écarts, et la significativité de ces écarts quant aux valeurs longues de temps de jeu, que nous avons pu caractériser comme des temps de reconnexion au jeu en dehors de la classe. 21 On observe en premier lieu que, en classe, le jeu vidéo sert de support à la mise en forme de l’engagement dans l’activité pour l’apprenant. Effectivement, une fois le jeu lancé, les élèves se réapproprient le déroulement des séquences d’activités par une série de périodes d’engagement et de désengagement séquencées indépendamment du déroulement de la partie dans le jeu vidéo ou des temporalités proposées par le professeur. Ces pratiques sont également visibles quand le jeu est joué en binôme, et l’on observe alors une prise de relai constante au sein du binôme de sorte que le rengagement d’un des deux apprenants vienne compenser le désengagement de l’autre. Enfin, le jeu supporte le développement de processus de compétition ou de coopération face au jeu, de sorte que les élèves soient amenés à se conseiller mutuellement ou à jauger les parties des autres. Ces interactions coopétitives (Bruno, 2012) supportent quant à elles des mobilités au sein de la classe, des regroupements d’élèves autour d’un ou de plusieurs postes de travail pour se fédérer autour du déroulement d’une partie. De fait, alors que le jeu n’est pas multijoueur en tant que tel et que le jeu est mobilisé en très grande partie en classe en training mode, des dynamiques ludiques viennent supporter le déroulement de l’activité de jeu, de sorte à engager l’individu dans le processus d’apprentissage et à le conforter, au sein d’un groupe de pairs, dans son attitude ludique. 22 Or, alors que l’œil externe de la caméra ne permet pas de recueillir la parole des individus ni de comprendre réellement ce qui se passe dans le jeu quand ils le manipulent, le recours aux entretiens s’avère particulièrement utile. En effet, les élèves déclarent à plusieurs reprises être plusieurs à se reconnecter le soir, chez eux après la classe, et régulièrement sur des périodes allant jusqu’à six mois, de sorte à se mesurer à leurs camarades en termes d’avancement dans le jeu sans jamais mentionner la comparaison de résultats scolaires pouvant en découler. Dès lors, le passage du jeu en classe à un jeu à domicile correspond le plus souvent à celui d’un usage non ludique, en training mode, à un usage ludique, en game mode. Si l’on peut penser que le jeu suscite la volonté d’opérer ce passage, c’est également puisqu’il entre en résonnance avec un ensemble de dispositions pratiques propres au public qui le manipule, dispositions issues d’une socialisation répandues au jeu vidéo5.

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23 De fait, Mecagenius est directement perçu par les apprenants comme un jeu vidéo, et il ne semble pas aberrant pour eux de se reconnecter chez eux pour y jouer eux-mêmes. Ainsi, les temps de connexion au jeu sur l’année scolaire 2013-2014 montrent de très grandes disparités, indiquant de cette manière qu’une part importante d’apprenants s’est reconnectée après la classe, en opposition à des temps de connexion plus faibles cantonnés aux seuls cours en classe. Indiquons pour autant que cette information n’est pas donnée par les temps de connexions bruts, et qu’il s’agit de croisement que nous opérons entre nos observations en classe et les entretiens passés avec les onze élèves. D’autres données plus précises sont en cours d’extraction du jeu, et nous entendons continuer de caractériser nos observations futures grâce aux renseignements plus détaillés qui seront à notre disposition. Pour autant, nous observons sur les trois classes de grandes différences entre les médianes et les moyennes des temps de jeu, indiquant une différence importante entre les pratiques moyennes de jeu, relevant les temps de jeu passés en classe, et les moyennes de temps de jeu influencées par les valeurs extrêmes des temps de jeux les plus importants. De fait, si ces temps de jeu importants ne sont pas statistiquement la norme, leur grande divergence que nous avons pu identifier grâce aux entretiens comme des temps de reconnexion à domicile dans le but de s’affronter entre camarades montre la capacité du jeu à engager l’élève sur un mode ludique. 24 De cette manière, si nous organisons en classe de temps de jeu les temps de connexion extraits de la base de données du jeu, et que nous en dégageons les effectifs respectifs, nous avons pour chaque classe d’élève – que nous appellerons groupe – la représentation graphique suivante (Figures 2, 3 et 46).

Figure 2

Dans le groupe 1, l’étude des temps de connexion révèle que 13% des apprenants du groupe se sont connectés à Mecagenius pendant plus de 8 heures, parmi lesquels 3% des apprenants du groupe se sont connectés plus de 12 heures.

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Figure 3

Dans le groupe 2, l’étude des temps de connexion révèle que 25% des apprenants du groupe se sont connectés à Mecagenius pendant plus de 8 heures, parmi lesquels 2% des apprenants du groupe se sont connectés plus de 12 heures.

Figure 4

Dans le groupe 3, l’étude des temps de connexion révèle que 22% des apprenants du groupe se sont connectés à Mecagenius pendant plus de 4 heures.

25 S’il n’est pas possible d’étudier simultanément les temps de connexion des trois classes, que nous appelons groupe pour ne pas les confondre avec les classes statistiques de temps de connexion, des tendances identiques se dégagent de la pratique de jeu de ces 107 apprenants. Pour chaque, une pratique moyenne se dégage ; de 4h à 8h pour la première, de 2h à 6h pour la seconde et de 2h à 3h pour la troisième, ce que nous savons correspondre environ au temps de jeu en classe. Il est pourtant intéressant de voir se distinguer des temps de jeu très importants aux extrémités, que nous dégageons à chaque fois du graphique central.

26 Si pour le groupe 1 la médiane de temps de jeu est de 4 heures 24 minutes, 13% des apprenants ont joué plus de 8 heures. Par ailleurs, si la moyenne de temps de jeu sur l’ensemble de la classe est de 4 heures 35 minutes, la moyenne de temps de jeu de ces 13% d’élèves est de 10 heures 58 minutes. De la même manière, la médiane de temps de jeu du groupe 2 est de 4 heures 40 minutes tandis que la moyenne est de 7 heures 51 minutes ; 25% des élèves ont joué plus de 8 heures pour une moyenne de 8 heures 39 minutes de jeu. Enfin, pour le groupe trois, la médiane des temps de connexion est fixée à 1 heure 59 minutes et la moyenne à 2 heures 22 minutes ; or, 22% des élèves ont joué

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au-delà de 4 heures, pour une moyenne de temps de connexion fixée à 4 heures 45 minutes. 27 Si le dispositif semble rencontrer les dispositions des élèves et parvenir à les capter (Cochoy et al., 2004) même dans sa forme la moins attrayante qu’est le training mode, c’est précisément parce que le dispositif n’est pas seul à opérer au sein de la classe. À parler de jeu sérieux, il s’agit bien de différencier le jeu comme objet, le jeu vidéo Mecagenius, et le jeu comme dynamique ludique, non comme activité à part entière, mais venant supporter et colorer le déroulement de l’activité de travail. Dans le cas des procédés de compétition et de coopération, l’on voit bien que ce sont des dynamiques ludiques qui supportent l’apprentissage, et permettent à l’objet jeu de se légitimer de sorte à être remobilisé en dehors des murs de la classe. Penser le jeu sérieux est donc penser à la fois l’objet, mais également le jeu dans sa forme désincarnée, dans le joué et dans le jouant (Henriot, 1989).

Une porosité à la lisière du travail et du loisir

28 L’étude des temps de connexion nous indique qu’une part importante d’apprenants se sont reconnectés au jeu en dehors de la classe, et même si les données brutes ne nous indiquent pas précisément la part des temps de jeu en classe et en dehors de la classe, la connaissance des séances de jeu et le recours aux entretiens nous aident à caractériser ces grands temps de connexion au jeu. D’une part nous savons que ces temps de connexion sont des reconnexions à domicile, d’autre part nous en connaissons les raisons : l’entraînement aux séries de mini jeux ainsi que la compétition entre camarades. Ainsi, les modes coopétitifs d’interactions observés en classe permettent de caractériser un déroulement de l’activité de travail sur un mode ludique, déroulement de l’activité qui déborde même les cadres spatio-temporelles dans lesquels il était censé prendre place. Le faisceau d’indices que nous possédons converge donc pour indiquer que le jeu sérieux est un dispositif à même de supporter ces dynamiques ludiques de manière diffuse jusqu’en dehors de la classe, et rendre poreuse la démarcation entre temps de travail et temps de loisir.

29 Par ailleurs, c’est de cette manière que nous pouvons entendre conjointement numérisation et ludicisation de l’espace de travail par l’intégration des jeux sérieux. Comme nous le disions au début de notre propos, le processus de numérisation de l’espace d’apprentissage suppose l’intégration d’un certain nombre d’innovations techniques, dans que les promoteurs privés ou institutionnels de ces dispositifs n’aient véritablement l’assurance de leur bonne intégration au sein de leur cadre d’usage (Flichy 1995). En effet, les objets techniques, tels qu’ils sont pensés par leurs concepteurs, se heurtent à des réalités auxquelles ils n’étaient sans doute pas préparés lors de leur intégration sur le terrain. Dans le cas de Mecagenius, par exemple, alors que les référentiels pédagogiques avaient été conçus en 2009, une réforme des programmes survenue en 2011 a laissé démunis les apprenants sur un pan du programme scolaire traité dans le jeu. Cette zone grise a été compensée de la part des apprenants par la mobilisation de sources extérieures (cours, documentation papier, ressources en ligne, etc.), ainsi que par l’entraide au sein de la classe. 30 De fait, alors que le jeu avait été pensé pour pouvoir se jouer sans aide extérieure, son intégration a pu se faire à la condition de l’insérer dans une écologie de travail plus diversifié et en supportant son déroulement par un maillage interactionnel basé sur

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l’entraide et le conseil au sein de la classe. De la même manière, la très grande mobilisation du jeu en training mode de la part des professeurs traduit leur volonté de réencadrer l’utilisation du jeu pour mobiliser ce dernier en support flexible et malléable de leur propre déroulement pédagogique tandis qu’en tant que jeu, Mecagenius trouve son intérêt dans le game mode. De fait, interroger Mecagenius à la lumière de ce processus de numérisation du paysage pédagogique invite à proposer une approche ethnologique de l’innovation, et à observer les négociations, les compromissions et les traductions sur le terrain (Akrich, Callon & Latour, 2006), dans la rencontre autour du jeu entre un objet nouveau et des dispositions pratiques de jeu et d’enseignement préexistantes, jusque dans les postures individuelles que revêtent les individus. 31 Enfin, comprendre conjointement les processus de ludicisation dont le jeu sérieux est dépositaire – puisqu’il s’agit bien de développer la jouabilité d’un logiciel d’exercices –, permet d’y associer une réflexion fonctionnelle sur le rôle et le statut du jeu dans la classe et dans le déroulement du processus d’apprentissage. Les pratiques de jeu consistant à transcender les cadres spatio-temporels de la classe nous informent d’une part sur la prégnance des dynamiques ludiques que supporte l’objet, mais également sur la capacité du joueur à s’engager dans le réinvestissement des marges de manœuvre offertes par la structure ludique. Si aucun élève ne s’illusionne sur la visée pédagogique du jeu vidéo, ils sont une part importante à détourner l’objet pédagogique pour investir à proprement parler ce qui constitue le cœur du jeu, à savoir les échelles de niveau, l’avancement dans le jeu ou les montants de Mecagolds, la monnaie du jeu vidéo. 32 Le jeu invite à remettre en forme, du moins en partie, l’espace et le temps de mobilisation du savoir, et c’est à l’observation de ces négociations, primordiales aux usagers pour permettre leur manipulation du jeu vidéo, que nous en appelons à se référer au jeu à la foi comme objet, mais également comme attitude colorant l’activité de travail. En classe, il déborde l’activité de travail ; en dehors, il rend diffus le travail d’apprentissage en encadrant sa réalisation par la structure ludique du jeu vidéo. Ainsi, l’étude du jeu est bien moins celle de la manipulation en tant que telle de l’objet jeu, mais englobe une réflexion sur les dispositions à jouer le jeu de l’apprentissage par le jeu sérieux et la diffusion des pratiques de travail aux sphères de loisir. Le jeu vidéo d’apprentissage semble rendre poreuse la séparation entre le travail et le loisir, et créer des dynamiques transversales permettant la navigation à la lisière de ces deux espaces.

Conclusion

33 Dans sa capacité à mobiliser des dispositions pratiques chez les individus, et à remettre en forme le cadre d’apprentissage, le jeu sérieux parvient à se porter en dehors des temps de travail. Travailler sur son temps de loisir, s’amuser sur son temps de travail ; alors que le jeu sérieux promet d’améliorer les pédagogies en classe, il s’avère que sa principale force consiste en une reterritorialisation (Deleuze & Guattari, 1972) des cadres du loisir, mettant en tension travail et plaisir dans une redéfinition plus large de la séparation entre les temps et les espaces de chaque activité. En cela, l’étude des négociations matérielles réalisées autour de l’implantation du jeu en classe, dans ses modes pratiques de mobilisation, amène à considérer le jeu jusqu’aux frontières de la classe, comme un à-côté du travail venant toujours soutenir son déroulement. Pourtant, si la réflexion sur les à-côtés du travail permet de mieux dessiner les

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évolutions de l’activité d’apprentissage (et notamment au contact d’innovations telles que le jeu sérieux), il devient de plus en plus clair que le jeu, dans ce cas précis, a pour unique fonction de sous-tendre le déroulement de l’activité de travail d’apprentissage de manière moins pénible en classe, du moins dans la difficulté d’enrôler les élèves dans une activité contrainte et coûteuse en efforts, et de manière plus diffuse dans l’espace et le temps. Évidemment, ce n’était pas là sa fonction première, mais bien la fonction qui lui incombe dans la réappropriation dont il fait l’objet par les usagers. Si nous comprenons de quelle manière le jeu supporte l’apprentissage au-delà du temps de classe, les entretiens révèlent pourtant que les apprenants restent peu enclins à parler du jeu entre eux en dehors des heures de cours. De la même manière l’étude des temps de connexion donne à voir des recours au jeu pouvant aller jusqu’à plusieurs heures, mais de manière très concentrée, parfois lors d’une ou de deux séances de jeu hors classe. Si l’entraînement et la compétition s’associent intuitivement au jeu, elles n’en sont pas des notions exclusives et la dimension ludique de ces retours au jeu sérieux à domicile reste malgré tout à nuancer.

34 Il s’agit donc moins de parler de jeu comme activité, que comme un mode de réalisation de l’activité. Ainsi, peut-être n’est-ce pas tant le dispositif lui-même qui doit focaliser la recherche sur le jeu, même si c’est celui-là qui permet la diffusion du jeu au-delà des frontières de la classe, mais bien les dispositions particulières des usagers à jouer, à apprendre, et finalement à agencer le jeu au sein de cadres d’usages définis par des contraintes plus larges. L’étude de ces dispositions, plutôt que de se comprendre comme rencontre entre pratiques individuelles et affordance de l’objet technique, ouvre la voie à l’étude des associations sociotechniques maintenant l’objet en l’usage. Une telle approche du jeu sérieux par la sociologie des usages et de l’innovation permettrait alors de mettre en lumière la rencontre entre ces associations sociotechniques et des problématiques sociétales plus larges inhérentes à l’essaimage toujours plus large du jeu, d’en comprendre les potentialités et les limites, et de désenclaver l’analyse de l’activité ludique du microcosme qu’est la salle de classe ou d’une réflexion trop centrée sur l’étude du dispositif de jeu.

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NOTES

1. http://mecagenius.univ-jfc.fr/ 2. Les deux missions parlementaires Fourgous (2009, 2011) sur l’implantation des TICE en milieu scolaire en sont un excellent exemple. 3. Nous entendons la différence entre jeu sérieux d’apprentissage et logiciel ludo-éducatif en cela que le jeu sérieux reprend le plus rigoureusement possibles les codes du jeu vidéo en termes de grammaire de jeu, de conception graphique ou de scénarisation. Nous reviendrons sur ce point en traitant du processus de ludicisation. 4. http://www.ludovia.org/2013/programme/programme-general/ Le titre de cette édition de l’Université d’été est significatif ; le passage du jeu traditionnel au jeu numérique, dans le cas de son utilisation en situation d’apprentissage, supporte un ensemble de représentations fantasmées sur la promesse d’entrée dans la modernité équipée, dans l’entrée au XXIe siècle, et sur lesquelles reposent les mécanismes de séduction à l’œuvre dans le déploiement des jeux sérieux. C’est sur cette confiance, à la frontière de la croyance, que s’élaborent successivement ces nouveaux marchés (Karpik, 2007). 5. Au cours d’une enquête statistique réalisée en 2013 et 2014 portant sur 286 apprenants allant manipuler Mecagenius ayant entre 15 et 25 ans, tout niveau et toute académie confondus, destinée à évaluer les dispositions au jeu des apprenants, 80,1% des interrogés déclarent avoir un tempérament joueur, 66,4% possèdent des jeux sur leur smartphones, et 53,8% déclarent jouer à des jeux en réseau. Si nous ne pouvons pas affirmer que cette socialisation au jeu est une socialisation primaire, nous la savons répandue et porteuses de dispositions pratiques structurantes dans l’appropriation du jeu sérieux par les apprenants. 6. Source : Enquête auprès de 107 élèves, âgés de 15 à 25 ans, 39 élèves en Seconde bac professionnel Technicien d’Usinage, 68 élèves en première année de BTS Industrialisation de produits mécaniques, octobre 2013 – septembre 2014.

RÉSUMÉS

L’engouement autour des jeux sérieux tend parfois à faire oublier le peu de travaux encore produits sur ces objets hybrides. Relevant en même temps du loisir, par de forts marqueurs relatifs au jeu, et du travail, par la visée pédagogique qui les caractérise, ces jeux interrogent la transformation des frontières entre travail d’apprentissage et loisir. Ainsi, en saisissant conjointement les processus de numérisation et de ludicisation du paysage pédagogique, il est possible d’aborder l’analyse des jeux sérieux sous l’angle pragmatique des usages qui en sont faits. Les jeux sérieux se positionnent en dehors de la démarcation définissant l’intérieur et l’extérieur de la salle de classe et, à cette notion de rupture, opposent une continuité dans les usages. Cette continuité désenclave le jeu de sa seule acception matérielle, pour en faire un mode de réalisation de l’activité de travail, dont l’étude engage à faire naviguer la réflexion aux frontières du temps et de l’espace de la classe.

The success of serious games tends to conceal the little work yet produced about these hybrid objects. Both rooted in leisure time, by strong markers related to the game, and in working time, because of the educational aim that characterizes them, these games interrogate the transformation of the boundaries between learning and leisure work. Thus, jointly

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understanding the processes of digitizing and ludicisation of the educational landscape, to become easier to analyze the serious games under the pragmatic perspective of practical uses. Serious games extract themselves from the classic scheme opposing the in and out of the classroom and, again this notion of rupture, they oppose a certain form of continuity. This continuity redefines the game beyond its material state of existence, making it becoming a dynamic mode of work, whose study calls to navigate thought the boundaries of time and space the classroom activity.

INDEX

Mots-clés : jeu, sérieux, ludicisation, numérisation, négociation, éducation, travail, loisir Keywords : game, serious, gamification, digitizing, negotiation, education, work, spare-time

AUTEUR

VICTOR POTIER

CERTOP, Université de Toulouse – Centre Universitaire J.-F. Champollion, Albi

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Jeu et non jeu dans les serious games

Michel Lavigne

1 Depuis quelques années, la production de serious games 1 s’est développée en France, encouragée par les pouvoirs publics, avec notamment l’appel à projets du secrétariat d'Etat à l'économie numérique en 2009. Elle se trouve confortée par leur entrée dans les programmes de l’éducation nationale pour la filière Sciences et Technologies du Management à la rentrée 2012. Pour autant, ces produits sont mal connus par le public et leur usage reste marginal. Ils ne font généralement pas l’objet d’une évaluation et leurs contenus et modalités sont hétéroclites, ce qui en rend la délimitation plutôt floue. On peut constater que toutes sortes de produits qui se seraient antérieurement revendiqués du ludo-éducatif ou du multimédia interactif se réclament aujourd’hui du vocable de serious game.

2 Il semble cependant y avoir un accord sur la définition : un serious game est d’abord un jeu vidéo mais sa finalité est « sérieuse ». Selon Alvarez, Djaouti et Rampnoux (2012, p. 11) ce serait un logiciel qui « combine jeu vidéo et une ou plusieurs fonctions utilitaires ». La question du jeu est donc inscrite dans son fondement même et c’est cet aspect que nous souhaitons ici interroger. La revendication du caractère ludique de ces produits suffit-elle à en faire des jeux ? Nous avons déjà soulevé la question du caractère ludique des serious games (Lavigne, 2012) et constaté qu’il est très discutable. 3 Néanmoins les ambiguïtés des serious games, si elles sont problématiques pour la légitimation du produit, nous paraissent particulièrement fructueuses par les questions qu’elles soulèvent sur la question du jeu lui-même et de sa place dans nos sociétés. C’est cet aspect que nous souhaitons ici développer. Une démarche fréquente des chercheurs dans le domaine consiste à évaluer les serious games en référence aux jeux vidéo. Selon les auteurs, il s’agira de légitimer le serious game en démontrant qu’il est un jeu de même nature que les jeux de divertissement (Alvarez, Djaouti & Rampnoux, 2012), ou, dans une approche critique, de contester cette nature ludique (Lavigne, 2012). 4 Nous souhaitons ici renverser le raisonnement en avançant que le serious game, de par son instabilité constitutive, peut être un objet scientifiquement utile pour questionner la notion de jeu en général, et des jeux vidéo en particulier. Afin d’éclairer cette démarche, nous rappellerons d’abord les débats théoriques sur la question du jeu, ravivés par la discussion sur la nature ludique des serious games. Nous montrerons

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ensuite comment le serious game peut servir à explorer la frontière entre jeu et non-jeu en s’appuyant sur une démarche ethnométhodologique. Nous ferons enfin état de notre travail de terrain et de quelques-unes de ses conclusions susceptibles de contribuer à une approche affinée de la question du jeu.

La nature ludique des serious games

5 Nous rappellerons ici quelques éléments constituant la genèse des serious games et leur cadre d’existence. Les serious games sont apparus aux Etats-Unis au début des années 2000, popularisés notamment par un titre commandité par l’armée américaine, destiné à améliorer son image de marque auprès du jeune public masculin : America’s Army (2002). Ce produit a été utilisé pour favoriser les recrutements dans l’armée. Son succès en aurait fait, selon ses concepteurs, un produit de communication plus efficace et moins cher que les moyens classiquement utilisés tels que les campagnes à la télévision.

6 Michael Zyda en a dirigé le développement et, partant de là, a popularisé le concept de serious game. Il s’appuie sur le concept de digital natives forgé par Marc Prensky (2001) qui affirme que les nouvelles générations nées avec les technologies numériques auraient un fonctionnement mental différent de celui des générations précédentes. Zyda considère que les jeux vidéo affectent positivement ces jeunes et que la recherche dans le domaine peut permettre de « mobiliser ces affects positifs pour des gains sociétaux » (Zyda, 2005). 7 Les serious games visent à reprendre les technologies et modalités scénaristiques des jeux vidéo pour les mettre au service d’objectifs secondaires tels que la formation, la publicité et la communication d’entreprise ou d’institutions publiques. On peut donc estimer qu’il s’agit d’un détournement d’artefacts conçus pour le divertissement vers des finalités « utiles ». Mais un jeu est-il toujours un jeu lorsqu’il est soumis à une finalité utile ? Vouloir rendre un jeu « sérieux » n’est-il pas absurde dans la mesure où le sérieux est généralement défini comme ce qui s’oppose au futile ou à l’inutile, caractéristiques généralement considérées comme constitutives du jeu ? 8 Ian Bogost (2011) évoque l’oxymore de l’expression serious game et l’analyse comme un effet rhétorique. S’appuyant sur la linguistique cognitive de George Lakoff, il souligne que la substance des idées compte moins que les mots par lesquels nous les nommons. L’évocation du jeu a une connotation qui peut être magique ou terrifiante du fait de son pouvoir captivant. L’expression serious game permet de domestiquer le jeu, de le rendre acceptable dans des milieux où il ne semble pas avoir sa place. Bogost affirme que celle- ci a été conçue « pour gagner le soutien de hauts responsables gouvernementaux et d'entreprises » et il estime qu’elle « a bien servi cet objectif en permettant à ses partisans d’introduire les jeux vidéo dans des contextes industriels ou gouvernementaux » (Bogost, 2011). L’oxymore serait un efficace artifice pour rendre acceptable un mariage improbable. Si l’expression serious game sert les intérêts de ceux qui visent ces marchés, Bogost nous rappelle cependant que l’industrie des jeux vidéo ne l’aime pas, car elle semble signifier que les jeux de divertissement sont sans valeur ou inutiles. Ainsi dévier le jeu de sa nature habituelle n’est pas une chose anodine et peut engendrer des conflits territoriaux en fracturant la frontière entre ce qui est considéré comme jeu et ce qui ressort du non-jeu, troublant les positions établies de part et d’autre.

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9 Notre objet est justement ici d’examiner ce qui constitue cette frontière, d’en évaluer la solidité (ou sa porosité) et d’interroger ses possibles déplacements. De ce point de vue, les serious games qui prétendent abolir ladite frontière sont un objet d’étude particulièrement intéressant. En effet, leur échec pourrait indiquer l’impossibilité de transgresser les traditionnels critères qui caractérisent le jeu ou, a contrario, leur succès pourrait indiquer que l’ère numérique nous permet de repenser la notion de jeu et de lui appliquer de nouvelles définitions. 10 Afin de réfléchir sur ce qui définit le jeu, nous pouvons examiner la définition qu’en donnent les créateurs de serious games. Pour Michael Zyda (2005) un jeu est un « concours physique ou mental, selon des règles spécifiques, dans le but d’amuser ou récompenser ses participants » (p. 25). À partir cette première définition, il précise la définition du jeu vidéo qui est un « concours mental joué avec un ordinateur selon certaines règles pour l’amusement, le loisir ou pour gagner », puis celle du serious game : « concours mental joué avec un ordinateur selon certaines règles, qui utilise le divertissement pour des objectifs intéressant le gouvernement, la formation dans les entreprises, l’éducation, la santé, les politiques publiques, la communication stratégique » (p. 26). 11 Ces définitions successives font apparaître certains glissements. Zyda part d’une définition du jeu en tant que pratique sociale. Celle des jeux vidéo est très proche, se contentant d’introduire l’ordinateur. La définition du serious game marque une rupture : d’abord le divertissement n’est plus une fin en soi, il est un moyen subordonné à des finalités secondes. Ensuite, ces finalités ne sont pas définies en tant que pratique sociale, telle que le divertissement, mais en segments de marché susceptibles de recéler des commanditaires et financeurs, ce qui confirme la stratégie marketing qui anime les promoteurs des serious games. Ceux-ci apparaissent plus comme les porte-drapeaux d’intérêts commerciaux que comme des solutions répondant à une réelle demande sociale. Nous avons déjà étudié le modèle de production des serious games (Lavigne, 2014) et montré qu’il conduit le plus souvent à la création de produits de communication pauvres et qui prennent peu en compte la plus-value potentielle pour l’utilisateur final. 12 Si la définition du jeu posée par Zyda a l’avantage d’être simple et claire, suffit-elle à épuiser le champ de tout ce qui peut être qualifié de jeu ? Il s’avère que cette définition limite le jeu à son seul aspect agonistique. Par ailleurs, la dimension de l’activité du joueur n’est pas prise en compte, mais seulement la question de la mise en place d’un dispositif de compétition, ce dispositif pouvant être caractérisé par les règles qui sont mises en place dans le code du programme informatique. En cela, la définition de Zyda dénote un point de vue de designer de jeu, type de définition du jeu que l’on retrouve formulée par de nombreux auteurs professionnellement liés à la conception de jeux vidéo qui réduisent la notion plus générale de jeu à la structuration des objets qu’ils conçoivent. Ainsi, pour Jesper Juul (2011, p. 6), le jeu est « un système formel fondé sur des règles ». Les objets ainsi créés sont destinés à être joués mais rien n’indique si une situation de jeu prendra effectivement effet lorsque l’objet rencontrera un utilisateur. Dans le marché des jeux vidéo, c’est l’achat ou le non-achat du jeu qui peut être un indice d’évaluation de la réussite de l’objet à générer une situation de jeu appréciée des joueurs, sans que l’on sache pour autant ce qui relève d’un bon marketing du produit ou de la qualité réellement éprouvée par le joueur. Pour les serious game, l’évaluation

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est encore plus hasardeuse, car les produits ne sont pas directement vendus au public mais à des commanditaires qui ne testent pas leur qualité ludique. 13 Nous avons vu avec la définition de Zyda que le serious game est un jeu qui se donne un autre objectif que le seul divertissement. Pour leurs promoteurs, ce glissement ne semble pas modifier la nature ludique du produit puisqu’il reste d’abord un dispositif de jeu et qu’il est fabriqué avec les mêmes modalités que les jeux vidéo. Pourtant, le serious game s’écarte des définitions classiques du jeu telles que celle de de Roger Caillois (1958). Ce dernier définit le jeu comme une activité (et non un dispositif) caractérisée par six critères : libre, séparée, incertaine, improductive, réglée, fictive. Si l’aspect réglé est largement repris dans les définitions actuelles, les autres aspects sont évacués ou remis en question. 14 C’est d’abord le principe de liberté qui disparaît avec les serious games lorsqu’ils entrent dans un cadre scolaire ou de formation en entreprise et qu’ils deviennent des activités imposées à leur utilisateur. L’aspect de séparation avec le réel peut aussi être malmené si le temps du jeu est identifié à celui de l’heure de cours. En principe, l’aspect incertain est préservé, mais nous avons pu constater que de nombreux serious games tendent à le limiter afin de s’assurer que l’utilisateur parcourt effectivement la totalité du jeu pour bien intégrer le message « sérieux ». Le caractère improductif ne s’applique plus puisque le logiciel est censé avoir un impact sur la vie réelle du joueur. Enfin, l’aspect fictif est peu présent ou parfois absent dans bien des serious games dans la mesure où il s’agit de recréer les conditions réelles d’une situation à apprendre : on est souvent plus proche de la simulation que de la fiction. 15 Face à ces contradictions deux positions sont possibles. On peut estimer que Caillois s’est trompé et mettre en question les critères qu’il a définis. On peut argumenter qu’aucun jeu n’est réellement libre, car il y a des pressions sociales dans la pratique de tout jeu. On peut estimer aussi que tout jeu est productif, car il y a chaque fois expérience et que cette expérience constitue un enrichissement : jouer aux échecs aiguise les capacités mentales, jouer avec un ballon occasionne un entraînement physique utile pour la santé. 16 Une position contraire peut être de considérer que l’absence de liberté et la recherche d’une efficacité productive sont réellement des indices de sortie de la ludicité : y-a-t-il encore jeu lorsque celui-ci se pratique sous la contrainte ? Y-a-t-il encore jeu lorsque le pur divertissement est renié au profit d’objectifs secondaires ? Caillois parle dans ces conditions de corruption du jeu : « Ce qui était plaisir devient idée fixe ; ce qui était évasion devient obligation ; ce qui était divertissement devient passion, obsession et source d’angoisse» (Caillois, 1958, p. 103). 17 Une autre façon d’envisager la question est de penser que la notion de jeu est en train de se modifier avec la montée en puissance d’une société des loisirs qui amène à repenser la place du jeu. Il ne serait plus une récréation, parenthèse dans la dure vie quotidienne faite d’effort et labeur. Le travail et toutes les activités de la vie seraient progressivement envahis par l’esprit du jeu, les serious games étant un symptôme de cette extension du domaine ludique. Cette perspective est mise en avant par Patrick Schmoll (2010) qui évoque un brouillage des frontières entre le jeu et la réalité en partant de son observation des jeux en ligne massivement multi-joueurs. Notre réflexion ici est déportée vers une vision culturelle plus large qui tendrait à penser que le jeu, phénomène culturel, peut voir sa place dans la société évoluer, remettant en cause les définitions précédentes.

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18 De ce fait, nous pouvons penser que la frontière entre le jeu et le non-jeu ne peut être fixée de façon définitive par une définition ontologique du jeu. S’il est possible de fixer les caractéristiques d’un dispositif particulier conçu pour être un jeu, le projet est beaucoup plus hasardeux s’il s’agit de définir de façon générale le jeu en tant qu’activité ou pratique sociale. En effet, les pratiques peuvent être multiples, diverses et contradictoires et, comme tout phénomène culturel, peuvent évoluer dans le temps. C’est ce que met en lumière Jacques Henriot : « La chose que j’appelle jeu en ce moment, dans le monde où je vis, a pu être différente hier, sera peut-être différente demain » (Henriot, 1989, p. 15). C’est aussi ce qu’indique Sébastien Genvo (2013) qui emploie le terme de ludicisation pour étudier le processus par lequel un objet peut entrer ou sortir du champ du jeu en fonction d’évolutions historiques. L’approche d’Henriot met le joueur au centre de l’observation dans la définition du jeu, en s’intéressant à son « attitude ludique ». Il n’y a pas de jeu sans joueur : un dispositif conçu pour être ludique pourra ne pas être perçu en tant que tel par son utilisateur potentiel. Au contraire, une situation ou un objet non destiné à être un jeu peut devenir un artefact ludique par la volonté du joueur. 19 Dans cette optique, la nature ludique des serious games ne peut pas s’évaluer par le seul examen des composants structuraux mis en œuvre dans le dispositif logiciel. Il devient pensable qu’un dispositif de serious game présenté aujourd’hui comme un jeu ne soit pas perçu comme tel par des élèves actuels, mais le devienne dans un futur au sein duquel l’usage des serious games à l’école serait largement généralisé. C’est donc en nous intéressant au joueur potentiel, muni de son expérience propre du jeu, que nous pourrons mieux comprendre et évaluer la nature ludique des serious games et par là- même dessiner ce qui aujourd’hui permet de caractériser la frontière entre le jeu et le non-jeu.

Evaluer la frontière du jeu

20 La notion de frontière peut s’entendre de deux manières : elle est ligne de séparation, mais peut être aussi point de rencontre. Si l’on se fonde sur cette dernière acception, on peut imaginer que les serious games pourraient être un lieu de rencontre entre des objectifs « sérieux » et des modalités ludiques, réunis dans un même objet qui crée de ce fait une nouvelle réalité hybride permettant la communication entre les deux mondes. Les serious games pourraient alors être qualifiés d’objets-frontière.

21 Le concept d’objet-frontière été développé par Star et Griesemer (1989) pour étudier des activités collectives menées par des acteurs provenant de milieux hétérogènes, par exemple dans la coordination du travail scientifique. Afin de concilier des points de vue différents, les acteurs d’origines différentes inventent des objets-frontière qui présentent une structure commune aux divers mondes sociaux ou groupes d’activité. L’objet-frontière est un objet concret ou abstrait qui permet la conciliation, tout en conservant l’identité de chacun des acteurs. Il vise à une « écologie » dans la relation, c’est-à-dire à éviter la domination d’un point de vue : les acteurs créent des processus qui assurent l’autonomie de chacun tout en favorisant la communication par des significations partagées. 22 Peut-on on appliquer cette notion d’objet-frontière aux serious games ? Les serious games à destination éducative par exemple sont censés être le fruit de deux mondes, celui des spécialistes de la conception de jeux vidéo et celui des spécialistes de l’enseignement.

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On pourrait imaginer la mise en œuvre d’une confrontation pour l’émergence de références communes permettant une collaboration dont l’objet serious game serait le fruit. Dans l’état actuel de la production, et pour les titres que nous avons étudiés, cette collaboration n’existe pas : les serious games ne sont pas le fruit d’une négociation mais de la décision unilatérale de concepteurs issus du monde des applications multimédia, à la recherche de l’ouverture de nouveaux marchés. Ils sont le résultat d’une stratégie marketing et non d’une démarche de réflexion partagée par plusieurs mondes. 23 Par ailleurs la définition théorique du serious game qui englobe sous le vocable fourre- tout « sérieux » de multiples cibles commerciales paraît peu propice à l’approfondissement d’un domaine particulier qui pourrait générer une réelle collaboration. La notion d’éducation est par exemple réduite à l’objectif de « transmission d’un message » (Alvarez, Djaouti & Rampnoux, 2012) ravalant celle-ci au même rang que la publicité. La reconnaissance de l’identité d’autres mondes sociaux semble difficile tant que ces mondes ne sont considérés que comme des « marchés » à investir et non des partenaires. 24 Il n’y a donc ni réelles interactions entre mondes sociaux ni création d’une infrastructure commune de connaissances. De ce fait, qualifier les serious games d’objets-frontière reviendrait à utiliser la notion de manière « anecdotique » pour reprendre les termes de Trompette et Vinck, dans une acception « vidée de sa charge conceptuelle initiale et de sa référence à l’idée d’infrastructure de connaissance » (Trompette & Vinck, 2009, p. 8). Le langage des serious games reste celui de leurs seuls designers. Dès lors, il n’est pas possible de s’interroger sur ce qui permettrait de progresser dans la connaissance des questions posées par l’objet-frontière potentiel : difficultés de communication entre mondes sociaux, analyse des échecs, possible émergence d’une « infrastructure invisible faite de standards, de catégories, de classifications et de conventions propres à un ou plusieurs mondes sociaux » (Trompette & Vinck, 2009, p. 13). 25 En conséquence, nous ne mobiliserons pas la notion d’objet-frontière au niveau du processus de création des serious games. Ceci aurait par ailleurs pour défaut de recentrer notre réflexion sur les instances de production alors que nous avons constaté avec Jacques Henriot que plus que le concepteur de jeu, c’est le joueur qui fait le jeu. Nous pouvons considérer que chez tout joueur réside aussi un non joueur, si l’on admet que la conscience du jeu ne peut se construire que par une « métacommunication » pour reprendre les termes de Bateson qui énonce : « le jeu est un phénomène où les actions du “jeu” sont liées à (ou dénotent) d’autres actions, de “non-jeu” » (Bateson, 1977, p. 213). Bateson note la nature instable de la situation de jeu. Il évoque ainsi les jeux rituels de pacification aux iles Andaman : « la paix est conclue après que chaque partie a laissé à l’autre la liberté cérémoniale de lui porter un coup ». Mais « les coups rituels de pacification sont toujours susceptibles d’être pris pour des vrais coups de combat. La cérémonie de pacification devient alors une bagarre » (Bateson, 1977, p. 214). 26 Cet exemple dénote la fragilité du jeu qui se déroule dans un « second degré » pour reprendre les termes de Gilles Brougère (2005), mais qui est toujours susceptible d’être contaminé par le réel. Avec les serious games, ce risque devient central : si tant est que la feintise ludique fonctionne, il y a un risque permanent de la voir s’effondrer dès lors que le joueur se rend compte que l’artefact le renvoie vers des enjeux « sérieux », lorsque le joueur se rend notamment compte qu’il est d’abord un élève qui doit apprendre un contenu « sérieux ». Les serious games sont censés maintenir le juste

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équilibre pour que le jeu reste prédominant et l’apport sérieux une tâche de fond plus ou moins masquée. Cela fonctionne-t-il réellement ? 27 En détournant la notion originale, nous pourrions alors dire que le serious game devient un objet-frontière dans le fonctionnement mental de son utilisateur, le conduisant à une évaluation de sa tâche en fonction de ses critères de la ludicité : sentiment d’être dans un jeu, de ne pas être dans un jeu, ou peut-être encore dans un entre-deux ? Il est d’ailleurs possible que ce sentiment évolue en cours de jeu, selon l’expérience éprouvée. Nous pourrions donc retenir l’expression d’objet-frontière dans cette acception particulière, à savoir un objet qui questionne la frontière entre deux mondes pour son utilisateur. 28 Ainsi que nous l’avons énoncé plus haut, en nous référant à Jacques Henriot, le sentiment ludique est un sentiment éminemment subjectif et mobile. Aussi nous rechercherons les critères de ludicité en interrogeant les joueurs afin de connaître leur ressenti et de comprendre les attitudes qu’ils sont conduits à développer. De ce fait nous avons décidé d’enquêter auprès d’utilisateurs potentiels mis en situation d’usage dans une approche de type ethnométhodologique : il s’agit, au-delà d’une simple enquête de réception, d’évaluer les critères d’appropriation ou de rejet des produits étudiés et les méthodes et registres langagiers que les utilisateurs mettent en œuvre pour les approcher et les qualifier. 29 Nous avons conduit plusieurs vagues d’évaluation depuis 2012. Nous nous baserons ici sur les résultats de deux vagues portant sur un corpus de 19 produits se revendiquant des serious games et accessibles librement sur Internet 2. Le public mis en situation est celui qui est principalement visé par les serious games, à savoir des jeunes de 18 à 20 ans censés appartenir aux nouvelles générations nourries de jeux vidéo, qualifiées de digital natives. Ces étudiants sont en 1ère année d’Institut Universitaire de Technologie, spécialité Métiers du Multimédia et de l’Internet (MMI), dont l’objet est la formation tant aux technologies qu’à la culture des applications numériques. L’intérêt de ce public est qu’il possède des outils d’analyse de productions multimédias tout en étant porteur des perceptions propres à sa génération. Notre échantillon fait apparaître une répartition sexuelle à peu près équilibrée : 58 % de garçons pour la promotion 2011/2012, 55 % pour la promotion 2012/2013. 30 Nous avons constitué une grille d’analyse et d’évaluation présentée sous la forme d’une fiche à remplir pour chaque serious game par chaque étudiant. La partie analyse comporte une série de rubriques : aspects techniques, principes esthétiques, ergonomie, structure narrative, finalité sérieuse et principes ludiques. Le renseignement de ces rubriques nous permet de vérifier que l’étudiant a bien réfléchi sur les composants structuraux du produit. 31 La seconde partie est consacrée à l’évaluation. Afin de tester la pertinence perçue des produits, nous demandons de noter les aspects ludiques et sérieux. Nous avons ajouté un critère plus général de qualité de l’univers du serious game, ce qui permet de bien décomposer l’évaluation et de tenter d’éviter les confusions (par exemple entre le plaisir de l’activité ludique et le jugement esthétique). Sont donc proposés au final trois critères : qualité de l’univers, qualité ludique, et efficacité sérieuse. Une notation sur 20 doit être renseignée pour chacun d’entre eux. Par ailleurs une appréciation subjective permet de comprendre les raisons de la notation et d’obtenir des données qualitatives. 32 Si notre objectif général est d’évaluer la pertinence des serious games en tant qu’outils « sérieux », la question du jeu est centrale : un bon serious game devrait d’abord être

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perçu comme un jeu et, par surcroît, faire bénéficier son utilisateur d’un apport « sérieux ». Nous focaliserons ici notre examen des résultats sur la perception ludique, ses critères et ses modalités. Les ambiguïtés des serious games malmènent la perception ludique et nous pensons tirer de cette situation des éléments qui peuvent nous aider à comprendre les pratiques de jeu contemporaines en éclairant la question des frontières du jeu.

La perception ludique des serious games

33 Nous n’entrerons pas ici dans le détail des serious games analysés, nous nous appuierons sur des résultats globaux3 afin d’éclairer la question générale du jeu dans les serious games et citerons quelques exemples significatifs. Nous utiliserons les résultats quantitatifs qui indiquent les tendances générales et les appréciations qualitatives qui permettent de comprendre les motivations particulières.

Les serious games : faux jeux ou mauvais jeux ?

34 L’examen des résultats quantitatifs issus des notations sur les trois critères (univers, ludique et sérieux) fait apparaître la meilleure note pour la qualité des univers avec 12,41, la moins bonne pour l’aspect ludique avec 10,47 et une moyenne relativement meilleure pour le critère sérieux avec 11,19 (figure 1). Si on examine la variance des notations entre les 19 serious games, de fortes disparités apparaissent : la variance des notes pour les univers est élevée (8,03) avec des notes allant de 5,60 à 15,53 selon les produits. Les jugements sur la qualité des univers sont très différenciés, à l’image de l’hétérogénéité des serious games étudiés. Il faut noter que dans l’ensemble le jugement est nettement positif puisque seulement 3 serious games ont des notes inférieures à la moyenne, 13 ont des moyennes supérieures à 12 et 6 des notes supérieures à 14. La variance est moins élevée pour l’efficacité sérieuse (4,69), les résultats s’étagent de 7,77 à 15,40, 6 logiciels ont moins de la moyenne et 7 ont une moyenne supérieure à 12. C’est la qualité ludique qui fait apparaître la variance la plus faible (2,94). Les notes vont de 7,24 à 14,06, mais 7 logiciels ont des notes en-dessous de 10 et un seul logiciel qui est un cas très particulier (America’s Army) obtient plus de 12.

35 On peut donc constater que la perception ludique générale des serious games est plutôt faible, et que ce jugement concerne la majorité des titres abordés : les serious games ne sont généralement pas vraiment perçus comme des jeux ou sont considérés comme des jeux peu motivants. L’affirmation du caractère « game » ne semble pas suffisamment performative pour convaincre les joueurs potentiels.

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Figure 1 : moyenne des notes attribuées aux 19 serious games

36 Nous pouvons mieux comprendre les éléments constitutifs de cette tendance au rejet en nous penchant sur les appréciations qualitatives notées par les étudiants. Dans les fiches d’analyse, l’argument « ce n’est pas un jeu » revient fréquemment. Les étudiants pointent l’absence de certains ingrédients qu’ils attendent d’un jeu : « pas de challenge à relever », « pas de niveaux de difficulté », « pas de sauvegarde ni de pause », « pas de décompte des points ». 37 Ils reprochent souvent un manque de liberté de choix : « on n'est pas libre », « possibilités d'action réduites », « interactivité très dirigée », « on ne peut pas faire ce que l'on veut », « tout est plus ou moins prévu d'avance ». L’incertitude attendue d’un jeu n’est pas au rendez-vous : « on comprend facilement où ça veut en venir », « on peut deviner ce qui va arriver », « on ne cherche pas, tout est déjà fait » ou « pas très attractif parce qu'on se doute des conséquences des choix ». Il s’avère qu’une bonne partie des serious games sont plus soucieux de s’assurer du parcours complet du logiciel par l’apprenant que de mettre en place de réels défis ludiques : « pas de vraie difficulté ou de chance de perdre » ou « il est presque impossible de perdre ce qui réduit l'intérêt ». 38 L’absence de jeu est aussi révélée par l’absence du divertissement habituellement attendu d’un jeu. Ces logiciels sont considérés comme trop « sérieux » : « ce n'est pas un jeu, on ne s'amuse pas », « on n'est pas dans un jeu mais presque dans un travail », « on ne joue pas, on s'exerce » ou « ce n’est pas un jeu, c’est une simulation ». La remarque « on ne s’amuse pas » revient fréquemment, soit parce qu’on s’ennuie et qu’il y a un ressenti de monotonie par manque d’enjeu ludique, soit parce que l’enjeu est jugé trop scolaire : « trop complexe pour s'amuser » ou « seul le décor rappelle le jeu ». Nous pouvons déduire de ces réactions que la présence de la dimension sérieuse porte préjudice à la perception ludique.

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Une forte variabilité dans la perception ludique des joueurs

39 Si ce déficit ludique est généralement ressenti, il est loin d’être perçu de façon uniforme. Afin d’affiner nos résultats, nous nous sommes intéressés à la variabilité des jugements entre les joueurs sur les 3 critères pour chacun des serious games. La moyenne des variances pour les 19 serious games (figure 2) produit une courbe inversée par rapport à celle des moyennes des notes. La variance des jugements est faible pour la qualité des univers avec 9,53 (seuls 3 logiciels ont plus de 10), élevée pour la qualité ludique avec12,62 (16 logiciels ont plus de 10), et entre les deux pour l’efficacité sérieuse avec 11,30.

Figure 2 : moyenne des variances des notes attribuées aux 19 serious games

40 Ces résultats témoignent d’une relative facilité et unanimité pour juger les univers : on s’accorde plutôt bien sur des critères esthétiques, technologiques et de style de traitement pour dire ce qui est un bon ou un mauvais univers. À l’inverse, on est très divisé pour juger la qualité ludique d’un serious game : il n’y a apparemment pas de critères communs. Si dans les appréciations les opinions négatives sur la ludicité sont majoritaires, les opinions positives témoignant d’une certaine adhésion existent aussi et montrent une grande variabilité des opinions des étudiants en la matière. Nous notons souvent des jugements très contradictoires pour un même jeu qui sera jugé par certains « triste » ou « ennuyeux » et par d’autres « attrayant » ou « sympathique ». 41 Si les aspects esthétiques ou technologiques sont distingués pour déterminer les bons univers, nous remarquons que des jeux plutôt pauvres en termes tant de moyens, de graphismes que de technologies peuvent être relativement appréciés sur le plan ludique. C’est le cas de Sauver ADA qui ne propose que des écrans fixes et une série

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d’énigmes. Critiqué par une partie des évaluateurs : « ce n’est pas un jeu, juste des énigmes qui s'enchaînent », il séduit une partie du public, tout au moins celle intéressée par les jeux de réflexion : « les énigmes donnent envie de s'impliquer » ou « distrayant et prenant ». Le serious game Death in Rome témoigne aussi d’une pauvreté de moyens avec un seul décor fixe, ce que relèvent des étudiants : « pas beaucoup de moyens d'interaction », mais d’autres adhèrent : « efficace par son intrigue », « prenant par le mystère à résoudre ». La particularité de ces deux logiciels est de focaliser leur scénarisation sur la résolution d’énigmes, de solliciter l’initiative du joueur plutôt que de l’enfermer dans un parcours contraint, par conséquent de donner la priorité à l’enjeu ludique. 42 Nous constatons aussi que des serious games incluant au sein de leur scénarisation de multiples mini-jeux qui mélangent adresse et réflexion sont bien reconnus pour leur qualité ludique par des amateurs de jeux occasionnels. C’est le cas de Jobs à tous les étages : « il y a du plaisir ludique dans les combats contre les extra-terrestres », de Ludomedic « attrayant pour ses mini-jeux », ou de Passeur de mémoire : « jeu attractif, car il y a plusieurs jeux », « chaque mini jeu se joue d'une manière différente, ce qui est un point positif ». Ces mêmes qualités sont pointées comme des défauts par les détracteurs des mini-jeux : « les mini-jeux n'apportent rien » ou « le jeu se répète avec les mini- jeux, lassant ». 43 Enfin, les jeux reposant sur des simulations de type jeux de gestion sont appréciés par des étudiants recherchant une liberté d’action et de construction : « beaucoup de choix possibles » pour The small business game, « multiplicité de possibilités » ou « entraînement ludique » pour Ma cyber auto entreprise, « plaisir de chercher une solution quand il y a un problème » ou « la complexité du jeu le rend attractif » pour EDF Park. Comme pour les précédents, ces mêmes serious games sont fortement critiqués par d’autres étudiants qui les jugent « répétitifs ». 44 Cette variance des jugements nous conduit à penser que le jeu ne se décrète pas mais qu’il est un ressenti forgé culturellement par des habitudes ludiques et celles-ci sont diverses. Ce ressenti se produira différemment selon que l’on est amateur de FPS4, de jeux de réflexion, de mini-jeux ou de jeux de gestion. De ce fait, il semble difficile d’envisager de créer des serious games qui puissent séduire la totalité d’un public, les appétences en matière vidéoludique étant segmentées.

L'incidence des pratiques ludiques

45 Cette diversité des perceptions ludiques nous conduit à nous interroger sur la possible influence des pratiques vidéoludiques habituelles sur les jugements portés sur la qualité ludique des serious games. Afin de préciser cette question nous avons soumis aux étudiants de la promotion 2012/2013 un questionnaire sur leurs pratiques des jeux vidéo. Ce questionnaire avait pour objectif de renseigner le nombre d’heures passées par semaine sur les jeux vidéo, la nature des jeux vidéo pratiqués et la motivation vidéoludique. Notre objectif était de croiser ces résultats avec les résultats obtenus dans l’évaluation des serious games.

46 Le nombre d’heures de jeu hebdomadaire déclarées nous a permis de différencier deux groupes de taille comparable, en distinguant ceux qui déclarent jouer 10 heures ou plus par semaine et ceux qui jouent moins de 10 heures (ou pas du tout). Sur un effectif de 56 étudiants, nous avons obtenu deux groupes à égal effectif de 28 que nous qualifions

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de Grands Joueurs (GJ) et Petits Joueurs (PJ). Le groupe GJ est constitué à 68 % de garçons. Le groupe PJ se répartit à parts égales entre filles et garçons. Ce groupe comprend des étudiants qui déclarent jouer entre 0 et 7,5 heures par semaine. Bien que les motivations au jeu soient complexes, nous pouvons néanmoins distinguer quelques traits récurrents qui différencient les deux groupes. Les GJ déclarent jouer par passion. L’esprit de compétition est une de leurs premières motivations. Ils accordent de l’importance à la qualité graphique du jeu, au « plaisir visuel », aussi à une « bonne histoire » ou à un « scénario intéressant ». L’aspect social, les rencontres et « jouer avec des amis » sont aussi des motivations importantes. 47 Lorsqu’ils jouent, les PJ utilisent le plus souvent des jeux occasionnels. Leur principale motivation est de chasser l’ennui, de s’occuper et de « passer le temps » : « je joue quand je m'ennuie, par exemple dans le train ». La sociabilité est aussi très importante, mais il semble que le jeu est alors plus un moyen qu’une fin, ainsi cette étudiante qui témoigne : « je joue principalement avec mon frère, c'est un moment de plaisir entre nous, un moment pour se retrouver ». 48 Nous avons pu croiser ces données avec l’évaluation des 9 serious games évalués en 2012/2013 (figure 3). Si les GJ sont plus généreux dans la notation des univers, ils sont plus sévères pour les critères ludiques et sérieux. Il semble que ces derniers ont une idée plus précise de ce qu’est un jeu et les serious games ne correspondent pas souvent à leurs schémas ludiques. L’aspect sérieux leur paraît moins crédible, plutôt comme un obstacle au jeu promis que comme une motivation intéressante.

Figure 3 : différences de notation entre les groupes GJ et PJ

49 Par ailleurs, en examinant les variances des réponses étudiantes (figure 4) nous constatons que les GJ sont plus unanimes dans le jugement de ce qui fait la qualité d’un univers vidéoludique. En revanche, ils sont fortement divisés sur le critère ludique. Les GJ paraissent plus exigeants en matière d’attente ludique et leur attente est beaucoup plus spécifique, orientée vers des genres bien particuliers dans lesquels ils ont des références précises. Le procédé ludique proposé dans le serious game n’est jamais à la hauteur de l’original référent : « ressemble aux Sims en moins bien » ou « Simcity est

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mieux fait », ou des principes technologiques en usage : « graphismes archaïques » ou « moteur 3D trop mauvais ».

Figure 4 : variances des notations entre les groupes GJ et PJ

50 Ce constat va à l’encontre de l’idée couramment répandue, extrapolée des thèses de Prensky, stipulant que plus les jeunes aiment les jeux vidéo, plus on peut facilement les mobiliser avec les serious games. C’est plutôt le contraire qui est démontré : si l’on peut tromper facilement les PJ en employant le terme « jeu » pour n’importe quel type de logiciel, il n’en va pas de même avec les GJ qui ont des exigences précises et exclusives. L’acceptabilité en matière de ludicité est particulièrement subjective, liée à notre culture personnelle du jeu, aspect qui apparait de façon flagrante lorsque l’on oppose les joueurs passionnels et les joueurs occasionnels. 51 Les GJ sont accoutumés à passer de longues heures à chercher des solutions, à accroître leur maîtrise. Ce sont des spécialistes et de ce fait ils sont très exigeants : ils ne pardonnent pas la faible qualité d’un moteur 3D par rapport à ceux qu’ils utilisent habituellement, ou encore le manque de réalisme dans les mouvements des personnages. De plus, pour eux, la mécanique ludique est essentielle. Ils ne se laissent pas longtemps berner par une simple apparence graphique. Ils veulent éprouver la mécanique du jeu et savent rapidement en trouver les faiblesses et limites. 52 À l’inverse, les PJ sont indulgents, leurs critères ludiques sont plus malléables et incertains. Ils sont plus sensibles aux indices de ludicité de premier niveau, à savoir tout ce qui évoque le monde des loisirs : graphismes de type bande dessinée, traitement humoristique, etc. Ils font plus facilement la confusion jeu / loisir. Mais ils sont aussi vite perdus face à une mécanique de jeu complexe et ils sont plus prompts à abandonner devant la difficulté.

La multiplicité des critères ludiques et de leurs déterminants

53 Au-delà de cette distinction entre grands et petits joueurs, et d’une façon plus globale, nous sommes surpris par la variété des réponses lorsque nous posons la question « Qu’est-ce qui fait un bon jeu vidéo ? » Il est très difficile d’élaborer des typologies de

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réponses tant celles-ci sont diverses, touchant tous les aspects du jeu, tant dans ses caractéristiques intrinsèques que dans ses représentations sociales.

54 Voici un éventail non exhaustif et non trié de réponses : « un graphisme agréable », « la diversité des paysages et des personnages », « un bon gameplay », un « scénario original », une « bonne histoire », « autant la musique que les graphismes et la narration », la « liberté d’action », « du suspense », des « mystères à résoudre », un « but à atteindre », « une interface simple », un jeu « dont on parle beaucoup », un jeu « avec un haut niveau compétitif », un « open world sans limite », un jeu « facile à comprendre », une « bonne ambiance pour l'immersion », un jeu où « on peut se créer un monde », « une bonne durée de vie », une « communauté en ligne sympathique et sans conflits », etc. 55 Les critères font largement appel à l’expérience personnelle du joueur. Ils renvoient à une dimension affective, liée à la succession d’expériences vidéoludiques accumulées depuis l’enfance, à leur intensité et à leur durée, aux types de jeux expérimentés et à l’importance de l’investissement qu’ils ont suscité. Nous constatons que certains critères sont contradictoires, par exemple le critère de facilité et celui de difficulté. Nous supposons que ces positions traduisent des expériences vidéoludiques divergentes. 56 Il serait tentant d’opposer des joueurs de type « contemplatifs » et des joueurs plus « actifs ». En effet, nombre de joueurs mettent en avant des critères esthétiques que l’on pourrait qualifier de « statiques », tels que le graphisme. Ces critères fournissent une reconnaissance ludique de « premier niveau » telle celle obtenue par la visualisation d’une jaquette de jeu vidéo. Au contraire, pour d’autres, c’est le critère de l’expérience du jeu qui est mis en avant, la reconnaissance d’un type d’activité, reconnaissance de « second niveau » qui nécessite l’engagement dans le jeu. Pour autant cette différenciation, si elle existe, ne saurait être fructueuse pour différencier des types de joueurs (sauf à penser que les joueurs « contemplatifs » se contentent de regarder l’écran d’accueil du jeu). 57 Les deux aspects paraissent complémentaires : si la reconnaissance de premier niveau ne s’effectue pas, les chances de voir le joueur s’engager dans la pratique du jeu sont réduites. Nous constatons cela avec le jeu de gestion Cartel Euros 3000 – serious games très mal jugé d’emblée – dont l’interface est extrêmement pauvre et rébarbative,: l’apparence bloque la reconnaissance ludique et décourage l’engagement possible dans la pratique ludique. Mais l’inverse est tout aussi vrai. Le serious game Premiers combats qui repose sur des séquences très soignées en vidéo interactive bénéficie d’un jugement très positif sur la qualité de son univers considéré très attractif. Mais l’absence d’une expérience de jeu satisfaisante provoque son rejet en tant que pratique ludique, faute de reconnaissance de second niveau. 58 Il faut enfin rappeler que les jeux vidéo s’inscrivent dans des codes culturels et des genres identifiés. Le serious game America’s Army qui repose sur les modalités du FPS est bien reconnu par tous les évaluateurs : c’est bien un jeu et il suscite l’enthousiasme des amateurs du genre : « on peut tirer sur tout ce qui bouge » ou il est « bien pour se défouler, se détendre ». Cette reconnaissance dépasse largement le cercle des amateurs. Les étudiantes sont plus critiques et émettent des réserves sur ce titre : « la guerre n'est pas un jeu, c'est cruel ». Néanmoins, elles ne contestent pas sa nature ludique et lui mettent une bonne note en qualité ludique, à peine inférieure à celle des garçons : 13,88 contre 14,21. Il y a donc des genres et modalités légitimes en matière vidéoludique,

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même si on n’y adhère pas. Au-delà des expériences personnelles, les déterminismes sociaux influencent tout autant la perception ludique. En témoigne cet étudiant qui nous dit estimer qu’un bon jeu est un jeu « dont on parle beaucoup ».

Conclusion

59 Du fait de leur ambiguïté, écartelés entre jeu et « sérieux », les serious games nous paraissent des révélateurs pertinents des constituants de la perception ludique. Par ailleurs, la nature généralement contrainte de leur pratique, contrairement à celle des jeux de divertissement, génère des attitudes contrastées qui vont de l’adhésion à l’absence de motivation et jusqu’au rejet. On ne peut exclure que pour partie les raisons du rejet sont liées à la mauvaise facture ou à la pauvreté d’une bonne partie des titres analysés. Mais il apparaît aussi que la variété des réponses soulève la complexité de l’attitude ludique et de ses motivations, enchevêtrement de déterminismes socio- culturels et de l’histoire personnelle de chaque joueur.

60 Contrairement à une interprétation courante de la thèse de Marc Prensky, la génération des enfants du numérique est loin d’être homogène. Les expériences vidéoludiques sont très diverses, ce qui induit des modalités très différenciées dans la relation aux jeux vidéo, ce que nous avons schématisé en Petits et Grands Joueurs ou joueurs occasionnels et passionnels, ces derniers faisant preuve d’une grande exigence et d’un attachement à une certaine « pureté » du jeu. 61 La faible perception ludique générale dans la pratique des serious games montre que dans l’esprit des joueurs jeu et sérieux demeurent des activités nettement séparées, et cela d’autant plus qu’on est un joueur passionné. La prétention des serious games à l’abolition de la frontière entre jeu et sérieux se heurte à des conceptions sociales et à des expériences individuelles qui fixent des séparations entre jeu et non jeu. Si l’univers de l’école ou de la formation est celui de l’effort, du réalisme et de la soumission à un ordre établi, l’univers du jeu est celui de l’évasion, de la fiction, de la transgression, voire de la subversion. Le jeu vidéo GTA (DMA Design, 1997) permet de simuler toutes sortes d’actions illégales, voire criminelles, en parcourant une ville en voiture. Que serait un tel jeu transposé en serious game ? Un cours d’auto-école ? Les serious games seraient alors des jeux pour enfants sages ou plutôt pour des non-joueurs.

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ANNEXES

Le corpus des 19 serious games analysés

Tous les serious games ont été testés en version PC. Les analyses ayant démarré en 2010, un certain nombre de titres n’est plus en ligne. America’s Army. 2002. US Army. http://www.americasarmy.com. Artisans du changement. 2009. Production Sam De Champlain, Vic Pelletier. http:// www.artisansduchangement.tv/jeu-de-simulation

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NOTES

1. Nous utilisons l’expression anglaise serious games, et non sa traduction « jeux sérieux », car elle est très largement utilisée en France pour le marketing de ces produits, contribuant à leur donner une aura de concept innovant. 2. Le lecteur trouvera la liste du corpus de serious games mobilisés en fin d’article.

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3. Pour des analyses plus détaillées, nous invitons le lecteur à consulter nos travaux antérieurs (Lavigne, 2012, 2013). 4. First Person Shooter : jeu de tir en vision subjective.

RÉSUMÉS

En prétendant mêler jeu et objectif utilitaire, les serious games tendent à remettre en question les définitions traditionnelles du jeu, activité libre, séparée et improductive. Pour le chercheur, ils peuvent constituer des objets utiles pour interroger la frontière entre ce qui relève du jeu et ce qui s’en écarte. Afin d’éclairer ces questions, nous avons soumis dans le cadre d’une enquête ethnométhodologique un corpus de serious games à un public étudiant. Les résultats permettent de mieux comprendre les constituants de la perception ludique. Nous constatons la grande variabilité de celle-ci, son lien avec l’expérience et les pratiques vidéoludiques habituelles du joueur ainsi que l’influence de multiples déterminants socio-culturels.

Claiming mix game and utilitarian goal, serious games tend to challenge traditional definitions of the game, free activity, separate and unproductive. For the researcher, they can be useful objects to query the boundary between what is a game and what is not a game. To clarify these issues, we submitted as part of an ethnomethodological investigation a set of serious games to a student audience. The results allow to understand the components of the playful perception. We note the great variability of the latter, its relationship with the experience and the usual practices of videogame players and the influence of multiple socio-cultural determinants.

INDEX

Mots-clés : serious games, attitude ludique, perception ludique, objet-frontière, ethnométhodologie Keywords : serious games, playful attitude, playful perception, boundary object, ethnomethodology

AUTEUR

MICHEL LAVIGNE

Université Paul Sabatier, Toulouse 3

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Varia

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Ce que les statistiques ne disent pas : la réinvention de l'offre des jeux de casino à Macao depuis 2002

Xavier Paulès

1 Les recherches sur les jeux de hasard (gambling studies) ont porté une attention justifiée au tournant décisif intervenu au cours des années 1990 à Las Vegas avec l’apparition du modèle des integrated resorts (Courtwright, 2014). 1 Gigantesques, organisés souvent autour d’un thème, ces casinos sont systématiquement couplés à des complexes hôteliers de luxe. Le jeu s’y trouve intégré parmi une pléthore de divertissements tels que jeux d’eaux, jeux de lumières, spectacles vivants, cinémas, restaurants gastronomiques, cafés, jacuzzi. De gigantesques galeries commerciales abritent des boutiques de grandes marques (Gravari-Barbas, 2001, p. 159-165). Ce modèle offre deux avantages principaux. La multiplication des loisirs proposés incite les visiteurs à prolonger leur séjour. Mais surtout, en diluant de cette façon les jeux de hasard dans une offre bien plus large, on affranchit les casinos d’une réputation encore sulfureuse, ce qui permet d’en élargir la clientèle.

2 D’autres recherches, non moins nombreuses, ont montré que parallèlement à l’émergence des integrated resort, Las Vegas a connu une évolution cruciale de l’offre des jeux. Jusque dans les années 1970, cette dernière était essentiellement constituée de jeux de table (Black Jack, Craps, roulette, etc.) complétée à la marge par des machines à sous essentiellement destinées à une clientèle féminine. Lors des décennies 1980 et 1990, ces dernières ont connu une montée en puissance irrésistible, en particulier grâce à leur mise en réseau, une innovation qui permet de porter les jackpots à des niveaux vertigineux (Lee, 2012, p. 6-7). La sophistication des machines est allée crescendo et désormais, leurs algorithmes élaborés induisent le joueur à prolonger le jeu (Schüll, 2012). Ainsi, par exemple, les machines ont tendance à donner l’impression au joueur qu’il vient de manquer de peu un gros gain, ce qui ne peut que l’inciter à recommencer aussitôt à jouer (Turner et Horbay, 2004). Du point de vue des casinos, les machines à sous ont bien des attraits. Elles permettent, en premier lieu, de se passer de croupier. L’absence d’intervention humaine a pour autre conséquence de rendre le jeu beaucoup

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plus rapide : la séquence mise/tirage/distribution des gains, qui se compte en minutes pour les jeux de table traditionnels, ne prend que quelques secondes sur des machines à sous. Ces dernières ont une autre caractéristique bien connue qui concerne l’avantage du casino (house edge). L’avantage est le pourcentage des mises qui, statistiquement, n’est pas redistribué aux joueurs sous forme de gains. Il est bien plus important pour les machines à sous (de 5 à 10%) que pour les jeux de table comme Black Jack, baccara (autour de 1%) (Hannum, 2013). Enfin, les machines à sous permettent aux casinos de bénéficier de façon gratuite et presque instantanée d’une pléthore de données statistiques concernant l’usage qui en est fait par les joueurs : combien chaque machine rapporte, quels jours ou à quels moments de la journée chaque machine ou chaque type de machine est le plus utilisé, etc. L’exploitation de ces données permet aux casinos d’adapter constamment l’offre afin d’augmenter leurs recettes (Lee, 2012, p. 9-11). 3 Plus récemment, l’attention des chercheurs des gambling studies ou études sur les jeux d’argent qui restait très tournée sur les États-Unis et le monde occidental a commencé à se porter vers l’Asie et plus particulièrement vers Macao, où le secteur des casinos a connu une croissance exponentielle depuis le début des années 2000. Pour l’essentiel, ils ont cherché à déterminer si l’arrivée à Macao en 2002 de Wynn Resorts SA et Galaxy Casinos SA, deux acteurs majeurs du secteur du jeu à Las Vegas a conduit à une « importation » du modèle de Las Vegas (Gu, 2004).

Macao, nouveau Las Vegas ?

4 La présence à Macao d’un secteur du jeu légal est un héritage de la période portugaise. Depuis le début des années 1960, la STDM (Sociedade de Turismo e Diversões de Macau) y jouissait d’un monopole sur l’industrie des jeux de hasard. Avec le retour à la souveraineté chinoise, intervenu en décembre 1999, le territoire est devenu une région administrative spéciale. En vertu d’une législation spécifique, le jeu y demeurait autorisé. Mais dès 2001, les nouvelles autorités décidèrent de mettre un terme au monopole de la STDM et lancèrent un appel d’offres international pour trois licences. Cet appel d’offres manifestait une volonté politique claire des nouvelles autorités de Macao mais surtout, au-delà d’elles, du pouvoir central de Pékin, de faire appel au savoir-faire de grands groupes étrangers pour mener une politique de développement tous azimuts du secteur des casinos. Dans ce nouveau contexte, s’implanter à Macao devenait pour les grands opérateurs internationaux de casinos d’un intérêt évident, et pas moins de 21 groupes se sont portés candidats à l’appel d’offres. Non seulement le réservoir de joueurs potentiels était considérable au niveau régional mais la concurrence y était inexistante. Macao est situé notamment au cœur de la province du Guangdong (plus de 100 millions d’habitants), l’une des plus riches de Chine, où, comme dans le reste du pays, les casinos n’ont pas droit de cité. Dépourvue elle aussi de casinos, l’autre région administrative spéciale, Hong Kong, beaucoup plus prospère et peuplée que Macao, n’est qu’à une heure de bateau. Enfin, la clientèle potentielle d’Asie orientale et du Sud-est qui peut arriver en quelques heures de vol par les aéroports de Hong Kong et Macao dépasse les deux milliards.

5 En février 2002, les résultats de l’appel d’offres sont rendus publics : la SJM (Sociedade de Jogos de Macau, nouvelle appellation de la STDM), partage le monopole avec Wynn et Galaxy (Wan et Pinheiro, 2011, p. 24-26 ; Godinho, 2014, p. 4-5). Quatre ans plus tard, trois opérateurs supplémentaires, chacun associé à l’un des trois concessionnaires de

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2002, feront leur entrée : MGM Grand Paradise, Melco-PBL (devenu Melco Crown Gaming en 2008), et Venetian Macau SA (Zheng & Wan, 2014, p. 63-64). 6 Les années qui suivent vont tenir toutes leurs promesses : on assiste depuis 2003 à une augmentation forte et presque ininterrompue du nombre de visiteurs venus de la Chine continentale (Godinho, 2014, p. 7-8).2 Alors que dans les dernières décennies du XXe siècle, les visiteurs/joueurs venus de Hong Kong étaient le principal contingent, les « continentaux » constituent de nos jours la très large majorité.3 7 Cette énorme clientèle afflue vers les casinos géants inaugurés par les nouveaux opérateurs sur le modèle des integrated resorts depuis le milieu des années 2000. La plupart sont situé à Cotai, une zone de terre-pleins aménagée entre les îles de Taipa et de Coloane, avec en particulier le Venetian (illustration 1) ouvert en août 2007 (réplique en plus grand de celui de Las Vegas), le City of Dreams en juin 2009 et le Galaxy (银河) en mai 2011. La SJM a emboîté le pas aux opérateurs étrangers dans la course au gigantisme : la silhouette caractéristique de son Grand Lisboa (illustration 2), ouvert en février 2007, domine désormais la péninsule de Macao. Plus récemment, la SJM a même inauguré son premier casino à thème, l’Oceanus4 (illustration 3).

Illustration 1. Venetian

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Illustration 2. Grand Lisboa

Illustration 3. Oceanus

8 Sur le plan des jeux de hasard proposés, Macao connaissait au début des années 2000 une situation qui pouvait sembler similaire à celle de Las Vegas deux décennies plus tôt : c’était en effet un jeu de table d’origine européenne, le baccara (introduit dans

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les années 1960) qui régnait presque sans partage dans tous les casinos. Les quelques centaines de machines à sous occupaient une place extrêmement marginale :

Tableau 1 : pourcentage des profits des casinos provenant des quatre principaux types de jeux en 2005 et 2014. Source : Direcção de Inspecção e Coordenação de Jogos : www.dicj.gov.mo

2005 2014

Baccara : 85,9% Baccara : 90,9%

Cussec5 : 3,3% Machines à sous : 4,1%

Black Jack : 3,1% Cussec : 2,2%

Machines à sous : 2,7% Black Jack : 0,8%

9 Selon la même stratégie visant à importer le modèle de Las Vegas, les nouveaux opérateurs ont proposé une offre massive de machines à sous dans leurs nouveaux casinos : entre 2002 et 2014, le nombre de machines disponibles à Macao a été multiplié par 16 (voir tableau 2). En dépit de cela, comme de nombreux travaux de recherche l’ont déjà relevé, les machines à sous n’ont pas effectué la percée que l’on pouvait attendre. Cependant, les recherches sur la question se bornent, en s’appuyant uniquement sur les publications statistiques officielles, à dresser le constat d’une non- convergence vers le modèle de Las Vegas. En somme, à l’abri des murs de ces casinos ultra-modernes, rien n’aurait changé : les joueurs resteraient totalement fidèles à leurs habitudes (et donc au baccara) en manifestant un très faible intérêt pour les machines à sous.

10 Cet article vise à réviser ce diagnostic. Il se base essentiellement sur un travail d’observation mené à Macao, durant une période de six ans, de 2008 à fin 2014. Si l’ensemble des casinos ont tous été visités au moins une fois, cependant, pour des raisons d’organisation, l’essentiel des observations ont été réalisées dans cinq d’entre eux : le Sands, le Venitian, le Casino Ponte 16, le Lisboa et le Grand Lisboa. Grâce à des visites annuelles, il a été possible d’observer des évolutions. Le travail d’observation in situ a été complété par des entretiens avec des responsables de certains casinos. 11 Notre ambition est, à partir de ces observations faites sur le terrain, de montrer d’une part que les essais pour promouvoir les machines à sous n’ont pas assez pris en compte les caractéristiques de la demande locale et que, d’autre part, une approche purement statistique obère totalement certaines transformations très réelles que l’offre des jeux a connues ces dernières années. On a assisté notamment à des adaptations du baccara, qui ont abouti, après quelques tâtonnements, à ce qui semble représenter un compromis satisfaisant pour les joueurs : le live multi game. La question de la modernisation de l’offre des jeux à Macao ne doit donc pas se poser en des termes réducteurs de refus ou d’acceptation des machines à sous, mais prendre pleinement en compte une transformation du baccara que l’on peut assimiler à une électronisation.

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Tableau 2 - Source : Direcção de Inspecção e Coordenação de Jogos : www.dicj.gov.mo

Ce que révèle le demi-échec des machines à sous

12 Comme nous l’avons déjà signalé, les casinos ont d’une manière générale avantage à promouvoir les machines à sous. Ceci est probablement encore plus vrai à Macao qu’ailleurs car le fait qu’elles permettent de se passer de croupier y présente un intérêt particulier. En janvier 2013, le gouvernement a limité à 3 % la croissance annuelle du nombre total de tables de jeu où officie un croupier. L'impact de cette mesure est demeuré limité depuis trois ans, car on n'a assisté à l'ouverture d'aucun nouveau casino. Cependant, la construction d'une nouvelle tranche de casinos géants sur Cotai et leur inauguration en 2016-2017 va changer considérablement la donne: la perspective pour les casinos de devoir se partager un contingent limité de tables de jeu ne peut que les inciter à développer des alternatives permettant de se passer de croupiers.

13 De plus, contrairement à ceux de la plupart des hauts lieux du jeu dans le monde, les croupiers de Macao sont relativement bien payés. Recrutés exclusivement parmi la population locale (et non pas en Chine continentale comme c’est le cas pour les emplois les plus pénibles et les moins rémunérés des casinos) les croupiers sont un groupe social combattif et organisée pour la défense de ses intérêts (Choi et Hung, 2011). Ils ont démontré ces dernières années leur capacité de mobilisation en faisant notamment échec aux demandes insistantes des casinos auprès des autorités pour ouvrir le recrutement des croupiers à une main-d’œuvre venue de Chine populaire. Très récemment, les croupiers ont fait pression sur les autorités pour l’adoption de l’interdiction de fumer dans les espaces de jeu. Cette mesure, en dépit d’une forte opposition des casinos, est entrée en vigueur le 1er janvier 2013. 14 De fait, il apparaît qu’on ne peut pas soupçonner les opérateurs de casinos d’avoir épargné leur peine pour promouvoir les machines à sous mises à la disposition des joueurs depuis l’ouverture de nouveaux casinos (tableau 2). Elles ont fait l’objet d’une abondante publicité. Elles ont été placées de façon stratégique afin que les joueurs soient contraints de passer au milieu d’elles lorsqu’ils pénètrent dans un casino. Enfin, d’évidents efforts ont été faits pour les adapter aux attentes supposées d’une clientèle de culture chinoise. De nombreuses machines puisent leurs « thèmes » dans un fonds

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culturel chinois. Ainsi le modèle Qin Shihuang (秦始皇) se rapporte au fameux premier empereur, omniprésent dans la mémoire collective des Chinois. Le voyage du roi-singe (猴王游戏), lui, fait référence au héros de l’un des grands classiques de la littérature chinoise, La Pérégrination vers l’Ouest (西遊記), qui nourrit depuis des siècles la culture populaire. C’est dans le même fonds culturel que puisent les machines Serpent blanc (白 蛇), ou Dragon doré (黃龍). On pourrait encore multiplier les exemples, mais il faut noter que le succès d’une telle « sinisation » des machines à sous est loin d’être patent pour l’observateur sur le terrain. Ces machines donnent l’impression d’avoir aussi peu de succès que les autres. Faut-il s’en étonner ? Croirait-on que les Français joueront davantage aux machines à sous si l’on mettait des tours Eiffel dessus ? 15 Quel est le résultat des efforts déployés par les opérateurs pour amener les joueurs à se diriger davantage vers les machines à sous ? Il est exact que les recettes provenant des machines à sous ont fortement progressé en valeur absolue (tableau 3). Mais un indicateur plus pertinent du succès des machines à sous est la part des revenus engendrés par les machines à sous. En une décennie, cet indice n’a pas décollé de façon significative (tableau 4). Après avoir culminé à 5,4% en 2009, elle stagne ces dernières années au niveau fort modeste de 4 % des recettes des casinos. Il confirme l’impression ressentie par l’observateur sur place (et corroborée par les entretiens avec les dirigeants des casinos) : les machines à sous sont très peu utilisées. La diminution du nombre de machines intervenue en 2012-2014 (plus de 3500 machines en moins : cf. tableau 2) peut s’interpréter comme un aveu d’échec de la part des casinos.

Tableau 3 - Source : Direcção de Inspecção e Coordenação de Jogos : www.dicj.gov.mo

Une pataca = environ 8,5 euros

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Tableau 4 - Source : Direcção de Inspecção e Coordenação de Jogos : www.dicj.gov.mo

16 Comment expliquer cet insuccès ? Nous venons d’ironiser sur ces tentatives d’adapter les machines à la population des joueurs de culture chinoise qui ont principalement consisté à dessiner des dragons et des phénix dessus. Elles sont fondamentalement inefficaces parce que, purement cosmétiques, elles ne modifient rien à ce qui est la racine du problème : la nature du rapport qu’entretient le joueur avec le jeu de casino qu’il pratique. 17 Dans un précédent article, nous avons démontré combien l’habitus des joueurs de Macao a été façonné par le fantan, à peu de choses près le seul jeu de casino disponible en Chine du Sud du milieu du XIXe siècle jusqu’aux années 1960 (Paulès, 2014). Le principe du fantan est très simple. D’un tas de jetons, le croupier prélève une grosse poignée qu’il dissimule aussitôt sous un petit couvercle. Les joueurs misent alors sur un nombre entre un et quatre. Une fois que les jeux sont faits, le croupier ôte le couvercle et entreprend de retirer des jetons quatre par quatre. Les gains et les pertes des joueurs dépendent du nombre de jetons restants à la fin du comptage : un, deux, trois, ou quatre. Le fantan présente un certain nombre de caractéristiques qui garantissent que le casino ne manipule pas le tirage pour son profit. Ainsi, par exemple, le comptage quatre par quatre s’effectue-t-il du bout d’une longue baguette, parce qu’une manipulation directe avec les mains augmenterait les soupçons que le croupier escamote des jetons durant l’opération. D’autre part, l’avantage du casino (house edge) est faible et les joueurs peuvent en avoir une perception claire. En effet, les joueurs ayant deviné le bon nombre touchent trois fois leur mise moins un petit pourcentage, qui correspond donc très exactement à l’avantage du casino. Enfin, le fantan est générateur d’une intense sociabilité entre les joueurs qui se massent autour d’une même table. Cela est facilité par le fait qu’ils n’entrent nullement en compétition les uns avec les autres. Bien au contraire, c’est une atmosphère faite de solidarité qui règne : étant donné que les joueurs choisissent le plus souvent de miser sur le même nombre, ils partagent les mêmes espérances vis-à-vis du tirage à venir. 18 Dans le début des années 1960, la STDM avait senti la nécessité de régénérer le secteur des jeux de casinos à Macao et le fit notamment en introduisant des jeux d’origine européenne. Mais les joueurs ont très vite été attirés par l’un d’entre eux : le baccara,

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une préférence qui ne s’est jamais démentie depuis. Ce phénomène, qui peut paraître surprenant au premier abord, s’explique parce que ce nouveau jeu répondait de façon très satisfaisante aux attitudes et aux attentes des joueurs vis-à-vis des jeux de casino, telles qu’elles avaient été façonnées pendant plus d’un siècle par la pratique du fantan (Paulès, 2014). En effet, comme la description qui suit va le montrer, le baccara est comme lui un jeu de table de pur hasard, non-compétitif, avec un très faible nombre d'options pour miser, qui offre un avantage du casino peu élevé et aisé à se représenter par le joueur. 19 Si l’histoire de l’adoption du baccara au début des années 1960 ne s’est pas répétée pour les machines à sous après 2002 c’est pour une raison précise : malheureusement pour leurs promoteurs, les machines à sous ne correspondent pas du tout à l’habitus des joueurs de Macao. Elles contreviennent notamment à trois de ses composantes principales. Face à elles, le joueur a le sentiment de ne pas maîtriser les paramètres du tirage : toutes les manipulations de la part du casino lui semblent permises. Les machines à sous ne répondent absolument pas non plus à ses exigences en matière d’avantage du casino (house edge). Le face-à-face solitaire avec la machine, enfin, va résolument à l’encontre de l’importance que les joueurs accordent à la dimension collective et sociale du jeu. 20 L’échec relatif des machines à sous révèle donc in fine combien la spécificité des comportements des joueurs de Chine du Sud constitue une donnée fondamentale que les casinos doivent prendre pleinement en compte. Ceci explique que, prenant acte de la fidélité que les joueurs manifestent pour le baccara, les casinos se sont attaqués à la transformation de ce jeu pour en améliorer la rentabilité6.

Faire évoluer le baccara

Les règles du baccara

Le jeu de baccara apparait en Europe au milieu du XIXe siècle (Lhôte 1994, p. 395-396). Le jeu pratiqué à Macao de nos jours est le punto-banco, une variante apparue en Argentine et à Cuba dans les années 1950, avant d’être adoptée à Las Vegas (Whiting, p. 4-5). Le joueur cherche à deviner lequel, de deux joueurs virtuels, Banque ou Ponte, aura la main la plus proche de 9. Les joueurs peuvent miser sur Banque, Ponte ou bien égalité.

Ponte et Banque reçoivent d’abord deux cartes chacun. Pour déterminer la valeur de leur main, on additionne la valeur des deux cartes sachant que les bûches (roi, dame, valet) comptent 0 et que si l’on dépasse 10, on ne retient que les unités. Par exemple, dame et 5 font 5 ; 6 et 8 font 4 (et non 14) ; 9 et 8 font 7 (et non 17).

Des règles préétablies régissent alors le tirage ou non d’une troisième carte pour Banque et Ponte selon les mains qu’ils ont obtenues. Ces règles assurent un léger avantage à Banque.

Les gains sont calculés de la façon suivante :

Le joueur qui a misé sur Ponte gagne la valeur de sa mise

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Le joueur qui a misé sur Banque gagne la valeur de sa mise moins 5%

Le joueur qui a misé sur égalité reçoit huit fois sa mise

21 Le déroulement d’une partie de baccara, dont les règles sont rappelées dans l’encadré ci-dessus, s’effectue, tout à fait classiquement, en trois temps : le premier, durant lequel les joueurs placent leurs mises. Le second, le temps du tirage, amène quelques remarques : comme un article récent le décrit très bien (Lam, 2007), il faut compter sur le fait que le croupier tire les cartes du sabot, les dispose face contre table à l’emplacement réservé à Banque et Ponte mais qu’il ne retourne lui-même que les cartes destinées à Banque. Au joueur qui a la mise la plus élevée sur Ponte revient en effet le privilège de retourner les cartes correspondantes. Pour lui, pas question de retourner d’un geste rapide les cartes. Il s’ingénie à prolonger le suspense pour lui et les autres joueurs. D’une main, il plaque sur la table les cartes reçues ; de l’autre, il en relève très lentement les coins, en approchant son visage de façon à être le seul à pouvoir prendre connaissance de la carte. Puis, après diverses mimiques, il se relève brusquement et jette la ou les cartes théâtralement sur la table. Universelle autour des tables de baccara de Macao, cette petite dramaturgie peut paraître un détail bien trivial. Mais elle a en tout cas un effet qui, pour les casinos, l’est beaucoup moins : celui d’allonger considérablement la durée dévolue au tirage.

22 Le troisième temps correspond à la récupération des mises des perdants par le croupier, après quoi il distribue leurs gains aux gagnants. Lorsque c’est Banque qui gagne, la distribution des gains aux joueurs s’avère relativement longue et fastidieuse car les comptes ne sont pas ronds (par exemple un joueur qui a misé 300 HK$ sur Banque touche un gain de 285 HK$). 23 Comme nous allons le voir, les casinos ont apporté trois types de réponses pour surmonter ses contraintes et notamment accélérer la partie.

Première réponse : le baccara sans commission

24 Pour accélérer le rythme du jeu, les casinos ont commencé à agir pour éliminer la complication qui vient du fait que le joueur qui a misé sur Banque reçoit un gain correspondant à 95% de sa mise. Pour ce faire est apparu depuis une dizaine d’années le « baccara sans commission » (No commission baccarat). Dans cette variante, les gains des joueurs ayant misé sur Banque sont égaux à leur mise sauf si la partie est remportée avec un 6 : dans ce cas, le joueur n’empoche que 50% de la mise. Le baccara sans commission est désormais très répandu, au point de concurrencer très fortement le baccara traditionnel. Cette « révolution silencieuse » du baccara n’a pas attiré l’attention des chercheurs, ce qui s’explique par le fait que les statistiques officielles à notre disposition ne distinguent pas ces deux variantes. Cependant, bien que l’on soit dans l’impossibilité d’établir en toute rigueur la place occupée désormais par le baccara sans commission, il est certain qu’il a effectué une percée très significative : notre impression (subjective) est que de nos jours, entre un tiers et la moitié des tables de baccara de Macao sont du baccara sans commission. Trois cas de figure se présentent. Il est des casinos qui ne proposent plus que cette seule variante. Tel est le cas du Venitian, du Galaxy, du Pharaon, ou encore du Fortuna. À l’inverse, certains casinos comme le Jimei ou le Grand Emperor restent fidèles au seul baccara traditionnel. Mais dans la majorité des cas (par exemple Casino Ponte 16, Sands, Starworld, Kam Pek et

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President), les casinos proposent à la fois le No commission baccarat et le baccara classique. Les tables sont distinguées par des codes de couleur : au President, les tables qui proposent le baccara sans commission sont violettes, celles dévolues au baccara classique sont vertes.

25 Le succès de cette formule peut s’expliquer par le fait qu’elle ne remet pas en cause les principes de base du déroulement du jeu de baccara.

Deuxième réponse : le baccara 100% électronique

26 On rentre désormais dans le domaine de ce que nous appellerons l’« électronisation » : le processus par lequel non seulement le tirage au sort mais toute l’interface entre le jeu et le joueur évolue au profit de dispositifs électroniques indépendants de toute intervention humaine directe ce qui permet de se passer des croupiers.

27 Certains casinos ont tenté d’introduire un baccarat purement électronique organisé de la façon suivante: un écran de grande dimension diffuse une image de synthèse montrant une croupière virtuelle qui effectue les tirages. Face à l’écran, les joueurs sont assis devant des terminaux individuels sur lesquels ils misent. Aucun personnel n’est plus nécessaire. Si le temps gagné sur le temps dévolu aux mises est assez peu significatif, par contre, la distribution des gains s’opère désormais instantanément. Mais ce mode de jeu a surtout l’avantage de supprimer les délais considérables qui interviennent lors du tirage. 28 Cependant, l’expérience d’un tel baccara 100% électronique n’a visiblement rencontré qu’un succès fort limité. On peut incriminer, une fois encore, la méfiance vis-à-vis d’une tricherie du casino, du même ordre que celle qui explique le rejet des machines à sous. La réserve des joueurs s’explique aussi par le fait que ceux-ci étant isolés devant leurs terminaux respectifs, le jeu perd pour eux, avec sa dimension sociale et collective, une partie de ses attraits.

Troisième réponse : le baccara « en direct »

29 Le casino Kam Pek (du groupe SJM) a été semble-t-il le premier à proposer au début des années 20107 une innovation qui, elle, semble bien mieux adaptée aux caractéristiques de la demande locale. Il s’agit de conserver le bénéfice de l’économie de temps, de place et de personnel que permettent les dispositifs électroniques tout en neutralisant la réticence spécifique qu’ils inspirent aux joueurs. La solution, en vérité très astucieuse, consiste à faire effectuer le tirage par un vrai croupier, le filmer, et le retransmettre en direct sur les dizaines de terminaux électroniques situés dans la même salle et dans des salles adjacentes du casino, sur lesquels les parieurs jouent. En faisant quelques pas, n’importe quel joueur peut s’assurer à tout moment du déroulement du jeu « en vrai ». Trois jeux ont lieu simultanément : roulette, Cussec et, bien entendu, baccara. Sur leurs terminaux, les joueurs peuvent à leur gré jouer à ces trois jeux, ce qui explique l’appellation officielle de ce dispositif dans les statistiques de la Direcção de Inspecção e Coordenação de Jogos : « live multi game » (直播混合遊戲)8. Mais en réalité, on observe que parmi les trois jeux qui leur sont proposés, les joueurs privilégient très nettement le baccara. L’appellation de « multi-jeux en direct » est donc quelque peu trompeuse : il s’agit essentiellement d’un « baccara en direct ».

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30 Il faut remarquer qu’une telle « retransmission » n’est pas une pratique nouvelle à Macao, où elle avait déjà existé durant les années 1950 dans certains casinos : les joueurs pouvaient notamment parier depuis une salle de danse sur des jeux qui se déroulaient dans une autre salle. Il n’était pas question de terminaux électroniques à l’époque : les paris s’effectuaient à l’aide d’un carnet à souche. Mais, déjà, les joueurs étaient informés en temps réel des résultats qui s’inscrivaient au fur et à mesure des tirages sur de grands panneaux lumineux (Kessel, 2011 ; De Sá, 1989). 31 En quelques années, la place du live multi game s’est accrue dans des proportions assez significatives. Il occupe désormais deux des trois étages du Kam Pek et s’est étendu à nombre d’autres casinos : il est pratiqué par exemple au Grand Emperor, au Venitian, au Galaxy et au Sands. Pour l’observateur sur le terrain, le succès auprès des joueurs semble au rendez-vous. La seule donnée statistique dont on dispose est l’évolution de sa part dans les recettes des casinos :

Tableau 5 : pourcentage des recettes des casinos provenant du live multi game

Source : Direcção de Inspecção e Coordenação de Jogos : www.dicj.gov.mo

2010 2011 2012 2013 2014

0,08% 0,12% 0,29% 0,41% 0,64%9

32 L’écrasante domination du baccarat classique n’est certes absolument pas remise en cause pour l’instant. Mais il est remarquable qu’en 2014, quatre ans seulement après son introduction, le live multi game se positionne déjà comme le cinquième pourvoyeur de recettes des casinos, derrière le baccara (90,9%), les machines à sous (4,1%), le Cussec (2,2%), et le Black Jack (0,8%), qu’il pourrait dépasser dès 2015.

33 Avec le live multi game, le joueur a retrouvé un niveau de garanties suffisant concernant le tirage, ce qui explique qu’il ait mieux été accepté que les formes 100% électroniques. Il n’en reste pas moins que toute la sociabilité que l’on retrouvait autour de la table de fantan puis de baccara demeure absente. C’est probablement le point qui est susceptible de limiter sa progression dans les années à venir.

Conclusion

34 Ce qui saute en premier aux yeux du visiteur à Macao, la présence de casinos géants conçus selon le modèle des integrated resorts de Las Vegas, est une des conséquences de l’ouverture du secteur à de nouveaux opérateurs au début des années 2000. Mais derrière l’apparent alignement sur le modèle de Las Vegas, le constat s’impose cependant que demeurent de profondes différences. À Las Vegas, les machines à sous occupent un rôle central, au point d’avoir marginalisé les jeux de table. À Macao, des efforts importants ont été faits pour promouvoir les machines à sous depuis quinze ans. Mais ils n’ont pas enregistré de résultats probants et la domination écrasante du baccara n’a aucunement été remise en cause.

35 Le baccara correspond en effet parfaitement à l’habitus ludique des joueurs de Chine du Sud caractérisé par une méfiance exacerbée vis-à-vis d’une possible tricherie de la part

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du casino, la recherche d’un niveau d’avantage du casino à la fois faible et pouvant être perçu de façon claire, et un fort attachement à une pratique collective, non compétitive et génératrice d’interactions entre joueurs. 36 Ne pouvant remettre en cause pour l’instant la préférence marquée des joueurs pour le baccara, les casinos lui ont fait subir des évolutions, dans le double but d’accélérer les parties et de se passer des croupiers. On a assisté à des tentatives aboutissant à une électronisation intégrale et à la disparition de toute intervention humaine. Mais elles n’ont pas rencontré de succès car elles se sont heurtées à l’aversion des joueurs pour l’opacité du tirage. Les joueurs tiennent à ce que le tirage au sort soit effectué au vu et au su de tous par un vrai croupier. 37 Ayant intégré cette contrainte, les casinos visent désormais non à la disparition du rôle des croupiers, mais à sa marginalisation. C’est ce que montre le succès rencontré depuis 2010 par le baccara « en direct » pour lequel le déroulement d’un tirage effectué par un vrai croupier est filmé et retransmis en direct vers des dizaines de terminaux électroniques sur lesquels les parieurs peuvent miser. 38 Une conclusion supplémentaire peut être tirée de cette étude : la réévaluation du rôle de la SJM. Les travaux récents ont en effet tendance à considérer qu’elle s’est contentée de suivre le mouvement de modernisation du secteur des casinos impulsé depuis une douzaine d’années par les opérateurs étrangers. Or, on doit souligner qu’elle a joué un rôle important dans le renouvellement de l’offre de jeux. Il est tout à fait significatif que c’est elle qui, à partir du casino Kam Pek, a ouvert une voie originale vers l’électronisation du baccara. Le fait que le premier fabricant des dispositifs de live multi game, LT Game, soit basé à Hong Kong n’est pas anodin non plus (communication par courriel avec LT Game en décembre 2015). La longue expérience acquise par ces acteurs locaux des habitudes des joueurs les a rendus capables de donner une direction originale et pertinente aux innovations les plus récentes dans l’offre de jeux.

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NOTES

1. L’article de Courtwright donne une excellente revue de la littérature sur les évolutions récentes intervenues à Las Vegas, dont nous ne donnons que les principaux éléments dans cette introduction. 2. Cet afflux est facilité par la levée de l’essentiel des restrictions aux déplacements depuis la Chine vers Macao en juillet 2003, ainsi que l’amélioration des liaisons par route, par rail, par mer et par air. 3. En 2014, ces « continentaux » représentaient 67,4 % du total des 31,5 millions de voyageurs entrés à Macao (et Hong Kong seulement 20,4%) : Anuário Estatístico 2014, disponible sur le site de

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la Direcção dos Serviços de Estatística e Censos : www.dsec.gov.mo. Les chiffres en 2002 étaient de 36,8% et 44,2% respectivement (même source). 4. Pour une carte de la localisation des casinos réactualisée en permanence : http:// www.dicj.gov.mo/web/en/information/map-04/map.html 5. Le Cussec est un jeu qui consiste à parier sur le résultat du lancer de trois dés. Il est connu sous d’autres appellations, notamment : daxiao 大小, tai sai 大細, sic bo, sek-poh 色寶, klu-klu, et glu- glu. 6. D’autres jeux ont également évolués, notamment vers des versions sans croupiers. C’est le cas du Cussec par exemple. Par ailleurs, nous ne pouvons pas rendre compte de toutes les variantes nouvelles du baccara qui ont été essayées. Il faut souligner combien les casinos sont dans une démarche d’innovation permanente et ne cessent d’expérimenter de nouveaux jeux. 7. C’est en 2010 que ce type de jeu est enregistré pour la première fois dans les statistiques de la Direcção de Inspecção e Coordenação de Jogos : www.dicj.gov.mo, ce qui suggère que c’est effectivement cette année-là qu’il fut introduit. C’est également en décembre 2010 que j’ai personnellement observé pour la première fois la présence de ce type de jeu. 8. Mais sur le terrain, les appellations divergent selon les casinos : « Fast action baccarat » au Venetian, « Golden touch baccarat » au Galaxy, « Live table game (直播遊戲機) » au Kam Pek, « dispositif de jeu en direct (直播戲機) » au Grand Emperor en décembre 2014. 9. Données de la Direcção de Inspecção e Coordenação de Jogos : www.dicj.gov.mo

RÉSUMÉS

Dans les casinos occidentaux, les machines à sous électroniques ont depuis trois décennies largement remplacé les jeux de table avec croupier. Rien de tel à Macao, où la percée des machines à sous ne s’est pas produite et où un jeu de table, le baccara, continue de dominer l’offre. Pourtant, derrière cette apparente immuabilité se dessine une tendance nouvelle et tout à fait originale. C’est la transformation du baccara lui-même en un jeu semi-électronique. Certes, les réticences face à des versions 100% électroniques du baccara sont invincibles. Les joueurs, pour des raisons liées à l’histoire des jeux dans ce territoire, tiennent à ce que le tirage au sort reste effectué par un croupier de chair et d’os. Cela a mené à l’émergence d’une formule tout à fait originale de baccara « en direct » qui se développe rapidement depuis cinq ans. Elle consiste essentiellement à se baser sur un tirage effectué par un vrai croupier, qui est filmé et retransmis en direct dans différentes salles du casino où les joueurs parient sur des terminaux individuels automatisés.

In the last decades, in western casinos, slot machines have been replacing classical table games operated by croupiers at a steady pace. This is not the case in Macau were the dominance of one table game, baccarat, remains unchallenged. The share of slot machines remains extremely small. But it is not to say that Macau’s supply of gambling games is immune of changes. On the contrary, one can witness a new trend: baccarat becomes by itself partially an electronic game. It is true that attempts to promote 100% electronic versions of baccarat met with a failure: for reasons connected with the long tradition of gambling games in Macau, the total absence of a croupier is deemed inacceptable. The outcome of such a situation has been the emergence since 2010 of a “live bacarrat”: a croupier is making the draw which is filmed and broadcasted in

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different rooms of the same casino, where the players use individual electronic devices to place their stakes.

INDEX

Keywords : Macau, gambling, casinos, baccarat, live multi game, slot machines, croupiers Mots-clés : Macao, jeu, casinos, baccara, machines à sous, croupiers

AUTEUR

XAVIER PAULÈS

Centre d'études sur la Chine moderne et contemporaine, Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales

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