Thesis

Didactique du belcanto : approche épistémologique des contenus d'enseignement et des pratiques de transmission

MARTIN-BALMORI, Isabel

Abstract

L'objet de cette recherche est, dans un premier temps, à travers des traces écrites laissées entre le début du XVIIe et le milieu du XIXe siècle, de repérer les principaux éléments de didactisation dans les processus de transmission de la tradition vocale belcantiste et la mise en évidence des éléments transpositifs ayant contribué à l'émergence et à la transformation du belcanto comme objet à enseigner. La finalité est de mieux cerner la didactique vocale de cette période, mais aussi de mieux saisir celle en usage de nos jours , notamment le fonctionnement du belcanto comme modèle-référence.

Reference

MARTIN-BALMORI, Isabel. Didactique du belcanto : approche épistémologique des contenus d'enseignement et des pratiques de transmission. Thèse de doctorat : Univ. Genève, 2016, no. FPSE 644

URN : urn:nbn:ch:unige-880942 DOI : 10.13097/archive-ouverte/unige:88094

Available at: http://archive-ouverte.unige.ch/unige:88094

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Annexe 1

Entretiens avec des chanteurs

THESE Didactique du belcanto : approche épistémologique des contenus d’enseignement et des pratiques de transmission.

par

Isabel MARTIN-BALMORI

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Table des matières

Des récits d’apprentissage d’un autre temps. Des pratiques de nos jours……………………5

Annexe 1, N°1 : Des chanteurs rencontrés en France……………………………………………9

Annexe 1, N°2 : Des chanteurs rencontrés en Suisse……………………………………………23

Annexe 1, N°3: Des chanteurs rencontrés en Italie……………………………………………..44

Annexe 1, N°4 : Des chanteurs rencontrés en Espagne…………………………………………53

Annexe 1, N°5 : Des chanteurs rencontrés au Portugal…………………………………………65

Annexe 1, N°6 : Observations faites au Conservatoire et à l’Université à Shanghai……..75

Conclusion des analyses des entretiens………………………………………………………….85

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Des récits d’apprentissage d’un autre temps. Des pratiques de nos jours

Comme le rappelle Prost (1986) : « Les questions que l’historien pose au passé sont toujours des questions qu’il se pose, au présent, en fonction de ce qu’il est et de la société dans laquelle il vit. » (Prost, 1986, p. 11). L’analyse comparative des premiers enregistrements de chanteurs (fin du XIXe siècle) avec d’autres enregistrements plus récents met en évidence la constante transformation d’un monde référentiel du « bien » chanter : plus nous nous éloignons dans le temps, plus nous avons de la peine à comprendre les critères d’appréciation des anciens auditeurs. Maisonneuve (2009), sociologue travaillant sur la notion de « goût » dans un contexte d’approche historique du disque, évoque précisément le changement des pratiques de perception, de la fin du XIXe siècle à nos jours : L’oreille du début du vingt-et-unième siècle n’est pas la même que celle de la fin du dix-neuvième, formatée qu’elle est par l’écoute du disque compact, qui relève d’une technologie de reproduction différente, et par plus de cent ans de formation d’une culture auditive phonographique. (Maisonneuve, 2009, p. 30-31)

Maisonneuve constate encore : Nous ne sommes pas dotés aujourd’hui d’une oreille plus fine, ni d’une technologie plus avancée, mais d’un dispositif d’écoute différent, qui rend difficile l’accès à l’esthétique des siècles passés. La gêne parfois ressentie aujourd’hui à l’écoute des premiers cylindres ne peut être assimilée à l’étonnement que pouvaient éprouver les premiers auditeurs – le bruit de surface, le son étouffé et lointain, les timbres « déformés », sont des qualités qui nous frappent par contraste avec le son numérique, qui est tout autant un artefact technique que le cylindre. (Maisonneuve, 2009, p. 31)

Depuis 2005, nous avons pratiqué pendant de longues périodes l’écoute exclusive d’anciens enregistrements, en focalisant notre analyse sur le repérage des procédés et codes d’expression utilisés par les anciens chanteurs. Nous arrivions aux mêmes conclusions que Maisonneuve : il est possible d’entendre autrement ces anciens enregistrements, mais nous devons « oublier » nos repères perceptifs actuels. Nous avions identifié de profondes transformations de pratiques autour des années de la Second Guerre mondiale. Par exemple, au niveau du rapport à l’écrit (partition), des chanteurs comme Chaliapine étaient moins stricts avec la « fidélité » de lecture que d’autres artistes après la Guerre. De même, certains choix d’émission du son, ou l’emploi du coup de glotte chez des cantatrices comme Toti dal Monte ou (Lilli) Lehmann, nous surprenaient.

Nous nous sommes questionnée sur les raisons de cet important changement de pratiques. La Rochelle (1997) a constaté, d’après son étude historique, que l’enregistrement sonore a connu un vif succès après la Seconde Guerre mondiale. La diffusion massive du disque, qui serait devenu la référence des pratiques pour beaucoup de musiciens, a certainement joué un rôle dans l’uniformisation des pratiques. Mais les changements de pratiques ont souvent des racines plus anciennes que le moment où la transformation se manifeste. Nous nous sommes intéressée aux choix technologiques concernant l’enregistrement du son, qui auraient pu contribuer à une toute autre approche perceptive de la voix chantée, notamment l’usage du microphone électrique vers 1925 (Maisonneuve, 2009, p. 124). Cette innovation aurait pu constituer un des facteurs contribuant à changer les pratiques de performance.

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A titre d’exemple, la possibilité de fixer des fréquences aiguës rebelles aux premiers enregistrements (Thérien, 2003) a engendré autre perception de la voix enregistrée, et aurait influencé le goût vers un «assombrissement » des voix perçues comme trop « claires », dans les années 1950. Nous assistons ainsi à un phénomène qui ne serait pas nouveau en soi1, mais qui aurait des répercussions à grande échelle : l’adaptation des techniques vocales aux résultats sonores des enregistrements.

Ces nouvelles pratiques vont changer également les approches didactiques du chant : par la transformation de certains contenus d’enseignement, comme l’action dramatique du chanteur (absente du disque) ; mais aussi les critères d’appréciation du timbre ou le rapport à la diction. Comme Thérien affirme : « le microphone [électrique] rendit désuète cette façon de chanter à bout de voix en articulant à outrance » (Thérien, 2003, p. 133). Le chanteur adapte sa technique au résultat sonore que lui-même constate en se réécoutant, mais aussi aux exigences des ingénieurs du son et aux attentes des critiques dans les revues spécialisées.

L’usage des milieux didactiques est également bouleversé: la fixation de certaines versions interprétatives conditionnent non seulement les pratiques des auditeurs et des chanteurs, mais contribuent aussi à fixer un répertoire (repris par les enseignants) qui correspond à des critères parfois très éloignés de la musique, comme par exemple matériaux (la durée d’un disque) ou commerciaux (comme le « lancement » d’un artiste, considéré comme le spécialiste d’un type de répertoire).

Enfin, la notion de « style », telle que nous la pratiquons actuellement dans le chant d’après la recherche musicologique, semble inconnue avant la Guerre. Cette notion émerge après 1945, associée à la manière de chanter des spécialistes du genre d’opéra italien et du Lied allemand. Plus tard, ce sera le tour de la musique baroque. Avant la Guerre, les chanteurs utilisent leur propre style : ils constituent eux-mêmes le modèle d’une manière de faire, parmi d’autres.

A la recherche d’autres pratiques vocales et gestuelles Pour essayer de comprendre ces anciennes pratiques, nous sommes allée à la rencontre de chanteurs et pédagogues du chant classique ayant connu la période d’Avant-guerre (1939- 1945). Prost (1986) insiste précisément sur l’importance de « l’expérience sociale » de l’historien : Si les incroyants sont rares à s’adonner à l’histoire religieuse, ce n’est pas seulement qu’elle ne les intéresse pas, et qu’ils n’ont donc pas de question à lui poser ; c’est aussi qu’ils ne la comprendraient pas. Et il faudrait beaucoup d’imagination à un historien qui n’a pas fréquenté d’ouvriers pour en faire l’histoire. (Prost, 1986, p. 11).

La majorité des chanteurs d’opéra que nous avions rencontré avaient connu des pratiques bien différentes à celles que connaissent les chanteurs actuels. Notre objectif était celui de questionner ces musiciens et de comparer les contenus des anciens livres et enregistrements avec leur propre expérience et savoirs. Cela nous a permis par exemple de comprendre l’explication du mouvement de la respiration dans la Méthode de chant du Conservatoire de Paris de 1803, qui restait incompréhensible pour nous, du fait du glissement sémantique de certains mots employés dans la méthode; ou encore, la manière où les anciens chanteurs travaillaient de longues notes nuancées, tradition qui actuellement est pratiquement perdue.

1 De tout temps les chanteurs ont adapté l’émission de leur voix au contexte d’une œuvre ou à l’acoustique d’une salle. 6

Les questions que nous avions posées aux musiciens rencontrés touchaient trois champs de pratiques : - leur propre apprentissage et les contenus d’enseignement qu’ils avaient reçus; - leur expérience comme chanteurs, notamment en situation de performance; - leur expérience comme enseignants, au moment où ils ont transmis à leur tour leurs savoirs.

A cet effet, nous avons rencontré une quarantaine de musiciens et retenu les réponses de vingt-deux chanteurs en Europe, et d’une dizaine de professionnels, dans la ville de Shanghai. Pour ce faire, nous nous sommes déplacée au Portugal, Espagne, Italie, France, Suisse et Chine. Ces entretiens ont eu lieu en portugais, espagnol, italien, français et un entretien en anglais. En Chine, nous avons bénéficié de la traduction d’une étudiante chinoise bilingue. Certains de ces chanteurs avaient été formés dans des lieux très éloignés des pays choisis pour leur retraite, comme Athènes, Francfort, Bucarest ou Prague.

Nous avons été reçue par : Mmes Aldea, Archer, Bonay, Bustamante, Del Pozo, De Montmollin, Kolassi, Mandelli, Maretto, Padesca, Penagos, Saque, Sarroca, Sina, Székely, Tarrés, Vasta et MM Catena, Cid, Corboz, Cuénod, Giménez, Leoz, Regidor, Tappy, Sénéchal, Stämpfli, Walker et Zazzetta.

En Chine, nous avons réuni nos observations de cours de chant à Shanghai, d’après l’enseignement de professeurs/chanteurs toujours actifs. Contrairement aux entretiens en Europe, nos observations se sont limitées à trois institutions (conservatoire élémentaire et supérieur, université à Shanghai), durant quatre jours (novembre 2007). Notre point de départ a été un projet : celui de rencontrer une professeure de chant classique (occidental) réputée en Chine, Zhou Xiaoyan (1917-2016). Lors de notre rencontre en 2007, cette chanteuse avait 90 ans et enseignait toujours. Ayant fondé « école », la plupart des professeurs chinois que nous avons observés (durant la semaine qui a précédé la rencontre avec le maître) ont été formés par cette dame, ou avaient été élèves d’un de ses disciples. Nous avons observé des cours et eu des échanges avec un total de dix professeurs, ayant leurs activités d’enseignement dans deux cadres institutionnels différents : le Conservatoire de musique de Shanghai et l’Institut universitaire de formation des futurs maîtres, de la même ville. Nous avons rencontré Mme Zhou Xiaoyan chez elle. Ensuite, Mme Chen et M. Ge, professeurs au Conservatoire Supérieur de Shanghai, et Mme Zhou, en école de musique. Enfin, Mmes Huang, Yang, Guo, Qian et MM. Yu et Zhou pratiquant à l’Université de Shanghai.

Malgré le fait d’avoir bénéficié de la traduction simultanée des échanges verbaux entre enseignant et élèves, et bien qu’une des professeures chinoises parlait couramment le français, nous restons très prudente concernant les déductions faites dans un contexte culturel très différent du notre. Nous avons longtemps hésité à utiliser ces observations et nous nous limiterons à souligner les ressemblances des pratiques, qui mettent en évidence la reproduction de certains cadres d’organisation de la leçon, de l’usage d’un langage imagé, ou encore du recours à des milieux didactiques très proches des nôtres.

Zhou Xiaoyan avait suivi des cours de chant à Paris en 1938, en même temps que d’autres chanteurs de sa génération, européens, que nous avons rencontrés : ce fait nous a permis d’établir certains liens.

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Nous avons résumé les contenus des entretiens de nos interviews par pays : cela nous permet de considérer les différentes écoles de chant qui seraient en lien avec l’enseignement d’un maître, ou avec des traditions de formations, par exemple des chanteurs à Barcelone qui vont systématiquement se perfectionner chez un même professeur en Italie. Nous aborderons, en premier lieu, les entretiens faits en France.

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Annexe 1, N° 1

Des chanteurs rencontrés en France

Chanteurs interviewés à Paris : 25 Janvier 2008 (Paris) : Irma Kolassi. 10 juin 2008 (Paris) : Malcolm Walker 26 février 2010 (Paris) : Michel Sénéchal. 27 février 2010 (Paris) : Suzanne Sarroca.

A Paris, nous avons rencontré quatre chanteurs d’âges et d’origines très différents. Tout d’abord, Irma Kolassi, la plus âgée d’entre eux, née à Athènes en 1918 ; ensuite les français Michel Sénéchal (Taverny, 1926) et Suzanne Sarroca (Carcassonne, 1927), cette dernière est d’origine espagnole ; enfin, Malcolm Walker, né à Bogotá en 1953, d’origine Nord- Américaine. Kolassi, dont les parents avaient vécu avant sa naissance à Paris, a été – malgré avoir été formée à Athènes – imprégnée dès son plus jeune âge de culture française. Elle sera reconnue comme une des spécialistes du répertoire français des XIXe et XXe siècles (prix Académie Charles Cros, 1959). La mezzo-soprano commence les leçons de chant en 1932, et nous témoigne d’anciens professeurs de chant grecs – formés à Paris à la fin du XIXe siècle – pratiquant encore les contenus de la Méthode de 1803, qui en France sont considérés, à la même période, comme des savoirs obsolètes.

Michel Sénéchal et Suzanne Sarroca, ayant fait carrière dans l’opéra, témoignent respectivement de leur formation au Conservatoire de Paris en 1947, et dans celui de Toulouse en 1943. Sarroca complète sa formation dans la troupe du Théâtre de la Monnaie à Bruxelles, seulement après deux ans d’apprentissage, à l’âge de 21 ans.

Walker, actuellement professeur du Conservatoire de Paris, appartient à une toute autre génération : il se considère toujours comme un « étudiant » à la recherche des savoirs. L’entretien avec Walker nous a permis de mettre en relief les différences entre les chanteurs formés avant et après la Guerre.

Apprentissage de la musique et du chant Dans leur enfance, tous les interviewés ont eu une approche de la musique qu’ils reconnaissent comme expérience marquante. Sarroca découvre le chant par immersion : Ma mère m'a élevée en chantant. Elle avait une voix magnifique et elle chantait tout le temps, lorsque j'étais bébé. Elle était couturière. Cela a dû m'imprégner, je suppose, mais je n'en ai aucune idée consciente.

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Les parents de Walker ou ceux de Sénéchal ont favorisé la découverte de la musique en allant à des spectacles et concerts. Walker se rappelle : « Enfant, j'ai eu la chance d'aller à l'opéra très jeune, à 10 ans. C'était l'ancien Metropolitan à New York, ensuite à Covent Garden vers 13 ans ». Sénéchal se remémore aussi : J’ai vécu dans un milieu où on aimait beaucoup la musique, qui m'a éveillé vraiment cet art. Mes parents m’avaient amené très jeune à l’opéra comique et j’avais goûté immédiatement le plaisir d’entendre sans me soucier que j’aurais pu entrer dans la carrière un jour.

Sénéchal chante tout jeune dans des chorales. Il explique : « j’aimais chanter et je suis entré dans une chorale officielle dans ma ville de Taverny. Bien entendu, j’avais déjà chanté comme enfant au collège. Dans les collèges, il y avait souvent des chorales… ». C’est une expérience proche à celle de Walker, qui nous raconte : « J'ai été en pension en Amérique, fait partie du grand chœur puis du petit chœur pour la messe du dimanche ». Ensuite, l’Américain commence les études de chant à Paris : […] à 18 ans avec Paul Derenne à l'Ecole Normale. Voilà, j'ai été admis très généreusement malgré ma totale ignorance dans les cours du mercredi après-midi chez Nadia Boulanger parce que je travaillais le solfège avec son assistante Annette Dieudonné, la bien nommée. J'ai eu la chance d'entrer à l'école de l'Opéra très vite et j'étais sur scène à 23 ans.

Contrairement aux autres interviewés qui nous parlent d’apprentissage au passé, Walker continue à travailler sa voix à 55 ans. Il fréquente différents professeurs de chant et d’autres techniques du corps (notamment Alexander) ou encore des spécialistes de la pédagogie : Voilà, j'aime à dire que je fais partie de tout ce que j'ai pu rencontrer sur mon chemin. J'ai beaucoup cherché, rencontré de professeurs des deux côtés de l'Atlantique. Je continue à étudier: j'aime aussi dire que je suis un très vieil étudiant et un tout jeune professeur et j'espère le demeurer jusqu'au bout. Je continue à travailler ma voix.

Walker considère son travail dans un but existentiel : « Très rares sont les chanteurs qui ont ce talent inné... ça existe: Roberto Alagna est un parfait exemple, mais c'est un don divin. Mais nous, moi, tout ce que je fais, c'est du labeur, c'est une œuvre de vie. »

Kolassi, née dans une famille de musiciens, nous explique comment elle a été initiée au chant : Mon oncle [violoniste, élève d’Enesco] avait des disques. Comment je n'ai pas abîmé ma voix, c'est un mystère, parce que je chantais tout ce qu'il y avait dans les disques: […] je chantais n'importe quoi, des airs de basse, de ténor: ...Gioconda!... […] Méphistophélès, des airs de soprane léger...

Plus tard, c’est l’apprentissage conscient, la grand-mère de Kolassi, pianiste, lui apprend la musique: J'ai commencé des études de piano avec ma grand-mère qui jouait très bien. J'avais 6 ans, mais évidemment, elle me laissait jouer n'importe quoi. A 8 ans, je suis entrée au Conservatoire et là, j'ai eu un excellent professeur, c'était un Russe. Pendant deux mois, il ne m'a pas fait jouer de morceaux, pour la position de la main. J'ai eu un premier prix de piano à 14 ans, et là, j'ai commencé à travailler: j'entretenais ma mère, je l'ai fait jusqu'à la fin de sa vie. Mais... j'avais envie de chanter.

A 14 ans, elle est engagée au Conservatoire d’Athènes pour accompagner les classes de chant de Mme Karadja. Kolassi conserve encore le portrait de son professeur sur son piano à Paris, à côté de celui de son oncle violoniste et de Stravinsky avec qui elle a travaillé Œdipus Rex. Elle nous explique, qu’ayant l’oreille absolue, elle est souvent engagée pour chanteur du répertoire contemporain. Entre autres, elle participe à la création de l’Ange de Feu de Prokofiev (1954), ou à celle de Wozzeck (version française) de Berg.

Kolassi nous parle de son premier professeur de chant:

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Karadja […] était une chanteuse avec une petite voix de soprane, mais elle était très musicienne et surtout, c'était une bonne interprète. Son mari avait fait ses études au Conservatoire de Paris, avait eu un prix et avait été son professeur. Quand il est revenu à Athènes, il a été nommé professeur. Il enseignait surtout de la musique française. C'est à partir de lui qu'elle n'a chanté que de la musique française. Tous ses récitals que j'ai accompagnés, c'était Fauré etc. Avant moi, elle a eu comme accompagnateur, imaginez-vous: Mitropoulos.

La mezzo grecque se plaît à raconter – sous forme de dialogue – sa première leçon avec Karadja : Je lui disais "Madame, donnez-moi des cours de chant"... une fois elle m'a dit: "Mais on ne sait même pas si tu as une voix! Est-ce que tu as une jolie voix?" Elle ne m'a pas auditionné, ça a duré des semaines, et puis un jour, il y a eu un petit creux, une élève qui n'est pas venue. Là j'avais, tenez-vous bien [...], une petite chose de Paolo Tosti: Vorrei morire, parce que j'avais mon petit chagrin d'amour. Et là, elle m'a dit textuellement: "Espèce d'imbécile, tu ne pouvais pas me dire que tu avais une jolie voix?" Je ne savais pas si j'avais une jolie voix, mais je chantais, c'est tout. J'éprouvais le besoin de chanter.Je chantais naturellement.

D’après son récit, nous identifions sa filiation avec Hettich (éditeur, professeur de chant au Conservatoire de Paris) : le mari de son professeur de chant a été son élève, et ensuite a initié son épouse, Mme Karadja, à la musique française. Parmi tous les chanteurs interviewés, c’est Kolassi qui a eu un apprentissage le plus proche des contenus de la Méthode de 1803, notamment au niveau de la manière de respirer.

Kolassi obtient, malgré son jeune âge, son diplôme de chant : « [Karadja] m'a donné des leçons et j'ai eu mon prix de chant trois ans après, je l'ai eu très vite. En 1938, Kolassi est à Rome (Accademia Santa Cecilia). Elle doit choisir entre étudier le piano ou le chant. Même en Italie la formation du musico n’est plus pratiquée : Quand je suis partie en Italie, c'était le chant, mais je n'abandonnais pas le piano, j'aimais jouer du piano. Et j'ai vu Casella qui m'a tout de suite dit: "C'est bien, tu as du talent, tu peux t'inscrire au Conservatoire, dans ma classe." Il s'est trouvé qu'au concours d'entrée, il y avait dix élèves, pour chaque cours. J'ai réussi le concours de chant et après, je me suis présentée pour le concours de piano et on m'a envoyé promener en me disant: "Tu ne peux pas accaparer deux postes. Tu fais ton année scolaire de chant et l'année prochaine, tu t'inscris au cours de piano." Quand je suis allée dire à Casella que je n'avais pas le droit de passer le concours d'entrée, furieux, il m'a dit que quand on a ce talent de pianiste, on ne s'amuse pas à faire des roucoulades. Il n'a jamais voulu m'entendre chanter. Je le suppliais de m'indiquer ses compositions, il me disait: "Occupe-toi de ton piano". Et il m'a donné des cours gratuits pendant un an et demi, plus spécialement les sonates de Beethoven (...) il y a eu la guerre de '40, je suis partie en catastrophe, et voilà, je vous ai tout raconté pour me situer. Enfin, ça m'a beaucoup aidé d'être pianiste, surtout en Grèce où j'ai gagné ma vie.

La mezzo nous parle ensuite de la Seconde Guerre mondiale, et des difficultés qu’elle a eu pour survivre, à cause des restrictions alimentaires et des maladies : Et puis il y a eu la guerre et ça a été très difficile. Là, j'ai perdu ma voix complètement. On ne mangeait pas pendant la guerre, en Grèce. J’ai fait de la tuberculose, mais j'ai été vraiment sauvée. Le médecin qui me soignait m'adorait littéralement. Et sa femme me disait: "Irma, il y a un type qui est venu de je ne sais quelle province – en province, ils avaient de quoi manger – tu restes dîner avec nous". Mais j'ai eu une chance inouïe, j'ai eu la tuberculose vers la fin de la guerre. Le docteur m'a dit que les Américains ont apporté un médicament, c'était la streptomycine qui guérit la tuberculose.

Plus tard, Kolassi apprend de collègues plus âgés. Elle se souvient de sa rencontre avec Madeleine Grey, interprète ayant travaillé directement avec Ravel : J'ai bien connu Madeleine Grey […]. Elle m'a écrit en me disant qu'elle avait une proposition à me faire. […] Elle m'a dit textuellement: "Ecoutez, j'ai un concert à Essen: les Madécasses de Ravel. Je pense que c'est tout à fait dans vos possibilités. Voulez-vous y aller à ma place? Je suis âgée, je n'ai plus ma technique, ma voix. Mais je pose une condition: comme je les ai travaillés avec Ravel lui-même, je vous demande de les travailler avec moi." J'ai dit que bien sûr, la question ne se posait pas. J'ai fait ce

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concert, j'ai eu de très bonnes critiques et ils ont écrit à Madeleine Grey pour la remercier. C'était une femme formidable. Evidemment, elle était autoritaire, aigrie ayant tout perdu [Grey était juive], mais elle m'aimait bien.

Nous avons rencontré des chanteurs, notamment Sina à la Casa Verdi (c.f. Annexe 1, p. 49), qui ont vécu ce même genre d’apprentissage, d’après un interprète ayant travaillé directement avec le compositeur.

Sénéchal nous parle aussi de la Guerre, et de sa rencontre avec son premier professeur de chant : A la faveur de la guerre, les jeunes étaient avec l'interdiction de circuler, pratiquement, il y avait le couvre-feu, on ne pouvait pas sortir dans les rues durant les nuits, donc les jeunes étaient un peu prisonniers, ne pouvaient pas partir en vacances et dans mon village de Tavernier nous étions tout un groupe de jeunes contraints de rester toujours ensemble, on sympathisait, nous étions à peu près une douzaine et nous entendions très très bien. Nous n'étions pas des jeunes désœuvrés, parce qu’il y a eu dans notre village un chanteur, un homme absolument merveilleux, très artiste, qui s’appelait Claude Dervieux, qui était un ancien chanteur de l’opéra de Lyon. Je le précise car son époque, il y avait des troupes dans tous les théâtres de France. Par conséquent, être ténor de l’Opéra était déjà un titre.

Dervieux ne chantait plus : « Il n’avait pas pu continuer sa carrière parce que dans la guerre de 14 il avait été gazé… il lui restait quelque fragments de voix, qu'il avait eue absolument superbe, mais il n’avait pas perdu son tempérament d’artiste ». Sénéchal se rappelle : Il a saisi l’occasion de voir ces jeunes, qui étaient sans travail, sans possibilité de circuler, pour les réunir et faire une chorale. […]. Cette chorale était composée d'environ 24 jeunes chanteurs, sous la direction de Claude Dervieux et nous assurions tous les offices religieux de l’église de Taverny, donc tous les dimanches, naturellement, et tous les jours de fête […]. Ça ne s'est pas uniquement borné aux chants d'église, parce que cette chorale étant devenue assez intéressante, nous avons eu la possibilité de faire des concerts, le dimanche après-midi parce que cela ne pouvait pas avoir lieu le soir, dans différentes localités de notre région, donc ça a pris un petit essor: vraiment une étude du chant très sérieuse. A l’époque j’avais seize ans, j’avais mué.

Sénéchal, sans jamais avoir « appris » savait chanter : Je chantais naturellement sans avoir eu de cours de chant, suivant la nature et mon inspiration, le goût de la musique que j'avais conscience de devoir respecter scrupuleusement… je chantais juste de nature… Cela n'a pas empêché Claude Dervieux de se pencher sur le don qu'il avait en moi m’a dit un jour " tu sais, je pense que tu peux envisager la carrière de chanteur professionnel, mais il faudrait pour cela que tu travailles ta technique, je te propose une chose: je souhaiterais que tu entres au Conservatoire de Paris, mais surtout que tu n’ailles pas chez n’importe quel professeur, tu iras chez mon propre professeur en qui j'ai une confiance absolue". Cet homme s’appelait Gabriel Paulet.

Le ténor reconstitue deux chaînons dans la lignée de maîtres : M. Dévrieux avait entre 55 et 60 ans, M. Paulet était plus âgé, je l'ai connu dans ses dernières années de professorat avant d'être mis à la retraite, il avait été formé par un grand maître de sa jeunesse, M. Duvernois: un grand pédagogue de l'époque.

Une toute autre approche a été celle de Sarroca. C’est à la suite du visionnement d’un film qu’elle décide d’étudier le chant: J'ai vu un film de Sacha Guitry: La Malibran. Je me suis dit "Voilà ce que je veux faire", mais il n'y avait pas de raison logique, car ma mère chantait tout le temps mais moi pas. Et si on voulait me faire chanter à la maison, où il y avait souvent des fêtes, avec des amis, le soir, on jouait du banjo, je me disais que c'était formidable mais je n'avais pas l'idée de chanter, je ne voulais pas.

Sarroca s’identifie avec le modèle Malibran : ceci marque le début de son apprentissage. Son professeur de musique, à l’école, confirme ses « dons » pour le chant : Au lycée, il y avait une fête de fin d'année et le professeur de musique m'a dit de chanter quelque chose, et là j'ai chanté Ma poupée chérie de Reynaldo Hahn. Mon professeur m'a dit de travailler le chant. Elle

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m'a envoyée à Carcassonne chez une pianiste qui m'a dit d'aller à Toulouse et ça s'est enchaîné comme ça assez simplement.

La jeune cantatrice est admise très jeune au Conservatoire de Toulouse : A Toulouse, je suis allée voir le professeur de chant Claude Jean, qui était un ancien ténor de l'Opéra comique, assez âgé, un type adorable. […] j'avais 16-17 ans. Mon père m'a dit que je pouvais aller prendre des cours de chant. A ce moment-là c'était le jeudi le jour de congé: je prenais mon train, j'avais ma leçon à Toulouse et je rentrais à la maison.

Sarroca explique comment le fait de commencer à étudier le chant lui a fait prendre conscience de la difficulté : J'avais une voix assez facile au départ. Après, quand on est au Conservatoire de Toulouse, la peur des autres, la peur de l'aigu: alors j'avais peur de l'aigu. Quand j'ai passé mon audition chez Claude Jean, j'ai chanté Salomé, sans problèmes pour l'aigu; après, j'ai eu peur en prenant conscience des choses.

Par le fait de se questionner sur le faire, Sarroca perd de manière temporelle la capacité d’approcher de manière globale l’apprentissage.

Des différentes approches d’apprentissage Nous avons interrogé ces différents chanteurs au sujet des pratiques d’enseignement de leurs professeurs. Malgré qu’il s’agisse de souvenirs qui remontent à plusieurs décennies, ils semblent se rappeler bien : ils ont été profondément marqués. Sarroca n’hésite pas à nous expliquer en détail, comment les leçons se passaient chez Claude Jean : [Les leçons duraient] une heure. Il y avait une pianiste qui faisait des arpèges, lui écoutait et dirigeait. Il ne chantait pas beaucoup, mais donnait des indications. Il était assez âgé, peut-être autour de 75 ans. Il avait chanté à l'Opéra Comique comme ténor, mais je ne sais pas de qui il avait été élève et à cette époque-là je n'aurais pas osé demander. Après, je l'ai perdu de vue je suis montée à Paris et il est mort assez vite.

Sénéchal nous explique la procédure pour entrer au Conservatoire, en 1947 : « j’avais préparé mon entrée au conservatoire en cours particulier avec Gabriel Paulet, qui avait dit à l’avance que si je passais le concours il me prendrait dans sa classe… ». Deux ans après la fin de la Guerre, les futurs élèves qui avaient été fait prisonniers bénéficiaient d’une dérogation au niveau de l’âge d’admission. Sénéchal explique : […] parmi les candidats chanteurs, il y avait beaucoup d’anciens prisonniers de guerre, qui sont restés pendant cinq ans prisonniers en Allemagne, et quand ils sont rentrés en France on leur a donné des dispenses d’âge…il y avait une limite d’âge pour entrer… Comme il y avait une dérogation, nous étions très nombreux comme candidats. Moi j’étais parmi les plus jeunes, et parmi les candidats de l’époque il y avait Gabriel Bacquier, Tony Poncet, Régine Crespin, Lillian Berton, et combien d’autres encore…

Paulet, suivant la tradition des professeurs du Conservatoire, édite un cahier d’exercices : Exercices journaliers pour le chant, c’étaient avant tout des exercices sur des voyelles, […] le style se faisait sur les morceaux. Ce petit opuscule, c’était le moyen d’avoir sous la main les exercices qu’il recommandait à chaque chanteur de faire tous les jours; il avait un ordre précis.

Au Conservatoire de Paris les leçons étaient toujours données en groupe: Il y avait les classes. Chaque classe avait une douzaine de chanteurs. Le professeur exigeait que tous ses élèves soient présents, il partait du principe qu'on apprend beaucoup en écoutant les autres et il avait raison. Nous avions trois cours de quatre heures par semaine, c'était très bien réparti […] les cours quelque fois dépassaient de beaucoup l’heure normale. Il est très difficile d’enseigner le chant ou la musique en regardant une montre. C'était une époque où on ne contait pas son temps. [Gabriel Paulet] était maître de la vocalisation car chaque fois qu'il enseignait à un élève, il y avait toujours une partie technique, disons 15, 20 minutes et après application de la technique sur les morceaux. Il y avait évidemment un pianiste du maître, qui était toujours le même.

Le ténor insiste sur ce que représentait à l’époque avoir le prix du Conservatoire de Paris : […] je suis resté pendant trois ans, et au bout de ces trois ans il y avait le concours de sortie. A l’époque il y avait des prix: que ce soit en chant ou pour un instrument, on était premier prix, ou deuxième prix,

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ou premier accessit ou deuxième accessit du Conservatoire de Paris; ce n’était pas une récompense, c’était un véritable titre.

Contenus d’enseignement Nous nous sommes intéressée aux contenus d’enseignement appris par Kolassi dans sa jeunesse : Avec Mme Karadja, pour ne rien vous cacher, ce n'était aucune technique, rien du tout. Je chantais. Mon professeur Karadja savait faire respirer. Regardez, rentrez le ventre. Très légèrement, sans forcer... et bloquez. Pendant que je chante, c'est bloqué. Et petit à petit...

A notre grand étonnement, Kolassi nous montre le mouvement de respiration décrit dans la Méthode de 1803. Ceci nous permet de confirmer que le mouvement de « rentrer le ventre » (terme qu’elle emploie) correspond au mouvement situé dans la région épigastrique, préconisé par García fils), mouvement qui se fait sans effort, si l’on inspire lentement en « ouvrant » le thorax. Toutefois, Kolassi résume l’essentiel de sa « technique » à la manière de dire le texte : Il est indispensable d'avoir une bonne diction. Plus vous êtes naturelle, plus c'est facile. Il faut articuler, bien sûr. A mes débuts, je n'articulais pas. Mon professeur grec me disait: "C'est très joli comme son, mais on ne comprend pas si tu chantes français ou chinois". C'était sa manière, elle m'a appris à articuler. On articule simplement en soulevant le voile du palais. Est-ce que vous avez eu connaissance d'un livre de Lilli Lehmann? …elle parle justement de soulever le voile du palais. J'ai beaucoup appris en lisant son livre.

Kolassi insiste sur le « mauvais » usage de la voix de poitrine : […] je suis contre le fait de poitriner, jamais poitrine pure... ce qu'on appelle mixte: un peu poitrine et surtout le masque et pas au-delà d'un Mi. A partir du Fa, c'est ici (derrière les dents) que ça se passe, ces résonances, en tête. Là il n'y a plus de poitrine du tout.

Sénéchal nous explique les principes de l’enseignement de Paulet. La « focalisation » du son apparaît comme essentielle : [Paulet] utilisait au départ les voyelles le I le É qui sont des voyelles fermées, et sur lesquelles les autres voyelles sortaient: il est très dangereux, c'est ma conception, de commencer à travailler sur A, qui est une voyelle pleine. Il faut commencer par autre chose: avec le A, vous éliminez la place de la voix, il faut commencer sur les voyelles très étroites i, é, u, sur ces voyelles de départ construire i, è, a, o, u, e, a, jusqu’à arriver à a compte tenu que les vibrations sur a devaient être à la même place que sur i […].

Nous retrouvons les anciens principes des traités de chant : la voix ne doit pas être gutturale. Par contre, le coup de glotte n’est plus pratiqué : La place de la voix n’est pas en gorge, elle part de la gorge, bien sûr, mais les vibrations sont toutes dans la tête. Mais j’irai plus loin: de la pointe des cheveux jusqu’à la plante des pieds. Il [Paulet] était contre le coup de glotte, parce qu'il prétendait que ça mettait d'emblée la voix en gorge et qu'on n'avait pas les résonances voulues pour l'épanouissement de la voyelle, ce qui était très juste. L’attaque du son doit avoir une préparation du corps qui se met en condition pour chanter. Mettre tout son système respiratoire le soutien, tout le corps, les muscles du visage, avant d'attaquer le son: tout ça doit être visible, c'est ce que j'appelle la mise en condition, quand le diaphragme et tous les muscles sont en suspens … il puisse émettre le son ... C’est un principe que j’ai appris des grands maîtres.

Sénéchal reconnaît que de nos jours les chanteurs ne pratiquent plus les sons filés : [Messa di voce] Il y a beaucoup de chanteurs qui ne savent plus le faire. La manière de faire le son filé, c’est de diminuer le son au minimum et d’aller le plus loin que l’on peut, mais en gardant le son présent. C'est-à-dire: il y a malheureusement certains chanteurs qui font le son filé en bâillant, …le son doit rester présent jusqu’à la fin, le son doit être émis comme si l’on pouvait le voir, et non l’avaler. C’est dangereux de diminuer en bâillant, la voix devient paresseuse, elle devient grosse et épaisse.

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Nous déduisons, d’après ces explications que, d’après Sénéchal, le son doit garder toute sa richesse harmonique, malgré que le volume diminue. Sénéchal nous parle ensuite du legato, il associe encore ce procédé à l’expression, et affirme : Le legato est une expression musicale, pour moi c’est une question technique car c’est impossible de faire une phrase legato si vous n’avez pas le soutien. Le fait de chanter legato oblige le travail des muscles et du soutien absolu. Il est difficile de parler d’enseignement du chant, en réalité il y a des règles mais il faut s’adapter à chaque cas particulier. Le portamento n’exclut pas le legato. Le portamento, c’est la manière de porter les notes depuis le bas jusqu'en haut, avec bien sûr tout le système musculaire du corps, qui vous permet de porter le son. Il peut y avoir aussi le portamento à l’envers, de l’aigu vers le grave. On ne peut pas l'expliquer dans les livres.

Sénéchal met en lien, comme la Méthode de 1803, le trille et les agilités. Il s’agit d’un même mécanisme du larynx : Les trilles et l’agilité, ça va ensemble, c’est la maîtrise absolue du larynx. Cela se rapproche beaucoup de la façon du chant d'autrefois concernant les ornements, c'est très voisin. C'est-à-dire avec une liberté totale du larynx qui obéit à la pulsion nerveuse, qui fait que toute la musculature de l'appareil laryngé soit vraiment soutenue par le souffle. En même temps très libre. Il est impossible de faire un trille si on chante fort. La force vocale ne va pas avec la vocalise. Je me suis acharné à conserver toute ma carrière cette liberté du larynx, qui réagit au son, je dirais… un éclat de rire, rire à gorge déployée…il faut que le larynx soit complètement libre. Les ornements de la musique ancienne devraient être faits de cette manière.

Le chanteur français revendique le « naturel » du timbre : Un professeur n’a pas le droit de transformer la nature originale d’une voix; l’améliorer, bien sûr. Les chanteurs sont ou devraient être tous différents, je constate que les jeunes maintenant travaillent sur les enregistrements, ils les écoutent et les imitent, c’est un travail de perroquet. Tous les chanteurs se ressemblent et c’est très ennuyeux. Si j’étais directeur de théâtre je m’acharnerais à choisir des types particuliers, les sujets avec toute leur originalité et leur personnalité, parce que c’est ennuyeux que tous les chanteurs se ressemblent.

Le texte est associé plutôt à la prononciation qu’à l’articulation : Le texte, pour moi c’est absolument capital. Si j’écoute un chanteur qui ne sait pas prononcer et dont on ne comprend pas le texte, ce chanteur ne m’intéresse pas. Qu'il fasse de la vocalise. Le A est la réunion, le mixage de toutes les voyelles…

Au sujet de la respiration, le ténor affirme : C'est très simple: respirer, se tenir dans une posture normale, prendre son souffle comme si on respirait l’odeur d’une fleur, vous sentez l’air qui pénètre dans vos poumons, il faut avoir conscience que l’air remplit d'abord la base des poumons, comme si vous remplissez une outre de liquide. Si vous inspirez normalement, sans prendre trop de souffle car sinon on s'étouffe, l’air va dans la base. Il faut le sentir, et quand on sent qu’on a assez de carburant, il faut se mettre en position, je ne veux pas dire bloqué, c’est très dangereux de dire bloqué… se mettre en suspension: observer un quart de seconde d’arrêt et ensuite émettre le son.

Nous soulignons l’emploi du verbe « bloquer » que les maîtres de Kolassi employaient encore à Athènes, mais que Sénéchal censure déjà : il s’agit d’un glissement sémantique, pour Kolassi « bloquer » ne signifie certainement pas la même chose que pour Sénéchal ! Celui-ci complète son explication : Evidemment, la façon de distribuer cet air, qui va passer à travers des cordes vocales, terminer par l’émission vocale: il faut que tout cela soit soutenu par le diaphragme, tout le système musculaire du dos, dont on ne parle pas assez. On pense souvent à la respiration abdominale, il faut toujours y ajouter la respiration du dos.

Walker nous parle tout autrement de la respiration : Donc l'appoggio... on entend tellement d'aberrations et d'inepties à ce sujet qu'il faut être très délicat. Chaque chanteur est extrêmement possessif avec son idée de ce qu'est sa respiration. Moi, j'aime venir à l'anatomie des choses, en parlant objectivement. Qu'est-ce qu'est le diaphragme, qu'est-ce la sangle abdominale, où est le transverse, le psoa, les obliques, où est attaché le diaphragme, sur les vertèbres

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lombaires, comment cela fonctionne, le plancher pelvien, chez un homme également... toutes ces choses-là sont parties intégrantes de l'appoggio. Encore une fois, je ne suis qu'un étudiant, mais j'essaye de choisir mes maîtres.

Comme référence pour les sensations de soutien Walker fait allusion à Lamperti: « bien avant Alexander, il avait déjà l'intuition de ce qu'est ce clash – c'est lui qui utilise ce mot – des groupes musculaires opposés. C'est l'union des opposés qui est à l'essence de l'appoggio. » (Lamperti, rappelons-nous, a basé ses théories d’après les travaux de recherche de Mandl).

Walker insiste sur une approche réflexive de l’apprentissage par incorporation : […] il faut avoir une conscience de son corps. J'encourage beaucoup mes chanteurs à faire tout ce qu'ils veulent pour développer la coordination, n'importe quel sport, si possible avec du rythme. […]. Je suis plus pour un renforcement des muscles profonds mais avec une direction. Ce n'est pas tellement le résultat qui est important, pas le "quoi" mais le "comment" des choses. Vraiment, la qualité du geste avant toute chose: là, je suis intraitable et je pense que si on arrive à leur faire goûter la qualité du "comment", ce qu'ils recherchent viendra tout naturellement à eux. Je ne crois pas du tout à une obsession d'obtenir à n'importe quel prix un résultat.

De son côté, Sarroca nous explique l’enseignement de son professeur, Claude Jean : « Il avait une technique spéciale: d'abord, on apprenait à poser sa voix, sur des syllabes. Pas que la consonne ni que la voyelle. On a des chanteurs qui n'ont qu'une "pâte vocale", c'est donc nécessaire. » Nous avons questionné Sarroca sur l’enseignement d’autres contenus d’enseignement. Au sujet de la prononciation elle insiste : Importantissime: je trouve que plus ça va et moins on comprend la plupart des chanteurs. On entend souvent une belle masse sonore, mais quand-même, la consonne, c'est l'intérêt du mot. On privilégie le son, on fantasme la bouche, la grandeur, l'espace vocal. On joue sur les décibels plus que l'intérêt de ce qu'on raconte. C'est dommage.

A notre question sur l’attaque du son, Sarroca répond en utilisant un langage imagé très suggestif : Il faudrait... comme on prend un morceau de sucre... si on n'a pas de consonne, on ne comprend rien, on n'est même pas intéressé par quelqu'un. Si on a la consonne, on prend l'autre par la main en lui disant "attention, écoutez". Si les attaques sont floues, on est pris en charge bien après le début de la phrase.

Chez la soprano, le portamento est associé au style : « Je l'admets mieux dans la musique italienne. Dans la musique française, on aime bien une propreté linéaire. » Sarroca n’exerce pas, non plus, la respiration dissociée de l’émission du son. Elle nous confirme : « Dans la phrase vocale toujours. » Elle se souvient : « Le professeur Jean disait "souffler et son en même temps", non pas blocage du souffle et puis son: à ce moment-là on pousse, c'est dangereux. […] les côtes ouvertes pour être ouvert à donner, et on ouvre le dos aussi, mais pas tellement le ventre, le plus naturel possible. » Son discours est proche de celui de Sénéchal, mais il n’y a pas de « quart de seconde d’arrêt », mais une continuité de geste entre l’inspiration et l’expiration. Ayant une voix de grand volume, Sarroca n’a pas beaucoup travaillé le trille : Pas tellement. Je n'avais pas de voix à chanter des trilles et des agilités, plutôt une voix assez grande: je n'ai chanté qu'un répertoire où il n'y avait pas de demande de trille. Et je n'ai travaillé que deux ans chez Claude Jean, je suis entrée au Conservatoire et j'ai démarré.

Elle n’exercera, non plus, la messa di voce et nous explique: « J'avais une souplesse de voix. » Parmi les chanteurs interviewés, Sarroca est parmi ceux qui regrettent le moins les « anciennes pratiques ». Pourtant, elle nous confie au sujet des chanteurs actuels : « […] on entend des gens qui sont tellement formatés qu'ils deviennent tous identiques, il me semble. A l'époque les voix étaient plus différentes. »

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Apprentissage de l’action de l’acteur Sénéchal compare l’apprentissage de l’action dramatique de nos jours, et du temps de sa jeunesse : [Dervieux] Il veillait à notre présentation. Il y avait des règles à l’époque, ces règles n’existent plus, vous savez qu’elles ont été bannies par les metteurs en scène actuels dont on peu mesurer les catastrophes et les dégâts…

Nous soulignons l’emploi du mot « présentation », la dimension esthétique est implicite. Elle est très importante pour Sénéchal qui préconise la recherche de beauté, dans l’action de chanter. Le ténor nous explique ces principes (proches de ceux que nous avons retrouvé chez Cordero, ou chez Audubert ou Delle Sedie) : La façon de se tenir sur scène, la posture, la position des jambes, pour que ce soit toujours apte à être compris du public, de façon que nous prenions toujours les poses toujours de façon relativement élégante, correctes […] jamais de face, mais toujours de trois quarts…

Sénéchal nous donne des explications de grand intérêt. Il différencie ainsi l’enseignement de Dervieux d’un enseignement en institution. Il se souvient : La transmission était faite par l’exemple… c’était tellement naturel en lui que quand il nous donnait l’exemple, il n’avait pas du tout l’air d'enseigner… [...] c'était quand-même succinct, ce n’étaient pas une classe de conservatoire, avec une technique et des règles établies.

Ensuite, il nous explique l’enseignement de l’action, au Conservatoire de Paris : A Paris, il y avait deux classes: un cours de maintien avec un ancien grand mime, aujourd'hui oublié, qui s'appelait George Vague, un grand mime. Il a enseigné au Conservatoire et c’était passionnant, la façon dont il exprimait avec son corps toutes les idées qui pouvaient traverser son esprit. On se maintenait, il fallait se tenir. Il y avait un autre cours parallèle, un cours d’expression théâtrale avec René Simon, un grand pédagogue.

Sénéchal nous donne encore des précisions : Le cours de maintien était un cours accessoire mais obligatoire, nous travaillions le répertoire, des opéras entiers. Il avait aussi ce qu'on appelait le professeur de rôle qui était chargé, suivant les directives du maître principal, de travailler un rôle entier de tel ou tel ouvrage […]. Un pianiste chef de chant. Il y avait aussi le professeur de scène qui faisait travailler les scènes assez importantes.

L’enseignement au Conservatoire était adapté, toujours d’après le ténor, au profil des élèves : Chaque chanteur avait son individualité, ils venaient avec leurs qualités et leurs moindres qualités. Ceux qui avaient du retard, le metteur en scène les faisait travailler. Certains sont plus doués pour chanter que pour le théâtre et inversement. Le professeur de scène indiquait les déplacements, ce qu'ils devaient faire. Une fois que cette mise en place était établie, il parlait ensuite de l'expression théâtrale.

Au théâtre, d’après Sénéchal : Il y avait des régisseurs qui faisaient répéter régulièrement le chanteur-acteur, pour qu'il poursuive ce qui avait été décidé au départ. Une mise en scène, ça se respecte, elle a des lignes, c'est comme un chemin qu'on doit poursuivre. Quelque fois, cela peut arriver qu'on puisse dévier; le régisseur était là pour remettre les pas du chanteur dans le droit chemin, qui avait été décidé.

Kolassi se rappelle de Grey, la mezzo grecque soulève ainsi la problématique des disques, qui transmettent uniquement le son de la voix, sans geste : Elle était extraordinaire, surtout quand il y avait des textes plus ou moins comiques […]. C'était une grande interprète. Malheureusement, ses disques ne rendent pas ses grandes qualités, parce qu'elle avait la mimique. Quand elle chantait par exemple Les gros dindons, on les voyait défiler.

Walker nous parle d’un tout autre idéal, celui d’immobilité : Déjà la verticalité: il n'y a rien de plus difficile que d'avoir une verticalité qui soit créatrice de stimulation propre à inciter une bonne coordination. Donc, dans l'idéal, c'est cette immobilité qui est tout sauf immobile. […]. Mais cette immobilité est une activité de pensée terrifiante. Je n'arrête pas de leur dire [aux étudiants] que ce n'est pas une question de position; une position c'est fixe, c'est mort. On

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aura tout le temps, quand on sera mort, de garder une position. Mais c'est de renouveler de l'intérieur par la pensée quelque chose qui doit être maintenu.

Formation des chanteurs en troupe Sarroca reconnaît qu’elle a eu beaucoup de chance d’être formée dans une troupe: « Après les deux ans au Conservatoire, j'ai été engagée au Capitole de Toulouse, puis je partie un peu à droite et à gauche, à 21 ans ». Elle explique : Je trouve malheureux qu'il n'y ait plus de troupes. Pendant sept ans, on faisait des rôles avec des chefs de chant magnifiques. On travaillait en scène, avec des chefs d'orchestre. Tout ça, c'est une expérience que les jeunes n'ont plus, hélas. C'est rare, les théâtres où il y a une troupe. Si on travaille en studio et qu'on n'expérimente pas en scène, cela ne sert pas à grand'chose. […] Par rapport à moi et à ceux qui ont débuté et ont été dans le bain tellement jeunes, ils travaillent tellement avant de commencer, ils sont tellement rodés et patinés que peut-être que ça perd le caractère, je ne sais pas.

Sarroca se rappelle de l’époque avant les metteurs en scène. Le « travail » de scène était fait avec les régisseurs au Capitole de Toulouse : […] un régisseur qui vous disait "vous entrez là, vous sortez là, vous revenez par là". Le personnage, si on est inspiré par le sujet, on est dedans quand-même. C'étaient des régisseurs qui vous mettaient en place. On répétait une semaine, pas trois.

Sarroca souligne que des troupes existent encore actuellement : Je viens d'être invité au Théâtre Marinski St. Petersburg. J'ai assisté à Eugène Oniéguin, c'était la perfection vocale, scénique. Mise en scène vieillotte, je veux bien, cela aurait pu être un peu modernisé; mais musicalement parfait, chef d'orchestre impeccable. J'ai passé une soirée absolument merveilleuse, tout était beau, équilibré. On m'a dit "C'est la troupe, nos chanteurs qui sont ici toute l'année". En France, on se plaint que l'opéra coûte cher: avec une troupe, il coûterait moins. […] Par définition, un jeune chanteur doit être épaulé par les aînés, et ainsi apprendre le métier. On ne peut pas faire autrement, c'est la transmission. Tout est là.

Sénéchal, qui a vécu ce même genre d’expérience, insiste également sur les avantages d’avoir une troupe habituée à travailler ensemble : [troupe] Le travail en troupe est absolument nécessaire. Il est impossible d’exprimer un opéra dans sa totalité, quand on engage M. X de Londres, Mme Y de Moscou, Mme Z de Rome… comment voulez- vous qu'en arrivant quelques jours avant, ils expriment l’opéra. C’est le système des stars… On va maintenant à l’opéra pour écouter les stars et artistes qui a eu la plus belle publicité, comme un dentifrice… on veut connaître. Mais le travail artistique en profondeur est sacrifié.

Sénéchal nous parle de l’apprentissage par imitation : On n'apprend pas le chant comme on apprend les mathématiques. C'est pour ça que le travail du professeur est difficile, tout est basé sur l’essence, le professeur travaille avec le corps de l’élève, et son esprit, et son intelligence. L’exemple est la manière de transmettre, l’art du chant nous est transmis par les maîtres, donc il faut montrer l’exemple. Il n’y a pas ou plus beaucoup de professeurs de chant qui montrent l’exemple, c'est très triste à dire. […] Mais comment voulez-vous que quelqu'un enseigne le chant s'il n'a pas chanté lui-même? Et je vais aller très loin: l'exécution du chant en public... il faut savoir ce que c'est que le public! Il faut avoir chanté dans une grande salle et avoir cette expérience pour pouvoir le transmettre.

Milieux didactique Kolassi nous donne des détails de grand intérêt, au sujet de comment elle travaillait une partition : Je lisais, pas seulement les textes que j'avais à chanter, mais par exemple, pour chanter les Trois chansons de Bilitis de Debussy, j'ai acheté le livre avec tous les poèmes, un autre recueil avec d'autres poèmes, toujours sur le même texte et encore je ne sais quoi. Vous comprenez, je n'ai jamais chanté quelque chose sans approfondir. La Chanson d'Eve, j'ai lu toute la correspondance de Fauré avec cette jeune fille qui lui avait inspiré cette musique. Plus le recueil de poèmes qui n'est pas de Fauré... donc je me documentais avant de chanter la moindre petite chose.

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Ainsi, pour présenter quelques pages de musique, il y avait une préparation importante, mais – Kolassi souligne – en « lecture silencieuse » : Trois mélodies de Debussy: cent pages de littérature pour rentrer dans l'atmosphère. Mais je ne les ai jamais moi-même déclamés. C'était comme ça: je lisais les textes en silence, je m'imprégnais de cette atmosphère et après, tout de suite la musique, surtout avec ces compositeurs qui avaient donné une importance capitale au texte: Fauré, Debussy, Ravel. Voilà. Pour moi, ça c'est sublime.

Kolassi, qui ne parle pas l’allemand, n’a jamais aimé chanter du Schubert : « C'est pour ça qu'en général, Schubert, au bout d'un moment, ça m'ennuie. Il arrive que le texte devienne sérieux, et parfois dramatique. Ça ne fait rien: talala... vous comprenez? ». Kolassi nous explique encore sa préférence pour la musique française : « Ma spécialité était la musique française. Je ne suis pas de culture allemande. J'ai chanté des Schubert en me disant "Irma, ce n'est pas ton job". […] Les grands Lieder, Schubert: vous avez 6 ou 7 couplets et c'est toujours la même chose. Il n'y a pas moyen de changer, d'en faire une interprétation. Vous voyez? »

Répertoire Sénéchal, dans son village natal, aborde non seulement le répertoire de musique d’église (à l’époque exclusivement en latin), mais les premières œuvres scéniques : Nos activités de la petite chorale marchaient tellement bien que nous avons dépassé notre activité pure de chorale. On a monté, toujours grâce à Claude Dervieux qui était un homme passionné, des petits ouvrages d’Offenbach, de Monsigny, de Grétry, que nous donnions en représentation dans la salle paroissiale à Taverny.

Sarroca avant l’âge de 21 ans a étudié les « grands » opéras. Elle nous raconte comment son professeur à Toulouse lui fait chanter : « Quelques arie antiche, puis Salomé, les , , Tosca, Aïda. J'ai commencé en chantant certains mezzos, à cheval avec les sopranes. » Contrairement à Kolassi, Sarroca a abordé très peu le répertoire de concert: Très peu, parce que j'en ai une peur épouvantable. En concert, on est dénudé: pas de perruque, pas de costume on est soi. Au théâtre, on n'est pas soi, il y a l'autre qui vous protège, quand-même. Il faut défendre le personnage qui est là, et on oublie un peu qu'on est là. A Bruxelles, monsieur Mortier me faisait faire des petits concerts à midi. J'ai essayé, mais ça me terrorisait un peu. A mon époque, à moins d'être très performante, on faisait moins des concerts comme maintenant.

Les interviewés et leur expérience d’enseignement Ni Kolassi, ni Sarroca ne m’ont beaucoup parlé de leur propre expérience d’enseignantes. Cette dernière nous explique : « C'est un métier difficile et ingrat, on se sent une responsabilité. » Néanmoins, Kolassi a contribué à la formation de la Callas : elle était son « chef de chant » au Conservatoire d’Athènes. Elle se rappelle: Je travaillais à l'Opéra d'Athènes comme répétitrice. C'est ce qui fait dire que j'ai été professeur de la Callas. C'est archi faux. Evidemment, tout ce qu'elle a chanté à Athènes, j'étais répétitrice, on appelle ça chef de chant. Mais je ne lui ai pas donné de leçons de chant! Je suis devenue cheffe de chant et j'ai fait travailler la Callas. Je l'ai vue se battre avec la fille qui chantait Butterfly, (juste celle-là qui avait chanté avec moi) qui avait une très jolie voix, était une bonne artiste. Naturellement, la Callas ne supportait pas que l'autre joue Butterfly. Elles se sont disputées. Et la Callas, qui avait à l'époque un langage... mais je ne peux pas vous dire […]. Comment elle est devenue apparemment distinguée, chapeau! Ceci dit, ça a été une grande artiste, surtout une grande comédienne. Et elle a eu une période où elle a vraiment bien chanté.

La Callas avait travaillé avec Elvira de Hidalgo, professeur au Conservatoire d’Athènes. Kolassi se rappelle bien de cette chanteuse, d’origine espagnole : Elle était en Grèce, elle enseignait le chant au Conservatoire, et alors cette femme qui n'était pas particulièrement musicienne était un bon professeur. C'est elle qui a formé la voix de la Callas, parce

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qu'au début, quand elle est venue des Etats-Unis, elle gueulait et c'était mal placé. De Hidalgo était une bonne chanteuse d'opéra, tous les élèves qu'elle a formés vocalement et techniquement, c'était bien. La Callas, c'est après avoir quitté de Hidalgo qu'elle a fait des bêtises parce qu'elle a voulu chanter n'importe quoi.

Nous soulignons le fait que Kolassi ne considère pas de Hidalgo comme « particulièrement musicienne », le professeur de la Callas aborde tout un autre répertoire d’opéra colorature et utilise tout autres moyens d’expression que ceux de Kolassi, qui ne valorise pas ces moyens d’expression, très éloignés de son propre langage.

Walker parle avec enthousiasme du métier d’enseignant. Il insiste toujours sur l’importance de comprendre les moyens pour arriver à des résultats : « […] on est donc dans la phénoménologie, l'attention est donc toujours sur le chanteur: qu'est-ce que tu as senti, qu'est- ce que tu viens de faire. » Il nous parle de la complexité du chant, et du travail qu’il fait avec ses étudiants au Conservatoire de Paris : Les aider à formuler avec leurs propres mots cette chose tellement ineffable et éthérée qu'est le chant, tellement mystérieux, où est-il, commence par quoi... beaucoup de gens travaillent le chant sur le résultat sonore, alors qu'à mon sens, c'est souvent trop tard, c'est le dernier maillon d’une réaction en chaîne. Ce n'est pas en travaillant sur la fin qu'on arrive à faire quelque chose. Comment le son est arrivé à cette expression-là. […]

Walker base son enseignement sur le développement des sensations corporelles : Donc, je pense que pour être un grand chanteur, il faut avoir une perception sensorielle tout à fait fiable, et là est le grand problème. Beaucoup de chanteurs croient faire des choses et ils les font soit beaucoup trop: l'exagération crée un déséquilibre; ou pas du tout. Par exemple, il y a souvent un mélange terrible dans le schéma corporel de l'indépendance de la langue par rapport à la mâchoire. Beaucoup de chanteurs confondent. Afin de libérer totalement cette chose très importante qu'est le voile du palais, idéalement il ne faudrait pas qu'on s'en occupe. Mais si on a une langue extrêmement paresseuse et raide, elle pré-conditionne négativement le voile du palais. C'est un exemple. Plein de chanteurs croient qu'ils ont la langue et la mâchoire tout à fait libres, or ce n'est pas le cas.

Walker en parallèle se soucie de « comprendre », de manière rationnelle les « mécanismes » du chant. Il nous surprend pourtant, en ayant recours à tout un autre discours : […] j'ai des mains qui ont été entraînées, elles sont intelligentes, et ce que je n'arrive pas à dire avec mes mots, j'essaye par une attitude intérieure; on ne peut pas toucher les étudiants sans d'abord revenir à soi et être dans ses propres directions. Donc en principe, si on fait bien son travail, la pose des mains est simplement un rappel à nous d'abord, ensuite à l'étudiant: où sont nos directions, où est notre dos, où sont nos appuis. C'est un rappel mutuel de comment optimaliser l'ouverture de cette énergie. Voilà, je fais de l'Alexander mais je n'en parle jamais, plein de gens sont allergiques. Malheureusement, c'est comme les professeurs de chant, il y en a des bons et des moins bons. Je n'en parle pas mais il est au cœur de mon travail. Je trouve que le chant est un travail de résonance: travailler le vide, une concavité; et la concavité est positive, étayée, pensée, soutenue, maintenue, crée un appel et je pense que la projection est une cerise sur le gâteau, quelque chose qui vient après. Si la résonance est bien intégrée, la projection en découle tout naturellement; pas en étant obsédé de la projection.

Walker conclut : J'ai la chance de continuer à travailler avec des jeunes pleins de talent et ça me garde jeune, ma passion est intacte et bon... j'ai le défaut de ma passion: je suis excessif par moments, mais ça me permet de me maintenir, j'adore ce que je fais et je pense que ça se sent. Je continue à travailler, à chercher, à étudier et je partage cela avec mes étudiants. Dès que j'ai une amie qui est une star dans le métier ou quelqu'un d'aussi remarquable que Janine Reiss qui me fait l'amitié de venir au sein de la classe [...]. Tous dans la même famille, jeunes, vieux... Toute cette quête et cet amour du chant. On peut tous apprendre les uns des autres, chacun son chemin, je pense que personne ne détient la vérité.

Sénéchal nous explique la problématique soulevée par les différents élèves: Il ne faut pas oublier qu'un apprenti chanteur n’est pas toujours considéré comme vierge, il n’a pas nécessairement tout à apprendre, il y a des gens qui sont nés acteurs, d’autres nés chanteurs – j’ai eu un

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cas absolument extraordinaire, Roberto Alagna – j’ai dirigé l’Ecole de l’Opéra pendant 14 ans, toujours en chantant, en exerçant ma carrière. Quand le ministre m'a nommé, je lui ai dit d'accord, mais j'enseigne en même temps et je vous préviens que je continue à chanter. J'ai été considéré par tous les élèves de l’époque comme leur grand frère aîné, qui leur montrait comment il fallait faire. C'était merveilleux, il y avait une ambiance dans cette école absolument unique, la grande famille. Nous avons formé la plupart des chanteurs français actuels, Nathalie Dessay…

Le chant d’autrefois Sénéchal nous parle des transformations des pratiques : La musique, les compositeurs ont changé, tout a changé quand le chant vériste est apparu, on a eu besoin de respirer différemment. Vous avez un exemple d’une chanteuse âgée, qui chante merveilleusement comme une jeune fille, qui est Mme Gruberova. Elle pratique exactement ce chant d’autrefois, on a l’impression si on l’écoute que c'est une jeune fille. Elle a conservé sa voix d'une façon extraordinaire. Avec toujours le contrôle de la vibration étroite, pas large, qui doit être présent.

Conclusions

Les chanteurs rencontrés en France sont d’origines diverses : Paris a fonctionné comme un pôle culturel. L’apprentissage du chant se fait chez les chanteurs plus âgés par « immersion » ; Kolassi, enfant, chante des airs parmi les plus difficiles, en imitant des disques, avant d’ « apprendre » la musique ; Sénéchal, à 16 ans, « sait » chanter des solos dans son chœur ; Sarroca réussit son entrée au Conservatoire, et c’est ensuite qu’elle commence à avoir « peur des aigus ». Ces chanteurs ont en commun qu’ils « baignent » tous, dès leur petite enfance, dans un univers sonore musical qui chante.

Plus tard, Kolassi accompagne les classes de chant, elle n’a que 14 ans, mais apprend les différents airs et mélodies du répertoire (apprentissage qui nous rappelle celui de Viardot- García).

L’enseignement hors institution semble très différent, d’après Sénéchal, de celui fait au Conservatoire. Dans cette école il y a des cahiers d’exercices, des principes, et toute une structure d’apprentissage très différente de celle qu’il reçoit de son premier professeur, Dervieux. L’apprentissage de l’action, au Conservatoire de Paris, bénéficie toujours de maîtres spécialisés, comme au XIXe siècle.

Kolassi a appris d’autres artistes comme Grey, qui lui transmettent ce qu’elle avait, à son tour, appris directement de Ravel. Nous établissons ainsi différentes lignées d’apprentissage. D’autres chanteurs apprennent directement sur scène, et disposent également de modèles devant eux : les chanteurs qui ont été formés dans des troupes, regrettent que cette possibilité ne soit plus donnée aux jeunes, de nos jours. En effet, ils ont eu la possibilité d’apprendre directement sur scène des grands rôles, qu’actuellement les jeunes n’abordent généralement qu’après beaucoup d’années de travail.

Nous retrouvons des professeurs qui n’enseignent « aucune technique, rien du tout. » comme Karadja qui forme Kolassi. Nous nous demandons qu’est-ce que ces professeurs ont appris à ces élèves ? Probablement des savoirs que du fait de ne pas être verbalisés ou expliqués, n’ont pas laisse d’autre trace que l’incorporation, hors de la conscience d’une mémoire structurée. Pourtant, des apprentissages essentiels !

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Certains chanteurs, comme Sénéchal, ont une grande capacité verbale pour expliquer leur apprentissage et les contenus d’enseignement qu’ils ont reçu : ils ont beaucoup réfléchit à leur sujet. D’autres, ont plus de difficulté à trouver les mots : cela ne signifie pas pourtant, qu’ils « savent » moins.

Walker utilise un discours qui est le reflet de tout le questionnement d’une génération – beaucoup plus jeune – qui a cherché une autre approche du phénomène vocal : par la compréhension des mécanismes, et en même temps, par la recherche de sensations, et l’usage d’autres techniques, comme celles de relaxation, absentes du discours des chanteurs plus âgés. Nous remarquons, chez Walker, qu’au sujet de la respiration il nomme des séries de muscles, mais ne parle pas d’un choix de mouvement respiratoire. Il ne fait pas, non plus, des liens avec l’expression (même s’il est fort probable qu’il les fasse, dans la pratique). Par contre, Sénéchal ou Sarroca associent l’expression à la respiration.

Kolassi nous montre le geste (en nous invitant à mettre nos mains sur son thorax), elle l’a probablement appris – comme elle nous a montré – de Karadja. Kolassi base néanmoins tout l’apprentissage sur la lecture silencieuse des poèmes.

Parmi les contenus d’apprentissage, la focalisation du son évoquée par Sénéchal, le texte reste très important pour tous ces chanteurs : il est à l’origine des choix expressifs.

En France, et dans des pays influencés par sa culture, le coup de glotte ne semble plus pratiqué, non plus l’exercice des sons filés. Le trille et les agilités restent réservés aux voix « légères ». Le portamento à un répertoire particulier (italien).

En ce qui concerne le travail du répertoire, nous sommes étonnés du fait que Sarroca ou Sénéchal abordent très jeunes les grands rôles de l’opéra. Ceux invoqués par Sarroca sont censés être « dangereux » pour des voix si jeunes : il est fort probable qu’elle les chantait avec une émission de voix et une technique de soutien beaucoup plus « légères » que de nos jours.

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Annexe 1, N° 2

Des chanteurs rencontrés en Suisse

Chanteurs interviewés en Suisse : Michel Corboz (1934). 18.03.2008 Hugues Cuénod (1902-2010) 22.02.2008 Marie-Lise de Montmollin (1918) 17.11.2008 Jakob Staempfli (1934-2014). 31.03.2008 Rachel Székely (1934). 13.10.2007 Eric Tappy (1931) 08.02.2008

Nous avons rencontré six chanteurs en Suisse, l’un d’entre eux, Michel Corboz, est également chef de chœurs. Tous sont natifs de ce pays, excepté Rachel Székely qui est d’origine roumaine. Parmi les chanteurs que nous avons questionné Hughes Cuénod (1902-2010) est celui le plus âgé d’entre tous.

De l’apprentissage De même que chez les chanteurs interviewés à Paris, nous identifions un premier apprentissage par immersion, dans un milieu familial. Eric Tappy s’en souvient de son premier apprentissage du chant : « […] il y a un entourage familial très important dont on parle peu. […] Mes parents chantaient dans des chœurs, ma mère était institutrice. » Le ténor nous décrit les dimanches en famille : C’était chez ma tante, la mère d'André Charlet. C'était convivial, les liens de famille étaient très resserrés à cette époque: il n'y avait pas de télévision, ni DVD et encore très peu de radios qui étaient des gros meubles pas transportables. Le plaisir principal était de se retrouver en famille. […] C'était après un repas, Lucien Charlet (père d'André) se mettait au violon, il était chef de chœur.[…] André au piano, il y avait sa sœur Claudine, ma mère commençait à entonner, elle avait une très jolie voix de soprano. […] on chantait toutes les chansons populaires, suisses mais aussi d'autres pays, qu'on entendait à la radio: des mélodies irlandaises, des chants italiens que tout le monde fredonnait.

La famille Tappy écoute également de la musique enregistrée : C'était un gramophone, avec le pavillon, un meuble mesurait 1m50 de haut, que mon père avait acheté à la Riponne et porté sur ses épaules. Nous avons eu plus tard une radio, un gros poste avec des gros boutons. J'avais 7 ans, en 1938. […]Même maintenant, j'ai une installation qui ferait sourire certains: je n'ai jamais eu une telle nécessité d'écouter des disques.

Tappy conclut : « Mais quand on est actif, on écoute moins de disques que celui a besoin de se changer les idées. Et on a besoin de silence. »

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C’est à l’Ecole normale (formation d’instituteur) qu’il reçoit ses premiers cours. Tappy précise : Ce n'étaient pas des leçons de chant mais des leçons de musique. J'ai eu la chance de tomber sur Hermann Lang. Tous les Suisses le citent, certains l'ont haï, d'autres l'ont adoré. C'était un homme, je pense, amoureux fou de la musique et du chant. Etant amoureux sans toujours maîtriser certaines choses, il en souffrait et faisait souffrir les autres pour leur faire découvrir ce même amour.

Tappy réfléchit à voix haute sur ce qu’il a appris avec Lang : Peut-être pas le chant, mais la rigueur d'un travail bien fait, une volonté d'aller profondément comprendre des choses pour, peut-être, le bonheur de sa vie. Lui ne l'avait jamais découvert; d'ailleurs moi je découvre le vrai bonheur peut-être maintenant, c'est quand on quitte un métier qu'on découvre le bonheur qu'on peut en tirer. Mais au moment où on le fait, on n'a pas le temps d'être heureux.

Nous parlons du « plaisir » de chanter, Tappy insiste: « Schwarzkopf disait que le mot "plaisir" était à bannir de tout professionnel, j'ai des références comme Anderson qui disait aussi cela. Le bonheur et la plénitude, c'est autre chose que le mot "plaisir". » Ses propos contrastent avec ceux de Hughes Cuénod, âgé de 106 ans et qui nous affirme : « J'ai eu du plaisir à chanter. Si je n'avais pas eu de plaisir, je n'aurais pas chanté. »

Tappy nous décrit le travail avec Lang : Enormément de solfège qui étaient dans un livre qu'il avait fait lui-même qui s'appelait Initiation par les thèmes des maîtres. Maintenant, on cracherait mentalement sur tous ces bouquins... En attendant, on les fredonnait dans la rue (il chante) c'était devenu un jeu, un plaisir, une nécessité, une joie au travers d'un homme qui en souffrait lui-même, mais qui savait l'enseigner. Donc, solfège archi-important, déjà à l'école primaire.

Mais c’est un autre professeur, Piguet, qui l’encourage à faire du chant : La toute dernière année, je crois qu'il est mort et est venu M. Robert Piguet, enfin un autre. Quand il a entendu ma voix, il m'a dit "Il faut chanter, travailler votre voix". Je n'y pensais pas, mais j'avais déjà des petits rôles de soliste dans les chœurs, avec André Charlet.

Tappy insiste sur le fait : « Je n'ai jamais eu de leçons de chant avant d'avoir 20 ans, au Conservatoire. Je n'ai jamais chanté avec quelqu'un qui me corrigeait tout seul, j'ai chanté seul et me débrouillais avec mes connaissances du chant choral ». Son témoignage nous rappelle celui de Sénéchal.

La première rencontre avec Carpi, se fait à Genève. Tappy est impressionné par l’allure de son futur maître : Il avait déjà plus de 60 ans quand je l'ai connu. C'était un collègue de Caruso, ils passaient des vacances ensemble, vous voyez un peu l'époque. Alors je suis allé à Genève et j'ai découvert un homme du passé vivant dans le présent: rutilant, italienissime, complet avec pochette débordant sur la veste, arrivant au Conservatoire avec le chapeau rabaissé sur une oreille, une allure magnifique. En même temps, une dignité, il se tenait admirablement bien, ce type m'a impressionné par son attitude. Il m'a dit "Je vais vous écouter et vous dire si je vous accepte", c'est toujours comme-çà, et il m'a pris en classe libre, ce qui n'existe plus.

Tappy suit des cours hebdomadaires : J'allais une heure par semaine, pendant 6 ans, toujours avec le même professeur, je n'ai jamais voulu prendre quelqu'un d'autre. Je comprenais ce qu'il voulait et surtout j'admettais (parce que j'avais vécu comme cela depuis l'âge de 7 ou 8 ans dans la famille) les exigences qu'il avait.

Le ténor nous parle encore de son maître, Carpi : J’ai découvert que c'était un homme qui ne connaissait presque rien à la musique et il me l'a dit lui- même avec son accent italien: "Je suis chanteur d'opéra italien et je ne connais pas beaucoup votre musique", quand je lui disais que j'allais chanter un air de cantate de Bach. Mais il me disait de le lui

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chanter et me disait "Vous pouvez le faire" car il avait le sens, non pas de l'histoire de la musique, de Bach, Mozart etc., mais le sens du bien chanter. J'ai eu une foi absolue en lui et me suis senti très bien parce qu'il avait de grandes exigences, qu'aujourd'hui on ne peut plus avoir, les élèves ne veulent plus...

Le maître apparait comme un modèle, même si certaines compétences de celui-ci sont limitées : le jeune Tappy sait tirer profit de cet enseignement du « bien » chanter.

Nous avons eu le témoignage d’une autre élève de Carpi : Marie-Lise de Montmollin. Elle vient d’une famille dont la musique avait également une place importante : Du côté de mon père, les gens aimaient beaucoup la musique, mais ils n'étaient pas exécutants; mon père jouait du piano les doigts assez plats, mais nous accompagnait dans des tonalités faciles, le dimanche en fin de journée, tout un répertoire de chansons populaires suisse. On a tout traversé, les chants de Zofingue, du Neuchâtel suisse, Lauber, naturellement toutes les chansons des fêtes des vendanges des vignerons de Vevey, parce que notre grand-mère était veveysanne.

Montmollin trouve son premier professeur de musique chez une rythmicienne qui fait chanter ses élèves, sans pour autant enseigner la « pose » de voix : J'ai eu la chance de tomber sur Mme Sanchoz, qui était une élève d'Emile Jaques-Dalcroze et qui est venue enseigner à Neuchâtel. Alors elle nous a formés complètement, nous a enchantés dans la musique: on a monté Les belles vacances de Dalcroze, Le Feuillu et des tas de choses qui étaient merveilleuses. Voilà le départ de la musique.

Un souvenir émerge, lors de notre conversation. Encore émue, Montmollin nous parle d’une dame « élégante » qui est venu donner un récital à Neuchâtel, c’était dans les années 1930 et elle se rappelle encore : […] arrivant très chic avec un chapeau jusqu’aux yeux, une femme parisienne merveilleuse: Ninon Vallin. Elle nous a chanté naturellement S'asseoir au bord de l’eau qui passe: le charme de cette mélodie, la merveille de ce poème tout simple qui noua parlait à des âges de 12 ou 15 ans, je vous assure que c'était un événement vocal. Et ça a été un des premiers accrochages du chant pour moi. Et je la vois encore avec des yeux très bleus, sous un petit canotier, avec des tout petits bords, parce qu'elle chantait en chapeau à la répétition où elle avait aussi un renard sur les épaules.

Enfin, c’est en entendant Mme Faller, un contralto chantant Orphée de Gluck, que la jeune Montmollin – elle a quinze ans – décide de faire du chant : « Mme Faller a dit qu'on allait essayer. Et relativement vite, en 2 mois, j'avais retrouvé mon timbre et je sentais que j'avais envie de ça. » Nous constatons qu’à l’adolescence un modèle peut déclencher une passion, si le contexte est favorable à l’apprentissage. Nous pensons au film sur la Malibran qu’impressionna durablement Sarroca. Montmollin admire ses modèles et travaille pour s’y identifier.

La chanteuse nous explique plus en détail la « méthode » de Mme Faller. Celle-ci avait une manière toute particulière d’enseigner le chant : elle parlait essentiellement d’émotions. Montmollin se rappelle : J'avais des leçons deux fois par semaine, j'étais toute seule. C'était un être qui avait un grand lyrisme expressif et sa voix était très naturelle. Un être très intérieur, qui avait certainement un sentiment très profond de la source de la voix et instinctivement, c'était sa forme d'enseignement. Elle vous faisait partir de votre plus grande profondeur, je dirais que c'était son grand secret: elle est arrivée à me faire vibrer, à me faire trouver des sons et me faire trouver ma voix d'une manière dans le fond très inspirée. Ça n'était jamais très technique, c'était lyrique, expressif et vrai.

Montmollin raconte : C'était beaucoup par imitation, mais ça faisait que j'avais un peu le même timbre qu'elle. Pourquoi j'avais aimé sa voix et son Orphée, c'est que j'étais tout à fait en vibration personnelle avec elle. Donc là, je pense qu'il y avait quelque chose de très précis dans cette manière d'enseigner et dans ce contact que j'avais elle, avec lequel j'ai été pleinement heureuse.

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Mme Faller incite Montmollin à imiter d’autres modèles : Par exemple, elle m'a fait entendre des Negro Spirituals de Marianne Anderson en me disant: "Ecoute cette phrase, regarde et écoute comment elle fait, comme c'est beau". Et là, il m'est arrivé de chercher à trouver cette homogénéité d'émission et cette régularité, cette beauté du legato.

Nous retrouvons la forme d’apprentissage par imitation : l’élève, en situation de dévolution, doit trouver les moyens pour apprendre.

Au moment de la Guerre, Montmollin aurait voulu partir pour faire des études ailleurs, mais doit attendre la fin du conflit. Elle reste en Suisse et s’en souvient: Mme Faller avait rencontré une cantatrice suisse-allemande, avec laquelle elle m'a dit que je pourrais faire un travail technique plus soutenu. […] Mais elle s'y est prise d'une manière extrêmement rigide et germanique.

Montmollin découvre le travail purement technique et perd ses repères: Avoir chanté, vécu, partagé un tas de choses et devoir tout d'un coup faire pendant une demi-heure me- me-me, ma-ma-ma, sans timbre, pour l'avoir tout au bout, c'était peut-être intéressant car ça me mettait la sensation au bout de la bouche, mais il y a une manière, malgré tout, de faire sentir le nécessaire, qui était un peu difficile. On avait presque l'impression de vivre une punition.

Trois mois après, Montmollin change encore de professeur, et entre à Genève dans la classe de Rose Féart, qui était une chanteuse reconnue à l’époque. Curieusement, c’est la pianiste de Féart qui fait travailler la technique aux élèves : C'était au Conservatoire, c'étaient deux fois trois quarts d'heure par semaine, mais elle avait une accompagnatrice qui lui tenait tout, à la manière française d'arrière garde: c'est elle qui faisait faire les exercices.[…] On traversait tous les Bordoni, toutes les vocalises, les Concone... Ou alors on répétait des syllabes, ou on disait des voyelles, ou alors I-O-I-O, I-A-I-A...

Nous sommes dans un schéma où nous retrouvons une organisation proche de celle pratiquée lors de la fondation de l’Ecole Royale de chant (1784) : Féart s’occupe de l’enseignement du goût, et laisse le travail « ingrat » à son assistante. Néanmoins, d’après Montmollin, la pianiste ne se limitait à accompagner à l’instrument, mais donnait des conseils : « elle avait tout la manière de faire de Féart, je dirais, sans en avoir peut-être l'écoute, ce qui fait que c'était dans le fond un peu dangereux. » Pendant que la pianiste faisait travailler les élèves, Mme Féart recevait ses visites… Montmollin se rappelle : « Elle était là, attendait au fond de la classe, ou il y avait quelqu'un qui venait la voir et elle lui parlait, c'était assez désuet comme époque. »

Rachel Székely, née en Roumanie en 1934, nous raconte également, qu’elle vient d’une famille « très musicienne » : Ma mère était professeur de piano; mon père, qui n'était pas musicien professionnel, adorait la musique. Pour donner un tout petit exemple, tous les matins, je l'entendais chanter quand il faisait sa toilette, la salle de bains était à côté de mon lit. […]A l'âge de deux ans, j'ai chanté Erlkönig de Schubert et Lorelei, parce que ma mère a fait toute son éducation en allemand et elle m'a énormément chanté toutes les chansons d'enfant allemandes, mais aussi Schubert. J'avais deux ans, ce sont des mélodies difficiles. Et puis, beaucoup de chansons en hongrois, qui était d'ailleurs ma langue maternelle.

Székely apprend plus tard le piano, l’accordéon, enfin, le chant : Le chant j'ai commencé vers l'âge de 15-16 ans. Il y avait une dame, aussi à Arad, qui avait été membre du Chœur de l'opéra de Budapest. C'était une dame handicapée qui donnait des cours de piano et qui m'a proposé de me donner des cours de chant. C'était très intéressant, on n'a pas appris la technique du tout, mais j'ai chanté avec elle et je crois que c'est la seule fois dans ma vie que j'ai chanté des études de Concone […] j'ai chanté avec elle Die Schöne Müllerin, Winterreise, Schwanengesang, Frauenliebe und Leben, tous les cycles.

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Voulant rentrer au Conservatoire, Székely est rejetée à cause de ses origines : À l'âge de 18 ans, je n'ai pas réussi mon entrée dans la classe de chant au Conservatoire de Bucarest, pour deux raisons: d'abord, j'étais tellement émue que j'ai très mal chanté, et puis mon background social n'était pas très bon: je vivais dans un pays communiste et comme mon père était médecin, on venait d'un milieu qui n'était pas très reconnu.

Székely travaille plus tard avec Maria Carpi2, professeur qui – d’après la soprano – parlait peu : « elle n'a jamais parlé pendant un cours3. Elle a énormément influencé par ses gestes et elle a fait, par sa mimique, sortir ma voix. »

Nous retrouvons à nouveau, un enseignement qui se fait essentiellement par modèle.

Michel Corboz se souvient de ses premières leçons de piano à sept ans, chez son oncle André : « Je me rappelle de monter les escaliers, de lever le doigt pour peser sur la sonnette, de refaire quelques escaliers en arrière avant de revenir... ». Les leçons de piano comportaient toute une approche de la musique : Quand je suis allé chez lui la première fois, je n'ai même pas touché le piano, il m'a fait chanter des chansons, et l'accompagnement qu'il faisait sous ces chansons était extraordinaire. Mozart était moins beau. Il improvisait et c'était chaque fois différent. Il m'a donné une idée de la musique, c'était beaucoup plus que des leçons de piano. Pas trop de technique de chant, des petits exercices. Il avait lui-même pris des leçons de chant.

Corboz établi sa lignée d’apprentissage du chant, depuis son oncle, qui avait appris chez une chanteuse élève de Panzera ; pour la composition, il avait suivi les cours d’un élève de Vincent d’Indy. L’oncle André initie Corboz au chant, en lui faisant chanter des chansons : « comme En passant par la Lorraine ou A la claire fontaine. » D’après le musicien, son oncle, qui l’accompagnait au piano, improvisait à chaque fois un nouvel accompagnement : « […] selon les idées qui surgissaient du texte. J'étais très sensible à çà et je rêvais de pouvoir le faire un jour. » L’apprentissage de la musique, passe, chez l’oncle André, par celui de la composition : J'avais des exercices et des petits morceaux de piano, très faciles au début. Mais ensuite, il me demandait de composer une mélodie, puis de lui trouver un accompagnement. Il me parlait de modulations: j'avais un peu honte de lui demander des choses qui lui paraissaient élémentaires et à moi savantes. Nous retrouvons une approche semblable à celle de la formation du musico. Pourtant, cet oncle était, toujours d’après Corboz, très occupé : Il me voyait une fois par semaine, pendant une heure. Des fois, il était insupportable: il avait tellement de soucis, il était encore professeur et pas seulement de musique. Il enseignait la dactylographie, le français, avec des piles de cahiers qu'il lui arrivait de corriger pendant que je jouais quelque chose au piano.

A Berne, en Suisse allemande, les choses se passent tout autrement. Né la même année que Corboz (1934), Jakob Staëmpfli commence le chant à l’âge de 14 ans chez Keller : « un professeur très intelligent qui ne m'a pas fait chanter au début dans une tessiture de plus d'une quinte […] il ne permettait pas de chanter plus que 10 minutes à la fois. J'ai travaillé comme çà 15 fois par jour.»

2 Épouse de Fernando Carpi, professeur de Montmollin et de Tappy. 3 Son témoignage nous a rappelé celui du ténor hollandais Jan Blinkof, qui nous raconta comment il avait étudié à Rome chez Luigi Ricci. Ce professeur lui donnait des cours gratuits tous les jours. Pendant une année il n’a pratiquement rien dit, faisait de temps en temps un geste d’approbation, et le laissait chanter. 27

Le professeur de Stampfli a une approche d’élémentarisation des savoirs et lui permet uniquement de chanter sur des voyelles. Nous sommes très loin des formes d’apprentissage précédentes ! Staempfli s’en souvient : Pendant deux ans et demi, je n'ai fait que du travail pour mettre la voix à point. C'est dur pour les Bernois, parce que le patois bernois, c'est horrible, tellement guttural. Alors, j'ai dû apprendre à mettre la chose aux dents et ne pas trop ouvrir pour que ça ne tombe pas.

Au Conservatoire de Berne, Staëmpfli reçoit une formation complète. Staëmpfli chante « naturellement » : Si j'entends les enregistrements que j'ai depuis que j'avais 15 ans, on voit très bien le développement, je me rends bien compte que j'étais vraiment doué, que ça allait très bien de soi-même. Il ne faut surtout pas parler à un élève sur une chose qui fonctionne, il faut le laisser faire.

Pour le travail de la respiration, le chanteur nous confie : « Ça allait assez bien chez moi, je n'avais pas de problèmes, alors on n'en parlait pas tellement. » Après une formation de base de trois ans d’études, Keller incite le jeune Staëmpfli à quitter sa classe : Quand j'avais 18 ans, il a dit "Mon petit, il faut que tu fiches le camp, parce que si tu restes à Berne, tu n'atteindras jamais quelque chose. Tu vas être le matador ici, ce n'est pas ce qu'il faut: il faut que tu aies de la concurrence.

Paul Lohmann, un pédagogue prestigieux mutilé de guerre, était de passage à Berne. Il ne se produisait plus en public, d’après Staempfli : « Un canon a tiré sur lui, lui a complètement détruit un bras, il est resté trois jours dans un bois. Enfin, il a été trouvé et a dû être amputé du bras droit. Pour cela, le théâtre n'était plus rien pour lui. » Staempfli s’en souvient de son maître : Quand j'ai commencé chez lui, il a fait encore une fois un récital à la Radio suisse en direct. Il avait 39 de fièvre. On lui a fait écouter un enregistrement et il a tout de suite arrêté de chanter, estimant qu'il aurait dû dominer sa voix avec la fièvre. Il avait 61 ans.

Professeur de la Haute Ecole de Berlin, nous Staempfli remonte dans sa lignée d’apprentissage : Lohmann avait été élève de Scheidemantel, un élève de Stockhausen, chanteur formé par García fils. Sa femme, Martinssen, avait eu comme professeur de chant une hollandaise, Meshad, élève également de García fils. Staëmpfli, âgé de 18 ans, part à Frankfurt, pour suivre ce maître, Lohmann.

Nous avons interrogé Staempfli au sujet de la manière de travailler du couple, Martinssen et Lohmann : […] aussi bien madame Martinssen que Lohmann m'ont défendu de lire des traités sur le chant. Ils m'ont dit: "Si tu commence à lire ces livres-là, tu fais la même chose qu'un étudiant de médecine, qui dans les premiers semestres est dans la pathologie et commence à sentir tous les symptômes de toutes les maladies. Nous allons travailler avec toi dès que tu es sûr de ce que tu fais. Alors, ça a doucement commencé, on m'avait dit: "Si tu chantes ce piano sur la voyelle, on appelle ça Kopfichkeit ou Kopfstimme. Fais-le! Fais le contraire! Ça s'appelle Bruststimme. Et si tu chantes des choses très métalliques, c'est Mittelstimme. Ce sont des noms, tu n'as pas à t'en occuper: tu t'occupes que le son soit absolument le même d'en bas jusqu'en haut.

Soulignons le fait, que ces professeurs travaillent à partir du résultat sonore.

Nous parlons d’un autre type d’apprentissage : celui de la performance. Très jeune, Staempfli a l’occasion de se produire à la Radio. Un demi-siècle plus tard, il nous raconte : […] je peux vous dire que la Radio m'a beaucoup aidé. Toutes les deux semaines, j'avais une émission en direct, et le premier qui m'a engagé était chef de la Radio à Lausanne. J'étais encore étudiant, c'était en 1955, j'avais 21 ans.

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Tappy a également bénéficié des engagements à la Radio, et considère que cette activité a fortement contribué à sa formation : La Radio avait cette mission et j'ai fait des quantités... j'étais payé 100 fr, si on met au goût du jour peut- être 500 fr, cela me permettait de prendre le train pour Genève 4 fois par mois. On faisait du Rameau, j'ai fait Pygmalion.

Le ténor nous explique comment chaque Radio cantonale avait ses préférences au niveau du répertoire : Il y avait Radio Genève et Radio Lausanne, à 60 km de distance. Genève était spécialisée dans les opéras et opérettes, et Lausanne dans la musique classique. On enregistrait en studio: j'ai fait le Roi David, des lieder…

Nous avons recueilli un dernier témoignage d’apprentissage, celui de Cuénod. Il fait également allusion à ses proches : Ma famille n'est pas du tout musicienne. On m'a emmené comme petit garçon, je me rappelle très bien qu'un grand orchestre de Paris était venu à la Cathédrale de Lausanne et donnait entre autres la 5ème de Debussy. Mon grand-père, qui aimait bien la musique a dit. "Tu dois entendre la 5ème de Debussy, c'est une si belle chose". Il m'avait pris par la main, m'avait conduit à la Cathédrale de Lausanne. C'est sûrement le fait que mon grand-père avait trouvé ça important et m'avait pris avec lui qui a fait quelque chose.

Cuénod voulait être pianiste, il nous explique comment il est devenu chanteur : J'étais un élève de piano. Quand on travaillait le piano en vue d'un diplôme, il fallait prendre autre chose: histoire de la musique, composition, et on m'a demandé si je voulais le violon, le violoncelle ou le chant. J'ai dit. "Je prends le chant". Et c'est comme ça que j'ai commencé. J'avais l'idée de faire une carrière de pianiste, et comme j'étais paresseux... et je pensais bien que je ne ferais pas carrière avec le piano. Alors la voix s'est développée peu à peu, j'ai fait un premier petit examen de chant. On a dit que je n'avais pas beaucoup de voix mais que je chantais assez bien. Et alors au lieu de continuer avec le piano comme principal, j'ai fait le chant, avec les examens au bout de trois ans. On m'a envoyé à Vienne [entre 1925 et 1927] chez un professeur: il y avait un baryton de Bâle qui revenait de là et qui m'avait dit d'aller chez Mme Singer - Burian, une merveilleuse personne, très gentille. Alors, j'ai été chez elle, elle m'a façonné un peu la voix de ténor. Ensuite, je suis parti pour Paris...

Vu son grand âge, Cuénod nous parle de chanteurs nés au XIXe siècle, qu’il a bien connu et qui ont constitué des modèles du « bien » faire : J'ai chanté un duo avec Elisabeth Schumann [1888-1952] dans un concert à Paris, une merveilleuse chanteuse. Quand j'ai fait mes études à Vienne, elle chantait à l'opéra. Il y avait Lotte Lehmann [1888- 1976]. Maria Jeritza [1887-1972] faisait de grands gestes. J'ai même chanté une fois avec Mattia Battistini [1856-1928], à Vienne.

Contenus d’enseignement concernant l’émission du son Position de la bouche Corboz se rappelle de l’enseignement de Kaelin : Pierre Kaelin me faisait faire des exercices de chant. Dans son livre du chef de chœur, il y a une vingtaine de pages consacrées au son: la bouche en pavillon, contrairement à la technique française.

Plus tard, Corboz travaille chez Juliette Bise, à Fribourg et à Lausanne : J'étais censé arriver en ayant la voix chaude. Mais il y avait des exercices, j'avais un cahier Concone. Il fallait respirer par le bas ventre, surtout pour les aigus, et essayer de maintenir large ici quand on diminuait le son. Et c'était toujours la bocca morta, pas le pavillon.

Pour parler de la position de la bouche (comme pour sourire), que Staempfli différencie d’une « grimace », il explique : « Si on sourit du cœur, c'est le voile du palais qui se lève. »

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Attaque du son Aucun des interviewés a appris le procédé du coup de glotte, comme il est décrit dans les anciens traités. Par contre, ils mon parlé d’autres attaques du son.

Székely se rappelle de son professeur Judith Heldig à Vienne, qui était une dame âgée (elle avait chanté avec Karajan). Heldig insistait sur le : « "Schlanker Ansatz": cette attaque... fine... je ne peux pas traduire. Tu comprends? Cette souplesse, légèreté dans l'attaque. Je crois que c'est ça qui est tellement important pour garder l'hygiène de sa voix. »

Tappy associe l’attaque du son au regard : Quand je chantais, j'ai vu qu'avant de chanter, ce qui précédait tout ce que j'allais faire était mon regard. On regarde toujours quelque chose. Donc pour moi: regard – pensée – tout cela avant l'attaque. Pas besoin de coup de glotte, car le coup de glotte est ce coup d'évolution de l'être, qui passe de sa découverte par le regard d'un objet à une pensée. C'est vrai que quand on pose son regard, on pense strictement à ce qu'on voit, ou bien il y a tout à coup un souvenir, une douleur, un bonheur de voir le soleil, la lune... donc il y a une pensée: vous remarquerez qu'une idée est là, puis une respiration qui vient. Au haut de cette respiration, appelez-la techniquement comme vous voudrez, il faudra que j'expire. Il y avait un petit processus que je n'aurais pas pu vous expliquer à ce moment-là, mais je sais que c'est comme-çà que ça se passait. Maintenant, je l'explique. C'est pour cela que je trouve que la relation au regard, c'est justement l'ouverture aux autres.

Messa di voce Tappy nous explique comment Carpi faisait faire les sons filés : On commençait avec une note tenue, avec crescendo, decrescendo. On ne parlait pas d'attaque. On appelait cela scala tenuto, en tenant la voix jusque dans l'extrême pianissimo. La voix doit supporter encore plus intensément, mais dans une intimité de plus en plus grande. Musculairement, mot que je déteste, disons humainement, corporellement, il faut être encore plus attentif dans les diminuendo et dans ces moments qui vont se terminer sur une note, et sur le début, que sur les crescendo et tout çà où de toutes façons, les choses sont placées.

A Vienne, Székely travaillé avec Heldig : « sur U qui se transforme tout de suite en A. Tu vois? Donc U-A. Et puis, elle a travaillé beaucoup d'agilités, parce que ça me manquait, mais pas avec les staccati tellement, mais des roulades gorgheggi. »

Voix de tête, de poitrine et mixte Certains, comme Staempfli, n’ont pas du travailler le registre mixte des chanteurs : il l’avait « naturellement » : Vous avez la différence entre kopfig, voix de tête, et brustig, voix de poitrine, qui n'est rien d'autre qu'une vibration des cordes vocales entières, et la voix de tête, c'est le bord. Voilà des choses comme ça, j'ai dû apprendre à faire des exercices de bord [voix de tête], toujours en piano, tandis que la voix de poitrine c'est pour le forte; mais pour un bon chanteur, ça se mélange. Justement, chez moi, ça se faisait soi-même. Je n'étais pas forcé d'apprendre comment cela fonctionnait, au début.

En ce qui concerne le classement des voix, Staëmpfli affirme : « Ce que nous avons aujourd'hui comme contraltos sont des sopranos paresseuses, en général. »

Legato Pour parler de legato, Staëmpfli utilise l’analogie concernant la continuité représentée par un ruban : […] on m'a appris déjà chez Keller mais ça venait de Lohmann, de chanter d'abord seulement les voyelles. Parce que là, on a le ruban qui reste, et après il faut mettre les consonnes de manière qu'elles n'interrompent pas, mais en fassent partie.

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Le chanteur met en lien un répertoire spécifique avec le travail du legato : « On m'a donné du Löwe, qui était tellement bien pour le legato. Au début, je ne chantais que le legato, seulement intervalle par intervalle. »

Projection du son Székely résume à deux points principaux la technique vocale : « Ce qui est important, c'est la projection de son, le son qui porte, parce qu'on peut chanter très fort et même dans une salle de conservatoire on est épaté par cette immense voix qui ne sonne pas. »

Texte Cuénod semble ignorer l’apprentissage technique, c’est l’expression contenue dans les mots qui l’a toujours guidé dans sa vocalité : Je n'ai pas fait d'exercices tels quels, mais j'ai chanté et j'ai développé la voix comme ça. Et alors on m'a dit que j'avais très peu de voix: j'ai fait une carrière très petite mais longue et par intérêt pour la musique, je n'avais pas d'intérêt pour la voix. Je voulais chanter parce que je trouvais que c'était l'expression qui convenait, interpréter des choses pour la voix. J'aimais surtout faire de la musique d'ensemble.

Cuénod nous parle du texte: Je me rappelle, c'était dans les années '20 et '30 [...]. Les chanteurs qui ont des belles voix oublient le texte, ne pensent pas au texte. C'est dommage, parce qu'en chantant avec un texte bien prononcé... on a sacrifié la prononciation à la beauté de la voix. Pour ne pas faire une note qui n'est pas très belle, ils vont mal prononcer. Je voudrais pouvoir vous dire des choses sur des chanteurs qui ne chantent plus, qui sont morts.

Il insiste : « J'ai toujours donné beaucoup d'importance à la diction [...]. Avoir le même texte dans deux différentes mélodies et les faire différemment. » Durant l’entretien, Cuénod se met à chanter une mélodie de Poulenc (J’ai traversé les ponts de Cé) et commente : C'est le texte qui sort en premier chez moi, la voix vient après. Vous comprenez, je ne peux pas être et avoir été et je suis un peu paresseux, je devrais penser un peu plus à la voix, même maintenant.

Il ajoute : « Poulenc était un grand ami, on se tutoyait, vraiment un copain. Il m'a souvent accompagné dans ses mélodies, et dans d'autres choses aussi. »

Tappy nous parle également de l’importance du texte : Il ne faut pas dire que d'articuler un texte nous prive de la beauté d'une voix, car de toutes façons, l'articulation se passe ailleurs que là où se trouvent l'esprit et la beauté. Là, c'est la bouche qui articule. Alors les yeux seront de toute façon expressifs si dans votre bouche, les mots ont un sens.

Tappy situe ainsi l’expression dans le regard, et l’articulation dans une bouche qui produit un texte.

Staempfli se rappelle de l’importance que Lohmann donnait au travail du texte : N'ayant fait que peu de répertoire en arrivant là, Lohmann m'a fait travailler terriblement du texte, il se rendait compte que j'y portais peu d'intérêt: j'avais beaucoup de plaisir avec le son. Les chanteurs qui chantaient avec une belle sonorité me plaisaient, et au fond le texte m'était totalement égal. […] Lohmann m'a fait apprendre par cœur chaque semaine une douzaine de poèmes.[…] C'était vraiment une école très dure.

Plus tard, Staempfli nous explique au sujet de Lohmann :

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Il nous a toujours expliqué ce qui se passe techniquement, si on a une certaine attitude, pour qu'on sache ce qui se passe là-dedans. Avant la guerre, il travaillait déjà beaucoup avec les phoniatres et avec les Phonetiker, les gens qui s'occupent de la phonétique d'une langue.

Chez Féart, Montmollin se rappelle d’avoir travaillé un poème mis en musique par Fauré : Elle vous engageait à le mettre à une hauteur vocale où la voix est suspendue et résonante, donc à peu près là par rapport à moi. Après, elle vous engageait à le dire avec le rythme, d'abord en cherchant les déclics des syllabes les unes par rapport aux autres. Par exemple: Que-le-fle-rde-sele Quand la fleur du soleil, avoir une vitesse acquise sur toutes ces syllabes, en même temps tenir la voix, la sonorité sur les durées, (exemples), comme les doigts qu'on travaille sur un clavier. Alors moi qui suis ... lourde, c'est un peu pénible. De son âme odorante, vous voyez que A doit partir au bout de la langue, flotter, et odorante le O se fait uniquement avec la lèvre, pas du tout de mâchoire. Et ensuite flottant pour que la résonance marche sur le AN [...]. Faire sonner toutes les nasales à une place qui est la même. Après: goutte à goutte, le G aussi en avant que possible pour que le OU soit clair, pas trop couvert, pour que goutte à goutte soit dans l'air ambiant, léger. Argile: RG extrêmement rapide. [...] Sur Or, il y a une harmonie extraordinaire qui change [...]. Qu'il n'y ait pas de chute vocale de ON vers AN [...]. Après tant de I, la plénitude du È.

Féart – d’après Montmollin – avait une manière de travailler l’émission du son « dure » : « elle m'a énormément fait travailler la déclamation, mais elle avait malheureusement une notion assez peu souple de la voix. […] Elle disait une chose terrible: "Il faut fixer le son, et ceci au coin des lèvres", c'était arrêter le son le tenir. » Montmollin garde, par contre, un souvenir enthousiaste de l’apprentissage de l’interprétation, chez son professeur : […] c'est avec elle que j'ai fait beaucoup de choses passionnantes, que j'ai travaillé Geneviève dans Pelléas, parce que j'ai eu la chance d'être prise par Ansermet pour le chanter. J'ai eu des tas d'occasions très belles, où elle m'a aidé et où j'ai eu sa générosité, son immense talent. Elle avait un sens incroyable de la noblesse de la trajectoire du mot, de la beauté du texte. Ah, c'était beau...

Féart ne parlait pas d’autre langue que le français, elle faisait travailler ses élèves surtout le répertoire en cette langue.

Plus tard, Montmollin travaille avec Carpi à Prague. Il lui fait faire les exercices de messa di voce sur : « des changements de voyelles: U-O-É, Y-É-Y-A, dans la souplesse. » Elle ne se souvient pas d’avoir beaucoup travaillé l’ « interprétation » : « Avec M. Carpi, c'était que la voix soit belle. On venait pour ça, pour trouver certains appuis. »

Dans les années 1950 à Bucarest, Székely, travaille encore les anciens procédés belcantistes: C'était la résonance de tête et la messa di voce. […] sur une seule note, une quarte sur YOU. Donc on a attaqué toujours très doucement dans la tête, on développait avec un grand crescendo et decrescendo. Il cherchait toujours aussi l'espace, il donnait ses cours dans une assez grande salle, il fallait toujours aller très loin mais jamais en force.

Contenus d’enseignement concernant la respiration Montmollin nous explique comment son premier professeur, Mme Faller, lui apprenait la respiration dans les années trente : « La première fois, elle m'a dit : "Il faut prendre l'air comme si tu avais peur". Rapide, léger. »

Székely ne se rappelle pas d’avoir appris la respiration, avant d’aborder des études supérieures : « j'étais déjà bien âgée dans les années d'apprentissage de chant quand on m'a parlé pour la première fois de comment il faut respirer. » Elle insiste : « il y a beaucoup de professeurs qui peuvent développer une voix sans explications techniques. » Tappy évoque l’apprentissage de la respiration, chez Carpi :

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Il apprenait à contrôler un suivi de mon corps, sans parler de où ça se faisait ni où ça se passait, on ne parlait pas tellement de respiration. C'est moi qui après lui posais des questions.[…] On respirait par le nez, c'était très net à l'époque.

Corboz nous raconte : « Je me souviens que Juliette nous faisait beaucoup inspirer par le nez, sur 3 ou 4 temps, puis donner un son qui pouvait durer une dizaine de temps. »

Staëmpfli se rappelle de son apprentissage de la respiration, chez Keller, que son professeur fait en chantant la messa di voce : Pendant des heures! Et en même temps, il a fait que je contrôle ce qui se passe dans l'abdomen. D'abord, h-h-h [chien] par le nez, pour ne pas dessécher, avec les mains ici. Mais une chose plus importante, il m'a toujours dit de tirer le son, pas le pousser.

La respiration est ainsi associée à l’émission du son, mais il ne s’agit pas encore de sons filés, qui seront exigés plus tard : Non, avec un son continu. J'arrivais jusqu'à 40, 45, 50 secondes. On l'a aussi beaucoup fait avec des consonnes, avec le ZZZ, on a souvent besoin de ça en allemand, le RRR, le JJJ, le VVV, on se rend bien compte si le souffle passe régulièrement et ça c'était très important. Le crescendo - decrescendo est venu après.

Contenus d’enseignement concernant l’action (pose, geste, physionomie) et la mise en scène Cuénod nous parle de ses rencontres avec les premiers metteurs en scène : Le premier metteur en scène que j'ai eu était un Allemand très connu. J'avais un petit rôle, mais il était bien travaillé. Mais j'ai été vilain, parce que j'écoutais bien ce qu'on me disait et puis je faisais autre chose. […] C'est à dire que dans les répétitions, je devais faire ce qu'on m'avait dit, sans ça il m'aurait dit: "Ah non, non!", mais au milieu d'une représentation, il ne pouvait pas tout arrêter.... il ne m'en a jamais voulu.

Il nous parle avec beaucoup d’admiration de Visconti : Visconti était vraiment un grand metteur en scène, parce qu'il avait une mise en scène un peu différente suivant l'acteur qu'il avait. Il se rendait compte qu'il y avait des choses qui ne vous convenaient pas et qu'il ne fallait pas vous forcer à les faire.

Le ténor nous parle encore des répétitions avec Stravinsky : J'ai travaillé deux ou trois fois avec Stravinsky: avec lui, je faisais ce qu'il m'avait dit. Quand on faisait quelque chose qui était un peu exagéré, ou au contraire comme il aurait voulu, s'il trouvait ça bien il le laissait faire.

Tappy, chez Carpi, est impressionné par son allure. Je l'imitais, je ne l'imitais pas mais j'ai été frappé par son attitude dans la vie: toujours droite, toujours belle, malgré son âge, les soucis; arrivant toujours dignement je dirais, il n'était pas compassé, précieux, snob, il avait une très belle tradition derrière lui, et en même temps cette tenue qui va avec ce qu'on a décidé de faire. Donc, je me tenais naturellement droit. […] Il était souvent debout, parfois assis; même quand il était assis, il me paraissait grand parce qu'il se tenait très bien toute l'heure. Je me tenais bien, il ne me demandait pas de rester immobile.

Tappy conclut : Je ne peux pas dire que j'ai appris l'interprétation avec lui... mais les conseils qu'ont peut donner sur une voix vont aussi aider à interpréter. Si on a un peu de sensibilité... on ne peut quand-même pas tout enseigner à quelqu'un. Si on donne un conseil vocal, ça entre aussi dans une espèce d'interprétation de l'œuvre. Pour moi, on ne peut pas dissocier les deux, c'est pour çà que je dis que les exercices doivent se faire dans un esprit de lyrisme intérieur.

Tappy ne dissocie pas la technique de l’interprétation.

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Mme Faller a enseignait la pose, dans les années 1930, à la jeune Montmollin : « Il y en avait une en avant, un pied en avant. Alors ça me donnait une liberté du dos. […] En même temps, ça donnait le contact du retour du son par la respiration, parce qu'on était un petit peu en diagonale. Ça, je l'ai toujours vécu, je ne l'ai pas quitté.» Plus tard, à Genève, Mme Féart engage un professeur de danse, pour ces élèves de chant : « Il nous faisait travailler des choses plutôt mimées. J'avais assez de facilité parce que j'avais fait de la rythmique, et me rappelle que Maroussia était venue voir la répétition: je devais jouer un Pierrot endormi qui se levait au clair de lune et faisait une promenade dans la forêt. Maroussia avait dit: "C'est Marie-Lise qui se promène en pensant à Pierrot, mais ça n'est pas Pierrot". J'avais bêtement cueilli une fleur, et comme il disait que l'atmosphère était très nimbée et que j'avais un costume avec des grandes manches, j'avais les bras élargis et la regardais. Elle m'a dit: "C'est de la rythmique!" ». Montmollin travaille, au Grand Théâtre de Genève, avec un metteur en scène qui avait été disciple de Théodore Appia, et qui disait, en rapport à la place sur scène des chanteurs : « "Il faut lui donner l'avantage": c'est se mettre un petit peu en avant pour écouter celui qui chante dans le sens[démonstration] Ne pas boucher la personne qui chante. ». Montmollin considère la formation actuelle des chanteurs, plus exigeante : « la quintessence du personnage, il fallait la trouver toute seule. Quand je pense ce que les gens sont préparés actuellement, pour faire de l'opéra, ce qu'ils ont comme métier, c'est magnifique. Ils ont une sécurité bien différente. »

Keller et Lohmann ne faisaient pas travailler l’action dramatique. Staempfli a appris à Frankfort avec Straub, chef de l’opéra de Darmstadt, et garde un bon souvenir de son apprentissage : A Francfort, on avait encore un de ces derniers qui était bien. On a dû apprendre à marcher une certaine distance, disons du piano jusqu'à l'armoire. "Vas y en quatre mesures, chante!" On était trop tôt ou trop tard. Sur la scène, aller du point A au point B, toujours en chantant. Et puis, il y avait un escalier. Alors, en chantant un air lent, il a fallu monter et descendre, remonter et redescendre. Et nous allions dans l'école où il y avait des escaliers, nous montions au 5ème en chantant, descendions en chantant: pour apprendre que la voix ne commence pas à trembler. On apprenait "Qu'est-ce que tu fais avec ton bras, quand est-ce que tu le lèves, quelle est l'expression qui fait lever le bras, qu'est-ce que tu fais avec ta main, à quel moment le dos de la main est vers le public, à quel moment la main ouverte, qu'est -ce que cela signifie? Comment est-ce qu'on tombe d'un escalier sans se faire mal? Comment est-ce qu'on s'assoit?" C'est difficile et ça peut être drôle. Comment mettre les pieds sur terre: le public voit les pieds à la hauteur de son nez. Si on met les pieds comme ça, c'est très drôle à voir, c'est comme les canards. Alors il faut apprendre comment marcher pour que ce ne soit pas drôle. Ils n'apprennent plus tout ça, parce que les acteurs doivent... crier... aller nus... Voyez, après avoir appris ces choses-là, ce "fond" où on apprenait que chaque mouvement devait être guidé par une volonté intérieure. Disons: "Je m'imagine que je te donne quelque chose", alors je fais ce mouvement.

D’autres pratiques nous ont surpris : avant de chanter, Staempfli ne se chauffe pas la voix. Il nous explique : Je pouvais me lever à 4 heures du matin, sortir du lit et ma voix était là, parce que j'ai appris la tenue corporelle pour faire partir la voix. Alors, si vous vous mettez en bonne tenue, vous n'avez pas besoins de vous chauffer longtemps, car si vous avez le tonus juste, ça vient tout de suite.

Staempfli nous raconte en détail, comment Lohmann lui avait appris l’interprétation d’un Lied de Cornelius, à Frankfurt : Le premier cycle de Lieder que j'ai chanté était de Peter Cornelius. Le premier des 5 ou 6 chants dit "J'ai perdu om amour, tout est perdu". Alors j'ai apporté çà à Lohmann qui m'a dit: "...tu n'as aucune idée dans quel état est cette personne. Si on a perdu quelqu'un, choqué par la mort, on est paralysé. Alors, chante-le comme ça". La semaine suivante, je lui ai rechanté, il m'a dit. "Ça m'ennuie si tu chantes comme ça. Aucun tempérament. Il y a des gens, quand quelqu'un est mort, qui sont furieux contre le destin, et tu vas mettre cela d'une autre manière!" J'ai essayé, il a écouté et a dit: "Oui, c'est une

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possibilité, mais la mélancolie? C'est différent de celui qui est paralysé! Et le mélancolique est tout différent de celui qui est en colère!" Encore une semaine... J'en avais marre. Pendant un semestre, il n'a jamais été content. A la fin je me suis dit sacré tonnerre, qu'est-ce que je dois faire, maintenant? Il m'a dit. "Voilà, c'est ton affaire, ton imagination, mais il faut être capable de toutes ces imaginations-là pour que tu te plonges dans ces différentes caractéristiques de ce que sent l'autre. Tu vas choisir, tu vas voir et peut-être que dans ta vie, tu vas changer".

Cuénod (qui se chauffait la voix en lisant le journal à haute voix) nous raconte de son expérience comme chanteur d’opéra : « J'ai chanté trois opéras à la Scala: Wozzek, Rosenkavalier un petit rôle dans le second acte, et les Noces de Figaro avec Visconti. C'était un très chic type, très cultivé. »

De ce que représentent le belcanto et le chant, en général Tappy nous parle du chant comme « moyen de communiquer » : Quand on ne peut plus exprimer quelque chose avec les mots, c'est là que commence la musique. Cela veut dire que les mots prennent aussi la couleur de la musique et on aura un troisième langage. Ni le langage musical, ni le langage des mots, mais un troisième qui est celui du chant. Je dis que le chant commence au-delà des mots.

Au sujet de l’émotion, Tappy affirme : L’émotion n'est pas le moteur du chant. Le moteur du chant doit être strictement la partition, la musique, les paroles, et c'est tout. Et après, vous verrez si l'émotion naît.[…] il ne faut surtout pas que l'élève ait l'impression qu'il doit mettre une émotion.[…] L'artiste sur scène n'est pas bouleversé lui- même. Si vous êtes bouleversée, votre voix va être bouleversée; si vous vous mettez en colère, elle va se mettre en colère et va se casser; si vous pleurez, elle va pleurer et vous n'intéresserez personne. On doit dominer justement cela. On ne travaille pas sur une émotion, elle va naître.

Staempfli se plaint du manque d’intérêt de certaines Hautes Ecoles pour les pratiques anciennes, et nous raconte : Vous savez, Horst Gunther qui a 92 ans [né en 1913] a je crois la plus grande bibliothèque mondiale de traités de chant: en français, anglais, allemand et italien. Si on cherchait quelque chose, on allait chez lui. Il voulait en faire cadeau à une haute école de musique. Ni à Freiburg-in-B., ni à Bâle, ni à Berne, ni à Lausanne ils ne se sont montrés intéressés, c'était trop spécialisé. Si vous voyiez ces bibliothécaires... Et la folie, c'est que maintenant, c'est en Amérique où il a beaucoup enseigné! Eux, ils étaient tout de suite enthousiasmés!

Staempfli fait référence au mythe de la « feuille de Porpora » : « C'est comme ça que j'explique cette feuille de Porpora. Et si on voit qu'ils ont travaillé pendant 7-8 ans, ils ont compris la composition, appris les instruments et ils ont fait ça. »

Staëmpfli est très critique vis-à-vis des traditions vocales « nationales » : On disait. "Les Allemands, ils sont (lèvres en avant), et çà (lèvres étirées), c'était le belcanto". Et c'était idiot. J'ai vu des chanteurs italiens fabuleux comme Bergonzi par exemple, qui était toujours avec la bouche ronde. C'est la terrible simplification.

Le chanteur commente : « On ne parlait pas d'un bon chanteur par sa belle voix, mais il fallait qu'il ait du goût, et pour avoir du goût, il faut avoir un horizon un peu plus ouvert. » Il ajoute : Les chanteurs les plus bêtes que j'ai rencontrés, ce sont les professeurs de chant, c'est incroyable. Avez- vous lu le petit cahier d’EVTA? Il y a un article de l'Association française qui a fait parler deux profs sur la respiration. Puis ils ont donné un questionnaire à tous ceux qui étaient là, demandant s'ils avaient raconté la même chose ou des choses contradictoires. 49% disent qu’ils ont raconté la même chose, contre 51%.

Staëmpfli établit des liens entre la rupture d’une certaine tradition d’enseignement et la Seconde Guerre mondiale: « tous les bons professeurs ont été chassés d'Allemagne et sont allés en Amérique! »

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Il se plaint de l’ignorance des chefs d’orchestre, en ce qui concerne les subtilités de l’émission vocale : Autrefois, un chef commençait en accompagnant les chanteurs, en leur préparant les parties. Ils faisaient la co-répétition, même Bruno Walter a encore tout accompagné lui-même au piano. Mais maintenant, ils ont les disques, avec le casque sur les oreilles, en général et sauf exception ils ne savent plus jouer du piano. Ils entendent les voix enregistrées d'une manière très peu naturelle, qui leur gueule dans les oreilles et n'apprennent pas à diriger piano. Ils font des mouvements comme des moulins à vent, j'ai souvent vu ça. Les orchestres jouent beaucoup trop fort. Après avoir entendu tout ça dans les casques, ils font comme ça avec l'orchestre, et... où est le chanteur?... Ils font ce mouvement [main contre l'oreille, pour signifier qu’ils n’entendent pas le chanteur] et pour un chanteur, c'est le pire des mouvements: immédiatement, il commence à forcer, parce qu'il croit qu'il est trop faible et tout se noie dans l'orchestre.

Au sujet du travail des metteurs en scène, Staempfli affirme : « Ce sont des imbéciles, tout ce que vous voyez là maintenant. Et si vous ne faites pas ce qu'ils veulent, vous êtes immédiatement chassé. Les jeunes sont dans une situation très difficile. » Il nous parle encore, de l’enseignement actuel dans les Hautes écoles : Justement, si les metteurs en scène sont des acteurs, ils ont d'autres critères et si vous mettez par exemple Desdemona sur un lit plat et, c'est joli à voir, elle doit mettre la tête comme ça en arrière, les cheveux blonds tombent vers le sol et il faut chanter... vraiment, il faut des imbéciles pour demander des choses comme ça. Et on demande de plus en plus, de la part des chanteurs, de l'action comme des acteurs. Si vous voyez ce qui se passe dans les écoles d'opéras, c'est impossible! Qui fait ça? Des régisseurs ratés qui n'ont plus de place à l'opéra, alors ils sont engagés aux hautes écoles et ils ont leurs idées folles qu'ils essayent de réaliser sur le dos des pauvres étudiants, au lieu de leur apprendre aussi les fondements.

Staëmpfli compare : Vous savez, au début du siècle, on allait entendre des chanteurs: Caruso, Tetrazzini, tous ces gens-là. Après, ça a été le siècle des chefs: on allait entendre le Figaro de Karajan, le Fidelio de Furtwängler, le Wozzek de Mitropoulos etc. Et puis après ça, maintenant, ce n'est plus la chose des grands chefs mais celle des metteurs en scène. Et ils ne travaillent que pour les critiques. Et plus bêtes sont les mises en scène, plus grandes sont les éloges dans les journaux. C'est fait uniquement pour les journalistes, les gens ne fréquentent plus…... C'est un développement qui est comme ça, mais comme jeune chanteur vous n'avez presque pas la possibilité de vous en tirer.

Montmollin constate : Je regarde des opéras à la télévision. Je suis frappée, dans le fond, de la beauté de certaines choses, aussi frappée de l'horreur des mises en scène actuelles, parce que je suis un peu triste de dire qu'il faille toujours inventer autre chose pour capter l'intérêt des gens. Est-ce que c'est faux?... Tout d'un coup, il peut y avoir un trait de génie. Il y a des choses très amusantes, mais alors c'est de la distraction. C'est surtout ça: actuellement, on écoute la musique autrement.

De la métaphore au langage scientifique Staëmpfli, qui est pourtant très à l’aise avec le langage « scientifique », utilise un langage très imagé pour expliquer ses sensations, au sujet de Keller il nous raconte : Il m'a dit: "Imagine-toi que ton son est fixé au mur. C'est comme un élastique, tu le tires dedans, il passe par tes pieds dans la terre, et dans la terre il y a un rouleau où il va. Alors si tu penses que tu tires ce fil élastique, il faut que tu sentes tes pieds." Alors, j'avais le contact avec le sol. Ça ne finissait pas ici ou là, ça continuait. Comme ça, j'ai fait de longues notes. Quand j'avais 14 ans, il m'a dit. "Tu as une montre, tu regardes: au début tu arrives à faire ça pendant 20 secondes, et chaque jour une seconde de plus. La semaine prochaine, je veux 30 secondes". Il a contrôlé les 30 secondes.

Nous retrouvons les 20 secondes, comme mesure de la messa di voce, mais chez Staempfli il s’agit de la durée de départ ! Au sujet de la respiration, Staemplfi poursuit : Imaginez-vous que le thorax est comme une seringue pour faire des injections: il y a le cylindre qui reste plus ou moins immobile, et puis, il y a le Kolben [piston] qui monte et descend, donc c'est ça le

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diaphragme. Si vous respirez, le diaphragme s'abaisse, on peut le voir; qu'est-ce qui se passe avec les intestins? Sont-ils compressés? Non, c'est la peau du ventre qui donne la place. Alors, ça bouge un petit peu, voilà. Si maintenant vous chantez, le diaphragme se lève légèrement; tâchez de rester comme le cylindre, le ventre va se remettre à sa place, mais sans force. Au fond, c'est un mouvement qui est absolument naturel. Regardez un chat, un chien quand il aboie, qu'est-ce qui se passe? Il ne s'agit pas de sortir le ventre ni de faire des trucs comme ça. Il donne un petit appui, mais pas immense.

Pour parler de l’importance du mouvement (élan) au moment d’émettre de chanter, Staempfli fait encore référence à son maître : Une autre chose que Keller m'a apprise, c'est l'élan. Il m'a dit: "Si tu veux monter sur ta bicyclette, il faut que tu donnes un Schwung. Si tu ne le fais pas, tu es trop lent et tu tombes." Alors, si on a donné un élan, tout le reste va par soi-même. Si on a une roue, ça va jusqu'en haut et ça retombe [mvt circulaire] et on peut s'en servir, c'est très bien dans le texte aussi. Et Lohmann m'avait dit que si dans un texte, j'avais une parole importante, il fallait donner ce mouvement là où il y avait la syllabe importante, tout le reste se faisait de soi-même. C'est surtout important chez Bach, sinon, on crève parce qu'il y a les longues phrases qui sont souvent dans une tessiture très incommode. Je dis toujours que c'est comme si on pend du toit avec les pieds en l'air. C'est difficile, et là cet élan peut vous sauver.

Staempfli nous explique le legato, en empruntant le langage imagé de Schwarzkopf : J'avais beaucoup de contacts avec Schwarzkopf les dernières années qu'elle vivait, on s'est très bien compris. Elle m'envoyait toujours les jeunes gens, elle disait ne pas pouvoir juger si un garçon ou une fille de 16 ans allait donner quelque chose. J'avais beaucoup travaillé avec des très jeunes. Elle a expliqué d'une autre manière qui me plaît beaucoup, que le legato est le fil du téléphone et les consonnes sont les oiseaux qui s'asseyent dessus, mais n'interrompent pas la fil. Donc, c'est pour ça qu'il faut travailler le soutien des consonnes, que la pression du souffle ne change pas entre la consonne et la voyelle.

Tappy nous explique ses sensations de « couverture » du son (voce coperta) : Je lui ai dit qu'à partir du fa, je ne savais pas quelle voix prendre: j'avais fait du contre-ténor, mais avec une voix de poitrine. Il m'a dit, simplement, et c'est là qu'il parlait de couverture... si le nom dérange les gens, si un élève entend "vous couvrez"... si vous mettez une couverture, le corps s'assombrit. C'est au contraire caresser quelqu'un par le haut, être bénéfique à la protection de quelque chose. Couvrir, c'est être au-dessus de quelque chose, c'est la dépasser et pouvoir la regarder par en-dessus. Alors le fa, il a dit de couvrir, c'est-à-dire "essayez que votre inspiration vous emplisse encore plus dans le crâne", voilà les mots employés. Il ne parlait pas de chanter derrière, mais j'ai compris qu'on pouvait s'emplir en chantant derrière, justement pour revenir avec une couverture qui domine l'endroit difficile, et non pas qu'il l'assombrisse ou le pousse. Lentement, en travaillant minutieusement, j'ai commencé à faire des fa qui étaient pris dans la même couleur que toute la tessiture en-dessous et qui continuaient normalement dans la même qualité. C'était une couverture j'allais dire aérienne, qui venait regarder du dessus l'endroit précis. Pour moi, une fois que le fa, fa dièse étaient passés, alors le sol, le la venaient dans le même esprit. Eventuellement le contre-ut, je n'avais pas une facilité extraordinaire, mais enfin j'en faisais. Finalement, on a un corps, mais ce corps fait partie d'un lieu, d'un milieu. Ce lieu c'est vide. Or ce vide n'est pas vide, il nous englobe, il est autour de nous. Je trouve que pour couvrir une voix, aller de plus en plus haut, avec qualité et aisance, il faut se permettre de chanter en s'appuyant sur ce vide, c'est-à- dire d'aller chercher les choses derrière nous et autour de nous; pas seulement dire attention, il faut que ça tape les tempes, sentir les oreilles vibrer.

Montmollin approche deux pratiques d’enseignement très différentes, celle de la cantatrice Féart, qui montrait surtout par l’exemple, et celle de la musicienne Maroussia, chef de chant et pianiste : Je pense que Maroussia avait des idées beaucoup plus géniales. Cela veut dire qu'elle était cultivée, essentiellement, et que sa culture était à la base de son enseignement. Si elle vous faisait sentir un texte poétique allemand, elle vous parlait de l'époque, de Heine, du désespoir. On allait beaucoup plus loin du côté de l'effet ou même de l'inspiration de la chose. Donc, pour quelqu'un qui chantait, je dirais même qu'on était trempé, imbibée de l'atmosphère de la chose. Là, on n'avait pas des détails, mais l'essentiel. Avec elle, c'était ça qui était passionnant.

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Montmollin conclut : « Maroussia, c'était une culture, un passion, une exigence, une présence, mais pas une technique vocale. De temps en temps, elle était insupportable, mais on faisait des découvertes sublimes. »

Répertoire et rapport à l’écrit Tappy affirme : En Suisse, l'opéra était très peu connu. Dans les années 50, ce n'était pas la tasse de thé des Suisses, c'étaient plutôt les oratorios qui naissaient des chorales de villages, chorales de villes, grandes, petites, où les gens aimaient chanter, surtout des ouvrages de tradition allemande. […] Je ne connaissais rien à l'opéra jusqu'à 20 ans, je n'étais pas intéressé du tout, simplement parce qu'on baignait dans cette culture plutôt germanique.

Avec Carpi, son premier professeur de chant, à vingt-ans, il découvre tout un répertoire vocal italien. Il se rappelle, après les exercices vocaux : « nous passions aux arie antiche [...] la base du travail pour Fernando Carpi, et j'ai aussi tout de suite compris que ces airs antiques n'étaient pas du tout une chose simple, parce que ça paraît simple. » Tappy nous explique, qu’à la fin de la leçon il abordait, avec Carpi, le répertoire général : Après les Arie antiche, 25 et 15 minutes, donc 40, il restait un quart d'heure pour regarder éventuellement un air que je lui apportais, parce qu'on me demandait de chanter un tout petit solo.

Chez Juliette Bise, Corboz travaille : « beaucoup de répertoire français, Fauré, et puis beaucoup de Bach, Buxtehude, Schütz à deux voix où je chantais le deuxième ténor. […] J'étais un baryton qui avait un bon aigu. »

Chez Lohmann, Staempfli aborde la musique de Bach. Son professeur lui met, néanmoins en garde : "Oui, il faut que tu fasses çà, c'est ton domaine, mais! C’est dangereux, tu es toujours dans une terrible tension chez Bach, car la manière avec laquelle il traite la voix est très instrumentale et il faut se méfier". Chaque fois que j'avais du Bach à préparer, il m'a fait chanter du Verdi, qui était absolument différent, pour ne pas perdre le corps. Le danger, si vous chantez trop de Bach, c'est que le larynx monte, tout monte.

Staempfli, selon le répertoire, a pratiqué des rapports à l’écrit très différents. Il nous explique comment lire du Schütz, dont l’écrit « manque » de certaines indications, comme le tempo : Schütz lui-même a écrit quelque part que part que si on chante un chant triste, on prend una battuta lente, et si on chante quelque chose de joyeux, on chante plus vite. Il faut se rendre compte de ce que veut dire le texte, comment on raconte la chose et d'après ça, on prend le tempo.

Le chanteur nous fait part de l’incompatibilité de pratiquer certains répertoires. Staempfli nous raconte : J'ai des élèves qui font du Wagner. Je ne sais pas si vous connaissez Hans-Peter Scheidegger, il a un cou court, c'est un type un peu "taureau". Le lied n'est pas son affaire, justement parce qu'il a fait un training avec la voix pour supporter une semaine de Ring et les représentations de Holländer la semaine suivante.

Montmollin se rappelle d’avoir entendu chanter à Elisabeth Gerri [ ?] un Lamento d’Arianna de Monteverdi, accompagné par un grand orchestre, dans une interprétation très différente à celles pratiquées de nos jours : […] j'avais une partition, mais qui avait été éditée par Respighi, qui en avait fait un arrangement où il avait ajouté des accords de neuvième et tout une orchestration énorme... le style par rapport à la musique ancienne, maintenant! Et cette femme a chanté avec orchestre. Je me rappelle: un grand air d'opéra avec des trombones, des trompettes, une richesse dramatique merveilleuse. Alors, quand on nous a tout à coup amené la nouveauté avec cet appauvrissement que représentait la sonorité de ces cordes frottées et cette grande discrétion de réalisation, c'était impressionnant. […] ...tout ça est devenu tellement plus difficile et tellement moins inspirant, souvent, plus sec. […]Et qui met certainement

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aussi en valeur des qualités de voix et une forme plus sensuelle de la vibration. Alors que maintenant, on la surveille.

Cuénod se rappelle de Felia Litvine (1860-1936) : « qui chantait Wagner en français ».

Le ténor se rappelle d’avoir chanté sous la direction de Vincent d’Indy [1851-1931]. Au début du siècle, toujours d’après Cuénod, on chantait Bach plus « lentement » que maintenant : « C'était très lent et en français. Sa façon de faire la musique ne changeait pas avec les compositeurs: ce n'était pas du Schumann, Fauré ou Bach, c'était du d'Indy. » Il témoigne d’une époque où la notion de style « authentique » n’est pas encore fixé par des musicologues et certains enregistrements sonores.

Le ténor a travaillé également avec Stravinsky, et témoigne : J'étais très jeune à ce moment-là, c'était la première fois que je faisais quelque chose d'important. Ansermet m'avait choisi pour chanter le soliste des Noces. On avait beaucoup travaillé avec Stravinsky lui-même et il y a eu cette personne remarquable qui s'appelait Maroussia. Elle avait un bon côté, très affectueuse, gentille, elle pouvait aussi être horrible... une ou deux fois... Mais je l'admirais beaucoup. Elle était la fille du pope de l'Eglise russe de Genève. C'était en français, je ne l'ai jamais fait en russe: je l'ai fait en français, en italien et en anglais.

Il nous confie que c’est la version anglaise, celle qu’il a préféré chanter. Cuénod pense, néanmoins, que le musicien doit respecter l’écrit : Je trouve qu'il ne faut jamais changer trop au texte. Si le compositeur venait nous écouter et qu'on lui demandait: "Etes-vous d'accord" peut-être qu'il dirait: "Oui, au fond". Mais je trouve qu'on prend trop de libertés.

Cuénod a beaucoup voyagé en Amérique, il se rappelle de ses débuts au Met : J'ai fait des tournées à Washington, à Boston, Philadelphie, New York, à Dallas et ensuite au Mexique (...) Au Met, où j'ai chanté pour la première fois à 86 ans, je n'avais pas du tout une voix pour les grands rôles. C'était un rôle de second ténor, avec Plácido Domingo.

Il témoigne des attentes du public américain, selon lui, différentes au public européen : Il était beaucoup moins cultivé, et pourvu qu'on ait une belle voix, on pouvait lui faire n'importe quoi. [...] N'importe quelle musique était bien pour lui, pourvu que ça convienne à sa voix.

Avec l’âge, Cuénod a profondément changé son rapport à l’écoute de la musique: J'écoute quelque fois quelque chose à la radio, mais je n'ai plus de convictions musicales, c'est à dire qu'autrefois, je savais ce qui était bien ou pas bien. Maintenant, on joue des choses très belles mais qui sont au fond souvent de la mauvaise musique. Mais elles font plaisir, alors on les écoute.

Les interviewés et leur pratique d’enseignement Tappy nous parle de son premier métier d’instituteur, et de comment l’on enseignait à chanter aux enfants, dans les classes : Le violon ou le piano était obligatoire à l'Ecole Normale. J'ai fait 12 ans de violon, pas très doué mais j'arrivais quand-même à improviser parce que j'avais une oreille déjà exercée. Le violon était une nécessité: les instituteurs des écoles de campagne n’avaient pas toujours un piano, instrument qui est cher. Un violon courant, pas un Stradivarius, n'est pas trop cher. Un instituteur qui arrivait à la campagne ou dans une montagne du canton de Vaud pouvait donner le la avec son violon puis jouer A la claire fontaine. Tous les gosses chantaient après lui et c'était formidable, un plaisir essentiel.

Staëmpfli nous parle de ses élèves, au Conservatoire :

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[…] quand Brigitte Fournier avait 15 ans, elle est venue vers moi, je l'avais en cours à Sion chez Varga. Elle chantait Aus Liebe will mein Heiland sterben de la St-Matthieu: elle chantait ça à la perfection, aucune difficulté. Tout le monde disait que c'était difficile, pour elle ce n'était rien du tout, ça allait tout seul. Après, elle a fait ses examens chez moi. Alors mon souci était de ne pas casser cette légèreté, ce qui allait de soi-même. J'ai essayé de lui donner conscience de ce qu'elle faisait, en lui disant comment s'appelle [...] je l'ai appris de Lohmann. Je l'ai fait chanter, et elle chantait si bien!

Staempfli reprend la manière de faire de ses maîtres, Martinsseen et Lohmann. Parfois, Staempfli reconnait avoir été très exigeant avec ses élèves : Je me rappelle, j'avais une fille, elle n'arrivait pas à faire le trille et j'ai été méchant avec elle: "Bon, maintenant vous avez les grandes vacances, deux mois et demi, vous allez travailler tous les jours vote trille. En octobre, vous me chantez un trille parfait sinon je vous chasse". Elle est arrivée avec un trille parfait.

Corboz affirme, au sujet de la transmission : Je pense au goût des sons, à l'amour d'un son qui est beau, parce que finalement celui qui le produit rêve de ce son, il le nourrit à sa manière qui est seulement la sienne. Dans l'enseignement, quand on a un chanteur devant soi, il faudrait découvrir ce qu'il est entrain de découvrir en lui-même, pour ne pas que mon exemple l'influence et change son esthétique. On peut lui dire "Puisque tu aimes ce son, tu peux aller encore plus dans ce sens".

A notre question sur la définition d’un « bon » enseignement, Corboz répond par un exemple, celui qu’il a reçu d’Aloÿs Fornerod : Je dirais que justement, on n'avait pas l'impression qu'il nous enseignait l'harmonie selon Aloÿs Fornerod. Il m'a demandé si je voulais qu'il me l'enseigne selon Mozart, Chopin ou Schumann, en disant que selon Bach, il en serait capable. Je lui ai dit que Bach m'intéressait par-dessus tout. Et puis j'avais acheté un livre, français, qui était une mélodie harmonisée par Messiaen à la façon de Palestrina, à la façon de Monteverdi, Bach, Mozart, Chopin... et à la façon de Messiaen. C'était extraordinaire, on voyait qu'à chaque fois, cette mélodie était habillée d'une manière originale et différente.

Székely a été un des seuls professeurs interrogés qui ont pratiqué régulièrement l’improvisation, dans la formation des élèves : Au [Conservatoire] Populaire je faisais des ateliers d'improvisation, j'ai introduit dans ma classe des cours collectifs et un thème de ces cours collectifs était l'improvisation, on a été très motivés. J'ai suivi différents professeurs, chacun a une autre méthode d'improvisation. Je crois que l'improvisation est très importante, déjà pour développer l'imagination de l'élève. Aussi, on ose faire peut-être techniquement des choses qu'on n'ose pas quand c'est écrit dans un cahier.

Cuénod regrette beaucoup de n’avoir plus la possibilité d’enseigner, malgré son âge très avancé, il nous parle avec beaucoup de lucidité : « Je voudrais bien encore donner des conseils et des leçons, mais je n'ai pas la force, et pas la force de mettre mes idées en place. Je sais très bien ce que je veux dire, mais ne trouve pas le moyen... »

Conclusions

L’apprentissage par immersion semble avoir été le déclencheur, dans un premier temps, d’un besoin de chanter, ensuite de celui d’apprendre à chanter. Cette première approche est dans un contexte de pratiques sociales de référence : les familles se réunissent pour chanter, les parents amènent les plus jeunes au concert, la radio familiale, qui contribue à donner une image conviviale de la musique comme pratique. Soulignons le fait que le premier répertoire abordé n’est pas nécessairement « classique », et que selon les régions d’origine des interviewés se sera la musique française, les ensembles vocaux, ou d’opéra qui seront pratiqués. Certaines personnalités musicales ont marqué profondément les jeunes chanteurs : Ninon Vallin, qui vient de Paris faire un récital à Neuchâtel et dont Montmollin, quatre-vingt-ans

40 après se souvient encore de son canotier et de la couleur de ses yeux ; l’allure du maître Fernando Carpi : constitué « modèle » et qui n’a pas besoin d’apprendre la posture à son élève, Tappy. Un professeur « sévère », avec un caractère « difficile », mais passionné par la musique, peut aussi marquer profondément ses jeunes élèves. Certains auront un rapport tourmenté avec l’action de chanter. Cette action ne sera pas toujours associée au plaisir, mais à un effort de recherche de perfection qui comporte un travail constant, aboutissant parfois au « bonheur » proche d’un sentiment de « plénitude ». D’autres, considèrent le plaisir comme indispensable au chant.

Pratiques d’enseignement Corboz apprend la musique dans des cours de piano, chez son oncle, où il chante et compose. Il s’agit d’un apprentissage très proche de celui reçu par les musici anciens. Il improvise ayant des connaissances harmoniques : il est encore capable de réaliser un accompagnement au chant. A l’Ecole normal, les futurs instituteurs, reçoivent une base de solfège solide. L’apprentissage se fait aussi par la mémorisation de thèmes de pièces de répertoire célèbres, que Lang édite dans un recueil : Initiation par les thèmes des maîtres.

Cet apprentissage contraste avec celui de la jeune Montmollin, où son professeur Mme Faller lui fait travailler la voix par un langage d’émotions ; ou de Székely, dont son professeur considère la technique comme un résultat de la recherche d’expression.

En Suisse Allemande, et plus tard en Allemagne, Staempfli a une approche du chant qui part essentiellement du travail du texte : il doit abandonner son « accent » bernois, et s’adapter à d’autres sonorités de la langue. Staempfli est frustré : il aime chanter…et doit travailler un texte rebelle à sa mémoire du langage parlé. L’approche est élémentarisé, Lohmann travaille des longues notes, avant d’accéder aux sons filés ; les voyelles, avant les consonnes. Le travail de la respiration est toutefois intégré à celui de l’émission du son (Staempfli respire « naturellement ») : plus tard, il prend conscience des mouvements. Ce travail très est fait en détail (Lohmann a travaillé, avant la guerre, avec des phoniatres) est pourtant combiné avec une approche « par le résultat » sonore : ce n’est qu’après obtenir le résultat que les professeurs nomment les mécanismes.

Curieusement, Corboz, doit arriver au cours de chant chez Bise, avec la « voix chaude ». Il travaille du répertoire, avec d’autres collègues, à plusieurs voix. Certaines leçons se passent en groupe.

Nous nous sommes intéressée à la fréquence des cours. Généralement les interviewés ont un cours de chant par semaine, mais Montmollin en a trois à Prague, chez Carpi : elle est à l’étranger, a des moyens pour payer ses cours, et veut bien profiter de son séjour.

Féart ne parle pas d’autre langue que le français : elle appartient à une génération qui a l’habitude de chanter le répertoire étranger traduit au français. C’est la pianiste, qu’elle engage pour accompagner ses élèves, qui réalise le travail « fastidieux » de la technique. Féart reçoit dans la salle de cours des invités, des amis, pendant que les élèves travaillent.

Carpi connait surtout le répertoire italien, les élèves doivent « adapter » ce qu’il enseigne à d’autres musiques, que Carpi n’a probablement jamais pratiqué.

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Plusieurs chanteurs différencient deux types d’approche de la voix : par les qualités d’une bella voce, et par le texte. La premières approche est associé surtout à la tradition italienne, la deuxième à la Française et à l’Allemande. Toutefois, l’approche d’une Féart est plus proche de celle des coloris propres à la prononciation des voyelles, et celle de Staempfli à l’articulation. Soulignons le fait que ce dernier associe l’articulation aussi à l’émission des voyelles, et non exclusivement des consonnes. Aucun des interviewés en Suisse a travaillé le coup de glotte, mais donnent plusieurs versions de leur propre sensation d’attaque. Par exemple, Tappy l’associe au regard.

La plupart des chanteurs ont travaillé les sons filés, parfois, sur différentes voyelles. La « suspension » du son (chant sur la résonnance), les différents registres et la « couverture » du son sont évoqués.

Cuénod nous parle de la possibilité d’avoir un même texte dans deux mélodies et de « les faire différemment ». Le texte ne suffit pas : la musique donne une dimension expressive au texte.

Montmollin a beaucoup travaillé l’interprétation des mélodies françaises par le texte avec Féart : mais il ne s’agit pas simplement d’un travail d’articulation, mais de recherche d’une sorte de sensualité du dire. Elle prend une partition et nous fait une démonstration, son visage s’illumine, elle a un visible plaisir à dire les mots, et à trouver les coloris de ces mots. Par exemple, pour « soleil » elle renforce le timbre clair de la voix, pour le mot « odorante » elle charge la nasalité des sons.

Nous n’avons pas eu de récits d’exercices de respiration désynchrétisés de l’émission de la voix : la respiration se travaille encore par l’émission de longs sons, ou par des sons filés. La plupart des interviewés ont appris à inspirer par le nez. La prise de conscience du mouvement est acquise plus tard, après l’incorporation de celui-ci.

Les interviewés ayant pratiqué la scène sont souvent très critiques vis-à-vis des mise en scène actuelles. Cuénod a assisté au changement des pratiques : il a connu les derniers régisseurs et les premiers metteurs en scène. Il nous raconte comment au moment du spectacle, les metteurs en scène ne pouvaient plus intervenir et le chanteur reprenait sa « liberté ».

Chez le interviewés, la technique et l’interprétation est souvent considérée comme un travail indissociable.

Certains interviewés, comme Montmollin, ont encore travaillé la pose comme attitude : la cantatrice reconnaît que cette attitude du corps (le poids sur une jambe) procure beaucoup d’aisance respiratoire. De même, le larynx n’est pas encore « fixé ».Certaines écoles mettent à disposition des élèves des professeurs de danse, ou des spécialistes de l’action dramatique. Staempfli nous parle du goût qu’il associe encore à l’ « intelligence » du chanteur.

Suite à nos entretiens, nous découvrons une Suisse où l’opéra est peu connue, par contre les familles, la société en général chante, des chants populaires mais aussi à la mode, ceux que l’on entend à la radio. Les musicologues n’ont pas encore imposé une notion de style à titre d’exemple, Monteverdi est chanté avec un grand orchestre et la soliste utilise son vibrato, sans retenue : personne n’est choqué, au contraire, l’on trouve que c’est beau et émouvant. Il y a une sorte de spontanéité dans la lecture de la partition, qui ne tient pas compte de ce qu’ « il faut faire ».

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Cuénod témoigne de pratiques encore plus anciennes, ou d’Indy (1851-1931) fait – indépendamment du compositeur joué, toujours « du d’Indy ». Corboz, vingt ans plus tard, apprend déjà à bien différencier les styles chez Fornerod. Cuénod se rappelle d’un public américain « moins cultivé » que l’européen. Avant la diffusion massive des enregistrements et des critiques que les accompagnent, les pratiques sociales de perception ne semblent pas encore uniformisés,

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Annexe 1, N° 3

Des chanteurs rencontrés en Italie

Chanteurs interviewés à Milan (Casa Verdi) Adela Bonay (1932) 23.06.2008 Giuseppe Catena (1927) 23.06.08 Luigia Mandelli (1922) 23.06.2008 Elena Maretto 24.06.2008 Stefania Sina (1928) 24.06.08 Lina Vasta 23.06.2008 Giuseppe Zazzetta 23.06.2008

Les chanteurs interviewés A Milan, nous avons rencontré des chanteurs italiens, sauf une exception, Adela Bonay d’origine hongroise. Ils habitent ensemble dans la maison de retraite Casa Verdi, institution fondée par le compositeur pour permettre aux musiciens, moins fortunés que lui, de vivre une retraite dans le confort. La Casa Verdi est située au cœur de Milan, de ses fenêtres ont peu voir une place avec la statue du compositeur, dedans, dans le jardin, il y a la tombe de Verdi et de son deuxième épouse. Le compositeur jouit d’une vraie vénération de la part des habitants : nous avons pu constater par le témoignage de certains d’entre eux, comme Sina (80 ans) : Notre grand Verdi, nous l'entendons partout, son âme tourne autour de nous qui l'adorons. Ma chambre donne sur la piazza Buonarroti. Tous les matins, quand je lève les stores, je dis Ciao Giuseppe! Grazie per tutto! Je le remercie tous les matins car il le mérite. C'est [cette maison] sa plus belle œuvre. Il a pensé aux autres, aux moins chanceux que lui, sinon nous ne serions pas ici.

Sina ajoute : […] il ne nous manque rien: j'ai l'ordinateur, je ne sais pas dans quelle autre maison de repos ce serait possible. Et nous pouvons sortir, aller à la Scala, au concert, au Conservatoire. Quelque fois, nous avons des billets pour le palco reale, autrement platea, ça dépend. 3 ou 4 fois par an, mais je peux aussi acheter un billet!

Cette institution contient des appartements pour les couples, des chambres, des salles pour donner des cours, avec piano, des ateliers avec l’offre d’activités très variés, qui vont de l’informatique à la peinture. Une salle de concert et une chapelle, rendent les pensionnaires presque autonomes de la vie extérieure.

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La Casa Verdi est un microcosme, on entend des voix qui chantent, qui s’exercent, en continuité.

Apprentissage de la musique et du chant Vasta se rappelle : « Ma mère avait une très belle voix, avec une couleur moelleuse. Je l'écoutais et je me suis mise à chanter des romances, des chansons. ». La soprano poursuit : « Elle m'a fait auditionner auprès une professeure: je lui ai chanté un extrait de La Traviata, accompagnée au piano, j'avais déjà la voix posée à 6 ans. Je me suis présentée au Conservatoire à 14 ans, mais j'étais trop jeune. [...] » Vasta prend alors des cours en privé chez un professeur : « Lombardi qui m'a écoutée et m'a proposé d'aller chez elle, et m'a dit "Quand tu seras grande, tu chanteras comme moi". » Vasta reçoit « deux cours d'une heure par semaine pour préparer mon entrée au Conservatoire. » La soprano nous explique comment elle a appris à chanter : « Dans sa belle maison, il y avait un très grand miroir, un piano, elle me faisait voir comment elle prenait le fiato et je l'imitais. L'attaque du son devait se faire sul fiato, car si elle se fait après, c'est inefficace. » Vasta assume les premiers rôles d’opéra très jeune : J’avais commencé à 16 ans, avec le Barbier, Rigoletto, Don Pasquale, Lucia... ceci dans tous les théâtres de province, pour avoir une expérience. On ne fait pas son expérience à La Scala, on y va quand on est déjà bon.

Sina nous parle également des théâtres de province : « […] en province, on apprend beaucoup, c'est comme la répétition générale, avant la représentation dans un théâtre plus grand, avec une expérience acquise. On y entend tous les bruits et commentaires. » Les chanteurs « apprennent » des commentaires émis par le public. Par contre, à la Scala : « Le public est en silence. »

Mandelli, c’est à l’école que le professeur de musique remarque ses « dons » musicaux : J'avais une voix claire, tout le monde me disait que je devais étudier. Une maîtresse de piano m'a écoutée (j'habitais au bord du Lac Majeur) et m'a dit qu'il y avait une enseignante à Stresa. Elle m'a accompagnée pour auditionner chez cette chanteuse. Les deux enseignantes se sont mises d'accord pour que j'apprenne les bases musicales et le piano chez l'une, et le chant chez l'autre. J'avais 16 ans.

Mandelli se rappelle encore [en 1938] de ses professeurs notamment d’Elisabetta Ottone : « Une très grande musicienne, comme on en trouve très peu aujourd'hui. Elle était déjà âgée, je ne sais pas où elle avait étudié. Elle composait et accompagnait magnifiquement au piano. » Mandelli nous explique sa formation, chez son professeur : « Elle commençait avec des vocalises, sur la voyelle I, O, puis A couverte. Je vais vous dire une chose: il faut bien assurer le médium, ensuite la voix va d'elle-même dans l'aigu. » Elle conclut : « On naît avec une voix, on la développe, on la prépare, mais il faut qu'il y ait le bon matériel... ».

Le sicilien Catena, a commencé relativement « tard » ses études, à l’âge de 20 ans (en 1947). Il se rappelle comme il chantait « faux » : Quand j'étais enfant, j'étais un « bourdon » (stonato). L'oreille a aussi besoin d'exercice et s'éduque. Maintenant, je suis intonnatissmo, j'ai écrit de la musique en langue sicilienne, en italien, pour soprano, ténor... Je pensais ne jamais pouvoir chanter. En fréquentant l'école, j'ai étudié la musique, le piano.

Catena nous explique : « Quand j'avais 6 ans, en jouant avec les autres enfants, nous nous demandions ce que nous ferions quand nous serions grands, et je répondais que je ne ferais

45 jamais de chant. Et j'ai fait le chant! » (De nos jours, nous n’imaginons pas, dans une cour de récréation des enfants proposant les mêmes choix de métier !) Catena connaîtra un seul enseignant : « Je n'en ai eu qu'un: Santo Santonocito, qui avait été chef d'orchestre, compositeur de beaux opéras, d'airs de chambre, aussi instrumentaux. Il était ténor, venait de Catane. » Chaque semaine il bénéficie de plusieurs leçons : « Deux, trois si c'était possible. »

Sina (âgée de 80 ans) considère également qu’elle a commencé « tard », à 19 ans. Pourtant elle a une voix de contralto, qui « muri » plus lentement qu’une voix légère de soprano. Elle nous explique ses débuts d’apprentissage : Je chantonnais l'Ave Maria de Schubert. Au-dessus de mon appartement habitait le professeur Tandelli, violoncelliste à la Scala. Il m'a appelée chez lui, m'a dit que j'étais contralto, une voix plutôt rare et m'a incitée à étudier le chant, en me disant que si j'avais été soprano, il ne m'aurait rien dit. J'ai donc commencé timidement avec des enseignants pris ici et là. Avec le cours du temps, j'ai appris la musique et commencé à comprendre beaucoup de choses. Puis je suis allée à l'Istituto Donizetti, mais n'y ai étudié que 2 ans, car mon proffesseur Giulia Tess, une grande chanteuse, m'a prise en privé.

Bonay, contrairement à ses collègues italiens, travaille à Budapest, en 1950, les cahiers de vocalises (Panofka, Concone) « en solfiant, avec le nom des notes ». Elle a 18 ans, dans l’Académie Franz Liszt, Bonnay elle a la possibilité de chanter dans le théâtre de l’école, avec des costumes prêtés par l’Opéra. Bonnay chante en quatre langues différentes, et ses professeurs insistent beaucoup sur l’importance du texte : elle passe des examens à Budapest où les élèves doivent lire et « convaincre », sans chanter. Catena affirme, au sujet de la diction : « La parole à moitié parlé est [déjà] à moitié chanté». La parola mezza parlata è mezza cantata.

Contenus d’enseignement : émission du son Catena nous parle d’un procédé, la sillabazione, que nous allons trouver, lors des nos entretiens… en Suisse ! Il s’agit d’une sorte de gymnastique de l’articulation qui vise l’articulation nette des mots, mais également la mémorisation du texte : Quand on prépare un concert avec différentes pièces, qu'on ne chante pas tous les jours, mais seulement si on a l'engagement de les chanter, il faut renouveler la sillabazione (les mouvements de lèvres) de telle manière que durant l'exécution, cette sillabazione devienne automatique, sans plus y penser.

Nous parlons de voce coperta (couverture des sons, c’est-à-dire, transformation du timbre, qui devient plus « sombre » dans l’aigu). Catena réagit vivement : Ce terme ne me plaît pas, car il signifie fermer le son, ce qui n'est pas beau. Certains maîtres, qui n'étaient pas des vrais maîtres, disaient que la voix devait être comme un entonnoir avec la partie étroite vers le haut. Or, c'est le contraire: la partie la plus large de l'entonnoir doit être l'apothéose, le haut. Le son doit naître petit, grandir et s'ouvrir.

Vasta et Maretto seront, parmi tous les interviewés, les seules à admettre l’utilisation de l’ancien procédé, le coup de glotte : « très léger», insiste Vasta.

Pour Vasta le portamento : « ne doit pas s'entendre trop, il doit être léger, sinon, il peut gâcher ce qui vient ensuite. Il faut le mettre sur le haut. ». En d’autres mots, le portamento est fait à partir d’un son qui part de la résonance du son, sans aucun forçage, léger. Vasta nous montre, sur une partition de Verdi, comment les portamenti sont représentés (une ligne courbe, de liaison). Elle insiste : « A l'intérieur d'un mot, pas à la fin. […] Il suffit de bien lire ce qui est écrit, mais il faut le lire bien! »

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Mandelli insiste sur l’importance du legato : Le portamento est très important: quand on auditionne quelqu'un, on peut se rendre compte de ses difficultés. Le portamento... le legato... s'il n'y a pas de legato, il n'y a pas de chant. Bellini è tutto legato et c'est difficile pour le fiato.

En ce qui concerne le trille et les agilités, Mandelli les considère comme un « don » de la « nature ». Néanmoins, on peut les développer par l’exercice, d’après la cantatrice, plus ou moins. Mandelli résume ainsi l’apprentissage du chant : « Pour chanter, il faut cinq choses: voix, musicalité, constance, persévérance, discipline. » Il s’agit d’une série probablement très ancienne : nous retrouvons l’importance donnée au travail régulier, dans les traités et méthodes du XVIIIe siècle.

Sina nous parle de l’enseignement de sa professeure, Tess : « Elle m'a enseigné la respiration, la prononciation qui est très importante, chanter piano: si on sait qu'on a de la voix et qu'on chante tout de suite fort, ensuite il n'y a plus rien. » La jeune Sina prend deux leçons par semaine : « Je n'avais pas d'argent pour en voir plus. » Ensuite, elle rencontre Gina Cigna : « avec qui j'ai étudié 3 ans avec une bourse d'études. Comme elle faisait la régie (avant la mise en scène) « j'ai fait avec elle le premier acte de Falstaff. » Sina nous rapporte la méthode d’enseignement de Cigna : « Elle faisait écouter comment elle chantait, faisait le fiato et demandait de l'imiter. Tous les élèves écoutaient, c'était ouvert à tous et ça a été une expérience de chanter et d'écouter. »

Sina est très à l’aise en répondant à notre questionnement sur la technique apprise. Elle travaille avec ses maitres sur les voyelles. « O et A. Puis sur E et I. » Pour le legato elle se rappelle d’avoir exercé longtemps des exercices « fastidieux » : « des quarts d'heure seulement avec une note, avec une voyelle, pour réussir à faire un passage. On n'en pouvait plus à la fin de la leçon. Mais ensuite on faisait l'aria. » Il s’agit fort probablement des anciens exercices, que nous avons trouvé dans la Méthode de 1803, et plus tard chez des auteurs comme García père, de liaison entre deux notes, avec différents intervalles.

Bonay nous parle du legato-portamento. Elle explique : « le portamento doit être un très beau legato, un chanteur classique ne peut pas accepter de vulgarité. Mais le public, qui ne comprend rien, adore cela. » Elle critique : « Pavarotti, marché aux puces ! » (Mercato delle pulce!).

Contenus d’enseignement : respiration Catena nous donne des précisions très intéressantes sur l’utilisation du souffle : Avec le diaphragme. Pensez qu'à la fin du XIXe ou au début du XXe, quand on apprenait le fiato [souffle], on mettait une bougie allumée devant la bouche. Si, en chantant, la flamme bougeait, on disait que le fiato n'était pas utilisé correctement. Il fallait produire le son, c'est-à-dire: le fiato devait « battre » seulement sur les cordes vocales. Ensuite, il y a des notes qui se produisent avec tout le souffle, mais seulement pour créer un effet. [Donne un exemple chanté]. Les notes basses se font di petto, alors que les aigus doivent se porter in testa; si elles se font dans la gorge, c'est faux.

Catena fait référence à des exercices très anciens (nous connaissons la variante de chanter proche de la vitre d’un miroir, qui doit rester « net » sans trace de l’haleine : c’est l’ « économie » de souffle, préconisée par les anciens chanteurs belcantistes (et probablement, bien avant le XVIe siècle). Le souffle est considéré comme moyen « expressif » : une émission « dans » le souffle peut avoir un but interprétatif, mais reste un procédé exceptionnel.

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Le ténor nous fait part de pratiques (qui nous ont été également rapportées à Lisbonne) sur l’usage de ceintures de soutien : L'homme a une manière de respirer différente de la femme: la femme utilise l'intercostale et l'homme celle du diaphragme. [...] fiato avec le nez, pas la bouche. Pour pouvoir bien utiliser il fiato, on met une ceinture de laine au moment de la représentation, ce qui aidait à comprimer le ventre, mais la majeure partie des chanteurs le font naturellement, sans forcément y penser.

Vasta préconise la respiration « abdominale » : « Ni claviculaire ni intercostale. La base est la respiration masculine (maschile), celle avec laquelle on naît: l'abdominale, basse. La pression du diaphragme doit venir de l'abdomen, pour faire sortir le son. » Nous constatons l’influence des théories de Mandl, diffusées surtout par Lamperti et Delle Sedie. Vasta précise: « Je faisais des voyelles, plutôt que des phrases: le I, le E puis le O, toutes sur la même place. »

Mandelli au lieu d’expliquer, nous montre la respiration : « Il faut respirer profondément, en bas, tranquille, je vous montre: j'attaque le son sul fiato. […] La voix monte et il faut la mettre dans le masque.» Elle nous confie : Avant de mourir, ma professeure m'a dit de ne jamais abandonner le chant ni la musique. En effet, c'est ce qui me procure encore les plus grandes joies. Il m'arrive d'appeler le docteur pour lui dire que j'ai chanté un fa...

Sina nous rapporte l’enseignement de la « célèbre » Cigna : « Le fiato doit venir sur le diaphragme qui doit devenir dur comme cette table, sur lequel toutes les notes s'appuient. […] C'était sa technique. ». Cigna n’enseignait pas la messa di voce : « Elle chantait directement, elle était très particulière: elle avait ses idées, sa manière d'enseigner, même devant sa majesté le roi peut lui importait, cela devait être comme ça. »

Bonay se rappelle de son apprentissage de la respiration en Hongrie : « Sur la table. Il [le professeur] mettait des livres sur le ventre, et il fallait respirer en soulevant les livres. » Elle ajoute : « La respiration est toujours abdominale et la couverture sert à ne pas avoir des aigus stridents. »

Contenus d’enseignement : l’action de l’acteur Vasta se rappelle des cours d’art scénique suivis au Conservatoire de Milan : Au Conservatoire, l'art scénique était enseigné par Giulia Tessa. Elle faisait voir comment se mouvoir sur scène, par imitation, avec des gestes, mais aussi en apprenant des poésies, à réciter, car chanter et réciter sont la même chose: on chante en récitant. On ne peut pas seulement chanter des notes, comme on le fait aujourd'hui, à un tempo précis. A l'opéra, je ne dis pas de faire ce que l'on veut, mais pas non plus seulement à tempo. Il faut savoir réciter, interpréter, autrement, l'opéra ne dit rien.

Vasta précise: Le professeur de scène enseignait seulement la scène, le geste, ce qu'il fallait faire. Mais selon moi, cela est naturel: si on ne l'a pas en soi, vous pouvez enseigner ce que vous voulez, il n'y a rien à faire. L'interprétation ne s'enseigne pas.

Ayant commencé à 16 ans, Vasta a fréquenté beaucoup de théâtres de province, où elle a appris le métier directement sur scène. Elle se rappelle d’arriver au dernier moment : Deux jours avec le pianiste, ensuite avec la scène. Il n'y avait pas de répétitions avec l'orchestre. Le metteur en scène nous disait où aller, sans préciser toutes les positions et attitudes qui abîment la voix. Il faut laisser faire les chanteurs!

Catena nous explique : « Le metteur en scène donne des indications, ensuite, il faut créer soi- même les mouvements des bras, tout comme ceux de la tête et le caractère des regards. »

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Mandelli chante son premier rôle d’opéra un peu plus « tard », à 23 ans, l’Elisir d’amore. Sa professeure du Conservatoire de Milan lui apprend le geste, elle affirme : « Oui, mais un artiste les fait naturellement. » Plus tard, elle travaillera à la Scala avec Visconti comme metteur en scène. Mandelli raconte : Visconti était différent de tout autre: il savait les choses, il bougeait bien, il expliquait bien, il savait ce qu'il voulait, c'était un signore. […] Il disait par exemple à la Callas de prendre telle position, de se tourner, elle le faisait mais n'avait pas besoin de tant de consignes. Tout ceci fait partie de l'histoire: maintenant, alla Scala, il faudrait tous les tuer.

Dans les théâtres de province, les spectacles étaient préparés au dernier moment : « A Catane, j'ai dû apprendre en deux jours Tebaldo en 1956. Nous répétions entre une semaine et 10 jours, d'abord avec piano, puis 2 ou 3 fois avec l'orchestre. […] Le metteur en scène indiquait aux nombreux personnages toutes les positions et les mouvements, en avant, en arrière, que nous retenions dans notre mémoire. Tout était noté. »

Bonay ne se rappelle plus de son apprentissage de l’action, dans l’Académie Franz Liszt. Elle a retenu des consignes plutôt restrictives : « Ne pas monter les mains trop haut, avoir une mesure, une certaine discrétion. »

Sina a appris la scène, d’une chanteuse à la retraite [dans cette même maison Verdi !] qui lui a appris les gestes faits quelques « quarante, quarante-cinq ans » auparavant, lors de la création de l’œuvre en 1900: Quand j'ai fait la Zazza de Leoncavallo, je parle d'il y a de si nombreuses années, je suis venue ici apprendre la scène et les gestes avec Sani qui l’avait chanté à la Scala. Elle m'a appris tous les mouvements, l'expression de la bouche, la diction, quand faire les voyelles arrondies ou les faire "eh-eh-eh", ce sont différentes situations.

Elle se souvient : « La Zaza était une mère ivrogne et devait faire certains gestes derrière la soprano, sans troubler son chant, avec des gestes légers... ». Sina nous explique l’usage des différents timbres de voix, du personnage : Quand je parlais avec la fille, je devais le faire adagio, avec une petite voix, alors j'avais un certain type d'émission, mais avec quelqu'un d'autre, il fallait la voix complète, tout n'était pas écrit. Elle avait créé le rôle alla Scala...

La préparation du personnage Zaza a été très longue. Sina compare : « 2 mois étaient nécessaires à la préparation, alors que pour d'autres rôles, 10 jours pouvaient suffire. »

Sina se rappelle des principes de l’action enseignés pas Cigna, par exemple, de celui concernant l’ « asymétrie » du geste : En général, les gestes devaient tous être contrôlés, sur la base de ce qui était dit, le plus souvent avec une main. Les deux ensembles peuvent perturber le discours. Ce n'étaient pas des gestes hauts, mais amples. La tête devait être haute pour s'adresser au public, pour être vue, tout comme les paroles, le son, tant de choses...

Milieux didactique Vasta chante toujours les grands airs du répertoire italien, malgré son grand âge…directement le matin, sans « échauffement » de la voix ! Par contre, Mandelli à 86 chante aussi, néanmoins elle a réduit considérablement son répertoire, mais se réunit tous les lundis entre amies pour chanter, chacune à leur tour : « pour ma santé spirituelle [je] chante deux fois Lungi dal caro bene de Sarti […] j'ai également découvert un Ave Maria de Rossini sur deux notes: sol et la bémol. »

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Catena est toujours à la recherche d’un idéal vocal : « Moi-même, aujourd'hui, malgré mon âge [81 ans], je travaille toujours la voix. » Il ajoute : « Si on se réveille le matin de mauvaise humeur et qu'on se met à chanter, on oublie tout. Si vous avez la passion du chant, de la musique... la musique fait des miracles. »

Répertoire et rapport à l’écrit Vasta a encore connu les cadences écrites par le maître. Elle se rappelle de son professeur de Milan : « Elle pensait et écrivait […]. Je les ai perdues. Elles étaient notées sur la partition, ensuite, on ne variait plus. » Malgré son âge avancé, Vasta fait encore des concerts : « je vais au Japon chanter des airs de Verdi et Rossini, mon répertoire. »

Mandelli s’en souvient de ses solos à la Scala: « J'ai chanté la Walkyrie en italien en 1954-55. J'ai aussi fait Annina de La Traviata avec la Callas. » Avant, elle a travaillé : « Aprile, Concone, Panovka, Lütgen, Marchisio... » Surtout sur la voyelle « A » et un peu d’ « O ». Sina travaille également : « Concone, Panofka ». Mais surtout : « J'ai fait tellement d'airs anciens, les 3 volumes de l'édition Parisotti. » Comme contralto, elle avait moins de choix que les soprani ! Elle a abordé la « musique ancienne » : « Il y a des airs de contralto: Carissimi, j'ai chanté beaucoup de Monteverdi... »

A Budapest, Bonnay, grâce à une formation très exigeante au niveau de la lecture, déchiffre sans difficulté le répertoire de musique contemporaine. Quand elle arrive à Milan, en 1956, elle nous confie : « ici, on m'a appréciée dans Bach, Haendel... car pratiquement personne ne chantait en allemand. » Bonay ajoute : « Il y a une certaine manière de chanter en allemand et ça me plaît beaucoup: sans mollesse, avec une bonne épine dorsale, avec un romantisme pas trop sentimental mais toujours une masse solide. »

Usage du langage imagé Bonay parle du placement des ornements dans la phrase : « J'expliquais à mes élèves que le trille, les mordants et autres ornements doivent prendre (rubare) leur durée de la note principale, comme une dame qui ouvre son parapluie. » Nous constatons, paradoxalement, que le langage imagé est souvent utilisé par les chanteurs qui ont le plus étudié l’anatomie et la physiologie de la voix.

Les interviewés et leur expérience d’enseignement Vasta nous raconte de son enseignement à un élève coréen : Un jour, un ténor coréen est venu, il étudiait au Conservatoire. Il m'a dit qu'après tant d'études, il ne savait toujours pas où placer le fiato. On lui avait fait un dessin, mais il ne comprenait pas. Un chanteur ne peut pas commencer à penser à des cordes vocales qui s'ouvrent et se ferment, ce n'est pas possible et je n'ai pas appris ainsi. C'est bien de savoir comment est formé l'organe vocal, mais au moment de chanter, la question des cordes qui s'ouvrent et se ferment peut semer la confusion. Ce pauvre garçon avait une belle voix.

Au sujet de la transmission, Sina affirme : La première chose qu'un enseignant doit faire, plus que transmettre son art, est de comprendre qui il a devant lui: on peut être timide, avoir le souffle court, un type de voix particulier; il peut alors faire profiter de son talent.

Sina avait une voix « rare », celle de contralto. Elle insiste sur l’importance d’une pédagogie adaptés à l’instrument : « Ce qu'elle [Cigna] me disait ne s'appliquait pas à une soprano légère

50 qui a un altro modo di cantare. Pour moi, l'agilité est très difficile. Un enseignant doit savoir qui il a devant lui et pouvoir le suivre car les difficultés sont différentes. »

Du chant d’autrefois Vasta affirme : « La voix, comme on l'utilise aujourd'hui, ne me plaît pas. Ce sont toutes des voix aspere [âpres], toutes pareilles, aucune n'a de la personnalité. » Elle ajoute : « Actuellement, les chanteurs ont des nodules sur les cordes vocales; moi, je n'en ai jamais eu. »

Sina est choquée par certaines mise en scène actuelles, elle qui a beaucoup travaillé avec Visconti et Zeffirelli, nous confie : Il y a une évolution en pire, excusez-moi. Maintenant, ils mettent ce cube et on doit entrer dedans... mais ciel! Laissez donc l'opéra comme l'auteur l'a écrit! J'ai vu un Rigoletto, l'année dernière, je ne dis pas où: toutes les scènes avec des rideaux à tirer dans tous les sens... mais où allons-nous? Une regia terrible! Cela ne m'a pas plu. Rigoletto doit être classique, comme toujours. Et les chanteurs étaient bons, mais ce ne sont plus les grands, les grandes voix.

Sina nous parle de pratiques disparues, comme la « claque4 » : Pendant des années, j'ai pu aller gratuitement écouter les opéras en faisant la claque. Nous montions, ils nous donnaient la tesserina. Il y avait un capo, passionné d'art lyrique, il commençait à applaudir et tout le monde le suivait. Il y avait eu un capo claque, qui allait dans les loges des chanteurs, qui lui donnaient quelque chose... que dire de plus... vous avez compris... et alors l'applaudissement était plus important. Je parle d'il y a 50 ans! Le groupe de la claque était constitué de 20 à 30 personnes, dispersées sur la dernière galerie, jamais au parterre. J'y ai participé pendant 15 ans.

La contralto nous parle également du métier de « souffleur » : Il suggeritore [souffleur] C'était un maestro qui devait connaître l'opéra, musique et texte, donner l'imboccata all'artista une seconde avant in modo [...]. Il fallait être très compétent dans le métier. Le dernier s'appelait Berengo.

Conclusions

La vocalité semble fortement lié à une culture, à une tradition : l’opéra émerge comme l’aboutissement de l’apprentissage du chant, pour les interviewés italiens. L’apprentissage se fait par immersion, dès la petite enfance. Les interviewés ont souvent été sensibles aux compliments d’un entourage qui les a encouragé à chanter.

L’apprentissage par imitation semble une pratique qui correspond à une approche essentiellement par le résultat sonore.

Nous trouvons le témoignage de maîtres, comme Elisabetta Ottone, qui sait chanter, accompagner au piano, composer. Certains de ces maîtres ont encore écrit des cadences pour ses disciples.

La vocalise (sur des voyelles) est la base de la « pose » de la voix. La respiration est encore travaillée par l’émission de longs sons, souvent en messa di voce.

4 Des « professionnels » de l’applaudissement : certains « artistes » subordonnaient la « claque » pour obtenir des applaudissements à des moments « clés », par exemple, à la fin d’un aigu, ou d’un air. Par mimétisme, toute la salle se mettait à applaudir. 51

Les cahiers de vocalises de Concone, Panofka, ou la méthode Vaccai, ont été longuement travaillés. Les Arie Antiche de Parisotti ont été la base du travail vocal dans un contexte de répertoire didactique.

L’apprentissage de l’hongroise, Bonay, contraste avec celui de ses collègues italiens : elle a travaillé les solfèges avec le « nom des notes ». Les savoirs, à l’Académie Liszt, semblent être enseignés sous forme de contenus désynchrétisés de l’émission du son. Par exemple, la respiration (sur une table, avec des livres sur le ventre, pour le « sentir » bouger), ou encore la récitation de textes, sans chanter.

Nous trouvons deux chanteurs, Vasta et Maretto, qui ont pratiqué l’ancien coup de glotte (léger), et qui ont une approche valorisante de cet ancien procédé.

Les chanteurs retraités différencient encore un portamento « léger » d’une voix qui « traine ». Selon les voix des chanteurs, les plus légères ont travaillé le trille et les agilités, d’autres, comme les contralti, pensent que ce genre de procédé est un « don » de la nature. Par contre, la respiration abdominale est pratiqué par certains, comme Vasta. Nous pensons, que les théories de Mandl, répandues entre autres par Lamperti, sont la raison de cette pratique.

Cantar sul fiato (sur la résonnance, économie d’air) et non col fiato (en « poussant » avec l’air), est un principe accepté par l’ensemble des chanteurs rencontrés.

L’émission du son et du legato sont fortement valorisées. Le texte aussi, mais dans un contexte sonore où la résonnance du son, sans effort, est privilégié.

Les cours sur l’action théâtrale (donnés dans les conservatoires) que certains chanteurs ont reçus, contrastent avec leurs commentaires : le geste reste pour tous une action « naturelle ». Nous retrouvons, chez Sina, l’énumération de principes très anciens, de l’action (rhétorique), par exemple, l’asymétrie des gestes (principe de variété), ou encore l’utilisation d’une position de tête « haute » pour garder le contact visuel avec le public. Vasta affirme : « l’interprétation ne s’enseigne pas. »

Les chanteurs ont témoigné de pratiques dans des théâtres de province, où les jeunes chanteurs avaient l’occasion d’apprendre sur scène, avant d’affronter des théâtres où les attentes du public étaient plus pesantes. D’autres ont appris, d’acteurs plus âgés, dont ils ont reçu les gestes et même l’utilisation des différents coloris du timbre, selon le personnage représenté. Nous sommes étonnée par le fait que beaucoup de chanteurs ont assumé des rôles d’opéra difficiles et vocalement « éprouvants », très jeunes.

Les interviewés sont pour la plupart toujours passionnés par le chant, et malgré leur grand âge chantent, parfois avec une voix étonnamment « jeune » comme Vasta, qui continue à chanter tous les grands airs de soprano.

Sina nous a témoigné de pratiques disparues dans les théâtres, comme la « claque » et les « souffleurs ». Les interviewés ne semblent pas apprécier les pratiques vocales actuelles, ils évoquent une tradition « perdue ».

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Annexe 1, N° 4

Des chanteurs rencontrés en Espagne

Chanteurs interviewés à Madrid Esteban García Leoz (1911-2009) 2.02.2008 Isabel Penagos (1931) 1.02.2008 Marimí del Pozo (1928-2014) 3.02.2008 Ramón Regidor (1940) 4.02.2008 Manuel Cid (1946) 4.02.2008

Chanteurs interviewés à Barcelone Dolos Aldea (?) 5.06.2008 Carmen Bustamante (?) 7.06.2008 Eduardo Giménez (1940) 5.06.2008 Enriqueta Tarrés(1934) 6.06.2008

A Madrid et à Barcelone nous avons rencontré des professeurs de chant travaillant ou proches à deux institutions vouées à l’enseignement supérieur du chant: l’Escuela Superior de Canto de Madrid et le Conservatori Liceu de Barcelona. Ces deux écoles forment des futurs chanteurs professionnels, dont beaucoup d’entre eux pratiquent l’opéra. Nous avons rendu également visite, dans leurs domiciles, à quelques artistes retraités, certains d’entre eux sont très âgés.

En 1970, l’Escuela de Madrid a été fondée dans un quartier en plein cœur de la vieille ville, dans le Palais Bauer (XVIIIe siècle) disposant d’un petit théâtre particulier, par Lola Rodríguez de Aragón. Cette pédagogue a réuni dans une même institution des professeurs de chant, de solfège, de langues, un atelier scénique, des professeurs de danse, d’escrime, maquillage, etc. Une des particularités de son école est que la plupart des professeurs de chant étaient ses propres élèves. Contrairement à Barcelone qui disposait du Théâtre du Liceo, à Madrid, même si cela peut surprendre, en 1970 il n’y avait pas de théâtre d’Opéra5 : l’ancienne salle, le Teatro Nacional de Opera, avait fermé pendant la Guerre d’Espagne et n’ouvrira ses portes qu’en 1997.

Pendant des longues années, les chanteurs des deux villes, se sont ignorés. D’après Penagos, un des professeurs interviewés, les chanteurs formés à Madrid étaient à l’époque (quelques décennies avant) plus facilement recrutés dans des théâtres en dehors de l’Espagne, qu’au Liceo de Barcelone. Elle nous explique : « Il y a toujours eu une barrière entre les deux villes. Maintenant, ça va un peu mieux. A Barcelone, on considérait qu'il n'y avait pas de chanteurs

5La première salle d’opéra à Madrid est connue sous le nom de Los Caños del Peral (1738). Source : http://www.teatro-real.com/es/el-teatro/historia 53 d'opéra à Madrid. Plácido Domingo a dû partir, […] Teresa Berganza et moi dans une moindre mesure. ».

Le Liceo de Barcelona, fondé en 1837 par une Société Dramatique d’Amateurs, a la particularité d’avoir été une école de chant et de musique, avant de disposer d’une grande salle d’opéra ouverte au public. En effet, ce n’est qu’en 1847 que la Société du Grand Théâtre du Liceo inaugure cette salle, vouée surtout à l’opéra italien6, elle acquiert rapidement – au niveau international – du prestige.

Les chanteurs interviewés Du 1er au 4 février 2008, nous avons rencontré quatre professeurs de l’Escuela Superior de canto, dont deux d’entre eux, Isabel Penagos (1931) et Marimí del Del Pozo (1928-2014) sont à la retraite. Ensuite, nous avons rendu visite à Esteban García Leoz (1911-2009), chanteur enseignant en privé mais qui, malgré son grand âge, continuait à donner des leçons chez lui. Les professeurs moins âgés, Ramón Regidor et Manuel Cid, étaient encore dans la vie active : nous avons filmé les entretiens dans leur salle de classe. Dans la soixantaine, ces professeurs ont pris entretemps leur retraite.

Du 5 au 7 juin 2008 à Barcelone, nous avons rencontré Eduardo Giménez professeur au Conservatoire du Liceo et avons assisté à un de ses cours. Les autres professeurs Dolos Aldea, Enriqueta Tarrés (1934) et Carmen Bustamante, nous ont reçues dans leur domicile.

Du contexte de l’enseignement du chant à Madrid et à Barcelone Dans les années 1940, à Madrid – et d’après Del Pozo – il y avait deux écoles7 constituées autour de deux professeurs de chant : Angeles Otein considérée comme proche de la tradition « italienne » et Lola Rodríguez de Aragón, proche de la tradition « allemande ». Cette « filiation » suppose non seulement une approche d’un répertoire particulier, mais aussi une technique différenciée que l’on identifie à un idéal, que l’on estime – en rapport à d’autres pratiques – comme « savoir » chanter. A Madrid, c’est Lola Rodríguez de Aragón qui promeut la « fidélité à l’écrit » en faisant chanter à ses élèves des Lieder allemands ou des mélodies françaises, en langue originale, à une époque où il est habituel de s’approprier ce genre de musique en traduisant les textes dans la langue maternelle du chanteur. Rodríguez de Aragón aborde également la musique dite « ancienne », peu pratiquée à l’époque, comme les madrigaux de Monteverdi ou les opéras de Scarlatti. Elle-même se spécialise dans l’opéra de Mozart, et dans le répertoire de mélodies et Lieder. Otein, plus âgée que Rodríguez de Aragón, fait à partir de 1914 une importante carrière internationale dans des théâtres d’opéra, chantant des grands rôles du répertoire italien (Rossini, Donizetti, Verdi). D’après Del Pozo (nièce et élève d’Otein), les deux pédagogues qui étaient deux femmes très « vives » (listas) ; après avoir été des rivales, elles avaient profité des « bonnes choses » que chacune d’entre elles apportait.

Par tradition, les élèves du Liceo à Barcelone, vont perfectionner leurs études généralement en Italie. Nous avons trouvé des exceptions, comme Aldea, qui cherche à compléter sa formation comme spécialiste dans la forme récital, en travaillant la mélodie et les Lieder, en France et en

6Source : http://www.liceubarcelona.cat/el-liceu/la-institucio/historia.html 7 Ces « écoles » sont des vrais « clans », parfois à l’intérieur d’une même institution : souvent il s’agit de groupes d’élèves autour d’un professeur qui enseigne d’après certains choix. 54

Autriche; ou Tarrés engagé très jeune dans différents opéras du monde et qui chante comme soliste du Bolchoï de Moscou au Carnegie Hall de New York, en passant par les plus prestigieux théâtres d’opéra en Allemagne et Autriche. Elle sourit en nous racontant que dans sa longue carrière la seule salle qu’elle n’a pas connue est la Scala de Milan.

A l’époque où les chanteurs interviewés ont fait leurs propres études en Espagne, le métier d’enseignant de chant ne semble pas encore suffisamment reconnu. Beaucoup de professeurs doivent, parallèlement aux cours dans les institutions, enseigner en privé. C’est le cas à Madrid, avec Chao dans les années 1930, qui donne des cours à Leoz. A Barcelone, Mme Frau (qui, malgré son nom, était catalane) a formé des générations d’élèves au Liceo. Dans les années 1960, lorsqu’Aldea est sont élève, Frau a 84 ans et enseigne toujours: il n’y a pas de retraite pour les professeurs ! Pour arrondir les fins de mois, toujours d’après Aldea, Frau vend à ses élèves ses partitions, dont beaucoup sont encore manuscrites (il n’y a pas encore de photocopieuses).

De l’apprentissage En Espagne, un point commun aux chanteurs interviewés est celui d’avoir eu un « entourage qui chante », ou qui « fait de la musique ». Pourtant, certains d'entre eux, comme Aldea, ont appris, à l’âge de trois ans, « les notes avant l’alphabet ». Elle gardera toute sa vie le « respect pour l’écrit » et avoue : « Je préfère chanter l'original. Je crois qu'un chanteur a l'obligation d'apprendre les langues dans lesquelles il veut chanter. »

Pour la plupart, le chant semble avoir été un « don ». Beaucoup de chanteurs se rappellent, comme Leoz : « A l'âge de 5 ans, presque 6, j'ai chanté dans mon village natal, Olite », et Penagos : « Je me souviens, étant très petite, qu'on me faisait chanter, debout sur une table, signe de mes dispositions musicales. », ou Tarrés : « depuis petite, je chantais dans la cour de notre maison, les voisins ouvraient la fenêtre ».

D’autres viennent de familles où il y a des chanteurs professionnels: par exemple, Ramón Regidor, dont la tante est chanteuse de zarzuela8. Etant enfant il chante « tout le répertoire », qu’il a appris d’ « oreille ».

Parmi tous les récits d’apprentissage, celui de Del Pozo nous a semblé particulièrement intéressant. Quand sa tante Otein, « prend en main » son éducation de cantatrice, Marimí a 12 ans (et pèse 72 kilos !)9. La jeune élève est retirée de l’école pour se consacrer à l’apprentissage du métier de chanteuse d’opéra. Del Pozo se rappelle : J'étais très protégée ici, ma famille ne me laissait même pas parler au téléphone10; pourtant, il y avait un garçon qui me plaisait et à qui je plaisais. Je ne sortais que pour aller à mes deux heures quotidiennes de cours.

Del Pozo poursuit : A 17 ans […] je connaissais dix opéras avec tous les « pas » [déplacements sur scène] parce que ma tante enlevait les meubles de la salle à manger et me faisait les répliques du Duc de Mantoue, du Rigoletto, de Figaro, etc…

Del Pozo conclut, « Otein, qui avait une grande expérience de scène, confiait dans ses principes et disait: "Après viendront les régisseurs et ils te diront ce qu’ils voudront. " »

8 Sorte d’opérette espagnole, d’inspiration « populaire ». 9 Ce détail est significatif : elle a déjà un « instrument » (son corps) proche du développement d’un adulte. 10 Pour ne pas « fatiguer » la voix. 55

A 17 ans, Del Pozo chante son premier grand rôle, Lucia de Lammermoor, et commence une carrière internationale : c’est sur scène qu’elle apprend le métier, en observant de tout près ce que font ses collègues, des chanteurs prestigieux, beaucoup plus âgés qu’elle.

Comme pour beaucoup de chanteurs nés dans les années autour de 1915 -1925, d’abord en Espagne (1936-1939), ensuite en Europe, les guerres empêcheront non seulement la circulation des jeunes voulant faire des études ailleurs, mais aussi des partitions, qui se font rares. Pour Leoz (1911), la Guerre d’Espagne (1936-1939) empêche son départ pour l’Italie, où il rêve de perfectionner son chant. Il cherche du travail et nous raconte ses « débuts » à Barcelone : En marchant dans la rue Paralelo, je me suis présenté au Théâtre lyrique en tant que ténor. On m'a demandé si je savais le rôle de La Francisquita11. Ma réponse affirmative m'a valu: "Vous chanterez samedi". J'ai eu beaucoup de succès, j'avais déjà une bonne expérience dans le genre zarzuela, aussi bien les grandes que les petites.

C’est au théâtre, sur scène, que Leoz est « formé » et apprend le métier. Avant, il se rappelle: « J'avais étudié avec plusieurs professeurs, tous très mauvais. Ils n'avaient aucune idée. Ils me disaient des absurdités. »

Changement de paradigme vocal Nous arrivons à une première déduction : la plupart des interviewés ont appris à chanter sans avoir conscience qu’ils apprenaient, comme l’on apprend la langue maternelle. Pour certains, l’apprentissage « conscient » du chant peut s’avérer douloureux. Ce sera le cas pour Regidor. Il se souvient avec beaucoup d’amertume de ses premières leçons de chant. A 17 ans, il se retrouve face à Rodríguez de Aragón, qui lui fait faire de la technique. Regidor chantait « naturellement » la zarzuela, et – d’après lui – à partir de ces leçons il est « désorienté », ne « sait » plus chanter. Le jeune cherche dans la lecture de livres, notamment scientifiques, réponse à ses nombreuses questions. Il conclut : J’ai commencé, dans les années 70 à écrire un livre, qui s'appelle Temas del Canto, que j'ai publié, en m'inspirant de tout ce que j'avais analysé. Et je me suis rendu compte que c'était tout le contraire de ce j'avais appris.

Leoz illustre également le chanteur à la recherche d’un maître, quête souvent vécue comme difficile. Pourtant, il fréquente des professeurs « célèbres » comme « un señor qui avait une académie à New York et Berlin ». Leoz se souvient : « Chao me disait que je devais chanter les aigus pa' dentro (vers le « dedans ») et qu'ils sauteraient comme un ballon. » L’emploi d’un langage métaphorique ne répondait pas aux attentes du jeune Leoz.

Aldea, après son initiation au chant chez la très âgée Mme Frau, trouve une « dame hongroise » dans un cours d’été, qui lui fait « découvrir » la respiration. Suite à cette rencontre, elle cherche un nouveau professeur. A Barcelone, dans les années soixante, il y en a beaucoup qui donnent des cours en privé. Aldea raconte : Il y avait un monsieur [qui était pianiste, et] qui enseignait l'école allemande pure et ancienne12. Cela signifiait descendre le larynx, la langue et entuber la voix, avec une respiration abdominale, dure, sans élasticité. Cela ne m'a pas convenu et m'a abîmé la voix. […] il était un maniaque du son: selon lui, les femmes devaient toutes chanter comme Schwarzkopf et les hommes comme Fischer-Diskau. Ceci m'a permis de découvrir le lied et de me rendre compte que je voulais chanter Schubert et Brahms. Mais au

11 Zarzuela d’Amadeo Vives. 12 Nous soulignons le fait que les traditions vocales sont encore assimilées à la nationalité des professeurs et à certains stéréotypes.

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bout de 2 ou 3 ans, j'ai fini par avoir peur d'aller au cours, d'être même horrifiée et atteinte psychologiquement.

Plus tard, au Mozarteum de Salzbourg elle travaille la « technique viennoise » chez Liselotte Egger, d’après Aldea « moins intense que l’allemande ».

A part quelques chanteurs qui ont trouvé dès la première rencontre le « bon » enseignant, le rapport au professeur de chant est souvent complexe. Nous avons différencié trois sortes de professeurs : ceux qui apprennent en montrant, en faisant des gestes, généralement utilisant un langage très imagé. Des années plus tard, leurs élèves disent n’avoir rien appris. Ensuite, ceux fournissant des explications techniques basés sur des référents plus ou moins « scientifiques », et qui sont à la source d’une remise en cause de savoirs déjà incorporés qui – quand ils sont déjà acquis – cessent de fonctionner. Enfin, des artistes reconnus qui constituent un modèle à atteindre, les maîtres. Plusieurs des chanteurs interviewés ont évoqué ce dernier type d’enseignants.

L’apprentissage chez un maître Nous constatons que le rapport avec le maître est toujours passionné, jamais indifférent. Parfois, des anciens élèves très âgés m’ont parlé de ces enseignants avec encore une vive émotion, comme Leoz qui se souvient de Miguel Fleta : « Je l'aimais beaucoup, j'avais une véritable adoration pour lui. » Pour Del Pozo, après sa tante qui lui avait donné la base de l’apprentissage, ses maîtres ont été Tito Schipa ou Beniamino Gigli, qu’elle a côtoyés sur scène ; mais aussi la Callas, dont elle connaît chaque procédé par le disque et les films. D’autres comme Tarrés, qui ont connu un seul enseignant, affirment avoir appris tout de Callao à Barcelone. Aldea nous parle de Gérard Souzay, qui l’a engagée comme assistante pour des cours d’été, et qu’elle voit régulièrement à Paris. Il en va de même entre Giménez et Alfredo Kraus, qu’il vénère comme pédagogue. Bustamante se souvient avec beaucoup d’admiration de Conchita Badía : J'ai dû chanter les Goyescas de Granados, j'ai donc pensé à Conchita Badía qui avait directement travaillé avec Granados et pour qui j'avais une grande admiration. J'ai donc travaillé avec elle jusqu'à sa mort, au niveau interprétatif, cela a été très beau pour moi. […]Ce qui m'impressionnait beaucoup était comment elle liait les phrases, c'était tellement beau ! […] elle ne disait rien. Elle disait "regarde" et elle le chantait.

Un même maître peut pourtant, laisser des souvenirs très différents : Penagos nous parle avec beaucoup d’admiration de Rodríguez de Aragón, Regidor garde un tout autre souvenir de la même pédagogue.

Les interviewés ont souvent eu recours à des « histoires » pour nous parler de leurs maîtres. Del Pozo, par exemple, se souvient dans une Bohème de Mirella Freni : […] qui était absolument aphone. Elle a essayé de chanter, tout d'abord avec une articulation ramollie [Del Pozo imite pour nous montrer], puis peu à peu, la voix est revenue grâce à une gorge complètement ouverte. »

Le maître est celui qui maîtrise son art et qui même dans des situations extrêmement difficiles, sait gérer et « résoudre les problèmes ». Del Pozo raconte encore : « La Callas, elle, a remis le théâtre dans ce qui devait en être fait. J'avais la chair de poule quand elle chantait la scène avec les deux enfants dans la Norma. Elle avait trois couleurs de voix. » Del Pozo fait référence à l’usage expressif du timbre, comme « nuance » (coloris), encore expliquée par Crescentini (c. 1811).

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Nous soulignons le fait que des chanteurs qui semblent « parfaits » pour certains praticiens, comme Kraus, ne constituent pas des modèles pour d’autres. Del Pozo affirme ainsi : « On ne comprenait pas Kraus, ils chantaient dans le nez. » Ou encore : « Pavarotti, je l'ai écouté toute ma vie les yeux fermés, car ses yeux étaient morts. »

Contenus d’enseignement concernant l’émission du son Les contenus d’enseignement évoqués, sont rarement interprétatifs, mais techniques. Nous les résumons à : Agilités, trille Appoggio (de soutien respiratoire, mais aussi dans la tête « masque ») Articulation, travail du texte (parfois pour donner sens à l’interprétation). Attaque du son Legato-portamento Messa di voce Projection du son, placement de la voix, focalisation Registres (poitrine, mixte, tête, falsetto) Staccato Sul fiato, col fiato Timbre, voyelles Union des registres Voce coperta

En évoquant le coup de glotte, nous avons eu des réactions diverses, par exemple, Aldea exclame : « Non, quelle horreur! ». Où encore une réponse différée, Giménez répond à notre question sur l’emploi de ce procédé : « Le plus important est que quand tu commences une phrase, elle soit aérienne: sur le fiato, pas avec le fiato.13 »

Contenus d’enseignement concernant la respiration Une grande partie des interviewés ne se rappelle pas14, au moment de commencer les études de chant, avoir eu des explications sur la respiration ou alors elles sont vagues. « Frau ne parlait pas », se rappelle Aldea, qui a été ensuite profondément affectée par l’enseignement très volontaire de son professeur « allemand » et de la respiration « abdominale dure ». A Salzburg, Egger, d’école viennoise, ne lui parle pas de la manière de respirer, mais lui donne des exercices pour développer le souffle. Tarrés, qui chante encore à 74 ans tous les grands airs d’opéra du répertoire, explique au sujet de son seul maître : « Elle ne nous bourrait pas la tête sur la façon de respirer, d'utiliser le diaphragme; de toutes manières nous n'aurions pas compris, mais elle nous disait de respirer bouche fermée, par le nez. » Leoz, toujours chantant à 96 ans, avoue également : « Quant à la respiration, nous la faisions comme nous le pouvions, mais toujours par le nez, sauf cas exceptionnels. » Penagos se distancie des deux témoignages précédents en affirmant : « La voie naturelle est le nez. Mais parfois, tu n'as pas le temps. Il ne faut donc pas dogmatiser. » Regidor, qui avait appris par imitation, parle « d'obsession sur la respiration ».

13 Col fiato, sul fiato est une expression d’origine italienne qui oppose le chant produit « avec le souffle » à celui « sur le souffle » : c’est la deuxième émission qui est considérée comme « correcte », en autres mots, le « chant émis sur la résonnance du son ». 14 Ce qui est compréhensible : il s’agit de souvenirs d’il y a quarante, cinquante, voire plus d’années. Toutefois, ils se souviennent avec beaucoup de précision d’autres contenus d’enseignement. 58

Giménez, qui utilise volontiers le terme italien de fiato, garde des tablas (exercices par écrit) de respiration de Markof. Ces exercices, nous explique le pédagogue, visent l’apprentissage du « mouvement progressif du diaphragme, sans que l'air soit subitement expulsé, mais sul fiato, en développant la capacité de maintenir l'air "en bas". » Bustamante, qui a suivi des cours également avec Markof, nous donne encore des précisions, et explique que cette pédagogue enseignait une respiration: « Peut-être plus intercostale ». (Nous soulignons l’utilisation du « peut-être », qui constitue l’indice du peu d’importance donné au geste). Bustamante fait aussi allusion à ces tablas : […] avec des exercices (inspire, expire) mais comme vous savez, ils ne conduisent à rien s'ils ne sont pas bien faits: toute gymnastique doit être faite d'une façon déterminée. [Ces tableaux consistaient en]: 4 secondes, ceci, cela... Mais je cherche davantage la manière de prendre l'air, la sensation.

Del Pozo a appris la respiration par l’émission du son, et non comme geste désynchrétisé du chant. Elle se rappelle : « Ma tant m'a montré des exercices avec des phrases très longues ». Otein lui disait : « […] je ne te permets pas de le faire, car tu en as bien assez [de souffle] pour y arriver ». Ne voulant fatiguer sa jeune élève, Otein lui « montrait », en sachant de toute manière que sa nièce n’avait pas besoin de travailler ce genre d’exercice. Quand elle affirme : « A 12 ans, lors de ma première année de chant, j'ai travaillé les vocalises et exclusivement la respiration durant un mois avec ma tante Angeles. » Des Pozo fait référence à la messa di voce.

Contenus d’enseignement concernant l’action (pose, geste, physionomie) et la mise en scène Paradoxalement, les interviewés qui n’ont pas suivi des cours sur l’action scénique sont ceux qui ont fait les plus grandes carrières dans les théâtres d’opéra : ils ont été engagés très jeunes dans des troupes, et été formés directement sur les planches. Bustamante débute au Liceo, à 21 ans, dans le rôle de Micaela, dans Carmen. Elle nous confie : Je n'avais jamais fait de théâtre, absolument rien. Ils m'ont dit: "Tu entres par ici et tu sors par-là". Je n'avais aucune préparation. [Les autres solistes] tous avaient chanté Carmen 200 fois. [Le metteur en scène] avait tellement de travail avec le chœur qu'il m'a dit d'entrer par ici et sortir par-là, je n'ai pas davantage de souvenirs.

A Bâle, Tarrés fait ses débuts dans le rôle de Donna Anna, elle nous explique : « J'observais comment bougeaient Zerlina, Elvira, quand le régisseur m'a dit "Madame Torres, vous êtes une Espagnole avec beaucoup de tempérament, ce monsieur veut entrer pour vous violer!" ». Torres a connu encore l’époque, avant les metteurs en scène, où c’étaient les régisseurs qui « plaçaient » sur scène les chanteurs. Leoz affirme : « Si on sent le geste, il part tout seul. Pour conquérir cette liberté, il faut croire au personnage de haut en bas. » Il se rappelle encore un public qui partageait à voix haute ses commentaires et s’adressaient parfois aux chanteurs, par exemple si l’un d’entre eux chantait « faux ». A l’époque, les engagements se font à la dernière minute, même dans des théâtres prestigieux, comme le Liceo. Leoz se rappelle : José Sabater, directeur du théâtre Liceo, m'a dit de me présenter chez lui le lendemain à 11 heures. Lors du rendez-vous, il m'a demandé si je connaissais la Manon. Je n'en avais aucune idée: il m'a donné dix jours pour l'apprendre. Ayant acheté une partition de deuxième main, j'ai tout de suite étudié le premier acte. […] D'habitude, nous allions après la représentation consommer quelque chose au Resopón, qui se trouvait en face du Liceo, avant d'aller nous coucher. Mais ce soir-là, avec ma femme, nous sommes partis tout de suite; nous habitions au n°2 de la rue San Pablo. Au lit, ma femme m'a fait repasser la scène. Elle n'était pas musicienne professionnelle mais avait des qualités musicales et une voix extraordinaire.

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Ces chanteurs n’avaient pas comme de nos jours des enregistrements et se préparaient comme ils pouvaient. Penagos avoue avoir eu une seule difficulté : « Les éclats de rire étaient ma seule difficulté, je me suis toujours sentie naturelle en scène. Cela a été une très belle expérience. »

De ce que représente le belcanto pour les chanteurs rencontrés Nous avons trouvé des définitions et approches très variées du belcanto. Aldea le situe en opposition à l’école « allemande » : « Ecole italienne de chant du XVIIIème siècle, jusqu'à Bellini. Un chant beaucoup plus naturel que la technique allemande. Le concept du texte est très différent, en grande partie à cause de la langue. » D’autres interviewés identifient le belcanto à ce qu’ils ont appris de leurs professeurs. Penagos le situe d’après ce qu’elle a reçu comme enseignement de Rodríguez de Aragón : « Sa technique était fondée principalement sur la méthode de Manuel García. Parfois, avec un simple geste, on comprenait ce qu'il fallait faire. » Giménez évoque son modèle : « Alfredo Kraus, [est] un des meilleurs belcantistes. ». Au sujet de cette même tradition, Giménez affirme encore : « c'est ce que j'ai pratiqué durant 45 ans: Rossini, Donizetti, Bellini, Verdi. ». La notion de belcanto, selon Giménez, ne serait pas une notion historique, mais adaptable aux attentes, de nos jours : « Concernant les méthodes anciennes, il faut reconnaître qu'on ne fait pas tout comme à l'époque de García. Par exemple, certains éléments comme le fausset et les graves se font différemment pour diverses raisons. »

De la métaphore au langage scientifique Certains des interviewés nous ont parlé avec un langage très imagé. Leoz, le chanteur le plus âgé du groupe espagnol, passe d’un discours imagé et très drôle à un discours extrêmement dense et abstrait. Il nous explique : « Quant au diaphragme, je le connais bien, car j'ai disséqué beaucoup d'animaux quand j'étais jeune, car nous fabriquions de la charcuterie, cela m'a été utile. » A quatre-vingt ans il découvre enfin le « secret » de la respiration et développe des théories très originales : […] la pression atmosphérique entre naturellement par les fosses nasales et va aux coanas où elle bifurque du conduit nasal à la région crânienne. D'après moi, c'est là que se situe l'articulation interne, où le cerveau peut la dominer pour assurer, équilibrer et donner de la liberté. C'est un processus qui m'a demandé un grand effort.

Ces théories correspondent à des sensations internes, mais qui semblent (enfin) très claires pour le chanteur.

Bustamante nous rapporte ce que son professeur, Mme Frau, disait dans un langage imagé pour inciter son élève à la prudence : "ta voix est comme un cristal qui pourrait se casser". Tarrés utilise une analogie que nous avions déjà entendu chez d’autres chanteurs, elle concerne le mouvement de l’ « inspiration » : « C'est comme pour sentir une rose. » Tarrés explique encore, au sujet des techniques de respiration qu’elle considère exagérées : « C'est comme si tu faisais l'effort de soulever un sac de cent kilos de farine pour prendre une aiguille. » Mais, parmi tous les chanteurs rencontrés, c’est Del Pozo qui utilise le discours le plus imagé. Elle nous explique, par exemple, les difficultés des longues phrases chez Haendel : « Pour chanter un Haendel tu devrais respirer par les oreilles si c'était possible » ; ou pour les différents timbres vocaliques : « les voyelles sont comme un arc-en-ciel. Il y en a toujours une qui convient mieux, il faut tenter de rapprocher les autres de celle-là, on peut ainsi obtenir de bons aigus. » Au sujet de la posture de Matteuzzi elle s’exclame admirative: « on aurait dit que ses jambes allaient s'enfoncer dans le sol. Il pouvait respirer et bouger en toute sérénité, avec une force... ».

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Répertoire et rapport à l’écrit Bustamante avait travaillé avec Markof des Vaccai et des Concone15, mais elle ne les considère pas comme des exercices utiles. Avec Frau, Aldea chante « Vaccai seulement, ainsi que les exercices du ténor Viñas16 », ensuite une grande quantité d’airs de colorature, comme la reine de la Nuit, et même les Variations de Proch, qu’elle associe à des œuvres de « cirque » (virtuoses). Enfin, Aldea découvre avec bonheur le répertoire de Lieder et d’opéra Allemand, ainsi que la mélodie française. Giménez a travaillé surtout Vaccai, puis abordé rapidement des airs d’opéra italiens. Tarrés a étudié : « Surtout de l'opéra italien, de même que le Lied. La chanson française telle que Fauré se pratiquait, mais peu. » Penagos et Cid, proches de Rodríguez de Aragón, ont connu un vaste répertoire de Lieder et de mélodies, ainsi que découvert la « musique ancienne ». Regidor, après ses études est revenu à la zarzuela, et contribué activement à publier des partitions inédites qui étaient restées sous forme de manuscrits, dans des bibliothèques.

En ce qui concerne la transposition musicale, nous constatons que les chanteurs les plus âgés sont ceux qui ont connu un rapport plus « libre » à l’écrit. Leoz se remémore Caruso dans la Bohème : « il avait transposé un air de mi bémol à ré, pour que la note la plus aiguë soit si naturel au lieu de do. » Ou encore de Castellani qui chantait la Tosca : Pendant un apéritif, elle m'a demandé si j'aimais les olives et si je chantais la Bohême dans la tonalité, car elle la chantait un demi-ton plus bas. Je lui ai répondu que oui, mais qu'elle ne devait rien changer. Elle a chanté dans le ton et ce fut la dernière fois, suite aux réactions du public qui était très exigeant.

Cette histoire de l’échec de la Castellani, lui faisait encore rire.

De la transmission Ces chanteurs ont tous fait de l’enseignement. Bustamante explique : « J'aime que chaque élève ait sa couleur: l'arrondir, la polir mais sans la fausser, c'est très important. » et affirme : « J'ai toujours aimé enseigner tous les répertoires que je faisais: oratorio, opéra, chanson française. » Aldea ne s’identifie à aucune école (pourtant, elle a pratiqué de très variées !). Elle avoue avoir eu, dans un premier temps, peur d’enseigner, mais a accepté de le faire : « Comme je pouvais, par intuition. Ni à l'italienne, ni à l'allemande, j'étais moi-même. » Aldea a beaucoup lu et réfléchi. Par exemple, elle affirme : « Quant au soutien, je pense qu'il y en a autant de différents que de personnes, chacun a sa physiologie. L'appui facial se situe dans tout le masque. Personne ne me l'a enseigné, je l'ai trouvé seule. » Giménez insiste beaucoup sur l’émission du son : « Ce que j'essaye avec les vocalisations, c'est de placer la voix dans le masque et la dominer pour pouvoir adoucir ou renforcer le son dans la position haute de la voix, sans la laisser tomber. » Tarrés affirme au sujet de l’enseignement : « Je le transmets comme je l'ai reçu: le plus simplement possible. » Elle prend surtout sa grande expérience comme référence : A travers mon expérience de chanteuse, je dis que la voix va de la bouche à (montre l'arrière de la tête). Il y a les vibrations, l'appareil phonateur, puis c'est comme si le palais mou allait en montant. […] si vous écoutez une soprano légère, vous remarquerez qu'à mesure qu'elle monte, la voix paraît plus

15 Les Vaccai, mélodies sous forme de « leçons », où les difficultés sont présentés de manière « progressive » et les Concone (vocalises, c’est-à-dire, mélodies à chanter sur des voyelles), sont encore le milieu didactique choisi par beaucoup de professeurs de chant pour enseigner, dans les pays pratiquant le paradigme du chant dit « classique ». 16 Chanteur wagnérien, d’origine catalane. Sa méthode a connu un certain succès dans la Péninsule Ibérique, dans la première moitié du XXe siècle. 61

blanche. García lui-même disait qu'il y a trois phases de voix: voix de poitrine, voix normale et voix crânienne. Je ne conseille pas la voix de poitrine à mes élèves ni la pratique

Tarrés nous confie ses « secrets » pour avoir une bonne articulation du texte : J'ai trouvé une méthode qui m'a donné de bons résultats. Pour chanter une chanson catalane ou castillane, ce qui se pratique ici, je dis à l'élève de regarder le public et de penser "je vais vous expliquer cette chanson". Cela paraît stupide, mais on apprend beaucoup comme cela.

Tarrés explique encore : J'ai lu García, qui m'a paru simple, et aussi Viñas mais ne me consacre pas beaucoup à la lecture qui complique souvent les choses. Il ne faut pas surcharger la tête des élèves, cela n'éclaircit rien. Il faut les faire chanter et les corriger en cours de route. Mais je crois que ce n'est pas si difficile de chanter. Bien sûr, il faut avoir de la voix. Je n'ai eu qu'un seul disciple, dans toute ma carrière, qui n'avait presque pas de voix. Mais elle a fini par en avoir une.

Et reconnaît : « il a fallu parfois éduquer des voix sauvages. Quelques fois, j'ai aussi dû dire que je n'étais pas Dieu et qu'il valait mieux renoncer. »

D’après Cid, la construction de l’interprétation part du texte : « Je demande à mes élèves de réciter le texte, sans le chanter, c'est important ensuite pour la couleur, le legato et le sens de la phrase. » Ensuite, Cid nous parle du rôle du maître : Je crois que nous sommes là pour donner certaines règles, pour orienter, pour que l'oreille guide, et que chaque élève ait sa spécificité. C'est très important que l'enseignant respecte cette individualité, chacun est un monde différent. Il y a des élèves qui selon tel professeur auront des défauts techniques mais chantent merveilleusement, je pense qu'il faut les laisser faire. Il faut respecter la nature, à partir de laquelle on peut construire. Il faut faire attention de ne pas détruire le potentiel de sa source. […] L'enseignant, avec la tête et le cœur bien réveillés, aidera l'élève à découvrir lui-même son chemin.

Conclusions

Les chanteurs rencontrés sont tous d’origine espagnole.

Apprentissage du chant D’après ces récits d’apprentissage, nous pouvons déduire qu’une majorité des chanteurs interviewés chantaient dès leur jeune âge « sans avoir appris ». Nous constatons que ces enfants avaient une capacité d’imitation, dans un milieu propice au chant, où ils puisaient leurs modèles. Cette approche mimétique du chant n’est pas une approche « réflexive », mais que nous situons comme proche de celle de l’apprentissage de la langue maternelle : les enfants, grâce à la souplesse de leurs « instruments », chantent des airs difficiles, dans la légèreté, sans être conscients de la difficulté, encouragés – et ceci nous semble important – par un milieu affectif qui reconnaît leur performance (parents, maîtres d’école, etc.).

Pourtant, la plupart des interviewés situent le début de leur formation quand ils entrent au conservatoire, ou chez un professeur privé. Ces enfants et adolescents « savent » chanter, mais ils ne sont pas conscients de ce qu’ils font et sont facilement déstabilisés si le professeur qu’ils rencontrent font table rase sur les savoir acquis, et décide une approche élémentarisée des savoirs, sans tenir compte des anciens acquis, parfois en voulant gommer les « mauvaises » habitudes.

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Le maître comme modèle à imiter Les interviewés différencient les professeurs avec qui ils ont acquis une base « technique » des « artistes » qui ont travaillé l’interprétation avec eux. Ce serait une des particularités du maître, de ne pas enseigner la technique, ou très peu. Le maître accompagne le disciple dans la découverte de sensations difficiles à exprimer avec des mots, il lui enseigne « par corps » en utilisant un langage souvent métaphorique. Dans cette transmission, essentiellement mimétique, parfois une attitude, un regard, la manière de chanter, une phrase, marquent profondément le disciple. Nous sommes devant des apprentissages où l’émotion vécue semble constituer un élément très important : l’enseigné s’identifie à l’enseignant, en l’imitant. Le modèle concret (contrairement à un idéal évoqué) devient possible et contribue certainement à désinhiber l’élève au niveau du geste, qui produit le son.

Des savoirs difficilement transposables Les contenus d’enseignement qui ont été évoqués concernent surtout l’émission du son et l’appui; d’après les tessitures et le répertoire travaillés, ont peut déceler des intérêts spécifiques, par exemple sur l’usage des agilités, ou du legato. Nous sommes étonnée de constater que ni l’apprentissage de la respiration ni celui de l’action théâtrale n’ont laissé d’autre trace que des affirmations relativement vagues. En effet, les chanteurs que nous avons rencontrés ont recours à des pratiques et théories très diverses sur la respiration. Parfois, ces « théories » semblent contradictoires. Par exemple, les chanteurs parlent de respiration intercostale et peu après assurent faire une respiration très basse. Pourtant, ces chanteurs « savent » respirer, mais ceci n’implique pas « savoir parler de respiration ». Nous déduisons que la respiration constitue un savoir mimétique, étroitement lié à l’expression. Les chanteurs s’appuient sur des théories, sur des termes, mais la plupart d’entre eux travaillent surtout le résultat : l’émission ou la production du son. Pour « travailler » cette respiration, certains milieux didactiques sont évoqués, comme les « tablas » de Markof; mais ces exercices par écrit, décontextualisés, ne semblent pas convaincre les enseignants jouissant d’une grande expérience.

De même que l’interprétation et l’action théâtrale, ces savoirs liés à l’émotion sont, d’un point de vue didactique, difficilement transposables. Si nous n’avions pas évoqué l’apprentissage de l’action, il est peu probable que cet apprentissage ait été sujet de réflexion. Parmi les chanteurs interviewés, seulement deux ont suivi, dans un cadre institutionnel, des cours d’action théâtrale, mais ce sont paradoxalement ceux qui ont moins fréquenté les scènes d’opéra.

De la scripturalisation des savoirs De tous les chanteurs interviewés (bien qu’il s’agisse de praticiens qui ont une grande expérience), seulement deux nous ont parlé de leurs écrits : Regidor et Esteban Leoz.

Ces deux chanteurs ont en commun d’avoir eu des attentes, vis-à-vis de leurs professeurs de chant, qui n’ont pas été comblées. Par des démarches très différentes, ils ont cherché eux- mêmes – en prenant appui dans d’autres recherches –, des réponses à leurs questions.

Certains chanteurs ont utilisé un langage plus imagé (utilisation d’analogies et métaphores) que d’autres; nous ne pouvons pas déduire qu’il y ait un profil qui corresponde à l’utilisation d’un registre particulier de langage : ceux qui ont utilisé un langage plus imagé sont souvent capables de tenir des propos très rigoureux sur leur expérience. Ainsi, nous n’associerons pas l’usage de la métaphore à un langage « pauvre » en choix terminologique, mais au contraire, à

63 la possibilité d’exprimer des sensations kinesthésiques, probablement difficiles à transmettre autrement.

La fidélité à l’écrit semble être un souci généralisé : les plus âgés ont connu un rapport très libre à la partition, mais qui semble avoir été fortement réprimé à partir des années 1950- 1960.

De la transmission Tous les chanteurs interviewés ont transmis à un moment donné leur art en chantant, mais aussi en expliquant à leurs élèves leurs sensations et manière de faire. Tarrés explique : « Je le transmets comme je l'ai reçu: le plus simplement possible. »

Le mot belcanto est rarement évoqué, et quand il apparaît il correspond à des définitions très variées. Par exemple, on évoque l’école de García, mais les contenus ne correspondent pas obligatoirement à ceux que nous avons lus dans les ouvrages de cet auteur.

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Annexe 1, N° 5

Des chanteurs rencontrés au Portugal

Elvira Archer (?) 21.10.2008 Julieta Padesca (1921-2009) 22.10.2007 Elsa Saque (1946) 9.02.2008

Les chanteurs interviewés Le premier chanteur interviewé a été tout naturellement Julieta Padesca, ma mère, née en 1921. Padesca était douée d’une grande mémoire et se souvenait en détail de spectacles, de contenus de leçons, de partitions, de commentaires fait par des musiciens. Son témoignage nous a été précieux. Elle avait connu personnellement et observé le travail de chanteurs comme Beniamino Gigli, Renata Tebaldi ou Mario del Monaco, qu’elle avait côtoyés dans les années de la Seconde guerre au Teatro Nacional São Carlos de Lisbonne. Ces artistes italiens faisaient une « pause » à Lisbonne et se produisaient à l’Opéra, avant de prendre le bateau pour les Etats Unis. Padesca avait travaillé avec des professeurs d’origines et d’écoles très différentes, ce qui lui avait donné une vision de la vocalité ouverte à diverses pratiques. Néanmoins, du fait d’avoir une tessiture de soprano coloratura, elle avait trouvé chez son premier professeur Ortigão – également soprano léger – un modèle difficile à retrouver auprès de futurs enseignants, à une époque où ce genre de voix commençait à être démodé. On n’apprend pas à chanter Ombra leggera (Dinorah de Meyerbeer) ou L’air des clochettes (Delibes, Lakmé) seulement avec des explications. Nous avons rencontré deux autres cantatrices, plus jeunes : Elsa Saque et Elvira Archer. Nous analyserons leurs entretiens en parallèle, après celui de Padesca. Contrairement à Padesca qui est restée au Portugal durant les années de sa formation (années de guerre en Europe), ces deux cantatrices ont été formées par la suite dans différents pays. Leur témoignage appartient à un tout autre contexte.

Julieta Padesca (1921-2009) A la question sur ses premiers souvenirs du chant, de la découverte de la musique, Padesca nous raconte : J’étais une petite fille très gaie et heureuse, j’étais tout le temps en train de chanter et de danser. J’ai commencé le chant parce que je chantais tout le temps, les chansons à la mode, ce que ma mère jouait au piano, ce que j’entendais à la radio.

[1925-1926] Mes parents m’ont amené écouter Mme Buterfly de Puccini, … c’était en 1925 ou 1926. Une troupe d’amateurs chantaient, dans un des meilleurs théâtres de Lisbonne, le St. Luis. J’ai vu des personnes habillées en chinois, avec des queues de cheval et j’ai commencé à avoir peur…mais ils chantaient certainement très bien. Je me rappelle du prince Yamadori, j’ai eu très peur : il avait une sorte de moustache dans le haut de la tête…

La mère de Padesca est pianiste, c’est par cet instrument qu’elle apprend la musique : J’ai commencé à 5 ans le piano et le solfège.

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Mon premier professeur de piano était à l’école Luso-brésilienne, j’avais une très bonne mémoire, toutes les notes mes restaient dans la tête… je jouais l’Età felice, le Schmoll et chantais les solfèges de Freitas Gazul et Tomàz Borba. Au retour des vacances mes deux collègues de banc étaient morts : ils avaient eu la méningite, et à l’époque il n’y avait pas encore des antibiotiques! Ma mère m’a sorti de cette école et inscrite dans une école anglaise, où j’avais des cours de musique. Je n’aimais pas le piano : je devais rester assise…j’avais les jambes qui pendaient, le professeur, une dame chinoise très sévère, me battait sur les doigts avec un règle quand je me trompais de note.

Padesca parle couramment cinq langues : portugais, espagnol, français, anglais, italien et lit sans difficulté en allemand. Elle nous raconte ces différents apprentissages : Le français, je l’ai appris à 8 ans, avec une vieille dame, professeur privé, qui s’endormait pendant les leçons. Mme Mourinho, c’était une « sainte », elle était française, mariée avec un portugais. Quand elle s’endormait je ne bougeais pas pour ne pas la réveiller… L’Allemand je l’appris avec Frau Beck, elle était très âgée. Elle avait 80 ans dans les années 1930… et parlait couramment le français. Elle s’habillait en noir, avec des gants, son sac. Frau Beck avait eu quatre enfants, mais tous sont morts ainsi que son mari. Elle était très pieuse, et malgré son grand âge a dû gagner sa vie. Pour m’enseigner l’allemand, Frau Beck me parlait en français, elle me faisait encore écrire l’allemand en gothique. Elle se levait à 5 heures pour entendre la première Messe, et voulais arriver à 7 heures pour me donner le cours… le personnel de maison n’appréciait pas.

En ayant une base solide de langues étrangères et de musique, elle aborde les études de chant : Ma mère m’a proposé un professeur de chant, une grande cantatrice portugaise qui avait fait carrière en Amérique du Sud et en Europe, Dona Cacilda Ortigão. Cette dame habitait en face de notre maison. Elle était née en décembre 1886 à Lisbonne. Suite à son veuvage dans l’année 1928, elle était incapable d’administrer ses affaires, et avait résolu de donner des cours de chant. Dans la rue Rodrigo da Fonseca, elle habitait avec sa belle-sœur de même qu’avec une bonne, Ana, qui chantait tous les airs d’opéra, à la cuisine…elles avaient un perroquet, qu’on lui avait donné au Brésil, lors d’une tournée à Manaus [opéra dans la forêt amazonienne]. Ce perroquet chantait les cadences de la cavatina du Barbier de Séville…

Nous lui demandons de nous décrire une leçon de chant, chez Ortigão.

Une leçon de chant en 1939, à Lisbonne Ses parents n’ont pas voulu qu’elle fréquente le Conservatoire, institution dont les mœurs étaient – d’après eux – très « libres ». Avant l’âge de 25 ans, Padesca n’aura pas la permission de sortir seule à la rue ; la première fois qu’elle le fait, elle a l’impression que tout le monde la regarde : Les jeunes filles allaient toujours avec leur mère ou une dame de compagnie à la leçon de chant. La leçon durait au début une demi-heure, mais on s’enthousiasmait et à la fin on chantait une heure. Le temps était généralement réparti : 10’ de vocalises, et après des airs. Ortigão avait dans son salon un piano vertical, il y avait parfois des collègues qui assistaient aux cours, des mères d’élèves…Deux fois par semaine elle donnait ses cours, elle ne regardait pas la montre.

Messa di voce et autres exercices On commençait généralement par une gamme très lente (je n’aimais pas faire la messa di voce, j’aimais le mouvement…), après l’on faisait des vocalises plus rapides. Sur un O « baigné » de A. Ortigão travaillait parfois de longues notes, pour « étirer » la voix. Nous faisions aussi l’ « arpège » de Rossini, en combinant en staccato et legato.

Focalisation du son, résonnance, registres Il fallait que la voix « monte ». Ortigão parlait de sensation d’appui à l’intérieur du visage, dans le setum (os du nez), du palais et de la luette. Pour la résonnance du son, vers le haut de la tête, en arrière. On essayait d’égaliser le registre. Les suraigu étaient soutenus… « hors » de la tête. L’émission du son « naturel », elle était soprano léger, n’utilisait pas de couverture.

Union des registres

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La voix de poitrine pour les soprani était considérée dangereuse, Ortigão disait inquiète : « le couteau dans la main du singe. » Il ne fallait jamais « forcer » les notes. Certaines notes de « passage » devaient être très « légères ».

Trille J’avais le trille naturel. Ortigão donnait deux notes, en accélérant, et tout d’un coup, on avait l’impression que le trille s’ « envolait ». Elle disait que la voix de soprano léger était à part [c’est-à-dire, qui correspondait à une « technique » d’émission propre].

Respiration Les professeurs l’enseignaient sans contrainte, en souplesse. Les soprani légers n’avaient pas recours à une respiration « volontaire ». C’était très libre. Ortigão ne travaillait que très rarement la respiration. Je nageais quatre mois par année, je n’avais pas de problème. On respirait où l’on voulait [sans spécifier les muscles ou le type de respiration], mais toujours par le nez. Il fallait prendre son souffle et chanter sur l’air (sul fiato).

Imitation et trille C’était une école basée sur l’imitation, Ortigão me donnait tout le temps des exemples. Elle était très généreuse, femme distinguée mais très simple, elle avait un grand charme. Mon professeur accompagnait ses élèves au piano, et chantait en même temps, même des suraigus. Elle montrait le trille : elle était petite et ronde, et chantait comme un oiseau. Le trille, elle disait qu’il y avait deux notes mais qu’en réalité c’était une. Elle parlait du chevrotement,… c’étaient les artistes qui n’arrivaient pas à le faire…

Action Le texte était la base de l’interprétation du chant. Ortigão me laissait faire très peu de gestes. Elle appartenait à une génération où les soprani légers représentaient très peu, comme Ebbe Stignani…C’est la Callas qui a commencé à représenter plus. On attendait simplement que les coloratura chantent très bien. Les gestes étaient bas. Au salon, les cantatrices s’appuyaient au piano, s’il y avait des gestes ils devaient être asymétriques.

Répertoire Ortigão était très artiste, elle cherchait des vieux morceaux qu’elle allait chercher dans sa bibliothèque. Elle ne pratiquait pas ni Fauré ni Duparc, mais aimait beaucoup Saint-Saëns. Par contre, je chantais des Schubert en français, dans l’édition de Mme Viardot García. On faisait du Panofka, du Vaccai (seulement les dernières leçons), nous avons travaillé seulement durant trois mois des Arie Antiche, après, nous avons abordé directement le grand répertoire. Ortigão m’a donné l’air de Saint-Saëns Le rossignol et la rose, Les Variations du Carnaval de Venise, la Valse Ombra Leggera, la Rosina du Barbier… les Voix du Printemps (Frühling stimmen, Strauss) je le faisais très facilement. Mon professeur m’a fait chanter également Lucia de Lammermoor, Mireille de Gounod, Ombra leggera, (avec des cadences manuscrites de sa main), la Reine de la nuit (les deux airs), …tout le répertoire de soprano léger. J’aimais beaucoup l’opéra, mais aussi les Lieder, et la musique française et espagnole.

Cadences Chaque chanteur devait avoir ses cadences, pour mettre en valeur ses qualités. Ortigão avait quelques cadences de Toti dal Monte, les deux cantatrices avaient était ensemble en Amérique. Après quelques mois de chant, chanter était devenu facile, parce que je chantais tout le temps et aussi parce que je nageais beaucoup. Je chantais aussi avec les disques. Il y avait une graphonola [phonographe] : c’est ça qui m’a donné le savoir faire.

Interprétation L’interprétation, je ne l’ai travaillée que plus tard, avec [le chef d’orchestre] Pedro de Freitas Branco, mon professeur. Ortigão parlait du texte, [et proposait pour l’interprétation] d’imaginer ce que l’on disait pour aller au cœur du personnage. L’expression du visage était utilisée, mais sans exagération, elle montrait. Par exemple, elle proposait d’imaginer une situation réelle : comme la joie de voir son fiancé.

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Padesca se souvient : « A mon premier concert en public avec orchestre j’ai chanté Frühling stimmen de Strauss, c’était juste avant l’éclatement de la Seconde Guerre : j’avais 18 ans. »

Contraintes sociales Ma mère voulais que je fasse « carrière », mais beaucoup d’amis avaient dit que si jamais je commençais à courir le monde comme cantatrice, ils ne voulaient plus savoir de moi : c’était « mal vu » d’être cantatrice. Je n’ai pas fait du Fado parce qu’à l’époque, vis-à-vis de mes parents, ça aurait été inconcevable de faire d’autre musique que la classique.

Apprentissage chez un professeur de chant italien, à Lisbonne Padesca semble encore très émue, quand elle parle de son ancien maître : « A mon grand regret, Ortigão est partie au Brésil : avec la Guerre les lettres étaient parfois perdues. Il a fallu trouver un autre professeur». Elle poursuit : « Mes parents ont cherché un « vieux » maestro de chœur à St. Carlos, Codivilla, il me semblait très vieux - il était dans la soixantaine – c’était dans les années 1940». Maestro Codivilla avait été formé en Italie, il dirigeait les chœurs du Théâtre National d’opéra, à Lisbonne, le São Carlos. Padesca nous explique : Codivilla n’aimait pas les soprani légers…il n’aimait pas ce type de voix et voulait absolument me « transformer » en soprano lyrique, il « assombrissait » mon timbre (couverture du son). Il voulait que j’apprenne à faire « de la force », à utiliser une voix brillante mais avec « du corps ». Il ne voulait pas que je chante Ombra leggera…Il m’a fait chanter des romances de Tosti. Des chansons, pezzi da camera. Il ne voulait pas ni du répertoire français ni de l’allemand.

Respiration Pour la respiration, il insista beaucoup (alors que D. Cacilda ne parlait presque pas). Codivilla parlait des côtes, du dos, et de la respiration ventrale. J’avais la tête qui tournait : c’était l’excès d’air. Chaque professeur voulait une chose différente, et à chaque professeur avait ses théories…et il fallait s’adapter.

Focalisation, appui Codivilla parlait beaucoup de l’appui palatal, du palais mou, et d’avoir la sensation [d’appui du son] dans la racine des dents : il fallait « accrocher » la voix.

Répertoire et interprétation Il m’a changé mon répertoire : dorénavant je chantais La Bohème de Puccini…. Mais j’étais très différente [du personnage] de Mimi. Il me disait : le public est un grand lion et il faut chanter comme le public aime. Et je devais faire les choses très affectées…mais ce n’était pas moi. Je me passionnais par la musique et par les personnages. Il [Codivilla] insistait sur que je devais rester froide mais émouvoir le public [par des attitudes affectées]. Codivilla avait une idée de l’interprétation. Jusqu’au jour où on m’a invitée pour une fête et je chantais ce que j’aimais. Codivilla m’a demandé des nouvelles : est-ce que vous avez eu du succès ? Il m’a embrassé et à partir de ce moment-là il accepta de me faire chanter léger (il m’a même offert une vieille partition de Rigoletto). Codivilla m’aimait beaucoup.

Le maestro italien, accompagne ses élèves au piano : Codivilla avait un piano à queue, et accompagnait lui-même au piano. Il chantait pour montrer. Il devait avoir autour de 60 ans. Il avait des rhumatismes, et est mort deux ans après. Le compositeur Rui Coelho, ou la chanteuse Violante Montanha venaient dans son salon, écouter ses cours. Les cours étaient individuels. Il ne faisait pas des auditions.

Elsa Penqui-Levi ou l’enseignement « à la française » Suite au décès du maestro, Padesca change encore de professeur…et de tessiture : Une amie de ma mère recommanda Mme Elsa Penqui-Levi. Elle était d’origine juive et appartenait à une élite d’intellectuels, à Lisbonne. Elle me prépara comme Soprano dramatique…j’ai dû travailler Fiordiligi, pour une fête. Je l’ai travaillé en quatre mois. Les compositeurs Rui Coelho et Luis de Freitas Branco sont venus au concert, et ont écrit des critiques très élogieuses dans les journaux. Les autres élèves, qui étaient chez Penqui-Levi depuis des années, étaient très jaloux et voulaient partir… j’avais

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21 ans, c’était une situation difficile pour moi. Penqui-Levi ne parlait pas de respiration, elle avait travaillé en France. Elle faisait chanter du Fauré…Mais, après avoir travaillé avec Ortigão, c’était difficile d’aimer un autre professeur. Je suis restée très peu de temps chez Penqui-Lévi. J’ai passé un concours de chant à la Radio : Tito Schippa et le chef d’orchestre Pedro de Freitas Branco ont beaucoup aimé. Freitas Branco s’est proposé lui-même pour être mon professeur. J’étais tellement heureuse…

Apprentissage de la musique chez le violoniste et chef d’orchestre Freitas Branco Chez Freitas Branco, Padesca aborde l’interprétation d’un large répertoire : Freitas Branco était violoniste, pianiste, chef d’orchestre et chanteur. Il était très proche de Ravel, qui l’invitait régulièrement diriger ses œuvres à Paris, entre autres avec l’orchestre des Concerts Lamoureux…. aussi avec l’orchestre Pas de Loup : il jouait le violon dans cet orchestre. Je l’admirais énormément : à 14 ans, après l’avoir entendu, j’avais écrit un sonnet !

Soulignons le fait qu’il ne s’agit pas de leçons de technique de chant, mais que le maître apprend la musique par la lecture d’un important volume de partitions. A titre d’exemple, Padesca nous explique que Freitas Branco ne lui faisait pas travailler un air d’opéra décontextualisé de l’œuvre, mais le rôle d’un personnage en entier, et quand il abordait des mélodies, il approchait l’œuvre d’un compositeur par cycles ou par recueils entiers : J’avais des cours deux fois par semaine. Il faisait « lire » beaucoup de musique. J’ai appris quelques albums de Fauré, Debussy et Duparc. Les trois cahiers d’Arie antiche, des Lieder de Schubert ou de Mozart. A la fin, nous chantions les opéras, des rôles en entier, il chantait les répliques. Freitas Branco me proposait de chanter à nouveau Rossini, Rigoletto, Barbier, nous avons travaillé tout Lakmé. Enfin, Traviata et Lucia.

Travail vocal Par les précisions données en détail par Padesca, nous déduisons un type d’enseignement qui valorise tout d’abord faire de la musique. Padesca précise: « Freitas Branco faisait faire les vocalises classiques : Rossini…sur A, ou encore d’autres voyelles. Il était assis au piano, chez lui ou chez moi. Il n’enseignait pas le trille, il était baryton. » Padesca explique encore : « Pour les agilités, il me disait d’enlever l’appui de la voix, de les faire très légères ».

Respiration La respiration est apprisse dans un contexte d’expression : « Il parlait très peu de respiration. L’inspiration était faite par le nez. (Par la bouche c’était dangereux à cause du froid). On respirait d’après le poème, dans les virgules. »

Nous questionnons encore Padesca, sur l’organisation des leçons :

Répertoire et interprétation Il aimait commencer par chanter les airs anciens, il les transposait plus « haut », pour moi… Freitas Branco transposait tout. Il essayait, un demi-ton, un ton… Les doubles consonnes étaient accentuées pour mettre en valeur certains mots. Comme un peintre qui met en évidence une forme par la couleur. Il était un très bon interprète. Il « vivait » la partition.

Méthode de travail On commençait par lire la partition, et on essayait de comprendre les vers, si nécessaire on battait la mesure. Après on commençait à interpréter. Les virgules donnaient le phrasé. Certains mots étaient soulignés. On avait l’intention…sans altérer la mesure, nous donnions l’intention.

Cadences et coupures Dans les airs d’opéra, il inventait des cadences pour les élèves. Il avait une liberté très grande parce qu’il savait beaucoup : il connaissait la composition. De mon temps les maestri [ici, chefs d’orchestre] « coupaient » souvent l’écrit. Par exemple dans la Traviata on supprimait toujours le bal.

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De la rupture de pratiques dans l’apprentissage du geste Elle nous fait part des différentes manières de représenter les personnages, qu’elle avait pu observer : Les [chanteurs] « romantiques » exagéraient tout : Gino Becchi, tombait avec théâtralité. Tito Schippa chanta Werther à Lisbonne. Il n’avait pas une voix très belle mais il chantait très bien. Il entrait sur scène de forme théâtrale…il s’imposait.

J’ai appris la scène avec Maria Llaser. Elle était l’épouse d’Ercole Casale, qui avait était le dernier impresario du Théâtre Real de Madrid avant la guerre d’Espagne. Llasser chantait merveilleusement bien, elle était professeur au Conservatoire de Madrid. Elle avait 20 ou 30 ans de plus que moi. Maria Llaser m’avait appris à entrer sur scène avec les bras ouverts … elle me faisait boire une cuillère de Porto, avant d’entrer en scène. Llasser m’a appris les gestes dans Rigoletto, dans le Barbier de Séville. Elle avait enseigné aux Conservatoires de Valence et de Madrid. […] Llaser faisait tous les pas, tous les gestes avec une théâtralité qui enthousiasmait l’ancien public. C’était très beau. J’ai travaillé avec elle le rôle de Gilda dans Rigoletto. Je me souviens, elle ouvrait les bras, en silence…en déshabillé, et seulement après elle attaquait l’air. Elle avait un don de communication…Chanter sans geste…c’est difficile.

En quelques années, les pratiques de la tradition ancienne semblent maniérées ou exagérées : les nouveaux metteurs en scène exigent des chanteurs la sobriété des gestes : Llasser m’enseigna la mise en scène, mais c’était à l’ancienne, considéré comme démodé en 1940. Quand j’ai travaillé avec Mario Friggerio, de la Scala de Milan, il n’aimait plus cette façon de représenter. J’ai dû tout recommencer…

Entretiens avec Elsa Saque (1946) et Elvira Archer (?) Saque est formée à Lisbonne. Née dans une famille de musiciens, elle apprend d’abord le piano, puis, comme deuxième instrument, le chant. Son grand-père est secrétaire de l’Académie de musique où elle fait ses études : Saque a l’habitude de passer de salle en salle et d’écouter des cours de violon, de piano, de chant. Elle choisit de faire du chant : « un peu par hasard ». Ce même grand-père l’amène au concert hebdomadaire donné par la fanfare militaire (Guarda Republicana). Il se procure des programmes à l’avance et « prépare » la sortie avec ses deux petites-filles. Le grand-père, après le concert, questionne les enfants sur ce qu’ils ont entendu et commente leur appréciation. Saque découvre avec cette fanfare militaire les ouvertures des opéras italiens, opéras qu’elle chantera plus tard. La mère de Saque chante, sa grand-mère l’accompagne au piano. Les deux sœurs deviendront des cantatrices reconnues (Sulaika et Elsa).

Archer vient d’une famille de musiciens de Porto, sa grand-mère était violoniste professionnelle née à Lisbonne, elle aurait voulu faire des études en Allemagne. C’est sa petite fille, Elvira, qui va « concrétiser son rêve. » Archer se souvient de cette grand-mère : Elle a eu plus de vingt petits-enfants, leur a enseigné beaucoup de musique et nous faisions des concerts dans les réunions familiales à Noël, à Pâques. Nous étions très amis de Luis Costa, de Nilde, ils habitaient tout près et je me souviens très bien de voir Elena Costa faire de la musique chez ma grand-mère.

Le père d’Archer aurait voulu être chanteur. Il travaillera dans l’entreprise familiale comme assureur. Archer s’en souvient : Tous les soirs, avant le repas, il allait dans la pièce où il y avait le piano et vocalisait. J'étais petite. Ce banc peut en témoigner: j'étais si petite que je posais là mes bras et regardais mon père [...]. Des sept enfants qu'il a eus, j'étais la seule qui lui prêtait attention.

Très jeune, Archer, qui étudie le piano, accompagne son père : « A 10 ou 12 ans, je l'accompagnais dans l'air d'opéra Martha, Die letzte Rose. Je le corrigeais en disant "c'est une croche!"... il variait... ».

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A 22 ans, elle décide d’arrêter le piano et de faire du chant. Pourtant, elle « sait » déjà chanter : Je chantais pour moi, à la plage, par exemple une mélodie brésilienne: Tu não te lembras da casinha pequenina, onde o nosso amor nasceu. Ensuite, en été […] chez une tante, il y avait un figuier dans le jardin, et avec le soleil de trois heures de l'après-midi, je commençais à chanter. Mais je ne chantais jamais pour les autres. C'était pour moi, je ne chantais jamais dans les fêtes, on me demandait et je disais non!

Apprentissage de la musique et du chant Saque nous parle de ses premières leçons de chant avec Arminda Correia. D’après son élève, Correia était une dame timide, ayant une grande « bonté ». Elle n’avait pas chanté à l’Opéra, mais avait une grande intelligence, une diction « parfaite ». Saque conclut : son enseignement était « idéal pour un apprentissage de base, mais elle ne donnait pas des ailes pour voler ». Saque avait deux demi-heures de leçon par semaine, elle faisait surtout des vocalises. Correia lui parlait de « la langue "couchée" pour toute les voyelles, moins le I mais surtout A et O; la patate chaude dans la bouche pour agrandir la gorge, le palais haut et la respiration ». Par contre, elle ne lui parlait pas de « masque ».

Archer étudie à Porto chez une Suissesse, Martha Amstadt : Il y avait deux cours d'environ trois quarts d'heure par semaine… en étirant un peu le temps. Tout d'abord seule avec elle, nous faisions des vocalises, ensuite arrivait l'accompagnatrice, qui s'appelait Marilha et nous faisions des Lieder et des airs anciens. […] elle avait très bon goût et nous a inculqué une culture du Lied et du chant à haut niveau.

Amstadt propose des « modèles » à ses élèves : « Elle expliquait que Fernando Serafim, notre chanteur, articulait très bien et qu'il fallait l'imiter. »

Après trois ans d’étude à Porto, Archer part pour Salzbourg et étudie chez la mère de Christa Ludwig, Ludwig-Besalla. Elle suit des cours d’une demi-heure tous les jours. C’est le début d’un parcours à la recherche d’un professeur idéal.

Des différentes approches d’apprentissage Après trois années d’étude dans l’Académie de musique, Saque rencontre le ténor Tomás Alcaide. Contrairement à Correia, il a fréquenté des théâtres d’opéra et fait une carrière internationale. Il initie Saque au répertoire d’opéra. Plus tard, Saque travaille avec l’Italien Gino Becchi. Elle s’en souvient : Il donnait des images comme comparaisons, la question physique était très présente. Lui-même avait un diaphragme et un développement thoracique respiratoire très travaillés. Quand il a commencé à chanter à 15 ans, il faisait tous les jours à pied je ne sais combien de kilomètres pour avoir son cours après son travail ou son étude, chez le professeur.

Contenus d’enseignement Saque résume l’apprentissage du chant – qu’elle a reçu d’Alcaide – à quelques principes : « Tout était basé dans le travail des résonances, le son haut, l'égalité du son et le diaphragme. Je continue à penser qu'il n'y a pas beaucoup plus à enseigner. C'est le moteur. » Saque ajoute : Il transmettait ce qu'avait été sa vie. A travers son vécu artistique, son expérience sur scène, il transmettait surtout que la grande force de la technique était la respiration et l'émission, rien dans la gorge ni ici. Tous les sons hauts qu'on appelait sons de tête, tout était dans le masque.

Plus tard, Saque travaille avec Gino Becchi, dans un nouveau théâtre d’opéra : le Trinidade. Cette salle a été ouverte à Lisbonne pour donner la possibilité de se produire sur scène à des

71 chanteurs portugais, souvent exclus du São Carlos, l’Opéra (d’après plusieurs témoignages, dont celui du chef d’orchestre Ivo Cruz, cette salle était « colonisée » par les Italiens). Becchi insiste sur le travail du son : Les résonances: gni-gni. Avant d'aller chez lui, je n'en étais pas capable. Etrange, ou plutôt logique: dès que j'ai commencé à apprendre à mettre la voix dans le masque ni-ni-ni-ni et la maintenir là, j'ai gagné du registre aigu. […]. Il peut y avoir un orchestre énorme: s'ils ont la voix dans le masque, ça passe toujours.

Saque prône pour un enseignement « complet ». Dans une école de chant idéale, selon la cantatrice, il faudrait apprendre: « les langues, le yoga, l'expression corporelle, étude des personnages pour l'interprétation dans l'opéra. »

Archer, chez Ludwig-Besalla, retrouve les mêmes contenus d’enseignement qu’elle avait eus chez Amstadt à Porto. Ensuite, Archer passe par plusieurs professeurs, toujours à Vienne, notamment chez un Brésilien qui lui force la voix. Son médecin lui conseille d’arrêter les cours. Elle fait de la rééducation dans le Reinhardt Seminar chez Koblenzer, en travaillant uniquement la diction et la respiration. Archer précise : En premier, il faisait des exercices musculaires pour avoir une bonne posture. [...] Des exercices seulement physiques, du genre gymnastique [...] par terre, pour donner cette force à la base des poumons. […] Nous n'avons pas besoin d'aller chercher l'air: nous avons déjà beaucoup d'air en nous. Et ça a été une leçon fantastique. Il donnait beaucoup d'importance au moment de l'attaque: la préparation et la patience de laisser venir, ne pas vouloir faire.

Archer travaille encore avec Lily Verra, dame très âgée qui avait chanté Gilda avec Mattia Battistini (1856-1928): Elle avait une méthode très différente des autres professeurs et donnait des petites phrases de certaines pièces, des airs avec des paroles dont elle savait qu'elles étaient bonnes. Elle donnait beaucoup d'attention au mot, à l'attaque. Elle pensait que le son ne devait pas monter à la tête sans que tout le corps tout entier fasse la liaison: de haut en bas et de bas en haut. Ça vient d'une philosophie ancienne!

Archer donne des précisions sur l’enseignement de Verra : Elle parlait beaucoup de l'appui dans la préparation du son. Ne pas battre la voix, ne pas chanter comme ça: ba! La préparation musculaire, faire que le son se produise et vienne de rien. Elle disait toujours: "Quand j'ai écouté Gigli qui chantait Una furtiva lacrima ... il attaquait … le son venant de rien". Elle travaillait aussi le portamento, tout en appui.

Apprentissage de l’action de l’acteur A 17 ans, après uniquement trois ans de chant, Saque décroche un petit rôle dans la Tosca. Plus tard, elle chantera des grands rôles de soprano lyrique. Elle nous explique toutefois que quand elle travaille les rôles de soprano des opéras de Puccini, elle les aborde avec une voix légère, sans « forcer ». Saque est engagée à l’Opéra et travaille en parallèle avec Gino Becchi, au Théâtre. Elle fait partie de la troupe et chante « à la demande » différents rôles (La Bohème, Le Barbier de Séville, etc.), en même temps qu’elle est formée sur scène. Saque évoque également les concerts à la Fondation Gulbenkian de Lisbonne (« J'ai peut-être aussi été la Portugaise qui a le plus chanté à Gulbenkian. ») à la Radio et à la Télévision. Saque se souvient de son travail avec des chefs d’orchestre : « Le dernier opéra que j'ai fait était Falstaff. C'était Nello Santi qui dirigeait. Spectaculaire: il me donnait des indications qui étaient d'authentiques leçons de chant. » Elle insiste : « L'opéra, c'est du théâtre. L'oratorio est plus rigide mais il y a une expression faciale, il y a des mots, nous disons un texte, pas seulement la voix. Sinon, nous achetons un disque! » Saque nous parle de son apprentissage chez Becchi :

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Quand nous travaillions un opéra, il nous parlait du personnage, il connaissait le rôle qu'il avait fait et ceux des autres. Chaque fois qu'il représentait un passage théâtral déterminé, il le faisait différemment. Je crois que sa richesse théâtrale était infinie, n'avait pas de limites.

Saque nous donne ainsi un témoignage de la variété, pratique belcantiste, avant que la « fidélité à l’écrit » s’impose comme norme.

Formation des chanteurs en troupe Saque, ayant été formée en troupe, se plaint de la formation actuelle des chanteurs au Conservatoire Supérieur : « ils obtiennent le diplôme (master) sans rien comprendre ni savoir ce qui se passe autour d'un air de Turandot ou de Rigoletto, les ensembles et toute la partition d'un personnage. »

Répertoire Lors de ses études avec Correia, Saque travaille surtout sur des manuscrits : « De la musique populaire harmonisée par des compositeurs: Freitas Branco, beaucoup de choses ne sont pas éditées et il n'y avait pas de photocopies, les collègues copiaient et la musique passait de mains à mains. » C’était habituel de « changer » ces partitions manuscrites, en les transposant par exemple dans une autre tonalité mieux adaptée à la tessiture de l’élève. Saque ne pratiquera plus des cadences manuscrites, feuilles qui passaient de maître à disciple, comme du temps de Padesca.

Avec Correia, Saque chante les Lieder en allemand. A l’Academia de musica, les examens comportaient de présenter un programme avec « des airs italiens, des mélodies françaises, des Lieder Allemands ».

Archer travaille à Porto le répertoire didactique conventionnel : Vaccai, Concone… Ensuite, elle aborde le répertoire Allemand des Lieder, chantés également en langue originale.

Son professeur Amstadt a une maison face à la mer à Porto. Elle reçoit dans son salon ses élèves autour d’une tasse de thé et d’un gâteau : ils chantent à tour de rôle.

Malgré sa grande timidité, Archer est engagée surtout pour faire de l’opérette : J'ai surtout fait de l'opérette. Et réellement, j'avais de la facilité... je ne devrais pas dire cela. J'aimais beaucoup. Jamais je n'aurais pensé que je me lierais à l'opérette, qui était quand- même... un répertoire léger.

Les interviewés et leur expérience d’enseignement Saque a encore appris la respiration « thoracique-intercostale », elle n’approuve pas la respiration « avec le ventre ». La cantatrice nous parle d’un de ses élèves : Encore la semaine passée, en venant à un cours... je leur dis que ça, c'est pour la danse du ventre, cela n'a rien à voir. Imaginez, que si on fait ressortir... ça me semble tellement stupide! Laissez là le ventre: et ce n'est pas non plus pour monter les épaules! Comment nagez-vous? Avec la natation, on a la respiration la plus correcte et cohérente.

Le chant d’autrefois Saque reconnaît que de nos jours, il y a moins de différences qu’autrefois entre les pratiques des Français, Italiens et Allemands : « C'était plus marqué à l'époque de Schwarzkopf. Nettement, je n'avais rien à voir avec cette technique allemande. » Saque compare le chant de De los Angeles et celui de Schwarzkopf : J'ai dans [un] disque Fischer-Dieskau, Schwarzkopf et Victoria: là on entend bien. Parfois elles chantent en duo, d'autres fois elles chantent séparément. Pour moi, franchement, celle qui chante bien le Lied

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allemand est Victoria de los Angeles, pas Schwarzkopf. Je n'oserais pas... il y a des milliers, voire des millions de gens qui trouvent qu'elle chante bien, mais pour moi, non. Victoria de los Angeles, oui. Tout ce qu'elle fait est parfait. Opéra, zarzuela, chansons, tout!

Saque nous parle des « nouveaux » chefs d’orchestre, qu’elle compare au travail fait autrefois avec des musiciens comme Nello Santi : Ils savaient. Mais plus maintenant, vous savez pourquoi? Ils ne veulent plus que les chanteurs soient les stars. Ils veulent l'être eux en premier, puis les metteurs en scène. Ils ne connaissent rien au chant, zéro! Ils exigent des effets qui abîmeraient la voix pour le restant de la vie. Les chanteurs deviennent les derniers et ne peuvent plus affirmer leur position.

La cantatrice se plaint de la « perte » d’une certaine tradition vocale : A Gulbenkian, comme soliste, si vous chantez comme ça, vous êtes certaine de n'être engagée ni par Eldoro ni par Corboz, ni personne: "il y a du métal, beaucoup de timbre", quand on monte tout pour avoir du timbre dans la voix!

Saque conclut : « Becchi disait qu'il se réveillait en pensant au chant, se couchait avec le chant, vivait avec ses cours, une fixation... il ne pouvait que bien chanter, sa vie s'y est ajustée. »

Conclusions

Le témoignage de Padesca nous permet de reconstituer des pratiques très variés de transmission, et de situer des ruptures de pratiques. Elle a connu, tout d’abord chez Ortigão, l’ancienne tradition de transmission. Grâce à sa grande mémoire, précise en détails, Padesca nous permet de reconstituer une « technique » particulière, celle des soprani légers du début du XXe siècle. Cette technique, toute en légèreté, se transmet essentiellement par le modèle fourni par le maître. Le soutien respiratoire ne semble pas abordé autrement que par des exercices (souvent arpèges ou pizzicati). Les maîtres n’ont pas besoin d’insister longtemps, ni sur le travail des sons filés, ni sur le trille. Les jeunes élèves qui ont des voix « naturellement » souples apprennent par immersion et imitation. Ortigão conserve précieusement un « répertoire » de cadences et autres ajouts, qu’elle partage avec ses collègues et ses élèves. Il s’agit de manuscrits. Avec les lettres que Padesca a conservées de son ancien maître, envoyées du Brésil, ces cadences constituent des documents qu’elle garde comme des objets « précieux ». Le rapport au maître est inconditionné. Padesca différencie ainsi le lien avec les maîtres, Ortigão et plus tard Freitas Branco, et avec un simple professeur de chant.

En arrivant chez Ortigão, Padesca a une solide formation musicale et connaît plusieurs langues : l’imitation est certainement facilitée. En quelques mois l’élève aborde un répertoire extrêmement virtuose, considéré de nos jours comme « difficile », et chante avec orchestre à 18 ans. Nous mettons en lien ces apprentissages précoces avec ceux de certains pensionnaires de la Casa Verdi, qui de nos jours restent exceptionnels. L’enseignement élémentarisé des savoirs pourrait constituer un obstacle : le chanteur travaille sur des « problèmes à résoudre » qui empêchent une approche globale de l’œuvre.

Notons qu’il y a beaucoup de similitudes, entre ce répertoire, et celui abordé dans les mêmes années à Athènes, par la Callas. Pourtant, ce genre de voix coloratura commence à être démodé. De moins en moins, les chanteuses aborderont les airs à roulades et cultiveront un genre plus dramatique, qui est voué au plus grand succès.

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L’utilisation du geste est renouvelée notamment par la Callas, qui va bouleverser les pratiques scéniques, et provoquer une toute autre approche de la notion d’ « interpréter », encore absente de chanteuses de la même génération, comme Renata Tebaldi. Soulignons le fait que des cantatrices comme Kolassi ou Padesca considèrent, d’un point de vue technique, la voix de la Callas comme défectueuse. Pourtant, toutes les deux admirent la « personnalité » de l’artiste.

Chez Padesca, l’apprentissage chez Codivilla constitue un exemple d’approche didactique très différent de celui qu’elle avait connu chez Ortigão. Ce maestro, formé en Italie, a fort probablement était instruit au chant en « force » pratiqué dans la seconde moitié du XIXe siècle. Il base son enseignement sur des techniques de soutien, avec respiration abdominale, que nous trouvons dans des traités comme celui de Lamperti ou Delle Sedie, inspiré des théories du médecin hongrois Mandl. L’émission du son de la voix est beaucoup plus sombre, « couvert », ce qui explique que Padesca peut aborder le répertoire plus lyrique, mais aussi qu’elle perd la souplesse d’émission.

Enfin, l’enseignement donné par Freitas Branco est probablement le plus proche de celui du musico ancien. Nous retrouvons une approche de travail vocal par la « lecture » de pièces souvent difficiles, qui nous fait penser à la description de Bontempi (notre comparaison s’arrête là, le contexte est tout autre !). Freitas Branco est surtout violoniste, mais il a chanté et dirigé des orchestres. Il est fortement marqué par sa formation à Paris, et transmet à son élève une approche de l’interprétation semblable à celle reçue par Kolassi ou Montmollin. C’est le « dire » qui est privilégié et la mise en valeur des différents « coloris » de la voix. Le rapport à la partition reste très libre, le maître adapte les morceaux à la tessiture de l’élève, sauf dans les opéras, où les ajouts et coupures permettent de mettre en valeur, par exemple dans l’air de Rosina du Barbier, des suraigus, que l’original écrit par Rossini ne contient pas.

Si nous comparons la formation de Padesca avec celle de Saque ou d’Archer, nous constatons qu’il s’agit de deux mondes d’apprentissage très différents : tout juste avant la Seconde guerre, Padesca a reçu un enseignement semblable à celui pratiqué à la fin du XIXe siècle, en Europe. Il y a beaucoup de points communs avec celui reçu par Kolassi à Athènes, voire de celui de Maretto à Milan : toutes les trois appartiennent à la même génération. La Seconde guerre a été à l’origine de ruptures de tradition importantes. Saque et Archer ont pu voyager dans une Europe en paix et bénéficier de la diffusion de partitions imprimées, d’enregistrements, d’échanges, contribuant en contrepartie à une certaine uniformisation des pratiques. Nous constatons qu’en l’espace de vingt ans, l’approche du chant est devenue tout autre, notamment chez Archer qui a complété sa formation en Allemagne, et dans un répertoire différent des deux autres cantatrices. Saque témoigne de l’enseignement actuel du chant en institution de plus en plus éloigné de la réalité des pratiques. Elle rejoint les critiques faites par Sénéchal et Sarroca au sujet de l’organisation de l’enseignement actuel dans les Conservatoires et Hautes écoles, études trop longues, hors du contexte du monde du travail, de la « réalité » des pratiques.

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Annexe 1, N° 6

Observations faites à Shanghai, d’après de leçons de chant données par des professeurs au Conservatoire et à l’Université

Zhou Xiaoyan (1917-2016) est un professeur de chant d’origine chinoise, née en 1917. Nous avons pris connaissance de son parcours particulier par une étudiante du Conservatoire de Genève. Nous sommes rendues à Shanghai, pour la rencontrer, en novembre 2007 : Zhou Xiaoyan avait 90 ans et enseignait toujours.

Ne parlant pas la langue chinoise, et confrontée à des pratiques culturelles très différentes des nôtres, nous avons longtemps hésité à ajouter ces observations en annexe à notre thèse. Pourtant, c’est en relisant dernièrement les notes prises à Shanghai en 2007, que nous avons trouvé des points communs, avec des témoignages d’anciens élèves ayant appris le chant classique, dans des lieux séparés physiquement de Paris, lieu d’apprentissage de Zhou Xiaoyan : à Athènes ou à Lisbonne. Ces chanteurs, comme Kolassi ou Padesca, ayant fait leurs études avant la Second Guerre mondiale, avaient une approche du chant qui pourrait contenir des points communs avec l’apprentissage de Zhou Xiaoyan, appartenant à la même génération de chanteurs, interviewés en Europe.

Parmi les chanteurs que nous avons interviewés, Zhou Xiaoyan a été la personne dont l’accès a été le plus difficile : arrivées à Shanghai, nous avons appris qu’elle était « malade », et ne recevait plus d’étrangers. Durant une semaine, nous avons négocié avec son entourage ; enfin, nous avons obtenu l’autorisation de la rencontrer, à condition de ne pas rester plus d’un quart d’heure, chez elle. Nous avons réussi à prolonger la durée de l’entretien, malgré les rappels de sa « secrétaire », toujours à ses côtés. D’après ce court échange avec Zhou Xiaoyan, nous n’avons pas la prétention de déduire des pratiques didactiques du chant occidental dans une ville comme Shanghai, ni les raisons de l’engouement d’une partie de la population chinoise par notre tradition de chant classique, fait qui reste pour nous assez étonnant. Par contre, nous avons eu l’occasion, les jours précédant la visite à cette dame, d’admirer son « œuvre » : elle a formé la plupart des actuels professeurs de chant classique occidental, à Shanghai. Zhou Xiaoyan a fondé école, comme l’on faisait en Europe, au XVIIIe siècle.

Nous avons visité des classes de chant au Conservatoire de Shanghai, dans les sections équivalentes à nos niveaux, en Suisse, d’école de musique et supérieur ; ensuite, nous avons observé des cours à l’Institut Universitaire qui forme les futurs maîtres de musique. Lors de notre première observation au Conservatoire de Shanghai, on nous achemine vers le Voice Departement situé dans une tour moderne, la nouvelle aile du bâtiment. La responsable n’est pas musicienne, mais elle parle bien l’anglais. C’est la cheffe du département et a le

76 pouvoir de nous donner les autorisations pour observer les cours. Cette dame fournit à l’étudiante qui nous accompagne quelques chiffres sur un bout de papier : ce sont les salles de cours que nous pourrons visiter à volonté. Les professeurs n’ont pas été prévenus, mais nous sommes reçues avec beaucoup de gentillesse. Les salles nous semblent petites, environ deux mètres et demi de large par quatre de long, mais surtout, elles sont bien remplies : un ou deux pianos droits, quelques chaises, un canapé pour deux. Il s’agit du mobilier usuel que nous allons trouver un peu partout.

Des leçons de chant au Conservatoire de Shanghai Le premier professeur observé, Mme Zhou, nous met l’air conditionné, l’appareil est bruyant. Le professeur a de l’autorité, elle offre souvent des exemples à pleine voix : ce qu’ « il faut faire » mais imite également ce que l’élève fait « faux », par l’émission de contre-exemples. Les élèves que nous observons ce premier jour sont des débutants, comparativement à nos élèves en Suisse ils ont des voix « naturelles » bien développées. D’ailleurs, pendant notre séjour, nous n’avons pas rencontré d’élèves qui nécessitent de construire leur instrument par le travail technique: dans une ville de plus de dix millions d’habitants, la sélection est rude.

La première élève observée chante Malinconia, une mélodie écrite au XIXe siècle par Donizetti. C’est l’étudiante qui m’accompagne qui me traduit : le professeur dit à son élève d’inspirer en bâillant. Elle lui parle de la « petite langue », nom que les chinois donnent à la luette, et conseille de la soulever en chantant. Mme Zhou surveille la justesse de son élève, et le professeur suggère l’image du son « inspiré » pendant le chant. L’élève a tendance à émettre des sons gutturaux : le professeur l’imite en exagérant et lui propose ensuite le « bon » exemple.

Nous sommes étonnée de voir l’aisance avec laquelle le professeur manipule l’élève, prend sa mâchoire, touche son ventre, la pousse : chez nous l’élève se sentirait envahi. Le professeur insiste sur la souplesse du soutien. Il combine l’autorité avec un rapport patient et de grande gentillesse. Le professeur soigne les exemples qu’elle donne. Elle insiste sur le tempo en battant des mains, ainsi que sur la ligne de la phrase musicale. Au piano une jeune pianiste, qui attend son tour pour avoir une leçon de chant, accompagne. Nous assistons à un cours de chant qui au premier abord semble très proche de ceux que l’on donne dans nos conservatoires, avec des élèves du même niveau : non seulement les contenus sont semblables, mais aussi le langage imagé utilisé par le professeur. Les milieux didactiques proposés à l’élève font partie d’un répertoire didactique qui nous est bien connu.

Nous quittons Mme Zhou pour aller dans la salle d’à côté. Une jeune professeure, Mme Yang, apprend une mélodie chinoise à une élève, qui est toute souriante. L’enseignante insiste sur l’ouverture intérieure de la bouche, les exemples qu’elle donne sont émis avec beaucoup d’aisance. La jeune élève utilise un vibrato relativement « large ». L’enseignante, vêtue d’un blouson en cuir, les cheveux légèrement teints, chante en entier la nouvelle pièce que son élève doit apprendre pour le prochain cours. De temps en temps, la professeure s’arrête et fait un commentaire, l’élève suit avec attention. Suite à ce deuxième cours, nous commençons à remarquer des petites différences avec les pratiques que nous avons observées en Europe : malgré une ambiance très chaleureuse, on n’entend pas souvent les élèves poser des questions.

Nous avons à 14 h la possibilité d’observer un professeur du Conservatoire supérieur, M. Ge, ténor. Nous allons dans une salle beaucoup plus grande, le professeur très accueillant, est habillé en complet. Il est le seul professeur à qui on a annoncé notre venue.

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Deux étudiants et une pianiste attendent. Le jeune élève fait quelques vocalises avec une voix très sonore. Le professeur, assis au piano, place les accords avec franchise, il cherche la qualité du timbre : c’est le son qui l’intéresse. Après l’échauffement, l’étudiant chante Vier ernste Gesänge de Brahms dans la même attitude qu’il avait adopté pour l’échauffement, presque sans gestes. Le professeur donne des exemples avec une belle voix, l’élève imite la prononciation de l’allemand que le professeur propose : M. Ge fait partie des professeurs qui ont étudié à l’étranger, qui « font carrière ». Dans le travail du Brahms le maître insistera sur les sonorités particulières à la langue allemande, mais n’abordera pas le sens du texte ni de l’interprétation : généralement, les étudiants, avant de partir à l’étranger ne comprennent pas les langues, étudient phonétiquement et par imitation. Une jeune étudiante chante An Chloe de Mozart et Au bord de l’eau de Fauré. Malgré son jeune âge, l’émission de la voix est assez « couverte ». Le professeur insiste sur la prononciation du texte. Il est plus à l’aise en allemand qu’en français. A la fin de la leçon, M. Ge nous raconte qu’il a chanté à l’Opéra de Zurich. Il a voyagé en Europe et aux USA.

En sortant, dans la rue, une vieille dame vend des bouquets de jasmin en chantant. L’étudiante qui m’accompagne m’explique que dans son enfance il y avait beaucoup de vendeurs ambulants à Shanghai, et qu’actuellement est devenu rare d’entendre leurs chants : le bruit, la pollution sonore couvrent les voix des rues. En plus, la ville moderne avance à grands pas, les gens les plus pauvres sont délogés et placés dans des quartiers suburbains, les anciens quartiers, détruits.

Nous mangeons dans la cantine du Conservatoire et rencontrons une étudiante parisienne. Elle parle le chinois, et prend des cours de chant avec un professeur dans l’institution. L’étudiante française nous confie que pendant ses cours, elle aimerait avoir plus d’explications sur des détails techniques. Son professeur lui enseigne surtout en montrant, par l’exemple. Ses commentaires corroborent les impressions que nous avons eues, en observant les premiers cours : l’enseignement se fait par modèle.

Le lendemain, nous retournons faire des observations, au Conservatoire. Cette fois-ci nous assistons aux cours de Mme Chen, professeur au Supérieur, qui accepte notre visite. Elle parle couramment le français, Mme Chen a fait des études et enseigné dans un pays francophone. Sa classe est de petite taille et bien remplie : elle donne également des cours en groupe. Plusieurs étudiants attendent leur tour en écoutant les collègues. Une pianiste plus âgée accompagne. Des ténors, des soprani avec des voix superbes chantent le grand répertoire d’opéra italien et des chansons chinoises. Le professeur doit insister surtout sur la prononciation du texte italien, sinon, elle fait peu de remarques. Les étudiants chantent beaucoup. Mme Chen est très vivante, drôle, rebondit sur chaque difficulté, mais ne s’attarde pas longtemps. Après ses cours, Mme Chen nous accorde un moment. Elle reconnaît qu’elle doit surtout travailler la prononciation qui, d’après elle, est indispensable au placement de la voix. Elle se plaint toutefois de recevoir dans sa classe des élèves qui ont appris le soutien de manière trop « volontaire », et doit faire tout un travail pour l’assouplir. Mme Chen nous explique la difficulté qu’ont ses étudiants du fait que sous la notation musicale, les mots en allemand, italien ou français ne se présentent pas en entier, mais séparés par syllabes : pour les étudiants chinois, habitués à une écriture en idéogrammes, cela représente un obstacle à la prononciation, et à la compréhension du texte. En plus, toujours

78 d’après Mme Chen, l’élève chinois, avec les quatre intonations qui lui sont propres, a tendance à « compliquer » les sonorités de nos langues occidentales.

Des leçons de chant à l’Institut universitaire de formation des enseignants Le matin du troisième jour, nous avons rendez-vous à l’autre bout de la ville, à plus d’une heure de taxi. Nous quittons le centre pour aller dans une Université de Shanghai spécialisée dans la formation des futurs enseignants, entre autres les maîtres de musique. Nous sommes reçus par Mme Huang, professeur de chant de l’étudiante chinoise qui nous a accompagnée à Shanghai. Mme Huang nous attend et nous sert de guide dans l’école. Elle a été la première Mme Butterfly chinoise en 1962, elle doit avoir autour de septante ans.

Mme Huang nous introduit dans le bâtiment plus ancien de l’Institut, pour nous accompagner dans les classes que nous visiterons. Dans sa jeunesse, elle a fait des études dans ces salles, qui étaient à l’époque le Conservatoire de Shanghai.

Dans un contexte d’apprentissage par le faire, les futurs enseignants de musique reçoivent régulièrement des cours de chant, assez proches de ce que nous avons pu observer dans les premiers degrés d’enseignement, au Conservatoire. Les salles sont semblables : un piano droit couvert avec des nappes et quelques photos du professeur en tenue de concert, à côté de photos d’artistes occidentaux. Les salles débordent d’objets, un canapé à deux places, une armoire à partitions avec un distributeur d’eau chaude et froide, des bocaux en verre récupérés ou flottent des fleurs de thé dans l’eau froide, beaucoup de partitions, des pupitres. L’espace est si bien utilisé que des objets ne trouvant pas de place ailleurs, comme le sac à main du professeur, pendent à des crochets fixés sur les portes. De la fenêtre, on voit le jardin potager où les professeurs à la retraite cultivent des légumes pour les professeurs plus jeunes. Ces professeurs connaissent bien le travail de la terre : durant la Révolution culturelle ils sont devenus des « experts ». Après avoir subi dix ans de retraite forcée ces chanteurs ont repris leur enseignement en 1976 et certains, comme Mme Huang, leurs rôles, et chanté à nouveau Mme Butterfly, à l’opéra.

Le premier professeur, Mme Yang, mezzo, est une femme élégante, bien coiffée, assise à son piano elle accompagne ses élèves, jeunes débutantes, avec autorité. La première étudiante a dix-huit ans. Après quelques vocalises sur « mio, mio, mio » où le professeur essaye de concentrer la résonance du son, l’étudiante chante : Tre giorni fa che Nina de Ciampi. L’épaule de l’étudiante est tendue, le professeur mime la tension avec son corps, elle refait la première vocalise sur « mio » pour lui montrer comment soutenir la fin des phrases, dans une attitude détendue. Elle insiste avec l’élève pour qu’elle respire d’une certaine manière entre les phrases. La deuxième étudiante, débutante aussi, chante Amarilli. Le professeur constate : « tu as peur, tu as tout perdu »... Le professeur lui suggère de « concentrer » toute son énergie, de ne pas la laisser sortir n’importe comment. L’usage de la voyelle « i » aide l’élève à trouver les sensations de résonance du son. Le professeur lui demande de garder la langue derrière les dents du maxillaire inférieur, de ne pas avancer la mâchoire. L’élève chante des sons gutturaux, le professeur voudrait éliminer l’appui de la langue et propose qu’elle imagine que le son « sort » du ventre. Nous sommes touchée par le fait que Mme Yang, le professeur plus jeune, consulte régulièrement le professeur plus âgé, ceci devant son élève. Pourtant, Mme Huang n’a pas été son professeur, mais les deux enseignantes ont établi rapidement un rapport de confiance.

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Nous changeons de salle, cette fois-ci c’est un ténor, M. Zhou qui enseigne à un ténor. Le professeur a été élève de Zhou Xiaoyan. C’est un homme dans la trentaine, fin, calme. Des affiches de concert sur le mur de la classe montrent sa photo en tenue de concert. L’étudiant que nous observons vient du Nord de la Chine. Il y a un grand contraste entre l’accompagnement que fait le professeur lui-même sur un piano « désaccordé » dans lequel il joue assez fort, et son langage doux et clame. Nous avons l’impression, et ce n’est pas la première fois, que le piano est utilisé pour donner une base tonale, ou aider les élèves moins sûrs du point de vue du solfège, mais pas tellement comme un outil pour « construire » l’interprétation. L’étudiant chante l’air de Don Ottavio, Il mio tesoro, la voix est belle mais le professeur doit lui montrer toutes les intentions d’élans de la phrase. M. Zhou lui explique où il « doit » respirer, lui suggère d’être calme et fluide en même temps, ou encore le rapport entre le soutien et la résonance. L’étudiant veut arriver par la « force », le professeur ne perd pas son calme, il donne des exemples avec une voix très douce, sans effort, insistant sur le phrasé musical.

Dans la salle à côté, Mme Guo chante en même temps que son élève, pour lui donner courage, mais l’élève semble très tendue. Le professeur manipule son élève en riant, en la poussant assez brusquement. Mme Huang, le professeur âgé qui observe la scène, suit avec beaucoup d’intérêt chaque syllabe, chaque note que la jeune chanteuse émet, elle les prononce en silence depuis sa place d’observation. Tout le monde est impliqué dans l’action de la jeune élève. Le professeur saisit son élève par les épaules et la secoue pour la détendre. Elle insiste beaucoup sur la posture qu’elle doit adopter. Mme Guo donne des exemples avec une belle voix.

Nous apprenons que ces professeurs travaillent beaucoup: souvent ils ne prennent même pas le temps de manger à midi. A l’âge de quarante ans, certains d’entre eux ne chantent plus en public.

Nous allons encore dans une autre salle, un élève malade a été rappelé par le professeur qui voulait donner le cours en apprenant notre venue. Sur le piano, une photo d’un bébé, probablement le fils du professeur. L’étudiant n’a pas l’énergie pour chanter, le professeur lui donne quand même le cours, l’élève écoute avec attention mais le corps ne suit pas.

Dernière visite du matin, une jeune étudiante avec une voix sombre, sensuelle. Le professeur nous explique : « celle-ci n’a pas besoin de se chauffer ». Ce professeur, Mme Qian, pratique des exercices originaux. Par exemple, elle place un papier de soie devant la bouche de l’étudiante qui, de cette façon, par la vibration transmise au papier, devient sensible à la résonance du son de sa voix. L’étudiante chante Selve amiche de Caldara, dans une version qui nous semble, en rapport à nos pratiques, très lente, mais qui prendra progressivement de la vitesse avec l’échauffement de la voix. Ensuite, l’élève chante Si trai ceppi de Haendel, la voix devient moins gutturale, l’étudiante par les sonorités très riches de sa voix nous communique beaucoup d’émotion. Professeur et étudiante travailleront encore Che farò senza Euridice de Gluck. Le professeur est vivant, rebondit devant chaque problème en trouvant toujours le côté positif. Il y a une très bonne entente entre les deux. La dame âgée approuve.

A midi nous sortons dans le couloir-terrasse, à l’air libre. Les professeurs ont placé une table de pique-nique avec trois chaises : pour Mme Huang, pour l’étudiante et pour moi, en s’excusant de ne pas nous inviter au restaurant.

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Mme Huang doit présider un concours de chant, en ville, et devra partir rapidement après le repas. Il y a du monde autour de nous, d’autres professeurs et un monsieur plus âgé, M.Yu. En parlant avec lui, nous découvrons qu’il édite des livres de musique adoptés dans différentes institutions, comme le Conservatoire. En voyant notre intérêt, il s’absente un moment, et revient avec un grand paquet, qu’il nous offre : quatre albums de mélodies chinoises, quatre avec le répertoire occidental que les élèves chantent (avec traduction en chinois) et une méthode de chant en chinois qu’il a éditée. M. Yu est allé chez des marchands de nourriture nous acheter un repas que nous mangeons sous le regard des professeurs.

Dans le taxi qui nous ramène au centre de Shanghai, Mme Huang sort de son mutisme. Elle nous parle des principes de son enseignement, avec des mots simples et précis. Pour la respiration elle enseigne le soutien costo-diaphragmatique (elle nous montre : ouverture des côtes, pour le contrôler, mains dans la ceinture) sans mentionner le ventre. Elle nous énumère les principaux problèmes rencontrés chez les élèves : la correction des sons gutturaux, assez fréquents ; et insiste sur l’importance de la place du son dans le masque (masque où appoggio, autour des lèvres), ainsi que de l’usage de l’appui contre la racine des dents du maxillaire supérieur et d’autres « appuis », plus haut, pour les sons aigus, dans les pommettes. Elle montre sa préférence par l’usage d’un timbre de voix « ouvert » (aperta).

Chez Zhou Xiaoyan Ce n’est que le dernier jour que nous avons la possibilité de rencontrer Zhou Xiaoyan. Elle habite en famille dans un appartement moderne près du Conservatoire. C’est Zhou Xiaoyan qui nous ouvre la porte, son français est parfait, sa voix grave très profonde nous impressionne. Chez un voisin, on entend jouer de la musique classique occidentale: elle nous explique que le doyen des classes de violon habite à côté. Malheureusement, notre dialogue est vite interrompu : sa «secrétaire » ne comprenant la langue française exige que notre entretien se passe en anglais. Dans son appartement, plusieurs personnes écoutent notre échange, d’autres font du nettoyage ou de la cuisine.

Zhou Xiaoyan nous raconte son enfance et sa découverte du chant classique occidental. Elle est extrêmement accueillante et chaleureuse : visiblement, elle a du plaisir à parler de son passé. Son père, un riche banquier, s’occupait directement de l’éducation de ses enfants, non seulement sur le plan intellectuel mais aussi physique. Elle se souvient que la famille pratiquait ensemble le Kong Fu, avec un sage qui habitait la montagne. Zhou Xiaoyan, enfant, étant très douée, en faisait des démonstrations publiques avec son frère. Encore aujourd’hui elle pratique tous les matins trente minutes de cette gymnastique chinoise énergétique, pour assouplir le corps et travailler la respiration. A la maison tout le monde faisait de la musique, elle nous raconte : c’était une famille heureuse. La jeune Zhou Xiaoyan est éduquée dans une école catholique : elle chante beaucoup.

Le soprano entra au Conservatoire de Shanghai à 18 ans : depuis son enfance elle chante « naturellement », en voix de poitrine. Au moment de l’invasion japonaise (1937) son frère est tué dans les combats. Elle nous raconte qu’au moment où elle part à Paris pour faire des études, en 1938, sa voix est complètement rauque : à force de chanter des chants antijaponais, elle l’a forcée. Elle se souvient encore de ses professeurs à Paris, qui eurent un grand travail pour lui « placer » la voix. La soprano travaille avec Nadia Boulanger (nous avons rencontré d’autres chanteurs qui nous ont parlé également de son enseignement).

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Zhou Xiaoyan apprend le français à la Sorbonne et le chant à l’Ecole normale de musique, ensuite elle entre dans le conservatoire Russe à Paris chez Chaliapine. Celle qu’on nomma « le rossignol chinois » nous confie qu’elle apprécie particulièrement la musique de Debussy et Fauré. Curieusement, en voyant que je m’intéresse non seulement aux données biographiques (qu’elle a répété de centaines de fois, lors d’interviews, et que l’on trouve dans un livre qu’elle m’offre à la fin…en chinois) elle me parle de technique, et de problèmes qu’elle a eu de la peine à résoudre, dans les notes de passage. Sa franchisse nous étonne, nous nous connaissons à peine depuis quelques minutes. De retour dans son pays, elle se produit comme chanteuse conservant des liens avec les théâtres occidentaux, où elle se produit. (Elle ne le mentionne pas, mais nous apprenons qu’au moment de la Révolution culturelle, en 1966, elle tombe en disgrâce – comme tant d’autres collègues artistes – et est envoyée travailler dans une ferme.) Elle nous explique qu’en 1978, en Chine, il n’y avait pas comme aujourd’hui, des théâtres d’opéra. Les chanteurs qu’elle formait devaient quitter le pays pour trouver du travail : Zhou Xiaoyan fonda l’opéra studio de Shanghai.

Nous partons sur l’hypothèse que les savoirs « importés » en Chine par Zhou Xiaoyan et l’enseignement qu’elle a largement développé ont été probablement préservés des profonds changements de pratiques subis en Occident17, surtout, après la Seconde Guerre mondiale. Nous sommes rentrée en Europe, avec l’impression d’avoir observé des pratiques « anciennes » de transmission, conservés grâce à l’éloignement géographique et à des années où les échanges n’étaient pas possibles, avec le monde occidental. Néanmoins, nous ne pouvons pas déduire les causes d’un phénomène qui est certainement beaucoup plus complexe que ce que l’on pourrait penser, dans une première approche, dans un contexte culturel qui nous échappe. Ces observations sont à l’origine d’un nouveau questionnement. Est-ce que l’enseignement par imitation que nous avons constaté, le rapport entre les enseignants et les étudiants, s’inscrit dans un contexte de tradition beaucoup plus ancien, qui a trouvé un milieu fertile pour se développer, en Chine, à un moment donné, ou s’agit-il de pratiques d’enseignement « importées » avec une manière de chanter certainement exotique pour les auditeurs chinois des années trente ? Le répertoire didactique, que nous avons retrouvé dans les cours, est-il transmis par une tradition de transmission, ou leur choix dépend-il d’enregistrements et d’éditions de partitions, importées et édités en Chine ? Nous n’avons pas de réponse, et nous limiterons à constater ce qui nous apparaît comme des similitudes ou des différences avec d’autres pratiques et les récits que nous avons recueilli.

Conclusions

L’organisation des leçons nous a semblé très proche de celle que nous pouvons observer en Europe, dans notre entourage : le professeur, assis au piano, maintient un face-à-face avec l’élève, et réagit aux « fautes » de l’élève, qu’il s’empresse de « corriger ». Nous soulignons le fait qu’à Shanghai beaucoup de professeurs de chant accompagnent avec aisance leurs élèves au piano.

17 De même que les nombreuses langues imposées lors de la colonisation des Amériques, qui gardent des expressions considérées par les voyageurs européens comme désuètes, les pratiques de transmission du chant, le langage employé par les maîtres, le rapport topogénétique ou les milieux didactiques utilisés, apparaissent à nos observations, comme des pratiques d’un autre temps, qui en même temps nous sont très familières.

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Souvent, des pianistes (pour les cours en supérieur) ou des élèves pianistes accompagnent pendant les cours les élèves.

L’exemple donné par le professeur, en chantant, apparaît comme un outil de transmission très important. Ces exemples se déclinent souvent comme des contre-exemples, émis à pleine voix. Apparemment, les professeurs ne craignent pas de se fatiguer.

Dans la plupart des cours observés, les professeurs ont des rapports chaleureux avec leurs étudiants, les professeurs touchent et manipulent sans demander la permission. Les étudiants, en général, posent moins de questions que dans les classes, en Suisse.

La plupart des cours sont collectifs : pendant qu’un étudiant chante, les autres observent. Parfois, le pianiste qui accompagne attend son tour, pour avoir sa leçon de chant. Les uns apprennent des autres.

Si l’on exclut le répertoire de mélodies chinoises, nous avons identifié toutes les pièces travaillées par les élèves, puisés dans un répertoire didactique qui doit être relativement stabilisé, depuis des années.

Les textes sont abordés surtout phonétiquement, les professeurs se donnent beaucoup de peine pour reproduire les sonorités, dans les différentes langues européennes.

Nous n’avons pas observé des moments où l’interprétation est travaillée, en rapport au sens du texte. Un des professeurs nous a confié que la plupart des étudiants, qui n’ont pas séjourné à l’étranger, ne comprennent pas ce qu’ils chantent. Les conseils semblent viser surtout l’émission du son, et le sens donné à la phrase musicale, d’après une tradition qui est probablement nourrie, entre autres, par l’importation massive d’enregistrements de chanteurs occidentaux. Les affiches sur les murs des classes témoignent de ce culte à certaines icônes, comme la Callas.

Les vocalises sur des voyelles « fermées », comme le i, dénotent une recherche de focalisation du son. L’ouverture de l’espace antérieur de la bouche, la détente de la mâchoire, la recherche de point d’appui faciaux, correspondent à nos objectifs d’apprentissage, à ce que nous avons observé en Europe.

Nous n’avons pas observé d’exercices de respiration ; par contre, les enseignants observés ont souvent insisté sur un soutien considéré comme trop volontaire. Une des enseignantes du supérieur c’est plainte, qu’en école de musique, le soutien soit enseigné, d’après elle, de manière trop « dure ».

Nous n’avons pas constaté un travail interprétatif, c’est-à-dire de l’émission de la voix et de la manière de dire, en rapport aux contenus poétiques ou dramatiques d’un texte. Par contre, la prononciation semble être un des premiers soucis des enseignants, dès qu’on aborde le répertoire occidental.

Nous avons été frappés par le style de composition de mélodies « chinoises », qui nous ont semblé fortement influencées par le cadre compositionnel de nos traditions européennes. Nous avons découvert ensuite l’existence d’un département, au Conservatoire, spécialisé dans l’enseignement de la musique traditionnelle chinoise.

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Il se peut, que les mélodies « chinoises » que nous avons entendues aient une fonction de répertoire didactique, qui permet aux élèves d’apprendre la vocalité, sans avoir à résoudre la problématique de la prononciation de textes étrangers.

Presque dix ans après nos observations, il est probable que les pratiques aient changé. Les professeurs plus jeunes formés en Europe où aux Etats Unis vont apporter dès leur retour d’autres répertoires et pratiques d’enseignement.

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Conclusion des analyses des entretiens

Avant d’aborder les conclusions de nos analyses d’entretiens, et afin de mieux comprendre les contenus de ceux-ci, nous allons nous pencher brièvement sur nos pratiques actuelles d’enseignement du chant, en milieu institutionnel. Elles correspondent à ce que nous avons pu observer tout au long de plus de trente ans de métier, lors d’échanges et de visites à des classes de collègues, notamment en Suisse.

De l’enseignement du chant classique, dans un cadre institutionnel De nos jours, l’apprentissage du chant se fait généralement à huis-clos. Dans une salle de cours, l’enseignant face à face avec l’élève « corrige » systématiquement le chant de celui-ci, dans un contexte de leçon qui correspond généralement à une organisation particulière : dix minutes d’échauffement corporel, dix minutes d’exercices et vocalises, le reste du temps le professeur travaille avec son élève un ou deux morceaux du répertoire. Le travail technique prend le plus souvent beaucoup de place dans la leçon, ainsi que les explications données par les enseignants qui valorisent une approche réflexive de la vocalité. Beaucoup de professeurs affirment que l’interprétation des morceaux nécessite une base technique, et abordent prioritairement cette dernière.

La durée de la leçon est fixée préalablement, et beaucoup de professeurs enchaînent leurs cours : la plupart des élèves ignorent comment le professeur enseigne à d’autres élèves, et découvrent leurs collègues d’études lors d’auditions de classe. Pendant ces auditions, les élèves chantent majoritairement des morceaux en solo, les uns après les autres, devant leurs amis et familles, qui les encouragent par des applaudissements. L’audition de classe est en effet un rituel assez particulier : dans une société où les pratiques sociales de production musicale en groupe se font rares, les institutions ont normalisé ces pratiques. Une autre variante de l’audition, généralement moins jouissive, est celle de l’examen. De même que la leçon, l’examen se passe souvent à huis-clos, sans applaudissements. L’élève sort plus ou moins satisfait, avec un résultat, qui lui permet généralement de passer au palier suivant. Ce n’est que plus tard, au moment d’aborder les études professionnelles, que les étudiants consacrent leur journée à l’étude de la musique (chant, piano, branches théoriques, chœur, etc…). Les plus avancés sont choisis pour participer à des scènes d’opéra ; parfois, ils ont l’occasion de travailler un rôle en entier. Souvent, ils ont déjà fait une dizaine d’années d’études.

Lors de notre rencontre avec les chanteurs les plus âgés, nous avons été surprise de constater une grande variété de pratiques d’apprentissage, qui ne correspondent pas toujours à celles de nos actuels conservatoires, que nous venons de décrire.

Apprentissage du chant par immersion Tout d’abord, nous avons constaté qu’une partie très importante de l’apprentissage du chant se passe avant que les futurs chanteurs prennent conscience de leur apprentissage. En effet, la plupart des chanteurs rencontrés affirment qu’ils « savent » chanter, avant même d’avoir eu des leçons de chant. De même que l’apprentissage d’une langue maternelle, ignorant les principes de la grammaire et de la syntaxe, certains chanteurs ont appris pendant leur enfance par immersion et imitation la justesse, le legato, le phrasé et dans certains contextes sonores,

85 des procédés comme le trille ou l’émission de sons suraigus (procédés absents du répertoire de chansons enfantines, qui leur est, en principe, destiné). D’autres, comme une des pensionnaires de la Casa Verdi à Milan, Vasta – d’après elle – encore enfant, chante des airs d’opéra entiers. Ces enfants ne différencient pas les tessitures ni les rôles, comme Kolassi, qui imite les voix des chanteurs d’après les disques qu’un oncle violoniste écoute, et chante Méphisto sans pourtant, toujours selon la mezzo soprano, « casser » sa voix. Ces enfants, futurs chanteurs, ont en commun d’évoluer dans un milieu qui chante et qui écoute de la musique. D’autres comme Tappy, témoignent de pratiques de faire de la musique en famille pendant son adolescence, ou encore d’autres pratiques sociales comme écouter la radio, et ensuite chanter des chants italiens ou des chansons à la mode. Sénéchal se souvient de chanter déjà comme soliste dans un chœur à l’âge de 16 ans, au moment de la Seconde Guerre mondiale. Ayant l’« interdiction de circuler », il bénéficie de l’enseignement d’un maître, ancien chanteur, qui avait été gazé lors de la Guerre de 14, et ne chantait plus en public.

De l’apprentissage chez des maîtres ou des professeurs de chant Ces enfants ou jeunes adultes un jour ont été remarqués par leur entourage (famille, école) et ont été encouragés à suivre des cours de chant, en privé ou dans des conservatoires. Une première différence apparaît : le travail avec un maître, personnalité qui s’impose comme modèle, déjà par son allure, la manière de s’assoir ou de porter le chapeau ; et le travail avec un professeur de chant, dont ils ne se souviennent parfois même plus du nom. Le rapport au maître est souvent passionné, au moment de l’évoquer les interviewés sont visiblement émus, parfois cinquante ou soixante années après. Certains ont connu un seul maître, comme Tarrés, qui affirme avoir tout appris avec Callao. D’autres ont passé de professeur en professeur et subi les théories des uns et des autres, ils s’en souviennent encore avec amertume. Parfois, nous avons recueilli pour un même professeur des témoignages très différents, un des anciens élèves ne tarit pas d’éloges, l’autre considère que ce professeur a été à l’origine de problèmes qu’il a mis longtemps à résoudre. L’apprentissage du chant serait ainsi favorisé par des liens de confiance, favorables à l’apprentissage. L’admiration de l’élève pour le maître pourrait influencer son identification avec celui qui serait devenu son modèle. Par exemple, la jeune Montmollin utilise une voix sombre, comme Mme Faller, relativement âgée au moment de son apprentissage. En outre, un même discours peut être compris très différemment : les chanteurs utilisent souvent un langage imagé qui peut être perçu très différemment selon le vécu sensoriel de l’élève.

D’après nos entretiens, nous pouvons déduire des pratiques qui sont liées à des régions géographiques où un maître prestigieux a exercé son activité. L’exemple le plus frappant est celui de Zhou Xiaoyan, qui rentre en 1938 en Chine, et importe une manière de faire et un répertoire didactique, créant ainsi une certaine homogénéité de pratiques. D’après nos observations : nous constatons chez les professeurs formés par son enseignement un souci général de « focalisation » du son, d’assouplissement du soutien et de travail de la prononciation, qui sont fort probablement l’héritage de l’enseignement que Zhou Xiaoyan avait reçu à Paris. Elle-même nous explique qu’avant son départ en France, elle chantait des chants antijaponais en voix de poitrine : sa voix était complètement rauque. Elle se souvient du travail de ses professeurs, en France, pour alléger son émission. Pourtant, si nous comparons l’apprentissage de Zhou Xiaoyan avec celui de Cuénod, ayant fréquenté les mêmes cours chez Nadia Boulanger, les subtilités du texte propres à une langue comme le français sont certainement plus difficiles à importer, au moment d’être confrontée à

86 l’enseignement à des élèves chinois, que de les transmettre à des élèves de langue maternelle française. Zhou Xiaoyan a accès à ses nuances de sens : elle a fait des études à la Sorbonne, mais ses élèves ne parlent généralement pas des langues européennes. En effet, d’après nos observations, les professeurs formés par Zhou Xiaoyan (à part quelques exceptions, qui ont été également formés à l’étranger), ne parlent pas le français et se limitent au travail plus ou moins fidèle de la phonétique. En fin de leçon, ces professeurs nous expliquent que les étudiants, dans la plupart des cas, ne comprennent pas non plus nos langues occidentales.

En Europe, nous avons d’autres témoignages du rayonnement de maîtres qui ont créé école. Peu après la Guerre d’Espagne (1936-1939), d’après Del Pozo, il y a les deux « écuries » celle d’Otein et cette de Rodríguez de Aragón.

D’autres apprentissages ont eu lieu dans des circonstances particulières, proches de récits très anciens, du XVIIe et XVIIIe siècles, où les élèves vivaient avec les maîtres, dans un statut de servitude-apprentissage. Ainsi, Zazzetta suit Di Stefano : la frontière entre son travail de disciple et d’homme à tout faire n’est pas très claire pour nous. Zazzetta vient d’après ses propres mots terribles d’une famille de « miserabili ». Son statut de communiste en pleine période fasciste ne l’aide certainement pas à trouver une place dans la société : chaque jour, il reçoit une leçon d’une dame, qui lui donne en même temps une pièce de monnaie pour qu’il puisse manger. D’autres chanteurs, qui n’ont pas souhaité être filmés, nous ont témoigné de maîtres qui les ont instruits quotidiennement et pendant des années, sans être payés non plus : d’après plusieurs témoignages, contrairement au professeur, le maître ne regarde pas la montre.

Des contenus d’enseignement D’après les chanteurs questionnés, l’émission du son est spécialement soignée par les anciens maîtres ; toutefois, nous repérons certaines nuances, d’après les différentes écoles ou régions géographiques. Il s’agit d’appréciations générales : à Madrid, chez Rodríguez de Aragón, elle est certainement plus « étroite » (focalisation, qualifié par certains comme « pointue ») qu’à Milan, où la focalisation est également importante, mais qui d’après les techniques de soutien décrites, est probablement plus large et en « force ». Nous déduisons également que, chez des chanteurs de tradition française, la voix est produite essentiellement par la prononciation « fidèle » des mots. Comme l’explique Cuénod, la bella voce n’est pas ce qu’il a cherché durant sa longue carrière, contrairement à la manière sensible (du sens) de dire un texte. Par contre, une partie des Italiens rencontrés s’autorisent à « déformer » certaines voyelles pour privilégier un idéal de timbre brillant.

D’autres facteurs conditionnent l’enseignement de l’émission du son, comme le profil vocal de l’élève. Nous trouvons des émissions de son très « légères », utilisant des timbres « ouverts » (clairs) comme ceux employés par Padesca à Lisbonne, ou Del Pozo à Madrid. Ces voix, ayant commencé des études très jeunes sont extrêmement souples, elles abordent un répertoire de soprano coloratura (Rigoletto, Lucia) ; d’autres, comme Sina à Milan ou Montmollin à Neuchâtel, chanteuses ayant des voix graves, n’ont jamais pratiqué ni roulades ni trilles. Les ténors sont ceux qui ont évoqué le plus le « mixage » des registres, et pour cause. D’autres encore, comme Stämpfli, se sont spécialisés dans un répertoire particulier, comme celui des œuvres de Bach. Tous ces chanteurs nous ont parlé de l’importance de la « focalisation » du son, ou des points d’ « appui », que certains associent à des sensations de soutien respiratoire, comme Regidor.

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Pourtant, la plupart des chanteurs interviewés affirment avoir ignoré la respiration comme mouvement. Tappy nous confie, qu’il déteste le mot muscle. En rapport aux mouvements utilisés dans le soutien respiratoire, nous avons souvent reçu des réponses contradictoires ou peu précises. D’après la plupart des interviewés, ils ont beaucoup travaillé la respiration, mais leurs maîtres leur ont peu parlé de comment respirer. Par contre, ils se souviennent d’exercices, plus ou moins fastidieux, où ils devaient chanter de longs sons nuancés. D’autres ont abordé directement de longues phrases, dans un contexte de répertoire. En outre, le soutien respiratoire a souvent été évoqué dans un contexte d’expression, de sens de la phrase. De même, l’articulation et la prononciation ont été mises en lien avec l’expression.

Certains chanteurs ont évoqué le travail d’exercices qu’ils situent en lien avec les contenus travaillés pendant les leçons.

Des outils de transmission utilisés par les enseignants Au moment de faire référence à des contenus d’enseignement, les interviewés ont souvent eu recours à un langage imagé et à l’utilisation de gestes : ces gestes semblent partagés de Lisbonne à Shanghai. Il y aurait ainsi un répertoire de formules verbales combinées de gestes, qui constituerait une tradition dans les pratiques de communication des savoirs, particulière aux chanteurs. D’un point de vue didactique, il y aurait des sortes d’algorithmes, formules toute prêtes, qui fonctionnent et passent de maître à disciple. A titre d’exemple, par les mimiques faciales et les gestes des doigts utilisés par les professeurs à Shanghai, nous avions l’impression de comprendre les enseignants chinois et leurs contenus d’enseignement, avant même d’avoir accès à la traduction en français. Par exemple, pour parler de « focalisation » du son, les professeurs posaient leurs doigts à côté des narines ou sur les pommettes, comme nous l’avions observé en Europe. Ces mêmes professeurs faisaient des dessins avec les mains, dans l’espace, pour représenter le parcours imaginé de la résonnance du son. Cette mimique permettrait d’établir un niveau de communication qui favoriserait l’imitation des gestes, notamment d’expression du visage, importants pour trouver certaines sensations de résonance du son. Nous déduisons que le discours du professeur n’est qu’une partie audible de l’échange, à l’origine de l’apprentissage.

Le langage imagé aurait ainsi des effets tout d’abord dans l’apprentissage technique, et par conséquence dans la possibilité d’élargir le choix interprétatif, au moment d’utiliser un geste, incorporé grâce au pouvoir suggestif des mots (Bolens, 2008).

Nous retrouvons chez les chanteurs plus âgés des récits d’apprentissage où faire la musique, même dans un contexte d’élèves débutants, semble plus valorisé que d’expliquer ce que l’on fait, approche qui serait favorisée de nos jours.

Des apprentissages par le faire Les récits d’apprentissage des interviewés contrastent avec le parcours des étudiants actuels des Hautes Ecoles de musique, qui travaillent souvent pendant des longues années avant d’être engagés dans des maisons d’opéra ou de chanter avec des orchestres professionnels. Par exemple, à Lisbonne, Padesca née en 1921 se souvient d’avoir chanté avec un orchestre professionnel, après seulement trois ou quatre mois d’études. En 1939 elle est âgée de dix- huit ans, et travaille des airs de soprano colorature, que nous considérons actuellement comme « difficiles ». Ce n’est pas un cas isolé : en Italie et en Espagne, des chanteurs de la même génération (nés entre 1920-1930), montent sur les planches et assument des rôles

88 entiers, à peine avoir commencé leurs études. En France, Sénéchal et Sarocca ont fait – comparativement à la formation de nos actuels étudiants – des études relativement courtes : trois ou quatre ans. Sarroca est engagée à 21 ans au Théâtre de la Monnaie à Bruxelles, elle fait partie de la troupe et apprend le métier directement sur les planches. Sénéchal rejoint cette même troupe à l’âge de 23 ans.

Parmi ces récits d’apprentissage, celui de Del Pozo (formée par sa tante, une cantatrice ayant fait un important parcours dans l’opéra) nous a semblé d’un intérêt particulier. A l’âge de douze ans, la future cantatrice est retirée de l’école et suit des cours quotidiens en vue de la préparer au métier. L’apprentissage vocal est combiné avec celui de la scène. Dans le salon familial, sa tante lui chante toutes les répliques des personnages (même masculins, qu’elle connaît par cœur). A l’âge de 17 ans, Del Pozo connaît plusieurs rôles de personnages d’opéra par cœur, « avec les pas » et les « gestes »18. La jeune Del Pozo auditionne et commence une carrière internationale qu’elle abandonne, comme tant d’autres femmes, au moment d’avoir des enfants.

D’autres témoignages, comme celui de Kolassi, nous ont rappelé des récits d’apprentissage beaucoup plus anciens, que nous avions trouvé dans des livres. La jeune Grecque, à 14 ans, doit nourrir mère et grand-mère. Elle accompagne au piano, au Conservatoire d’Athènes, une classe de chant, et apprend ainsi par le faire et par immersion. Nous mettons en lien ce récit avec ceux de Viardot-García, cent ans auparavant, ou de Lilli-Lehmann au milieu du XIXe siècle : ces deux chanteuses, encore enfants, accompagnent au piano respectivement les classes de leur père et de leur mère. Elles deviendront à leur tour des cantatrices reconnues.

Concernant l’apprentissage de l’action théâtrale, la plupart des chanteurs rencontrés – bien qu’ayant parfois fait des carrières internationales comme solistes d’opéra – nous confient qu’ils n’ont pas appris le geste théâtral : l’usage leur était « naturel ». Certains comme Sénéchal ou Montmollin ont appris la pose (le poids du corps sur une jambe) et quelques principes basiques du geste. Curieusement, ceux qui ont suivi des cours dans des institutions (notamment à Salzbourg) où ils ont pris cours donnés par professeurs de scène, comme Cid ou Aldea, n’ont pas toujours été ceux qui ont fait une plus grande carrière dans les théâtres, mais plutôt en récital ou avec orchestre.

Le témoignage sur la transformation des pratiques de l’action théâtrale de Padesca à Lisbonne a retenu notre attention : elle avait encore appris l’ancienne gestuelle qu’elle qualifie maintenant de « romantique » (en effet, nous les trouvons dans les traités du XIXe siècle). Padesca doit adapter sa manière de bouger sur scène – considérée comme désuète en 1945- 1950 – aux nouvelles attentes des metteurs en scène, arrivés de la Scala, qui pratiquent un tout autre rapport au mouvement. Ces spécialistes travaillent avec des chanteurs comme la Callas, qui ont fortement contribué au renouvellement de l’action des chanteurs-acteurs d’opéra. Enfin, Cuénod, le chanteur le plus âgé entre tous, a encore connu le travail avec les derniers régisseurs. Il se souvient des premiers metteurs en scène, et de comment il « échappait » à leur pouvoir, en reprenant ses « libertés » au moment du spectacle.

18 Les récits de chanteurs, encore adolescents ou jeunes adultes, qui assument dans le tournant du XXe siècle des rôles d’opéra sont relativement fréquents. D’après ses données biographiques, la Tetrazzini, à la fin du XIXe siècle, sans savoir lire la musique, commence ses études de chant en connaissant parfaitement plusieurs rôles : elle a une sœur cantatrice.

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Répertoire didactique et méthodes de chant Les chanteurs nés entre 1920 et 1930 ont pratiqué des cahiers d’exercices ou des vocalises comme les Concone, Panofka, Lütgen, et beaucoup d’Arie Antiche. De même, les leçons de Vaccai sont souvent mentionnées dans les entretiens. Par contre, ces mêmes chanteurs ne font que rarement mention de méthodes de chant. Comme l’affirme Sénéchal: le chant ne s’apprend pas dans les livres !

A Shanghai, nous étions frappée par le fait de retrouver le même répertoire didactique que nous travaillons dans nos conservatoires. Les éditeurs de recueils de mélodies et les éditeurs de disques ont certainement contribué à stabiliser un répertoire, qui ne se renouvelle que très peu.

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Annexe 2

Des écrits entre 1810 et 1945

THESE Didactique du belcanto : approche épistémologique des contenus d’enseignement et des pratiques de transmission.

par

Isabel MARTIN-BALMORI

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Nous présentons dans cette deuxième annexe huit analyses de documents (de 2, I à 2, VIII) des XIXe et XXe siècles : ces analyses constituent la suite des recherches de notre travail de thèse. Elles ont servi à étayer les réponses aux nombreuses questions soulevées par notre troisième question de recherche : comment fonctionne de nos jours le belcanto comme modèle-référence ? (cf. Thèse, Résultats, discussion des résultats et conclusions de la thèse, p. 296). Ces analyses permettent également de tracer des liens entre les témoignages des chanteurs expérimentés (Annexe 1) et les contenus des anciens documents.

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3

Table des matières

Annexe 2, N°1 : Des cahiers de vocalises et autres écrits didactiques…………………………………6

Annexe 2, N°2 : De l’enseignement de l’action théâtrale……………………………………………..32

Annexe 2, N°3 : De la rupture du paradigme belcantiste ………………………………………….…43

Annexe 2, N°4 : De l’émergence du référent scientifique……………………………………………..72

Annexe 2, N°5: Des problématiques particulières à la transposition didactique : savoirs instrumen- taux et savoirs de l’action…………………………………………………………………………..………….82

Annexe 2, N°6 : Des méthodes de chant au féminin : Damoreau (1849/1853), Viardot-García (c. 1880) et Marchesi (1886)…………………………………………………………………………….107

Annexe 2, N°7 : Un problème d’art………………………………………………………………….127

Annexe 2, N°8 : A la recherche du belcanto………………………………………………………………..149

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Annexe 2, N°1

Des cahiers de vocalises et autres écrits didactiques

Dans cette première annexe, nous avons choisi d’aborder deux documents : la Raccolta di Esercizi per il Canto de Crescentini et les Exercices and Method for Singing with Accompaniment for the Piano Forte de García père, publiés respectivement à Paris vers 1811 et à Londres en 1824. Ces ouvrages nous semblent représentatifs des livres d’enseignement qui circulent en ce début du XIXe siècle. Mais, quelles sont les caractéristiques des genres didactiques « cahier d’exercices » et « méthode » et quelles sont leurs fonctions respectives? Quelles pratiques de transmission des savoirs sont en usage, à ce moment-là ? Nous allons essayer de répondre à ces questions, d’après l’analyse comparative des deux ouvrages que nous avons choisis, et celle d’une lithographie tirée de la Méthode complète de chant op. 40 de De Garaudé (c. 1835). Le terme « méthode » concerne à la fois la manière de faire – par exemple, avoir une « bonne » méthode – mais également un genre didactique, comme la Méthode de 1803. Durant la première moitié du XIXe siècle, nous trouvons un large choix : la Nouvelle méthode de chant et de Vocalisation d’Andrade (1838), la Méthode complète de chant de Lablache (1840), ou encore la Méthode de chant du Conservatoire écrite par Cinti-Damoreau (1849). Ces ouvrages connaissent beaucoup de succès : plusieurs fois réédités, ils sont souvent traduits en italien, en anglais ou/et en allemand. Les auteurs de méthodes sont la plupart du temps proches des institutions, certains d’entre eux enseignent au Conservatoire de Paris. Ces livres sont généralement de grand format, relativement lourds. Leurs contenus sont semblables : des explications sur les différents procédés vocaux, accompagnés d’exercices en lien avec ces procédés ; ensuite, figurent des mélodies où les différents acquis sont sollicités. Nous pensons que ces ouvrages sont destinés, en premier lieu, aux professeurs.

De format plus réduit, les cahiers d’exercices sont conçus pour être travaillés durant la leçon par l’élève avec l’aide de l’enseignant ; ensuite, par l’élève, seul à la maison. Ces cahiers ont généralement très peu de texte explicatif et abordent rapidement des « leçons », mélodies, généralement numérotées, présentées en ordre progressif de difficulté.

Malgré ces différences, nous constatons que peu d’auteurs justifient le choix du nom du livre qu’ils proposent1. De la Madeleine (1864) fait exception: Une méthode, en général, est (suivant le dictionnaire de l’Académie) une série de règles pour bien faire ce qu’on fait. […] les maîtres qui tiennent à conserver longtemps leurs élèves, ne doivent pas définir le mot méthode de la même manière que moi. Selon eux, une méthode est tout bonnement un gros cahier contenant un recueil de vocalises d’une difficulté plus ou moins graduée, composées par un harmoniste de quelque distinction. […]. Il ne s’agit plus que de dire, les unes après les autres, toutes ces vocalises

1 A titre d’exemple, la Méthode pratique de Vaccai (recueil de vocalises ou de courtes mélodies à chanter). Ce petit livre ne correspond pas à l’approche exhaustive de la Méthode de chant du Conservatoire de Paris (1803). 6

pour devenir un bon chanteur ; c’est l’affaire de trois ou quatre ans, selon les dispositions du sujet ; car le savoir du maître ne fait jamais l’ombre d’un doute. (De la Madelaine, 1864, pp. VII-VIII).

De la Madelaine insiste sur le manque d’intérêt de ces « vocalises », qui rencontrent pourtant le plus vif succès: « Les vocalises, à proprement parler […] sont des cantilènes ; elles exercent la voix comme tout ce qui chante. » (De la Madelaine, 1864, p. VIII).

Les livres à usage pédagogique ne nous disent pas comment les leçons se passaient dans la « réalité » des pratiques. Pour essayer de mieux cerner le rapport topogénétique, l’utilisation de l’espace par les acteurs et les différents niveaux d’apprentissage, nous avons consulté et analysé des dessins illustrant des ouvrages pédagogiques.

(De Garaudé, c. 1838, p. 9)

Dans cette lithographie, tirée de la Méthode de chant, op. 40 de De Garaudé, nous déduisons – grâce au titre – qu’il s’agit d’ « Une leçon de chant dans un Pensionnat de Demoiselles » : le seul homme figurant sur le dessin est de toute évidence le maître. Pourtant, sans cet indicateur, la jeune femme qui tourne la page aurait pu assumer ce rôle, de même que la deuxième, qui se tient à côté d’elle2. Il s’agit fort probablement d’une leçon de musique collective (en duo). L’instrument est trop proche du mur pour concevoir un enseignement « frontal ». De toute façon, le maître est occupé à lire la partition. D’après les écrits, nous avions déduit que l’apprentissage a lieu essentiellement par la pratique, le dessin nous le confirme : les trois personnages font de la musique.

2 Soulignons le fait qu’aucun personnage n’est en train de chanter au moment où la scène a été fixée (les bouches sont fermées), le maître procède probablement à une première lecture, avant de chanter, ou montre des variantes possibles.

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D’autres personnages, qui ne sont pas – en principe – concernés par la leçon, apprennent également. Leur attention est à situer sur trois niveaux : d’abord, la jeune fille appuyée contre l’instrument, qui observe activement l’action des musiciens ; ensuite, celle qui brode derrière le maître, elle écoute attentivement (son regard est pourtant occupé ailleurs) ; enfin, le groupe au fond, qui semble en retrait mais qui est également immergé dans un milieu sonore. Ce dernier groupe traite du dessin de la jeune fille assise. Nous déduisons que, toujours dans ce groupe en retrait, la jeune fille plus âgée fait profiter de son expérience à celle qui dessine. Par son regard, nous déduisons encore que l’enfant – qui apparemment ne s’intéresse pas au dessin – semble prêter attention, malgré son jeune âge, aux discours de celle qui est debout. Cette image représente une scène d’enseignement mutuel. Les trois activités représentées : musique, dessin et travaux manuels, symbolisent l’éducation de la jeune fille bourgeoise de l’époque. Encore un détail : en bas à gauche de l’image, nous avons un petit meuble. Il est chargé de livres du répertoire « classique » et de méthodes d’apprentissage. De Garaudé est également éditeur : certains ouvrages font partie d’un répertoire didactique de plus en plus uniformisé.

Cette image, nous la mettons en lien avec des changements profonds de l’organisation de l’école (générale). D’après Fijalkow (2003), à Paris l’enseignement de la musique est introduit comme matière obligatoire dans les écoles au début du siècle3. Ces institutions appliquent la méthode de Wilhem, basée sur l’enseignement mutuel. Nous avons consulté le répertoire vocal de ces anciens manuels scolaires: ils sont constitués de cantiques patriotiques ou religieux. Les paroles de ces chants correspondent à un idéal pédagogique « édifiant », qui fait partie de la formation des nouvelles classes sociales ayant accès à l’éducation. Par exemple, dans la méthode de Wilhem [« Première classe »] l’intonation de la gamme est apprise avec les mots suivants : (en montant) « En-tends-nos-voix-du-haut-des-cieux » (en descendant) « Dieu-de-bon-té-re-çois-nos-vœux. » (Wilhem, 1839, p. 2) Wilhem précise : « Pour étudier la musique vocale, on procède par trois sortes d’exercices, qui sont : solfier, vocaliser et chanter. » (Wilhem, 1839, p. 2). Les trois activités sont associées à des « exercices » apparaissent définitivement dissociées. De plus en plus, les savoirs de la vocalité sont présentés de manière élémentarisée, très proche du modèle ancien d’initiation à la musique. Il s’agit d’un modèle théorique, mal adapté à la réalité des pratiques des professeurs de chant, qui continuent à procéder par modèle et imitation.

Première partie : La Raccolta de Crescentini

Dans un contexte de recherche, les recueils d’exercices comme ceux de Crescentini ou de García père semblent ignorés4 : à notre connaissance, ils n’ont pas encore été l’objet d’une analyse détaillée5. Pourtant, ce type d’ouvrage fournit d’intéressantes données, qui permettent de déduire différentes pratiques, dont l’usage de milieux didactiques utilisés en classe de

3 D’après l’auteure : « Né en 1819, s’intégrant dans un système scolaire en formation, cet enseignement demeure une exception au plan national. […]. La capitale française assure sa pérennité en lui offrant un caractère institutionnel dès 1835. » (Fijalkow, 2003, p. 11). 4 Les musicologues et autres spécialistes s’intéressent surtout aux livres – parmi ceux d’auteurs reconnus – contenant de plus longs textes explicatifs. Ainsi Juvarra, dans I segreti del Bel canto (2007) aborde, parmi d’autres auteurs, García fils (1841-1847), Delle Sedie (1876), Marchesi (1886) ou Lamperti (1883). 5Nous n’abordons pas l’analyse de la méthode de Vaccai (1833) qui a été déjà l’objet d’une intéressante étude par Uberti (2004). 8 chant au début du XIXe siècle. Nous émettons l’hypothèse que malgré l’effort d’uniformisation des savoirs, à ce moment-là les pratiques de transmission sont toujours très diversifiées. Par exemple, dans les deux documents analysés – et comme nous le verrons – le terme « exercice » ne semble pas avoir le même sens. Les contenus d’enseignement des deux ouvrages partagent-ils un monde référentiel commun? Comment les maîtres utilisaient ces cahiers ? Et les élèves ? Nous allons chercher à éclairer ces questions en procédant à l’analyse des deux ouvrages.

1. Analyse des textes : Crescentini

1.1 Contenus d’enseignement Crescentini6 dédie son Recueil aux: « Elèves intelligens et studieux, déjà initiés dans les connaissances préliminaires de la musique et du chant » (Crescentini, c.1811, p. 3). Les élèves savent lire la musique, mais contrairement à la plupart de nos élèves actuels de solfège ils ont fait cet apprentissage associé à l’initiation vocale. L’auteur s’adresse ainsi à des jeunes « intelligents » (d’après une logique établie par la tradition) et « studieux » qui, ayant une base musicale, sont plongés dans un apprentissage où l’expression n’est pas encore séparée de la technique. Nous avons essayé de comprendre le sens donné par Crescentini à la notion d’ « expression ». Crescentini définit plutôt le « bon goût », et affirme que cette notion « n’est autre chose dans le chant, que l’expression de la parole, et les inflexions convenables » (Crescentini, c.1811, p. 9). La recherche d’expression, comme milieu didactique à travailler, serait à l’origine des savoirs « techniques ». Ce ne serait que plus tard, que la « technique » devient – à long terme – un but d’apprentissage prioritaire.

L’auteur insiste (point 4°) sur les qualités « physiques » et « morales » nécessaires au chanteur : qualités que de nos jours nous associerions à d’autres, assez vagues, comme celles de « sensibilité » ou de « musicalité ». Fait curieux, Crescentini associe cette « qualité » à un « raisonnement juste » qui s’appuie sur une série de conventions, où les manifestations de l’émotion, liées à des « effets », sont admises par un groupe social particulier (cf. Analyse 3, p. 183). L’auteur préconise ainsi, en rapport aux « qualités » de l’élève : Il doit avoir le cœur sensible, l’esprit pénétrant et un raisonnement juste : sans ces qualités, il ne saura jamais exécuter les différens caractères de musique, et risquera de faire toujours des contre sens, insupportables dans les arts en général, et sur tout dans la musique. (Crescentini, c.1811, p. 5)

Ce « raisonnement juste » correspond à la tradition (celle des Italiens) : elle est assimilée à une « vérité » : toute autre manière de faire devient « contre sens ».

Quand Crescentini parle de « caractères », il se situe dans l’ancienne tradition des académiciens (cf. Analyse 8, p. 281): « Le chant doit imiter le discours ; celui-ci éveille en nous différentes passions, selon les tableaux qu’il nous présente, et selon la vigueur des expressions. » (Crescentini, c.1811, p. 5). Soulignons que le discours suggère des images

6 Crescentini, né à Bologne dans un milieu aisé, a une formation complète de musico. Au moment d’écrire sa Raccolta di esercizi (c. 1811), il fait partie des enseignants parmi les plus prestigieux en Europe. Il associe une grande expérience de chanteur à celle de pédagogue. Parmi les différents textes d’enseignement que nous avons consultés, celui du castrat en constitue un parmi ceux que nous considérons comme du plus grand intérêt didactique. Contrairement aux auteurs de la plupart des livres d’enseignement, Crescentini s’intéresse surtout aux moyens d’expression, qu’il ne dissocie pas de l’apprentissage « technique ». Ce recueil d’exercices connaîtra pendant des décennies des rééditions, et le livre de Crescentini sera attribué comme prix, lors de cérémonies publiques du Conservatoire (Pierre, 1900). 9

(Bolens, 2008) – des « tableaux » –, manifestation de la mimésis favorisant l’incorporation des savoirs. Crescentini revient sur la notion rhétorique de « caractères » : Si le chanteur devient capable de donner l’énergie convenable aux différents caractères de musique qu’il aura à exécuter, s’il entre dans leur esprit et observe tous les préceptes qui viennent d’être énoncés sur le sens et l’expression, il sera en état de produire avec la simple vocalisation même tous les différents effets que la musique est susceptible d’inspirer. (Crescentini, c.1811, p. 5)

En d’autres termes, le chanteur doit chercher à produire différents « effets » et pour cela il a recours à des procédés comme les sons filés ou à l’emploi d’accents sur certaines syllabes qu’il veut mettre en relief. Ces « effets », il les place d’après les normes du « bon » goût et de la tradition du discours. La connaissance de la grammaire permet de faire les « bons » choix: Crescentini précise qu’il s’agit « de la plus grande importance. Savoir : de renforcer toujours les notes qui se trouvent sur les syllabes, où l’accent de chaque mot est placé. » (Crescentini, c.1811, p. 7). Crescentini est un des derniers auteurs à prendre comme référence le chant des « anciens Grecs » dans les tragédies, légende à l’origine de la démarche des académiciens (cf. Problématique, p. 14): 6° Avec ces procédés, il tirera encore un plus grand avantage de la musique, lorsqu’elle sera réunie aux paroles. L’accent qui lui est propre, uni à celui du chant et à la flexibilité que la voix aura acquise par l’étude, produiront ces effets inconnus parmi nous et tant vantés chez les anciens Grecs. (Crescentini, c.1811, p. 7)

Pour « rendre » l’expression, Crescentini définit trois procédés : « L’Accent, le Coloris et la Flexibilité » (Crescentini, c.1811, p. 3) qu’il considère comme des « qualités nécessaires, non seulement au chanteur, mais à quiconque exécute de la musique, étant les seules qui forment la véritable expression ». (Crescentini, c.1811, p. 3). Nulle mention de l’ « interprétation » en rapport à l’œuvre d’un compositeur, non plus de la notion de style. Crescentini définit ensuite ces trois procédés : 1° L’Accent du chant est le dégré de force que l’on donne à la voix plus sur une note que sur une autre ; c’est par là que l’on obtient déjà une partie du Coloris. Comme dans le discours, les accens sont plus prononcés dans les passions fortes et nobles, que dans les sentimens doux et modérés, de même dans le chant. L’Emission de la voix, le Trille ou Cadence, la Roulade, le Grupetto doivent être plus marqués, plus perlés et accélérés, dans l’Allegro que dans l’Adagio. (Crescentini, c.1811, p. 5)

Plusieurs indices ressortent de ce texte : l’accent est en lien avec les coloris, c’est-à-dire avec différents timbres de la voix ; l’expression agit surtout en fonction des différents caractères que renferment les textes, mais également aux tempi (Andante, Allegro, Adagio). Crescentini poursuit : 2° Le Coloris est la conformation de la voix, au ton général du morceau et des phrases particulières. Je m’explique ; comme il y a une inflexion de voix pour gronder, une pour flatter, une autre pour attendrir &c de meme le chanteur doit rendre sa voix plus éclatante dans un morceau, ou dans une phrase, et plus voilée dans une autre : il doit, pour ainsi dire, arrondir, effacer, ombrer, développer sa voix, selon le caractère de la composition. (Crescentini, c.1811, p. 5)

Le choix des coloris fait partie de l’action mimétique du chanteur, ce choix est en lien avec l’œuvre comme structure particulière établie d’après un texte poétique : nulle mention du compositeur.

Comme le faisait déjà Mancini (cf. Analyse 7, p. 262), Crescentini vante les qualités du « travail » et rappelle que « le but principal du chant, est d’être mélodieux, suave, et de toucher le cœur » (Crescentini, c.1811, p. 7). Il est néanmoins question d’une expression tout en nuances délicates et légères : nous sommes très loin du modèle de « chant en force » (cf. Annexe 2, N° 3, p. 47), que nous allons retrouver une génération plus tard.

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Le chanteur nous fait part également de ses buts d’enseignement : 1° « surmonter les difficultés que peuvent offrir les différens caractères de la musique » 2° « meubler leur tête, de tournures différentes, et d’embélissemens peu usités » 3° « Enfin, de leur apprendre à bien phraser, en habituant leurs poumons à économiser et soutenir la respiration. » (Crescentini, c.1811, p. 3)

Notons qu’au sujet de la respiration, Crescentini ne donne aucun exercice et ignore le fonctionnement physiologique de celle-ci, mais insiste par contre sur la fonction mimétique du mouvement respiratoire en rapport avec le sens du texte: [11°] C’est dans les accès de fureur, de joye ou de douleur, qu’on peut se permettre la respiration entrecoupée, apparante, ou péniblement aspirée. Dans les autres caractères, on doit toujours éviter de la faire entendre, afin de ne point ôter au chant, le charme et la douceur qu’il exige […]. (Crescentini, c.1811, p. 9)

Le castrat appuie sur le fait d’ « observer strictement les nuances, les petites notes, et tous les agrémes que j’ai indiqués ». (Crescentini, c.1811, p. 3) et, au début du XIXe siècle, ce rapport à l’ « écrit » ne va pas de soi: les partitions contiennent encore très peu de signes autres que les notes. Nous pensons que, même si son recueil contient deux textes (en italien et sa traduction en français), Crescentini s’adresse à des lecteurs qui ont un rapport à l’écrit plus proche des pratiques en France. En effet, l’auteur doit expliquer en détail les différentes « intentions » qui, pour des musiciens expérimentés en Italie, seraient en 1811, encore implicites. Sans modèle sonore possible, la codification des nuances par écrit requiert un travail de transposition didactique considérable.

L’auteur aborde la problématique particulière de la vocalise (sans texte) et insiste sur « l’expression convenable à la mélodie » dans une approche musicale que l’on pourrait qualifier d’ « instrumentale »7. Pour faire « ressortir » cette expression hors contexte poétique, l’élève apprend toujours par imitation. Mais chez Crescentini, le « modèle » du « bien faire » est fixé par l’écrit : les nuances sont réduites à l’intensité, aux accents, aux différents mouvements. La messa di voce est marquée au dessus des notes; toutefois, seulement un maître peut montrer comment la « doser » et surtout comment la combiner avec les différents coloris de la voix. La roulade et autres traits virtuoses sont mis en opposition à la supposée « pureté » du style des anciens Grecs; néanmoins, Crescentini justifie leur emploi : « 8° […] Un Trille ou Cadence, une Roulade, un Trait placés à propos, ajoutent infiniment d’Accent, de Coloris à l’une et l’autre, et il fait en consequence, briller davantage l’expression. » (Crescentini, c.1811, p. 7)

Nous soulignons le fait que Crescentini ne parle pas de messa di voce, ni de son filé, mais de « Flexibilité » de la voix, c’est-à-dire du résultat ! D’après la description du chanteur, nous pouvons déduire qu’il fait allusion à l’usage du même procédé que la messa di voce : « 3° La Flexibilité est une souplesse que l’étude donne à la voix, et qui lui fait attaquer, renforcer et diminuer les sons sans effort.» (Crescentini, c.1811, p. 5). Soulignons que Crescentini ne propose pas un exercice en particulier. Ceci est du moins étonnant, quand on sait que les chanteurs exerçaient ce type d’émission, « la plus difficile », tout au long de leur vie. L’auteur utilise le verbe « étudier », (plus proche de notre actuelle notion de pratique de la musique), une pratique certainement exigeante au niveau expressif, mais moins centrée – comme c’est le cas actuellement – sur l’obtention d’un résultat « sans faute ».

Même si les Exercices ont été publiés quelques années plus tard après la Méthode (1803), Crescentini ignore le nouveau modèle « exercice » : nous situons l’auteur dans une lignée après les traités de Tosi ou de Mancini. D’après les conseils donnés par Crescentini, nous

7En ce début du XIXe siècle la musique instrumentale est calquée sur la musique vocale. 11 pouvons affirmer que le maître continue à être celui qui détient les choix et qui produit des « modèles » : l’écrit partition n’est qu’un support, milieu didactique que l’on modifie au gré des besoins de l’enseignement. Les savoirs restent à un niveau relativement « bas » de transposition didactique : il ne s’agit pas de savoirs à enseigner, mais encore de conseils que le maître dispense en les adaptant à chaque fois à un élève précis.

(Crescentini, c. 1811, p. 10)

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1.2 Milieux didactiques Si nous comparons l’organisation du texte de Crescentini avec celle de la Méthode de 1803, les Exercices ne suivent pas un ordre progressif : l’auteur, lui-même, n’a probablement jamais appris le chant d’après un ordre élémentarisé des savoirs, mais par immersion. A première vue, nous pourrions penser que par le fait que son recueil s’adresse à des élèves connaissant déjà les principes de la lecture, cela « épargne » à l’auteur d’écrire des lignes d’exercices, toujours les mêmes, conçus pour l’apprentissage de la musique. Mais il se pourrait aussi que Crescentini nous livre la base de l’enseignement du musico, par modèle-imitation. Nous insistons beaucoup sur cette hypothèse: elle nous amène à faire une toute autre « lecture » en faisant abstraction de notre notion actuelle de « technique ». Nous avons plusieurs indices qui confirmeraient cette hypothèse. Crescentini recommande de « s’exercer toujours sur de bonnes compositions ». (Crescentini, c.1811, p. 9), il s’agit d’une recommandation que nous avons déjà trouvée chez d’autres auteurs. Chez Crescentini elle prend tout son sens : l’auteur est entouré de compositeurs produisant une grande quantité d’ouvrages didactiques (sans grande « originalité », d’un point de vue des variantes utilisées), où la problématique de l’expression serait évacuée, pour favoriser une approche « technique ». Crescentini innove pourtant en proposant par écrit des Exemples (de phrases musicales), Exemples qui auparavant étaient l’exclusivité du maître. Il en propose deux, en apparence identiques (Exemple 1er et Exemple 2ème, p. 10) mais, comme l’auteur le déclare, « différemment orthographiés ». L’auteur doit expliquer au lecteur que dans le deuxième exemple (celui où les appogiatures ne sont pas écrites en petites notes, mais en notes « réelles »), ces notes sont également susceptibles de RINFORZANDO. (Crescentini, c. 1811, p. 10).

Cette explication constitue encore un indice de transformation de pratiques : certaines manières de faire se perdent, ou tout simplement, n’appartiennent pas à la tradition des lecteurs (ici, des Français). Ainsi, le deuxième exemple est plus proche des partitions anciennes que les musiciens expérimentés avaient l’habitude de lire. En regardant de plus près nous constatons qu’il y a beaucoup moins d’indications écrites : jusque-là ces musiciens déduisaient l’emplacement des ornements d’après des conventions, par exemple, des appogiatures, ici absentes de la partition. Nous pouvons ainsi conclure que l’exemple 1er est à considérer comme un niveau de travail de transposition didactique plus élevé : dans le 2me exemple nous trouvons déjà des traces d’éléments transpositifs plus proches de la notion de « savoirs à enseigner », c’est-à-dire de savoirs « apprêtés », qui limitent fortement la possibilité d’autres choix.

Crescentini note pour cette simple mélodie (N° 1 et N° 2), écrite en Sol majeur, le « caractère » « Maestoso Espressivo », ainsi qu'une multitude d’accents et inflexions de voix. D’après ces différents Exemples, nous pouvons déduire des pratiques d’ « interprétation » des anciens chanteurs. Par exemple : le premier son de la mélodie, s’il est de longue durée, est systématiquement « filé ». D’un point de vue vocal, cela présuppose que le chanteur aborde le morceau après avoir rendue « flexible » la voix : la possibilité de partir avec un son « forcé » serait ainsi évitée.

Après les Exemples, Crescentini propose 20 mélodies pour s’exercer à appliquer ces principes. Dans la première édition, ces Exemples n’ont pas d’accompagnement au piano/clavecin prévu, même pas une simple ligne de basse à réaliser. Ce détail constitue à nouveau un indice : l’intention de Crescentini n’est pas de proposer des exercices « à chanter », mais de simplement « montrer » des « bons » choix expressifs. En comparant

13 différentes éditions du livre de Crescentini, dans la réédition (c. 1867) nous avons été surprise par le fait que l’éditeur, Batiste, professeur au Conservatoire de Paris, a ajouté des accompagnements au piano pour ces Exemples, en les transformant ainsi en Exercices à chanter ! La fonction de l’exemple comme « modèle » est ainsi ignorée, peut-être oubliée : les pratiques de lecture se transforment (Chartier, 2008). La fonction didactique d’origine mute, l’ « exemple » perd sa première fonction et son sens.

1.3 Le rôle du maître, chez Crescentini Nous sommes dans une période de transformation de pratiques qui concerne les modes de lecture. En ce début de siècle, le maître assume toujours la fonction de montrer. Crescentini le sait bien : l’écrit ne remplace pas l’exemple sonore, mais il accepte néanmoins d’expliquer ces choix par écrit. Si nous comparons avec d’autres livres qui proposent également des exemples, comme la Méthode de 1803 (Section première Du Récitatif), ces exemples sont encore très vagues : Nous allons donner quelques exemples des vers sur lesquels on peut se permettre l’emploi des traits et des agrémens. Nous ne désignerons ni ceux-ci, ni les autres, car fidèles à nos principes, nous pensons que c’est aux maitres de chant, aux chanteurs mêmes (auxquels nous supposons du goût) à les choisir. (Richer et al. 1803, p. 68)

Le fait que Crescentini propose ces choix constituerait ainsi un indice important de « perte » de tradition : certaines pratiques sont en train de s’oublier et il faut les expliquer.

Dans les Vingt-cinq vocalises de Crescentini, publiées vers 1818, nous trouvons encore d’autres indices d’ « oubli » de pratiques : les accompagnements des mélodies sont « arrangées » par De Garaudé, celui-ci insiste sur le fait d’avoir suivi des leçons données par le maître à des élèves et d’avoir noté soigneusement ce type d’indication. Malheureusement, De Garaudé ne mentionne pas comment Crescentini enseignait.

Nous arrivons à la fin de l’analyse des Exercices de Crescentini et nous nous interrogeons sur les raisons qui ont amené le chanteur, formé dans un contexte de pratique de la musique et par imitation, de choisir un moyen « silencieux » – l’écrit – pour communiquer des savoirs. Probablement que sans avoir séjourné dans la capitale française, Crescentini n’aurait pas produit un livre semblable: à Paris, il trouve le contexte favorable à la production de ce type d’ouvrage8. Nous trouvons parmi ses élèves De Garaudé et Bordese, compositeurs et éditeurs de musique, auteurs d’une quantité importante d’ouvrages théoriques. Fétis (1878)9 donne des renseignements intéressants sur l’ « œuvre » de Bordese: Fixé à Paris depuis sa jeunesse, cet artiste a fini par renoncer complètement au théâtre, où il n’avait pu rencontrer un succès, pour se livrer à l’enseignement et se consacrer à la composition en dehors de la scène. Ce qu’il a écrit depuis vingt-cinq ans est incalculable, et la liste de ses œuvres en tous genres couvrirait plusieurs pages de ce volume ; poussée à un tel point, la faculté de production confine de beaucoup plus près au métier qu’à l’art. Cependant, M. Bordèse continue d’avoir beaucoup de succès auprès des éditeurs, ce qui prouve que le public est avec lui. […] (Fétis, 1878, p. 109)

Des attentes (Chartier, 2008) particulières seraient ainsi à l’origine de l’émergence de ce type d’écrit scolaire, elles sont générées par un groupe social : des familles bourgeoises, les livres s’adressent surtout aux nombreuses jeunes filles qui sont formées au chant, à la guitare à la harpe voire au piano. Bordese (c. 1869) sait pertinemment que le chant ne s’apprend pas dans les livres, et commente dans l’Avant-propos de sa Méthode élémentaire :

8Crescentini publie d’autres livres à Vienne et à Naples. Notre analyse sera néanmoins réduite à deux de ces textes, imprimés à Paris. 9(BU, Bordese) https://archive.org/stream/biographieuniver187801ft#page/109/mode/1up/search/Bordese. 14

Le célèbre chanteur et professeur Crescentini, dont j’ai reçu les leçons, n’employait d’autre méthode que les gammes, les intervalles et quelques traits qu’il ébauchait pendant les leçons. Mme Mainvieille Fodor, l’une des plus grandes cantatrices de ce siècle, dit qu’elle ne reçut de son maître que deux feuilles de papier réglé contenant toutes ses instructions. Les plus grands artistes de l’école italienne ont reconnu par l’expérience le peu de nécessité des longues méthodes, voilà pourquoi celle-ci ne présente pas de développements inutiles. (Bordese, c. 1869, p. 1)

Le témoignage de Bordese nous permet de reconstituer l’enseignement du castrat : Crescentini « ébauche » ses exercices pendant les leçons, des savoirs personnalisés qu’il met sur le papier, de manière incomplète. Ainsi, les mélodies qu’il propose à ses élèves ne sont pas achevées, elles se présentent comme des problèmes « à résoudre ».

Nous avons consulté d’autres livres pédagogiques du même auteur, comme les Vingt-cinq Nouvelles Vocalises (1818-1823) et nous avons repéré encore des « ajouts » de l’éditeur, De Garaudé. Celui-ci souligne : « J’y ai fait un accompagnement de Piano ou de Harpe très facile, beaucoup de personnes ne sachant point accompagner la basse chiffré. » (Crescentini/De Garaudé, 1818-1823 : Avant-propos)10. Cette affirmation nous permet de confirmer que le texte original, celui de Crescentini, ne contient qu’une ligne de basse non réalisée. Crescentini ayant eu la formation de musico réalisait lui-même ses accompagnements en improvisant, et il est peu probable qu’il eût proposé de les fixer par écrit.

Les méthodes et recueils dépassent l’usage institutionnel et sont utilisés par de nombreux professeurs. Si l’on croit De la Madelaine (1840), beaucoup de maîtres de chant « ordinaires » ne savent ni composer ni montrer: [… ] les pianistes sont les maîtres de chant ordinaires de la petite propriété à Paris, et dans les provinces où les pianos sont plus rares, ce sont les violonistes qui donnent des leçons de solfège et de vocalise à tout ce qui chante dans la localité. […] (De la Madelaine, 1840, pp. 6-7)

De la Madelaine est encore plus critique au sujet des enseignants privés ne disposant d’aucune reconnaissance professionnelle ni de diplôme institutionnel11. Ceci semble nouveau : les institutions ont le monopole de l’accréditation professionnelle.

Conclusions : Crescentini

Le recueil de Crescentini constitue un témoignage des pratiques d’enseignement des musici dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, tradition qui selon divers témoignages est en train de se « perdre ». Contrairement à Mancini (né un demi-siècle avant), Crescentini n’écrit pas un

10Ce n’est pas le cas dans d’autres éditions que nous avons trouvées, comme celle (s.d.) de l’éditeur Schott à Mayence, actuellement sur http://imslp.nl/imglnks/usimg/6/69/IMSLP83098-PMLP169418-Crescentini.pdf 11En faisant allusion aux basses-tailles, pianistes et violonistes, De la Madelaine affirme : « Ces gens-là sont des aigles en comparaison des soi-disant professeurs de chant qui pullulent dans la capitale et qui ne sont ni basses- tailles, ni violonistes, ni pianistes. Je m’explique : Il y a dans Paris une classe d’hommes et de femmes dignes de tout l’intérêt des gens de bien, quoiqu’ils soient les fléaux de l’art, dans ce sens qu’ils en arrêtent les progrès matériels en flétrissant dans leur verdeur des épis qui pourraient, avec le temps, porter une riche moisson.[…]. Comme depuis assez longtemps c’est l’art qui est en possession de former le complément d’une bonne éducation, c’est-à-dire d’une éducation parfaitement inutile, ces heureux de la terre, frappés dans leur bonheur qui est leur fortune, et contraints de se construire une petite existence, font l’examen de leur capacité ; examen rapide et pourtant suffisant, car leurs capacités sont faciles à explorer. […] le joueur de contredanse et le chanteur de romance seront des professeurs de chant. Ils ont de nombreux amis qui les recommanderont, qui les introduiront partout. » (De la Madelaine, 1840, pp. 7-9) 15 traité à la manière de Tosi, mais nous livre les principes de base et les milieux didactiques pratiqués par les chanteurs formés dans la tradition belcantiste. D’après l’ordre qu’il établit, nous différencions : - 9 procédés qui concernent l’émission expressive du son : 1. L’accent [nuance de force], 2. Le coloris [adaptation de la voix au personnage ou contexte de l’histoire], 3. La flexibilité d’émission [messa di voce], 5. L’imitation du discours [qui éveille différentes passions], 6. Le respect de la prosodie, 8. Les roulades et les grands traits 9. Le respect de certaines conventions de lecture [par ex. crescendo dans les traits qui montent], 10. L’accent des mots d’après la prosodie, 11. Deux types de respiration (inspiration) inaudible et expressive. - 3 exigences d’organisation de l’apprentissage: 4. Le travail, 7. Le choix du répertoire en rapport aux « forces » particulières du chanteur. 12. Le choix des « bonnes » compositions.

Nous aimerions souligner deux particularités du recueil de Crescentini : l’absence d’ « exercices » à travailler (comme ceux de la Méthode de 1803) et la présence d’exemples pour apprendre les « bons » choix expressifs.

Les Recueils nous permettent de mieux saisir le travail de la transposition didactique en ce début de siècle: nous sommes à mi-chemin entre un écrit musical utilisé comme milieu didactique (encore à travailler avec le maître), mais où figurent déjà des éléments qui pourraient remplacer les savoirs de celui-ci. Le travail de transposition n’est pas réduit à représenter la longueur et hauteur des notes, mais également des inflexions, nuances et ornementation (messa di voce, coloris, accents, ajouts divers), outils d’expression en usage jusqu’à environ les années 1840.

2. Seconde partie : Les exercices de García père

Le biographe de García père12, Radomski (2000), a été un des seuls musicologues à aborder les Exercices du chanteur. Mais dans un ouvrage de plus de trois cents pages, Radomski consacre seulement quelques lignes au livre de García père (Radomski, 2000, pp. 179-180), extrait que nous citons ici : Les Exercices et Méthode sont brefs et progressifs, et vont de simples exercices avec une tessiture limitée jusqu’à des longues phrases dans un style virtuose. Leur intérêt est dû au fait qu’ils nous donnent une idée de la technique de García et de sa manière d’improviser. (Radomski, 2000, p. 170)

The Exercises and Method are brief and progress from simple exercises within a narrow range to lengthy etudes in the florid style. They are valuable inasmuch as they give us an idea of García’s technique and manner of improvisation.

D’après de nombreux témoignages, c’est précisément la dimension créative du chanteur qui impressionne les auditeurs contemporains de García père : elle échappe à l’écrit.

Contrairement à Crescentini, García père semble moins à l’aise que le castrat au moment de la scripturalisation des savoirs. Par exemple, dans le « Discours préliminaire » l’Espagnol

12 Né à Séville, García père a été un chanteur et pédagogue reconnu de son temps. Il a été à l’origine d’une famille de chanteurs et pédagogues, également prestigieux. En effet, parmi les enfants de son deuxième mariage, García a deux filles et un fils : María Malibran (chanteuse et compositrice), Pauline Viardot-García (chanteuses et compositrices), et Manuel García (connu comme García, fils, pédagogue).

16 justifie: « Je ne prétends pas expliquer tout ce qu’on peut pratiquer parce que le texte serait trop long, et pourrait embarrasser les élèves ». L’auteur conseille aux personnes qui feraient usage de son livre, sans fréquenter son école, le soin de se faire : « expliquer par leurs maîtres les choses qu’elles ne comprendront pas. » (García père, 1824, p. I). García père est clair : ses Exercices ne remplacent pas le maître.

De nos jours, à la lecture de García père, nous avons l’impression que l’auteur « mélange » sous la désignation de « notes » ou « règles » des instructions très diverses. Nous sommes très loin d’une approche d’enseignement méthodique !

2.1 Des contenus d’enseignement, chez García père García père introduit sa méthode par un discours préliminaire :

(García père, 1824, p. 3. Source : IMSLP)

L’auteur propose six « Notes ». Dans la première, García père doit curieusement expliquer au lecteur ce que de nos jours nous considérons comme démarche implicite, au moment de « travailler» un exercice vocal :

(García père, 1824, p. 3. Source : IMSLP)

L’auteur propose ensuite de travailler la voix sur cinq voyelles, choix surprenant : rappelons- nous que la Méthode de 1803 préconisait l’usage de la voyelle A. Une fois que la voix est « assurée » sur cette voyelle, les auteurs permettaient l’usage d’une autre voyelle, le E. (cf. Analyse 1, p. 124). Nous soulignons également que García père aborde le procédé legato, sans le nommer. García ne s’ « embarrasse » pas à chercher des définitions de termes « difficiles » à expliquer, qu’il aurait trouvés d’ailleurs dans d’autres livres, comme la Méthode de 1803. Il a recours à une scripturalisation des savoirs qui est très proche de celle du modèle (le lecteur le fournit lui- même en lisant, pour autant qu’il dispose d’outils pour décoder l’écrit !) :

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(García père, 1824, p. 3. Source : IMSLP)

Dans la troisième note, l’auteur aborde le travail de l’improvisation (« chanter d’inspiration »).

(García père, 1824, p. 5. Source : IMSLP)

Le chanteur donne à la fois des conseils sur l’étude des cadences et sur la posture du chanteur. Il a recours à des « lieux communs », répétés par des générations de maîtres:

(García père, 1824, p. 5. Source : IMSLP)

L’Espagnol aborde, dans la cinquième note, la respiration. Encore une fois, la respiration n’est pas mentionnée comme un exercice en soi, mais en rapport à l’exécution de la phrase et à une attitude « sereine », que le chanteur adopte:

(García père, 1824, p. 5. Source : IMSLP)

L’ « agitation des poumons » serait la perte de contrôle du soutien, occasionnant le manque de contrôle (et d’air) pour finir la phrase. Nous ne trouvons pas d’autre allusion au phrasé et au discours.

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Au sujet de la « position de la bouche », l’auteur établit :

(García père, 1824, p. 5. Source : IMSLP)

García père préconise l’ « ouverture » des dents et des lèvres, sans préciser le type d’ouverture de la bouche ; ou encore, il fait allusion aux « défauts » d’émission (guttural, nasal) mais ne fait pas mention des causes de ces problématiques. Après avoir donné des « instructions » pour réaliser ses exercices, García père propose une seule règle : elle concerne la messa di voce. Avant de conclure, avec une septième note, il différencie encore deux approches du portamento : celles pratiquées respectivement en France et en Italie (l’uniformisation des contenus d’enseignement est loin d’être accomplie !) :

(García père, 1824, p. 7. Source : IMSLP)

(García père, 1824, p. 7. Source : IMSLP)

Nous avions déjà constaté, lors de l’analyse de la Méthode de 1803, des liens entre les problématiques « à résoudre » dans l’émission de la messa di voce et du portamento (cf. Analyse 1, p. 124 et 136). García père associe également ces deux procédés, ceci dénote que ces deux enseignements ne sont pas encore distinctement séparés. L’union des registres n’est pas non plus mentionnée dans les « notes », il s’agit pourtant d’un contenu d’enseignement très important à l’époque. García père l’associe encore, dans les « instructions » qu’il donne pour réaliser ses exercices, aux sons filés : Les Numéros 2 à 9, indiquent la manière d’unir la voix de poitrine avec le Médium et la voix de tête. Lorsqu’on file ou que l’on lie les sons, si l’on veut bien assortir ces trois registres, il faut passer bien

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lentement de l’un à l’autre, et lier d’une manière très-marquée une note à l’autre. (García père, 1824, p. III)

García père est conscient des limites de l’écrit et a recours, tout de suite après ses explications, à des « images » qui suscitent le mémoire du corps. Il affirme ainsi : Si quelqu’un voulait monter ou descendre plusieurs marches à la fois, ou les franchir d’un seul pas, il risquerait de se faire beaucoup de mal, de même celui qui voudrait bien faire les gammes ou d’autres traits sans commencer par deux, trois, quatre notes, risquerait de ne jamais bien exécuter les roulades. (García père, 1824, p. III)

Le trille ne figure pas comme savoir à enseigner. L’Espagnol ne fait pas allusion à cet important procédé dans ses « notes » : il apparaît seulement à la page 35, sous forme d’ « Etudes préparatoire du Trille » (Numéro 97, García père, 1824, p. 35). Le trille, chez García père, était appris également par imitation et assimilé à l’apprentissage de l’ « articulation du gosier ». Les difficultés d’intonation sont évoquées à plusieurs reprises. Les grands intervalles sont « unis » par des portamenti (Numéros 49 à 51, pp. 15-16), cette recommandation s’inscrit dans l’idéal de legato belcantiste.

Si l’on prend en considération le contexte de pratiques en ce début du XIXe siècle, le recueil de García père peut être lu autrement : nous en déduisons des contenus d’enseignement différents de ceux que nous pratiquons de nos jours, avant la désyncrétisation des savoirs imposés par la Méthode de 1803. Son « désordre » apparent correspondrait ainsi à une autre approche de l’enseignement, celle considérant l’élève dans son individualité.

Nous résumons ainsi les contenus d’enseignement pratiqués dans l’école de García père: La posture. La position des lèvres/gorge/dents n’est pas un idéal, mais est mise en lien avec la prononciation. La respiration (lente et sans effort apparent). Le legato et le portamento. L’union des registres. Les sons filés et la justesse. Le trille et le mordant. Cinq voyelles (l’idéal vocal basé sur la sonorité du A ne semble plus exclusive). Le timbre ne doit pas être ni guttural ni nasal. L’improvisation, structurée d’un point de vue harmonique.

L’exercice apparaît comme milieu didactique, hors contexte expressif. Il n’est pas étonnant que l’ « expression », dans cette approche didactique, soit reléguée au deuxième plan. En effet, nous trouvons une seule mention de celle-ci (« de bien nuancer »), dans les « instructions » qu’il donne pour réaliser les exercices, p. 10 :

(García père, 1824, p. 10. Source : IMSLP)

Nous n’avons pas, non plus, de conseil sur l’action dramatique: García sait pertinemment que l’action s’apprend par imitation et il ne donne pas d’autre conseil au lecteur.

Quand est-ce que la notion de s’exercer, comme travail « technique » ciblé, hors d’un contexte musical, apparaît ?

20

2.2 Milieux didactiques : de la notion de « s’exercer » et de la valorisation du travail « acharné » Nous trouvons encore en 1840, chez Florimo, des indices que la notion de s’ « exercer » n’est pas systématiquement mise en lien avec l’approche élémentarisée des savoirs. Nous soulignons le fait qu’il s’agit d’un ouvrage édité à Naples, dédié à Crescentini13 (qui l’a approuvé). Florimo recommande : C’est précieux d’avoir une longue respiration ; mais bien que ceci soit un don naturel, l’on peut l’acquérir par l’étude, ou au moins l’améliorer, quand on a l’intelligence de s’exercer dans les Cantabile et dans des mouvements larges et soutenus. (Florimo, 1840, p. 4)

Immensso pregio senza dubbio è l’avere una lunga respirazione ; ma benchè questo sia un dono naturale, pure con lo studio può acquistarsi, o almeno migliorarsi, quando si abbia l’accorgimento di esercitarsi ne’Cantabili di un andamento large e sostenuto.

Ici, la notion de « étude » n’est pas associée à un « exercice » quelconque, mais toujours à l’action de s’exercer en faisant de la musique. Florimo est un des derniers à associer l’étude à la performance : en ce début du XIXe siècle, l’exercice décontextualisé d’un sens expressif est de plus en plus valorisé dans les écrits, d’après une « logique » de construction didactique qui prend comme modèle la gamme (tradition probablement connue depuis longtemps pour l’apprentissage de la « lecture » des notes). Nous allons considérer les différentes pages d’exercices chez García père, comme « modèle- base » pour créer une pédagogie adaptée à l’élève. Les maîtres travaillent certainement des sons filés (nous avons recueilli dans nos entretiens des témoignages d’élèves ayant appris ce procédé de manière systématique), mais les enseignants vont procéder à des choix. Il est peu probable qu’ils contrôlent, montre en main14, la durée du son filé; par contre, il ne serait pas exclu que certains d’entre eux incitent les élèves à dépasser leurs capacités respiratoires par l’exercice, et utilisent divers moyens pour « compter » (montre, ou simple comptage du maître), de manière progressive. 20 secondes constituent un certain « exploit ».

Nous avons cherché, parmi d’autres documents, des témoignages de pratiques « réelles » et avons trouvé, à nouveau chez De la Madelaine (1840), des récits intéressants. De la Madelaine est proche de la famille García. Le Français fait précisément allusion au travail des professeurs « ignorants » qui appliquent les méthodes d’après l’écrit: Quand l’élève a fait quatre ou cinq gammes de cette manière, il est complètement épuisé ; le professeur lui raconte alors les nouvelles du jour pour tuer agréablement le temps jusqu’à concurrence de l’heure voulue, et, si le susdit élève n’a pas des poumons d’airain, soyez sûr qu’il se plaindra de la poitrine au

13Nous signalons des erreurs en plusieurs sites, notamment chez Wikipédia (sous « Travaux pédagogiques), attribuant cet ouvrage à Crescentini (dans la page titre de l’ouvrage de Florimo, l’éditeur a fait figurer le nom du prestigieux castrat au centre du titre et avec une taille de police équivalente, ce qui prête à confusion). 14 Nous pouvons déduire – par un simple calcul arithmétique – le non-sens de la mise en pratique, au pied de la lettre, de ces exercices. La première gamme que García père propose, une gamme en do majeur contenant 16 notes (montée et descente d’une octave), d’après la durée dont témoignent divers auteurs, durerait vingt secondes par note (sans tenir compte de possibles moments de repos). La seule gamme de do majeur dépasserait les cinq minutes. Cet exercice, à mesure que l’on « monte » dans le registre plus aigu, résulte plus difficile pour le soutien du son. Si l’on considère qu’il faut transposer par demi-tons chaque gamme (comme le préconise García père) et dans toute la tessiture de la voix, nous arrivons à une moyenne de 32 gammes : 16 gammes en montant par demi-tons et 16 gammes en descendant, pour le seul exercice N° 1, ce qui correspond à environ une heure et demi de travail ! Si l’on poursuit avec les 28 mesures de l’étude des intervalles de seconde (do-ré, ré-mi, etc.) nous arrivons à presque 10 minutes pour ce seul exercice: en le transposant par demi-tons, nous arrivons à trois heures de travail, et ainsi de suite. Tous ces calculs ne comptent pas le temps des commentaires d’un maître exigeant, qui demande à l’élève de répéter des sons qui ne serait pas conformes à l’idéal enseigné ! En outre, dans le contexte de l’époque les cours sont collectifs. Il est peu probable que quatre ou cinq élèves aient attendu leur « tour » pendant des heures. 21

bout de deux ou trois mois de ces exercices violens et parfaitement inutiles. (De la Madelaine, 1840, p. 85)

Ensuite, De la Madelaine raconte comment la plupart des enseignants procèdent : Un maître qui connaît le fin du métier n’expose point ses élèves et par conséquent ne s’expose pas lui- même au péril de ces gammes monstrueuses. Il n’en demande ordinairement qu’une au commencement de chaque leçon, et pour la forme seulement ; puis il passe au duo ou même simplement à la romance, où il déploie le goût que lui a départi la nature et qui ravit en extase l’élève et ses bons parents. (De la Madelaine, 1840, pp. 85-86)

Enfin, De la Madelaine décrit l’action du « professeur véritable », celui qui enseigne à maîtriser le « coup de glotte » 15 (attaque du son) et le contrôle du débit d’air : Mais un professeur véritable, un professeur de chant tel qu’il en existe infiniment peu, s’y prend d’une autre manière pour amener son élève à l’importante étude des gammes, c’est-à-dire la pose du son. Il a soin que l’aspiration soit complète, mais qu’elle soit accomplie avec modération et sans précipitation ; puis quand les organes sont prêts à faire leur office, il ne s’agit plus que de diriger l’expiration de l’air qui va former la note demandée. (De la Madelaine, 1840, p. 86)

Les Exercices de García père sont précisément basés sur des gammes. De la Madelaine a une grande admiration pour le chanteur espagnol, et quand il décrit le « professeur véritable », il pense fort probablement à l’enseignement de son ami16.

Nous aimerions signaler encore un détail, qui nous semble intéressant : les Exercices de García père ne seraient pas des compositions de García, c’est-à-dire des œuvres « originales » (excepté les quelques lignes de variations, en fin d’ouvrage), mais appartiennent à une tradition d’enseignement plus ancienne. Trente années auparavant, Aprile (1795)17 avait publié à Londres un ouvrage avec le même genre d’exercices. En outre, le castrat avait ajouté vingt six Solfeggi que le livre de García ne contient pas.

Quel intérêt avait García père à publier (encore) un livre de vocalises? Si nous comparons les contenus de son ouvrage à d’autres livres, comme la Méthode de 1803, nous déduisons que l’Espagnol ne se soucie pas d’établir des liens avec une « tradition authentique », et ose innover. La fonction du livre de García père n’est pas celle d’uniformiser les savoirs, mais aurait, en plus d’une fonction pédagogique, une fonction publicitaire (cf. Problématique, p. 39). Le musicologue Radomski (2000) fait mention de l’annonce de l’ouverture de la nouvelle école de García à Londres, dans de The Times (30.1.1824): A la fin du premier mois, après s’être établi à Londres, García fonde son fameuse école de chant. Il faut souligner le fait que dans cette académie, il préconisait – comme cela avait été le cas, dans ses propres premières années d’apprentissage – l’apprentissage en groupe comme partie fondamentale de la

15Procédé expliqué par De la Madelaine : « Que le son parte alors, il sera bref, précis et parfaitement normal, comme le son obtenu par un archet qui se pose nettement sur la corde pour attaquer la note. Ce son, je le sais bien, sera rude, sa vibration excessive et sa portée demeurera uniforme jusqu’à ce qu’il tende à s’éteindre. La note de cette manière ne sera filée qu’é moitié. Mais lorsque l’élève comprendra bien l’emploi de ce procédé, le seul qui existe pour poser le son, il sera facile d’obtenir de lui que le placement en soit fait avec moins de rudesse, puis enfin avec douceur, sans qu’il perdre rien, ni de sa netteté, ni de sa pureté, ni même de la vigueur qui lui servira plus tard au rinforzando. » (De la Madelaine, 1840, p. 91) 16De la Madelaine recommande son collègue comme professeur : « Allez trouver mon ami García, le farouche More de Venise, qui est un homme de bon conseil. […] Dès le lendemain, García, le patriarche du chant, comptait une élève de plus. L’illustre maître mourut avant d’avoir expliqué tous les secrets de son art à la jeune fille, qui, je vous jure, comprenait son maître à demi-mot. Mais son fils, dépositaire de ce trésor de science, acheva la tâche commencée par son père.» (De la Madelaine, 1840, pp. 29-30) 17Nous avons consulté d’autres éditions, notamment allemandes ou autrichiennes, publiées encore au début du XXe siècle. 22

formation du chanteur. Ce fut pour ces académies qu’il composa plusieurs ensembles et des opéras de chambre. (Radomski, 2000, p. 169)

At the end of his first month back in London, García established his famous singing school. What is notable about García’s academy is that, as had been the case with his own early training, he insisted on ensemble singing as an integral part of the singer’s education. It was for these academies that he composed his various ensemble pieces and chamber operas.

Nous avons comparé les contenus de la méthode de García père avec le témoignage d’apprentissage d’une de ses élèves : la Comtesse Merlin.

2.3 García père et sa manière particulière d’enseigner le chant Grâce au récit pédagogique que nous avons trouvé dans Les loisirs d’une femme du monde (1838), récit fait par María de las Mercedes Santa Cruz y Cardenas de Jaruco, nous pouvons reconstituer l’enseignement de García père, et accéder à une autre « lecture » de son recueil d’exercices : A mesure que l’instrument de la voix se perfectionnait, García faisait exécuter jusqu’aux exercices les plus difficiles pour la rendre apte à surmonter tous les obstacles ; mais il indiquait rarement un trait à ses élèves ; il leur faisait un accord sur le piano, puis il leur disait : « Faites ce que vous voudrez….encore…encore un …encore. » Et souvent de recommencer dix et vingt fois .Qu’en résultait- il ? Que l’élève faisait selon sa voix et selon son âme, et que, par conséquent, ses traits étaient toujours bien exécutés et gardaient un caractère d’individualité qui, tout en lui appartenant, se trouvait en harmonie avec le goût du moment, dont il suivait, sans s’en douter, les inspirations. Un autre avantage de cette manière de faire le trait était que l’élève devenait maître de l’instrument à force d’exercer ses propres inspirations, et que si, au moment de commencer un air, il se trouvait mal disposé, il pouvait substituer subitement un trait à un autre, sans crainte ni hésitation. (Santa Cruz, 1838, pp. 37-39)

D’après ce récit, nous pouvons déduire que les lignes ornementées que García propose dans ses Exercices ne seraient qu’un échantillon de ce qu’il enseignait à des élèves (probablement destinés à ceux qui avaient de la peine à créer par eux-mêmes). Comme Crescentini, García père dans la « réalité » des pratiques proposait une ébauche, milieu didactique utilisé comme base pour la création de l’ornementation improvisée.

Santa Cruz nous livre encore d’autres renseignements intéressants, cette fois-ci au sujet de l’ordre d’apprentissage choisi par le maître: García ne permettait pas à son élève de chanter pendant qu’il apprenait un seul air avec des paroles, quelque impatience ou quelque ennui qu’il témoigna. Mais lorsqu’il le jugeait artiste, un beau jour il lui disait tout à coup : « Vous êtes chanteur : abordez tout, vous pouvez marcher. » Il est bon de dire que le maître n’appliquait à la rigueur ses principes qu’envers l’élève sur le quel il fondait de grandes espérances. (Santa Cruz, 1838, p. 39)

Nous sommes ainsi confrontée à deux approches pédagogiques très diverses d’un même enseignant, elles s’adaptent au profil de l’élève. Probablement que García accepte certains élèves qui lui permettent de nourrir sa famille, mais il y en a d’autres, que l’on pourrait qualifier de disciples, comme Adolphe Nourrit ou ses propres enfants: il est certainement beaucoup plus exigeant avec eux.

Nous signalerons encore un dernier détail en rapport à cet extrait : le récit de Santa Cruz est très proche de celui que nous avons trouvé sous forme de légende, celle de la feuille de Porpora. Il s’agit d’une histoire morale à fonction didactique qui circule à ce moment-là à Paris, dans l’entourage des García : Porpora, maître célèbre enseignant à Naples au XVIIIe siècle, aurait utilisé durant cinq ans une même feuille de vocalises pour former son élève Caffarelli. Au bout de ces cinq ans il aurait tourné la feuille (rien était écrit au verso) et incité

23 son élève à partir à la « conquête » du monde. D’après Porpora, Caffarelli serait devenu le « premier chanteur » d’Italie. En 1858, Harris, professeure de chant et de piano publia à Londres cette fameuse « feuille »: elle contient beaucoup de points communs avec les Exercices de García père.

De même, nous avions déjà trouvé ce même genre d’ « histoire » édifiante chez Mancini : nous allons la trouver tout au long du XIXe siècle et l’entendre encore de nos jours par tradition orale. Ce genre d’ « histoire » serait, d’un point de vue didactique, très efficace.

Nous avons cherché encore d’autres récits d’apprentissage, concernant García père. Quicherat (1867) écrit une biographie d’Adolphe Nourrit, premier ténor de l’Opéra, dont la mort tragique avait beaucoup impressionné ses contemporains. Quicherat fait mention de l’enseignement personnalisé de García père : « Il avait composé une foule de passages, de traits, propres à faire surmonter les principales difficultés du chant ; chaque élève, suivant les besoins particuliers de son organe, lui en suggérait de nouveaux. » (Quicherat, 1867, p. 11). Quicherat ajoute dans un bas de page (1) : (1) je me rappelle avoir vu, sur de petits papiers de musique, contenant seulement trois ou quatre portées, quelques-uns de ces exercices composés expressément pour Nourrit : chacun n’excédait pas une ligne. Ces petits papiers se mettaient dans la poche, et l’on y jetait un coup d’œil quand on était seul un instant, et même en marchant dans la rue. (Quicherat, 1867, p. 11)

Quicherat témoigne encore d’une autre « histoire », dont les contenus sont étrangement semblables à l’ « histoire morale » que Mancini racontait de son propre apprentissage avec Leo (cf. Analyse 7, p. 261). Un jour cependant l’impatience du jeune homme sollicita un quart d’heure d’émancipation : il obtint de son maître qu’il lui fit chanter l’air fameux de Cimarosa : Prima che spunti in ciel l’aurora. Celui-ci y consentit, peut-être avec quelque malice. Quand se présenta un point d’orgue, il invita son élève à improviser quelques ornements variés. Les plus simples et les plus communs réussirent, mais il fallait sans cesse inventer, et la voix rebelle refusait des traits qui eux-mêmes n’étaient pas heureusement conçus ; Nourrit finit par s’embrouiller complètement. Alors son maître lui dit en souriant : « Vous voyez bien qu’il faut en revenir aux exercices. » Plus tard, Adolphe Nourrit, professeur au Conservatoire, raconta souvent aux ses élèves cette petite mésaventure, pour les exhorter aux études patientes. Mais les études patientes commençaient à n’être plus guère de saison. (Quicherat, 1867, p. 11)

Nous déduisons qu’il s’agit d’une histoire qui circule entre les maîtres, et qui est à chaque fois adaptée à un contexte différent.

2.4 Des ressemblances entre la supposée feuille de Porpora et les exercices de García père Nous nous sommes intéressée aux contenus de la « Feuille de Porpora » édité par Harris (cf. Problématique, p. 22), que nous avons comparé aux contenus de la méthode de l’Espagnol. L’exercice N° 1 de García père est pratiquement identique à celui de « Porpora-Harris », mais l’auteur limite celui-ci à l’extension d’une octave18, quand la version de Harris propose de monter jusqu’au sol aigu (sur la dernière ligne, en clé de sol). Harris « réalise» des accompagnements au piano : la fameuse « feuille » est multipliée ainsi par quatre !

18 Nous pourrions encore établir d’autres similitudes : Les « Etudes préparatoires de la Gamme du Mode Majeur » (García père, 1824, pp. 7-9) sont équivalents à l’exercice sur deux notes, ensuite sur trois, quatre, etc. de Harris, à la page 3. Et ainsi de suite. Comparativement, García père développe davantage les variantes par écrit, Harris les explique de manière raccourcie ; mais le principe de composition est toujours le même que chez Harris.

24

(Harris, 1858 p. 2)

25

(García père, 1824, p. 3)

Chez García père, la seule composition « originelle »19 serait les « Etudes préparatoires du Trille » (García père, 1824, p. 97). Il s’agit de douze variantes de cadences; toutes ces variantes partent d’une « ronde » chantée en son filé, aboutissant à un trille avec résolution. Entre la messa di voce et le trille, García père propose douze manières différentes de varier. Ces douze variantes sont en réalité un petit échantillon de possibles, parmi celles pratiquées par les contemporains de l’auteur. Très vite, ce rapport créatif avec l’écrit va être censuré. Parmi les auteurs que nous avons consultés, Stendhal est celui qui nous livre plus de détails : ils nous permettent de reconstituer les causes de cette transformation de pratiques, qui bouleverse les modes de lecture des musiciens.

2.5 De la « décadence » du chant et de l’émergence de la notion de belcanto La Vie de Rossini (1824) de Stendhal est éditée à Paris la même année où García père publie ses Exercices à Londres. Comme Celletti (1987) le souligne, Stendhal est parmi les premiers auteurs à utiliser le terme belcanto. L’écrivain français constate: Le sublime Pacchiarotti voyait avec larmes la décadence d’un art qui avait fait le charme et la gloire de sa vie. […]. L’art le plus touchant autrefois se change tranquillement sous nos yeux en un simple métier. Après les Babini, les Pacchiarotti, les Marchesi et les Crescentini, l’art du chant est tombé à ce point de misère qu’il n’est plus aujourd’hui que l’exécution fidèle et inanimée de la note. L’on a banni l’invention du moment, d’un art où les plus beaux effets s’obtiennent souvent par l’improvisation du chanteur ; et c’est Rossini que j’accuse de ce grand changement. (Stendhal, 1824, p. 427)

La description d’une répétition, à Milan, de Rossini (auteur d’Aureliano in Palmira) avec le castrat Velluti20, constitue un témoignage rare de pratiques : A la première répétition avec l’orchestre, Velluti chante, et Rossini est frappé d’admiration ; à la seconde répétition, Velluti commence à broder (fiorire), Rossini trouve des effets justes et admirables, il approuve ; à la troisième répétition, la richesse de la broderie ne laisse presque plus apercevoir le fond

19Pourtant soumise aux fortes conventions de l’époque, qui les cadrent d’un un style que l’on reconnaît tout de suite. 20 D’après Mamy (1998), Velluti a été le dernier castrat à chanter sur une scène d’opéra. 26

de la cantilène. Arrive enfin le grand jour de la première représentation ; la cavatine et tout le rôle de Velluti font fureur ; mais à peine si Rossini peut reconnaître ce que chante Velluti, il n’entend plus la musique qu’il a composée. (Stendhal, 1824, p. 431)

Grâce à la description de Stendhal, nous pouvons déduire que le chanteur ne « travaille » pas en profondeur la partition avant de répéter avec d’autres musiciens. Il s’agit d’un travail collectif, dans une approche sonore globale de l’œuvre, où le chanteur a un rôle décisif : c’est lui qui décide des « ajouts ». Le compositeur et le chef d’orchestre (de même que le régisseur) ont un rôle secondaire. A titre comparatif, de nos jours, un chanteur travaille tout d’abord « sa partie » désynchrétisée de l’œuvre ; ensuite il a recours à un coaching (pianiste), qui l’accompagne d’après la « réduction » d’orchestre, et contribue à « mettre en place » l’œuvre, avant les répétitions avec la totalité des musiciens (metteurs en scène, le cas échéant). Velluti, quand à lui, se limite à une simple lecture de la base mélodique (la cantilène). Au moment de la première répétition, le castrat procède à une « mise en place » avec l’orchestre, et mémorise la base mélodique et la structure de l’œuvre. Ensuite il agit par des « couches » progressives d’embellissements, qu’il ajoute au fur et à mesure que l’ouvre est suffisamment incorporée dans sa mémoire : il s’agit d’une « appropriation » de l’œuvre qui devient ainsi la « création » du chanteur, l’œuvre d’origine peut ainsi perdre en grande partie son « identité ». En effet, Rossini ne reconnaît plus son œuvre et décide fixer par écrit, dans un futur, les variations. Cette pratique de travailler directement dans le lieu de performance est encore habituelle au début du XIXe siècle. Nous pouvons la déduire, par exemple, d’après l’enseignement de Garat, avec son élève Miel (cf. Problématique, p. 44) : Garat avait l’habitude, comme Velluti, d’improviser devant du public et de chanter une « version » différente à chaque spectacle.

Stendhal ne se limite pas à dénoncer la fin de pratiques, qu’il considère comme un art vocal plus noble, mais il nous propose – toujours, dans la Vie de Rossini – une des premières « histoires » du belcanto : Le beau chant commença en 1680 avec Pistocchi ; Bernacchi, son élève, lui fait faire d’immenses progrès (1720). La perfection de cet art a été en 1778 sous Pacchiarotti. Depuis l’on n’a plus fait de soprani et il est tombé. (Stendhal, 1824, p. 446)

Soprani, ici, est synonyme de castrats. D’après Mamy (1998), depuis que les troupes de Napoléon ont envahi la Péninsule, en 1796: « la castration est pratiquement abolie […]. Après 1810, le nombre de castrats décroît rapidement. » (Mamy, 1998, p.114). Pourtant, en 1900, toujours d’après Mamy, « […] ont peut encore entendre chanter des castrats dans toutes les grandes églises romaines. » (Mamy, 1998, p.115).

Stendhal contribue également à répandre la légende – que nous avions trouvée chez d’autres auteurs, de manière récurrente – du chanteur agissant en deux temps : le temps d’apprentissage et le temps du succès21. Le musicien ayant appris un art, après l’effort il ne lui reste qu’à « recueillir » les fruits de son travail. Nous identifions une version implicite de la légende de Porpora (cf. Annexe 2, N° 1, p. 23), dans cet extrait toujours de Stendhal, dont les « mérites » sont attribués à Bernacchi : Un chanteur travaillait jadis six ou huit ans pour parvenir à chanter le largo, et la patience de Bernacchi est célèbre dans l’histoire de l’art. Arrivé une fois à ce point de perfection, de pureté et de douceur de son nécessaire en 1750 pour bien chanter, il n’avait plus qu’à recueillir sa réputation et sa fortune étaient faites. (Stendhal, 1824, p. 447)

21 La formation du chanteur ne s’arrête pas avec ses premiers succès mais dure toute leur vie. 27

2.6 García père (1824) et la notion d’artiste Nous avons consulté des critiques de journaux à Paris du début du siècle, notamment lors des prestations du chanteur au Théâtre Italien (Mongrédien, 2008) : l’on peut établir le fait que García père chantait dans une tessiture de ténor-baryton, dans un style extrêmement fleuri. Comparativement aux ténors français, ses contemporains, García surprend et séduit son auditoire en combinant l’usage d’un timbre relativement riche avec l’utilisation d’inflexions expressives très intenses et l’exécution de traits agiles.

Mais surtout, García père, d’origine sévillane, n’hésite pas à danser et à gesticuler sur scène, produisant des « effets » qui jusqu’alors semblent inconnus sur des scènes en France. García connaît un immense succès précisément par son « tempérament » fougueux combiné à sa facilité à improviser. Dans un article écrit par Fétis, dans la Revue et Gazette Musicale de Paris (25 décembre 1838), on peut lire au sujet de ses débuts à Paris : Quoi qu’il n’eût jamais chanté en italien, quoiqu’il n’eût même jamais fait de véritable étude du chant, il osa débuter à l’Opéra bouffe le 11 février 1808, dans la Griselda de Paer, et fit pardonner sa témérité par ses succès. Son âme ardente lui fournissait les moyens de triompher de toutes les difficultés. Il n’y avait pas un mois qu’il était au théâtre italien, et déjà il était devenu le chef de la troupe chantante, composée d’artistes distingués qui possédaient un talent pur, mais un peu froid ; García les échauffait de sa verve indomptable. Garat, bon juge des qualités et des défauts des chanteurs, disait alors de lui : J’aime la fureur andalouse de cet homme : elle anime tout. (Fétis, 1838, pp. 516-517)

C’est précisément cette « fureur andalouse »22 qu’il va exploiter. García père explique à son entourage qu’il n’a jamais appris à chanter23, se conformant ainsi à la nouvelle légende romantique de l’artiste autodidacte, touché par la « grâce ». Le sociologue Reckwitz (2010)24 a étudié l’émergence de cette notion, qu’il situe précisément en rupture avec l’esthétique de l’imitation: Le modèle d’artiste promu par la Renaissance puis, surtout, par le romantisme, assigne l’artiste à l’individualité, l’originalité et l’expressivité, et aussi, en fin de compte, au génie et à l’authenticité. Il s’agit ici de rompre avec une esthétique traditionnelle de l’imitation, qui définissait l’acte artistique comme la reproduction d’un canon de règles reconnues. (Reckwitz, 2010, p. 12)

Comme l’affirme Reckwitz (2010/2014) : L’artiste devient ainsi un sujet spécial, non généralisable, qui occupe cependant, au moins à partir de la fin du XVIIIe siècle, une place qui va bien au-delà d’un simple rôle fonctionnel dans le symbolisme et l’imaginaire de la culture occidentale : il apparaît d’une part comme la projection d’une forme radicalisée d’individualisme créateur qui, pour le public bourgeois, possède tout à la fois des connotations libidineuses et un caractère factuellement inaccessible. Il actualise d’un autre côté les possibilités de l’« imagination » humaine y compris par delà les domaines qui apparaissent encore comme culturellement acceptables. En ce sens, dès ce premier niveau, le mythe de l’artiste apparaît comme ambigu : il reflète un moi idéal individualiste, qui ne se prête au demeurant qu’à une contemplation fascinée et non à une imitation. En même temps, il se présente comme un pourvoyeur d’idées et d’images culturellement déviantes, qui cherche à mettre à l’épreuve le modèle de sujet bourgeois jusque-là acceptable et à repousser les limites de ce qui était jugé représentable dans un tel cadre. (Reckwitz, 2010/2014, p. 18)

22L’opéra écrit par García El poeta calculista fait découvrir aux Parisiens la musique espagnole, genre qu’ils n’avaient apparemment jamais entendu à Paris. La « fougue » de García va inspirer d’autres compositeurs, comme Liszt et serait à l’origine d’un genre de musique pseudo-espagnole, dont l’opéra Carmen est parmi les œuvres les plus connues. 23A dix-sept ans García dirige et chante à Madrid, il compose des œuvres qu’il présente au public. 24Pour nos références, nous avons utilisé la traduction de Kalinowski, publiés sur le site https://trivium.revues.org/5020. Edition originale: Reckwitz, A. “Vom Künstlermythos zur Normalisierung kreativer Prozesse: Der Beitrag des Kunstfeldes zur Genese des Kreativsubjetks », in : Menke, C. / Rebentisch, J. (éd.) : Kreativität und Depression. Freiheit im gegenwärtigen Kapitalismus, Berlin : Kulturverlag Kadmos, (pp. 98-117). 28

Nous émettons l’hypothèse que García père est arrivé en France avec une formation assez solide de compositeur et chanteur, formation reçue en Espagne25, probablement dans une des nombreuses institutions religieuses de Séville. Toutefois, cette formation qu’il a reçue – et qu’il entoure d’un certain mystère – a été acquise essentiellement par imitation, dans un contexte certainement moins normalisé que celui de l’enseignement français, et celui des musici (comme Crescentini) italiens. Reckwitz explique les caractéristiques de ce nouveau créateur, l’artiste romantique, phénomène commun à d’autres moyens d’expression: Lorsque, à la fin du XVIIIe siècle en particulier, on assista à l’émergence d’une sémantique emphatique de l’individualité, l’artiste apparut comme sa figure paradigmatique. Cette figure classique de l’artiste recèle, dans des proportions variables, une composante « productiviste » et une composante « esthétique » : l’artiste s’éprouve en tant que « créateur » - les connotations religieuses sont évidentes -, c’est-à-dire en tant que producteur d’œuvres singulières. Cette force créatrice est aussi au cœur de la sémantique du génie. En même temps, il fait l’apprentissage d’une sensibilité inhabituelle de la perception, d’une « faculté d’imagination » qui rend possible sa productivité créatrice. (Reckwitz, 2010, p.12)

Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle c’est l’œuvre qui est à l’origine de l’expression, par sa forme, les caractéristiques des personnages représentés, ou encore le public auquel elle est destinée. Au début du XIXe siècle on parle déjà de l’œuvre d’un compositeur, et on s’intéresse à comprendre sa « pensée ». Comme le rappelle Reckwitz : Dans sa composante aussi bien productiviste qu’esthétique, la pratique artistique créative est imputée de manière univoque à un sujet ; on se focalise sur un auteur de processus créatifs et esthétiques, doté d’un monde intérieur spécifique et d’une biographie singulière. (Reckwitz, 2010, p.13)

Cette approche individualiste de l’acte créatif expliquerait un autre phénomène, que nous déduisons des analyses : les auteurs des écrits pédagogiques osent de plus en plus remettre en question la tradition « des Italiens », celle que la Méthode de 1803 présente comme authentique.

2.7 Des différents modes de lecture et de leur oubli : De Garaudé (c. 1835) Nous constatons chez García père des indices qui montrent la remise en question de l’approche de la « tradition », celle qui trente ans auparavant était présentée dans la Méthode de 1803 comme « authentique » et semblait inébranlable. Il s’agit d’un mouvement général : dans l’espace d’une génération, les contenus du livre institutionnel ne tarderont pas à être révisés par différents auteurs. De Garaudé (c. 1835), dans une Méthode complète de chant, publiée un quart de siècle après sa Nouvelle méthode, n’hésite pas à critiquer ouvertement le livre du Conservatoire. Sa remise en cause est toutefois timide, elle vise surtout les Solfèges qui accompagnent le texte : Les Solfèges de Iommelli, Porpora, Majo &c, qui forment la seconde partie de ce volumineux ouvrage, semblent plutôt destinés à l’étude de la musique, des valeurs et des intonations, mais ils n’offrent plus, comme Vocalises, aucune espèce de rapport avec le style des diverses Ecoles de chant qui se sont succédées, depuis environ quatre vingts ans qu’ils sont écrits. (De Garaudé, c. 1835, p. 11)

D’après ces commentaires, nous déduisons que les chanteurs ne disposent plus des mêmes clés de lecture pour décoder ces anciennes partitions. Les nouvelles pratiques de « fidélité » à l’écrit auront comme résultat par exemple l’abandon de la transposition26 de la tessiture, que

25Peu de recherches ont été faites sur les pratiques vocales en Espagne. Toutefois, Naples est sous domination espagnole du début du XVIe siècle jusqu’au début du XVIIIe siècle, les rois d’Espagne invitent des castrats à la cour, comme Farinelli, et ces chanteurs restent parfois des années tout près de leur protecteurs : il est certain qu’il ait eu des échanges entre les deux traditions vocales. Des villes comme Cadix, du temps de García disposent de trois théâtres, espagnol, italien et français (Romero Ferrer, 2006, p. 39). 26Ici, le terme « transposition » fait référence au changement de tonalité (hauteur) d’une partition. 29 les anciens maîtres adaptaient à la voix de l’élève. Les enseignants hésitent à « modifier » les partitions en ajoutant des traits ou en supprimant des parties, ce qui est nouveau : le respect de la « pensée » du compositeur empêche de procéder ainsi. Cela donne comme résultat que la plupart des enseignants considèrent, comme De Garaudé : L’aridité sévère d’une telle METHODE n’est plus en harmonie avec les progrès de l’art, et elle ne remplit plus les conditions nécessaires pour obtenir les heureux résultats qu’on en désire, qui sont de faire aimer à l’élève l’étude indispensable de la Vocalisation, par le charme de la Mélodie qu’il y trouve, et de développer et former son goût, en le fesant [sic] chanter selon le style de l’Ecole moderne, consacré par tous les grands Maîtres de notre époque. (De Garaudé, c. 1835, p. 11)

Cette remise en question des anciennes pratiques n’épargne pas certains ouvrages d’un même auteur, écrits à des années d’intervalle. Dans sa (nouvelle) Méthode complète e chant (c.1835), De Garaudé annonce la destruction de son (ancienne) Nouvelle méthode (c. 1809) devenue obsolète : Cet ouvrage ne sera plus en vente que pendant un an, pour épuiser le reste de sa dernière édition. Ayant extrait des sa première partie tout ce qui pouvait se transporter dans celui-ci, le reste en est défectueux et je dois la supprimer. (De Garaudé, c. 1835, p. 11)

Les nouvelles découvertes scientifiques contribuent à semer le doute, la « résolution des problèmes » (Abbott, 1988) aura recours à d’autres références que celles utilisées par l’ancien maître.

4. Conclusions

La « bonne méthode », combinée à l’art d’improviser « à propos », est toujours, en ce début du siècle, la base de l’art du chant. Des procédés utilisés d’après un langage codifié, permettent d’exprimer des sentiments : le choix et la manière de faire une roulade ou un accent sont considérés en rapport au caractère du personnage et au contexte d’une histoire. Le public apprécie tout d’abord la « bonne méthode » du chanteur.

L’apprentissage par imitation reste le moyen de transmission des maîtres. Le lecteur est supposé avoir des connaissances préalables ou avoir recours à un chanteur expérimenté, pour compléter si nécessaire ce qui ne figure pas dans l’écrit.

Dans la première moitié du XIXe siècle, on assiste à la production d’un grand nombre d’écrits pédagogiques. Cette production est accompagnée par l’émergence de genres didactiques innovants, comme les cahiers de vocalises, les recueils d’airs « classiques » ou les méthodes contenant des leçons « progressives », comme celle de Vaccai. Ces écrits contribuent à la transformation des pratiques : ils proposent comme modèle d’autres manières de transmettre les savoirs. L’autorité des contenus de la Méthode de 1803 est progressivement remise en question par différents auteurs. A titre d’exemple, De Garaudé, pourtant professeur au Conservatoire de Paris, critique la « difficulté » des Solfèges de la Méthode. Pourtant, cette difficulté ne dérangeait pas les enseignants plus anciens. Nous déduisons que les musiciens changent leurs pratiques de « lecture » et n’osent plus modifier l’écrit pour l’adapter au niveau et particularités des élèves : les pièces deviennent dès lors difficiles à chanter. Les anciennes clés de lecture sont transformées, voire oubliées. Les éditeurs apportent de plus en plus de « solutions » à certains problèmes (par ex. choix des nuances ou d’emplacement des ornements, qu’ils fixent par l’écrit) que le musicien apprenait à résoudre, en improvisant d’après certaines conventions, avec l’aide du maître.

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La notion de « répertoire didactique » se consolide. Parallèlement, les institutions sont reconnues comme les seuls organismes légitimés pour reconnaître la professionnalisation des chanteurs, instrumentistes, compositeurs et pédagogues, considérés dorénavant comme des spécialistes.

En ce qui concerne les deux ouvrages analysés, nous trouvons des points communs entre les contenus de Crescentini et de García père. Les auteurs privilégient l’écrit musique (notation) au discours explicatif : le texte est ainsi relégué à une fonction introductive. Dans aucun des deux livres, nous ne trouvons des exercices de respiration. Les consignes, en rapport aux prises d’air et au soutien, sont toujours en lien avec la phrase musicale.

García père insiste surtout sur deux apprentissages : la justesse et le développement de variantes. Ceci constitue l’indice que l’enseignement que l’Espagnol donne est essentiellement basé sur la proposition de modèles. Contrairement aux Exercices de Crescentini, ceux de García sont destinés à des élèves ignorant la base de la « lecture », initiés à la musique par le chant. Toutefois, il est peu probable que García ait suivi, lors de son enseignement, l’ordre de sa propre méthode : comme les anciens maîtres, il adaptait à chaque élève en particulier des choix d’apprentissage. Le récit de son élève Santa Cruz nous confirme que la logique de la théorie n’est pas celle de la pratique. García, lui-même, n’a certainement jamais travaillé les roulades « par deux, trois, quatre notes », comme le veut l’idéal « théorique ». Comme tous ceux qui apprennent par imitation, il avait certainement « franchi » beaucoup de marches à la fois ! Lui-même reconnaît la difficulté à appliquer sa propre « méthode » : « Il semble, au premier abord qu’il soit très-aisé de bien chanter deux notes, cependant cela n’est pas ; car lorsqu’on sait bien faire deux notes on peut en faire de même 3, 4, 5, jusqu’à l’octave et plus encore. » (García père, 1824, p. III). L’auteur doute lui-même de l’efficacité, pour certains apprentissages, de l’élémentarisation des savoirs dans le chant.

Chez Crescentini, le « bon goût » est associé à l’expression des paroles et aux « inflexions convenables ». Il s’agit d’un monde de conventions, en apparence indépendant du « ressenti » émotionnel du chanteur. Le personnage « représenté » prime sur la dimension « personnelle » de l’artiste. Toutefois, cette représentation admet d’innombrables variantes. Chez García c’est le « ressenti » émotionnel de l’artiste qui compte, traduit par un art vocal extrêmement virtuose et fantaisiste. García séduit un public qui n’a apparemment pas, dans un contexte de musique « classique », l’habitude du recours à certains moyens expressifs, notamment gestuels. Il agit à l’encontre des conventions : ce qui est nouveau est que le public en est ravi.

Les pratiques de la castration sont de plus en plus critiquées, voire interdites. La fin des castrats est à mettre en rapport avec la fin de certaines pratiques de formation et de performance, de même qu’un « réservoir » d’élèves prêts à consacrer leur vie à leur art de manière inconditionnelle.

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Annexe 2, N° 2

De l’enseignement de l’action théâtrale

Nous venons de repérer quelques indices de la remise en question d’éléments du paradigme belcantiste. Le nouvel artiste pratique d’autres référents, dont il revendique l’originalité des choix. Cet artiste n’échappe pas pourtant à un cadre de conventions : son « originalité » n’est qu’une illusion, elle correspond à un mouvement collectif d’habitus sociaux, qui dans ce milieu du siècle se situe en rupture avec les pratiques précédentes. Vers 1840, nous assistons ainsi à la valorisation d’autres moyens d’expression : l’action27 du chanteur est mise à nouveau au premier plan. En effet, dès le milieu du XVIIIe siècle, suite au triomphe de la vocalité virtuose les gestes avaient été relégués surtout aux récitatifs. Avec la disparition des castrats, une autre esthétique du chant s’impose. Ces moyens d’expression concernent non seulement l’émission du son, mais également les attitudes et mouvements du corps : la pose28, le geste et la physionomie. Avant la seconde moitié du siècle, nous ne trouvons de trace de ces pratiques dans les méthodes de chant. Nous insistons qu’il s’agit de transformations très lentes, mais que l’on peut identifier dans les textes.

1. Choix et présentation des textes

1.1 De l’apprentissage de l’action au début du XIXe siècle Ni la Méthode de 1803, ni les livres de Crescentini ou de Garcia père, ne nous donnent de renseignements sur l’emploi du geste ou de la physionomie des élèves. Pourtant, ces deux chanteurs avaient été admirés de leur temps, par les moyens expressifs qu’ils utilisaient, considérés alors comme très convaincants. Pourtant, il est fort probable que l’un et l’autre n’aient pas utilisé les mêmes moyens pour communiquer l’émotion au public : ils avaient appris essentiellement par imitation, l’un en Italie, l’autre en Espagne, et cela dans des contextes sociaux très différents. Crescentini venait d’une famille aisée de Bologne, il avait bénéficié entre autres d’une instruction de lettres exigeante; ce n’était apparemment pas le cas de Garcia père, qui aurait eu des origines populaires. L’action était apprise directement sur les planches : les élèves étaient initiés aux caractères des différents rôles directement d’après des textes d’œuvres dramatiques ou de partitions, par d’autres acteurs plus expérimentés, ou des maîtres, d’après une tradition. Néanmoins, de nombreux écrits sur l’Art théâtral, surtout à partir du milieu du XVIIIe siècle, circulent à Paris, et nous ne pouvons pas exclure que les maîtres de déclamation aient eu accès aux traités de rhétorique, comme celui de Dubroca (cf. Analyse 8, p. 288): ceci est même fort probable.

Nous nous sommes intéressée aux fonctions du maître de déclamation, enseignant tout d’abord à l’Ecole royale de chant, ouverte à peine quelques années avant la Révolution. D’après les documents officiels publiés par Pierre (1900), nous apprenons que ces enseignants sont engagés pour apprendre aux chanteurs à lire « correctement », en soignant la prononciation et l’articulation, dans le respect de la « quantité » prosodique et des silences

27 Dans ce chapitre, nous faisons référence à l’action, une des parties de la rhétorique. 28Pose : attitude du corps dont le poids du corps est « posé » soit sur une jambe ou l’autre. 32

29 expressifs. L’étude du geste et de l’expression physionomique complètent l’enseignement. A noter que ces mêmes maîtres – appelés aussi de « grammaire et déclamation » – sont également chargés de l’entraînement de la mémoire, facilité par la compréhension du texte et l’utilisation du geste : […] ils leur feront apprendre par cœur des opéras qu’on leur fera déclamer soit en entier, soit par rôles différents séparément et ensemble ; ensuite on les leur fera répéter sur le théâtre de l’école en présence des personnes qui voudront venir les entendre afin de les accoutumer à paraître en public . (Pierre, 1900, p. 4)

2. Contexte de lecture : de la formation des futurs maîtres de déclamation

Dans les biographies et autres écrits faisant allusion à la vie de personnages « célèbres » (que l’on retrouve de plus en plus au XIXe siècle), nous avons rencontré des détails qui nous ont semblé intéressants d’un point de vue didactique : ils concernent les pratiques d’apprentissage de ces maîtres.

2.1 Molé, premier maître de déclamation de l’Ecole Royale de musique D’après Pierre, en 1786, deux années après l’ouverture de l’Ecole royale de chant, une « Ecole royale dramatique » est créée pour former exclusivement des acteurs. L’enseignement de la « déclamation lyrique » est différencié de celui de la « déclamation dramatique ». Les acteurs Molé, Dugazon et Fleury sont désignés comme maîtres de la nouvelle école de théâtre et Delaporte, secrétaire de la Comédie Française, comme répétiteur. Ce dernier détail laisse supposer que les élèves arrivent chez les maîtres principaux en sachant leurs rôles, grâce au travail patient du secrétaire. Un des premiers élèves formé par l’institution sera le « grand » tragédien Talma.

L’Ecole royale de chant avait déjà engagé, en 1784, le comédien Molé (1734-1802) pour enseigner la déclamation aux élèves chanteurs. Sa biographie, écrite par Etienne et Gaugiran (1803), constitue un exemple de la formation de l’acteur, hors structure institutionnelle. D’après les auteurs, Molé : « s’enfermait dans sa chambre […], et s’amusait à prendre les intonations, à copier les attitudes, à imiter les gestes des acteurs les plus distingués qu’il avait vus sur la scène française» (Etienne &Gaugiran, 1803, p.18). Le langage de base étant acquis, Molé l’applique directement sur scène : […] après avoir donné un échantillon de ses forces, il parvint à se faire agréer dans une société d’amateurs qui jouaient la comédie au Temple. Il fit ses premiers essais avec Augé, Feuilly et Lekain, qui depuis ont brillé sur la scène française. (Etienne &Gaugiran, 1803, p. 20)

Molé complète ses connaissances en découvrant, d’après Etienne & Gaugiran: « Racine et Voltaire ses lectures favorites, l’étude de la grammaire et de la déclamation, ses occupations les plus constantes» (Etienne &Gaugiran, 1803, p. 23). C’est alors qu’à dix-neuf ans Molé est engagé au Théâtre français. En l’espace de quelques jours, il assume plusieurs grands rôles: Il joua le premier jour Britannicus et Olinde, et répéta les mêmes rôles le 10, du même mois. Quelques jours après il joua Nérestan, et termina ses débuts par son rôle alors favori, celui de Séïde dans la tragédie de Mahomet. (Etienne &Gaugiran, 1803, p. 23).

Ceci montre le grand répertoire qu’il avait pratiqué auparavant, et qui constituait sa vraie formation.

29Ils sont chargés « d’apprendre à leurs élèves à lire les vers, à prononcer exactement, à bien articuler, à entendre et à bien concevoir ce qu’ils diront ou prononceront, à déclamer, à faire des gestes justes et arrondis, etc. » Art 5, « Devoirs et fonctions du Directeur général et des maîtres », Ecole royale de chant 1783. (Pierre, 1900, p. 4). 33

De nos jours, nous concevons difficilement qu’un acteur puisse assumer tous ces rôles à dix- neuf ans. Ceci pourrait s’expliquer toutefois, dans un autre contexte beaucoup plus « libre » en rapport à l’écrit : l’effort d’apprentissage au XIXe siècle, par immersion, ne serait pas comparable à celui pratiqué de nos jours. Par exemple, les acteurs n’avaient pas les contraintes de style pratiquées actuellement, ni le poids des versions-référence enregistrées.

2.2 L’enseignement de la déclamation lyrique au Conservatoire Une dizaine d’années plus tard, le Conservatoire de Paris engage des maîtres spécialisés dans l’enseignement des futurs chanteurs d’opéra. Les premières années, la « déclamation applicable à la scène lyrique », c’est-à-dire exclusivement pour les chanteurs, est enseignée par deux professeurs30 : Simon La Suze31 (1754-1811) et Jean-Henry Gourgaud (1746-1809), dit Dugazon. Dugazon est comédien. Selon Vincent Arnault, il « jouait avec une verve entraînante certains rôles où ses défauts étaient des qualités. […] C’est dans le bas comique surtout que Dugazon avait le malheur de paraître parfait » (Arnault, 1829, p. 180). Fils de comédien, il « avait contracté, dès son enfance, l’habitude des licences contre lesquelles il était sans cesse obligé de se tenir en garde » (Arnault, 1829, p. 186).

Ainsi, en 1807, trois nouveaux maîtres sont engagés pour enseigner la « Scène dramatique », cette fois-ci aux chanteurs : ce sont les acteurs Monvel, Dazincourt32 et Lafon. Ce dernier avait été formé par Dugazon et engagé par la suite comme assistant. Lafon est maître de déclamation au Conservatoire, enseignant aux acteurs et chanteurs, pendant vingt-six ans33. Il est un tragédien reconnu, une partie du public le préférant à Talma; parmi ses élèves nous trouvons des acteurs reconnus comme Samson34, à son tour professeur au Conservatoire.

3. Analyse des textes concernant l’enseignement de l’action

3.1 Contenus d’enseignement à l’Ecole royale de musique et au Conservatoire D’après des éloges que Molé (1825)35 a fait lui-même à d’autres collègues, nous pouvons reconstituer ses exigences comme acteur et déduire les contenus d’enseignement qu’il pratiquait avec ses élèves à l’Ecole royale de chant. Ainsi, au sujet de son collègue Lekain, il apprécie ses qualités de pantomime36, ses capacités à maîtriser un geste lent et majestueux, la construction de son jeu où rien n’est laissé au hasard37 ou encore son expression

30En 1802, un autre chanteur, Louis Joseph Guichard (1752-1829) est engagé comme maître de déclamation, il avait déjà enseigné à l’Ecole royale de chant. 31La Suze était essentiellement chanteur, il avait une longue expérience comme pédagogue. 32Jacques-Marie Boutet (1743-1812), dit Monvel et Joseph Albouis Dazincourt (1747-1809). 33Pierre Lafon, acteur tragique (1773-1846) connu à Paris comme l’Achille-gascon, était le fils d’un médecin, il aurait dû suivre le métier de son père, mais s’engage dans une troupe ambulante. Elève de Dugazon, il deviendra son assistant au Conservatoire en 1805. Deux ans plus tard, il est engagé comme maître titulaire et occupe cette fonction jusqu’en 1831. Lafon « était doué d'une taille avantageuse, d'une belle figure, d'un organe sonore, mais il était souvent guindé, et portait à l'excès le sentiment de la dignité théâtrale ». Sous Lafon, Bouillet-Chassang (1878). 34Samson avait été formé par l’acteur Michelot. D’après ses mémoires, tous les matins Michelot lui donnait des cours, et le soir, Samson allait observer les acteurs au Théâtre. 35Des éloges faits à d’autres acteurs comme Lekain, Préville ou Mademoiselle Dangeville, dans Molé, Fr. (1825). Mémoires de Molé précédés d’une notice sur cet acteur par M. Etienne. Paris : E. Ledoux. 36« Lekain, dont l’action pantomime était aussi éloquente, aussi attachante que l’action parlée ». (Molé, 1825, p. 180), « […] ses transitions, éprouvées par un long silence, étaient aussi éloquentes que sa parole ». (Molé, 1825, p. 182) 37« Il ne me souvient pas qu’il abandonnât rien au hasard, que rien d’oiseux en lui laissât le public dans le vague de son intention » (Molé, 1825, p. 181) 34 physionomique38. Molé est sensible à l’emploi de la voix du médium39, qu’il associe au ton 40 « naturel » et à la simplicité dans la déclamation. Les gravures représentant l’acteur en train de jouer montrent une pose proche de la statuaire classique, un geste ample et « noble ». (Arnault, 1829).

Restent aussi les témoignages du côté du public. Dans Les Souvenirs et les regrets du Vieil amateur dramatique, Arnault (1829) décrit les qualités de Molé, doué dans son jeu de grâce et de vivacité, unissant « la sensibilité de l’auteur tragique à l’aisance de l’acteur comique » (Arnault, 1829, p. 75). Il avait acquis les faveurs du public devenant même, selon l’auteur, « enfant gâté ». Ainsi ses défauts d’articulation lui étaient pardonnés, d’après Arnault : « au lieu de madame, il n’a jamais dit que maame, ou mame » (Arnault, 1829, p. 78). Ceci aurait été corrigé dans un conservatoire, mais faisait partie des particularités de Molé.

Nous déduisons que les contenus enseignés par Molé constituent l’approche globale du jeu de l’acteur, d’un enseignement fait surtout par imitation, centré notamment sur l’usage du geste et de la physionomie. Il ne s’agirait pas d’un enseignement à partir de normes strictes mais adaptés aux particularités, voire, admettant les « défauts » de l’élève. Ce qui importe est l’aisance et le résultat final, un résultat convaincant.

Nous avons trouvé précisément un témoignage intéressant sur l’apprentissage par imitation, dans les mémoires de l’acteur Samson (1882). Grâce à son témoignage, nous pouvons reconstituer l’enseignement, en ce début de siècle, dans les classes de déclamation du Conservatoire: Talma s’était attaché à notre ami Raymond, et lorsqu’il allait donner des représentations en province il l’emmenait avec lui. C’était là pour l’élève un enseignement plus précieux encore que celui du Conservatoire. Il pouvait, sous les yeux mêmes du grand tragédien mettre en pratique les leçons qu’il en recevait et, enhardi par les encouragements de son maître et les applaudissements du public, il acquérait une habitude de la scène qui hâtait ses progrès. (Samson, 1882, pp. 77-78)

38« […] l’on y voyait avec clarté son âme s’éteindre sur une affection, et renaître pour une autre dont l’expression devenait positive et connue ; avantage qui résultait en lui, et de la justesse de ses apperçus [sic], et de l’obéissance fidèle de ses traits aux affections de son ame ». (Molé, 1825, p. 182) Un autre témoignage, formulé au mois d’août 1793 par Molé, lors des éloges faits à un de ses camarades plus âgé : « Préville avait eu un visage charmant, dont les muscles facilement mis en œuvre par une obéissance rapide aux affections de son âme et de son génie, lui donnaient l’expression la plus vive et la plus signifiante ; l’usage prolongé de la vie les avait prononcés en lui de telle sorte, que le jeu de son visage était, sans nul effort, une des richesses de ses moyens de succès. » Chaouche, S. (2005, p. 905). 39Cette dénomination de « médium », on l’avait retrouvée chez Mlle Clairon, on la retrouvera chez son collègue plus âgé, Préville : « Gardez-vous, […] de forcer votre organe. Il ne faut ni le grossir, ni le prendre dans le clair, et encore moins le forcer. Outre qu’en criant ou en prenant un ton de fausset, on ne peut pas être maître de ses inflexions, il s’ensuivra que si votre voix a quelques défauts il sera bien plus sensible alors qu’en la contenant dans un juste medium. Ne lui donnez jamais que l’étendue qu’elle doit avoir. Ecoutez-vous soigneusement en parlant ; prenez bien vos temps, vos repos, afin de pouvoir maîtriser votre organe et le varier le plus qu’il est possible, au jugement de votre oreille, qui seule peut suffire pour en décider dans le moment. Ayez en conséquence la précaution de ne pas enjamber trop précipitamment d’une phrase à l’autre, non seulement afin de pouvoir reprendre haleine aisément, mais aussi afin de donner à votre auditoire le temps de respirer ; trop de précipitation, comme trop de lenteur le fatiguent. Il y a dans la récitation, ainsi que dans la musique, une espèce de marche et de mesure naturelle qu’un certain tact fait toujours observer invariablement. » Ourry (1823, pp. 98- 99). 40Sa définition du mot « naturel » diffère de celle qui est attribuée de nos jours: le naturel était la qualité qui permettait la « vérité » dans l’illusion : « Le naturel simple, la vérité du dire sont au talent de l’artiste de théâtre, ce que sont, en peinture, la vérité des chairs, celle des étoffes et de leurs reflets. Vainement le dessin serait-il régulier, sans la grande vérité des couleurs, point d’illusion, et l’illusion dans tous les arts imitateurs est le mérite suprême. » (Chaouche, 2005, Vol. II, p. 901). 35

Ou encore : Talma donnait ses leçons chez lui plus souvent qu’au Conservatoire ; quand il y venait, nous allions tous l’entendre, car il était aussi admirable dans la classe qu’au théâtre. Il parlait sans aucune prétention et, quand les mots ne lui venaient pas il finissait sa phrase en disant : comme ça. Alors sa belle et mobile physionomie terminait sa pensée avec une éloquence que la parole n’eut pas eu égalée […]. (Samson, 1882, pp. 77-78)

Au Conservatoire, le maître de déclamation lyrique initie à la lecture selon les règles de l’art : la première qualité appréciée dans une voix était la compréhension du texte.41 On peut en déduire – à partir des écrits d’acteurs42 et de la Méthode de1803– les exigences pour la prononciation et le geste, qui accompagnaient ces chants, ainsi que la méthode employée pour les enseigner. L’étude de la grammaire est un outil précieux pour analyser le discours, décider les « mots de valeur », les moments où la respiration devait être prise en respectant le sens de la phrase. Ce discours est nuancé : l’acteur, comme un peintre, choisit ses tonalités, selon Cahaisse: « Les nuances sont dans le discours ce que le clair et l’obscur, ménagés suivant les règles de l’art, de la nature et du goût, sont dans la peinture. » (Cahaisse, 1810, p. 109). L’étude de la prononciation du texte (qui dans le langage rhétorique faisait allusion à la façon de dire un discours, englobant la correction de la phonétique) permet d’enrichir l’émission vocale conjointement aux nuances d’intensité (piano, mezzo-forte, etc.) et de timbre (clair, sombre, voilé, etc.), c’est-à-dire les coloris. Il faut y ajouter les accents ; les variantes d’articulation comme les staccati, le martellato ; de rythme comme le rubato ou encore ceux de liaison entre les notes comme le legato et le portamento (qui dans cette période pouvaient prendre l’apparence d’un sanglot ou d’un soupir). Tous ces éléments complètent la grammaire de l’expression et permettent de varier à l’infini la façon de dire un texte.

Les élèves s’exercent dans des cours de groupe, guidés par le maître de « déclamation lyrique » 43 : l’observation des collègues est aussi utile que les remarques du professeur. Le soir, les élèves vont au théâtre observer les grands acteurs, source d’inspiration ; dans les écrits pédagogiques, on trouve fréquemment des allusions aux tableaux et aux statues classiques44 qui servaient de modèle aux écoliers.

Molé est le premier maître en milieu institutionnel engagé pour enseigner le métier d’acteur. Il est amené, avec ses successeurs, à normaliser l’enseignement, à imaginer de transmettre leur

41Selon Pierre-Louis Dubus, dit Préville (1721-1799), l’acteur « Pour peu que sa prononciation soit embarrassée, il fera souffrir son auditeur, il le fatiguera, parce qu’il l’obligera à une tension perpétuelle pour saisir ses paroles à leur passage ». (Ourry, 1823, p. 94) 42 « Tels que ceux de Préville, qui était à l’origine de la création des classes de théâtre du Conservatoire, et qui aura influencé l’enseignement des premiers maîtres. Ou encore du grand acteur Dazincourt, professeur au Conservatoire » Cahaisse (1810, p. 153). 43Le maintien et la démarche étaient enseignés par le maître de danse, les armes par celui d’escrime. 44Chez De Garaudé la comparaison des citations de sa Méthode publiée vers 1809 et plus tard vers 1835, montre l’évolution dans le choix des modèles qui ne seront pas toujours les mêmes. Par exemple, vers 1809 : « Les chefs d’œuvre de Raphaël, de Michel-Ange et du Dominiquain [sic], les admirables tragédies de Corneille et de Racine, les écrits sublimes de Bossuet et de Métastase, telles sont les sources fécondes où l’artiste peut puiser pour développer en lui les germes de la véritable expression. » De Garaudé (c. 1809, p. 47). Plus tard, vers 1835, le même auteur conseillera : « Les chefs d’œuvre de Raphaël, de Michel-Ange, du Titien , du Dominiquin, les admirables tragédies de Corneille et de Racine, d’Alfieri, de Shakespeare ; les écrits sublimes de Rousseau de Milton du Dante et du Tasse, telles sont les sources fécondes où l’artiste peut puiser pour développer en lui les germes de la véritable expression. » (De Garaudé, c. 1835, p. 148). Mais, nous trouvons la théorie inverse, celle de Paillot de Montabert qui affirme : « L’analogie que l’on a cru reconnaître de tous temps entre l’art du geste théâtral et l’art du geste de la peinture, a déterminé fort souvent les peintres et les sculpteurs à faire des emprunts aux acteurs sur la scène. » De Montabert (1813, p. 57) 36 expérience entre les quatre murs d’une salle, sans public. L’œuvre et le caractère du personnage constituent les principaux milieux didactiques à travailler. Dans l’enseignement de l’action, le maître de déclamation ne suffit pas : la danse, les armes ou encore l’étude de la mythologie et de la littérature générale ont dorénavant ses enseignants.

3.2 Ce que l’écrit représente dans l’apprentissage de l’action La nature de la voix – qualité innée au chanteur – conditionne l’utilisation de la virtuosité, donc du geste. En général les voix légères ont plus de facilité pour les traits virtuoses, ces voix – occupées dans la production de traits chargés de notes, nécessitent une économie de mouvement – et utilisent moins le geste que les voix plus statiques : pour cette raison, Farinelli – comme on l’a déjà vu – restait complètement immobile pendant ses roulades vertigineuses. Nombreux sont les exemples de substitution dans la manifestation de l’action. Le chanteur âgé, sans voix, ou le jeune dont le physique ingrat ne plaisait pas au public, compensaient ce désavantage par un jeu accru sur scène. Monvel, premier maître de déclamation de l’Ecole royale, illustre la substitution de la voix et le grand talent d’acteur âgé. Ayant perdu la possibilité de prononcer son texte, il continuait pourtant à convaincre le public: Monvel perdit toutes ses dents, que l’art ne put remplacer, parce que la conformation de sa bouche y mettoit obstacle ; mais l’empire du talent est si grand, que le public l’écoutait avec une attention profonde, avec un religieux respect pour ainsi dire, &, de peur de l’interrompre, n’osoit même se livrer aux applaudissements. (De Manne, 1861, p. 248)

A l’église, quand le chanteur est visible, son attitude doit inciter au recueillement ; par contre, au salon, la proximité du public permet l’utilisation d’un geste discret, la physionomie étant valorisée. Finalement, au théâtre, la distance demande des gestes plus grands ; de même, le maquillage doit accentuer l’expression du visage. D’autres facteurs conditionnent encore l’emploi du geste comme l’âge, le sexe du personnage, sa condition sociale ou son instruction. Un jeune guerrier n’a pas les mêmes gestes qu’un vieux roi, ou encore un religieux.

Le geste dépend également du genre musical chanté. A Paris, durant le XIXème siècle, il est pratiqué différemment au Théâtre italien, à l’Opéra ou encore à l’Opéra-comique. Au Théâtre italien – utilisant encore les techniques belcantistes pendant les quarante premières années du siècle – un geste relativement sobre45 laisse montrer l’action à la voix (roulades et variété de coloris). Un exemple intéressant de l’emploi du geste dans ce Théâtre – ici, subordonné à l’écriture musicale – est donné par le chroniqueur dans Le Publiciste, quotidien de Paris, le 13 février 1808 : Cette erreur, […] Mme Crespi Bianchi en a donné un nouvel exemple hier dans le rôle de Lisette. Lorsqu’elle paraît au second acte revêtue des dépouilles de Griselda qui, peu d’heures auparavant, était sa maîtresse, il est plaisant de la voir jouer de l’éventail et traîner avec affectation la longue queue de sa brillante robe ; cela est très bon pour délasser le spectateur de la monotonie du récitatif, mais continuer ce jeu puéril, non seulement durant la ritournelle du grand duo, mais pendant le premier couplet, Vederlo sol bramo, dont le chant est si pathétique, s’approcher de Griselda en la menaçant du regard et

45Delaforest (1836) commentait en 1822 : « De tous les théâtres de Paris, l’Opéra Buffa est assurément le plus stérile et le plus ingrat pour les critiques. D’abord il est convenu que les Italiens ne sont point acteurs. Ils ont la permission d’être froids ; on leur pardonne jusqu’à la gaucherie. Qui pourrait leur reprocher des défauts dont ils ont le privilège ? Je sais fort bien qu’on va citer Madame Pasta ; mais on la cite précisément parce qu’elle fait exception. Madame Pasta a introduit les habitudes tragiques dans la scène italienne : c’est une véritable innovation ». Au sujet de la représentation de Romeo et Giulietta de Zingarelli, en 1822. (Delaforest, 1836, p. 18). 37

du geste au moment de ces roulades si expressives, c’est une faute inexcusable ; c’est détourner sur le jeu l’attention que le chant réclame tout entière. (Mongrédien, 2008, p. 585)

Il y a des moments où la voix doit être le centre des attentions, et rien ne doit interférer dans son appréciation. Par contre, à l’Opéra-comique, les récitatifs parlés donnent au geste un rythme proche de la conversation déclamée. Ce geste peut être exagéré pour les effets burlesques.

A l’Opéra, au début du siècle, les chanteurs pratiquent un geste apparenté à celui qui est en usage dans la tragédie de tradition française. A partir de 1815, des chanteurs comme Louis Nourrit ont contribué à la pratique d’un chant plus legato et nuancé. Toutefois, certains chanteurs continuent attachés à l’ancienne tradition46 : la taille de la salle et la puissance sonore de l’orchestre encouragent le chant en « force » et il faut avoir une voix solide47. Le style vocal de tradition française met toujours en valeur la prononciation correcte et déclamée du texte. Ceci peut être perçu – selon les canons belcantistes – comme l’emploi de la voix rude et inégale. Des accents (parfois des cris48), des gestes, des attitudes nobles et expressives soulignent certains mots.

Dans cette même période, au Conservatoire, la pratique de la virtuosité vocale doit renforcer ses lois. Un arrêté, daté du 3 août 1819, insiste sur la séparation entre l’enseignement de la vocalisation et le chant avec paroles, déjà réglementée à l’Ecole royale, mais qui avait de la peine à s’imposer : « les maîtres de vocalisation ne s’occuperont que de la pose de la voix, et ils ne donneront leurs leçons de chant que sur des vocalises ou morceaux de musique sans paroles. […] les maîtres de chant de l’Ecole royale de musique et de déclamation49 pourront, seuls, faire étudier et chanter, dans les clases, des airs, scènes et autres morceaux de musique auxquels sont adaptées des paroles » (Pierre, 1900, p. 289). A noter que le règlement ne parle pas de geste, mais de pose, ce qui est significatif : Dorénavant et dans les examens semestriels, MM les professeurs de chant et de vocalisation seront tenus de ne faire entendre leurs élèves, comparaissant devant le jury, que dans des morceaux de chant et des vocalises de maîtres absolument classiques, et choisis de préférence des morceaux dans le genre le plus propre à faire juger de la pose, de l’étendue et des qualités de la voix de l’élève (Pierre, 1900, p. 289).

L’étendue et les qualités vocales sont appréciées en priorité. La notion de répertoire classique – le seul, selon des critères de l’école, digne d’intérêt – s’impose, excluant d’autres musiques.

46Delaforest compare, en 1823, lors de la représentation de la Flûte enchantée à l’Opéra : « […] La France a son système musical à part ; il faut s’y tenir et laisser les rossignols de la rue de Louvois nous charmer et nous attendrir par la seule expression d’un chant toujours et convenablement exécuté ; mais aller confier la mélodie de Mozart aux terribles voix de Lainez et de mademoiselle Maillard, qui florissaient encore lors de l’apparition des Mystères d’Isis, et un crime de lèse-musique […]. Lainez et Madame Maillard ont, en fait de cris, laissé des héritiers directs à l’Académie royale de Musique ». (Delaforest, 1836, p. 224) 47Chanter à l’Opéra sera une épreuve pour les jeunes élèves du Conservatoire habitués à une émission belcantiste. Toujours d’après Delaforest : « La figure et la taille de M. Lafont ne laissent, au contraire, rien à désirer, et sa voix, perfectionnée par la méthode de l’école, a de l’expression sans manque de force. Mais ces qualités, précieuses pour un théâtre où l’on chante, le son moins pour un théâtre où l’on crie. M. Lafont n’a rempli qu’une des conditions imposées par l’Opéra à ceux qui doivent lutter contre la furie de son orchestre. Il a fort bien chanté les airs du premier et du deuxième actes ; mais, au troisième, ses forces l’on trahi, et Polynice n’a fait entendre, aux pieds de son père, que les soupirs de l’épuisement, au lieu des cris du repentir. » [Au sujet d’Œdipe à Colonne] (Delaforest, 1836, p. 183) 48Un dernier témoignage de l’utilisation du cri, comme moyen expressif, sera donné par les enregistrements de la voix de l’acteur Mounet-Sully. 49Nom que le Conservatoire prendra entre 1815 et 1822. 38

L’examen comme rite de passage certificatif devient un « exercice » sui generis, indépendant de l’action de performance, face à un public. Pierre mentionne, déjà à la fin du XVIIIe siècle, un exercice-concert donné à « huis clos aux commissaires du Comité d’instruction publique de la deuxième législature » (Pierre, 1900, p. 460)

Les programmes d’« Exercices d’élèves » des ces premières années du Conservatoire, conservés dans les archives, renseignent sur ces pièces travaillées au quotidien. En 1796, on peut apprécier le travail des « élèves lauréats dans le concert qui fit partie de la cérémonie de la distribution des prix. » (Pierre, 1900, p. 461). Au programme, des « ouvertures, airs, duos, concertos, chœurs, etc. » (Pierre, 1900, p. 967). Le concert devient une action essentiellement didactique et représentative. L’école rend des comptes à l’Etat en qualité d'institution du travail accompli. D’un point de vue didactique, il s’agit d’un bouleversement des pratiques : les élèves ne sont pas préparés pour jouer dans un spectacle public [spectacle] intégré à des « pratiques sociales de référence », mais à des nouvelles pratiques créées par l’instruction censée les former.

Nous avons relevé pour l’année 1801 des programmes constitués d’« Airs italiens » (sans mention d’auteur), de pièces de Mengozzi, Catel ou Garat (professeurs de l’école) ou encore d’airs de Durante, Sacchini, Cimarosa, Piccini, Méhul, Paisiello, Rameau, Haydn, Grétry ou Salieri, auteurs considérés comme «prestigieux ». En 1803, on voit apparaître un premier air de Mozart (en français) tiré des Mystères d’Isis (Die Zauberflöte). Les examens serviront à sélectionner les élèves selon de nouveaux critères de qualité.

Le Conservatoire évalue de plus en plus les acquis sur des extraits d’ouvrages et classe les élèves par paliers, créant ainsi la notion de niveau accrédité. L’ancienne première Ecole de chant était annexée à l’Académie royale; dorénavant le Conservatoire et l’Opéra deviendront deux institutions indépendantes, les élèves ont accès à cette dernière seulement, après la réussite d’un « examen spécial » et des démarches administratives très lourdes. Toujours d’après les archives de l’Institution : Le Directeur du Conservatoire réunit les Professeurs de l’Elève demandé et le Comité d’enseignement relatif, pour procéder à l’examen spécial de cet Elève, et décider s’il est en état de débuter. Le Directeur demande au Ministre de l’Intérieur, une permission de début en faveur de cet élève. Lorsque le Ministre a accordé cette permission, le Directeur du Conservatoire en informe le Surintendant des spectacles. L’ordre de début donné par le Surintendant, l’administration du théâtre où l’élève doit paraître s’entend avec le Directeur du Conservatoire et les Professeurs de l’Elève pour le choix des rôles et pour l’époque des débuts. L’élève est annoncé par son nom seulement sur les affiches qui précèdent son premier début. Ce n’est qu’après ce premier début que le Conservatoire avoue son Elève ; le second début est annoncé avec le titre d’Elève du Conservatoire impérial. Cette annonce, sans aucune autre addition, est renouvelée jusqu’à la fin des débuts sur toutes les affiches de spectacle. Chapitre XI. – Débuts et engagements des Elèves aux Théâtres. (Pierre, 1900, p. 244)

L’élève est formé pour se produire dans l’institution. De plus en plus, sans avoir obtenu différentes autorisations, il est interdit de se montrer en dehors de celle-ci. L’audition, l’examen deviennent des buts d’apprentissage. La formation s’allonge, les exigences sont de plus en plus complètes. Par exemple, la Méthode de 1803 recommande: Si un chanteur se destine au théâtre, […] il faut qu’il lise les poëtes, et cette lecture jointe à celle de l’histoire ornera sa mémoire, échauffera son imagination, et tiendra son âme dans cette espèce d’état d’exaltation nécessaire pour bien exprimer les grandes passions dramatiques, pour rendre fidèlement le caractère et les sentimens des personnages dont parle l’histoire ou la fable, et qu’il sera chargé de représenter. (Richer et al. 1803, p. 84).

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3.3 Topogenèse et contrat didactique Les liens entre l’Ecole royale de chant et l’Opéra sont tendus50 mais pourtant étroits. Nous trouvons un maître de déclamation qui fait travailler les chanteurs de l’Opéra, en même temps qu’il enseigne à des élèves, à l’Ecole : Le maître de déclamation ira le matin chez les acteurs ou actrices chargés des rôles en double ou en triple dans les opéras que l’on jouera ou qui seront à l’étude pour bien faire connaître, à ceux qui le désireront, l’esprit et les nuances de leurs rôles et les leur faire déclamer sans musique ; il pourra, en outre, se trouver aux grandes répétitions générales pour fixer, d’accord avec les auteurs et les premiers sujets, les entrées et les sorties des acteurs ainsi que les positions théâtrales et donner l’intelligence des scènes particulières. (Pierre, 1900, p. 4)

Le maître de déclamation règle les derniers détails au théâtre, en accord avec les auteurs (librettiste, compositeur), les régisseurs, et les premiers acteurs-chanteurs. Ces détails sont essentiellement les déplacements, c’est-à-dire les moments d’entrée et de sortie de la scène, en lien avec le jeu des autres personnages, et l’interaction des acteurs pendant leur prestation. Le maître de déclamation est l’œil extérieur qui contrôle l’harmonie de ces « tableaux vivants », l’élégance des « grâces » employées, la coordination de l’action avec le sens du texte. Mais il laisse le rôle créatif, de construction du personnage, au chanteur : il n’est pas un metteur en scène. L’adoption des techniques de tradition italienne par l’Ecole royale de chant ont comme conséquence l’adaptation du geste à la nouvelle conception de la ligne vocale. La tradition vocale française – proche du style déclamatoire en usage chez les tragédiens – pratique certainement un geste grandiose, mais plus saccadé ; ce mouvement se dessine en alternance avec des moments statiques où les poses transforment la scène en tableau vivant. D’après le témoignage de De Brosses (1739-1740-1858), en France les acteurs-chanteurs placés en rang regardaient de face le public51. Au début du XIXe siècle, il ne semble pas que la tradition se soit beaucoup transformée. Mais surtout, le geste qui accompagne les voix belcantistes – basées sur le legato, le portamento et les sons filés – est intégré à un mouvement plus lent et régulier, et donne une continuité à la phrase musicale : le geste est plus arrondi que dans la tradition française. Dans les progressions de plus longues phrases par paliers, le geste précédant la voix s’amplifie régulièrement, jusqu’au moment le plus intense.

Toutefois, l’organisation des différentes fonctions des maîtres ne tarde pas à être remise en question. Le Mercure de France du 23 septembre 1786 laisse la parole au rédacteur qui commente les problèmes de la nouvelle école, qui vient de présenter au public le Roland de Piccinni, et des difficultés à concevoir une unité d’enseignement : Peut-être la multiplicité des Maître attachés à l’Ecole de Chant est-elle nuisible, en ce qu’elle est dispendieuse, & que les Elèves, obligés de répondre à tant de différentes personnes, ne peuvent leur prêter à toutes un égal degré d’attention. […] chaque Maître ayant son but particulier, & une manière différente, les études ne concourent pas assez à un même point. Dans les Conservatoire d’Italie (qui sont beaucoup plus nombreux que ne le croit l’Auteur) il n’y a qu’un Maître pour cent Elèves ; les Ecoliers de classe en classe répètent aux Sujets inférieurs, & sous les yeux du Maître, la leçon qu’ils viennent d’en recevoir. (Pierre, 1900, p. 21)

50Rappelons-nous que à l’Opéra les chanteurs étaient très attachés à la tradition française, tandis qu’à l’Ecole royale cette tradition était considérée comme « défectueuse » : les élèves étaient enseignés d’après la tradition italienne. 51De Brosses en 1739-1740 visite l’Italie et rapportait les différences de comportement au théâtre: « [En Italie] le geste et l’inflexion de la voix se marient toujours avec le propos au théâtre ; les acteurs vont et viennent, dialoguent et agissent comme chez eux. Cette action est autrement naturelle, a un tout autre air de vérité, que de voir, comme aux Français, quatre ou cinq acteurs rangés à la file sur une ligne, comme un bas-relief, au-devant du théâtre, débitant leur dialogue, chacun à leur tour. » (De Brosses, 1858, p. 352) 40

Molé – qui avait été déjà engagé par l’Ecole royale de chant pour enseigner la déclamation aux chanteurs – est impliqué dans l’organisation de l’Ecole royale dramatique52 . L’acteur rédige un document qui nous permet de cerner l’idéal institutionnel (Idées jetées au hasard sur l’établissement de l’Ecole) (dans Pierre, 1900, p. 62). Cette nouvelle école est destinée aux acteurs, et accessoirement à quelques chanteurs53. Pour cela Molé propose d’engager: un maître de français « pour enseigner les principes de la poésie française et la prosodie », un maître de danse « pour faire marcher et enseigner la révérence aux élèves », un maître d’armes, et finalement des maîtres de déclamation : l’élève appartient à l’école et circule indifféremment dans la classe de Molé ou de Préville, les deux maîtres de déclamation prévus.

Nous avons consulté les traités écrits par ces comédiens, à la fin du XVIIIe siècle et début du XIXe siècle. Les premiers écrits contiennent plutôt des réflexions sur le métier que des principes ordonnés méthodiquement54. Pour instruire, le maître ne donne pas de recettes: la perception globale du geste intégrée dans un contexte est privilégiée à l’analyse du mouvement. Selon leur fonction, Préville classe le geste en trois catégories: « le geste instructif, le geste indicatif, et le geste affectif »55 (Ourry, 1823, pp. 104-105) Préville conclura : « Un coup d’œil dit plus vite et mieux que tous les discours. Une attitude, un maintien nous expliquent mille choses que l’auteur n’a pas pu exprimer, parce qu’alors il aurait été trop prolixe » (Ourry, 1823, p. 105-106).

La référence du « bien » faire continue, chez les acteurs, à être confiée au maître, ce qui peut être source de conflits. Pourtant, certains élèves ne sont pas d’accord avec cette tradition d’apprentissage. Delsarte (Stebbins, 1887) se plaint précisément de quatre maîtres enseignant au Conservatoire, lors de sa formation à Paris. Leurs contenus d’enseignement sont divers, voire, contradictoires : J’étais souvent appelé à réciter la même scène devant quatre maîtres de déclamation, de qui j'ai reçu des leçons alternées. J'ai été forcé de rendre, l’un après l’autre, cette scène [fable de Lafontaine] selon les

52Une école de théâtre avait été fondée en 1774 par les acteurs Lekain, Bellecourt et Préville aurait formé les premiers acteurs : « on trouve trace, le 9 mars 1774, d’une représentation de Tartuffe jouée par les élèves du Théâtre du roi », (Sueur, 1986, p. 16). L’école fondée par Molé en 1786, existe seulement trois ans, le temps de former un des acteurs français parmi les plus reconnus : Talma. 53« Les sieurs Préville et Molé s’engagent également à donner les secours de leurs conseils aux acteurs ou actrices chantants qui leur seront envoiés [sic] par les supérieurs pour le théâtre italien en leur fournissant deux violons, une basse et un accompagnateur de forte-piano, ainsi qu’il se pratique aux leçons de chant pour l’Opéra. » (Pierre, 1900, p. 63) 54Feront exception certains traités comme celui de Pierre Poupart, dit Dorfeuille, présenteront un enseignement très structuré : les lois de la rhétorique étant appliquées directement au jeu de l’acteur. Pendant les années de la révolution, ce comédien et homme de lettres avait voulu créer une « école dramatique » pour instruire des acteurs, mais aussi des chanteurs, et « développer en grand les principes peu connus de l’art oratoire et ceux du comédien » (Pore & Monval, 1876, p. 155.) Dorfeuille connaissait bien le monde du chant : il avait régénéré l’Opéra de Bordeaux en 1782. Son traité, Les éléments de l’art du comédien, publié en sept parties, décrit l’art de capter l’attention, de graduer les intentions, de varier seront – selon Dorfeuille – essentiels au moment de mettre l’ouvrage en scène. Le langage des chanteurs lui est très familier, nombreux sont les exemples où il fait référence, ainsi au moment de théoriser le cri, Dorfeullie conseillera: « Dans l’état d’horreur et d’effroi, dans le plus grand abandon de la douleur et du désespoir, ces cris doivent être jetés précipitamment, ainsi le son est filé et se prolonge autant que la respiration le permet ». (Chaouche, Vol. I, 2005, p. 617). 55« Pour ne pas prodiguer ses gestes mal à propos, il faut se convaincre d’une vérité, c’est qu’il n’en existe que de trois sortes : le geste instructif, le geste indicatif, et le geste affectif. Le premier n’est autre que la parodie d’un personnage quelconque. Le geste indicatif marche avec toutes les expressions de notre discours ; il fixe l’attention du spectateur, et supplée souvent à la parole, c’est celui de tous qui exige le plus d’intelligence, puisqu’il doit être en accord avec la pensée que nous exprimons. Le geste affectif est le tableau de l’âme ; c’est lui qui sert à la nature quand elle veut se développer, et qu’elle se livre aux impressions qu’elle reçoit ; c’est la vie des sensations que nous éprouvons et que nous voulons faire éprouver aux spectateurs. » (Ourry, 1823, pp. 104-105). 41

principes de chacun. Il m’est arrivé parfois, par étourderie ou mégarde de représenter à l’un la façon de l'autre. J'étais certain, alors, d’être considéré comme détestable et à cette occasion c’était sur ma tête qui pleuvaient les nombreux coups que ces messieurs n'ont pas hésité à frapper sur les uns sur les autres. (Stebbins, 1887, pp. XXXV-XXXVI)

I was often called upon to recite the same scene to four masters of declamation, from whom I received alternate lessons. I was forced to render, turn by turn, this scene according to the dictum of each one. Now it happened do me sometimes, either by thoughtlessness or mischief, to represent to one the manner of the other. I was certain, then, to be thought detestable, and on that occasion it (XXXV) was upon my head that rained the numerous blows that these gentlemen did not hesitate to strike at one another.

Delsarte décrit quatre approches de l’enseignement, elles ont un élément commun : l’enseignant « montre » toujours à l’élève. Delsarte conclut : « au Conservatoire tout était base sur l’imitation, sans compréhension. » (Stebbins, 1887, p. XLIV) in the Conservatory all consisted in imitating without comprehending. Au moment où les écrits sur Delsarte sont publiés (fin du XIXe siècle), l’apprentissage par imitation est fortement décrédité.

4. Conclusions

Malgré la publication de nombreux écrits sur l’art théâtral (Chaouche, 2005), destinés aux acteurs, nous n’avons pas trouvé de méthode destinée aux acteurs-chanteurs, imposée dans l’enseignement du Conservatoire. En effet, dans la première moitié du XIXe siècle, l’enseignement du geste ne figure pas dans les livres pédagogiques des conservatoires : les chanteurs apprennent directement sur les planches.

La « lecture » (élocution) des textes et l’usage des gestes sont pourtant conditionnés par une tradition qui fonctionne comme référent prestigieux. Mais ce monde de conventions ne signi- fie pas pour autant que les acteurs agissent d’après des modèles rigides : au contraire, l’improvisation, la variation, sont fortement valorisées, de même que dans le contexte de la vocalité.

Nous déduisons que la pratique du geste est indissociable de la vocalité : les gestes des acteurs-chanteurs français, tradition commune à celle des acteurs de la Comédie, se transforment ainsi suite à l’imposition de l’esthétique italianisante. Les gestes belcantistes sont fort probablement plus lents que ceux employés dans l’esthétique française, ces « nouveaux » gestes sont adaptés aux longs phrasés virtuoses. Toutefois, dans le contexte de l’opéra belcantiste, les gestes sont surtout réservés aux parties de récitatif : les chanteurs restent relativement immobiles durant les airs virtuoses.

En ce qui concerne l’action dramatique, nous trouvons l’emploi d’une terminologie proche à celle des chanteurs, par exemple, le coloris, les nuances d’intensité ou d’articulation. Il est fort probable que l’origine de leur emploi soit commune.

La consolidation de la notion de répertoire est accompagnée par le développement de la struc- turation des épreuves « examens », qui certifient les acquis devant l’institution et les représen- tants de l’Etat. Le monde de la performance est interdit aux élèves en formation, ou jeunes diplômés, qui n’auraient pas l’autorisation de se produire. L’utilisation du « titre » d’Elève du Conservatoire impérial, n’est autorisée qu’après un premier début sur scène, avec succès. Le public fonctionne comme dernière entité certificative !

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Annexe 2, N° 3

De la rupture du paradigme belcantiste

1. Choix et présentation des textes Le Traité complet de l’art du chant de García fils (1841-1847)

La production de matériel didactique, écrits théoriques et répertoire pédagogique, connaît un grand développement vers le milieu du XIXe siècle. Des chanteurs, qui ne sont pas toujours dépendants d’une institution en particulier, éditent des traités sur la voix et des méthodes relativement volumineux (certains en plusieurs livres, comme celui de Delle Sedie, 1885). L’approche se veut exhaustive, et pour cause : les dernières découvertes du monde scientifique sur la voix sont à l’origine d’un nouveau questionnement. Par exemple, les auteurs s’intéressent à la notion d’ « hygiène » ou aux pratiques de gymnastique, enfin, vers la fin du siècle, à celles de « détente ». Le chanteur découvre qu’il a un corps, et que ce corps est son instrument.

Contrairement aux textes – encore une génération avant – les auteurs ne font plus allusion aux pratiques des Italiens, mais à celles d’une tradition que, selon les auteurs, en Italie même les chanteurs sont en train d’ « oublier ». Tosi met déjà des pratiques en parallèle, celles des Anciens et celles les Modernes, mais il les considère, dans une ligne de continuité, comme transformation du goût. Dans la seconde moitié du siècle, les auteurs assimilent les changements à une rupture, « perte » d’une tradition. La notion de belcanto apparaît dans les livres, les journaux, les lettres, les conversations de salon. L’écrit essaye de fixer ces anciens savoirs, mais les effets de la transposition didactique et l’adoption du référentiel scientifique, cherchant la relation de cause à effet, sont difficilement compatibles avec l’ancien modèle de transmission par modèle et imitation. On assiste curieusement à une sorte d’amnésie collective : on parle d’anciennes pratiques, mais elles sont rarement définies.

Un nouveau phénomène apparaît : les auteurs prennent comme référence les anciens écrits, en confondant, d’après Veyne, la tradition avec les « matériaux de la tradition » (cf. Cadre théorique, p. 77).

Nous allons analyser les contenus d’un de ces traités parmi les plus cités de l’histoire du chant : le Traité complet de l’art du chant de García fils (1841-1847). Ses contenus sont considérés par la plupart des chercheurs comme belcantistes. Nous nuancerons cette affirmation : le livre de García fils serait à situer entre deux paradigmes vocaux : le belcantiste et un nouveau paradigme que nous allons découvrir, tout au long des écrits de la seconde moitié du siècle. En effet, durant sa longue vie (1805-1906), Manuel García fils publie plusieurs éditions de son traité, en modifiant à chaque fois certains détails. A l’âge de quatre-vingt-neuf ans, il publie un dernier livre, Hints on Singing(1894), présenté sous forme de questions-réponses. Nous avons comparé les contenus de son Traité (1841-1847) avec d’autres éditions plus 43 récentes du même livre, notamment celle publiée l’année 1878, et avons confronté ces analyses aux contenus de son dernier livre. Nous avons constaté une transformation de l’écrit, tout au long de ce demi-siècle, mais très peu des contenus d’enseignement : l’Espagnol reste fidèle à ses principes. Malgré les changements de goût et les fortes pressions de certains collègues, comme Maurel (qui n’hésite pas à critiquer publiquement ces pratiques), García fils continue à enseigner à ses nombreux élèves le coup de glotte et la respiration thoracique Dans Hints on Singing, l’auteur emploie un genre de discours proche du dialogue (comme dans les catéchismes, de la même époque), qui nous permet de compléter certaines informations absentes du Traité, ouvrage plus formel. Nous avons complété encore ses informations en ayant recours au témoignage de l’un de ses derniers élèves, Malcolm Sterling, auteur de García fils the centenarian and his times; being a memoir of Manuel García fils ’s life and labours for the advancement of music and science (1908).

García fils fait des liens entre une approche scientifique de la voix – résultat en partie de ses lectures et propres recherches – et les savoirs d’une tradition, qu’il avait appris de son père : Comme tous les effets du chant sont, en dernière analyse, le produit de l’organe vocal, j’en ai soumis l’étude à des considérations physiologiques. Ce procédé m’a permis de reconnaître le nombre précis des registres et la véritable étendue de chacun d’eux ; j’ai pu déterminer les timbres fondamentaux de la voix, leur mécanisme et leurs caractères distinctifs, les divers modes d’exécuter les traits, la nature et le mécanisme du trille, etc. Pour appliquer d’une manière rationnelle la théorie ainsi conçue, on doit, selon nous, isoler les difficultés et faire de chacune d’elles l’objet d’un travail spécial. (García fils, 1841-1847, Préface, p. 1)

Dans Hints on Singing l’auteur explique l’usage de ces savoirs scientifiques, qu’il ne considère pas indispensables pour chanter, mais utiles pour enseigner : Je présente quelques images anatomiques pour illustrer mes explications. L’étude de l’anatomie et de la physiologie des organes vocaux n’est pas indispensable à l’élève, mais peut être très utile au professeur. Il lui permettra, quand il faut corriger un défaut, d’identifier l’organe fautif et de suggérer la correction la mieux adaptée. (García fils, 1894, Preface, p. 1)

I introduce a few anatomical figures to facilitate my explanations. The study of the anatomy and physiology of the vocal organs is not indispensable to the pupil, but might be most useful to the teacher. Il will enable him, when a defect is to be amended, to detect the organ which is a fault, and to suggest the proper correction.

Afin de mieux comprendre les différents contextes d’écriture de García fils, nous allons nous pencher sur certains événements qui ont contribué à bouleverser, de son temps, les pratiques.

2. Contexte de lecture : García fils

2.1 Le contre-ut de Duprez : rupture de tradition Parmi les « artistes » qui contribuent à ces changements, l’histoire de la musique retient le « célèbre » contre-ut chanté en voix de poitrine par le ténor Duprez. Cet événement a eu lieu à l’Opéra de Paris, la soirée du 17 avril 1837, dans Guillaume Tell de Rossini (cf. Cadre théorique, p. 63). Jusque-là, les ténors passaient en voix de tête ou mixte dès qu’ils arrivaient aux notes aiguës de leur tessiture. Duprez agit en « artiste », c’est-à-dire qu'il ose aller contre les conventions jusque-là imposées par la tradition belcantiste.

Nous pensons que ce n’est pas uniquement le contre-ut de Duprez qui est à l’origine de la rupture de pratiques : des ténors « forts » étaient déjà connus, comme Donzelli, notamment en Italie; Duprez lui-même avait chanté en voix de poitrine ce même contre-ut lors de la

44 première de Guillaume Tell à Lucques, déjà en 1831. Ce qui est nouveau est l’amplification de l’événement par la presse. Les articles des journaux de l’époque et toute la publicité faite autour de Duprez seraient à l’origine d’un nouveau paradigme concernent l’idéal vocal, d’abord des ténors, puis appliqué en général aux différents registres des voix lyriques.

Nous avons trouvé, parmi les différents témoignages de cette soirée particulière à l’Opéra, un auteur qui donne des détails du plus grand intérêt : Quicherat (1867, Vol. I). Comme professeur de rhétorique, il est probablement – parmi le public – la personne la plus experte pour percevoir les conséquences de l’action de Duprez. Quicherat, également connaisseur des pratiques vocales, explique tout d’abord les deux techniques d’émission, la « voix claire » et la « voix sombre » (ou coperta): En abandonnant l’organe vocal à sa tendance naturelle, en laissant toute sa liberté au larynx pour la production des sons graves ou aigus, on obtient ce qu’on appelle le timbre clair ; ou on chante avec la voix blanche, qui, à l’aigu, prend le nom de voix de tête ou de fausset. Si le chanteur contrarie l’action du larynx pour renfermer le son dans le pharynx ; si, pour produire les notes élevées, il empêche l’ascension du premier et donne seulement au courant d’air une impulsion plus forte, il obtient un son terne et intense à la fois, il fait entendre ce qu’on nomme le timbre sombre ou bien encore la voix sombrée, voix couverte ou voix en dedans. (Quicherat, 1867, I, p. 399)

Quicherat donne encore des précisions sur la position de la tête utilisées dans les deux sortes d’émission : Pour faciliter l’ascension du larynx, le ténor qui monte en employant la voix blanche, renverse la tête ; c’est ce que Nourrit faisait très fréquemment. Au contraire, le chanteur qui use de la voix sombrée, et dont il faut que le larynx reste immobile, quel que soit le son qu’il veuille donner, doit rester la tête droite ou même la baisser. (Quicherat, 1867, I, p. 399)

Pourtant, cette émission sombrée est considérée comme « nouvelle » : des scientifiques, Pétrequin et Diday, rédigent un mémoire qu’ils présentent à l’Académie des Sciences le 1er juin 1840. Ils considèrent cet emploi de la voix comme « nouveau » (García fils, 1847, Mémoire sur la voix humaine, p. 4). Néanmoins, dans un bas de page Quicherat explique: « Le procédé de la voix sombrée n’était pas inconnu aux anciens maîtres de l’école italienne56, mais l’on n’en faisait qu’un usage exceptionnel, pour donner quelquefois à certaines notes une énergie extraordinaire. » (Quicherat, 1867, I, p. 399) Ce dernier détail nous semble très important pour comprendre la « révolution » de Duprez : il n’utilise pas des « effets » vocaux dans un but expressif, mais transforme sa voix dans un moyen d’expression, comme lui-même identifie : « en force ». Cette force est associée bientôt à celle de l’ « interprétation », produit de l’inspiration individuelle de l’ « artiste » (cf. Annexe 2, N°1, p. 28). Quicherat nous donne encore des détails sur les raisons de la surprise du public: Duprez débuta le 17 avril 1837, dans Guillaume Tell. Deux choses furent particulièrement remarquées, parce qu’elles étaient nouvelles : la manière dont il disait le récitatif, et les sons vibrant avec éclat, les notes vigoureusement lancées, par lesquelles il exprimait la violence de la passion. (Quicherat, 1867, II, p. 39)

56Nous avons trouvé le même genre d’affirmation chez De la Madelaine (1864) : « Suivant MM. Pétrequin et Diday, qui ont donné de bonnes considérations sur la voix sombrée, ce genre de timbre serait de récente invention. Ces savants physiologistes, je regrette d’avoir à le dire dès mon entrée en matière, se sont trompés au moins en cela. L’usage du timbre sombre était connu du temps de Porpora, dont les enseignements remontent, je pense, au milieu du XVIIIe siècle. » (De la Madelaine, 1864, p. 189) 45

Il s’agit d’une des premières descriptions de l’action d’interpréter que nous avons rencontrée. Nous soulignons le fait que l’utilisation du vibrato ne semble pas habituelle, mais est dosée comme « effet »57 de cette émission en « force ». Quicherat explique les raisons d’étonnement de ses contemporains : Une des qualités les plus frappantes de Duprez, celle qu’on a le plus vantée, c’était sa manière de chanter le récitatif. Il faisait ressortir avec le même soin tous les mots, presque toutes les syllabes ; on lui donnait cet éloge, qu’il détaillait le dialogue. (Quicherat, 1867, II, p. 44)

Le rhéteur est certainement étonné par cette manière de « dire », elle serait « contre » les normes classiques du discours, et affirme : « Quand on creuse cet éloge, on arrive à une critique. […] Rien ne ressort quand on veut faire tout ressortir. » (Quicherat, 1867, II, p. 44). Les critères de perception sont transformés.

De la Madelaine (1864), grand admirateur de Duprez, distingue pourtant l’accentuation de l’expression : Il ne faut pas confondre l’expression avec l’accentuation. La première est presque tout entière dans l’articulation méthodiquement nuancée des consonnes (car la prononciation est le chaînon qui lie la partie matérielle du chant à la partie morale) ; la seconde agît dans le son lui-même, c’est-à-dire dans la voyelle qui comporte une foule de caractères […]. (De la Madelaine, 1864, p.170)

L’expression serait encore, chez De la Madelaine, considérée comme un effet lié essentiellement aux variantes de timbre. Nous sommes dans une période de profondes transformations, et il est fréquent que les auteurs combinent un certain attachement à l’ancienne tradition, avec l’enthousiasme des nouvelles découvertes. Dorénavant, il ne suffit plus de reprendre les textes des anciennes méthodes et traités, et d’écrire quelques vocalises pour faire une méthode. Il faut s’intéresser à l’anatomie et à la physiologie, et essayer de comprendre les mécanismes d’émission du son sombré.

D’un point de vue didactique, les contenus d’enseignement sont profondément transformés : pour maîtriser ce nouvel idéal d’émission, il faut remettre en question, entre autres, la position de la tête, du larynx, l’ouverture de la bouche, l’articulation du texte et l’usage du geste. Les élèves ne disposent pas d’autre modèle que Duprez : leurs maîtres ne connaissent pas cette technique « en force », ceux qui assistent à ses performances essayent de l’imiter. De la Madelaine témoigne de la problématique occasionnée par ces nouvelles attentes : Les effets applaudis à l’Opéra devaient, bon gré mal gré, se reproduire en province. On demandait partout des ut de poitrine ; on voulait dans les moindres localités le fameux rinforzando du Suivez-moi ! de Guillaume Tell. Les infortunés ténors, qui avaient jusque-là fourni une carrière honorable et paisible, étaient-ils libres de continuer à rester eux-mêmes ? ils avaient à recommencer toutes leurs études ; car il n’était plus permis à un ténor qui avait quelque respect de son talent de donner une seule note de timbre clair ou de fausset. (De la Madelaine, 1864, p. 208-209)

Nous avons consulté des journaux spécialisés de l’époque, notamment le Guide Musical et avons trouvé nombreux articles qui nous élucident sur la perception du public, sur les nouvelles pratiques des ténors. Ces critiques sont souvent négatives. Par exemple : « Un ténor se place en face du public ; il ouvre une large bouche ; son cou se gonfle, son visage devient violet. » (Guide Musical, 29 novembre 1855, « Ténors en cuivre »). Nous pouvons déduire de cette description que l’effort des nouveaux ténors et visible et choque. Dans les anciens traités, l’inspiration doit passer inaperçue, les notes dans l’aigu émises en « douceur ».

57Cela ne signifierait pas, pour autant, que les chanteurs avant Duprez chantaient sans vibrato : cette oscillation du larynx est propre à l’émission de la voix du chanteur adulte. L’absence de vibrato est également un « effet ». 46

Nous avons constaté, en comparant différentes éditions, que les notes extrêmes – de même que les performances actuelles sportives – sont dépassées d’année en année. Ainsi, en 1858 le Guide musical fait part du contre-ut dièse de Tamberlick, et explique en même temps des pratiques de perception du public très différentes entre Londres et Paris : Tamberlick a commencé ses représentations au même théâtre dans Otello. Le grand artiste se révèle à chaque instant, à sa méthode excellente, surtout à sa manière irréprochable, exemplaire de syllabisation. Nous avons admiré cela plus que son ut dièze […]. D’ailleurs, Tamberlick a déjà fait entendre au public anglais, dans le Trovatore, représenté il y a trois ans, le même ut dièze sans que l’on ait été étonné plus qu’il est juste et raisonnable. (Guide Musical, 15 juillet 1858, « Angleterre»).

L’auteur critique : C’est le sot engouement parisien, le fanatisme presque toujours déplacé du peuple à surprises, qui a fait de cet ut dièze le point culminant du talent de Tamberlick. […]. Le reste du talent de Tamberlick vaut dix fois plus que son ut dièze. (Guide Musical, 15 juillet 1858, « Angleterre»).

Nous soulignons un nouveau rapport entre performance et valeur marchande, qui ressort en public : « Depuis que l’Opéra et les Italiens58 se disputent à coups de billets de banque l’ut dièse de Tamberlick, on ne dit plus : C’est cher, mais, c’est dièse. » (G.M., 30 septembre 1858). La hauteur du diapason est fixée « officiellement » à Paris, en 1859 (Pierre, 1900) à 435 Hz, ce n’est peut-être pas un hasard ! Les ténors possédant ces notes extrêmes et puissantes deviennent des chanteurs recherchés : Pendant que Roger s’installe princièrement, en grand artiste, dans son remarquable et historique château de la Lande […] Mario […] se donne près de Lyon, sa ville natale, une terre patrimoniale di primo cartello. On le voit, les ténors d’aujourd’hui sont en réalité les seigneurs d’autrefois. Ils ne se contentent plus de l’être sur la scène et possèdent bien et dûment fiefs et couronnes. (Guide Musical, 9/16 juin 1859)

Les journaux communiquent à l’avance l’événement. Par exemple : « On annonce les prochains débuts de M. Arnaud à l’Opéra. C’est un ténor qui, dit-on, exécute des merveilleux tours de force : il donnerait non seulement l’ut de poitrine de Duprez, l’ut dièse de Tamberlick, mais encore le ré. » (G.M. 28 avril 1859). Les journaux n’hésitent pas à utiliser l’accident de chasse de Roger, suivi d’une amputation du bras et de l’utilisation d’une prothèse, pour présenter l’événement, comme « curiosité ». Lors de la représentation de la Reine de Chypre, le Guide musical annonce : L’Opéra compte sur un grand succès de curiosité pour la rentrée de Roger.- Le bras de Roger ! […] on comprend, en effet, le succès qu’aura le grand et malheureux artiste, brandissant son épée et sa main artificielle, quant il chantera le fameux duo : Un bras pour la défendre. Un cœur pour la chérir. Un bras pour la défendre. Un bras... L’idée est triomphante et ce bras est sûr de 50 représentations. On demande des droits d’auteur pour le mécanicien. (Guide Musical, 17 novembre 1859).

L’artiste devient spectacle, tout entier, sa voix et son corps. D’un point de vue didactique, l’apprentissage ancien, d’assouplissement de l’émission, est remis en question. Dorénavant le chanteur sera formé en moins d’années: il suffirait d’avoir un organe solide, en bonne « santé ». On trouve les premiers indices des changements de pratiques en rapport au travail et à l’ordre d’apprentissage, jusque-là organisé à partir d’un modèle largement diffusé par l’écrit, chez Duprez. Devenu professeur du conservatoire de Paris, il publie L’Art du chant (1845) sous forme de méthode, apparemment dans la ligne de continuité de celle de 1803. Pourtant, certains indices nous permettent de déduire qu’il s’agit d’un modèle théorique qu’il n’applique probablement plus dans son enseignement. Ces indices, nous les trouvons déjà dans la forme (Chartier, 2008). En effet, Duprez divise son livre en trois parties : la première partie est consacrée au chant « large, d’expression et de force » (Duprez, 1845 : Avant

58Deux des théâtres d’opéra à Paris. 47 propos). A la fin de cette première partie, il constate dans l’Avant propos de la deuxième partie (Style De Grâce et d’Agilité) : « A la rigueur, une étude consciencieuse de la première partie de cet ouvrage pourrait suffire pour apprendre à bien chanter les genres Gracieux, Pathétiques et Energétiques. » (Duprez, 1845, p. 72). Le rapport au travail est profondément transformé : le chanteur pratiquant l’émission « en force » n’exerce plus des sons filés, ni d’autres procédés qui prolongeaient la base de la maîtrise de l’ « instrument ».

Nous avons choisi deux exemples représentatifs des changements. L’explication que Duprez donne au sujet de la messa di voce ne correspond plus au discours habituel des méthodes du conservatoire, mais à la pratique : L’émission du son et sa bonne qualité sont les premières études à faire. […] On fera bien de commencer à le filer d’une manière égale et toujours sur le plein de la voix[…]. Quelque dure qu’elle soit, en commençant à l’exercer ainsi et en étudiant de cette manière, on arrive plus tard à chanter plein et doux. (Duprez, 1845, p. 8)

Duprez ajoute : Ce système peut paraître étrange, mais il m’a été démontré par une longue expérience. Les premières études du violon en tous cas viendraient à l’appui de ce que j’avance : n’apprend-on pas aux élèves qui étudient cet instrument à appliquer fortement tous les crins de l’archet sur les cordes afin d’en tirer plus tard les qualités que je demande à la voix. Eh bien ! l’air que le chanteur émet de sa poitrine doit produire sur les cordes du larynx l’effet de l’archet sur les cordes du violon. (Duprez, 1845, p. 8)

Duprez propose son expérience comme référence. Il admet pourtant l’étrangeté de sa proposition, ce qui nous permet de confirmer qu’elle n’est pas habituelle. Ensuite, ne pouvant pas avoir recours à la tradition vocale comme référence, il propose comme modèle l’instrument (violon). Il insiste sur ce chant « en force », ainsi : Les élèves pour s’épargner des fatigues imaginaires, sont souvent portés à étudier à quart de voix les morceaux dont ils prétendent se rendre maîtres. Cet usage est dangereux parce qu’il peut séduire par de faciles effets, en faisant négliger ceux qui exigeraient quelques efforts. (Duprez, 1845, p. 8)

Si nous prenons en compte le contexte de l’époque, d’autres affirmations sont également surprenantes. Duprez fait mention de notions innovantes comme celle de la « pensée du compositeur » en affirmant : « La musique sur du papier n’est que du noir sur du blanc ; mais c’est la pensée d’un compositeur dont on se fait l’interprète. » (Duprez, 1845, p. 8) Dans cette perspective (peut-être dans l’espoir d’aider à accomplir la difficile tâche de deviner la pensée du compositeur !) il introduit – c’est la première fois que nous le trouvons dans une méthode – des airs à chanter, accompagnés à chaque fois de « notes biographiques » sur les compositeurs. Nous avons recensé Lulli, Paisiello, Mozart, Cimarosa ou Rossini, c’est-à-dire, des compositeurs correspondant à un répertoire didactique.

2.2 Du compromis entre l’ancienne tradition et l’approche scientifique du chant Quand García fils publie son Traité complet de l’art du chant (1841/1847) – une vingtaine d’années après la Vie de Rossini de Stendhal, trois ans après la « rupture » de pratiques occasionnée par Duprez – le paradigme belcantiste, que certains évoquent avec nostalgie, semble solidement constitué. Dans les premières lignes de son Traité, il fait mention des anciennes écoles, supposées d’un excellent niveau: Il serait curieux de connaître la marche qu’a suivie l’art du chant depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours. On voudrait surtout pouvoir étudier en détail l’enseignement professé au XVIIe et XVIIIe siècles, dans les écoles si fécondes en brillants résultats de Fedi, de Pistocchi, de Porpora, de Bernacchi, d’Egizio. (García fils 1841-1847, I, p. 1)

La quête d’un écrit pouvant contenir les « secrets » du belcanto est ainsi exprimé :

48

Malheureusement cette époque ne nous a légué sur ses traditions que des documents vagues et incomplets. Les ouvrages de Tosi, de Mancini, les travaux de Herbst, d’Agricola ; quelques passages éparts dans les histoires de Bontempi, de Burney, de Hawkins, de Baini, ne nous donnent des méthodes alors suivies qu’une idée approximative et confuse. (García fils 1841-1847, I, p. p. 1)

Malgré l’attrait que García fils ressent pour l’approche scientifique du chant, il annonce au lecteur son attachement à la tradition « orale » : Fils d’un artiste généralement apprécié comme chanteur et que recommande comme maître de réputation méritée de plusieurs de ses élèves, j’ai recueilli ses instructions, fruits d’une longue expérience et du goût musical le plus cultivé. C’est sa méthode que j’ai voulu reproduire, en essayant seulement de la ramener à une forme plus théorique et de rattacher les résultats aux causes. (García fils 1841-1847, I, p. 1)

D’après le témoignage de ses élèves, García fils ne parle dans ses cours que très peu d’anatomie, qu’il aborde – comme nous allons voir – comme introduction aux leçons, dans le premier cours. Nous pouvons ainsi considérer qu’il dispose de deux niveaux de savoirs : un scientifique et l’autre d’après la tradition. Le premier lui permet de mieux comprendre cette tradition, mais il considère ces savoirs comme des savoirs complémentaires.

Néanmoins, dans son Traité García fils approfondit beaucoup plus l’approche scientifique que ses contemporains. Il ne se limite pas à la description de l’anatomie ou le fonctionnement de base de l’ « instrument ». García fils va s’interroger par exemple sur le timbre de la voix, ou sur les différents registres, problématiques en lien avec les découvertes récentes. Dans la revue l’Artiste (Tomme II, 1842)59 nous avons trouvé un article publié quelques mois après la parution de la première édition de la Méthode complète, qui témoigne de l’étonnement de ses contemporains à la lecture du texte. Dans cet article, l’intérêt scientifique de García fils pour la voix est considéré comme des « recherches curieuses » sur le « mystérieux instrument » : Son œuvre est à la fois une méthode et un livre. Non content d’étudier les effets de la voix humaine, M. García a voulu remonter aux causes, et s’est livré à des recherches curieuses qui classent ses observations parmi celles de la science autant que parmi celles de l’art. Les témoignages les plus élevés ont encouragé dans ses efforts l’habile professeur. Une commission nommée par l’Académie des Sciences, et composée de MM. Magendie, Savary et Duhochet, a vérifié par des expériences les travaux de M. García fils, et a rendu pleine justice à leur importance et à leur nouveauté. Le mécanisme des organes de la voix, la formation des différentes qualités de son, la délimitation exacte des registres, toutes ces notions si précieuses pour l’exécutant, sont exposées par l’auteur avec une clarté et une sûreté qui ferons entrer dans le domaine vulgaire les appréciations les plus délicates du mystérieux instrument. […] En un mot, l’ouvrage de M. García contient une théorie complète et raisonnée de la voix humaine qui doit faire époque dans l’histoire de la musique, parce que, jusque aujourd’hui, à l’exception des remarques isolées des physiologistes et des généralités de l’enseignement, il n’existait aucun travail sur cette curieuse matière. (L’Artiste, p. 1842, p. 80)

Dans l’édition de 1847, García fils publie le « Rapport sur le mémoire sur la voix humaine présenté à l’Académie des Sciences ». Ce n’est pas habituel que les travaux de recherche d’un professeur de chant soient reconnus par la communauté « savante » : c’est nouveau.

De plus en plus, les auteurs doutent des contenus d’enseignement pratiqués jusque-là : ils s’associent, dans leur quête à des référents plus solides, avec des médecins et autres scientifiques. Nous nous sommes intéressée aux connaissances du monde scientifique, en ce début du XIXe siècle, celles dont dispose García fils au moment d’entreprendre la rédaction de son Traité.

59[Revue] L’Artiste, Beaux-arts et Belles-Lettres, 3e série- Tome II. Paris : Aux bureaux de l’Artiste. http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k2150602/f84.image.r= 49

2.3 De la voix laryngéenne et surlaryngéenne, d’après le Dr. Bennati Dans le premier tiers du XIXe siècle, des médecins se questionnent entre autres sur la production des différents registres (« poitrine » et « tête »). En 1821, le docteur Bennati (1832) expose ses découvertes dans les milieux académiques à Padoue, travaux qu’il publiera une dizaine d’années plus tard à Paris. Bennati distingue ainsi la voix « laryngéenne » de la « surlaryngéenne » (Bennati, 1832, p. X): le premier, le mécanisme de poitrine, exclusivement produit dans le larynx ; le second, le registre de tête, « surlaryngéen », quelque part plus haut dans l’appareil vocal – dans un lieu, « non identifié ». Pour prouver ses théories, il n’hésite pas à introduire dans son propre nez une sonde jusqu’au pharynx, en utilisant de l’air sous pression – en vue d’empêcher l’expiration – en même temps qu’il retient son souffle. Dans cette situation, peu commode, il essaiera de parler : Bennati réussit son expérience et en déduit donc que la voix peut se former ailleurs que dans le larynx60!

Les théories de Bennati sont très bien accueillies à Paris, des professeurs de Conservatoire vont les citer dans leurs méthodes, comme De Garaudé, voire les adopter, comme Auguste Panseron (1840). Ce dernier affirme en 1840 : « On n’est pas encore parvenu à expliquer d’une manière satisfaisante comment se forme le son produit par l’organe vocal : le célèbre Bichat pensait que ce problème ne serait peut-être jamais résolu. » (Panseron, 1840, p. 2). Malgré les raisons bien fondées – en tout cas pour ses contemporains – de douter, Panseron utilisera les théories61 du Dr. Bennati, mais au lieu de nommer le registre aigu, « voix surlaryngéenne », il sera plus précis en le situant, et considérera la formation du registre aigu dans le pharynx ! Il nommera cette voix « pharyngienne » : « Les notes aiguës, dépendantes 62 de ce qu’on appelle le FAUCET , sont dues à la contraction forcée de la partie supérieure de l’appareil vocal. » (Panseron, 1840, p. 3) Nous pouvons imaginer les conséquences d’un enseignement basé sur « la contraction forcée de la partie supérieure de l’appareil vocal » !

Les découvertes prennent un tournant moins spéculatif en 1854, à partir de l’invention63 du laryngoscope par García fils. Toutefois, au moment où il publie la deuxième édition du livre (1847), il n’a pas encore les moyens d’observer directement les cordes vocales.

60Mais pour cela, il faut tout d’abord comprendre le fonctionnement de l’instrument, de la production du son, et de toute évidence ce n’est pas très clair : « M. Bennati conclut son Mémoire par cette proposition : que ce ne sont pas les seuls muscles du larynx qui servent à moduler les sons, mais encore ceux de l’os hyoïde, ceux de la langue et ceux du voile du palais, sans lesquels on ne pourrait atteindre à tous les degrés de modulation nécessaires pour le chant ; d’où il résulte que l’organe de la voix est un instrument sui generis, un instrument inimitable par l’art, parce que la matière de son mécanisme n’est pas à notre disposition, et que nous ne concevons pas même comment il s’approprie à l’espèce de sonorité qu’il produit » (Bennati, 1832, p. 15). 61« Mais, si dans la plus grande étendue de l’échelle, la glotte est l’organe générateur des sons, il n’en est pas ainsi, lorsque le larynx est parvenu à son plus haut point d’ascension, alors le diapason de la voix naturelle est poussé au delà de la portée, et le chanteur est obligé d’avoir recours à une autre espèce de voix dépendante d’un mécanisme particulier. Le point de départ de cette nouvelle série se trouve fixé après la dernière note du PREMIER REGISTRE, c’est-à-dire, à la première du second, et peut-être portée souvent à l’octave de cette note, plus ou moins loin, selon les individus. » (Panseron, 1840, p. 3). 62On appellera la voix de falsetto ou registre aigu, « voix de Faucet ». 63Peut-on parler d’invention, en ce qui concerne le laryngoscope ? L’invention de García aurait été celle de combiner un miroir à des moyens d’éclairage ! Comme l’explique Legent : « Avant le miroir de García fils , de nombreuses solutions avaient été proposées depuis le début du XIXe siècle pour essayer de voir le larynx. Celle qui se rapprochait le plus du miroir laryngien actuel avait été imaginée par un chirurgien de Lyon. Dans le compte rendu des travaux de la Société de médecine de Lyon allant de juillet 1836 à juin 1838, on trouve la présentation par un chirurgien, Prosper Baumès, « d’un miroir de la largeur d’une pièce de deux francs placé à l’extrémité d’une petite tige de bois ou de baleine » qui lui avait permis de « reconnaître facilement les inflammations, engorgements ou ulcérations que l’on pouvait soupçonner, à l’extrémité postérieure de fosses 50

D’après Legent (2005), en France « l’Oto-rhino-laryngologie s’est constituée vers la fin des années 1860 », et affirme : « la laryngologie a littéralement explosé en quelques années au début de la deuxième moitié de ce siècle, avec l’utilisation du miroir laryngologie et de la lumière artificielle ». Legent fait référence à l’ « invention » du laryngoscope : En septembre 1854, de passage à Paris, le célèbre chanteur Manuel García eut l’intuition de chercher à voir ses propres cordes vocales à l’aide d’un miroir dentaire et d’un rayon de soleil réfléchi par un miroir. Il publia sa technique l’année suivante à Londres, dans l’indifférence, en attendant que des médecins germanophones s’y intéressent. (Legent, 2005, s.n.)

Legent fait également allusion aux travaux de recherche d’un médecin hongrois, Louis Mandl : Louis Mandl s’intéressait à la pathologie des voies respiratoires depuis plusieurs années lorsqu’apparut la laryngoscopie. Il avait fait en 1855 une publication sur « La fatigue de la voix dans ses rapports avec la respiration ». (Legent, 2005, s.n.)

Nous reviendrons sur ces travaux de recherche, qui ont contribué à transformer en profondeur les contenus de la tradition belcantiste et le rapport topogénétique pratiqués par les anciens maîtres et disciples.

3. Analyse des textes : García fils

Dès les premières pages de son traité, García fils propose une « Description abrégée de l’appareil vocal » et aborde ensuite les « Etudes physiologiques sur la voix humaine », (extrait de son Mémoire sur la voix humaine, présenté à l’Académie des Sciences, le 12 avril 1841)

Nous identifions une structure proche de celle de la Méthode de 1803, mais qui valorise d’avantage les savoirs scientifiques, dont certains sont le résultat d’une recherche innovante, qui combine le phénomène voix avec la production du chant. García fils va encore proposer la « Classification des voix cultivées » (García fils, 1847, I, p. 20), également d’après le modèle de la Méthode de 1803 : voix de femme, voix d’homme, etc. Pourtant, si l’on regarde de plus près il y a des innovations importantes : il adopte, curieusement, la terminologie italienne pour les voix de femme (contralto, mezzo soprano, contralto) et celle française et italienne, pour les voix d’homme (basse-taille ou basso, baryton ou baritono, ténor ou tenore et haute–contre ou contraltino). Ce dernier est situé « une tierce au-dessus du ténor » (García fils, 1847, I, p. 21). L’auteur utilise néanmoins le terme basse-taille, mais García explique le manque d’intérêt de ses contemporains pour cette voix : « La mode, qui règle tout, les a aujourd’hui, par un déplorable caprice, à peu près exclues des théâtres. On les remplace par le baryton. » (García fils, 1847, I, p. 22). Nous soulignons le fait que les voix sont proposées du registre plus grave à l’aigu – de nos jours c’est rare de trouver cet ordre, dans les livres – et que la voix profonde de la basse est considérée comme équivalente à celle de baryton.

En présentant les contenus de son traité, García fils propose encore une séparation des exercices de « technique» de ceux d’ « expression » : Les exercices propres à former et à développer la voix sont indiqués dans la première partie de cet ouvrage. Dans la deuxième, j’aborderai l’application de cette première étude à la prononciation, à l’art de phraser, à la couleur des passions, aux différents styles, etc. (García fils, 1841-1847, Préface, p. 1)

Nous nous sommes interrogée sur ce que García fils veut signifier avec le terme « expression ». Nous pensons qu’il ne s’agit plus de la même notion de la Méthode de 1803. nasales, au larynx, et dans quelques parties du pharynx. Sa méthode, sans précision sur l’éclairage, tomba dans l’oubli ». (Legent, 2005, s.n.) 51

García fils – contrairement à la plupart de ses contemporains – ne propose pas de vocalises. Il explique les raisons de son choix : […] l’usage, nous le savons, en est à la fois très ancien et presque général aujourd’hui. Si pourtant nous les avons exclues de cette méthode, c’est qu’elles n’ont plus, pour nous, les avantages qu’elles présentaient autrefois, et qu’elles entraînent des inconvénients que les méthodes anciennes savaient prévenir. (García fils, 1841-1847, Préface, p. 1-2)

Dans une note de bas de page, le pédagogue fait allusion aux anciennes pratiques : Au XVIe et XVIIe siècles, on n’étudiait la musique qu’à l’aide de la voix. Les élèves destinés spécialement au chant étaient dirigés dans cette étude par le même maître qui leur avait enseigné le solfège. […] Le système actuel semble, au premier abord, n’être que la continuation du système ancien, et pourtant l’application en est essentiellement différente. (García fils, 1841-1847, Préface, p. 2)

Grâce à Malcolm Sterling (1908), son élève, nous pouvons reconstituer les milieux didactiques que son maître utilise à la place de ces vocalises : Il ne croyait pas [à l’intérêt de travailler] les « vocalises », comme c’est l’usage de la plupart des enseignants, dans les premières leçons. Au lieu de cela, il préférait donner des simples Airs Italiens. Il soulignait qu’avec eux on pouvait étudier en même temps la valeur de l’articulation et de l’expression. (Malcolm Sterling, 1908, p. 289).

He did not believe in “vocalises”, such as are used by most teachers in earlier lessons. Instead of these, he preferred to give simple Italian arias. He pointed out that with them one began at once to learn the value of articulation and expression.

García fils se plaint de la spécialisation des enseignants et des conséquences de l’ignorance des problématiques liés à la vocalité, dans la nouvelle discipline solfège. Autrefois, dans l’enseignement du solfège (la solmisation), le maître, par des précautions attentives, prévenait d’avance toutes les habitudes vicieuses qui auraient pu nuire aux études futures du chanteur. […] Plus tard, on abordait, au moyen des exercices spéciaux et vocalisés, le développement complet des ressources de la voix. On avait recours à la messa di voce, au portamento, au trillo, au groppolo, aux diminutioni, etc. Aujourd’hui l’étude de la musique et celle du chant ne sont plus confiées au même maître, et la première de ces études n’est souvent que la préparation incomplète ou vicieuse de la deuxième. (García fils, 1841-1847, Préface, p. 2)

Ces lignes nous permettent de confirmer les hypothèses que nous avions émises, et qui concernent un apprentissage de la vocalité, avant la fin du XVIIIe siècle, indissociable de celui de la lecture et composition de la musique. Dorénavant, l’étude du solfège ignore – d’après l’Espagnol – la problématique de la vocalité.

3.1 Contenus d’enseignement : García fils Nous avons résumé des contenus d’enseignement des procédés à : La justesse, elle est toujours considérée comme le contenu d’enseignement prioritaire du chanteur. L’étude de l’harmonie est essentielle pour le chanteur qui pratique l’improvisation. La messa di voce, considérée comme le “polissage” de la voix, est réservée à la fin des études. L’agilité, d’après García, « sera en même temps liée et distincte. » (García fils, 1841-1847, I, p. 20). Néanmoins, il reconnaît qu’elle n’est pas « naturelle » chez tous les chanteurs Le coup de glotte : « On attaquera les sons purement et par un coup de glotte proportionné à l’intensité du son. ». (García fils, 1847, I, p. 20) L’égalité d’émission : « On conservera rigoureusement à toutes les notes une force et une valeur égales ». (García fils, 1847, I, p. 20) Cette égalité d’émission va contre les principes belcantistes, où le son était émis et tout de suite « nuancé ». La prononciation nette : « la voyelle adoptée sera maintenue purement et sans altération. » Ici, il s’agit d’un principe ancien, mais García fils ne nous dit pas en rapport à quel modèle. En effet, les voyelles qu’il préconise n’ont rien à voir à celles d’un Bacilly, qui voulait reproduire

52 dans le chant les timbres de la voix parlée. Chez García fils, il s’agit de voyelles « déformées », c’est-à-dire adaptées aux espaces de résonnance, de manière à privilégier la vocalité : Le timbre dépendra de la voyelle ; c’est au maître à choisir celui qui convient à l’élève. Le son devant être plein et timbré, les voyelles ouvertes et légèrement arrondies doivent être en général adoptées de préférence. Pour les sons du troisième registre on choisira le timbre sombre. (García fils, 1847, I, p. 20)

Pourtant, García fils donne des indices d’un rapport très libre à l’écrit. A la fin de sa vie, il nous donne une explication très convaincante de son choix d’altérer les timbres des voyelles. D’après lui, la référence à une manière de prononcer serait ainsi un idéal théorique : Les voyelles ne conservent pas la même nuance de son dans une phrase de tendresse ou de moquerie, dans la colère ou dans la joie, dans le regret ou la prière, ou dans la menace, etc. […]. Dans l’énonciation d’une pensée toutes les voyelles sont modifies dans la même proportion ; leur relation mutuelle reste inchangée dans l’ensemble, ayant pris la teinte correspondante à la passion exprimée. Un paysage éclairé par le soleil ou obscurci par les nuages prend des aspects très différents, pourtant chaque objet garde sa place et le contour reste inchangé (García fils, 1894, p. 45-46).

Vowels will not preserve the same shade of sound in a phrase of tenderness as in mockery, in anger as in joy, in regret as in prayer, or in menace, &c. [...] in the utterance of a thought all the vowels are modified in the same proportion; their mutual relation remains unaltered; only as a whole have they taken the tint harmonizing with the passion expressed. A landscape lighted by the sun or darkened by the clouds presents quite different aspects, yet every object keeps its place and outline all unchanged.

Le portamento est encore présent un peu partout dans ses exemples et exercices (représenté par une ligne courbe64, par exemple, p. 37, Exercice 32). Ce portamento léger unit systématiquement tous les grands intervalles (cf. Analyse 1, p. 137).

La respiration apparaît comme un contenu essentiel : « On ne saurait être habile chanteur si l’on ne possède l’art de maîtriser sa respiration. » (García fils, 1847, I, p. 24). García fils différencie, comme les Italiens, le respiro (grande respiration) du mezzo respiro (respiration de « secours »). Le respiro correspondrait à la phrase grammaticale du point de vue des principes du discours : le mezzo respiro, à la « réalité » des pratiques !

Pour l’émission de la voix García fils recommande, pour obtenir le son le plus « pur » : « 1° en aplatissant la langue dans toute la longueur, 2° en soulevant médiocrement le voile du palais, 3° en écartant les piliers par leur base. » (García fils, 1847, I, p. 25). L’auteur introduit ainsi la notion d’espace de résonnance : Le chanteur doit donc conformer l’instrument, depuis la glotte jusqu’aux lèvres, en modifiant le pharynx, les piliers, la voûte du palais, la langue, la séparation des mâchoires, celle des lèvres, de manière à diriger les rayons sonores contre la partie osseuse du palais et à les réfléchir dans la direction de l’axe de la bouche, ce qui accroît le son et en favorise l’émission. (García fils, 1847, I, p. 25).

C’est la première fois que nous trouvons dans un traité une description si détaillée des moyens pour « amplifier » le son et l’indication de « points de résonance » considérés comme des « appuis ».

Un autre procédé important est celui du coup de glotte : García fils sera un des derniers à le scripturaliser. La description du « coup de glotte » est très proche de celle qui figure dans la

64Représenter un portamento par une ligne courbe (la même utilisé pour le legato) est un procédé qui de nos jours se perd : les chanteurs le confondent avec le signe représentant le legato. Pour l’identifier, il faudrait être très attentif quand ce signe apparaît à l’intérieur d’un même mot, entre deux notes séparées par un grand intervalle : au XIXe siècle, il s’agit d’un portamento. 53

Méthode de 1803 « Position de l’élève pour l’exercice des gammes » (Richer et al., 1803, p. 7). García fils préconise : Ayez le corps droit, tranquille, d’aplomb sur les deux jambes, éloigné de tout point d’appui ; ouvrez la bouche, non dans la forme ovale O, mais en écartant la mâchoire inférieure de la supérieure, dont elle doit se séparer en retombant par son propre poids, les coins de la bouche se retirant à peine, sans arriver au sourire. Ce mouvement, qui tient les lèvres mollement pressées contre les dents, ouvre la bouche dans de justes proportions et lui donne une forma agréable. Tenez la langue relâchée et immobile (sans la relever ni par sa racine ni par sa pointe) ; écartez enfin la base des piliers, et assouplissez tout le gosier. Dans cette disposition, aspirez lentement et longtemps. Après vous être ainsi préparé, et quand les poumons seront pleins d’air, sans roidir ni le phonateur ni aucune partie du corps, mais avec calme et aisance, attaquez les sons très nettement par un petit coup sec de la glotte, et sur la voyelle A très claire. Cet A sera pris bien au fond du gosier, pour qu’aucun obstacle ne s’oppose à la sortie du son. (García fils, 1847, I, p. 25).

García fils nous permet ainsi de reconstituer l’idéal du début d’émission du son de son enseignement. Nous trouvons chez Malcolm Sterling les raisons de son abandon : Le fameux coup de glotte, ou shock of the glottis, auquel le nom est associé, était souvent mal appliqué à cause de l’ignorance de son objectif réel qui était de garantir la fermeture des cordes vocales au début de l’émission du son sans perdition d’air. (Malcolm Sterling, 1894, p. 285)

The famous coup de la glotte, or shock of the glottis, with which his name is associated, has often been misapplied form ignorance of its real object, which was to secure that the vocal cords were closed at the commencement of the tone, and that there was consequently no preliminary escape of the breath.

Mais ce qui caractérise l’approche des contenus d’enseignement chez García fils serait son approche scientifique, et ceci ce n’est pas habituel. Marchesi, son élève, témoigne de la rareté des maîtres de chant connaissant la voix d’après cette approche : « De même que García fils, Bordogni et Banderali étaient justement célèbres à ce moment-là, mais seulement lui seul avait étudié à fond l’anatomie et la physiologie. » (García fils, 1908, p. 161-162). Ces savoirs sont en rapport, à titre d'exemple, avec les différents timbres et registres. Avant García fils, les livres n’expliquent pas les raisons de ces variantes.

García fils se distingue également par le fait qu’il explique avec une multitude de détails chaque mouvement du corps. Par exemple, au sujet de la position de la langue il affirme : La langue, qui est principalement chargée, par ses mouvements, de transformer la voix en voyelles, devra se mouvoir surtout par les bords latéraux, faiblement par le milieu, et nullement par la base. Ajoutons que la séparation des mâchoires doit être à peu près uniforme pour toutes les voyelles. Ces conditions remplies, elles se produiront toutes pures et égales de teinte. (García fils, 1847, I, p. 16)

Toujours en ce qui concerne les contenus d’enseignement, nous avons comparé les éditions de 1841-1847 à celle de 1878. Elles sont pratiquement identiques, bien que l’auteur dispose du laryngoscope. Nous nous sommes intéressée surtout au sujet des savoirs « absents », dans la deuxième édition : García fils les a supprimés lui-même.

Certains ne sont plus en usage, comme par exemple le « martellement » (exercice 225, édition 1847) et les exemples annexés (García fils, 1847, I, p. 63), ou encore l’usage des appogiatures (García fils, 1847, I, pp. 66-67), des exercices pour le « mezzo respiro » (García fils , 1847, I, p. 78), des exercices sur la neuvième majeure (García fils, 1847, I, p. 80) et une partie de « Manière de composer des exercices ». (García fils, 1847, I, p. 83). Dans la deuxième partie, celle consacrée à l’expression, il y a également de nombreux changements : ils sont toujours significatifs des transformations, dans ce contexte, du goût. Parfois, les exercices ont été déplacés à l’intérieur de l’ouvrage : par exemple, les « Petites notes » dans l’édition de 1841- 1847, figurent dans celle de 1878, avant le trille, à la page 69. Il s’agit d’une « mort annoncée »: en effet, dans la première édition García fils signale : « On a aujourd’hui le tort

54 de négliger absolument l’étude des sons martelés, employés avec succès aux XVIIe et XVIIIe siècles. ». L’auteur ajoute dans un bas de page : « Aujourd’hui aucun chanteur, excepté Mme Damoreau, ne serait préparé à l’exécution du trait suivant, quoique bien simple [exemple d’une gamme chantées avec la répétition d’un fa sur la ligne, treize fois] ». (García fils, 1847, I, p. 64). Le martellement65 (ou son aspiré) est pourtant la base de l’apprentissage de l’attaque du son encore chez de la Madelaine (1864), c’est le premier exercice qu’il propose, sur un trait de cinq notes consécutives.

Le trille est défini par García fils comme « une succession alternative, martelée, rapide, égale, de deux sons contigus à la distance d’un demi-ton ou d’un ton entier. » (García fils, 1847, I, p. 70). Toutefois, quelques lignes plus bas, García admet la possibilité d’amplifier l’intervalle, jusqu’à la quinte, voire plus. (García fils, 1847, I, p. 70). Soulignons le fait que le martellé y figure, comme qualité du trille. De nouveau, García fils nous donne des précisions sur le mouvement, qui nous permettent de reconstituer les pratiques : Il faut imprimer au larynx un mouvement oscillatoire régulier de haut en bas ; ce mouvement, pareil à celui du piston jouant dans le corps de la pompe, s’opère dans le pharynx qui sert au larynx d’enveloppe. (García fils, 1847, I, p. 70)

Des contenus concernant l’expression La seconde partie du traité de García fils s’occupe de l’Art de phraser. D’après le titre, nous serions dans une ligne de continuité avec les anciens livres du XVIIIe siècle, mais l’emploi de certains termes comme « émotion » ou « passion » nous mettent en garde contre faire des conclusions trop hâtives. García fils énumère des contenus d’enseignement en rapport à l’action de l’acteur-chanteur, c’est-à-dire «les signes par lesquels la passion se révèle chez l’homme ». Dans son travail de transposition didactique, il les divise en sept catégories: 1° Les mouvements de la physionomie, 2° les altérations diverses de la respiration, 3° L’émotion de la voix, 4° Les différents timbres, 5° L’altération de l’articulation, 6° le mouvement du débit, 7° L’élévation ou l’abaissement des sons, 8° Les divers degrés d’intensité de la voix » (50, II) qu’il analysera en détail. (García fils, 1841-1847, II, p. 50)

Ensuite, il développe chaque point. Par exemple: « Le râle est un accent qui ne se transforme jamais en son musical. » (García fils 1841-1847, II, p. 51) [Cette explication est supprimée de l’édition de 1878]. Les procédés les plus « difficiles » seraient : « les soupirs, les sanglots, le rire. » (García fils, 1841-1847, II, p. 51) Rire qui est toujours censuré dans le genre sérieux : « Le rire appartient exclusivement à l’opéra buffa ; l’opéra serai ne peut l’admettre que dans un sentiment pénible déguisé par un rire forcé, ou dans la folie. » (García fils, 1841-1847, II, p. 52)

García fils est probablement parmi les premiers à définir l’émotion du chanteur : Cet état de l’âme, qui s’appelle l’émotion, est la disposition nécessaire où doit se placer quiconque veut agir puissamment sur les autres. Si cette agitation a pour cause l’indignation, la joie excessive, la terreur, l’exaltation, etc., la voix sort par une espèce de secousse. […] Lorsque la même agitation est produite par une douleur si vive qu’elle nous domine complètement, l’organe éprouve une sorte de vacillation qui se communique à la voix. Cette vacillation s’appelle tremolo. Le tremolo, motivé par la situation et conduit avec art, est d’un effet pathétique. (García fils, 1841- 1847, II, p. 53)

65Martellement : Les sons répétés en restant sur la même voyelle […] la voix, sans s’interrompre, subdivise par différentes percussions la note qu’elle aurait soutenue dans le premier cas. (García fils fils, 1847, p. 64). 55

Le vibrato est mentionné, différencié du « chevrotement » : « La voix ne peut vibrer que grâce à l’éclat du timbre et à la puissance de l’émission de l’air, et non par l’effet du tremblement. » (García fils, 1841-1847, II, p. 53)

García fils mentionne encore l’usage des timbres comme moyen d’expression et cite à chaque fois des exemples musicaux qui illustrent ces choix. Nous aimerions souligner l’emploi de timbres, qui de nos jours sont moins utilisés, voire considérés comme nuisibles à un idéal de voix fortement influencée par celui des ingénieurs du son, dans les enregistrements discographiques. Par exemple, García fils parle du « timbre caverneux » (adapté à « la menace contenue, la douleur profonde et le désespoir concentré »), ou encore le timbre sombre et rauque (adapté à « la terreur et le mystère »), le timbre mat (adapté « à l’abattement qui suit une forte commotion »). (García fils, 1841-1847, II, pp. 56- 57) García explique encore des « altérations de l’articulation », « du mouvement, du débit », l’ « abaissement des tons », et enfin, l’ « intensité de la voix. » (García fils, 1841-1847, II, pp. 58-59), comme des « effets » possibles de la voix.

Tous ces procédés sont très anciens, ce qui est nouveau est leur scripturalisation, mais surtout le fait qu’ils soient accompagnés systématiquement d’exemples tirés du « répertoire » vocal. Ils sont à l’origine de la fixation d’un style, manière d’agir en rapport à des compositeurs. D’ailleurs, García fils insiste encore sur la notion d’unité qui va introduire son enseignement du style.

3.2 Milieux didactiques García fils consacre une section (García, 1841-1847, I, p. 18) à des « Observations générales sur la manière d’étudier ». C’est aussi nouveau : nous n’avions pas trouvé ce questionnement auparavant. Cela ne signifie pas pour autant qu’il n’ait pas existé, mais il y a une certaine tradition de « travail » qui est en train de se perdre et qui émerge dans les écrits.

Voici le résumé de la manière de travailler recommandée par l’Espagnol. Le pédagogue insiste tout d’abord sur l’accordage du piano avec lequel l’élève travaille : l’élève doit veiller à tout moment à la justesse. Ensuite, l’élève doit travailler avec modération : « et faire précéder le travail matériel par le travail mental, afin d’éviter des tâtonnements qui, au lieu d’être une occasion de progrès, ne serviraient qu’à fatiguer l’organe, même le plus robuste. » (García fils, 1841-1847, I, p.18) Ou encore : Lorsqu’un exercice sera compliqué pour l’élève, celui-ci le développera par écrit dans les différents tons que l’étendue de sa voix lui permet de parcourir. Ce travail évite de longs tâtonnements et familiarise promptement avec les formes des traits. (García fils, 1841-1847, I, p.19).

Le travail du chant devient ainsi une action « réfléchie ». Il ne s’agit plus d’imiter et ensuite (éventuellement) de comprendre, mais de comprendre avant de faire. Il s’agit d’une toute autre approche de travail, si nous comparons aux contenus des autres traités analysés. García fils conseille d’utiliser le métronome Maëlzel, et explique : « Cet instrument sert à la fois à rendre l’exécution plus rapide et plus régulière. On commencera lentement, et on n’accélérera le mouvement que lorsque le trait sera pur et correct. » (García fils, 1841-1847, I, p. 20).

García fils préconise pour les débutants de s’exercer cinq minutes de suite, d’augmenter progressivement le temps de travail à quatre fois une demi-heure, et ceci après seulement cinq ou six mois d’études (García fils, 1841-1847, I, p.19).

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Contrairement à la plupart des auteurs (notamment son père qui l’a formé) García fils n’enseigne pas la messa di voce à des élèves débutants: Filer les sons, c’est les polir, c’est leur donner le dernier vernis. Pour y réussir, il faut être maitre du jeu des poumons, de l’action du larynx et de celle du pharynx. L’étude des sons filés, si on s’y livrait dans les commencements, n’aboutirait qu’à fatiguer l’élève sans l’instruire. La faculté de filer les sons doit être en quelque sorte le résultat de toutes les autres études ; bien filer les sons, c’est être chanteur. (García fils, 1841-1847, I, p.19)

Dans sa vieillesse, quand on l’interroge sur ce choix il répond : « L’utilisation de la messa di voce nécessite un chanteur expert dans le contrôle de la respiration et des timbres. A cette étape d’études élémentaires, elle ne peut causer que de la fatigue. » (García fils, 1894, p. 14). A. The use of the « messa di voce» requires a singer to be expert in the control of the breath and timbres. At this elementary stage it would cause only fatigue.

García fils recommande de travailler avec la voix « pleine », et souligne : « on ne doit ni la grossir, ni la forcer, ni la rendre rude et criarde ». (García fils, 1841-1847, I, p. 19). Il utilise sept voyelles « italiennes » : a, e, è, i, o, ò, u. Toutefois il affirme sa préférence sur les voyelles de la « tradition » : a, e, è, o, ò. Ici, de nouveau, García fils utilise l’écrit avec beaucoup de précision, il ne se limite pas à considérer trois voyelles, comme la plupart des anciens auteurs.

La description du mouvement de la respiration est probablement très proche de la pratique des anciens chanteurs, dans la tradition belcantiste (décrite pour la première fois de manière détaillée dans la Méthode de 1803). Toutefois, García fils utilise une terminologie plus précise : « Pour inspirer facilement, ayez la tête droite, les épaules effacées sans roideur, et la poitrine libre. Soulevez la poitrine par un mouvement lent et régulier, et rentrez le creux de l’estomac. » (García fils, 1841-1847, p. 24). Si nous comparons les contenus de la Méthode de 1803 (cf. Analyse 1, p. 132) avec García fils, le terme « ventre » a été remplacé par le « creux de l’estomac ». Nous ne pensons pas qu’il s’agit d’une transformation des pratiques, mais le résultat d’un usage plus précis de la terminologie.

Pour le mouvement d’expiration García fils conseille : « Le mécanisme de l’expiration est l’inverse de celui de l’inspiration. Il consiste opérer par le thorax et le diaphragme une pression lente et graduelle sur les poumons chargés d’air. » (García fils, 1841-1847, I, p. 24). Le pédagogue conseille au moment de l’expiration de « ne laisser retomber les côtes et ne relâcher le diaphragme qu’autant qu’il est nécessaire pour alimenter les sons. » (García fils, 1841-1847, I, p. 24). Si nous comparons les contenus la Méthode de 1803 et celui de García fils, celui-ci innove en insistant sur la posture du chanteur avant de faire le mouvement d’inspiration. Cela nous surprend de nos jours : la Méthode de 1803 explique la respiration dissociée de la posture, celle-ci sera expliquée uniquement quelques pages après, au chapitre premier de la Seconde partie, dans « Position de l’élève pour l’exercice des gammes ». Rappelons-nous que dans la Méthode de 1803 la Respiration et considérée comme un savoir « concernant le mécanisme de la voix », c’est-à-dire, un savoir « théorique ». Dans l’espace d’une génération, chez García fils, elle semble parfaitement associée à la pratique, comme contenu d’enseignement désynchrétisé de l’émission du son.

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García fils innove encore en proposant des exercices de respiration, ils figurent probablement parmi les premiers dans un livre pour chanteurs. Ces exercices sont conçus d’après une logique très simple, logique théorique que nous avons identifiée également pour la gamme : 1° Tantôt on aspire lentement et pendant l’espace de plusieurs secondes autant d’air que la poitrine en peut contenir. 2° On expire cet air avec la même lenteur qu’on a mise à l’absorber. 3° On conserve les poumons pleins autant de temps que cela est possible. 4° On les maintient vides, au contraire, aussi longtemps que les forces le permettent. Ces quatre exercices, très fatigants au début, doivent être exécutés isolément et à d’assez longs intervalles. Les deux premiers, savoir l’aspiration et l’expiration lentes, seront pratiqués plus régulièrement, si on ferme presque la bouche de manière à ne livrer au passage de l’air qu’une mince ouverture. (García fils, 1841-1847, I, p. 24).

De manière implicite, García fils attend que ce soit le rôle du maître de contrôler qu’il n’y a pas de « forçage ». Les deux premiers sont des exercices probablement très anciens (les anciens rhéteurs s’entraînaient à déclamer de longues phrases pour développer le souffle), le 3ème et 4ème exercice sont probablement issus de la logique de la théorie, déduits des deux premiers, mais beaucoup moins utilisés, comme García fils lui-même le suggère. García fils supprime le 4ème exercice dans Hints on singing.

García fils recommande le travail de ces exercices: « C’est le moyen physique d’obtenir la tenue de la voix dont il sera parlé plus loin. » Nous sommes tellement habitués, de nos jours, à ce genre de discours, que nous ne nous rendons plus compte de l’innovation qu'ont constituée, dans leur temps, ces innovations. La messa di voce n'est plus considérée comme le moyen pour apprendre à répartir l’air dans la phrase en même temps que l’élève apprend à doser le son.

Des exercices de gymnastique, hors du contexte musical, font ainsi leur apparition dans les livres de chant : les éléments identitaires de la tradition belcantiste se perdent progressivement, avec la désyncrétisation des savoirs qui transformera profondément les contenus enseignés.

Nous aimerions souligner le fait que malgré le demi-siècle qui sépare les deux écrits celui de la Méthode de 1803 et celui de García fils, et malgré les découvertes scientifiques concernant la respiration, notamment celle du Dr. Mandl (1876) (cf. Annexe 2, N° 4, p. 73), García fils reste fidèle à l’ancienne tradition de respiration belcantiste, respiration « thoracique »: (A.)66 Dans la première tentative d’émettre un son, le diaphragme s’aplanit, l’estomac avance légèrement, et le souffle est introduit par le nez, par la bouche, ou par les deux à la fois. Pendant cette inspiration partielle, que l’on nomme abdominale, les côtes ne se déplacent pas, les poumons ne sont pas non plus remplis à leur complète capacité. […] Alors et seulement alors, les côtes se lèvent, pendant que l’estomac se creuse. Cette inspiration – dans laquelle les poumons disposent d’un mouvement libre, d’un côté à l’autre, devant et derrière, de haut en bas – est complète et est appelée thoracique. (Q.) laquelle approuvez-vous? (A.) La respiration thoracique, et pour l’obtenir il faut que l’air soit pris lentement et profondément. (García fils, 1894, p. 4)

(A) In the first attempt to emit a sound, the diaphragm flattens itself, the stomach slightly protrudes, and the breath is introduced at will by the nose, by the mouth, or by both simultaneously. During this partial inspiration, which called abdominal, the ribs do not move, nor are the lungs filled to their full capacity [...]. Then, and only then, are the ribs raised, while the stomach is drawn in. This inspiration – in which the lungs have their free action from side to side, from front to back, from top to bottom – is complete, and is called thoracic or intercostals. [...] (Q.) Which do you approve? (A.) The thoracic; and to obtain it the breath must be taken slowly and deeply.

66Hints on singing est rédigé sous forme de question-réponses : (A : réponse ; Q : question). 58

Nous renvoyons le lecteur à l’enregistrement de Vissi d’arte (Tosca, Puccini) chanté par la Callas67, qui constitue un bel exemple de la respiration belcantiste.

Nous nous sommes intéressée aux exercices pratiqués par les élèves de García fils. L’Espagnol propose comme premier exercice celui de l’union des registres. Suivent la description des différents enchaînements de notes. Elles peuvent être portées, liées, marquées, etc. Dès les premiers exercices le port de voix est requis, il sera déjà appliqué pour des petits intervalles comme celui de seconde. Suivent les tierces, quartes, etc. Nous retrouvons les anciens exercices, déjà publiés par son père, pour former la gamme. García fils prend, comme point de départ (Première partie, p. 33. Exercice N 11), les deux notes (do - ré) dans un mouvement accéléré : c’est l’ancien exercice, que l’on retrouve déjà dans la Préface de les Nuove Musiche de Caccini (1601), plus tard dans la « Feuille de Porpora » de Harris, et qui est probablement très ancien.

Nous avons comparé la présentation des mêmes exercices chez le père et le fils García. Il est intéressant de voir des transformations dans la scripturalisation des exercices. Par exemple, les intervalles de seconde chez García père sont représentés (Exercice 2, p. 3) avec des valeurs plus longues. Chez García fils la valeur ronde liée à une blanche pointée est raccourcie à une blanche liée à une noire. Il est vrai que sans une référence métronomique, nous ne pouvons déduire que l’exercice écrit par le père était plus « lent » que celui que le fils travaille avec ses élèves, mais nous pensons que cette transformation des signes n’est pas anodine. Nous avons la preuve, dans un petit détail : chez García père chaque intervalle a au-dessus de la portée le signe de la messa di voce.

García fils explique les procédés utilisés dans le travail de la vocalisation. Nous travaillons encore certains d'entre eux de nos jours, comme l’accentuation de groupes de notes, cela de manière régulière. García fils ne propose pas uniquement de varier les accents mais les nuances d’intensité (f et p), à grande vitesse (García fils, 1841-1847, I, p. 49). Pour la vitesse des agilités des soprani, il recommande : d’arriver au degré de quatre doubles croches à « 120 du métronome de Maëlzel » (García fils, 1841-1847, I, p. 49). Nous pensons pourtant que l’usage du métronome par García fils ne doit pas être interprété comme un moyen rigide d’appliquer l’écrit, mais au contraire : García fils sait que pour chanter à la vitesse de 132, l’élève n’a pas d’autre choix que d’assouplir l’émission du son. Par exemple, si l’élève chante en « forçant » la voix, ou en « fixant » le larynx, il n’obtiendra pas ce résultat. Nous avons plusieurs preuves que García fils n’a pas un rapport « rigide » à l’écrit. Par exemple, il admet que d’autres professeurs utilisent son traité en adoptant un autre « ordre » : Bien que nous ayons adopté, dans le classement des matières de cette première partie, l’ordre qui nous a semblé le plus rationnel, cet ordre pourra être interverti par le maître, qui changera la disposition des exercices ou en supprimera quelques-uns en raison de l’aptitude et des besoins de l’élève. (García fils, 1841-1847, I, p. 20)

García fils critique les méthodes de Martini et celle du Conservatoire (1803), qui proposent de travailler le trille « en pointant la note principale. » (García fils, 1841-1847, I, p. 71). Il conclut : « J’engage les élèves à chercher le trille par le tremblement spontané du gosier et non par le mouvement progressif des deux notes. » (García fils, 1841-1847, I, p. 71).

67 https://www.youtube.com/watch?v=NLR3lSrqlww 59

Nous soulignons que García fils est pourtant très attaché aux anciennes pratiques de la tradition belcantiste et mentionne par exemple le « renversement de la tête en arrière » (García fils, 1841-1847, I, p.1), pratiqué par les anciens chanteurs utilisant la voix « claire ». Cette « technique » ne tardera pas à disparaître avec l’enseignement de la « fixation » du larynx en position basse et le recours à la voce coperta.

L’auteur travaille le répertoire italien, avec des élèves avancés comme Marchesi; ce sont surtout les compositions de Rossini, Bellini et Donizetti (Malcolm Sterling, 1908, p. 161). Cela suppose un important travail, d’après son élève Marchesi : « gammes, arpèges, &c., et le pire avec le métronome » (Malcolm Sterling, 1908, p. 161).

Dans la Seconde Partie de son traité, García fils propose des extraits, tirés d’opéras du « répertoire », et indique comment prononcer certaines consonnes, comment accentuer ou phraser. Ces extraits sont probablement ceux que García fils utilise en classe, pour appliquer les procédés appris.

3.3 Ce que représente le Traité complet de García fils García fils est parmi les premiers auteurs à tisser des liens avec les anciens traités, en donnant des précisions sur les noms des auteurs. Par exemple, en ce qui concerne l’ouverture de la bouche il affirme : « La meilleure disposition de la bouche est celle que conseillent Tosi et Mancini » (c’est-à-dire le « sourire »68). Non seulement García fis se situe dans la lignée de ces deux pédagogues prestigieux, mais il critique vivement d’autres pratiques, comme l’ouverture « exagérée » de la bouche, ou encore d’autres « défauts » qui commencent à être pratiqués dans son entourage, comme chez Duprez qui pratiquait, d’après De la Madelaine, une ouverture semblable à un « pavillon de clarinette (rebords compris) » (De la Madelaine, 1864, p. 62). García fils quand à lui affirme : 1° Si les dents sont rapprochées outre mesure, la voix contractera un caractère guttural ; 2° si on avance les lèvres en forme d’entonnoir, on n’obtiendra que des notes lourdes et aboyantes ; 3° si on ouvre la bouche en ovale (comme les poissons), cette disposition a l’inconvénient d’assourdir la voix, d’assimiler l’une à l’autre toutes les voyelles, d’empêcher l’articulation, enfin, de donner au visage une expression dure et disgracieuse. (García fils, 1841-1847, I, p. 25).

La position du « sourire » correspondrait à une physionomie « agréable »: dans une note de bas de page García fils insiste : « Ne confondons pas la position plus ou moins ouverte de la bouche et la physionomie riante » (García fils, 1841-1847, I, p. 25). Ici, il s’agit de rectifier les effets d’une transposition didactique qui transforme les savoirs (souvent ils ont été traduits de l’italien au français !) savoirs parfois éloignés des intentions du pédagogue d’origine. Cette physionomie « souriante » serait une des caractéristiques de l’émission du son belcantiste : elle favoriserait la production claire du son et des agilités. La position de la bouche avec les lèvres « en forme d’entonnoir » que García fils considère comme « défaut », deviendront norme dans certaines branches de la tradition allemande, une quarantaine d’années plus tard.

Mais ce qui a retenu spécialement notre attention sont les listes de variantes des vocalises. Ces classifications de procédés nous permettent de reconstituer le travail de certains milieux symboliques et des outils employés pour rendre l’expression.

68Et constitue fort probablement dans une physionomie à la fois agréable et tonique, propice à une émission riche en harmoniques. 60

Précisément, au sujet de l’expression, García fils est à situer dans une période de transition entre l’emploi de cette notion en rapport à une œuvre en particulier et celle d’ « interprétation », qui fait déjà référence à l’œuvre du compositeur. A la question, « Qu’est-ce l’expression ? » García fils répond : « L’expression est la manifestation des sentiments. » (García fils, 1894, p.70). Q. What is expression? A. Expression is the manifestation of the feelings. Ensuite, García fils parle des qualités de l’ « unité » de l’expression, c’est-à-dire, « le parfait accord entre les parties et le tout. » (García fils, 1894, p.70) a perfect accord of the parts of a whole. García est encore interrogé sur les moyens pour transmettre l’expression au public : « En ressentant très fort ses sentiment soi-même. » (García fils, 1894, p. 71) By feeling strongly himself.

Toutefois, dans le « Chapitre IX, De la Vocalisation (agilita) », García fils semble toujours attaché à l’ancienne tradition et aux « outils » d’expression utilisés. L’auteur nous livre ainsi les procédés belcantistes à l’origine des coloris : « Il y a cinq manières de faire succéder entre eux les sons d’un trait quelconque : On les porte ; On les lie ; On les marque ; On les pique ; On les aspire (de manière exceptionnelle). » (García fils, 1841-1847, I, p. 29)69. L’auteur fait précisément référence aux coloris dans une note de bas de page : « Martini, en 1780, appelle, non sans raison, les variétés de coloris les accents de la voix. » ils seraient appliqués : Sur toutes les voyelles tour à tour ; Dans les trois registres ; Dans les deux timbres ; Dans toute l’étendue de la voix ; Dans tous les degrés de force ; Dans tous les degrés de vitesse ; En y introduisant des inflexions ; En y faisant des suspensions ; En combinant tous les moyens. (García fils, 1841-1847, I, p. 29).

Nous pouvons déduire des effets de la transposition didactique comme celle, ici présente, d’introduire des chiffres qui limitent les variantes : nous allons retrouver de plus en plus ce genre d’approche de « simplification ».

De la notion de style La notion de style apparaît chez García fils encore fortement attachée à l’ancienne tradition. Après avoir mentionné Tosi (stilo di camera, stilo di chiesa, e stilo di teatro), il affirme: « aujourd’hui que ces genres ne sont plus aussi distincts qu’aux deux derniers siècles, c’est la nature de la composition qui doit déterminer dans le choix du style. » (García fils, 1841-1847, II, p. 62). Il associe à cette « nature de la composition » trois styles : « Le style large, canto spianato ; le style fleuri, canto fiorito ; le style dramatique, canto declamato. » Il ajoutera les subdivisions, pour le canto fiorito : di agilità, di maniera, di grazia, di portamento, di bravura, di forza, di slancio. Le style declamato sera divisé en sérieux et en bouffe. Et pour chaque style il y aura l’utilisation des codes d’expression : les ports de voix, les traits puissants, les formes gracieuses. Nulle mention du compositeur.

Nous trouvons des indices qui montrent qu’une nouvelle notion de style émerge. García fils institue trois rapports à la « lecture » : Les compositions de Haydn, Mozart, Cimarosa, Rossini, etc., exigent une exactitude complète dans le mouvement rythmique. Tout changement introduit dans les valeurs doit, sans altérer le mouvement de la mesure, ressortir de l’emploi du tempo rubato. (García fils, 1841-1847, II, p. 22).

69Dans la première partie de son traité, García propose des explications détaillées sur ces différents procédés (pp. 30 et 31). 61

Par contre : « La mesure est libre lorsqu’elle suit, comme le discours, le mouvement de la passion et les accents de la prosodie ; le plain-chant et les récitatifs sont des exemples de mesure libre. » (García fils, 1841-1847, II, p. 22). Enfin, toujours selon l’auteur : La mesure est mixte lorsque l’expression du morceau produit de fréquentes irrégularités dans le mouvement de l’ensemble ; c’est ce qu’on peut souvent reconnaître dans la manifestation des sentiments tendres et douloureux. D’ordinaire, dans ces morceaux la valeur des notes est longue, et le rythme peu sensible. (García fils, 1841-1847, II, p. 22).

Nous soulignons le fait qu’un « répertoire » se constitue : les textes ne doivent pas être modifiés, ou très peu. Toutefois, certains savoirs sont implicites, et les compositeurs ne les notent pas encore. Par exemple : « La musique de Donizetti et surtout de Bellini renferme un grand nombre de passages qui, sans porter l’indication du rallentando ou de l’accellerando, en comportent l’emploi. » (García fils, 1841- 1847, II, p. 23). García fils ajoute plus loin : Deux artistes d’un genre très-différent, García (mon père) et Paganini, excellaient dans l’emploi du tempo rubato appliqué par phrase. Tandis que l’orchestre soutenait régulièrement la mesure, eux, de leur côté, s’abandonnaient à leur inspiration pour ne se rencontrer avec la basse qu’é l’instant où l’accord changeait, ou bien à la fin même de la phrase. Mais ce moyen exige avant out un sentiment exquis du rythme et un aplomb imperturbable. (García fils, 1841- 1847, II, p. 25).

L’auteur écrit dans une période de profondes transformations du monde référentiel, il passe de l’ancienne tradition, à laquelle il a été formé – non sans peine – à d’autres approches, mais qui ne sont pas encore stabilisées par le travail de transposition didactique.

La respiration au service de l’expression García fils aborde la respiration comme « outil » expressif. Son premier souci est de ne pas altérer le phrasé et de choisir les inspirations en rapport au sens du discours. (García fils, 1841-1847, II, p. 19). Il se montre très strict : « Hors les cas que nous venons d’indiquer, on ne peut respirer sans commettre une faute. » (García fils, 1841-1847, II, p. 20). Il indique la respiration « par le nez » comme celle qui serait plus discrète. (García fils, 1841- 1847, II, p. 21).

Pour l’usage des ports de voix, García fils fait référence à des pratiques discursives : « le port de voix sera bien placé toutes les fois que, dans le langage passionné, la voix se traînerait sous l’impression d’un sentiment énergique ou tendre. » (García fils, 1841-1847, II, p. 28).

García fils utilise encore le terme « couleur » pour désigner les différentes intensités d’émission. A chaque fois il propose des exemples, et contribue ainsi à institutionnaliser des « interprétations » qui jusque là étaient transmises de maître à disciple. (García fils, 1841- 1847, II, p. 31). L’auteur parle ainsi de « clair-obscur », toujours en rapport à l’intensité. Il explique comment les déduire : « En général, le compositeur répond à une portion de phrase par une autre portion d’égale étendue, composée de valeurs identiques ou de valeurs différentes. Remarquons ici que c’est par les valeurs identiques, plus que par les intonations, que se constate la corrélation des idées mélodiques. » (García fils, 1841-1847, II, p. 32). L’ « interprétation » peut ainsi être établie « visuellement », d’après une logique d’analyse de la partition : « Lorsque le second membre de phrase se compose des mêmes valeurs que le premier, la couleur du second membre n’est déterminée par celle du premier que si les intonations procèdent par progression mélodique, ou bien lorsque les mêmes intonations du premier membre se reproduisent dans le second. » (García fils, 1841- 1847, II, p. 32). Ou encore : Lorsque la pensée se répète identiquement plusieurs fois de suite, ou lorsque la pensée suit une progression ascendante ou descendante, il faut, suivant le sentiment de la phrase, soumettre ces divers

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développements au crescendo ou au diminuendo, à l’accellerando ou au ritardando, plus rarement aux accents isolés et au tempo rubato. (García fils, 1841-1847, II, pp. 32-33)

D’un point de vue de transposition didactique, bien que le discours de García fils soit proche des contenus du référent de la tradition rhétorique, les restrictions qu’il institue sur les accents et le tempo rubato constituent des signes de « simplification » : de plus en plus, l’ « interprétation » sera en lien à des changements d’intensité, ou à des rall. et accel. Scripturalisés : les accents et le rubato seront de plus en plus considérés comme des « fautes » envers la fidélité à l’écrit.

Le chapitre consacré aux « Changements » a retenu notre attention : le rapport à l’écrit partition est encore extrêmement « libre » : La nécessité d’opérer des changements dans les notes peut résulter de diverses causes. Supposons un opéra d’une contexture (tessitura) dont le diapason soit ou trop élevé ou trop grave pour la voix de l’exécutant ; supposons encore que le style de l’ouvrage, déclamé ou fleuri qu’il soit, ne se trouve pas en rapport avec celui du chanteur ; on comprend alors que l’artiste doive modifier sur quelques points la composition : ainsi, il abaissera ou élèvera certains passages, il les simplifiera ou les chargera pour les ajuster à ses moyens ou au caractère de son talent. S’il ne s’agissait que d’un air ou d’un duo détaché, il faudrait les transposer en entier plutôt que d’en déplacer les effets essentiels. (García fils, 1841-1847, II, p. 36)

Ceci signifie qu’un chanteur peut encore altérer, sans choquer le public, les contenus de la partition : s’il n’arrive pas à chanter avec aisance un aigu, si les traits virtuoses ne lui conviennent pas, ou si par contre, il n’y a pas assez d’ « effets » et il souhaite montrer ses « talents ».

Nous soulignons toutefois la disparition dans l’édition de 1878 de certains paragraphes de l’édition de 1847. Par exemple : « Comme l’étude des ornements exige beaucoup d’exercice et qu’elle doit conduire l’artiste à improviser des variantes (cantar alla mente), mérite distinctif du chanteur éminent, le maître ne saurait trop exercer l’élève à varier lui-même le morceau. » (García fils, 1841-1847, II, p. 36) Ou encore : «ce que l’on doit désirer, surtout chez le jeune artiste, c’est la fécondité, la correction viendra plus tard ». (García fils, 1841-1847, II, p. 36)

Ces indices d’ « absence » sont significatifs, en rapport à une transformation des pratiques. D’un point de vue didactique, cela va se traduire par la valorisation du travail du milieu didactique « partition » dont on respectera une « lecture fidèle ». La « fécondité », art d’improviser, sera abandonné, la « correction » sera exigée de plus en plus.

García fils consacre le chapitre IV à l’Expression. Le fait que les trois premiers chapitres soient consacrés à l’articulation dans le chant, l’art de phraser, les changements, nous semble très significatif : l’expression constitue un chapitre à part, qu’il différencie des autres procédés d’exécution. Pour García fils, l’expression est « l’accent pathétique » qu’il considère comme « expression ajoutée à la mélodie ». (García fils, 1841-1847, II, p. 49) Il affirme ainsi : L’exécution musicale, réduite à un simple mécanisme, fût-elle accompagnée de la correction la plus parfaite, si on pouvait la supposer indépendante de l’expression, laisserait le chant froid et inanimé ; mais, il faut le dire, cette correction elle-même n’est possible qu’autant qu’elle est soutenue d’un certain degré de chaleur et d’énergie. (García fils, 1841-1847, II, p. 49)

Il ne suffit pas d’exécuter avec élégance ou imagination une mélodie, il faut « ajouter » quelque chose, et ce quelque chose est l’ « interprétation », qu’il définit comme « chaleur » et « énergie ».

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Nous sommes face à une des premières théorisations de la notion d’ « interpréter », il est question de la nouvelle notion d’« artiste » : L’artiste chercherait vainement à agir sur l’âme de ses auditeurs, s’il ne se montrait lui-même vivement affecté de l’émotion qu’il veut communiquer aux autres ; car c’est surtout par la sympathie que se transmettent les émotions. On comprend donc que l’artiste ne produise sur nous que des expressions analogues à celles qu’il ressent lui-même ; dès lors résulte pour lui l’obligation d’animer, d’ennoblir ses pensées. (García fils, 1841-1847, II, p. 49)

D’un point de vue didactique, les procédés traditionnels de l’exécution avaient à peine était « transposés » par un travail de scripturalisation; des nouveaux contenus d’enseignement sont à mettre par écrit : la tâche est bien plus difficile. Comment parler de sentiments personnels de l’artiste ? García fils affirme: « Le chanteur, pour se familiariser avec les accents de la passion et se préparer à les appliquer en maître, doit perfectionner sa propre sensibilité et analyser ses sensations. » (García fils, 1841-1847, II, p. 49) Dans un bas de page il cite Jacquemont (sans indiquer l’ouvrage ni l’année) : « C’est en réfléchissant, bien plus qu’en exerçant, qu’on se perfectionne dans les arts. » (García fils, 1841-1847, II, p. 49) Le travail ne sera plus la première qualité du chanteur, il aura une attitude réflexive vis-à-vis de son propre ressenti. García fils analyse ainsi les passions et les sentiments : La nature attache à chaque sentiment des caractères distincts, un timbre, un accent, une modulation de la voix, etc. Si l’on priait ou si l’on menaçait dans des timbres, avec des modulations, des accents autres que ceux qu’exigent la menace ou la prière, loin d’intimider ou d’attendrir, on n’arriverait qu’à se rendre ridicule. Chaque individu a également, en raison de sa nature et de sa position, une manière à part de sentir et de s’exprimer. (García fils, 1841-1847, II, p. 50)

Nous avons dans un même paragraphe des allusions aux principes généraux de la rhétorique (les caractères des personnages), mais tout de suite après, García fils affirme les particularités de l’artiste, qui revendique sa manière de sentir et de s’exprimer. Il conseille à l’élève de « réciter le rôle en parlant » et conseille : « il mettra autant d’abandon et de naïveté que dans l’expression d’un sentiment qui lui serait propre. » (García fils, 1841- 1847, II, p. 50) Mais García fils va plus loin, il emprunte un exercice de l’acteur Talma où l’élève « projette » son propre personnage, et l’observe : […] s’isoler complètement du personnage […] le placer en face de soi par l’imagination, et le laisser ensuite agir et chanter. En reproduisant fidèlement les impressions que lui aura suggérées cette création fantastique, l’artiste obtiendra des effets bien plus frappants que ceux auxquels il atteindrait en se mettant à l’œuvre tout d’abord. (García fils, 1841-1847, II, p. 50)

L’auteur conseille également de s’inspirer d’œuvres d’art « représentant une situation analogue à celle que l’on doit traiter. » (García fils, 1841-1847, II, p. 50)

Paradoxalement, les exemples que García fils donne appartiennent à l’ancien paradigme d’apprentissage par imitation. Toutefois, ici, le modèle peut être le fruit de l’imagination du chanteur, et ceci constituerait une approche innovante.

Sans citer le paradoxe de Diderot, mais à nouveau Talma, García fils est conscient que l’ « abandon » aux ressentis peut être nuisible à l’exécution et conseille : Le chanteur, alors même qu’il ressent les plus vifs transports de la passion, doit conserver assez de liberté d’esprit pour analyser les signes au moyen desquels ces transports se sont manifestés, pour les juger un à une, et les soumettre à un scrupuleux examen. (García fils, 1841-1847, II, p. 50)

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Dans sa jeunesse, García fils avait été sévèrement critiqué par les journaux, lors de ses actuations au Théâtre Italien. Nous avons trouvé une critique très sévère à son sujet, parue à Paris le mercredi 8 octobre 1828, signée par Le Diogène, lors de sa prestation dans le Barbier de Séville : Quant au débutant, nous lui conseillons franchement de renoncer à une carrière pour laquelle la nature ne lui a accordé aucun moyen. En effet, sa voix est sourde, faible, sans timbre et sans éclat ; chanteur sans goût et sans méthode, il n’a fait ressortir aucune des beautés, si faciles pourtant, de son rôle ; il l’a joué du reste comme un écolier embarrassé qui paraît pour la première fois sur le théâtre de son collège et qui tremble de ne pouvoir venir à bout de sa leçon. Toujours tremblant, balançant ses bras, ne sachant comment se tenir, embarrassé de sa personne, ne pouvant faire un bon geste ni dire bien une phrase. (Mongrédien, 2008, p. 587).

L’approche réflexive était probablement incompatible avec l’enseignement qu’il avait reçu. Cet enseignement, García fils va le pratiquer autrement que son père.

3.4 Topogénèse et contrat didactique Nous avons trouvé chez Malcolm Sterling, élève de García fils, la description de l’usage de l’espace d’enseignement chez García fils; d’un point de vue didactique, elle contient des détails intéressants: Le piano situé au milieu de la chambre, et il faisait toujours attention de placer ses élèves de manière que la lumière illuminait leurs visages. Je me souviens de ma mère lui demandant s’il aurait voulu placer un autre miroir en plus de celui sur le bord de la cheminée. Il a répondu: “Non, ce n’est pas nécessaire. Je ne veux pas que mes élèves se regardent tout le temps. Ils doivent me regarder. (Malcolm Sterling, 1894, p. 238)

The piano stood in the middle of the room, and he always took care to place his pupils so that the light fell full upon their faces. I recollect my mother asking him if he would like another mirror besides the one over the mantelpiece. He replied, “No, it is not necessary. I don’t want my pupils to be looking at themselves all the time. They have to look at me.”

Grâce à cet extrait, nous pourrions déduire un rapport « frontal », comme celui conseillé par la Méthode de 1803. Mais García fils accompagne au piano : il n’est pas constamment en train d’observer l’action de l’élève, il écoute en même temps qu’il joue, en improvisant70 : Pendant les leçons il restait assis au piano, assumant lui-même les accompagnements. Il les jouait avec beaucoup de calme mais avec une ferme précision rythmique. Pour les airs anciens italiens, il les jouait généralement par cœur. Ses expressives mains blanches improvisaient des préludes et des harmonies, et quand nous chantions il restait, yeux fermés, comme si ses pensées partaient loin. Mais ce n’était pas le cas: il était bien présent. Dès qu’une erreur était faite il cessait la musique, identifiait l’erreur et donnait un conseil pour la corriger. Ceci prenait la forme d’une petite observation utile, faite en termes clairs, précis, qu’il illustrait personnellement en anglais, mais le plus souvent en français. (Malcolm Sterling, 1894, pp. 280-281)

During the lessons he would remain seated at the piano, undertaking all accompaniments himself. These would be given quietly, but with a firm, rhythmical precision. In the case of the old Italian arie, they would generally be played from memory. His white expressive hands would weave elaborate preludes and harmonies into the music, and as one sang he would sit with closed eyes as though his thoughts were far away. But they were not, they were very much present. If a mistake were made the music would cease, the error be pointed out, and a suggestion given for its correction. This would take

70Malcolm Sterling donne encore des détails sur le jeu de García fils fils : « His mannerisms while playing accompaniments were quite characteristic of the man. He would strike the chords with the greatest vivacity, and almost leap into the air from his piano-stool in his excitement at any wrong trick of vocalisation; or again, he would make a dash for the metronome, snatch it up and set it to time, and for the space of perhaps ten minutes compel one to go on counting mentally, or beating time with the hand in unison with the rhythmic movements of the guiding instrument, until the time difficulty had been mastered. When he had succeeded in preparing the voice for use like a beautifully toned instrument, his teaching spread over the whole extension of every style of music,- opera, oratorio, and song.» (Malcolm Sterling, 1894, p. 293) 65

the form either of some helpful little observation, made in clear, precise terms, or of personal illustration, given in English, or more often French.

Malgré son âge avancé71, García fils continue à donner des exemples en chantant : « Malgré quatre-vingt-dix ans dépassés, il était toujours capable de montrer comment il voulait que les notes soient émises ou comment produire un effet, en chantant le passage lui-même. » (Malcolm Sterling, 1894, p. 281) Though over ninety years old, he was quite equal to showing how he wanted notes take or an effect given by singing the passage himself.

Certains passages de Malcolm Sterling nous aident à comprendre l’emploi subtil de la terminologie, par exemple: « Il insistait près des chanteurs et enseignants que l’Art du chant n’était pas celui de la production de la voix, terme qu’il détestait, mais de l’enseignement de l’émission du son. » (Malcolm Sterling, 1894, p. 283) He always impressed on singers and teachers alike that the Art of Singing was not voice- production, a term which he loathed, but guidance in voice-emission.

Selon Malcolm Sterling, son enseignement était adapté à l’élève : Sa méthode peut être résumée qu’il ne s’agit pas d’une méthode – dans le sens qu’il n’avait pas ni de règles strictes ni appliquées sans réflexion – son objectif état toujours celui de trouver le chemin adapté à chaque élève, le plus naturellement possible et avec le moindre effort. (Malcolm Sterling, 1894, p. 283)

His Method may be perhaps summed up in the doctrine that it was not a method – in the sense that he had no hard and fast rules, - his object always being to make each pupil sing in the way most natural and involving the least effort.

Malcolm Sterling, qui avait observé son maître enseigner à d’autres élèves, se rappelle : La première leçon donnée à un élève était pratiquement une conversation sur les buts du chanteur et de l’instrument dont il disposait : il expliquait dans un langage clair les différentes parties de l’instrument, et montrait que les poumons devaient être correctement remplis ; l’émission du son devait être douce et stable, et il insistait contre la tendance naturelle de vider rapidement les poumons d’air. (Malcolm Sterling, 1894, p. 283)

The first lesson for all pupils would be practically a chat on the singer’s aims and on the instrument at his disposal: he would explain in clear language the different parts of the instrument, and show that the lungs had to be properly filled; then in the first attempt at emission a steady gentle stream was to be sent out, while one guarded against the natural tendency to empty the lungs quickly.

D’après Malcolm Sterling, García fils expliquait dans cette première leçon le fonctionnement de la voix72. Il ne demandait qu’ensuite à l’élève de chanter:

71Malcolm Sterling rapporte : « Dans une occasion mémorable il avait chanté deux octaves par entier, commençant dans le la grave et finissant dans le Sol dièse du baryton aigu. Cela semble un incroyable tour de force, mais il s’agit d’un fait absolu. » (Malcolm Sterling, 1894, p. 281) On one memorable occasion he sang two entire octaves, commencing at the low A flat, and ending with a high baritone G sharp It sounds an almost incredible tour de force, but is an absolute fact. 72At the larynx the air in passing through the little lips of the glottis received pitch, which varied according to the rapidity with these opened and allowed puffs of air to pass through; then in passing through the passage from the larynx to the front of the mouth they received timbre and vowel-tone, which varied according to the shape of the pharynx and the height of the soft palate. The tone was then to be directed to the front of the mouth, and here the consonants were made, but these latter were not to interfere with the flow of sound or cause any jerkiness. When a phrase was commenced the tone was to flow on evenly, smoothly, steadily, with greater or less sustaining power as desired, until the end was reached. He would further explain something of the theory of registers, and the causes of various kinds of tones, good and bad. Finally, before telling the pupil to make his first tones, he would impress on him this: “If you do not understand anything perfectly, ask me at once, and I will endeavour to 66

[…] le premier pas était invariablement l’émission d’un son stable, après profonde respiration, il insistait sur ce détail. Dès les premiers signes d’instabilité de la justesse il arrêtait l’élève et commençait de nouveau. Dès que l’élève était capable de chanter une gamme lentement et fermement, il abordait les exercices, et quand il s’agissait d’un élève doué ces exercices constituaient tout le contenu d’enseignement scolaire pendant une longue période. (Malcolm Sterling, 1894, p. 284-285)

[...] the first step invariably consisted in the emission of a steady tone, deep breathing being insisted on for the purpose. At the first sign of unsteadiness in the tone the pupil was directed to stop and begin again. When once the pupil could sing a scale slowly and steadily, the way was open to the practice of exercises; and very often in the case of a voice of promise these exercises constituted the whole course of study for a considerable period.

Nous sommes confrontée de nouveau à un récit d’un idéal : on imagine difficilement que le maître donne toute une leçon d’anatomie et physiologie en détail, et qu’il aborde ensuite l’émission d’un son que l’élève, déjà fortement impressionné par les savoirs de son enseignant, doit émettre en répondant avec fermeté et justesse. Nous émettons l’hypothèse que García fils, comme beaucoup de professeurs le font actuellement, expliquait de manière schématique le fonctionnement de la voix, et qu'il demandait à l’élève de lui chanter un morceau à son goût, pour le mettre à l’aise et découvrir sa voix. Ensuite, progressivement, le maître initiait l’élève à des savoirs plus approfondis, en augmentant les exigences au niveau de la voix et en travaillant des sons d’abord séparés, puis la gamme, enfin des exercices plus élaborés.

D’après Malcolm Sterling (qui nous fait part du discours de son maître), García fils définit son propre contrat didactique: Je vous dis seulement comment chanter, quel ton est juste, les fautes à éviter, ce qui est artistique et ce qui n’est pas artistique. J’essaye d’éveiller votre intelligence, pour que vous puissiez critiquer votre propre chant avec autant d’exigence que je le fais. Je veux que vous écoutiez votre voix et que vous utilisiez votre cerveau. Si vous trouvez une difficulté, ne vous y soustrayez pas. Décidez de la surmonter. Tant de chanteurs abandonnent quand ils trouvent des difficultés. Ils préfèrent laisser et détourner leur attention pour d’autres choses plus faciles à résoudre. Ne faites pas comme eux. (Malcolm Sterling, 1894, p. 286)

I only tell you how to sing, what tone is good, what faults are to be avoided, what is artistic, what inartistic. I try to awaken your intelligence, so that you may be able to criticise your own singing as severely as I do. I want you to listen to your voice, and use your brain. If you find a difficulty, do not shirk it. Make up your mind to master it. So many singers give up what they find hard. They think they are better off by leaving it, and turning their attention to other things which come more easily. Do not be like them.

Nous retrouvons des éléments moralisants, qui ont sans doute un effet pédagogique. Pourtant, toujours d’après Malcolm Sterling, García fils ne portait pas de jugement sur ses élèves : « Pendant les leçons le maestro avait comme principe de ne jamais prodiguer ni d’éloges ni de blâmes. Il était cependant toujours encourageant. Ses remarques pouvaient être faites en anglais, en français ou en italien. » (Malcolm Sterling, 1894, p. 285) At the lessons the maestro did not, as a rule, offer either praise or blame. He was, however, always encouraging, and treated pupils according to their individual powers.

clear up the point and show you how to get over the difficulty. And remember that we must have the knowledge to guide the emission of the voice with our brains. When the tone has once been emitted it is too late to correct a fault. We must be aware beforehand exactly what we are going to do. We must know what is right and how to do it. That is the secret. (Malcolm Sterling, 1894, pp. 283-284)

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Si nous revenons au Traité de García fils, nous pouvons encore déduire que le livre ne remplace pas le maître, malgré que l’auteur donne une profusion de détails sur chaque procédé et livre à chaque fois des exercices pour appliquer les principes ou pour comprendre l’usage de l’expression. Par exemple, pour l’union des registres, García fils explique: « Cette étude nécessaire rebute presque toujours l’élève : c’est au maître à la diriger habilement, et à ménager avec soin la voix qu’on lui confie. » (García fils, 1841-1847, I, pp. 27-28).

Dans ses livres, García fils propose des descriptions très détaillés de chaque mouvement – elles sont destinés à l’enseignant – dans la pratique il conseille, pour certains apprentissages d’avoir recours à l’imitation. Par exemple, ici il est question du « coup de glotte » : Q. Comment peut-on acquérir l’articulation ? A. Par imitation, que c’est le moyen le plus rapide ; mais en absence d’un modèle, rappelez vous qu’une légère toux permet de prendre conscience de l’existence et de la position de la glotte, mais aussi de son action de fermeture et d’ouverture. (García fils, 1894, p. 13)

Q. How do you acquire that articulation? A. By imitation, which is quickest of all; but in the absence of a model, let it be remembered that by slightly coughing we become conscious of the existence and position of the glottis, and also of its shutting and opening action.

D’autres détails sont du plus grand intérêt. Par exemple, pour incorporer les savoirs, García fils n’hésite pas à faire répéter ce que l’élève a « bien réussi ». D’après Malcolm Sterling : Quand une difficulté avait été surmontée, il sourirait et disait, « c’est exactement comme je le souhaite. Faites-le de nouveau. Bien! Maintenant essayer de vous rappelez mentalement exactement sur ce que vous avez fait. Chantez-le encore une fois. C'est ça! Ne laissez pas l’ancienne erreur se produire de nouveau. » (Malcolm Sterling, 1894, p. 288)

When a difficulty had been overcome, he would smile and say, “That was as I wish. Do it again. Good! Now try and impress upon your mind exactly what you did. Sing it once again. C’est ça! Do not let the old mistake occur again.”

D’après son élève, García fils a l’ « oreille absolue ». Ce détail est d’autant plus étonnant que le diapason n’a pas été fixé avant 1859, c’est-à-dire, quand García fils avait cinquante quatre ans. Il est probable qu’il ait eu une oreille absolue en rapport à l’accordage de son piano73 (accordage qu’il faisait probablement lui-même) : il a enseigné durant des années des journées entières avec l’instrument.

4. Conclusions : Traité de García fils

Si nous prenons en compte et dans leur globalité les analyses précédentes, nous arrivons à la conclusion qu’il y aurait des procédés et des pratiques relativement homogènes qui

73C’est d’après cette anecdote que nous avons émis cette hypothèse : “Not only had Manuel García fils a remarkably accurate ear, but he possessed the gift of “absolute pitch”, a fact shown by the following anecdote. A friend called to see him one afternoon, and the conversation turned upon the question of pitch. García fils shook his head reproachfully when the visitor, who was some seventy years his junior, stated that he could not tell what a note was by ear. No sooner had I said this, writes this friend in describing the incident, “than the old maestro rose from his seat, stood with his back to the piano, and told me to strike any note I liked and he would name it. As rapidly as possible I struck the notes, and instantaneously he called out what they were. [...] Without a moment’s hesitation he named each in turn without a single mistake.” (Malcolm Sterling, 1894, pp. 254-255) 68 correspondraient à un paradigme belcantiste de chant dit « classique »74, dans un contexte référentiel proche des principes du discours75. Autour des années 1840, nous déduisons des écrits également des indices de transformation et rupture du paradigme. Mais, la tradition semble avoir survécu à cette rupture : rappelons-nous qu’il s’agit de changements qui s’opèrent tout au long de plusieurs générations.

Dans la discographie enregistrée à la veille de la Seconde Guerre mondiale, nous avons reconnu encore ces anciens procédés belcantistes. Cela confirme notre déduction que la scripturalisation des savoirs anticipe les changements des pratiques, mais qu’elles ne sont pas appliquées pour autant.

Le traité de García fils contient la description de ces procédés belcantistes, auquel l’auteur avait été initié en partie par son père, formation complétée par l’observation de chanteurs parmi les plus prestigieux de son temps : ils viennent se produire à Paris et fréquentent sa fa- mille.

Le traité de García fils constitue ainsi un des derniers livres de chant à recommander certains procédés comme le (léger) coup de glotte, les mouvements de la respiration basés sur l’élargissement thoracique, (sans « gonflement » du ventre), ou encore l’art du phrasé, que l’auteur détaille dans une grande diversité de variantes. García fils reste fidèle à ces pratiques, et ceci jusqu’à la fin de sa vie. Il est convaincu de l’intérêt de ces manières de faire qu’il situe en rapport à un résultat sonore : la recherche de l’émission du son, et non de la « production » de la voix. Ce détail nous semble très significa- tif, ce n’est pas le volume mais la qualité et flexibilité du son expressif, qui l’intéresse.

García fils admet d’autres manières de faire. Son intérêt scientifique pour les phénomènes vocaux l’amènent à réfléchir à d’autres approches : l’utilisation du timbre coperto est ainsi expliquée en même temps que l’usage d’un timbre clair et flexible ; le travail de sept timbres vocaliques (a, e, è, i, o, ò, u.) ; celui de la justesse d’après le piano (la justesse des chanteurs était jusque-là un moyen d’expression !) ; de la recherche d’égalité de l’émission de la voix (ce qui est certainement incompatible avec les coloris d’intensité) ; enfin, de l’emploi du mé- tronome pour contrôler et augmenter la vitesse des agilités.

Néanmoins, son rapport à l’écrit-partition reste très libre. Pourtant, il différencie déjà certains styles de composition, comme les airs de Haydn, qui admettent moins de liberté. La notion de répertoire « classique » semble stabilisée.

Toutefois, García fils renouvelle l’approche de l’apprentissage du chant, non seulement suite à ses découvertes scientifiques, mais aussi par son approche innovante de l’écrit. En effet, au lieu de reprendre – comme font d’autres auteurs, de méthode en méthode, les mêmes exerci- ces – il se questionne sur la fonction de l’écrit dans les livres d’enseignement et n’hésite pas à les adapter ou à en changer l’ordre. Il différencie ainsi ce qu’il considère comme « développement de l’écrit » de la réalité des pratiques. Il relègue la messa di voce au niveau plus avancé du chant. Et les exercices qu’il

74La dénomination belcanto pourrait être attribuée à tout chant (même en dehors du concept « classique ») qui correspondrait à certaines pratiques sociales, considérées d’un point de vue esthétique comme représentantes d’un concept particulier de « beauté » traduit par la vocalité. 75C’est-à-dire d’après des auteurs comme Cicéron et Quintilien, normes qui ont été adoptés par les académiciens avec le mouvement de la Renaissance. 69

écrit sont à chanter comme tels, ou à transposer à quelques tons de différence, selon les tessi- tures des élèves. Grâce à ce rapport innovant à l’écrit, l’auteur nous livre des détails que les anciennes méthodes ne révélaient pas. A titre d’exemple, c’est la première fois que nous trouvons dans un traité une description détaillée des moyens pour « amplifier » le son et l’indication de « points de résonance » considérés comme des « appuis ». Nous l’avions déduit de manière implicite, dans la Méthode de 1803, mais il s’agit de la première fois que nous les trouvons expliqués. García fils propose encore un ordre de travail destiné à l’élève, en absence du maître. Jusqu’alors, nous n’avons pas non plus trouvé ce type d’explication dans un contexte de livre didactique.

Au niveau de la transposition didactique, García fils va encore plus loin que ses prédécesseurs dans l’abstraction de son discours, qui se rapproche du discours scientifique. En outre, ses classements, ses descriptions, sont souvent beaucoup plus complètes que celles des livres plus anciens. La reconnaissance d’une expression qui est la « manifestation des sentiments » constitue éga- lement une approche innovante. Toutefois, il ne suffira pas de chercher cette expression, il faudra avoir assimilé la « bonne méthode », c’est-à-dire, la flexibilité de l’émission et l’art de composer, qui permettent de varier.

Toutefois, l’émission du son devient geste réfléchi, geste « technique ». Par exemple, l’explication de la « position de la langue » ou du « coup de glotte » constituent chez García fils le résultat d’un travail important d’observation et de recherche : nous sommes loin de la « spontanéité » du geste de l’apprentissage par imitation. La dimension mimétique est ici absente, la notion de « technique » transforme profondément le procédé. Par exemple, la posture de l’élève, « d’aplomb, sur les deux jambes » – que nous pratiquons encore de nos jours – est en contradiction avec la posture expressive, du déhanchement, qui permettait l’utilisation variée du geste (cf. Annexe 2, N° 2, p. 58). Cette position du corps, proche de l’image représentée par la « planche anatomique », est une position qui correspond au travail « technique » et à la recherche scientifique du XIXe siècle. Ceci dit, si García fils peut expliquer, c’est parce qu’il dispose d’outils dont les anciens maîtres ne disposaient pas, et qu’il les a acquis essentiellement par sa recherche scientifique combinée à celle de pédagogue.

Dans les notes de bas de page, nous avons identifié encore des procédés qui sont en train de disparaître, comme l’emploi des coloris : García fils en fait mention à Martini. Le terme coloris va bientôt disparaître des méthodes en même temps que se transforme le concept d’expression belcantiste, et qui émerge celle qui est propre à l’artiste : l’ « interprétation ». García fils fait déjà référence à l’expression ressentie par le chanteur : avant, nous n’avions pas trouvé cette approche.

Il est aussi intéressant de constater, en rapport à la notion de style d’après Tosi, que García fils affirme qu’elle n’est plus en usage. Pourtant, García fils pratique encore les styles spianato, fiorito et declamato, comme Tosi : (« Dans les temps actuels ils ne sont plus les mêmes, mais il y a encore leur principal formes desquelles les principaux styles sont dérivés. » (García fils, 1894, p. 75). In modern times these division are note the same, but still there are there principal forms from which all the others are derived. Nous interprétons cette affirmation comme indice de transition entre deux paradigmes concernant le style. Dans le processus de transposition didactique, cette transition se manifeste par l’abandon d’une terminologie, qui précède l’ « oubli » des pratiques. 70

Le monde scientifique s’intéresse à la voix, progressivement les auteurs se montrent méfiants vis-à-vis de la tradition. Nous allons aborder ces textes scientifiques dans notre douzième analyse.

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Annexe 2, N° 4

De l’émergence du référent scientifique

Textes, fonctions et contextes

1. Choix et présentation des textes

Jusqu’à maintenant, nous avons déduit plusieurs causes de la remise en question du paradigme belcantiste, elles favorisent une rupture de pratiques et l’émergence d’autres paradigmes vocaux: - la transposition didactique de pratiques et savoirs, qui contribue à les conserver dans la mémoire des chanteurs, mais transformés de manière irréversible, - l’imposition par l’Etat d’un modèle scolaire, sous forme de discipline, comportant d’autres rapports entre le maître, les disciples et les savoirs, - d’autres modes de lecture, et l’émergence de la notion de répertoire didactique, - l’éradication des pratiques de castration et le déclin des écoles en Italie réservées à des élèves d’élites, remplacés par des conservatoires d’après le modèle scolaire français, - l’émergence de la notion d’ « artiste », favorisant l’abandon de certains principes, ou de pratiques d’apprentissage par imitation, comportant d’autres notions de style et d’expression,

Dans cette douzième analyse, nous allons nous intéresser aux découvertes scientifiques qui ont joué un rôle très important dans la remise en cause de l’autorité des anciens maîtres. Nous allons nous intéresser ainsi à l’enseignement de la respiration et du geste, dans la seconde moitié du XIXe siècle.

Pour mieux situer ce contexte particulier, nous aborderons, dans une première partie, le Mémoire du Dr. Mandl, médecin hongrois, théorisant la respiration: les contenus de son texte vont rencontrer beaucoup de succès chez des professeurs de chant. Nous émettons l’hypothèse que ses écrits constituent un des facteurs les plus décisifs pour l’abandon de la respiration belcantiste, encore décrite dans la Méthode de 1803 et chez García fils. En deuxième partie, nous nous interrogerons au sujet de l’enseignement du geste des chanteurs d’opéra, dont nous situons les transformations en rapport avec l’adoption du nouveau paradigme de respiration. En effet, dans la Méthode de 1803 ce geste semble ignoré, mais à partir du milieu du siècle, en même temps que le chant d’expression en « force » s’impose, la pose, la physionomie et le geste sont mentionnés – ou disposent d’un chapitre consacré entièrement – dans les traités.

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2. Contexte de lecture : Mandl

2.1 Des auteurs des livres de chant et de leur rapport aux médecins Dans la seconde moitié du XIXe siècle, dans les méthodes de chant la plupart des auteurs vont introduire la voix, comme instrument, par un chapitre sur l’anatomie et la physiologie. Pour pouvoir écrire ces livres, les musiciens ont recours à des travaux de recherche scientifiques ou associent leur nom à celui de médecins, comme co-auteurs des ouvrages. Les livres se remplissent d’images, de conseils d’hygiène, et vers la fin du siècle, d’exercices de gymnastique, enfin, de conseils pour acquérir une nouvelle notion, celle de « détente ».

Nous assistons à un nouveau phénomène, vers les années 1830 : des médecins, comme Bennati, n’hésitent pas à donner des conseils sur la manière de former les jeunes chanteurs. Bennati explique au sujet de ces élèves : Après avoir d'abord préparé l'ouïe de ces derniers à goûter la musique, qu'ils étudieront mécaniquement jusqu'à l'âge de sept ans environ, il convient, dès qu'on leur aura appris à ouvrir la bouche et à lui donner la forme la plus favorable à la projection du son, de leur faire exécuter posément et dans un mouvement très lent, non des gammes entières, ainsi que cela se pratique habituellement, mais seulement les notes qu'ils font résonner sans effort. (Bennati, 1832, p. 53)

Jusque-là, le langage employé par le médecin ne diffère pas de celui d’un professeur de chant, mais ensuite Bennati précise : On doit prendre bien garde de ne pas prolonger cet exercice d'un quart d'heure ou d'une demi-heure au plus chaque jour, selon la constitution des sujets, dans la crainte d'attaquer les moyens du soufflet ou le soufflet lui-même, c'est-à-dire des poumons et ses dépendances; ce qui pourrait amener encore plus facilement des résultats semblables à ceux que j'ai déjà signalés à l'occasion de l'exercice du chant pendant la mue. En suivant cette marche que je viens d'indiquer, on dispose à se contracter spontanément, sous l'influence de la volonté, les muscles qui, parvenus à leur entier développement, n'auront que plus de flexibilité et de force. Cette souplesse et ce ressort sont précisément ce qui manque aux personnes qui se livrent tardivement à l'étude du chant. (Bennati, 1832, p. 53)

Dans sa Méthode de chant (c. 1835), De Garaudé fait allusion aux théories du Dr. Bennati et aux « notes sus-laryngiennes »76. Mais, après avoir défini les registres selon les théories du fameux docteur, il revient sur le doute : Cependant M. Savart, dont la science forme une autorité respectable dans une telle matière, affirme que les Physiologistes et les Physiciens n’ont pu jusqu’ici donner une explication satisfaisante et basée sur des certitudes, relativement à la formation de la voix de tête ou faucet. (De Garaudé, c. 1835, p. 8).

Un autre pédagogue, Panseron, professeur au Conservatoire de Paris, reconnaît dans sa Méthode de Vocalisation (1840) : « On n’est pas encore parvenu à expliquer d’une manière satisfaisante comment se forme le son produit par l’organe vocal : le célèbre Bichat pensait que ce problème ne serait peut-être jamais résolu. » (Panseron, 1840, p. 2). Malgré les raisons bien fondées – en tout cas pour ses contemporains – de douter, Panseron utilise les théories77

76« Dans les tableaux des diverses voix, toutes les notes désignées comme Sons de poitrine proviennent du larynx et pourraient se nommer Sons laryngiens. Les notes désignées comme Sons de tête se forment dans le Pharynx qui se contracte, une nouvelle ouverture vocale qui pourrait presque se nommer glotte Pharyngienne, et l’air traversant cette ouverture, développe des vibrations beaucoup plus aiguës que celles produites par la glotte elle-même. C’est cette seconde voix qu’on nomme Voix de tête ou de Faucet ou notes sus-laryngiennes. » (De Garaudé, c. 1835, p. 8). 77« Mais, si dans la plus grande étendue de l’échelle, la glotte est l’organe générateur des sons, il n’en est pas ainsi, lorsque le larynx est parvenu à son plus haut point d’ascension, alors le diapason de la voix naturelle est poussé au delà de la portée, et le chanteur est obligé d’avoir recours à une autre espèce de voix dépendante d’un mécanisme particulier. Le point de départ de cette nouvelle série se trouve fixé après la dernière note du PREMIER REGISTRE, c’est-à-dire, à la première du second, et peut-être portée souvent à l’octave de cette note, plus ou moins loin, selon les individus. » (Panseron, 1840, p.3) 73 du Dr. Bennati, mais au lieu de nommer le registre aigu, « voix surlaryngéenne », il essaye d’être plus « précis » et situe la formation du registre aigu dans le pharynx. D’après ses propres sensations, il nomme cette voix « pharyngienne » : « Les notes aiguës, dépendantes de ce qu’on appelle le FAUCET, sont dues à la contraction forcée de la partie supérieure de l’appareil vocal. » (Panseron, 1840, p. 3). Nous pouvons imaginer les conséquences d’un enseignement basé sur « la contraction forcée de la partie supérieure de l’appareil vocal » !

Panseron est un des premiers pédagogues – et l’on reconnaît de nouveau l’influence des théories de Bennati – à affirmer : « A la simple inspection des organes vocaux, on peut reconnaître le genre de voix de chaque individu » (Panseron, 1840, p. 5). Ceci pourrait dispenser le nouveau professeur de développer des qualités perceptives du son. Il suffit de « voir ». D’un point de vue didactique, il s’agit d’une toute autre approche.

Plus tard, en 1854, Panofka – qui est à l’origine violoniste – publie L’Art du chant suivi d’un Vade-mecum, sorte d’aide-mémoire du chanteur. Dès les premières lignes de son livre l’auteur affirme : « La science ne s’arrête pas ; l’intelligence marche toujours, il est du devoir de l’homme studieux, pénétré de sa vocation, de chercher le progrès, en rendant pleine justice aux travaux de ses devanciers ». (Panofka, 1854, p. VI) Comme il se doit à l’époque, Panofka s’associe à un médecin pour légitimer ses connaissances physiologiques : « M. le docteur Segond, doué lui-même d’une belle voix, chanteur habile et bon musicien, a bien voulu, dans plusieurs conférences particulières, me fournir des éclaircissements dont je ferai usage dans ma première partie […] » (Panofka, 1854, p. VI) Panofka attribue le mécanisme de voix de poitrine aux cordes vocales, et celui de tête à la glotte supérieure (fausses cordes ou bandes ventriculaires) : Les organes essentiels qui produisent le son, dans ce qu’on nomme en termes de physiologie l’appareil vocal (*), sont la glotte inférieure pour le registre de poitrine et la glotte supérieure pour le registre de fausset. » […] « Qu’on me pardonne donc les quelques termes techniques dont je vais me servir, et que je crois indispensables dans un ouvrage de physiologie artistique, si l’on peut s’exprimer ainsi. (Panofka, 1854, p. 2)

Panofka démontre ainsi « scientifiquement » le non-sens de travailler la messa di voce : La plupart des auteurs de Méthodes de chant ouvrent l’enseignement par l’étude de la mise de voix (sons filés). […] Je disais plus haut que la poussée de l’air peut favoriser la production des sons élevés ; on voit donc que dans tout son filé il s’établit, entre la glotte et l’expiration , des relations telles que pour la tenue d’un même son, quand la poussée augmente, la glotte se relâche, et quand l’expiration s’affaiblit la glotte se contracte. Il y a ainsi entre les deux phénomènes une compensation dont la régularité exige une grande habitude des organes, et c’est ce qui prouve que le son filé, loin d’être le début dans l’exercice de la voix, est, au contraire, le phénomène auquel on doit soumettre la voix alors que celle-ci a déjà acquis une grande souplesse. (Panofka, 1854, p. 2)

Fait innovant : Panofka publie la liste d’une cinquantaine ouvrages plus ou moins « scientifiques » qu’il a consultés ! (Panofka, 1854, p. 24). Il est intéressant de constater qu’il n’y a pas encore de frontière claire entre les chanteurs et les scientifiques. La plupart des médecins, dont les professeurs de chante s’associent, sont également chanteurs. De même, les ouvrages de Mancini ou de Tosi figurent à côté de mémoires comme celui de Dodart, Acquapendente, Ferrein, ou Savart. Un autre détail qui nous a étonnée : les ouvrages scientifiques sont considérés dans leur ensemble, et font toujours autorité, malgré les grandes différences chronologiques des publications. Vraisemblablement, il n’y a pas dans les usages la pratique de remplacer des théories anciennes par des nouvelles, en argumentant de manière plus convaincante : des découvertes contradictoires sont présentées sans que cela dérange, apparemment, les lecteurs.

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2.2 L’Hygiène du chanteur : la peur de la maladie, dans les traités de chant La notion d’ « hygiène » se retrouve de plus en plus dans les livres, l’acquisition de l’art vocal dépend non seulement de l’apprentissage de procédés hérités de la tradition, mais aussi des caprices de la santé et des nombreux dangers qui guettent les chanteurs. Ainsi, Panofka affirme en 1854: « L’estomac est aussi essentiel au chanteur que le larynx et le poumon. » (Panofka, 1854, p. 10). Ou encore : « Les femmes feront bien de ne pas chanter à l’époque menstruelle. » (Panofka, 1854, p. 10)

Fétis, dans sa Méthodes des méthodes, prodiguera des conseils tirés d’un livre prestigieux de médecine, écrit par Colombat de l’Isère78 . L’auteur se vante de reconnaître les femmes en « crise périodique », à l’oreille : L’époque de menstruation est ordinairement une cause de léger enrouement chez les femmes et cet effet est si sensible, qu’avec une oreille exercée il est possible de reconnaître dans le chant les signes certains de cette crise périodique. Bien qu’il n’y ait pas de danger à chanter pendant sa durée, il est bon de s’en abstenir dans les premiers jours. (Fétis, 1869, p. 12)

Panofka utilise un langage « savant » emprunté au Dr. Segond: […] lorsque, par exemple, des inflammations longues et successives ont amené l’induration de ces glandes et lorsqu’elles sont développés au point d’obstruer l’isthme du gosier, il faut nécessairement recourir à l’instrument tranchant, car outre la gêne extrême qu’elles occasionnent pendant la déglutition, elles peuvent encore refouler la trompe d’Eustache qui s’ouvre derrière elles, s’opposer par conséquent au renouvellement de l’air dans l’oreille interne, et produire la surdité, […]. (Panofka, 1854, p. 10)

On découvre l’angoisse de la maladie : les auteurs n’hésitent pas à décrire les dangers de la « mauvaise » utilisation de la voix, ou des comportements du chanteur, pouvant conduire à la mort. D’après Fétis : Les femmes, particulièrement, dont les vêtements sont très légers, et dont le cou, les épaules, les bras, et une partie de la gorge sont exposés nues aux impressions de l’atmosphère, dans les soirées élégantes et dans les bals, doivent éviter de passer en l’état de transpiration où tous les pores sont ouverts, du sein de l’air chaud à un air froid extérieur. Ce n’est pas seulement l’altération plus ou moins grave de la voix qui est la suite des imprudences de ce genre : c’est souvent la mort. (Fétis, 1869, p. 13)

Fétis donne des règles d’« hygiène », dont nous avons retenu : 6° Les femmes qui chantent devraient toujours porter des caleçons de flanelle pendant l’hiver, cet usage leur serait fort utile à l’époque des règles. […] 9° De tous les excès, celui des plaisirs de l’amour est le plus nuisible aux chanteurs. Une seule nuit de débauche a quelquefois suffi pour détruire à jamais le timbre et l’étendue des plus belles voix, et même pour les réduire à une parfaite atonie. […] Le fréquent usage des plaisirs vénériens porte aussi de fâcheuses atteintes à l’ampleur de la respiration, surtout chez les femmes ; celles dont l’existence repose sur l’exercice de l’art du chant doivent donc s’en abstenir. (Fétis, 1869, p. 27)

A l’époque, il est préférable de ne pas tomber malade, les traitements sont musclés. Toujours d’après le Directeur du Conservatoire de Bruxelles, en cas d’extinction de voix : « Ce traitement consiste suivant l’intensité des cas, dans l’usage des sudorifiques et des révulsifs, des gargarismes astringents, des sangsues à la gorge, et même de la saignée générale, des vésicatoires à la nuque. » (Fétis, 1869, p. 13) Suite à l’emploi du bistouri les hémorragies et autres « accidents » sont fréquents. Fétis met en lien des traitements médicaux et la perte des aigus: […] car indépendamment des hémorragies et autres accidents graves qui en sont souvent le résultat, il y a presque certitude que l’émission des notes aiguës du soprano et du ténor deviendra impossible après excision d’une partie des glandes amygdalaires. » (Fétis, 1869, p. 13)

78« (1) J’ai emprunté ces règles hygièniques au traité medico chirugical des maladies des organes de la voix par M. Colombat de l’Isère, p 329-336. » (Fétis, 1869, p. 16). 75

2.3 De l’utilité de la gymnastique dans l’art vocal Nous émettons l’hypothèse que la déstabilisation produite par le changement de l’enseignement traditionnel de la respiration, la prise de conscience du fonctionnement de la musculature, provoque un certain déséquilibre dans le corps : des spécialistes viendront au secours du maître. Nous trouvons les premiers exercices de gymnastique (illustrés) dans les méthodes de chant, souvent conseillés par les médecins.

(H. Panofka, 1854, p. 13, Source : Bibliothèque du Conservatoire de Genève)

Afin de mieux cerner ce phénomène, nous allons aborder l’analyse du mémoire du Dr. Mandl, document clé pour comprendre le changement de paradigme de l’usage de la respiration, chez le chanteur.

3. Analyse du texte de Mandl

3.1 Des différentes manières de respirer : contenus d’enseignement Un des médecins les plus influents chez les chanteurs, au milieu du XIXe siècle, est le Dr. Mandl. Il est l’auteur d’un mémoire publié dans la Gazette Médicale de Paris intitulé : De la fatigue de la voix dans ses rapports avec le mode de respiration par le docteur Louis Mandl (1855). Dans son introduction, Mandl, explique : Notre but est de démontrer, par des preuves scientifiques, quelles sont les conséquences forcées et invariables de certains mouvements respiratoires et de consacrer par des arguments positifs l’opinion de certains artistes. (Mandl, 1855, pp. 4-5) 76

Mandl différencie ainsi trois types de respiration : « la respiration diaphragmatique ou abdominale, la claviculaire et la latérale. » Ensuite, le médecin explique chaque type de mouvement : La première est celle qui se passe à la base du thorax ; les parois abdominales sont poussées en avant pendant l’inspiration, avec immobilité presque complète du thorax et des épaules. C’est le diaphragme qui est le principal agent du typer respiratoire que nous examinerons, à savoir du type diaphragmatique que l’on appelle aussi abdominal à cause du soulèvement des parois abdominales. (Mandl, 1855, pp. 6- 7)

Dans le deuxième type de respiration, celle « claviculaire », Mandl détaille : L’ampliation du thorax s’opère surtout dans sa partie supérieure ; la plus grande étendue des mouvements a lieu sur les côtes supérieures, surtout sur la première et va de là en s’affaiblissant sur les côtes inférieures. La clavicule soulevée par la première côte, la portion supérieure du sternum, l’épaule, les vertèbres, et dans les inspirations profondes et laborieuses, le crâne même participent à ce mouvement des côtes supérieures. Ce qui caractérise ce type, c’est le soulèvement de la clavicule et de la première côte ; aussi l’appelons-nous type claviculaire. La paroi abdominale s’aplatit et s’enfonce à chaque inspiration. (Mandl, 1855, pp. 7-8)

Enfin, dans le troisième type de respiration, « latérale », l’auteur précise : [… ] le mouvement respiratoire s’exécute dans la portion latérale et inférieure du thorax par le déplacement des côtes inférieures, des moyennes et de la portion inférieure du sternum ; les côtes inférieures se portent en dehors et entrainent quelques-unes des côtes supérieures ; mais la seconde et surtout la première côte et avec elle la clavicule restent complètement immobiles. C’est le mode de respiration latérale. (Mandl, 1855, p. 8)

Mandl est conscient que ces « différents » types de respiration ne sont pas limités dans l’absolu à certaines régions du corps. Il contribue dans son approche taxonomique à désynchrétiser encore d’avantage les mouvements, qui avaient été déjà décrits comme un seul mouvement, dans une approche globale, dans la Méthode de 1803, et chez certains auteurs comme García fils. Mandl explique ainsi comment ces divers types de respirations « peuvent se combiner ou plutôt se succéder les uns aux autres. » (Mandl, 1855, p. 8), mais montre son préférence par la respiration « diaphragmatique » (ou abdominale). Le médecin mentionne deux chanteurs à Paris : M. Masset, professeur de chant au conservatoire impérial de musique, et M. Delsarte, ayant pratiqué depuis longtemps ce type de respiration.

En outre, le médecin attribue aux hommes et aux femmes deux types de respiration, mais ces différences seraient surtout en lien avec des pratiques vestimentaires : Le type abdominal est plus habituel aux hommes qu’aux femmes, chez lesquelles l’usage du corsez fit sinon naître, du moins se développer le type latéral. […] Cependant l’exercice peut faire acquérir à tout âge et aux deux sexes la respiration diaphragmatique. (Mandl, 1855, pp. 9-10)

Les chanteurs vont prendre conscience des différentes manières de respirer : la respiration, indépendamment du son, devient un « problème à résoudre ». Mais surtout, il y a des « mauvaises » manières de respirer : grâce à l’uniformisation des savoirs, les lecteurs peuvent les distinguer.

3.2 Des exercices pour « corriger » la manière de respirer et la notion de lotta vocale : nouveaux milieux didactiques Mandl n’hésite pas à proposer un « corset dorsal » pour « fixer » les épaules, et empêcher ainsi le mouvement qui ne correspond pas au type décrit : La respiration sera nécessairement abdominale lorsque, dans une position assise, on croise les bras sur le dos de la chaise, aussi haut que possible. Les épaules et les premières côtes restent alors fixes, et le

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diaphragme se contracte librement. On peut arriver au même but par l’usage d’un corset dorsal qui fixe les épaules. (Mandl, 1855, p. 10)

Le médecin bannit la pratique de la respiration « claviculaire » (pratique que nous n’avons trouvée dans aucune méthode). Par contre, il accepte la respiration « latérale », mais à condition qu’elle soit « terminaison de l’inspiration diaphragmatique. » : ceci signifie que le début de l’inspiration comporte l’immobilité du thorax. Mandl met ainsi en garde les chanteurs : « Lorsque l’inspiration commence par la dilatation latérale du thorax, elle se combine, dans les inspirations profondes, avec une inspiration claviculaire » (Mandl, 1855, p. 24)

Mais le médecin ne se bornera à étudier la respiration, il va donner des conseils sur l’expiration sonore propre au chanteur « classique ». Mandl introduit ainsi une nouvelle notion : celle de « lutte vocale » (lotta vocale) « l’opposition que les agents inspirateurs à l’expiration. » (Mandl, 1855, p. 14). Le médecin explique : Les inspirateurs, en continuant d’agir, retiennent l’air dans les poumons, tandis que les expirateurs l’en chassent pour produire le son. Il s’établit ainsi une lutte entre les agents qui veulent retenir l’air et ceux qui le chassent. (Mandl, 1855, p. 14)

Enfin, Mandl apporte une dernière innovation, celle d’inspiration rapide. Pour rappel, le respiro (inspiration longue) avait une variante, le mezzo respiro, qui pourrait s’apparenter à une « inspiration rapide », mais contrairement à celle préconisée par Mandl, il s’agissait d’une respiration « de secours », résultat d’un mouvement d’ouverture situé au niveau du thorax.

Mandl explique cette « respiration rapide » : Puisque chaque phrase ne peut se former que pendant l’expiration, une nouvelle inspiration doit amener l’air dans les poumons pour la phrase suivante, et cette inspiration s’opère dans l’intervalle qui sépare une phrase de l’autre. Cet intervalle, pour ne pas interrompre la pensée, doit donc être aussi court que possible et passer inaperçu de l’auditeur. (Mandl, 1855, p. 14)

Il ne s’agit pas d’une respiration légère, en « surface », mais d’une respiration profonde. La respiration devient milieu didactique et est associée à un effort: elle doit s’exercer. Nous déduisons un premier lien entre ces nouvelles pratiques et l’émergence dans les méthodes de chant d’exercices de détente, absents auparavant.

Contrairement aux anciens exercices qui visaient l’augmentation de la capacité pulmonaire des élèves plus « faibles », les nouveaux ont la fonction de corriger des mouvements « défectueux », et sont adressés à l’élève en général.

D’autres milieux matériaux que le corset dorsal sont employés : par exemple, des cuillères pour aplatir la langue, des livres placés sur le ventre de l’élève couché, pour exercer la respiration « ventrale ». Des enseignants, comme Marchesi (1886), viendront aux cours avec des larynx et expliqueront la production du son à partir de ces modèles. D’autres enseignants plus envahissants n’hésiteront pas à examiner le larynx de leurs élèves avec des laryngoscopes. Par exemple, le chanteur Audubert (1876), dans son livre, classe les voix d’après la longueur et l’épaisseur des cordes vocales et recommande : « C’est au professeur à connaître les moyens de son élève. Pour plus de sûreté, il devrait examiner au laryngoscope les cordes vocales du sujet, ou les faire examiner par un docteur. » (Audubert, 1876, p. 3).

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3.3 Changement de paradigme : l’adoption de l’approche scientifique Mandl n’a plus recours à la tradition des chanteurs, comme référence, mais invoque la « nature »79, pour convaincre le lecteur : La nature fournit une preuve frappante de la justesse de ces remarques : chez les oiseaux, les parois abdominales seules se dilatent pendant l’inspiration, tandis que le thorax reste immobile dans toute sa partie supérieure ; c’est que ces parties sont privées des nerfs et des muscles qui les font mouvoir chez les mammifères. (Mandl, 1855, p. 24)

Mandl conclut son mémoire, en remettant en cause les contenus de la Méthode de 1803: On lit dans la METHODE DE CHANT DU CONSERVATOIRE DE MUSIQUE […]: Quand on respire pour parler ou pour renouveler simplement l’air des poumons le premier mouvement est celui de l’aspiration, alors le ventre se gonfle et sa partie supérieure s’avance un peu…Au contraire, dans l’action de respirer pour chanter, en aspirant, il faut aplatir le ventre et le faire remonter avec promptitude, en gonflant et avançant la poitrine. (Mandl, 1855, p. 24)

Et conclut: Cette doctrine déplorable a été adoptée par bon nombre de professeurs et peut sans hésitation être considérée comme cause de la perte d’un grand nombre de voix. Aplatir le ventre, c’est empêcher l’abaissement normal du diaphragme, c’est forcer la respiration à devenir claviculaire, dès qu’elle est profonde. On ne peut donc s’élever avec assez de force pour combattre un principe fatal, lorsqu’on le voit figurer dans une méthode officielle. (Mandl, 1855, p. 24)

Suite à son travail de scripturalisation des savoirs de la respiration, Mandl contribue à l’abandon de pratiques du phrasé belcantiste, basées sur l’inspiration lente et thoracique : ses recherches trouveront beaucoup de succès : le médecin est cité dans plusieurs méthodes prestigieuses de la seconde moitié du siècle (cf. Annexe 2, N°7, p. 147).

L’approche de Mandl s’adapte aux nouvelles attentes des chanteurs cherchant l’expression en « force », c’est-à-dire, utilisant un plus grand volume sonore. Ces chanteurs, ayant des phrases relativement courtes (en rapport aux longues phrases belcantistes), chantent avec un plus grand volume d’air (ils ont également plus de difficultés à émettre des traits virtuoses).

Avant Mandl nous n’avons pas trouvé de description dans le mouvement d’inspiration de la « détente du ventre »80 (non plus, d’ « ouverture du dos »). Cela nous amène à déduire que la respiration belcantiste était un artifice (un art) qui visait une émission légère, utilisant la technique d’articulation du gosier (très économe dans la dépense d’air), les phrases pouvaient ainsi être très longues. Les auteurs qui défendent une respiration « abdominale » ont une toute autre approche, ils cherchent le « naturel » et la « force » (volume du son).

D’un point de vue didactique, nous déduisons que – dans l’espace d’une génération – des savoirs à enseigner sont considérés comme désuets: le mouvement respiratoire de la Méthode de 1803, savoir transposé d’après la pratique d’une tradition, suite à des glissements sémantiques, devient obsolète. En effet, ces savoirs perdent leur fonction de référence et laissent leur place à des nouveaux.

79De nos jours, nous avons l’habitude de ce type d’analogie, qui fonctionne toujours de manière efficace, mais au milieu du siècle elle est relativement rare. Garcia fils utilise également un oiseau comme référent pour le trille : « Les rossignols offrent un exemple frappant du phénomène que nous venons de décrire. » (Garcia fils I, 1847, p. 70). Mais ici, il ne s’agit pas de prendre l’animal comme analogie d’un mouvement corporel, mais le résultat sonore. 80Font exception le traité de Blanchet/Bérard, et plus tard de Delsarte, auteurs adoptant une approche « réflexive » sur le chant et le geste, proche d’une approche scientifique. 79

Si nous comparons la définition de la Méthode de 1803 avec le discours de Mandl, nous discernons divers changements. Le plus évident serait celui du changement de paradigme référentiel : ce ne sont plus des chanteurs qui expliquent le mouvement de la respiration, d’après une tradition, mais un médecin, d’après ses propres recherches scientifiques. Mandl, en divisant trois types de respiration et décrivant chaque mouvement en détail, accomplit un travail de transposition didactique qui, à notre connaissance, n’était pas fait auparavant. Mais les chanteurs et Mandl font référence à deux respirations dont les fonctions seraient très différentes. Il s’agit pour les premiers d’une approche d’une action mimétique : la respiration d’après l’approche des anciens maîtres représentait une action qui permettait de produire des sons contenant un sens. Comme Garcia fils le rappelait, il ne s’agit pas de « production » du son mais d’ « émission » du son. Dorénavant, la respiration des oiseaux, des enfants, ou du chanteur au moment de s’endormir81, constituent le modèle de la respiration « sans effort », respiration « passive », savoir désynchrétisé de l’émission du son. Mais, quand cette respiration est située dans l’action de chanter, le mouvement est considéré comme « lutte » contre le mouvement « naturel », et cette « lutte » n’est plus associée à la respiration, mais à la voix.

L’utilisation de terme « lutte » (lotta vocale) contribuerait à nourrir l’analogie d’une émission supposée être le résultat d’un certain effort. La radicalisation de certains mouvements (absence de mouvement du thorax, en début de respiration) pourrait être en lien avec l’émergence d’une nouvelle notion, celle de détente : elle devient nécessaire. Cette notion serait absente des anciens traités. La respiration « naturelle » devient, paradoxalement, un « effort ».

Nous avons une dernière hypothèse, qui expliquerait la transformation de l’usage du geste : le diaphragme, muscle de la respiration, est également le « moteur » du geste, ce geste va accompagner la respiration et devenir également plus grand et moins long.

Les pratiques de respiration comme mouvement conditionné correspondent à des traditions plurielles que l’on peut différencier d’après les anciens textes. Il n’y aurait pas une manière de « respirer » parmi les variantes possibles: elles répondraient essentiellement à des attentes d’ordre esthétique et à une tradition de transmission. L’émission et les qualités du son varient selon la manière de faire respiratoire.

Reynaldo Hahn (1920) témoigne de ces différentes pratiques dans son livre, Du chant. Il reprend le classement de Mandl, qu’il interprète très librement: Il y a ce qu’on appelle désagréablement [respiration] abdominale ; elle s’effectue par l’abaissement du diaphragme, ce qui fait pénétrer l’air jusqu’à la base des poumons ; il y a la respiration thoracique, qui s’effectue par l’écartement des côtes ; et, enfin, la respiration par le sommet des poumons. Mais cette respiration-là, une respiration « d’oiseau blessé », est à éviter. […]La respiration abdominale est excellente, surtout au théâtre. La respiration des côtes parait avoir aussi des avantages. J’irai plus loin : je crois même que la respiration d’ « oiseau blessé » peut parfois servir utilement et que nous devons savoir respirer de toutes les manières, en employant chacun de ces modes de respiration selon les circonstances. (Hahn, 1920, p. 51)

81Référents que nous avons entendu par tradition « orale ». 80

4. Conclusion

La tradition des Italiens ne suffit pas comme référent. Les chanteurs, à partir des années 1840, adoptent d’autres référents pour le phrasé vocal, l’usage du timbre et du geste. Les espoirs se placent dans les découvertes scientifiques : les médecins détiennent l’autorité du fonctionnement du corps et de la santé des chanteurs. Les auteurs d’ouvrages sur le chant citent de manière récurrente ces médecins, ou s’associent à eux, pour écrire des livres.

La prise de conscience de la complexité des mouvements du corps, notamment du soutien respiratoire, contribue à une perte de « spontanéité » du mouvement, conçu jusque-là dans son ensemble, et dont le résultat était le guide du « bien faire ». Nous constatons ainsi, parallèlement aux explications sur le fonctionnement musculaire, l’émergence d’exercices de gymnastique, et plus tard de détente, que nous mettons en rapport avec l’usage d’un langage nouveau, que les professeurs sont loin de maîtriser.

Mandl ignore la respiration comme art, et remet en cause les contenus de la Méthode de 1803. C’est la respiration « naturelle » qu’il recommande aux chanteurs. Une respiration passive, désynchretisée de l’émission du son.

Mandl est également à l’origine de la notion de « lotta vocale » (lutte vocale) contribuant ainsi à une représentation de l’émission du son associée à un effort.

Les techniques respiratoires conseillées par Mandl sont très efficaces si le chanteur veut obtenir un son puissant et relativement court (esthétique actuelle), mais beaucoup moins adaptées à l’émission d’un son flexible et « léger », adapté aux timbres clairs des chanteurs belcantistes. Une des conséquences de l’adoption de cette nouvelle approche de la respiration serait l’abandon des traits virtuoses, ainsi que de l’improvisation.

Nous déduisons l’émergence d’un nouveau paradigme de respiration pour les chanteurs.

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Annexe 2, N° 5

Des problématiques particulières à la transposition didactique : savoirs instru- mentaux et savoirs de l’action

1. Choix et présentation des textes

Dans cette annexe, nous allons aborder des cas particuliers de transposition didactique, ils concernent l’approche belcantiste hors contexte de vocalité, appliquée à des instruments comme le piano ou le violon ou encore la transposition didactique aboutissant à d’autres co- dages des savoirs que le langage écrit.

Nous analyserons ainsi deux méthodes d’instrument : celle de piano de Thalberg (1853) et de violon de De Bériot (1857) : ces auteurs ont la particularité de revendiquer le référent belcan- tiste commun aux chanteurs. Nous traiterons ensuite de la codification de l’action dramatique du chanteur, transposition didactique ayant recours à des images et/ou à des chiffres. Nous nous intéresserons de plus près aux « systèmes trinitaires » d’enseignement, pouvant atteindre le plus haut niveau d’abstraction que nous avons trouvée dans des méthodes d’enseignement. Même s’il est toujours question d’expression et des moyens de la communiquer, l’approche didactique est, selon les auteurs, très différente. Il y a ceux qui considèrent le corps comme une figure géométrique dont ont peu « mesurer » les variantes expressives de la physionomie et des gestes, et ceux qui continuent à enseigner par « modèle », d’après les anciens principes de la rhétorique.

Mais avant d’aborder ces analyses, nous allons nous questionner sur certains glissements sé- mantiques, qui vont nous permettre de mieux saisir le sens donné aux contenus d’enseignement. En effet, autour des années 1840, nous avons repéré de nombreux indices que nous interprétons comme des changements dans l’emploi de la terminologie concernant deux notions : le « goût » et l’« expression ». Des auteurs éprouvent des difficultés à expli- quer le sens attribué à ces termes: leurs propos, sont souvent contradictoires. Et pour cause, certains savoirs que les auteurs avaient appris de leurs maîtres sont considérés comme obsolè- tes, voire commandées comme du « mauvais » goût.

2. Contexte de lecture : Des notions de goût et d’expression

Dans les années 1840, la prise de conscience de l’effet produit par l’expression, souvent exal- tée, des nouveaux chanteurs « en force », favorise la scripturalisation des moyens expressifs. Ce n’est plus une affaire de « goût », c’est-à-dire de l’ « intelligence » du musicien que l’on reconnaît au choix des variantes, à la « bonne méthode », mais des manifestations particuliè- res de l’artiste que le public réclame (répondant également à d’autres conventions !). L’approche de l’expression est profondément bouleversée.

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Nous émettons l’hypothèse que ce changement est à nouveau le résultat de la scripturalisation cette fois-ci descriptive de l’agir des chanteurs et autres musiciens en situation de performan- ce. En effet, des commentaires faits par des spécialistes, notamment dans des journaux, se- raient à l’origine d’un « nouveau » discours sur la performance utilisant une terminologie ignorée auparavant. Ces écrits vont amplifier certains événements. En lisant les Souvenirs de Duprez (1880), nous étions surprise de constater le peu d’importance que le chanteur donne lui-même au contre-ut émis en 1837 lors de la soirée à l’Opéra, événement largement commenté par les journaux et autres écrits. Non sans une cer- taine amertume, Duprez commente : « ces mâles accents, ces cris sublimes, […]. Voilà com- ment je trouvai cet ut de poitrine qui me valut à Paris tant de succès, trop, peut-être ; (Duprez, 1880, p.75) Nous soulignons l’utilisation de l’adjectif « mâle » pour qualifier l’émission de la voix, voix qui répond à d’autres critères d’appréciation, et se distancie de celles des castrats, ou de la haute-contre, considérées dorénavant comme « efféminées ».

2.1 Des gammes pour apprendre l’expression Dorénavant, le chanteur qui n’exprime pas ses sentiments de manière ostensive n’est pas considéré comme artiste : la notion d’art subit un important glissement sémantique: de « ma- nière de faire » (proche de la notion de technique, mais associé à un contexte expressif), l’art devient un don indéfinissable. Certains professeurs de chant s’acharnent à faire « sortir » ces sentiments des élèves. Dans les méthodes contemporaines de celle de Duprez, nous découvrons des pratiques du moins curieuses : l’expression aura ses « gammes ». De Garaudé invite l’élève à s’exercer sur cha- que note de l’échelle (de préférence, fortement ému), par exemple sur le terme « Hélas ! » ou la phrase « Ah ! Prenez pitié ! » (De Garaudé, c. 1835, p.147). D’après l’auteur, il s’agit d’exercices dont le but serait : […] d’accoutumer le timbre de la voix à se colorer d’une forte impression de terreur, d’effroi, de mé- lancolie d’émotions de tout genre, telles qu’on les éprouverait soi-même, si une catastrophe ou un évé- nement subit venait rependre une funeste influence sur notre destinée […] des exercices sur les sons de la Gamme qu’on cherchera à colorer des divers sensations de l’âme décrites ci-dessus créeront pour l’élève des espèces de matériaux d’expression. (De Garaudé, c. 1835, p. 146)

(De Garaudé, c. 1835, p. 147, Source : Bibliothèque du Conservatoire de Genève) 83

De Garaudé consacre un chapitre (IX) de sa Méthode (c. 1835, p. 144) au style, au goût et à l’expression. La notion de style ne se cantonne pas au « caractère » et au « mouvement » de la pièce, ni « selon le sens des paroles », mais dépend du « génie des compositeurs », et ceci semble nouveau. L’auteur explique : « On sentira aisément que la musique de Gluck, de Sacchini, de Boieldieu, de Rossini, d’Auber ; de Meyerbeer et d’Halevy doit être chantée avec un style tout diffé- rent. » (De Garaudé, c. 1835, p. 144). Pourtant, nous n’avons pas trouvé d'explications sur ces « différences ».

La notion de « goût » n’a plus le même emploi qu’une génération auparavant. Elle semble échapper à toute définition, l’auteur le reconnaît lui-même : « car le Goût ne peut guères se définir, et il est presque subordonné aux intentions et aux moyens du chanteur. » (De Garau- dé, c. 1835, p. 144). Et ceci étonne l’auteur. Il est vrai que jusque-là, le goût correspondait à des principes, et par le fait que ses principes étaient explicites, ils admettaient beaucoup de variantes. Dès que le goût devient implicite, paradoxalement, il se rigidifie.

D’un point de vue transpositif, nous aimerions souligner que dans les années où la notion d’ « interprétation » émerge, il y a une période où celle de « goût », malgré la perte d’identité que subit le terme, est encore associée à un certain « ordre ». De Garaudé affirme: En général, on ne saurait trop recommander de rechercher toujours la pureté et la vérité d’expression, qu’indique le sens des paroles, et de dessiner ses intentions largement et avec ordre, parce qu’un amas d’idées incohérentes et qui ne sont point préparées l’une par l’autre, entraîne nécessairement dans le chant, une confusion que réprouve le bon goût. (De Garaudé, c. 1835, p. 144)

Toutefois, cet « ordre » n’est qu’apparent : il est trahi par l’emploi de certains qualificatifs qui constituent l’indice d’une fragilisation de la notion. Par exemple, sans liens à un référent défi- ni, « la pureté et la vérité d’expression » constituent des notions vides. La connotation morale des termes utilisés exerce néanmoins un pouvoir très efficace.

2.2 Les principes de l’expression déduits de l’écrit musical La Méthode complète de chant de Lablache revêt un intérêt spécial pour ceux qui s’intéressent aux moyens d’expression employés par les chanteurs d’opéra belcantistes, dans les dernières années de la première moitié du XIXe siècle. Lablache donne encore des indications de com- ment « lire » une partition sans, ou avec peu d’indications expressives. Lablache, chanteur mi-français, mi-irlandais, avait été formé en Italie, dans le conservatoire de la Pietà dei Turchini. Il décline les variations d’intensité en cinq principes très simples : 1° Toute note de quelque durée ne doit pas rester de la même force du commencement à la fin : en géné- ral elle doit être filée. 2° Toute phrase montante doit passer du faible au fort. 3° Toute phrase descen- dante doit passer du fort au faible. 4° Toute note étrangère à l’Accord qui l’accompagne, si elle a un peu de durée et qu’elle soit placée au Temps fort de la mesure, ou à la partie forte du temps, doit être ap- puyée plus fortement, de là lui vient le nom d’Appoggiatura, qu’on lui donne en Italie. 5° Toute note étrangère au Mode où l’on se trouve, doit être aussi plus appuyée que celles qui la touchent immédiate- ment. (Lablache, 1840, p. 28.)

Nous reconnaissons encore les principes respectés traditionnellement dans la déclamation du discours, nous constatons que l’écriture (et la lecture) met en relief le contenu expressif du texte: (2°) La phrase ascendante équivaut à hausser la voix, pour affirmer, pour mettre en va- leur une partie du discours. L’appogiature (4°) assume le rôle de souligner un mot, ainsi que les notes étrangères au mode (5°).

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Lablache indique encore quel genre d’ornement employer, toujours en rapport avec le contenu du discours82. Il aborde également la notion de « goût » : Sans être une qualité exclusivement naturelle comme l’Expression, le Goût ne peut guère s’analyser. Il y a une espèce de goût qui consiste dans la faculté de faire un certain choix d’ornements pour varier la mélodie. […]83 Mais qui décide de l’élégance d’un Trait ? C’est la mode ; et tel ornement qui ravissait de plaisir nos pères, nous fait sourire de pitié. Ce Goût est pour ainsi dire la partie infirme de la musi- que. Tel n’est pas le véritable Goût, qui consiste dans une entente exquise des convenances, dans l’aptitude à s’investir du caractère du morceau que l’on exécute, à en accroître l’énergie par des cou- leurs analogues, et à mettre son sentiment si bien en rapport avec celui de l’auteur, qu’il en résulte un Tout parfait comme si c’était le produit d’une même pensée. (Lablache, 1840, p. 84.)

D’un point de vue transpositif, Lablache adapte l’ancien discours : le goût est encore en lien avec le choix des ornements, il a donc un rapport très libre à l’écrit, qu’il considère avec un certain mépris comme « la partie infime de la musique », en même temps qu’il propose une autre notion de « goût », le « véritable », qui constitue à « mettre son sentiment […] en rap- port avec celui de l’auteur ». L’œuvre devient un « Tout ». Nous soulignons l’emploi de la majuscule que l’auteur choisit et qui peut être assimilée à une sorte de sacralisation de l’œuvre. Lablache recommande encore « L’étude, l’audition des grands artistes et la réflexion peuvent former ce goût qui tirant son principe de la vérité est éternel comme elle. » (Lablache, 1840, p. 84.)

(Lablache, 1840, p. 84, Source : Bibliothèque du Conservatoire de Genève)

De nos jours, l’ambigüité du discours de beaucoup d’auteurs du milieu du XIXe siècle nous étonne. Malgré que les ornements ne soient plus à la mode, Lablache propose toujours des conseils pour procéder à leur choix:

82 « L’usage des ornements, qui durant les 60 années qui viennent de s’écouler était poussé jusqu’à l’abus, parait de nos jours vouloir rentrer dans des limites plus convenables. Les compositeurs semblent disposés à donner à leurs idées une tournure qui par quelque chose de plus absolu mette un frein à la manie de brodailler qui s’était emparée des plus médiocres chanteurs ». (Lablache, 1840, p. 84.) 83 Lablache ajoute : « Le mauvais choix ou la surabondance de ces ornements décèle le mauvais goût : tandis que le bon goût se traduit par la sobriété et l’élégance. » (Lablache, 1840, p. 84.) 85

Il y a deux conditions dictée par le bon goût et dont on ne doit jamais s’écarter en ornant la mélodie. 1. L’ornement ne doit jamais dénaturer ni offusquer la phrase. 2. Les ornements doivent être toujours ana- logues au caractère du morceau. (Lablache, 1840, p. 84.)

L’emploi de syncopes donne le caractère passionné, ou encore le sentiment douloureux est traduit par des chromatismes. L’accent d’un morceau, autre terme lié à l’expression, est conditionné tout d’abord au caractère de la pièce (tempi) indiqué par l’auteur : Largo, Allegro, etc. mais aussi par le contenu du texte chanté.

(Lablache, 1840, p. 86, Source : Bibliothèque du Conservatoire de Genève)

Parmi les traités et méthodes analysés, celui de Lablache est un des plus riches en détails concernant l’expression. Pourtant, Lablache n’a pas encore éveillé beaucoup d’intérêt chez les chercheurs.

2.3 Des conséquences des transformations du monde référentiel des chanteurs Marié de l’Isle, en 1867, témoigne d’un parcours difficile où le chanteur est malmené par un enseignement contradictoire, caractéristique d’une période de remise en question de la tradi- tion. Dans son livre, dédié à sa fille Célestine Galli-Marié (première Carmen), Formation de la Voix, Vocalises et exercices de prononciation, il dénonce l’ignorance des nouveaux profes- seurs. Marié est engagé comme ténor à l’Opéra entre 1840 et 1846; après avoir voyagé en Italie il devient baryton (1848-1866), enfin il est considéré comme basse84 : Parmi les systèmes de formation vocale, j’en ai connu un qui a pris sa source en Italie ; il consiste à ré- former toutes les voix, c’est-à-dire, non-seulement les timbres de gorge et de nez, mais aussi les voix de poitrine : système d’abaissement, disent-ils, qui consiste à chercher un son au-dessous de sa voix, de manière à ce qu’on ne puisse plus proférer à peine qu’une émission dans laquelle passent dix-neuf ving- tièmes de souffle ou d’air non employé ; une chose sans nom, qui épuise la poitrine, déplace les cordes vocales et dont l’effet certain est la perte du timbre naturel, lorsqu’il ne fait pas perdre la voix entière- ment. (Marié de l’Isle, 1867, 9)

84 Certaines voix deviennent plus graves avec l’âge, mais dans le cas de Marié il s’agit d’un forçage de tessiture. Lors de son voyage en Italie, le ténor léger, au goût français, n’est pas apprécié et doit « épaissir» sa voix. Ce fut le cas, quelques années avant, avec le ténor Nourrit. 86

Marié illustre le nouvel acharnement pédagogique dans l’enseignement des techniques de soutien, qui devient un « effort » considérable : Ces soi-disant réformateurs ont trouvé des imitateurs dans d’autres pays, qui ne se sont pas fait faute de renchérir sur leur charlatanisme ; j’en ai connu un d’entre eux qui faisait coucher un élève par terre, étendu sur le dos ; ce professeur s’asseyait sur la poitrine du patient et, dans cette position peu agréable, il l’invitait gracieusement à lui chanter un air ! (Marié de l’Isle, 1867, 9)

Marié affirme encore le droit à garder une identité de timbre : Ne serait-il pas préférable de tirer un bon parti d’un organe nasal ou guttural, en tâchant simplement de le rendre agréable d’une manière ou d’une autre ? Nourrit […] chantait du nez et de la gorge ; Baroilhet, le baryton, créateur de la Favorite, de Lucie, de Charles VI, etc. chantait du nez et des joues ; les Ita- liens, (à commencer par Mario […]), chantent tous du nez et de la gorge ; cependant tous ces chanteurs ont été reconnus experts dans leur art. (Marié de l’Isle, 1867, 9)

Mais c’est parce que le monde référentiel belcantiste est remis en cause qu’il est possible de proposer d’autres manières de chanter. De Garaudé s’interroge – et c’est la première fois que nous le trouvons, dans une méthode du XIXe siècle – sur l’opportunité d’appliquer une voca- lité d’après le modèle de la langue italienne (et de ses timbres particuliers) à la langue françai- se : L’Ecole Italienne a opéré en France une révolution musicale, dont les heureux effets ont perfectionné le style et le goût ; mais […] on a surtout commis de grandes erreurs en cherchant à l’adapter avec une es- pèce d’exagération à une langue qui, […] est loin d’offrir, comme l’Italien cette multitude de mots so- nores, si favorables au chant. (De Garaudé, c. 1835, p. 144)

Nous émettons l’hypothèse que cette langue, le Français, qui comporte « un son sourd, nasal ou guttural, peu propre à être surchargé de traits » (De Garaudé, c. 1835, p. 144), trouve avec le chant d’expression « en force » un moyen considéré comme mieux adapté aux timbres de la langue et en lien de continuité à une ancienne tradition déclamatoire et de geste. Le chant en français reprend l’ancienne tradition de chant déclamé, mais le répertoire n’est plus le même : les grands airs d’opéra romantiques exigent d’autres moyens techniques, inconnus avant la Révolution.

Dans la seconde moitié du XIXe siècle, des mouvements réclamant un chant « national » sur- gissent en Europe. Les compositions de Wagner sont à l’origine d’un autre paradigme vocal. Ceci dit, d’après une de ses premières interprètes, Lehmann (1902), le style wagnérien de première heure serait encore très proche de l’idéal belcantiste.

2.4 L’art belcantiste dans les méthodes d’instrument : Thalberg et Bériot. L’esthétique du belcanto est également présente dans les méthodes d’instrument. Ainsi, le Suisse Thalberg (gendre de Lablache), publie en 1853, L’Art du chant appliqué au piano. Dans son introduction, le pianiste cite : L’art de bien chanter, a dit une femme célèbre, est le même à quelque instrument qu’il s’applique. En effet, on ne doit faire ni concessions, ni sacrifices au mécanisme particulier de chaque instrument ; c’est à l’interprète de plier ce mécanisme aux volontés de l’art. Comme le piano ne peut, rationnellement par- lant, rendre le bel art du chant dans ce qu’il a de plus parfait, c’est-à-dire la faculté de prolonger les sons, il faut à force d’adresse et d’art détruire cette imperfection, et arriver non seulement à produire l’illusion des sons soutenus et prolongés, mais encore celle des sons enflés.(Thalberg, 1853, Introduc- tion).

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(Thalberg, 1853, p. 1, Source : Bibliothèque du Conservatoire de Genève)

D’un point de vue purement technique, l’imitation de la voix est plus difficile pour certains instruments, comme le piano. Par contre, le violon adopte sans difficulté les mêmes principes belcantistes que la voix. En 1857, Charles de Bériot, violoniste célèbre, veuf de Maria Mali- bran (sœur de García fils et de Pauline Viardot-García), publie une Méthode de Violon, (Op 102). Le Guide musical l’annonce ainsi : L’article sur la prosodie de l’archet, expression neuve autant que la matière est bien traitée, nous a ini- tiés à une foule de ressources que possède le véritable sceptre de l’orchestre. Mélodiste par excellence, l’auteur […] M.Ch. de Bériot […] puise même dans les partitions de opéras célèbres afin de faire des élèves de véritables chanteurs85. (Guide Musical, 16 juin 1859)

En effet, De Bériot constate dans sa Préface : La fièvre du mécanisme, qui, dans ces dernières années, s’est emparée du Violon, l’a souvent détourné de sa mission véritable, celle d’imiter les accents de la voix humaine, noble mission qui lui a valu la gloire d’être appelé le roi des instruments. (Bériot, 1857, Préface)

L’utilisation du qualificatif de « fièvre mécanique » nous est précieuse : elle nous confirme que l’écrit des méthodes est pris tel quel. Le rapport à l’écrit change, et cela a comme consé- quence que les professeurs sont convaincus de la nécessité de travailler la technique telle qu'elle est « développée par l’écrit ». Nous pouvons dire, pour traduire l’ancien terme d’art, qu’il s’agissait d’une technique sensée, contextualisée à une œuvre particulière.

D’autres « emprunts »86 sont faits à la tradition des chanteurs : De Bériot adopte la pose (commune aux chanteurs, aux acteurs et aux peintres), posture inspirée de l’ancienne tradition classique grecque : « 5° Le corps droit et appuyé d’aplomb sur la jambe gauche en évitant toutefois d’avancer la hanche ». (Bériot, 1857, p. 4)

85 Guide Musical, 16 juin 1859. 86 Nous les considérons comme « emprunts » par le fait que la théorisation de la posture expressive, non statique, a comme origine l’opéra, et les écrits des premiers académiciens, inspirés de leur imaginaire, concernant les tragédies grecques. 88

Cette pose permet la liberté de mouvements du côté droit du corps, côté du mouvement, pen- dant que le côté gauche, situé dans un axe immobile, assure l’équilibre.

(De Bériot, 1857, p. 5, Source : Bibliothèque du Conservatoire de Genève)

D’autres indices de pratiques anciennes, qui semblent toujours en cours, ont retenu notre at- tention, comme le fait que dans une Méthode de violon De Bériot propose un « Solfège abré- gé ». De Bériot explique son approche de l’apprentissage : Il n’est pas nécessaire qu’un solfège ait une grande étendue pour apprendre à lire ; le maître trouvera toujours assez de matières dans des tronçons de morceaux dans des mesures même, pour diriger son élève. C’est en le prenant à l’improviste et en lui montrant au hazard une phrase entière, ou ses détails, qu’il parviendra à en faire un bon lecteur. (De Bériot, 1857, p. III)

Chez les instrumentistes, la lecture est encore apprise avec l’instrument87, et dans une appro- che où l’élémentarisation des savoirs ne semble pas respectée.

De Bériot parcourt les ornements, en justifiant leur application. Comme García fils l’avait fait, il donne beaucoup d’importance à l’émission du son. Il enseigne l’étude de la « gradation » (nuances d’intensité) et nous retrouvons l’exercice de la messa di voce, qu’il applique à la phrase. Les professeurs d’instrument conservent des procédés – ce qui est encore le cas de nos jours – que les chanteurs semblent abandonner. De Bériot, met en garde contre l’abus de cet effet : Si on faisait l’emploi trop fréquent de ces inflexions d’archet aux notes de courte durée, ce travail dégé- nèrerait en une manière qui, au point de vue du coloris, aurait de graves inconvénients. Cette façon d’enfler le son vers le milieu de chaque coup d’archet répand sur le jeu une monotonie insoutenable qui détruit toute la largeur du style. (De Bériot, 1857, p. 120)

87 Pratique qui est restée dans les pays de tradition germanique. 89

Le violoniste anticipe ce qui deviendra problématique dans l’esthétique de certains spécialis- tes du baroque au XXème siècle !

Dans la Seconde Partie de son livre, les chapitres destinés à l’art d’improviser et de préluder sont également d’un grand intérêt. A titre d’exemple, De Bériot constate la difficulté à varier la musique de ses contemporains allemands, qui pratiquent une harmonisation plus « dense » : La mélodie qui comporte le mieux les embellissements […] est celle qui a pour but de plaire par son ca- ractère aimable, fleuri, gracieux et dont l’accompagnement est léger et simple d’harmonie. […] De là vient que la musique allemande plus serrée d’harmonie que la musique italienne se prête moins à la fio- riture. A mesure que cette complication harmonique a gagné toutes les écoles modernes, l’ornementation est devenue plus rare, tandis que la mélodie ancienne plus simplement accompagnée s’y prête d’avantage. (De Bériot, 1857, p. 189)

Toujours en lien avec la vocalité belcantiste, Bériot parle « De la prononciation de l’archet » (De Bériot, 1857, p. 200) : L’instrumentiste ne peut être parfait qu’autant qu’il reproduit les accents du chant dans ce qu’ils ont de plus délicat. Par le chant, nous entendons non seulement la musique, mais aussi le poëme dont elle est la brillante ornementation sans laquelle la mélodie ne serait qu’une vocalise. (De Bériot, 1857, p. 200)

Le violoniste, dans son chant, a toujours présente l’existence subjacente d’un texte, d’une phrase prononcée. Toujours en rapport avec le violon, il parle du « chant soutenu », du « chant syllabique », en utilisant un langage semblable à celui des chanteurs. Au sujet « De la Ponctuation » (De Bériot, 1857, p. 206), c’est-à-dire du repos dans le chant du violon, il souligne l’importance expressive du silence. Ou encore, « De la syballisa- tion […] la manière de séparer les mots et les syllabes pour leur donner plus d’élan et d’accentuation dans la déclamation lyrique. ». (De Bériot, 1857, p. 211). Le violoniste conclut : « En musique, comme en littérature, ces petits temps de syllabation ne peuvent être écrits ; l’exécutant doit les sentir. Nous les appelons par cela même, la ponctuation du senti- ment.» (De Bériot, 1857, p. 211) A nouveau, la mimésis échappe à la scripturalisation.

Pourtant, les méthodes d’instrument font aussi, comme celles des chanteurs, référence aux découvertes scientifiques. Dans L’Art du violon d’un autre violoniste prestigieux, P. Baillot (1834), l’auteur cite le mémoire du Dr. Savart : « Pour obtenir la plus grande intensité de son possible […] il faut tirer l’archet plus lentement pour les son graves que pour les sons aigus». (Baillot, 1834, p. 130). D’après Baillot, le Dr. Savart continue en étudiant le rapport entre la pression de l’archet et sa position au chevalet. Il conclut : « Mais, à l’exception de quelques tentatives faites par le célèbre géomètre Daniel Bernouilly, […] la science ne donne aucun renseignement positif sur cette question ». (Baillot, 1834, p. 130). A la mort du grand violoniste Baillot (coauteur avec Kreutzer et Rode de la première méthode de violon du Conservatoire), De Bériot refuse le poste de professeur à Paris. Il enseigne à Bruxelles et est un des fondateurs de l’école franco-belge de violon, « arbre généalogique » de tradition pédagogique. Le fils de Bériot et de Malibran, Charles Wilfrid, sera le professeur de piano de Viñes, Grana- dos et Ravel. Cet enseignement belcantiste passe « oralement » à travers les différents maîtres en lien à cette généalogie de musiciens.

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2.5 Des systèmes trinitaires pour coder l’action du chanteur Les classements d’après un « système trinitaire » seraient très anciens88. Nous allons nous intéresser à ce type de codification comme représentation de l’expression employée par le chanteur-acteur, dont la caractéristique première est celle de présenter les savoirs par des di- visions et subdivisions du chiffre trois.

Au début du XIXe siècle, un architecte Hollandais, Superville (1827), directeur de l’Académie de dessin et du cabinet des estampes à Leyde, ayant fait des études à Rome au moment de la Révolution française, développe des théories pour comprendre l’harmonie des figures à partir de trois variantes. Il commence par situer le corps humain dans un axe, ce qui lui permet de considérer une série d’angles, en rapport à cet axe :

(Humbert de Superville, 1827, p. 3, Source : http://digi.ub.uni-heidelberg)

Humbert de Superville explique : L’Homme est droit et tourné vers le ciel. Il est droit, parce que l’axe de son corps en longueur, prolon- gement d’un rayon de notre globe, est perpendiculaire au plan d’horizon. Il est tourné vers le ciel, parce que la direction de cet axe lui indique le Zénith précisément au-dessus du sommet de la tête : deux ca- ractères contenus implicitement l’un dans l’autre, et rigoureusement distinctifs. C’est donc, comme du centre de la terre que l’Homme semble s’élever jusqu’à la voûte des cieux, et remplir tout l’entre-deux de ces extrêmes. Sa force et sa dignité physiques, résultantes de sa marche droite, deviennent comme les garants de sa force et de sa dignité morale, et voilà tout l’Homme compris dans l’expression de son prorpe Axe, seule et unique direction verticale primitive et absolue. (Humbert de Superville, 1827, p. 3)

88 L’écrivain russe Serge Boulgakov a fait une intéressante étude dans Le Paraclet (1944-1996), il évoque l’œuvre de Saint Agustin, De Trinitate « en quinze livres, qu’il mit seize ans à écrire », et considère cet auteur comme « le véritable promoteur de la théologie trinitaire occidentale et de son type particulier. » (Boulgakov, 1944-1996, p. 47). 91

Ensuite, l’architecte procède à d’autres subdivisions, et dessine des visages schématiques. Il définit ainsi « trois grandes variétés du jeu de la physionomie» (Humpert de Superville, 1827, p.11) avec des traits obliques descendants (« directions obliques convergentes »), ascendants (« directions obliques expansives ») et des traits horizontaux, représentant les trois expres- sions de base.

(Humbert de Superville, 1827, p. 6, Source : http://digi.ub.uni-heidelberg)

Superville cherche à comprendre les liens entre « harmonie » et « beauté » : « la valeur atta- chée, non point aux organes de la face comme tels, mais à leurs directions comme signes es- thétiques » (Humpert de Superville, 1827, p. 7).

2.6 Les expressions physionomiques selon Le Brun Bien avant Humbert de Superville, d’autres peintres se sont intéressés au codage des expres- sions. Le plus connu est probablement Le Brun. Dans une conférence tenue à l’Académie royale de Peinture et Sculpture (1698), Le Brun ex- plique: L’Expression, à mon avis, est une naïve & naturelle ressemblance des choses que l’on a à representer ; Elle est necessaire & entre dans toutes les parties de la Peinture, & un Tableau ne sçauroit être parfait sans l’Expression ; c’est elle qui marque les veritables caracteres de chaque chose ; c’est par elle que l’on distingue la nature des corps ; que des figures semblent avoir du mouvement, & tout ce qui est feint paroît vrai. (Le Brun, 1698, p. 2)

Nous soulignons que l’expression est « feinte » : nous sommes très loin du discours dans les méthodes de chant, vers 1840, qui considère l’expression comme les sentiments du chanteur. L’expression est tout d’abord mimésis, c’est-à-dire la représentation des sentiments, à ne pas confondre avec les sentiments eux-mêmes. Le Brun explique l’action : […] n’est autre chose que le mouvement de quelque partie, & le changement ne se fait que par le chan- gement des muscles, les muscles n’ont de mouvement que par l’extremité des nerfs qui passent au tra-

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vers, les nerfs n’agissent que par les esprits qui font contenus par les cavité du cerveau, & le cerveau ne reçoit les esprits que du sang, qui passe continuellement par le cœur, qui l’échauffe & le rarefie de telle sorte qu’il produit un certain air subtil qui se porte au cerveau et le remplit. (Le Brun, 1698, pp. 5-6)

Le Brun représente les différentes expressions ayant recours à deux types de dessins très différents, que nous considérons comme deux niveaux d’abstraction résultants d’un travail de transposition didactique. Les premiers constituent des modèles qui correspondent aux dessins académiques, pratiqués à la fin du XVIIe siècle.

(L’Amour Simple, Frayeur, L’espérance, Le Brun, 1698, pp. 18, 14 et 22, Source gallica.bnf.fr)

Les deuxièmes sont beaucoup plus schématisés et surprennent par leur « modernité ». En ef- fet, ils ne correspondent pas aux normes académiques, et remplissent – d’un point de vue di- dactique – une fonction toute particulière.

(Tristesse et abatement de cœur, La Joye, Etonnement avec frayeur, Le Brun, 1698, pp. 30, 34 et 46, Source gallica.bnf.fr)

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En effet, Le Brun s’adresse à des « jeunes peintres » : si nous comparons les dessins de la série de L’Amour simple, avec ceux de la Tristesse, Joye et Etonnement, ces derniers ont un degré d’abstraction beaucoup plus élevé. Les têtes sont réduites à une figure ovale, les traits physionomiques sont ainsi mis en valeur. Tout détail « inutile », comme les vêtements, les cheveux, ou le cou, ne figurent pas.

Nous considérons L’Amour simple, la Frayeur et l’Espérance comme le résultat d’un travail de transposition proche des savoirs « savants » des académiciens. Par contre, la Tristesse, la Joye et l’Etonnement, constituent des savoirs simplifiés, des savoirs à enseigner. Le niveau d’abstraction est beaucoup plus élevé.

Le Brun a été source d’inspiration de beaucoup d’autres peintres, mais aussi d’acteurs, qui au moment d’écrire leurs traités se sont fortement inspirés de son enseignement et de ses dessins.

Nous allons aborder maintenant les représentations de savoirs d’après les « systèmes trinitai- res. » Quelques années après Humbert de Superville, Del Sarte va élaborer des théories sur le mouvement, en se basant comme lui sur un système divisible par trois. Il décortiquera et or- donnera de façon méthodique chaque mouvement, de l’inclinaison de la tête à la position du pied.

Del Sarte ne laisse pas d’écrits publiés. Ce sont ses disciples qui expliquent ses théories. Nous allons analyser ces écrits.

3. Analyse des textes : de Superville à Duhamel-Fugère

3.1 Contenus d’enseignement chez Del Sarte et Giraudet Le système de Del Sarte est basé sur une logique très simple : l’auteur considère, comme l’avait déjà fait Humbert de Superville, trois mouvements de base. Ils correspondent à trois expressions : « excentrique » (vers l’extérieur), « normal » (neutre) et « concentrique » (vers l’intérieur). Ainsi, si les paroles s’adressent à un autre acteur, ou si elles expriment le désir d’un objet extérieur, le geste est dessiné en ouverture (excentrique), vers l’objet ou l’idée à laquelle il s’adresse. Par opposition, le geste est dessiné vers soi-même (concentrique), quand la pensée exprime des sentiments personnels : l’amour intériorisé, la méfiance, la solitude; en dernier lieu le geste est assimilé à l’immobilité, le non-geste (normal) il traduit, par exemple, la prière mystique. Cette base est à son tour à l’origine de subdivisions. Dans le graphique qui suit, un des disciples de Del Sarte, l’Abbé Delaumosne (1893) montre les différents angles (en rapport à l’axe vertical du corps) représentant les variantes de senti- ments possibles du personnage : plus le bras est levé, plus l’effet sera convaincant.

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(Delaumosne, 1893, p. 88, Source : Internet Archive)

Toujours, d’après le même principe, les différentes positions de l’œil, de la main, de la jambe, sont associées à différentes expressions. Dorénavant, l’acteur peut – en absence d’un modèle – trouver par lui-même le geste approprié à un état d’âme: il peut consulter les classements proposés dans les livres. Le corps devient un « instrument » de communication contrôlable qui traduit le sentiment de l’artiste. La conscience rationnelle remplace l’acte plus impulsif du sentiment déclencheur du geste.

Del Sarte crée des combinaisons de gestes complémentaires qui traduisent une grande variété de nuances d’expression. Ainsi un œil très ouvert (excentrique) avec un sourcil tendu (concentrique) montre l’expression de fermeté, voire de violence. Mais l’œil très ouvert avec le sourcil levé (excentrique) exprime l’étonnement du personnage.

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A Paris, il aura de nombreux disciples et prononcera des conférences pour faire connaître ses théories, mais c’est aux Etats Unis, après sa mort, qu’il connaîtra le succès89. L’influence de ses théories marquera la naissance de la danse moderne.

(Delaumosne, 1893, p.74 et p. 94, Source : Internet Archive)

L’enseignement de Del Sarte est repris par son disciple Giraudet (1885), basse à l’Opéra qui devient en 1888 professeur de déclamation lyrique au Conservatoire de Paris. Son livre, Mi- mique, physionomie et gestes est basé sur les théories de Del Sarte. Giraudet ajoute un systè- me original de nomenclature de lettres permettant de déchiffrer rapidement le geste, et com- plète les explications avec des dessins montrant les différentes variantes de l’action.

3.2 Alfred Giraudet : le disciple de Del Sarte Dans un article publié dans la Revue Musicale, paru en mai 1902, intitulé La Déclamation lyrique et l’enseignement du chant (Revue Musicale, 1902, p. 219), Giraudet revendique la séparation de l’étude de la technique et de l’expression. Cette séparation ne semble pas encore adoptée au Conservatoire : Vincent d’Indy se fait écho des professeurs et met en doute qu’elle

89 Son élève, l’acteur américain James Steele MacKaye, renomme ses principes « Harmonic Gymnastics » et les publie aux Etats Unis. La fille du théoricien, Mme Geraldy-Del Sarte, est reçue à New York, en 1892, et invitée à prononcer des conférences dans des salles de gymnastique. 96 soit possible. Nous constatons ainsi une approche qui contraste, celle des théoriciens, comme Giraudet, et celle des praticiens qui forment les élèves de l’institution.

Giraudet non seulement exige cette séparation, mais divise l’art lyrique « en trois éléments distincts : le son, le style, et l’expression, c’est-à-dire un élément matériel, un élément intel- lectuel et un élément animique. » (Revue Musicale, 1902, p. 221). L’auteur conclut : La vocale est incontestablement soumise à des lois physiologiques ; le style dépend des lois de la logi- que, dans ce qui touche au sens des mots, à leur prononciation ; des lois de relations, qui existent entre les notes, les groupes de notes, les phrases musicales, selon le rythme, le dessin mélodique et l’harmonie. Ces études sont donc réellement des études techniques. (Revue Musicale, 1902, p. 226)

L’auteur parle enfin d’une « science de l’art du chant ». (Revue Musicale, 1902, p. 226). Il considère ainsi encore l’art comme « technique » ou manière de faire. Dans son traité sur la mimique, Giraudet justifie l’adoption de cette logique, qu’il va encore développer en aboutissant à des niveaux d’abstraction encore plus hauts. Il affirme: Puisque tous les arts sont soumis à des lois ou à des règles déterminées, pourquoi l’art mimique ferait-il seul exception, quand, de tous, c’est celui qui se rapproche le plus de la nature et que la nature elle- même nous en fournit les lois et les règles ? La mimique a donc des lois fixes qui peuvent se classer mé- thodiquement. (Giraudet, 1895, p. 8)

En subdivisant le système trinitaire, toujours d’après Del Sarte, Giraudet arrive à « neuf états de l’être » (Accord de Neuvième), qu’il considère comme des Espèces. Le chanteur attribue des chiffres à ces Espèces, et se livre a des codages à partir des trois « genres » : Vital, Ani- mique et Intellectif. Ensuite, il combine ses neuf espèces (états de l’être) avec les trois genres (formes ou manifes- tations organiques des états de l’être), concentrique, normale et excentrique.

(Giraudet, 1895, p. 17, Source : Bayerische StaatsBibliothek)

Giraudet conclut : « Le système de division et de classification par neuf nous fournit le moyen de reconnaître et de classer aussi simplement des milliers de phénomènes. » (Giraudet, 1895, p. 18) Il arrive ainsi à un premier résultat avec 729 variantes.

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(Giraudet, 1895, p. 28, Source: Bayerische StaatsBibliothek)

Pour simplifier, Giraudet développe un système de « notation des états de l’être et des formes organiques », c’est-à-dire des sentiments et des manifestations « par corps » de ceux-ci. Sorte de « sténographie des mouvements organiques » (Giraudet, 1895, p. 20). Il code le sentiment et le geste dans une simple ligne.

(Giraudet, 1895, p. 21, Source : Bayerische StaatsBibliothek)

Le chanteur propose encore la possibilité de coder des sentiments/gestes par des chiffres :

(Giraudet, 1895, p. 21, Source: Bayerische StaatsBibliothek)

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Enfin, il représente, en utilisant quelques lettres de l’alphabet, les sentiments/gestes des chan- teurs. Il utilise tout d’abord une consonne (nom latin de la partie du corps concernée) ; suivie des voyelles I, O A (excentrique, concentrique, normal); des consonnes S, C, N, pour déter- miner les espèces (excentrique, concentrique ou normale) ; et ainsi de suite.

Giraudet abouti à des savoirs à enseigner, extrêmement simplifiés et décontextualisés. D’un point de vue de travail de transposition didactique, il s’agit d’un très haut niveau d’abstraction.

A titre d’exemple, nous avons choisi de montrer « des attitudes de l’œil », dont il propose différents tableaux :

(Giraudet, 1895, p. 35, Source : Bayerische StaatsBibliothek)

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(Giraudet, 1895, p. 36, Source : Bayerische StaatsBibliothek)

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(Giraudet, 1895, p. 36, Source : Bayerische StaatsBibliothek)

Gaston Ledoux, dessinateur auteur des planches, sont fortement inspirées des dessins de Le Brun.

Toujours, d’après le même système, des attitudes des jambes :

101

(Giraudet, 1895, p. 90, Source : Bayerische StaatsBibliothek)

102

(Giraudet, 1895, p. 91, Source : Bayerische StaatsBibliothek)

Enfin, le corps expressif s’exerce, l’auteur propose des exercices de gymnastique.

103

(Giraudet, 117, Source : Bayerische StaatsBibliothek)

On retrouve encore le même système trinitaire chez d’autres auteurs, comme Giraldoni (1864/1884), baryton verdien né à Paris en 1824, créateur du rôle-titre de Simon Boccanegra, ou de Renato dans Un ballo in maschera. Dans son Guida teorico pratico ad uso del artista cantante (1864) le chanteur utilise un lan- gage très proche de celui de Del Sarte, mais il ne nous parle pas de son apprentissage chez ce dernier. Par contre, Giraldoni exprime sa reconnaissance à son maître, un homme de lettres spécialiste d’Alfieri, enseignant à Florence dans une école d’arts, Morrocchesi (1832).

Giraldoni utilise comme Del Sarte/Giraudet des tableaux synoptiques d’après le classement trinitaire de ces derniers :

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(Giraldoni, 1864, pp. 60-61, Source: Bibliothèque du Conservatoire de Genève)

Il est peu probable que Giraldoni, comme chanteur d’opéra, utilisait ces tableaux pour ap- prendre ses rôles : il en n’avait pas besoin.

4. Conclusion

Vers 1840, nous trouvons des indices de glissements sémantiques concernant certains termes comme le goût et l’expression, qui perdent progressivement le sens que les chanteurs leur attribuaient à peine quelques années auparavant. Ces changements de sens sont l’indice de transformation de pratiques et de l’adoption de nou- veaux mondes référentiels. Nous identifions ainsi chez des auteurs des difficultés à définir les nouvelles notions, qui ne sont pas encore stabilisées par les pratiques. Par exemple, des méthodes de chant assimilent l’expression à la technique et proposent des exercices (par demi-tons !) pour l’exercer. 105

Cette nouvelle approche de l’étude de l’expression est accompagnée par l’apprentissage sco- laire du geste, de la physionomie et des attitudes, que les chanteurs apprenaient surtout direc- tement sur scène.

Pour théoriser ces variantes, les chanteurs ne disposent pas d’une tradition de transposition didactique scripturalisée, comme c’est le cas dans d’autres domaines artistiques tels que les arts plastiques. Ainsi, les théoriciens du chant vont chercher des représentations des différen- tes expressions chez des peintres comme Le Brun, qui avaient fait des études approfondies sur ses variantes déjà au XVIIe siècle. Chez Le Brun, nous distinguons deux niveaux d’abstraction : des dessins « académiques » qui correspondent à la représentation d’une figure proche de l’attitude « réelle », celle que pour- rait assumer un acteur. Nous les considérons comme proches des savoirs « savants », c’est-à- dire des savoirs des praticiens qui constituent modèle pour ceux qui apprennent. Et des dessins proches de schémas, que nous considérons comme des savoirs à enseigner : ils sont des représentations simplifiées où les traits sont uniformisés. Le qualificatif dépersonna- lisé s’applique bien à ce genre de savoir. Les premiers dessins ont une fonction essentiellement mimétique : l’élève, dans une situation de dévolution, imite l’expression du modèle mais doit trouver tout seul quels sont les traits du visage, l’attitude, qui représentent la colère. Par contre, dans les dessins plus schématisés, Le Brun propose les « réponses » à la probléma- tique de représenter plusieurs « états d’âme » : les lignes qui représentent de manière « simpli- fiée » les sourcils, les yeux et la bouche. En outre, ses lignes sont proches des figures géométriques, plus faciles à mesurer et à classer. Comme tout savoir « simplifié » elles sont plus faciles à reproduire. Ces dessins ont été souvent repris par d’autres auteurs et sont à l’origine de la « normalisa- tion » des savoirs concernant l’expression des acteurs et des danseurs. Ces classements, nous venons de les analyser chez Delsarte et chez Giraudet.

Toujours dans la tradition picturale, un système trinitaire de classement, semblable à celui qu’Humbert de Superville avait théorisé au début du XIXe siècle, est adopté par Del Sarte, qui le développe encore comme philosophie. Parmi ses disciples, Giraudet, professeur de décla- mation lyrique au Conservatoire de Paris, développera ensuite les théories de son maître et produira des codages très innovants pour représenter les sentiments et les gestes des chan- teurs. D’un point de vue didactique, nous constatons que le travail de transposition didactique de Giraudet dépasse une simple production de savoirs à enseigner sous forme d’écrits, mais concerne également des graphiques, des chiffres, des lettres et des images. Giraudet représen- te les savoirs sous des formes d’un niveau d’abstraction inconnu jusqu’alors. L’accès à ces codages pourrait remplacer les savoirs du maître. De plus en plus de chanteurs formés au Conservatoire n’ont jamais eu une expérience de scène dans un théâtre d’opéra : ils sont engagés pour former à leur tour des chanteurs. Ces « catalogues » d’expressions sont utiles pour eux. Mais il est peu probable que les maîtres ayant eu l’expérience de l’opéra consultent ces livres pour enseigner.

En même temps, les méthodes d’instrument proposent toujours la vocalité belcantiste comme modèle d’émission du son. Nous constatons l’usage d’un langage partagé par les maîtres de chant, comme la « prosodie » ou la « prononciation », à faire avec l’archet. Dans tous les domaines artistiques, le référent scientifique est considéré de plus en plus com- me le seul à pouvoir garantir la légitimé des savoirs.

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Annexe 2, N° 6

Des méthodes de chant au féminin : Da- moreau (1849, 1853), Viardot-García (c. 1880) et Marchesi (1886)

1. Choix et présentation des textes

A chaque génération les savoirs sont remis en cause, mais le lien de référence avec les princi- pes de la rhétorique constituent une ligne de continuité, qui donne une certaine cohérence aux pratiques belcantistes. Vers 1840, cette ligne de continuité semble fortement fragilisée. Le genre méthode, que l’on associe au modèle du conservatoire, est progressivement remis en cause.

Nous allons analyser, dans cette annexe, des écrits qui sont restés proches d'un discours où la mimésis joue encore un rôle important. Il s’agit des premières méthodes du conservatoire écri- tes par des femmes, Damoreau et Viardot-García (sœur de García fils), et de celle de Marchesi (élève de García fils) : elles adoptent un tout autre style d’écriture que les hommes. Nous sommes dans un contexte d’apprentissage par imitation, où la scripturalisation des savoirs restitue une « image » du chanteur en action, proposé comme modèle. Le lecteur, l’élève, doit trouver les « solutions aux problèmes » : le livre ne fournit pas des « recettes » pour réussir, mais des descriptions d’actions, des images, ainsi que les premières images photographiques.

Ces modèles agissent toujours d’après les normes du discours, nous nous sommes ainsi inté- ressée aux manuels de rhétorique du XIXe siècle, qui permettent de mieux comprendre l’agir des chanteurs et de contextualiser la lecture des méthodes de chant. En cette deuxième moitié du XIXe siècle, une notion apparaît de manière récurrente dans les livres : celle de « naturel ».

2. Contexte de lecture : de la notion de « naturel »

Del Sarte, fervent défenseur de la respiration abdominale, affirme que cette manière de faire est plus « naturelle » que celle pratiquée au Conservatoire, c’est-à-dire d’après les Italiens. La notion de « naturel » est à la mode, nous la retrouvons aussi dans les manuels de rhétorique, où le discours doit être calqué de la conversation courante. Ceci choque certains rhéteurs, en- core très attachés aux anciennes traditions.

Cette respiration « naturelle », celle des enfants « dans le berceau » ou « des oiseaux », est pratiquée en France depuis longtemps : nous l’avions déjà trouvée chez Blanchet/Bérard90.

90 Comme nous avions vu, il y a des explications pour cette différence avec les pratiques des Italiens : en France, le chant est resté très proche du style déclamatoire, la respiration n’est pas considérée comme un art, mais com- me moyen pour soutenir la voix, dont l’esthétique de l’émission reste très proche de celle du discours. 107

(cf. Analyse 5, p. 226). A partir de la seconde moitié du XIXe siècle, l’art de respirer belcan- tiste est progressivement abandonné par les chanteurs, même en Italie. Ceci est à l’origine de conflits entre des partisans d’une et de l'autre manière de faire : le Dr. Joal, médecin au Mont Doré, très proche de chanteurs d’opéra, dans son ouvrage De la respiration dans le chant (1893), témoigne de ces conflits. En effet, l’approche de Del Sarte a été source de vives réac- tions, notamment du côté de certains chanteurs comme De la Madelaine (1868), qui commen- te : Le travail du geste est très-simple en lui-même, quoi-que la complication de ses mouvements n’ait, pour ainsi dire, point de bornes. Certes on peut le soumettre à des études géométriques et mécaniques ; on peut en dessiner les angles et les contours, les classer en catégories excentriques et concentriques, sui- vant les curieux préceptes d’un de mes plus illustres confrères. (De la Madelaine, 1868, p. 150)

De la Madelaine compare l’enseignement de Del Sarte à celui que lui-même avait reçu d’acteurs très prestigieux: Mais ce n’est point ainsi que j’ai été enseigné à l’école du savant Fiévée et du célèbre Lafont (du théâtre Français) ; ce n’est point ainsi que Talma, dont j’ai eu, bien jeune encore, le bonheur de recevoir quel- ques conseils dans l’intimité de sa retraite, comprenait l’art qui l’a immortalisé. Ces grands artistes ne donnaient aucune règle matérielle et mathématique du geste ; ils en indiquaient les mouvements sur des principes purement instinctifs et moraux, exempts de systèmes préconçus, mais essayés, modifiés, éprouvés cent fois avant que l’effet en fût définitivement arrêté. La portée du moindre mouvement se calculait avec des soins et une patience remarquables, et, loin d’y apporter la précision géométrique de l’école, dont je viens de parler, on ne mettait de terme à l’étude que quand le travail avait tout à fait dis- paru pour faire place au naturel. (De la Madelaine, 1868, p. 151)

De la Madelaine fait référence à une tradition d’enseignement que nous situons vers 1830 : En prononçant les mots quei pennachini, Figaro tire en arrière les plumes du chapeau de Chérubin qui le replace avec colère dans son équilibre. A ces mots quel capello, le bouffe soulève le chapeau par derriè- re, et le fait tomber sur le nez du page qui l’ôte de sa tête en frappant du pied, et le porte vivement à ses côtés, pour le mettre hors de la portée de son tourmenteur […]. (De la Madelaine, 1868, pp. 60-61)

De la Madelaine, grâce à son témoignage, nous permet de confirmer encore une fois le déca- lage entre l’écrit et la pratique : les maîtres continuent à enseigner par modèle, même s’ils donnent plus d’explications que leurs prédécesseurs.

2.1 Des manuels de rhétorique et de l’action du chanteur-acteur Nous avons déjà abordé le manuel de Dubroca (1802), publié dans les mêmes années que la Méthode de 1803 : il ne contient pas d’illustrations.

Durant le XIXe siècle, des manuels pour apprendre l’élocution sont encore travaillés dans les institutions scolaires, dans certains de ces manuels il est question de chant. Nous avons trouvé non seulement des contenus d’enseignement très proches de ceux utilisés par les chanteurs, mais aussi des illustrations partagées entre les différents auteurs. Nous venons de citer le chanteur verdien Giraldoni, qui publie des images empruntées au sys- tème trinitaire de Del Sarte. Giraldoni revendique pourtant la tradition de son maître, Mor- rocchesi, homme de lettres, rhéteur et acteur, spécialiste d’Alfieri, enseignant à Florence. Lors de notre visite à la bibliothèque du Conservatoire de Milan, nous avons trouvé son livre, Le- zioni di declamazione e d’arte teatrale, ce qui signifie que cet ouvrage était connu, et proba- blement pratiqué au conservatoire. Le livre de Morrocchesi91 est très proche d’un manuel de rhétorique. L’auteur utilise des si- gnes pour représenter l’intonation (comme il est habituel de trouver dans ce type d’ouvrage) :

91Morrocchesi cite le peintre français Le Brun, mais ne fait mention d’aucun système trinitaire (Giraldoni, son disciple, a probablement fréquenté les conférences de Del Sarte à Paris). 108

(Morrocchesi, 1832, pp. 73-74, Source: Google books)

Grâce à ces codages, nous avons accès – bien avant les enregistrements sonores – aux pratiques de lecture/chant des orateurs/chanteurs92. Par exemple, dans le texte ci-dessous (Conjuration de Catilina, par Alfieri), nous pouvons déduire en partie l’intonation, les accents, et même le timbre de la voix utilisée, par les acteurs dans les années 1830 en Italie.

(Morrocchesi, 1832, p. 78, Source: Google books)

92Morrocchesi nous fait part de « pratiques sociales de référence » du geste (stéréotypes appartenant à différentes nations) des Espagnols, qu’il qualifie de lents et graves ; des Anglais et Allemands réduits et durs ; des Français pleins d’esprit et joyeux et des Italiens, également pleins d’esprit mais « trop » joyeux, (pp. 244-245). A l’intérieur de l’Italie, il considère également des différences entre le Nord et le Sud, notamment en Sicile.

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Deux vers, que l’auteur cite d’après Venosino, nous confirment que Morrocchesi avait une tout une autre approche d’enseignement que Del Sarte, ou même que son disciple Giraldoni: « Si tu veux que je pleure, tu dois pleurer d’abord ; provoque le rire qui rit, la douleur qui pleure » (Morrocchesi, 1832, p. 164). Se vuoi ch’io pianga, in pria tu pianger dei : Desta il riso chi ride, il duol chi piange.

Dans les dernières pages de son livre, Morrocchesi propose quelques images qu’illustrent les contenus d’enseignement de son texte. Ces images nous permettent d’affirmer que l’enseignement se fait tou- jours par modèle. D’un « coup d’œil » l’élève comprend ce que l’auteur a expliqué auparavant, de manière détaillée : il ne s’agit pas de savoirs à enseigner, mais de modèle à peine transposés :

(Morrocchesi, 1832, Annexe, Fig.9, Source: Google books)

(Morrocchesi, 1832, Annexe, Fig23, Source: Google books)

Nous nous sommes intéressée à d’autres ouvrages de rhétorique, publiés dans ces mêmes années-là, en France.

110

2.2 De comment les lycéens apprenaient à lire, au milieu du XIXe siècle En France, les manuels pour apprendre à lire à voix haute sont employés dans les collèges. Beaucoup de chanteurs, ayant reçu une éducation scolaire, les connaissent. Nous avons comparé plusieurs éditions du Manuel de l’orateur et du lecteur de Duquesnois, des éditions entre 1841 et 1854, ayant connu un grand succès éditorial, et avons constaté des transformations des savoirs semblables à celles que nous avons déduites lors de nos analyses des méthodes de chant.

Dans la première édition de 1841, le livre de Duquesnois ne contient pas d’images. L’auteur se montre très dubitatif envers les recherches sur la voix que partagent le monde scientifique, Duquesnois assume ainsi son propre choix pour définir la production de la voix: Parmi les différentes définitions qui ont été faites de la voix, je me suis arrêté à la suivante, qui m’a paru la plus convenable pour bien caractériser la proposition que j’ai avancée. Dans la voix, ce sont les pou- mons qui reçoivent et poussent l’air nécessaire pour former le son. Le son se forme en passant par la trachée-artère, et en frappant le larinx, où il se trouve retenu par la glotte, qui n’en laisse sortir que la quantité suffisante à sa formation, et arrive enfin dans la bouche, où il reçoit toutes sortes de modifica- tions. (Duquesnois, 1841, p.11)

Deux ans après, en 1843, l’auteur rappelle encore : « Les savants qui ont cherché à faire connaître les causes de la formation de la voix ne sont point encore d’accord. » (Duquesnois, 1843, p.13) Duquesnois est professeur d’éloquence é l’école royale Henri IV. Pour enseigner l’art du dis- cours aux collégiens, il utilise comme la plupart des enseignants des fables de La Fontaine, dont il explique tout d’abord le sens à ses élèves. Ensuite, il les déclame en produisant ainsi un modèle du « bien » faire.

111

(Duquesnois, 1843, pp. 148-149, Source : Bibliothèque privée du Dr. G. Aubert)

En absence de modèle, le livre contient des illustrations qui apparaissent dans l’édition de 1843. Nous sommes toujours dans un contexte d’apprentissage par imitation; Duquesnois propose ces illustrations, dans l’exemple qui suit, il s’agit de la fable Le Loup et le Chien.

Dans l’édition de 1845, l’auteur annonce que le « conseil royal de l’instruction publique en autorisa l’usage dans les collèges de France ». (Duquesnois, 1845, p. IV). C’est à ce moment-là que l’auteur introduit les premiers dessins anatomiques, des « dessins indiquant les positions de la bouche dans la formation des sons et dans l’articulation des consonnes » (Duquesnois, 1845, p. V). Toutefois, l’auteur doit expliquer au lecteur (probablement peu habitué à décoder ce genre d’images anatomiques, dans un livre sur l’art oratoire) comment les « lire » : (Pour bien faire comprendre la position de la langue dans la formation des sons et dans l’articulation des consonnes, j’ai cru qu’il était nécessaire de mettre des gravures qui représentassent l’intérieur de la bouche. Pour cela j’ai supposé qu’on en voyait une dont on avait enlevé la moitié qui se trouvait du côté du spectateur. Par ce moyen on voit l’intérieur de la bouche dans toute sa longueur. Il est facile de dis- tinguer la langue, les dents et la voûte du palais dans les gravures qui suivent) » (Duquesnois, 1845, p. 15)

(Duquesnois, 1845, p. 15, Bibliothèque privée du Dr. G. Aubert) 112

En 1845, nous voyons apparaître d’autres indices qui montrent que les transformations que nous avons constatées dans les livres de chant concernent d’autres domaines. Par exemple, le choix de morceaux de prose et de poésie « pour servir d’exercices à l’application de la mé- thode », choix qui s’élargit au fil des différentes éditions, constitue un répertoire pédagogique, semblable à celui que nous avons constaté en musique.

Enfin, de même que dans le domaine du chant, les auteurs cherchent pour la respiration de l’orateur le mouvement « naturel ». Duquesnois n’est pas d’accord avec les nouvelles théories et doit ainsi insister sur le fait que l’élocution du discours est un art : N’entendez-vous pas répéter tous les jours qu’il faut lire comme l’on parle, c’est-à-dire naturellement ? Cette proposition, qui, au premier abord, semble de la plus grande vérité, est cependant on ne peut plus fausse. Qu’est-ce qu’on entend par lire ou dire naturellement ? est-ce lire comme tout le monde parle ? […] Si c’est là le sens qu’on attache à ces expressions, d’où vient qu’il y a si peu de personnes qui exci- tent l’intérêt lorsqu’elles lisent ou qu’elles parlent ? (Duquesnois, 1854, p. 6)

Duquesnois doit expliquer encore : : « C’est qu’il est aussi difficile de bien parler devant un auditoire que de bien peindre, de bien sculpter ou de bien écrire. » (Duquesnois, 1854, p. 6)

Ces explications constituent l’indice de transformations de pratiques : le monde référentiel est remis en question, d’autres pratiques d’apprentissage surgissent.

Parallèlement, l’uniformisation des savoirs touche la prononciation du français. Dans l’édition de 1854 un chapitre est intitulé : « Des vices d’articulation et des accents de province » (1854, p. 40). L’identité nationale, fortement affirmée dans ces années-là en Europe, joue certaine- ment un rôle.

2.3 La construction d’un répertoire classique : Schubert traduit en français93 Une dizaine d’années auparavant, en France, les voix légères capables d’improviser en colora- tures – comme celles de Bordogni, Damoreau, ou Nourrit – avaient les faveurs du public. Ce dernier, ténor léger à l’Opéra, est à l’origine de la popularité des Lieder de Schubert. Quiche- rat, explique en détail la première rencontre du ténor avec cette musique jusqu’alors incon- nue : C’était chez un banquier hongrois, M. Dessauer, un ami de Liszt. L’artiste était au piano, et jouait le Roi des Aulnes, lorsque Nourrit entra. Double raison pour continuer. Nourrit était tout oreilles. A mesure que cette musique si dramatique le pénétrait, il manifestait une vive émotion ; son visage s’illuminait. Le morceau terminé, il le redemanda. Liszt lui dit qu’il ferait bien mieux de le chanter. Nourrit s’excusait sur ce qu’il ne savait pas l’allemand. Liszt lui expliqua le sujet, et Nourrit consentit à vocali- ser simplement le chant : ce qu’il fit avec l’expression d’un interprète inspiré ; longumque bibebat amo- rem. Il s’éprit dès lors d’une vive passion pour ces mélodies ; à sa demande, on en traduisit un certain nombre et il s’en fit l’infatigable propagateur. Il y eut une traduction de M. Bélanger, une autre de M. Emile Deschamps. Nourrit n’en acceptait aucune textuellement ; il les modifiait sans cesse, surtout au point de vue de la musique. (Quicherat, 1867, II, p. 32)

Nourrit change non seulement le texte, par le fait de chanter en français, mais aussi la musi- que : il ajoute des variations. D’ailleurs, cette pratique était commune en Autriche, dans l’entourage de Schubert, qui n’aurait pas été choqué.

Au début du XIXème siècle, les premières traductions sont à la charge du chanteur lui-même ou, s’il éprouve des difficultés à le faire, de son entourage. Legouvé (1886), dans Soixante ans

93 Nous avons trouvé des éditions du XIXe siècle, avec les Lieder de Schubert traduits en anglais, russe, italien, et même en catalan. Nous avons fait une audition-conférence au Conservatoire de Genève, avec ses différentes partitions interprétés par des étudiants de la HEM, en janvier 2007. 113 de souvenirs nous laisse un témoignage qui de nous jours nous surprend. Vu son intérêt, nous avons choisi de le transcrire en entier. L’auteur décrit ainsi les difficultés à traduire le texte d’un Lied de Schubert. Nourrit, las d’exécuter toujours les mêmes mélodies, demande à Legouvé de lui traduire une nouvelle mélodie94. Legouvé se remémore : Il m’apporta en effet une mélodie de Schubert en me priant de la lui traduire. J’accepte. Je savais encore un peu d’allemand à cette époque. Je lis les vers... Impossible de les comprendre. Je les porte à Urhan. ― Ces vers sont admirables, dit Urhan. ― Traduisez-les-moi ? ― Impossible ! C’est trop génial. Il vous faut un véritable littérateur, versé à la fois dans la poésie allemande et la poésie française, allez trouver M. Friedlander ». Je vais chez M. Friedlander. Mêmes exclamations. Vers admirables ! ― Tra- duisez-les-moi ? ― Impossible. Cette poésie est un fruit du sol. Il y a des fleurs qui ne se transplantent pas. (Legouvé, 1886, pp. 128-129)

Le fait d’avoir oublié le peu d’allemand qu’il croyait comprendre ne sera pas un obstacle pour Legouvé. Sa femme, pianiste, viendra à son secours : Que faire ? Je dis alors à ma femme : Jouez-moi le chant de ce lied sur le piano. Elle me le joue. Je l’écoute, les yeux fermés, me laissant aller au cours de cette mélodie, comme on se laisse porter au cours du flot sur une barque. Jouez-le-moi une seconde fois, lui dis-je, et sous l’empire de cette musique je me sens entraîné vers les régions supérieures ; je quitte la terre ; tout à l’heure, j’étais en barque, maintenant je suis en ballon. Priant alors ma femme de recommencer une troisième fois, je prends la plume ; et pendant qu’elle joue, j’écris les sensations, les sentiments, les images que cette mélodie évo- que en moi, et, au bout d’un quart d’heure, j’avais composé trois strophes dont le titre seul dit le carac- tère: Les Astres. Seulement, si ces strophes étaient rythmées elles n’étaient pas rimées. Je trouvais à la rime quelque chose de compassé qui aurait gâté l’effusion lyrique. Les Astres, chantés par Nourrit aux concerts de Liszt, eurent un succès considérable, et M. Emilien Pacini, placé près de moi, me dit : Savez-vous de qui sont ces beaux vers ? ― C’est de la prose de moi, mon cher ami. (Legouvé, 1886, p. 129)

La démarche de Legouvé ne constitue pas un cas isolé. Le ténor Nourrit traduit lui-même d’autres Lieder et il adapte la traduction à l’inspiration du moment. Ainsi, il modifie les mots selon son ressenti, pouvant chanter des versions différentes d’un même Lied.

D’un point de vue didactique, nous soulignons le fait que l’action de traduire tient compte de la dimension mimétique : peu importe l’exactitude de la traduction. Même si cela nous étonne de nos jours, ceux qui traduisent ne connaissent le plus souvent pas assez bien l’allemand, mais peu importe, il est toujours admis, par les pratiques sociales, que les chanteurs aient un rapport très créatif au texte et à la musique. Nous avons consulté des traductions de Lieder de Schubert faites dans ces années-là et avons souvent rencontré de sérieux obstacles à trouver des liens avec les « originaux » proposés dans nos éditions actuelles.

Il s’agit d’une attitude proche de celle de l’improvisation libre. La traduction d’un texte, ou tout simplement l’adaptation d’un texte français – comme le changement d’un mot pour favo- riser un aigu, plus facile sur une voyelle donnée – constitue une façon de s’approprier le mor- ceau et permet de le transmettre de manière personnelle.

2.4 Damoreau, Viardot-García et Marchesi : trois approches de l’enseignement du chant Dans les premières années du XIXe siècle, le Conservatoire reste une institution essentielle- ment masculine : dirigé par des hommes, le Conservatoire engage des professeurs hommes,

94« […] Liszt demanda à Nourrit de chanter la Jeune Religieuse, aux concerts organisés par lui dans la salle Érard et consacrés à Beethoven. « Un chef-d’œuvre de Schubert ? Oui, lui répondit Nourrit, mais celui-là, non ! Il en faut un nouveau. ― Vous en avez un ? ― Oui. J’ai même mon traducteur. ― Vous ? ― Non. Un de mes amis. ― Qui donc ? ― Legouvé. » (Legouvé, 1886, p. 128). 114 dans un contexte social où la femme reste à l’écart, vouée à l’enseignement en privé, en famil- le. Il faut attendre l’année 183395 pour voir apparaître une femme professeur dans la classe de chant, Laure-Cinti Damoreau (1801-1863). Elle est l’auteur de la première méthode de chant du Conservatoire composée par une femme, Méthode de Chant publiée en 1849. D’après les contenus de sa méthode, nous déduisons que Damoreau enseigne par modèle. Pauline Viardot - García est formée comme pianiste, élève entre autres de Liszt ; deux ans après la disparition de sa sœur, Maria Malibran96, morte prématurément, elle monte sur scène et devient une cantatrice adulée par toute sorte d’artistes de son temps. Alfred de Muset dira de la jeune Pauline García : […] elle chante comme elle respire ; quoiqu’on sache qu’elle n’a que dix-sept ans, […]. Sa physiono- mie, pleine d’expression, change avec une rapidité prodigieuse, avec une liberté extrême, non seulement selon le morceau, mais selon la phrase qu’elle exécute. […] Les juges les plus sévères ont reconnu à Mlle García une voix magnifique, d’une étandue extraordinaire, une méthode parfaite, une facilité charmante, un talent dramatique plein de force, d’imagination et de vérité. (Cité par De Crouzon, 1989, p. 7)

Elle compose, dessine, parle plusieurs langues. Vers l’âge de quarante ans Viardot-García se retire du monde du spectacle pour se consacrer à la composition et à l’enseignement.

Marchesi est d’origine allemande, son nom de famille est Graumann. Mariée à un chanteur italien, elle utilise le nom de son mari, mieux adapté à une cantatrice : le chant allemand n’est pas encore reconnu. Elève de García fils, son enseignement est pourtant très différent de celui de son maître, même si les éditeurs l’on identifié à l’Ecole de García à des fins publicitaires. Contrairement à l’inventeur du laryngoscope (qui parlait rarement d’anatomie dans ses cours), elle donne ses leçons d’après un « larynx humain préparé »97 et explique à ses élèves le fonc- tionnement de l’ « instrument ». Contrairement à García fils, Marchesi publie de nombreux cahiers de vocalises. La pédagogue envisage l’enseignement comme l’organisation d’une en- treprise dans un but précis : la carrière de l’élève. Il est ainsi impressionnant de constater le nombre de cantatrices célèbres (uniquement des femmes) « produites » par son école98.

Nous allons analyser les contenus des livres publiés par ces trois auteures.

3. Analyse des textes : Damoreau et Viardot-García

La première Méthode de Chant composée pour les classes du Conservatoire (1849) écrite par Damoreau se caractérise par ses contenus d’enseignement très personnels. Par exemple, en lieu et place de théorie sur les « mécanismes de la voix », Damoreau propose des notes auto- biographiques. Damoreau ne donne pas non plus de définitions, mais fait comprendre au lec- teur au travers d'anecdotes ce qu’elle attend de ses élèves. La chanteuse rompt ainsi avec le schéma déjà bien ancré du genre méthode.

Une autre particularité du livre de Damoreau c’est qu’elle s’adresse exclusivement à des jeu- nes filles :

95 Damoreau reste jusqu’à l’année 1856. 96 Pauline Viardot - García est un des enfants du ténor García père, sœur du pédagogue García fils, et de Maria Malibran, sa sœur aînée. 97Marchesi affirme : « les explications […] je les donne aux élèves verbalement, à l’aide de tables anatomiques et d’un larynx humain préparé.» (Marchesi, 1886, p. IV). 98Comme : Nellie Melba, Selma Kurz, Emma Eames, Emma Calvé, sa fille Blanche Marchesi ou encore Ellen Gullbranson. 115

C’est à vous, mes chères élèves, que j’ai voulu dédier cette méthode, fruit de mes études, de mon expé- rience, et dans laquelle je crois avoir consigné les meilleurs principes et les meilleurs exemples de l’art du chant. (Damoreau, 1849, Introduction)

Damoreau avait été formée par Plantade (1764-1839), professeur au Conservatoire, (un des co-auteurs de la première Méthode de chant). Il lui donna, d’après Damoreau : « tous les soins d’un excellent professeur et toute la tendresse d’un père ». (Damoreau, 1849, Introduction). C’est lui qui décide de la consacrer au chant italien : la voix de l’enfant est extrêmement flexible mais faible. Il évite de lui faire chanter en français et aborde directement des vocalises à l’italienne. Damoreau nous donne encore des précieux éléments, Plantade lui fait travailler quelques airs « anciens » comme les psaumes de Durante. Damoreau explique : Quand j’ai eus atteint ma quatorzième année : « Ma chère enfant, me dit M. Plantade, tu peux te passer de moi maintenant. Ecoute ; tu as du goût ; tu prendras ce qu’il y a de bon chez les uns, tu laisseras ce qu’il y a de mauvais chez les autres. » (Damoreau, 1849, Introduction)

Ce discours « recréé » a une fonction de « modèle » didactique. Damoreau montre au jeune lecteur qu’il est possible d’acquérir de l’autonomie, mais à condition d’avoir du « goût »; c’est-à-dire, de connaître certaines normes que seulement un maître peut transmettre.

Il peut nous surprendre qu’un professeur de chant ayant une élève si douée la laisse continuer seule ses études après une seule année de travail. La raison est simple : Plantade n’est pas un professeur de chant spécialiste. Il est tout d’abord un musicien ayant reçu une formation de complète: formé à l’école des pages du roi à Versailles, il a appris à chanter mais il est surtout un excellent claveciniste, jouant du violoncelle et de la harpe. En ayant une élève si talentueu- se, il va l’initier à l’improvisation, en lui montrant comment varier selon ce que l’on considère comme le meilleur goût. Dès que l’élève en est capable, il lui proposer un rôle dans un opéra, en profitant du départ inattendu d’une soliste réputée. Damoreau explique : Avant d’avoir mes quinze ans, je débutais aux Italiens dans le rôle de Lilla, de la Cosa rara, qui laissait libre le départ de Mme Fodor. Grâce à mon extrême jeunesse, et surtout aux conseils de mon cher pro- fesseur, mon succès fut réel. (Damoreau, 1849, Introduction)

Le public accueille avec enthousiasme la très jeune soliste – elle n’a même pas quinze ans – et son maître l’encourage à observer et imiter les artistes confirmés, directement sur scène. Da- moreau suivra les conseils des uns et des autres. Damoreau nous livre des conseils très intéressants au sujet de l’apprentissage par imitation : […] n’allez pas conclure de ces conseils, qu’il faille imiter servilement le maître ou le modèle qu’on adopte. Il faut, je ne puis trop vous le répéter, se rendre compte des moyens de succès propres à l’artiste qu’on écoute, distinguer par quel art il obtient de la grâce, par quel secret il arrive à charmer. On évite ainsi l’écueil de la parodie, on avance rapidement dans la route qui conduit au succès. (Damoreau, 1849, Introduction)

Damoreau insiste sur le fait qu’il ne faut pas imiter le charme mais les moyens qui permettent de le provoquer. On utilise des effets et l’on obtient des résultats. Le public apprécie, mais Damoreau rencontre un sérieux obstacle : « Après cet heureux début, j’eus bien des ennuis et des préjugés à vaincre. J’étais Française ; c’était presque un crime au Théâtre Italien99 ». (Damoreau, 1849, Introduction).

99C’était le quotidien des chanteurs français, de même qu’un peu partout en Europe : les Italiens avaient la priori- té au moment d’être engagés dans les théâtres spécialisés dans leur musique. Les artistes nationaux avaient l’habitude d’italianiser leur nom : ainsi Laure-Cinthi Montalant deviendra Cinti, et plus tard, suite à son mariage, Laure-Cinti Damoreau.

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Damoreau nous racontant encore des choses étonnantes : « J’appris en peu de temps près de quinze à vingt rôles ; je doublai (quelques fois du jour au lendemain) toutes les prime donne ; dans l’ardeur de mon zèle et de mes études incessantes ». (Damoreau, 1849, Introduction). Si Damoreau est capable de travailler un rôle entier en vingt-quatre heures, cela signifie tout d’abord qu’elle a une mémoire bien entraînée et compte avec l’appui d’un « souffleur » qui anticipe le texte : elle improvise la plupart de son chant (comme García père le faisait, aussi). Damoreau chante également ses airs habituels, airs à « succès », qu’elle amène d’opéra en opéra, avec des changements qui les « renouvellent ». Toujours dans sa page introductive, Damoreau raconte qu’elle a comme maîtres les composi- teurs Rossini et Bordogni, tous deux excellents ténors légers. Cette « filiation » nous permet de rétablir son apprentissage, en légèreté.

La chanteuse est engagée à l’Opéra (français), et chante Fernand Cortez de Spontini, chant large, sans roulades : elle doit adapter sa manière de faire, et explique : « A partir de cette époque, je redoublai d’études et d’efforts pour réunir désormais le style large et expressif au genre dit de bravoure. » (Damoreau, 1849, Introduction). Le chant français, nécessite – pour des voix légères, comme celle de la jeune soprano – un nouvel apprentissage. Curieusement, elle va travailler des romances et des chansonnettes, et commente : « Ce dernier genre est plus difficile qu’on ne croit ; car il demande plutôt à être dit que chanté ». Nous constatons ainsi qu’autour des années 1820, la notion de vocalité est tout autre entre les deux institutions, l’Opéra français et les Italiens. Damoreau est confrontée à des pratiques d’apprentissage qu’elle ne connaît pas, malgré son succès dans différents rôles d’opéra : elle a de la peine à aborder la vocalité dans une approche d’élémentarisation des savoirs ! C’est plus aisé pour elle de chanter par imitation un grand air à roulades que de chanter une « petite » chanson.

Damoreau affirme : « Mon répertoire à l’Opéra, était, dans le principe, assez borné. Faute de pouvoir varier mes rôles autant que je l’aurais voulu ». L’Opéra français – comparativement aux Italiens ou à l’Opéra-comique – qui cultive la fidélité à l’écrit et la musique de l’époque, sans la possibilité de l’improvisation, ne possède pas un grand intérêt. Damoreau ose introdui- re des variantes : Le public se renouvelait continuellement ; quelques vrais amateurs s’obstinaient cependant à chacune de mes représentations et je n’ajoutais pas à l’un de leurs morceaux favoris quelque apoggiature nouvelle qui ne fût remarquée et vivement applaudie. (Damoreau, 1849, Introduction)

Le public revient pour écouter ses airs favoris, il n’hésite pas à les interrompre avec des ap- plaudissements quand il reconnaît des altérations qu’il approuve. Mais cet état de grâce ne va pas durer longtemps, les voix corsées et chantant en force sont de plus en plus appréciées. Damoreau témoigne encore des duels en duo, pratique abandonnée peu après, avec des ques- tions-réponses en vocalise, entre soprani, improvisés devant un public enthousiaste.

Enfin, Damoreau fait part de sa troisième période, de carrière dramatique : « j’étais appelée à populariser les œuvres si brillantes de notre célèbre compositeur Auber, l’étoile française ». (Damoreau, 1849, Introduction). Elle conclut : « Ma tâche d’artiste finit là », et se consacre à l’enseignement : « j’ai commencé la pénible mais honorable carrière du professorat. » (Damoreau, 1849, Introduction).

3.1 Contenus d’enseignement et rapport au maître, chez Damoreau Nous considérons ainsi l’introduction A mes élèves du Conservatoire déjà comme contenu d’enseignement : le parcours d’apprentissage de l’auteure est proposé comme modèle, le lec-

117 teur pourra apprendre d’après les solutions que la jeune Damoreau a trouvées, d’elle-même, aux obstacles rencontrés lors de sa formation. Dans sa Méthode de chant, Cinti-Damoreau résume ainsi ces principes, qu’elle répète – fort probablement – d’après ce qu’elle a entendu comme élève de ses maîtres : Il ne suffit pas, en effet, de faire des notes, d’exécuter des passages plus ou moins difficiles ; il faut en- core leur donner de la couleur, les animer les accentuer ; et, pour cela, il faut que l’artiste se pénètre des paroles, de l’esprit du morceau ou de la scène qu’il va chanter. Il faut même que sa physionomie en ré- vèle, pour ainsi dire, à l’auditeur, le sujet et le caractère. (Damoreau, 1849, Introduction)

Les contenus d’enseignement sont résumés à trois : l’accent, la couleur, la flexibilité. Nous sommes encore très proches du discours d’un Crescentini ou d’un García père. C’est l’exemple du maître qui permet d’apprendre l’émission du son, mais aussi les choix expressifs, qui comportent ces variantes et procédés.

Pour apprivoiser l’expression, elle insistera sur le travail préalable de compréhension du texte. Aux Italiens, comme soprano léger, elle n’avait pas eu des grands efforts à fournir au niveau de l’articulation : son texte était réduit à quelques mots, dont une partie était déployée en lon- gues successions de notes. Au moment d’être engagée à l’Opéra français, les exigences sont certainement autres. Notons que la cantatrice ne donne pas, comme beaucoup de ses collègues masculins, de conseil sur la phonétique, elle propose un modèle: « Ecoutez Ponchard ; et vous saurez tout ce qu’on gagne de charme à ne pas faire perdre une syllabe à ses auditeurs». (Da- moreau, 1849, Introduction)

Pour le geste, elle se cantonne à l’expression du visage : « Il faut même que sa physionomie en révèle, pour ainsi dire, à l’auditeur, le sujet et le caractère [du personnage]. » (Damoreau, 1849, Introduction). Nous déduisons que comme soprano léger, Damoreau utilise surtout l’expression du visage, le geste est réduit à quelques poses.

L’écriture de ces exercices et vocalises est caractérisée par l’utilisation d’arpèges, pratiqués déjà par son maître Bordogni, mais qui traditionnellement étaient réservés aux instruments. Le fameux « arpège de Rossini », que tout le monde chante encore aujourd’hui, entre précisé- ment dans le répertoire des chanteurs à ce moment-là.

En fin de recueil figurent les habituelles cadences, témoignage précieux de la créativité de Damoreau. Mais il ne faut pas se leurrer : les cadences que la cantatrice fait devant le public sont modifiables, elle les varie chaque soir. Damoreau donne des conseils pour les employer : Dans les points d’orgue […] que j’ai empruntés à mon triple répertoire, il en est quelques-uns qui ne sauraient convenir à toutes les voix […] je ne vous les donne pas, d’ailleurs, pour que vous les exécutiez à tout prix […] ce sont des formules variées que je vous propose, pour que, plus tard, votre goût vous amène, dans la limite de vos moyens, à en trouver d’autre qui vous appartiennent en propre. (Damoreau, 1849, Introduction)

Nous rencontrons, chez Damoreau un rapport très libre à l’écrit, et non seulement aux parti- tions. Les exercices qu’elle propose constituent un échantillon de son travail, mais qui en au- cun cas constituent des savoirs élémentarisés que l’on retrouve, à cette même époque, dans la plupart des méthodes écrites par des hommes.

Damoreau écrit une seconde méthode en 1853. La demande vient probablement de l’éditeur Heugel qui signe la Préface des Editeurs. D’après l’opinion de plus en plus répandue, la tradi- tion se « perd » et il y a en conséquence la demande de livres pédagogiques pour combler les

118 manques de savoir-faire. Heugel annonce cette Nouvelle Méthode « d’une portée infiniment plus modeste » que la Méthode du Conservatoire de la même auteure. Curieusement, il s’agit un ouvrage basé sur l’élémentarisation des savoirs. L’éditeur le pré- sente comme « une nouvelle application du développement progressif de la voix, à faire pré- céder sa grande méthode d’artiste » (Damoreau, 1853, Préface des éditeurs). Cela signifie que l’apprentissage par imitation est fortement dévalorisé: la méthode de 1849, à peine quatre ans plus tard, est considérée comme contenant des savoirs obsolètes.

(Damoreau, 1853, p. 1, Source : Bibliothèque du Conservatoire de Genève)

Dans les « Conseils aux jeunes élèves », Damoreau affirme l’inutilité d’explications d’ordre physiologique : García père, Garat, Rubini, Nourrit, Mmes Pasta, Malibran, Sontag, n’ont jamais étudié ni écrit de théo- rie sur les organes de la voix, et, pour ma part, je confesse humblement n’avoir reçu, donné ni découvert aucune recette à ce sujet. (Damoreau, 1853, p. 5).

Damoreau n’est pas convaincue non plus de la définition que ses contemporains donnent de l’expression. Elle insiste : « on ne saurait trop répéter que la véritable expression en musique ne procède point des cris, des contorsions et des déchirements de larynx » (Damoreau, 1853, p. 5) La véritable expression est représenté par la manière de phraser, d’accentuer, de donner du charme grâce à l’apport créatif de l’exécutant. Damoreau fait allusion à l’école de Duprez, à la nouvelle manière d’émettre le son, aux gestes qui compensent l’art détailliste de l’émission vocale, qui contenait une grande partie de l’expression dans le son de la voix, dans le regard, dans l’attitude, dans un simple geste.

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3.2 Le piano comme milieu didactique, au service de l’apprentissage du chant : Viardot- García Viardot-García enseigne entre autres au Conservatoire de Paris. Elle ne publie pas un livre du genre de la Méthode du Conservatoire, mais un recueil d’exercices « écrits pour ses élèves du Conservatoire », (exclusivement des femmes). Son ouvrage est très proche de la conception de la Nouvelle méthode de Damoreau (1853). Nous pensons que ce n’est pas par hasard : les deux cantatrices ont eu recours au même édi- teur: Heugel.

Comparativement aux textes que nous venons d’analyser, la manière avec laquelle Viardot- García commence ses Exercices est du moins étrange. Elle ne parle ni de l’histoire du chant, ni de sa biographie, non plus de l’émission du son (messa di voce), mais du piano comme ins- trument ! En effet, elle commence son texte en affirmant: « 1° Avant tout, il faut s’assurer que le piano est au diapason normal, et bien d’accord. » (Viardot- García, 1888, I, p. 1).

Le piano est devenu l’instrument incontournable des salons bourgeois, les élèves disposent de cet instrument100; mais il y a d’autres points communs entre ses élèves: elles font de la danse classique. Ainsi, quand l’auteure recommande de « se tenir très-droite »101, elle n’a pas besoin de donner d’autre renseignement que celui de : « mettre les pieds à peu près dans la 2me posi- tion de la danse, sans exagérer, et faire porter le poids du corps sur le pied qui est en arrière. » (Viardot- García, 1888, I, p. 1). Nous n’avons pas trouvé d'explications physiologiques, ni de planches anatomiques. Viardot- García ne précise pas non plus comment respirer, même si elle reconnaît l’importance de cet apprentissage. Elle insiste sur l’inspiration par le nez (texte souligné dans son texte).

Viardot-García recommande aux jeunes élèves de ne pas travailler plus d’un quart d’heure à la fois; pourtant, son cahier s’intitule : Une heure d’étude. Précisément, une partie du travail se fait dans la réflexion et en jouant de l’instrument. Elle conseille :

Lorsque l’élève trouvera de la difficulté à n’importe lequel des exercices, elle devra, avant de l’étudier avec la voix, se le jouer au piano jusqu’à ce qu’elle l’ait dans la tête. Il ne faut jamais fatiguer la voix à essayer ce qu’on n’a pas compris musicalement. On aura soin de ne pas chanter dans des tons trop élè- ves ou trop bas qui nécessiteraient des efforts. (Viardot- García, 1888, I, p. 6).

Nous n’allons pas commenter en détail les contenus de deux livres (Une heure d’étude, partie I et partie II) de Viardot-García, car il s’agit d’exercices et de mélodies à chanter, très proches de ceux que nous avons trouvés dans d’autres recueils. Nous résumons ainsi des contenus d’enseignement qui sont mis en valeur : - l’utilisation de la voix de poitrine et de la voix de tête (à partir du fa, premier espace de la portée), - la justesse (l’auteure marque avec un + les notes qu’elle prévoit que l’élève chantera faux.

100Pour étudier, Viardot-García conseille la posture assise, posture de tradition très ancienne : 2° Si l’élève s’accompagne elle-même, elle fera bien de s’asseoir le plus haut possible, et de placer un miroir sur son pupitre, afin d’observer sa figure et les mouvements de sa bouche. Elle se tiendra droite, la tête plutôt haute. » (Viardot- García, 1888, I, p. 1). 101L’auteure complète : « un peu cambrée en arrière, la tête un peu relevée, le regard en avant, et de rester immobile sur ses pieds, sans se balancer d’un côté à l’autre, ni d’avant en arrière. » (Viardot- García, 1888, I, p. 1).

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- L’attaque nette du son.

Dans son deuxième cahier, une page a retenu notre attention, celle consacrée au trille (Viar- dot- García, 1888, II, p. 43). Elle contient des renseignements précieux pour comprendre l’apprentissage de ce procédé. Viardot-García affirme : « La manière d’étudier le trille n’a jamais pu être indiquée d’une façon précise et détaillée, car cette étude doit nécessairement être modifiée selon les gosiers et les voix. » (Viardot- García, 1888, II, p. 43).

L’auteure constate que : Les personnes qui n’ont pas encore étudié le chant, les enfants même, apprennent généralement plus vi- te le trille que toute autre chose, car, si elles n’ont pas de qualités acquises ; elles n’ont pu prendre de mauvaises habitudes de raideur dans le gosier. J’ai trouvé jusqu’ici peu de vois rebelles au trille parmi mes élèves et jamais chez elles celles dont j’ai dirigé les études depuis le commencement. (Viardot- García, 1888, II, p. 43).

Cette affirmation corrobore notre hypothèse (cf. Analyse 1, p. 140): le trille était appris aux enfants très jeunes, par imitation. Comme ils avaient une émission très souple, sans aucun forçage du à la recherche « technique », l’articulation du gosier permettait rapidement d’aborder des pièces, que de nos jours nous considérons comme difficiles, mais qui deve- naient « accessibles » par imitation.

Pour acquérir le trille, Viardot-García propose sa propre méthode, d’après son expérience d’enseignante : Contrairement à ce qu’il faut faire toujours, on ne doit prendre qu’une faible respiration ; puis, sans au- cune force, sans le moindre effort, en liant mollement, avec une nonchalance exagérée, sans battre de mesure, on doit chanter lentement deux ou trois fois les deux premières notes pour se rendre compte de l’intervalle ; puis tout à cous presser le mouvement autant que possible et s’arrêter bientôt brusquement. Si l’on prend bien garde de maintenir l’écart de l’intervalle en l’agrandissant dès qu’on sent qu’il dimi- nue, il se rapprocher infailliblement et finira par devenir un chevrotement inutile. (Viardot- García, 1888, II, p. 43).

Nous soulignons l’utilisation d’une « faible respiration », ce qui explique également pourquoi dans les anciennes partitions, le trille est écrit la plupart du temps à la fin des cadences, au moment où les chanteurs ne disposent de presque plus d’air.

Un autre détail a retenu notre attention : c’est la première fois, dans un écrit sur le chant, qu’un auteur associe la raideur de la voix à celle des yeux : « Dès qu’on sent la moindre rai- deur, soit dans le gosier, soit dans la langue, soit dans les muscles du cou ou de la nuque, ou, dès que l’on sent les yeux devenir fixes, […] il faut s’arrêter à l’instant même. » (Viardot- García, 1888, II, p. 43).

Viardot-García met en parallèle cet apprentissage « fort peu musical » avec « celui de main morte, que l’on fait faire aux élèves de piano, en frappant des accords répétés, pour faire dis- paraître la raideur des poignets. » (Viardot- García, 1888, II, p. 43).

Nous avons cherché des témoignages d’élèves de Viardot-García, et trouvé à la bibliothèque du Conservatoire de Genève un petit livre qui contient une conférence donnée par Mme. Tor- rigi- Heiroth, à Genève, le 8 février 1901. Elle résume en quelques mots la pratique pédagogi- que de Viardot-García102 :

102Le petit fils de Pauline, Louis Héritte de la Tour, écrira des mémoires, qu’il signe du nom de sa mère, Héritte-Viardot : Une famille de grands musiciens (1923). Nous avons trouvé un récit d’apprentissage que nous transcrivons en entier : « Un vieil ami de ma grand’mère, Espagnol lui aussi, Señor Torre Morrell, fut chargé de 121

Ainsi, l’enseignement de Mme Viardot consiste dans la pose de la voix au moyen des exercices et l’étude des morceaux de la musique de tous les pays et de toutes les écoles, dans le but de développer le goût musical et l’intelligence des élèves. Ces morceaux doivent être chantés, autant que possible, avec le texte original, c’est-à-dire dans la langue pour laquelle la musique était écrite, car l’originalité et le cachet véritable de la musique sont, dans ce cas, bien mieux conservés. (Conférence Torrigi-Heiroth, Genève, 08.02.1901)

Cette affirmation est étonnante quand on connaît les éditions de Lieder et d’Airs de Viardot- García traduits en français. La cantatrice était polyglotte et capable de chanter en plusieurs langues, mais ce n’était pas le cas de la plupart des chanteurs. Son élève se met probablement au goût du jour, insistant sur la fidélité à l’écrit103. Torrigi-Heiroth poursuit : […] la réunion des airs de répertoire classique, dont plusieurs, jusque-là inédits, avec les accompagne- ments, arrangés par Mme Viardot et avec ses annotations indiquant comment ces airs doivent être chan- tés. Cette réunion d’airs, connue sous le nom de Collection des airs classiques de Mme Viardot, forme un véritable monument de gloire en l’honneur de l’érudition de cette illustre artiste. (Conférence Torri- gi-Heiroth, Genève, 08.02.1901)

m’initier aux mystères du solfège. Il s’y prit de la façon ingénieuse que voici : A la quatrième ou cinquième leçon il me donna un crayon et une feuille de papier en me disant : « En sol majeur ». Au même moment il ouvrit la fenêtre et fit un signe à un joueur d’orgue posté sur le trottoir d’en face, qu’il avait engagé pour mes leçons. La musique commença et j’en écrivis ce que je pus : d’abord il y eut bien des blancs sur ma feuille, mais, peu à peu, je réussis à tracer la mélodie ; et, après quelques leçons, je pus écrire couramment d’oreille et les airs et les accompagnements. Je suis encore reconnaissante à mon vieux professeur de cet enseignement pratique. » (Héritte de la Tour, 1923, p. 77). Nous constatons encore une fois (même s’il est probable que l’histoire soit passablement déformée, deux générations après les faits), que l’apprentissage est fait par « immersion ». 103Le répertoire traduit sera encore utilisée jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, mais en 1900, dans certains milieux, on commence à réclamer l’authenticité de l’original. 122

(Ecole classique de chant, catalogue d’airs, s.d., Source : Bibliothèque du Conservatoire de Genève)

Viardot-García collabore activement dans l’édition et promeut un répertoire classique connu comme « Ecole classique de chant ». La chanteuse annote soigneusement chaque intention pour rendre l’expression « vraie », d’une « interprétation » qui est déjà considérée, en cette fin de siècle, comme « traditionnelle ». Dans ces années-là, les éditions du professeur du Conservatoire de Paris, Amédée Louis Het- tich (1856-1937), connaissent un vif succès.

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(Edition Hettich de Fairest isle de Purcell (King Arthur), Source: Bibliothèque du Conservatoire de Genève) Le texte utilisé par Purcell (King Arthur): «Fairest isle, all isles excelling, Seat of pleasure and of love, Venus here will choose her dwelling, And forsake her Cyprian grove, Cupid from his fav'rite nation, Care and envy will remove; Jealousy, that poisons passion, And despair, that dies for love. ». Deviendra: « A la Grande Bretagne : Verte et fraîche en sa grâce, elle est l’île des délices ; Vénus mère des caresses, entre toutes l’a choisie. Amour fier de la favorite, la veut sauver des soucis. Chassant loin les larmes vaines, graves et tendres, Amour est roi ! ».

Hettich signale par une ligne horizontale (–) les consonnes à accentuer. Un (+) correspondra a une suspension du son sans inspiration, et les respirations seront marquées par un (‘).

3.3 Mathilde Marchesi: l’école de García systématisée En 1886, Mathilde Marchesi publie une Méthode de chant, qui connaîtra une large diffusion en Europe et aux Etats-Unis (elle est encore éditée de nos jours). Ce livre n’est pas le seul de l’auteure, nous trouvons diverses éditions plus ou moins modifiés et plusieurs cahiers de vo- calises qui constituent un matériel pédagogique important.

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Si l’on étudie attentivement les textes qui accompagnent les exercices, l’on s’aperçoit que le contenu des exercices de son livre est proche de celui de Manuel García fils, mais son applica- tion est très différente. Néanmoins, nous retrouvons certains procédés, que la plupart des pro- fesseurs ont abandonnés, mais que, suivant la trace de García, Marchesi propose encore, comme l’utilisation systématique du coup de glotte ou le choix pédagogique de réserver l’exercice de la messa di voce uniquement aux élèves avancés.

D’autres contenus ont retenu notre attention. Par exemple, dans l’édition de 1890, Marchesi définit les obligations du professeur: Il est sous-entendu que chaque professeur, avant d’entreprendre la tâche difficile de la formation de la voix et la grande responsabilité de l’avenir artistique de ses élèves, ait fait les études indispensables d’anatomie, de physiologie et l’acoustique, pour pouvoir définir et déterminer les préceptes suivants. (Marchesi, 1890, p. II)

Les contenus d’enseignement concernent, d’après un ordre qui est devenu traditionnel dans les méthodes inspirées de celle du Conservatoire, la « Position de l’élève », la « Disposition de la bouche », etc. Contrairement à García fils, Marchesi défend la respiration exclusivement abdominale, qu’elle emprunte aux principes de Mandl : « La respiration normale, propre à l’homme sain, est diaphragmatique ou abdominale. Dans les deux autres modes de respiration que nous condamnons, savoir : la claviculaire et la latérale » (Marchesi, 1890, p. II). Elle condamne ainsi clairement la respiration « latérale », qu’elle avait certainement pratiquée chez García.

Une des innovations de Marchesi constitue le fait d’insister sur le travail mental de prépara- tion, (dont García fils parlait déjà dans son Traité, sans pour autant approfondir), mais pour Marchesi il s’agit d’un point essentiel : « Il faut donc que l’élève dès la première leçon, s’habitue analyser, c’est-à-dire à méditer d’abord ce qu’il doit exécuter ; en un mot il faut qu’il fasse précéder le travail matériel par le travail mental. »(Marchesi, 1890, p. V)

Nous avons trouvé cette même réflexion dans la méthode de la Melba (une de ses élèves les plus prestigieuses): l’importance donnée à ce que l’on peut qualifier de préméditation vocale.

Au début du XXème, certaines notions et concepts, ignorés auparavant, surgissent dans les écrits. Ainsi, Marchesi est probablement un des premiers professeurs à faire directement allu- sion à la psychologie de l’élève: « Dans ce moment psychologique très important du dévelop- pement du sentiment et de la manière de l’exprimer, l’élève doit demander au professeur tou- tes les explications qui peuvent lui rendre la tâche plus facile. » (Marchesi, 1890, p. VIII).

4. Conclusions

Les premières méthodes du conservatoire écrites par des femmes sont publiées. (a) Celle de Damoreau (1849) est la première. Suivent d’autres livres sur le chant, écrits par des cantatrices-pédagogues, comme Viardot-García (c. 1880) et Marchesi (1886). Ces livres sont exclusivement adressés à des femmes : leurs contenus sont différents et le style d’écriture, de ceux écrits par des hommes. Les savoirs sont présentés à un stade de transposition moins « travaillé », les savoirs sont ma- joritairement de savoirs personnels. On retrouve des récits d’apprentissage et de vie. L’apprentissage chez Damoreau se fait toujorus par imitation. Dans sa première Méthode, elle aborde rapidement des exercices difficiles. L’enseignement du geste (à part la physionomie, dont elle fait une courte allusion) est ignoré.

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Nous découvrons, dans le deuxième ouvrage de Damoreau (1853), des contenus d’enseignement élémentarisés. Cette Nouvelle méthode (1853) est considérée comme intro- ductive à sa Méthode du Conservatoire (1849). Elle répond certainement aux nouvelles atten- tes des éditeurs qui réclament des livres contenant des savoirs « facilités ».

(b) L’enseignement de Viardot-García est basé sur le recours au milieu didactique piano. L’instrument est le référent pour la justesse, mais évite à l’élève (qui a des difficultés à lire la musique) de trouver ses mélodies, et de fatiguer la voix. Chez Viardot-García, la posture est néanmoins très importante, comme contenu d’enseignement. Elle est fortement inspirée de celle pratiquée par les danseurs de ballet. D’autres contenus d’enseignement sont proposés : la voix de poitrine/tête, la justesse, le coup de glotte (attaque nette du son).

L’Heure d’étude de Viardot-García est divisée en deux volumes. La cantatrice n’explique pas les procédés : le livre n’a pas la fonction de remplacer l’enseignement du maître. Par contre, dans le deuxième volume nous avons trouvé des informations très intéressantes au niveau de l’apprentissage du trille.

Grâce aux explications de Viardot-García nous pouvons étayer solidement les hypothèses que nous avions faites au sujet de l’apprentissage et pratique du trille, lors de notre première ana- lyse (cf. Analyse 1, p. 140). - Le trille belcantiste, n’était que rarement « enseigné », mais appris par imitation : les enfants l’exécutaient facilement, grâce à la souplesse de leur larynx. - L’exécution du trille belcantiste exige très peu d’air : l’enclenchement du mouvement spasmodique est facilité grâce au niveau bas de pression d’air dans le larynx. (Ce se- rait pour cette raison que le trille était souvent exécuté, en fin de phrase, quand le chanteur n’avait presque plus de réserve de souffle.)

Viardot- García, associée à des éditeurs, publie des partitions annotées, contribue ainsi à fixer un répertoire « classique » d’airs, mais surtout à uniformiser l’ « interprétation », par des si- gnes qu’elle ajoute à la partition. Ces partitions connaissent une large diffusion.

(c) A la fin du siècle, Marchesi représente une toute autre approche de l’enseignement. Elle enseigne en expliquant le fonctionnement physiologique d’après un larynx, pratique la respi- ration abdominale, la « voix sombrée ». Marchesi rompt ainsi avec la tradition belcantiste et apporte une approche innovante de l’enseignement, basé sur la productivité. Elle enseigne exclusivement à des femmes et a parmi ses élèves des chanteuses prestigieuses. Parallèlement elle défend encore, comme García fils son maître, l’attaque du son par coup de glotte et le travail de la messa di voce, qu’elle réserve aux élèves avancés.

Le travail mental, la préparation avant chanter, deviennent de plus en plus des exigences. Marchesi est une des premières méthodes de chant à parler de psychologie.

Annexe 2, N° 7

Un problème d’art

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1. Choix et présentation des textes

Malgré les efforts institutionnels pour rationaliser l’enseignement, l’apprentissage par imita- tion – et jusqu’à nos jours – subsiste en parallèle à la scripturalisation et recherche d’uniformisation des savoirs. Par contre, les contenus d’enseignement, en changeant de para- digme, sont profondément altérés, voire considérés comme savoirs obsolètes.

Malgré la divulgation du système trinitaire par Del Sarte (et ses disciples, dont Giraudet), l’action du chanteur continue à être apprise essentiellement par imitation. Nous avons trouvé d’autres écrits, dont le travail de transposition didactique ne semble pas avoir altéré les prati- ques de transmission : ce sont quelques exemples de ces écrits, qui restent très proche des savoirs mimétiques, que nous allons analyser dans cette analyse.

L’approche positiviste du chant constitue également une forme de pouvoir : ce nouveau para- digme de la vocalité entre en concurrence avec l’ancienne manière de faire, celle des Italiens, qui avait été imposée par le pouvoir au moment de la Révolution. En cette fin de siècle, d’autres techniques pour fixer les savoirs, comme les premiers enregistrements sonores, vont contribuer à la création de puissants référents du « bien faire », dont le quasi-monopole était détenu jusqu’alors par les éditeurs de partitions et livres de chant. Ce pouvoir est relégué aux ingénieurs du son, aux maisons commercialisant ces enregistrements.

Les académiciens proposaient des normes et principes, en apparence rigides, mais qui don- naient un important éventail de choix possibles, laissant au musicien un large champ, bien structuré, pour développer le rapport créatif à l’œuvre. Avec la nouvelle notion d’ « artiste », ce choix est moins défini. Paradoxalement, le musicien, bien qu'ayant l’impression d’être plus libre, est censé respecter beaucoup plus l’écrit. L’approche scientifique détient la réponse à des questions, par exemple au niveau de la phonétique, dans un domaine musicologique, ou encore à la « vérité » sur le style de la musique ancienne. Non seulement les notes, mais tou- tes les indications (de nuances, de tempi, de caractère), qui « balisent » l’œuvre, sont de plus en plus fixées dans la partition. Ces choix n’appartiennent plus au seul maître, mais sont déci- dés par l’éditeur ou par un spécialiste associé à l’éditeur. D’un point de vue topogénétique, la responsabilité du maître devient surtout celle de surveil- ler que l’élève respecte l’écrit : le modèle « sans fautes » proposé par l’industrie discographi- que n’est pas facile à assumer. Ensuite, l’enseignant doit inciter ce même élève, malgré l’éventail réduit d’écarts permis, à s’exprimer de manière ostensible !

Nous avons cherché des traités et méthodes contenant des explications sur l’action des chan- teurs sur scène, d’après une logique de la pratique. Dans les livres scolaires pour enseigner l’action, ces exercices jouissent d’une longue tradition. C’est à la bibliothèque du Conservatoire de Madrid que nous avons trouvé un livre – proba- blement, une des premières méthodes de chant à consacrer une partie à l’action dramatique – Escuela completa de canto (1858), de Cordero. Nous découvrons des contenus proches de ceux des manuels de rhétorique (à part quelques conseils issus de « pratiques sociales de réfé- rence » en usage en Espagne, au milieu du siècle). A la fin du siècle, nous trouvons à peu près les mêmes principes, dans des traités français et italiens, ceux d’Audubert ou de Delle Sedie.

Avec le développement des techniques typographiques, nous voyons apparaître dans les livres une quantité représentative d’images, enfin, les premières photographies. L’illustration, la 127 planche anatomique, la photographie assument une fonction transpositive des savoirs qui jus- qu’alors était presque exclusivement reléguée à l’écrit : ces images sont très suggestives et peuvent être complémentaires ou même remplacer des explications du maître.

Des milieux didactiques innovants sont mentionnés également dans les écrits : des « objets » comme des bâtons pour se tenir droit, des cuillères pour abaisser la langue, des livres que l’on pose sur son ventre pour apprendre à respirer « bas », mais aussi des laryngoscopes pour ob- server l’ « instrument » de l’élève, et même des larynx « préparés » (cf, Annexe 2, N° 6, p. 116) pour montrer le fonctionnement de la voix.

Un des plus fervents défenseurs de la séparation entre technique et interprétation est un bary- ton français, d’origine marseillaise, accomplissant une importante carrière: Maurel. Verdi le choisit pour incarner le rôle de Iago (Otello) crée en 1887, ainsi que le rôle titre de Falstaff, en 1893, à la Scala de Milan. Dans Un problème d’Art (1893), Maurel fait part de ses opinions enthousiastes sur le renou- vellement du chant grâce à la science. Il fait des conférences en Europe et attaque publique- ment les méthodes de García fils, d’après Mackinlay (1908)104, à cause de ses conseils sur l’utilisation du coup de glotte. Sa force de conviction jouera un rôle important dans le déman- tèlement des dernières traditions pédagogiques belcantistes, auxquelles il avait été formé.

D’après Maurel, grâce à la science, tous les problèmes seront résolus de manière rationnelle. Le vieux rêve d’uniformiser la terminologie réapparaît : Si l'on doit publier encore des écrits sur la pratique vocale, ce ne seront plus de ces traités pleins d’erreurs et de contradictions comme il en est tant aujourd’hui, mais des écrits ayant tous un fond com- mun, comme ceux qui paraissent sur la chimie, la physique, l’anatomie, la physiologie. L’unité de prin- cipes s’accompagnera d’une unité de langage, […] Cette terminologie remplacera avec grand avantage l’inextricable fouillis de termes de métier, parfois fort imagés sans doute, mais vagues, ambigus et contradictoirement interprétés, qui augmentent aujourd’hui la confusion des systèmes d’une confusion de langues. (Maurel, 1893, p. 241)

Comme nous l’avons constaté tout au long de notre travail, cette séparation entre technique et interprétation constitue un long processus. Si cette séparation (déjà amorcée au XVIIIe siè- cle), est encore fortement revendiquée à la fin du XIXe siècle, cela signifie qu’elle est restée « lettre morte » dans les livres : peu d’enseignants l’on adoptée. Maurel affirme ainsi : « […], dans l’enseignement technique, la personnalité du maître aura à s’effacer devant l’unité et l’impersonnalité de la science. Elle reparaîtra par contre tout entière dans la partie esthétique de l’enseignement » (Maurel, 1893, p. 260). Maurel a compris l’autorité conférée aux savoirs dépersonnalisés, mais il se rend compte, comme chanteur, que les savoirs de la mimésis ne peuvent pas être réduits à des normes.

104 D’après Mackinlay, qui cite Hermann Klein, élève de Manuel García: «In the midst of this abnormally busy season, M. Maurel elected to deliver a lecture at the Lyceum Theatre on The application of Science to the Arts of Speech and song. This duly came off, and is main feature proved it be an exceedingly virulent tirade against the coup de glotte, a term derided only by certain Paris teachers who have misunderstood and misdirected its use. Age and dignity compelled Signor García to sit still and tract with silent contempt this ill-timed and unjustifiable attack upon his method. When the lecture was over, however, I offered him the columns of The Sunday Times as a medium for replying to M. Maurel’s assertions. On the spur of the moment he accepted, and sent a short ac- count of the lecture, written in his own terse and trenchant manner. Then thinking better of it, he decided not to take any personal part in the discussion, and requested me not to print his copy. […] The maestro then consented to write a letter to The Sunday Times, confirming the statement that he had found M. Maurel’s illustrations of the coup de glotte extremely exaggerate, but declining that gentleman’s invitation to discuss the subject-matter of his lecture, and adding that it would be utterly impossible to argue upon theories which still remain to be revealed. » (Mackinlay, 1908, pp. 256-257). 128

Fait innovant, Maurel recommande la pratique à bocca chiusa (bouche fermée ou « nasales »), dont nous trouvons la première mention chez Audubert (1876). La scripturalisation de ce sa- voir semble être toute récente: Il est à remarquer que l’un des phénomènes se rapportant à cette réflexion vocale105 dont personne jus- qu’ici n’avait découvert la loi théorique, à été pratiquement constaté par François Wartel et d’autres pro- fesseurs de chant : c’est la répercussion du son vocal sur la voûte palatine parfaitement sensible lorsque l’ont tient la bouche fermée. (Maurel, 1893, p. 14)

Maurel utilise un langage « scientifique » qui le dépasse, mais se place face au public comme celui qui sait. En adoptant un monde référentiel innovant, malgré leur expérience et savoir- faire, les maîtres de chant qui l’écoutent sont désarmés. Ils ne disposent pas d’arguments, face à une toute autre logique – même si elle est farfelue – celle de la théorie. Par exemple, quand Maurel affirme : « Le son vocal ne peut effectuer son trajet interne que par réflexions, pour cette raison toute géométrique qu’il est impossible de tirer une ligne droite de la glotte aux lèvres. » (Maurel, 1893, p. 13), les maîtres restent silencieux. Le doute plane : à quoi sert de montrer, si l’on ne comprend pas ?

Nous avons trouvé également cet intérêt pour la science dans les traités de rhétorique, et pro- posons des extraits d’un ouvrage du plus grand intérêt didactique, le traité de rhétorique de Gondal.

2. Contexte de lecture :

2.1 La fascination par la science et l’apprentissage par imitation En 1900, Gondal publie Parlons ainsi, de la voix et du geste. L’auteur est professeur d’éloquence au séminaire Saint-Sulpice à Paris. Gondal propose « quatre cents pages consa- crées à exposer la phonétique de la parole et deux cents remplies par la description de la mi- mique oratoire » (Gondal, 1900, Avant-Propos, p. V). Gondal commence sont ouvrage en abordant la voix. La liste bibliographique des ouvrages consultés aborde un éventail de recherches très complet sur cet « instrument ». Nous trouvons, entre autres : la revue mensuelle publiée par le Dr Chervin ; la gymnastique pulmonaire, de Bernard, professeur de chant ; le livre à grand succès éditorial, La voix, le chant et la parole de Browne & Behnke (un médecin associé à un profes- seur de diction) ; plusieurs traités de rhétorique comme celui de Champeau ; le Traité d’orthophonie du prestigieux Dr. Colombat ; mais aussi celui d’un médecin italien, le Dr. Ma- succi, professeur à l’Université de Naples ; enfin L’Hygiène de la voix parlée ou chantée du Dr Mandl. Gondal a une approche encyclopédique : il s’intéresse à tout, des traités de Cicéron et de Quintilien aux dernières découvertes en médecine ou en phonétique.

Les titres qu’il choisit pour ces chapitres sont représentatifs des transformations subies dans les contenus d’enseignement et (apparemment) dans les pratiques de transmission. Par exem- ple : « La science de l’articulation. Gymnastique buccal. […] » (Gondal, 1900, p. 11) ; « Le Secret de la Respiration ». (Gondal, 1900, p. 373) ; enfin, « La Mimique et la Science » (Gon- dal, 1900, 431)

105 Réflexion vocale expliquée par Maurel : « Le son vocal ne peut effectuer son trajet interne que par réflexions, pour cette raison toute géométrique qu’il est impossible de tirer une ligne droite de la glotte aux lèvres. » (Maurel, 1893, p. 13). 129

(Gondal, 1900, p. 19, Source : Bibliothèque privée du Dr. G. Aubert)

Des images étonnantes apparaissent dans le manuel du rhéteur; ici, la représentation de la ca- vité buccale avec des chiffres qui instruisent le lecteur sur chaque élément contribuant à la production de la voix. Gondal illustre son livre avec des planches anatomiques très détaillées. Contrairement à Duquesnois, il n’a plus besoin de justifier ces dessins, le public est proba- blement moins « choqué », en découvrant ce genre d’images.

(Gondal, 1900, pp. 231-233-234-235, Source : Bibliothèque privée du Dr. G. Aubert)

En ce début de siècle, les auteurs s’intéressent aux nouvelles idées d’hygiène, Gondal associe ainsi la respiration à la « santé ». L’auteur affirme : « Qui respire bien parle sans fatigue et chante sans effort. » (Gondal, 1900, p. 377). Gondal, qui s’adresse aux orateurs mais aussi aux chanteurs, affirme : « Il fut un temps où chacun de nous respirait à merveille ; on respire à la perfection, nous l’avons dit, dans les berceaux. » (Gondal, 1900, 378). Il ajoute : Voyez les oiseaux, ces chanteurs incomparables. Pendant des heures entières ils modulent sans fatigue les sons les plus délicats, les plus variés. Et pourtant la structure de leur thorax rend la respiration clavi- culaire absolument impossible ; l’abdomen seul chez eux se dilate. (Gondal, 1900, 392). 130

Gondal, qui a lu l’ouvrage de Mandl, conclut : « vous serez contraint d’avouer que la respira- tion parfaite et naturelle est essentiellement abdominale ». (Gondal, 1900, p. 393)

Comme exercices de respiration, Gondal recommande ceux du Dr Gougenheim : « Pour l’inspiration il faut jeter en avant le creux épigastrique, puis le rétracter vivement pour l’expiration. Cet exercice s’opère par les contractions du diaphragme » (Gondal, 1900, p. 409). L’imaginaire du lecteur est éveillé par ces mouvements, proches de ceux d’une « ma- chine », au service du chant. Ces mécanismes sont néanmoins fragiles, les médecins détien- nent les secrets du fonctionnement et de la « réparation » de ces « rouages », mais surtout de l’optimisation de production, par l’exercice. Gondal conseille, toujours d’après le Dr Gougen- heim : « Les muscles costaux devront être exercés ensuite pour perfectionner le jeu de la respiration. Enfin on devra rendre ces mouvements respiratoires plus amples, plus vigoureux, par l’action des bras que l’on avancera en ligne droite, soit en avant, soit en arrière ; ou encore donner un point d’appui aux muscles respirateurs auxiliaires en rejetant le corps en arrière et appuyant les mains sur les hanches. » (Gondal, 1900, p. 409).

Si l’on compare certains contenus d’enseignement des anciennes méthodes avec le nouveau discours, nous trouvons des affirmations qui surprennent : « L’inspiration doit être fréquente, c’est-à-dire, renouvelée aussi souvent que possible. » (Gondal, 1900, p. 410). L’idéal rhétori- que, qui respectait la phrase comme unité, semble oublié, face au geste dit « naturel ». D’autres exigences sont moins permissives. Duquesnois avait mis en garde le lecteur face aux « vices » des accents provinciaux, surtout celui du Midi de la France. Gondal parle de « fau- tes », qu’il résume à deux principales : celle de l’ « altération du timbre » et celle qui constitue dans « changement dans la juste durée ». (Gondal, 1900, p. 72). Malgré les efforts du pouvoir centralisant, l’uniformisation des savoirs entre les diverses manières de parler et de prononcer le français n’est pas encore effective.

Gondal considère « tout discours est un chant ». Pour « rendre les émotions et les sentiments dont son âme est possédée » le parleur utilise les « qualités musicales de la voix » (Gondal, 1900, p. 228). Il explique : Il devient musicien dans la mesure où il se passionne, et, à défaut d’étude, l’instinct lui fait découvrir dans son organe le moyen d’exprimer avec un relief saisissant les plus imperceptibles battements de son cœur. L’orateur, lui, trouve dans la musique de sa parole, une des grandes forces de l’éloquence, le feu, le pectus, le cœur, l’âme en un mot, car il y fait passer son âme tout entière. (Gondal, 1900, pp. 228- 229).

En ce qui concerne l’action, Après avoir cité divers auteurs comme Lavater, Bell, Darwin, Montegazza, Piderit, Ledos et Ribot, Gondal affirme : Grâce à leurs travaux la mimique est devenue une véritable science, et il est possible à un observateur attentif qui s’est assimilé leur enseignement, de lire sur le visage des ses semblables, nettement expri- més, les passions qui les agitent et les sentiments qui font battre leur cœur. (Gondal, 1900, p. 443)

Gondal insiste toutefois sur l’importance de l’apprentissage par imitation. Les « modèles » qu’il propose ne sont pas issus du monde scientifique106, mais sont: « les sculpteurs, les pein- tres et les orateurs ». Il explique ainsi :

106 Gondal cite Humbert de Superville (Gondal, 1900, p. 486), mais c’est l’apprentissage par modèle qu’il propo- se. En citant les Conférences sur l’expression de Lebrun, Gondal constate : « On ne décrit pas un beau geste, on le montre. Pour s’initier à la technique comme à l’idéal de l’art mimique, il ne suffit pas de lire, il faut voir. Les artistes écrivent peu, mais ils agissent beaucoup. Les traités de physionomie signés de noms illustres dans la sculpture et la peinture sont en très petit nombre tandis que les chefs-d’œuvre des peintres et des sculpteurs en- 131

Quel idéal d’humaine beauté dans l’âme d’un Raphaël et d’un Michel-Ange ! Quelle intensité de vie expressive dans le cœur d’un Bossuet et d’un Lacordaire ! Mais hélas ! ces maîtres sont morts, et où sont-ils ceux qui leur ressemblent ? (Gondal, 1900, pp. 446-447)

La légende d’un idéal de beauté « disparu » ne concerne pas exclusivement le chant. Il se ma- nifeste par un malaise partagé par des groupes d’intellectuels et d’artistes, ayant accès à l’écrit pour communiquer leurs idées. Pour remplacer l’apparente absence de modèle idéal, Gondal propose des images imprimées : Le beau traité de mimique qu’on pourrait composer rien qu’en reproduisant dans une publication illus- trée, bien choisis et bien classés, les chefs-d’œuvre d’expression réalisés par le génie des sculpteurs et des peintres, commentés par la reproduction fidèle de la physionomie vivante des grands orateurs ! (Gondal, 1900, pp. 447-448)

Dans son ouvrage, Gondal montre déjà quelques exemples :

(« La position assis » et « Paume de la main », Gondal, 1900, p. 469 et 509, Source : Bibliothèque privée du Dr. G. Aubert)

Gondal fait part à ses lecteurs de son rêve de constituer un album avec des photographies de comédiens issus du Conservatoire : Serait-il donc impossible d’obtenir de l’un d’entre eux qu’il consentît à exécuter en présence d’un pho- tographe la série classique des exercices d’entraînement auxquels il soumet ses élèves ? (Gondal, 1900, p. 449)

combrent nos musées et s’offrent à tous les regards, indéfiniment reproduits. Négligeons ces traités, leur valeur est minime ; mais regardons ces œuvres, elles font parler la vie. » (Gondal, 1900, 449)

132

Et s’exclame : Quel dommage que nous n’ayons pas à lui mettre immédiatement dans les mains [du lecteur], un livre élémentaire, où les principes de la « langue éternelle de l’humanité » seraient expliqués avec méthode et beaucoup d’images en peu de mots ! Un pareil livre n’existe pas. (Gondal, 1900, p. 450)

Ce « peu de mots » est significatif : il y a trop d’explications et de théories qui circulent, le modèle par image, (et bientôt sonore), constituera un monde référentiel, que certains ensei- gnants, formés dans les conservatoires mais n’ayant pas suffisamment d’expérience face au public, peuvent montrer aux élèves, comme modèle du « bien faire ».

2.2 D’autres traditions pour l’enseignement de l’action du chanteur : Cordero, Audubert, Delle Sedie

Cordero Nous nous sommes intéressée aux écrits de Cordero, auteur publiant un traité de chant à Ma- drid, en 1858 : Escuela completa de canto en todos sus géneros y principalmente en el dramá- tico e italiano. En effet, ces principes reflètent les usages dans les théâtres lyriques qui montraient à ce mo- ment-là les grands ouvrages de Donizetti, Bellini, Mercadante et Verdi ainsi que des opéras espagnols, proches du genre comique (zarzuela). Les contenus de son livre contiennent l’enseignement de l’action du chanteur d’opéra, action ayant des racines dans les principes de la rhétorique partagés en Europe par les élites qui fréquentent les milieux académiques107. En outre, Cordero (1858) est élève de Jiménez, professeur honoraire au conservatoire de Ste- Cécile à Rome. Cordero transcrit des exercices transmis par son maître (qui ne tarde pas, lui-même, à publier un intéressant ouvrage (Jiménez, 1862) sur la mimique appliquée au chant d’opéra).

Cordero aborde l’enseignement du geste expressif de manière beaucoup plus approfondie que García fils. Dans l’introduction de son livre, Cordero dit avoir cherché en vain une méthode de chant – parmi les espagnoles et les étrangères – qui traitent du sujet. Il est probablement un des premiers à faire paraître ces savoirs, dans une méthode pour chanteurs. Il se plaint du manque d’organisation de cet enseignement au Conservatoire de sa ville, c’est la raison pour laquelle il consacrera un chapitre « De la mímica con aplicación al canto » (Cordero, 1858, p. 205) à l’acteur-chanteur. Il s’agit d’un document très complet : selon l’auteur, à Madrid il n’y a pas, comme à Paris, des maîtres de déclamation lyrique de « quali- té », et Cordero doit combler cette lacune en donnant des renseignements très précis sur cet apprentissage. Ceci est précieux pour nous.

Une vingtaine d’années plus tard, on rencontre dans les traités en français et en italien prati- quement les mêmes principes. Un des premiers est celui d’Audubert (1876), publié à Paris, ou encore celui d’Enrico Delle Sedie (1869-1871), professeur d’origine italienne enseignant au Conservatoire de Paris. L’intérêt des documents de Cordero et de Jiménez est l’ancienneté du témoignage, ainsi que la qualité des explications, très précises et analysant chaque mouve- ment et situation. A notre connaissance, ces documents n’ont pas été encore analysés par des chercheurs.

Nous retrouvons des théories semblables, mais beaucoup moins développées, dans le traité de chant, Guida teorico-pratica de Giraldoni, publié en 1864 et réédité en 1884.

107 Et ces principes académiques puisent leurs principes dans des pratiques sociales de référence, ont donc à leur tour un tronc commun de pratiques. 133

Audubert L’Art du chant d’Audubert (1876) est un ouvrage très complet: non seulement l’auteur décrit les pratiques des chanteurs sur scène, mais le livre contient des précieux renseignements sur les pratiques des chanteurs de son temps. Par exemple, Audubert déconseille vivement de prendre des cours de Solfège. Pour apprendre le chant, l’auteur affirme : « Il n’est pas néces- saire de savoir d’abord lire la musique […]. Nous donnons donc le conseil de ne mettre au solfège que des élèves déjà familiers avec les principes et la pratique de l’émission du son. » (Audubert, 1876, p. 1). Audubert propose des listes, il aime les classements, par exemple, ici de variantes de timbre : Le timbre peut être métallique, argentin, cuivré, plein, sonore, vibrant, puissant, éclatant, corsé, mor- dant, pénétrant, doux, tendre, grave, mixte, couvert, de poitrine, de tête, cristallin, voilé, fêlé, creux, vi- de, sourd, strident, rauque, guttural, nasal.(Audubert, 1876, p. 2).

Audubert exclue : « Un timbre de voix sensiblement sourd, guttural ou nasal, est toujours mauvais » (Audubert, 1876, p. 2), en se plaçant dans la lignée de la tradition de De Bacilly, ou de Tosi.

Pour classer les voix de ses jeunes élèves il va au cours avec un laryngoscope : C’est au professeur à connaître les moyens de son élève. Pour plus de sûreté, il devrait examiner au la- ryngoscope les cordes vocales du sujet, ou les faire examiner par un docteur. […] on tire des pronostics à peu près certains sur la nature de la voix » (Audubert, 1876, p. 3).

Selon le niveau d’apprentissage, Audubert réserve la voix « blanche » aux débutants et la voix « sombrée » pour les élèves avancés. Cette voix : « sert à exprimer la force et tous les sentiments dramatiques. » (Audubert, 1876, p. 19).

L’auteur recommande les exercices à bocca chiusa (ou nasales) : « Lorsque les organes vocaux sont rebelles, nous conseillons de vocaliser à bouche fermée ; on évite ainsi toute contraction de la langue ou de la gorge, et les organes vocaux gardent leur position naturelle. » (Audubert, 1876, p. 22).

Audubert est contre l’usage du coup de glotte : « Nous proscrivons, de la manière la plus absolue, l’attaque par le coup de glotte, préconisé par García » (Audubert, 1876, p. 23), mais curieusement, propose la technique du martellement 108(qui utilise le coup de glotte).

Audubert aborde déjà la notion de style à celle d’interprétation, dans un contexte expressif :

Le style, pour le chanteur, est l’interprétation. Il ne suffit pas qu’une exécution soit correcte, il faut en- core qu’elle ait la couleur et la vie. Le chanteur interprète la musique suivant son caractère particulier ; de là vient la diversité des interprétations. (Audubert, 1876, p. 214)

Le style, d’après Audubert : « ne s’apprend pas, mais se forme. » (Audubert, 1876, p. 215). Il est ainsi assimilé à l’ « éducation » comme pratique sociale. Pourtant, l’auteur considère cinq composants du style : « La prononciation, la prosodie, le rythme, la nuance et l’expression. » (Audubert, 1876, p. 215), et il va donner des consignes pour leur apprentissage, dans les cha- pitres qui suivent. Le timbre est encore travaillé comme nuance. Par exemple, il associe le piano (doux) au tim- bre « blanc » (clair, pauvre en harmoniques).

108 Martellement ou martellato, c’est la répétition rapide de plusieurs notes courtes, sur des voyelles. Technique presque oubliée, de nos jours. 134

L’imitation est déjà considérée, péjorativement, comme synonyme de la copie : Tout chanteur a son style, comme tout peintre a son coloris ; par imitation on peut obtenir une copie exacte au point de vue de la ligne, mais le coloris ne s’imite pas, il est nécessaire assurément d’entendre les grands chanteurs, d’étudier l’émission et le mécanisme de leur voix ; mais il ne faut pas chercher à imiter leur manière. (Audubert, 1876, p. 214)

Un chapitre, chez Audubert, a retenu notre attention, celui « Du genre chromatique ». Grâce aux descriptions détaillées de l’auteur, on peut rétablir le rapport harmonique qui était considéré comme référent de « justesse » pour les chanteurs. Il s’agit d’un document rare, dont son intérêt. Audubert explique : […] contrairement à ce qu’ont fait supposer les instruments à notes fixes, tels que le piano et l’orgue, le do dièse et le ré bémol n’ont pas le même son : il y a entre ces deux notes un léger intervalle qui les dis- tingue et qu’on appelle comma109. Or, le son d’une note diésée correspond à la cinquième subdivision ascendante, et le son d’une note bémolisée correspond à la cinquième subdivision descendante. […]. C’est en vertu de ce principe que l’on écrit la gamme chromatique en montant avec des dièses et en des- cendant avec des bémols. (Audubert, 1876, p. 196)

La justesse du chanteur ne tarde pas à être uniformisée en rapport à l’accordage du piano. La justesse devient ainsi une « hauteur » et perd sa dimension expressive. Pourtant, cette di- mension expressive continue encore à être enseignée, notamment chez les violonistes. (Nous avons recueilli des témoignages d’élèves de Romano, enseignant au Conservatoire de Genève, qui pratiquait encore ce rapport à la hauteur du son expressif, dans les années 1980.)

3. Analyse des textes de Cordero (1858), Audubert (1876)

3.1 Milieux didactiques et contenus d’enseignement : Cordero ou la pratique du geste Cordero (1858), dix ans avant De la Madelaine, explique en détail les milieux didactiques (des exercices) que les chanteurs utilisent vers le milieu du XIXe siècle. Ces exercices corres- pondent à des pratiques sociales de référence, des conventions de l’agir en « société », de même qu'à des principes plus anciens, qui dépassent le cadre d’une tradition nationale, d’où leur intérêt. Nous avons traduit et résumé des extraits du livre de Cordero, que nous analysons et présen- tons par thèmes. Dans un effort d’élémentarisation des savoirs, l’auteur prévoit l’exécution de chaque geste en détail. Ces descriptions pointilleuses nous permettent de rétablir les milieux didactiques, matériels et symboliques, pratiqués dans un monde de conventions.

Premiers exercices selon Cordero-Jiménez. – Comme la musique, la mimique a son rythme, ses accents et ses mouvements (andamenti) propres. Avant l’utilisation libre d’un geste – idéal à atteindre – il faut l’acquérir méthodiquement. Le geste a des normes et une esthétique suivant les mêmes principes que ceux en usage dans tout art visuel. Les tableaux, les statues ou encore les gravures dans des livres racontant la vie de héros seront la source d’inspiration la plus facile d’accès110. La première condition pour être un bon acteur est celle d’acquérir la stabilité et la force dans les jambes. Cordero décrit cinq position pour les pieds, qu’il propose comme exercice, partant d’une posi- tion statique, jambes parallèles : (1) en ayant les talons appuyés l’un contre l’autre, pointes

109 Comma, neuvième partie d’un intervalle d’un ton. 110 L’auteur invite le lecteur qui désire apprendre la pose de copier un modèle d’une œuvre d’art, dans les mu- sées. Pour ceux qui habitent les villages, sans collections publiques, il conseille d’aller à l’église, unique endroit où trouver ce genre d’ouvrages. D’autre part, des livres avec des gravures décrivant des héros fourniront le maté- riel d’inspiration. 135 légèrement ouvertes, il sépare le pied droit vers l’extérieur (2) pour le placer de nouveau contre le milieu (métatarse) du pied gauche (3), en le séparant de nouveau vers l’extérieur (4) et revenant à l’appui à la pointe du même (5), cette dernière position étant la plus difficile pour maintenir l’équilibre. Ces exercices doivent être faits avec le corps bien droit, sans per- dre l’aplomb. Vraisemblablement, ce sont des poses pratiquées par les danseurs, pour fortifier les jambes et acquérir la grâce du geste.

Suivent des exercices en marchant111 : l’élève se déplace quelques pas, ensuite s’arrête en laissant le poids du corps sur une jambe, l’autre ayant à peine l’appui du pied112. D’après l’auteur, la difficulté est celle de passer du mouvement à l’immobilité sans perdre l’équilibre, en trouvant le centre de gravité à l’instant de l’arrêt113.

Chaque détail est pris en compte : les mains sont légèrement arquées, les doigts pliés de façon inégale, le poignet légèrement arrondi. Les bras le long du corps conservent le dos de la main légèrement tourné vers l’extérieur. Les bras dessinent des gestes arrondis, si possible indé- pendants du reste du corps, surtout des épaules. Si l’acteur se trouve tourné, ayant le bras droit du côté du public, il utilisera exceptionnellement le bras gauche pour l’action, et ceci dans le but de ne pas cacher son corps. Au moment de descendre les bras, le chanteur fera attention de ne pas ouvrir les coudes vers l’extérieur.

Cordero précise que les déplacements et les attitudes sont plus difficile à réaliser dans l’opéra seria que dans le comique, confirmant ainsi des styles différents de comportement sur scène.

Le geste apprivoisé. – Cordero explique comment procéder pour acquérir le « difficile » art du geste : après avoir observé le modèle, il faut se placer devant un miroir et essayer de refaire la pose exactement ; répéter plusieurs fois afin de mémoriser diverses attitudes, chacune corres- pondant à des états d’âme différents. Ensuite, l’élève combine pose et parole déclamée. Ainsi si la pose représente l’attitude de l’orgueil, le chanteur dira une phrase en rapport avec ce sen- timent ; s’il s’agit d’amour, il prononcera une phrase correspondante, etc. C’est le moyen le plus simple pour apprendre à coordonner le sentiment et l’attitude.

Plus tard, l’élève s’exerce au mouvement, au geste114. L’élève se tient droit, les talons presque joints – toujours devant le miroir – en saisissant un bâton, milieu matériel, à peine plus haut

111 La marche sur scène sera plus lente que l’habituelle, dépendante bien sûr de la situation et du caractère du personnage : l’âge, le sexe, la position sociale, voire l’éducation seront déterminants. Dans les ritournelles il faut bien calculer les pas pour arriver au moment juste pour commencer à chanter. Les syllabes importantes d’une phrase, les notes plus fortes pourront être soulignées d’un pas, si le chanteur se trouve au fond de la scène il avancera en chantant une longue note, crescendo, ceci causant un effet d’agrandissement de la voix, toujours apprécié par le public. Geste et musique sont ainsi en accord. 112 La position du pied ne sera jamais droite en rapport à la salle (perpendiculaire à la rampe), mais légèrement en angle, Cordero fait remarquer que le pied « droit », sur scène donne comme effet visuel des jambes tordues. En marchant, l’élève ne pliera pas trop les genoux, ceci donnant une ondulation déconseillée à la marche. 113 La jambe qui n’aura pas d’appui aura une fonction purement esthétique, de adorno (décorative). Des varian- tes, en appuyant les deux pieds, permettront de développer la force des jambes et de l’appui. Cette démarche, contrairement à la première, plus légère, sera employée pour des personnages représentant la force. 114 L’accentuation d’une syllabe par le geste, par exemple un pas en avant, était admise par les usages. Mais ce principe n’était pas systématique : dans la situation de deux amants entrelacés, cet effet pouvait donner l’impression du couple sautant par-dessus un obstacle et aurait provoqué l’hilarité du spectateur. Celui qui voulait montrer une attitude ferme devait bien appuyer les deux pieds sur scène. L’auteur recommande plusieurs fois d’éviter les mouvements avec le postérieur au moment d’exprimer une passion, considérant qu’il s’agit d’un geste laid, propre aux femmes. Il conseille de garder le mouvement en toute circonstance, pour éviter les attitudes figées. 136 que lui, de la main gauche. L’autre extrémité du bâton étant posée par terre, derrière le talon droit, en diagonale, l’élève reste dans cette position où il avance d’un pas du pied droit. Il fait des gestes avec le bras libre, le droit, ayant sous contrôle (grâce à l’appui sur le bâton) l’immobilité du reste du corps. Ce qu’on a travaillé avec la main et le bras droit est ensuite travaillé avec le côté gauche. Quand l’élève maîtrise les gestes des bras séparément, il peut l’aborder sans le bâton.

Pour la physionomie, les yeux sont considérés comme les organes principaux pour l’expression. Contrairement à Delsarte, l’auteur considère qu’il est très difficile de donner des règles pour l’expression du regard, que le miroir aidera à perfectionner115. Après avoir réussi à reproduire les physionomies il faut ajouter le geste et la pose, toujours en contrôlant l’image reflétée.

Entrées et sorties. – Les entrées sur scène sont faites sans regarder le public dans la salle. S’il y a d’autres personnages il faut saluer d’abord les dames, en s’arrêtant. Les hommes sont sa- lués dans le mouvement, seule exception est faite si la femme aimée est sur scène : l’acteur a le droit de courir vers elle sans se soucier de courtoisies vers d’autres personnages présents. En outre, il est d’un grand effet, en entrant, de faire semblant de ne pas voir la bien-aimée, et de courir vers elle en la découvrant. Si en entrant il faut enlever chapeau et cape, en absence d’un meuble pour le déposer, il faut les jeter au sol, en veillant de ne pas cacher son corps avec le geste et en lançant l’habit avec élégance, derrière soi, vers le fond de la scène116.

Comme il est conseillé dans tous les traités de rhétorique, le geste et la physionomie précéde- ront toujours la parole.

Les grands solos117 se chantent habituellement du côté « jardin », c’est-à-dire, le chanteur ayant la coquille du souffleur à sa gauche. S’il doit enchaîner avec un autre air (cavaletta),

115 L’art de se grimer. – A une époque où il n’y avait pas de produits de beauté commercialisés, Cordero complè- te ses conseils avec un court chapitre sur le maquillage : au milieu du XIXème siècle, le chanteur appliquait sur la peau de son visage deux minces couches de poudre blanche. Il ajoutait de la poudre rose faisant ressortir ainsi les pommettes, mais selon l’âge du personnage le rose devait s’estomper, et perdre de son éclat. Les cils et les sourcils étaient rehaussés avec de l’encre de Chine noire. Pour creuser les rides, les jeunes acteurs grimaçaient devant le miroir et les repassaient avec la même encre. En hiver, pour noircir la peau, un chocolat épais faisait l’affaire, Cordero conseillait de le poser dans le creux de la main et avec l’autre le répartir sur le visage. En été la fumée produite par une bougie et recueillie dans le dos d’une assiette suffisait à donner l’illusion de la peau sombre. 116 Nous trouvons encore des conseils sur la Position assise: – au moment de s’assoir il fallait éviter de plier la ceinture, mais plutôt fléchir les jambes. S’appuyer au dossier de la chaise était mal vu et ne facilitait pas le sou- tien respiratoire. Les jambes étaient posées sur le sol, en calculant de pouvoir se lever en trouvant un appui im- médiat. Les pieds étaient placés de manière à suivre la direction de la marche préétablie. Le bras pouvaient être accoudés, ou encore l’avant-bras appuyé sur la table ou sur un genou, jamais sur l’aine. De comment tomber à genoux. – Il était rare de devoir plier les deux jambes en même temps sur scène ; il fallait plier le genou jusqu’à toucher terre, le mouvement devant être lent et graduel. La jambe pliée se plaçait impéra- tivement du côté du public, pour ne pas cacher la moitié inférieure du corps. La main pouvait être placée sur le genou, l’autre tombant de son poids. Les gestes – et ce principe était applicable à la position assise – étaient plus discrets que dans la situation où le personnage se trouvait debout. 117 Le chanteur ne se placera pas totalement face au public, il le fera seulement pour obtenir la projection du son dans toute la salle, par exemple lors d’une note finale extrême, performance à la mode à cette époque appréciée par le public. 137 durant la passacaille (moment de transition) il est prévu qu’il traverse la scène et se place côté « cour ». Le même système est appliqué pour les duos d’amour118.

Les effets « extra-artistiques ». – Tout chanteur a comme but d’émouvoir et de plaire au pu- blic, pour cela il peut utiliser des moyens « extra-artistiques », qui font partie – toujours d’après Cordero – des convenances. Ainsi, le chanteur peut regarder et adresser quelques mots au public assis dans les premiers rangs, avec l’objet de les « magnétiser » et les impliquer de cette manière directement dans la passion jouée. Pour obtenir l’effet, il est important de ne pas fixer du regard une personne en particulier, mais l’ensemble. Cordero garanti l’effet, qui – selon lui – se répand dans toute la salle.

Cordero utilise un jargon de théâtre : ainsi, au moment de chanter un trait virtuose, il conseille de rester immobile de manière à cuidar la voz (prendre soin de la voix). La scène s’arrête sans que la vérité du jeu soit compromise, il s’agit, de toute évidence, d’une convention admise par le public.

L’auteur conseille d’éviter toute attitude systématique, comme celle trop fréquente, selon lui, d’appuyer toujours la main gauche sur le manche de l’épée, en guise de béquille. Il est souhai- table de varier, ainsi l’auteur recommande d’appuyer parfois les deux mains.

Le même sentiment peut avoir des nuances correspondant aux personnages, ainsi l’amour de Pollion est différent de celui d’Otello, celui de Foscari, de Nemorino, de Tamas, Moreto ou Calmud. En ce qui concerne le jeu des femmes, Cordero cite les différences de sentiments entre Norma et Linda.

Deux personnages sur scène, même en s’adressant la parole, gardent une certaine distance. L’auteur conseille de ne pas s’approcher trop de la rampe, les fumées de gaz ou d’huile étant dangereuses pour la voix.

De comment faire semblent de mourir. – Au milieu du XIXème siècle, la mort la plus fré- quente sur scène est le suicide. Le poignard et le poison achèvent les personnages et il faut être crédible dans cette situation extrême pour éviter la risée du public. Ainsi, il ne faut pas poignarder directement son propre cœur : ceci aurait provoqué la mort subite, obligeant le chanteur à tomber sèchement sur le plancher, avec un mouvement rebondissant des pieds vers le haut, effet à proscrire. Pour être crédible, le poignard doit pénétrer quatre doigts au-dessus de la ceinture, de manière à agoniser en chantant – comme c’est l’usage – quelques dernières phrases. Le chanteur doit, au moment où le poignard pénètre dans sa chair, mimer la sensation terrible ressentie par le suicidaire, un bon maître étant le seul à pouvoir transmettre ce mouvement, le plus difficile et le plus important. Pour tomber par terre, la jambe se plie et la première partie posée par terre est impérativement l’extérieur de la cuisse, le reste du corps suit de son poids, naturellement. Le corps par terre doit rester droit. La posture la plus fréquente est le côté droit allongé, avec le bras correspondant posé sur le sol, la tête appuyée sur le bras. Le bras gauche ne doit en aucun cas cacher le visage, il peut prendre appui sur le plancher ou encore sur une jambe.

118 Les duos d’amour. – Il ne fallait pas tripoter la main de la prima donna avec laquelle on chantait un duo d’amour, ni soulever les épaules pendant qu’on gardait sa main dans la sienne, l’homme risquait de perdre son apparence élégante et noble. Pour serrer une dame dans les bras il ne fallait pas trop soulever les bras, et celui qui était du côté du public devait se placer plus bas (pour ne pas cacher la dame) que celui du côté du fond de la scène. Une autre variante recommandée est de saisir de ses deux mains la taille de la prima donna. 138

Si au lieu de tomber à terre le personnage doit être secouru par d’autres personnes, il faut bien prévoir – pour éviter une mauvaise chute – la possibilité du retard de ceux qui viennent secou- rir, et le faire toujours de façon à tomber sans se faire de mal. Ainsi la chute est très lente, en commençant par le fléchissement des genoux.

La mort causée par le poison commence par une sensation étrange qui se convertit progressi- vement en douleur et désespoir, mais sans exagération. Même au moment de la mort violente, l’acteur doit montrer du goût.

Les sorties. – La manière de quitter la scène est très importante : d’après Cordero, elle laisse toujours une bonne ou mauvaise impression chez le public. La position de la tête de l’acteur montre le sentiment du personnage; ainsi elle est haute, abattue, naturelle, etc. selon les sen- timents du personnage ; il convient de ne pas regarder fixement l’endroit où l’on va, sauf si un objet convoité s’y cache.

La dernière note, puissante et brillante doit – toujours d’après Cordero – être soutenue par un corps en position droite et allongé. Au moment des applaudissements, il faut se presser de quitter la scène pour ne pas rompre l’« illusion », et revenir aussitôt, cette fois-ci comme chanteur, pour recevoir la reconnaissance du public. Notons, que les effets de la mimésis dé- pendent de l’attitude du chanteur sur scène, mais que l’abandon du personnage se fait en de- hors de l’espace scénique.

Toujours en rapport à l’effet mimétique, il est certainement plus compliqué de quitter la scène après une « romance »119: l’acteur doit inventer, dans ce cas-là, un geste représentant une idée survenue sur le moment, ou faire semblant d’être surpris par l’arrivée de quelqu’un. Ceci donne un sens au déplacement vers la sortie.

Les scènes muettes sont les plus difficiles à mimer, mais aussi celles où l’on reconnaît le « bon » ou le « mauvais » acteur. La physionomie et le geste doivent montrer les sentiments que la parole n’exprime pas.

Attitude des femmes sur scène. – Les cantatrices suivent les mêmes principes que les hommes, mais, pour plaire au public, elles doivent afficher la « modestie, la finesse et la délicatesse », d’après l’auteur, propres à leur sexe. Cordero ajoute : la femme au théâtre – comme dans la vie – « doit son empire à l’amour », et grâce à celui-ci, elle exerce sa « souveraineté » vis-à-vis de l’homme. Son humilité et sa mo- destie font d’elle une « reine »; par contre, son orgueil auraient fait d’elle une « esclave », son pouvoir est dans sa douceur, ses charmes sont sa « gloire », « précieux bijoux » que la nature lui a donnés. Par contre, la femme – et là, on devine l’inquiétude de l’auteur – peut aussi in- carner une « guerrière amazone », une « belliqueuse spartéine », une « virile tartare », une « sévère macédonienne », ou une « impulsive manola »120, parmi lesquelles il y en a – « selon la description qu’on nous en a fait » (l’auteur ne les connaît pas directement) – qui semblent plus fortes que les hommes.

119 Romance : « On appelait romance une chanson sentimentale (chanson d'amour le plus souvent), sur une mélodie simple, de caractère plutôt "naïf et attendrissant" (Marmontel), et adoptant la forme populaire strophique, avec des couplets qui pouvaient être plus ou moins variés et ornementés à la reprise. » (Dictionnaire de la musique Larousse, 2005, p. 933). 120 Femme aux charmes irrésistibles, mais considérée aux mœurs légers. 139

Le travail méticuleux pour acquérir un geste naturel amène les acteurs à prendre conscience en profondeur des paroles chantées – à une époque où les théâtres n’ont pas les textes affichés par des supports électroniques. La seule prononciation et articulation, soulignés par l’action, permettent de communiquer avec le public. Mais ces principes utilisés de façon routinière et conventionnelle ont le danger de tomber dans l’exagération de l’effet, et contribuent à donner des recettes à des chanteurs en manque d’inspiration. Des réactions se font sentir déjà dans la seconde moitié du siècle.

Nous avons reconnu ce même genre de contenus d’apprentissage dans les premiers films du début du XXe siècle, notamment ceux où l’on voit des chanteurs comme Caruso. Sa gestuelle, ses attitudes correspondent à celles décrites par Cordero.

3.2 L’art du chant théâtral en France : Audubert, 1876 L’Art du chant de Jules Audubert (1876) est d’une des premières méthodes de chant en fran- çais à avoir inclus un chapitre entier dédié à l’enseignement de l’attitude du chanteur sur scè- ne. Le chapitre intitulé « Traité de maintien théâtral » montre à travers des lithographies et textes explicatifs la tradition des chanteurs-acteurs de cette époque. Pourtant, les chanteurs continuent à apprendre par imitation. En absence de metteur en scène, le chanteur est formé à des principes lui permettant, dans un rapport créatif à l’œuvre, de traduire ses sentiments de manière convaincante. Les artistes utilisent la physionomie, mise en valeur dans ces visages blancs, dont les yeux, soulignés à l’encre de Chine, ressortent. Les jeunes artistes observent de tout près les plus âgés, pour apprendre. Le ténor Roger (1815-1879) en témoigne: J’ai vu les Enfants de troupe par Bouffé ; j’étais dans le trou du souffleur, bien à même d’observer les jeux de physionomie, et je sais maintenant que Bouffé est un grand artiste, […] aux dernières scènes j’ai senti deux grosses larmes qui roulaient sur mes joues. (Roger, 1880, p. 26)

(Audubert, 1876, p. 265, Source : Bibliothèque Conservatoire de Genève)

C’est probablement l’« esprit du geste », comme le définit Audubert, qui ne peut pas être ap- pris décontextualisé du personnage. Pour Audubert le geste a deux natures: […] l’exécution proprement dite du geste et l’esprit du geste. Le premier s’apprend comme tous les exercices de corps ; le second tient de la nature du sujet. Tel qui exécute des gestes parfaits au point de vue plastique se trompe quand il s’agit d’en faire l’application. (Audubert, 1880, p. 252)

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Cordero donnait les principes en les décrivant, sans aucune image à l’appui. Audubert décrit le mouvement qu’il illustre avec des dessins, sorte de chorégraphie du chanteur. Des lithogra- phies complètent les explications. D’un point de vue transpositif les images « illustrent » le discours verbal et parfois le complè- tent. L’image permet surtout de « fixer » les rapports du geste avec tout le corps, les rapports de proportion, d’angle, de distance, que le simple langage a de la peine à préciser. L’image constitue ainsi une approche instantanée et globale.

De la Pose. – La pose est considérée comme la base du geste, Audubert décrit ainsi deux atti- tudes fondamentales. La première « le poids du corps repose sur une jambe, tandis que l’autre est placée en avant» (Audubert, 1880, p. 260) est la pose « déhanchée » des statues de tradi- tion classique.121. Elle permettait, en ayant le poids sur une jambe, de donner de l’élégance au maintien et de libérer le geste du côté opposé à l’appui. Audubert propose une seconde varian- te de la pose : « le poids repose sur l’une des jambes, tandis que l’autre est reportée légère- ment en arrière, le jarret plié et la pointe du pied touchant le sol. » (Audubert, 1880, p. 261) Audubert recommande de garder la pose « le plus longtemps possible » (Audubert, 1880, p. 263), ceci constituant probablement une caractéristique des usages en France, et du genre de répertoire pratiqué à l’Opéra, qui de plus en plus, représente le style dit « antique ».

(Audubert, 1876, p. 260, Source : Bibliothèque Conservatoire de Genève)

De la marche. – en apparence facile, la marche ne s’improvise pas : il faut (si la situation le permet) se tenir droit, la tête haute. Le déplacement de l’acteur, mouvement continu des jam- bes, partait du genou et non du pied. Audubert recommande la modération dans la distance

121 En 1886, J. B. Faure, dans La voix et le chant, la recommandait aussi, donnant un parallèle à celle employée par les peintres dans leur travail : « Lorsqu’on se dispose à chanter, on doit se tenir droit, sans affectation comme sans raideur, et faire en sorte que le corps porte plutôt sur une jambe que sur les deux. Les peintres appellent cette attitude, en terme d’atelier : hancher, se camper. » (Faure, 1886, p. 48). 141 entre les pas ; en outre, il ne faut pas non plus balancer les bras. Dans la marche lente, l’appui du pied commence par la pointe.

Du geste. – défini comme le mouvement des bras et les mains, le geste a comme premières qualités la grâce, l’élégance. La main reste presque inerte, la paume en dedans, et c’est seule- ment à la fin du geste qu’elle prend vie. L’ouverture du bras se fait toujours vers l’extérieur (pour ne pas cacher le corps). Le geste, que Cordero recommande de ne pas utiliser trop haut est, vingt ans après, libéré. En effet, Audubert encourage les grands « dessins » faits avec les bras : « On prétendait autrefois que la main ne devait pas se lever au-delà du niveau de l’œil ; on a beaucoup modifié de nos jours ces règles trop absolues. » (Audubert, 1880, p. 266)

(Audubert, 1876, p. 266, Source : Bibliothèque Conservatoire de Genève)

Audubert donne quelques précisions sur l’utilisation de la main en rapport avec le texte, ainsi « sur les mots, je veux, la main est presque fermée, l’index indiquant la terre, et le dessus de la main en dehors. [Par contre] sur les mots, ici même, […] la main se retourne en s’ouvrant à demi, les doigts recourbés légèrement, dans une position gracieuse, laissant voir en partie la paume » (Audubert, 1880, p. 267). Le geste ne doit jamais couvrir le visage, Audubert publie deux planches pour montrer la « bonne » et la « mauvaise » forme de procéder. Audubert recommande des attitudes semblables à celles préconisées par Cordero, pour tomber à genoux et pour s’asseoir. Toutefois, l’on reconnait la pose dans la position assise, élément important pour l’auteur français : « L’une des jambes peut être ramenée près du siège, tandis que l’autre reste légèrement allongée » (Audubert, 1880, p. 273). A plusieurs reprises, l’auteur rappelle l’importance de mettre en valeur le drapé du costume, l’élégance de la cape, soutenue par un bras cachée sous l’habit, toujours dans la recherche esthétique proche de la statuaire classique. Le croisement des bras n’est par pour autant une attitude passive. Ceux-ci ne sont pas posés sur la poitrine, mais seulement croisés. Cela a comme avantage de privilégier le soutien respiratoire (à l’époque encore appuyé essentielle- ment dans la région du sternum) et de donner une image « active » du chanteur.

Pour représenter les passions violentes, Audubert décrit, à l’appui d’un dessin: 142

[…] la main indiquant la poitrine veut dire : moi. Le bras gauche tendu, le poing fermé, exprime la colè- re, l’indignation. La position des jambes donne au corps une attitude mouvementée. Le port de la tête et l’expression de la physionomie viennent compléter le tableau. (Audubert, 1880, p. 278)

Toujours dans la même idée de privilégier l’esthétique du tableau, l’auteur déconseille les gestes dans une position symétrique : le geste en tant que langage rhétorique évite ainsi la répétition, et encourage la progression vers l’amplification.

Partant de la pose, tous les gestes en avant se font « du bras droit si c’est le pied droit qui se trouve en avant, et du bras gauche, si c’est le pied gauche» (Audubert, 1880, p. 280). Pour changer de pose, le chanteur s’entraîne à pivoter de la pointe des pieds ou du talon.

Audubert propose à nouveau des dessins chorégraphiques pour illustrer la sortie de scène. Pour décrire les usages, il emploie le jargon de théâtre, ainsi la « passade » est toujours faite par devant le personnage, celle par derrière étant moins employée, ce déplacement d’un acteur ayant comme objet de rompre la monotonie de deux personnages dialoguant en position stati- que. « Chanter à l’épaule » est le dialogue entre deux chanteurs tous les deux face au public. Les principes pour gérer les chutes et la mimique employée pendant les ritournelles (sans chanter) sont équivalents de celles déjà théorisées par Cordero.

De la physionomie. – Elle était considérée comme le « comble de l’art dramatique », mais il ne faut pas – selon l’auteur – exagérer les mimiques du visage : un chanteur qui « pleurerait à chaudes larmes, réussirait moins à émouvoir le spectateur qu’à exciter son hilarité» (Audu- bert, 1880, p. 290). De même que chez Cordero : « l’agonie, la mort, les sentiments terribles, doivent être peints avec fidélité, mais sans blesser le goût.» (Audubert, 1880, p. 290)

3.3 Delle Sedie Peu d’années après la publication du livre d’Audubert, un autre professeur de chant, Delle Sedie, (1885), enseignant au Conservatoire de Paris, publie un ouvrage : Esthétique du Chant et de l’Art Lyrique. Il est divisé en quatre livres, dont le dernier sera entièrement consacré à l’action (diction et geste).

(Exclamation dans la douleur, Delle Sedie, 1885, p. 38, Bibliothèque Conservatoire de Genève)

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(Compassion, Delle Sedie, 1885, p. 38, Source : Bibliothèque Conservatoire de Genève)

(Colère, Delle Sedie, 1885, p. 38, Bibliothèque Conservatoire de Genève)

Delle Sedie fait référence directe à l’art oratoire, il divise les genres en sept parties : le « sim- ple, pathétique, le comique, le mélancolique, le tragique, le narratif et le descriptif. » (Delle Sedie, 1885, p. 20). Au contraire de la déclamation parlée, la déclamation chantée doit combi- ner les éléments de la seconde avec « les accents, les inflexions, les intonations, la mesure et le rythme de la musique » : c’est un art difficile ! En cette fin de siècle, la notion de « fidélité à l’écrit » devient plus exigeante, notamment dans le choix du débit ou des respirations.

Delle Sedie classe les tons de la déclamation dans : « le ton d’entretien, le ton de discussion et le ton d’amplification ». Chacune de ces trois variétés est à son tour subdivisée. Ainsi le ton d’ « amplification » se décompose en l’ « exhortation » et la « plainte ». L’auteur propose des exemples tirés d’ouvrages célèbres comme ceux de Corneille, Alfieri, ou Shakespeare.

Delle Sedie différencie le geste qui « prévient l’action » de « celui qui la met à exécution» (Delle Sedie, 1885, p. 25), ses théories sont d’ailleurs largement basées sur la notion de « po- se » qu’il définit comme : « le reflet de l’action du corps, et en même temps le point de départ

144 de l’action même » (Delle Sedie, 1885, p. 27). Le chanteur évite de se présenter de face de- vant le public, la pose de trois quarts ou de deux tiers étant plus « élégante et naturelle » (Del- le Sedie, 1885, p. 25). Cette pose traduit la pensée intérieure, par opposition au geste qui est « la manifestation d’une pensée ou d’une sensation qui se révèle extérieurement, soit au moyen du geste seul, soit en ajoutant la parole » (Delle Sedie, 1885, p. 27).

Le chanteur calcule ses mouvements en rapport avec la dimension de la salle. L’importance de la physionomie est à nouveau rappelée : il faut éviter de s’approcher trop de la rampe « dont la lumière éclairant trop vivement les membres inférieurs, laisse dans l’ombre le visa- ge » (Delle Sedie, 1885, p. 25).

Les gestes ne sont exagérés que « sous le costume grec ou romain ». En cette fin de siècle, les tragédies basées sur des thèmes antiques donnent l’occasion aux chanteurs de montrer toute la passion et la véhémence dans la déclamation chantée de ces textes héroïques, qui réclament un usage du geste proche de l’esthétique classique, avec des moments d’arrêt sur des poses qui convertissent la scène en tableau vivant. Delle Sedie transmet dans son ouvrage des explications détaillées et de dessins de nombreux détails qui permettent de reconstituer le jeu de scène en usage dans le derniers tiers du siècle.

3. 4 Rupture de la tradition concernant l’action : les metteurs en scène D’après les milieux didactique que nous venons d’analyser, nous pouvons affirmer que dans la seconde moitié du XIXe siècle, l’action des chanteurs correspond à des pratiques sociales de référence, à des attentes du public. Ces pratiques sont en constante transformation, mais vers la fin du siècle il y a une rupture profonde avec l’apparition des premiers metteurs en scène. Delle Sedie est précisément un des premiers à faire référence à la mise en scène comme fac- teur extérieur au jeu de l’acteur: il s’agit d’une nouveauté. Jusque-là, le jeu était une création essentiellement individuelle – l’art dramatique – conçue dans le contexte collectif d’une histoire racontée au public, mais ayant une matérialisation dépendante non seulement de principes de l’ancienne tradition rhétorique, mais aussi adaptées à l’acoustique et aux effets visuels propres à l’espace de la scène. Ainsi les déplacements du chanteur obéissaient au souci (rhétorique) de varier sa présence visuelle et auditive. Comme on l’a déjà vu, le chanteur privilégiait la compréhension d’un texte qui lui était cher, et ses gestes et sa physionomie soulignaient le contenu expressif de celui-ci ; ensemble avec le dé- cor, les habits et le maquillage, ils étaient au service de la mimésis. Le spectateur avait devant lui un acteur, entouré d’un espace relativement neutre. Le public regardait surtout l’acteur et se laissait impressionner par son chant, par son jeu. L’emplacement sur scène privilégiait la visibilité de l’acteur, des zones de la scène étaient choisies, en préférence à d’autres, pour leurs qualités acoustiques, mais aussi par le fait de leur emplacement. Le « centre optique », où tous les regards convergeaient, servait à mettre en valeur les moments les plus importants de l’action. Ainsi, Becq de Fouquières (1884), homme de lettres français, affirme : […] une grande partie de la science de la mise en scène consiste dans l’oscillation des jeux de scène au- tour du centre optique ou à droite et à gauche de la ligne optique. C’est une science comparable à celle qui préside à la composition et à la disposition d’un tableau. Quand il s’agit d’une scène complexe à plusieurs personnages, auxquels s’ajoute une figuration nombreuse, il faut déterminer le centre de gravi- té de la scène, si je puis me servir de cette expression, de façon qu’il se trouve le plus rapproché possi- ble du centre optique. » (Becq de Fouquières, 1884, p. 161)

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L’auteur met en garde envers tout élément visuel pouvant distraire : « la mise en scène peut par son excès être un dérivatif à l’attention que mériterait la valeur intrinsèque d’une œuvre dramatique. » (Becq de Fouquières, 1884, p. 13). […] le spectateur, dont les magnificences de la mise en scène captivent les yeux, n’est plus dans un état de conscience susceptible de goûter, soit la beauté littéraire de l’œuvre représentée, soit la profondeur et la vérité psychologique des passions qu’elle met en jeu. L’attention est détournée de son objet principal, et, dans ce cas, le plaisir que nous goûtons, véritable plaisir des sens, est inférieur à celui que nous au- rions dû ressentir. On peut donc affirmer, sans crainte de se tromper, que l’abus et l’excès de la mise en scène tendent à la décadence de l’art dramatique. (Becq de Fouquières, 1884, pp. 20-21)

Becq de Fouquières met également en garde contre les facteurs qui peuvent remplacer l’imaginaire du spectateur : « la mise en scène doit laisser l’idée seule se manifester et éveiller le phénomène dans l’imagination du spectateur » (Becq de Fouquières, 1884, p. 263). Il ajou- te : « c’est précisément parce que la mise en scène est une fiction qu’elle est un art » (Becq de Fouquières, 1884, p. 90).

3.5 De l’obsolescence des savoirs: les deux méthodes de Lamperti Un facteur commun aux méthodes publiées en cette fin de siècle est le fait d’avoir une Préface remplie de regrets sur la perte de tradition. Elles se proposent comme remède apportant les « bons » principes. Pourtant, il y a un grand espoir dans les découvertes scientifiques, et les auteurs sont prêts à abandonner les savoirs que leurs maîtres leurs avaient passé, oralement et par l’exemple, et les remplacer par les nouvelles théories. La recherche de « naturel » remplace l’ « art » considéré comme « artifice » ; l’ « imitation » comme « contrefaçon » de l’art. En l’espace de quelques années, ces termes ne signifient plus la même chose. Des pédagogues qui ont connu un succès éditorial important au milieu du XIXe siècle voient leurs contenus remis en cause122. Ils publient des nouvelles méthodes, en récupérant les contenus et en transformant les savoirs obsolètes, exercice souvent délicat.

Nous constatons un phénomène curieux : un des avantages des savoirs peu transposés est certainement qu’ils sont plus faciles à « récupérer » que les savoirs qui ont subi un travail important, transpositif ! Par exemple, Francesco Lamperti (1813 – 1892), professeur au Conservatoire de Milan (1850-1875), publie un premier traité, le Guida teorico-pratica-elementare per lo studio del canto(1864), où il dénonce, comme c’est habituel à l’époque, la situation du chant en Italie. Lamperti constate : « C’est sans doute une triste vérité : le chant se trouve à ce jour dans un état de déplorable décadence » (Lamperti, 1864, Préface). È una triste ma innegabile verità che il canto trovasi oggigiorno in uno stato di deplorabile decadenza. Lamperti présente sa méthode sous forme de questions-réponses. Au sujet de la respiration, il indique seulement : « Il faut remplir les poumons lentement, sans secousse ». (Lamperti, 1864, p. 3) Si riempiano i polmoni lentamente e senza scosse.

L’auteur ne renseigne pas autrement le lecteur sur le mécanisme. Pourtant, il est conscient de l’importance de l’apprentissage : « Il est très important, essentiel, puisque l’on ne peut pas développer la voix ni arriver à accomplir parfaitement un chant quelconque, si l’on ne sait pas respirer bien. » (Lamperti, 1864, p. 3)

122 Nous voyons un parallélisme avec ce qui avait succédé, un siècle avant, chez des auteurs comme De Garaudé, qui avait publié deux méthodes séparées par un quart de siècle. 146

E cosa importantissima, essenziale, oichè non si puó sviluppare la voce nè arrivare ad eseguire perfettament un canto qualunque, se non si sa respirar bene L’auteur recommande encore d’« aspirer le plus grand volume d’air que les poumons peuvent contenir. » (Lamperti, 1864, p. 6) [...] aspirare tutto quel maggio volume d’aria che possono contenere i plomoni. Pendant cette action, le chanteur garde la posture du soldat (nella posizione del soldato123) (Lamperti, 1864, p. 2)

Quand Lamperti parle d’appoggio (appui) dans son premier ouvrage, il est très clair. A la question : « Quel est l’appui qui doit se donner à la voix pour travailler sans fatiguer la gorge ? » Qual é il appoggio che devesi dare alla voce onde poter studiare senza stancare la gola ? Lamperti répond : «C’est l’appui des muscles de la poitrine et de l’air concentré dans les poumons. » (Lamperti, 1864, p. 6) È l’appoggio dei muscoli del petto e dell’aria concentrara nei polmoni. Cette description de Lamperti correspond à l’usage du « soutien » qui permet de répartir l’air de la phrase, « technique » utilisée au XVIIème et XVIIIème siècles, favorisant les sensations au niveau du sternum (« ouverture » dans cette région du thorax). En 1883, Lamperti, publie son Guida sous le nom de l’Arte del Canto in ordine alle tradizioni classiche et a particolare esperienza. Norme technique e consigli agli allievi et agli artisti. Le livre rencontre un grand succès, il est traduit et publié en Angleterre et aux Etats Unis. Dans son deuxième ouvrage, Lamperti fait référence à l’Esthétique du Chant et de l’Art Lyrique (1875) d’Enrico Delle Sedie, à qui il fait référence. Ce dernier base son enseignement sur les théories Dr. Mandl, préconisant la « respiration abdominale » et la « lutte vocale ». Lamperti, en 1883, justifie ainsi : Les normes à observer dans la respiration ont été exposées dans l’ouvrage Guida elementare per lo studio del canto du quel le présent travail n’est autre que la continuation, le développement et le nécessaire aboutissement. (Lamperti, 1883, p. 6). Le norme da osservarsi nella respirazione furono da me esposte nell’opera Guida elementare per lo studio del canto, della quale il presente lavoro non è altro che una continuazione, lo sviluppe e il necessario compimento.

Il s’agit d’un changement profond, celui du paradigme respiratoire : la tradition du phrasé belcantiste, favorisant l’émission du son en légèreté, est difficilement conciliable avec les nouvelles pratiques. L’auteur adopte la respiration : « diaphragmatique ou abdominale.» (Lamperti, 1883, p. 15) (diafframmatica od addominale) et développe la notion d’appoggio, en insistant : « Dans l’action d’inspirer on doit abaisser insensiblement les épaules, dilater le diaphragme et les muscles du ventre» (Lamperti, 1883, p. 17). Nell’atto dell’inspirazione si deve abbassare insensibilmente le spalle, dilatare il diaframma et i muscoli del ventre.

Dans la tradition belcantiste, personne ne parlait de musculature, la respiration reposait sur des mouvements très simples, et était surtout travaillée par l’émission du son. Dorénavant, la respiration devient le travail central du chanteur, une technique travaillée en dehors du contexte d’une œuvre. F. Lamperti, qui se plaint de l’abandon de la tradition belcantiste, est paradoxalement un des responsables de la divulgation des nouvelles pratiques.

123 D’après Lamperti: «L’allievo dovrà tenersi dritto, col petto in fuori, le spalle composte naturalmente e la teste nè troppo alta nè troppe bassa, in una parola, nelle posizione del soldato » (Lamperti, 1864, p. 2). 147

4. Conclusions

Nous constatons un décalage entre l’écrit et la mise en pratique : malgré la publication de trai- tés sur l’action contenant des savoirs d’un haut niveau d’abstraction – comme celui de la Mi- mique de Giraudet, les maîtres continuent à enseigner par modèle. Par contre, le modèle n’est plus de la seule responsabilité du maître (ou d’un chanteur vivant, présenté par celui-ci com- me modèle) : d’autres modèles sont proposés, comme des représentations dans les tableaux de figures dans des attitudes expressives, ou des statues. Contrairement au modèle vivant qui change, le modèle « fixé » semble immuable : néanmoins, les « modes de lecture » se trans- forment. Nous ne « voyons » certainement pas le même modèle quand nous observons l’Apollon Sauroctone (« tueur de lézard »)124 de Praxitèle, que les acteurs de la Comédie, au XIXe siècle, visitant le Musée du Louvre. Avec les progrès des techniques de reproduction, les photographies, les enregistrements, les modèles deviennent accessibles. Avec la possibilité de filmer des artistes, le spectateur à l’impression que ces modèles – pourtant fixes – sont vivants.

Par contre, les contenus d’enseignement, les pratiques et les mondes référentiels sont profon- dément bouleversés. Nous constatons une rupture de paradigme : les chanteurs, occupés à produire un « beau » son « puisant », sont moins soucieux à la recherche de variétés de nuan- ces que nous avons découvertes dans les anciens livres : les codes d’expression sont certaine- ment autres. Par contre, dans l’enseignement instrumental, l’on retrouve encore – par exem- ple, chez les flûtistes ou les violonistes – le travail des sons filés, ou de différentes attaques du son, que les chanteurs ne pratiquent que rarement.

Nous pensons, que l’édition de livres sur le chant et leur divulgation à échelle internationale ont joué un rôle significatif dans ces changements. Des théories, comme celles du Dr. Mandl – qui auraient pu être cantonnées au champ de la physiologie dans un contexte médical – du fait qu’elles sont adoptées par des pédagogues prestigieux publiant des méthodes, ont beau- coup influencé les transformations des pratiques.

Grâce aux traités sur l’action du chanteur, de Cordero, d’Audubert, de Delle Sedie, nous arri- vons à rétablir les pratiques d’enseignement, les contenus enseignés dans la seconde moitié du XIXe siècle. Mais la scripturalisation des traditions est souvent l’indice d’une perte de prati- ques. Nous déduisons que la transposition des savoirs de la scène annonce l’abandon des pra- tiques, où le chanteur assumait lui-même la responsabilité de créer son propre personnage : le metteur en scène s’impose, dans un contexte de pouvoir institutionnel.

124 http://www.louvre.fr/oeuvre-notices/apollon-sauroctone 148

Annexe 2, N° 8

A la recherche du belcanto

Dans le numéro de Mars 1906 de la revue Musica125 (éditée à Paris depuis 1902), nous avons trouvé une enquête sur « l’art du chant », que Georges Pioch, homme de lettres, rédacteur chef de la revue, avait organisée. Des lecteurs, dont certains sont des musiciens connus (ou proches au milieu), répondent aux questions proposées par la revue mensuelle. Leurs réponses sont publiées dans les mois d’août, septembre et octobre 1906.

1. Enquête dans Musica (1906) : à la recherche d’une identité vocale

Grâce à sa démarche, Pioch nous fournit des textes très différents de ceux que nous avons pu analyser jusqu’à maintenant dans les traités et méthodes, contenant des commentaires person- nels d’artistes. Le rédacteur chef commente : Une des questions qui intéressent à coup sûr le plus vivement la vie musicale contemporaine est celle du chant. Il n’est pas rare d’entendre dire : il n’y a plus de chanteurs. En revanche, on entend fréquemment van- ter les progrès accomplis dans l’art du chant, - relativement à la justesse d’expression et à la déclamation, - grâce à la vogue du mouvement wagnérien. (Musica, Mars 1906).

Pioch résume ainsi le sentiment parfois contradictoire de ceux qui regrettent l’ancienne tradi- tion vocale, considérée comme la seule de qualité, et le rejet de tout chant virtuose, passé de mode, qui admet la supériorité de l’écriture de Wagner, dans un style déclamatoire, valorisant le contenu expressif du discours. Le rédacteur chef pose quatre questions aux lecteurs : 1re question : Que pensez-vous de la révolution accomplie dans l’art du chant par le mouvement wagnérien ? Constitue-t-elle pour vous un progrès ou une erreur ? 2e question. Croyez-vous à une renaissance en France du chant italien (ou bel canto) ? 3e question. Quelles objections faites-vous à la manière d’écrire pour les voix qu’affectionnent certains compositeurs contemporains ? 4e question. Quelle orientation donnez-vous à l’enseignement du chant? (Musica, août 1906).

En août 1906, Reynaldo Hahn répond au questionnaire : La musique de Wagner n’abîme la voix qu’aux mauvais chanteurs. Les grands interprètes « wagnériens », ceux dont le maître disposait quand il composa ses ouvrages, ont fourni de très longues carrières, parce qu’avant de chanter Wagner, ils possédaient déjà une éducation vocale complète, et qu’ils l’ont chanté comme il faut tout chanter. […] L’aboiement convulsif qu’on appelle aujourd’hui chant wagnérien aurait horripilé Wagner, lui qui aimait Mozart, Bellini, et pour qui la Schröder-Devrient réalisait le type idéal de la cantatrice dramatique (Musica, août 1906).

Hahn conclut : « c’est surtout à la médiocrité des professeurs et à l’incompétence du public qu’il faut attribuer [la décadence du chant] » (Musica, août 1906). Hahn est très clair, Wagner n’a aucune responsabilité dans la décadence de l’art vocal. Proche de chanteurs wagnériens de première heure, comme Lehmann, il connaît bien le problème. Il défend l’exécution belcantis- te chez Wagner, tradition qui vraisemblablement est perdue126.

125La bibliothèque du Conservatoire de Genève garde – entre autres documents de grand intérêt – des collections de journaux et autre publications spécialisés en musique anciens, qui nous ont été très utiles pour la recherche. 126Il ne sera pas le seul : Jacques Isnardon, professeur d’Opéra – Comique au Conservatoire de Paris 149

En Septembre 1906, d’autres réponses sont publiées. Viardot-García, âgée alors de 85 ans, sépare l’expression du savoir-faire. Pour la cantatrice, qui admet les apports de cette manière innovante de chanter, il y a incompatibilité entre les deux styles de musique :

Si nous nous plaçons au point de vue musical (nous dit Mme.Viardot), je n’hésiterais pas à vous répondre que cette révolution est pour moi un progrès. Au point de vue strictement vocal, c’est autre chose. […] sauf des exceptions très rares, les artistes qui plient leur organe au répertoire wagnérien, et même s’y montrent tout à fait remarquables, sont perdus pour le répertoire italien, où leur voix n’est plus capable de ce nuancé de couleur, de cette variété, de cette souplesse que donne l’éducation vocale classique et qui exigent les œu- vres écrites pour la mettre en valeur. (Musica, septembre 1906).

Dans sa réponse, Viardot-García mentionne un contenu d’enseignement, qui ne figure généra- lement pas dans les méthodes : le « nuancé de couleur », résultat de la « souplesse » d’émission et nous permet de confirmer notre hypothèse (cf. Analyse 4, p. 11), c’est-à-dire que cette variante de nuance fait partie de la recherche dans le travail de la messa di voce. Rappelons-nous que la transposition didactique a « réduit » le procédé à des variantes d’intensité (de pp à ff). Le chanteur qui utilise une forte pression d’air pour émettre le son est, d’après la cantatrice, « perdu » pour le « répertoire italien » : l’émission du son en légèreté favorisant les variations du timbre. Nous faisons encore des liens entre cette constatation et l’explication du trille, dans sa métho- de (cf. Analyse 14, p. 15). Toujours d’après Viardot-García : Maintenant il est certain que Wagner, s’il restreint le domaine technique et vocal du chanteur, développe singulièrement, en revanche, par ses exigences d’ailleurs si légitimes, sa musicalité et son intelligence artis- tique. Le chanteur wagnérien doit absolument se doubler d’un musicien. […]. (Musica, septembre 1906).

La cantatrice évoque l’ « ancienne école » et reconnaît l’utilité de sa méthode pour d’autres pratiques vocales : Depuis si longtemps que les artistes ont cessé de s’astreindre à cette éducation si complexe et si longue qui a fait la célébrité de l’ancienne école du chant, leur en rendra-t-on le goût sans leur en rendre aussi le profit ? […] d’avoir plié sa voix au bel canto italien, c’est encore la meilleure méthode pour apprendre à chanter Wagner (Musica, septembre 1906).

Gailhard, qui a pris sa retraite comme directeur de l’Opéra, est plus pessimiste. Il affirme : « On fait des diseurs, et non pas des chanteurs. » (Musica, septembre 1906).127 Sa réponse est proche de celle du ténor Albert Saléza, chanteur de l’Opéra (Verdi lui avait proposé le rôle- titre d’Otello), qui regrette aussi la perte du phrasé selon l’esthétique du legato : La voix pour lui [Wagner], n’étant que l’expression des sentiments et du personnage mis sur la scène, il ne s’inquiétait nullement d’en tirer un parti spécial, de mettre en valeur ses ressources à elle, de lui laisser de effets indépendants. Il en résulte que le chanteur qui met tout son effort à rendre selon l’esprit de Wagner, les rôles de ses partitions perd, forcément, au profit de l’expression forte, de l’articulation puissante, de la vérité dramatique, quelques-unes de ses qualités les plus précieuses de souplesse, de délicatesse, de charme ; il prend l’habitude d’une diction hachée, il ne sait plus lier les sons. (Musica, septembre 1906).

« Dans les Maîtres chanteurs, chef-d’œuvre qui m’est plus familier que tout autre, le bel canto prédomine ; il se manifeste dans les phrases de Walter, dans celles de Sachs, de Pogner ; et Beckmesser lui-même dans sa réténade pourtant chantée en charge, en peut faire état. » (Musica, août 1906). 127Gailhard explique : « On procède dans l’enseignement actuel du chant par l’opposé de ce que l’on devrait faire. On bannit des études les maîtres italiens ; or, il n’y a vraiment que chez eux que l’on apprend à chanter. On fait des diseurs, et non pas des chanteurs. […]. Pour chanter les œuvres modernes, certains artistes peuvent arriver à l’effet avec une voix sonore et une bonne articulation, mais ces artistes qui n’ont pas soumis leur larynx aux exercices de vocalisation, - exercices longs et difficiles, - ne peuvent pas faire une longue carrière. Beaucoup de professeurs font travailler leurs élèves dans les airs de Gluck parce qu’ils paraissent faciles ; c’est, je crois, une grave erreur, car pour les interpréter avec art, il faut d’abord avoir travaillé dans les œuvres des maître italiens, qui, je vous le répète, écrivaient spécialement pour la voix et le bel canto ». (Musica, septembre 1906). 150

L’esthétique du legato ressort comme la « perte » la plus regrettée par le chanteur.

Nous soulignons un détail important : il n’est plus question de pratique des Italiens. Paul Mar- cel, un autre lecteur, insistent sur le fait que : « L’arte del bel canto n’a absolument rien à voir avec la façon actuelle de chanter des Italiens. Tous, à l’exception de quelques artistes de va- leur ayant conservé les bonnes traditions, crient, au lieu de chanter. » (Musica, septembre 1906).

1.1 Reynaldo Hahn et le « désespoir académique » Pour mieux comprendre le contexte où ces réponses au rédacteur ont été rédigées, nous nous sommes intéressée aux écrits de Hahn128. Il publie un livre, Du chant, recueil d’une série de neuf conférences, faites entre les années 1913-1914 à l’Université des Annales, où il est ques- tion entre autres, de la « décadence du chant »129. Parmi tous les écrits sur le belcanto que nous avons analysés, celui de Hahn constitue celui de plus grand intérêt : il nous permet d’argumenter nos hypothèses de départ, de confirmer nos déductions.

Hahn ne se considère pas lui-même chanteur, mais chef d’orchestre et compositeur. Il décrit les chanteurs avec une certaine dureté130. A titre d’exemple, il reste très critique au sujet des moyens « athlétiques » employés par les nouveaux professeurs pour enseigner la respiration : Beaucoup de professeurs emploient des moyens que j’appellerai athlétiques, pour faire chanter leurs élèves. […] mais que dire d’un professeur – mort aujourd’hui, je l’ai connu, c’était un très galant homme – qui fai- sait coucher ses élèves par terre, leur mettait sur l’estomac plusieurs tomes du Larousse et s’asseyait viole- ment dessus, occasionnant chez la victime, un hurlement de douleur131 après lequel il se levait et disait triomphalement: « Vous voyez que vous avez un si bémol! Il ne s’agit que de le faire sortir. (Hahn, 1920, p. 79)

Tout au long de ses conférences, il insiste sur la diction, notion qu’il assimile à la prononcia- tion, donc au timbre : « Le naturel du timbre est la première condition de la diction. » (Hahn, 1920, p. 77). Il cite Gounod : « En un mot, l’articulation est le squelette et le corps de la paro- le, c’est la prononciation qui en est l’âme et la vie. » (Hahn, 1920, p. 80) Hahn est très proche de l’ancienne tradition belcantiste pratiquée au XVIIe siècle. Il affirme : « C’est par la diction que l’on confère au discours la variété, l’expression ». La diction est approchée comme un acte créatif, qui met en relief le sens expressif du texte. Mes amis s’étonnent souvent que je puisse chanter une cigarette à la bouche, tout en fumant. [...]. Mais si je peux la garder à la bouche sans qu’elle tombe, c’est que je ne remue guère les lèvres en chantant...Et voilà le compliment que je m’adresse (Hahn, 1920, p. 86)

La voix de Reynaldo Hahn nous est restituée par le disque : on comprend chaque mot.

128Musicien d’origine vénézuélienne, ayant acquis la nationalité française 129Les thèmes abordés sont : I – Pourquoi chante-t-on ?, II – Comment chante-t-on ?, III Comment dire en chantant, IV – Qu’appelle-t-on avoir du Style ?, V – Comment émouvoir, VI – Certaines causes de la décadence du chant, VII – Le chant expressif dans la musique ancienne, VIII – Le chant descriptif dans la musique moderne, IX – (Du goût. Hahn, 1920, Table de matières) 130« Et l’un des reproches que je fais aux chanteurs, c’est de n’être point curieux de ce qui concerne leur art, de ne point chercher à glaner partout de éléments d’instruction. » (Hahn, 1920, p. 15). 131 Cette histoire est analogue à celle que nous avions reçue par tradition orale et qui raconte comment Haendel avait pris par la taille une de ses? solistes et, l’inclinant dangereusement devant une fenêtre ouverte, avait – par ce moyen – réussi à lui faire émettre une note aiguë. Il s’agit de variantes didactique de récits (peu probables) qui montrent comment l’émission d’un son peu être inhibé, ou au contraire débloqué, si l’élève est mis en situation de stress et ne « pense » pas à sa voix.

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Hahn est le témoin de la création moderne de la notion de style. En ce début du XIXe siècle, la musique ancienne se doit sobre : « Il suffit de chanter en mesure, avec peu de nuances, avec une modération et une simplicité continuelles, pour être sûr, du moins, de ne point commettre de faute grave contre le style en général. » (Hahn, 1920, p. 107). Hahn explique : […] cette sévérité dont bien des gens exigent à tort qu’on revête l’interprétation de la musique ancienne. Il suffit qu’un ouvrage mérite l’appellation d’ancien pour que ces gens-là veuillent qu’on le chante d’un air compassé, avec des nuances à peine perceptibles, une allure froide et pudique […]. Avant d’être ancienne, la musique ancienne a été moderne, et la musique d’aujourd’hui, si moderne qu’elle soit, sera ancienne un jour; faudra-t-il alors la chanter autrement que nous la chantons à présent? Le jour où on chantera Tristan et Yseult avec froideur, avec modération, avec circonspection – sous prétexte que « ce sera de la musique an- cienne », - on commettrait un non-sens ridicule. (Hahn, 1920, p. 106)

Ou encore, toujours sur le même sujet: « On chante cela avec un désespoir académique ». (Hahn, 1920, p. 109)

Hahn est un des derniers auteurs à parler de l’ornementation et de sa fonction expressive : Je me souviens de la façon exquise, un peu maniérée, peut-être, mais pleine de charme et de poésie, dont Mlle. Calvé, d’une voix plus transparente que le cristal, exécutait, dans la cavatine des Pêcheurs de Perles, un mordant sut le mot « autrefois ». Elle le faisait avec une lenteur presque incroyable, et, pour ainsi dire, en détachant un peu chaque note du mordant ; cela produisait un effet délicieux, parce que, accompagnant ces mots : Comme autrefois, ce mordant rêveur prenait une expression de tendresse et de regret. (Hahn, 1920, p. 121)

Par exemple, Hahn ne considère pas l’appoggiature comme un ornement. Ces derniers, en ce début du siècle, sont réduits à trois variantes : « Les ornements les plus employés sont, en somme, le trille, le groupe (ou gruppetto) […] et le mordant » (Hahn, 1920, p. 120). Le compositeur nous donne également des indices du plus grand intérêt sur l’abandon de cer- tains procédés identitaires du belcantisme: « Il existe un procédé vocal méprisé, et dans bien des cas, méprisable ; je veux parler du portamento, ou port de voix. Vous savez ce que c’est ?» (Soulignons le fait que le musicien doit expliquer à l’auditoire le procédé). (Hahn, 1920, p. 122). Ou encore, que les notions de legato et de portamento ne sont pas différen- ciées : Si l’on ne faisait jamais le port de voix, le chant serait trop sec ; on en fait toujours, inconsciemment, de très insignifiants qui sont à peine appréciables par l’oreille et qui constituent, en somme le legato du chant. Mais ce ne sont pas là des ports de voix proprement dits. Le vrai port de voix est beaucoup plus marqué, plus conscient. C’est un moyen dont on a souvent abusé pour donner au chant de l’expression ; mais cette ex- pression prend aisément un caractère pleurnichard, niais et surtout odieusement vulgaire. Pourtant, il ne faut pas croire que l’on doive absolument bannir le port de voix. Il peut produire de effets agréables, ajouter au chant un grand charme, quelque chose d’un peu morbide et, en tout cas, quelque chose de très langoureux. (Hahn, 1920, p. 122)

Certains contenus d’enseignement mentionnés par Hahn sont proches de ceux expliqués par García fils; par exemple, la notion de rythme. La prosodie est toujours respectée, malgré la pulsation régulière : Le chant doit être maintenu par la rigueur d’un rythme sûr, pendant que la diction reste souple, vraie, ex- pressive, colorée et trouve toute sa place, tout son temps, dans les limites que lui impose ce rythme. Elle ac- quiert par là un nerf, une force extraordinaire et les entraves rythmiques l’obligent d’avoir recours à une in- géniosité qui la rend plus intéressante. (Hahn, 1920, p. 124)

Au sujet du rubato, Hahn fait référence à Chopin: Que votre main gauche joue en mesure et que votre main droite fasse tout ce qu’elle voudra! Le chant ne possède ni main droite ni main gauche, et, pourtant, il les possède toutes deux, car sa main gauche, c’est le rythme conducteur qui est la base de la plus petite mélodie, et sa main droite, c’est l’ensemble des impercep- tibles licences que peut se permettre avec lui la performance vocale. (Hahn, 1920, p. 124)

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Hahn fournit encore des renseignements très précis sur l’exécution du rubato : Beaucoup de personnes croient que le rubato, dont il est tant de question quand on apprend à jouer un mor- ceau de Chopin, consiste dans l’irrégularité rythmique, qu’il consiste à presser, à ralentir successivement, avec une espèce de nervosité déréglée ; c’est une grande erreur. Jamais le rythme ne doit être plus infaillible que dans le rubato, c'est-à-dire, que le rubato consiste précisément en ce que l’on est tenu d’équilibrer le rythme et que, dès qu’on a pressé pour ralentir, il faut ensuite, par une sorte de mouvement réflexe, faire le contraire pour rétablir le rythme sut son axe ; en un mot, c’est une loi de compensation rythmique. Si l’on a ralenti, il faut, ensuite, presser pour regagner le temps perdu ; mais pendant ce temps, le rythme doit rester immuable, mystérieusement inflexible. (Hahn, 124).

Dans ses conférences, Hahn évoque ses souvenirs d’auditeur. Son témoignage au sujet de chanteurs wagnériens nous est précieux : J’ai entendu Vogl chanter à près de soixante ans, le rôle de Tristan, à Bayreuth, avec une voix certes irrégu- lière (car elle l’avait toujours été), mais avec une fougue et un charme irrésistible. J’ai entendu la Materna chanter Brunehilde et Yseult, les rôles les plus terribles du répertoire wagnérien, quand elle n’était plus du tout jeune. Mme Lilli Lehmann, dont les artistes ont fêté joyeusement, il y a quelques années, le soixantième anniversaire, a chanté Wagner toute sa vie et le chante encore d’une façon incomparable, comme elle chante tout ! C’est que, quand eu lieu la grande révolution lyrique, les chanteurs qui la servirent étaient des chan- teurs éprouvés, formés à l’Ecole des Italiens ; ils n’avaient pas attendu pour chanter que Wagner existât, composât ; ils chantaient Haendel, Bach, Mozart, Cimarosa, Gluck, Beethoven, les romantiques italiens : Bellini, Rossini et leur école. Leur santé vocale, leur dextérité, leur technique, leur permettait d’interpréter la musique dite « de l’avenir » sans se gâter la voix, que dis-je grâce à l’école du legato, - du chant lié – qu’ils avaient pratiqué depuis leur enfance, ils donnaient à cette musique toute sa valeur mélodique et lyrique, qui est immense. (Hahn, 1920, p. 150).

Le belcanto a été un idéal, approché par certains chanteurs, mais difficilement atteignable. D’après le témoignage de Hahn, avant de mourir, Lilli Lehmann aurait montré à son entoura- ge sa préoccupation sur la technique qu’elle n’avait pas eu le temps d’acquérir. Ou encore, Pierre Garat, un des co-auteurs de la première méthode de chant de 1803, cité par Hahn : Il y a un mot de Garat très émouvant pour qui connaît et pratique le chant. Après une gloire comme n’en a peut-être connu aucun chanteur, Garat, devenu vieux, ayant perdu sa voix, répondit à un ami qui lui deman- dait s’il essayait encore quelques fois de chanter: « Non, cela m’est impossible; mais mon esprit chante en silence et jamais je n’ai mieux chanté ». (Hahn, 1920, p. 45)

Face à ce qui est vécu comme une « perte » de savoirs, d’autres chanteurs et pédagogues af- firment des pratiques qui appartiennent, d’après eux, à une tradition « nationale ». Ainsi, le « déclin » du belcanto est aussi celui d’un enjeu de pouvoir : des compositeurs comme Mo- zart, à la fin du XVIIIe siècle, avaient cherché à produire d’autres genres différents de celui de l’opéra belcantiste des Italiens, l’exemple le plus connu est celui du Singspiel Die Zauberflö- te, en allemand, qui associe la voix déclamée à la voix chantée. Wagner consolide la quête d’une identité, qui est plus ou moins implicitement mise ne parallèle avec celle des Italiens.

En France, apparaissent dans les années 1930 des méthodes de chant dit « français ». Une des premières méthodes que nous avions consultées, tout au début de notre recherche, a été celle de Fugère et Duhamel (1929). Le titre du livre est représentatif d’une quête de « tradition » vocale, à partir du profil de tim- bre de la langue française. Durant plus d’un siècle, certaines sonorités propres à la langue française avaient été considérées par les institutions comme « défectueuses » ! Nous nous sommes intéressées à connaître le parcours professionnel des deux auteurs : ils sont très différents.

Quand le livre est publié (1929), Fugère a fait une longue carrière comme baryton léger, as- sumant des rôles surtout dans le genre comique. Né en 1848, il a 81 ans : contrairement à Du- hamel, le baryton n’a pas d’expérience comme auteur. Duhamel est un auteur reconnu : il a

153 publié un article intitulé Gymnastique pré vocale dans la prestigieuse Encyclopédie de la mu- sique et dictionnaire du Conservatoire (Lavignac, 1925). Fugère vient du monde de la prati- que : Duhamel a l’habitude du genre didactique écrit, et s’intéresse au corps comme « instru- ment » produisant le souffle et la voix.

Dans l’article de l’Encyclopédie, Duhamel propose des exercices avec les jambes et les bras, puis la tête, l’abdomen, etc., debout mais aussi couché (c’est qui consiste une nouveauté).

(Lavignac/Duhamel, 1925, p. 954, Source : Bibliothèque du Conservatoire de Genève)

Duhamel propose encore des automassages dans la région de la gorge. Il propose également des mouvements à faire avec le palais et le nez, ensuite, des lèvres, de la mâchoire, de la lan- gue et même des oreilles !

(Lavignac/Duhamel, 1925, p. 960, Source : Bibliothèque du Conservatoire de Genève)

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1.2 Le chanteur français ou le mime spécialisé : Fugère et Duhamel Dans le livre écrit par les deux auteurs, la Nouvelle méthode pratique de Chant français par l’articulation, Fugère & Duhamel définissent ce qu’ils considèrent comme le « chant fran- çais », chant basé sur la langue et sa phonétique particulière. Contrairement à l’esthétique belcantiste, le « chant français » est basé sur l’articulation: l’ancienne étude de la prononcia- tion est considérée par les auteurs comme inutile. A quoi sert étudier une voyelle quelconque dans sa prononciation statique, puisque les phonéticiens eux-mêmes reconnaissent que cette prononciation est pratiquement erronée et ne se retrouve jamais dans la parole vivante ? (Fugère & Duhamel, 1929, p. IX).

La vocalise est définitivement condamnée : La vocalisation […] conduit à prendre trop de souffle et à chanter sous pression, à attaquer le son par un coup de glotte, à demander trop au larynx et à négliger le jeu des cavités et parois de résonnance supra- laryngiennes, à chanter sur le timbre glottique, à développer inconsidérément la voix vers l’aigu, à né- gliger la diversification du timbre, à ne pas développer ni la sensibilité mi l’intelligence de l’élève, à cultiver la voix pour elle-même. (Fugère & Duhamel, 1929, p. X).

D’après l’énumération des « inconvénients » de la vocalise, nous pouvons déduire que les adeptes du « chant français » utilisent moins de quantité et de pression de souffle que ceux qui pratiquent le belcanto, et abandonnent définitivement le coup de glotte (la recherche de timbre « brillant » ne semble plus prioritaire).

Les auteurs définissent les « devoirs » du chanteur, il est question de transmettre des émo- tions, dans le contexte du nouveau paradigme français : « Les trois obligations essentielles du chanteur, aussi bien de l’artiste que de l’élève sont : 1° Choix d’une couleur émotionnelle du son vocal, 2°Articulation nette et distincte, 3° Lié et soutenu du chant » (Fugère & Duhamel, 1929, p. 8).

Paradoxalement, les trois « obligations » de l’artiste limitent considérablement l’éventail des variantes : si l’on admet la prescription d’utiliser une couleur émotionnelle; une « articulation nette et distincte » ; une émission « lié et soutenu ». Toujours d’après les auteurs, l’expression est considérée en deux niveaux : Chaque état d’âme a ainsi deux physionomies : 1° Une physionomie plastique (jeu de physionomie) ; 2° Une physionomie sonore, caractérisée principalement par la couleur différentielle de la voix suivant l’émotion du moment. (Fugère & Duhamel, 1929, p. 10).

Les auteurs insistent : « Un bon chanteur n’est, en réalité, qu’un mime spécialisé. Sans mimi- que, il n’y a pas d’art lyrique possible. » (Fugère & Duhamel, 1929, p. 10). Cette mimique est dépendante de la position de la bouche : « En résumé, les variétés du timbre émotionnel sont dues aux différentes formes que prend l’ouverture buccale pour les traduire dans la voix. » (Fugère & Duhamel, 1929, p. 10).

Nous sommes très proches du « mécanicisme » de Blanchet/Bérard (cf. Analyse 5, p. 224). Fugère & Duhamel adoptent également la division « trinitaire » héritée de Humbert de Super- ville et de Del Sarte (cf. Annexe 2, N° 5, pp. 92 et 95) : « Tous les sentiments sont réductibles à trois catégories : l’étonnement, qui est le premier pas de l’émotion, la joie et la douleur » (Fugère & Duhamel, 1929, p. 12).

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(Fugère & Duhamel, 1929, p. 13)

Ils empruntent le discours de leurs prédécesseurs: « Ces trois expressions élémentaires des sentiments humains donnent naissance en se combinant à toutes les expressions mimiques […] » (Fugère & Duhamel, 1929, p. 13)

Néanmoins, il est difficile d’ « inventer » une tradition : les exercices employés sont tous des adaptations de vocalises anciennes belcantistes transformées avec une « surcharge » de sylla- bes difficiles à articuler :

(Fugère & Duhamel, 1929, p. 52)

Dans ces mêmes années, le microphone électrique est commercialisé : il s’agit d’une « révolu- tion ». Le rôle de l’ingénieur du son est fondamental dans la production du résultat sonore : il détient les critères de « qualité ». Ce ne sera plus le chanteur qui décide du son de sa voix. 156

Dans les salles, devant le public, les chanteurs vont reproduire l’esthétique de l’enregistrement : le public aime reconnaître la version qu’il possède chez lui. La voix est privilégiée au détriment du geste, qui est contenu, voire supprimé. Ainsi, beau- coup de chanteurs ne savent plus que faire de leurs mains.

Nous avons un trouvé dans une méthode américaine, de Pierce & Liebling (1936), des carica- tures qui montrent la nouvelle problématique :

(« What to do with the hands », Musical America, 10.02.1937. In Pierce & Liebling, 1937, p. 38).

De nouvelles pratiques surgissent. Les chanteurs ne traduisent plus les textes chantés : pour- tant, la plupart du public, ne comprend plus ces textes. Les premiers programmes contenant des traductions favorisent une toute autre perception du chant : le public lit (ignorant la pré- sence, la physionomie et le geste du chanteur). Des tournes de pages collectives (souvent « audibles ») sont admises, dans un contexte de silence d’écoute. Le public écoute les chanteurs, pour la plupart des cas sans les comprendre, mais « rassuré » d’avoir la version originale de l’œuvre. L’italien, l’allemand, l’anglais et le français consti- 157 tuent les quatre langues à « respecter » (le répertoire dans ces langues est nettement privilégié dans les programmes de concert). Traduire une autre langue, en dehors de celles-ci, ne semble pas constituer une « faute ». Par exemple, des chants originaux en russe ou en norvégien sont chantés… en allemand ou en anglais.

Dans les théâtres d’opéra, des écriteaux lumineux montrent les textes chantés, même quand il s’agit de la langue du pays : les chanteurs, habitués à chanter dans des langues incompréhen- sibles pour la plupart du public, utilisant des voix puissantes, perdent l’habitude de prononcer leur texte. Les gestes étant fortement réduits, la communication avec le public dans les grands espaces des théâtres est transformée. Les souffleurs disparaissent des théâtres132, les chanteurs sont censés d’étudier parfaitement leur rôles : ils n’improvisent plus.

Dans l’espace d’une génération, entre les années 1930 et 1960, les pratiques du public sont bouleversées.

1.3 De l’utilisation des métaphores et autres analogies dans les méthodes de chant En 1947, Madeleine Mansion publie L’étude du chant technique de la voix parlée et chantée. Pédagogie : méthode pratique, exercices expliqués. L’auteure emploie un langage très per- sonnel, imagé : Fixez le son entre les deux yeux. Percez à cet endroit un trou pour le laisser passer ; […] Vos sons filent en arrière ? Imaginez que vous avez… une muselière et que vous chantez dedans ; […] Les montées ?…un gros caoutchouc que l’on étire vers le haut ou… un chewing-gum ! […] Imaginez que vous avez deux belles mandarines, l’une dans le fond de la gorge, l’autre dans la bouche et que les sons doivent passer au-dessus de ces deux boules. (Mansion, 1947, pp. 62-63).

Le discours de Mansion a une fonction mimétique puissante. Les termes ont indéniablement un pouvoir de suggestion efficace, dans les apprentissages « par corps » où les sensations ki- nesthésiques sont difficilement communicables133. Nous sommes à nouveau devant un texte qui témoigne de pratiques d’apprentissage par imita- tion. Cette fois-ci, c’est la sensation proposée que le chanteur peut reconnaître. Par analogie, il va chercher à éprouver la sensation pour l’appliquer à l’émission du chant. Ce jargon peut supposer le rejet ou l’incapacité de l’emploi d’un langage scientifique, mais souvent il est plus clair pour l’élève que l’énumération des noms des muscles impliqués dans un mouvement. Il est utilisé aussi par beaucoup de professeurs, comme complément d’une explication plus rationnelle.

1.4 Charles Panzera et les techniques de relaxation Les livres de chant prennent de plus en plus de distance avec la méthode traditionnelle. Cer- tains auteurs utilisent un nouveau langage pour exprimer leurs sensations; parallèlement, les techniques de relaxation viennent en aide des chanteurs souffrant de l’effort considérable qu’ils doivent fournir, mais également de la tension engendrée par les nouvelles attentes pro- ches de l’esthétique du disque. Charles Panzera, baryton genevois, est considéré par ses contemporains (notamment par Ro- land Barthes, qui avait été son élève) comme un des grands interprètes de la mélodie françai- se. Le baryton publie plusieurs ouvrages sur le chant.

132 Au Grand-Théâtre de Genève, vers 1998. 133Toutefois, cette suggestion peut s’avérer contreproductive, si par exemple le fait d’imaginer un fruit à l’intérieur de la bouche est vécu par l’élève comme une situation gênante plutôt que comme la recherche d’un espace imaginaire.

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Dans L’art de chanter (1950), l’auteur propose des exercices de respiration innovants, que nous n’avions pas trouvés auparavant dans les livres sur le chant. Cet exercice : « […] nommé aux Indes Respiration purificatrice des nerfs ou Respiration apaisante [a pour but de] puri- fier le corps, de fortifier le système nerveux et de purifier aussi le mental » (Panzera, 1945, p. 20). Cette respiration n’apprend plus à soutenir la voix chantée, mais à lâcher les nombreuses « tensions » du chanteur. Pour certains, le chant peut devient une sorte de thérapie, mélan- geant quête spirituelle et contrôle du corps. Panzera affirme ainsi : « c’est l’exercice le plus élémentaire du Yoga des Hindous, nos maîtres dans l’art de la respiration harmonisante, par conséquent dans la maîtrise de soi-même » (Panzera, 1945, p. 20). Ou encore : « Toutes les molécules du corps prennent une même direction. Le corps entier devient une batterie souple et puissante de volonté qui diminue d’autant les possibilités de trac à venir » (Panzera, 1945, p. 20).

Panzera conseille les heures les plus propices aux exercices respiratoires, l’auteur se base sur des théories qui, selon lui, sont sorties de la chimie et qui déduisent la radiation du spectre solaire (héliothérapie). L’auteur nous donne la correspondance avec des couleurs : « Le bleu ciel revitalise et dynamise ; stimulant le corps thyroïde, il donne un ton de mouvement sur un plan supérieur. L’indigo calme, détend et régénère » (Panzera, 1945, p. 22).

Des nouvelles écoles surgissent, comme celle de Reinhardt à Vienne. Ces nouvelles écoles apprennent aux élèves le geste et la respiration. Les professeurs ne sont pas des chanteurs mais des acteurs : ils expliquer aux étudiants comment prendre l’inspiration, comment « gé- rer » le souffle. La seconde moitié du XXème siècle voit se multiplier des techniques diverses de relaxation, de travail postural, d’exercices de respiration, donnés par des spécialistes souvent ignorants des problèmes spécifiques du chanteur. La tradition vocale ne constitue plus une autorité dans le savoir-faire.

Des planches anatomiques représentent l’idéal postural des nouveaux chanteurs : les deux pieds en parallèle, répartissant le poids du corps. L’enseignement de l’« ancrage » du corps, ne prend plus en compte un corps expressif qui bouge. Nous sommes très loin de la pose en- seignée au XIXe siècle, qui prévoyait le poids sur un seul axe et libérait le geste, du côté op- posé (cf. Annexe 2, N° 2, p. 32).

Parfois, les auteurs de livre de chant font des affirmations étonnantes, comme Marcelle Ge- rar134, cantatrice proche de Ravel (le compositeur lui dédia la mélodie Ronsard à son âme). Gerar publie en 1938, A la recherche du chant perdu, (préface de Reynaldo Hahn). Elle re- connaît : « J’ai beaucoup parlé de chant dans ma vie. J’ai peut-être eu tort car, au fond, je ne sais pas ce que c’est. » (Regerau, 1938, p. 9).

Conclusions

Au début du XXe siècle, dans les milieux proches de la musique, la « décadence du chant » est un sujet de discussion : le terme belcanto ne nécessite plus d’être expliqué, il est d’usage commun.

134Marcelle Regerau, de son vrai nom, elle était spécialiste dans l’interprétation de la musique contemporaine et beaucoup de compositeurs lui dédieront des mélodies. 159

Pour chanter du Wagner il est nécessaire d’avoir une « technique », mais cette méthode ne semble pas exister ailleurs qu’en référence à la tradition belcantiste : le belcanto est toujours synonyme de « savoir chanter ».

Toutefois, nous soulignons que Viardot-García reconnaît la « révolution » wagnérienne com- me un « progrès ». Elle considère l’œuvre de Wagner et affirme qu’elle apporte au chanteur une « musicalité » et une « intelligence artistique » nouvelles. Ce commentaire, fait par une femme âgée de 85 ans et connaissant profondément les pratiques des chanteurs, nous est pré- cieux : il ne s’agit pas seulement, pour le chanteur, d’être capable d’aborder la « complexité » harmonique de la musique allemande, mais surtout d’adopter une toute autre approche du chant, de la conception des personnages, de la fonction du texte. Il ne suffit plus d’imiter et d’improviser, mais il faut comprendre le sens d’une musique com- plexe. Le nouveau chant allemand surprend par le fait que les musiciens ont recours à d’autres codes d’expression.

Moins détailliste que le belcanto, en Italie, la vocalité employée chez Puccini ou chez Verdi surprend par d’autres raisons : son intensité et sa force. Le public, peu habitué à ces « débor- dements » expressifs, associe cette manière de chanter à des « cris ».

Nous déduisons encore que le belcanto est associé à l’art de prononcer (c’est le timbre qui est mis en valeur). Les chanteurs français et allemands découvrent la force expressive de l’articulation. L’approche du texte par la prononciation favorise le legato, celle par l’articulation doit s’efforcer à garder l’unité de la phrase. Parallèlement, la musique « ancienne » est redécouverte, et avec elle une ornementation dont on a pratiquement perdu la tradition. Cette ornementation est déduite de la scripturalisation des savoirs, la dimension expressive est ainsi « oubliée ».

En France, certains auteurs comme Fugère & Duhamel préconisent un chant par l’articulation des mots, ils s’inspirent encore du système trinitaire pour codifier l’expression, et font un im- portant travail de transposition didactique pour normaliser l’expression, dont ils réduisent considérablement les variantes possibles. Duhamel innove en instituant une « gymnastique pré-vocale ». Les exercices de relaxation par le contrôle de la respiration, inspirés du yoga, apparaissent au moment de la Seconde Guerre mondiale, chez Panzera. L’emploi d’un discours très imagé émerge dans les méthodes de chant, utilisant des métapho- res et autres analogies, par exemple, chez Mansion. Ce langage imagé, nous le percevons comme une réponse à l’usage d’un langage de plus en plus scientifique, que certains chanteurs ont de la peine à comprendre.

L’esthétique du disque habitue le public à écouter une voix sans corps, sans geste. L’action du chanteur dérange l’écoute du public, qui attend une attitude proche de l’immobilité. Dans le souci de fidélité à l’écrit, les traductions sont de moins en moins accep- tées : les chanteurs sont parfois amenés à chanter dans des langues étrangères, qu’ils com- prennent à peine. Dans le contexte récital, le public peut suivre des traductions écrites dans des programmes mais rompt ainsi le contact visuel avec le chanteur.

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