LA VIE AUX PENDANT LA RÉVOLUTION

1789-1799

MATHIEU COUTY

LA VIE AUX TUILERIES PENDANT LA RÉVOLUTION 1789-1799

Illustrations — Plans de l'auteur Sources et Bibliographie

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© Éditions Tallandier, 1988. Ce livre n'est pas une étude historique. C'est un récit qui cherche simplement, grâce à des documents souvent méconnus, à retracer quel- ques instants de la vie d'un site mutilé. Cette vie est aussi celle de la nation.

PROLOGUE

Un dimanche tranquille aux Tuileries LES PROMENADES DU PALAIS DES THUILLERIES Présenté à son Altesse Sérénissime Monseigneur le Prince de CONTY Passé le pont de Neuilly, la route de Saint-Germain- en-Laye à Paris s'étire tout droit à l'est dans la plaine des Sablons, et remonte vers l'Étoile de Chaillot. C'est un chemin magnifique ; un publiciste l'a estimé « digne d'être comparé aux voix romaines1 ». Il y a seulement dix-sept ans, l'on traversait encore la un peu en aval sur un méchant pont de bois souvent emporté par le fleuve ; et l'on empruntait ce chemin qui cahote de Neuilly à la Croix des Sablons (l'actuelle Porte des Ternes), puis descend vers le Roule pour rejoindre le Faubourg Saint-Honoré. Deux siècles sont venus à bout de cet antique parcours : la reine Catherine de Médicis commença le château des Tuileries en dehors de Paris; Louis XIV l'acheva, fit tracer la grande allée de son jardin, avec le cours des Champs-Elysées qui la continue vers l'Étoile de Chaillot; Louis XV a poursuivi le chemin jusqu'à la Seine et fait construire le pont superbe qui maintenant la franchit ; Louis XVI a achevé de paver tout du long cette chaussée grandiose, déjà bordée aujourd'hui de jardins particuliers et de demeures. Au rond-point de l'Étoile se trouve la barrière de Chaillot, où s'arrête maintenant Paris ; là se rejoignent les nouveaux boulevards et le cours des Champs-Elysées, que limitent de chaque côté deux rangées d'arbres. Le paysage est merveilleux : « La vue des quais depuis Passy jusqu'à l'Arsenal retrace à l'imagination les quais de Babylone... » s'écrie un Parisien enthousiaste. « Ce sont des palais de fées qui couronnent les hauteurs de Passy, tandis que l'œil se plonge sur ceux qui bordent la Seine de l'autre côté. Les Champs-Elysées et les Tuileries ne forment plus qu'une seule et même promenade 2 » ; on l'aperçoit tout droit au bas du cours, coupée en deux par la place Louis-XV ; dans le fond, le château barre cet océan de feuillage, et la grande allée vient buter sur le pavillon du dôme. A gauche, au-delà de la ville, « se dresse la colline de Montmartre, couverte d'innombrables moulins à vent, qui, en agitant leurs ailes, font l'effet... d'une troupe volante de je ne sais quels géants emplumés, autruches ou aigles des Alpes », selon un voyageur certainement un peu poète. « Vous arrivez aux Champs-Élysées, qui ne portent pas sans raison ce nom attrayant : c'est un petit bois... avec de petites pelouses fleuries, et des cabanes semées en différents endroits, où vous trouvez tantôt un café et tantôt une boutique. » C'est dimanche, le « peuple » se promène. « On y joue de la musique, et les bourgeois dansent gaiement. Les pauvres gens, épuisés par six journées de travail, respirent sur le frais gazon, boivent du vin, et chantent du vaudeville. Mais vous n'avez pas le temps de contempler toutes les beautés de ce petit bois, de ces gracieux bosquets disséminés comme par hasard à droite et à gauche de la route. Votre regard se dirige en avant, là où, sur une grande place octogone, s'élève la statue de Louis XV3. » Les voitures contournent le monument : fiacres, car- rosses, carabas à huit chevaux et pots de chambre qui font la liaison avec Versailles; quelques attelages de maraî- chers, d'artisans, de charretiers, malgré le repos domini- cal. Sur le piédestal, un bas-relief représente le roi dictant la paix à l'Europe ; aux angles, quatre allégories montrent leur derrière aux passants; les Parisiens, raillant cette façon de présenter la fin d'une guerre de Sept Ans perdue par le feu roi, avaient ricané : « Baise mon cul, la paix est faite ! » Mais aujourd'hui les promeneurs endimanchés n'y prêtent plus attention ; ils sont allés tôt à la messe, débouchent de la rue Royale, des Tuileries, du quai, pour gagner les Champs-Élysées. Aucun véhicule ne s'aventure sur le Pont Tournant qui franchit le fossé entre la place et les Tuileries (sauf bien sûr les tombereaux des jardiniers, pendant la semaine) ; seul le carrosse du roi pourrait y passer, mais depuis quinze ans qu'il règne, Louis XVI n'est jamais venu. Le soir, à la fermeture, le pont se partage tout du long en deux éléments, qui pivotent comme les branches d'un compas s'ouvrant à plat, et viennent se rabattre entre les socles des Chevaux ailés de Coysevox. Le jour, chacun pénètre dans le jardin, s'il est convenablement mis. Les étrangers estiment le jardin des Tuileries le plus beau d'Europe ; du moins les Parisiens le leur font dire et le trouvent tel, eux dont beaucoup ne s'éloignent des barrières que pour les guinguettes des faubourgs. Mais effectivement un voyageur russe en juge ainsi : « Vous ne savez qu'admirer : l'épaisse verdure des antiques allées, l'agrément des hautes terrasses qui s'étendent des deux côtés dans toute la longueur du jardin, ou la beauté des bassins, des parterres, des vases, des groupes, des statues. L'artiste Le Nôtre, le créateur de ce jardin, le mieux dessiné de l'Europe, en a marqué chaque partie au cachet de l'esprit et du goût. Ce n'est plus le peuple qui se promène ici, comme aux Champs-Elysées, mais bien ce qu'on appelle le meilleur monde, des cavaliers et des dames qui répandent à terre la poudre et le fard. Montez sur la grande terrasse : regardez à droite, à gauche, en rond, partout se montrent d'immenses constructions, des palais, des églises, les belles rives de la Seine, des ponts de pierre sur lesquels s'entassent des milliers de gens, où quantité de voitures font leur fracas. Regardez tout cela, et dites ce qu'est Paris ! Il faut bien l'appeler la première ville du monde, la capitale de la magnificence et du merveilleux » Peut-être ce voyageur Russe exagère-t-il un peu son enthousiasme pour éblouir ses amis de Saint-Pétersbourg. En réalité, les Tuileries de 1789 sont assez mal soignées. Des terrasses qu'il admire, plus d'un promeneur est tombé dans le jardin et s'est gravement blessé, car de ce côté elles ne comportent pas de garde-corps. De ces belles dames qui répandent à terre la poudre et le fard, ne sait-il pas que plus d'une est une « fille entretenue », qui a pris « le parti de se mettre très décemment » ? Un vrai Parisien ne s'y trompe pas ; « les gens de bon ton » ne sortent d'ailleurs pas le dimanche ; parmi tous ces promeneurs, il sait « deviner les états » : « Ici un gros procureur foule pesamment la terre et brise la chaise sur laquelle il s'assied ; un abbé légèrement penché sourit à propos, et sa face joyeuse et chérie annonce qu'il vit dans une molle et profonde indolence à l'appui d'un riche bénéfice. Une douairière immobile paraît insensible à tout ce qui se passe autour d'elle. Ici l'on voit des visages étourdis, là des fronts soucieux. L'un vient pour se reposer, l'autre pour se distraire d'un sombre désespoir... Des filles publiques et bien vêtues se rangent en plein jour sur des chaises au coin d'un arbre, et de là raccrochent les passants, non avec le bras, mais avec un regard qui vous fait baisser la vue... Rarement manquent- elles leur coup ; il y a toujours quelques officiers en semestre, quelques libertins désœuvrés qui s'en emparent ; elles se rallient entre elles et se prêtent la main pour embaucher les dupes et les imprudents, et former ce qu'on appelle parties carrées... Il devrait être enjoint à ces créatures d'attendre au moins l'ombre et les ténèbres, comme elles faisaient ci-devant, afin que le désordre n'eût point ce front scandaleux qui déshonore un jardin royal, et qui force la mère de famille à sortir précipitamment de telle allée, et à n'oser s'asseoir sur tel banc. La jeune fille à ses côtés, qui tient l'aiguille toute la semaine, n'ose lever les yeux ; elle n'aperçoit que la chaussure de l'altière courtisane, et cette chaussure suffit à lui inspirer des envies qu'elle n'avait pas. Où est donc la récompense de la vertu ? se dit-elle à elle-même » Ce Parisien est un moraliste. En fait, le jardin est un endroit calme, même en matière de prostitution ; l'am- biance chaude se trouve au Palais-Royal, où sont cafés, restaurants, salles de jeux et boutiques en tout genre. Rien de tout cela aux Tuileries. Qu'en feraient les bonnes promenant des bambins ; les enfants jouant au cerceau ou à colin-maillard ; les militaires à la retraite, souvent chevaliers de Saint-Louis, dont la promenade est méthodique, et qui se saluent quand ils se croisent ? Ici, les divertissements sont modestes. Tantôt au coin d'un par- terre de broderies, tantôt au bord d'un bassin ou descen- dant une des rampes du fer à cheval, apparaît le silhouet- teur polonais ; en un rien de temps, avec une paire de ciseaux et du papier noir, il fait, à la dérobée, pour un jeune homme le profil d'une demoiselle, ostensiblement pour un bourgeois celui de sa fille, qui se tient bien droite, immobile ; et il n'en coûte que vingt sols Les garçons de M. Hottot, le limonadier de la terrasse des Feuillants, proposent des boissons fraîches, et aussi de la tisane, du café. Des femmes encombrées de paniers présentent des oublies, des pains d'épice, des fruits ; d'autres offrent des rubans ou des fleurs. Un Suisse, quelques invalides patrouillent discrètement ; et les dames qui ont la ferme des chaises font la chasse aux fraudeurs. Les meilleurs clients de ces chaisières sont les ren- tiers ; la plupart ont des abonnements à l'année. Béate- ment assis dans une demi-ombre, ils écoutent l'un d'eux lire à haute voix une gazette, ou bien « politiquent », ici paisiblement, là avec animation, mais sans quitter leur siège. Il y a quatre ou cinq ans, des groupes se formaient encore autour des nouvellistes, et commentaient les évé- nements ; mais depuis l'achèvement du Palais-Royal, où ils tenaient auparavant leurs assises, ils y sont retournés ; là- bas, des orateurs debout sur une chaise prononcent des diatribes véhémentes contre la reine, contre le manque de pain, ou bien font acclamer M. Necker et M. de Mirabeau. Aux Tuileries, c'est avec davantage de circonspection que l'on regarde se battre la cour et l'Assemblée nationale. Rentiers et promeneurs appartiennent pour la plupart à la bourgeoisie. Les jeunes hommes qu'ils furent ont grandi et vieilli en lisant les Philosophes, ces Montesquieu, Voltaire, Rousseau, Diderot, d'Alembert ; ils se sont peu à peu persuadés que l'ordre politique et social est mauvais, le pouvoir du roi excessif, que les privilèges de la noblesse et du clergé ne sont pas raisonnables, que le Tiers État doit avoir aussi son mot à dire. Ils se sont réjouis des États généraux convoqués par Louis XVI, devenus une Assemblée constituante acceptée par le roi le 27 juin. L'influence des réactionnaires de la cour leur déplaît, mais ils pensent que ces aristocrates n'arriveront pas à empêcher les réformes de M. Necker et de l'Assemblée. Par contre, les désordres qui se répètent à Paris leur font peur : même sans aimer les gabelous, on ne peut accepter de voir les bureaux de la Ferme, aux barrières, attaqués par des ouvriers comme ils le sont tous ces jours-ci ; ce sont vraiment des brigands qui font cela, et le gouvernement a bien raison d'amener des troupes pour les empêcher de nuire. « Craignez, disent certains, que ces soldats ne soient surtout venus pour disperser l'Assemblée et châtier les démocrates. » Ainsi vont les conversations sous les ombrages en ce début d'après-midi, le 12 juillet 1789. Il fait très chaud. Aux portes du jardin, dans leurs loges qu'ils ont transfor- mées en estaminets, les suisses font circuler chopes ou pichets, invectivant leur femme et leur marmaille à grands coups de gueule. C'est un dimanche bien tranquille.

Un ouragan surgit parfois du firmament le plus serein ; au calme délicieux succède brusquement la tem- pête ; les milliers de Parisiens des Tuileries vont le constater ce 12 juillet, et parmi eux un libraire du quartier Saint-Michel, qui n'en perdra pas pour autant son sang- froid : « Nous étions dimanche matin dans la plus grande sécurité. Ce jour-là même, on avait affiché de grand matin un placard de par le roi qui tranquillisait toute la ville. Mais, à midi, le bruit du renvoi de M. Necker, samedi, commença à se répandre ; on n'en voulait rien croire. Nous allons donc, ma femme, M. Duplessis et moi, et d'autres encore nous promener aux Tuileries, comme à l'ordinaire, après dîner. Il y avait beaucoup de monde, et du mieux choisi ; sans tumulte, sans aucune espèce de désordre. Tout à coup, à quatre heures et demie, nous entendons dire dans la grande allée que les spectacles viennent d'être fermés par la bourgeoisie ; que M. Necker était exilé ; que Foulon le remplaçait ; qu'il arrivait de toutes parts des housards dans Paris, etc. A l'instant même, tout le jardin fut déserté des promeneurs ; les rues, les quais, les ponts étaient couverts d'un monde immense qui fuyait et cherchait vite à rentrer à son domicile. Pour nous, nous allons bravement chez le portier du passage, sur le quai des Tuileries, demander à boire de la bière. Nous entendîmes de là un grand bruit dans la place Louis XV » L'affiche du matin n'a pas apporté à tous les Parisiens la même tranquillité qu'à ceux des Tuileries ; sur beaucoup d'autres elle a produit un effet inverse. « On voulait nous endormir par cette affiche insidieuse, et nous persuader, comme à de bons Gaulois, que le rassemblement de troupes dans les environs de Paris et de Versailles n'était qu'une simple précaution contre les brigands. Nous en connaissions en effet, et de plus redoutables ; mais ce n'était pas de ceux-là qu'il s'agissait ; aussi personne ne fut la dupe de cette précaution » Quand il se confirme dans l'après-midi que le roi a renvoyé et exilé le ministre Necker, ces Parisiens-là sont furieux; des groupes se forment dans les quartiers de la rive droite et manifestent leur mécontentement; quel- qu'un lance le mot d'ordre : Fermons les théâtres, que tout le monde reste dans les rues ! Les plus animés le répandent et le font appliquer aux salles. En passant devant l'atelier du sculpteur Curtius, qui présente au public les célébrités du jour, des jeunes gens s'emparent du buste de Necker, de celui du duc d'Orléans, autre fameux démocrate, et les portent en triomphe. Les mécontents affluent au Palais-Royal. Un jeune homme, Camille Desmoulins, monte sur une table, crie aux armes, tire son épée, brandit un pistolet, et agite un feuille verte comme cocarde de ralliement ; en un instant, les branches basses du jardin sont dépouillées. « Ces signaux de guerre civile... furent bientôt répétés dans tous les quartiers, et l'on marcha vers la place Louis-XV, qui, malgré l'affiche du matin, se remplissait de troupes menaçantes » En effet, la situation militaire a évolué. Pendant l'après-midi, le baron de Bezenval, qui commande les forces placées entre Versailles et Paris, a fait avancer ses troupes ; il a massé dans le cours des Champs-Élysées un contingent de gardes suisses appuyé de quatre pièces de canon, les hussards de Bercheny, le régiment de Royal- Dragons et celui de Salis-Samade. Puis il leur a donné l'ordre de gagner la place Louis-XV. « Les troupes que je commandais se trouvaient par ce moyen sous mes yeux », explique-t-il de façon peu convaincante ; « d'un autre côté, je montrais à la révolte des forces imposantes. Cette attitude pouvait ramener le calme, et je me fournissais le moyen de serrer de près les séditieux, quand ils seraient réduits à leurs propres ressources » Pour le moment, ils ne le sont pas. Certes, la plus grande partie des promeneurs des Champs-Élysées s'est dispersée rapidement par les ponts et les quais ; mais une importante foule est demeurée, et fait aux soldats une conduite de sa façon. « Les troupes se rendant sur la place Louis-XV furent assaillies de propos injurieux, de coups de pierres, de coups de pistolet ; plusieurs hommes furent blessés grièvement, sans qu'il échappât même un geste menaçant aux soldats, tant fut respecté l'ordre de ne pas répandre une seule goutte du sang des citoyens » En fait, le baron de Bezenval n'a aucune instruction de Versailles, et il en attend, retenant son cheval, au milieu d'une compagnie de suisses, au pied du monument de Louis XV. Les manifestations sont un fort excitant spectacle, tant qu'on ne reçoit pas de coups ; elles attirent toujours les curieux. Un jeune homme qui, de sa fenêtre, a vu passer les mécontents du Palais-Royal, descend en toute hâte dans la rue, et coupe à travers les Tuileries pour voir la suite. « Une foule innombrable remplissait déjà les allées, et prenant à droite la terrasse des Capucins (la terrasse des Feuillants), j'allai me placer à l'angle qui domine la grille au-dessus du Pont Tournant. La place était pleine de troupes et de curieux qui affluaient des Champs-Élysées. Le prince de Lambesc, suivi de son aide de camp, Félix Le Peletier de Saint-Fargeau (frère du futur conventionnel qui sera assassiné), ... y était à la tête du Roy al-Allemand, et, à l'arrivée de la colonne (de manifestants) qui débouchait de la rue Saint-Honoré (par la rue Saint-Florentin), il se trouvait comme assiégé de trois côtés. Ce fut alors qu'après avoir fait arrêter par l'infanterie, qui, je crois, se composait du régiment de Flandres ou de Vintimille, la colonne du Palais-Royal, se voyant au moment d'être forcé du côté du Pont Tournant, il s'y porta avec un escadron » Agé de trente-huit ans, le prince de Lambesc appar- tient à une antique famille de Lorraine. Il a trouvé dans son berceau la charge de grand écuyer de , que sa famille possède depuis plusieurs générations : il est mon- sieur le Grand. Sa carrière militaire déjà longue lui a donné le sens du commandement et des responsabilités; voilà seize ans qu'il est colonel de dragons, treize ans maréchal de camp. Sa brutalité est connue : pour aligner ses hommes, il galope sur le front de l'escadron, sabre au clair, rasant tout ce qui dépasse. L'avenir de ce brillant cavalier est tout tracé ; il fera un glorieux maréchal de France dans les salons de Versailles. Il était en garnison à Valenciennes, quand il reçut l'ordre de conduire à Paris son régiment, le Roy al-Allemand, et de se placer sous l'autorité du baron de Bezenval. Depuis le 6 juillet, il campe à la Muette, d'où il envoie chaque jour des éléments de « police » aux barrières du nord de Paris. N'ayant pas rencontré sa mère depuis deux mois, il profite de son séjour dans la capitale pour la visiter, et se trouve avec elle cet après-midi du 12 juillet ; un détachement de dragons attend son colonel à proximité, dans la cour du Manège. C'est auprès de sa mère que le destin vient chercher le prince. Il l'a choisi pour être l'un de ces héros aveugles dont le geste, quel qu'il soit, est irrémédiable et dévasta- teur. N'ayant rien fait de remarquable auparavant, le prince de Lambesc va accomplir sa vie en quelques heures, il ne produira rien de remarquable ensuite. Les royalistes trouveront sa conduite, en ce début de soirée, stupide ; comment l'auraient-ils qualifiée s'il avait désobéi, avec le même résultat ? Après une opération de maintien de l'ordre, les comptes rendus affirment toujours que l'action fut menée avec fermeté, mais discernement ; celui que le prince de Lambesc, émigré, adressera aux Français en juin 1790, n'échappe pas à la règle : « Tout à coup, à sept heures du soir, on vint m'informer qu'il y avait du tumulte au Palais- Royal, sur les boulevards, et sourtout à la place Louis XV, et on ajouta que plusieurs dragons venaient d'être blessés et tués... J'envoyai ordre à la troupe qui se reposait au Manège de monter à cheval et de se porter à la place Vendôme ; je m'y rendis moi-même, et j'envoyai un aide de camp pour prendre les ordres de M. le baron de Bezenval. Cet officier ne le joignit qu'à la place Louis XV, où ce général venait de se rendre sous l'escorte d'une compagnie de grenadiers des gardes suisses ; il ne tarde pas à m'apporter l'ordre d'y marcher moi-même promptement avec le détachement de mon régiment. Aussitôt que j'eus joint M. le baron de Bezenval, il me donna l'ordre de charger à l'instant une multitude nombreuse de peuple qui s'était accumulée vers le Pont Tournant des Tuileries, d'où elle ne cessait point d'insulter les cavaliers et de leur jeter des pierres ; et il m'ajouta de repousser cette foule et de faire pénétrer le détachement dans les Tuileries, pour achever de la dissiper. Ce ne fut qu'après m'être fait répéter deux fois ces ordres par M. de Bezenval que je me mis en devoir de les exécuter et de diriger la tête de la troupe vers le Pont Tournant. « Je recommandai que l'on se contentât de repousser doucement la foule, et cela fut exécuté avec tant de prudence et de calme que je fis faire halte pour donner le temps à une jeune femme, qui tenait par la main un jeune enfant, et qui avait été culbutée par la multitude de monde qui rentrait dans les Tuileries, de se relever et de se retirer. Alors, les officiers et moi, nous annonçâmes au peuple les ordres que nous étions chargés d'exécuter, et nous l'exhor- tâmes à se retirer paisiblement. Ces représentations n'ayant produit aucun effet, nous continuâmes d'avancer lentement, poussant toujours devant nous ceux qui nous accablaient d'invectives et de pierres, sans qu'il fût porté de notre part un seul coup, et sans qu'aucun citoyen eût été foulé par nos chevaux. Entrés dans les Tuileries, il nous fallut franchir une espèce de barricade formée contre nous entre les deux terrasses par plusieurs rangs de chaises ; et ce mouvement se fit encore avec tant de calme et de prudence que, quoique la foule se fût considérable- ment augmentée par un grand nombre de curieux, je ne me suis pas aperçu et je n'ai pas entendu dire qu'aucun homme eût été renversé. Satisfait d'avoir exécuté la première partie des ordres que j'avais reçus, je fis former le détachement en bataille entre les deux terrasses ; je me tins constamment à sa tête pour le contenir dans cette position : le détachement fut assailli, du haut des ter- rasses, de chaises, de pierres, de bouteilles cassées, enfin de plusieurs coups de feu, qui heureusement mal dirigés ne blessèrent personne. « M'apercevant alors que l'impatience commençait à gagner les cavaliers, et redoutant les malheurs qui pou- vaient en résulter pour ce peuple qu'on a depuis si cruellement animé contre moi, je crus devoir donner l'ordre de la retraite. A peine le commandement néces- saire pour exécuter ce mouvement fut-il prononcé que j'entendis crier de toutes parts : — Fermez le pont ! Fermez le pont!, et que j'aperçus quelques personnes se porter de ce côté-là et faire déjà des efforts pour tourner le pont. Je compris de ce moment tout ce qui pouvait arriver de funeste si, la retraite de la troupe par le Pont Tournant lui étant interceptée, elle était obligée de retourner sur ses pas, de parcourir toute la longueur du jardin des Tuileries, pour gagner une des autres issues et de se faire jour au travers du peuple. J'ordonnai à des cavaliers dont j'étais sûr, de tirer en l'air quelques coups de pistolet pour en imposer à la foule qui était sur les terrasses ; je me portai diligemment vers le pont, et dans ce moment je fus obligé de frapper de mon sabre un de ceux qui me paraissaient les plus acharnés à vouloir le fermer ; il s'éloigna précipitam- ment, et sa blessure avait été si légère qu'on le vit le même soir au Palais-Royal. J'appris depuis qu'il avait consigné lui-même dans un papier public le peu d'importance de cette blessure. « Telle est l'action qui, dénaturée par la calomnie, a été présentée comme un assassinat commis envers un citoyen qui se promenait, dit-on, paisiblement. Délivré d'une position qui aurait pu devenir si dangereuse pour le peuple, je ne songeai qu'à repasser le Pont Tournant et à ramener sur la place Louis XV le détachement dont plusieurs cavaliers avaient reçu de fortes contusions, et dont le capitaine était lui-même blessé de plusieurs coups de pierre. Je rencontrai au sortir du Pont Tournant M. le baron de Bezenval ; je lui rendis compte des motifs de ma retraite ; il applaudit à ma conduite et à ma modération, et me prescrivit de faire mettre le détachement en bataille près de la statue » Les témoignages directs de cette échauffourée ne sont pas nombreux. Du haut de la terrasse du fer à cheval, le jeune curieux a vu le colonel renverser sous son cheval un homme quand il pénétrait dans les Tuileries. Sans s'émou- voir : « Le prince continua son mouvement dans le jardin, et la foule, non encore aguerrie, se précipita et m'entraîna vers le château et les autres issues. Une demi-heure après, l'on ne parlait dans tout Paris que du nombre de ceux que le prince avait fait écraser par les charges de sa cavalerie. Je fus témoin du fait, tel que je le raconte » Dans la buvette du Suisse, le libraire du quartier Saint-Michel n'a rien vu ; il ne peut que répéter ce qu'il entend dire : Le prince « entra... jusqu'au bassin ;... on lui jeta des chaises ainsi qu'à douze ou quinze cavaliers qui le suivaient; on criait : — Tournez le pont!... Lambesc eut peur d'être enfermé dans le jardin. Il en sortit au plus vite après avoir blessé à la tête d'un coup de sabre un vieillard qui ne lui disait rien et ne lui faisait rien 6 » A quelques degrés de brutalité près, le récit du prince paraît exact : l'affaire du Pont Tournant est une échauf- fourée sans gravité, si minime que les historiens la mentionnent à peine. Elle est pourtant l'étincelle qui fait exploser la Révolution : « Cette crânerie de Lambesc donna l'effroi par toute la ville et fut la cause du salut public », affirmera le libraire une semaine plus tard, et tous les contemporains le confirmeront.

Le récit de la chevauchée du prince aux Tuileries se répand immédiatement dans la ville et provoque l'indigna- tion : « D'un coup de sabre, sans motif, [le prince] a abattu à ses pieds un vieillard qui se retirait avec son ami ; des jeunes gens ont voulu s'avancer, mais les soldats ont fait feu... On a entendu un coup de canon » Un autre, assurément expert en armes, « a entendu une décharge de mousquetons sèche, ce qui lui fit penser qu'elle était à balles ». Le Comité des districts voit arriver à l'Hôtel de Ville une foule indignée : « Nous apprîmes que, dans cette conjoncture, un soldat des gardes françaises avait été tué par un dragon ; que le nommé Chauvet, maître de pension, âgé de soixante-quatre ans, avait été blessé par le prince, et qu'ensuite toutes les boutiques des armuriers avaient été pillées » Le mouvement est lancé. Il fait nuit. Les élus décident de convoquer les citoyens le lendemain et de les armer. Le pas est franchi : « Il n'y avait plus à reculer après cet acte vigoureux, nous le savions tous, et nous étions résignés. Comme les choses et les hommes changèrent subitement d'aspect ! Comme de paisibles citoyens, sans projets, sans intrigue, et soumis à l'ancien joug, furent emportés à leur insu dans le tourment des désordres civils » « Versailles m'oubliait dans cette situation cruelle », se plaint M. de Bezenval. A une heure du matin, aucun ordre n'arrivant, le baron décide de retirer ses troupes « et de livrer Paris à lui-même ». Il gagne avec ses soldats le Champ-de-Mars, où il retrouve trois régiments suisses et huit cents cavaliers. Ce repli ne rassure nullement les Parisiens, le Champ- de-Mars n'est pas loin. A neuf heures du matin, la foule pille le dépôt d'armes des gens de la ville, qui ne procure que trois cents fusils. A dix heures, comme prévu, le tocsin affole les rues, les tambours battent dans tous les quar- tiers ; des rassemblements se forment sur les places, dans les jardins ; des compagnies bourgeoises sont créées, volontaires du Palais-Royal, des Tuileries, volontaires de la Basoche, de l'Arquebuse. La journée se passe à fabriquer des piques, cinquante mille piques en trente-six heures ; « l'on peut les regarder comme les instruments de notre naissante liberté ». Encore une nuit, et au matin la foule s'empare de vingt-huit mille fusils stockés dans les souterrains des Invalides, à deux pas du Champ-de-Mars. M. de Bezenval attend toujours des ordres. Le peuple, lui, n'attend pas et part à l'assaut de la Bastille. Le baron sera bientôt arrêté, puis jugé et acquitté le 29 janvier 1790 ; il mourra dans son lit, oublié, au plus fort de la Terreur, n'ayant pas dans ses mémoires nommé le prince de Lambesc, ni mentionné l'affaire du Pont Tour- nant. Le prince ne sera jamais maréchal de France. Emigré à Coblence, il se prévaudra de son titre de prince du Saint Empire pour rejeter la nationalité française. Il combattra plus de vingt ans les armées de la République et de Napoléon, et deviendra Feld-maréchal-lieutenant au service de l'Autriche. Le 4 juin 1814, un mois après être revenu à Paris, Louis XVIII nommera pair de France le boute-feu de la Révolution.

Aux Tuileries, la charge du prince de Lambesc n'est finalement qu'un coup de tonnerre dans un ciel d'été; l'ouragan s'est abattu plus loin, sur la Bastille. Les rentiers retrouvent tout de suite leurs chaises dans le jardin, où les commentaires vont bon train. Dans le château, la vie ne s'est même jamais interrompue ; tout juste a-t-on jeté un regard curieux par la fenêtre, quand il y en a une, sans rien voir. Du — au nord, près de la rue Saint-Honoré —, au pavillon de Flore — au sud, près de la Seine —, l'immense bâtisse mesure plus de cent cinquante toises (trois cents mètres). Elle n'a d'un château royal que le nom : le roi n'y a jamais dormi depuis que Louis XV y passa trois jours en septembre 1745 ; tout au plus quelques pièces de son appartement servent-elles de pied-à-terre à la reine quand elle vient au spectacle à Paris et n'a pas envie de regagner dans la nuit Versailles ou Saint-Cloud. Le château n'est pas dépeuplé pour autant ; on peut même dire qu'à lui tout seul il est un véritable quartier de Paris. Naturellement, le gouverneur des Tuileries, M. de Champcenetz, s'y trouve ; son fils y occupe également un logement ; leurs serviteurs aussi, et les employés du château et du jardin. Mais surtout une quantité de personnes de qualité ou de condition y ont obtenu un appartement : grands officiers de la Couronne, pour lesquels il constitue un des avantages de leur fonction ; courtisans en faveur, nobles, bourgeois, académiciens, artistes particulièrement protégés. Des gens modestes y ont également trouvé un toit grâce à leur mérite, abbés d'un bénéfice minuscule, veuves d'officiers distingués, enfants d'un bon fonctionnaire défunt. Ce n'est pas un petit avantage d'avoir ainsi à Paris un gîte gratuit, donnant parfois sur le plus beau jardin d'Europe. Le pavillon de Marsan a toujours été distribué en logements ; quelques-uns sont superbes : le prince de Lambesc, qui jouit d'un appartement aux Tuileries comme grand écuyer, a même l'eau courante dans sa cuisine ; la comtesse Diane de Polignac, sa voisine, en est également pourvue; elle loge à la place de l'ancienne gouvernante des enfants de France, Mme de Guéménée. Boiseries, glaces, cheminées décorent les pièces; même, chez la comtesse, les dessus de portes sont du peintre Hubert Robert. Pareillement, le pavillon de Flore a toujours été un immeuble résidentiel. Au rez-de-chaussée, la princesse de Berghes peut descendre directement par son perron privé dans le jardin ; à l'étage, les fenêtres de Mme de la Roche-Aymon ouvrent sur les parterres et sur la Seine ; chez ces dames aussi la décoration est de grand prix (elle fait d'ailleurs l'objet de transactions lors des changements d'occupants). Quant à la comtesse de La Marck, c'est une maniaque : elle poursuit depuis des années des aménage- ments luxueux dans sa « folie », au rez-de-chaussée de l'aile sud Il est encore d'autres belles demeures dans le palais ; mais, en fait, la plupart des logements y sont plutôt petits et fort incommodes ; les moindres recoins ont été transfor- més en habitations : les appartements de Louis XIV et du Dauphin, au rez-de-chaussée de l'aile sud, ont été recou- pés par des entresols ; le personnel du château est installé dans les anciennes cuisines, au sous-sol du pavillon de Flore; les galetas, dans les combles, où de misérables tabatières donnent un peu de jour, sont devenus des fourmilières enfumées ; il y a encore deux ans, même les loges d'acteurs de la salle de comédie étaient habitées. Seuls les appartements du roi et de la reine, à l'étage de l'aide sud, ont échappé à cette invasion; et encore la marquise de Groslier occupe-t-elle alors quelques pièces de la souveraine. Ces logements apportent au château une grande animation : laquais, valets, femmes de chambre, porteurs d'eau ou de bois, livreurs, marchands ambulants, artisans, ouvriers, bousculent les résidents et leurs visi- teurs dans les escaliers glissants, les couloirs mal éclairés. Et malodorants... La population des Tuileries n'a pas à aller bien loin pour se distraire. Elle trouve dans le palais même des spectacles de qualité, qui y attirent les Parisiens de la ville. Pendant les périodes religieuses où les théâtres sont fermés (temps pascal, grandes fêtes), des concerts sont donnés dans la salle de comédie que Louis XIV avait fait construire dans l'aile nord du palais (on l'appelait la Salle des Machines), et que l'architecte Soufflot a renouvelée il y a près de vingt-cinq ans, pour accueillir l'Opéra, dont le théâtre avait brûlé, puis le Théâtre français, qui l'a quittée voici cinq ans. Ce sont les Concerts Spirituels ; au début, il s'y donnait uniquement de la musique religieuse ; mainte- nant, on y exécute également des symphonies (celles de Haydn sont les plus goûtées), des cantates, des arias, des concertos, ce qui choque certains esprits rigoureux ou raisonneurs : « On ferme l'Opéra le jour du vendredi saint, de Pâques, de Noël, de la Pentecôte ; mais l'orchestre de l'Opéra, les chanteurs et les chanteuses vont sur un autre théâtre qu'on appelle Concert Spirituel, et sous de nouvel- les affiches en lettres rouges, débitent toutes les modula- tions de leurs gosiers harmonieux. Ils n'ont pas leur habit de théâtre, voilà toute la différence. On chante le Miserere et le De Profundis à grand chœur; mais cela ne touche personne, religieusement parlant. Lorsque la même voix qui a chanté la veille le rôle d'Armide ou d'Iphigénie chante un verset d'un psaume du roi David, le roi David a l'air un peu profane. Quinault et le Psalmiste dans la bouche de la même actrice font sourire l'imagination. Tous ces motets deviennent des représentations vraiment théâtrales, on bat des mains et l'on parle d'un cantique sacré comme d'une ariette dans le goût italien... La chanteuse ne comprend pas toujours le sens des paroles qu'elle profère, mais elle obéit à la note ; et beaucoup de gens n'ont point entendu dans leur vie d'autres vêpres que celles qui se disent au Concert Spirituel par l'organe enchanteur des acteurs de l'Opéra » Dans la même salle, le 27 janvier, le rideau s'est levé sur une nouvelle scène parisienne, le Théâtre de Mon- sieur. Son Altesse le comte de Provence, Monsieur, frère du roi, qui se flatte d'être un bel esprit, a bien voulu donner son patronage à ce spectacle, comme autrefois Monsieur, frère de Louis XIV, avait accordé le sien à la compagnie de Molière ; parmi les promoteurs de l'entre- prise figure Léonard, le coiffeur de la reine. Pour ne pas attenter aux privilèges de la Comédie-Française et de l'Opéra, le Théâtre de Monsieur ne peut présenter que des ouvrages qui ne sont point à leur répertoire, autrement dit des ouvrages nouveaux. Renoncer aux succès assurés de Corneille, Racine, Molière et Voltaire, la tentative était périlleuse, mais le Théâtre de Monsieur tient la gageure. Il utilise beaucoup de nouveautés italiennes, soit des comé- dies, soit des opéras bouffes ou des opéras, parfois joués en italien, parfois en français dans des « parodies », des adaptations (qui concernent également souvent la parti- tion). Ainsi le 30 avril a-t-il représenté Le conseil impru- dent, tiré d'une comédie de Goldoni, et dont l'auteur italien s'est trouvé, a-t-il dit, « parfaitement habillé à la française14 ». Quelques jours plus tard, le 8 mai, L'impre- sario in angustie, (l'Imprésario embarrassé), a ravi les amateurs : « La musique, qui est de Cimarosa, a fait grand plaisir » Le Théâtre de Monsieur s'apprêtait à donner le 13 juillet la première représentation de Il barbiere de Seveglia, opéra tiré de la comédie de Beaumarchais « par ordre de l'impératrice de Russie ». La musique est du signor Paesiello. Malheureusement les événements ont provoqué la fermeture des théâtres, et Il barbiere de Seveglia doit attendre — comme autrefois Le Barbier de Séville, justement sur cette même scène. La comédie avait patienté deux ans ; l'opéra est plus heureux, il est représenté le 22 juillet. « Cette musique, extrêmement piquante, faite sur un poème beaucoup plus raisonnable que ne le sont ordinairement les poèmes italiens, avait déjà produit le plus grand effet sur tous les théâtres de l'Europe. Elle avait même réussi parmi nous, parodiée en français ; pouvait-elle moins plaire lorsqu'elle serait exécutée dans la langue et par la fleur des virtuoses de l'Italie ? » Effectivement, une parodie française de l'opéra a déjà été jouée en France, en septembre 1784, sur le théâtre de la reine à Trianon ; « avec un succès médio- cre avait écrit un échotier peu sensible aux talents artistiques de la souveraine et de son entourage. Aux Tuileries, les chanteurs sont pour la plupart français, et il n'y a de véritables virtuoses italiens que dans l'orchestre ; le fameux Viotti le dirige comme premier violon, et un autre jeune prince de l'archet se trouve parmi les exécu- tants, qui restera plus célèbre que son chef, comme compositeur : Cherubini. Le 3 août, le Théâtre de Monsieur emmène son public dans un conte de fées galant, sorti tout droit de Marivaux, L'île enchantée, opéra français : « Une fée, nommée Alcine, règne dans une île où vient d'aborder un marquis, un baron, et un comte, avec Duclos, valet de ce dernier. Elle est disposée à choisir un époux, mais elle ne veut accorder sa main qu'à l'amant le plus fidèle. Dans cette idée, elle ordonne à Aglaé, sa suivante, de prendre le nom d'Alcine, lui remet sa baguette, et elle doit elle-même passer pour Aglaé. Par ce déguisement, celui qui se déclarera pour elle l'aimera pour elle-même, et non pour son rang et pour sa richesse »... Mais l'actualité politique succède à la féerie dans la salle de comédie des Tuileries. Le 14 août, le Théâtre de Monsieur y donne Le retour de Camille, ou Camille dictateur pour la troisième fois, pièce héroïque en un acte et en vers. « Dans ce généreux dictateur, écrit un journa- liste, bienfaiteur de sa patrie et souvent persécuté, le public a cru voir un plus moderne libérateur, bien plus digne de ses hommages. Quand l'auteur n'aurait pas eu dans l'esprit cette intention, le sentiment en était dans l'âme des spectateurs, qui l'ont manifesté par les senti- ments les plus vifs et les plus réitérés » L'allusion vise Necker, que le roi a appelé au ministère le 16 juillet, effectivement pour la troisième fois. Le Concert Spirituel se fait aussi l'écho des événe- ments; entre deux symphonies de Haydn il exécute le 15 août un Domine Salvum fac Regem, « motet à grand chœur de la composition de M. Philidor » (Dieu, protège le roi), dont l'inscription au programme est évidemment politique.

Puis le Théâtre de Monsieur poursuit ses opéras, ses comédies, ses opéras bouffes. Le 28 septembre il donne la quarantième représentation du Marquis Tulipano, un ouvrage de Paesiello qui tient la scène depuis exactement huit mois avec le plus grand succès. Dans le château, quelques appartements sont déserts ; mais ailleurs conti- nue la même vie élégante et raffinée, ou la même misère. Dans le jardin, les premiers vents d'automne poussent tout au long de la grande allée les premières feuilles mortes, du bassin octogone au grand rond; les prome- neurs rentrent plus tôt, les rentiers délaissent déjà leurs chaises. Dans les rues de Paris, parfois le peuple s'anime, un peu manipulé, beaucoup inassouvi de réformes et de pain.

PREMIÈRE ÉPOQUE

Du palais de Coblence aux marches de la liberté

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Le boulanger est de retour

Le calme règne aux Tuileries en ce matin d'octobre, quand le grondement du tocsin se répand sur Paris. Au château personne ne s'émeut ; depuis le début de la Révolution aucun tumulte n'a dérangé la quiétude de ses habitants ; ils continuent d'y résider tranquillement, cha- cun à sa façon, et n'ont nulle raison de s'alarmer : rien ne peut y attirer un mouvement du peuple. Frédéric, le suisse, surveille paisiblement la Porte Royale. Il est bien étonné de voir brusquement surgir sur le Carrousel, tambours en tête, une troupe de femmes munies de bâtons, accompagnées de quelques hommes à l'armement hétéroclite ; elles arrivent des guichets ouvrant sur le quai par-dessous la du bord de l'eau. Une voiture traverse la place à ce moment; quelques mégères se précipitent pour l'arrêter, en font descendre l'homme et la femme qui s'y trouvent, s'entassent à leur place dans le véhicule, et l'attelage ressort par les guichets au milieu des vociférations. Le reste de la bande s'avance en gesticulant vers la Porte Royale. La scène qui suit pourrait se placer dans un de ces opéras bouffes qui font le succès du Théâtre de Monsieur. Un greffier en enregistra le récit lors de l'enquête sur ces événements. Le burlesque tourne rapidement au drame : « Ces femmes continuèrent leur route, et me forcèrent à passer par le jardin des Tuileries : je leur objectai que cela n'était pas possible, que les suisses s'y opposeraient, et que cela serait insulter Sa Majesté que de passer ainsi par les jardins, et surtout en aussi grand nombre. Toutes se récrièrent que, puisque je ne voulais pas condescendre à leurs volontés, j'eusse à me retirer de leur tête ; et plusieurs d'entre elles se mirent en devoir de me frapper, ce qui m'obligea à leur dire que j'allais le faire, mais au moins qu'elles me permissent d'employer toute la pru- dence qu'exigeait une démarche aussi inconsidérée. Des femmes me le permirent. Je demandai une des femmes pour aller prévenir le suisse qu'il n'avait rien à craindre, et que c'étaient ces dames qui demandaient à passer par le jardin, qu'elles ne commettraient aucuns dégâts, et qu'el- les se comporteraient de manière à ne point lui attirer de reproches. Cette femme, nommée Mme Lavarenne, por- tière, rue Bailleul, hôtel d'Alligre, chargée de cette mission de ma part, alla vers ce suisse pour lui faire part de ce dont elle était chargée. Ce suisse refusa de l'entendre, tira son épée de son baudrier avec le fourreau, et poursuivit cette femme, qui avait un manche de balai à sa main, et qui se sauvait en criant à son secours. « Toutes les femmes, indignées du procédé du suisse, voulaient se porter sur lui et lui arracher la vie ; je leur fis connaître le tort qu'elles avaient, et leur objectai qu'une sentinelle, ou un suisse, qui était dans un poste quelcon- que, et qui était confié à sa garde, représentait la personne du roi, et était aussi respectable ; elles ne voulurent point écouter ce que je pouvais leur dire pour les engager à prendre une autre route, ce qui m'engagea à dire à ces femmes que j'allais aller lui parler. J'y fus en effet ; mais ce suisse, toujours inaccessible, tira son épée hors de son fourreau, pour m'en porter plusieurs coups, que je parai sans chercher à en porter audit suisse, mais seulement pour me défendre ; cette femme Lavarenne, me voyant ainsi traité, vint à mon secours, crut devoir donner un coup de manche à balai sur les deux épées qui se croisaient ; du coup, moi et le suisse fûmes désarmés. Le suisse reçut un coup d'une autre femme, qui le fit tomber ; un particulier, armé d'un fusil au bout duquel était une baïonnette, vint foncer sur le suisse qu'on disait rendre la vie, et voulut l'achever en le perçant de sa baïonnette ; j'arrêtai le coup, et m'emparai de la baïonnette de ce particulier, comme de l'épée du suisse ; puis moi et les femmes traversèrent les Tuileries pour gagner la place Louis XV, lieu de rendez-vous que ces femmes s'étaient donné » Ce déposant s'appelle Maillard, capitaine des volon- taires de la Bastille, enrôlé par des femmes en route pour Versailles ; en septembre 1792, il dirigera les massacres des prisons des Carmes et de l'Abbaye.

Depuis le 14 juillet, l'agitation n'a jamais cessé dans la capitale; les débats de l'Assemblée constituante l'entre- tiennent régulièrement. De plus, l'arrivée à Versailles, le 23 septembre, du régiment de Flandres, a ressuscité la crainte d'une action contre-révolutionnaire ; les Parisiens ont appris le 3 octobre que, deux jours plus tôt, les officiers de ce régiment et ceux des gardes du corps du roi ont piétiné la cocarde tricolore en présence de la famille royale ; la nouvelle a déchaîné de nouveaux tumultes. Enfin, la capitale manque de pain. « Le bateau qui apporte la farine des moulins de Corbeil arrivait matin et soir dans le commencement de la Révolution ; il n'est arrivé dans la suite qu'une fois par jour, puis il n'est arrivé que du matin au lendemain soir. Ces remises semblaient préparer et indiquer le moment où il cesserait de venir absolument2. » Le 5 octobre, des femmes du peuple prennent l'affaire en main ; mais il ne semble pas que l'évolution des événements ait été aussi spontanée qu'elle le paraît, certains témoins verront même parmi ces dames quelques hommes grossièrement travestis. « Elles ramassent dans les rues toutes les femmes qu'elles rencontrent... Elles se portent à la place de l'Hôtel de Ville... cherchent des armes... brisent les portes des magasins qui les recèlent, bientôt elles ont des fusils, des canons, des munitions... Les premiers soins de ces femmes courageuses furent d'aller chercher messieurs les volontaires de la Bastille, pour les conduire à Versailles (C'est ainsi que Maillard se retrouve à la tête de la bande qui traverse les Tuileries). Les unes conduisent les chevaux ; les autres, assises sur les canons, tiennent à la main la redoutable mèche, et d'autres instruments de mort. Elles partent des Champs- Elysées au nombre de quatre mille, escortées par quatre ou cinq cents hommes armés de tout ce qui était tombé sous leurs mains. Pendant ce temps le tocsin sonne de toutes parts 2 » Réunie en grande hâte, la municipalité de Paris, après plusieurs heures de délibération, décide d'envoyer la garde nationale à Versailles, et de demander au roi de revenir à Paris. M. de La Fayette, son commandant, tente bien de freiner le mouvement, mais doit le suivre. « A cinq heures sept minutes, la Garde nationale défila par le quai Pelletier, sur trois rangs. M. de La Fayette marchait à cheval... Le corps d'armée employa quarante minutes à défiler » Des gardes nationaux qui ne font pas partie de l'expédition regardent passer le cortège. Fâcheuse curio- sité... « Le peuple donnait la chasse à tous les citoyens en uniforme qui s'étaient rendus pour voir passer notre armée citoyenne ; on les accablait d'injures, on leur lançait des pierres, principalement sur la terrasse des Tuileries. Ce peuple ne voyait pas que si l'on eût dégarni la ville de toute la Garde nationale, les aristocrates qu'elle renferme dans son sein auraient sûrement fait quelque tentative » M. de La Fayette, quant à lui, remarque surtout les acclamations qu'il recueille. « Lorsqu'il... eut donné l'au- torisation de partir, il fut couvert d'acclamations sur son passage, et nommément par la foule de personnes élégam- ments vêtues qui bordaient la terrasse des Tuileries » La colonne des femmes arrive à Versailles vers quatre heures de l'après-midi, celle de la Garde nationale à onze heures du soir. Tout le monde campe sur la place d'Armes. Mais au matin, les cours et le château sont forcés, Marie-Antoinette doit se réfugier en camisole dans l'appartement de Louis XVI. Le roi finit par céder à l'émeute et accepte de revenir à Paris; à midi, il prend avec sa famille le chemin de la capitale, les deux colonnes parisiennes, pêle-mêle réunies, accompagnant triomphale- ment leur butin et leurs otages, du blé et la famille royale. Douze entrées : un pâté chaud d'anguille, une sar- celle au riz, des cailles en caisses, une poularde à la financière, du ris de veau à la chicorée, trois poulets à l'estragon, quinze côtelettes de mouton grillées, des pigeons aux petits pois, de l'esturgeon, des filets de sole à la maître d'hôtel, une chartreuse de tendron de veau, une mayonnaise de saumon, douze pâtés au jus, douze pâtés au blanc. Quatre sautés : deux de lapereaux aux petits pois, un de poularde, des papillotes de foie gras. Second service Quatre grosses pièces : un buisson d'écrevisses, un turbot, un rocher, un vol-au-vent. Quatre plats de rôts : quinze cailles, une poularde, des soles, une beloze (?). Huit entremets : deux plats de petits pois, des fèves de marais, des haricots verts, des asperges, des artichauts, une charlotte, des œufs pochés, des œufs à la ravigote, des tartelettes de fraises, des petits pots, glace à rafraîchir. Troisième service Les plateaux sablés, quatre assiettes de bonbons, trois assiettes de fours, deux assiettes de fromages, quatre assiettes de cru, huit compotes, deux fromages à la crème. Vin ordinaire. Douze bouteilles de Pommard, dix bouteilles de Plissanne, dix bouteilles de Ségur, quatre bouteilles de Graves, quatre bouteilles de saint-Georges, six bouteilles de Champagne mousseux, quatre bouteilles de clos Vou- geot, quatre bouteilles de Sillery. Vins de dessert. Deux bouteilles de Malvoisie, deux bouteilles de Constance, une bouteille de Frontignan, quatre bouteilles de Vacarets. Soixante petits pains, quarante livres de pain, trente- six bouteilles de vin de Beaune, la vaisselle anglaise bleue »... Il n'y a pas trois semaines, le peuple clamait sa faim à la Convention ; la ration quotidienne de pain est à Paris d'une demi-livre, elle n'est pas assurée dans tous les quartiers, et il faut faire la queue pour l'obtenir. L'anti- parlementarisme est né, en France, en 1795. Les fonctionnaires du Comité ne participent pas aux agapes de leurs dirigeants. Mais ils ont à cette époque trouvé le moyen d'arrondir leurs fins de mois en faisant ronfler les poêles de leurs bureaux. Pour en vendre les cendres : « Je suis informé que plusieurs garçons, à l'aide de leurs médailles, en enlèvent, indique un rapport (la médaille leur évite d'être fouillés) ; que l'un des garçons du Comité de salut public nommé Auger a tenu hier au Comité des travaux publics un propos fait pour ouvrir les yeux sur l'abus qui résulterait si l'on ne portait point la plus sévère attention à la consommation de bois. Il a dit à Brodesolle, garçon du Comité des Travaux publics : Quoi ! Tu ne fais pas un meilleur feu que cela ! Il n'en est pas ainsi chez nous, nous brûlons plus de six voies de bois par jour. Il faut savoir tirer parti de sa place et faire de la cendre, attendu qu'elle se vend bien » Malgré ces abus, bien installée dans la routine, la bureaucratie du Comité fonctionne toujours et fait l'admi- ration des étrangers : « On ne peut assez louer, écrit l'un d'eux, l'ordre et l'activité qui règnent, particulièrement dans les bureaux du Comité de salut public. L'immensité d'affaires générales et particulières, qui s'expédient jour- nellement dans les différentes sections de ce Comité, doit étonner les cabinets les plus occupés d'Europe ; et je ne puis me permettre d'oublier que les moins importantes même n'y sont pas négligées : car au milieu d'un déluge de cartons et de papiers, on ne me fit pas attendre deux minutes pour retrouver le titre d'une légère faveur, dont la décision avait été donnée il y avait déjà plus de quinze jours » Les politiques passent, les fonctionnaires demeurent.