Faculté des Lettres et Civilisations Département des Sciences de l'Information et de la Communication Master 2 Audiovisuel, Médias numériques interactifs, Jeux

Année universitaire 2018-2019

Le , industrie et culture audiovisuelle

Adrien Motte

Tuteur universitaire : Catherine Dessinges

Remerciements

Merci à tous mes camarades de Lyon 3 avec qui j’ai passé trois belles années : Gabriel, Lou, Jean-Loup, Léna, Léa, Orane, Maëlle, Joanna, Aurélien, Sanam, Élisa et tous les autres...

Merci à Mme Dessinges pour ses précieux conseils et sa bienveillance.

Merci au système éducatif public français, longue vie à lui.

Merci à Fred Demard qui a répondu à mes questions pendant ses vacances.

Merci à Julien Laurent pour avoir pris le temps de répondre à mes questions.

Merci aux communautés du freeware et de Wikipedia.

Merci à tous ceux qui ont répondu à mon questionnaire.

Merci à tous ceux avec qui j’ai discuté de mon sujet, ça m’a beaucoup aidé à prendre du recul sur mes propos : Aurélien Volo, Grégoire Mathieu, Bertrand Oswald, Antoine Prost-Verdure, Pierre Boccon-Jibod, Anthony Tozlanian, Fred Mortagne (même s’il ne s’en souvient probablement pas)…

Merci au Thrasher Magazine de toujours être “True to this”. Merci à Jake Phelps et P-Stone, reposez en paix.

Merci à Nietzsche, vive l’élévation.

Merci à mes parents pour le financement de mes études et pour leur soutien inconditionnel.

1

Introduction

Au cinéma ou dans les séries, lorsque qu’un scénariste veut écrire un personnage adolescent, blanc, un peu rebel, il y a de fortes chances qu’on nous montre à un moment donné des posters de skateurs dans sa chambre ou qu’il pratique lui-même le skateboard dans une scène. Les derniers exemples qui me viennent en tête sont Magnus Nielsen dans Dark, Dylan Maxwell dans American Vandal ou encore Max Mayfield dans Stranger Things (qui dénote du fait que ce soit une fille, ce qui est représentatif de l’évolution des pratiquants). Ces exemples témoignent de la symbolique que représente le skateboard dans l’imaginaire collectif, une image rebelle qui s’installe dans le cinéma populaire au cours des années 80 avec notamment le personnage de Marty McFly dans Retour Vers Le Futur (1985), avec une belle référence à l’histoire du skateboard, mais aussi avec des bons nanars comme Thrashin’ ​ ​ (1986) et Gleaming The Cube (1989). Cependant certains films (plus ou moins réussis) ont su capter le skateboard sans trop tomber dans la caricature comme les films Kids (1995) et Wassup Rockers (2006) de Larry Clark, The Lords Of Dogtown de Catherine Hardwicke (2005) ou encore Mid 90’s (2018) de Jonah Hill. Des films relativement réussis du fait de la porosité entre le monde du skateboard et le monde du cinéma aux États-Unis. Larry Clark baignant dans le milieu en tant que ​ ​ photographe et cinéaste indépendant, Jonah Hill étant lui-même skateur et Catherine Hardwicke ayant choisi de s’entourer des vrais personnages incarnés dans son film. On pourrait aussi ajouter Spike Jonze (Jackass, Her, etc.), skateur et réalisateur oscarisé. Deux court-métrages ont aussi connu un succès critique comme Rouli-Roulant (1966) de Claude Jutra et Skaterdater (1966) de Noel Black, avec une palme d’or du court-métrage à Cannes pour ce dernier.

Maintenant que j’ai évoqué toutes ces références cinématographiques incontournables, nous allons pouvoir nous pencher sur le coeur de notre sujet, c’est à dire ces vidéos de skateboard

2 qui ont l’air de toutes se ressembler et devant lesquelles les skateurs passent énormément de temps pour des raisons qui échappent à leurs proches. Ce mémoire a pour objectif d’analyser la culture, contre-culture ou sous-culture skateboard en répondant à cette problématique :

Comment la culture du skateboard et son industrie se sont développées via l’audiovisuel et les médias spécialisés ?

A partir de lectures scientifiques, d’interviews, de questionnaires qualitatifs ciblés (que vous retrouverez en annexe), d’observations ethnographiques dans les lieux de pratique, associées à mon expérience de “skate-nerd”, fort de mes 9 années passées sur une planche à roulettes, de mes nombreuses blessures, de mon expérience de vidéaste et de photographe amateur de ​ ​ skateboard et de mon nombre incalculable d’heures passées à consommer des contenus skateboardistiques (vidéos, films, compétitions retransmises en direct, photos, magazines, fanzines, blogs, jeux vidéos…), je m’efforcerai de répondre au mieux à cette problématique.

● Dans une première partie, je poserai une définition du skateboard d’un point de vue sportif, ainsi qu’un historique de la pratique. ● La deuxième partie s’intéressera à la culture skateboard avec une approche socio-culturelle propre aux cultural studies. ● Ces deux premières parties vous donneront le bagage de connaissances nécessaire à la compréhension de l’évolution de la culture du skateboard via les différentes formes de médias audiovisuels, exposée dans la troisième et dernière partie.

Mon expérience du skateboard me permettra, je l’espère, de traiter du sujet avec un minimum légitimité aux yeux de mes camarades de session, ce qui résout partiellement le paradoxe évoqué par Dick Hebdige à la fin de son livre Sous-culture, le sens du style (livre très ​ intéressant sur lequel je vais beaucoup m’appuyer) “nous ne devrions guère être surpris de ​ constater que [, en tant que scientifiques,] nos interprétations “sympathisantes” des cultures ​ subalternes sont considérées par leurs membres avec tout autant d'indifférence et de mépris que les étiquettes hostiles imposées par les tribunaux et les médias. De ce point de vue, croire

3 saisir le problème, ce n’est pas saisir le problème”1. ​

NB : Ce mémoire porte sur le skateboard en tant que pratique sportive et culturelle, sa forme ​ la plus commune dans l’imaginaire collectif, et ne s’étend pas à l’analyse de la pratique exclusivement déambulatoire et/ou occasionnelle, ni aux autres formes de disciplines exclusives plus minoritaires telles que la descente, le dancing ou encore le freestyle bien que ces dernières peuvent parfois influencer et côtoyer l’objet de notre analyse.

Bonne lecture !

1 Sous-culture, le sens du style - Dick Hebdige, 1979 ​ 4

Partie 1, Définition du skateboard et historique de la pratique

L’objectif de cette première partie sera de définir et d'appréhender ce qu’est le skateboard dans ses aspects sociologique, sportif et culturel afin de poser des bases pour une compréhension des enjeux socio-économiques, culturels, artistiques et esthétiques de la pratique et de l’utilisation des médias audiovisuels dans ce milieu. Les questions qui se poseront ici seront les mêmes qui se posent actuellement dans le milieu du skateboard. Celles qui animent de nombreuses discussions dans les , sur les spots et plus particulièrement sur les réseaux sociaux en cette période pré-olympique : le skateboard est-il un sport (ou du moins un sport comme les autres) ?

J’aborderai d’abord la genèse du skateboard, puis je définirai sa pratique physique à l’aide des théories de la sociologie du sport, qui me serviront ensuite à analyser son évolution culturelle au sens large dans une approche historique.

Avant de commencer, je vais poser une première définition qui pourrait résumer de manière simplifiée les propos et l’argumentation qui va suivre. Une citation de Frédéric Mortagne (dit French Fred), un des acteurs majeurs de la culture skateboard depuis les années 1990, qui est en ce sens plutôt légitime pour parler avec “style” de ce sujet aux yeux des “membres” des ​ ​ “cultures subalternes” qui “méprisent” “nos interprétations “sympathisantes”” évoquées par ​ ​ ​ ​ ​ Dick Hebdige :

« Le skateboard est une activité mi-sportive, mi-artistique qui permet de ressentir ​ d'agréables sensations comme par exemple celles de vagabonder dans les rues ou parvenir enfin à sauter par dessus des escaliers. » - Skate vs Chill, Filming crazy ​ ​

5

(une vidéo réalisée à la manière de Jorge Furtado pour le regretté Chill Magazine)2

La genèse

Le skateboard fait son apparition au cours des années 50 aux États-Unis à la fois sur sa côte Est, mais plus particulièrement sur sa côte Ouest où il est inventé par des surfeurs vivant en Californie. Il est alors utilisé par les pratiquants pour se déplacer et surfer l’asphalt lorsque l’océan n’offre pas suffisamment de vagues. Cette pratique est baptisée par certains d’entre eux “sidewalk surfing” (surf de trottoir)3.

Les communautés de surfeurs au mode de vie alternatif dont est issu le skateboard, précurseures du mouvement hippie, correspondent aux caractéristiques de ce que Jack Kerouac a baptisé la Beat Generation4 « qui a ébranlé la société américaine dans ses ​ certitudes. Elle a directement inspiré aussi bien les mouvements de mai 1968 que l’opposition à la guerre du Vietnam, ou les hippies de Berkeley et Woodstock. Pourtant la Beat Generation a aussi contribué à enrichir le mythe américain. Sur la route, le roman le plus ​ ​ connu de Kerouac, est une ode aux grands espaces, à l’épopée vers l’ouest, à la découverte de mondes nouveaux. » (Elisabeth Guigou, 2003)5. ​ C’est donc dans l’esprit du surf et de son mode de vie en marge de la société que le skateboard voit le jour en tant qu’activité physique. Tout au long de son évolution, jusqu’à aujourd’hui, il gardera cet héritage alternatif, anticonformiste.

2 Skate vs Chill - Fred Mortagne & Leonard Vernhet, for Chill Magazine, 2006 ​ ​ https://www.youtube.com/watch?v=3kqajm5gELs&t= 3 Surf, Skate, Snow, contre cultures - Christophe Perez (2013) ​ 4 This is the Beat Generation - New-York Times, novembre 1952 5 La beat generation et son influence sur la société américaine - Elisabeth Guigou, La Revue des anciens élèves ​ ​ de l'École nationale d'administration, numéro hors-série, « Politique et littérature », décembre 2003 ​ 6

À la veille de la première apparition du skateboard aux Jeux Olympiques (Tokyo 2020), l’entrée de cette discipline dans la cour des grands sports médiatiques inquiète une grande partie de ses pratiquants qui vont même jusqu’à remettre en question son caractère sportif6. Les articles se multiplient dans les magazines de skateboard pesant le pour et le contre de ​ l’impact qu’un tel événement pourrait avoir sur l’environnement économique, culturel, voire juridique de la pratique7. Une attitude que l’on peut rapprocher de celle des sous-cultures, comme volonté d’échapper à la définition du sport par le sens commun, synonyme de normalisation de cette activité. Activité qu’ils perçoivent comme étant intrinsèquement subversive, physique, artistique et culturelle8.

À propos du skateboard aux Jeux-Olympiques : “Ça va nous donner des gamins ​ débiles, des sportifs, qui n’auront absolument rien à faire de la culture skate. Qui ne s’intéresseront jamais à l’art, au graphisme, à la photographie, et qui n’apporteront rien au skate à part des tricks ahurissants dont on pourrait très bien se passer. Des gens qui vont tout acheter sur internet, qui ne sortiront jamais des skateparks. Et puis mon voisin qui regarde le foot à la télé pourra aussi regarder du skate et avoir un avis sur tel ou tel skater. Je ne vois absolument rien de positif que les J.O. puissent apporter au skate. Les J.O. seront toujours les championnats du monde de la corruption, des pots-de-vins, des dépenses publiques inconsidérées, du dopage, des désastres écologiques, etc. Et vive la France.” Extrait de mon entretien avec Fred Demard, ancien rédacteur en chef de magazines de skateboard

Si le skateboard et sa culture ont poussé dans un terreau anticonformiste, les compétitions au moins sous forme de jeu ou de défi y ont toujours existé. Il deviendra rapidement un loisir populaire à part entière et se développera dans une tension entre des récupérations successives (au gré des modes) par le système économique dominant et son caractère

6 Voir les résultats de mon questionnaire en annexe ​ 7 An interview with France’s Olympic Coach - ​ https://www.freeskatemag.com/2018/01/24/an-interview-with-frances-olympic-skateboarding-coach/ - Free ​ Skate Mag, Arthur Derrien, janvier 2018 8 Sous-culture, le sens du style - Dick Hebdige, 1979 ​ 7 contre-culturel subversif.

Le skateboard est-il un sport ?

“On se fixe notre propre objectif, il ne vient pas de l’extérieur, donc c’est difficile de laisser tomber quand tu t’es donné librement ton objectif, tu essaies de l’atteindre car c’est encore pire, plus difficile d’accepter le fait de ne pas avoir atteint le but que tu t’es toi-même fixé” - Un coach de skateboard à Kigali9 ​

Qu’est-ce que le sport ?

Selon la définition acceptée par les chercheurs en sociologie du sport décrite par Georges Hébert le sport est “tout genre d'exercice ou d'activité physique ayant pour but la réalisation ​ d'une performance et dont l'exécution repose essentiellement sur l'idée de lutte contre un élément défini, une distance, un danger, un animal, un adversaire [...] et par extension contre soi-même. »10 Il est évident que le skateboard correspond pleinement à cette description. L’”élément défini” ​ ​ est principalement l’obstacle, le module ou l’élément de mobilier urbain sur lequel le skateur décide d’exprimer sa créativité en composant avec pour effectuer des “tricks” (figures). Cet

9 Rwanda: le skate à la rencontre de la bande dessinée | Africa Riding - Liz Gomis et Aurélien Biette, diffusé par ​ ARTE en 2019.

10 L’éducation physique ou l'entraînement complet par la méthode naturelle - Georges Hébert, 1912 ​ 8 obstacle représente bien évidemment un danger de chute qui est une composante essentielle de ce sport dans lequel le pratiquant recherche des sensations fortes par le risque, la vitesse, la maîtrise du corps, la sensation de s’envoler et les sensations trobologiques (slides et grinds). La lutte contre soi-même est probablement la composante la plus importante de ce sport qui nécessite un combat intérieur intense pour apprendre à effectuer le moindre trick. Il faut répéter les gestes un nombre incalculable de fois et outrepasser les barrières mentales constituées par la peur et la nécessité de coordination de différents gestes simultanés avec les deux jambes, voire avec les mains, pour atteindre une maîtrise parfaite et intuitive de la figure. Une demande d’abnégation qui en dégoûte plus d’un et je dois dire que pour avoir pratiqué une multitude de sports, le skateboard est à mon sens le plus difficile que j’ai expériencé en terme d’apprentissage (au moins des bases).

“Il y a un côté obsessionnel, c’est sûr. Plus rien d’autre n’a d’importance quand tu te mets au skate. Il n’y a pas d’activités annexes. Tous tes potes font du skate. Tu y penses en permanence... Ça se calme un peu avec l’âge, mais pas tant finalement. Le skate est un truc super difficile à « maîtriser », il faut être vraiment acharné, voire « obsédé » pour y arriver un tant soit peu.” Extrait de mon entretien avec Fred Demard, ancien rédacteur en chef de magazines de skateboard

“le skateboard se révèle une pratique qui peut être à la fois sportive, ludique, sonore et déambulatoire. Cette activité se caractérise également par le fait qu'elle est distinctive et qu'elle présente des risques, risque social et risque physique.” Claire ​ Calogirou et Marc Touché, 199511

Nous pouvons donc considérer, d’un point de vue scientifique, que le skateboard entre pleinement dans la case du sport. Cependant, tout comme en linguistique, où la langue “ne ​ change qu'au rythme de l'évolution”12, la définition qu’ont les pratiquants du skateboard (ou ​ la représentation identitaire qu’ils se font de leur loisir) a évolué depuis 1995 et continue

11 Sport-passion dans la ville : le skateboard - Claire Calogirou et Marc Touché, 1995 ​ 12 Critique de la linguistique - Jean-Jacques Lecercle, 2004 ​ 9 d’évoluer dans un contexte où la compétition, la médiatisation et l’arrivée des grandes marques d’équipements de sport telles que Nike ou Adidas dans l’industrie représentent une menace culturelle au sein de ce milieu. Je constate un repli identitaire anti-récupération mercantile et médiatique au sein de son noyau dur de pratiquants. Peut-on définir une pratique en allant à l’encontre de ses pratiquants ?

Le skateboard est-il un sport ? “Pour moi non, mais regarde Giraud avec son nom dans le dos, son « coach », ses ​ survets, on ne peut pas dire que ce ne soit pas un skateur, mais une chose est sûre, mes potes et moi on n’a rien à voir avec lui…” Extrait de mon entretien avec Fred ​ Demard, ancien rédacteur en chef de magazines de skateboard

La compétition

Il faut prendre en compte qu’il est assez mal vu de se prendre trop au sérieux dans le skateboard. Il est fréquent que même lors des compétitions les plus sérieuses et formatées telles que les X-Games13 ou La Street League Skateboarding14, certains skateurs ne cherchent pas vraiment à gagner mais plutôt à s’amuser en détournant les obstacles et en haranguant la foule en se mettant dans des situations rocambolesques tout au long de leur passage. S’ils obtiennent un bon score c’est tant mieux. Le skateur Evan Smith a réussi à effectuer une belle performance en 2016 en contournant les modules du skate park et en terminant en dehors du terrain, il finira son run dans les coulisses et obtiendra la très bonne note de 9,3 pour son ​ passage15, le tout avec le sourire. Malgré l’enjeu et le fait que la concurrence soit réelle pour l’emporter dans ces compétitions

13 Sortes d’olympiades des sports alternatifs très populaires aux États-Unis ​ 14 Ligue de Skateboard (internationale), championnat comparable à la NBA ​ 15 Evan Smith 9 club run - SLS New Jersey, 2016 https://www.youtube.com/watch?v=1zDf95_ai88 ​ 10 avec une surenchère de figures impressionantes demandant une concentration extrême, on ne sent paradoxalement pas toujours d’esprit de concurrence dans les échanges entre une bonne partie des “athlètes” qui s’encouragent et se congratulent lorsqu’ils réussissent une bonne performance. Il est évident que moins l’enjeu est grand, plus les concurrents sont détendus et prêts à risquer leur note en s’affranchissant des standards de jugement (bien que le risque pris est parfois récompensé dans la notation).

Si le skateboard est un sport individuel, il est pratiqué principalement en groupe, le skateur a à la fois la volonté de se prouver à lui-même qu’il est capable de se dépasser physiquement et mentalement, la réussite d’une figure et les sensations fortes de glisse et de réussite (voir d’être rescapé) étant la récompense de l’effort qu’il produit. De plus une sorte de compétition interne au groupe pousse le skateur à se surpasser. Une compétition “saine” dans laquelle les membres du groupe s’encouragent en permanence.

Une parodie de sport conventionnel

Le skateboard est un sport qui a conscience de sa dimension spectaculaire, c’est à dire que les skateurs pratiquent à la fois pour eux mais aussi pour ceux qui les regardent dans une recherche de dépassement de soi, de reconnaissance des pairs et/ou de désapprobation subversive (propre aux sous-cultures), voire de provocation volontaire. Cette dimension spectaculaire est sûrement l’une des raisons pour lesquelles ils se filment presque en permanence aujourd’hui, car ils peuvent trouver un public bien plus large sur internet.

Si on prend l’ensemble des différents types de compétitions, les concurrents cherchent tout autant à impressionner la foule que d’impressionner les juges. Par exemple, le Dime Glory ​ Challenge, une des compétitions internationales les plus populaires actuellement, est un grand ​

11 show regroupant la fine fleur du skateboard mondial pour une série de défis tous plus absurdes les uns que les autres et parfois dangereux avec des mises en scène spectaculaires. Il en va de même pour le King Of The Road, une compétition sous forme de road trip ​ ​ d’inspiration White Thrash avec des défis aussi “jackass” que dans les films du même nom ​ (même producteur pour ces deux contenus : Spike Jonze).

Ce comportement “anti-sérieux” à contre-courant, on le retrouve d’autant plus dans les petites compétitions locales, les buts principaux étant d’abord de s’amuser, de faire plaisir au public, avant de gagner16. Ensuite vient le moment de partager des bières autour d’un barbecue et d’écouter un concert de clôture du groupe de hardcore local. Ce sont les déroulements typiques que je constate dans les compétitions organisées par l’association du de Grenoble ou celles de l’association Roule Qui Peut à Lyon : Skate Rock, Chica Sess, Jeux ​ ​ ​ ​ ​ Gogolympiques (qui parodient le trop sérieux des Jeux Olympiques, un concept hérité du Dime Glory Challenge), Shiva , King Of Lyon, Skate The Turntables (extra ​ ​ ​ ​ ​ Nuits Sonores)… En ce qui concerne les compétition encadrées par la fédération nationale (FFRS), il est évident que les choses soient plus formelles, plus cadrées de par les enjeux qu’elles comportent quoique l’informel parvient souvent à s’inviter.

Autre exemple d’anticonformisme : lors du Van Doren invitational 2016 une figure, le 540°, a été interdite par les organisateurs. L’un des favoris Ben Raybourn, a décidé de ne faire que ​ des 540° dans son run pour se moquer protester contre cette interdiction. Une protestation qui a bien été perçue dans le milieu

Maintenant, afin de comprendre pourquoi cette pratique s’est construite à contre-courant des modèles traditionnels du sport et continue à faire valoir sa différence, il est impératif d’appréhender son histoire et sa culture.

16 Voir les réponses à mon questionnaire en annexe 12

Historique d'une pratique à contre-courant

“Je ne pense pas que des articles validés scientifiquement soient parus sur le sujet du skateboard et son histoire [...] il existe beaucoup de productions de "première main" qui n'ont pas encore une valeur historique ou validées par un historien.” - Dr. Julien Laurent, sociologue du sport spécialisé dans la recherche sur les communautés et les cultures du skateboard.17

En me basant sur ces productions de “première main” et mes discussions avec certaines ​ ​ personnes qui ont traversé plusieurs époques du skateboard, je vais retracer une histoire du skateboard.

Le skateboard des années 60, un loisir controversé

Jusqu’ici simple accessoire utilisé par les surfeurs, le skateboard devient de plus en plus populaire au début des années 60 qui voient naître les premières marques de fabriqués artisanalement (par des shapers issus du surf comme Larry Stevenson avec Makaha Skateboards), puis industriellement principalement par des industriels du jouet. De par son caractère de plus en plus populaire, la planche à roulette alors considérée comme une mode qu’adoptent de plus en plus d’adolescents, n’échappe pas à l’influence de la sportivisation de l’éducation physique du XXe siècle (Hébert). On voit apparaître des compétitions qui gardent tout de même un aspect assez décalé propre à l’identité naissante du skateboard avec du saut en hauteur (hippie jump), du slalom, de la descente sur les fesses (luge) ou encore le freestyle

17 Entretien avec Julien Laurent, docteur en sociologie, spécialiste du skateboard 13 qui consiste à effectuer des figures de manière libre sur un terrain plat dont le poirier (handstand) est l’une des plus populaires. Le skateboard fait son apparition en France en 1964, importé par les surfeurs californiens venus exploiter le potentiel en vagues du Sud-Ouest. Certains skateurs accèdent au statut de professionnel comme Patti McGee qui fait la couverture de Life Magazine en 196518. L’année 1966 est une année noire pour le skateboard. Certains médecins américains dénoncent la dangerosité de cette pratique en appuyant leurs propos avec des statistiques de traumatismes physiques grandissantes qui lui seraient dues. Il est alors interdit dans les rues de certaines villes et la mode retombe rapidement19. C’est le début d’une marginalisation effective du skateboard de par son caractère périlleux et dérangeant dans les rues américaines. Seul un noyau dur d’irréductibles pratiquants (souvent en marge de la société), dont font partie les surfeurs, continue à sillonner les villes. Les courts-métrages Rouli-roulant de Claude Jutra et Skaterdater de Noel Black réalisés en 1966, ​ ​ prennent ouvertement le parti des skateurs face à l'intolérance de la société. Skaterdater ​ s’octroie la palme d’or de sa catégorie au festival de Cannes la même année. Ils sont les premières oeuvres d’une large culture audiovisuelle qui se développera lors des décennies suivantes. Claude Jutra a dédié Rouli-roulant à toutes les victimes de l’intolérance. Intolérance à travers ​ laquelle le skateboard va en partie construire sa contre-culture.

18 Life magazine du 14 mai 1965 ​ ​ ​ 19 Surf, Skate, Snow, contre cultures - Christophe Perez, 2013 ​ 14

Les années 70, un premier âge d’or (ou apogée populaire) pour une pratique en quête de reconnaissance

En 1973 la commercialisation de la roue en uréthane est une révolution. Ces roues, par leur adhérence au bitume, permettent de nombreuses innovations techniques et stylistiques dans la pratique, comme des dérapages. Le skateboard connaît dans les années qui suivent un regain de popularité en occident. La mode est relancée, le marketing, le prêt à porter, le show-business s’en emparent et on entend même des chansons relatant des balades et des exploits en skateboard à la radio20. Malgré son pouvoir marketing et communicationnel qui permet à la grande distribution de vendre un maximum de jus d’orange, de brioches et de goûters (encore aujourd’hui d’ailleurs), le skateboard reste impopulaire auprès d’une grande partie des usagers de l’espace public qui le perçoivent toujours comme une menace pour leurs chevilles (en tant que victimes collatérales) et une menace pour l’ordre public en tant que pratique non encadrée (les skateurs préfèrent les termes “pratique libre” ou “free ride”). La communauté skate n’est alors plus uniquement constituée de “marginaux” et autres beatniks surfeurs, mais il ratisse au sein de toutes les classes sociales, bien que les classes moyennes et aisées soient les plus représentées (Calogirou, Touché - 2000)21. L’image lissée du jeune californien aux cheveux longs et blond “fendant la bise” avec son surf et son skateboard a le vent en poupe et devient une mode à suivre pour les jeunes occidentaux. Mode dont le marketing, le show-business et la communication commerciale vont rapidement s’emparer.

C’est à cette époque que le skateboard commence à s’institutionnaliser avec l’apparition de clubs, de skateparks et de fédérations. De nombreux pratiquants veulent voir leur passion considérée comme un sport à part entière et non comme un simple loisir récréatif ou un simple jouet pour enfant.

20 Skateboard Stories - Thomas Lallier, 2011 ​ 21 Le skateboard : une pratique urbaine sportive, ludique et de liberté - Claire Calogirou, Marc Touché 2000 ​ 15

En 1975 le skateboard se professionnalise, des championnats du monde sont organisés. Le Skateboarder Magazine (référence à l’époque) élit Tony Alva “Skateboarder of the year”, preuve d’un début de développement solide d’une culture skate en partie soutenue par ses propres médias (à noter que le Skateboarder Magazine avait cessé de publier six ans auparavant, victime du déclin du skateboard à la fin des années 60).

Les années 70 sont marquées par de fortes sécheresses en Californie. Les propriétaires de piscines ont l’interdiction de les remplir. Ces piscines vides aux parois incurvées en forme de vagues de béton sont un substitut parfait au manque de vagues chronique. A partir de cette époque elles font le bonheur des fameux Z-boys (équipe de skateboard, constituée de surfeurs/skateurs, issue du surfshop Zephir Surfboard Shop) de Venice Beach (quartier laissé à l’abandon à cette époque, surnommé “Dogtown” par ces “surf punks”)22.

“Pas d’envahisseurs : les règles du territoire, premiers skateurs “rockstars”, mais aussi anti-héros”23 - Julien Laurent

Les rouli-planchistes de Dogtown vont alors s’introduire par effraction (quand ils ne sont pas invités) chez les propriétaires de piscines vides partis pour la plupart en vacances d’été. Cette sorte de gang/équipe de skateurs constituée en partie de “surf punks” comme ou Tony Alva, invente ainsi ce qu’on appelle le “skate moderne” en apportant leur style très subversif autant dans leur comportement que dans leur expression skaboardistique inspirée de surfeurs tels que Larry Bertlemann. Là où dans les compétitions la plupart des skateurs pratiquaient des figures similaires à ce qu’on connaît en gymnastique, les Z-boys cassent les codes en apportant leur style agressif de surf punks qui gagnera progressivement l’approbation des juges et du public. Les grandes figures des Z-boys, finissent par truster les podiums des grandes compétitions, se font remarquer par des grandes marques qui les sponsorisent. Ces nouvelles idoles anticonformistes et subversives deviennent des sortes de rockstars très médiatisées aux

22 Dogtown and Z-Boys - Stacy Peralta, 2001 ​ 23 Understanding the subcultural dimension of through is «auto-history» - Julien Laurent, ​ NASSH, University of Texas, Austin, may 29th 2011. 16

États-Unis, faisant des apparitions régulières à la télévision.

À la fin de l’année 1978 en France, les sponsors comme Perrier, Coca-cola ou autres marques de la grande distribution flairent le déclin de la mode (ou la précipitent), ils décident de ne plus investir dans le skateboard. Ce dernier retourne dans l’ombre et la marginalité comme dans la deuxième partie des années 60. Aux Etat-Unis la mode tiendra jusqu’au début des années 80 avant de décliner.

Les années 80 : innovations pratiques et artistiques

En ce début de décennie, si le skateboard retourne dans la marginalité, il a tout de même marqué les années 70 de son empreinte. Dans les années 80, il reste une pratique populaire dans les esprits, bien qu’il va devenir plus underground. Malgré la destruction de nombreux skateparks du fait des coûts trop importants des assurances, il subsiste une solide base de pratiquants très créatifs qui vont façonner le skateboard et sa culture tels qu’on les connaît aujourd’hui.

A mon sens, la première création marquante de cette décennie est celle de l’entreprise Powell-Peralta qui sort en 1984 The Bones Brigade Video Show produite en partie par ​ ​ l’ancien Z-Boy, Stacy Peralta co-fondateur de cette entreprise. Cette vidéo est le premier film de skateboard réalisé sur le modèle le plus répandu actuellement, c’est à dire sous forme d’un film promotionnel mettant en avant l’identité de la marque et ses représentants (skateurs sponsorisés) utilisant le matériel qu’elle produit, le tout dans une approche artistique. C’est à partir de ce moment que la vidéo (au début en VHS) va devenir le média privilégié de diffusion de la culture skateboard. Ce film promotionnel passe de main en main et est copié

17 sur des magnétophones à travers tout le territoire américain, puis en Europe. Les figures effectuées par les jeunes Tony Hawk, , Mike McGill, ou encore , sont rejouées en boucle pour être analysées puis reproduites par les fans. Le style des protagonistes est lui aussi l’objet d’analyses, leur manière de pousser sur le skateboard, d’effectuer les figures avec “style”, leur manière de s’habiller, de transgresser certaines lois, les musiques utilisées… Tout cela va contribuer à façonner la culture skateboard des années 80 à aujourd’hui.

Le skateboard des années 80 est au départ très axé sur la pratique de la “transition” (rampe courbée comme les half-pipe et les bowl) avec des “lip tricks” (figures consistant à faire glisser la planche sur l'arête au sommet de la rampe) et “aerials” (lorsque le skateurs décolle de la rampe), hors très peu de pratiquants ont accès à ce type d’infrastructures. Aux États-Unis, La pratique a gardé sa vocation spectaculaire, des démonstrations de skateboard ont toujours régulièrement lieu, entretenant la popularité du skateboard, bien que son nombre de pratiquants ait fortement chuté. Progressivement, son état d'esprit et sa culture se détachent de celle du surf pour tendre vers des mouvements artistiques issus de la musique comme le punk, la New wave, le hardcore, le heavy metal ou encore le hip-hop.

Basculement vers une “radicalisation punk Northcal de la culture skateboard au ​ cours des années 80” - Julien Laurent ​

Face à ce manque d’infrastructures, des skateurs vont investir les rues pour inventer une nouvelle manière révolutionnaire de skater : ce qu’on appelle le “street skateboarding”. Des skateurs comme Natas Kaupas, Rodney Mullen ou Mark Gonzales sont filmés utilisant le ​ mobilier urbain pour effectuer des figures. Les bancs, les trottoirs, les escaliers, les rampes d’escalier, les plans inclinés et même les murs sont des opportunités d’expression skatebordistique pour les pratiquants. Les vidéos et photos qui en découlent, publiées et distribuées via les “skateshops” (magasins spécialisés) et les magazines de skate tels que Transworld skateboarding et Thrasher Magazine qui viennent d’être créés, passent de mains en mains et influencent considérablement la pratique qui

18 connaît une grande mutation. Les figures propres à la transition sont recyclés en street et les figures inventées en street influencent la pratique de la transition. Par exemple le “invert” en transition qui consiste à faire un poirier à une main en haut de la rampe, l’autre tenant la planche va être adaptée au street, ce qui “dit-on”, est à l’origine du Y (ou équilibre en français) en breakdance, danse qui se développe à la même époque dans la culture hip-hop24.

En ce qui concerne la compétition, son influence est concurrencée par les vidéos et la pratique du street. Les compétitions sont bien souvent elles-aussi filmées et diffusées par les magazines eux mêmes distribués dans les skateshops. Dans leur besoin démonstratif pour se dépasser, les skateurs peuvent s’affranchir du hic et nunc de la compétition en compensant ce ​ besoin dans la vidéo qui elle est fixée (peut être rejouée à volonté pendant un temps potentiellement infini).

Les années 90, l’avènement du street skateboarding, une bouffée d'oxygène pour la pratique

En 1991, La vidéo Video Days de Blind Skateboards est réalisée par un acteur incontournable ​ du skateboard et une figure actuelle marquante de l’industrie du cinéma hollywoodien : Spike Jonze. Cette vidéo entérine l’avènement du street skateboarding et marginalise la pratique de la rampe verticale (transition, Half-Pipe) au sein d’une discipline sportive elle-même déjà marginale et très underground. Le skateboard se détache peu à peu de sa discipline mère, le surf, à laquelle il ne cherche plus vraiment à ressembler (bien que le lien culturel reste fort). Les premières marques de skateboard créées indépendamment de l’industrie du surf sont lancées par des skateurs

24Watch the lost and unseen doc on skateboarding and hip-hop - Jenkem Mag, 9 juin 2015

19 professionnels, pionniers de l’industrie du skateboard comme Mark Gonzales avec Blind Skateboards ou Steve Rocco avec World Industries. C’est aussi le début de l’esprit DIY (Do It Yourself) très présent dans la culture skateboard qui provient du côté marginal de sa pratique, de sa marginalisation par la société, d’une volonté d’indépendance et du manque de moyens qui en découle.

Le street skateboarding apporte un vent de fraîcheur car il rend à tout un chacun la pratique du skateboard accessible. Il n’est plus nécessaire de trouver une rampe ou un skatepark pour pouvoir skater, mais un simple banc, des marches d’escalier, voire un simple trottoir et son arête suffisent pour pouvoir développer une infinité de figures. La pratique va connaître des fluctuations de sa popularité, parfois à la mode chez les adolescents, parfois plus du tout. Au début des années 90 en France, on construit des skateparks dans les cités HLM et dans les villes. Du début de la décennie jusqu’en 1993, le skateboard est à la mode, l’année d’après il ne l’est plus pour ensuite regagner en popularité en 1995… Mais toutes ces fluctuations sont loin d’égaler le taux de popularité qu’il a pu avoir dans les années 70 (Calogirou)25.

Sa culture est toujours soutenue et enrichie par des magazines, des entrepreneurs et des vidéastes skateurs “core”. Chacun d’entre eux va apporter sa propre approche du skateboard en fonction de son milieu de vie et ses influences artistiques26. Les skateurs de New York, de Philadelphie (ville qui va devenir pendant quelques années le haut lieu du skateboard mondial), et des ghettos des États-Unis vont apporter leur approche très technique (dite “tech”), sur des sons de hip-hop (rythmées par les bruits des skateboards), adoptant un style vestimentaire proche de cette culture par laquelle ils sont influencés et qu’ils vont eux aussi influencer avec leur style “big pants, small wheels” (Pantalons baggy et petites roues). ​ ​ D’autres skateurs plus proches des cultures punk, heavy metal, rock vont adopter une approche plus agressive et spontanée du skateboard (dite “hesh”) en cherchant le risque sur ​ ​ des musiques grisantes, avec un style vestimentaire se rapprochant de celui des groupes de musique qu’ils écoutent.

25 Le skateboard : une pratique urbaine sportive, ludique et de liberté - Claire Calogirou, Marc Touché 2000 ​ 26 Authenticity in the Skateboarding World - Beacky Beal, Lisa Weidman, 2003 ​ 20

En France la vidéo Fireworks réalisée en 1995 par Fred Mortagne, enclenche le début d’une ​ influence du skateboard européen outre-Atlantique. Les Américains se rendent compte du potentiel en spots du vieux continent et commencent à organiser des voyages et des démonstrations en Europe. Une nouvelle vague de “street skaters” européens vont intégrer leurs équipes comme les Lyonnais Jean-Baptiste Gillet et Jérémie Daclin.

A cette époque le skateboard a une identité forte, très underground et facilement identifiable entre “hesh” et “tech”. Des cinéastes et photographes s’intéressent particulièrement à cette pratique comme Larry Clark. ​ ​ Des artistes skateurs comme Mark Gonzales et Ed Templeton se font un nom dans le monde de l’art contemporain avec notamment l’Alleged Gallery à New-York. ​ ​

Les compétitions qui sont toujours très appréciées des skateurs, ne sont définitivement plus seules à générer des carrières. La “video part” à tourner pour les sponsors, prend de plus en plus d’importance dans la carrière du skateur professionnel. La dimension artistique du skateboard s’affirme beaucoup plus qu’auparavant.

Les années 2000, l’avènement de la scène skateboard européenne et la reconquête d’un espace médiatique

Barcelone devient le haut lieu du skateboard mondial du fait de son climat, de son architecture particulière issue d’artistes renommés comme Antoni Gaudi et du renouveau de la ville suite aux Jeux Olympiques de 199227. De plus l’Europe est une zone géographique propice au skateboard de par les lois moins

27 Placemaking in Barcelona From ‘Paris of the South’ to ‘Capital of the Mediterranean’ - Greg Richards, 2016 ​ 21 strictes qui régissent l’espace public de ses villes. La consommation d’alcool (et de cannabis dans certaines villes comme Barcelone, Amsterdam ou Copenhague) est beaucoup moins restreinte, tout comme la pratique du skateboard street pour laquelle les Américains risquent de lourdes amendes aux quotidien dans les grandes villes. Depuis le milieu des années 70 et les Z-boys, l’image du skateboard a glissé, d’un simple loisir et d’une pratique physique et sportive, à un mode de vie à part entière28, porté par ses pratiquants les plus core (au départ surfeurs, surf punks, puis skateurs en tant qu’identité propre), avec son propre milieu artistique effervescent. La liberté permise par l’espace territorial européen (espace Schengen) et la législation globalement plus légère de son espace public sont propices à l’épanouissement de ce mode de vie et de ce monde de l’art (H. Becker).

Les années 2000 voient l’émergence du skateboard européen sur le devant de la scène médiatique de la pratique. La première marque à l’identité purement européenne, Cliché est lancée en 1997 à Lyon par Jérémie Daclin. Les vidéos produites par cette marque comme Europa en 2000 ou Bon Appétit en 2004, l’installe progressivement comme un acteur majeur ​ de l’industrie désormais mondialisée du skateboard. Le but de Jérémie Daclin lorsqu’il lance Cliché est de pouvoir vivre du skateboard sans avoir besoin de d’habiter la majorité de l’année aux États-Unis, ce qui était la réalité de tous les skateurs européens professionnels de l’époque29.

Avec l’arrivée d’internet, cette culture produite par amateurs, entreprises de skateboard et professionnels, qui privilégient la vidéo comme moyen de d’expression et de communication se diffuse massivement sans avoir nécessairement besoin des médias traditionnels. Les succès commerciaux des franchises de jeux vidéos Skate (2007), mais surtout Tony ​ ​ ​ Hawk’s (à partir de 1999), contribuent fortement au regain de popularité du skateboard chez ​ les jeunes de tous milieux sociaux.

Cependant le skateboard reste un milieu difficile à comprendre d’un point de vue extérieur.

28 Authenticity in the Skateboarding World - Beacky Beal, Lisa Weidman, 2003 ​ 29 Skateboard Stories - Thomas Lallier, 2011 ​ 22

Le skateur le plus connu est ce fameux Tony Hawk qui pratique principalement le half-pipe (ou ), une discipline très marginale du skateboard qui a connu ses heures de gloire dans les années 80 et qui compte très peu de pratiquants depuis (ce malgré les slogans “Vert is not dead”). Ce dernier est donc malgré lui la figure de proue d’une ​ ​ représentation erroné du skateboard auprès du grand public, bien qu’il promeut le street skateboarding depuis le début avec sa propre marque Birdhouse, créée en 1992. ​ ​

Dans la lignée des années 90, la compétition perd en importance dans la culture du skateboard bien qu’elle reste très populaire auprès des skateurs. Le titre de “Skater of the ​ year” relancé par Thrasher Magazine en 1990, (équivalent du “Ballon d’or” au football) est ​ de moins en moins délivré aux skateurs de compétition mais plutôt à ceux qui ont marqué l’année avec leurs “video parts”. Depuis environ 2005, l’importance des succès en compétition n’est plus vraiment un critère privilégié parmis ceux (non révélés) qui comptent pour recevoir ce prix, ce malgré l’accumulation de trophées prestigieux par des skateurs comme Nyjah Huston ou Luan Oliveira ces dernières années. ​ ​

L’arrivée des X-Games en 1994, puis du Dew Tour en 2005 (sortes d’olympiades des sports extrêmes, au sens commun), marque un regain d’intérêt pour le skateboard auprès du grand public. Ces événements sont retransmis à la télévision américaine et génèrent un chiffre d’affaires important en droits télévisuels30. Les “prize money” empochés par les “athlètes” sont logiquement eux aussi élevés et attirent donc les meilleurs compétiteurs. En parallèle des compétitions moins médiatisées mais toutes aussi importantes pour le milieu du skateboard créent de l’engouement comme le Tampa Am (réservé aux amateurs) et le ​ Tampa Pro (réservé aux professionnels). ​

Devant le succès de ces compétitions auprès du public américain, puis européen (le public européen est un public plutôt initié qui peut aller jusqu’à regarder les programmes diffusés pour lui au milieu de la nuit), une sorte de ligue de skateboard professionnelle basée sur le

30 Extreme sports diving into mainstream - CNN.com, 30 novembre 1998 - http://edition.cnn.com/SHOWBIZ/TV/9811/30/extreme.sports/index.html 23 modèle de la NBA est lancée en 2010. La Street League Skateboarding regroupe l’élite mondiale des skateurs de compétitions et connaît un succès grandissant générant elle aussi un fort chiffre d’affaire à la télévision et sur le web en droits de diffusion.

Les années 2010-2020, un nouvel âge d’or ?

Depuis le début des années 2010, le skateboard compte un nombre croissant de pratiquants dans le monde entier, les grandes marques de sport ont réinvesti dans cette pratique et ont monté des équipes de skateurs professionnels très médiatisées pour les représenter comme Adidas avec Adidas Skateboarding ou Nike avec Nike SB. Nike SB s’est d’ailleurs associé à la Street League Skateboarding pour un contrat de naming (SLS Nike SB World Tour). ​ ​

Devant cette mutation soudaine de l’industrie du skateboard et de sa culture de nombreux adeptes voient d’un mauvais oeil l’accaparement grandissant de cette industrie par des entreprises qui ne sont pas issues de leur milieu et qui ne sont pas gérées par des skateurs. Depuis l’arrivée de la Street League Skateboarding, je constate un rejet de cette approche sportivisée du skateboard dans les skateparks et sur les réseaux sociaux, notamment par les skateurs les plus core, qui ne veulent pas voir leur culture devenir un sport comme un autre apprécié uniquement pour la performance des athlètes, marginalisant ainsi une approche (toujours majoritaire) du skateboard en tant culture à part entière. Depuis l’annonce de la présence de cette discipline aux Jeux Olympiques on trouve de plus en plus de slogans disant “skateboarding is not a sport”31 sur les réseaux sociaux, slogans à ​ ​ ​ l’opposé des revendications des pratiquants dans les années 70 qui souhaitaient qu’on les

31 Jeux Olympiques : Le monde du skateboard divisé en deux, lequipe.fr, 19 Août 2016 - ​ https://www.lequipe.fr/Adrenaline/Tous-sports/Actualites/Jeux-olympiques-le-monde-du-skateboard-divise-en-d eux/718760 (lire les commentaires sous l’article) 24 prenne plus au sérieux.

Les réseaux sociaux jouent eux aussi un rôle très important dans la diffusion et l’épanouissement de la culture skateboard. Les skateurs professionnels sont aujourd’hui obligés d’y être très présents en publiant des vidéos régulièrement sur instagram pour rester compétitifs sur le “marché de l’emploi des skateurs pro”. De nombreux détracteurs voyaient le développement d’instagram d’un mauvais oeil, le considérant comme une menace pour la création audiovisuelle et les projets de films de skateboard tels qu’on les connaît depuis 1984 et le Bones Brigade Video Show, détournant les ​ ​ spectateurs des métrages longs pour du “snack content” (moins qualitatif) d’une minute sur instagram ou à peine plus sur Youtube. Force est de constater que les longs métrages n’ont pas cessé d’exister et connaissent un âge d’or d’une créativité plus captivante que jamais. Au moment où j’écris ce mémoire les vidéos d’Element et Supreme, Peace et Blessed, métrages ​ ​ ​ de plus d’une heure sortis fin 2018, ont fait forte impression auprès des skateurs. D’autres longs-métrages, ceux-ci réalisés par des amateurs fonctionnent aussi très bien comme les vidéos produites par Worble. ​ ​

S’il est difficile d’avoir du recul sur notre présent, il me paraît évident que depuis le début des années 2010, le skateboard est de plus en plus populaire comptant un nombre croissant de pratiquants et dont la progression risque d’augmenter de manière encore plus importante à l’horizon 2020 avec les Jeux Olympiques. De plus en analysant actuellement les occupants des skateparks et des rues de Grenoble et Lyon, je constate que le skateboard regroupe désormais des adeptes issus de toutes les classes sociales, de tous genres et de toutes les origines comme il a pu le faire dans une certaine mesure au cours des années 70 en France et aux États-Unis. La classe moyenne y est toujours la plus représentée mais il faut garder à l’esprit que les communautés de skateurs ont leur propre spécificité en fonction des lieux qu’ils fréquentent et l’approche qu’ils ont du skateboard peut ostensiblement varier selon les villes.

25

Je suis adhérent à deux clubs de skateboard, l’un lyonnais (Roule Qui Peut) l’autre Grenoblois (Skatepark de Grenoble), voici ce que j’y observe : Par exemple dans l’imaginaire des skateurs Lyonnais, je constate que les skateurs grenoblois sont principalement des “bowlriders thrashos” (termes pas forcément péjoratifs qui désignent une approche du skateboard proche du ). Les Grenoblois, quand à eux, voient la scène du skateboard Lyonnaise comme une scène plutôt variée. Les Dauphinois sont d’ailleurs nombreux à voir la compétition comme un “délire” ou quelque chose de très peu sérieux, alors qu’à Lyon on compte de très grands compétiteurs internationaux et la ​ compétition est globalement vécue comme quelque chose de plus sérieux (dans une certaine mesure).

Conclusion de cette première partie

Le skateboard est donc une activité physique et sportive. C’est aussi une pratique culturelle qui a développé son identité à travers ses propres médias, avec en tête de proue la vidéo, mais aussi la musique, la photo, les jeux vidéos, les arts plastiques, les arts appliqués ou encore le print. Il a ses spécificités contre-culturelles de par son histoire, son d’absence de règles, ses rites et ses valeurs. Malgré tout si on retrouve des valeurs communes à tous les skateurs du monde dans les grandes lignes, chaque pratiquant a sa propre vision et sa propre interprétation de la pratique physique et culturelle. On pourrait dire cela de n’importe quel sport ou idéologie, mais cela est d’autant plus vrai dans le milieu de la planche à roulette de par son essence anticonformiste qui a vocation à briser les conventions et les normes, même à l’intérieur de son propre milieu. Théorie qui invalide paradoxalement toute tentative d’explication scientifique du point de vue du pratiquant. Demandez aujourd’hui à un

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échantillon d’au moins vingt skateurs s’ils considèrent le skateboard comme un sport, une bonne partie d’entre eux vous répondront que non (à peu près un tiers dans mon questionnaire), même si vous leur présentez une définition scientifique du sport32.

Afin de comprendre ces disparités et la complexité du skateboard il faut analyser l’environnement culturel du skateboard en soulignant ses déterminants et ses caractéristiques parmis lesquelles ses singularités culturelles, son industrie et son mode de diffusion.

32 Voir les réponses à mon questionnaire en annexe ​ 27

Partie 2, Culture et style

Sous-culture, contre-culture ou culture ?

Le skateboard dans sa pratique socio-culturelle est-il une sous-culture, une contre-culture voire une culture ? Maintenant qu’on en sait plus sur l’histoire du skateboard ainsi que sur l’approche qu’en ont les pratiquants (qui reste à approfondir par l’aspect culturel justement), on possède une bonne base d’arguments et de déterminants nous permettant de répondre à cette question qui se pose actuellement dans ce milieu. Pour cela il est essentiel de définir les termes suivants que je mettrai ensuite en perspective avec le monde du skateboard :

● Culture :

J’ai choisi deux des multiples définitions que l’on peut trouver de la culture, qui me paraissent les plus adéquat avec notre sujet.

Selon Williams (The Extended Family as a Vehicle of Culture Change, 1965), la culture est ​ ​ "un mode de vie spécifique exprimant une série de valeurs et de significations déterminées ​ non seulement dans le domaine de l'art et de l'éducation mais dans celui des institutions et des pratiques quotidiennes. Sous cet angle, l'analyse de la culture est la clarification des valeurs et des significations implicites et explicites d'un mode de vie spécifique, d'une culture particulière." ​

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En anthropologie on parle d'”Échange codé de messages réciproques” et on définit l’art ​ sous-culturel ainsi : “communication subversive de messages à travers l’esthétique qui ​ elle-même exprime quelque chose de nouveau, non codifié, encore abstrait”33 ​

● Sous-culture :

D’après cette définition simple du sociologue britannique Chris Jenks (1993, Culture - Key ​ Ideas) «Une sous-culture est la façon de définir et d'honorer une spécification et une ​ ​ ​ démarcation particulière des intérêts spéciaux et différents d'un groupe de personnes à l'intérieur d'une collectivité plus large». ​ Dans son ouvrage Sous-culture, le sens du style (1979), Dick Hebdige nous parle de style ​ ​ sous-culturel, c’est à dire l’expression de cette démarcation dans la manière dont le groupe se comporte et se différencie par son apparence, son comportement, ses vêtements. Il considère “les styles sous-culturels comme des mutations et des extensions de codes déjà existants ​ [plutôt] que comme de pures expressions d’impulsions créatives. [...] et surtout [...] comme ​ ​ ​ ​ ​ des mutations qui font sens. A l’occasion ces formes seront défigurées et défigurantes, et ce sera là justement, sans aucun doute la justification même de leur existence”. ​

La culture est le “niveau où les groupes sociaux développent des styles de vie différents et ​ donnent une forme expressive à leur expérience sociale et matérielle.” ​ Chaque sous-culture représente une forme de traitement différencié du matériau brut de “l’existence sociale” (Resistance through rituals, Hall). ​ ​ ​ ​

● Contre-culture :

Le terme “contre-culture” désigne l’ensemble des cultures alternatives des jeunes de la ​ ​ classe moyenne. Comme le soulignent Hall et Al (Resistance Through Rituals, 1976), la ​ ​

33 Tiré de Sous-culture, le sens du style - Dick Hebdige, 1979 ​ 29 contre-culture peut être distinguée des sous-cultures, qui sont notre sujet d’analyse, par la forme explicitement politique et idéologique de son opposition à la culture dominante (intervention politique, philosophie cohérente, rédaction de manifeste, etc.). Par la création d’institutions “alternatives” (presse underground, communes, coopératives, boulots alternatifs,...) l'extension de la phase de transition au delà de adolescence et le brouillage des distinctions entre le travail, le domicile, la famille, l'école et le loisir, distinctions que les sous-cultures tendent à préserver de manière assez stricte. Alors que dans les sous-cultures, l'opposition au système tend à se déplacer vers des formes de résistances symboliques, la révolte des jeunes de la classe moyenne est généralement plus consciente, plus sûre d'elle-même, plus directe dans son expression et donc, de notre point de vue, plus facilement lisible. (définition extraite du livre Sous-culture, le sens du style de Dick Hebdige)

Dans l’argumentation qui va suivre, je vais mettre en perspective les aspects culturels du skateboard avec ces définitions.

Le skateboard, symbole de jeunesse et de subversion

Pendant longtemps l’image du skateboard qui a été relayée par les films, les séries, les médias et la publicité, était principalement celle d’un garçon de 13 à 20 ans, un peu ​ ​ casse-cou, parfois en pleine crise d’adolescence, voire transgressant certaines règles. Il sert à illustrer le comportement typique d’un jeune de cet âge en pleine remise en question des normes et des valeurs qu’il a acquises au cours de son “éducation primaire”34. Aujourd’hui il semblerait que la moyenne d’âge des acteurs utilisés dans les publicités ait ​

34 Education et sociologie - Émile Durkheim, 1922 ​ 30 légèrement augmenté pour tourner autour des 17-25 ans (ce qui reste jeune), bien que le skateboard ait gardé son image de pratique subversive et principalement masculine (même cela évolue car il attire de plus en plus de femmes).

En analysant l’histoire du skateboard, on remarque que de nombreux déterminants le destinaient à être ainsi. Si on part tout d’abord du surf, sa discipline mère, il a longtemps été perçu comme une pratique de marginaux fainéants. Ses pratiquants qui se multiplient dans la période d’après-guerre et se forment en communautés, sont des anticonformistes célébrant des valeurs opposées à celles de la société comme celle de la jeunesse et du “endless summer”35 (été sans fin, qui consiste à voyager en fonction des conditions météo et de glisse idéales sur les spots de surf du monde entier). Ils sont souvent taxés de “punks” (voyous) ou de “beach bums” (clochards des plages)36. Termes péjoratifs qu’ils revendiquent fièrement et qui se transforment donc en expression “explicitement politique et idéologique de son ​ opposition à la culture dominante”37 propre aux contre-cultures. ​ De plus les surfeurs adoptent une philosophie de vie radicalement opposée à celle qui domine dans la société. Une philosophie basée sur un rapprochement avec la nature (qui leur procure les précieuses vagues), avec le corps, dans les rapports humains, plus hédoniste, en allant jusqu’à prendre des stupéfiants pour s’explorer eux-mêmes ainsi que de nouvelles sensations. Il est évident que la contre-culture surf d’après guerre a été le terreau de celle du skateboard. Ce sont ces surfeurs qui ont inventé la planche à roulettes et c’est leur culture, celle des Z-boys et de leurs comparses, les surf punks de Venice Beach, qui va façonner celle du ​ ​ skateboard pour poser les bases de sa forme moderne (en donnant les skate punks).

Tout comme les surfeurs, les skateurs sont confrontés à la volonté de la société de comprendre et de définir le comportement subversif, cette démarcation synonyme de déviance vis à vis du cours de la vie de la majorité. Face à l’incompréhension des pratiques subversives propres aux sous-cultures, les médias traditionnels oscillent entre fascination et indignation, amusement et horreur. Une banalisation de cette subversion et donc de la

35 Voir le documentaire Endless Summer de Bruce Brown - 1966 ​ 36 Surf, Skate, Snow, contre cultures - Christophe Perez, 2013 ​ 37 Resistance Through Rituals - Hall et Al, 1976 ​ 31 sous-culture, s’opère à partir du moment où les sous-cultures sont diffusées dans les médias et sont donc reconnues socialement. Elles deviennent familières (“j’en ai entendu parler à la télévision”). Les résistances culturelles se réinscrivent “dans la configuration de sens dominante”, on fait entrer leurs pratiquants dans des cases, approuvés par certains, pas pour d’autres, “à la mode”, “divertissants”, “bêtes sauvages” ils deviennent un spectacle distrayant38. En découle une neutralisation de la subversion en les montrant comme étant gentil, inoffensifs (par exemple : on les présente dans un cadre familial pour que les classes dominantes puissent s’y identifier). Ce phénomène de banalisation s’intensifie et achève le processus d’assimilation de la sous-culture quand elle commence à assumer une vocation marchande. Ce qui amorce le début de son déclin puisqu’elle devient une mode qui par essence se démodera, un effondrement de la “hype” auquel la sous-culture ne survit généralement pas.

Ces phénomènes sont identifiables dans le skateboard au cours de la période des années 70 où l’image du jeune de la côte Ouest des États-Unis, pratiquant des sports californiens (dont le surf et le skateboard) est particulièrement à la mode en France. Le show-business s’en empare, la publicité, la mode et les médias aussi. Le skateboard possède alors tous les ingrédients pour devenir une mode populaire puisqu’il est photogénique, avec une légère dose de subversion (contrairement au skateboard des années 80) car il suppose une recherche de sensations fortes par la prise de risque (aux États-Unis, il possède en plus sa philosophie anticonformiste du fait de sa réprobation dans les années 60 pour sa dangerosité). Il est aussi accessible à tous contrairement au surf qui suppose de vivre près des spots où il y a les vagues surfables.

Le skateboard devient un sport grand public qui génère un fort chiffre d’affaire en produits culturels, articles de sport et publicité, et sa culture est reprise et refaçonnée par le show-business en une version édulcorée calibrée pour le grand public qui pourra s’y identifier. Son “noyau contre-culturel” (anticonformiste) est dilué, dans la culture de masse.

38 Sous-culture, le sens du style - Dick Hebdige, 1979 ​ 32

Fin 78/début 79, la mode retombe39 (ce sera un peu plus tard aux États-Unis) et le fruit culturel devenu trop mûr, plus assez excitant car banalisé par le show-business et le marketing, pourrit brutalement pour ne laisser que ce noyau dur dont vont sortir de nouvelles pousses contre-culturelles pour donner les belles racines d’une “culture underground”, foisonnante de créativité. Ces racines et ces pousses vont s’épanouir avec une dose variable mais minimale de lumière médiatique octroyée par les médias traditionnels, pendant plus de trois décennies, pour ensuite donner une culture prête à refaire surface et à redevenir probablement un sport grand public à l’horizon des années 2020 comme c’est déjà le cas au Brésil.

“Style matters” ​ ​

Le style est une manière pour les appartenants à une sous-culture de “mettre en ​ lumière le droit qu’ont les subalternes de “faire quelque chose qui a été fait d’eux”” Hebdige citant Sartre - Sous culture, le sens du style - 1979

“c’est clairement la chose la plus importante (dans le skateboard). Mais il ne faut pas ​ ​ confondre style et tenue vestimentaire.” Extrait de mon entretien avec Fred Demard, ancien rédacteur en chef de magazines de skateboard

Le style a une importance capitale dans le skateboard bien que ce soit un terme vague et qui n’a jamais été vraiment défini. Chez les skateurs, on peut régulièrement entendre des expressions du type : “ce trick est stylé”, “il (cette personne) a vraiment du style”, “quel steez ​ ​ ​ ​ ​ ​

39 Témoignage de Thierry Dupin, Skateboard Stories - Thomas Lallier, 2011 et Le renouveau du skate ou la ​ ​ revanche des vieux briscards de la glisse, sur Telerama.fr - François Chevalier 2018

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!” (manière stylée avec facilité, voire nonchalance d’effectuer une figure), “j’aime beaucoup ​ ​ son style”... ​ Lorsqu’on parle du style d’un skateur, on évoque quelque chose d’abstrait, d’esthétique, d’empirique. Je le définirais comme ceci : comment le comportement d’un skateur sur sa planche raisonne avec la manière dont il effectue ses figures, ainsi que son apparence vestimentaire et sa personnalité apparente. Il n’existe pas de critère concret pour le mesurer tant c’est un concept abstrait, esthétique, empirique.

En compétition, les skateurs sont jugés pour leur style. Si les juges ont quelques critères ​ ​ concrets du jugement comme le fait de ne pas toucher le sol avec les mains, faire les figures proprement, avec de la vitesse et du “pop” (de la détente) qu’on peut assimiler au style, le reste de la note revient à une appréciation globale esthétique du “run” (passage du skateur) qui ne peut être que subjective, bien que globalement partagée par l’ensemble des juges et du public40. Ces critères de jugement cités précédemment qui ont pour objectif de justifier une note sont sujets à controverses car ils imposent au skateur une manière de skater et de donner du style à sa pratique qui n’est pas libre, qu’il va se standardiser à l’idée que peuvent avoir les juges du style, dans une discipline où la créativité et la liberté en sont l’essence même. Par exemple, certains skateurs effectuent leurs figures de manière visuellement imparfaite (dites “sketchy”), alors que cela fait partie de leur style (à tendance “hesh”), souvent signe d’une approche très spontanée, très libre du skateboard. Ces derniers se font donc rares en compétitions et y sont généralement peu performants, bien qu’ils soient préférés par certains fans plutôt que les skateurs effectuant leurs figures de manière visuellement très propre et ayant une approche plus calculée des obstacles et de l'exécution (à tendance “tech”).

“On a tendance à se dire que le type qui a fait un million de vues est « plus fort » que

40 Voir par exemple le règlement intérieur du championnat de France de skateboard par la Commission ​ Skateboard : http://skateboard-france.fr/wp-content/plugins/download-attachments/includes/download.php?id=1422 34

celui en a fait 3 000. Ce qui n’est pas le cas. Il y a des types très connus sur Instagram qui n’auront à mon avis aucun impact sur l’évolution du skateboard. Mais tout ça n’est pas nouveau, il y a toujours eu des types très forts qui ont eu beaucoup moins d’impact sur la culture générale du milieu du skate que des mecs bien moins forts techniquement. Après, c’est le genre de débat que tu peux avoir pendant des heures. Mais effectivement on arrive aujourd’hui à la constitution de deux visions du skate : d’un côté, tu as le côté street avec ceux qui essayent de développer une esthétique qui correspond à ta culture locale, puis tu as les gars qui vont surtout faire du park et skater les mêmes modules, ce qui a donc un côté sportif. C’est un peu la salle de gym pour moi. Mais bon, après ce sont les goûts et les couleurs.”41 Benjamin Debert, rédacteur en chef de LiveSkateboardMedia.com et fondateur de Sugar Skate Mag

De nombreux skateurs de compétition, bien qu’ils aient un grand palmarès (comme Nyjah Huston ou Shane O’neill), sont boudés par de nombreux fans initiés pour leur style trop ​ formaté, normalisé par la compétition, style qui est parfois comparé à l’exécution de figures de gymnastique où tout doit être parfait sans aucun geste du corps qui laisserait paraître un déséquilibre. Il est évident qu’ils ne font pas l’unanimité surtout au sein du noyau core de la communauté, c’est probablement l’une des raisons pour lesquelles ils ne reçoivent pas de prix de Skater of the year. ​ ​ En revanche en termes de performance ces skateurs sont considérés comme étant indéniablement les meilleurs et ce sont eux qui repoussent régulièrement les limites du possible, faisant progresser en permanence la discipline. Leur manque de popularité témoigne de l’importance que le style a dans cette pratique, la performance physique seule n’étant pas un critère suffisant pour apprécier un skateur. ​

41 Pierre Longeray, Skate et images à l’heure d’Instagram - Vice.com, 2019 ​ 35

Style skateboardistique et style sous-culturel

“J’ai eu la chance de naître avec un super style, j’ai toujours su ce qui faisait ​ de l’effet. J’ai toujours voulu faire bien les choses et qu’elles soient classe [...] On ne voulait pas être autre chose que des surfeurs underground et des surfeurs hardcore, on faisait ça parce qu’on y prenait du plaisir, on faisait ça parce que c’était quelque chose de nouveau et différent” ​ Tony Alva (membre des Z-boys, considéré comme un des pères du skateboard moderne) - Tracks, Tony Alva (années 2010)

Si on parle de style dans le skateboard quel parallèle peut-on faire avec le style sous-culturel ?

Pour rappel, dans Sous-culture, le sens du style, Dick Hebdige considère “les styles ​ ​ ​ sous-culturels comme des mutations et des extensions de codes déjà existants [plutôt] que ​ comme de pures expressions d’impulsions créatives. [...] et surtout [...] comme des mutations ​ ​ qui font sens. A l’occasion ces formes seront défigurées et défigurantes, et ce sera là justement, sans aucun doute la justification même de leur existence”. ​

Le style en skateboard est l’expression de la personnalité d’un skateur et de son approche à la fois déambulatoire et esthétique de la pratique dans un milieu donné. On peut considérer que le skateboard a en son essence la liberté, à la fois la liberté de s’affranchir symboliquement des limites du corps et des lois de la physique (bien qu’il y soit toujours soumis). Mais aussi la liberté de s’approprier l’espace dans lequel il évolue pour ne plus le subir en le transformant en lieu de vie, de jeu et en le remodelant afin qu’il soit propice à sa pratique. Cette liberté réside aussi dans le fait de pouvoir se déplacer là où on veut en ayant les mains

36 libres et en pouvant se faufiler partout par la forte maniabilité de la planche à roulettes. L’une des plus puissantes sensations de liberté est probablement de vagabonder dans les rues et ​ d’improviser des figures sur les obstacles qui jalonnent le trajet en slalomant entre les passants, puis de continuer sa route tout naturellement (ce que je conseille de faire en écoutant de la musique après une pinte de bière pour un effet défoulant, cathartique démultiplié [L'abus d'alcool est dangereux pour la santé, consommez avec modération]). ​ ​ Cela marche aussi dans la campagne quand on dévale une vallée en effectuant des “powerslides” (dérapages) ou en prenant un maximum de vitesse en “hill bomb” (tout droit à ​ ​ pleine vitesse dans la descente [cette fois sans alcool, sinon c’est trop dangereux]). Des pratiques ​ ​ relativement dangereuse, mais sans danger le skateboard perd une bonne partie de son intérêt car sans danger, il n’y a pas d’adrénaline42.

“Si les sous-cultures sont bien des formes d’expression, ce qu’elles expriment, est en dernière ​ instance, une tension fondamentale entre les détenteurs du pouvoir et ceux qui sont condamnés à des positions subalternes et à des existences de seconde classe. C’est cette tension qui s’exprime de façon figurative sous la forme d’un style sous-culturel.”43 Ainsi le ​ caractère subversif de la pratique est une forme d’expression du style sous-culturel du skateboard. Cette subversion est omniprésente dans les oeuvres issues du monde artistique de la planche à roulettes. On la retrouve dans les vidéos avec les transgressions à l’ordre public, dans les graphismes des planches, dans la musique punk44 ou hip-hop en qui sont en ​ interaction avec le skateboard… Il n’y a pas de recherche sociologique statistique récente sur le milieu d’origine des skateurs mais si on se réfère à l’inconscient collectif, le skateboard est vu comme une pratique de blancs issus de la classe moyenne bien qu’historiquement le skate moderne est une pratique dont les racines puisent dans le défoulement cathartique des jeunes sans argent de Venice Beach (“Venice Punx”) dans les années 70/8045. Les skateurs blancs de la classe moyenne (majoritaires dans la pratique) ne sont donc pas un type de population particulièrement favorisé, ni défavorisé, mais qui peut être enclin à participer aux luttes sociales du bas vers le haut. Cependant je remarque que les origines sociales et ethniques des

42 Passion du risque - D. Le Breton, 1993 ​ 43 Sous-culture, Le sens du style - Dick Hebdige, 1979 ​ 44 Possessed to skate - Suicidal Tendencies, 1987 45 Loveletters Season 10: Venice, Jeff Grosso’s Loveletters to Skateboarding - VANS, 2019 ​ 37 pratiquants a tendance à évoluer ces dernières années avec la popularisation nouvelle qui s’établit. De plus le skateboard se pratique dans des zones de brassage de population comme la rue ou les complexes sportifs publics (lieu d’implantation privilégié des skateparks) accessibles à tous, ce qui favorise le mélange des classes qu’on a pu observer au cours de différentes vagues de popularité de la pratique46. Le skateboard échappe donc au caractère non-transclassiste des sous-cultures décrites par A.Cohen en 195547 et Peter Willmott, David Downes en 196648 (appelées youth cultures à l’époque). En revanche il correspond à la remise en question de la sobriété, de l’ambition, du conformisme des parents, dans la recherche de l’hédonisme, du refus de l’autorité et des sensations fortes dont parle A.Cohen.

Le skateboard est au départ un sport de rue et sa version moderne la plus pratiquée, le street skateboarding en est son avènement. Si des skateparks ont été construits par les municipalités pour les skateurs (parfois pour qu’ils n’aillent pas skater dans les rues), voire par les skateurs eux-mêmes (pour les skateparks DIY, Do It Yourself), il y en aura toujours qui quitteront les skateparks pour sillonner les rues. Pourquoi ?

Quand on demande aux skateurs les raisons pour lesquelles ils ont commencé le skateboard, nombre d’entre eux disent que c’est parce qu’on peut le pratiquer où on veut, quand on veut, seul ou à plusieurs sans contrainte de règle (la liberté)49 ou de lieu, parfois pour la simple raison que leurs parents ne veulent pas qu’ils en fassent50 voire d’autres raisons en opposition avec l’ordre établi. C’est de cette volonté de liberté qui se confronte bien souvent, à la cohabitation, aux règles et aux lois que naît le caractère subversif du skate propre aux sous-cultures et aux contre-cultures. La subversion vient à la fois de l’essence libertaire de la pratique en elle-même, de la volonté du pratiquant de s’essayer à une pratique sans contrainte, de son

46 Le skateboard : une pratique urbaine sportive, ludique et de liberté - Claire Calogirou, Marc Touché 2000 ​ 47 Delinquent boys. The culture of the gang, Free Press, Glencoe - A.Cohen, 1955 ​ 48 East End of London - David Downes, 1966 ​ 49 Voir les réponses au questionnaire en annexe ​ 50Alix Malnati : un prodige à roulettes - Grazia, par Clémence Langé, le 16 février 2018 - https://www.grazia.fr/mode/alix-malnati-un-prodige-a-roulettes-881494 38 opposition aux règles et à l’ordre établi, de la recherche de nouvelles sensations et des limites à dépasser.

Les skateparks sont à la fois vécus comme une “maison”51, un endroit sécurisé, où on se ​ ​ retrouve entre skateurs mais aussi comme des lieux contraignants puisque formatés pour la pratique donc moins intéressants pour la créativité, l’expression stylistique et esthétique pour les skateurs, que l’espace public. Même au sein des skateparks, les skateurs essaient de temps en temps d’échapper à ce formatage en ajoutant des obstacles trouvés dans la rue aux rampes déjà construites, parfois en déplaçant certains modules, outrepassant au passage les normes de sécurité du skatepark dont ils ne se préoccupent guère. Les skateparks sont aussi vécus comme des milieux d’enfermement où la société veut les pousser à rester, ce qui va à l’encontre de la liberté (du libertaire pour certains), essence du skateboard.

Ce n’est dailleurs pas un hasard si l’anarchisme s’épanouit dans la contre-culture du skateboard. Il possède de nombreuses affinités dans sa pratique avec l’idéal libertaire52. Par exemple lorsque les Z-boys s’introduisaient dans les jardins des villas de Los-Angeles pour aller skater dans leurs piscines vides, un anarchiste peut y voir l’expression stylistique ​ ​ comportementale subversive de la fameuse phrase du père de l’anarchisme Pierre-Joseph Proudhon “la propriété c’est le vol”. ​ ​ Il en va de même aujourd’hui aux États-Unis, les skateurs ont interdiction de pratiquer (faire des figures et utiliser le mobilier urbain) dans les rues de nombreuses grandes villes, ils sont alors obligés de ruser pour esquiver la police, les vigiles et vont très souvent s’introduire dans les lieux privés comme des écoles ou des parvis de banques dans les centres d’affaires jusqu’à ce qu’on les expulse, pour revenir quelques heures plus tard quand la sécurité aura le ​ dos tourné (voir la vidéo Supreme, Blessed, 2018). On observe aussi cela en Europe dans une moindre mesure puisque le skateboard y est plus toléré dans les rues. Des vidéos de confrontations entre skateurs et vigiles pululent sur Instagram faisant des milliers de vues et de nombreux skateurs voient cela comme un jeu de chat et de la souris avec l’autorité dont ils

51 La bande du skatepark, série documentaire - Marion Gervais ​ https://www.youtube.com/watch?v=XAFXt3jtUtw 52 Voir les réponses au questionnaire en annexe ​ 39 s’amusent beaucoup53.

L’appropriation des espaces publics et privés par les skateurs sont “des mutations [de ces ​ espaces] qui font sens”. Ils “défigurent” ces espaces au sens propre par la détérioration ​ ​ ​ ​ (involontaire) occasionnée par la pratique. Mais ils les “défigurent” aussi en modifiant leur ​ ​ utilisation pour les transformer en espace de vie propice à la pratique. Cela entre en opposition avec l’utilité que leur octroie la société (lieu de passage, lieu de travail, lieu de présence d’une institution, lieu de vie d’individus…). L’expression du skateboard dans ces espaces publics et privés (street skateboarding) fait sens d’opposition face au sens commun institué par la société. Cette pratique est naturelle chez les skateurs, l’opposition idéologique, elle, se situe à la limite du conscient tout comme l’opposition au sens commun dont nous parle Stuart Hall54 à propos des sous-cultures en ​ général. Cette pratique est fondamentalement subversive (que ce soit conscient ou non), car l’espace public a été construit et pensé par les classes dominantes pour le bon fonctionnement de la société, dans un souci de préservation de sa domination. Les travaux hausmanniens sous le Second Empire en sont un bon exemple : l’un des objectifs principaux de ce plan de transformation urbain de la ville de Paris avait pour objectif de faciliter l’intervention des forces de l’ordre pour la répression des mouvements sociaux (fréquents et puissants à cette époque) qui perturbaient l’ordre public et qui allaient surtout à l’encontre des intérêts des classes dominantes. Le street skateboarding a la particularité de détourner la fonction déterminante de l’espace public dans la société pour le transformer en milieu de vie et d’expression stylistique, artistique. Il arrive fréquemment que des skateurs le pratiquent dans une volonté affichée et assumée de provoquer les garants de l’ordre public (vigiles et policiers), en filmant les confrontations dont ils sont à l’origine. Dans la continuité du travail de Dick Hebdige, on peut voir le style comme une expression intentionnelle d’une guérilla à la limite du subconscient qui oppose la subversion et “l’ordre naturel” (le sens commun). C’est une ​ ​ manière pour les skateurs de se réapproprier l’ordre naturel afin de le redéfinir par le bas,

53 Skater vs security - https://www.instagram.com/p/BuIt_cOFSen/ ​ ​ ​ 54 Journalism of the air under review - Stuart Hall, 1977 ​ 40 c’est à dire par les dominés. En revanche il est probable qu’une fois que la pratique subversive est intégrée dans ”l’ordre naturel” elle perd une partie de son attractivité, elle ​ ​ devient moins “pimentée” puisqu’elle n’est alors plus subversive. ​ ​ La vidéo Öcatgon réalisée par Joachim Bayle en 2015 est une bonne métaphore de cette ​ résistance à l’ordre naturel. Il est presque naturel pour les skateurs d’aller sur un spot tout en sachant qu’ils seront expulsés, il vont alors skater jusqu’à ce qu’on les force à s’en aller, on peut voir cela comme ​ une opposition non consciente à l’ordre établi propre aux sous-cultures55. Par exemple lorsque mes amis et moi voyons un spot exploitable dans la rue on se dit souvent : “ce spot est est ​ cool, par contre, si tu veux rentrer ton trick tu auras environ trois ou quatre essais”, c’est à ​ dire trois ou quatre essais avant de se faire expulser. Nous ne prenons d’ailleurs même plus la peine de discuter avec les personnes qui nous réprimandent car pour elles pour c’est un non-sens de venir skater chez eux plutôt que dans le skatepark d’à côté. Ils nous voient comme des envahisseurs venus uniquement pour les embêter (c’est tout à fait compréhensible). De notre côté, nous ne voyons qu’une opportunité de trick nouveau, bien plus intéressant que dans un skatepark (tout en sachant qu’on va énerver les riverains), parce que le spot n'a justement pas été prévu au départ pour être skaté, ce qui lui donne tout son charme pratique, artistique et esthétique. Une figure filmée en street a bien évidemment de ce fait plus de valeur artistique qu’une figure filmée en skatepark.

Ce style de pratique, ce style comportemental, ce style de vie, sont des “crimes contre l’ordre ​ naturel” (le slogan “skateboarding is not crime” est populaire chez les skateur) à “l’origine” ​ ​ ​ du sens de la sous-culture selon Hebdige56. Le style peut être vu comme une catharsis “du ​ monde social vécu” : c’est à dire par exemple comme un défoulement contre les normes, ​ celles qui nous poussent à voir l’espace public uniquement comme un lieu de passage entre les commerces, le travail et la maison, qui définissent notre rôle social sans qu’on l’ait choisi. Le style vestimentaire en est lui aussi une expression, c’est un “langage social” qui “exprime ​ ​ ​ sa différence dans une sorte d’extravagance” (Hebdige) vis à vis des codes vestimentaires ​ normalisés (costume-cravate et autres normalisations proposées par la mode et le prêt à

55 The sociology of rock - S. Frith, 1978 ​ 56 Sous-culture, Le sens du style - Dick Hebdige, 1979 ​ 41 porter). Si le style en skateboard est rappelons-le, l’expression de la personnalité d’un skateur et de son approche à la fois déambulatoire et esthétique dans un milieu donné, la manière de skater d’un skateur est l’expression cathartique de sa perception de son environnement, de la société, des pulsions qui l’animent (dont celle de liberté) par sa manière de pratiquer. D’un point de vue personnel je pense que c’est quand la manière de skater de la personne entre en harmonie avec tous ces éléments, en plus de son expression vestimentaire (aspect extérieur), qui doit elle aussi découler de son rapport à son environnement et de son for intérieur vis à vis de l’extérieur, que je trouve qu’esthétiquement (donc d’un point de vue purement subjectif), cette personne a du style.

Pour comprendre la manière dont un initié apprécie le style d’un skateur, on pourrait comparer l’expression de l'exécution des figures (la forme d’expression stylistique la plus importante) à l’interprétation et la grâce en danse. On dit d’une danseuse qu’elle est gracieuse tout comme on dit d’un skateur qu’il a du style (dans sa manière de de se déplacer et d'effectuer ses figures).

Le skateboard, une culture à part entière ?

Il est difficile d'appréhender le skateboard d’un point de vue culturel. C’est à la fois une simple pratique sportive pour certains, une sous-culture pour les uns (généralement extérieurs à la pratique), une contre-culture pour les autres et il aurait même atteint le statut de culture à part entière selon la grande majorité de ses pratiquants57. Cela nous met face à une problématique propre aux cultural studies et à notre époque où

57 Voir les réponses au questionnaire en annexe ​ 42 finalement la société à tellement évoluée et s’est tellement complexifiée depuis les recherches de Stuart Hall et Dick Hebdige, qu’il est difficile de faire rentrer une pratique dans une case. Cela tombe bien pour le skateboard car il a tendance vouloir s’échapper des cases et des définitions par et pour le sens commun.

Suite à l’analyse posée précédemment il apparaît que le skateboard, c’est un peu de tout ça. À la fois sous-culture par la jeunesse de ses pratiquant, la subversivité de sa pratique et l’aspect commercial qui en découle.

Il est aussi contre-culture quand il s’oppose ouvertement dans sa philosophie de vie, son mode de vie aux normes de la société. J’utilise parfois le terme de “gypsy life” (en référence ​ ​ aux vidéos de Cliché Skateboards), pour désigner la vie de débrouille du skateur qui voyage pour trouver les meilleurs spots et qui fuit la vie du travailleur (comme les surfeurs qui vivent le “endless summer”), qui s’oppose au modèle dominant. Mais dans son aspect commercial, le skateboard n’est pas vraiment une “pratique ​ dysfonctionnelle”, c’est à dire “une pratique qui remet fondamentalement en cause le système ​ ​ dans laquelle elle opère”58. Cela paraît évident quand on analyse actuellement l’implication ​ des multinationales des équipements de sport ou de la boisson comme Nike et Red Bull dans son industrie. Les skateurs critiquent mais ne rejettent pas non plus ce modèle et s’en servent pour parvenir à leurs intérêts. De nombreux skateurs professionnels, idoles et modèles du skateboard core sont sponsorisés par ces marques qui leur permettent de vivre de leur pratique.

Enfin, le skateboard est culture quand on observe les valeurs qu’il véhicule à la fois individualistes, fraternelles, libertaires ainsi que toute l’émulation artistique qui gravite autour, les artistes qui se revendiquent de lui, l’influence qu’il a dans l’art, la mode, la musique, le cinéma, l’architecture, etc. C’est un mode de vie mais aussi une industrie fonctionnant sur un modèle capitaliste, qui génère des chiffres d’affaires colossaux que ce soit pour les marques core on non (à l’origine extérieure à la culture skateboard). On peut dire

58 Inventer une pensée dysfonctionnelle - Geoffroy de Lagasnerie, 2017 ​ ​

43 qu’aujourd’hui les parties commerciale et sportive de la pratique du skateboard sont totalement intégrées à la société qui leur a donné leur place, ce qui n’est pas forcément le cas du street skateboarding, de l’idéal et du mode de vie contre-culturels qu’ils représentent. Lorsqu’on écoute un groupe de skateurs, on remarque qu’ils ont tout un vocabulaire commun un lexique de noms de figures pour la plupart anglophones très fourni, comportant des noms des “légendes du skate” qui les ont inventées comme le “McTwist” réalisé pour la première fois par Mike McGill ou le “caballerial” de Steve Caballero. En dehors des figures, il y a aussi des expression universelles symboles du caractère subversif, artistique et extrême du skateboard comme “skate or die”, “skate and destroy”, “bust or bail”, “die trying”, “skate ​ ​ ​ ​ ​ ​ ​ ​ ​ and create”... Au début des années 2010, l’entreprise Nike a lancé le slogan “skate every ​ ​ damn day” qui a été détourné avec succès en “skate every other day” rappelant l’esprit libre ​ ​ ​ qui s’affranchit de toute injonction dans le skateboard. Ce dernier slogan a été lancé par Enjoi Skateboards, une entreprise considérée comme plus core que Nike (ou Nike SB) puisqu’elle est gérée par des skateurs (à noter que le “chill” : l’oisiveté est une valeur commune à de ​ ​ nombreux skateurs). Il est évident que ce langage et ces expressions communes sont constitutifs et indispensables à l’existence d’une culture.

En revanche tous les skateurs ne partagent pas la même vision du skate j’essaie ici de donner une analyse la plus nuancée possible (au risque de perdre le lecteur, j’espère que vous allez bien et que vous ne vous arrachez pas trop les cheveux). Il est évident que chacun a sa propre approche du skateboard dans ses aspects culturel et sportif. S’il a un jour potentiellement existé (peut-être dans les années 90-2000), le style skateur n’existe pas ou plus vraiment. On peut évidemment citer des traits communs au skateurs mais il est difficile de faire entrer tous les skateurs dans une seule case, car ils appartiennent eux-mêmes à d’autres sous-cultures (ou cultures selon les appréciations) comme le punk, le hip-hop, le rock, le reggae… Ils ont plus le style de ces sous-cultures que le style skateur en lui-même. C’est aussi ce que j’évoque lorsque je parle d’individualisme en tant que valeur inhérente au skateboard. C’est à dire le développement de son individualité dans une culture commune à tous les pratiquants qui pousse ses derniers à se trouver et se montrer tels qu’ils sont plutôt que tels qu’un groupe social voudrait qu’ils soient.

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Paradoxalement, cette individualisation joue un rôle important d’authentification au sein de la communauté globale tout comme le fait d’être un skateur authentique59 c’est à dire ne pas être skateur seulement le week-end mais l’être aussi dans la vie de tous les jours, intégrer les valeurs du skateboard dans son mode de vie60. C’est le “deviens ce que tu es”61 au sein d’une ​ ​ communauté qui vous accepte à la condition de cette injonction. C’est l’une des raisons pour lesquelles on retrouve au sein de la communauté du skateboard des minorités qui ne se sentent pas à l’aise au sein de la société comme les LGBT (dont certains skateurs stars tels que Lacey Baker ou Brian Anderson), certains jeunes issus des quartiers défavorisés et de ​ ​ ​ nombreux autres jeunes issus d’autres sous-cultures. Le seul code qui subsiste aujourd’hui est de ne pas être faux, c'est à dire de ne pas se prendre pour ce qu'on n'est pas comme les hypebeast, influenceurs d’Instagram, posers cibles principales des moqueries des skateurs, ​ car ils s'approprient des symboles du skateboard (vêtements, accessoirs, planches à roulettes) pour avoir l'air cool sans vraiment le pratiquer ni en comprendre la culture (une sorte d’appropriation culturelle d’une culture qui peut appartenir à tout le monde sous certaines conditions).

En réalité je pense que la culture skateboard pourrait être plus vue comme un medium ou une culture medium, une culture support au sein de laquelle d’autres cultures et sous-cultures s’épanouissent lui apportant une forte émulation créative de par les multiples origines sociales et culturelles de ses pratiquants. Cette culture medium crée du liant entre ces autres cultures dans son système de références culturelles communes (des vidéos, des skateurs, des marques, un langage communs) enrichie par ces dernières. Aux origines de la culture skateboard on retrouve les surf punks et skate punks (identifiables ​ par des marques comme Anti-Hero, Santa Cruz ou les membres du Thrasher Skateboard ​ Magazine), héritiers de l’énergie sauvage qui transpirait des surfeurs/skateurs déshérités de ​ Venice Beach dit “Dogtown” dans les années 70/8062 et dont l’esprit réside toujours dans le noyau core de la culture skateboard. A mon sens le skateboard a atteint le statut de culture à

59 Authenticity in the Skateboarding World - Beacky Beal, Lisa Weidman, 2003 ​ 60 Real Punks and Pretenders: The Social Organization of a Counterculture - Kathryn Joan Fox, 1987 ​ 61 Ainsi Parlait Zarathoustra - Friedrich Nietzsche, 1883 62 Loveletters Season 10: Venice, Jeff Grosso’s Loveletters to Skateboarding - VANS, 2019 45 part entière car elle a survécu à plusieurs vagues de mode et de récupération commerciales qui sonnent habituellement la disparition des sous-cultures. De plus ce n’est pas ou plus une culture juvénile puisque la pratique du skateboard s’est instauré en mode de vie pour de nombreuses personnes maintenant cinquantenaires voire plus âgées, qui sont les pionniers de ​ cette culture depuis le milieu des années 50. C’est aussi une pratique dédiabolisée qui a fini par trouver sa place dans la société et participe à la modeler, ce qui n’en fait plus une contre-culture à part entière. Cependant le skateboard a su garder ses aspects sous-culturels et contre-culturels à travers son essence subversive et il continue à être un symbole de jeunesse et de liberté. On peut le voir aussi comme une sous-culture permanente, parfois mainstream, parfois underground selon les époques. Je définirais donc le skateboard comme une culture hybride, medium et aux caractéristiques sous-culturelles et contre-culturelles.

Pour conclure on peut considérer que, comme le dit le chercheur en philosophie Hicham-Stéphane Afeissa à propos de l’escalade, le skateboard “est moins un sport qu’une ​ conduite existentielle capable de conférer une cohérence à un ensemble d’expériences et de déterminer un certain type de rapport au monde.”63 ​ Son aspect sportif reste central bien qu’il soit avant-tout un mode de vie, une culture, une philosophie de vie dont la pratique de l’objet planche à roulette en est le moteur. Il modifie le rapport au monde de ses pratiquants en donnant des références culturelles et des valeurs communes au skateurs du monde entier (sorte de “village global”64). Il donne aussi une manière commune de percevoir les espaces publics et privés comme des potentiels spots à explorer et à skater. En cela il m’est évident qu’il se rapproche plus d’une culture si on se réfère à la définition d’Herbert H. Williams et Judith R. Williams65 : la culture est "un mode de vie spécifique ​ exprimant une série de valeurs et de significations déterminées non seulement dans le domaine de l'art et de l'éducation mais dans celui des institutions et des pratiques quotidiennes. Sous cet angle, l'analyse de la culture est la clarification des valeurs et des

63 Hicham-Stéphane Afeissa pour Grand Wild - Maxime Brousse, 2017 ​ 64 The Medium is the Massage - Marshall McLuhan, 1967 ​ 65 The Extended Family as a Vehicle of Culture Change - Herbert H. Williams et Judith R. Williams, 1965 ​ ​ ​ ​ ​ ​ 46 significations implicites et explicites d'un mode de vie spécifique, d'une culture particulière." ​

Les deux premières parties de ce mémoire permettent de comprendre ce qu’est le skateboard à un niveau certain de complexité. Elles nous donnent les clés de compréhension afin d’aborder les caractéristiques de son industrie ainsi que le rôle que joue l’audiovisuel dans cette culture. Média qu’elle privilégie actuellement comme support culturel.

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Partie 3, l’industrie du skateboard et les médias

Les médias audiovisuels

Les longs et moyens-métrages

Dans cette partie nous nous pencherons principalement sur la période qui s’étend des années 80 à aujourd’hui car c’est à partir de la vidéo The Bones Brigade Video Show sortie en 1984 ​ que s’instaure la vidéo comme nouvelle manière de communiquer pour les entreprises de l’industrie du skateboard. C’est à partir de là que la vidéo s’impose comme le média incontournable de communication à la fois des produits vendus par ces marques, mais aussi de leur image de marque tout en contribuant à une la naissance d’une modeste industrie de la vidéo de skate, actrice principale du développement de la sous-culture qui va devenir culture. Si on s’en tient aux analyses des théoriciens des cultural studies, la sous-culture skateboard aurait dû disparaître à la fin des années 70/ début des années 80 avec son déclin populaire (voire déjà à la fin des années 60). Mais c’est justement l’émulation artistique au sein de cette sous-culture dans les années 80 qui à mon sens, la sauve de la disparition pour la sublimer en culture à part entière.

La vidéo de skateboard a plusieurs avantages notoires pour la culture et l’industrie. Le premier est que jusqu’à l’effondrement de la mode à la fin des années 70 ce sont des grandes entreprises de l’industrie du jouet et du sport qui domine la production des skateboards. Elles ne sont pas tenues par des personnes issus de la culture skateboard et en ont une vision principalement commerciale. Avec sa première vidéo la Marque Powell-Peralta (mettant notamment en scène Stacy Peralta lui-même) est calibrée par et pour

48 les skateurs core (principaux pratiquants subsistants suite au déclin de la sous-culture) qui se reconnaissent dans cette vidéo et y reconnaissent aussi leur culture. Le succès est bien évidemment immédiat dans le milieu, donnant un avantage commercial à cette marque de skateboard face aux industriels core et non-core (pour faire simple : non skateurs). Avec ce coup de communication Stacy Peralta montre la marche à suivre pour toutes les marques core qui vont commencer à tourner des vidéos. Le déclin de la mode du skateboard a emmené avec lui la diminution des démonstrations et des compétitions dans lesquels les industriels de tous bords investissaient. Le “travail des skateurs professionnels va alors progressivement glisser de la démonstration face à un public à l’exécution des meilleures figures possible devant l’objectif. Cela a probablement contribué au développement de nombreuses nouvelles figures de plus en plus impressionnantes et “stylées” du fait que le skateur peut faire autant d’essais qu’il veut en se dépassant pour la vidéo par rapport aux démonstrations où il ne peut pas passer des heures à chuter avant de réussir sa figure. De plus le développement de la VHS, de la caméra grand-public et du magnétoscope va permettre à ces vidéos de se diffuser énormément.

“Pour les magazines américains et les vidéos, tout passait par les Skateshops. C’était finalement assez accessible, il fallait juste être patient, les magazines étaient au mieux mensuels, et il devait y avoir une dizaine de vidéos par ans. Et il fallait aussi accepter de payer car tout était payant, magazines et vidéos. On achetait un magazine pour toute la bande de pote, et on dupliquait les vidéos à foison… [...] quand les vidéos H-Street ou Blind sont apparues et ont balayées les Powell et Santa-Cruz c’était le top de la modernité.” Quel est le rôle de ces vidéos ? “Poser l’image de marque, faire ​ ​ connaître le team, faire avancer le Schmilblick. Les vidéos sont importantes pour l’évolution du skate.” Extrait de mon entretien avec Fred Demard, ancien rédacteur en chef de magazines de skateboard

Des marques ayant peu de moyens peuvent réaliser leur propres vidéos à bas coût et le public peut copier les cassettes en de nombreux exemplaires (pratique encouragée par les marques

49 quand bien même leurs vidéos ne sont généralement pas gratuites). Les cassettes passent de mains en mains. Étant encore rares à trouver, elles sont jouées et rejouées des dizaines de fois par les skateurs qui analysent les figures de leurs idoles pour pouvoir les apprendre à leur tour. Le niveau global s’accentue alors bien plus rapidement, la culture elle se diffuse exponentiellement par le procédé des copies dans les autres continents, en même temps que ces cassettes voyagent ou sont distribuées à l’étranger.

“À une époque pas si lointaine, il fallait ruser – ou du moins se motiver un peu – pour mettre la main sur les video parts de vos skateurs préférés. Généralement, le plan consistait à se connecter au PC familial posé dans le bureau du paternel, partir à la recherche d’un lien correct sur Kazaa ou Limewire, cliquer fébrilement sur « SKATE_MORE_CLEAN_DVSxxxFULL.mp4 », puis patienter une nuit à 56kb/s tout en priant pour que la connexion ne saute pas. Sachant que le taux de réussite de l’opération flirtait généralement avec les 5 pour cent, on se repassait la vidéo chèrement obtenue en boucle pendant des mois jusqu’à la connaître par cœur.” Pierre Longeray, Skate et images à l’heure d’Instagram - Vice.com, 2019

A une époque où le print (magazines) est le principal média d’information et de diffusion de la culture, la vidéo va gagner petit à petit en importance au fil des évolutions des NTIC, le caméraman prenant la priorité sur le photographe pour “l’angle de shoot” de la figure du skateur .

“c’est de bonne guerre. Les photographes ont tellement méprisé les filmeurs pendant des années que ça ne leur fait pas de mal de devoir se pousser un peu…” Extrait de mon entretien avec Fred Demard, ancien rédacteur en chef de magazines de skateboard

La vidéo va devenir le média privilégié de la culture skateboard avec l’arrivée du web et du haut débit qui va chambouler la manière de consommer ces contenus culturels. À la fin des années 90/début des années 2000, des blogs se mettent à concurrencer les magazines papier

50 qui vont devoir eux aussi se mettre au web. L’arrivée des plateformes de vidéos vont faire exploser la consommation et la production de vidéos à la fois professionnelles et amateures. Tout un chacun peut alors produire sa propre vidéo, une aubaine pour les petites marques qui ont du mal à se diffuser.

“On considère souvent que la première part de skate qui a été pensée comme une part solo réalisée uniquement pour Internet date de 2010, c’est la part DYLAN66 pour ​ Gravis. Avant ça, il y avait effectivement des parts solos sur YouTube, mais elles étaient extraites de vidéos plus longues, puis tu étais normalement censé acheter le DVD d’une marque ou d’un filmeur indépendant pour y avoir accès. C’est donc à partir de ce moment que les marques ont commencé à comprendre l’intérêt marketing de sortir une part gratuitement en ligne, ce qui a changé pas mal de choses pour les filmeurs.“ Guillaume Périmony, vidéaste professionnel renommé67

Le cas Youtube

Les vidéos de skateboard entrent alors dans l’ère de l’économie de l’attention, chaque jour des dizaines de vidéos plus ou moins longues sont uploadées principalement sur Youtube, ainsi que les autres plateformes de vidéos comme Vimeo. Les caméramans dont le travail consistait auparavant à travailler sur de longs projets (sortis en VHS puis DVD), doivent désormais produire une multitude de vidéos plus courtes au format plus libre tout au long de l’année. C’est sur Youtube que se joue aujourd’hui toute la communication de l’industrie du skateboard, avec en tête de file le Thrasher Magazine qui a su se diversifier pour survivre à l’évolution. Forte de ses 2 millions d’abonnés, sa chaîne Youtube monopolise la diffusion des ​

66 Dylan - Gravis Footwear, 2010 - https://vimeo.com/14067849 ​ 67 Pierre Longeray, Skate et images à l’heure d’Instagram - Vice.com, 2019 ​ 51 plus grosses productions des grandes marques de l’industrie qui ont abandonné leur indépendance en matière de diffusion au profit du magazine, qui lui jouit d’une image inaliénable tant il représente le skateboard dans ce qu’il y a de plus core. C’est lui qui décide de quelle vidéo sera vue ou non par une grande partie des consommateurs. Sa légitimité repose sur son authenticité, le caractère subversif, skate punk et core de ses membres tels que les regrettés Preston Maigretter et Jake Phelps ainsi que sa capacité de diffuser à la fois les ​ ​ plus grosses productions mais aussi les productions amateures dont l’institution sait flairer le talent. De nombreux magazines ont dû cesser de publier du fait de la concurrence du numérique. C’est le cas du regretté Soma Skateboard Medecine en France mais aussi d’un autre magazine historique, le Transworld Skateboard Magazine, principal concurrent du Thrasher Magazine qui a arrêté de publier en papier depuis février 2019 (1983-2019). Les nouveaux acquéreurs de Transworld ont décidé de se concentrer uniquement sur le web, c’est à dire principalement sur Youtube (341 000 abonnés)68. ​

Étant la plateforme privilégiée de la culture skateboard, Youtube joue donc un rôle majeur dans l’industrie du skateboard. C’est sa politique de standardisation, de monétisation (qui favorise les vidéos de 10 minutes actuellement car elles peuvent contenir deux publicités), d’éditorialisation associé à son algorithme de suggestion qui va jouer un rôle crucial dans la captation personnalisée de l’attention du consommateur pour le guider vers des contenus ciblés pour lui. Ainsi comme dans une stratégie de référencement, le diffuseur doit se plier aux exigences de la plateforme pour que son contenu soit mis en avant au détriment de celui du concurrent. Ce qui standardise les contenus mais les pousse aussi vers le haut en terme de “qualité” de par l’exigence nécessaire pour être élu par l’algorithme. En revanche, cela a une incidence sur les contenus amateurs ou ayant peu de moyens qui trouvent de moins en moins leur place sur la plateforme alors que ces contenus était à ses débuts une des clés de sa réussite. C’est là que se sont positionnés certains magazines alternatifs à la fois publiés en papier et présents sur Youtube. Des productions européennes très en vogue actuellement pour leur fraîcheur et leur créativité ont trouvé leurs diffuseurs alternatifs avec les magazines Free

68Transworld Skateboarding annonce la fin de sa publication papier - https://www.instagram.com/p/BuotA05gGYB/?utm_source=ig_embed 52

Skate Mag (14 000 abonnés), Grey Skate Mag (15 000 abonnés) ou encore Solo Skate Mag ​ ​ (8 700 abonnés).

La standardisation Youtube et les modes de consommation propres au web ont fait évoluer la durée des vidéos qui pouvaient durer généralement entre 40 minutes et 1h30 sur DVD ou VHS avant l’arrivée des plateformes vidéo. Aujourd’hui la plupart des vidéos ont une durée comprise entre 2min30 et 6 minutes. La profusion des productions fait qu’elles sont rapidement oubliées après leur visionnage, chassées par la suivante. Ces nouveaux modes de consommation ont fait annoncer la mort des grosses productions à l'orée des années 2010. Les magazines de Skateboard tels de Sugar Skate Mag considéraient la vidéo Pretty Sweet (produite par Spike Jonze et ses marques Girl Skateboards et Chocolate) comme étant le dernier long métrage de skateboard, notamment avec l’arrivée du nouvel acteur, instagram, sur le marché de la diffusion de vidéos web. Finalement ces longs-métrages (parfois payants) n’ont pas disparu comme en témoignent les vidéos Peace de Element Skateboards et Blessed ​ ​ de Supreme qui durent plus d’une heure. Ils doivent probablement leur survie à leur caractère plus marquant que des formats courts. De plus, ils jouent toujours un rôle important dans le processus d’authentification des marques ou skateurs qui les produisent. Je pense qu’il faut aussi prendre en compte le fait que les skateurs qui gèrent leur propre marque prennent toujours du plaisir à les produire car cela leur permet de voyager et de vivre leur mode de vie à fond. C’est en tout cas le cas des productions amateures de qualité telles que celles de Worble qui ont connu un succès certain et ont été diffusées sur la chaîne ​ Youtube du Thrasher Magazine. ​ Les “petites marques” (qui grossissent, mais qui sont à ce jour plus ou moins vues comme “petites”) en vogue actuellement telles que Polar Skate Co, Yardsale ou Welcome ​ ​ ​ ​ Skateboards utilisent aussi les longs et moyens-métrages pour se démarquer dans le flux immense de vidéos diffusées sur Youtube.

Les skateparks couverts jouent un rôle associatif souvent central dans les localités où ils sont implantés. À Lyon, le skatepark de Gerland organise régulièrement des compétitions, tout comme le Skatepark de Grenoble. Ces compétitions font souvent l’objet de vidéos ​

53 récapitulatives. Aux États-Unis certains skateparks ont atteint une forte popularité et ​ organisent des évènements majeurs comme Le Tampa Pro à Tampa, diffusé en direct ou encore The Berrics dont la chaîne Youtube atteint les 866 000 abonnés. Ce dernier s’est ​ ​ diversifié devenant un média incontournable du paysage audiovisuel du monde du skateboard. Il organise des compétitions phares comme le Battle At The Berrics (BATB), très ​ populaire, si bien que les retombées économiques de leurs vidéos (sponsorisées) sont probablement devenues leur principale source de revenu. Un modèle sur lequel essaie de s’aligner Woodward Camp, notamment avec sa compétition Mano à Mano. ​ ​

Instagram et les réseaux sociaux

A l’extrême opposé des formats longs, Instagram et ses vidéos d’une minute maximum, joue aussi un rôle capital dans la communication de l’industrie du skateboard.

“j’ai l’impression que tout se passe via les réseaux sociaux de nos jours. [...] Pour moi les magazines sont encore très important, mais je suis un dinosaure. C’est sûr qu’aujourd’hui la vidéo, depuis Instagram notamment, peut sembler plus importante qu’une photo dans un magazine. [...] Avant, les marques avaient besoin d’être présentes dans les magazines, c’était quasiment le seul moyen pour elles d’exister. Ce n’est plus du tout le cas aujourd’hui, les marques n’ont plus besoin des magazines. Par contre, pour celles qui peuvent se le permettre, passer de la publicité dans les mags papier est un bon moyen de toucher « le noyau dur » des skateboarders, et d’asseoir sa crédibilité auprès de cette population. Une marque comme Element qui touche un public très large, va miser à fond sur la pub sur les réseaux sociaux. Des pubs avec des mannequins, des trucs très « grand public » et en même temps, pour garder de la crédibilité auprès des skateurs elle va passer de la pub dans les magazines, elle va produire des vidéos avec un team à la pointe...” Extrait de mon entretien avec Fred Demard, ancien rédacteur en chef de magazines de skateboard

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Très bons relais communicationnels de la production de contenus culturels issu de l’industrie du skateboard, les réseaux sociaux sont devenus incontournables pour l’existence médiatique des marques de skateboard. Si elles étaient très présentes sur Facebook au début des années 2010, elles privilégient aujourd’hui Instagram qui est parfaitement taillé pour leur communication. Les contenus qu’elles produisent étant principalement des photos et des vidéos, le réseau social s’est logiquement imposé auprès des marques. De plus les skateurs qu’elles sponsorisent, pour leur grande majorité, ont aussi pour mission d’y poster régulièrement des images, démultipliant ainsi la quantité des contenus qui s’afficheront dans le fil d’actualité des utilisateurs, champ de bataille de la guerre de l’attention69.

“Ça a tout changé (à propos d’internet et des réseaux sociaux), comme dans tous les ​ ​ domaines d’ailleurs. Ça a détruit la presse papier, mis une bonne claque aux « grosses » vidéos, c’est en train de tuer les Skateshops…” Extrait de mon entretien avec Fred Demard, ancien rédacteur en chef de magazines de skateboard

Le contenu vidéo d’instagram est constitué de courtes vidéos amateurs publiés par les protagonistes eux-mêmes ou leurs amis ainsi que des teasers des vidéos plus longues diffusées sur Youtube. Cependant, de plus en plus d’entreprises issues de l’industrie engagent des caméramans pour créer du contenu Instagram de meilleure qualité, comme le relate Fred Demard. Les vidéos Instagram sont le paroxysme du “snacking content” (“Dans un contexte ​ ​ d’infobésité, les consommateurs [...] peuvent avoir tendance à rechercher des contenus au temps de consultation relativement courts”70). ​

“Pour consommer du skate dans la cour de récré ou 5 minutes avant d’aller en session, c’est parfait. Par contre, c’est très court, regardé à 90 pour cent sans le son, sans doute qu’une seule fois et pas forcément en entier. En gros, c’est du

69 Designing Organizations for an Information-Rich World - Herbert Simon, 1971 ​ 70 Définitions-marketing.com, B.Bathelot, 2018 ​ 55

consommable sur place, ce qui est très bien, mais tu n’as aucune longévité.”71 Benjamin Debert, rédacteur en chef de LiveSkateboardMedia.com et fondateur de Sugar Skate Mag

Les contenus instagram ne sont pas les contenus les plus marquants, il y a beaucoup de contenus tournés en skatepark, des séquences qui n’ont pas leur place dans une vidéo de qualité, car une vidéo tournée en skatepark (excepté en transition : bowl, vert, etc.) n’est pas une vidéo de qualité pour le public initié qui préfère regarder du contenu filmé dans la rue pour leur valeur esthétique que j’expliquais plus tôt dans ce mémoire. Cependant ce réseau social permet aux amateurs et nouveaux talents de s’exprimer et d’être vus puisqu’ils sont de moins en moins visibles sur Youtube. Yann Garin (un des caméramans ​ les plus réputés de l’Instagram skateboard français : 16 700 abonnés), considère Instagram comme le “Linkedin des skateurs”, tant il permet aux skateurs et caméramans amateurs inconnus de se faire connaître. Il explique aussi que pour lui l’instantanéité de l’application couplée au format court et aux logiciels de montage pour smartphones, permet de publier un montage en un temps record, coupant ainsi la frustration de devoir attendre plusieurs mois que les vidéos tournées soient intégrées à un montage plus long dans un temps médiatique qui peut parfois être dépassé (c’est à dire avant que les vidéos en tant qu’information soient dépassées, trop anciennes)72.

Instagram est donc un support “fourre-tout” sur lequel les entreprises publient leurs ​ “outtakes” (images non utilisées dans les vidéos plus longues), leurs teasers, des pubs, ainsi que les images prises sur le moment sans avoir de grands moyens de captation sous la main. ​ Du côté des skateurs et des vidéastes qu’ils soient professionnels ou amateurs, c’est un réseau social qui permet une liberté artistique, dont a émergé des productions d’un nouveau genre ​ apportant un vent de fraîcheur à la culture skateboard et son industrie, le tout sous la contrainte créative d’un format court. Cependant cette contrainte ainsi que le chaos de la profusion d’images qui y règne n’en fait pour l’instant qu’un tremplin pour des vidéastes et skateurs dont l’authentification

71 Pierre Longeray, Skate et images à l’heure d’Instagram - Vice.com, 2019 ​ 72 L’invention du quotidien - Michel De Certeau, 1990 ​ 56 professionnelle dans le milieu passe toujours par le schéma traditionnel des video parts et des parutions dans les magazines spécialisés.

“Je considère que les parts sont comme des accomplissements dans le skate, encore plus que les tricks. Avoir une part dans une vidéo importante, cela participe forcément à la légende d’un skateur. Et donc je serai curieux de voir à l'avenir si un skateur peut devenir une icône de notre culture, juste avec Instagram, et sans passer par ce qu'on considère comme le parcours habituel : photos dans des magazines, guest tricks dans des vidéos, puis une video part et enfin avoir une board à son nom.” 73 Guillaume Périmony, vidéaste professionnel renommé

On peut donc considérer que les contenus d’Instagram et de Youtube, ainsi que les longs-métrage en DVD ou vendus sur des plateformes de VOD comme Itunes ou Amazon Prime, ne sont pas en réelle concurrence mais ont plutôt un rôle complémentaire dans la communication des entreprises ainsi que dans la culture skateboard en général. Si la culture skateboard se développe aujourd’hui principalement par internet, donc sur des plateformes sur lesquelles chacun peut théoriquement se faire sa place (dans une certaine mesure), c’est par la télévision que cette culture est principalement présentée au grand public.

Le skateboard par les médias traditionnels

En France les compétitions majeures comme certaines étapes du championnat de France font l’objet de reportages. Parfois c’est un club de skateboard local qui est présenté par un ​ ​ journaliste qui insiste sur les règles de sécurité : casque et protections sur un ton paternaliste

73 Pierre Longeray, Skate et images à l’heure d’Instagram - Vice.com, 2019 ​ 57 peu apprécié par les skateurs. Des sujets sont aussi présentés sur les cohabitations difficiles entre riverains et skateurs sur des spots renommés de certaines villes comme à Bordeaux. ​ ​ Seuls les reportages sur les expositions artistiques liées au skateboard sont à mon sens traités dignement. Tant que le skateboard ne dérange pas et qu’il se présente sous l’angle de sa richesse culturelle et sportive, il est bien traité par les journalistes, bien que son émulation artistique réside paradoxalement dans le fait de déranger en tant que pratique subversive.

Avant les années 90 les compétitions de skateboard ne font pas l’objet d’une diffusion en direct à la télévision, seuls des reportages sont régulièrement réalisés de temps en temps sur des événements majeurs, surtout dans les années 70. Le skateboard de compétition fait son entrée dans les milieu télévisuel en 1994 avec les X-Games, diffusés par ESPN aux États-Unis. L’événement va vite prendre de l’ampleur, tout comme l’argent qu’il génère en droits de retransmission, recettes publicitaires et produits dérivés. Aujourd’hui, trois grandes compétitions médiatiques majeur sont en concurrence, la Street League Skateboarding, le Dew Tour et les X-Games qui sont les compétitions les plus prestigieuses à remporter notamment pour leur prize money astronomique mais aussi pour les points qu’elles peuvent rapporter dans l’objectif d’une qualification aux Jeux Olympiques. Ce sont ces derniers qui vont sportiviser le skateboard, l’entériner comme un sport qui joue dans la “cour des grands” au niveau international, dans “l’événement sportif télévisuel le plus ​ regardé au monde”74. Ces compétitions deviennent un type de pratique intégré à la société ​ faisant perdre au skateboard une partie de sa symbolique subversive dans l’inconscient collectif. La Vans Park Series est elle aussi une compétition majeure mais à l’image plus core par la réputation qu’elle hérite de la marque (Vans) mais aussi pour les structures qu’elle apporte aux communautés locales où se déroulent les événements (les skateparks construits pour le Dew Tour et la Street League sont généralement détruits par la suite). La Vans Park Series, la Street League et les autres grandes compétitions retransmises se détournent de plus en plus de la télévision pour se diffuser en direct sur Youtube.

74 Voir l’audience record des JO de PyeongChang 2018 par médiamétrie - ​ https://www.mediametrie.fr/fr/JO-PyeongChang-2018

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“c’est sûr que quand tu vois la Street League et toutes ces merdes de J-O, etc, le côté subversif du skate a totalement disparu. Mais si tu regardes par exemple toute cette scène de gars et de filles qui construisent des parks en béton partout dans le monde, en Inde, Népal, moyen orient... Ils sont franchement en marge de notre société, très loin d’avoir des maillots en tissu respirant avec leurs noms floqués dans le dos…” Extrait de mon entretien avec Fred Demard, ancien rédacteur en chef de magazines de skateboard

Les jeux-vidéos

Dernière catégorie de l’audiovisuel qui joue un rôle capital dans la diffusion de culture skateboard, le jeu vidéo en est une vitrine incontournable. Je pense que mon attrait pour cette pratique a commencé lorsque j’ai découvert la franchise Tony Hawk’s et c’est le cas pour de ​ nombreuses personnes de ma génération75 avec qui j’ai pu en discuter. Cette franchise a eu un succès commercial considérable, Tony Hawk’s Skateboarding est le 16e jeu le plus vendu sur la première PlayStation et Tony Hawk’s Pro Skater 2 est le 54e jeu le plus vendu sur Game Boy Advance. Autre grand succès commercial et critique, la franchise Skate arrivée en 2007 ​ a apporté un nouveau gameplay dans la simulation de skateboard se démarquant de l’identité arcade des Tony Hawk’s. Ces jeux ont été joués à la fois par les amateurs de skateboard mais aussi par des personnes non initiées qui à travers eux ont pu découvrir cette culture. En 2016, The Berrics lançait une campagne de communication en parodiant celle de Donald Trump, pour pousser Electronic Arts à développer un Skate 4 via le slogan “Make EA Skate ​ again”. Un appel qui n’a pas été entendu. Le dernier succès du jeu vidéo de skateboard, Skate ​ 3 date de 2010. La communauté des joueurs et des skateurs lui attendent un successeur qui viendra peut-être avec Session développé par Microsoft. ​ ​

75 Voir les réponses au questionnaire en annexe ​ 59

Le skateboard, un monde de l’art

Comme je l’ai exposé dans les parties précédentes, la culture skateboard est l’expression d’un mode de vie qui comprend des pratiques sociologiques, physiques, sportives, économiques et surtout artistiques variées. Ainsi on peut considérer qu’elle est constitutive de ce qu’Howard Becker appelle un monde de l’art, c’est à dire “le réseau de tous ceux dont les activités ​ ​ coordonnées grâce à une connaissance commune des moyens conventionnels de travail, concourent à la production des oeuvres qui font précisément la notoriété du monde de l’art”. ​ Ces oeuvres sont principalement des photographies, des vidéos contenant les performances des skateurs et les graphismes de planches vendues par les entreprises. Elles supposent des “personnels de renfort” dont une partie sont mentionnés dans les crédits (photos, génériques des vidéos, nom du graphiste qui a dessiné la planche). C’est “un réseau de coopération au ​ sein duquel les mêmes personnes coopèrent de manière régulière et qui relie donc les participants selon un ordre établi”. ​ D’autres produits culturels jouent un rôle capital dans ce monde de l’art comme les magazines, l’architecture, la musique, les oeuvres d’arts plastiques et contemporains ou encore le cinéma qui d’ailleurs, joue un rôle important dans la construction de la société américaine76 et donc pour l’intégration de la culture skateboard.

Ce monde de l’art a une influence significative dans les représentations et la culture de notre société par sa symbolique juvénile (ou adolescente), libertaire et subversive souvent présentes dans les chambres d’adolescents au cinéma, dans les clips musicaux et dans les séries. Le monde de la mode, le prêt à porter et la haute couture s’en emparent très régulièrement, avec par exemple une collaboration très médiatisée entre les marques Supreme et Louis Vuitton en

76 Hollywar - Pierre Conesa, 2018 60

2017. La culture Do It Yourself (DIY) dans le skateboard a aussi une visée d’émulation socio-culturelle avec les “structures sociales” de Pontus Alv, des skateparks construits ​ ​ souvent illégalement autour desquels s’organisent des évènements culturels eux-aussi souvent illégaux dans des endroits abandonnés proches de quartiers défavorisés. Autre exemple, l’association Wonders Around The World construit des skateparks DIY dans le monde entier ​ (Irak, Syrie, Maldives Népal…) permettant à des personnes habitant des zones sinistrées (guerre, catastrophes naturelles, pauvreté…) d’avoir accès à des pratiques socio-culturelles et sportives.

En ce qui concerne les arts plastiques, les artistes skateurs ont commencé à se faire un nom dans le monde de l’art contemporain pendant les années 90, sans pour autant se conformer à ses codes (qu’ils ne maîtrisent pas forcément) avec un style souvent irrévérencieux. Le QG de ces artistes est l’Alleged Gallery d’Aaron Rose à New York, une galerie d’art très ​ underground, réputée pour ses oeuvres issues des contre-cultures du punk et du hip-hop. Plusieurs artistes désormais très connu du grand public ont exposé sur ses murs, notamment Shepard Fairey (Obey), Barry McGee, Spike Jonze et Sofia Coppola. D’autres galeries à la tendance skate-art ouvriront par la suite dans le monde, comme The Luggage Store à San Francisco ou New Image Art à Los Angeles77. De nombreux hommages seront fait à l’Alleged Gallery par la suite avec par exemple l’exposition collective “Beautiful Losers” entre 2004 et 2008 des deux côtés de l’Atlantique. Aujourd’hui de nombreux skateurs artistes renommés exposent régulièrement leurs oeuvres en Europe et aux États-Unis comme Raphaël Zarka, Mark Gonzales, Ed Templeton, Thomas ​ ​ ​ ​ ​ ​ ​ ​ ​ ​ Campbell ou encore le photographe Fred Mortagne. ​ ​ ​

Le monde du skateboard est un monde de l’art qui a à la fois trouvé sa place dans la société mais qui s’exprime aussi dans une “déviance” garante de sa survie, une pratique d’”outsiders” 78 “borderline” en équilibre sur une ligne instable entre approbation et réprobation. C’est en

77 Surf, Skate, Snow, contre cultures - Christophe Perez (2013) ​ 78 Outsiders, Etudes de sociologie de la déviance - Howard Becker, 1985 ​

61 définitive une culture qui teste les normes de notre société et questionne ses valeurs par son aspect contre-culturel tout en lui apportant une richesse culturelle et une émulation artistique.

Un parallèle peut être fait entre l’industrie du cinéma et celle du skateboard avec une recherche de réduction de l’incertitude des valeurs d’usage79 via un “star system” dans les deux milieux : traditionnellement lorsque qu’un skateur devient professionnel (qu’il décroche un contrat professionnel d’ambassadeur d’une marque), il a le droit à son pro-model c’est à dire un produit à son nom, généralement une planche de skateboard. Les marques en recrutant des skateurs renommés ou en construisant des carrières, s’assurent une image positive auprès du public. Leur image est le garant de leur survie économique, c’est pourquoi les entreprises s’efforcent de construire une équipe de skateurs sélectionnés pour leur style afin de s’octroyer une image de marque cohérente, en lien avec les produits qu’elles vendent. Par exemple la marque Cliché Skateboards s’est construite une équipe de skateurs à la pratique hétéroclite du skateboard mais qui comportent tous une approche très européenne du ​ skateboard. C’est une marque dont l’identité reposait principalement sur le côté européen ​ avec un mode de vie itinérant propre à l’identité européenne avec son espace Schengen. ​ ​ Selon son fondateur Jérémie Daclin80 et ses skateurs professionnels81, le déclin de cette ​ marque a commencé lorsque la société Dwindle Distribution (qui a racheté la marque en 2007) a introduit des membres non-européens dans l’équipe, brisant ainsi la cohérence de l’image de marque sur laquelle reposait ses ventes. La marque a eu aussi du mal à s’adapter aux mutations du marché de la planche à roulettes à partir des années 2010 ainsi qu’au modèle de production plus industriel imposé par la firme américaine afin de produire d’avantage. En 2017, Dwindle Distribution décide d’arrêter le développement de la marque qui n’est plus suffisamment rentable.

La vidéo de skateboard est une telle institution dans le milieu que les marques qui n’en produisent pas finissent même par avoir une mauvaise réputation pour ne pas rendre à la

79 L’industrialisation des biens symboliques : les industries créatives en regard des industries culturelles - Philippe Bouquillion, Bernard Miège et Pierre Moeglin, 2013 80 Jérémie Daclin Interview, Free Skate Mag - Will, mai 2018 ​ 81 Flo Mirtain Interview, Free Skate Mag - Will, février 2018 ​ 62 culture l’image qu’elle lui emprunte, de même pour les skateshop trop peu impliqués dans la scène skateboard locale.

Les réalisateurs ou vidéastes (selon les acceptions) de skateboard ont eux aussi tendance à être starifiés, mis en avant pour “vendre” une vidéo. Le vidéaste en vogue actuellement est Chris Gregson, apprécié pour sa capacité à suivre des bowlriders ou filmer des “lines” avec ​ une fluidité inégalée. Des qualités permises par son très bon niveau de skateboard car il est ​ même récemment passé professionnel pour la marque Blood Wizard. D’autres vidéastes ou réalisateurs sont renommés comme Fred Mortagne dit “French Fred”, Spike Jonze (le ​ ​ ​ cinéaste) ou encore Romain Batard. ​ ​

Conclusion : Skateboard, culture contre-culture

Le skateboard est une pratique culturelle et sportive qui existe depuis environ 65 ans maintenant, qui a fini par s’installer durablement au sein de nombreux pays et leur culture (occidentalisée ou libérale) à travers le monde. Au cours des années 80, à une époque où le ​ ​ skateboard a fortement perdu en popularité et où il s’émancipe de la culture surf, la vidéo a considérablement contribué à l’élaboration des fondements et à la diffusion de la culture skateboard telle qu’on la connaît aujourd’hui. Cette époque charnière lui a permis de sortir pleinement de son statut de sous-culture pour s’instaurer en culture contre-culturelle, ou une culture au sein de laquelle il existe aujourd’hui une tension entre culture et contre-culture. Une culture intégrée dans le sens commun, intégrée dans la société mais au sein de laquelle existent de fortes résistances contre-culturelles qui questionnent la société.

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“Skater permet de formuler certaines questions à propos des endroits où nous vivons ​ et comment nous y vivons” Raphaël Zarka - Surf, Skate, Snow, contre cultures - ​ Christophe Perez (2013)

Le progrès technique en termes d’outil de captation et d’enregistrement grand public (caméras et magnétoscope), couplé aux nouveaux outils de communication qui donnent à l’audiovisuel une place de plus en plus importante dans la société, ont permis une diffusion massive des figures, d’un langage et d’une esthétique propre à l’identité du skateur. Le skateboard est une pratique spectaculaire, il est de ce fait une culture visuelle et de l’image dans laquelle la photographie et le print ont d’abord dominé pour ensuite laisser une place majeure à l’audiovisuel avec en tête la vidéo de skateboard dont le prototype originel est la Bones Brigade Videoshow de Stacy Peralta, sortie en 1984. ​

La particularité de la culture skateboard et de son industrie est de parvenir à produire des oeuvres et des contenus qui sont à la fois promotionnels, mais qui sont surtout perçus comme des oeuvres à part entière par leur audience cible. Les spectateurs sont conscients du caractère promotionnel du contenu mais ils encouragent même ces pratiques. En ce qui me concerne, je perçois ma manière de consommer les produits issus de l’industrie du skateboard comme une forme de mécénat. Par exemple quand j’achète un t-shirt d’une marque je le vois comme une manière de soutenir l’entreprise qui le produit car j’apprécie les contenus culturels qu’elle propose. C’est pour moi une manière de m’identifier à cette marque, mais aussi de soutenir ses créations artistiques, tout comme acheter ses produits dans des skateshops locaux permet à ces derniers d’investir dans l’émulation de la scène skate locale. C’est peut-être aussi ce tour de force qu’illustre Ed Templeton dans les graphismes “brainwash” des planches, des pubs et des vidéos qu’il dessine pour sa propre marque Toy ​ ​ ​ Machine. ​ Il faut dire aussi que ces marques utilisent peu les codes traditionnels de la publicité qui visent à démontrer que le produit présenté est meilleur que les autres. On peut par exemple voir régulièrement des scènes de planches cassées volontairement ou non dans les vidéos de skateboard, ce qui va à l’encontre d’une logique commerciale classique.

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Les vidéos de skateboard sont des sortes d’hybrides d’oeuvres d’art et d’outil de communication comme on peut le voir dans la géopolitique de l’art comme outil d’influence. Elles permettent à la marque de montrer son pouvoir d’influence dans le monde du skateboard et au delà, tout comme un tableau comme la Joconde joue un rôle de soft power pour l’Etat qui l’a financé et la détient.

“Au delà du côté commercial, je pense que tous les projets qui se font dans le skate, c’est avant tout pour transmettre du plaisir, transmettre la passion et donner aux gens l’envie d’aller skater. Moi la première fois que j’ai vu une vidéo de skate, c’est comme si j’avais pris de la drogue, j’étais sous cocaïne, amphétamines, héroïne, tout en même temps. J’ai vu la vidéo, je suis sorti, j’ai essayé 5000 figures. Ça m’a provoqué un truc qui était fou et je pense que c’est pour ça que j’ai voulu faire des vidéos aussi.” Fred Mortagne, Skateboard Stories - Thomas Lallier, 2011

Ces vidéos sont avant tout faites par des passionnés, pour des passionnés dans une esthétique visant à faire vivre au spectateur les sessions de skateboard de l’équipe filmée avec en premier lieu les figures des skateurs dont les vidéastes cherchent à retranscrire les sensations (souvent à l’aide de grands angles ou de fisheyes) et à sublimer. Ils retranscrivent aussi les moments de joie, de colère ou de frustration que peuvent vivre ces skateurs en pratiquant. Certaines vidéos peuvent transmettre des sensations communicatives qui donnent envie à l’amateur de skateboard de sortir avec sa planche à roulettes en dévalant des pentes comme le font les dernières vidéos GX1000, Adrenaline Junkie et Roll Up qui vous donnent les mains ​ ​ moites rien qu’en les regardant.

L’industrie du skateboard est une industrie de passionnés où l'authenticité est très importante. De ce fait elle est régulée par des systèmes de validation par le noyau dur de la communauté qui juge avec ses valeurs et normes implicites si telle marque ou tel contenu est qualitatif et core. Cependant, le regain de popularité du skateboard et son intégration au Jeux Olympiques ont fait entrer de plus en plus d’acteurs non-skateurs extérieurs dans son l’industrie. Ces deux

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éléments favorisent la “mainstreamisation” de la pratique sportive et culturelle perçue comme une menace par les skateurs core. A mon sens on tend vers une pratique plus “schizophrène” avec d'un côté le skate sportivisé institutionnel, formalisé, standardisé pour les médias de masse et pour son potentiel commercial, et de l'autre un côté plus core qui va se renforcer en réaction à cette “invasion” extérieure. Une densification du noyau dur plus proche des valeurs originelles du skateboard en opposition avec cette institutionnalisation nouvelle de par son essence contre-culturelle informelle et subversive, qui permettra à la culture du skateboard de survivre en cas d’effondrement de la “hype” qui l’entoure actuellement (comme dans les années 80). Le skateboard est donc actuellement à la fois culture et contre-culture et c’est peut-être ce qui fait sa force commerciale et culturelle.

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Herbert H. Williams et Judith R. Williams, 1965. The Extended Family as a Vehicle ​ ​ ​ of Culture Change. Human Organization. Vol. 24, No. 1, SPECIAL ISSUE: ​ ​ DIMENSIONS OF CULTURAL CHANGE IN THE MIDDLE EAST (SPRING, 1965), pp. 59-64

Herbert Simon, 1971. Designing Organizations for an Information-Rich World. Computers, communications, and the public interest.

Michel De Certeau, 1990. L’invention du quotidien. édition Luce Giard, collection ​ ​ Folio essais (n° 146), Gallimard 1990

Pierre Conesa, 2018. Hollywar. édition Robert Laffont 2018 ​ ​

Howard Becker, 1985. Outsiders, Etudes de sociologie de la déviance. Editions ​ ​ Métailié

Philippe Bouquillion, Bernard Miège et Pierre Moeglin, 2013. L’industrialisation des ​ biens symboliques : les industries créatives en regard des industries culturelles. ​ édition Presses universitaires de Grenoble, 2013.

Sources non scientifiques (pas moins intéressantes) :

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James Campbell, 1952. This is the Beat Generation. Editions Broché 2000 ​ ​

Arthur Derrien, janvier 2018. An interview with France’s Olympic Skateboarding Coach - Free Skate Mag. Disponible sur ​ ​ https://www.freeskatemag.com/2018/01/24/an-interview-with-frances-olympic-skateb oarding-coach/

Christophe Perez, 2013. Surf, Skate, Snow, contre cultures. Editions Courtes et ​ ​ Longues éditions.

Thomas Lallier, 2011. Skateboard Stories. Disponible sur https://youtu.be/oB7SMWwJoLQ

Stacy Peralta, 2001. Dogtown and Z-Boys. Documentaire.

Anthony Pappalerdo, 9 juin 2015. Watch the lost and unseen doc on skateboarding and hip-hop. JenkemMag.com. Etait disponible sur ​ ​ http://www.jenkemmag.com/home/2015/06/09/watch-the-lost-unseen-doc-on-skatebo arding-hip-hop/

Hattori James, 30 novembre 1998. Extreme sports diving into mainstream. CNN.com. ​ ​ Disponible sur http://edition.cnn.com/SHOWBIZ/TV/9811/30/extreme.sports/index.html

Bruce Brown, 1966. Endless Summer. Documentaire

Jérôme Leheutre, 2016. Jeux Olympiques : Le monde du skateboard divisé en deux. lequipe.fr. Disponible sur ​ https://www.lequipe.fr/Adrenaline/Tous-sports/Actualites/Jeux-olympiques-le-monde -du-skateboard-divise-en-deux/718760 (lire les commentaires sous l’article) ​

François Chevalier, 2018. Le renouveau du skate ou la revanche des vieux briscards de la glisse. Telerama.fr. Disponible sur ​ ​ https://www.telerama.fr/sortir/le-renouveau-du-skate-ou-la-revanche-des-vieux-brisca rds-de-la-glisse,n5826811.php

Règlement intérieur du championnat de France de skateboard par la Commission Skateboard. Disponible sur

69 http://skateboard-france.fr/wp-content/plugins/download-attachments/includes/downl oad.php?id=1422

Pierre Longeray, 2019. Skate et images à l’heure d’Instagram. Vice.com. Disponible ​ ​ sur https://www.vice.com/fr/article/597gbd/skate-et-images-a-lheure-dinstagram ​

Jeff Grosso, 2019. Loveletters Season 10: Venice, Jeff Grosso’s Loveletters to Skateboarding. VANS. https://www.youtube.com/watch?v=uq9cTgystuc&t=2s ​ ​ ​

Clémence Langé, le 16 février 2018. Alix Malnati : un prodige à roulettes. Grazia.fr. ​ ​ Disponible sur https://www.grazia.fr/mode/alix-malnati-un-prodige-a-roulettes-881494

Marion Gervais, 2015. La bande du skatepark, série documentaire. irl.nouvelles-ecritures.francetv.fr. Disponible sur ​ https://irl.nouvelles-ecritures.francetv.fr/la-bande-du-skate-park-S1E1-527.html

JO de PyeongChang 2018 par médiamétrie. mediametrie.fr, 2018. Disponible sur ​ ​ https://www.mediametrie.fr/fr/JO-PyeongChang-2018

Will, mai 2018. Jérémie Daclin Interview. FreeSkateMag.com. Disponible sur ​ ​ https://www.freeskatemag.com/2018/05/21/jeremie-daclin-interview/

Will, février 2018. Flo Mirtain Interview. FreeSkateMag.com. Disponible sur ​ ​ https://www.freeskatemag.com/2018/02/06/flo-mirtain-free-interview/

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Annexes

Questionnaire qualitatif sur la culture skateboard, sa pratique et l’audiovisuel dans ce milieu :

Pour ce questionnaire, j’avais besoin de réponses de pratiquants confirmés qui connaissent suffisamment bien la culture skateboard pour répondre à des questions complexes qui nécessitent une expérience poussée du monde du skateboard. Ce questionnaire a été publié sur des pages Facebook et des discussions de groupe Instagram et Messenger de pratiquants confirmés des scènes Lyonnaise et Grenobloise. Le but de ce questionnaire était de savoir comment les skateurs se perçoivent, perçoivent leur culture et leur pratique qu’elle soit sportive ou culturelle.

Lien vers le questionnaire (et les réponses après envoi du questionnaire) : https://forms.gle/RaVzGvn6gAzeVTsGA

Lien vers la feuille de calcul des réponses : https://docs.google.com/spreadsheets/d/1umjpztAconAlGkSmK1dFOwJyksy-ITLIVgXhx6m EB6A/edit?usp=sharing

Le plus simple, lien vers un screenshot des réponses (trop volumineux pour le mémoire) : ​ https://drive.google.com/file/d/1OPw6z7C9lffmHToijhJe6bkMJaivm0vN/view?usp=sharing

Entretien avec Fred Demard :

Présentez-vous s’il vous plaît

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Mon nom est Fred Demard, j’ai 47 ans, je tiens une boutique de skateboard à Grenoble et j’ai auparavant fait (édité, rédigé) des magazines de skateboard.

Quand avez-vous commencé le skateboard ?

J’ai eu mon premier skate pour mes 6 ans, en 78. J’en faisais dans la cour de mon immeuble avec mes voisins. Il y avait une petite descente, on faisait des catamarans, des courses de tic-tac... C’est plus tard vers ‘85/86 que je m’y suis mis « pour de vrai », que j’ai commencé à avoir conscience de ce qu’il était possible de faire avec un skate.

Comment avez-vous commencé à jouer un rôle dans cette industrie ?

C’était un tout petit rôle et ça s’est fait plus ou moins par hasard. Il y avait les locaux d’un magazine de snowboard à côté de chez mes parents, « Snowsurf », je voyais leurs bureaux de ma chambre. Je connaissais leur photographe, Vianney, qui skatait avant et qui avait aussi fait pas mal de photos de skate fin des années 80/début 90. J’étais tout le temps fourré chez eux pour regarder les photos sur la table lumineuse. À force ils ont fini par me donner des petites piges à faire (je répondais principalement aux courriers des lecteurs), puis un jour le patron des éditions est venu nous voir mon pote Fred et moi (il traînait pas mal chez Snowsurf lui aussi) et il nous a demandé de reprendre les reines d’un autre magazine de snowboard qu’ils avaient lancé un an plus tôt. Fred et moi n’avions aucune idée de ce que cela impliquait vraiment de « faire un magazine », mais ont a dit banco et on a fait « Freestyler »

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pendant douze ans (au bout de quelques années le mag de snow était devenu un magazine 100% skateboard).

Selon-vous à peu près combien de personnes parviennent à vivre de cette industrie en France ?

Difficile à dire, il y a une centaine de Skateshops en France, une poignée de distributeurs, il y a aussi quelques marques comme Antiz ou Film, mais ça représente très peu de monde, puis il y a les grosses boites comme Nike, Element, Vans, Adidas qui emploient une poignée de gens, il y a Lucas Puig, JB... Si il y a 500 personnes qui vivent du skate en France c’est déjà énorme à mon avis, mais je suis peut-être totalement à côté de la plaque ?

Pour vous, le skateboard est-il un sport ?

Pour moi non, mais regarde Giraud avec son nom dans le dos, son « coach », ses survets, on ne peut pas dire que ce ne soit pas un skateur, mais une chose est sûre, mes potes et moi on n’a rien à voir avec lui...

Le skateboard serait-il un sport d’obsédé ?

Il y a un côté obsessionnel, c’est sûr. Plus rien d’autre n’a d’importance quand tu te mets au skate. Il n’y a pas d’activités annexes. Tous tes potes font du skate. Tu y penses en permanence... Ça se calme un peu avec l’âge, mais pas tant finalement. Le skate est un truc super difficile à « maîtriser », il faut être vraiment acharné, voire « obsédé » pour y arriver un tant soit peu.

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Le skateboard est-il une pratique subversive ?

C’est sûr que quand tu vois la Street League et toutes ces merdes de J-O, etc, le côté subversif du skate a totalement disparu. Mais si tu regardes par exemple toute cette scène de gars et de filles qui construisent des parks en béton partout dans le monde, en Inde, Népal, moyen orient... Ils sont franchement en marge de notre société, très loin d’avoir des maillots en tissu respirant avec leurs noms floqués dans le dos...

Comment tes amis et toi parveniez à avoir accès aux vidéos, magazines dans les années 90 et comment avez-vous découvert le skateboard ?

La première fois que j’ai vu du skateboard, ce devait être à la télé dans les années 70, ou dans « Pif gadget » ou « Le Journal de Mickey », je ne sais plus très bien. Puis il y a eu « Retour vers le Futur » en 1985... Et je me souviens d’une scène de skate avec la Bones Brigade dans « Police Academy »... Les magazines français étaient facilement accessibles dans les bureaux de presse. Pour les magazines américains et les vidéos, tout passait par les Skateshops. C’était finalement assez accessible, il fallait juste être patient, les magazines étaient au mieux mensuels, et il devait y avoir une dizaine de vidéos par ans. Et il fallait aussi accepter de payer car tout était payant, magazines et vidéos. On achetait un magazine pour toute la bande de pote, et on dupliquait les vidéos à foison...

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Selon toi l’industrie du skateboard a-t-elle une manière de communiquer différente des autres industries qu’elles soient culturelles ou autres ?

je ne sais pas trop comment les choses se passent dans les autres industries pour être honnête, mais j’ai l’impression que tout se passe via les réseaux sociaux de nos jours.

Quel rôle joue le magazine de skate dans la stratégie de communication des marques de skateboard et l’industrie ?

Ce n’est plus le même rôle aujourd’hui qu’il y a une quinzaine d’années. Avant, les marques avaient besoin d’être présentes dans les magazines, c’était quasiment le seul moyen pour elles d’exister. Ce n’est plus du tout le cas aujourd’hui, les marques n’ont plus besoin des magazines. Par contre, pour celles qui peuvent se le permettre, passer de la publicité dans les mags papier est un bon moyen de toucher « le noyau dur » des skateboarders, et d’asseoir sa crédibilité auprès de cette population. Une marque comme Element qui touche un public très large, va miser à fond sur la pub sur les réseaux sociaux. Des pubs avec des mannequins, très trucs très « grand public » et en même temps, pour garder de la crédibilité auprès des skateurs elle va passer de la pub dans les magazines, elle va produire des vidéos avec un team à la pointe…

Quel est le rôle de la vidéo ?

Poser l’image de marque, faire connaître le team, faire avancer le Schmilblick. Les vidéos sont importantes pour l’évolution du skate. Pour moi, quand les vidéos H-Street ou Blind sont apparues et ont balayées les Powell et Santa-Cruz c’était le top de la modernité.

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Selon-vous quelle est l’importance du style dans le skate ?

C’est clairement la chose la plus importante. Mais il ne faut pas confondre style et tenue vestimentaire.

Selon-vous la vidéo a-t-elle supplanté le print (magazine) ? Si oui, à quel moment ?

Pour moi les magazines sont encore très important, mais je suis un dinosaure. C’est sûr qu’aujoud’hui la vidéo, depuis Instagram notamment, peut sembler plus important qu’une photo dans un magazine.

Peut-on dire que les photographes ont perdu la priorité de l’angle de shot au profit des caméramans ?

Très clairement oui. Mais c’est de bonne guerre. Les photographes ont tellement méprisés les filmeurs pendant des années que ça ne leur fait pas de mal de devoir se pousser un peu...

Qu’ont changé les réseaux sociaux et internet dans la culture et l’industrie ?

Ça a tout changé, comme dans tous les domaines d’ailleurs. Ça a détruit la presse papier, mis une bonne claque aux « grosses » vidéos, c’est en train de tuer les Skateshops...

Selon-vous que pourraient changer les JO dans la culture skateboard ?

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Encore plus de survêtements ! Ça va nous donner des gamins débiles, des sportifs, qui n’auront absolument rien à faire de la culture skate. Qui ne s’intéresseront jamais à l’art, au graphisme, à la photographie, et qui n’apporteront rien au skate à part des tricks ahurissants dont on pourrait très bien se passer. Des gens qui vont tout acheter sur internet, qui ne sortiront jamais des skateparks. Et puis mon voisin qui regarde le foot à la télé pourra aussi regarder du skate et avoir un avis sur tel ou tel skater. Je ne vois absolument rien de positif que les J.O. puissent apporter au skate. Les J.O. seront toujours les championnats du monde de la corruption, des pots-de-vins, des dépenses publiques inconsidérées, du dopage, des désastres écologiques, etc. Et vive la France.

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Introduction 2

Partie 1, Définition du skateboard et historique de la pratique 5

La genèse 6

Le skateboard est-il un sport ? 8

Qu’est-ce que le sport ? 8 La compétition 10 Une parodie de sport conventionnel 11

Historique d'une pratique à contre-courant 13

Le skateboard des années 60, un loisir controversé 13

Les années 70, un premier âge d’or (ou apogée populaire) pour une pratique en quête de reconnaissance 15 Les années 80 : innovations pratiques et artistiques 17

Les années 90, l’avènement du street skateboarding, une bouffée d'oxygène pour la pratique 19 Les années 2000, l’avènement de la scène skateboard européenne et la reconquête d’un espace médiatique 21 Les années 2010-2020, un nouvel âge d’or ? 24

Conclusion de la première partie 26 ​

Partie 2, Culture et style 28

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Sous-culture, contre-culture ou culture ? 28

Le skateboard, symbole de jeunesse et de subversion 30

“Style matters” 33

Style skateboardistique et style sous-culturel 36

Le skateboard, une culture à part entière ? 42

Partie 3, l’industrie du skateboard et les médias 48

Les médias audiovisuels 48

Les longs et moyens-métrages 48

Le cas Youtube 51

Instagram et les réseaux sociaux 54

Le skateboard par les médias traditionnels 57

Les jeux-vidéos 59

Le skateboard, un monde de l’art 60

Conclusion : Skateboard, culture contre-culture 63 ​

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Résumé et mots clés

Le skateboard est un loisir inventé au milieu des 50 par des surfeurs californiens. Depuis bientôt 65 ans, sa pratique n’a cessé d’évoluer pour devenir une activité sportive et culturelle à part entière. Le développement du skateboard et de son industrie s’est fait par l’utilisation du média audiovisuel qui joue un rôle central dans cette culture visuelle.

Skateboarding is a hobby invented in the mid 50's by Californian surfers. For almost 65 years, its practice has evolved to become a sport and a cultural activity in its own right. The development of skateboarding and its industry has been made with the use of the audiovisual medium which plays a central role in this visual culture.

skateboard / planche à roulettes / audiovisuel / audiovisual / culture / culture skateboard / sous-culture / subculture / contre-culture / counter-culture / Youtube / Instagram / sport / jeu vidéo / video game / sportivisation / cultural studies / compétition / contest / liberté / freedom / subversion / style / style sous-culturel / underground

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