Hommes & migrations Revue française de référence sur les dynamiques migratoires

1319 | 2017 Réfugiés et migrants au Liban

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/hommesmigrations/3950 DOI : 10.4000/hommesmigrations.3950 ISSN : 2262-3353

Éditeur Musée national de l'histoire de l'immigration

Édition imprimée Date de publication : 1 octobre 2017 ISBN : 978-2-919040-39-1 ISSN : 1142-852X

Référence électronique Hommes & migrations, 1319 | 2017, « Réfugiés et migrants au Liban » [En ligne], mis en ligne le 01 octobre 2019, consulté le 10 février 2021. URL : http://journals.openedition.org/hommesmigrations/ 3950 ; DOI : https://doi.org/10.4000/hommesmigrations.3950

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Petit État aux savants (dés)équilibres communautaires, le Liban compte sur son sol une proportion notable d’« étrangers » : près d’un habitant sur quatre, dont la majeure partie est à présent constituée de réfugiés syriens. Ce dossier dresse un état des lieux de la présence des étrangers au Liban à partir d’enquêtes de terrain conduites par une équipe de recherche franco-libanaise. Mêlant articles de fond et documents, ces recherches mettent en lumière la diversité des interactions entre les migrants et la société libanaise, à travers leurs pratiques commerciales, leurs modes d’installation ou encore leur accès aux systèmes de soin et d’éducation libanais.

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SOMMAIRE

Des aventures imbriquées Marie Poinsot

Dossier

« Demeurer un musée de l’histoire de l’immigration et devenir un musée des migrants » Entretien avec Benjamin Stora, président du Conseil d’orientation de l’EPPPD du Palais de la Porte Dorée-Musée national de l’histoire de l’immigration-Aquarium tropical Marie Poinsot

« Lebanon is not my country » Étrangers au Liban : un état des lieux Liliane Kfoury et Nicolas Puig

Pratiques marchandes et négociations identitaires Le commerce ethnique dans les quartiers de Sabra et Dora (Beyrouth) Assaf Dahdah

Réduire l’étrangeté Interactions entre installés arabes et migrants asiatiques sur un marché de Beyrouth Loubna Dimachki et Nicolas Puig

Les enfants de Sabra Hassan El-Abdallah

Migrantes au Liban L’église évangélique comme mode d’intégration sociale Fatiha Kaoues

Quand la parole est donnée aux travailleurs migrants du Liban Shebaik Lebaik de Zeina Daccache Liliane Kfoury

Mutation du rôle de la femme rurale réfugiée en zone urbaine Le cas des femmes chrétiennes irakiennes au Liban Raphaël Paul Koupaly

Campements, abris et squats Des zones floues où vivent les réfugiés syriens au Liban Are John Knudsen

Les habitants syriens des camps du Liban, ou comment consolider le provisoire Jean Claude David et Houda Kassatly

Les services de santé mentale pour les réfugiés syriens Entre politiques de l’humanitaire et politiques du soin Filippo Maria Marranconi et Hala Kerbage Hariri

« Je préfère plutôt parler de survivant plutôt que de patient » Entretien avec Line Abou Zaki, psychologue clinicienne et psychothérapeute à Beyrouth, au centre Restart pour la réhabilitation des victimes de torture et de violence. Hala Abou Zaki

« Enterrer son mort c’est l’honorer » Les réfugiés syriens au Liban à l’épreuve de la mort de leurs proches Houda Kassatly

La scolarisation des enfants syriens au Liban Manuela Casalone

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Santé, éducation, naissances Quelques données de base sur la situation des réfugiés syriens au Liban Houda Kassatly

Des routes migratoires aux rues marchandes Vendeurs de rue syriens à Beyrouth Emmanuelle Durand

Chroniques

Spécial Frontières

Le camp de la Linière détruit Les exilés éloignés du littoral Chloé Tisserand

Italianité

Ciao Italia ! Un siècle d’immigration et de culture italiennes en France 1860-1960 Musée national de l’histoire de l’immigration Céline Régnard

Angelo Donati Christiane Garnero Morena

Les ramoneurs-mécènes lombards Rapport du consul Cerruti (1862) Silvia Ceccomori

L’intégration par l’art Le cinéma L’Étoile à La Courneuve, une affaire de famille Michela Slataper

Quand la passion du cirque se décline en famille : l’Académie Fratellini ou la transmission d’une tradition italienne Entretien avec Annie Fratellini Michela Slataper

Initiatives

Comment redonner la parole aux migrants ? Réflexions à mi-parcours sur la résidence d’écriture de Bernardo Toro au Musée national de l’histoire de l’immigration Bernardo Toro

Les migrations Grand angle sur un patrimoine méconnu en région Centre-Val de Loire Anthony Gauthier

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Sous le pont Spectacle Amre Sawah

Repérages

Territoires de la migration, territoires de la protection Parcours et expériences des mineurs isolés étrangers accueillis en France Sarah Przybyl

Kiosque

« Une question extrêmement délicate » Mustapha Harzoune

Musique

Moh ! Kouyaté François Bensignor

Senthil Paramalingam François Bensignor

Films

Intégration Inch’Allah Film belge, 2016, de Pablo Munoz Gomez Anaïs Vincent

L’Autre côté de l’espoir Film finlandais, 2017, d’Aki Kaurismaki Anaïs Vincent

Littérature

Négar Djavadi, lauréate du prix de la Porte Dorée 2017 Marie Poinsot

Livres

Ewa Tartakowsky, Les Juifs et le Maghreb. Fonctions sociales d’une littérature d’exil Tours, Presses Universitaires François-Rabelais, 2016, 330 p., 18 €. Alexis Nous

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Katrina Kalda, Le pays où les arbres n’ont pas d’ombre Paris, Gallimard, 2016, 352 p., 21 €. Mustapha Harzoune

Maryam Madjidi, Marx et la poupée Paris, Le nouvel Attila, 2016, 225 p., 18 €. Mustapha Harzoune

Shumona Sinha, Apatride Paris, éd. de l’Olivier, 2016, 188 p., 17,50 €. Mustapha Harzoune

Alii, « De l’imaginaire et des pouvoirs » Paris, Apulée n° 2, Zulma, 2017, 448 p., 28 €. Mustapha Harzoune

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Des aventures imbriquées

Marie Poinsot

1 La revue s’apprête à célébrer les dix ans d’ouverture du Musée national de l’histoire de l’immigration avec enthousiasme. Cet anniversaire offre l’occasion d’un examen salutaire sur son positionnement et son identité éditoriale dans l’univers des revues. Fondée par l’Amana en 1965 comme outil de documentation sur l’immigration en France, Hommes & Migrations s’est, au fil du temps, transformée en revue spécialisée sur les migrations internationales, en publiant des centaines d’articles issus de travaux de recherche et de réflexions de terrain. Son aventure a pris un tournant, rejoignant celle du musée, lorsque le titre a été confié à l’Agence pour le développement des relations interculturelles (Adri), choisie par Jacques Toubon pour préfigurer la future Cité nationale de l’histoire de l’immigration. Philippe Dewitte, rédacteur en chef de la revue à l’époque, s’est investi dans l’orientation scientifique de cette mission de préfiguration. Malgré la maladie qui allait l’emporter en mai 2005, il a conçu la première version de l’exposition permanente du Musée national de l’histoire de l’immigration.

2 Depuis l’ouverture du musée en 2007, la revue a accompagné les réflexions d’une institution unique en Europe grâce à la mobilisation des savoirs et des questionnements qu’elle met en forme à partir des réseaux scientifiques de ses auteurs. Comme la boussole frémit à l’approche des pôles magnétiques, la revue a exploré les émergences du champ de la recherche (genre et migrations, discriminations, migrations mondialisées, transnationalisme, gouvernance et Frontières, etc.) et ouvert certains chantiers thématiques pour le musée de demain. À plusieurs reprises, elle a accompagné la préparation des expositions temporaires sous forme d’inventaire des recherches (Diasporas arméniennes, À chacun ses étrangers-France-Allemagne, Vies d’exil, Frontières), mais aussi chroniqué les collections du musée en cours de constitution et participé à des journées d’étude, des séminaires et autres tables rondes en relation avec la programmation du musée. Enfin, la revue a porté la genèse du prix littéraire de la Porte Dorée et publié des critiques sur les romans primés des interviews des lauréats des huit éditions passées. Son rôle dans le musée est aujourd’hui l’objet d’une réflexion collective, au sein d’un service consacré à la production des ressources. L’enjeu est à

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présent de développer les synergies et la transversalité des activités avec les autres pôles de production du musée.

3 Inversement, le musée a soutenu la ligne éditoriale à la fois scientifique et culturelle de la plus ancienne revue sur les migrations en France. Les perspectives des dix prochaines années s’ouvrent sur des pistes tout aussi ambitieuses. La revue a pris en compte les nouveaux modes de diffusion des connaissances en numérisant ses archives. En publiant tous ses articles sur les plateformes scientifiques (Cairn et revues.org), Hommes & Migrations entend s’investir dans le vaste projet du musée de créer une encyclopédie numérique des migrations. Son patrimoine immense permet d’y puiser les ressources documentaires nécessaires à la conception de nouveaux contenus qui soient en résonnance avec l’actualité des migrations. Sa ligne éditoriale, déjà pluridisciplinaire, va s’enrichir d’une réflexion sur le sens des images en regard des contenus explorés. Comme le démontre ce dossier sur les migrants au Liban coordonné par Liliane Kfoury et Nicolas Puig, les images – principalement la photographie – ne sont pas seulement une illustration des articles, mais elles apportent une autre dimension au discours scientifique. Les sciences humaines et sociales les appréhendent désormais comme une source à part entière qui fabrique un certain regard sur les phénomènes migratoires, et qu’il faut décrypter et interpréter en complément des récits, des recensements statistiques ou des observations participantes. Comment la revue pourra-t-elle à l’avenir rendre compte de la place des images dans les démarches heuristiques ? Dans le paysage des revues scientifiques en pleine mutation, Hommes et Migrations va donc poursuivre son évolution éditoriale au sein d’un musée ouvert aux audiences les plus larges possible, dont Benjamin Stora, le président de son comité d’orientation, dresse le bilan d’une décennie relativement mouvementée. Comme toute naissance.

AUTEUR

MARIE POINSOT Rédactrice en chef de la revue.

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Dossier

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« Demeurer un musée de l’histoire de l’immigration et devenir un musée des migrants » Entretien avec Benjamin Stora, président du Conseil d’orientation de l’EPPPD du Palais de la Porte Dorée-Musée national de l’histoire de l’immigration-Aquarium tropical

Marie Poinsot

Hommes & Migrations : Dix ans après son ouverture, pouvez-vous nous rappeler les difficultés et le contexte tendu qui ont accompagné la préfiguration du Musée national de l’histoire de l’immigration et ses premières années ? Benjamin Stora : Il faut tout d’abord rappeler les polémiques qui ont accompagné la création du Musée national de l’histoire de l’immigration. Ce projet est né difficilement parce que son objet, l’histoire de l’immigration, est très sensible. Il y a d’abord eu plusieurs revendications de paternité. Au départ, ce projet repose sur une volonté politique et porte sur la manière d’écrire et de consolider dans la société française un récit historique faisant place à l’immigration au sein de l’histoire nationale. N’oublions pas le bouillonnement de projets, d’idées en faveur de la reconnaissance des mémoires qui a marqué le tournant des années 1990, dix ans après les mouvements dans les banlieues du type Vaulx-en-Velin ou la Marche pour l’égalité et contre le racisme. Ces propositions de lieux de mémoires ou autres se sont cristallisées avec l’accession du Front national au deuxième tour de l’élection présidentielle de 2002. Elles se sont fédérées autour de la mission de préfiguration d’un Centre de ressources et de mémoires dont la présidence a été confiée par Jacques Chirac à Jacques Toubon et qui a abouti à l’ouverture de ce musée. La deuxième difficulté est d’ordre méthodologique : ce projet devait-il être un simple lieu de mémoires ou, au contraire, une entreprise citoyenne ? La réponse concrétisée à l’époque reste toujours valable à mon sens, à savoir que le musée doit être les deux à la fois. Il s’agit de raconter une histoire de l’immigration et d’essayer de la faire vivre dans le présent, à travers tous les combats contre le racisme et pour la citoyenneté. Certains étaient opposés dans l’échiquier politique à cette idée de lieu de

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mémoires : selon eux, la France est une société homogène qui n’a pas besoin de disposer d’un tel lieu de mémoires puisqu’elle ne s’est pas construite sur l’immigration. On oublie trop souvent qu’une fraction politique de la société française a toujours été opposée à ce projet. Lors de la mission de préfiguration du musée, un autre débat a porté sur les limites du périmètre mémoriel. Le projet concernait-il tous ceux qui migrent ou se déplacent ? Devait-il aborder aussi la problématique des frontières, les rapports entre Français et étrangers, le dedans et le dehors ? Au cœur de cette interrogation, bien sûr et surtout, il y avait la place de l’Algérie, dans sa relation avec l’histoire de France. Comment aborder l’histoire des Européens d’Algérie qui étaient à la fois citoyens français mais aussi des réfugiés dans l’ancienne métropole ? Fallait-il accorder une place particulière aux migrations post-coloniales dans l’histoire de l’immigration en France ? La question du périmètre se posait de même pour les Antillais et tous les ressortissants des territoires d’Outre-mer. Lors de la mission de préfiguration, le débat s’est également emporté sur le choix du lieu lui-même, le Palais de la Porte Dorée, ce palais Art déco unique à Paris mais aussi le bâtiment phare de l’exposition coloniale internationale de 1931. Pourquoi situer un lieu de mémoires de l’immigration dans un bâtiment marqué par l’histoire coloniale française ? Ma position sur ce sujet était qu’il ne fallait pas éluder l’histoire coloniale mais, au contraire, l’assumer comme une partie intégrante et structurante de l’histoire de l’immigration. En même temps, cette histoire complexe des relations entre colonisation et immigration se poursuit à travers l’histoire migratoire de manière plus globale. Enfin, un autre débat très vif portait sur le soutien du ministère de l’Identité nationale qui était à l’époque le principal ministère de tutelle du projet et contre lequel se sont opposés certains historiens qui ont refusé d’apporter leur caution et leur légitimité scientifique à une entreprise qui semblait vouloir valoriser « l’identité nationale ». Voilà pourquoi il était si difficile de trouver un consensus sur la nature du lieu, sur les problématiques, sur les périmètres d’exploration méthodologique, sur le bâtiment lui-même, et sur le rapport à l’État. Ces raisons font que ce projet a été un musée à part, « devenant » difficile, d’autant plus qu’il n’a pas été inauguré par le président de la République en octobre 2007 ; ce qui a contribué à le marginaliser à la périphérie des entreprises muséales françaises.

HetM : L’inauguration du musée par le président François Hollande en décembre 2014 que vous avez activement sollicitée dès votre arrivée, la constitution des collections permanentes et la qualité de sa programmation, notamment en termes d’expositions temporaires, ont-ils accru sa légitimité auprès des pouvoirs publics ? Comment le musée a- t-il acquis une reconnaissance auprès de l’État et des publics ? Quel chemin reste-t-il encore à faire selon vous ? Benjamin Stora : Force est de constater que ce projet a très largement progressé dans ces domaines depuis 10 ans. À mon arrivée en 2014 comme président du Comité d’orientation, mes trois préoccupations étaient de convaincre le président de la République de la nécessité d’une inauguration officielle – qui fut réalisée par François Hollande en décembre 2014 –, d’obtenir des rallonges budgétaires pour l’entretien du bâtiment – le budget du musée a été augmenté de 4 millions d’euros – de développer les activités dans toutes les disciplines artistiques et culturelles et les débats citoyens.

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Aujourd’hui, le musée a acquis une visibilité dans les médias. Les expositions sont largement couvertes par la presse ; ce qui n’était pas le cas auparavant. Des thèses sur l’histoire de l’immigration et des films sont en préparation en partenariat avec le musée. Le travail de mise en œuvre muséale doit être poursuivi. Une des difficultés tient au fait que les immigrés eux-mêmes, qui sont les acteurs de cette histoire, ne souhaitent pas forcément qu’on la leur rappelle. Ils ont plutôt envie d’effacer les traces de leur arrivée et de leur installation en France. Mais c’est le propre de toutes les migrations. Or ce musée entend montrer ce que les populations concernées ou la société d’accueil veulent parfois effacer. Cela s’avère nécessaire pour fabriquer l’histoire de France en intégrant cette composante étrangère et en activant la transmission mémorielle d’une génération à l’autre, des populations immigrées vers le reste de la société française. Par ailleurs, l’installation du musée qui fut longue et le retard pris en termes de reconnaissance et de visibilité dans l’espace public s’inscrivent dans un contexte où l’extrême droite française, qui rejette totalement toute l’histoire liée à l’immigration, est montée en puissance. Dans le fond, ce musée est confronté à une course de vitesse implacable pour contrer cette idéologie nationaliste. C’est pourquoi un musée qui porte sur cette histoire particulière que l’on veut enfouir est devenu aujourd’hui une nécessité absolue.

HetM : Le Musée national de l’histoire de l’immigration a pour mission de contribuer à la diffusion des savoirs sur l’immigration dans la société française. Comment percevez-vous l’évolution des travaux sur la question migratoire ? Le domaine des études migratoires est-il en train de se fondre dans l’ensemble des sciences humaines et sociales ? Benjamin Stora : Le dynamisme de ce musée repose effectivement sur l’intérêt et l’implication des nouvelles générations d’intellectuels et de chercheurs sur les questions coloniales et migratoires. Nous avons récemment analysé le développement des recherches sur ces deux grands thèmes dans le rapport remis aux ministères de la Culture et de la Recherche en mars 2017, intitulé : « La recherche sur les migrations et l’immigration. Un état des lieux ». Cette génération de chercheurs montre un intérêt très fort pour la façon dont la société française s’est fabriquée à partir des migrations d’hier et d’aujourd’hui. Ainsi, il s’agit de dépasser le discours sur l’homogénéité nationale, jacobine, républicaine et de solliciter d’autres récits et de diffuser d’autres savoirs pour mieux comprendre de tels processus de construction de la société. Face aux débats actuels, parfois violents et caricaturaux sur les migrations, sur la citoyenneté, sur le modèle de société, le musée joue son rôle de sélection et de diffusion des connaissances. Il n’offre pas seulement une plongée dans un passé rassurant mais il permet de comprendre les troubles de la société d’aujourd’hui. Il s’agit pour ce musée d’être un véritable passeur de savoirs. Ce faisant, le musée doit prendre en compte la révolution numérique dans la circulation des idées, identifier les nouveaux acteurs sur les territoires, et les nouveaux médias qui sont adaptés et utilisés par les publics, les jeunes notamment, pour servir de relais du musée dans les régions et les villes. Le musée doit être capable d’évoluer et de modifier de manière considérable sa façon d’écrire, de penser et de diffuser l’histoire de l’immigration.

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Le drame des migrants en Méditerranée vient chaque jour nous rappeler que la question migratoire s’est élargie à l’Europe et à l’échelle mondiale. Il ne s’agit plus de l’immigration classique, de recrutement économique ou de regroupement familial que la France a connu dans les années 1980. Aujourd’hui, ce qu’on appelle la « question » des migrants s’est renouvelée et elle interroge les catégories des migrations qui ont été forgées par le passé. L’accélération et la mondialisation des flux migratoires provoquent un basculement des cadres de pensée établis sur les migrations et les modèles d’exil qui se déploient dans une situation d’urgence obligent les États comme les musées à concevoir différemment ces problématiques migratoires. Peut-être s’agit-il à présent d’élargir notre périmètre muséal en posant une nouvelle hypothèse : comment demeurer un musée de l’histoire de l’immigration et devenir un musée des migrants dans leur singularité et leur diversité ? À la rentrée, la programmation culturelle intitulée Welcome sera ainsi consacrée aux situations des réfugiés et, à l’avenir, le musée souhaite pouvoir la renouveler chaque année en y intégrant les thématiques d’actualité.

AUTEUR

MARIE POINSOT Rédactrice en chef de la revue.

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« Lebanon is not my country » Étrangers au Liban : un état des lieux

Liliane Kfoury et Nicolas Puig

1 Enamoul, originaire du Bangladesh, commentait par cette phrase définitive (prononcée en anglais) le jugement positif émis à son égard par son voisin palestinien, Ab Ahmad, sur le marché de Sabra à Beyrouth où tous deux vendent leurs produits. Ce dernier considérait, en effet, que le jeune bangladais ne « créait pas de problèmes » et Enamoul avait alors beau jeu d’insister sur la nécessaire retenue que lui imposait son statut d’étranger. En vérité, le Liban n’est pas vraiment le pays d’Ab Ahmad non plus. Car, après plus de soixante ans de présence au Liban, les réfugiés palestiniens sont toujours considérés comme des étrangers dans ce pays. Néanmoins, en vertu de son ancienneté sur le marché et de l’histoire de ce quartier de la ville attenant au camp de réfugiés palestinien de Chatila, Ab Ahmad a de bonnes raisons de s’y considérer comme plus légitime que Enamoul ou que le réfugié syrien accompagné de sa famille qui loue un appartement voisin dans le camp. Cette petite scène captée un dimanche matin sur ce marché important de Beyrouth attire notre attention sur la relativité de la question de l’étrangeté au Liban, en lien avec les positions et statuts de chacun, et sur la nécessité de s’enquérir des multiples rapports d’altérité qui en reconfigurent en permanence les différents espaces sociaux.

2 Le Liban, petit État aux savants (dés)équilibres communautaires1, compte sur son sol une proportion notable d’« étrangers » : près d’un un habitant sur quatre dont la majeure partie est à présent constituée de réfugiés syriens. En bordure et à la fois au cœur d’un Proche-Orient particulièrement instable, le Liban offre de la sorte un paysage humain complexe qui résulte des polarisations communautaires, de la tendance diasporique des ressortissants libanais, d’un côté, et de l’afflux de réfugiés et de migrants, de l’autre. Cet afflux a pour origine la double insertion du pays : dans son environnement régional et dans un système migratoire international.

3 Les mobilités régionales dues à l’instabilité politique et aux circulations transfrontalières sont structurelles. Pour s’en tenir à l’histoire contemporaine, on note dès 1948 l’exil de 700 à 800 000 Palestiniens dont 100 000 s’implantent durablement au Liban en 19482. Le nombre de Palestiniens au Liban est à présent estimé entre 250 et 270 000 âmes3. On compte, par ailleurs, près de 50 000 réfugiés irakiens, principalement

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des membres de minorités religieuses qui transitent ou s’installent durablement au Liban depuis leur exil provoqué par les événements en Irak depuis la chute de (voir l’article de Raphaël Koupaly dans ce numéro).

4 La crise syrienne actuelle est d’une ampleur sans précédent. Elle a conduit au déplacement vers le Liban de centaines de milliers de personnes (le HCR avait ainsi enregistré en 2017 plus d’un million de Syriens)4. La majorité des réfugiés enregistrés est concentrée au nord et à l’est du pays, dans la vallée de la Bekaa. Mais nombre d’entre eux se sont installés à Beyrouth, dans la région du Mont Liban, dans des villes côtières du Sud comme Saida et Tyr.

5 Ces données ne rendent cependant pas justice des très nombreuses circulations qui constituent « un élément fondamental de la migration de refuge au Liban (…) et ne sont ne sont pas à sens unique5 ». Elles interviennent donc entre le Liban et la Syrie, jusqu’à l’application de nouvelles mesures de régulation des entrées et du séjour des Syriens au Liban en 2014 qui restreignent fortement les passages entre les deux pays. De plus, avant même la guerre en Syrie, 300 à 400 000 travailleurs syriens étaient présents de façon régulière au Liban, ce qui entrainait de nombreux déplacements. Les circulations concernent également la poursuite des parcours migratoires depuis le Liban en direction de pays européens.

6 Ainsi, depuis l’exode palestinien de 1948, l’instabilité géopolitique de la région a provoqué d’intenses circulations régionales et des mobilités de diverses formes entre légalité, irrégularités, installations provisoires ou de plus longue durée, recomposant continuellement l’espace, les sociabilités et les animosités, tout en perturbant l’équilibre économique fragile du pays. Par ailleurs, une migration de travail s’est progressivement instaurée avant même la fin de la guerre civile (1975-1990). Elle conduit de nombreux ressortissants de pays africains et asiatiques, des femmes en très grande majorité, à s’implanter pour des durées variables dans ce pays. Ils seraient à présent plus de 300 000 et, malgré un environnement juridique et social particulièrement défavorable, ils s’insèrent dans les villes libanaises, Beyrouth en premier lieu6. Depuis quelques années, des situations de cosmopolitisme ordinaire et de co-présence plus ou moins problématiques se développent dans divers espaces de la ville de plus en plus marqués par la présence d’étrangers non arabes qui y disséminent leurs marqueurs ethniques (apparences, produits, langues). Certains de ces espaces sont devenus des lieux de centralités migrantes.

7 Nous proposons dans ce numéro de dresser un état des lieux de la présence des étrangers au Liban à partir d’enquêtes de terrains conduites par une équipe franco- libanaise réunie dans le cadre d’un programme de recherche CEDRE financé par le gouvernement libanais et le ministère français des affaires étrangères (PHC)7. Le lecteur trouvera des articles de fond et une série de documents sous la forme de témoignages, de récits, de corpus photographique ou encore d’entretiens. Ces documents décrivent les modes d’installation dans le provisoire dans les campements syriens, apportent des synthèses sur l’éducation, la santé ou les naissances au sein des réfugiés syriens, retracent une expérience théâtrale conduite par des migrantes. Ils comprennent un bref récit écrit par un vendeur syrien du marché de Sabra à Beyrouth portant sur les enfants du quartier et une interview d’une psychologue libanaise qui reçoit des patients syriens.

8 Les huit articles du numéro proposent quant à eux des développements sur différentes configurations de la présence de migrants et réfugiés au Liban. La focale se porte, tout

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d’abord, sur les migrants non arabes à Beyrouth à travers trois études qui ont en commun de s’intéresser à la façon dont les individus de ces groupes minoritaires prennent place dans la ville, s’ajustent aux contraintes de la vie sous statut précaire et entrent en interaction avec des installés libanais, mais aussi palestiniens ou syriens, dans des marges urbaines internationalisées.

9 Assaf Dahdah insiste sur le dispositif commercial ethnique qui se déploie dans deux lieux de centralités migrantes à Beyrouth. Le quartier de Dora tout d’abord connaît deux décennies de transformation de l’économie ethnique pour aboutir à la production d’une centralité commerciale africaine et asiatique résultant de différentes formes d’association avec des commerçants libanais. Ce sont uniquement des commerçants bangladais qui ont pris pied sur le marché de Sabra et parviennent à s’y maintenir malgré une position particulièrement vulnérable, profitant notamment de leur extériorité aux conflits locaux qui leur permet de ne pas apparaître comme une source de danger. Sous la coupe des placeurs du marché et la menace des descentes de la police libanaise, ils déploient leurs activités dans un contexte de forte contrainte et dans le cadre inégalitaire de la migration contractualisée.

10 C’est dans ce cadre instable investi par les Bangladais depuis 2011 que Loubna Dimachki et Nicolas Puig ont enquêté sur les échanges entre ces migrants et les installés arabes (Palestiniens, Libanais et Syriens établis de longue date), en s’appuyant sur des relevés d’interaction constitués par des bribes de conversation captées par vidéo et/ou enregistrements sonores. Ils identifient différentes figures de la rencontre qui questionnent l’asymétrie structurelle déterminée par les statuts et l’ancienneté qui séparent les installés arabes, présents depuis longtemps, des nouveaux arrivants, outsiders, bangladais. L’asymétrie des positions est confirmée, mais aussi suspendue et parfois inversée dans le cours des interactions. On constate ainsi dans la trame des relations ordinaires une circulation des catégories entre le local et l’étranger qui produit une réduction de l’étrangeté par l’inversion des positions. Ces échanges se font autour de discussions sur les produits commercialisés par les migrants. Ce caractère processuel de la relation et de l’identité performée dans l’action nuance l’inégalité des positions qui séparent les installés des outsiders migrants et elle infléchit la hiérarchie des relations, voire l’inverse, le temps d’un échange. Il reste à savoir si la multiplication et la répétition dans le temps de ces interactions sont susceptibles d’entraîner des effets structurants sur les représentations et les conduites vis-à-vis des migrants.

11 Fatiha Kaoues explore une autre dimension de la vie des migrants au Liban en s’intéressant aux pratiques religieuses des domestiques qui constituent 90 % du total des migrants non arabes dans le pays. Elle a suivi l’itinéraire de plusieurs femmes qui se sont converties au pentecôtisme évangélique. Elles trouvent au sein des églises évangéliques une forme de réaffiliation sociale et existentielle qui, sans bouleverser leur quotidien, leur permet de reprendre un peu de souveraineté sur leur vie au sein d’une communauté formée de femmes migrantes de différentes nationalités : « Jésus est la nationalité la plus précieuse », affirme un pasteur de Beyrouth qui revendique plusieurs milliers de converties. De la sorte, « la conversion autorise un processus de réajustement en forme d’accommodement raisonnable qui affecte l’existence de façon discrète mais décisive ». Elle constitue également un lieu d’égalité – toutes et tous sont des enfants de Dieu – et d’entre-soi qui peut revêtir une dimension de résistance à l’ordre social auquel les migrantes sont soumises.

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12 Les cinq articles suivants traitent de la situation des réfugiés arabes au Liban : les Irakiens et Syriens dont les pays connaissent guerre et instabilité chronique. En Irak, le pic de l’exode des minorités religieuses est lié à la progression du groupe « État islamique » (Daesh) et il culmine en 2014 après la chute de la plaine de Ninive8. Raphaël Koupaly indique que 70 % des chrétiens d’Irak ont quitté leur pays depuis la guerre de 2003. À partir d’une enquête conduite en 2016 au sein de familles chrétiennes rurales, il observe les recompositions dans les hiérarchies domestiques que provoque l’exil. À Beyrouth, en effet, les femmes prennent en charge la survie de la famille en travaillant à l’extérieur : « Auparavant limitées au foyer et sans éducation avancée, elles ont commencé à travailler dans des magasins, des ateliers de confection et des usines dans les régions commerciales et industrielles de la Banlieue Nord-Est de Beyrouth. » Cette émancipation n’est pas sans provoquer des effets sur les relations familiales et l’organisation domestique qui présidait à la vie commune dans les campagnes irakiennes.

13 Depuis mars 2011 et jusqu’à aujourd’hui, la dégradation sécuritaire et les violents combats et les répressions en Syrie ont provoqué des vagues de déplacements et de circulations massives vers les pays voisins, notamment au Liban. Les difficultés rencontrées par ces réfugiés vont de l’installation pour assurer un gîte, à la recherche de ressources pour les besoins quotidiens, l’éducation et la scolarisation des enfants, aux différentes questions de santé – assurer les consultations, les traitements et les soins médicaux –, tandis qu’offrir une sépulture pour les proches décédés en exil devient une tâche de plus en plus ardue. Le Liban ne pouvant assumer seul la gestion du grand nombre de déplacés, le HCR a pris en charge l’aide aux réfugiés dont il assure l’enregistrement tandis que différentes structures d’entraide de la société civile représentées par des ONG locales et internationales sont particulièrement actives.

14 Le logement constitue le premier défi pour les réfugiés syriens au Liban. Prenant appui sur la notion d’habiter chez Martin Heidegger, Are Knudsen décrit l’architecture des déplacements des réfugiés échoués dans des lieux impropres à la vie humaine dans lesquels ils doivent néanmoins s’abriter pour des temporalités incertaines. De l’habitat précaire dans le campement illégal du front de mer de Jall al-Bahar à Tyr, à l’abri d’urgence auto-organisé dans le complexe de l’Imam Ouzai à l’entrée Nord de la ville de Saida, aux installations dans l’ancien hôpital Gaza à Sabra dans la banlieue sud de Beyrouth transformé en squat surpeuplé, Knudsen analyse différentes installations précaires et temporaires où les réfugiés syriens se trouvent contraints de demeurer pour une période indéterminée. Ils circonscrivent au maximum leur mobilité pour éviter la stigmatisation sociale et ne pas courir le risque d’une arrestation à cause d’une absence de papier ou d’un permis de séjour non valide. Ces espaces « hétérotopiques » sont systématiquement situés dans les périphéries urbaines (Tyr, Saïda et Beyrouth), à la marge des marges, et forment des abris d’urgence où résident les personnes les plus défavorisées mais où elles ne peuvent cependant réellement demeurer9.

15 La précarité de l’habiter se double d’une extrême difficulté à trouver des espaces pour enterrer les défunts. Les réfugiés syriens au Liban sont, en effet, confrontés à une situation inextricable à l’égard de leurs morts. Houda Kassatly aborde ainsi la question du décès en exil, les épreuves et les difficultés de l’inhumation. Son article présente les procédures à suivre pour l’enregistrement d’un décès ainsi que les étapes à franchir pour procéder à l’inhumation dont la plus importante et la plus difficile est de trouver des lieux de sépulture. Le manque de place, l’exiguïté des cimetières et une hostilité grandissante de la population locale en sont la cause. Sans oublier le coût qui peut être

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exorbitant pour la majorité de ces familles de réfugiés. Si, au début de leur arrivée dans le pays, les Syriens ont bénéficié de certaines initiatives de Libanais leur offrant jusqu’à l’hospitalité de leurs tombes familiales, la situation a évolué avec l’afflux des réfugiés. Ces derniers sont donc contraints de parer au plus pressé, avec des moyens rudimentaires afin de respecter leurs traditions mortuaires. Dans cet article particulièrement impressionnant, Hoda Kassatly décrit ainsi les solutions du désespoir trouvées par les réfugiés pour offrir des sépultures à leurs morts et s’arrête sur les conséquences émotionnelles de rituels tronqués, absents ou effacés.

16 Filippo Marranconi et Hala Kerbaj présentent le résultat d’une étude faite auprès de thérapeutes et de patients sur l’attitude des soignants à l’égard des réfugiés syriens. Les auteurs décrivent des soins prenant place dans une tension entre répression et compassion qui prolongent finalement le régime humanitaire auquel sont soumis les réfugiés. En effet, les soins eux-mêmes, parce qu’ils procèdent d’une logique universalisante opposée au particularisme culturel prêtés aux réfugiés, aboutissent à dé-historiciser ces derniers et à les priver de leur propre savoir sur eux-mêmes et leur histoire. La relation de soin peut ainsi aboutir à « essentialiser les caractéristiques attribuées au réfugié et à insérer celui-ci dans une dimension naturelle intemporelle ». Une question traverse l’ensemble du texte : qu’est-ce que « soigner » veut dire dans ces situations ? La réponse est nécessairement complexe et ne peut se réduire à celle donnée par les professionnels, psychologues et psychiatres qui consiste à renforcer la capacité d’adaptation à des conditions de vie difficiles des réfugiés. En effet, concluent les auteurs en citant le travail de Simona Taliani et Francesco Vacchiano, l’acte thérapeutique risque de doubler l’exclusion politique entraînée par le régime humanitaire avec une déligitimation de l’expérience des patients qui interdit de « penser leurs souffrances et leurs doutes comme un reflet d’une histoire incorporée ».

17 Partant d’enquêtes ethnographiques réalisées en 2015, Emmanuelle Durand fait le pari d’une « alliance des études urbaines et migratoires » pour approcher l’ordinaire des vendeurs de rue syriens à Beyrouth. « Pris entre un impératif financier et des risques liés à sa vulnérabilité », le commerçant de rue syrien alterne des stratégies de présentation de soi et des pratiques d’évitement. Dans ces coulisses de la ville où évoluent ces habitants les moins légitimes prennent pourtant place des socialités entre les établis, commerçants libanais, et les commerçants ambulants, entre lesquels se nouent avec le temps des formes de solidarité. Depuis cette marge étroitement articulée à la société citadine beyrouthine comme aux espaces les plus centraux, une urbanité se déploie à partir des côtoiements urbains producteurs d’altérité et de reconnaissance et « vecteurs de transformation de la ville », non pas tant par l’aménagement que par le « ménagement » : des formes d’investissements légères et sensibles des territoires urbains.

18 Les éditeurs du numéro forment le souhait que ces différents textes et documents offrent un éclairage sur la situation des migrants, des réfugiés, soit des étrangers les plus précaires, car le pays accueille également de nombreux étrangers occidentaux, souvent jeunes. Il y a, en effet, une certaine urgence à documenter les formes les plus diverses de la présence des étrangers au Liban, pour prendre conscience de l’inégalité des efforts consentis par les différentes nations au Proche-Orient et en Europe face à l’afflux des réfugiés de la guerre en Syrie.

19 Concernant le Liban, il reste à s’interroger sur les effets à courts et longs termes de la présence d’étrangers, voisins et plus lointains, qui questionnent le complexe

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agencement libanais de la coexistence nationale et troublent les formules de la coprésence dans les lieux de côtoiements urbains.

NOTES

1. Élisabeth Longuenesse constate que la « crise des réfugiés » souligne et renforce à la fois la « crise de la formule libanaise ». Elle indique que « (…) l’accord de Taef de 1989 aurait dû ouvrir la voie à la suppression du système confessionnel, il a débouché sur une paralysie des institutions et un blocage politique total au nom du consensus entre les communautés, renforçant dramatiquement le clientélisme et la corruption ». Voir Elisabeth Longuenesse, « La société libanaise à l’épreuve », in Confluences Méditerranée, vol. 1 n° 92, 2015, p. 9. 2. Jihane Sfeir, L’Exil palestinien au Liban. Le temps des origines (1947-1952), Paris-Beyrouth, Paris, Karthala-IFPO, 2008. 3. Jad Chaaban, Hala Ghattas, Rima Habib, Sari Hanafi, Nadine Sahyun, Nisreen Salti, Karin Seyfert, Nadia Naamani, Socio-Economic Survey of Palestinian Refugees in Lebanon, AUB-UNRWA, 2011 (disponible sur https://www.unrwa.org/) 4. Url : http://data.unhcr.org/syrianrefugees/country.php?id=122 5. Lama Kabbanji, « Migration forcée et politiques migratoires. Le cas des réfugiés de Syrie au Liban », in Cris Beauchemin, Mathieu Ichou (dir.), Au-delà de la « crise des migrants » : décentrer le regard, Paris, Karthala, 2016, p. 102. 6. Mohamed Kamel Doraï, Nicolas Puig (dir.), L’urbanité des marges. Migrants et réfugiés dans les villes du Proche-Orient, Paris, Téraèdre, 2012. 7. « Migrants et réfugiés au Liban : horizons de vie et frontières sociales (2016-2017) » , coordinateurs Liliane Kfoury chercheure à l’Unité de recherche interdisciplinaire sur la mémoire (CEMAM, université Saint Joseph) et Nicolas Puig, chercheur à l’IRD, URMIS (IRD, CNRS, universités Paris Diderot et Nice Sophia Antipolis). 8. Plaine qui se situe dans la province de Ninive en Irak au nord-est de Mossoul, également connue comme plaine de Mossoul (syriaque : Dasta d'Ninwe ; arabe : sahl naynawa), formée de trois districts : Tel Kepe, Al-Hamdaniya, et Ain Sifni. Elle compte des villages chrétiens, yézidis, kurdes et arabes. 9. Sur les pratiques d’aménagement de l’habiter précaire, voir dans ce numéro le carnet photographique de Jean-Claude David et Houda Kassatly sur les « modes d’installation dans le provisoire » des populations syriennes encampées dans la Bekaa.

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AUTEURS

LILIANE KFOURY Historienne, Unité de recherche interdisciplinaire sur la mémoire, Centre d'études du monde arabe moderne (CEMAM), université Saint-Joseph (Beyrouth.

NICOLAS PUIG Anthropologue à l’IRD, unité de recherche Migrations et Société (URMIS), universités Paris Diderot, Nice Sophie Antipolis, IRD et CNRS.

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Pratiques marchandes et négociations identitaires Le commerce ethnique dans les quartiers de Sabra et Dora (Beyrouth)

Assaf Dahdah

1 À l’image des pays du Golfe, le Liban s’inscrit depuis les années 1970 dans le cadre de migrations dites Sud-Sud et dans un processus de « désarabisation1 » d’une partie de la main-d’œuvre étrangère. Ainsi, dans les années 2010, on estime les travailleurs non arabes à environ 300 000 personnes, originaires principalement d’Éthiopie, du monde indien – Bangladesh, Sri Lanka, Népal et Inde – et des Philippines, majoritairement des femmes employées comme domestique à demeure. Cette migration est organisée selon un système d’encadrement contractuel de la mobilité et du travail dénommé : « kafala ».

2 La kafala2 a pour objectif de maintenir les travailleurs recrutés dans une précarité statutaire et une immobilité sociale3. Cela se traduit notamment par un cantonnement dans les secteurs les plus disqualifiés du marché du travail synonyme de faible rémunération voire d’exploitation, par un contrôle physique des migrants, en particulier des domestiques, et par une stigmatisation des personnes « altérisées ». S’il existe des formes de résistance4 au racisme et aux abus engendrés par la kafala, on peut également porter le regard sur la vie citadine des migrants qui tentent au quotidien de contourner ce régime de contraintes et d’assignation. En l’occurrence, il s’agit de s’intéresser spécifiquement au commerce ethnique à partir des parcours individuels, des rapports collectifs et des enjeux inhérents à l’informalité qui caractérise les secteurs dans lesquels le dispositif marchand se déploie. Pour cela, les quartiers de Dora et de Sabra5, respectivement situés à la périphérie orientale et méridionale de Beyrouth, vont être analysés6. Mais, avant d’aller plus loin et sans faire une exégèse de la littérature à ce sujet, il convient de revenir brièvement sur l’expression « commerce ethnique » et d’en préciser le sens au regard du contexte beyrouthin.

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Le dispositif commercial ethnique à Beyrouth

3 Évoquer l’ethnicité dans les transactions commerciales signifie l’implication de négociations identitaires toujours présentes dans les relations sociales7. Emmanuel Ma Mung8 suggère de rajouter le terme de « dispositif », privilégiant une entrée par les acteurs, induisant une lecture davantage dynamique qui prend en compte la pluralité des relations en jeu, des statuts et des capitaux. Cette approche permet d’éviter l’écueil d’une compréhension réductrice des rapports commerciaux, et les replace dans une réalité marchande pluriethnique, multidimensionnelle et dépendant d’enjeux locaux. Ainsi, le dispositif commercial ethnique beyrouthin n’est pas homogène selon les lieux considérés, leur histoire, les acteurs et les modalités de transactions qui s’y opèrent. Tout observateur ne peut alors qu’en envisager une acception ouverte sans en négliger les particularités. Dans un contexte local donné, nous le définissons comme une activité commerciale, unique ou en complément d’une autre activité, développée par des entrepreneurs autochtones et/ou étrangers, qui vise une ou plusieurs populations étrangères9.

4 Dans le contexte beyrouthin, il convient, enfin, de préciser que le fonctionnement des dispositifs commerciaux ethniques, que ce soit à Dora ou à Sabra, n’est pas régi par le confessionnalisme politique qui (dé)structure la société libanaise. Certes, il existe une hiérarchisation entre anciens et nouveaux établis, entre groupes nationaux, entre hommes et femmes, mais les activités marchandes dans les deux quartiers qui nous intéressent ici ne sont pas le lieu d’une reproduction des clivages socio-politiques habituels. Le contexte commercial tend plutôt à les transcender au profit des intérêts mercantiles des protagonistes libanais, palestiniens, indiens, bangladais, éthiopiens et philippins engagés dans ces dispositifs locaux et/ou qui tiennent les places.

5 Il existe aujourd’hui un grand nombre de commerces répartis dans différents secteurs de l’agglomération beyrouthine qui constituent le dispositif commercial ethnique. L’objectif est de s’en saisir à partir de lieux qui ont la particularité de concentrer un grand nombre de ces enseignes destinées à une clientèle asiatique et/ou africaine. Il ne s’agit pas d’une comparaison entre Dora et Sabra, mais d’une mise en miroir pour exposer l’hétérogénéité au sein de ce dispositif à la lumière des différents enjeux qui l’animent selon les contextes locaux.

Dora, une centralité commerçante et migratoire

6 Suite au génocide de 1915, des milliers d’Arméniens fuient les autorités ottomanes pour se réfugier dans les territoires contrôlés par les troupes françaises et anglaises. Au Liban, avec l’accord de l’administration mandataire et sous la protection de la Société des Nations, cela aboutit à la construction de camps à proximité de Beyrouth et à la naturalisation des réfugiés après le traité de Lausanne (1923). Les camps vont progressivement s’urbaniser pour devenir des quartiers où peut se déployer une tradition marchande et artisanale, vecteur d’insertion pour les exilés10. Bourj Hammoud et le quartier de Dora constituent alors des centralités économique et communautaire pour la population arménienne qui, par la suite, les quitte progressivement pour s’installer à Beyrouth intramuros et dans la périphérie plus lointaine où l’offre immobilière s’avère plus moderne.

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7 Mais, en raison des combats à Beyrouth à partir de 1975, Dora devient une centralité économique de substitution où se regroupent les établissements financiers et commerciaux qui ont fui les quartiers centraux11. De plus, une partie de la population arménienne déplacée y trouve refuge. Mais ce dynamisme est éphémère, puisque la cessation des hostilités autorise les établissements bancaires à retourner vers les quartiers centraux et aux habitants qui en ont les moyens de déménager de nouveau. Dora va alors connaître une période de déclin qui se traduit par la vacance de locaux commerciaux et de logements généralement petits et dégradés. Les propriétaires en recherche d’une rente sont alors contraints de baisser les loyers dans un quartier pourtant bien situé par rapport aux centralités beyrouthines et bien desservi par les transports collectifs. L’accessibilité et le faible niveau des loyers vont alors constituer les « structures d’opportunité12 » à l’origine de l’installation des migrants et du développement du commerce ethnique dans un quartier où la tradition marchande est solidement ancrée.

Sabra, l’internationalisation d’une marginalité urbaine

8 Il est impossible de saisir les dynamiques marchandes qui caractérisent aujourd’hui ce quartier sans mettre en perspective son histoire intimement liée à celle du camp Chatila situé à proximité, celle des Palestiniens et de leur marginalisation, et sans tenir compte de la précarité qui affectent l’ensemble des habitants. Pour autant, Sabra est également un lieu qui présente une situation cosmopolite, animée par des transactions marchandes et sociales d’une grande intensité, où s’est « greffé13 » un système commercial bangladais.

9 Avant les guerres libanaises, le quartier Sabra, à la périphérie de la ville, était une pinède, abritait des abattoirs et a vu se développer le camp Chatila. Rapidement saturé et malgré l’interdiction faite par les autorités libanaises de construire dans le périmètre alloué, le camp palestinien se transforme et constitue un noyau d’urbanisation autour duquel vont être construits des logements et se développer des activités – commerces, hôpital, écoles. À l’instar de ce qui a été présenté pour Dora, les combats à Beyrouth entre 1975 et 1976 vont entraîner un déplacement des populations et des activités marchandes vers les quartiers périphériques. C’est dans ce contexte que le marché de Sabra voit le jour.

10 Il est difficile de retracer avec précision les événements qui vont conduire à l’avènement du dispositif commercial bangladais à Sabra. Toutefois, à travers les entretiens et les maigres statistiques disponibles il est possible de relever trois points susceptibles d’en expliquer l’origine : tout d’abord, le rôle pionnier d’un migrant qui a démarré son activité dès 2003 ; ensuite, la croissance subite et rapide de la migration bangladaise vers le Liban à la fin des années 2000 a pu provoquer une augmentation de la demande de produits du monde indien, une aubaine pour des migrants qui tentent alors une mobilité sociale par le biais du commerce ; enfin, et malgré les tensions, Sabra reste un lieu ouvert, de coprésence et de transactions, où l’arrivée d’une nouvelle population, de nouveaux marchands, peut également signifier un gain d’argent pour ceux qui tiennent les places.

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Deux décennies de transformation de l’économie ethnique

11 Pendant les guerres libanaises (1975-1990), le pays ne s’est jamais coupé des circulations et des échanges internationaux. Outre les trafics liés à la guerre, les migrations n’ont pas cessé : déplacements et exil des populations fuyant les combats certes, mais également immigration en provenance de Syrie, d’Égypte, du Soudan et du monde indien. Ainsi, on évoque la présence de travailleurs indiens et de domestiques originaires du Sri Lanka et des Seychelles dès la fin des années 197014. Cependant, cette migration est freinée par le conflit et ne connaît son essor qu’à partir du début des années 199015.

12 À l’aune des entretiens réalisés à Beyrouth, il semble que le développement du dispositif commercial ethnique a commencé par un double « commerce à la valise16 » : d’un côté, les migrants se procurent des marchandises à leur retour dans leur pays d’origine et diligentent des personnes de leur entourage en circulation pour s’approvisionner régulièrement ; de l’autre, stockant leurs produits dans des valises, ils vont démarrer leur activité marchande en s’installant sur les trottoirs de Dora ou en circulant dans différents quartiers de la ville. Mais ce type de commerce va progressivement disparaître, remplacé par un système plus stable et plus sophistiqué, avec la participation de commerçants libanais.

13 À la fin des années 1990, Dora ne compte qu’un seul commerce indien, Pamma Indian Market, dont le gérant était initialement un ouvrier profitant de son jour de congé hebdomadaire pour vendre sur les trottoirs. Des commerçants libanais comme Atallah Est. vont à leur tour importer et proposer des produits du monde indien. Ces deux établissements, situés sur l’artère centrale « avenue Arménie », constituent ainsi des pionniers d’un dispositif qui s’est depuis enrichi.

14 Actuellement, une dizaine d’enseignes ont pignon sur rue tandis que les autres sont situées dans les ruelles secondaires ou dans les quartiers adjacents. Parmi elles, on constate la diversification de la clientèle visée – éthiopienne, philippine, bangladaise, soudanaise –, et des activités et des services proposés : vente de produits alimentaires et agroalimentaires, salons de coiffure, restauration, import-export, prêt-à-porter, transfert d’argent, téléphonie. Nonobstant les réticences des autorités municipales et de certains habitants, les travailleurs migrants sont devenus des acteurs locaux de premier plan et le développement du dispositif a permis de redynamiser une économie moribonde. Dora est indéniablement la centralité migratoire africaine et asiatique dans l’agglomération beyrouthine.

Nécessité de contourner la loi et besoin de légitimité

15 Combinée à une législation discriminatoire quant aux droits des étrangers17 – restrictions quant à l’accès à la propriété privée18, au marché du travail ou à la nationalité –, la kafala et les pratiques des autorités génèrent de facto et de jure de nombreux obstacles que les migrants doivent franchir pour devenir commerçants. Subséquemment, trois alternatives s’offrent à eux : ouvrir un commerce et travailler sans autorisation ; collaborer avec des Libanais qui deviennent leur prête-nom et/ou

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leurs employeurs plus ou moins déclarés ; se marier pour être en mesure de s’établir durablement et d’exercer une activité marchande en toute légalité.

16 À ma connaissance, il n’existe pas de commerce ouvert illégalement par des migrants à Dora. Même si l’informalité régit ce quartier (à l’instar de toute l’économie libanaise), les autorités municipales sanctionnent les activités trop ouvertement illégales, surtout si elles impliquent des ressortissants étrangers19. Quoi qu’il en soit, peu sont en mesure d’ouvrir seuls un commerce, même dans des secteurs reculés où les autorités sont moins présentes et regardantes, d’abord en raison des contraintes légales et ensuite par manque de ressources et de capital.

17 Partant, ils vont chercher à s’associer avec un Libanais pour louer un local, l’aménager et démarrer l’activité marchande, quand ce n’est pas un Libanais qui en est à l’initiative. Cette collaboration revêt différentes formes : un Libanais ouvre un magasin, il est présent et emploie, légalement ou non, un(e) ou plusieurs migrant(e)s ; un Libanais sert de prête-nom à une activité gérée uniquement par des migrants ; des unions entre Libanais(es) et migrant(e)s sont un moyen de contourner les obstacles administratifs et d’acquérir de la légitimité, pour l’un auprès d’une clientèle méfiante et méconnue, pour l’autre dans un contexte local où la mobilité sociale d’un travailleur migrant est généralement mal perçue, d’autant plus si c’est une femme sensée être au Liban pour travailler comme agent d’entretien ou domestique.

18 Les unions – concubinage, mariage – permettent donc de dépasser ces différentes contraintes. Dans la majorité des cas, elles contribuent pour le conjoint libanais à combler la méconnaissance des pratiques, des codes et de la langue, et son manque de reconnaissance parmi le groupe national ciblé, toujours essentiellement féminin20. Il profite de sa conjointe pour se constituer une clientèle, laissant dire à des commerçants interrogés que certaines unions sont uniquement intéressées et de circonstances21. En somme, les relations de concubinage ou maritales visent à s’arranger avec les contraintes induites par le contexte légal et migratoire, et à optimiser le « capital social ethnique22 » indispensable à la réussite d’une entreprise commerciale à Dora.

Fragilités et verticalisation du dispositif

19 Le dispositif connaît plusieurs réussites économiques participant à structurer et à transformer le tissu commercial du quartier. Elles sont toutefois le pendant d’une réalité plus contrastée qui implique également une plus grande instabilité. Celle-ci résulte, tout d’abord, de la crise économique de 2008 qui a fortement touché le Liban. C’est, ensuite, la concurrence que se livrent les multiples protagonistes du marché dont les activités sont peu ou prou similaires. Enfin, conséquence indirecte de la guerre en Syrie, les autorités ont décidé de mener une politique sécuritaire qui s’est traduite par des interventions policières et par des arrestations répétées de migrants résidant illégalement au Liban. Ces trois facteurs ont inévitablement entraîné un redéploiement du dispositif commercial, dont une partie des enseignes a fermé.

20 Dans leur majorité, les acteurs historiquement installés ont su résister et s’adapter à cette situation. Ils ont renforcé leur position en devenant à la fois détaillants et grossistes. Autrement dit, pour limiter les frais de transport, augmenter leurs marges et se distinguer des autres commerçants, ils ont fait le choix d’investir pour importer par containers de grandes quantités de marchandises, essentiellement depuis Dubaï.

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Des investissements que les enseignes plus modestes ne sont pas en capacité de réaliser et dont l’activité finit par péricliter.

21 Le secteur de l’événementiel a connu une évolution comparable. Il a émergé à la fin des années 2000 lorsque Charly Cargo23, un commerçant libanais, a décidé d’organiser des concerts de vedettes éthiopiennes. Par la suite, plusieurs commerçants motivés par sa réussite ont décidé de l’imiter, multipliant les dates pour attirer une clientèle pourtant peu fortunée. Après plusieurs échecs, les grands événements se sont arrêtés. C’est alors que le gérant de Pamma Indian Market a créé une filiale nommée Pamma Production Event Managment, aujourd’hui en position de quasi monopole pour l’organisation des concerts à destination des ressortissants du monde indien et d’Éthiopie.

22 Somme toute, en l’espace de deux décennies, Dora est devenu une place commerciale incontournable pour tout migrant et Libanais qui souhaite s’insérer dans les réseaux marchands. Le dispositif commercial ethnique fait partie intégrante de son paysage, anime désormais les transactions et les interactions, et structure ce quartier périphérique de la capitale libanaise.

Prendre place à Sabra et s’y maintenir

23 Contrairement à Dora, le dispositif de Sabra est caractérisé par son homogénéité et sa concentration. En effet, celui-ci est exclusivement bangladais et se limite à un périmètre réduit du quartier. Toutefois, cette place marchande animée, dense, est complexe pour tout observateur qui souhaite en saisir le fonctionnement. Initié au début des années 2000 avec l’installation du premier commerçant bangladais, le système commercial s’est depuis développé avec l’arrivée de vendeurs de rue et l’ouverture de nouvelles enseignes. Mais il connaît également une forte instabilité liée à l’informalité des activités, et à des rapports de domination d’une grande intensité révélatrice de la « lutte des places24 » entre les divers acteurs qui habitent ce secteur précarisé.

24 Le premier marchand bangladais présent dans le quartier serait Mounir25, un homme d’une quarantaine d’années arrivée au Liban au début des années 1990 dans le cadre d’une migration contractualisée. À l’instar du créateur de Pamma Market, Mounir profite de ses jours de congés pour circuler dans les rues de Beyrouth, vendant les produits que lui et ses amis ramènent du Bengladesh lors de leurs voyages. Résidant à proximité de Sabra, il fréquente régulièrement ce marché populaire où il se poste également le dimanche avec sa marchandise. En 2003, il décide de changer de stratégie et de se fixer dans le quartier à la faveur d’une place nouvellement vacante ; un parfumeur syrien a décidé de rentrer en Syrie, permettant à Mounir de louer un modeste immobilier – une armoire métallique scellée à même le trottoir. Jusqu’en 2009, Mounir est le seul marchand bangladais de Sabra, une activité qu’il exerce désormais à plein temps et une situation de monopole qui lui permet de réaliser un chiffre d’affaire conséquent – presque 1 000 dollars par semaine.

25 La situation change à partir de 2009 avec l’arrivé de Sultan, comme lui un migrant contractuel, commis de cuisine qui complète ses revenus avec la vente de produits bangladais. Puis, à partir de 2011, une dizaine de vendeurs bangladais s’installe sur les trottoirs de Sabra avec cartons, cagettes et tables en plastique, et parasols. Puis de nouvelles enseignes apparaissent. Ce que Mounir considère initialement comme une aubaine, c’est-à-dire la venue de marchands qui rendent ce marché attractif pour de

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nouveaux clients, devient finalement une concurrence qu’il ne parvient pas à contrer. Pour se distinguer, il ouvre un restaurant dans le groupement palestinien26 auquel son activité est adossée ; le dimanche, journée d’affluence, le lieu est bondé.

26 Ainsi, en quelques années, le marché de Sabra est devenu le principal rendez-vous de la population bangladaise de l’agglomération beyrouthine. Mais, à la différence de Dora, à Sabra seuls les migrants sont les entrepreneurs de cette économie ; les établis palestiniens et libanais contrôlent quand à eux les places qu’ils monnaient chèrement.

Le rôle des placeurs dans un quartier dense et disputé

27 Ceux que l’on peut nommer les « placeurs de Sabra » sont des figures locales qui, du fait de leur position, sont en mesure de réglementer l’accès au marché et de taxer les vendeurs de rue, non sans tensions entre placeurs et marchands, et entre placeurs eux- mêmes dans un contexte de rivalités. Ainsi, les responsables des groupements palestiniens mitoyens via leurs caïds, les chauffeurs de taxi et les commerçants exigent- ils des Bangladais une somme hebdomadaire ou mensuelle en fonction de la taille de l’emplacement et de sa situation. Les commerçants s’arrogent le droit de louer le trottoir situé devant leur pas-de-porte à des vendeurs qui souhaitent s’y installer. Ces derniers doivent également s’affranchir d’une somme – de 5 000 LL à 15 000 LL soit entre 3 euros et 10 euros environ – que viennent prélever les autres placeurs patentés. Une forme de racket auquel ils ne peuvent résister étant donnés les rapports de force qui animent le marché.

28 Cette contrainte qui pèse sur les Bangladais n’empêche pas le développement du dispositif stricto sensu, mais elle en conditionne le fonctionnement qui est ainsi soumis à une hiérarchisation et à une instabilité auxquelles ils ne sont pas en mesure de déroger. Les placeurs rappellent en permanence aux migrants combien leur place, en tant que nouveaux venus sans pouvoir, est précaire et qu’ils peuvent à tout moment les en priver. Ces interactions peuvent se dérouler sur le ton de l’ironie, mais également être synonyme de brutalité et d’humiliation. Ils leur refusent en outre toute forme d’activité qui pourrait les placer en concurrence avec celle des établis. Si certains bouchers emploient des Bangladais et possèdent une enseigne écrite en bengali pour attirer le chaland, en revanche aucun migrant n’exerce comme boucher, profession considérée comme une position réservée aux Palestiniens et aux Libanais.

29 Le marché bangladais de Sabra n’a eu de cesse d’évoluer depuis ses débuts. Les pionniers Mounir et Sultan ont revendu leur fond de commerce et sont repartis au Bangladesh. Dns le même temps, de nouveaux commerçants ont pignon sur rue, presque tous situés dans une même ruelle du quartier. Le dispositif paraît donc encore plus concentré qu’auparavant, mais il reste instable. Un processus qui s’est amplifié avec le déplacement des vendeurs de rue suite à l’intervention des forces de police en 2014 qui a entraîné le départ temporaire ou définitif de nombreux biffins bangladais.

30 L’informalité qui caractérise le marché de Sabra constitue à la fois une opportunité et une contrainte. Une opportunité car elle offre la possibilité aux migrants de contourner les restrictions imposées par le système de la kafala et d’initier, sous la protection/le contrôle des placeurs, une activité commerciale. Une contrainte car elle signifie par ailleurs une vulnérabilité et une grande instabilité dans un secteur où les rapports de domination, conditionnés par la hiérarchisation des identités, restent omniprésents.

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Conclusion

31 Comme on a pu le voir à travers le contexte beyrouthin, les migrations internationales ne peuvent être appréhendées sans tenir compte des échelles locales et des réalités urbaines dans lesquelles les migrants s’inscrivent. Mais elles ne sont pas non plus déconnectées des réglementations nationales qui encadrent les mobilités et hiérarchisent les identités.

32 Le dispositif commercial ethnique représente un vecteur de mobilité sociale et de reconnaissance pour des personnes « altérisées », vouées à n’être que des employés interchangeables et sous-payés. L’identité des migrants, protagonistes étrangers aux tensions locales et nationales, leur permet de se jouer des catégorisations et des crispations héritées des conflits moyen-orientaux pour se faire une place. Par leur présence, par la diversité des langues et des pratiques marchandes, ils contribuent à internationaliser les lieux dans lesquels ils s’inscrivent. Cependant, cette identité constitue en même temps une étiquette à laquelle ils sont systématiquement renvoyés afin de leur rappeler qu’ils restent des individus dominés et à la légitimité toujours contestée. Ce faisant, comme le soulignent Alain Morice et Swanie Potot, « il convient d’écarter toute vision idyllique des rapports sociaux, souvent très durs, qui traversent le monde de l’immigration, et qui sont le reflet accentué de ce que, globalement, les pays d’accueil lui font subir27 ».

33 Fort de ce constat, on peut dire que le commerce ethnique à Sabra et Dora ne représente pas véritablement une rupture avec la migration contractualisée et ses inégalités instituées. S’il est vrai que les migrants profitent des failles du système, de l’informalité qui caractérise ces secteurs périphériques pour contourner une immobilité sociale et spatiale imposée, les parcours individuels et les relations sociales rappellent combien la précarité statutaire et l’assignation identitaire des travailleurs africains et asiatiques au Liban restent prégnantes.

NOTES

1. Andrzej Kapiszewski, « De-arabization in the Gulf : Foreign labor and the struggle for local culture », in Georgetown Journal of International Affairs, vol. 8, n° 2, 2007. 2. La kafala n’est pas une loi mais un système de pratiques organisé par les autorités nationales. Celles-ci délèguent l’encadrement de la mobilité spatiale et sociale à des agences de recrutement et aux employeurs des travailleurs étrangers alors mis sous tutelle. 3. Julien Bret, « Circulations transnationales et travail disqualifié au Moyen-Orient. Les travailleurs non arabes au Liban », in Hommes & migrations, n° 1266, 2007. 4. On peut noter à cet égard l’existence de plusieurs collectifs et associations qui rassemblent migrants et Libanais – un syndicat non reconnu par les ministères de tutelle, AntiRacism Movement, Migrant Community Center, Kafa –, qui tentent de dénoncer le traitement des travailleurs étrangers au Liban.

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5. Voir aussi dans ce numéro l’analyse de deux interactions entre des migrants bangladais et des installés arabe sur le marché de Sabra. 6. L’analyse se fonde sur les observations et les entretiens réalisés durant la thèse de doctorat de l’auteur, soutenue en décembre 2015 sous la direction de Virginie Baby-Collin et de Michael F. Davie à Aix-Marseille Université. Elle est le résultat d’une recherche démarrée à Beyrouth en 2010, ayant abouti à la réalisation d’une centaine d’entretiens. 7. Philippe Poutignat, Jocelyne Streiff-Fenart, Théories de l’ethnicité, Paris, PUF, 2008. 8. Emmanuel Ma Mung, « Entreprise économique et appartenance ethnique », in Revue Européenne des Migrations Internationales, vol. 12, n° 2, 1996. 9. Assaf Dahdah, « Habiter la ville sans droits. Les travailleurs migrants dans les marges de Beyrouth », thèse de doctorat en géographie, Aix-en-Provence, Aix-Marseille Université, 2015. 10. Thierry Kochuyt, « À la recherche d’une place. L’insertion économique des Arméniens au Liban », in Raymond Kévorkian, Lévon Nordiguian, Vahé Tachjian (dir.), Les Arméniens, 1917-1939 : La quête d’un refuge, Beyrouth, Presses de l’université Saint-Joseph, 2006. 11. Tristan Khayat, « Borj-Hammoud, de l’espace communautaire à l’espace public : croissance d’un quartier commercial », in Douaihy Chawqi, Éric Huybrechts (dir.), Reconstruction et réconciliation au Liban. Négociations, lieux publics, renouement du lien social, Beyrouth, Cermoc, 1999. 12. Howard Aldrich, Roger Waldinger, « Ethnicity and Entrepreneurship », in Annual Review of Sociology, n° 16, 1990. 13. Nicolas Puig, « Les Bangladais du marché de Sabra à Beyrouth : récit d’une greffe urbaine », Conférence à la Maisons des sciences et des techniques, 2014. Url : http://emf.fr/18782/les- bangladais-du-marche-de-sabra-a-beyrouth-recit-dune-greffe-urbaine/ 14. Ray Jureidini, « L’échec de la protection de l’État : les domestiques étrangers au Liban », in Revue Européenne des Migrations Internationales, vol. 19, n° 3, 2003. 15. Selon le ministère du Travail libanais, moins de 20 000 migrants non arabes travaillent au Liban en 1994. 16. Michel Péraldi, « L’esprit de bazar. Mobilités transnationales méghrébines et sociétés métropolitaines. Le comptoir démantelé », in Michel Peraldi (dir.), Cabas et containers. Activités marchandes informelles et réseaux migrants transfrontaliers, Paris, Maisonneuve et Larose, 2001. 17. Cette législation est d’autant plus inégalitaire qu’elle peut être appliquée de façon aléatoire selon la nationalité, les relations et les ressources des personnes concernées. Un investisseur venant du Golfe ou un expatrié originaire d’Europe de l’Ouest n’est pas soumis au même régime arbitraire qu’un travailleur migrant asiatique ou africain. 18. Antoine Diab Nasri, « Migration et accès à la propriété immobilière au liban. Aspects légaux », in CARIM, 2008. 19. Plusieurs lieux ont été fermés ces dernières années suite à des présomptions et des accusations de prostitution. 20. Selon le Ministère du travail, conséquence d’une immigration organisée presque exclusivement autour de la domesticité féminine, plus de 90 % des migrants non arabes au Liban sont des femmes. 21. Au Liban, seuls les hommes peuvent transmettre leur nationalité à leur épouse et à leurs enfants. Par conséquent, seul un mariage peut sécuriser le statut des femmes étrangères. Le concubinage maintient donc de nombreuses femmes dans l’incertitude et l’instabilité puisqu’elles restent sans droits. Les unions entre Libanaise et migrant existent également, bien que plus rares, et permettent aux hommes d’obtenir un permis de résidence renouvelable tous les cinq ans. 22. Alexanderv Nicholls, « Capital social ethnique et entrepreneuriat. Le cas des commerçants chinois de Paris, Bruxelles et Montréal », in Sociologie, vol. 3, n° 4, 2013. 23. Voir son témoignage acteur dans la partie document de ce numéro. 24. Michel Lussault, De la lutte des classes à la lutte des places, Paris, Grasset, 2009.

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25. Les noms des protagonistes ont été modifiés. 26. À la différence des camps, le groupement ou tajamou’, établit de façon informelle, n’est pas reconnu par les autorités libanaises et ne bénéficie pas des aides allouées par l’Office de secours et de travaux des Nations Unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA). 27. Alain Morice, Swanie Potot, « Travailleurs étrangers entre émancipation et servitude », in Alain Morice, Swanie Potot (dir.), De l’ouvrier immigré au travailleur sans papiers. Les étrangers dans la modernisation du salariat, Paris, Karthala, 2010, 21.

RÉSUMÉS

Système de contractualisation permettant aux migrants d’entrer sur le marché du travail beyrouthin par l’intermédiaire d’un Libanais, la kafala contribue à cantonner ces travailleurs dans les secteurs les plus disqualifiés. Dans deux quartiers de Beyrouth, Dora et Sabra, les migrants parviennent néanmoins à contourner l’assignation sociale et statutaire générée par ce système et à négocier leur place sur la scène marchande. Dans les deux cas, les migrants originaires d’Afrique et d’Asie affinent un dispositif commercial ethnique dont l’étude locale permet de saisir le fonctionnement et le dynamisme propres.

AUTEUR

ASSAF DAHDAH Géographe, chercheur associé au CNRS (UMR 7317 LEST et UMR 7303 TELEMMe).

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Réduire l’étrangeté Interactions entre installés arabes et migrants asiatiques sur un marché de Beyrouth

Loubna Dimachki et Nicolas Puig

1 Le marché de Sabra, attenant au camp de réfugiés palestiniens de Chatila à Beyrouth, regroupe tous les dimanches des installés « locaux » arabes composés en majorité de Palestiniens, de Libanais, de Syriens présents de longue date, et d’outsiders « étrangers » migrants du Bangladesh. Ces derniers introduisent leurs propres activités sociables et commerciales dans ce lieu saturé, matériellement et symboliquement, qui représente une centralité politique palestinienne en déclin. Les migrants vendent des produits asiatiques (légumes, poissons de rivières, épices, produits d’hygiène et de beauté, etc.) disposés sur des tables en plastiques ou à même le sol, dans les emballages en plastiques dans lesquels ils sont acheminés. Ils s’insèrent dans les intervalles du marché, voire en colonisent certaines parties, avec la bénédiction des placeurs et des marchands locaux qui en tirent quelques revenus, non sans provoquer une certaine irritation des autres vendeurs arabes.

2 Les nouveaux arrivants sont perçus sous le signe de l’étrangeté. Celle-ci est médiatisée par un ensemble d’attributs attachés aux Bangladais appréhendés par les perceptions sensorielles (l’apparence, le son de la langue, la couleur de la peau). Cette étrangeté se cristallise également dans les produits commercialisés par les migrants. Un marchand palestinien le signale laconiquement : « Ils ont leurs propres produits, nous on ne les connaît pas. » Mais en vertu même de leurs propriétés, les marchandises sont susceptibles de provoquer des interactions entre les locaux arabes et les migrants asiatiques fondées sur une certaine reconnaissance de ces derniers. Des « rencontres sociales » s’instaurent régulièrement dans les différentes parties du marché lors desquelles les « participants maintiennent une certaine absorption1 » autour de petites discussions publiques et de demandes d’informations.

3 Différentes figures de la rencontre questionnent alors l’inégalité entre les différents acteurs du marché. L’asymétrie des positions entre installés et migrants est confirmée, mais aussi suspendue et parfois inversée dans le cours des interactions. Car, dans ces rencontres, les acteurs adoptent des comportements qui modifient, voire permutent les positions, et, en conséquence, les catégories qui identifient autrui et soi-même, ce qui

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pose la question de la circulation de ces catégories en lien avec les performances identitaires des personnes engagées dans l’interaction.

4 La description de certaines de ces figures de la rencontre entre migrants bangladais, systématiquement perçus comme des étrangers non arabes, et les locaux, « installés », est l’objet de cet article. Nous chercherons à montrer comment les différentes catégories2 auxquelles appartiennent les participants changent au cours de l’interaction et comment ils explicitent ces catégories par leur action et comportement. Ce processus de catégorisation contribue parfois comme nous allons le montrer à des repositionnements des participants que l’on peut considérer comme des « positionnements identitaires3 ». Cette identité est façonnée, revendiquée, modifiée et se construit tout au long de l’interaction, elle repose « sur la double dynamique du rassemblement autour du “même” et de la différenciation d’avec l’“autre”4 ». Plusieurs formules de l’échange seront analysées dans les lignes qui suivent. L’échange social tout d’abord fixe le cadre de l’accord temporaire et de l’attention conjointe, puis le passage en revue des produits d’un marchand bengalais par une libanaise montre l’inversion des catégories étranger/local, inversion de que l’on retrouve dans une interaction autour d’un étrange légume. Une dernière formule de la rencontre que l’on peut qualifier de « rappel à l’ordre » rappelle la fragilité et le caractère transitoire des retournements de catégories, la réduction de l’étrangeté ne suffisant pas à renverser durablement les inégalités de statut.

Les données d’un échange social

5 L’analyse repose sur une situation d’échange interculturel proprement dit, une interaction exolingue dans laquelle les participants ne partagent pas la même langue maternelle : « locuteur natif » et locuteur caractérisé comme « non-natif ». L’interaction exolingue est par définition marquée par une asymétrie des compétences linguistiques entre les interlocuteurs, asymétrie qui prolonge celle liée aux statuts et à la légitimité de la présence. Dans les différents extraits présentés, les clients passent d’une catégorie à l’autre : de la catégorie locale de locuteurs natifs vers celle d’« étranger », sans changer de langue mais en adoptant un comportement interactionnel spécifique.

6 Le corpus est constitué de trois interactions mettant aux prises des locaux et des migrants, prélevées dans la vie bouillonnante d’un marché devenu une centralité commerciale et migrante à la fois5. Le matériel consiste en un enregistrement audio6 et un enregistrement vidéo7 in situ d’échanges autour des produits vendus par les marchands du Bangladesh. Ces deux documents constituent du point de vue de l’approche linguistique un « corpus de situation naturelle » (natural occuring data).

7 Le premier élément à noter, avant même l’analyse de l’interaction en elle-même, consiste dans l’accomplissement de l’échange social qui suppose une certaine égalité des participants à partir du moment où ils s’engagent et adoptent, ou tentent de le faire, une ligne d’action cohérente8. Dans l’éventail des réactions face à la présence des migrants asiatiques, l’existence d’une interaction forme déjà une acceptation de l’univers de l’autre dès lors que les acteurs en respectent les exigences communicationnelles et rituelles9, quitte à les inventer dans le contexte de la communication exolingue. À l’opposé du spectre, on trouvera les réactions racistes dont le discours de rejet des migrants dans l’animalité est l’expression la plus extrême.

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8 Dans l’espace du marché, bien souvent, les conversations se nouent directement sur le motif de l’interaction, en général une demande relative à un achat, sans « parenthèses rituelles », telles que « salutations et adieux, qui établissent et terminent l’implication conjointe10 ». Les deux échanges dont nous rendons compte s’ouvrent par une question d’un et d’une installé-e arabe adressée à deux marchands bangladais : « C’est quoi ça ? » et « Du piment, tu as du piment ? ».

9 En toute logique, les observations effectuées sur le marché ont permis de montrer que les parenthèses rituelles sont d’autant plus développées que les acteurs sont proches. Quand ils se connaissent déjà, la transaction est précédée d’un échange d’information sur les situations réciproques (cas des habitués). Si un pair est reconnu (arabe), les salutations11 typiques des civilités en cours à Beyrouth sont échangées. Avec les migrants, en revanche, il n’y a pas de règles établies. Eux-mêmes ne saluent pas nécessairement les marchands arabes, se contentant de demander en première approche le prix des produits, alors qu’il est bien souvent affiché. Cette requête ne lasse pas d’irriter les installés. Pourtant, on peut faire l’hypothèse qu’elle fait office de parenthèse rituelle pour les migrants qui s’orientent dans le marché et ses situations sociales avec les ressources dont ils disposent.

10 Les migrants sont également en situation de vendeurs, et certains locaux, de plus en plus nombreux, s’intéressent aux marchandises exotiques des Bangladais qui sont désormais présents sur le marché depuis plusieurs années12. Les interactions que nous présentons ci-dessous s’insèrent dans ce contexte.

Le passage de la catégorie d’appartenance « local » à celle d’« étranger »

11 Dans l’extrait 1 une cliente libanaise (CL-F) s’arrête devant un stand de produits asiatiques tenu par un locuteur non natif, bangladais (VE-H) pour acheter du piment. Mais, assez rapidement, son attention est tournée vers d’autres produits. La cliente est attirée par les produits exposés et pouvant être considérés comme « exotiques ». À travers elle, nous assistons à un passage de la catégorie de « local » à celle d’« étranger », à partir de laquelle elle « agit en étrangère ». Ce passage se manifeste par la multiplication et la répétition d’activités qui recadre sa position. Ces activités viennent confirmer la catégorie choisie, Sacks parle de category-bound activities13. La cliente qui a choisi de jouer à l’étrangère valide cette catégorie par les activités qui lui sont entre autre attribuées. Dans ce cas-là, l’affichage de la méconnaissance des produits « venus d’ailleurs » exposés est ratifié par une succession de questions sur ces derniers. On assiste à une inversion des rôles, la cliente se prête au jeu de l’étrangère et le vendeur à celui de maître des lieux14. Mondada souligne que « les catégorisations possibles d’une personne sont donc non seulement multiples, mais peuvent changer successivement au fil de la séquence interactionnelle, ou bien se confronter polémiquement ou conflictuellement15 ».

12 Ce passage d’une catégorie à une autre est particulièrement lié au contexte et aux activités qui structurent et organisent le déroulement de l’interaction. La cliente paraît prendre plaisir à la découverte des produits étrangers, porteurs d’une saveur exotique. Un certain nombre de ces produits exposés ne lui sont pas complètement inconnus, mais elle cherche à rester dans cette bulle et à conserver, ne serait-ce pour un laps de

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temps, ce glissement vers le statut d’« étranger ». Elle fait durer la situation, multipliant les questions sur les différents produits exposés sur le stand. Ces questions sont formulées pour la plupart soit par « c’est pourquoi faire ? » ou par une demande de confirmation adressée au vendeur sur son interprétation du produit qu’elle tient en main. Et, à chaque fois, elle accompagne la découverte de la marchandise par un acte non verbal, geste de la main, acte de sentir le produit pour valider la compréhension de la réponse donnée par le vendeur et afficher toujours son rôle d’étrangère. Elle se laisse même emporter par les propositions faites par le vendeur (ligne 1).

13 La réalisation répétitive de ces activités se fait en trois étapes non systématiquement ordonnées : la question sur le produit ; la validation gestuelle (sentir, se toucher les cheveux, le visage, etc.) qui accompagne dans certains cas la parole et parfois la devance ou la suit ; l’observation et le toucher du produit. Nous avons essayé de mettre au clair dans l’extrait 1 cette réalisation répétitive par la cliente à la vue de chaque nouveau produit.

Les questions et les gestes sur le produit

14 Un nouveau produit est proposé par le vendeur ligne 1 : c’est du curry. En ligne 2, la cliente répète le nom du produit sous la forme d’une question ; curry ? En ligne 11 la cliente prend un nouveau produit c’est de l’huile n’est-ce pas ? Pour les cheveux ? (ligne 12). En ligne 17 après avoir pris un nouveau produit, la cliente demande au vendeur si c’est bien un produit pour le visage : c’est pour le visage n’est-ce pas ? Même le riz devient un produit nouveau, « exotique » en ligne 20 ; c’est du riz ? L’attribution d’un caractère exotique du riz apparait par l’emploi de « ‘picial » (ligne 21) et l’insistance en ligne 24. Le vendeur entre dans le jeu proposé par la cliente, pour reprendre le langage de l’analyse conversationnelle, il répond par une stratégie de « facilitation » aux « sollicitations » de la cliente.

15 Nous pouvons penser que la cliente reconnaît parfois les produits exposés puisqu’à chaque fois la réponse affirmative du vendeur vient confirmer sa question. Mais, malgré tout, elle insiste en posant des questions sur les produits comme si elle les voyait pour la première fois ou tout simplement pour essayer d’en deviner la nature. Ceci nous pousse à croire qu’elle se plaît dans ce petit jeu, puisqu’il lui permet garder son statut d’« étrangère » et de profiter de cette notion d’étrangeté.

16 La fréquence de la gestualité dans ce petit extrait est assez marquante. Comme nous l’avons souligné, il s’agit d’une interaction exolingue. Mais, là encore, nous allons observer une inversion identique de rôles entre les locuteurs et l’appropriation par la cliente de la catégorie d’« étrangère », perceptible à travers l’accentuation de la gestualité et son exagération pour se faire comprendre.

17 En ligne 2, CL-F répète le nom du produit curry ? Puis le sent (le prend le regarde le sens et le regarde encore). Encore une fois la cliente veut prendre connaissance du nouveau produit qu’elle a entre les mains, elle découvre (image 1).

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Un étrange légume

18 Un deuxième cas de figure illustre parfaitement le même passage d’une catégorie vers une autre, un glissement de la catégorie du « local » et/ou « installé » vers celle d’« étranger ».

19 L’extrait qui suit décrit bien cette situation. Le client (CL1) est intrigué par un légume exposé qu’il n’a jamais vu. L’interaction débute en ligne1 par cette question (c’est quoi ce truc), le locuteur exprime sa curiosité et son ignorance sur le légume présenté. Tout comme l’extrait 1, il entre dans cette catégorie de l’« étranger » et construit toute son interaction dans ce sens-là, ligne 4 (vous le cuisinez c'est-à-dire). On observe un échange des rôles entre les participants, le « local » devient « étranger » et vice versa. Le vendeur (VEN) adopte la catégorie du « local » et construit lui aussi son interaction dans ce sens en étalant ses connaissances et ses conseils concernant le produit vendu, comme un local pourrait le faire face à un étranger. Il se lance dans une explication sur le légume (ligne 7), l’élaboration de la recette (ligne 13), les bienfaits du légume (ligne 9) et son savoir sur sa provenance et son utilisation (ligne 11).

20 Nous pouvons penser que cette inversion des catégories entre les « locaux » et les « étrangers » permet, d’une part, de réduire la distance qui peut exister entre eux et, d’autre part, de rééquilibrer ces écarts pour conserver une harmonie dans cette « étrangeté ».

Un rappel à l’ordre vers la catégorie « étranger »

21 L’extrait 3 montre distinctement l’identification des participants à travers les deux catégories que nous avons appelées « local » et « étranger ». Cette identification se réalise comme nous l’avons explicité ci-dessous par les pratiques de catégorisations qui structurent leurs activités. Contrairement à l’extrait 1, on observe dans cet extrait un maintien et une revendication même des participants de leur statut et leur appartenance à la catégorie de « local » vs celle d’« étrangers ».

22 La cliente cherche délibérément à faire ressortir cette différence entre « nous » et « eux ». Le marquage d’une appartenance à deux catégories différentes est doublement signalé ; verbalement et gestuellement. En ligne 1, c’est en pointant du doigt le vendeur bangladais que la cliente, CL2-F, produit son commentaire (ils plantent et vendent ici) puis, en ligne 3 (ils ne sont pas si mal « que ça »), le petit rire en fin de phrase marque le caractère « positif » d’un tel énoncé. CL2-F sous-entend que les migrants sont en train de bien se débrouiller.

23 Dans ce quatrième extrait, le statut de « local » donne des droits, par rapport à celui d’« étranger », qui peuvent être invoqués par un rappel à l’ordre même s’il apparaît sous la forme de plaisanterie. Ils permettent de mettre en relief le statut de local, propriétaire de ses droits vs celui d’« étranger ». En parlant d’un produit, CL2-F demande ligne 2 au vendeur s’il ne s’agit pas de produits illicites. Et elle continue en ligne 3 avec l’emploi d’un « fais attention oui » assez ambiguë. L’expression est porteuse en même temps d’une connotation menaçante interprété par « ne nous ramène pas des produits illicites ; gare à toi » mais aussi d’une connotation qui peut être protectrice « fais attention à ce que tu ramènes ça peut être dangereux ». S’agit-il d’une attitude bienveillante ou plutôt condescendante ? La réponse à cette question

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n’est pas évidente car les deux attitudes entrent dans la même logique de catégorisation, puisant dans les ressources linguistiques appropriées. Nous sommes face à deux catégories bien marquées – celle de « local » et d’« étranger » – aux relations ambiguës : « Tu es étranger, je te fais part des règles, je te protège », mais aussi « tu es étranger, je te rappelle les règles, gare à toi ».

Conclusion

24 Sabra est un espace saturé et convoité où, comme le note dans ce même numéro Assaf Dahdah, les « interactions peuvent se dérouler sur le ton de l’ironie, mais également être synonyme de brutalité et d’humiliation », quand elles mettent aux prises les placeurs du marché avec les migrants bangladais. Le rappel à l’ordre de l’étranger présenté plus haut constitue une forme euphémisée de cette dureté et témoigne de la position tout à fait précaire des vendeurs du Bangladesh sur le marché.

25 Il n’en demeure pas moins que la capacité d’inversion des rôles entre les participants opérée par le passage d’une catégorie à une autre témoigne à tout le moins d’une « compétence de catégorisation16 » que les acteurs du marché partagent au-delà de la diversité linguistique, culturelle et de l’inégalité des statuts. Une compétence partagée qui s’éprouve dans le cours d’activités qui réunissent locaux et migrants dans des échanges sociaux.

26 Et, finalement, le passage d’une catégorie à l’autre constitue le moyen d’un rapprochement entre les participants : l’inversion des rôles implique l’adoption de la catégorie de l’autre, ce qui entraîne la réduction de l’étrangeté dont il est porteur. Ce caractère processuel de la relation et de l’identité performée dans l’action nuance l’inégalité des positions qui séparent les installés des outsiders migrants et infléchit voire inverse la hiérarchie des relations le temps d’une interaction. Il reste à savoir si la multiplication et la répétition dans le temps de ces interactions sont susceptibles d’entraîner des effets plus structurants à l’échelle de la société libanaise.

NOTES

1. Erving Goffman, Façons de parler, Paris, éd. de minuit, 1987, p. 140. 2. Sur ces questions, voir Harvey Sacks, « An initial investigation of the usability of conversation materials for doing sociology », in David N. Sudnow (dir.), Sudies in Social Interaction, New York, Free Press, 1972, pp. 31-74 ; Lectures on Conversation (2 vols), ed. by G. Jefferson, with an introduction of Emmanuel A. Schegloff, Oxford, Blackwell, 1992 [1964-1972]. 3. Véronique Traverso, « Positionnements identitaires multiples dans une réunion plurilingue : traces dans l’interaction et effet structurants », in Lucas Greco, Lorenza Mondada, Patrick Renaud (dir.), Identités en interaction, Limoges, Lambert-Lucas, 2014, pp. 67-85. 4. (Lucas Greco, Lorenza Mondada, « Identité en interaction : une approche multidimensionnelle », in Lucas Greco, Lorenza Mondada, Patrick Renaud (dir.), Identités en interaction, Limoges, Lambert-Lucas, 2014, p. 7.

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5. Le matériel est extrait de données issues d’une enquête de plusieurs années (2012-2016) conduite par une petite équipe (Hoda Kassatly pour la photo, Nicolas Puig pour les enregistrements sonores et Michel Tabet pour la vidéo) dont l’objectif est de rendre compte de l’expérience sensorielle et relationnelle des acteurs du marché de Sabra à partir de séquences de diverses natures. Voir Hoda Kassatly, Nicolas Puig, Michel Tabet, « Le marché de Sabra à Beyrouth par l’image et le son. Retour sur une enquête intensive », in Revue européenne des migrations internationales, n° 3 et 4, 2016, pp. 37-68. 6. Corolla (enregistrement au micro binaural, durée : 2’22’’), décrit un échange autour du concombre amer, un légume très apprécié des habitants du sous-continent indien (Inde, Sri Lanka et Bangladesh) qui est le moins transposable au goût local. C’est un légume cher, amer et difficile d’usage, mais cette caractéristique permet de passer du temps à en expliquer les caractéristiques et la façon de le préparer. L’intégralité de l’enregistrement est déposée sur le site SoundCloud : https://soundcloud.com/sabra-sonore/corollamp3320kbps. Entrer « Sabra Sonore Soundcloud » puis sélectionner « Korolla (concombre amer) ». 7. La vidéo Curry-vidéo décrit l’approche de clientes libanaises qui s’informent des produits vendus par un marchand bangladais. Elle est visible à cette adresse : https://archive.org/details/ CurryVideoSABRA2015. Entrer « curry video sabra 2015 ». 8. Isaac Joseph, La ville sans qualités, La Tour d’Aigues, éd. de l’Aube, 1998, p. 51. 9. Erving Goffman, op. cit., p. 23. 10. Ibid., p. 140. 11. Voir à ce sujet Neijete Hmed, « Analyse comparative des interactions. Le cas de trois commerces : français, tunisien et franco-maghrebin », thèse de doctorat en sciences du langage, université Lumière Lyon-2, 2003 ; Loubna Dimachki, « L’analyse des interactions de commerce en France et au Liban : une perspective comparative interculturelle », thèse de doctorat en sciences du langage, université Lumière Lyon-2, 2004. 12. Il s’agit de simple client/consommateur/chaland, nous ne faisons pas référence ici aux placeurs du marché et aux bouchers locaux qui taxent les migrants en échange d’un bout de trottoir où disposer leur marchandise (voir l’article d’Assaf Dahdah dans ce numéro). 13. Voir Emanuel A. Schegloff, « A tutorial on membership categorization », Journal of Pragmatics, n° 39, 2007, pp. 462-482. 14. Il répond donc patiemment aux questions de la cliente, ce qui est généralement le cas dans cette figure récurrente de l’interaction, même s’il peut arriver que le migrant-vendeur décline la proposition d’inversion des catégories, et coupe court pour se concentrer sur une transaction avec un compatriote. 15. Lorenza Mondada, « L’accomplissement de l’étrangéité dans et par l’interaction : procédures de catégorisation des locuteurs », in Langages, n° 134, 1999, p. 30. 16. Lorenza Mondada, « La compétence de catégorisation : procédés situés de catégorisation des ressources linguistiques », in Pierre Martinez, Simona Pekarek Doehler (dir.), La notion de contact de langues en didactique, Paris, ENS Editions, 2000, p. 103.

RÉSUMÉS

Dans le marché de Sabra à Beyrouth, les interactions entre les migrants originaires du Bangladesh et la population locale entretiennent un jeu ténu mais déterminant de catégories

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d’appartenance. L’étude des transactions commerciales entre des clients palestiniens, syriens ou libanais et les commerçants bangladais met en relief la labilité de la distribution des rôles d’étrangers et de locaux dans une situation de communication interculturelle. Pour autant, s’il est possible de se mettre à la place de l’autre et, pour le migrant d’acquérir quelque reconnaissance en informant ses interlocuteurs, ces derniers peuvent à tout instant le renvoyer à la précarité de sa condition.

AUTEURS

LOUBNA DIMACHKI Linguiste au CSLC (Centre des Sciences du Langage et de la Communication), Université libanaise, Beyrouth.

NICOLAS PUIG Anthropologue à l’IRD, unité de recherche Migrations et Société (URMIS), universités Paris Diderot, Nice Sophie Antipolis, IRD et CNRS.

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Les enfants de Sabra

Hassan El-Abdallah

NOTE DE L’ÉDITEUR

Hassan el-Abdallah est syrien et travaille comme vendeur depuis quelques années sur le marché de Sabra. Il écrit également pour raconter les petites anecdotes dont il est témoin durant son activité. Nous publions ce petit texte traduit par Liliane Kfoury (traduction révisée par Nicolas Puig).

1 Les larmes ont presque jailli de mes yeux quand j’ai vu pour la première fois cet enfant portant un grand sac qui, s’il n’était pas plus lourd que lui, pesait exactement son poids. Il criait : « Des sacs, des sacs, qui veut des sacs ? » Il vendait des petits sacs en plastique. Sa voix ressemblait à celle d’un chaton épuisé par la faim et éreinté par le froid.

2 Un enfant au lourd fardeau qui marche dans les rues d’une ville saturée d’habitants venus de différents pays et de diverses races et couleurs : blancs, jaunes et noirs. Ils luttent pour leur vie, leur sécurité et la pérennité de leur existence. Comme tous les êtres humains, ils recherchent uniquement leur subsistance. Et tous les nationalismes se brisent quand on cherche un morceau de pain.

3 Il survit dans un corps frêle, des cheveux frisés et un visage au sourire triste, teintée d’une légère gaieté. Ce qui l’a poussé à faire ce travail pénible, c’est la guerre qui a broyé le pays et les hommes comme le moulin écrase le blé.

4 J’ai avalé ma salive et insulté intérieurement cette guerre et ceux qui sont responsables de son éclatement. Il passait devant moi tous les matins, je lui achetais les sacs pour le magasin dans lequel je travaillais. Ses yeux étaient encore emplis de sommeil. Il portait les sacs et trainait les pieds. Ce qui m’a le plus peiné, c’est de le voir le matin de la fête dans ses nouveaux habits : un pantalon bleu et une chemise marron de la couleur de ses chaussures, les cheveux coupés et coiffés avec du gel. Il avait mis sa marchandise dans un nouveau sac qu’il portait sur son dos. Il criait d’une voix fine avec un brin de joie à l’approche de la fête, source de gaieté malgré toutes les souffrances qu’ils endurent lui, sa famille et beaucoup d’autres réunies par la souffrance infligée par à la migration.

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Tous craignent pour les enfants et la dignité de la famille. Ils partent à la recherche de quoi survivre, tout en supportant les affres de l’exil et la rudesse de leurs frères du pays d’accueil, les injures et les humiliations, jusqu’aux coups et à l’extorsion d’argent. Car, si tous ne sont pas concernés, une grande proportion de personnes maltraite les réfugiés, animée par un communautarisme mesquin et un mauvais esprit.

5 Un enfant attaché à la vie avec son jeune âge et son corps frêle qui ne supporte ni les chaleurs de l’été ni le froid des nuits d’hiver. Il a posé son sac par terre et soupiré tristement malgré son visage souriant. Avec ses yeux émouvants teintés d’un imperceptible regret, il regarde les enfants aux habits neufs comblés de jouets qui vivent en paix dans leur pays, comme s’il se souvenait du jour de fête dans son beau pays qui part aujourd’hui à la dérive, avec le feu du communautarisme, la guerre civile et la guerre internationale. Il se rappelle les balançoires de son petit quartier, la compagnie de ses amis, de ses parents, et la joie, les disputes et les jeux.

6 Je lui ai pris des sacs, il a pris son argent : « – Tu travailles le jour de la fête ? » Il a répondu : « Je travaille jusqu’à midi et je vais aux balançoires. » Il a porté le sac facilement après que je l’ai vidé la moitié de son contenu et il est parti… « Les deux derniers paquets, qui achète les sacs ? »

7 Il s’est absenté une période, puis je l’ai revu et lui ai demandé comment il allait. Il m’a répondu qu’il allait à l’école pour les réfugiés et qu’il apprenait là-bas. J’ai été très content pour lui et je lui ai demandé qui travaille maintenant à sa place ? Il m’a dit gaiement : « Ma mère m’a dit : “Va à l’école mon fils, Dieu ne nous oublie pas et nous n’allons pas mourir de faim.” » Ces mots simples m’ont touché. Ce petit enfant m’a appris à vivre avec patience et fermeté, à me contenter de ce que la vie donne, en attendant les jours à venir, qui viendront seuls de toute manière.

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Migrantes au Liban L’église évangélique comme mode d’intégration sociale

Fatiha Kaoues

1 Le protestantisme au Liban est le fruit des missions américaines commencé au début du XIXe1 siècle. La plupart des églises de type pentecôtiste se développent à l’est de la capitale. Parmi elles, Church of God s’engage particulièrement auprès des migrants et constitue l’espace privilégié de nos recherches2. Pour saisir la place des migrants dans cette architecture protestante évangélique libanaise, il convient de rappeler que le Liban est un important pays d’accueil au Moyen-Orient pour les réfugiés de la région et les migrants du monde entier. Le pays est signataire de la plupart des traités de droits de l’homme relatifs à la protection des réfugiés, à l’exception de la Convention de 1951. Dans ce contexte, les protestants évangéliques libanais qui accordent une importance majeure à la conversion voient dans cet afflux d’étrangers, des candidats possibles pour leur œuvre d’évangélisation. Cet article analyse le parcours de trois migrantes devenues chrétiennes évangéliques et met en évidence les potentialités qu’elles déploient mais aussi leurs limites dans le contexte d’une difficile évolution de leurs droits.

Migrantes domestiques au Liban, un statut précaire

2 Quelques données quantitatives empruntées à une grande étude statistique conduite par Ray Jureidini3 sur les travailleuses domestiques au Liban permettent d’appréhender au plus près le vécu de ces employées domestiques migrantes qui sont majoritairement originaires d’Éthiopie, des Philippines, du Bangladesh, de Sri Lanka, du Népal et de Madagascar. La grande majorité de ces femmes sont jeunes : 75 % ont moins de 40 ans, Deux tiers d’entre elles travaillent onze heures par jour. Pour obtenir un emploi, elles paient des commissions très élevées aux agences de recrutement dans leur pays d’origine. Elles reversent aussi une commission à l’agence libanaise, ce qui contredit la réglementation promulguée par l’Organisation internationale du travail (OIT)4 Même si les conditions de travail sont très variables d’un employeur à l’autre, le seul fait de se voir confisquer presque systématiquement son passeport et de ne pouvoir sortir sans

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être accompagnée est en soi une servitude très lourde. Parmi les jeunes femmes interrogées, beaucoup se plaignent également de harcèlement verbal.

3 Les agressions physiques ou sexuelles sont le fait d’une minorité : elles concernent néanmoins un millier de personnes par an. Le système dit de la kafala (tutelle) installe une dépendance juridique à l’égard de l’employeur qui est en quelque sorte le garant, ce qui retire aux employées domestiques migrantes toute liberté de mouvement5. Exclues du droit du travail libanais, elles ne bénéficient, en effet, d’aucune protection légale. En dépit de ces faits accablants, le Liban demeure une destination attractive pour les migrants du fait de sa relative accessibilité et de son mode de vie « occidentalisé » vanté par les agences de placement. Dans ce pays, l’emploi de domestiques étrangères à domicile génère des millions de dollars de devises du fait de l’argent rapatrié par ces personnes vers leur pays d’origine. Un contrat type a été proposé en 2008 après concertation entre le ministère du Travail et diverses organisations non gouvernementales (ONG) libanaises très impliquées dans les droits des migrants, prévoyant des améliorations significatives de leurs conditions de travail. Cependant, le projet de loi n’est, à ce jour, toujours pas en vigueur.

L’intégration sociale par l’église

4 Au sein des églises évangéliques, les jeunes femmes étrangères constituent leurs propres groupes de prières. L’église Church of God (Kanîsât Allah) fondée en 2010 par Saïd Dib se mobilise particulièrement pour l’évangélisation des migrants. Installée dans la banlieue populaire de Burj Hammoud, l’église œuvre au « church planting » (zara’ kanâyes), soit à la fondation d’églises qui est au cœur du travail d’évangélisation. À cet égard, le pasteur Dib revendique plusieurs milliers de convertis, de toutes nationalités, à lui seul. Dib tire fierté de ce cosmopolitisme qui atteste, à ses yeux, de la fraternité humaine, inséparable du projet évangélique. Il affirme ainsi son refus du nationalisme et considère que la foi évangélique est un lien plus précieux que celui de la nationalité. L’un des chants de son culte s’intitule « Yassou’ aghla jensiyyé » (« Jésus est la “nationalité” la plus précieuse »). Au sein de l’église officie un groupe de prières constitué exclusivement de femmes migrantes, au nombre d’environ 80. Notre terrain, commencé en juin 2014 et achevé en décembre 2016, a été l’occasion d’une collecte de témoignages et d’une observation participante au sein de l’église. Sur les 14 entretiens approfondis que nous avons réalisés, nous en retenons ici trois. Ce choix se justifie du fait que les personnes en question rassemblent des caractéristiques spécifiques permettant d’analyser plusieurs aspects de ce développement évangélique en contexte migratoire.

5 Judy est une jeune femme malgache de 31 ans. Elle réside au Liban depuis 2010 et est employée au domicile d’une famille libanaise à Koreitem. Elle a essentiellement en charge la gestion courante du domicile, s’occupant des repas quotidiens et du ménage. Ses horaires de travail s’étendent de 7 heures 30 à 16 heures 30 environ. En matière de congé, la jeune femme dispose du samedi et du dimanche. Au sein de l’église, Judy a la responsabilité du « ministère musical ». Ayant appris à jouer de la guitare dans son pays d’origine, elle met ses talents au service du culte et accompagne les chants chrétiens de sa musique

6 Exaltaçion est une jeune femme de 27 ans originaire des Philippines. Elle est arrivée au Liban au début de l’année 2014. Employée à domicile, elle s’occupe d’un petit garçon

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dont la mère est directrice d’une école. En dehors du dimanche, la jeune femme ne dispose guère de temps libre et est censée être disponible à toute heure de la journée, de « 6 heures à minuit » confie-t-elle. Ses conditions de travail sont éprouvantes. Ses difficultés tiennent particulièrement dans sa faible autonomie. La jeune femme doit justifier le moindre de ses déplacements en journée, même pour une demi-heure. En dehors du dimanche, elle n’est pas autorisée à sortir.

7 Enfin, le cas d’Aimée est singulier : cette femme pasteur d’une cinquantaine d’année, originaire de Madagascar, est venue au Liban il y a une quinzaine d’années pour travailler en qualité d’employée à domicile. Elle s’est beaucoup impliquée au sein de l’univers religieux protestant. Désormais salariée par l’église, elle s’emploie à la fois à la défense des droits des migrantes mais aussi à leur évangélisation.

8 Bénéficiant de liens privilégiés avec des fidèles protestants expatriés employés dans les ambassades britannique et américaine, Aimée est parvenue à jouer de ce réseau diplomatique pour venir en aide aux migrantes en conflit avec leurs employeurs. Elle est ainsi devenue un intermédiaire reconnu aussi bien par les organisations en charge du recrutement de domestiques étrangères que par les ONG qui soutiennent ces jeunes femmes, comme Kafa (qui signifie littéralement « Ça suffit »).

Conversions et reconstruction identitaire

9 La plupart de ces femmes étaient croyantes, musulmanes ou de rite catholique avant leur conversion évangélique. L’islam ou le christianisme sont assimilés aux pratiques culturelles générales du pays de naissance. Le christianisme catholique ou l’islam prennent alors la forme d’un capital de mémoire, d’un patrimoine historique et culturel hérité plutôt que d’un véritable modèle de vie religieuse. La conversion s’effectue moins contre ces religions « héritées » que dans le cadre d’une absence de référents religieux définis en tant que tels.

10 Exaltaçion affirme que, même dans la famille libanaise qui l’accueille, la religion est très présente. Mais elle estime que cette religiosité (et les valeurs auxquelles elle est censée s’adosser) est contredite par l’attitude rarement compréhensive des patrons. « Ils ont tout le temps le nom de Dieu à la bouche mais c’est pas pour autant qu’ils sont sympas. Leur religion c’est comme une nationalité, il n’y a pas vraiment de place pour la foi. » C’est là un des arguments justifiant le choix du protestantisme évangélique, qui est le fruit d’une activité missionnaire, et donc « importé ». En effet, ce courant chrétien apparaît plus légitime pour la jeune femme car il ne figure pas au nombre des religions historiques qui sont, à ses yeux, discréditées par leur caractère politisé et communautarisé.

11 Dans son récit, Exaltaçion compare sans cesse le martyre de Jésus à sa situation personnelle, comme pour faire apparaître, par contraste, son quotidien moins oppressant. Toutes nos souffrances sont somme toute, aisées à relativiser comparées à celles endurées par Jésus pour sauver les hommes. « Le Christ s’est sacrifié pour nous. Il a pris notre propre fardeau pour nous en débarrasser. C’est un modèle pour nous tous, d’endurance et de bonté. » Cette leçon est un encouragement à la persévérance dans l’effort. Homme de voyage, il a subi la persécution de par son statut d’« étranger », ce qui offre un parallèle marquant avec les migrantes.

12 Lorsque nous interrogeons Judy sur les raisons de son engagement dans l’église, elle évoque ses responsabilités au sein du « ministère » musical. « Je suis la responsable du

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ministère musical. Je dois préparer tous les chants du culte. Je fais ça avec Aymée et Ruth. On doit trouver les thèmes et je m’adapte à tous les répertoires. C’est très riche, c’est très beau. C’est une grande responsabilité. La Bible dit que les anges ont entendu la musique. La musique c’est très important dans le culte. On transmet tout l’amour du christ et des émotions sincères dans la musique. » Selon Judy, ses talents de musicienne trouvent leur pleine expression, du fait de son goût pour la guitare. Son amie Ruth, qui occupait dans son pays d’origine la fonction d’éducatrice dans un jardin d’enfant, prend en charge le ministère des enfants au sein de l’église. Le monde évangélique accorde ainsi un fort encadrement pour ces femmes. Ce qui marque, c’est la capacité de cet univers religieux à utiliser au mieux les potentiels du croyant : chacun de ses talents est investi au mieux de ses possibilités. C’est une foi qui s’exprime en acte. Le converti n’est pas passif, il intervient pleinement dans la vie religieuse, ce qui confère une valeur positive à son existence. De fait, le succès du protestantisme évangélique se justifie autant par sa plasticité que par sa capacité à apporter « des réponses expérientielles et morales au défi de la sécularisation moderne6 ».

13 Un aspect central qui intervient dans les récits de conversion porte sur le besoin de certitude. L’incertitude existentielle est le lot commun de nombreuses converties. Si l’islam ou le catholicisme ne confèrent apparemment pas de sentiment de certitude à propos du salut, le protestantisme évangélique insiste au contraire sur ce point. Aimée fait de cet aspect un point central de ses prêches : « Être born again, c’est être sauvé ! C’est quelque chose dont on est sûr et certain ! » C’est là un argument de réassurance que ces migrantes converties accueillent favorablement, dans la mesure où elles connaissent un fort degré d’incertitude existentielle.

La kafala, minoration et stratégie

14 Au cours d’un terrain de recherche conduit à Beyrouth en septembre 2015, nous croisons par hasard le chemin d’Aimée Thirion, reporter d’image au journal français Libération et nous assistons à une scène particulière : Exaltaçion, accompagnée d’Aimée, est en discussion avec son employeur afin de renégocier les termes de son contrat de travail. La jeune femme voudrait pouvoir disposer de deux soirs par semaine et s’engage à dormir dans le studio de la missionnaire, attenant à l’église. La jeune migrante se tient la tête basse, dans une attitude humble. Son employeur lui donne le prénom de Nada, qui est celui d’une précédente domestique, au prétexte qu’il ne parvient pas à le prononcer convenablement, un déni d’identité qui participe d’une forme de déshumanisation7. Comme pour mieux attester physiquement de son invisibilisation, la migrante domestique porte son uniforme de domestique, alors qu’elle ne travaille pas. L’employeur insiste sur le fait qu’elle ne peut dormir que chez une femme célibataire et qu’il n’acceptera pas que la jeune femme ait une aventure amoureuse. « Vous comprenez… je ne pourrais pas accepter qu’elle euh… fréquente… c’est important pour elle et pour moi, vous comprenez ? » Aimée à qui le propos s’adresse hoche positivement la tête affirmant que la chose la préoccupe également. Cette volonté de neutralisation de la vie sexuelle par l’employeur renvoie à des représentations sociales et des dynamiques distinctives selon le genre, qui attribuent le plus souvent aux femmes un rôle actif en matière de séduction, source de suspicion8.

15 L’employeur affirme en outre se préoccuper du sort de son employée qu’il continue d’évoquer à la troisième personne, comme si elle ne se trouvait pas face à lui. « S’il lui

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arrive quelque chose, c’est ma responsabilité vous savez ! » Un tel propos donne le sentiment qu’il évoque le cas d’une enfant à sa charge. Il convient ici de s’arrêter sur la notion de kafala. Selon Gilbert Beaugé, il s’agit d’un « système de gestion transitoire de la main- d’œuvre et du capital9 ». Mais l’étymologie du mot nous en apprend davantage. Originellement, la kafala constitue un concept juridique de droit coranique qui désigne une mesure de recueil légal d’un enfant sans créer un lien de filiation, au contraire d’une adoption classique10. Dès lors, le parent qui adopte devient le protecteur et le garant de l’enfant. Il est aisé ici de saisir le mouvement qui prolonge ce système dans l’ordre des représentations, depuis l’espace privé de la famille jusqu’au domaine du travail, où une forme d’infantilisation et de déresponsabilisation des migrantes est à l’œuvre.

16 Judy est elle-même mère de famille mais ne voit ses enfants qu’une fois par an, lors des congés de Noël : « On se voit à Noël. Le reste du temps, on se parle beaucoup par téléphone, sur snapshat. On essaie de garder un lien étroit, mes fils m’envoient des mails, des photos, pour que je puisse partager en quelque sorte leur quotidien. Mais ce n’est pas pareil bien sûr que de se voir tous les jours. » Ici, tout concourt à perturber les normes de représentation de soi : comment peut-on concevoir de disposer du statut d’enfant lorsque l’on est une femme adulte ? Comment peut-on vivre le fait d’être une mère séparée de ses enfants lorsque l’on en élève d’autres ? Ce bouleversement des repères a d’importantes conséquences sur l’auto-représentation de soi. Dans des sociétés ou des groupes en proie à d’importantes mutations d’ordre sociopolitique ou un bouleversement des rôles sociaux, l’indétermination des rôles et des identités sont la cause d’un grand désarroi. La migrante, femme adulte et parfois mère de famille se voit assimilée par ses employeurs à une enfant qui ne saurait être maitresse de ses décisions, et donc de son destin.

Une échappatoire paradoxale

17 Il est certain que la jeunesse a un caractère fluctuant selon les époques et les aires culturelles. Comme le soulignent Giovanni Levi et Jean-Claude Schmitt, la jeunesse est « un état provisoire que les individus ne font que traverser11 », un « fait social instable ». Mais, en dépit de sa relativité, la jeunesse est une temporalité balisée socialement de moments existentiels majeurs parmi lesquels la carrière professionnelle et la parentalité. Lorsque des jeunes femmes adultes ont un rôle social si peu défini, un risque de cassure apparaît dans la biographie qui nécessite un réajustement. Aimée nous confie avec émotion le cas d’une jeune femme qui s’est suicidée. Ce cas l’a d’autant plus désemparée que la jeune femme n’était pas maltraitée. La missionnaire a justement saisi que la solitude, l’invisibilisation et l’impossibilité à endosser un rôle social positif peut être la cause de ce désarroi extrême.

18 Ernest Kantorowicz explique que, face à un choc émotionnel lié, par exemple, à une inexistence sociale, qui se double ici d’un déracinement et d’une perte concomitante de ses repères, il est nécessaire de disposer d’un « équivalent émotionnel12 » sous peine de rupture. C’est là que l’insertion dans une communauté religieuse aux liens forts joue à plein. Le pentecôtisme en particulier, qui fait la part belle à l’émotivité et à l’affectivité peut agir positivement. Faute d’un tel principe, l’expérience brute de la violence, y compris symbolique, laisse l’individu démuni, et ne lui propose, pour tout instrument

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d’identification qu’une définition négative de lui-même, une existence en creux, une abstraction.

19 En matière comportementale, il s’agit de modeler une employée selon des normes ultra-conservatrices adossées aux notions d’honneur et de respectabilité. L’employeur de Judy se veut le témoin de la bonne moralité de sa domestique dont elle surveille les fréquentations. En particulier, il s’agit de s’assurer que son employée n’a pas noué de relations amoureuses : « – Ta patronne sait que tu vas à l’église ? – Oui bien sûr, elle sait. C’est une madame qui sait tout [elle rit]. Elle pense qu’elle doit tout savoir en tout cas. Elle pense que c’est bien d’aller à l’église, de ne pas fréquenter. Ça, c’est très important pour elle. » Ce capital réputation est une ressource précieuse qui permet à l’employeur de demeurer dans une posture d’autorité. Dans les négociations menées avec la « patronne », la fréquentation de l’église est un argument fort pour solliciter une journée de repos. Fort habilement, Exaltaçion soutenue par Aimée peut ainsi retourner le moralisme de l’employeur contre lui-même et à son propre avantage, révélant une capacité réelle à jouer de stratégie. Dans l’entretien auquel nous avons assisté, l’employée aidée de la missionnaire obtient gain de cause.

20 Cela nous conduit à questionner les raisons pour lesquelles ces femmes migrantes se regroupent au sein d’églises. En effet, elles eussent fort bien pu se réunir au sein d’associations de femmes ou d’un groupe culturel. Pour comprendre la raison de ce mode de socialisation et d’intégration, un extrait d’entretien avec Judy nous semble éclairant : « Les patrons sont contents que je passe mon temps dans l’église, ça les rassure. Ils voient du coup que je suis sérieuse. Parce qu’avant moi, ils avaient une fille de mauvaise vie qui sortait avec des hommes, le mauvais exemple quoi. Et tu vois, j’ai eu de la chance. Parce que certains patrons, quand ils voient ça, ils serrent la vis. »

21 Damien Mottier13 a démontré que, dans un pays comme la France où un grand nombre de migrants africains se regroupent pareillement dans des Églises évangéliques, ces derniers doivent affronter la suspicion de la société majoritaire, liée à un sentiment fort d’antireligionisme et une laïcité militante. Mais, au Liban, tel n’est pas le cas. La communauté religieuse est pleinement légitime. La religion y bénéficie d’une dimension d’évidence et de conformisme social, soutenue et encouragée par l’environnement culturel. C’est ainsi que l’on peut comprendre que les employeurs de ces femmes voient d’un bon œil leur fréquentation de l’église. C’est là une manière de réassurance. Les employeurs tendent à accorder plus aisément un congé dominical lorsque la jeune femme affirme qu’elle veut consacrer ce jour « off » à la fréquentation de l’église, censée constituer une marque d’honorabilité et de sérieux. L’église semble offrir à cet égard un modèle paradoxal : à la fois relais du contrôle social et normatif (défendant implicitement un certain rigorisme moral et sexuel) avalisé par les patrons (la « madame » et le « monsieur » étant également fort intéressés à la chasteté de leur employée, justifiant le contrôle exercé sur elle aux fins de « protection ») et, en même temps, un contre-pouvoir et un lieu de contournement de l’arbitraire de l’employeur.

Le témoignage-thérapie

22 En doctrine évangélique, le témoignage occupe une place centrale, dans la mesure où le croyant a le devoir d’attester de l’exemplarité de son parcours, souvent traversé d’épreuves, jusqu’au chemin de « vérité ». Il constitue aussi une manière de convaincre le converti potentiel de la justesse de ses choix spirituels. La valorisation de cet univers

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idéal où la parole est supposée libre de toute entrave est déjà mise en évidence par Yannick Fer et Joël Robbins dans d’autres espaces géographiques14.

23 À l’occasion des cultes et des nombreux autres espaces de rencontres (études bibliques, réunions de femmes, de jeunes etc.), le témoignage est omniprésent. Nous constatons que ces espaces de discussion fonctionnent comme une thérapie. Le fidèle se raconte, suscite l’émotion, le rire puis, au terme de son discours, il est souvent l’objet de manifestations d’amitié : étreintes, pression chaleureuse de la main sur l’épaule, grand sourire ou applaudissements nourris.

24 Le caractère effusionnel des manifestations affectives très marquées du protestantisme évangélique, notamment dans la mouvance pentecôtiste, joue ici sans doute un rôle attractif important. Les témoignages de ces jeunes femmes qui s’ouvrent avant ou après chaque culte de leurs difficultés et de leurs sentiments s’expérimentent comme un sas de décompression, plus encore, une véritable thérapie. Dans cette perspective, la conversion se fait réparatrice. La convertie trouve un moyen de positiver son expérience passée en la transformant en ressource pour soutenir à son tour d’autres migrantes « victimes » potentielles de leurs employeurs indélicats. Le cercle familial aboli par la situation de migration se recompose autour d’une famille chrétienne et est le lieu d’un nouveau départ, d’une nouvelle vie. La conversion est l’acte fort qui consacre la rupture et l’entrée dans une nouvelle ère existentielle. À bien y regarder, toutefois, cette prise en charge psychologique est fréquemment appuyée par un soutien effectif rendu possible par la forte cohésion de la communauté protestante évangélique et son fonctionnement en réseau.

Une économie familiale repensée

25 La plupart des migrantes envoient une grande partie de leurs revenus à leur famille demeurée dans leur pays d’origine. Dès lors, elles subissent une forme de double peine, dans la mesure où elles supportent un fardeau économique pesant, tout en subissant toujours un fort contrôle social qui les infantilise. En d’autres termes, ces femmes ont intégré le monde du travail sans profiter de ses avantages en termes d’indépendance financière et d’autonomie morale.

26 L’éthique évangélique qui intègre une dimension individualiste fondamentale permet d’abaisser le seuil de la culpabilité pour les individus qui voudraient s’en démettre. S’adonner aux plaisirs de la vie n’est plus taxé d’égoïsme superficiel, mais considéré comme une manière saine de rendre témoignage des gratifications accordées par Dieu en reconnaissance des efforts accomplis sur la voie du Seigneur. Par contraste, les demandes empressées des proches (surtout s’ils sont éloignés) en matière d’aide matérielle se voient stigmatisées. On songe d’abord à soi et aux très proches. C’est ainsi que Judy n’a plus donné suite aux demandes constantes d’aide financière émanant de sa cousine. Au lieu de cela, elle lui a conseillé de la rejoindre au Liban où sa parente est à présent employée elle-même comme domestique afin de subvenir à ses besoins et à ceux de ses proches. Comme l’affirme Élisabeth Dorier-Apprill : « La valorisation éthique du lien conjugal et du lien parents/enfants peut conduire, en condamnant comme “parasitisme” les “excès” des demandes d’aide dans le cadre lignager, à construire – sur des bases évangéliques – un nouveau paradigme d’une solidarité “bien ordonnée”, à la fois plus restreinte (compatible avec les besoins et même l’enrichissement de la famille nucléaire) et occasionnellement élargie (hors du lignage, en direction des “frères et sœurs en Christ”)15. » C’est là une illustration d’un

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phénomène paradoxal déjà observé par Olivier Bobineau, selon lequel l’insistance sur la centralité de l’individu peut conduire à une remise en cause des solidarités familiales au profit d’autres liens affinitaires, reflet d’un « individualisme confinitaire16 ». Dès lors, l’église contribue à la diffusion de nouveaux modèles qui remettent en cause les valeurs hégémoniques de la société d’origine en replaçant l’individu au cœur de ses propres préoccupations.

La réalisation de soi

27 La mouvance évangélique promeut un modèle expérientiel religieux qui bouscule les identités et opère de profondes transformations des schèmes de perception de l’existence. Le mode de vie communautaire est recherché, la vie en groupe parait plus exaltante, les liens disposent d’une plus forte intensité relationnelle, à travers la participation à un mouvement religieux doté de multiples liens directionnels. Il existe là une dimension importante d’intégration sociale que Daniel Gaxie a mis en exergue dans son étude des mouvements militants17.

28 Le motif instrumental ne saurait sans doute suffire à expliquer les motivations des converties, dans la mesure où l’insertion dans la communauté protestante évangélique réclame un investissement très lourd de ses membres, mobilisées dans de multiples activités déployées par l’église durant leur maigre temps libre18. Il n’en demeure pas moins qu’elles trouvent dans leur nouvelle situation des avantages concrets non négligeables, rendus possibles par le fonctionnement en réseau de l’église.

29 Ainsi, dans une société ultra libérale comme le Liban où les soins de santé sont fort coûteux, la communauté protestante intègre en son sein des médecins, des avocats, et diverses professions qui proposent gracieusement leurs services. Judy, qui rencontre des problèmes de santé, trouve dans la prière une consolation pour ses peines. Mais elle recourt également aux services gratuits d’un médecin évangélique : « Il suffit de lire la Bible et on trouve la solution. En plus, on est solidaires concrètement. Si une fille a un problème d’argent, si elle a un problème avec un employeur, on l’aide. On a des services et des avocats. On a aussi un médecin où les filles vont gratuitement. Le médecin que je vois est un Libanais évangélique, il ne me fait pas payer. »

30 Les migrantes ont, en outre, la possibilité de suivre gratuitement des cours d’arabe et d’anglais à Koreitem. De ce fait, on voit que l’intégration dans un réseau évangélique ouvre un champ large d’opportunités pour les jeunes femmes. Plus largement, il est possible de mobiliser ici la notion de « capabilité » analysée par Amartya Sen 19 qui désigne la capacité des individus à agir, à divers degrés, comme des acteurs sociaux de façon responsable et indépendante en dépit des pesanteurs de l’organisation sociale.

Conclusion

31 La conversion ne conduit pas à une transformation radicale des existences des migrantes employées comme domestiques, mais elle autorise un processus de réajustement en forme d’accommodement raisonnable qui affecte l’existence de façon discrète mais décisive.

32 L’église, lieu de rassemblement de groupes de femmes solidaires, devient un espace de résistance à un ordre social dominé par les hommes et par les employeurs autochtones.

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Elle est le lieu à la fois clos et intime qui permet aux femmes de connaître ce que Françoise Héritier appelle « le rêve de rester entre soi20 ». Dans ces rendez-vous presque exclusivement féminins, une abolition des préjugés s’opère. Là encore, l’église est un espace de transgression propice à une indifférenciation apparente des rôles sociaux attestée par le discours : « nous sommes tous enfants de Dieu ». Une posture qui affirme l’égalité entre tous.

33 Cependant, il convient de nuancer ce constat. En l’absence d’une évolution du statut juridique des migrantes domestiques, les opportunités qu’elles trouvent dans l’église semblent bien souvent fonctionner comme des techniques de contournement ou d’adoucissement des contraintes objectives auxquelles elles sont confrontées. Préalable indispensable à une amélioration du sort de ces employées domestiques, la réforme de la kafala, en vue d’une meilleure codification du statut des travailleuses domestiques migrantes se fait toujours attendre.

NOTES

1. Cet article est rédigé à partir de données théoriques et empiriques collectées au Liban de 2014 à 2016, dans le cadre d’un programme de recherche porté à la fois par l’université Saint-Joseph de Beyrouth et l’Urmis (IRD, Paris). 2. Le protestantisme évangélique est reconnaissable à quatre critères définitoires : le crucicentrisme ou l’accent porté sur le crucifixion de Jésus, le biblicisme (la centralité de la Bible), l’engagement militant au sein de la communauté et la conversion. Voir David Bebbington, Evangelicalism in Modern Britain : A History from the 1730s to the 1980s, Oxford, Routledge, 1989. 3. Ray Jureidini, « An exploratory study of psychoanalytic and social factors in the abuse of migrant domestic workers by female employers in Lebanon », in Kafa (enough) Violence & Exploitation, janvier 2011. Url : http://www.kafa.org.lb 4. Ce texte (art. 7) interdit aux agences de percevoir de l’argent, de façon directe ou indirecte, de la part des travailleurs que seuls les employeurs sont tenus de rémunérer. 5. La kafala place les travailleurs étrangers sous la responsabilité légale d’un employeur qui devient le tuteur. Dans le contexte de la domesticité, la migrante réside chez son employeur qui, outre son salaire, subvient à l’ensemble de ses besoins. 6. Joel Carpenter, Revive Us Again. The Reawakening of American Fundamentalism, New York/Oxford, Oxford University Press, 1997. 7. Comme l’observait Pierre Bourdieu : « nommer, on le sait, c’est faire voir, c’est créer, porter à l’existence ». Voir Pierre Bourdieu, Sur la télévision, Paris, éd. Raisons d’agir, 1996. 8. Gwendoline Malogne-Fer, Yannick Fer, « Introduction », in Femmes, genre et pentecôtismes. Enjeux d’autorité et rapports de genre, Genève, Labor et Fides, 2015, pp. 7-37. 9. Gilbert Beaugé, « La kafala : un système de gestion transitoire de la main-d’œuvre et du capital dans les pays du Golfe », in Revue européenne des migrations internationales, vol. 2, n° 1, septembre 1986, pp. 109-122. 10. Marie-Christine Le Boursicot, « La Kafâla ou recueil légal des mineurs en droit musulman : une adoption sans filiation », in Droit et cultures, vol. 59, 2010, pp. 283-302. 11. Giovanni Levi, Jean-Claude Schmitt, Histoire des jeunes en Occident, Paris, Seuil, 1996.

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12. Ernest Kantorowicz, « Mourir pour la patrie, dans la pensée politique médiévale », in Mourir par la patrie, Paris, PUF, 1984, pp. 105-141. 13. Damien Mottier, « Le prophète, les femmes, le diable. Ethnographie de l’échec d’une Église pentecôtiste africaine en France », in Sociologie, vol. 3, n° 2, 2012, pp. 163-178. 14. Joel Robbins, « God is nothing but talk : Modernity, language, and prayer in a Papua New Guinea society », in American Anthropologist, vol. 103, n° 4, 2001, pp. 901-912. 15. Élisabeth Dorier-Apprill, Robert Ziavoula, « La diffusion de la culture évangélique en Afrique centrale. Théologie, éthique et réseaux », in Hérodote, vol. 4, n° 119, 2005, pp. 129-156. 16. Olivier Bobineau, « La troisième modernité ou l’individualisme confinitaire », in SociologieS, Théories et Recherches, 2011. 17. Daniel Gaxie, La démocratie représentative, Paris, LGDJ / Montchrestien, 2000. 18. Les femmes ont en charge les festivités, les repas, les évènements culturels destinés aux enfants, soit des activités valorisées dans la sphère domestique qui ne les coupent pas réellement de leur environnement quotidien, un phénomène déjà observé par Sandra Fancello dans les églises africaines. Sandra Fancello, « Pouvoirs et protections des femmes dans les Églises pentecôtistes africaines », in Revista de Estudos da Religião, 2005, pp. 78-98. 19. Amartya Sen, « Development as Freedom », Oxford, Oxford University Press, trad. Française : Un nouveau modèle économique. Développement, justice, liberté, Paris, éditions Odile Jacob, 1999. 20. Françoise Héritier, Masculin-féminin II. Dissoudre la hiérarchie, Paris, Odile Jacob, 2002.

RÉSUMÉS

Le Liban accueille des centaines de milliers d’étrangers, réfugiés ou migrants, qui constituent des cibles privilégiées pour les missionnaires évangéliques installés dans la région, profitant d’une réelle liberté d’expression dans ce pays. Les jeunes femmes migrantes employées en qualité de domestiques pâtissent de conditions d’exercice difficiles, aggravées par une législation défavorable aux étrangers. Dans ce contexte, l’intégration au sein d’un univers évangélique internationalement connecté offre des ressources pour améliorer leur statut aux plans individuel et collectif.

AUTEUR

FATIHA KAOUES Chercheure postdoctorante, Groupe Sociétés, Religions, Laïcités (Ephe-Sorbonne).

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Quand la parole est donnée aux travailleurs migrants du Liban Shebaik Lebaik de Zeina Daccache

Liliane Kfoury

1 À partir des années 1970, le Liban accueille de manière croissante des travailleurs migrants et notamment des femmes. Ils sont originaires principalement des pays du Sud-Est asiatique et d’Afrique, recrutés pour des emplois à domicile, dans des sociétés de nettoyage et d’entretien, dans des stations-service, dans la construction ou dans certaines industries. Après un recrutement assuré dans le pays d’origine, des agences d’emploi au Liban placent ces migrants avec un contrat d’embauche sous le système de kafala1.

2 Les contrats sont rédigés en arabe et ne sont pas traduits aux travailleurs ou alors de façon incorrecte. Ce système de parrainage engendre des abus et des maltraitances de toutes sortes de la part de certains employeurs. Par ailleurs, l’incompréhension linguistique et l’éloignement de leurs familles peuvent aggraver le mal-être du déracinement.

3 Durant les premières années de leurs arrivées, aucune structure d’accueil n’était prévue. La plupart des États d’origine des migrants n’avaient ni consulat ni ambassade pour prendre en charge leurs ressortissants. De plus, la législation libanaise n’avait pas prévu de lois pour ces travailleurs. Ces lacunes ont été progressivement comblées par l’action de la société civile et la mise en place d’associations humanitaires pour le soutien et la défense des droits de ces travailleurs : des centres d’accueil pour personnes en situation illégale ou en instance de rapatriement, des lignes d’écoute pour des appels à l’aide, des services d’aides juridiques et légales et d’autres services.

Quand le théâtre met en scène les migrations

4 Parmi les associations qui se sont occupées des travailleurs migrants, il y a Catharsis2, une organisation non gouvernementale qui pratique la thérapie par l’art et les procédés artistiques et plus spécifiquement par l’expression théâtrale destinée aux individus et

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aux groupes. Cette ONG offre des services et des programmes sociaux et éducatifs à des centres de traitement de la toxicomanie et de la santé mentale, à des hôpitaux ainsi que des activités privées pour des enfants, des adultes, des écoles et des institutions professionnelles.

5 Fondée par Zeina Daccache3 en 2007, Catharsis effectue sa première expérience de thérapie de groupe dans la prison de Roumieh4. L’idée de préparer une pièce de théâtre avec des détenus dont un grand nombre est condamné à perpétuité ou à la peine capitale était une première non seulement au Liban, mais dans tout le Moyen-Orient. La première pièce de théâtre de Catharsis, Douze Libanais en colère, est jouée et présentée à un public restreint, puis filmée et présentée à un plus grand public et diffusée par DVD en 2009-2010. La même expérience a été faite à la prison des femmes de Baabda qui a donné la pièce Schéhérazade à Baabda en 2012.

6 C’est en 2013 que Zeina Daccache réalise un travail avec les migrants, notamment des femmes, auxquels elle a voulu donner la parole. Elle a formé un groupe de travail recruté parmi les membres de Migrant Workers Task Force (MWTS)5 qu’elle rencontrait tous les dimanches pour la création de la pièce Shebaik Lebaik6, une pièce basée essentiellement sur leurs parcours de vie et leurs expériences au Liban.

7 Ces personnes se retrouvaient régulièrement à l’Alt City à Hamra pour prendre des cours d’anglais ou de computer. Ainsi, durant plus d’une année, des entrainements et des préparatifs se faisaient tous les dimanches pour sélectionner les thèmes à traiter, écrire le scénario et exercer les participants à jouer la pièce.

8 La pièce est construite en deux parties. L’une présente les différentes nationalités des participants au spectacle. L’autre comprend des sketches relatant des situations vécues par les travailleurs migrants et leurs employeurs. Les principales questions traitées tournent autour du contrat effectué sous le système de kafala et les divers préjudices qui en découlent pour les deux parties, les difficultés découlant de la barrière linguistique, le racisme de certains libanais envers les migrants ainsi que des questions juridiques et légales auxquelles ils peuvent être confrontés, etc.

La réappropriation de la parole des migrants

9 Présentée par une vingtaine de travailleurs migrants résidant au Liban, Shebaik Lebaik porte les messages que ces travailleurs ont voulu communiquer au public, aux responsables et aux décideurs libanais pour briser certains tabous et clichés et bien signifier qu’ils ne sont ni dupes ni ignorants des réalités qu’ils vivent.

10 Ils sont ressortissants de cinq pays : le Burkina Faso, le Cameroun, l’Éthiopie, le Sénégal et le Soudan. À tour de rôle, ils se présentent, entonnent leur hymne national et donnent brièvement certaines spécificités et caractéristiques de leur pays : superficie, nombre d’habitants, caractéristiques géographiques, artistiques ou autres.

11 Suivent pour les uns et les autres des messages inspirés des éléments comparatifs de la vie sociale entre leur pays et le Liban, tels la question du mariage civil qui n’existe toujours pas au Liban et le droit à la naturalisation des enfants dont uniquement la mère est libanaise. Ainsi, durant la pièce et à titre d’exemples, trois migrantes s’illustrent, avec un brin de malice et une fierté assurée. La Sénégalaise de dire : « Depuis 2013 la femme donne la nationalité à son fils et à son mari, on vous a devancé ! »

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12 Pour la Camerounaise, c’est : « … et au Cameroun, nous avons le mariage civil, quand je comprends que chez vous c’est un gros problème, et j’espère de tout cœur que tout cela va changer ». Et l’Ethiopienne de déclarer : « À propos, vous savez vous que la femme donne la nationalité à ses enfants ? Et que chez nous il y a le mariage civil ? ».

L’art au service de la reconnaissance des parcours migratoires

13 Une fois les préparatifs de la pièce terminés, cinq représentations publiques ont été programmées entre décembre 2014 et mai 2015. Shebaik Lebaik a notamment été jouée à l’Alt City à Hamra par des travailleurs migrants, les 3 et 4 décembre 2014. La pièce a été présentée devant certains responsables du gouvernement libanais dont le ministre du Travail de l’époque, des représentants du ministère de la justice, des députés, des membres du corps diplomatique ont été invités et ont assistés à la pièce.

14 Cette performance théâtrale au cours de laquelle les participantes ont représenté leur pays et certaines de leurs coutumes et fait parvenir des messages de la part de tous les travailleurs migrants à la société libanaise, a contribué à la sensibilisation des responsables et du public libanais aux problèmes rencontrées par les travailleurs étrangers au Liban.

15 À partir de décembre 2016, la pièce est diffusée sur le marché libanais sur support DVD. Aujourd’hui, Zeina Daccache ne travaille plus directement avec les travailleurs migrants pour diverses raisons. D’une part, le groupe avec lequel elle avait travaillé s’est dispersé ; certaines sont retournées dans leur pays, d’autres se sont mariées, ont eu des enfants. D’autre part, il est difficile de recruter et de mobiliser des travailleuses prises par leur quotidien et leur charge de travail. Mais l’objectif de faire entendre leurs voix a bien été atteint. Depuis, elle projette le film extrait du DVD de la pièce dans les écoles et les universités pour sensibiliser les nouvelles générations aux questions de racisme et aux limites et iniquités du système de la kafala. Le travail de Zeina Daccache, bien qu’original et particulièrement efficace, s’inscrit dans la somme des initiatives prise par des acteurs et associations de la société civile libanaise pour soutenir les migrants et réfugiés dans le pays.

NOTES

1. Le système de « kafala » ou de parrainage est utilisé dans certains pays du Moyen-Orient comme en Arabie Saoudite, les pays du Golfe et au Liban. Ce système soumet l’employé à une forme de mise sous tutelle limitant sa liberté de mouvements et de choix de l’employeur. 2. Mot grec qui signifie une purification produite chez les spectateurs par une représentation dramatique ; en psychologie, la catharsis signifie une décharge émotionnelle libératrice par l’extériorisation du souvenir d’évènements traumatiques. 3. Zeina Daccache est diplômée de l’Institut d’études scéniques audiovisuelles et cinématographiques (IESAV) de l’université Saint-Joseph de Beyrouth (USJ) et en psychologie

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clinique. Elle a suivi des formations ciblées aux États-Unis et au Royaume-Uni et elle est membre de l’association North American Drama Therapy Association (NADTA) aux États-Unis. À partir de 2006, elle commence à mettre en place au Liban et au Moyen-Orient une thérapie par l’art dramatique en s’intéressant surtout aux individus et groupes marginalisés et mis à l’écart de la vie sociale au Liban. 4. La prison de Roumieh est la plus grande du Liban avec environ 35 00 détenus, alors qu’elle a été construite pour un millier de personnes. 5. MWTS est une ONG fondée en décembre 2010 par des libanais et des étrangers à Beyrouth. 6. « Shebaik Lebaik » est la locution attribuée au djinn de la lampe d’Aladin pour signifier : « Ordonne et je m’exécute » ou « Je suis à ton service ».

AUTEUR

LILIANE KFOURY Historienne, Unité de recherche interdisciplinaire sur la mémoire, Centre d'études du monde arabe moderne (CEMAM), université Saint-Joseph (Beyrouth).

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Mutation du rôle de la femme rurale réfugiée en zone urbaine Le cas des femmes chrétiennes irakiennes au Liban

Raphaël Paul Koupaly

NOTE DE L’ÉDITEUR

Cet article est le fruit d’une étude sociologique effectuée auprès des réfugiés chrétiens irakiens entre mars et juillet 2016 par l’Évêché chaldéen de Beyrouth en collaboration avec le département de sociologie de l’université Saint-Joseph de Beyrouth.

1 Depuis la création de l’État irakien en 1921, le Liban a reçu diverses vagues migratoires d’Irakiens fuyant les changements politiques, militaires et religieux qui secouent leur pays. Auparavant pays de refuge pour les différentes communautés originaires d’Irak, le Liban est devenu, surtout depuis les années 1970, leur principal pays de transit. Les années 1980 et 1990 ont connu une vague migratoire composée majoritairement de jeunes hommes fuyant la conscription obligatoire lors des guerres successives contre l’Iran (1980-1988), le Koweït (1990-1991), la coalition internationale (1991)1, puis lors de l’imposition de l’embargo international (1991-2003)2. Cependant, la migration contemporaine la plus importante qui a touché l’Irak commence en 20033, suite à la chute de Saddam Hussein et du parti Baath. Elle est de nature familiale et concerne toutes les communautés religieuses irakiennes, mais surtout les minorités4 : chrétiens orientaux5, Yézidis6 et Sabéens7. En effet, selon Cyril Roussel, « ces groupes confessionnels, faibles démographiquement par rapport au triptyque chiite/sunnite/kurde, n'ont pas leurs propres milices en Irak et sont physiquement menacés8 ».

2 L’exode des minorités culmine en 2014 après la chute de la plaine de Ninive9, un des foyers ruraux principaux des groupes de minorités en Irak, aux mains du groupe « État islamique » (Daesh). Les 150 000 Chrétiens recensés en 201210 dans les villages de la plaine de Ninive fuient vers le Irakien et s’installent temporairement dans les camps de déplacés autour de Erbil et de Dohuk.

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Les villages chrétiens de la plaine de Ninive11 envahis par le groupe « État islamique » (Daesh)

Les villages chrétiens conquis par le groupe « État islamique » (Daesh) en 2014 sont soulignés sur la carte : Tesqopa, Tel Kepe, , , Karemlesh (Chaldéens) et Ba’shiqa, , Bakhdida (Syriaques) et d’autres petites bourgades dans leurs alentours. Source : Wikipedia12..

3 Dans les différents flux migratoires depuis 1921, les chrétiens irakiens forment le groupe le moins enclin au retour, comme le montrent les statistiques des différentes églises en Irak13 et de la diaspora irakienne dans les pays occidentaux au fil des années. Selon un article du journal français La Croix en 2012 : « En 1987, l’Irak comptait 1,2 million de chrétiens. 70 % des chrétiens d’Irak ont donc quitté leur pays depuis la guerre de 200314. » En 2017, le nombre des chrétiens vivant en Irak ne dépasse plus les 350 000.

4 Installés de façon temporaire au Liban, dans les banlieues populaires au nord et à l’est de Beyrouth, en tant que « réfugiés15 » inscrits à l’UNHCR, ils sont des candidats potentiels au programme de réinstallation (Resettlement Plan16). Ils vivent dans un milieu urbain à majorité chrétienne. Cependant, face aux changements sociaux, culturels et religieux radicaux, ils subissent une crise identitaire due à leur déracinement et aux difficultés d’intégration dans leur nouveau milieu. Un rapport de 2014 du Centre des migrants de Caritas Liban17 indique que 71,8 % des réfugiés affirment se trouver dans une situation économique plus difficile que celle qu’ils avaient lorsqu’ils vivaient en Irak, et 66 % estiment qu’ils sont à présent plus pauvres qu’au moment de leur arrivée au Liban. Ils se plaignent du taux élevé du chômage, des bas salaires, de la hausse des loyers et du coût des produits de première nécessité.

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Nombre de familles de réfugiés chrétiens irakiens au Liban

Source : Registres des églises chaldéenne, syriaque orthodoxe et catholique, assyrienne et arménienne orthodoxe.

5 Les premiers îlots d’installation des réfugiés chrétiens irakiens (1991-2014) se trouvaient au quartier des Assyriens « Hay Al Ashouriyin 18 » à Sad el Bouchrieh et ses environs. Hommes seuls ou familles nucléaires, ils étaient issus dans leur majorité des zones urbaines de Bagdad et de Mossoul.

6 Depuis 2014, le territoire de résidence des migrants chrétiens irakiens s’est élargi, au gré des nouvelles migrations, issues en majorité de familles patriarcales traditionnelles des villages de la Plaine de Ninive à l’Est et au Nord de la ville de Mossoul.

7 Comme le souligne le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR), « les exilés s’installent généralement dans les quartiers les plus défavorisés des villes19 ». C’est pourquoi, la majorité des réfugiés (80 %) habite les quartiers des municipalités de Jdeidet el Metn-Bouchrieh-Sad el Bouchrieh et Dekweneh (Sad el Bouchrieh, Sabtié, Rawda, Zaatriyé, Ras el Dekweneh, etc.) avec des petits groupes dans les villes avoisinantes de Sin el Fil et Bourj Hammoud, dans le Caza du Metn Nord, des banlieues populaires à majorité chrétienne au Nord-Est de la ville de Beyrouth.

8 D’autres petits groupes se sont délocalisés vers les autres villes de la zone urbaine à l’Est et au Nord de Beyrouth tels Hazmieh, Hadath, Baabda, Jounieh, Amchit et ailleurs au Liban.

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Les principaux foyers de résidence des réfugiés chrétiens irakiens (Banlieue Nord-Est de Beyrouth)

Source : http://www.localiban.org/article4516.html.

9 Vers la fin 2015, suite à l’installation en milieu urbain, une tendance à l’effritement de la famille patriarcale traditionnelle en familles nucléaires ou monoparentales est observée. De même, les femmes, auparavant reléguées à un rôle second dans les zones rurales du pays d’origine, acquièrent un rôle de plus en plus important dans la direction des ménages et dans le domaine du travail.

La situation de la femme chez les chrétiens de la plaine de Ninive avant 2014

10 En Irak, avant 2014, les familles chrétiennes dans les villages de la plaine de Ninive sont patriarcales20 et patrilocales 21, à l’image de la société arabe tribale avoisinante, travaillant en majorité dans l’agriculture et l’élevage. Le village (appelé « Mata » qui signifie « Terre » en langue syriaque) se divisait en « Hay » (« quartiers »). Chaque quartier appartenait à un clan et chaque clan se divisait en différentes familles patriarcales. Le seul lieu commun à tous restait l’église, qui se trouvait dans la plupart des cas au centre du village.

11 Les populations des villages chrétiens de la plaine de Ninive étaient homogènes sur le plan religieux, toutefois, il y avait quelques villages avec des minorités musulmanes ou yézidies qui habitaient en général dans des quartiers réservés aux abords du village pour éviter toute mixité indésirable. Au sein des familles patriarcales chrétiennes rurales, le rôle de la femme était limité au foyer familial, comme pour la majorité des femmes22 dans les sociétés rurales irakiennes.

12 La langue parlée localement dans la vie quotidienne dans les villages est le soureth, une langue vernaculaire issue du syriaque, avec des accents différents selon le village. L’arabe, langue officielle, restait limité à l’enseignement et aux contacts avec l’entourage musulman. Les classes de catéchisme et les offices à l’église se faisaient aussi en soureth dans leur majorité, avec quelques ajouts mineurs en arabe. On remarque toujours d’ailleurs chez les femmes, même jeunes, qui n’ont pas ou peu suivi un cursus scolaire des problèmes de locution en arabe.

13 Toute fille, dès le plus jeune âge, devait aider les femmes adultes dans les tâches ménagères quotidiennes, s’occuper de ses frères et ne sortait de la maison qu’en leur

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compagnie ou en compagnie de la mère. Les lieux de sorties étaient limités aux réunions familiales exclusivement féminines, au marché et aux différentes activités et offices à l’église du village, cela toujours en compagnie de frères ou d’une femme adulte. L’éducation des filles se passait dans les écoles publiques du village réservées aux filles et ne dépassait guère le cycle primaire ou complémentaire, comme partout en Irak23, considéré par les parents comme suffisant pour les filles destinées au mariage, sauf quelques rares cas qui poursuivaient des études secondaires et universitaires.

14 Les vendredis, jour férié en Irak, une éducation parallèle pour les enfants et les jeunes adolescents se faisait dans les locaux de l’église du village, sous forme de cours de catéchisme, mais incluait des cours de cuisine et de couture pour les filles. Les classes à l’église étaient divisées par tranches d’âges et supervisées par les prêtres et les religieuses pour éviter toute mixité entre les sexes. Les offices religieux suivaient aussi cette ségrégation par sexe dans l’église, sauf pour la chorale qui était le seul lieu de mixité contrôlée.

15 Le mariage s’effectuait de façon traditionnelle et endogamique entre l’âge de 14 et 16 ans avec un conjoint choisi par le père, dans l’entourage direct de la famille (parents, voisins). À travers l’union matrimoniale se forgeait des alliances entre les différentes familles et se nouait la solidarité sociale du Clan. Comme chez leurs voisins musulmans, l’époux devait présenter un mahr (douaire)24 en biens, argent, joaillerie, animaux, etc. aux parents en compensation de leur fille. Suite au mariage, la jeune épouse habitait en général la même maison avec les beaux-parents ou dans une maison mitoyenne. La nouvelle mariée se trouvait ainsi limitée à la procréation et aux tâches ménagères quotidiennes. Dans certains cas, suite au décès du mari, on a pu observer à travers les documents officiels un remariage avec un frère du défunt.

16 Le divorce et la répudiation étaient presque inexistants dans les villages chrétiens, où toute femme divorcée ou répudiée se trouvait obligée de rentrer chez ses parents et devenait marginalisée socialement par la communauté. Les rares cas de femmes qui s’émancipaient de cette tutelle familiale se trouvaient marginalisées et répudiées socialement par la communauté, au point de devoir quitter le village et s’installer en ville. Cette marginalisation touchait aussi les femmes qui poursuivaient des études ou qui avaient un emploi.

17 Suite à la fuite des familles en 2014 face à l’invasion des villages par le groupe « État islamique » (Daesh), l’installation des réfugiés dans les camps de caravanes autour d’Arbil et de Dohuk en Irak s’est faite sur la base de l’appartenance villageoise et familiale. Ainsi, chaque camp était réservé aux habitants d’un même village où la même famille patriarcale partageait les caravanes mitoyennes. Ce n’est qu’avec l’exil vers les pays limitrophes (Turquie, Jordanie, Liban) et l’habitat en zone urbaine que la famille patriarcale s’est trouvée disloquée et éparpillée.

Les processus d’émancipation des chrétiennes d’Irak réfugiées au Liban

18 Les premières familles chrétiennes irakiennes des villages de la plaine de Ninive sont venues au Liban en 2014. Vivant dans un contexte de précarité économique nouvelle, elles ont essayé au début de s’agglomérer dans un même quartier, dans les régions de Sad el Bouchrieh et Dekweneh et leurs environs dans la banlieue Nord-Est de Beyrouth

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notamment, pour conserver l’emprise de la famille patriarcale. Cependant, il est impossible d’habiter en groupe compact en zone urbaine, où les immeubles et les appartements sont inadéquats. De plus, suite à la hausse de la demande due à l’arrivée massive des réfugiés irakiens et syriens, les tarifs de location25 sont devenus exorbitants. La majorité des familles patriarcales nombreuses ont été contraintes de se délocaliser et de s’éparpiller vers d’autres quartiers limitrophes ou lointains, au gré des possibilités de location. D’autres familles nucléaires ont aussi choisi de d’installer au Liban, loin de leur famille patriarcale en majorité restée en Irak. En dernier lieu, le processus d’inscription comme réfugiés à l’UNHCR oblige aussi les familles à s’enregistrer par familles nucléaires en vue d’une possible réinstallation dans un pays tiers. Ce processus a permis la dislocation de la famille patriarcale en multiples groupes avec chacun une destination et une date de départ différente.

19 Cet éloignement géographique modifie les rôles de la femme dans la famille nucléaire et lui permet de commencer à s’émanciper de la tutelle de la famille patriarcale. Ceci reste surtout vrai dans les familles nucléaires dont la famille patriarcale est restée au pays ou a été disloquée par le processus de réinstallation de l’UNHCR. De même, la précarité et l’appauvrissement progressif des ménages ont poussé les femmes à rechercher du travail pour subvenir aux besoins du foyer, car les hommes en situation illégale étaient dans l’impossibilité de trouver du travail.

20 Or, dans les pays musulmans du Moyen-Orient, dont l’Irak, les femmes ont toujours une faible participation au marché du travail26. Le travail a beaucoup aidé à leur émancipation à l’égard de la famille patriarcale, car il était plus facile de trouver des emplois pour les jeunes femmes qu’à leurs parents âgés ou leurs conjoints. Ceci est principalement dû à la demande sur le marché local du travail, mais aussi à la facilité qu’ont les femmes réfugiées à circuler, contrairement aux hommes qui ont peur des contrôles de police à cause de leur situation illégale.

21 Comme dans le cas des femmes turques issues du milieu rural vivant en Europe, « le fait de gagner leur vie bouleverse les normes traditionnelles selon lesquelles la femme, à la campagne, était considérée surtout, comme une aide à disposition du mari ou de la famille. En tant qu’immigrées, les femmes prennent conscience de leur capacité à travailler et à vivre de façon autonome27 ». Au Liban ce schéma est le même, comme le constate l’étude conduite auprès des réfugiés chrétiens irakiens de Beyrouth. Ainsi, plusieurs femmes, auparavant limitées au foyer et sans éducation avancée, ont commencé à travailler dans des magasins, des ateliers de confection et des usines dans les régions commerciales et industrielles de la banlieue nord-est de Beyrouth, tandis que les hommes au chômage (surtout ceux âgés de 40 et plus) passent leur temps dans les cafés. Parmi ces femmes présentes sur le marché du travail, on trouve aussi beaucoup de filles mineures, âgées entre 13 et 18 ans, n’ayant pas la possibilité de suivre le cursus scolaire libanais, vu le problème de langue et de culture. Cette « mutation du rôle et des responsabilités de chacun au sein de la cellule familiale consacre les femmes et les enfants comme piliers de la sécurité économique des ménages28 ».

22 Au Liban, les règles du mariage chez les réfugiés chrétiens irakiens de la plaine de Ninive ont subi un changement radical : les églises locales imposent l’âge de 18 ans pour marier les filles et le douaire n’y est pas permis. Cependant, le mariage traditionnel a pu s’adapter aux lois libanaises concernant l’âge tout en gardant des traits irakiens, notamment dans la forme des festivités qui l’accompagnent. Depuis 2014, on a pu remarquer une augmentation des cas de mariage sans l’aval des parents

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avec des Irakiens d’autres régions ou avec des Libanais, car la contraction d’unions avec des personnes étrangères à leur communauté d’origine, surtout si les conjoints sont des autochtones, leur permet « d’obtenir ainsi un statut stable29 ». Toutefois, ces mariages « mixtes » restent l’exception au sein de la communauté des réfugiés chrétiens irakiens de la plaine de Ninive.

23 De même, on a pu aussi remarquer une dislocation des familles traditionnelles, à cause d’un divorce ou de la répudiation survenus dans les pays d’exil. Ce constat est appuyé par les registres des tribunaux ecclésiastiques chaldéens, syriaques et assyriens au Liban et en Turquie. Ce phénomène se remarque surtout chez les familles nucléaires, exilées loin de la famille patriarcale, suite à la paupérisation et à l’émancipation de la femme par le travail, devenue la source essentielle du revenu familial. Des familles où il y a donc eu un inversement des rôles entre l’homme et la femme dans la gestion du ménage.

Vers une inversion des rôles genrés

24 Ce changement dans les coutumes et les mœurs, ainsi que l’émancipation des filles par rapport à la famille, reste mal vécu par les parents et les maris habitués à des rituels traditionnels spécifiques dans leur village. Ainsi, « les hommes doivent composer avec la nouvelle visibilité de leurs épouses ou de leurs filles qui, en immigration, commencent à sortir du cadre familial et de voisinage30 ».

25 Selon le Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations Unies, pas moins de 80 % des déplacés internes et réfugiés à travers le monde sont des femmes et des enfants. Ce chiffre est presque le même chez les familles chrétiennes irakiennes d’origine rurale installées au Liban, où les femmes et les enfants forment les deux tiers du nombre total des réfugiés irakiens chrétiens qui, selon les chiffres disponibles, atteindrait 25 000 personnes.

26 Concernant les réfugiés chrétiens irakiens de Beyrouth, l’étude citée ci-dessus a montré que 80 % des 500 ménages visités comptait sur le revenu du travail des femmes pour subsister. Mais l’étude montre aussi un nombre croissant de familles monoparentales31, 58 ménages32 au total, où la mère est devenue le chef de ménage. Les causes sont multiples : le père est absent, décédé ou resté (ou reparti) en Irak, ou il y a eu un divorce entre 2014 et 2016. Ainsi, selon Isabelle Rigoni, « les valeurs traditionnelles sont perturbées par la concurrence de nouvelles normes et l’on assiste à une inversion des rôles. La femme gagne l’argent du ménage et devient, financièrement, le chef de famille33 ».

27 Le nombre de femmes chrétiennes irakiennes sur le marché du travail au Liban est actuellement deux fois supérieur au nombre d’hommes, souvent sans travail ou ayant un travail sous-payé. L’étude de 2016 montre ainsi qu’une femme irakienne gagne 400 $ par mois en moyenne dans le travail dans les magasins, les ateliers de confection et les usines. L’homme, s’il travaille, ne gagne en moyenne que 300 $ par mois, quel que soit le travail qu’il effectue.

Conclusion

28 Comme le montrent plusieurs études concernant les mutations des rôles et l’inversement des rôles entre l’homme et la femme dans la gestion du ménage suite à

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l’immigration, les rôles des femmes d’origine rurale réfugiées en milieu urbain ont beaucoup évolué, à l’instar des chrétiennes irakiennes arrivées au Liban après 2014. Dans le pays d’origine, suivant Mirjana MOROKVASIC, « le modèle en vigueur de l’homme pourvoyeur de ressources et de la femme au foyer ne permettait pas de voir la femme autrement que dans un statut de dépendance, à charge34 ». Cependant, de simple femme au foyer sans aucune autorité dans la direction du ménage, la femme dans le pays d’exil ou d’accueil, par son apport financier, tend à en prendre la tête et même y remplacer l’homme, souvent absent ou sans travail.

29 L’émancipation de la tutelle du mari et de la famille patriarcale a surtout été accélérée par le biais de la participation financière de la femme au revenu de la famille. Cette participation lui a donné un atout qui lui manquait dans le pays d’origine, où elle subissait la tutelle de l’homme seul pourvoyeur financier du ménage. Ainsi, on a pu noter « qu’en matière de santé et d'éducation les femmes chefs de ménage investissent davantage dans leurs enfants en termes de ressources, de temps et de support émotionnel que ne le font les hommes35 ».

30 Depuis les années 1990, de « multiples mécanismes d’invisibilisation contribuent à occulter une bonne partie de l’existence des migrantes et des immigrées, notamment la pluralité de leur activités économiques36 ». Il reste cependant le fardeau social que la femme émancipée de la tutelle de son entourage masculin doit supporter pour survivre aux années d’exil, à la réinstallation dans un nouveau pays ou aux aléas d’un retour possible vers le pays d’origine.

NOTES

1. Coalition de plus de trente pays mandatés par l’ONU qui intervient militairement en Irak et au Koweït en 1990-1991 avec comme objectif la destruction du potentiel militaire de l’Irak et la libération du Koweït. 2. https:// www.lorientlejour.com/article/1027613/le-liban-secoue-par-des-vagues-successives- de-refugies.html 3. « Ce n’est pas tant le conflit de 2003 en tant que tel qui a entraîné le départ de nombreux réfugiés, mais plutôt la dégradation sécuritaire qui s’est développée par la suite, ainsi que les difficultés économiques qui se sont aggravées. Le pic d’arrivé de réfugiés irakiens se situe entre 2006 et 2008. » Mohamed Kamel Doraï, « Le rôle de la Syrie dans l’accueil des réfugiés irakiens depuis 2003 : espace de transit, espace d’installation », in Méditerranée, n° 113, 2009 [en ligne]. 4. Selon l’UNHCR, l’Irak compte, en 2003, 88 % d’Arabes et 12 % de minorités ethniques, dont 5 % de chrétiens. 5. Chaldéens, Syriaques Orthodoxes et Catholiques, Assyriens, Arméniens Orthodoxes et Catholiques. 6. « Êzidî » en kurde, membres d’une minorité religieuse, du sud et de l’est de l’Anatolie, du nord de l’, de la Syrie et de l’Iran, avec des petits groupes en Arménie et Géorgie. Ils parlent un dialecte kurde et pratiquent une religion monothéiste qui mêle des éléments du christianisme, de l’islam et d’autres religions du Proche-Orient, et dont l’un des dogmes est la réhabilitation de l’ange déchu Malak Taous (L’Ange Paon)

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7. Adeptes du mandéisme, religion baptiste, monothéiste et gnostique qui ne compte plus que quelques milliers de membres vivant dans les régions marécageuses autour des rivières en Irak et en Iran. Leur langue est un dialecte araméen 8. Cyril Roussel, « Jeramana, voisine de Damas : le devenir d’une ville réceptacle de réfugiés irakiens », in Revue géographique de l’Est , vol. 49, n° 4, 2009 [en ligne]. 9. Plaine qui se situe dans la province de Ninive en Irak au nord-est de Mossoul, également connue comme plaine de Mossoul (syriaque : « Dasta d’Ninwe » ; arabe : « sahl naynawa ». Formée de trois districts : Tel Kepe, Al-Hamdaniya, et Ain Sifni, elle compte des villages chrétiens, yézidis, kurdes et arabes. 10. Voir « Les chrétiens d’Irak et d’Orient en chiffres », in La Croix, 5 avril 2012 [en ligne]. 11. Les villages chrétiens conquis par le groupe « État islamique » (Daesh) en 2014 sont soulignés sur la carte : Tesqopa, Tel Kepe, Batnaya, Alqosh, Karemlesh (Chaldéens) et Ba’shiqa, Bartella, Bakhdida (Syriaques) et d’autres petites bourgades dans leurs alentours. 12. Url : https://fr.wikipedia.org/wiki/Plaine_de_Ninive#/media/File :Nineveh_Plains.svg. 13. En 2016, selon l’i, on compte à peu près 350 000 chrétiens restés en Irak (à Bagdad, , Kirkūk et Kurdistan Irakien) contre environ 1 million dans la diaspora, principalement Aux États- Unis, en Australie, au Canada et en Europe de l’Ouest. 14. Voir « Les chrétiens d’Irak et d’Orient en chiffres », op. cit. 15. Le Liban n’est pas signataire de la convention de 1951 relative au statut des réfugiés, ni du protocole de 1967, laissant la loi de 1962 relative à l’entrée et au séjour des étrangers en tant que facteur déterminant du statut juridique des Irakiens installés au Liban 16. Programme dirigé par l’UNHCR qui consiste à transférer des réfugiés d’un pays d’asile à un autre État qui a accepté de les admettre et de leur accorder à terme une résidence permanente. Seuls quelques États participent au programme de réinstallation. Depuis ces dernières années, les États-Unis d’Amérique étaient le principal pays de réinstallation dans le monde, tandis que le Canada, l’Australie et les pays nordiques offrent également un nombre annuel de places relativement important. Url : http://www.unhcr.org/fr/reinstallation.html. 17. « Laissés pour compte : les réfugieé irakiens au Liban », in caritas.org, 21 octobre 2014 [en ligne]. 18. Le quartier des Assyriens est un espace urbain de la commune de Sad el Bouchrieh dans les hauteurs de la ville de Jdeidé, chef-lieu du Metn Nord. Sa population, qui s’identifie comme « assyrienne », était formée des membres de l’Église d’Orient et de l’Église chaldéenne catholique issus des trois tribus « ashiret » constitutives du quartier (Barwar, Gawar et Qodshanès). Actuellement, il ne compte plus qu’environ 250-300 résidents assyriens, donc une minorité, aux côtés d’habitants d’autres communautés chrétiennes (Chaldéens catholiques, Syriaques orthodoxes, Syriaques catholiques, Syriaques protestants, Maronites, Grecs Orthodoxes) et musulmanes (principalement chiites). Il faut y ajouter les résidents temporaires, étudiants de l’université libanaise et réfugiés chrétiens irakiens et syriens. Voir Raphaël Koupaly, « De ghetto ethnique à banlieue urbaine. Le quartier de “Hay Al Ashouriyin” », USJ, 2014. 19. Éric Levron, « Modes de subsistance des réfugiés en milieu urbain », note de synthèse, UNHCR, 2006. 20. Système social dans lequel l’homme, en tant que père, est dépositaire de l’autorité au sein de la famille ou du clan. La perpétuation de cette autorité est fondée sur la descendance patrilinéaire, la transmission du patronyme et la discrimination sexuelle. Les femmes sont subordonnées à l’homme qui possède l’autorité : le père, le mari ou le frère 21. Règle selon laquelle un couple marié doit résider dans le village ou sur les terres du père du mari. 22. « Alors que chez les femmes, le travail domestique (78 %) est la principale raison de ne pas être économiquement active. » Url : http://reliefweb.int/sites/reliefweb.int/files/resources/ LB%20Factsheet-English.pdf.

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23. Matthew Griffiths, « A situational analysis of girls education in Iraq », in Unicef, 2010 [en ligne]. 24. Les biens donnés lors d’une alliance par le mari à son épouse. 25. En 2017, les loyers dans la banlieue nord-est de Beyrouth varient entre 400 US $ et 800 US $ selon l’espace loué. 26. Fatiha Talahite, « 16. Genre et marché du travail au Moyen-Orient et en Afrique du Nord », in Travail et genre dans le monde. L’état des savoirs, Paris, La Découverte, 2013, pp. 161-170. 27. Isabelle Rigoni, « Migration et mutation des rapports familiaux. Le cas des femmes originaires de Turquie », in Cahiers du Genre, vol. 1, n° 30, 2001, pp. 103-120. 28. Éric Levron, « Modes de subsistance des réfugiés en milieu urbain », op. cit. 29. Christine Catarino, Mirjana Morokvasic, « Femmes, genre, migration et mobilités », in Revue européenne des migrations internationales, vol. 21, n° 1, 2005. 30. Isabelle Rigoni, op. cit. 31. Un ménage qui comprend au moins une famille de recensement, c’est-à-dire un parent seul avec plusieurs fils ou filles jamais mariés 32. Une unité collective ou un groupe social, formé d’individus apparentés ou non, vivant sous le même toit, et qui partagent leurs ressources et dépenses. 33. Isabelle Rigoni, op. cit. 34. Mirjana Morokvasic, « La visibilité des femmes migrantes dans l’espace public », in Hommes & Migrations, vol. 3, n° 1311, 2015, pp. 7-13. 35. Marc Pilon, Mama M. Seidou, C. Tichit, « Les femmes chef de ménage : aperçu général et études de cas », in Marc Pilon et al. (dir.), Ménages et familles en Afrique : approches des dynamiques contemporaines, Paris, CEPED, 1997, pp. 167-191. 36. Mirjana Morokvasic, op. cit.

RÉSUMÉS

Le nombre de familles chrétiennes originaires d’Irak et réfugiées au Liban a triplé depuis 2014 et la chute de la plaine de Ninive passée au main du groupe « État islamique ». Pour ces 6 500 familles d’origine rurale, installées majoritairement dans les régions côtières du Liban, la migration forcée a entraîné une recomposition des cellules familiales et une redistribution des rôles genrés. La tendance est à l’effritement de la famille patriarcale traditionnelle au profit de familles nucléaires où les femmes jouent un rôle social déterminant : face aux hommes au chômage et en situation illégale, c’est sur elles que repose désormais la survie du foyer.

AUTEUR

RAPHAËL PAUL KOUPALY Doctorant, anthropologue, chercheur au Centre d’études pour le monde arabe moderne (CEMAM), université Saint-Joseph de Beyrouth.

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Campements, abris et squats Des zones floues où vivent les réfugiés syriens au Liban

Are John Knudsen Traduction : Catherine Guilyardi

NOTE DE L’ÉDITEUR

Une version antérieure de ce document a été présentée à l’atelier « Nouvelles formes de mobilité transfrontalière» organisé par l’Institut finlandais au Moyen-Orient (Finnish Institute in the Middle East) à Beyrouth, du 10 au 12 novembre 2016. Cette version a été préparée dans le cadre du projet BABELS réalisé par Michel Agier (EHESS) et coordonné par Nicolas Puig (IRD, URMIS) et Michel Tabet (LAS) pour le volet libanais. L’auteur conserve la responsabilité de ses écrits.

1 Les familles de réfugiés subissent une immobilité résidentielle forcée, vivant dans des abris urbains de types variés. Cet article est une contribution à l’étude du déplacement dans trois hétérotopies urbaines – les campements palestiniens illégaux (à Tyr, les abris auto-organisés (à Sidon) et les bâtiments abandonnés (à Beyrouth) –, en se fondant sur les notions couplées de campement et de refuge. Le premier terme, tel que défini par Barbara Harrell-Bond, caractérise l’ensemble des formes urbaines du campement. Le deuxième, développé par Michel Agier, montre qu’en l’absence d’hospitalité les réfugiés doivent créer leur propre espace et refuge1. En ce sens, le Liban est un pays refuge plutôt qu’un pays de réfugiés. Ceci est également lié à ce que Derrida appelait « l’hostipalité », l’envers de l’hospitalité, et qui concerne l’invité indésirable2. Après avoir dépassé les limites, non seulement de leur visa temporaire, mais aussi de l’accueil initial, les réfugiés syriens subissent et s’imposent eux-mêmes une immobilité résidentielle dans des enclaves de la misère urbaine au Liban. Ces « immobiles », bloqués et relégués sont les réfugiés les plus pauvres et les plus isolés, dans l’incapacité – dans certains cas par refus – de profiter de l’ouverture vers l’Europe qui a conduit à la « crise migratoire » de 2015-2016.

2 Le terme de « zones floues » est ici utilisé pour décrire ce que Michel Agier a qualifié d’« hors-lieux » : les zones périphériques les plus pauvres, marginales et conflictuelles

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des agglomérations et villes, généralement les lieux de vie des réfugiés palestiniens, ce quart-monde libanais. Soixante ans après leur arrivée au Liban, les Palestiniens ne jouissent toujours pas des mêmes droits, ni ne sont autorisés à s’installer définitivement (tawtīn). Ils sont la raison pour laquelle le Liban ne reconnaît pas le statut de réfugié, et donc le droit à la protection des réfugiés syriens. Ils sont qualifiés de « déplacés » (nāzihûn) plutôt que de « réfugiés » (lâji'ûn), une terminologie soulignant que le Liban ne se considère pas comme un pays de réfugiés. Au Liban, le terme « demandeur d’asile » identifie une personne demandant l’asile dans un pays autre. Le statut juridique limité des Syriens et, avant eux, des réfugiés palestiniens, a créé et renforcé les frontières socio-légales et socio-spatiales entre eux et la majorité de la société, ainsi que la création de nouveaux lieux en périphérie où les personnes déplacées, les réfugiés et les urbains pauvres cohabitent.

Figure 1 : Tyr, Sidon, Beyrouth, trois hétérotopies urbaines

Source : Figure de Bjørnar Haveland reproduite avec sa permission.

3 Ces trois zones représentent des types d’hétérotopies urbaines qui font partie de la cartographie mondiale des zones insécurisées3. Les études sur les implantations officieuses existent depuis longtemps au Liban, initiées par la cartographie précoce des bidonvilles de Beyrouth4, suivies des recherches sur le passage du campement vers des villes-campements5 et préfigurant des travaux récents sur le sujet6. Cet article complète ces recherches en se penchant sur la formation et la transformation d’espaces refuges, suite à la révolte et au déplacement des Syriens en 2011, ainsi que sur les conséquences de la politique libanaise sur l’auto-installation des réfugiés, également appelée « politique hors camps7 ».

4 La « politique hors camps » a conduit à une convergence spatiale entre les Palestiniens et les Syriens pauvres qui viennent résider dans les mêmes endroits. Les Syriens s’installent près ou dans les zones où vivent les Palestiniens, étant pour la plupart dans des camps, des abris et des squats. Cela signifie paradoxalement que les Palestiniens

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accueillent les Syriens, deviennent leurs propriétaires et bailleurs, louant des chambres, des appartements ou des cabanes aux réfugiés arrivés récemment. Pourtant, les Palestiniens – au demeurant, moins que les réfugiés syriens – peuvent être assimilés aux anciens « metoikos » grecs, ceux qui vivaient dans la ville sans aucun droit civique8. Ce type d’individus itinérants, privés de droits, trouve son équivalent moderne dans les réfugiés urbains qui vivent généralement dans les zones les plus pauvres, les plus démunies et marginales, peuplées par ceux qui n’ont pas de permis de séjour en règle. Comme Loïc Wacquant, nous pourrions les appeler des « parias urbains », profondément marginaux et victimes d’une stigmatisation territoriale9.

Le campement (Tyr)

5 La crise syrienne a transformé des villes multiconfessionnelles, comme Tyr, en lieux d’accueil pour les réfugiés syriens. À Tyr, trois campements de réfugiés et onze implantations et rassemblements (tajamua'ât) officieux constituent des logements bon marché pour les Syriens comme pour les premiers habitants, les nombreux réfugiés palestiniens qui s’y sont installés depuis les années 1950. Jall al-Bahar est une implantation palestinienne – un campement officieux – situé sur une mince langue de terre sur le front de mer de Tyr. La plupart des quelques 2 000 Palestiniens sont des réfugiés enregistrés auprès de l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA).

6 Les réfugiés palestiniens installés dans ces camps représentent encore plus de 50 % des réfugiés au Liban, le taux le plus important dans la région. Ils sont situés au plus bas de l’échelle sociale des réfugiés palestiniens. En vivant à l’extérieur des camps officiels, ils ne bénéficient pas des avantages offerts par ces derniers. À Tyr, les maisons s’égrènent le long de la plage. Il n’y a pas de contrôle à l’entrée du campement, ni de check points, ni de présence militaire. Juste une longue rangée de maisons, avec des toits qui fuient et des murs effondrés. Comme pour prouver son insignifiance politique, il n’y a pas de drapeaux, d’affiches ou de bannières identifiant ce lieu comme un espace palestinien. Ces implantations ne sont pas un espace dévolu aux Palestiniens, pourtant bien placés sous juridiction libanaise et soumis à une discrimination patente.

7 Malgré des moyens limités, les résidents voulant réparer leurs maisons et améliorer leur confort sont empêchés de le faire légalement. Réparations et extensions sont réalisées sans permis approprié et peuvent être détruites. Ceci est conforme aux règlements stricts en matière de construction qui s’appliquent aux campements de réfugiés du Sud, afin d’éviter leur expansion. Les toits métalliques rouillés et les murs en décomposition sont des indices de la marginalité sociale avancée et de la stigmatisation territoriale du « zinco », un terme vernaculaire arabe pour désigner les tôles ondulées en zinc ou en étain. Le bord de la mer est la propriété de la municipalité de Tyr et juridiquement, les résidents de Jal al-Bahar sont des squatters vivants sous la menace d’une expulsion.

8 Comme dans bien d’autres centres-villes, zones périurbaines et rurales, la pénurie de logements bon marché a transformé les campements de réfugiés palestiniens et les « zones grises » adjacentes – un terme utilisé pour désigner des implantations officieuses ou illégales à proximité ou à côté des campements – en refuge temporaire pour les réfugiés arrivés de Syrie. Jall al-Bahar a connu un afflux de résidents suite à la guerre civile syrienne qui a augmenté sa population de 30 %, soit 3 000 personnes. Dans

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un premier temps, les habitants initiaux ont accueilli les réfugiés et les ont logés chez eux, mais le vent a tourné depuis que les tensions ont augmenté. En cause, la baisse du coût de la main-d’œuvre locale due à l’arrivée des réfugiés syriens.

Le piège de l’invisibilisation

9 Les Syriens ne sont plus ces « autres » dominants qu’ils étaient avant 2011. Ils sont devenus des non-citoyens, des habitants des bidonvilles, des réfugiés appauvris ou, pire, qualifiés de « merde syrienne ». Selon les termes d’un réfugié vivant à Tyr : « Les Libanais détestent les Syriens. Nous prenons leur travail, alors ils nous attaquent. » C’est pour cette raison que les réfugiés syriens qui louent des chambres à Jall al-Bahar évitent de se déplacer ou le font dans l’obscurité, à la nuit tombante, en restant à l’abri des regards ou marchant le long de la plage. Ils se sentent pris au piège, comme Mohammed10, un réfugié palestinien d’une trentaine d’années, originaire du campement de Khan al-Sheikh à Damas, dans l’incapacité de déménager, de gagner de l’argent pour sa famille et en manque criant d’argent, ne pouvant pas se permettre une deuxième migration vers l’Europe. Pour Mohammed, Jall al-Bahar est une impasse, une prison et une cage. La seule liberté dont il jouisse est d’aller dans les lieux publics, le long de la rivière locale, ou de passer la soirée le long de la corniche et le bord de mer à Tyr.

10 Non loin, un réfugié syrien de la banlieue de Damas loue un baraquement en briques dont le toit de tôles métalliques, maintenues en place par de grandes pierres, fuit. Il partage son unique et étroite pièce avec son frère cadet et sa femme enceinte pour un loyer de 150 $ par mois au propriétaire qui habite à côté. Bien qu’il soit enregistré auprès du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), sa petite famille n’a pas droit à l’aide réservée à ceux qui ont de nombreuses personnes à charge. Il nettoie des voitures dans un garage local où il travaille 12 heures par semaine, malgré l’interdiction de travailler décrétée en janvier 2015. À part la courte distance entre sa maison et son lieu de travail dans le centre-ville de Tyr, il évite tout contact avec les autres habitants et ses voisins. Cette stratégie d’évitement se répète dans les lieux visités, témoignant de la création de nouvelles frontières sociales en exil. Il s’applique aux réfugiés palestiniens de Syrie (PRS) comme à leurs hôtes et voisins, les réfugiés palestiniens au Liban (PRL) vivant à proximité, avec qui ils ne socialisent pas.

11 Le déplacement de réfugiés palestiniens de Syrie vers le Liban signifie également que de nouvelles unions se sont formées entre les résidents et les réfugiés déplacés. Jaber, un réfugié palestinien né à Jall al-Bahar, est assis à l’extérieur de sa maison avec sa nouvelle femme, une cousine du côté maternel, née et élevée en Syrie jusqu’à ce qu’elle s’installe à Tyr avec sa famille. Célibataire de longue date, il a cédé à la demande de sa mère de se marier, renonçant ainsi à son rêve de départ pour l’Europe et à rejoindre des membres de sa famille installés à Berlin où se trouve une importante diaspora. « Je ne suis pas content, dit-il, pas content ! »

12 Non loin, vit la famille de Haniye. Elle a été obligée de quitter le camp de Yarmouk à Damas à cause de la guerre en Syrie et de revenir à Jal al-Bahar, d’où elle est originaire. Elle avait déménagé à Yarmouk pour se marier en 1990. Elle s’occupe maintenant de son mari handicapé, de ses frères et sœurs et de ses parents âgés dans la maison exiguë qu’ils partagent à Jall al-Bahar. Son fils adulte est au chômage et quitte rarement la maison par crainte d’être arrêté, après avoir vu d’autres hommes de son âge emmenés

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par la police. Il supplie sa mère de retourner à Damas, mais elle refuse car il pourrait être enrôlé dans l’armée syrienne et subir le sort de son frère aîné toujours en Syrie, d’où il ne peut sortir à cause de l’enrôlement permanent qu’impose l’état d’urgence aux jeunes hommes.

L’abri (Sidon)

13 Sidon est une ville à majorité sunnite avec plusieurs camps et implantations de réfugiés palestiniens, en particulier le campement rebelle des réfugiés Ayn al-Hilweh11. Bastion du « Mouvement futur » et de l’opposition au régime d’Assad, la ville a attiré un grand nombre de réfugiés de Syrie vivant dans des abris de tous genres gérés par des organismes de bienfaisance islamiques, le HCR et des ONG locales, y compris des squatters urbains installés dans les maisons et les usines désertées. Peu de sites illustrent mieux la précarité de la vie dans un campement que le complexe d’Ouzai, de grands bâtiments situés à l’entrée nord de la ville. Il s’agit du squelette bétonné du campus de 5 000 mètres carrés de l’Université islamique Imam Ouzai. L’imposant complexe encore inachevé s’est transformé en squat (« maskan ghair shara’i ») avec les premiers réfugiés syriens arrivés fin 2011.

14 Les propriétaires avaient d’abord accordé aux réfugiés le droit d’y vivre pendant une période limitée mais, suite à l’augmentation de leur nombre, la situation est devenue intenable. En 2013, l’ONG française Première Urgence, avec le HCR, a conclu un contrat de location de deux ans avec les propriétaires (pour un coût d’environ 150 000 $, transformant le squat d’Ouzai en « refuge collectif » selon le nouveau langage du développement au Liban, l’une des trois catégories officielles de refuges12. La désignation de « refuge » permet de les distinguer des campements de réfugiés, associés au séjour semi-permanent et controversé des réfugiés palestiniens13.

15 L’accord impliquait que le HCR installe à chaque étage des points d’eau et des toilettes et fournisse aux résidents des matériaux de construction. L’open space a été divisé en cubes, séparés par une allée centrale sombre et terne, qui forment une longue rangée de murs gris et de portes de fortune faites avec du contreplaqué et des draps. Les logements divisés de cette façon sont sommaires : ils forment une pièce avec des murs en béton brut sans cadre de fenêtres, équipées de tapis de sol, de cuisines improvisées, de placards, de téléviseurs et, plus rarement, d’une d’antenne parabolique.

16 La grande majorité des résidents viennent du district de Hama, en particulier d’Hawija, un petit village à la périphérie de la ville de Hama. Il s’agit d’une zone agricole, de sorte que la majorité des personnes déplacées à Ouzai sont des agriculteurs. Cependant, ils bénéficient souvent d’une expérience dans le secteur de la construction, suite à leur passage à Tyr. Non seulement certains hommes connaissaient cette ville où ils s’étaient d’abord installés, mais ils avaient déjà travaillé comme ouvriers dans la construction pour le complexe d’Ouzai. Ceci montre que les migrations sont influencées par les flux migratoires antérieurs et les expériences familiales ou personnelles transfrontalières d’avant la guerre14.

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La perte du statut de refuge et ses conséquences

17 Ouzai, le plus grand refuge de Sidon, est rapidement devenu objet de polémique. En 2014, un conflit entre résidents, travaillant comme ouvriers pour un entrepreneur local, tourne mal et la police arrête les personnes impliquées. L’incident renforce l’image d’insécurité que renvoie le refuge, alors que les personnes arrêtées sont rapidement relâchées sans charges retenues contre elles. Mi-2015, le HCR, qui ne peut signer une extension du bail initial, propose une relocalisation aux résidents qui refusent faute de solutions acceptables.

18 Fin 2015, le HCR essaye de nouveau d’encourager les départs volontaires, mais les résidents refusent encore pour les mêmes motifs que précédemment. Incapable de trouver une solution au problème, le HCR clôture l’opération. Ouzai perd son statut de refuge collectif et se transforme en un squat autogéré. Le retrait du HCR signifie également la fin de la restauration scolaire pour 200 élèves et de toute perspective d’éducation, une préoccupation majeure pour les résidents.

19 Depuis 2016, le complexe est géré par un groupe d’amis proches, tous la trentaine. L’un sert de porte-parole et de gestionnaire officieux pour l’ensemble du complexe et les autres sont responsables de l’un des cinq étages dans lesquels se répartissent 170 familles, dont la moitié environ reçoit une aide alimentaire du HCR. Le squat d’Ouzai est donc plutôt considéré comme un abri d’urgence géré par les réfugiés eux-mêmes.

20 En raison des problèmes de sécurité, la police et la Force de sécurité intérieure (ISF) font des visites quotidiennes sur le complexe et sont fréquemment en contact avec Farid, leader et porte-parole (officieux) du lieu depuis 2015. Farid impressionne les résidents pour sa capacité à désamorcer les bagarres et les combats qui attireraient la police. Mais accusés, sans aucune preuve, d’être armés, les réfugiés d’Ouzai subissent le rejet des habitants et des dignitaires de Sidon, considérant le complexe comme dangereux. Ils exigent que les résidents soient expulsés et déplacés. En janvier 2017, une nouvelle descente de l’ISF sur le complexe a entrainé l’arrestation de 50 hommes, sans aucun mandat de perquisition. Ces hommes ont été placés dans un centre de détention inconnu. Cela montre la précarité des habitants d’Ouzai, toujours sous la menace d’une expulsion.

21 La plupart des familles résidentes n’ont plus de permis de séjour en règle, ce qui les empêche de se déplacer au-delà des alentours immédiats. Certains ont réussi à renouveler leurs permis en payant des frais exorbitants de 200 $. Ils peuvent se déplacer librement en ville et trouver du travail au noir. C’est le cas de Mahmoud, qui vend pour un modeste profit des fleurs achetées chez un grossiste local, le long de la corniche. Il fait ainsi vivre une famille de dix personnes, dont un fils marié qui reste à la maison parce que la famille ne peut payer les frais de renouvellement de son permis. Squatters, ils ne paient pas de loyer et peuvent survivre grâce à une aide et le revenu modestes de Mahmoud : seul le Croissant-Rouge libanais apporte encore un soutien aux résidents. La municipalité de Sidon fournit de l’eau et collecte les ordures.

Un squat (Beyrouth)

22 La zone de Sabra à Beyrouth est depuis longtemps une destination pour les migrants ruraux et urbains, dès après la création du campement de réfugiés de Chatila (1949).

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Sabra a rapidement grossi dans les années 1960, alors que le nombre d’implantations officieuses se développait sur des terrains privés pour former un paysage de campements (« Campscapes »), ce qui a brouillé la distinction classique entre les résidents d’un campement et les réfugiés urbains15. Ni le camp de Chatila, ni la zone de Sabra ne sont désormais réservés aux seuls Palestiniens. Ils attirent de plus en plus de nouveaux migrants en provenance d’Asie et d’Afrique qui, non seulement, s’y établissent mais ouvrent des échoppes et des entreprises16. Suite à la révolte syrienne de 2011, la région de Sabra et Chatila a connu un afflux rapide de réfugiés, dont environ 5 000 personnes uniquement à Chatila, ce qui a augmenté les tensions17.

23 À environ 300 mètres au nord du camp de Chatila, le long de la route principale à l’ouest de Sabra, le complexe de Gaza, ex-hôpital Ramallah-Gaza construit en 1983 par l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), est formé de quatre bâtiments surpeuplés de plusieurs étages. Les bâtiments comprenaient l’hôpital à proprement dit, la maternité, l’école de soins infirmiers et l’administration. L’hôpital non achevé a cessé de fonctionner au moment de la « Guerre des camps » (1984-1989), et les bâtiments abandonnés sont devenus le refuge des Palestiniens déplacés de Tell al-Zatar et de Sabra.

24 Les premiers réfugiés s’y sont installés en 1985, lorsque les bâtiments endommagés et pillés n’étaient encore que des coquilles incendiées. En un an, les bâtiments se sont remplis de squatters palestiniens. Ils sont nombreux parmi les premiers occupants à y vivre encore. Devenus les propriétaires de facto des lieux, ils contrôlent les bâtiments et les locations. On le voit bien dans le bâtiment de l’hôpital, le squat le plus grand, le plus complexe et ethniquement diversifié18, mais cela se décline dans tous les bâtiments. Des résidents propriétaires, des Palestiniens installés là depuis le milieu des années 1980, louent des chambres indifféremment à des réfugiés (palestiniens et syriens), des travailleurs migrants (africains et asiatiques) ou des Libanais pauvres. La distinction entre propriétaires, bailleurs et locataires s’estompe puisqu’ils ne possèdent aucun titre formel de propriété, les bâtiments appartenant encore, de fait, à l’OLP.

25 Les bâtiments se fondent extérieurement avec les autres maisons du quartier pour créer une « continuité » urbaine, mais leur administration est différente ainsi que leur composition ethnique et leur organisation sociale. Le complexe de Gaza dépend administrativement des municipalités de Beyrouth et de Ghobeiry, trois bâtiments relèvent de la municipalité de Beyrouth, tandis que le quatrième dépend de Ghobeiry, contrôlée par le Hezbollah. Les bâtiments occupent cinq parcelles, dont quatre sont situées sur un terrain privé et le dernier appartient au ministère de l’Intérieur. Cela signifie que l’ensemble des bâtiments se situe dans une zone grise juridiquement, administrativement et géographiquement. Cela se constate également dans la façon dont ils sont gérés.

26 En raison du désaccord entre le Fatah et les autres factions palestiniennes, le complexe de Gaza n’est pas administré par un comité populaire, comme c’est le cas pour les camps de réfugiés. Après plusieurs tentatives infructueuses d’établir un comité populaire, c’est à une ONG locale, l’Aide populaire pour le secours et le développement (PARD), qu’incombe le rôle d’administrer deux des bâtiments en tant que camp informel ou « officieux » (« abri collectif ») et de fournir des bons alimentaires et une aide en nature aux réfugiés nécessiteux des quatre bâtiments. En 2007-2008, le Conseil norvégien pour les réfugiés (CNRC) a amélioré le confort des bâtiments avec une nouvelle plomberie, des toilettes et des égouts, ainsi que l’accès à de l’eau potable.

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Cependant, rien de tout cela ne peut compenser les problèmes structurels majeurs, qui causent les problèmes de santé chroniques dont souffrent les résidents.

Une histoire verticale des réfugiés au Liban

27 Suite à la révolte syrienne, le nouvel afflux de réfugiés et la levée temporaire de l’interdiction de construire, de nouveaux étages ont été ajoutés à tous les bâtiments pour accueillir les nouveaux réfugiés et leur famille. Certains étages sont perchés de manière précaire sur des poutres en acier improvisées. Environ 2 250 personnes (450 familles) résident maintenant dans des bâtiments congestionnés. Les résidents sont en majorité palestiniens (250), suivis par les Syriens (105), les Africains et les Asiatiques (80) puis des Libanais parmi les plus pauvres (15). Les conditions de vie varient beaucoup en fonction de l’emplacement, du contrat de location et de la durée du séjour. La plupart des locataires consacrent tous leurs revenus à la location d’une pièce entre 200 à 300 dollars par mois, et survivent grâce aux bons alimentaires du HCR et d’autres formes d’aides fournis par le PARD. S’efforçant de joindre les deux bouts, aucun d’entre eux n’a les moyens de financer une migration vers l’Europe. Certains envisagent plutôt de retourner en Syrie, lorsque les conditions le permettront.

28 Malgré les problèmes structurels, le surpeuplement et l’humidité, des familles nécessiteuses espèrent trouver ici un logement abordable, une aide en nature et, finalement, survivre dans la jungle urbaine. Les différents niveaux surpeuplés des bâtiments de Gaza semblent raconter, à la verticale, l’histoire des migrations, avec une succession de résidents échappant aux conflits, aux déplacements et aux dénuements successifs et emblématiques de l’histoire mouvementée du Liban, de sa guerre civile (1975-1990) à nos jours.

29 Dans l’un des nouveaux étages supérieurs, Fadia, son mari, tous deux la trentaine, et leurs six enfants, louent une petite pièce avec une cuisine attenante et une salle de bain pour 275 $. Ils sont arrivés d’Alep, en Syrie, il y a plus d’un an. Leur permis de séjour ayant expiré, la famille survit grâce aux bons alimentaires distribués par le PARD et aux revenus du mari, travailleur journalier. Leurs plus jeunes enfants sont accueillis dans un centre de jour local, mais ils restent surtout à l’intérieur de l’appartement vide, à l’exception d’un téléviseur.

30 Dans un des étages intermédiaires vit une famille de onze réfugiés syriens d’Idleb, arrivés début 2015. Le mari est travailleur journalier dans la construction, comme la plupart des hommes ici, laissant sa femme cuisiner et s’occuper des enfants. Elle n’a aucun contact avec ses voisins et ne quitte jamais l’immeuble, sauf pour aller chercher les bons alimentaires du HCR et les utiliser pour faire ses courses au marché local. Aucune de leurs quatre filles mineures ne quitte l’appartement modeste loué pour 200 $. Ni elles, ni leurs frères et sœurs aînés, ne socialisent avec les voisins ni ne fréquentent l’école, à cause du manque d’argent.

31 À un étage inférieur, il y a Aïda, dont le mari a disparu en Syrie depuis que la famille a quitté le camp de Yarmouk en 2011 pour s’installer d’abord à Chatila, puis dans le complexe de Gaza. Unique soutien de la famille, elle travaille six jours par semaine à nettoyer un restaurant de shawarma. Tous ce qu’elle gagne part dans le loyer mensuel de 250 $ payé au propriétaire palestinien qui vit au rez-de-chaussée. Elle a trois sœurs vivant dans d’autres parties du bâtiment et une tante âgée installée à Chatila. À travers elles, on constate le rapport entre les liens familiaux et l’installation sur un site. Ici

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aussi, les murs lugubres, les tapis modestes au sol et les couvertures usées témoignent d’une existence de survie épuisante.

32 Une famille élargie palestinienne arrivée en 1985 réside dans un étage inférieur. En tant que primo-habitants, ils détiennent la propriété de fait des locaux, ne payent aucun loyer et bénéficient de logements de qualité supérieure, de carrelage, d’une télévision murale et d’un canapé, un contraste flagrant avec leurs voisins démunis. Le fait que la plupart des premiers habitants palestiniens, environ 20 familles, vivent encore dans le bâtiment, montre la difficulté à déménager et trouver des logements abordables ailleurs, ainsi que le rôle historique du complexe de Gaza comme refuge d’urgence pour les sans-abris.

Conclusion

33 Cet article visait à montrer l’architecture des déplacements des réfugiés échoués dans des hétérotopies urbaines qui n’étaient pas destinés à l’habitation humaine. Cela reflète l’observation de Martin Heidegger selon laquelle « tout bâtiment n’est pas une demeure19 ». En effet, des lieux tels que des « hangars, stades et centrales électriques sont des bâtiments, pas des demeures ». On peut donc dire, en reprenant Heidegger, que les réfugiés habitent ces bâtiments, mais n’y demeurent pas. Le fait de demeurer signifie non seulement « loger, rester dans un lieu », mais aussi être en paix et finalement en sécurité, « protégé du préjudice et du danger20 ».

34 Les sites décrits ici sont plutôt des abris d’urgence où résident les personnes les plus défavorisées mais où elles ne demeurent pas, dans le sens d’Heidegger. Ils vivent une existence temporaire qui dure, précaire, avec peu de contacts avec l’extérieur, dans des chambres et des appartements exigus qui ne sont pas leur maison, et n’en offrent ni la sécurité ni la paix. Subissant tous les difficultés d’une existence précaire et d’une situation temporaire – hors des catégories administratives, bureaucratiques et gouvernementales –, les réfugiés les plus pauvres ne peuvent aller de l’avant.

35 Il existe un flux considérable dans les abris examinés ici, dans des échelles de temps différentes et selon les changements de politique, mais avec une superposition et une ambigüité des catégories qui illustrent la permanence du caractère officieux de la présence des réfugiés au Liban. Dans les regroupements officieux (implantations) de Tyr, les réfugiés de Syrie vivent à côté de réfugiés palestiniens apatrides qui sont également physiquement, socialement et économiquement des marginaux dans la société libanaise. Jall al-Bahar est en même temps un squat, un campement non officieux et un abri, où les réfugiés de Syrie ont trouvé temporairement refuge mais ne sont pas chez eux.

36 À Sidon, le bâtiment d’Ouzai s’est transformé en refuge sous l’égide du HCR mais, à partir de 2016, est redevenu un squat autogéré sous surveillance policière. Les squatters n’ont pas le droit d’y résider ni de permis de séjour valide. Ils sont donc régulièrement arrêtés pour violation de résidence et peuvent être expulsés de force. Dans le complexe de Gaza, à Beyrouth, les réfugiés syriens vivent à proximité des Palestiniens et des Libanais pauvres, mais n’ont presque aucun contact avec leurs voisins ni la société libanaise. Devenus un refuge pour des Palestiniens déplacés, pendant la guerre civile, puis un campement officieux sous administration des ONG, avec des résidents qui n’ont

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pas de titre de propriété, les bâtiments de Gaza restent techniquement un squat, et ce bien que des loyers soient payés à des propriétaires de facto contrôlant l’ensemble.

37 Ces différents exemples témoignent de l’émergence de zones urbaines floues où les réfugiés naviguent entre des catégories juridiques, spatiales et sociales variées, maintenant des vies entre parenthèse dans une situation temporaire sans fin.

NOTES

1. Guglielmo Verdirame, Barbara E. Harrell-Bond (dir.), Rights in Exile : Janus-Faced Humanitarianism, New York, Berghahn Books, 2005 ; Michel Agier, Campement urbain. Du refuge naît le ghetto, Paris, Payot, 2013. 2. Jacques Derrida, « Hostipality », in Angelaki, vol. 5, n° 3, 2000, pp. 3-18. 3. Michel Agier, « Le campement urbain comme hétérotopie et comme refuge : Vers un paysage mondial des espaces précaires », in Brésil, n° 3, 2013, pp. 11-28. 4. André Bourgey, Joseph Pharès, « Les bidonvilles de l’agglomération de Beyrouth », in Revue de géographie de Lyon, vol. 48, n° 2, 1972, pp. 107-139. 5. Ishaq Y. Al-Qutub, « Refugee camp cities in the Middle East : A challenge for urban development policies », in International Sociology, vol. 4, n° 1, 1989, pp. 91–108. 6. Kamel Doraï, « Palestinian refugee camps in Lebanon : Migration, mobility and the urbanization process », in Are Knudsen, Sari Hanafi (dir.), Palestinian Refugees : Identity, Space and Place in the Levant, London, Routledge, 2011. 7. Are John Knudsen, « Syria’s Refugees in Lebanon : Brothers, Burden and Bone of Contention », in Daniel Meier, Rosita di Peri (dir.), Lebanon Facing the Arab Uprisings : Between Internal Challenges and External Constraints, London, Palgrave Macmillan, 2017. 8. Michel Agier, Borderlands : Towards an Anthropology of the Cosmopolitan Condition, Cambridge, Polity, 2016, pp. 68. 9. Loïc Wacquant, Urban Outcasts : A Comparative Sociology of Advanced Marginality, Cambridge, Polity Press, 2008. 10. Tous les noms propres sont remplacés par des pseudonymes. 11. Marwan Ghandour, « Who Is ‘Ain Al-Hilweh ? », in jadaliyya, 30 Septembre 2013. 12. Le Liban reconnait trois types d’abris : implantations officieuse sous des tentes (ITS), les abris collectifs (CS) et des unités de petits abris (SSU). 13. Are John Knudsen, « Camp, ghetto, zinco , slum : Lebanon’s transitional zones of emplacement », in Humanity Journal, vol. 7, n° 3, 2016, pp. 443-457. 14. Are John Knudsen, « Violence et déplacement : la crise des réfugiés syriens au Liban », in Maghreb-Machrek, n° 218, 2014, pp. 29-40. 15. Diana Martin, « From spaces of exception to “campscapes” : Palestinian refugee camps and informal settlements in Beirut », in Political Geography, n° 44, 2015, pp. 9-18. 16. Assaf Dahdah, « Négocier sa place chez l’autre : les migrants dans les espaces palestiniens à Beyrouth », in Revue européenne des migrations internationales, vol. 30, n° 2, 2014, pp. 25-47. 17. Hala C. Abu Zaki, « Les réfugiés de Syrie dans le camp de Chatila : conflits de légitimité et solidarités entre “nouveaux” et “anciens” réfugiés », in Confluence Méditerranée, n° 92, 2015, pp. 49-59.

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18. Michel Agier, « Parcours dans un paysage flottant de frontières », in Revue européenne des migrations internationales, vol. 30, n° 2, 2014, pp. 13-23. 19. Martin Heidegger, « Building dwelling thinking », in Poetry, Language, Thought, New York, Harper, 1971, p. 143. 20. Ibid., p. 147.

RÉSUMÉS

Au Liban, une partie des réfugiés syriens qui se sont installés d’eux-mêmes vivent dans des conditions très difficiles, précaires et insalubres dans des campements, des abris ou des squats. La plupart ont une mobilité spatiale limitée, les femmes et les enfants ne quittant pas le foyer. La mobilité est ainsi circonscrite et délimitée pour éviter la stigmatisation sociale, d’être détecté et arrêté à cause d’un permis de séjour qui n’est plus valide. Il existe donc un lien entre le manque de droits et le caractère illégal du séjour dans ces zones urbaines au statut flou.

AUTEURS

ARE JOHN KNUDSEN Directeur de recherche au CHR Michelsen Institut (CMI), Norvège.

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Les habitants syriens des camps du Liban, ou comment consolider le provisoire

Jean Claude David et Houda Kassatly

1 La guerre en Syrie, qui a débuté en 2011, a eu comme conséquence le déplacement forcé d’un grand nombre de Syriens. Selon les chiffres du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), plusieurs millions d’entre eux ont dû abandonner leurs foyers (10 millions de déplacés sur une population totale de 22 millions avant-guerre). Certains se sont déplacés à l’intérieur du pays (7,6 millions), d’autres à l’extérieur, empruntant le chemin de l’exil (4 millions).

2 La conséquence directe de cet afflux de réfugiés est la prolifération de camps disséminés à l’intérieur comme à l’extérieur du pays et dans plusieurs pays, dont le Liban. Les réfugiés syriens sont arrivés au pays du cèdre par vagues successives et s’y sont installés selon des modalités très différentes. Les plus aisés ont loué des appartements et les autres se sont répartis entre logements de fortune (habitations en ruine ou en cours de construction, immeubles désaffectés, abris précaires malpropres et insalubres, dans des garages, des entrepôts…) et les camps informels érigés sur des terres agricoles (photographie n° 1).

3 Plus de 20 % des réfugiés syriens au Liban vivraient dans ces camps où l’habitat est le plus souvent constitué de tentes. Si, au premier temps de l’arrivée, l’installation se fait dans l’urgence, le provisoire tend à devenir durable, et les interventions se multiplient pour améliorer la fonctionnalité, le confort et la commodité de ces tentes et même leur esthétique.

4 Le corpus de photographies présenté a été pris dans des camps de réfugiés syriens de la Bekaa en 2017. Il constitue la première esquisse d’une recherche à venir sur les « modes d’installation dans le provisoire » des populations syriennes qui ont commencé à s’installer au Liban dès les premiers mois du déclenchement du conflit en 2011. Un survol sommaire des camps de réfugiés peut laisser penser que ces derniers ne recherchaient qu’un abri. Alors que, dès les premiers temps de leur arrivée, ils se sont

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évertués à tenter de recomposer leur intérieur selon le mode d’organisation spatiale à laquelle ils étaient habitués. Les familles que l’on aperçoit à l’intérieur des « maisons » et autour viennent sans doute des mêmes régions syriennes et se caractérisent par un mode de vie et certaines habitudes communes. Ils se sont regroupés par affinités régionales et/ou familiales. Leurs modèles domestiques ne sont pas ceux des citadins ou des péri-urbains maintenant majoritaires en Syrie. Même s’ils ont habité un temps dans un quartier périphérique informel de grande ville ou dans une petite ville en pleine croissance, leur origine est rurale, qu’ils aient été sédentaires, semi-nomades ou nomades.

Abris d’urgence et bricolage de fortune

5 L’HCR remet aux réfugiés des kits d’abris d’urgence composés de bâches, de madriers et d’outils. Grâce à ce kit, les réfugiés montent une charpente composée de planches en bois sur lesquelles ils tendent les bâches en toile légère. Ces tentes n’offrent cependant qu’une faible protection contre les conditions climatiques extrêmes, elles se détériorent rapidement et leur espérance de vie ne dépasse pas les six mois1. Pour pallier ces inconvénients, les concernés mettent en place des pratiques compensatrices.

6 L’intervention la plus conséquente consiste à consolider ces toiles blanches légères en les couvrant de divers matériaux de récupération : sacs en jute, tissus, plastique, sacs en fibres plastiques utilisés pour l’agriculture, sacs alimentaires… qu’ils ont sous la main et qui serviront à renforcer et surtout à imperméabiliser la toiture.

7 D’autres les remplacent par des bâches en vinyle qu’ils se procurent auprès de commerçants qui ont profité de la crise pour mettre en place un commerce lucratif. Ils rachètent aux sociétés les bâches publicitaires que ces dernières ont produit pour les monter sur les innombrables panneaux promotionnels qui bordent les routes du pays et dont elles cherchent, une fois qu’elles sont obsolètes, à se défaire. Elles sont alors reprises par ces commerçants qui les proposent à la vente aux réfugiés, lesquels les recyclent en toiture (photographies n° 2 à 7). Cependant, même si elles sont plus résistantes que les premières, ces bâches doivent également être régulièrement remplacées, les températures extrêmes, trop basses ou trop hautes, les altérant et réduisant leur résistance.

8 Ces tentes montées dans des régions où soufflent un fort vent et des bourrasques (et ce particulièrement dans la plaine de la Bekaa qui constitue un couloir enserré entre les deux chaines de montage du Mont-Liban et de l’Anti-Liban) doivent, d’autre part, être consolidées afin d’éviter d’être emportées. Les réfugiés syriens utilisent alors des moyens de lestage de fortune. Ils installent des pneus hors d’usage sur le toit, de lourdes pierres pour « arrimer » les bâches au sol, mais surtout des sacs nommés « khorj2 » qu’ils laissent pendre des divers côtés de la tente (photographies n° 8 à 10). Ces sacs, lorsqu’ils sont en toile, jute ou tissus, sont remplis de pierres, de déchets lourds, de divers matériaux recyclés parfois aussi saugrenus que des chaussures usagées. Certains lestages sont composés de bidons en plastique et dans ce cas ils sont remplis d’eau.

9 Lors de l’édification de nouvelles tentes – pour accueillir un nouveau foyer ou pour une famille qui souhaite une extension de son habitat –, le sol est revêtu de plates-formes en ciment qui permettent de le surélever et, ainsi, d’isoler l’intérieur et de le protéger des inondations en cas de fortes pluies (photographie n° 11). Cette intervention permet

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également de procéder au découpage de l’espace interne selon les modalités d’occupation souhaitées.

10 Ces tentes sont parfois remplacées par des constructions en dur. Les murs sont en parpaings, la toiture en tôle ondulée (photographie n° 12). Si la construction en dur est parfois concomitante à l’installation, elle tend à remplacer les tentes dans certains lieux. Cette phase de « durcification » est évidemment rejetée par les autorités qui craignent que cette amélioration des conditions de vie des populations réfugiées soit le début de leur ancrage durable sur le sol libanais.

L’espace domestique

11 Le plan de l’espace domestique et la répartition des constructions fonctionnelles à l’intérieur varie suivent les époques et le milieu de vie d’origine, nomades sous la tente, habitat sédentaire ou semi-sédentaire, habitat urbain d’immigrants d’origine rurale ou encore habitat urbain bourgeois aisé de milieux conservateurs.

12 Le corpus présenté ici, très limité, ne permet pas de dessiner le plan d’un espace domestique complet et donc de présenter une répartition reconstituant la division de l’espace entre celui de réception « madafé3 » où sont accueillis les visiteurs (couplé au matériel à café, support de leurs lois d’hospitalité) et celui, privé, réservé à la famille. Il permet, cependant, de souligner que des tentatives sont faites pour rétablir cette division et pour reproduire l’aménagement de l’espace intérieur selon une disposition accordée aux usages de certaines composantes de la société syrienne. Ainsi, les intérieurs ne sont pas, comme on pourrait le croire, composés d’une pièce unique. Selon la place et les moyens dont elles disposent, les familles créent plusieurs espaces : cuisine, pièces à vivre, pièce de réception… Matelas et coussins sont étendus sur les tapis, dans une pièce à la fonctionnalité changeante, dictée par des rythmes temporels : le jour, elle est destinée à accueillir les visiteurs ; la nuit, elle se transforme la nuit en « chambre » pour la famille.

13 Certains aménagent un espace de réception comprenant un matériel pour préparer et pour offrir le café, suivant la tradition bédouine (photographie n° 13). Il est installé à proximité du poêle au centre de la pièce, tandis que les matelas étroits pour s’asseoir s’alignent à la périphérie, reconstituant la madafé, la diwaniya4, le sofa, le salon, la qâ‘a.5 Cette répartition entre zones de circulation dans l’espace central (comme la ‘atabé6 des maisons urbaines) où l’on reste debout, et l’espace périphérique où l’on est assis adossé au « mur », suit un principe commun à tous les contextes antérieurs à la seconde moitié du XIXe siècle au Moyen-Orient, qu’ils soient urbains, sédentaires, ruraux et nomades. Ici, l’équipement spécifique de la préparation du café peut être une représentation presque muséale, un signe d’une appartenance d’autant plus revendiquée que le contexte est une situation de déracinement. Et lorsque cet équipement est fonctionnel, il permet la reconduction du cérémonial central autour duquel s’articulent les lois de l’hospitalité, pivot de la vie du groupe.

Le décor de l’intérieur

14 À mesure que le conflit perdure, ces tentatives pour se rapprocher des normes de la période d’avant l’exil sont reconduites, et les pratiques patrimoniales connues sont

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adaptées à ce nouveau contexte de vie. Les femmes jouent un rôle important dans l’aménagement de l’espace privé, domestique, où les contraintes pratiques sont des supports de la quête esthétique.

15 S’installer dans le provisoire ne fait donc pas l’économie de l’aménagement et de l’amélioration des intérieurs et de la recherche esthétique d’un bien-être visuel. C’est bien pourquoi les femmes décorent comme elles le peuvent leurs tentes en couvrant les cloisons intérieures de tissus de récupération auquel elles donnent un drapé ou leur adjoignent quelques décorations. Elles revisitent des pratiques qui avaient cours en Syrie comme les techniques du patchwork pour confectionner des revêtements, mettant ainsi leur savoir patrimonial au service de leur nouveau cadre de vie (photographie n° 14). L’essentiel du décor est, cependant, constitué d’éléments fonctionnels de la vie quotidienne, qu’il s’agisse de la délimitation de sous-espaces dans la pièce ou d’éléments assimilables à du mobilier comme des « buffets » où certains objets sont rangés/présentés.

16 Les photographies n° 15 et 16 sont cadrées sur une portion d’espace qui ne montre pas d’aménagements construits tenant lieu de meubles. Ces espaces semblent être des espaces de séjour (concept moderne ou métis entre tradition et modernité, entre réception et vie quotidienne), organisés autour du poêle à mazout, à bois ou au charbon, centre fonctionnel et élément de décor particulièrement soigné, et des matelas étroits et autres coussins pour s’accouder, répartis à la périphérie, le long des parois souples qui peuvent représenter des murs. Un tissu ou un plastique à motifs décore le fond dans la photographie n° 17. Dans la photographie n° 18, la télécommande posée sur un coussin témoigne de la présence de la télévision dans la pièce. Le poêle à mazout, les matelas le long des « murs » pour s’asseoir définissent la pièce comme une pièce de séjour.

17 La photographie n° 19 montre une construction, sorte de buffet pour le rangement et l’exposition de la vaisselle, composé de cageots superposés de plastique moulé, surélevé par un montant en bois pour l’éloigner du sol. Les objets sont répartis en niveaux par types d’utilisation, café, thé ou sirop, dessert (il y a toujours un plateau en arrière- plan). Tout en haut, le matériel en aluminium brillant est présenté selon une recherche d’ordonnancement décoratif, avec des symétries et des classements par tailles. On retrouve le même genre de construction dans la photographie n° 20, avec une disposition et un choix d’objets différents. Les femmes reproduisent ainsi, avec des moyens de fortune, l’habitude qui avait cours dans leur village et qui consistait à faire étalage des objets précieux : vaisselle, ustensiles de cuisine, verroteries… en les disposant dans des meubles. Elles refont vivre le concept de « vitrine » où ces objets, considérés comme des objets de valeur, étaient exposés au regard de tout visiteur. Ils cumulaient alors la fonction utilitaire et la fonction esthétique en étant utilisés lors les occasions tout en occupant une place de choix dans le décor de l’habitation.

18 Le second type de construction fonctionnelle et décorative est le buffet de la télévision visible dans la photographie n° 21 : des peluches et des décors de fête en papier tiennent lieu d’objets décoratifs. Le téléphone mobile est en charge sur une prise. Le paquet de Kleenex est à droite de la télé. Les femmes utilisent n’importe quel objet ; un bouquet de fleurs artificielles, une photographie, une gravure, des jouets… pour le convertir en élément d’ornementation et ainsi créer une atmosphère et un cadre personnalisé. La fonction des objets est, une fois encore, revisitée. Certains, comme les jouets, sont transformés exclusivement en éléments de décor, d’autres combineront les

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deux fonctions, esthétique et utilitaire, comme le miroir ou la télévision, l’aspect décoratif de cette dernière étant soutenue par l’aménagement de supports décoratifs destinés à la recevoir.

19 Le troisième type de construction visible sur certaines photos est le rangement de la literie. La photographie n° 22 montre l’exposition et le rangement du couchage, couvertures, couettes, matelas, empilés sur des montants en bois, laissant un vide pour les éloigner du sol. La photographie n° 23 montre le même aménagement.

20 D’autres photographies encore relèvent des détails qui n’existent pas dans toutes les maisons : le miroir et les objets et produits de toilette dans la photographie n° 24 ou, dans la n° 25, une exposition symbolique, spirituelle et religieuse : cadre d’une vue de la Qa’aba, enveloppe de Coran, fleurs artificielles, photographie encadrée d’un homme sur fond de tissu or à motifs.

21 Il faudrait d’autres photographies et des relevés pour étendre l’étude. Nous pouvons, cependant, déjà avancer que les reconstitutions réalisées par les exilés, considérées encore comme provisoire ou prenant un caractère de permanence, s’insèrent dans des typologies préexistantes dans les régions d’origine qui toutes reproduisent certains caractères communs significatifs.

22 Loin d’être réduit à leur fonction d’abri, l’espace intérieur des tentes des réfugiés syriens est investi pour reproduire et reconduire un mode d’occupation propre à la culture de ceux qui les habitent. Quelque soit la durée de leur séjour, les réfugiés mettent en place des pratiques qui visent à tenter de recréer un espace à soi, même si cet espace est composé d’une tente insalubre ou d’un abri rudimentaire. Cet effort est décuplé par la conviction de plus en plus vive chez ces réfugiés que l’installation risque de perdurer. En dépit de l’exiguïté des lieux et de la modestie de leurs moyens, les familles tentent de personnaliser les lieux, de leur donner ce cachet qu’avaient leurs maisons en Syrie, de les rendre confortables et agréables à vivre en veillant à leur entretien et à leur propreté.

23 Ces interventions symboliques sont les moyens à travers lesquels les familles s’approprient l’espace qui leur est alloué pour contribuer à faire naitre le sentiment qu’elles disposent –malgré tout – d’un espace privé et d’un semblant de foyer.

NOTES

1. La légèreté des tentes s’explique par les contraintes des organismes concernés et par la nécessité de disposer d’un matériel facile à entreposer, à expédier et à installer même s’il n’est pas toujours adapté aux conditions de vie des réfugiés. IRIN. L’abri du futur pour les réfugiés. 2. Nom donné aux sacs que l’on suspendait des deux côtés des animaux de bâts. 3. La madafé est essentiellement un espace d’accueil des hôtes, ou un espace de réunion qui peut aussi, en cas de nécessité, être utilisé comme « salle de séjour » ou espace plurifonctionnel. 4. La diwaniya est l’équivalent de la madafé et de la qâ‘a au Koweit, qui acquiert dans cette région une valeur politique essentielle.

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5. La qâ‘a est un espace de vie essentiel dans la maison ou le palais du Bilad al-Cham avant le XIXe siècle. Aux époques anciennes la qâ‘a cruciforme constituait en fait l’essentiel de la maison. Plus tard, notamment à l’époque ottomane, la qâ‘a cruciforme ou rectangulaire est plutôt une pièce d’apparat, vouée à la réception et aux réunions en nombre, qui conserve le souvenir de son ancienne polyvalence plurifonctionnelle. 6. La âtabé est généralement, dans une maison urbaine, sorte de vestibule d’entrée sans murs à l’intérieur d’une pièce, délimitée et définie par une différence de niveau du sol d’une cinquantaine de centimètres. C’est un espace transitoire où l’on est debout, arrêté ou en mouvement, dans l’attente d’un accès éventuel à l’espace du séjour assis.

AUTEURS

JEAN CLAUDE DAVID Chercheur associé à Archéorient, Université Lyon 2.

HOUDA KASSATLY Anthropologue, photographe, chercheuse associée à l’unité de recherche Mémoire, Cemam, université Saint-Joseph de Beyrouth, responsable du programme héritage culturel de l’association Arcenciel.

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Les services de santé mentale pour les réfugiés syriens Entre politiques de l’humanitaire et politiques du soin

Filippo Maria Marranconi et Hala Kerbage Hariri

1 Dans le contexte de la crise syrienne au Liban, de multiples organisations non gouvernementales (ONG) locales et internationales, en coordination avec le ministère de la Santé publique et le ministère des Affaires sociales, proposent aux réfugiés syriens des services de santé mentale et de support psychosocial (Mental Health and Psychosocial support services, MHPSS), d’après les recommandations de l’InterAgency Standing Committee1 (IASC). En effet, l’expérience de la souffrance dans la population des réfugiés au Liban reste aujourd’hui principalement l’apanage d’une gestion médicale et humanitaire et, dans ce contexte, les « disciplines psy » occupent une place d’envergure dans la définition de cette expérience. Peu de travaux abordent ce sujet dans sa dimension sociale2 au delà du regard médical et il n’existe pas de données sur l’expérience des réfugiés syriens avec les services de santé mentale ou, de façon plus générale, sur les idiomes de la souffrance mobilisés par cette population. Une revue de littérature commanditée par le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) tente d’informer sur des spécificités socio-culturelles propres au contexte syrien, afin de pouvoir adapter les services3, mais il n’y a pas, à notre connaissance, d’études ayant impliqué des réfugiés syriens eux-mêmes dans le but d’explorer leur expérience au-delà des catégories diagnostiques. Les études qui existent sont surtout des études épidémiologiques recherchant les prévalences de diagnostics psychiatriques dans cette population, notamment de syndrome de stress post-traumatique (PTSD) et de dépression4 ; les moyens de diagnostic utilisés étant des échelles standardisées non validées dans le contexte syrien (comme, par exemple, le Mini international neuropsychiatric interview-MINI) qui sont basées sur une liste de symptômes.

2 En se concentrant sur les symptômes plutôt que sur l’expérience, sur les pourcentages de diagnostics plutôt que sur le vécu individuel, ces études réduisent le vécu des réfugiés à une liste de symptômes isolés de leur contexte, qu’il suffit de quantifier et de mesurer pour diagnostiquer un trouble psychiatrique. Il en résulte une surestimation de la fréquence de PTSD et de dépression, occultant ainsi le fait que ces manifestations

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peuvent être une réaction normale à des circonstances de vie extrêmes et réalisant une médicalisation de la souffrance.

3 Cependant, des critiques ont progressivement émergé vis-à-vis de ces approches, qui risquent d’enfermer les réfugiés dans un rôle passif tout en pathologisant une souffrance ordinaire et en éradiquant tout contexte social et historique dans lequel cette souffrance s’inscrit5.

Une étude sur la construction médicale et psychologique du réfugié

4 Vu les limites des études précédemment citées, ainsi que fort de notre propre expérience clinique auprès de réfugiés syriens et de notre recherche dans le milieu psychiatrique, nous avons entrepris en 2016 une étude dont le but a été d’explorer les politiques de mise en place des services de santé mentale, à travers une analyse de la documentation disponible, et du discours que les psychiatres et les autres professionnels de santé mentale construisent autour de la population réfugiée. Au centre de notre intérêt se trouve l’expérience que les réfugiés ont de ces services, ainsi que les manières dont l’expérience de la souffrance prend forme dans leur contexte de vie. Les données dont on fait usage dans cet article ont été recueillies au cours d’une enquête de terrain menée durant vingt quatre mois (2014-2015) dans le cadre de la recherche doctorale de l’un des deux auteurs, ainsi que pendant huit mois dans l’année 2016 dans le cadre de notre étude. Nous avons contacté les dix ONGs fournissant des services MHPSS spécialisés pour adultes (consultations de psychiatrie et/ou de psychothérapie). Seules deux ONG (internationales) nous ont permis l’accès aux réfugiés syriens bénéficiant de leurs services, basés dans les régions de la Bekaa et de Beyrouth, qui concentrent le plus grand nombre de réfugiés syriens au Liban6 : Médecins du Monde7, fournissant des services à La Bekaa, et une autre ONG ayant souhaité garder l’anonymat. Les huit autres ONGs ont invoqué des politiques strictes de confidentialité ainsi que des craintes d’exposer leurs bénéficiaires « vulnérables » aux risques « d’entretiens avec des inconnus qu’ils ne reverront plus8 ». Cependant, toutes les ONGs concernées9 ont accepté que nous fassions des entretiens avec le personnel soignant et/ou les coordinateurs des programmes, sous couvert d’anonymat10.

5 Dans cet article, qui constitue une première réflexion sur le sujet abordé, nous analysons les discours mobilisés par certains professionnels de la santé mentale afin de montrer la construction du réfugié syrien dans un contexte de gestion humanitaire. L’analyse de ces discours – récurrents dans notre ethnographie bien qu’ils ne soient pas partagés par tous les professionnels – nous permet d’explorer le fonctionnement des relations entre soignants et soignés, et de révéler certains malentendus, difficultés et angles morts qui sillonnent la pratique thérapeutique. Enfin, à travers une remise en contexte de la rencontre thérapeutique, nous montrons comment les discours et les stéréotypes mobilisés par les professionnels, assignant une place particulière au sujet et à son expérience de la souffrance, dessinent une véritable politique du soin11.

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Le Syrien dérangeant : la consanguinité ou l’ignorance de la culture

6 « ... Ils ont une mauvaise odeur... Tous les réfugiés syriens ont une mauvaise odeur. Surtout parce que les femmes sont habillées beaucoup, et il y a l’odeur de la sueur… L’aversion qu’on ressent pour eux, ce n’est pas à cause de la guerre, tant qu’ils n’ont pas participé aux combats [de la guerre civile]… Mais les femmes, c’est surtout l’image de l’ignorance, et c’est une image très ancrée. Les Syriens sont ignorants. Et il y a l’histoire de l’occupation du Liban par la Syrie : si c’était les Français ou les Américains, on veut bien, parce qu’ils sont plus civilisés... mais là, il y a un contre-transfert négatif, ce sont des gens qui ne méritent pas le respect12… »

7 Dans cette déclaration, on entrevoit certains des traits qui forment l’image dévalorisante du réfugié Syrien au Liban et de ce que Vincent Geisser, en parlant des relations entre les deux pays, a appelé « réveil des fantômes du passé13 ». À partir du terme « réfugié », qui évoque la présence palestinienne, la guerre civile libanaise, l’image du travailleur immigré et l’occupation syrienne du pays jusqu’en 2005, la figure du syrien réveille dans la classe politique, comme dans la population libanaise, des attitudes et des sentiments ambivalents, qui nécessitent d’être analysés historiquement et dans leur actualité politique. Mais la relation entre professionnels et usagers est traversée aussi par d’autres stéréotypes qui se mélangent et à la fois dépassent celui du syrien comme réfugié indésirable, pour faire de lui un sujet essentiellement dénué et contraint par la pauvreté, une figure rurale en proie à l’ignorance et au traditionalisme, incapable d’exprimer ses besoins et nécessitant de l’éducation.

8 Certains des professionnels interviewés se plaignent de l’ignorance des Syriens, de leur faible taux d’alphabétisation ou bien de leur incapacité à lire en lettres latines, et donc de la nécessité continue d’avoir à leur expliquer le nom et la fonction des médicaments, en passant par les procédés à suivre pour leur prise : « Leur culture les empêche de comprendre que prendre le médicament une fois ne suffit pas, qu’il faut attendre pour guérir14. » L’ignorance des réfugiés apparaît comme un facteur déterminant, également perçue comme étant la raison du haut taux de natalité dans cette population, ce qui met indirectement en cause la capacité d’accomplissement du rôle parental des réfugiés. Dans des conditions de pauvreté extrême, les Syriens continuent d’enfanter, ce qui est interprété de la part de certains professionnels comme une « manière irrationnelle et illogique15 » d’affronter les conditions de vie puisqu’ils n’ont pas les moyens financiers de s’occuper de leurs enfants. Bien que certains professionnels reconnaissent les difficultés économiques qui empêchent les parents de payer la scolarité de leurs enfants, une partie d’entre eux trouve la source de ce comportement dans le désintérêt que les Syriens auraient pour l’éducation.

9 L’ignorance, selon certains, joue aussi un rôle, du moins indirect, dans les explications génétiques concernant la fréquence de certaines pathologies (schizophrénie, trouble bipolaire, retard mental, autisme) dans la population des réfugiés. En effet, selon ces professionnels, le taux de consanguinité serait très élevé dans la population syrienne. Bien qu’il ne soit pas évoqué comme l’unique facteur à prendre en compte pour expliquer les situations pathologiques, il constituerait néanmoins une condition de possibilité fondamentale pour appréhender les difficultés des réfugiés et, notamment, les échecs scolaires de leurs enfants. Selon une psychiatre interrogée :

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10 « – Les Palestiniens sont une population très particulière : ils ont un taux de consanguinité très élevé. Plus que les Libanais. Le Liban est le pays avec le taux de consanguinité le plus bas du monde arabe. (...) Quand tu te maries avec un cousin germain, tu as plus de risque d’avoir des maladies psychiatriques, plus de schizophrénies, plus de troubles bipolaires. En plus ils sont très défavorisés, le système éducatif est nul. Il y a un taux de retard mental très élevé. (...) Moi, je vois des Syriens aussi, mais je vois plus des Palestiniens de Syrie (…). Ils se marient encore plus entre eux, et il y a un taux d’analphabétisme très élevé.

11 – Tu veux dire qu’ils sont stupides ?

12 – Il y a un retard chez eux. Pas tous, mais la majorité. Je ne dis pas qu’ils sont retardés, mais ils n’arrivent pas à passer le brevet. (...) Tu sais, tes acquisitions scolaires vont avoir une répercussion sur ton niveau intellectuel. Ce que tu apprends va stimuler tes neurones, t’ouvrir des horizons. Eux, ils quittent l’école tôt et ils vont faire des petits boulots. (…) Moi, je vois plein d’enfants de 6-7 ans qui ne vont pas à l’école. Ils essayent, mais ils n’arrivent pas à intégrer le système scolaire, ils sont découragés et ils quittent16. »

13 Finalement, la consanguinité est un concept utilisé de manière très ambiguë. Si certains psychiatres lui reconnaissent un impact direct sur la santé, d’autres la considèrent comme la conséquence d’une culture fondamentalement traditionnelle et arriérée. Néanmoins, dans les deux cas, suivant ce raisonnement, il est donc possible d’établir une hiérarchie des populations (libanais, syriens, palestiniens, palestiniens de Syrie...) sur la base de leur supposé degré de consanguinité. Cette hiérarchie différentielle, subrepticement évolutionniste et ethnicisante, qui recoupe, au niveau génétique, le degré de désavantage de chaque groupe et leur degré de développement ou d’éducation, est en réalité basée sur le découpage des statuts. Une hiérarchie qui, de manière plus ou moins explicite, établirait un continuum ayant à ses pôles la tradition et la modernité.

Professionnels universels, Syriens particuliers

14 Le rôle de la culture dans le discours des psychiatres est généralement évoqué de deux manières. Premièrement, le modèle de la culture comme épiphénomène, comme une manière alternative d’exprimer le malaise. Afin de découvrir la vraie pathologie sous- jacente, il faudrait sélectionner les symptômes cohérents avec le cadre de lecture psychiatrique, en incorporant ou en excluant le langage du patient dans la nosologie. Deuxièmement, elle est évoquée par certains psychiatres comme un obstacle qui empêcherait le patient de comprendre le langage psychiatrique, son importance, et d’en suivre les protocoles. Dans les deux cas, le terme de « culture » – mobilisé comme synonyme de particulier (opposé à universel), tradition – est utilisé en opposition à celui de « science psychiatrique », et prend l’allure de ce que Bateson appelle « boîte noire » ou « hypothèse dormitive : Pourquoi l’opium provoque le sommeil ? Parce qu’il contient un principe dormitif17. » On est donc face, à une cause réifiée qui explique peu et s’auto renforce. Cette production d’hypothèses dormitives – qu’on retrouvera ailleurs – permet à certains professionnels d’ancrer une différence dans une dimension naturelle, ou, pour ainsi dire, dans une culture naturelle, en faisant fonctionner ainsi la psychiatrie comme une discipline18. Le corps du Syrien est « opaque19 » : opaque à lui même, puisque le patient semblerait incapable de comprendre ou d’expliquer ce qui lui arrive dans un langage approprié, et opaque pour les professionnels, puisque son universalité serait cachée par sa culture.

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15 Ceci est bien visible dans la dissociation qui est faite entre le besoin du sujet tels que perçu par les professionnels et ce qu’il exprime. Il l’est également et dans le rôle que les « awareness sessions » ou « sessions de sensibilisation » prennent dans l’organisation des services. En effet, une préoccupation constante de la part des prestataires de services de santé mentale est la nécessité d’éduquer les gens sur le savoir psychologique et psychiatrique. Dans les espaces d’attente des associations ou des centres de soins primaires, on trouve toujours une brochure ou un dépliant expliquant aux usagers les symptômes des maladies psychiatriques, les noms de celles-ci, et les indications sur la conduite à tenir en cas de besoin. À ce propos, une assistante sociale nous parle des « awareness sessions » : « Ils disent : je suis très fatigué, je m’énerve facilement, je ne supporte plus mes enfants… Ils ne disent pas : je suis déprimé. Ils ne savent pas qu’ils sont déprimés, alors que nous on voit les symptômes. (…) Quand on n’atteint pas les chiffres requis (par les bailleurs de fonds), on fait plus de “awareness sessions” pour recruter plus de gens. Les gens ne considèrent pas les services de santé mentale comme une priorité, donc il faut les convaincre20. »

16 Pour les Syriens manquent d’éducation ou d’information sur les maladies psychiatriques, les « awareness sessions » ne répondent pas seulement à une nécessité organisationnelle (ou à des impératifs de marché liés aux financements), mais se révèlent être un outil pédagogique visant non seulement une sensibilisation, mais aussi une véritable prise de conscience par le patient de son état et de ses besoins. À travers le manuel du « Mental health Gap », le dépistage des symptômes, et les « awareness sessions », les assistantes sociales vont les informer, les sensibiliser et les intégrer en tant que « bénéficiaires » dans les services.

17 L’éducation aux discours des disciplines « psy » va ici de pair avec la question de la résipiscence : l’ignorance de l’état maladif de la part du patient, qui, en psychiatrie, peut être un des symptômes de cet état maladif lui-même, se mêle à l’ignorance « due à la culture », qui empêcherait le Syrien d’être conscient de son état, ou qui le pousserait vers ce que les professionnels évoquent comme une forme de « tabou ou de stigmatisation » de la part des patients à l’égard de la maladie mentale. Il se produit donc ici un court-circuit qui ouvre la possibilité à la pathologisation et à la naturalisation de comportements individuels ou de groupes, considérés sur la base d’instruments de diagnostic, plutôt que par une tentative de compréhension de l’expérience du patient à la lumière aussi de ses conditions de vie.

18 Le Syrien, face à certains professionnels, est donc qualifié par des stéréotypes qui le rabattent sur sa situation de pauvreté et dénuement, d’ignorance et de traditionalisme aveugle, liés à une origine (vrai ou prétendue telle) rurale. Face à un Syrien manquant de l’éducation requise, et peu désireux de coopérer pour son bien, la relation soignant- soigné prends les caractéristiques d’une relation paternaliste et moralisatrice, tout comme apparait légitime le mécontentement du médecin éduqué et bienveillant. Dans ce cadre, la notion de culture, ainsi que la notion de consanguinité, utilisées par les professionnels, permettent d’essentialiser les caractéristiques attribuées au réfugié et d’insérer celui-ci dans une dimension naturelle intemporelle.

Le Syrien mensonger

19 « – Les mensonges... Tu peux dire qu’ils sont des menteurs, mais tu ne peux pas commencer une thérapie de cette manière. Une fois, une fille de 21 ans est venue. Elle m’a dit des choses, mais elle mentait, elle ne voulait pas tout me raconter. (…) Elle avait une personnalité spéciale. J’ai essayé

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de la convaincre de ne pas mentir, et j’ai tout essayé. Après elle est partie. Elle avait une personnalité spéciale qui la faisait mentir.

20 – Peut être elle cherchait d’obtenir quelque chose ici ?

21 – Oui, d’accord. Mais je suis une psychologue, elle ne peut pas obtenir des biens matériels chez moi21. »

22 En évoquant les frustrations liées à leur métier, les professionnels évoquent souvent les comportements que les patients ont vis-à-vis du travail thérapeutique, notamment la problématique de leur propre manipulation. Les professionnels se plaignent du fait que les réfugiés – conscients de l’importance du savoir médical dans les procédures de réinstallation dans les pays européens ou nord américains – demandent, directement, un rapport médical à présenter au HCR. Ils demandent parfois d’insister dans le rapport sur la gravité de leurs traumatismes. Cette attitude apparaît aussi dans leur demande continue d’aides qui, selon certains professionnels, révélerait une certaine intempérance et dévoilerait le manque d’honnêteté de certains d’entre eux.

23 « Il y a des gens qui essayent de te manipuler, et ils te provoquent. Ca m’est arrivé une fois, qu’on m’ait dit : “– Si tu nous aides pas, je vais dire à mon mari d’aller combattre avec Daesh. – Madame, je suis une psychologue, je ne peux pas vous aider avec les biens matériels !” Et eux, ils reçoivent déjà les biens, chaque mois, et le loyer. (…) Ils reçoivent tout, mais continuent de demander22. »

24 Le comportement du réfugié et le sentiment de manipulation qui en découle semblent mettre en crise le rôle du professionnel lui-même, ainsi que son attitude paternaliste. Cependant, les réponses à cet état sont diverses. Parfois, le comportement des réfugiés est lu à la lumière de catégories moralisantes et, comme on l’a vu, à la lumière d’une conception naturalisante de la culture ou, à l’extrême, comme un état pathologique. D’autres fois, la crise de sens du travail du professionnel semble, par contre, assumée, ouvrant ainsi à des possibilités de compréhension ultérieures.

25 Le concept d’« économie morale du mensonge23 » paraît utile pour décrire ces dynamiques. Il est proposé par Roberto Beneduce, qui l’emploie dans l’étude des stratégies narratives utilisées par les migrants pour faire face à l’arbitraire et à la violence bureaucratique des procédures d’évaluation pour l’obtention de l’asile. Cette notion « propose des sentiers analytiques pour comprendre la signification de comportements ou de narrations qui sont souvent banalisées comme tromperies ou tactiques finalisées à l’obtention d’avantages immédiats24 », et elle peut nous aider à interpréter des pratiques dont la valeur politique est difficile à déterminer. Si, dans notre cas, il ne s’agit pas seulement de procédures que les Syriens doivent affronter afin d’obtenir l’asile, ce concept nous semble utile pour comprendre quelque chose du monde dans lequel les réfugiés vivent. Leur quotidienneté est jalonnée par la présence des agences onusiennes et des organisations humanitaires ; il s’agit un monde, finalement, sillonné par la tension entre répression et compassion décrite par Didier Fassin25.

26 La décision de faire bénéficier un réfugié des aides matérielles est soumise à la capacité de la part du réfugié de démontrer sa situation de besoin auprès des institutions chargées de ces aides. En effet, le HCR organise véritablement une hiérarchie de la souffrance, hiérarchie à laquelle l’individu (ou le foyer familial) doit montrer son appartenance afin d’avoir accès aux moyens de subsistance. Sans, pourtant, être sûr du résultat. Le certificat médical, l’exposition de blessures, l’affichage d’un état de

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morbidité, deviennent des modes de légitimation de leurs demandes face aux employés des ONG ou aux autorités compétentes ayant rapport avec la demande d’asile.

27 Dans nos rencontres, le discours sur le HCR (désigné par « Oumam », « Nations », pour Nations unies, puisqu’il s’agit du UNHCR) est omniprésent. Les Nations unies sont vécues comme une organisation qui peut offrir des avantages, et dont les réfugiés dépendent pour le minimum de survie. Cependant, ses logiques demeurent insondables et sont vécues comme arbitraires et hypocrites. Les Oumam constituent une présence lointaine, et pourtant quotidienne, parfois perçus par les réfugiés syriens comme maître de leur destin puisqu’ils intervenir en leur faveur et les sauver. Mais ils sont aussi des interlocuteurs inaccessibles : « Si cela continue comme ça, je vais me mettre le feu, moi et mes enfants, devant le siège des Oumam à Beyrouth » ; « On a fait l’entretien, ils ont dit qu’ils allaient nous rappeler. Entre temps, nos voisins ont été acceptés pour voyager. Mais eux, ils ont une meilleure situation que nous !». Ces phrases ont souvent été entendues dans la bouche de nos interlocuteurs au cours de notre enquête.

Mensonge contre mensonge

28 Dans cette situation de précarité, les Syriens sont constamment forcés de devenir des « créatures mimétiques26 ». Leur vie est marquée par la mise en œuvre quotidienne de tactiques et par une position fondamentale de dépendance à l’égard des aides qu’ils reçoivent. Ils sont contraints à des narrations d’eux-mêmes constamment diversifiées auprès des donateurs, dont ils jouent avec les politiques d’identification et les attentes. D’après deux assistantes sociales travaillant dans une ONG : « Certains prennent les aides et les vendent... Il y a des gens qui en ont besoin, et d’autres qui les vendent ! Parfois ils le font pour acheter des médicaments, mais parfois seulement pour l’argent ! » ; « Tu ne peux prendre ton droit, et le droit de l’autre aussi... Voilà, ici c’est la limite de ton droit27. »

29 La figure du réfugié comme menteur est, en quelque sorte, cohérente avec la seule légitimation possible de sa présence, celle de victime ayant besoin d’aide. Quand le réfugié cesse d’habiter le seul lieu légitime, celui du droit à la survie qui lui est accordé par les organisations humanitaires, le corps du réfugié, opaque, devient suspect, et cible de procédures de contrôle ou de jugements moraux. À propos de l’aveu de la part du criminel algérien – considéré mensonger par essence de la part des pouvoirs psychiatrique et juridique français – Frantz Fanon et Raymond Lacaton écrivent : « […] la réinsertion du criminel par l’aveu de son acte dépend d’une reconnaissance du groupe par l’individu. II ne peut, en somme, y avoir réinsertion s’il n’y avait pas insertion. […] Ce refus de l’inculpé musulman d’authentifier par l’aveu de son acte le contrat social qu’on lui propose signifie que sa soumission souvent profonde, que nous avons notée en face du pouvoir (judiciaire en l’occurrence), ne peut être confondue avec une acceptation de ce pouvoir28. »

30 Si l’on n’est pas face à un pouvoir colonial comme celui décrit par Fanon, ces mots font tout de même écho à la figure décrite du Syrien-menteur. Le mensonge peut être appréhendé ici comme une réponse, une résistance face à un univers de procédures arbitraires et impénétrables, dissimulées sous des raisons humanitaires, et dont la légitimité pour le réfugié demeure très problématique. Dans ce territoire donc, le pacte social – et il en est de même pour la relation thérapeutique – constitue une réalité structurellement incertaine, voire inexistante. Plus que de nous révéler une caractéristique personnelle, ou d’un groupe, le mensonge nous révèle un champ de relation de pouvoir, l’espace humanitaire, dans lequel le réfugié est inséré, et qui va

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bien au-delà de la session de psychothérapie ou de l’intervention psychiatrique. Parallèlement, comme le dit Roberto Beneduce : « Ces narrations (…) sont elles-mêmes un exemple contradictoire d’appropriation de l’idéologie humanitaire29. »

Conclusion

31 À travers la définition du Syrien comme un être en manque, ignorant, et, dans certains cas, la référence à la dimension génétique comme cause de la pathologie, les professionnels produisent un discours sur le réfugié qui rabat celui-ci aux marges de l’histoire et du politique.

32 Ces réflexions nous renvoient à une question centrale, qui apparaît en filigrane : qu’est- ce que « soigner » veut dire, dans ces situations ? La réponse donnée par les professionnels, psychologues et psychiatres est celle qui consiste à renforcer sa capacité d’adaptation à des conditions de vie difficiles, à redevenir fonctionnel ; sa capacité à « faire avec » la situation dans laquelle il vit. Mais qu’est-ce que « s’adapter à ce contexte » veut dire, quand ce contexte même contraint la personne à une survie perpétuelle, dont la seule issue paraît être le voyage dans un autre pays ?

33 L’acte thérapeutique, comme nous l’avons analysé ici, risque de produire donc un dédoublement : à coté de l’exclusion politique, due à la position que le Syrien occupe en tant que réfugié, prennent corps une exclusion et une délégitimation du savoir et de l’expérience du patient, qui empêchent de « penser leurs souffrances et leurs doutes comme un reflet d’une histoire incorporée30 ».

34 Le réfugié habite l’espace humanitaire, un espace de tension31, dans lequel il doit se soumettre au régime humanitaire qui le veut victime. Tout comme il doit se soumettre à ses mécanismes d’identification et à l’arbitraire de ses procédures bureaucratiques qui le rendent suspect et qui le forcent à jouer de son identité. « Parce qu’il est une négation systématisée de l’autre, une décision forcenée de refuser à l’autre tout attribut d’humanité, le colonialisme accule le peuple dominé à se poser constamment la question : “Qui suis-je en réalité32 ?” ». Pour paraphraser Fanon, on peut se demander : si la maladie est une critique de l’ordre social33, le refuge et les dispositifs humanitaires (UNCHR, etc.) ne constituent-ils pas aussi une source de production de la maladie et de la souffrance, dans la mesure où ils participent à l’instauration de ce « régime du quotidien » ?

35 Si les sites humanitaires ne peuvent donc être que des espaces en tension, c’est dans ces espaces en tension que les professionnels de la santé devraient agir, être capables de se situer, sans déhistoriciser l’autre et son propre savoir, en essayant de dépasser les logiques que nous avons tenté de décrire.

NOTES

1. L’IASC est l’organisme international principal de la coordination entre les différentes agences de7 l’assistance humanitaire, un forum impliquant les partenaires humanitaires relevant des

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Nations-Unies ou hors Nations-Unies. Il a été établi en Juin 1992, en réponse à la résolution de l’assemblée générale 46/182 des Nations-Unies sur le renforcement de l’assistance humanitaire. Voir Inter-Agency Standing Committee, IASC Guidelines on Mental Health and Psychosocial Support in Emergency settings. Inter-Agency Standing Committee, Geneva, 2007. 2. Jean-Baptiste Pesquet, « Les récits de souffrance chez les réfugiés syriens au Liban. Les dimensions existentielles du sacrifice de soi au croisement du religieux et du politique », in Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, n° 138, 2015. 3. United Nations High Commissioner for Refugees (UNHCR), Culture, context and the mental health and psychosocial wellbeing of Syrians, Geneva, 2015. 4. Francois Kazour et al., « Post-traumatic stress disorder in a sample of Syrian refugees in Lebanon », in Comprehensive Psychiatry, n° 72, 2017, pp. 41-47 ; Souaiby Lama et al., « Impact of the syrian crisis on the hospitalization of Syrians in a psychiatric setting », in Community Mental Health Journal, vol. 52, n° 1, 2016, pp. 84-93 ; Wadih Naja et al., « Prevalence of dépression in Syrian refugees and the influence of religiosity », in Comprensive Psychiatry, n° 68, 2016, pp. 78-85 ; E. G. Karam et al. « Lebanon : mental health system reform and the Syrian crisis », in British Journal of Psychiatry, vol. 13, n° 4, 2016, pp. 87-89. 5. Lisa Mallki, « Speechless Emissaries : refugees, humanitarianism and dehistoricization », in Cultural Anthropology, vol. 11, n° 3, 1996, pp. 377-404 ; Dereck Summerfield, « A critique of seven assumptions behind psychological trauma programmes in war-affected areas », in Social Science & Medicine, vol. 48, n° 10, 1999, pp. 1449-1462 ; Didier Fassin, Richard Rechtman, L’empire du traumatisame : enquete sur la condition de victime, Paris, Flammarion, 2011 ; Roberto Beneduce, Etnopsichiatria. Sofferenza mentale e alterità fra Storia, dominio e cultura, Roma, Carocci, 2007 ; Archeologie del Trauma : Un’Antropologia del Sottosuolo, Roma-Bari, Laterza Edizioni, 2010. 6. United Nations High Commissioner for Refugees (UNHCR), Syria Regional Refugee Response, 2017. 7. Nous remercions Médecins du Monde qui nous a permis l’accès aux Syriens bénéficiant de ses services, ainsi que tous les participants qui ont accepté de nous recevoir pour des entretiens. Cette recherche a été conduite de manière indépendante par les deux auteurs. Cet article reflète leur point de vue et non pas celui de Médecins du Monde. 8. Directrice d’une ONG, mars 2016. 9. Les professionnels dont les extraits d’entretiens sont cités dans le présent article ne travaillent pas pour Médecins du Monde. 10. Le refus concernant l’accès aux réfugiés syriens était surtout justifié par les ONGs dans un but de protection : protéger les réfugiés d’intrusions inutiles, de questions qui risquent de raviver de mauvais souvenirs. Cependant il se profilait également une certaine inquiétude vis-à-vis du contenu même de l’entretien. Certaines ONGs ont demandé à voir au préalable les questions que nous voulions poser aux réfugiés et ont refusé ensuite de nous faciliter l’accès, disant que les questions étaient un peu « délicates ». L’analyse développée dans cet article se base principalement sur les entretiens effectués lors de notre enquête de terrain dans le cadre de notre doctorat, ainsi que sur les 45 entretiens avec le personnel soignant (psychiatres, psychologues et assistants sociaux) effectuées dans le cadre de notre étude. La totalité du personnel interviewé est de nationalité libanaise. Les psychiatres et les psychologues interviewés ont tous reçu un diplôme libanais et ont, parfois, reçu une formation à l’étranger .Les assistant sociaux, par contre, n’ont pas toujours obtenu en diplôme en ce domaine. Notre terrain s’est situé principalement à Beyrouth et ses alentours, et dans la vallée de la Bekaa, en particulier dans la région de Zahlé et dans la partie ouest de cette vallée ; nous avons rencontrés, principalement dans leur habitation, des personnes venant de différentes villes de la Syrie ou de leurs régions rurales, qui étaient arrivés au Liban souvent depuis plus que deux ans. 11. Roberto Beneduce, Etnopsichiatria, op. cit. 12. Psychiatre, août 2014.

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13. Vincent Geisser, « La question des réfugiés syriens au Liban : Le réveil des fantômes du passé », in Confluences Méditérranée, vol. 87, n° 4, 2013, pp. 67-84. 14. Assistante sociale, avril 2016. 15. Assistante sociale, avril 2014. 16. Psychiatre, juin 2014. 17. Gregory Bateson, Vers une écologie de l’esprit, tome 1, Paris, Seuil, 1977, pp. 19-20. 18. Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975. 19. Lisa Mallki, op. cit., p. 384. 20. Assistante sociale, avril 2016. 21. Entretien avec une psychologue travaillant dans une ONG, octobre 2016. 22. Ibid. 23. Roberto Beneduce, « The moral economy of lying : Subjectcraft, narrative capital, and uncertainty in the politics of asylum », in Medical Anthropology, vol. 34, n° 6, 2015, pp. 551-571. Lien : http://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/01459740.2015.1074576 24. Ibid., p. 11 (version pdf), notre traduction. 25. Didier Fassin, La Raison humanitaire. Une histoire morale du temps présent, Paris, Hautes études/ Gallimard/Seuil, 2010. 26. Changer son accent, changer de vocabulaire selon les zones où on habite (“merci” en français, est un mot que beaucoup d’entre eux ont appris à utiliser), essayer d’éviter les barrages (souvent en emmenant avec soi un enfant espérant ne pas être emprisonné), ne pas mettre aux pieds des “shahata” (tongues ou savates) quand on en a la possibilité, arrêter de porter le voile intégral, typique de certaines villes syriennes, se convertir à une autre religion en espérant pouvoir accéder aux aides des églises...Tout cela fait partie d’un répertoire de tactiques dont le but est celui de garder un “profil bas” ou de correspondre aux attentes de l’autre en position de force. 27. Entretien avec deux assistantes sociales, Avril 2016 28. Frantz Fanon, Raymond Lacaton, « Conduites d’aveu en Afrique du Nord », in Frantz Fanon, Écrits sur l’aliénation et la liberté, Paris, La Découverte, 2015, pp. 347-348. 29. Roberto Beneduce, « The moral economy of lying », op. cit., p. 3, notre traduction. 30. Simona Taliani, Francesco Vacchiano, Altri corpi. Antropologia ed etnopsicologia della migrazione, Milano, Edizioni Unicopli, 2006, p. 123. 31. Michel Agier, « La main gauche de l’empire. Ordre et désordres de l’humanitaire », in Multitudes, vol. 11, n° 1, 2003, p. 76. 32. Frantz Fanon, Les damnés de la terre, Paris, La Découverte, 2002, p. 240. 33. Roberto Beneduce, Etnopsichiatria, op. cit.

RÉSUMÉS

L’épreuve anxiogène de l’exil, l’expérience de l’habitat informel, une survie qui dépend des organisations non gouvernementales : voici un contexte psychologique explosif auquel sont soumis les réfugiés syriens au Liban. Cette étude consacrée au point de vue des professionnels de santé libanais révèle la construction d’une image particulière de leurs patients syriens : celle de victimes ayant besoin de d’aide. Loin de permettre de traiter les pathologies mentales provoquées par cette situation délétère, cette attitude du corps médical à l’égard des patients syriens tend paradoxalement à nourrir une vision négative de soi.

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AUTEURS

FILIPPO MARIA MARRANCONI Anthropologue, doctorant en anthropologie, EHESS (Paris), IIAC/LAUM, doctorant associé à l’IFPO (Institut français du Proche-Orient) et Hala Kerbage Hariri, psychiatre, chargée de cours, département de psychiatrie, Faculté de médecine, université Saint-Joseph de Beyrouth.

HALA KERBAGE HARIRI Chargée de cours, département de psychiatrie, Faculté de médecine, université Saint-Joseph de Beyrouth.

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« Je préfère plutôt parler de survivant plutôt que de patient » Entretien avec Line Abou Zaki, psychologue clinicienne et psychothérapeute à Beyrouth, au centre Restart pour la réhabilitation des victimes de torture et de violence.

Hala Abou Zaki

1 Depuis le déclenchement de la révolution syrienne en 2011 et sa transformation en un conflit global, des millions de personnes ont fuit la Syrie et se sont réfugiées dans les pays frontaliers, notamment au Liban. Face à ce flux, deux réponses ont été mises en place : une réponse sécuritaire, de la part de l’État libanais ; une réponse humanitaire, avec le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) et une multitude d’ONG et associations locales et internationales. Parmi celles-ci, certaines ont vu le jour avec l’arrivée des Syriens tandis que d’autres, qui existaient déjà, se sont adaptées à la nouvelle situation et ont ainsi transformé leurs critères d’aides. Ces ONG et ces associations viennent en aide à la population syrienne dans divers domaines, tels que la santé mentale comme le centre Restart.

2 Á l’instar des autres ONG, le centre Restart vit des aides versées par les bailleurs de fond pour chaque projet. Elles déterminent en grande partie les projets et leurs « bénéficiaires », pour reprendre la terminologie des organismes humanitaires. Le centre Restart a été fondé en 1996 par un groupe de psychologues libanais. Il est dirigé par Suzanne Jabbour, ex-présidente de l’International Rehabilitation Council for Torture Victims (IRCT) et activiste des droits de l’homme. Le centre a d’abord été basé à Tripoli puis à Beyrouth. Dans un pays qui vient de sortir de 15 années de guerres (1975-1990), il s’agit alors d’apporter de l’aide dans le domaine de la santé mentale. Restart s’adresse principalement aux victimes de torture, non seulement en termes de prise en charge psychologique, mais également au niveau juridique, concernant la plaidoirie pour les lois sur la torture. Le centre propose également des formations aux forces de sécurité intérieure autour de la question de la torture. Un rapport publié en 2014 par le Comité des Nations unies contre la torture (CAT) rend compte d’un taux de torture assez élevé dans le pays.

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3 Avec l’éclatement de conflits dans d’autres pays de la région – en Irak d’abord puis en Syrie –, l’ONG a élargi ses services aux populations réfugiées en provenance de ces pays, ainsi que d’autres venus d’Afrique, du Soudan, de la Somalie ou du Congo. Hala Abou Zaki : Comment une personne arrive-t-elle au centre Restart et a accès à ses services ? Line Abou Zaki : Les personnes que je vois passent par plusieurs étapes avant d’arriver au centre. Leur démarche n’est pas semblable à celle des patients que je reçois en libéral, qui me contactent par téléphone ou par courriel. En ce qui concerne les réfugiés syriens, la condition première pour que quelqu’un puisse avoir accès à nos services psychologiques, c’est qu’il soit inscrit comme réfugié dans les registres du HCR1. C’est le plus souvent par le biais du HCR que nos patients ont connaissance de l’existence de Restart. Il se peut que ce soit les employés du HCR qui conseillent à quelqu'un de se rendre à Restart, parce qu’ils voient qu’il passe par un moment difficile ou qu’il semble souffrir psychologiquement. Il arrive aussi que la personne qui, lorsqu’elle s’inscrit au HCR, est informée des services qui lui sont offerts, décide elle-même de se rendre au centre pour obtenir une consultation. Je me concentre ici sur la prise en charge psychologique, mais il y a bien sûr d’autres services offerts par le centre, tel que l’assistance sociale, la physiothérapie, la psychomotricité, l’orthophonie, et les consultations psychiatriques. Étant donné que le centre existe depuis bien longtemps, et qu’il est réputé pour la qualité de ses soins, de nombreux réfugiés entendent parler du centre à travers des connaissances, des proches, par une autre association ou centre, ou par des médecins.

H.A.Z. : Comment se déroule la procédure d’accueil dans le centre ? L. A. Z. : Lorsque qu’un réfugié se rend pour la première fois au centre, il passe par l’assistante sociale pour ouvrir un dossier social. Il ne sait pas toujours que le centre se spécialise en soins mentaux, et certains s’adressent en premier lieu au centre pour une orientation sociale. L’assistante sociale invite les personnes à parler de leur histoire, leur famille, leurs enfants, leur situation, et les oriente en fonction de leurs besoins. Elle les interroge sur d’éventuelles arrestations ou tortures qu’elles ou des membres de leur famille auraient. Les victimes de torture ont la possibilité de documenter leur cas et d’obtenir des indemnités si un jour leurs persécuteurs sont traînés en justice et qu’elles décident d’apporter leur témoignage. Bien évidemment, il est extrêmement rare que les personnes acceptent de documenter leur cas, craignant que cela ait des conséquences sur leur vie. La torture laisse des séquelles qui se traduisent souvent, chez la victime, par un sentiment de peur, de honte et de culpabilité. Elle perturbe souvent la notion de confiance dans les autres ainsi que les valeurs et la perspective de vie que la personne avait avant la torture. À l’ouverture du dossier, l’assistante sociale peut proposer aux réfugiés de consulter un psychologue. Si la personne le veut, elle sera dirigée vers la psychothérapeute et directrice du service clinique qui, après un premier entretien et selon le diagnostic, l’oriente vers un psychologue. Parfois, elle l’orientera plutôt vers la physiothérapeute, ou un psychiatre, ou les trois en même temps.

H.A.Z. : Les réfugiés sont dans un état de vulnérabilité et de précarité au Liban. Est-ce que ces conditions ont un impact sur l’accès aux soins ? L. A. Z. : La vulnérabilité et la précarité des réfugiés sont une variable importante dans l’accès aux services offerts. Sortir dans la rue est en soi souvent un facteur de risque pour beaucoup de réfugiés qui ne sont pas en règle dans le pays, même si le

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document du HCR a une valeur auprès des autorités libanaises. Les personnes vivent constamment dans la peur de se faire arrêter à un barrage militaire, de se faire agresser ou kidnapper par des membres d’un parti politique ou par des gens du quartier, opposés à la présence de réfugiés2. Se déplacer implique aussi des frais de transport. Le centre les couvre dans la plupart des cas pour que les réfugiés puissent arriver à leur séance malgré leurs difficultés financières. Mais parfois, ces aides ne sont pas suffisantes, et la question du transport peut alors constituer un obstacle dans l’accès à la prise en charge. Dans beaucoup de cas aussi, les patients ne viennent pas à leur rendez-vous parce qu’ils ne peuvent pas laisser leurs enfants ou un membre de la famille malade seuls à la maison. Ces obstacles reflètent, en réalité, le quotidien des réfugiés, souvent isolés à la fois de leur communauté et au sein de leur système familial. Ils n’osent pas aller vers les autres, établir des amitiés et s’intégrer dans des réseaux sociaux.

H.A.Z. : Est-ce qu’il y a des différences dans l’expression de la souffrance entre la population locale et la population refugiée ? L. A. Z. : Il est délicat d’établir des distinctions entre la population de patients refugiés et la population de patients locaux. Cependant, on trouve des éléments qui sont évoqués par la majorité des réfugiés avec qui je travaille comme : la perte d’un pays, des pertes matérielles et/ou de membres de familles ou de connaissances, l’épreuve de la guerre et de la fuite, une situation économique précaire et critique qui se répercute sur l’ensemble du mode de vie, une insécurité due à l’absence de papiers au Liban, des restrictions au niveau des déplacements. Il y a souvent des récits de pertes, de deuils, de changements de rythmes de vie, de nouvelles manifestations physiques. Une incapacité à effectuer les tâches avec la même énergie que dans le passé, une difficulté à se lier aux autres, de l’irritabilité pour un tout et pour un rien. J’entends souvent ce type de discours : « Je n’ai plus l’énergie pour faire quoique ce soit, j’ai un mal de tête qui ne me laisse pas tranquille, j’ai des fourmillements dans le corps, je crie sur mes enfants, mon mari n’est plus pareil depuis qu’on a quitté la Syrie, je dors beaucoup, je n’ai plus envie de cuisiner, de m’occuper de la maison et des enfants… » « Je n’avais jamais pensé à la mort jusque-là, je suis croyante en plus… » « Avant qu’on ne vienne au Liban, mon petit était un enfant comme tous les autres enfants, il n’avait rien, mais depuis qu’on est là, on dirait une autre personne. Il s’agite dans tous les sens, il n’obéit plus à personne, il se met souvent en colère, nous crie tous dessus, frappe ses frères et sœurs, fait pipi sur lui la nuit, alors qu’il était devenu propre à une certaine période… » « Nous avions une grande maison, avec une ferme à côté, et tous nos proches vivaient à deux pas. Maintenant on ne connaît personne, on n’ose parler avec personne, on a peur d’avoir des problèmes. » Au sein de la population de patients locaux, les gens sont, globalement, moins envahis émotionnellement que dans la population refugiée. Ils ont souvent une idée plus claire et plus précise de la raison pour laquelle ils sont là. Ils sont encore capables – pour la plupart d’entre eux – de s’orienter dans le temps, dans un changement à venir. Par ailleurs, les réfugiés sont frappés par des difficultés multiples liées à leurs conditions même de réfugiés et que ne connaissent pas les patients que je reçois en clinique. Lorsqu’ils viennent me voir, ils me parlent le plus souvent de tous leurs problèmes. Tout est entremêlé.

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Le temps est souvent suspendu, l’avenir étant trop incertain, la peur et l’inquiétude dominent. Le discours est souvent marqué de désespoir. Au psychothérapeute d’insuffler, discrètement et timidement, avec beaucoup d’humilité, de l’espoir. Je me demande certainement souvent comment j’aurais réagi si j’avais vécu les mêmes événements ? Insuffler de la motivation à des gens qui ont vécu l’indicible et l’inimaginable, c’est se rendre sur des terrains inconnus, c’est aussi aller à la rencontre de soi à la lumière de différentes perspectives, au quotidien. Abraham Maslow, psychologue américain, a établi une hiérarchie des besoins dans son travail sur la théorie de la motivation en 1943. Il est certain que la base de la pyramide3 qu’il propose n’est pas totalement assurée pour la plupart des personnes qui se rendent au centre, d’où la difficulté de concevoir les degrés plus hauts de la pyramide incluant les besoins d’être aimé, d’estime de soi, et de réalisation de soi. Malgré ces contraintes, les degrés supérieurs de la pyramide sont tout de même ciblés : une relation de couple qui s’améliore ou un membre de la famille qui se sent plus capable de se sentir en contrôle de sa vie ont un effet nettement visible et changeant sur tout le système familial. L’espoir renaissant dans la famille permet de nouvelles possibilités. Je travaille avec des enfants et des adultes. Les présentations des problèmes et la prise en charge varient en fonction de l’âge du patient. Chez les enfants, on trouve des similarités entre les patients locaux et les réfugiés dans la manière d’exprimer la souffrance et ses manifestations. Les problèmes ont souvent débuté avec la guerre ou juste après l’arrivée au Liban, ou encore suite à un événement marquant voire traumatique. Lorsque je dis traumatique, j’entends par là un événement où l’enfant a senti que sa propre vie ou celle de quelqu’un d’autre était en danger, qu’il y a un risque imminent. Parmi les manifestations récurrentes : les enfants n’obéissent plus à leurs parents, ils sont agités, agressifs, impatients, impulsifs. Ils ont souvent peur, sursautent facilement lorsqu’ils entendent des feux d’artifice ou des coups de feu qui ravivent souvent des souvenirs de guerre. Un fort attachement aux deux parents ou à l’un des deux parents est souvent observé. De même, de l’énurésie nocturne, des difficultés à s’endormir, des cauchemars, de la tristesse, du désespoir, de la colère, de l’irritabilité, des envies de mourir, de l’isolement. Il n’est pas étonnant d’observer ces réactions dans un contexte marqué par de nombreux déplacements, changements, dispersions de la famille, pertes de membres chers, arrestation de l’un des deux parents, parents en crise, discrimination de la part de la population locale, violence des enfants et/ou des enseignants.

H.A.Z. : Dans de tels cas, est-ce que la prise en charge psychologique peut apporter des solutions ? L. A. Z. : La solution « psychologique » ? Y en a-t-il une, sachant que les facteurs socio- économiques et politiques sont si pesants ? Le défi réside là. Mais aussi le doute, la question récurrente par rapport à l’absurdité de ce que j’essaie de faire en tant que psychothérapeute. Même si les résultats obtenus lors des interventions psychologiques sont souvent dérisoires par rapport à la situation d’ensemble, ils donnent espoir, surtout lorsque ces interventions sont nourries et inspirées de ce que les enfants veulent pour eux-mêmes. Dans le contexte d’une famille dont un membre a été kidnappé, torturé et tué dans un contexte de guerre, les enfants sont souvent très mal informés des événements. Ils

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n’en ressentent que l’affliction des membres restant, des larmes qu’ils ne comprennent pas, et en deviennent agités. Donner sens à ce qui se passe constitue l’une des démarches thérapeutiques possibles. Mettre en jeux, en dessins, ou en mots le récit de ce qui s’est passé, est déjà une étape très libératrice pour l’enfant. Mais, surtout, se sentir entendu, écouté, trouver sa place lorsque, dans sa famille, tout le monde est souvent surmené et débordé. L’expression verbale n’est souvent pas la voie choisie par les enfants dans les séances. Ce sont souvent les parents qui décrivent les manifestations et les changements observés chez leur enfant. Parmi les prises en charge offertes par le centre, certaines ont lieu en groupe, permettant ainsi des échanges entre les enfants ayant vécu des situations similaires, un travail sur les ressources existantes et sur le rétablissement de liens. Il s’agit de restaurer un sentiment de sécurité et de confiance en premier lieu, et de jouer ensemble. Il existe également des prises en charge familiales. Le centre de Restart a développé son propre modèle de thérapie familiale. Chaque membre de la famille est suivi individuellement par un psychothérapeute différent et, lors des séances familiales, chaque patient est accompagné de son psychothérapeute qui s’assied près de lui et qui est son « ombre ». La psychothérapeute responsable des services psychologiques du centre modère la séance. Les psychothérapeutes « ombres » ont comme rôle de soutenir le patient et de l’encourager à s’exprimer lorsque celui-ci a des choses à dire aux autres membres de la famille. Ces séances en famille permettent aux psychothérapeutes d’avoir une idée plus claire de la dynamique familiale du patient, mais aussi d’observer la façon avec laquelle le patient interagit avec sa famille. Les enfants semblent souvent rassurés de voir que leurs parents bénéficient aussi d’une prise en charge psychologique. Dans la prise en charge individuelle, le travail implique souvent les parents. Je commence d’abord par obtenir des informations sur les problèmes et leur histoire de la part du parent et de l’enfant. Je fais souvent de la guidance parentale par rapport à des questions liées à une hygiène de sommeil, à la manière de gérer des problèmes comportementaux présentés par les enfants, aux relations à la maison, dire les choses clairement, réduire les disputes parentales et les discours en lien avec les inquiétudes du quotidien devant les enfants, accorder un cadre propice au sommeil, encourager les parents à jouer davantage avec l’enfant, à lui lire des histoires reposantes avant de dormir. Des choses que les parents savent souvent déjà ou avaient l’habitude de faire avant, mais qui ont été bouleversées par tous les changements. Les informations liées à leur rythme de vie avant la guerre nous aident à orienter les interventions, à utiliser des ressources préexistantes. Les enfants ont souvent besoin d’outils les aidant à se relaxer avant de dormir ou se distraire de leurs pensées anxieuses. L’utilisation d’images reposantes, d’exercices de respiration, sont souvent apaisants. Tout comme la modification des scénarios de cauchemars qui consiste à inventer avec l’enfant une fin gaie à un cauchemar. La relation thérapeutique est aussi souvent en elle-même un levier important. Il faut mentionner également les services communautaires, où certaines personnes elles-mêmes refugiées sont formées afin de poursuivre le travail dans leur propre communauté. Des activités de groupe autour de la prévention et de la psychoéducation sont alors menées.

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H.A.Z. : Quelles sont les réponses thérapeutiques face à la détresse des adultes ? L. A. Z. : Chez les adultes, ce sont souvent des présentations de dépressions, d’anxiété et de symptômes post-traumatiques qui apparaissent, de grands termes pour tout simplement dire des réactions humaines, résultant surtout de facteurs de stress envahissants. La prise en charge là aussi, peut se faire en individuel, en couple et en famille. L’approche thérapeutique va varier en fonction des buts à atteindre. Est-ce que le patient veut juste parler et se sentir soutenu et entendu ? Ou a-t-il une demande de changement ? Veut-il modifier certaines habitudes ou symptômes qui perturbent son fonctionnement et sa qualité de vie ? Le seul fait de vivre au Liban est un facteur de stress et une raison suffisante pour beaucoup de se dire qu’il n’y a plus d’espoir et plus de buts possibles, à part celui de voyager et avoir une vie respectable dans d’autres pays. La demande première est une demande de sécurité, de respect. La réalité est triste et extrêmement difficile. Cependant, des petits changements dans le quotidien peuvent adoucir les choses et améliorer un tant soit peu la gestion des problèmes. Encourager une femme qui reste isolée chez elle, et qui a délaissé le travail de la maison et la prise en charge de ses enfants, à reprendre progressivement des activités, à organiser son temps et à socialiser à nouveau, a souvent des effets assez importants sur la qualité de vie de la femme et de sa famille. Le rôle du psychothérapeute travaillant avec des réfugiés implique également des suivis continus auprès des assistantes sociales par rapport à l’évolution des facteurs extérieurs ayant un impact sur la vie du patient. Être informé sur les rôles des différentes ONG et associations apportant des aides variées aux réfugiés est aussi essentiel, pour être au courant de ce qui existe. Le psychothérapeute a ainsi le devoir d’être à jour au niveau social, légal, et psychologique. Je constate que le rapport thérapeutique qui s’établit avec les patients refugiés est différent de celui établi en clinique, et unique à cause du partage d’expériences intenses. En effet, le patient, du fait de son isolement, s’attache au thérapeute non seulement parce qu’il est thérapeute mais parce qu’il devient son confident. Un grand nombre de patients ont souvent dit à mes collègues ou à moi qu’ils considèrent que le centre constitue leur second domicile. Une famille avec qui nous avons énormément travaillé pendant des années, et que nous avons accompagnée au travers de son parcours semé d’obstacles vient d’obtenir une réinstallation. J’ai gardé contact avec la petite fille qui voulait m’appeler avant de prendre l’avion. Son point d’attache avec le Liban étant le centre et les séances que nous avions ensemble. Nous essayons autant que possible d’encourager les personnes à élargir leurs réseaux sociaux et à s’intégrer dans des activités offertes par différents centres, mais cela n’est pas toujours évident pour des raisons de transports, d’emploi du temps différents, d’insécurité.

H.A.Z : Comment êtes-vous perçue en tant que psychologue, sachant que vous ne travaillez pas indépendamment et vous êtes dans un système rattaché en quelque sorte au HCR ? L. A. Z. : Je reçois huit personnes par jour, chacune 45 minutes, mais ça peut varier en fonction de chaque personne (un peu moins ou un peu plus). Il est très important dès la première séance de délimiter ce qui découle de mes responsabilités en tant que psychothérapeute et d’examiner d’abord les attentes du patient.

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Je suis aussi souvent associée à la figure du médecin qui va diagnostiquer le problème et prescrire des solutions. Il est important, là aussi, de définir ce qu’est la thérapie, dans le sens d’un travail d’équipe et de collaboration où le patient est celui qui en sait certainement plus sur ce qui lui arrive que le thérapeute. Le thérapeute est là pour accompagner le patient et le soutenir dans les buts que celui-ci voudrait atteindre. Bien évidemment, se pose ici la question de la temporalité. Comment parler de buts lorsque l’avenir est si incertain, et lorsque tout appelle à l’insécurité ? Voilà un autre grand défi de la prise en charge psychologique avec les réfugiés, qui ne la rend pas pour autant impossible. Un des buts est justement de créer une vision de l’avenir, ou une vision d’un présent adouci. Il est naturel que je sois aussi perçue comme une figure de pouvoir, du seul fait que je suis libanaise et que je travaille dans un centre en lien étroit avec le HCR et d’autres organismes clés dans les questions d’aides aux réfugiés et de réinstallation. Je suis dans une position où je peux m’orienter et avoir une vie stable dans le pays qui est la source même d’insécurité et d’instabilité pour la plupart des patients.

H.A.Z : Vos patients savent probablement que les rapports psychologiques que vous rédigez peuvent jouer sur leur éligibilité à la réinstallation du HCR. Pensez-vous que cela a une influence sur leurs récits et témoignages ? L. A. Z. : Je pense que cela est inévitable, malgré nos efforts de clarifier que les services psychologiques sont indépendants de toute demande de réinstallation. En effet, même si nous envoyons des rapports psychologiques au HCR, nous n’avons aucune idée de quelle manière ces rapports servent ou desservent une demande de réinstallation. Les réfugiés savent que nous travaillons en coordination avec le HCR, et il est tout à fait compréhensible qu’ils aient des attentes par rapport à cette collaboration. Il arrive que certains s’attendent à ce que des séances chez un psychothérapeute soient une façon indirecte d’aboutir à un processus de réinstallation – ce qui est tout à fait compréhensible et légitime –, et qu’ils n’aient pas une véritable demande psychologique à proprement parler. Mon rôle est alors de recadrer la situation et de redéfinir les rôles de chaque acteur. D’autres vont consulter parce qu’ils ont vraiment besoin d’aide par rapport à certaines problématiques, et ne sont pas spécialement intéressés par la réinstallation. D’autres ont déjà un dossier en cours auprès du HCR et les consultations ne leur apporteront rien en plus. D’autres encore sont très préoccupés par les rapports d’évaluation que nous effectuons. Nous leur disons d’ailleurs que s’ils ont besoin d’un rapport, nous le leur donnons sans problème, sans qu’ils aient à venir plusieurs séances. Nous clarifions qu’il est légitime qu’ils demandent et obtiennent un rapport. Les victimes de torture sont peut-être plus éligibles pour la réinstallation dans un pays tiers. Parmi les personnes qui viennent au centre, il y en a qui sont envoyées par le HCR non pas pour un suivi, mais pour une évaluation psychologique qui sera intégrée à leur dossier de demande de réinstallation. Chaque pays va privilégier des critères différents pour la réinstallation.

H.A.Z : Vous avez remarqué que la plupart des personnes venaient le plus souvent de leur propre gré et non pas parce qu’elles étaient envoyées par le HCR pour être évaluées psychiquement. Au Liban, et probablement aussi en Syire aller voir un psychologue

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demeure une pratique quelque peu taboue, même si elle est très courante. Qu’en est-il de cette perception parmi vos patients ? L. A. Z. : Je m’attendais, avant de débuter le travail à Restart, à ce que les patients aient cette perception et considèrent le fait de consulter un psychologue comme tabou. J’ai été surprise de voir que la plupart d’entre eux n’avaient pas cette représentation du psychologue. Je pense que c’est dû au fait que Restart est un centre qui offre tellement de services, qui bénéficie à tellement de personnes que la pratique psychologique en est normalisée. Une personne débutant une psychothérapie dans le centre peut d’abord trouver cela nouveau, n’étant pas habituée à consulter de psychothérapeutes. Une fois habituée et trouvant des résultats positifs sur sa vie, elle encourage d’autres membres de sa famille à venir au centre. La prise en charge psychologique se normalise – toute la famille peut y participer – et perd cet aspect interdit ou « honteux » qui peut parfois exister chez certains. Je constate que l’aspect tabou existe chez certaines personnes, mais pas autant que chez les Libanais. Il arrive qu’il y ait une confusion au départ par rapport au rôle de chaque spécialiste, qu’un patient me demande par exemple : « J’ai des boutons, tu sais s’il y a un médecin chez qui je peux aller ?»… tout est mis dans le même panier. Le panier de la médecine n’est généralement pas tabou, et le psychothérapeute y est souvent associé.

H.A.Z. : Peut-on dire que le contexte de guerre désinhibe d’une certaine manière cette pratique ? La situation dans laquelle sont les réfugiés normalise-t-elle la prise en charge ? L. A. Z. : Oui tout à fait. Je dirais même que consulter un psychothérapeute permet de briser le tabou lié aux récits de torture et aux souvenirs douloureux que les patients ont énormément de mal à partager. Ces récits sont souvent évités pour minimiser la souffrance. D’ailleurs, je préfère plutôt parler de survivant plutôt que de patient.

H.A.Z. : Les récits auxquels vous êtes confrontée au quotidien doivent probablement être lourds. Comment parvenez-vous à gérer vos propres émotions ? L. A. Z. : Prendre soin de soi lorsqu’on fait ce métier est une chose essentielle. L’impact des récits que j’écoute n’est pas toujours évident et clair. Il peut apparaître insidieusement sous forme de fatigue ou d’irritabilité. La relation de cause à effet n’est pas toujours flagrante lorsqu’on est en plein dedans. J’ai souvent du mal à me déconnecter complètement du travail, surtout dès que j’en sors. Être dans la même ville et dans le même quartier, passer de récits douloureux à la vie qui continue son cours normalement, est toujours une épreuve difficile. Être soignant n’est pas synonyme de super héros. Au contraire, il s’agit de se permettre d’être vulnérable au quotidien et d’accepter cette vulnérabilité pour établir le lien avec les survivants. L’énergie se ressource dans cet échange avec les réfugiés, à travers la croyance dans des réparations, dans le rétablissement de liens et de sécurité, et à travers l’importance accordée aux séances par les patients. Il y a certainement des moments où j’ai fortement besoin de partager mon ressenti par rapport à certaines situations. J’en discute avec des collègues et surtout en supervision avec Dr. Sana Hamze, la directrice des services psychologiques de Restart, qui assure les séances de supervisions hebdomadaires, indispensables pour le bien-être de l’équipe. Restart a développé plusieurs stratégies pour cibler l’épuisement professionnel de l’équipe de travail, notamment des séances d’intervision entre collègues, des discussions de cas cliniques, mais aussi des sorties entre collègues pour une meilleure communication d’équipe. Des séances de debriefing pour l’équipe de travail sont aussi organisées

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pour nous permettre d’échanger et de nous exprimer sur tout ce qui nous pèse au travail. Et, bien évidemment, je remplis mon temps de diverses activités relaxantes, de sport, de danse, d’activités manuelles, pour assurer une détente et me recharger d’énergie. Je n’ai jamais eu autant besoin de regarder des films drôles et légers...

NOTES

1. Les réfugiés palestiniens de Syrie qui ont rejoint le Liban ne peuvent s’enregistrer auprès du HCR, ils relèvent du régime international de l’UNRWA (acronyme anglais de l’Office de secours et de travaux des réfugiés de Palestine au Proche-Orient). 2. Les Syriens ont été à plusieurs reprises victimes de menaces ou d’agressions dans le pays. Celles-ci expriment parfois le refus de la présence des réfugiés dans le pays, mais elles sont aussi liées à la situation en Syrie comme en mai 2012, par exemple, lorsque des pèlerins libanais chiites furent capturés en Syrie par un groupe armé opposé au régime de Damas. De nombreux syriens furent passés à tabac au Liban, en réponse à cette prise d’otage. 3. Les besoins de l’être humain comprennent des priorités. Assurer ses besoins physiologiques (la faim, la soif, le sommeil…) et son besoin de se sentir en sécurité (ressources, logement, familiale…) doivent être satisfaits, selon Maslow, pour que nous soyons motivés à nous intéresser à d’autres besoins, tels nos besoins d’appartenance, d’estime et d’accomplissement. Lorsque les besoins d’un niveau de la pyramide sont satisfaits, nous sommes capables de passer aux besoins d’un niveau supérieur.

AUTEUR

HALA ABOU ZAKI Doctorante en anthropologie (EHESS).

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« Enterrer son mort c’est l’honorer » Les réfugiés syriens au Liban à l’épreuve de la mort de leurs proches

Houda Kassatly

« Issam. Alors comme ça tu veux l’enterrer ici ? Ankia. Regarde ! Le cimetière est plein. Il n’y a plus aucune place ! Simone. Arrêtez ! Je ne peux pas croire qu’il n’y a pas un lieu, au bout d’un champ, au milieu d’un terrain abandonné, où on ne trouvera pas une place ! Isam. Elles sont réservées aux gens du village pas aux étrangers ! Simone. Ce n’est pas un étranger ! Il est né ici. Vous l’avez connu ! Issam. Il a fui le pays. Il n’avait qu’à se faire enterrer là où il a fui. Simone. Vous n’avez pas le droit de refuser l’hospitalité aux morts. » Wajdi Mouawad, Littoral1.

1 Dès le début du conflit qui a ravagé leur pays, les Syriens sont venus grossir par vagues successives la cohorte de réfugiés – Palestiniens, Irakiens, Soudanais – qui les ont précédés au Liban2. Dans l’exil, ces réfugiés doivent trouver des moyens de subsistance, un abri, des écoles pour scolariser leurs enfants… À ces préoccupations il faut en ajouter une autre qui ne semble pas recevoir le traitement adéquat et l’attention qu’elle mériterait, et qui, pourtant, se pose de manière encore plus aiguë : celle de trouver un lieu de sépulture pour leurs défunts, les décès (comme les naissances) étant évidemment consubstantiels de la traversée et du passage vers le pays d’accueil3. La question de la mort en migration a été traitée par des travaux qui portent sur « l’aspect

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circulatoire des pratiques et rites relatifs aux défunts4 » ou encore sur la relation entre rapatriement et construction identitaire5.

2 La violence des migrations contemporaines vers l’Europe et la multiplication des morts aux frontières font l’objet d’une couverture médiatique importante en Europe et d’un – indispensable – investissement des sciences sociales6. Mais cette problématique est partiellement ignorée et considérée comme d’importance secondaire par les organismes concernés par la gestion de la crise des réfugiés au Liban. Ces derniers, qui doivent déjà faire face à des défis insurmontables, dus au décalage entre les besoins primaires de survie et l’insuffisance des moyens dont ils disposent, sont obligés d’établir des priorités. Devant l’urgence de la situation, ils relèguent certaines questions à l’arrière-plan. Ils considèrent que leur rôle se limite aux vivants, le destin des défunts étant de la responsabilité de leurs proches7.

3 L’analyse de la gestion des décès des réfugiés syriens au Liban doit se faire en l’absence d’études et de statistiques officielles précises. Le seul élément dont on dispose est le chiffre de 1 209 décès avancé en 2015 par le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR). Ce nombre est certainement inexact puisqu’exclusivement relatif aux décès répertoriés et enregistrés, soit à la partie visible de l’iceberg. Des dizaines de cas de décès non déclarés (pour des raisons variées) sont absents de cette estimation à laquelle il faut ajouter les décès de tous les réfugiés qui ne sont pas inscrits auprès des organismes onusiens.

Des conditions drastiques de survie

4 Pour cerner le problème, il faudrait pouvoir apprécier le taux de mortalité et, éventuellement, ses causes annexes. Il y a d’abord le nombre de décès qui suit la courbe ordinaire des décès par maladies, accidents (de travail, de circulation…) ou de mort naturelle d’une population officiellement estimée à 1 200 000 personnes (chiffre qui fluctue selon les sources et les périodes). À ce nombre, il faut ajouter les décès inhérents à la situation singulière de ces réfugiés qui affectent de manière notoire le taux brut de mortalité et conduisent à évoquer une surmortalité dans les pays d’accueil par rapport à la situation normale dans le pays d’origine.

5 Les causes de décès des réfugiés syriens sont multiples : les régions frontalières avec la Syrie où ils sont installés se caractérisent par des conditions climatiques difficiles qui les mettent à la merci des vagues de froid affectant chaque année le Moyen-Orient et le Liban ; la précarité de l’habitat, surtout pour ceux logés sous des tentes dont les matériaux sont totalement inadaptés aux lieux où elles sont montées ; l’utilisation de poêles à mazout, à charbon ou à gaz ou de moyens de chauffage hasardeux (morceaux de plastique, divers déchets, chaussures usagées, huile usagée...)8. Il y a, d’autre part, les décès dus à une mauvaise hygiène de vie, à une alimentation insuffisante ou inadaptée (cause de carences), à l’insalubrité de l’eau, à l’absence de vaccination, au manque de médicaments, aux accouchements dans des conditions de fortune, aux maladies, à l’absence de soins ou aux soins insuffisants ou inadéquats9. Enfin, il faut encore ajouter à ces décès ceux survenus suite à des règlements de compte dus à une situation tendue et aux tirs qui atteignent les camps situés dans les régions frontalières proches du conflit.

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6 Ce tableau brièvement brossé explique l’augmentation des risques de décès, surtout pour les maillons les plus vulnérables de la société à savoir les personnes du troisième âge, les enfants en bas âge et les nourrissons10. Le décès de ceux qui appartiennent à ces deux extrémités de la pyramide des âges est donc accéléré par les conditions d’existence extrêmes auxquelles ils sont soumis au Liban et dans lesquelles ils se trouvent réduits à survivre. Des réfugiés rapportent le cas de personnes âgées et malades qui ont fait la traversée vers le Liban portées sur le dos de leurs enfants et qui, à leur arrivée, affaiblis, n’ont pas résisté au froid et à l’absence de toute infrastructure permettant de les accueillir11. Les enfants, quant à eux, subissent souvent la dure loi de la survie. Les plus fragiles qui ont moins de résistance, et ceux nés avec des insuffisances ou des maladies, ne sont pas épargnés et décèdent ainsi que certains prématurés dont les parents n’ont pas accès à des infrastructures hospitalières ou qui, même s’ils ont accès à un service de néonatalogie, ne peuvent faire face aux frais des traitements nécessaires et de la prise en charge spécifique.

7 Quelles que soient les causes de ces décès, les nombreuses familles qui y sont confrontées se retrouvent dans une situation inextricable tant au niveau pratique, administratif, religieux, qu’affectif.

Les lieux et les coûts de l’inhumation

8 Si l’on tente d’analyser la question du lieu de sépulture, le premier élément qui est mis en exergue – et celui dont fait état pratiquement l’ensemble des personnes interrogées – est la difficulté, dès qu’un décès survient, de trouver une tombe où enterrer le défunt. Les réfugiés évoquent « le voyage pour trouver le dernier recours » et l’abri ultime.

9 Cette recherche de sépulture n’est cependant pas vécue de manière similaire par l’ensemble des réfugiés. Il faut souligner la disparité de traitement de cette question épineuse selon la région où ils se sont installés, en raison de l’absence d’une unification du traitement de cette question par l’ensemble des municipalités du pays. Ces dernières y ont réagi de manière très différente. Au moment de la disparition d’un proche, un réfugié aura, s’il vit à Beyrouth, au sud, dans la Bekaa ou au Nord, à faire face à une échelle de difficultés qui va de solutions envisageables à l’absence totale de solution, sachant qu’une constante sous-tendra l’ensemble du processus : celle de la question de l’emplacement de la sépulture.

10 Dès le début du conflit, certaines régions, pour des raisons politiques ou sociales, ou par conviction religieuse et humanitaire, ont fait montre d’empathie avec les réfugiés. Dans la région de Wadi Khaled ou du Akkar, les habitants ont, en général, permis à ces derniers l’accès aux carrés réservés à leurs familles dans les cimetières des localités citées12. Et lorsque la place s’est faite rare, certaines municipalités ont réussi, appuyées par divers donateurs, à consacrer un lopin de terre ou une partie d’un cimetière pour l’accueil des défunts syriens. On peut mentionner le cimetière des immigrants « Mouhajirin » dans région d’el Hiché dans le Wadi Khaled ; le cimetière de la localité de Bar Elias dans la Bekaa où des places ont été exclusivement réservées aux décédés de nationalité syrienne13 ; le cimetière d’el Soussié dans la région du Akkar14 ; les 250 places réservées aux morts syriens dans la localité de Irsal ; un cimetière au Liban- Nord15 ; un autre au Liban sud16 ; le cimetière de Delhamié à Maalaka dans la région de Zahlé17…

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11 Dans d’autres localités, ce ne sont pas seulement des questions d’ordre pratique qui se posent aux réfugiés. Ils doivent, en effet, faire face à un rejet total de leur présence et, qui plus est, de leurs morts. Ils se voient alors refuser l’accès au cimetière de la localité la plus proche du lieu où ils sont installés par des habitants peu empressés d’ouvrir les portes de leurs cimetières18. Ce refus peut avoir plusieurs causes : insuffisance de l’espace (avéré même pour les défunts libanais19), défiance qui s’est installée envers une population par laquelle ils se sentent envahis20, intolérance envers un groupe chargé de nombreux maux. Ce rejet s’est parfois traduit dans certains cas par des attitudes extrêmes allant jusqu’aux tirs contre un cortège funéraire21 ou le déterrement du corps d’un enfant22.

12 Enfin, dans les grandes agglomérations comme Beyrouth, Saïda ou Tripoli, il est désormais impossible d’enterrer ses morts en raison du coût exorbitant ou de la saturation des places23. Les réfugiés syriens doivent alors trouver par eux-mêmes une solution pour « délocaliser » l’enterrement des leurs.

13 À ces questions d’emplacement, il faut ajouter d’autres paramètres. Ainsi, lorsqu’un réfugié syrien sunnite décède dans une région chiite ou chrétienne, sa famille doit affronter une difficulté de plus : celle de tenter de trouver un lieu de sépulture afférant à son rite et des autorités religieuses qui peuvent lui garantir un enterrement conforme aux prescriptions de sa foi.

14 Il faut également ajouter la question des liens tissés par certains réfugiés avec les Libanais, qu’ils soient antérieurs ou postérieurs au conflit et qui peuvent introduire une différence de traitement du problème et induire des exceptions. Ainsi, lorsque les réfugiés sont liés à des Libanais par des liens de parenté, par des alliances matrimoniales ou des relations de travail rapproché, ils ont accès aux cimetières des familles alliées.

Les couts financiers et les frais divers de l’inhumation

15 Quand bien même un réfugié syrien trouverait une place pour un défunt de sa famille dans un cimetière, l’aspect financier de l’enterrement est un autre écueil insurmontable. Enterrer un mort au Liban suppose l’acquittement de sommes élevées qu’un Libanais supporte déjà avec difficulté et, évidemment, d’autant plus difficile à assumer par un réfugié24. Ces frais commencent en amont du décès et persistent en aval. En amont, la famille du défunt doit s’acquitter du coût des soins nécessités par la maladie et, lorsque le décès est survenu à l’hôpital, elle doit régler les frais d’hospitalisation. Elle doit, ensuite, faire face aux autres frais : prix de l’emplacement, des soins au corps (lavage, embaumement), du linceul et de certaines fournitures indispensables, du creusement de la fosse, du transport du défunt, de l’officiant, de l’inhumation, de la réception des visiteurs au cours des trois jours prescrits, de la délivrance du certificat de décès… frais qui sont variables selon les régions, mais qui atteignent rapidement des sommes considérables. L’ardoise est lourde et même si, dans certains cas, les autorités religieuses prennent en compte le dénuement de ces requérants singuliers et acceptent de revoir leurs tarifs à la baisse, il est des frais en tous les cas inévitables. Et si certains réfugiés ont la chance de trouver sur leur route des personnes ou des institutions qui prennent en charge la totalité de ces frais, ils restent des cas isolés.

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16 Le réfugié syrien, étranger et démuni doit activer un processus complexe pour faire face à une situation inextricable qu’il se retrouve le plus souvent à devoir gérer seul, là où jadis le même événement mettait en branle la solidarité de tous. Dès qu’un décès advient, il commence à faire des démarches auprès de chefs religieux, d’associations, de bienfaiteurs, de personnes de bonne volonté, de connaissances, d’amis, de parents et d’autres réfugiés (aussi démunis que lui) pour solliciter, soit un soutien susceptible de lui ouvrir les portes d’un cimetière, soit une aide financière, soit un emprunt. Et ces démarches visant à trouver une solution pour chacune des étapes de ce parcours du combattant nécessitent un délai (parfois plusieurs jours) durant lequel la facture du départ s’alourdit des frais de la morgue. Il doit alors recommencer des démarches pour trouver une institution ou une personne susceptible de l’aider à s’acquitter de ces nouveaux frais avant de pouvoir récupérer le corps de son défunt.

Des solutions fragmentaires et imparfaites

17 Une des solutions préconisées par certains consisterait à transporter les défunts vers les régions où les places sont plus faciles à trouver et les coûts de l’enterrement réduits ou gratuits. Solution qui a ses limites en raison de la raréfaction, même dans ces régions, des espaces disponibles, du coût élevé du transport du corps et du déplacement des familles et des proches, et enfin des multiples barrages sur la route que nombre de réfugiés qui ne disposent pas de papiers en règle ne peuvent traverser.

18 D’autres recommandent le retour des défunts en Syrie afin qu’ils soient enterrés dans leurs localités d’origine25. Partant du principe que, selon la constitution syrienne, le régime est responsable du rapatriement des dépouilles des citoyens décédés à l’étranger, l’ambassade de Syrie au Liban affirme prendre en charge ce rapatriement. Elle exige, cependant, comme préalable une lettre de l‘hôpital où est décédée la personne précisant les causes du décès ainsi que les papiers d’inscription auprès du HCR et du séjour en règle du défunt et de ses proches. Elle s’engage toutefois à tenir compte de la situation de ceux qui ne disposent pas de ces papiers et à œuvrer pour faciliter le transport des défunts vers la Syrie par le biais de la Croix-Rouge internationale.

19 Cependant, cette solution ne peut être valable que pour une fraction minime des réfugiés syriens. Il y a, d’abord, la question de tous les opposants au régime qui ne peuvent recourir aux services de leur ambassade. Il y a, ensuite, la crainte de tous les illégaux, opposants ou pas, de s’adresser aux autorités quand bien même ce serait celles de leur pays. Enfin, pour ceux qui parviennent à dépasser tous ces écueils et qui, à cette étape de la procédure, réussissent à réunir tous les documents administratifs exigés, l’organisation de ce rapatriement nécessite du temps au cours duquel les frais de la morgue ou autres augmentent exponentiellement. Enfin, il y a la question des frais de transport du défunt jusqu’à son pays. Car, si l’ambassade soutient qu’elle participe à ces frais lorsque les familles n’en ont pas les moyens, elle ne le fait que partiellement et les réfugiés doivent couvrir le reliquat, ce qu’ils sont la plupart du temps incapables de faire. Même si tous ces écueils sont levés, certaines régions de Syrie sont en tous les cas difficiles d’accès et il n’est pas garanti que l’on puisse acheminer le défunt jusqu’à son village et au lieu de naissance.

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Les initiatives locales

20 Des initiatives privées (celles d’activistes, de simples citoyens et familles libanaises, d’associations syriennes ou libanaises), comme publiques, ainsi que celles menées par les autorités religieuses sont mises en place pour tenter de trouver une solution à ce problème autant pour la population locale qu’étrangère.

21 Les plus courantes sont celles, évoquées plus haut, qui visent à faire face à la raréfaction des lieux de sépulture en consacrant de nouveaux espaces dédiés aux morts. Il est à craindre cependant que ces efforts ne résolvent que partiellement le problème. Ces nouveaux lieux ne peuvent, en effet, résorber l’ensemble des défunts et arriveront rapidement à saturation. Et à la problématique des terrains déjà indisponibles ou chers s’ajoute la réticence des propriétaires à vendre leur parcelle en vue de la fondation d’un cimetière.

22 Sur le plan religieux et doctrinal, et toujours pour pallier le manque de place, les autorités religieuses sunnites comme chiites ont levé certains interdits et ont permis l’ouverture d’une tombe trois ans après un décès pour accueillir un autre décédé, évidemment de même sexe. Ces initiatives provisoires et non définitives et circonscrites à des régions spécifiques s’apparentent plus du traitement au cas par cas et en urgence que d’un règlement de fond du problème.

23 En tout état de cause, la durée du conflit décuple la problématique. Plus il perdure, plus la situation s’aggrave. À leur arrivée, lorsque leur nombre n’était pas encore si élevé, les réfugiés syriens pouvaient encore espérer trouver une place dans des cimetières, dans les carrés réservés aux étrangers, dans une fosse commune ou pouvaient compter sur la générosité compréhensive de familles libanaises non hostiles qui se solidarisaient avec eux et les autorisaient à utiliser leur propre sépulture. Actuellement, il devient de plus en plus utopique et illusoire de trouver un espace disponible. Depuis le début du conflit, nombre de cimetières ont été contraints de fermer faute de place : le cimetière du martyr du Akkar, les carré d’étrangers à Tripoli ou à Saïda. De même, les cimetières réservés aux réfugiés syriens sont déjà arrivés à saturation et les emplacements qui leur ont été réservés dans d’autres cimetières, comme à Irsal ou ailleurs, ont rapidement été occupés.

24 Dans certaines régions, les réfugiés syriens ont tenté d’occuper illégalement des terrains afin d’édifier un cimetière illégal. C’est ce qui s’est produit dans la périphérie du village de Terbol au pied des montagnes de l’Anti Liban, où des réfugiés ont squatté en 2014 un terrain appartenant au ministère de l’Agriculture pour le transformer en cimetière. Ils y ont enterré leurs défunts jusqu’au moment – vers le début de l’année 2017 – où ils ont reçu l’ordre de ne plus procéder.

Les solutions du désespoir

25 Face à ces difficultés insurmontables pour enterrer dignement les leurs, les réfugiés syriens se trouvent devant des dilemmes insurmontables. Certains sont arrivés à se poser la question de savoir s’ils ne seront pas acculés un jour à devoir jeter les défunts dans les décharges, dans la mer, près des rivages ou près de la mer, à les brûler, à les abandonner aux portes d’une quelconque institution ou association. La gravité de la situation est telle que certains ne sont plus dans le questionnement et ont déjà franchi

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le pas en recourant à une partie de ces solutions extrêmes et inenvisageables il n’y a pas si longtemps. En effet, même s’il est impossible d’étayer cette information par des chiffres, nous pouvons nous baser sur les témoignages des réfugiés qui font état de personnes de leur connaissance qui ont enterré en cachette leur défunt dans des lieux non consacrés. Si ces enterrements illicites qui ont lieu souvent de nuit concernent souvent des nouveau-nés auxquels on n’a pas eu le temps d’attribuer un nom et une existence légale, des adultes sont aussi inhumés de cette façon. Cette illégalité sous- tend l’absence d’un certificat de décès ou de déclaration d’inhumation qui devraient être délivrés par une autorité quelconque (Dar el Fatwa26, un hôpital, un médecin légiste…) et cette absence de preuve risque de causer dans le futur des problèmes administratifs dont on ne mesure pas encore les conséquences juridiques.

26 D’autres réfugiés, dans l’incapacité de régler les factures et les cotisations dues aux hôpitaux suite à l’hospitalisation du défunt, ont été forcés à abandonner les corps dans les établissements hospitaliers, laissant à ces derniers la responsabilité de trouver une solution27.

27 S’insurgeant contre ces pratiques et mus par le sentiment profond qu’il est honteux et illicite d’enterrer les leurs dans un pays étranger, loin de leur terre natale, des réfugiés n’hésitent pas à prendre la route des montagnes pour tenter de parvenir jusqu’à leur localité d’origine. Comme ils ne peuvent, pour des raisons diverses, s’adresser à leur ambassade, ils n’ont d’autres choix que de traverser clandestinement la frontière en dépit du danger et de l’insécurité. Ils ne trouvent de repos que lorsque leur défunt retrouve son village ou sa localité d’origine : « Masqet el r’as. » Cette expression qui désigne le lieu de naissance évoque plus littéralement le lieu de « chute de la tête ». Soit les deux chutes de tout homme : la chute originelle lorsqu’il chute la première fois en sortant du ventre de sa mère et le lieu où il devrait chuter pour la deuxième fois, soit dans la tombe.

28 Tout en sachant pertinemment qu’ils ne pourront pas parvenir jusqu’à leurs villages pour des raisons sécuritaires et politiques, d’autres réfugiés n’hésitent pourtant pas à accomplir également cette traversée des frontières en se contentant d’enterrer leurs morts du côté syrien dans des fosses communes. Ils considèrent cette solution comme un moindre mal et ils préfèrent l’adopter plutôt que de devoir enterrer leurs défunts dans un sol « étranger » et, qui plus est, hostile.

Les conséquences émotionnelles de rituels tronqués, absents et effacés

29 Les rites funéraires occupent le devant de la scène dans la société syrienne très sensible aux questions touchant à la mort, à la manière d’assister les endeuillés, de mettre en terre les défunts et de respecter leur sacralité « hirma ». En temps « ordinaire », l’ensemble du groupe se mobilisait pour venir soutenir la famille endeuillée. Parents, amis, voisins… devaient impérativement être présents pour participer activement à toutes les étapes d’un rituel qui se déclinait dans la durée. Ils avaient pour charge de laver le défunt, de porter son cercueil, d’avancer dans le cortège funéraire, de creuser la tombe, de réciter les prières d’usage, de mettre le disparu en terre, de participer aux trois jours de condoléances, d’assurer les repas, d’organiser les cérémonies

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commémoratives… en bref, d’honorer le défunt en lui réservant l’enterrement qui sied à tout croyant.

30 Dans le meilleur des cas, les enterrements qui ont lieu aujourd’hui se passent dans l’urgence et de façon furtive. La cérémonie est expédiée à la va-vite ou réduite à sa portion congrue, à savoir la mise en terre après la prononciation rapide de la prière d’usage. Le décès, qui était jusque-là l’affaire de toute la communauté, n’est plus que l’affaire de la famille proche qui doit s’arranger comme elle peut pour trouver une solution, chacune ayant assez à faire pour régler ses problèmes de subsistance. Il arrive qu’en raison de l’illégalité de sa situation, même cette famille proche se trouve dans l’incapacité d’accompagner les funérailles des siens et se voie acculée à confier la tâche de les mettre en terre, à des étrangers.

31 Il est prescrit dans l’islam d’enterrer le mort le même jour avant le coucher du soleil. En raison du caractère exceptionnel de la situation, la majorité des réfugiés est forcée à faire l’impasse sur cette prescription puisque les proches doivent résoudre, avant de pouvoir enterrer leur mort, l’ensemble des problèmes soulevés ci-dessus. Hormis la question du non-respect des prescriptions religieuses, cette situation a conduit certains réfugiés qui n’avaient pas les moyens ou l’accès à une morgue à garder le corps à domicile, donc à devoir cohabiter avec lui alors que le processus de dégradation était déjà à l’œuvre. Dans plus d’un cas, des vivants se sont vus contraints à rester aux côtés de leur mort qui n’était autre que leur conjoint, leur père, mère ou enfant, et ainsi forcés d’assister visuellement et sur le plan olfactif aux dommages du temps. À la douleur de la perte s’est greffée une insoutenable épreuve, qui laissera certainement des traces durables chez ceux qui l’ont vécu.

32 Les plus privilégiés parmi les réfugiés syriens parviennent à offrir à leurs défunts une tombe individualisée, d’autres une place dans un carré réservé aux étrangers ou dans une fosse commune. D’autres perdent à jamais la chance de connaître le lieu où leurs proches sont enterrés. Or l’anonymat, l’absence de sépulture ou l’impossibilité d’y accéder facilement posent la question de l’accompagnement des morts. Il était de la responsabilité de la famille de faciliter au défunt l’épreuve du tombeau en appelant sur lui la miséricorde de Dieu par les multiples prières (la prière des morts faite au moment de l’enterrement, celles faites dans la semaine qui suit le décès lors des visites quotidiennes ou bi-quotidiennes de la tombe par les familles et lors des diverses cérémonies commémoratives). Le rite ne s’arrêtait pas là, car les fêtes ne pouvaient débuter qu’une fois que les vivants s’étaient acquittés de la visite des tombes. C’est bien pourquoi disposer d’une « adresse » précise, d’un lieu physique, d’une sépulture à proximité est indispensable pour permettre aux familles éplorées de s‘y recueillir, de trouver réconfort dans ses visites et ainsi de mener à bien leur travail de deuil28.

33 Cette nécessité explique pourquoi les tombes étaient si bien entretenues et faisaient l’objet de toutes les attentions : les pierres tombes étaient lavées, les mauvaises herbes arrachées, de belles plantes mises en terre… Rien n’était épargné pour embellir un lieu qui restait le pivot central du recueillement et de l’expression de la douleur des familles.

Conclusion

« En définitive, tu vis comme un étranger, tu meurs comme un étranger

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et tu es enterré comme un étranger. » Réfugié syrien.

34 Mourir accompagné des siens devient donc une rareté. Pleurer son mort un luxe29. L’accompagner une quasi-impossibilité. Le porter en terre une improbabilité. On peut imaginer les conséquences d’une telle situation sur le plan affectif où les vivants ne parviennent pas à trouver le soulagement à leur peine qu’induit la mise en place de leurs rituels. La question du lieu de sépulture qu’on s’attendrait à voir reléguer à l’arrière-plan des préoccupations des réfugiés syriens plus à l’affut de la satisfaction de leurs besoins fondamentaux comme s’alimenter, avoir un toit… revient au premier plan. Ils sont nombreux actuellement ceux qui placent la nécessité de trouver un lieu où enterrer les leurs à l’avant-plan de leurs revendications.

35 La situation est de plus en plus hors de contrôle et les deux sociétés, celle d’accueil et celle des réfugiés, risquent de devoir faire face à ses conséquences. La première, débordée, ne peut ou ne veut plus faire montre d’empathie et oublie que soutenir les endeuillés constitue un des devoirs qu’elle a toujours portés haut et qu’elle a toujours honorés en assurant à ses morts des enterrements dignes et souvent grandioses. Dans la tradition locale et, a fortiori dans les milieux musulmans, participer à un décès constitue un devoir « ajr » pour lequel le croyant pourrait être ultérieurement récompensé. Cette entraide s’inscrit donc dans des valeurs partagées par les deux groupes, mais qui sont gravement mises à mal par la longueur du conflit et par les difficultés de cohabitation qui les font fait passer au second plan.

36 La seconde, obligée de devoir composer avec les difficultés de sa situation, passe outre les prescriptions religieuses et n’a plus les moyens de mettre en place les rites qui étaient les siens. Plus encore, dans les cas extrêmes, elle se voit acculée à bafouer ses principes et risque de ne pas se relever d’avoir failli en esquivant – bien qu’involontairement – ses devoirs envers ses défunts. Elle vit constamment dans la hantise de voir disparaitre un des siens en pays étranger et d’être ainsi confrontée à une des expériences les plus traumatisantes de son exil.

37 L’exiguïté du territoire libanais, la durée du conflit qui ne semble pas trouver de résolution politique pointent une fois encore du doigt la nécessité de trouver des solutions durables à des problèmes aux lourdes conséquences. Privée de l’accompagnement de ses défunts lors de leur dernier voyage, la société perd là un de ses repères majeurs et le pôle central de sa sociabilité. La solidarité compassionnelle qui s’exprimait aux enterrements est désormais mise à rude épreuve en raison de ces enterrements illicites, clandestins, rapides et tronqués. Cette dé-ritualisation forcée est si éprouvante que même si elle ne se trouve pas toujours en tête des préoccupations d’une population qui doit penser à sa survie, elle ébranle le fondement même de ses valeurs et de ses croyances.

NOTES

1. Wajdi Mouawad, Littoral, Actes Sud, coll. « Babel », 2010.a

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2. Kamel Doraï, Nicolas Puig (dir.), L’urbanité des marges, Migrants et réfugiés dans les villes du Proche- Orient, Paris, Beyrouth, Téraèdre /IFPO, 2012. 3. Cet article est le résultat d’une recherche empirique menée au cours de la période de juin à décembre 2016 dans plusieurs camps de réfugiés de la Bekaa. Des entretiens ont été menés avec des familles qui ont affronté le décès de leurs proches. Nous nous sommes également appuyés sur de nombreux articles de presse parus dans la presse arabe et ayant abordé ce sujet. 4. Françoise Lestage, « Vivants et morts dans les migrations mexicaines : un système de relations inscrit dans la mobilité », in Laurent Faret, Geneviève Cortes, Virginie Baby-Collin, Hélène Guétat-Bernard (dir.), Migrants des Suds. Acteurs et trajectoires de la mobilité internationale, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 2009, pp. 431-452. 5. Yassine Chaïb, « La construction identitaire et la mort : le rapatriement des Tunisiens décédés au pays d’origine », in Henri Bresc, Christiane Veauvy (dir.), Mutations d’identité en Méditerranée, Saint-Denis, éd. Bouchene, 2000, pp. 261-278. 6. Voir notamment Babels (collectif), La mort aux frontières de l’Europe, retrouver, identifier, commémorer, Paris, Le passager clandestin, 2017 ; Cécile Canut, Anaïk Pian, (dirs.), « Dire la violence des frontières. Mise en mots de la migration vers l’Europe », Revue européenne des migrations internationales, décembre 2017 [à paraître]. Voir, notamment, l’article « Voyages vers l’Europe. Des témoignages aux rumeurs, mises en mots de la mort et de l’arbitraire dans la confrontation aux frontières ». 7. Da’a Al-Haj Hassan, Les tombes interdites des Syriens au Liban », in al-Mayadin, 2016 [en ligne]. Url : http://www.almayadeen.net/news/politics/35253 8. Ces conditions sont d’ailleurs à l’origine de multiples accidents répertoriés par la presse locale (incendies dans un camp de la Bekaa ouest et au Akkar en 2015). 9. Signalons le cas extrême d’un enfant à qui son père par manque de moyens avait administré un calmant et qui a été enterré vivant. 10. Même en l’absence de statistiques, il est avéré que chaque année un grand nombre de nouveau-nés décède au cours des vagues de froid qui s’abattent sur le pays. Les journaux rapportent régulièrement les cas de certains d’entre eux auxquels il faut ajouter tous ceux dont la mort reste inconnue et qui sont enterrés en toute discrétion. 11. Entretien avec des réfugiés syriens dans la Bekaa le 6 janvier 2017. 12. Notons toutefois que des disparités existent dans les limites mêmes d’un même casa (circonscription administrative) ... 13. Cimetière ouvert par la commission de secours des réfugiés syriens de Dar Al-Fatwa. 14. Cimetière ouvert par « dairat el awkafal islamiya » (bureau des waqfs islamiques). 15. Cimetière ouvert par le comité des oulémas syriens et mis sous la tutelle de Dar el-Fatwa. 16. Cimetière ouvert par un particulier syrien. 17. Cimetière ouvert grâce à une initiative et une donation privées. 18. À ce sujet, il faut visionner la vidéo suivante : « A small piece of meat. The Caravan. The world is listening. Beirut DC and Sawa for development and aid ». Des réfugiés y témoignent de leur quête d’un lieu de sépulture pour enterrer une petite fille ; un petit bout de viande. Url : https:// www.youtube.com/watch ?v =f4BkunMJEg. 19. Car, au-delà des réactions d’évitement, d’agressivité et d’intolérance, la question du manque de place dans les lieux de sépulture est un problème récurrent au Liban et préexistant dans de nombreux cimetières surpeuplés du pays où les tombes sont serrées les unes contre les autres et où toute petite parcelle disponible est exploitée. Si, dans quelques lieux, des interventions architecturales ont permis d’étendre la surface des cimetières comme cela peut se faire dans les cimetières chrétiens avec la juxtaposition des caveaux en élévation, cela est impossible à réaliser dans les cimetières musulmans où le rite prescrit qu’on enterre à même le sol. Certaines communautés ont trouvé la solution en délocalisant certains cimetières extramuros, mais cette solution est tributaire de la possession ou de la capacité à acquérir un terrain adéquat.

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20. Citons cette phrase adressée à des réfugiés syriens qui cherchaient un lieu de sépulture à une petite fille par les gardiens d’un cimetière : « Vous, syriens, vous êtes dans tout le pays. Cette terre ne peut plus vous contenir. Prenez votre mort, et allez l’enterrer dans votre maison, où vous vivez », dans la vidéo « A small piece of meat ». Voir ci-dessus. 21. Les habitants du village de Ommar el Baykat ont attaqué le cortège funéraire et ont tiré des balles en l’air pour l’empêcher d’accéder jusqu’au cimetière de la localité. Notons, toutefois, que des habitants libanais de Wadi Khaled se sont interposés et ont accueilli le défunt sur leur terre. 22. « Les réfugiés syriens au Liban, pas de place pour nous au Liban, ni vivants, ni morts », in Sahafi.jo, 2016 [en ligne]. Url : http://www.sahafi.jo/files/ 996b17573a188d8c01477f0e1444c71d6e4dda66.html. 23. « Le réfugié syrien interdit au Liban, vivant ou mort », in Iqtisad, 2015 [en ligne]. Url : http://www.eqtsad.net/index.php?url=read/9784/2015-03-18. 24. Ces sommes vont de 2 000 $ pour les plus démunis à 5 000 $ pour les classes moyennes et à 20 000 $ pour les plus riches. 25. De même, au cours de la guerre civile libanaise, où voyait des convois mortuaires ou des cercueils traverser les barrages. 26. Dar al-Fatwa est une institution gouvernementale qui a été créée en 1922. Elle est chargée d’émettre des décisions juridiques spécifiques à la communauté sunnite, d’administrer des écoles religieuses et de superviser les mosquées, dans le cadre d’un système confessionnel libanais dans lequel chaque communauté traite de ses propres affaires internes. Voir Raphaël Lefèvre, « Lebanon’s Dar al-Fatwa and the search for moderation », Carnegie middle East Center, 2015. 27. Ces hôpitaux obligent l’ambassade à venir récupérer les corps et à les transporter en Syrie. 28. C’est pourquoi les réfugiés ont un problème moral, si un jour ils devaient rentrer chez eux, de laisser leurs morts derrière eux. 29. Nombre de réfugiés rapportent que les tracasseries administratives et les démarches préalables à l’enterrement des leurs ne leur laissent même plus le loisir de pleurer leur mort, de penser à leur douleur et de se laisser aller à leur tristesse. L’expression sociale et publique de la douleur qui était de mise est remplacée par un deuil réduit au silence et où rien n’est fait pour soulager les vivants. « Les cimetières ne s’ouvrent pas aux morts syriens au Liban », in Madar al-Yum, 2016 [en ligne]. Url : http://madardaily.com/2016/05/22

RÉSUMÉS

Les réfugiés syriens au Liban sont confrontés à une situation inextricable à l’égard de leurs morts : l’installation des sépultures de leurs proches y est plus que problématique dans certaines régions. En cause, le manque de place, l’exiguïté des cimetières et surtout l’hostilité grandissante de la population locale. Si, au début de leur arrivée dans le pays, les Syriens ont bénéficié de certaines initiatives de Libanais leur offrant jusqu’à l’hospitalité de leurs tombes familiales, la situation a évolué avec l’afflux des réfugiés. Les réfugiés sont donc contraints de parer au plus pressé, avec des moyens rudimentaires pour respecter leurs traditions mortuaires.

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AUTEUR

HOUDA KASSATLY Anthropologue, photographe, chercheuse associée à l’unité de recherche Mémoire, Cemam, université Saint-Joseph de Beyrouth, responsable du programme héritage culturel de l’association Arcenciel.

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La scolarisation des enfants syriens au Liban

Manuela Casalone

1 Depuis l’émergence en 2011 de mouvements politiques en Syrie, suivis d’une guerre meurtrière, le Liban fait face à une importante crise démographique, avec un afflux massif de réfugiés syriens dont le nombre dépasse à présent 1 200 000 personnes1. Le Liban n’a pas ratifié la Convention de Genève de 1951 ni le Protocole de New York de 1967. Pour cette raison, les autorités libanaises ne reconnaissent pas le statut de réfugiés aux Syriens. Néanmoins, il est membre exécutif du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), considéré comme le seul organisme compétent dans le traitement des demandes d’asile sur le territoire et dans la réinstallation des réfugiés dans un autre pays.

2 Le gouvernement libanais traite la population syrienne comme « déplacée» et conserve une position officielle de neutralité à l’égard du conflit. Il n’a jamais condamné la répression exercée par le régime de Bashar Al-Assad et il a accentué le contrôle des frontières avec la Syrie. Les autorités libanaises se sont opposées à l’implantation de camps de réfugiés officiels, de peur de révoltes et pour se protéger contre une instabilité sécuritaire, mais aussi car elles n’ont pas les moyens de gérer un système d’aide humanitaire. Aujourd’hui, un visa d’entrée pour raisons humanitaires est obligatoire pour les Syriens.

3 Dès 2011 une mobilisation par « le bas » est intervenue et plusieurs réseaux d’aide aux réfugiés se sont constitués, comme le Haut Comité de secours libanais (HCS) et une coalition de 28 organisations non gouvernementales caritatives libanaises et d’associations syriennes implantées dans le pays2. Ces associations s’ajoutent à d’autres nombreuses ONG libanaises, existant depuis plusieurs décennies et apportant encore aujourd’hui des aides aux migrants et aux réfugiés.

4 À ce jour, le Liban est le pays qui accueille le plus grand nombre de réfugiés au monde par rapport à la population locale. La moitié de ces réfugiés sont des enfants, pour la plupart accompagnés. Selon les chiffres fournis par le HCR au mois de juin 2015, plus d’1,17 million de Syriens étaient déplacés au Liban, dont 42 % ayant entre 3 et 18 ans

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étaient en âge scolaire. L’Unicef recensait à cette période 630 713 réfugiés syriens ayant moins de 18 ans, dont 222 465 avait moins de 5 ans3.

5 Dans la gestion de la crise syrienne, des critères de vulnérabilité sont à la base de toute décision étatique en collaboration avec le système humanitaire et caritatif. Malgré des difficultés et des limites, le système scolaire libanais a immédiatement été ouvert à la jeunesse syrienne, une des catégories les plus vulnérables de la population arrivant dans le pays.

L’école officielle au Liban pour les Syriens

6 Le système scolaire libanais se compose d’écoles publiques, privées, semi-privées confessionnelles et d’écoles UNRWA (United Nations Relief and Works Agency for Palestine Refugees in the Near East) qui accueillent des réfugiés palestiniens.

7 Depuis l’année scolaire 2013-2014, le ministère libanais de l’Éducation nationale (MEHE) a mis en place un système de scolarisation dans les écoles publiques basé sur deux intervalles horaires dénommés « shifts », organisés le matin et l’après-midi dans plus de 980 écoles officielles, divisées entre niveau primaire et secondaire, accueillant des étudiants ayant entre 6 et 15 ans pour le primaire, ainsi que 16 et 18 ans pour le secondaire.

8 Le premier shift a lieu le matin et accueille des enfants libanais, ainsi que des enfants syriens et d’autres nationalités installées au Liban avant 2011 et le début de la guerre en Syrie. Le deuxième shift se déroule l’après-midi à partir de 14h30, pour une durée de quatre heures environ. Il n’est ouvert que pour les étudiants syriens. L’équipe pédagogique se compose pour la plupart de jeunes diplômés, proposant une version adaptée du programme scolaire libanais, à cause de l’horaire restreint.

9 Dans un rapport du HCR de mars 2015, le MEHE déclarait que pendant l’année 2013-2014 les écoles publiques avaient accueilli 90 000 enfants syriens ; 106 000 enfants en 2014-2015 ; 250 000 en 20164. Malgré ces chiffres très importants, les efforts du ministère de l’Éducation n’ont pas été suffisants, même si les taux de scolarisation progressent. 69 % des 380 000 jeunes syriens en âge scolaire recensés sur le territoire n’étaient pas scolarisés en 20155. Ils ne sont plus que 50 % en 2016. À ce propos, le MEHE affirmait que 44 507 enfants non libanais avaient été inscrits dans le premier shift organisé dans 160 écoles publiques primaires et la scolarisation des 62 288 enfants syriens dans le deuxième shift avait commencé au mois de janvier 2015. Les instituts ont pu inscrire les étudiants jusqu’à la fin du mois de mars de la même année, afin de compléter les 750 heures requises durant l’année scolaire 2014-20156.

10 L’accès à l’école publique libanaise n’est pas immédiat car, pour y être scolarisés, les enfants syriens entre 9 et 17 ans doivent suivre un cours estival de quatre mois : l’Accelerated Learning Program (ALP), basé sur le programme scolaire libanais, et leur fournissant les principales compétences en arabe, français, anglais, mathématique et sciences.

11 D’autres programmes du même type existent, dont notamment le Community-Based Education (CBE) et le Basic Literacy and Numeracy (BLN), proposant des cours de remise à niveau et des activités psychosociales organisés par plusieurs ONG libanaises et internationales.

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Les ONG et l’école

12 Parmi les nombreuses associations actives sur le territoire libanais pour l’accompagnement et la scolarisation des enfants syriens, on trouve le Centre des migrants de Caritas (Caritas Liban et Caritas Lebanon Migrants Center, CLMC), un centre autonome et spécialisé, fondé en 1994, visant à répondre aux besoins de travailleurs migrants, des réfugiés et des demandeurs d’asile installés au Liban. Le CLMC collabore avec le ministère de l’Éducation nationale libanais, en partenariat avec Unicef, son principal donateur.

13 À partir de l’année scolaire 2012-2013, le CLMC a mis en place des projets de soutien et de sensibilisation à la scolarisation des jeunes syriens qui a conduit à l’inscription de 22 700 étudiants dans 800 écoles publiques, en assurant le payement des frais d’inscription et l’offre de matériel scolaire, ainsi que des uniformes scolaires et des cartables pour les enfants des familles les plus démunies. Des critères de vulnérabilité sont appliqués dans la sélection des jeunes : le centre aide notamment les enfants vivant dans la pauvreté et l’insalubrité, les orphelins, les enfants de familles nombreuses ou les jeunes dont un parent ne travaille pas7.

14 Durant l’année 2013-2014, les 90 000 enfants syriens intégrés dans des écoles publiques et privées l’ont été grâce au soutien économique du CLMC et, en 2014-2015, le centre a visé la scolarisation d’un total de 280 000 jeunes, par le biais de l’approvisionnement des uniformes, des cartables, ainsi que du transport. Tous les étudiants syriens inscrits dans une école officielle libanaise, au premier ou au deuxième shift, ont été enregistrés dans une base de données du CLMC.

15 Le CLMC a participé en outre à l’organisation et à la supervision de l’Accelerated Learning Program.

16 Malgré ce soutien direct aux familles syriennes les plus démunies, un grand nombre de jeunes syriens en âge scolaire vivant au Liban a encore des difficultés à accéder au système scolaire officiel libanais. Pour cette raison, le CLMC a mis un place un projet éducatif non officiel, permettant la scolarisation des enfants de parents syriens et d’autres nationalités n’ayant pas pu être inscrits dans une école officielle. Il gère l’école Beth Aleph, en partenariat avec Caritas Autriche et la fondation des Pères Lazaristes de la ville de Beyrouth. Les enfants, ayant entre 3 et 7 ans, suivent un parcours éducatif non formel, structuré sur le programme libanais avec l’anglais comme seconde langue d’enseignement. N’étant pas reconnu comme officiel, l’établissement ne peut pas fournir de diplôme, mais seulement une attestation de présence, certifiant le niveau de scolarisation de l’élève. Pour cette raison, une fois le parcours scolaire terminé, les étudiants de Beth Aleph doivent passer un examen pour accéder à une école primaire qualifiée.

17 Comme le Centre des migrants de Caritas, d’autres organisations locales et internationales sont actives partout sur le territoire libanais et proposent des programmes de scolarisation aux enfants et aux jeunes syriens. L’ONG syrienne Basma wa Zeytouna travaille dans le camp palestinien de Chatila et dans la région du Akkar au nord du pays. En 2013, une école non officielle et gérée par cette organisation a été ouverte à Chatila afin d’accueillir plus de 300 enfants syriens d’origine palestinienne vivant dans le camp. À l’instar de l’école Beth Aleph, le parcours proposé par cet institut n’est pas reconnu par le ministère de l’Éducation nationale, mais il permet aux

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enfants de continuer à s’instruire et à progresser dans le but, peut-être un jour, de retourner en Syrie et d’intégrer une nouvelle école.

18 Plusieurs dispositifs sont mis en place pour prévenir le décrochage scolaire des enfants et des adolescents jusqu’à 15 ans, mais ce n’est qu’en 2015 qu’un accompagnement est mis en place pour les jeunes ayant entre 17 et 24 ans et pour les plus petits. Or les jeunes syriens n’ayant pas pu terminer les études dans leur pays d’origine à cause de la guerre se sont vu refuser l’accès à ces programmes sous prétexte de leur âge trop « élevé ».

Difficultés et problématiques

19 À l’instar des jeunes libanais, les Syriens doivent surmonter plusieurs défis, posés par la médiocrité des services offerts par les autorités, par les disparités économiques régionales, ainsi que par des phénomènes de violence sociale et de discrimination. Dans le contexte de migration, les jeunes syriens se trouvent, en outre, dans la nécessité de s’adapter à un nouvel environnement après avoir dû se séparer de leurs réseaux sociaux et communautaires, avoir interrompu une formation, tandis qu’ils subsistent dans des conditions difficiles.

20 Pour des raisons économiques et de protection, un grand nombre de jeunes ont abandonné l’école pour commencer à travailler et subvenir aux besoins de leur famille, d’autres n’ont pas eu accès à l’instruction à cause de l’absence de documents attestant de leur niveau de scolarisation en Syrie. Les jeunes qui ont pu intégrer une école libanaise ont des difficultés à suivre le programme scolaire, car les enseignements scientifiques sont dispensés en langue française ou anglaise, alors qu’ils le sont en arabe en Syrie. De plus, les Syriens scolarisés dans le deuxième shift de l’après-midi n’ont pas les mêmes possibilités d’intégration dans la société libanaise, car ils restent entre eux et n’ont pas de contact avec les jeunes libanais. Ils sont aussi parfois considérés par les professionnels enseignants comme un groupe « spécifique » d’enfants, nécessitant un suivi spécifique, en tant que jeunes illettrés et indisciplinés, sans aucun recul et aucune prise de conscience des probables violences et contraintes dont ils ont été victimes8.

21 Il est vrai que la migration est souvent synonyme de souffrance, de perte des cadres de la société d’origine. L’enfant doit s’adapter à un nouvel environnement qui affecte également son contexte familial, transformé lui-aussi par ces changements. Cela implique ainsi une métamorphose des positions au sein de la famille, dans laquelle le jeune se voit confier des responsabilités et des tâches qui transforment son statut : il acquiert ainsi un « rôle » d’adulte. Dans la migration, avec l’enfance et la jeunesse, ce sont ainsi l’ensemble des âges sociaux, des attentes collectives vis-à-vis des comportements et des positions aux différents âges de la vie, qui se trouvent bouleversés.

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NOTES

1. UNHCR, Syria Regional Refugee Response. Registered Syrian Refugees [en ligne]. Url : http:// data.unhcr.org/syrianrefugees/country.php?id=122 1 180 755 Syriens ont trouvé protection et assistance auprès du HCR et de ses partenaires, dont 1 169 842 personnes sont enregistrées comme réfugiées et 10 913 sont en attente d’enregistrement. 2. Vincent Geisser, « La question des réfugiés syriens au Liban : le réveil des fantômes du passé », in Confluences Méditerranée, vol. 4, n° 87, 2013, pp. 67-84. 3. UNICEF, Syria Crisis : Monthly Humanitarian Highlights & Results, mai 2015. 4. Voir, dans ce numéro, le document : « Santé, éducation, naissances, quelques données de base sur la situation des réfugiés syriens au Liban ». 5. UNICEF Middle East and North Africa, Syria crisis : education fact sheet, avril 2015. 6. UNHCR, Monthly Dashboard. Education sector, february 2015. Traduction de l’auteur. 7. CLMC, Lebanon Education Project Narrative, octobre 2013. 8. Voir Manuela Casalone, « Enfances en migration : Une étude sur les enfants réfugiés au Liban », mémoire de Master-2, université Paris-Diderot - Paris-7, septembre 2015, p. 50.

AUTEUR

MANUELA CASALONE Monitrice éducatrice pour la Croix-Rouge française.

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Santé, éducation, naissances Quelques données de base sur la situation des réfugiés syriens au Liban

Houda Kassatly

Couverture de santé

1 Les réfugiés syriens enregistrés auprès du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) bénéficient d’une couverture de santé partielle. Ils accèdent aux services de santé primaire par le réseau des centres du ministère de la Santé publique et du ministère des Affaires sociales, par les centres et les dispensaires gérés par les organisations non gouvernementales (ONG), souvent partenaires du HCR et du ministère de la Santé1. La population déplacée syrienne se tourne beaucoup plus que la population libanaise vers les centres de santé primaire : environ 50 % des visites médicales sont, en effet, exécutées dans le cadre des services de santé primaire, tandis que la population libanaise privilégie le secteur privé non conventionné2.

2 Le coût d’une consultation médicale dans ces centres varie entre 3 000 et 5 000 livres libanaises. Cependant, dans un grand nombre d’entre eux, d’autres services sont donnés à titre gratuit aux populations considérées comme les plus vulnérables. C’est le cas des vaccinations, des services de santé prénatale et natale, et des médicaments compris dans le programme d’aide du Young Men's Christian Association (YMCA). Les tests diagnostiques et de laboratoire, les radiographies et d’autres examens nécessaires à la poursuite du traitement ou à l’hospitalisation, sont aux frais de la personne. Le HCR couvre 85 % des dépenses des personnes handicapées, des femmes enceintes, des enfants de moins de 5 ans et des adultes de plus de 60 ans3.

3 L’accès à la santé secondaire et tertiaire, majoritairement privé, peut être effectué par tout individu, mais à ses propres frais. Pour les réfugiés, le HCR a établi des conventions avec 53 hôpitaux, publics et privés. Celles-ci stipulent que les frais d’hospitalisation sont couverts à 75 % (les 25 % restants sont à la charge des usagers), mais seulement dans le cas d’un danger pour la vie de la personne, en cas accouchement ou de soins pour le nouveau-né ; et à condition que le pronostic soit positif4. La personne enregistrée au HCR doit, afin d’accéder à ce type de service, passer prioritairement par

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les centres de santé primaire et être orientée vers l’hôpital par ces derniers. Elle doit être en possession d’un document d’identité valide ou du certificat d’enregistrement au HCR.

4 Pour les situations jugées particulièrement problématiques : familles extrêmement vulnérables, enfants ayant besoin de soins intensifs, cas d’hospitalisation psychiatrique, la couverture médicale peut atteindre les 90 %. Pour les victimes de viol, de torture ou de violence de genre, la couverture atteint les 100 %5.

5 Les maladies chroniques comme le diabète, l’épilepsie ou les problèmes cardiaques sont pris en charge dans les centres de santé primaire qui fournissent les médicaments adéquats. Il n’en va pas de même pour les maladies chroniques qui demandent une hospitalisation réitérée, comme les cancers, la thalassémie ou la dialyse rénale, pour lesquels il n’y a aucun type de couverture.

6 Le HCR privilégie une approche en santé publique qui recoupe le système libanais où l’accès aux services de santé est déterminé par le statut social, économique, juridique et politique des patients. Cependant, les politiques du secteur humanitaire n’arrivent pas à répondre aux besoins primaires de la population réfugiée, et le système de protection sociale ne paraît pas capable de réduire sa pauvreté6. Les frais demeurent donc l’un des obstacles majeurs de l’accès aux services : dans les six derniers mois de 2016, le HCR estime que la moitié des familles s’est adressée aux centres de santé primaire, mais que 16 % d’entre elles n’ont pas pu bénéficier de leurs services. Parmi celles-ci, 94 % en ont été empêchées par le coût du traitement, 14 % par le coût du transport, et 17 % ont été refusées par l’institution. Ces estimations varient selon les régions du Liban7.

7 Si le coût est un obstacle majeur à l’accès aux services de santé par la population déplacée, dont la situation financière est déjà très défavorable, d’autres facteurs difficilement quantifiables contribuent à en entraver l’accès. Comme le montrent Parkinson et Behrouan pour le Liban, les politiques de santé, l’instabilité financière, les conditions de séjour, la présence de barrages et de contrôles de sécurité, la fragmentation géographique des familles, ainsi que les arrangements concrets que les personnes doivent quotidiennement effectuer, créent des hiérarchies d’éligibilité aux services qui doivent être étudiées de manière située8.

8 Selon un rapport d’Amnesty International, citant le HCR, sur les 24 % de réfugiés inscrits à l’agence onusienne qui ont regagné la Syrie, 11 % d’entre eux a été dicté par des raisons médicales9.

Éducation

9 Six ans après le du début de la crise syrienne, à peu près 250 000 enfants réfugiés en âge de scolarisation (3-18 ans) – sur les 495 910 enfants syriens réfugiés enregistrés au HCR – ont accès au système scolaire10. L’accès à l’éducation est donc assuré à 50 % environ des enfants syriens quand, en Syrie, le pourcentage d’accès à l’école primaire s’élevait à 90 %11.

10 Le système scolaire libanais est composite : face à un secteur privé prépondérant (payant ou gratuit), le système public reste faible et principalement présent dans les zones périphériques et les plus démunies du pays. Selon le ministère de l’Éducation, avant la crise syrienne, le secteur public abritait 30 % des enfants libanais en âge de scolarisation12. Aujourd’hui, sur un total de 900 000 élèves libanais, seul environ 249 000

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(pour l’année scolaire 2015-2016) sont scolarisés dans le secteur public, et le chiffre est en baisse régulière à cause du manque de moyens et des nouveaux besoins éducatifs13. La majorité des familles syriennes dépend, pour la scolarisation des enfants, de ce système scolaire public libanais, déjà fortement dévalué et défavorisé. Toujours pour l’année 2015-2016, le nombre d’élèves syriens fréquentant l’école publique s’élevait à 158 000, pour 87 000 inscrits dans des établissements privés.14

11 C’est surtout à partir de septembre 2015 que les écoles publiques ont commencé à accueillir les écoliers syriens, suite à une décision du ministère de l’Éducation et grâce au financement international. 20 % des écoles publiques, à savoir 238 établissements, ont alors mis en place un horaire de l’après-midi et du soir pour les enfants syriens15, l’horaire du matin étant destiné principalement aux enfants libanais. En dépit de ces mesures, à peu près 250 000 enfants syriens ne sont toujours pas scolarisés, et parmi eux, le nombre de ceux compris dans la tranche d’âge 15 et 18 ans est particulièrement élevé : compte environ 82 000 adolescents non scolarisés16 et seuls 4 % des enfants âgés entre 15 et 18 ans ont accès à l’enseignement secondaire17.

12 D’autre part, malgré les efforts accomplis pour renforcer le système scolaire public libanais et en dépit du fait que l’État libanais n’exige pas de permis de séjour pour l’enregistrement des enfants syriens, et donc que la scolarisation est formellement dissociée de la situation juridique de la famille, l’accès à l’éducation et le taux d’abandon restent problématiques pour un grand nombre d’enfants syriens.

13 Les raisons sont, encore une fois, multiples. Une partie des parents a du mal à trouver du travail ou ne parvient pas à assurer un revenu suffisant pour couvrir les coûts liés à la scolarisation (transport, matériel scolaire, etc.). Plus encore, la situation économique extrêmement précaire des familles a pour conséquence que certaines d’entre elles comptent sur le travail de ses enfants pour survivre, ce qui conduit à leur déscolarisation. À cet égard, la différence est particulièrement frappante entre la situation des enfants dans Beyrouth et ses régions environnantes, et celle de ceux qui se trouvent dans la région agricole de la Bekaa où le taux d’enfants qui travaillent (quelle que soit leur nationalité) est beaucoup plus élevé18. La distance de l’école a aussi une influence importante sur l’accès aux études et l’abandon scolaire. Selon les résultats d’une recherche menée par une université libanaise, l’abandon scolaire chez les enfants qui doivent se déplacer pour plus d’une heure atteint les 35 %, contre 15 % pour ceux qui doivent se déplacer pendant moins de 10 minutes19. Les difficultés de l’apprentissage dues à la diversité des programmes et à l’usage de langues étrangères peuvent être également à l’origine d’un décrochage scolaire. En effet, le programme des écoles libanaises se fait dans une grande partie des établissements en français ou en anglais, ce qui est souvent problématique pour des élèves syriens habitués à recevoir l’enseignement exclusivement en langue arabe. Enfin, signalons les questions de racisme et de harcèlement dont les élèves syriens sont parfois victimes de la part de leurs camarades libanais, et qui peuvent conduire à l’abandon scolaire.

14 Mais cette situation, encore une fois, doit être analysée à la lumière des conditions sécuritaires difficiles et de l’illégalité dans laquelle se trouve une majorité des réfugiés syriens. L’impossibilité de renouveler leur visa, la peur d’être arrêté ou, tout simplement, de se déplacer entravent durablement la capacité des familles à envoyer leurs enfants à l’école.

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Les naissances et l’enregistrement des nouveau-nés

15 Depuis 2011, un grand nombre d’enfants syriens (100 000 au 30 août 2016) sont nés au Liban20. Ces naissances soulèvent la question de l’identité et du sort de ces nouveau-nés dont un grand nombre n’a pas de papiers d’identité et, de ce fait, est dépourvu de toute existence légale. Le HCR estimant que 70 % d’entre eux n’ont toujours pas d’acte de naissance21.

16 Les réfugiés syriens affrontent, en effet, maints obstacles pour obtenir des documents d’identification au Liban, et notamment pour établir un acte de naissance dûment enregistré aux registres des statuts personnels libanais quand il s’agit d’enfants nés sur le territoire libanais. Cette situation, selon le HCR et d’autres organisations non- gouvernementales actives dans ce domaine22, risque de multiplier le nombre de personnes dépourvues d’une identité juridique et potentiellement apatrides23.

17 La procédure administrative requise afin d’établir un acte de naissance au Liban nécessite, tout d’abord, l’obtention d’un certificat de naissance (shahadat wilada) dressé par l’hôpital du lieu de naissance ou par le médecin ou la sage-femme ayant assisté la naissance. Sur la base de ce certificat de naissance, le mokhtar (officier au niveau local) du lieu de naissance, établit un acte de naissance. À ce stade, les parents sont tenus de présenter leurs papiers d’identité et de payer des frais variant entre 30 000 et 100 000 livres libanaises. L’acte de naissance établi par le mokhtar doit ensuite être enregistré auprès du bureau de statuts personnels relevant du gouvernorat compétent en fonction du lieu de naissance (noufous). L’enregistrement est conditionné à la possession par les parents d’un permis de résidence valide et est suivi d’une inscription au registre des étrangers. L’acte de naissance enregistré auprès de l’administration libanaise doit ensuite être certifié par le ministère des Affaires étrangères en vue de le produire à l’ambassade syrienne et ce, pour établir un acte de naissance syrien qui enregistre l’enfant auprès de l’administration syrienne de l’état civil.

18 Selon le Norwegian Refugee Council (NRC) et le HCR, cette procédure conditionnée par la possession d’un titre de résidence valide n’est pas réaliste étant donné que la majorité des déplacés en sont dépourvus. Par ailleurs, lorsqu’une naissance n’est pas déclarée dans un délai d’un an, l’enregistrement ne peut être obtenu que par une décision de justice nécessitant la saisine du juge statuant en matière de statuts personnels, ce qui engendre des frais additionnels24. Le NRC et le HCR recommandent, par conséquent, de faire établir l’acte de naissance par le mokhtar et de le présenter au bureau de statuts personnels relevant du gouvernorat compétent en fonction du lieu de naissance. L’objectif est de ne pas être tenu à défaut de suivre une procédure judiciaire et de conserver une possibilité d’obtenir un acte dûment enregistré, sans être tenu d’engager une procédure judiciaire.

19 Il est indispensable de noter, toutefois, que l’établissement de l’acte de naissance par le mokhtar n’est pas évident. 97 % de la population déplacée interviewée par le NRC ont pu obtenir un certificat de naissance. Pour 3 % des interviewés, l’obtention de celui-ci a été impossible, l’accouchement ayant eu lieu à la maison et sans la présence du personnel autorisé à dresser le certificat. Et si 78 % ont pu compléter les procédures chez le mokhtar, seuls 19 % ont pu parfaire l’enregistrement auprès du bureau de statuts personnels relevant du gouvernorat compétent en fonction du lieu de naissance, et seuls 8 % ont réussi à inscrire l’enfant au registre des étrangers.

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20 Si la différence de procédure d’enregistrement au Liban et en Syrie joue un rôle dans les difficultés rencontrées par les réfugiés qui ne possèdent pas toujours les informations relatives à la procédure libanaise, elle est loin d’être le facteur unique qui influence le processus. Les conditions économiques précaires restent l’un des facteurs majeurs qui influencent son aboutissement, tout comme la présence de barrages et de contrôles de l’armée libanaise qui découragent fortement la mobilité des personnes sans documents d’identité ou de résidence valides. Si 86 % des personnes interviewées ont déclaré s’être rendues, pour l’accouchement, dans une structure conventionnée avec le HCR (où, on le rappelle, les frais médicaux sont couverts à 75 %, le reste étant à la charge de la famille), de nombreuses naissances ont lieu dans les camps, d’où l’impossibilité d’obtenir un certificat de naissance. De plus, il arrive que les mères syriennes se fassent prêter des documents d’identité par des voisines libanaises afin de bénéficier de la couverture du ministère de la Santé25 lors de l’accouchement. Cela entraîne des risques juridiques, l’enfant étant enregistré comme étant né d’une autre femme. La situation de vulnérabilité économique et les obstacles à la mobilité se reflètent aussi dans la difficulté, pour beaucoup, de faire établir l’acte de naissance par le mokhtar compétent en fonction du lieu de naissance. Cela expliquerait, en partie, la différence de proportion entre les procédures complétées auprès du mokhtar et celles complétées auprès du bureau de statuts personnels relevant du gouvernorat compétent en fonction du lieu de naissance.

21 Un autre obstacle qui se présente aux déplacés est le manque de documents d’identité ou l’absence d’un certificat de mariage valide (mariage non enregistré, entrée illégale sur le territoire, non renouvellement du titre de séjour). Cela entrave l’obtention du certificat délivré par le mokhtar ou l’enregistrement au noufous. Il arrive également que le mokhtar ou les employés du noufous exigent un document de résidence valide même si la loi ne le requiert pas pour compléter les procédures. Ici, comme dans d’autres domaines, les pratiques peuvent diverger par rapport aux prescriptions légales.

22 Afin de contourner les coûts de l’accouchement ou les problèmes posés par la bureaucratie libanaise, certaines personnes décident de rentrer en Syrie pour accoucher ou pour enregistrer le nouveau-né. Il arrive aussi, afin de récupérer la documentation manquante ou de produire de faux documents, qu’elles fassent appel à un simsar (courtier, médiateur) ou qu’elles tentent de se procurer les documents syriens par le biais de connaissances.

NOTES

1. The United Nations High Commissioner for Refugees (UNHCR), Syria Regional Refugee Response, Lebanese Crisis Response Plan 2017-2020, 19 janvier 2017. Url : http://data.unhcr.org/ syrianrefugees/country.php?id=122 2. The United Nations High Commissioner for Refugees (UNHCR), Syrian refugee and Affected Host Population, Health Access Survey in Lebanon, juillet 2015. Url : http://data.unhcr.org/ syrianrefugees/country.php?id=122

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3. The United Nations High Commissioner for Refugees (UNHCR), Guidelines to Referral Health Care in Lebanon, janvier 2014, p. 5. Url : http://data.unhcr.org/syrianrefugees/country.php?id=122. 4. Ibid. p. 8. 5. Ibid., p. 7. 6. Karl Blanchet et al., « Syrian refugees in Lebanon : the search for universal health coverage », in Conflict and Health, vol. 10, n° 12, 2016. 7. The United Nations High Commissioner for Refugees (UNHCR), Vulnerability Assessment of Syrian Refugees in Lebanon, 2016, p. 32. Url : https://data.unhcr.org/syrianrefugees/download.php ? id =12482 8. Sarah E. Parkinson, Orkideh Behrouzan, « Negotiating health and life : Syrian refugees and the politics of access in Lebanon », in Social Science & Medicine, n° 146, 2015, pp. 324-331. 9. Amnesty International, Agonizing choices : Syrian refugees in need of health care in Lebanon, Londres, Amnesty International ; 2014 10. Human Rights Watch, Growing Up Without an Education. Barriers to Education for Syrian Refugee Children in Lebanon, 2016. Url : https://www.hrw.org/sites/default/files/report_pdf/ lebanon0716web_1.pdf. 11. Carole Alsharabati, Carine Lahoud, Analysis of Child Éducation Survey, 2016. Url : www.isp.usj.edu.lb/pdf/Refugees Report USJ 20-Avril 2016. Voir, dans ce numéro, le document de Manuela Casalone. 12. Ministry of Education and Higher Education, Reaching All Children with Education in Lebanon, 2014. Url : http://www.mehe.gov.lb/uploads/file/2015/Feb2015/Projects/RACEfinalEnglish2.pdf. 13. Isabelle Grappe et al., « L’intégration des élèves syriens dans les écoles libanaises : trois témoignages », in Confluences Méditerranée, vol. 1, n° 92, 2015, pp. 157-170. 14. Inter-Agency Coordination, Lebanon. Éducation Dashboard, jan-may 2016. Url : https:// data.unhcr.org/ syrianrefugees/download.php ?id =11514, consulté 28 février 2017. 15. Human Rights Watch, Growing Up Without an Education. Barriers to Education for Syrian Refugee Children in Lebanon, 2016, op. cit. 16. Ibid. 17. Inter-Agency Coordination, Lebanon. Education Dashboard, op. cit. 18. Carole Alsharabati, Carine Lahoud, op. cit. Le travail des enfants dans l’agriculture en nette hausse au Liban. Voir aussi, par exemple, « l’OIT tire la sonnette d’alarme », in L’Orient-Le jour, 14 juillet 2016. 19. Carole Alsharabati, Carine Lahoud, op. cit., pp. 18, 24. 20. Ce taux de natalité est presque le double de celui des libanais (40 0000 naissances/an sur 1 million et demi pour les réfugié syriens, 70 000 / an sur 4 millions pour les libanais). 21. Gouvernement du Liban, ONU, Lebanese Crisis Response Plan, jnavier 2017, pp. 117-123. Url : www.alnap.org/pool/files/lebanon-crisis-response-plan.pdf. 22. Voir Frontier Ruwad Association, Birth Registration Procedures in Lebanon. Practical Manual. Url : https://frontiersruwad.files.wordpress.com/2015/03/birth-registration-manual_english.pdf ; Norwegian Refugee Council, Birth Registration Update : The Challenges of Birth Registration in Lebanon for Refugees from Syria, janvier 2015. Url : https://www.nrc.no/globalassets/pdf/reports/the- challenges-of-birth-registration-in-lebanon-for-refugees-from-syria.pdf 23. Ibid. 24. Dans les estimations faites par Frontier Ruwad les frais pour les procédures associées au tribunal s’élèveraient à plus de 1000 dollars. Parmi toutes ces dépenses, les examens médicaux sont les plus élevés, surtout parce que le juge, très souvent, demande un test ADN. Ce test, d’ailleurs, n’est pas requis par la législation en vigueur, mais il fait désormais partie de la procédure judiciaire telle qu’entérinée par les tribunaux (Youmna Makhlouf, communication personnelle). Voir Frontier Ruwad Association, op. cit., p. 15.

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25. Ibid., p. 26.

AUTEUR

HOUDA KASSATLY Anthropologue photographe, chercheure associée à l’Unité interdisciplinaire de recherche sur la mémoire, CEMAM, université Saint-Joseph (Beyrouth) et Filippo Marranconi, anthropologue, doctorant à l’EHESS (LAU).

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Des routes migratoires aux rues marchandes Vendeurs de rue syriens à Beyrouth

Emmanuelle Durand

« Ils [les migrants] font tous l’expérience des multiples facettes de la ville, du langage des lieux. Certains de ces lieux sont visibles et lisibles ; il y a des proximités à éviter et vite repérées où l’on ne s’aventure que rarement et souvent par obligation, des lieux où l’on sent vite qu’ils n’ont rien d’accueillants ; d’autres se découvrent plus faciles d’accès, plus rassurants parce que propices à l’anonymat. » Marie-Antoinette Hily1.

1 Alors que Londres a les yeux rivés sur Calais et que Paris surveille Vintimille, Beyrouth accueille près de 30 % du million de Syriens ayant officiellement trouvé un abri au Liban2. La capitale constitue, ainsi, le deuxième pôle d’accueil libanais, après la Bekaa. Si certains Syriens poursuivent leur route, d’autres font le choix de l’attente chez le voisin, souvent indéterminée, dans l’espoir du retour. Désormais, au Liban, une personne sur quatre est un réfugié syrien.

2 Il serait pourtant imprécis autant qu’inexact de réduire leur présence au Liban au seul prisme de la crise humanitaire qui depuis 2011 déchire et vide villes et villages syriens. C’est pourquoi il est nécessaire d’inscrire cette lecture dans le temps long des migrations. En effet, il est estimé que 400 000 à 600 000 Syriens travaillaient au Liban dans les années 19903. Malgré leur nombre, ces travailleurs étaient alors « curieusement invisibles4 ». « Ils sont partout » nous souffle ce chauffeur de taxi qui, depuis Basta, nous conduit en direction de Geitawi. Pourtant, malgré cette présence considérable autant qu’ancienne, peu de traces ou d’insignifiantes empreintes marquent durablement l’espace urbain et son bâti.

3 Cet article s’intéresse aux modalités de présence alternative des Syriens à Beyrouth car « c’est à partir du corps que se perçoit et se vit l’espace, et qu’il se produit5 ». Autrement dit,

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nous faisons le pari d’une alliance des études urbaines et migratoires pour se départir d’un regard macro-centré trop souvent porté sur la présence syrienne au Liban, qui l’appréhende en termes de « défi », voire de « péril », pour révéler les « faiblesses » du Liban. Les enquêtes ethnographiques réalisées au cours de l’année 2015 éclairent les insertions urbaines des réfugiés syriens à Beyrouth par le prisme de leurs logiques commerciales ambulantes. L’étude morphologique et matérielle de la rue est délaissée pour celle de son occupation et des initiatives de ceux qui la font.

4 Nous questionnons les ruptures et continuités des expériences syriennes au Liban, au sens que John Dewey confère à la notion d’ « expérience6 », à savoir une relation entre un subir, dicté par des conditions extérieures, et un agir, permis par des dispositions intérieures. L’exploration des relations entre le commerçant ambulant syrien, son corps et la place qu’il occupe dans un espace questionne plus particulièrement les « régimes de visibilité7 ». La notion de (in)visibilité apparaît pertinente en ce qu’elle s’applique à des groupes qui, évaluant un voir et un être vu, mettent en place des tactiques pour se rendre visibles et/ou se dissimuler.

5 Le récit urbain de la ville de Beyrouth et les dynamiques qui la façonnent sont souvent saisis au prisme d’un urbanisme qualifié de « non-maitrisé ». Les frontières communautaires et sociales apparaissent comme de véritables clefs de lecture des pratiques urbaines beyrouthines. Ces dernières sont guidées par des seuils matériels et symboliques, hérités de la ligne verte de démarcation Est/Ouest d’un Beyrouth divisé par la guerre civile libanaise (1975-1990). L’état de tension permanent, favorisé en partie par le conflit syrien voisin, vient alimenter cette « territorialisation des appartenances8 ». Le relevé des situations d’interactions quotidiennes des citadins ordinaires dans des espaces urbains définis nous permet de rendre compte du récit urbain beyrouthin d’une manière privilégiée. Ce dernier sera ainsi saisi par le prisme de ses places marchandes, « espaces publics par excellence » en ce qu’elles manifestent « une pluralité ethnique et religieuse pacifiée à l’ombre du négoce9 ».

6 Le terme « réfugié » est ici employé au sens large, et non au sens légal tel que défini par la Convention de Genève de 195110 dont le Liban n’est pas signataire. Par « réfugiés syriens », nous faisons référence aux personnes ayant quitté la Syrie pour des raisons de sécurité ou de survie. Par ailleurs, les termes « vendeur de rue » et « commerçant ambulant » sont indistinctement utilisés. Nous croyons que deux écueils sont, toutefois, à éviter : la distorsion et la généralisation déraisonnable. Par souci de commodité dans l’écriture et de clarté de l’énonciation, nous faisons référence aux « réfugiés syriens » et aux « commerçants ambulants syriens ». Nous soulignons que, loin d’épuiser le réel, cette étude qualitative est le résultat d’un regard sur des rencontres en des espaces en un temps précis.

Expériences syriennes au Liban : de l’ouvrier au réfugié

7 Fin 2014, le cadre juridique régulant la présence syrienne au Liban passe d’un régime préférentiel à un régime discriminatoire, leur rendant difficile l’accès au marché du travail, au logement ainsi qu’à l’éducation11. Leur usage de l’espace public fait également l’objet de restrictions et de mesures discriminatoires : certaines municipalités mettent en place un couvre-feu à leur égard. Leurs pratiques urbaines et mobilités quotidiennes apparaissent ainsi contraintes.

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Figure 1. Pourcentage de réfugiés interviewés, avec ou sans statut légal, qui se sentent libres ou non de sortir de leur espace résidentiel.

Source : IRC-NRC, 2015.

8 Les Syriens ayant trouvé refuge au Liban subissent une précarisation de leurs conditions de vie : la baisse des ressources financières s’accompagne d’une hausse du coût de la vie. Marquées par le « syndrome palestinien », les autorités libanaises rejettent l’option de l’établissement de camps pour accueillir les populations syriennes. Ces dernières sont ainsi contraintes de trouver un abri par leurs propres moyens, situé pour la plupart dans les « espaces écarts12 » des quartiers Sud de la capitale. Les camps palestiniens constituent néanmoins d’importants territoires d’accueil des populations syriennes, témoignant de formes de cohabitation inédites13. Les logiques résidentielles sont révélatrices, autant que créatrices, de socialités et de formes de solidarité. S’il constitue un élément déterminant, le facteur financier ne doit pas dissimuler le facteur social qu’illustrent les phénomènes de regroupement qui s’opèrent autour de proximités familiales, communautaires ou encore religieuses. « L’urbanité des marges14 » des réfugiés syriens au Liban se caractérise par des formes plurielles de mise à l’écart. À la fragilité juridico-économique s’ajoute une précarité sociale, nourrie par l’historique des relations syro-libanaises.

9 En vertu de la circulaire du 31 décembre 2014, les ressortissants syriens s’engagent à ne pas travailler afin de régulariser leur situation. Le secteur informel, notamment le commerce ambulant, apparaît comme une solution leur permettant de générer des revenus (coping strategy). Hamza15, 13 ans, que nous croisons régulièrement place Sassine, nous indique qu’il vend des friandises dans la rue pour aider ses parents qui ne sont pas autorisés à travailler : « Les enfants ont moins de risque de se faire arrêter par la police16. » Ces initiatives renvoient à des formes de recomposition familiale en exil et de « réinvention du quotidien17 », liées à la nouvelle économie de la survie. L’inscription de jeunes vendeurs de rue dans le paysage urbain est révélatrice d’un arbitrage des contraintes. Néanmoins, nous ne négligeons pas la dimension culturelle du commerce

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de rue, pratique urbaine ancienne et répandue au Levant que l’afflux de populations syriennes a contribué à rendre plus visible.

Figure 2. Origines des enfants de rue (Street Based Children, SBC).

Source : Unicef, 2015.

10 À cette mise en visibilité vient s’ajouter un phénomène de dépréciation de l’image d’une activité traditionnelle. Le rapport que le citadin entretient avec le vendeur de rue est rarement neutre : il relève de la méfiance (informateur) ou de l’apitoiement (pauvreté). Face à cela, certains « anciens » vendeurs de rue mettent en place des stratégies, plus ou moins visibles, d’authenticité ou de revendication nationale. Les conversations avec des vendeurs de kaak18 et de fruits-légumes révèlent l’hostilité de quelques-uns à l’égard des Syriens. Parmi ceux rencontrés, d’aucuns étaient syriens : la grande majorité se revendique Libanais, quelques autres, plus rares, Égyptiens. L’un d’entre eux insiste pour nous montrer sa pièce d’identité libanaise, détail révélateur d’une revendication nationale.

Des marges au cœur : au-delà des frontières urbaines

11 Si les pratiques urbaines des Syriens à Beyrouth témoignent de formes de relégation spatiale et de mobilités restreintes, les logiques commerciales ambulantes déconstruisent l’idée selon laquelle la mobilité forcée conduit nécessairement à l’immobilité contrainte. Leurs trajectoires urbaines mettent en lumière leurs connaissances de la ville et leur capacité à transcender les seuils matériels, sociaux et mentaux établis. S’intéresser à leurs dynamiques spatiales invite à traverser la ville de part en part : des espaces de relégation où ils résident aux rues marchandes où ils travaillent.

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12 Comme l’évoquent Marie-Antoinette Hily et Emmanuel Ma Mung à propos des migrants, les Syriens à Beyrouth « ne sont pas des objets inertes traversant des espaces neutres et indifférents19 ». Les vendeurs de rue témoignent d’une connaissance du « langage des lieux20 », de savoir-faire et de savoir-circuler qu’illustre l’imbrication des lieux de résidence, périphériques, et des places marchandes, centrales. Ce sont moins les logiques de proximité spatiale que les logiques de rentabilité qui guident le commerçant dans son expérience de la ville. La distance qui sépare l’espace résidentiel de l’espace commercial se mesure à diverses échelles : la ville (vivre à Sabra, travailler à Hamra), le pays (habiter Tripoli, vendre à Beyrouth), voire l’aire régionale (partager son temps entre le Liban, espace de travail, et la Turquie, espace de repos).

13 Par son statut de ville capitale et son effervescence, Beyrouth constitue l’épicentre de ce phénomène : 58 % des enfants vendeurs de rue prennent place dans le Grand Beyrouth21. Tripoli et Saïda, villes moyennes où nos enquêtés attestent d’une présence policière moins menaçante, sont paradoxalement moins investies en raison de leur manque de rentabilité.

14 Les récits urbains de Nassim, Mohamed et Tala illustrent ces choix. Ayant fui Idleb avec son père, Nassim réside à Tripoli où il vend des chewing-gums dans la rue avec une amie d’Alep. Face à l’hostilité qu’illustrent les violences physiques et verbales qu’ils nous évoquent (« les gens crient et frappent ») ainsi qu’à la difficulté de vendre, il rejoint la banlieue nord de Beyrouth, Jounieh, pour y vendre des roses. Mohamed, rencontré dans les ruines de Saïda, nous confie du haut de ses 9 ans préférer travailler à Beyrouth où il gagne plus. Enfin, déambulant entre les automobilistes de la Corniche al Mazraa, Tala, la quarantaine, « descend de la Bekaa » chaque lundi et jeudi à Beyrouth pour y vendre des tickets de loto.

Lire la ville et prendre place

15 Pris entre un impératif financier et des risques liés à sa vulnérabilité, le commerçant ambulant procède à un ajustement de sa visibilité : il met en œuvre des stratégies de présentation de soi ou, au contraire, d’évitement. Par définition lieu de rencontres et de passages, la rue est l’espace de la lenteur. Les lieux d’arrêt constituent des lieux où s’immobilisent temporairement les ambulants pour mieux s’exposer à la mobilité des autres. Notre étude se focalise sur trois localités : la place Sassine, la rue commerçante d’Hamra et le carrefour de Dawra. Nous les définissons en termes de cadre urbain, de flux, d’activités commerciales et de présence ambulante pour mieux esquisser les dynamiques ambulantes qui s’y jouent.

16 Au cœur du quartier d’Achrafieh, la place Sassine constitue une centralité urbaine de haute visibilité à l’échelle de la ville. Elle est un carrefour pour les automobilistes. Leurs flux y sont ralentis aux abords des feux de circulations. Située aux abords de quartiers résidentiels, de nombreux établissements bancaires et du centre commercial ABC, elle est traversée par des trajectoires piétonnes régulières. En outre, les cafés et restaurants en font un espace-fenêtre qu’investissent les cireurs de chaussures. Trois familles syriennes occupent régulièrement les étroits trottoirs qu’ils partagent avec les commerçants établis. Depuis l’été 2014, un « kiosque » est sorti de terre aux pieds du chantier d’un immeuble en construction. Tenu par des Libanais et des Syriens, le « kiosque » assure la gestion du parking attenant au chantier. Il est le repère des vendeurs ambulants, âgés de 9 à 15 ans, qui occupent régulièrement cet espace urbain.

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17 Située en banlieue Est de Beyrouth, Dawra est le nœud circulatoire à partir duquel il est possible de rejoindre le nord du pays, jusqu’en Syrie. Le carrefour jouit du dynamisme insufflé par sa proximité spatiale avec le quartier arménien de Bourj Hammoud : il regroupe une multitude de commerçants offrant des marchandises majoritairement alimentaires et de petit textile. Dawra est une place marchande plus populaire au sein de laquelle les vendeurs ambulants se partagent les voies de circulation avec les bus en partance pour le Nord. Les trajectoires quotidiennes des employés des chantiers et garages environnants embrassent les flux piétonniers du marché de Bourj Hammoud.

18 Enfin, la rue commerçante d’Hamra dessert des voies perpendiculaires menant à l’Université américaine de Beyrouth (AUB) ainsi qu’à des lieux de cultes dont les seuils sont occupés par les mendiants. L’aménagement urbain permet, par l’aération de ses trottoirs, aux ambulants de parcourir la rue de terrasses en terrasses. Elles constituent des lieux privilégiés d’arrêt d’une rue en mouvements. Âgés de 14 à 18 ans, quelques dix cousins originaires de Deraa en Syrie investissent régulièrement la rue pour y cirer les chaussures des passants.

Épouser les rythmes urbains : du rituel à l’inhabituel

19 Le commerçant ambulant s’accommode des espaces urbains qu’il investit pour mieux en embrasser les rythmes. Comme le précise Alain Tarrius, « le temps est l’outil privilégié de lecture des ordonnancements spatiaux, de la consistance et des traces des échanges humains (…) ; il donne sens à la manifestation spatialisée des identités sociales, il est le lieu de l’interaction22 ». Certains s’inscrivent dans des temporalités quotidiennes à l’instar des cireurs d’Hamra qui arrivent en bus depuis Sabra à 7h le matin pour, vers 17h, laisser place aux vendeurs de fleurs. Parfois-même, ce sont eux qui troquent leur boîte de cirage contre des fleurs. Les logiques sont semblables place Sassine où les plus jeunes vendent ou mendient, pendant que leurs aînés supervisent en veillant au réapprovisionnement en barres chocolatées, chewing-gums, colliers de fleurs et triangles de signalisation. Parallèlement, c’est au petit matin que deux adolescents de Mar Elias rejoignent la sortie de Sporting Club23 pour y proposer des fleurs à la jeunesse dont la nuit s’achève. D’autres encore adoptent des rythmes hebdomadaires.

20 Cette lecture est pertinente à Dawra où le dynamisme des activités marchandes ambulantes s’articule au marché attenant de Bourj Hammoud, organisé le week-end. Si quelques-uns des vendeurs de rue syriens occupent cet espace urbain de manière régulière, d’autres ne s’y rendent que le week-end. Les trottoirs sont investis par les commerçants établis de la rue d’Arménie mais aussi par des vendeurs à la sauvette proposant des produits « ethniques » (drapeaux, épices). De Bourj Hammoud à Dawra, l’offre commerciale change de visage pour devenir informelle, sans rupture dans le tissu urbain.

21 Sur le seuil des cafés et des épiceries, les ambulants syriens prennent place pour y exposer sous-vêtements masculins, protections de passeport et friandises. D’autres, à l’instar d’Abdallah, un vieil homme libanais, déserte les rues de Dawra le week-end. Du lundi au samedi, il s’installe au croisement de deux rues où il vend thé et café. Il investit cet espace urbain demandeur d’une offre commerciale « sur le pouce », en semaine. Dans une même logique, nous rencontrons un groupe d’enfants syriens résidant à Tripoli, qui, chaque fin de semaine, se rendent à Beyrouth pour y retrouver les trottoirs des rues animées de Mar Mikhaïl, ancien quartier d’artisans devenu un haut lieu de la

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vie nocturne. Ils nous expliquent gagner beaucoup plus qu’à Tripoli où, de facto, ils travaillent moins. Quelques nuits par semaine, la rue, espace de passages et de revenus financiers, se fait refuge précaire. Les immeubles à l’abandon et les ponts offrent autant d’abris pour y trouver le sommeil.

22 Les logiques commerciales ambulantes des Syriens à Beyrouth s’inscrivent également dans des temporalités plus inhabituelles, révélatrices des savoirs de nos enquêtés. En 2015, le ministre de l’Intérieur libanais identifie la sécurité routière comme enjeu prioritaire. Dans cette logique, la loi 234 entre en application en avril 2015. Quelques vendeurs ambulants syriens saisissent cette opportunité pour investir un nouvel espace marchand. Aux abords des grandes artères de circulation, ils proposent des triangles de signalisation routière. Notre terrain d’enquête coïncide, par ailleurs, avec la période du Ramadan durant laquelle une évolution des pratiques est perceptible : la présence des mendiants aux abords des mosquées du centre-ville s’accroît tandis que les vendeurs de rue syriens de la place Sassine s’éclipsent temporairement. Dans le quartier de Gemmayze, un jeune homsiotte occupe le trottoir de l’église Saint-Antoine où il vend des pâtisseries orientales. Il s’installe dans une triple temporalité : événementielle (le Ramadan), hebdomadaire (le vendredi) et quotidienne (à la nuit tombée).

Une « lutte des places » : la fabrique de l’urbanité au quotidien

23 Les places marchandes étudiées témoignent de situations de coprésence, au sens d’un regroupement d’un ensemble de gens dans une même unité de temps et de lieu24. Nos localités d’étude sont partagées entre les vendeurs de rue syriens, libanais, palestiniens, égyptiens, sud-asiatiques, mais également avec les commerçants établis, les citadins, les forces de l’ordre et les volontaires d’ONG. Ce corps à corps urbain produit frottements et affrontements. La présence commune façonne ainsi de nouvelles sociabilités, révélatrices de la fabrique de l’altérité et vectrices de transformation des villes. Ces marges en partage posent la question des dynamiques interactionnelles concurrentielles et/ou complémentaires qui s’instaurent, se négocient et se jouent entre eux.

24 Si la lecture en termes d’événement offre un précieux éclairage des logiques commerciales ambulantes développées par nos enquêtés, celle-ci ne doit pas négliger l’influence de la vulnérabilité et des stratégies d’évitement déployées pour y faire face. En vertu de la loi 422/2002 relative aux mineurs à risques et/ou en conflit avec la loi, les mineurs pratiquant la vente de rue sont susceptibles de faire l’objet d’une interpellation. Il s’agit de ne pas (trop) s’exposer aux forces de l’ordre et aux citadins hostiles, tout en restant suffisamment visible. La géographie de la vente de rue syrienne à Beyrouth suit ainsi la géographie de la présence policière. Le quartier d’Hamra est identifié par l’opinion publique comme étant un lieu particulièrement investi par les vendeurs de rue syriens. Nous constatons qu’à mesure que la présence policière s’y étend, celle des ambulants tend à se dissiper au profit d’autres quartiers. Les histoires d’espaces de nos enquêtés témoignent de ce phénomène qui, dans une démarche réflexive, nous conduit à souligner la sensibilité d’une enquête ethnographique sur les commerçants ambulants. En effet, notre mise en visibilité dans l’espace public avec les enquêtés peut les vulnérabiliser. C’est la raison pour laquelle notre dispositif d’enquête a évolué au cours du terrain pour privilégier l’interaction hors-la-rue25.

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25 Parmi les acteurs en présence sur la scène urbaine, nous focalisons notre attention sur les commerçants établis. Par « commerce établi », nous entendons tout dispositif commercial inscrit dans le bâti : épicerie, boutique, restaurants et cafés. L’occupation d’une portion d’espace par un vendeur de rue relève davantage d’une opportunité commerciale ou d’une facilité d’ancrage permise par l’urbanisme et le mobilier urbain, que d’une réelle négociation avec les commerçants environnants. Ces derniers indiquent ne pas être dérangés par les vendeurs de rue « s’ils sont polis ». L’accord entre établis et ambulants est ainsi tacite. Les vendeurs de rue s’installent, ou déambulent dans des emplacements économiquement opportuns. Les cireurs prennent place à proximité de banques, de lieux de travail, de cafés mais aussi sur de larges trottoirs où l’arrêt d’un éventuel client ne viendra pas saturer la circulation piétonnière. Les terrasses des cafés sont quant à elles prisées par les vendeurs de friandises, de tickets loto mais aussi par les mendiants pour qui elles regroupent, dans l’immobilité, de potentiels clients. Ils occupent, en outre, des recoins d’immeubles, des marches et des bancs, des ponts où ils trouvent un abri du soleil ou de la pluie, des pas de porte de magasins fermés, des interstices entre deux commerces établis.

26 Il convient, en revanche, de souligner la particularité de la relation entre ambulants et garçons de café. Rares sont ceux qui autorisent les vendeurs ambulants à pénétrer l’enceinte des établissements : seul l’accès aux terrasses est toléré. En présence de vendeurs de rue, les commerçants sont très attentifs aux réactions de leur clientèle, n’hésitant pas à déloger le vendeur si le seuil de tolérance semble atteint. Au contraire, si un échange se crée entre le client et le vendeur, le garçon de café ne sourcille pas : le client est roi. Nous en faisons l’expérience à de nombreuses reprises : ce qui n’est d’ailleurs pas sans souligner l’intérêt de l’occupation des terrasses dans notre dispositif d’enquête.

Fabrique de l’altérité et formes de solidarité

27 La vente ambulante est fréquemment associée à une fourmilière. Les cousins d’Hamra et les frères de Sassine témoignent d’une organisation en réseau autour de liens familiaux. Pour d’autres, la vente de rue s’avère être une expérience individuelle : c’est sur eux que notre attention se porte plus particulièrement. Initialement isolés, ils parviennent à créer, développer et bénéficier de formes de solidarité, résultats de jeux sociaux avec les autres vendeurs de rue, les commerçants établis mais aussi les citadins.

28 Force est de constater que les situations observées de coprésence témoignent de formes plurielles de solidarité qui lient les groupes ambulants, établis et citadins. Et Vincent Geisser de souligner « [la crise syrienne] a révélé de manière insoupçonnée les extraordinaires ressorts de solidarité et d’entraide de la société libanaise “en dehors” de l’État, comme si les citoyens ordinaires, par lassitude ou par résignation, s’étaient habitués à fonctionner sans lui26 ». De l’approvisionnement de la marchandise à l’apprivoisement des places marchandes, nous suivons les pas de nos enquêtés pour révéler les stratégies individuelles et collectives déployées.

29 Au nom de logiques commerciales, les corps relient les marges au cœur, un cœur où se créent et se développent des formes de solidarités. Originaire de Homs, Nassim aidait occasionnellement son père à l’épicerie avant de rejoindre Damas où il fait ses premiers pas dans la vente ambulante par le biais d’un ami pharmacien de son père qu’il soutient dans la livraison de médicaments. À son arrivée au Liban, il pratique le commerce de

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rue successivement à Tripoli et à Jounieh sous l’aile d’un fleuriste égyptien. Son insertion dans le commerce ambulant témoigne d’une fabrique des solidarités dans l’altérité. Cette fabrique repose sur des liens créés par l’intermédiaire de son père auprès d’ami (le pharmacien) ou de commerçant quelconque (le fleuriste). En outre, il apparaît que les dynamiques d’approvisionnement relèvent davantage de logiques financières (au moins cher) que de proximités socio-spatiales (au plus familier et au plus proche). Nombre de cireurs rencontrés se procurent leur matériel, place Cola, auprès d’un Libanais bon marché (15 dollars la boîte de cirage).

Cartographie 1. Carte réalisée par Nassim, 12 ans. Il y trace ses trajectoires libanaises de Jounieh à Beyrouth, en passant par Tripoli.

30 Une fois un espace urbain investi, il convient de s’y maintenir, autrement dit de s’y inscrire dans le temps. Pour ce faire, le vendeur de rue doit relever un double défi. Celui, d’une part, de l’approbation implicite des acteurs de l’environnement qu’il occupe. D’autre part, celui de l’insertion au sein d’un univers commerçant ambulant déjà présent, le cas échéant. Le partage d’un espace de coprésence crée des socialités que le temps lie et consolide jusqu’à faire naître des formes de solidarité. À Hamra, aux abords de Costa Coffee, les cireurs partagent le trottoir avec les taxis qui apostrophent d’éventuels voyageurs. Des relevés sonores témoigneraient, à eux-seuls, de leur commune présence. Devenus familiers, ils se saluent et se charrient. S’en suivent des socialités privilégiées et des formes de solidarités plurielles. Fort de ses connaissances de l’espace, le vendeur de rue saisit des fenêtres d’opportunité pour compléter son activité et ses revenus. Se mettent en place des échanges de bons procédés : don de bouteilles d’eau, contre-don de ramassage des déchets.

31 Des formes plus profondes de solidarité peuvent s’établir à l’instar de cet épicier de Mar Mikhaïl qui fournit à un jeune Syrien, sur la base d’un crédit de 10 000 livres libanaises27, des barres chocolatées destinées à être revendues. L’accord entre les deux

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parties repose sur le fait que si le l’enfant perçoit une somme supérieure aux 10 000 livres libanaises par la revente des produits gratuitement fournis, il remet l’excédent à l’épicier. D’autres vendeurs de rue bénéficient avec le temps d’une promotion : Haitham que nous rencontrons dans une épicerie d’Hamra travaillait auparavant dans la rue. La maîtrise de l’espace urbain permet au commerçant ambulant d’être une personne- ressource pour les citadins qui le sollicitent pour demander leur chemin, par exemple. Inversement, le citadin permet au vendeur de rue de démultiplier ses opportunités financières. Constatant qu’une femme éprouve des difficultés à faire fonctionner l’horodateur, un cireur se dirige vers elle : après quelques mots échangés, il court en direction d’un autre horodateur avant de revenir vers la jeune femme, le ticket de stationnement à la main. La femme le remercie de quelques pièces.

32 En ce qui concerne le second défi, soulignons le poids du groupe quand il s’agit de pénétrer la sphère de l’informel. Un travailleur social pour International rescue committee (IRC) évoque la difficulté, pour un nouvel arrivant, de pénétrer l’univers de Mar Mikhaïl s’il n’est pas de Deraa, « même s’il est Syrien ». En outre, travailler à plusieurs permet la mise en place de stratégies visant maximiser les revenus. Il peut s’agir, par exemple, de simuler une dispute avec un autre vendeur de rue arguant que ce dernier a volé de l’argent au premier ou encore de s’accorder sur les produits proposés (les chewing-gums pour l’un, les fleurs pour l’autre) afin de ne pas « se concurrencer », nous confie deux enfants syriens à Mar Mikhaïl.

33 Le commerce ambulant comme mode de présence alternative des Syriens à Beyrouth vient révéler des situations cosmopolites, c’est-à-dire des expériences croisées de consommation et de mobilité intra-urbaine28. En effet, les trajectoires urbaines empruntées, les rythmes épousés et les formes de solidarité inventées éclairent une fabrique quotidienne de l’altérité et de l’urbanité propre aux migrants et aux réfugiés au Liban. En cela, ce papier met en lumière « la capacité des places marchandes à permettre à des individus de prendre place dans la ville et d’en être acteur29 » pour mieux se l’approprier, voire la transformer : émergence de nouvelles centralités marchandes, dépassement de seuils matériels, communautaires et symboliques, apparition d’une nouvelle offre commerciale, etc.

34 Les places marchandes constituent des espaces de frottements et d’affrontements. Les multiples dynamiques commerciales qui s’y entrelacent en des cadences singulières regroupent facteurs d’attractivité mais également sources de nuisances. C’est la raison pour laquelle il nous apparait pertinent de poursuivre l’analyse du lien qu’entretiennent ville et commerce au prisme des échanges marchands, ordinaires mais non moins anodins. Pour ce faire, c’est moins l’aménagement, entendu comme planification urbaine, que le ménagement (« prendre soin ») des espaces marchands qui retient ici notre intérêt. Nous suggérons d’associer les individus aux lieux et à aux objets dans leurs interactions mutuelles. Jusqu’alors notre focale se portait exclusivement sur les commerçants, ambulants et établis, nous proposons de l’étendre aux produits (leur nature, leur provenance, etc.) ainsi qu’aux clients et usagers des places marchandes pour davantage explorer ce que les places marchandes manifestent de la ville, de ses transformations, évolutions et rénovations.

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NOTES

1. Marie-Antoinette Hily, in Kamel Doraï, Nicolas Puig, L’urbanité des marges. Migrants et réfugiés dans les villes du Proche-Orient, Paris, Téraèdre, 2012. 2. 1 017 433 réfugiés syriens se trouvaient au Liban au 30 septembre 2016, parmi lesquels 287 61 vivent à Beyrouth. Source UNHCR. 3. John Chalcraft, The invisible cage. Syrian migrant workers in Lebanon, Stanford, Stanford University Press, 2008. 4. Ibid. 5. Henri Lefebvre, La production de l’espace, Paris, Anthropos, 1974. 6. John Dewey, The Public and Its Problem, New York, Holt, 1927. 7. Michel Lussault, Jacques Levy, Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Paris, Belin, 2003. 8. Franck Mermier, Récits de villes : d’Aden à Beyrouth, Paris, Actes Sud, 2015. 9. Franck Mermier, « Souk et citadinité dans le monde arabe », in Jean-Luc Arnaud (dir.), L’urbain dans le monde musulman de Méditerranée, Paris, Maisonneuve et Larose, 2006. 10. Est réfugiée « toute personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays. » Convention de Genève de 1951 relative au statut de réfugié, article 1. 11. La circulaire du 31 décembre 2014 réforme le régime juridique libanais applicable aux ressortissants syriens jusqu’alors largement favorable en raison du fait qu’ils représentaient une main-d’œuvre indispensable et bon marché pour la reconstruction du pays, au sortir de la guerre civile (1975-1990). 12. Nicolas Puig, Kamel Doraï, « Insertions urbaines et espaces relationnels des migrants et réfugiés au Proche-Orient », in Kamel Doraï, Nicolas Puig (dir.) L’urbanité des marges. Migrants et réfugiés dans les villes du Proche-Orient, Paris, Téraèdre, 2012, pp. 11-25. 13. Caroline Abou Zaki, « Les Réfugiés de Syrie dans le camp de Chatila : conflits de légitimité et solidarités entre "nouveaux" et "anciens" réfugiés », in Confluences Méditerranées, vol. 1 n° 92, 2015, pp. 49-59. 14. Nicolas Puig, Kamel Doraï, op. cit. 15. Les prénoms des enquêtés ont été modifiés. 16. Traduction de l’auteur. 17. Michel De Certeau, L’invention du quotidien 1. Arts de faire, Paris, Gallimard, 2005 [1990]. 18. Pain libanais au sésame. 19. Marie-Antoinette Hily, Emmanuel Ma Mung, « Catégories et lieux des circulations migratoires », in Cahiers de la MiRE, n° 16, 2003. 20. Marie-Antoinette Hily, in Kamel Doraï, Nicolas Puig, op. cit., p. 238. 21. Unicef, ILO, Save The Children, Lebanese Ministry of Labor, « Children living and working on the streets in Lebanon: profile and magnitude », 2015, p. 16. 22. Alain Tarrius, « Économies souterraines. Comptoir maghrébin de Marseille », in Alain Tarrius (dir.), Arabes de France dans l’économie souterraine mondiale, Paris, éd. de l’Aube, 1995, p. 11. 23. Le Sporting Club est une boîte de nuit de Beyrouth, située sur le front de mer. 24. Erving Goffman, La présentation de soi. La mise en scène de la vie quotidienne, Paris, éd. de Minuit, 1973.

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25. Nous avons mené une série d’ateliers de cartographie participative, dans les locaux de l’association Home of Hope, auprès d’anciens vendeurs de rue syriens mineurs ayant fait l’objet d’une interpellation et ayant été recueillis par l’association. 26. Vincent Geisser, « La question des réfugiés syriens au Liban : le réveil des fantômes du passé », in Confluences Méditerranée, vol. 4, n° 87, 2013, pp. 67-84. 27. Soit l’équivalent de 5 euros. 28. Richard Sennett, Les tyrannies de l’intimité, Paris, Seuil, 1979. 29. Emmanuelle Lallement, « La ville marchande : une approche ethnologique », in espacestemps.net, 2013.

RÉSUMÉS

Beyrouth constitue une ville refuge pour plusieurs centaines de milliers de réfugiés syriens fuyant la guerre dans leur pays. Cependant, depuis 2014, l’accès au travail et au logement leur est rendu difficile au Liban. La précarisation de leurs conditions de vie conduit les Syriens à résider dans les marges péri-urbaines et à se replier dans le secteur informel. Leurs trajectoires dans le tissu social et urbain beyrouthin sont liées à la pratique du commerce ambulant. L’observation de leurs stratégies spatiales, commerciales et sociales révèle des expériences de la ville qui alternent entre la visibilité nécessaire à leurs activités et la gestion prudente de leur vulnérabilité.

AUTEUR

EMMANUELLE DURAND Doctorante en anthropologie, École des hautes études en sciences sociales (EHESS, Paris), Institut Interdisciplinaire d’anthropologie du contemporain, laboratoire Anthropologie, urbanités et mondialisations (IIAC-LAUM).

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Chroniques

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Chroniques

Spécial Frontières

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Le camp de la Linière détruit Les exilés éloignés du littoral

Chloé Tisserand

1 Un an après notre passage dans le camp de La Linière, le bras de fer entre la municipalité de Grande-Synthe et l’État semble tourner à l’avantage de celui-ci. Dans la nuit du 10 avril, un incendie qui aurait été provoqué suite à une bagarre au couteau (six blessés dont un grave) entre des migrants kurdes et afghans a détruit à 80 % le camp et ses « shelters » (abris)1. Cet incendie sert désormais à l’État comme preuve de l’inefficacité de la politique d’accueil du maire de Grande-Synthe. Immédiatement après l’incendie, le préfet du Nord a indiqué que le camp ne pourrait pas être reconstruit. Le ministre de l’Intérieur s’est rendu sur place avec le ministre du Logement et a déclaré : « Il n’y aura plus de camp de La Linière, ni sous cette forme, ni sous une autre. » L’État reste donc ferme dans sa volonté d’éviter l’installation en France, et en particulier sur le littoral, de campements dits « sauvages » d’exilés. Quant au maire de Grande-Synthe, il a réaffirmé sa volonté de tendre la main aux migrants : « Ces actes criminels n’affectent en rien ma détermination de fraternité républicaine. Ce qui s’est passé ne remet rien en cause2. » Le député Christian Hutin en campagne pour les législatives a rétorqué : « Cette générosité a été naïve. La Linière est devenue un magasin pour les passeurs3. »

2 Si l’incendie à Grande-Synthe sert d’argument politique, il n’en demeure pas moins qu’il s’agit d’un phénomène fréquent à partir du moment où se construisent des squats, des « jungles » ou des camps, où se concentre une population démunie. Les incendies peuvent être reliés à une actualité qui bouleverse le quotidien : quelques jours après le démantèlement de la « new jungle » à Calais en octobre dernier, les tentes et les cabanes de bric et de broc ont été incendiées, ce qui a accéléré le processus de destruction de la « new jungle ». Plusieurs interprétations ont été avancées : pour la préfète de région, il s’agissait d’une tradition, précisant que des communautés ont pour coutume au pays de brûler leur maison avant de les quitter ; pour les associations, il s’agissait plutôt d’une expression de la colère des migrants ; pour ces derniers, ils pointaient du doigt policiers et militants associatifs. Les incendies se déclenchent aussi suite à des accidents liés à des conditions de vie précaires : un feu qu’on brûle sous un hangar en tôle car il n’y a pas de chauffage, un dysfonctionnement au niveau d’une bouteille de gaz. Les incendies peuvent être également liés à des représailles – comme cela semble être le cas pour le

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camp de La Linière – suite à des bagarres interethniques et qui sont susceptibles d’être rattachées à un règlement de comptes entre passeurs.

3 Grande-Synthe est réputé pour être tenu par les passeurs kurdes, or plusieurs événements récents ont pu bouleverser l’organisation de cet espace reconfiguré, notamment avec l’arrivée récente d’un plus grand nombre de migrants afghans. Mais ce prisme ne peut résumer à lui seul l’état de tension d’un camp. Depuis la fermeture de la « new jungle » en octobre dernier à Calais, Grande-Synthe est le seul camp à proximité de l’Angleterre, les autres camps étant à l’intérieur des terres ou plus éloignés sur le littoral. L’augmentation du nombre d’exilés (la population a doublé depuis octobre dernier), parce que Grande-Synthe représente un sas avant de tenter le passage à Calais, l’engorgement des centres d’accueil et d’orientation (CAO) (certains migrants ont attendu quatre mois avant de pouvoir les intégrer), la guerre de territoires entre communautés, les conditions de vie déplorables ont créé un climat de tensions au sein de La Linière. L’incendie est l’aboutissement d’une série de paramètres qui ont détérioré progressivement la situation.

Les vases communicants à petite et à grande échelle

4 Depuis l’incendie, les migrants sont bringuebalés d’un lieu à l’autre : du camp au gymnase, du gymnase à la route, de la route à Calais, de Calais à Grande-Synthe, de Grande-Synthe à Calais, de Grande-Synthe au CAO, un système de vases communicants finit par articuler les déplacements migratoires. Sur les 1 500 migrants qui vivaient dans le camp de La Linière, près de 500 ont été abrités en urgence dans trois gymnases de la ville et par communautés, de manière à ce qu’Afghans et Kurdes soient séparés. Certains migrants ont perdu leurs effets personnels et leurs papiers dans l’incendie. Un appel à la solidarité a été lancé par les associations afin de collecter des vêtements, des produits d’hygiène, des couvertures, une aide de 15 000 euros a été débloquée par le Secours populaire. Le maire de Grande-Synthe a aussi lancé un appel national afin d’aider les exilés sans abris qui erraient au bord des routes. 250 exilés kurdes ont essayé de former un camp à Puythouck où ils ont été délogés pour être placés dans des gymnases. Les salariés de l’association qui gérait le camp, l’Afeji, étaient auprès des exilés dans ces hébergements d’urgence. Ils sont cinquante-deux à s’interroger sur leur avenir, l’État semble dire qu’ils ne seront pas au chômage technique et qu’ils n’ont pas de crainte à avoir pour leur emploi4.

5 Des départs de migrants placés dans les gymnases du Dunkerquois vers les CAO ont été organisés, d’abord dans l’Aisne, à Douai, à Aniche, puis partout en France (1 061 personnes ont été relogées selon les organisateurs). Certains exilés en partance pour les CAO ont indiqué qu’ils reviendraient sur le littoral afin de passer en Angleterre. On assiste, notamment à Calais, à un retour des migrants qui ont été placés dans ces structures d’accueil ouvertes par le gouvernement en octobre dernier pour désengorger Calais. Si certains exilés, pour qui le dispositif est un levier, ont choisi d’aller en CAO pour effectuer une demande d’asile en France, d’autres ont fait ce choix dans la précipitation et par peur de l’expulsion s’ils restaient. Cela leur a également permis d’obtenir un abri le temps que la situation à Calais se calme (présence de CRS, multiplication des contrôles, politique anti-squats). Le retour des migrants à Calais témoigne aussi d’une certaine façon de l’échec de cet acharnement qu’ont les autorités à vouloir contrôler les exilés en dépit de leur choix migratoire et à les orienter vers un

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parcours migratoire préformaté. Elles semblent refuser la part de latitude que comporte la migration. Vouloir l’empêcher, « c’est comme empêcher le jour de succéder à la nuit5 ». Il semblerait d’ailleurs que l’État n’ait pas pu prendre en charge tous les migrants de la Linière : environ 400 auraient pris la route vers Calais, dont 200 qui étaient hébergés dans un gymnase réquisitionné à Craywick, commune située près de Grande-Synthe.

NOTES

1. Alexis Constant, « Le camp de migrants ravagé par un incendie, plusieurs blessés dans des bagarres », in La Voix du Nord Dunkerque, 10 avril 2017. 2. Alexis Constant, « Il n’y aura plus de camp de la Linière, ni sous cette forme, ni sous une autre », in La Voix du Nord Dunkerque, 11 avril 2017. 3. Didier Dupuis, « Christian Hutin : “On sentait arriver l’inéluctable à La Linière” », in La Voix du Nord Dunkerque, 11 avril 2017. 4. Aïcha Noui, « Après l’incendie du camp de migrants de La Linière, les 52 salariés de l’Afeji dans le flou », in La Voix du Nord Dunkerque, 11 avril 2017. 5. François Gemenne, « 50 ans de la revue Hommes & Migrations », rencontre au Musée national de l’histoire de l’immigration, Paris, le 18 mai 2016.

AUTEUR

CHLOÉ TISSERAND Journaliste à La Voix du Nord de Calais et doctorante en sociologie en deuxième année avec le laboratoire CeRies de l’université de Lille-3.

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Chroniques

Italianité

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Ciao Italia ! Un siècle d’immigration et de culture italiennes en France 1860-1960 Musée national de l’histoire de l’immigration

Céline Régnard

1 Que le Musée national de l’histoire de l’immigration n’ait jamais consacré d’exposition à l’histoire de l’immigration italienne en France n’est pas le moindre des paradoxes. La présence italienne en France est, en effet, ancienne – que l’on songe à des figures comme Catherine de Médicis, Léonard de Vinci ou Mazarin ! – et devient massive entre la fin du XIXe siècle et la Première Guerre mondiale, lors de la grande émigration, quand 1,8 millions d’Italiens franchissent les Alpes. En 1931, 800 000 Italiens résident officiellement en France soit 7 % de la population. Jusqu’à la fin des années 1960, ils sont les étrangers les plus nombreux à vivre dans l’Hexagone. Aujourd’hui, on estime que plusieurs millions de Français ont une ascendance italienne. L’exposition Ciao Italia ! vient donc non seulement combler une lacune mais renouvelle également avec bonheur le genre de l’exposition sur l’histoire d’une immigration.

2 Lors d’un prologue audacieux, les commissaires de l’exposition (Dominique Païni, commissaire général et théoricien du cinéma, Stéphane Mourlane, historien, et Isabelle Renard, historienne de l’art) invitent d’emblée le visiteur à regarder l’histoire en face. L’immigration italienne est ici présentée sans pathos, mais non sans émotion, dans ses aspects les plus brillants et les plus sombres. La monumentale toile d’Angelo Tommasi, Gli emigranti (1896), exposée pour la première fois en France, saisit l’attention. Regards désabusés, silhouettes fatiguées, des émigrants attendent un bateau sur un quai. Au loin, des vapeurs exhalant leur fumée rappellent que l’émigration italienne est aussi, à la fin du XIXe siècle, une traversée de l’Atlantique. Devant la toile, une ronde de vespas : l’installation de Moataz Nasr, Vacanze romane (2013), agit comme une rupture temporelle et stylistique dans laquelle l’Italie s’incarne dans des objets et un art de vivre. De part et d’autre de la salle, les bustes de Garibaldi et de Mussolini se répondent, introduisant le visiteur aux contrastes d’une histoire politique italienne mouvementée depuis le Risorgimento. À l’évocation de celle-ci se superpose la thématique visuelle et

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sonore de l’émigration, à travers deux extraits films : L’Emigrante (Febo Mari, 1915) et Toni (Jean Renoir, 1935). L’émigration, un gagne-pain, comme le rappelle un personnage de Jean Renoir, une douleur, comme le souligne Febo Mari, une expérience parfois violente comme en témoignent les évocations des Vêpres marseillaises (1881) des massacres d’Aigues-Mortes (1893) ou de l’assassinat du président Sadi Carnot par Caserio en 1894. Dès ce premier espace de l’exposition, le ton est donné : sans fausse pudeur, le visiteur est invité à un voyage où, entre histoire et art, il prend conscience de l’empreinte profonde qu’a léguée cette immigration au pays.

3 « D’où viennent-ils ? », telle est la question posée dans la première partie de Ciao Italia ! où sont évoqués les origines des immigrés italiens et leurs lieux d’installation en France. La représentation cartographique des lieux de départ et d’arrivée permet au visiteur de prendre conscience de l’évolution de cette immigration entre 1860 et 1960 : d’abord venus du Nord de l’Italie puis, après la Seconde Guerre mondiale, majoritairement du Mezzogiorno, les Italiens se sont installés en France selon des logiques de proximité (dans le Sud-Est) mais aussi et surtout d’emploi (en région parisienne, dans l’Est industriel ou dans le Sud-Ouest agricole). La diaspora italienne, notamment vers les Amériques, est également présentée, situant l’histoire nationale dans une histoire mondiale. C’est aussi l’histoire d’une migration fluide, faite d’allers et retours entre les deux pays, de circulations, que présente cette première partie. Les lieux de passage – la frontière, la gare de Modane, le port de Marseille, les périlleux sentiers de montagne – y tiennent leur place. Ainsi, l’histoire des Italiens en France est- elle abordée par ses lieux, de départ, de passage, d’installation, de divertissement, ce qui permet de restituer concrètement l’articulation entre une population étrangère et son appropriation du territoire. Les cafés, les associations, les églises ou encore les quartiers sont le cadre de l’expression d’un entre-soi où l’on cultive la culture italienne. Comme le rappellent une statue de Saint Roch, un jeu de cartes, un accordéon, ou les vues de Paris représenté par des artistes italiens (la place des pyramides ou le boulevard des Capucines par Giuseppe De Nittis), il n’y a pas que le travail et la douleur de l’exil dans l’immigration mais aussi de la vie, de la joie, parfois de la fascination pour la France, et, en tous cas, la (re)construction d’une vie au-delà des frontières.

4 Le même état d’esprit prévaut dans la deuxième partie de l’exposition répondant à la question « Que font-ils ? ». Maçons, ouvriers : les métiers emblématiques des immigrés italiens y sont bien entendus évoqués. L’accent est toutefois mis sur la diversité du rôle économique des Italiens et des Italiennes. Celles-ci ont toute leur place, et ce n’est pas le moindre des mérites dans une histoire qui s’est souvent écrite au masculin : modèles pour Rodin, comme le suggèrent deux émouvantes petites sculptures du maître, nourrices pour les riches familles marseillaises, ou encore agricultrices et mères de famille. Les enfants ne sont pas en reste, à travers l’évocation des petits verriers, des décrotteurs du port de Marseille, des enfants artistes des troupes de saltimbanques ou des petits vendeurs ambulants de statuettes d’albâtre. Le travail des hommes enfin, est bien évidemment présenté. Appuyé sur des documents d’archives, le labeur ouvrier s’incarne dans des objets emblématiques comme la truelle du père de François Cavanna ou un registre d’embauche dans une usine sidérurgique auquel fait écho l’étal de charbon sur une étagère, œuvre contemporaine de Jannis Kounelis. Mais les professions des Italiens ne se résument pas au travail manuel. Comme le soulignent une estrade et un pan de mur arborant un rouge intense, le cirque est aussi un métier d’Italiens, à

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travers l’exemple de la famille Fratellini, dont sont présentés ici quelques ornements scéniques, dont un chatoyant costume et des chaussures de clown.

5 Ainsi, il relève de l’évidence que l’apport de l’immigration italienne est bien plus vaste que son indéniable rôle économique et démographique. Conformément aux nouvelles approches de l’histoire de l’immigration, Ciao Italia ! s’inscrit dans une histoire culturelle, au sens large, de la présence italienne en France, ce que souligne la troisième partie : « Que nous ont-ils laissé ? ». Les questions des transferts culturels, de la porosité entre les deux cultures et de la façon dont l’une et l’autre se sont enrichies mutuellement y sont posées tout en interrogeant simultanément les notions d’italianité et d’intégration. « C’est moi, c’est l’Italien » chante Serge Reggiani en 1971 alors pourtant naturalisé français ; « Mon pays va de Paris à Rome » déclare Lino Ventura, resté Italien mais vedette du cinéma français ; Yves Montand, de son vrai nom Ivo Livi, le plus Français de ces grandes vedettes d’origines italiennes, qui en avait oublié sa langue maternelle, chante pourtant, en Italien, « Bella Ciao ». Découlant d’une latinité commune, et historiquement construite, cette proximité culturelle n’obère donc pas les influences italiennes en France. Rappelant le prologue et l’importance du fascisme dans les causes de l’immigration de l’entre-deux-guerres, une section est consacrée à la lutte entre fascistes et antifascistes et à la façon dont elle a structuré la culture politique française. Au-delà du champ politique, la gastronomie, le design, le graphisme – dont les magnifiques affiches de Leonetto Cappiello – ou encore la musique sont évoqués notamment dans un mur d’objet stylisé permettant la suspension d’une petite Bugatti. À travers la figure de Cino del Duca, le rôle des Italiens dans le très populaire roman- photo est également mis en avant à la faveur d’un panneau aux couleurs pop. Enfin, le cinéma a la part belle dans cette troisième partie comme dans toute l’exposition. Projetée en suspension devant une baie vitrée, la scène de la fontaine de Trevi dans La Dolce Vita (1960) provoque un effet sensuel et un rappel archétypal et attendu du cinéma italien. Quant à l’extrait de L’aventure c’est l’aventure (1972), réunissant Aldo Maccione et Lino Ventura dans une hilarante démonstration de démarche italienne, il rappelle, au milieu d’un mur de mots italiens entrés dans la langue française, qu’un apport culturel nourrit et se nourrit parfois de stéréotypes.

6 C’est sans doute parce qu’elle est à la fois honnête et joyeuse, surprenante et instructive, que l’exposition Ciao Italia ! connaît un tel succès. D’innombrables descendants d’Italiens y retrouvent une mémoire toujours vive, justement restituée au travers de parcours individuels ou familiaux. Au-delà, l’exposition, qui se veut une réflexion sur la notion de migration, de passage et d’intégration, questionne pertinemment l’actualité.

AUTEUR

CÉLINE RÉGNARD Maître de conférences en histoire contemporaine à l’université Aix-Marseille.

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Angelo Donati

Christiane Garnero Morena

1 Issu d’une ancienne famille de la bourgeoisie juive de Modène, Angelo Donati est né dans cette ville du nord de l’Italie en 18851. Rien ne laissait présager l’existence hors du commun qui fut la sienne. Sa vie de jeune homme débute selon les schémas traditionnels de son milieu social : des études juridiques, une formation aux métiers de la fiance à Milan et Turin, quand arrive la Première Guerre mondiale. L’Italie entre en guerre en 1915 au coté de la Triple Alliance2. Angelo Donati rejoint le front. Incorporé dans un premier temps dans un régiment d’infanterie, il se fera remarquer par la suite dans l’aviation, obtient un grade de lieutenant et devient agent de liaison avec l’armée française. Premier événement qui va donner une orientation à sa vie, il siège pour l’Italie à la Commission d’armistice en France, en 1918-1919.

Paris, 1919-1939

2 Angelo Donati s’installe à Paris dès 1919. Il mène une carrière d’homme d’affaire mais aussi de diplomate. De 1925 à 1932, il sera consul général de la République de Saint Marin et, en 1932, il devient président de la chambre de commerce italienne et directeur du Banco di Roma, ainsi que président de la Croix Rouge italienne en France et administrateur de nombreuses sociétés. En 1936, il reçoit la légion d’honneur. Il rencontre Haim Weismann3 avec qui il restera en contact et va aider financièrement l’implantation juive en Palestine.

3 Angelo Donati va se marier une première fois avec une aristocrate égyptienne proche du roi Farouk. Le couple s’installe rue de Berry, appartement qu’Angelo Donati conservera toute sa vie. Cette union va devenir pour lui comme une sorte de tremplin lui ouvrant les portes du tout Paris de l’entre-deux-guerres4. Son épouse l’initie aux pratiques protocolaires de la cour d’Égypte. Angelo Donati devient un homme mondain en vue. Mais son épouse à laquelle il était très attaché décède brutalement des suites d’un accident de voiture à la fin des années 1920.

4 Il se remarie quelques années plus tard avec une très belle femme d’origine hongroise. Cette dernière deviendra célèbre sur les Champs-Élysées qu’elle parcourt en tenant en

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laisse ses superbes chiens Barzoïs. Mais le couple se sépare, la jeune femme quitte la France pour les États-Unis en 1939.

5 En septembre 1939, le décret d’Albert Sarrault visant à l’internement des juifs étrangers contraint Angelo Donati à quitter Paris. Il se déplace dans la zone libre, y croise pour la première fois Giuseppe Saragat5, et arrive à Nice. Il s’y installe, prend un appartement sur la Promenade des anglais6 et essaie de continuer ses activités autant que possible.

Nice

6 Certes, Nice est située en zone libre, mais les milices collaborationnistes du gouvernement de Vichy effectuent de nombreuses rafles, tout particulièrement parmi les juifs étrangers qui, après de longues pérégrinations à travers l’Europe, sont arrivés dans cette ville de tradition cosmopolite. Ils ont fuis les promulgations de lois raciales et l’avancée des troupes hitlériennes. Ils essaient de survivre sur la Riviera où ils sont souvent assignés à résidence.

7 En 1942, la vie d’Angelo Donati va croiser le destin de la famille Spier. Marianne et Rolf Spier et leurs parents : Carl et Hilde. Après avoir quittés l’Allemagne, la famille Spier arrive en France. Les Spier7 sont d’abord internés dans le camp de Gurs8, puis assignés à résidence à Cap d’Ail, petite ville entre Monaco et Nice. La famille reçoit la visite d’une cousine de madame Spier, Lise Klein et de son mari Piero Sacerdoti. Ces derniers laissent à tout hasard un numéro de téléphone qui pourrait être utile : le numéro d’Angelo Donati, un cousin de Piero Sacerdoti.

8 Quelques jours après cette visite, la famille Spier est arrêtée par la police française et conduite à la caserne de l’Auvare à Nice. Comprenant que la situation est très grave, les parents Spier, pour sauver leurs enfants9, se font hospitaliser. Marianne raconte qu’elle a vu passer sa mère sur une civière en silence, échange de regard, le dernier.

9 Les enfants sont conduits dans les bureaux de l’Union générale des israélites de France (UGIF10). On leur demande s’ils ont un point de chute. Après un premier appel à des voisins suivi par un refus, Marianne donne un numéro de téléphone. Elle avait toujours sur elle, caché, un petit carnet remis par sa mère avec des numéros et informations utiles. Le numéro de téléphone que donne Marianne est celui d’Angelo Donati. Ce dernier, absent, ne prend pas directement l’appel. Mais, dès son retour chez lui, informé, il se précipite aux bureaux de l’UGIF et prend les enfants Spier avec lui. Il les conduit quelques jours chez des amis, le temps d’aménager son appartement de la Promenade des anglais pour les recevoir chez lui.

10 Le sort des enfants Spier sera désormais lié à Angelo Donati. Il devient « Zio Angelo ».

« Nizza Italiana »

11 Le 11 novembre 1942, l’armée italienne, bersaglieri11 plumes au vent en tête, occupe Nice. Un air de revanche à l’annexion de 1860 qui n’a toujours pas été complètement acceptée par certains italiens.

12 Angelo Donati entretient avec les autorités fascistes et les militaires hauts gradés de l’armée italienne les meilleures relations. Il est directeur de la banque franco-italienne. Dans l’ombre, son rôle va être capital pour orienter le comportement des autorités

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fascistes et militaires italiennes. Ces dernières, malgré la présence d’un bureau de l’OVRA12, adoptent une position de totale indépendance par rapport aux allemands13. D’autant plus que le consul général d’Italie qui vient d’être nommé à Nice par le Comte Galeazzo Ciano (ministre des affaires étrangères et gendre de Mussolini), Alberto Calisse, connait depuis les années 1920/30 Angelo Donati, qu’il nomme « porte parole des milieux juifs14 ».

13 Angelo Donati est plus que jamais actif. Il prend en main le sort de la communauté juive, non seulement de Nice mais de toute la zone d’occupation italienne. Avec une grande diplomatie, il entretient non seulement d’excellent rapport avec les autorités italiennes fascistes et les réseaux d’entraide15 mais joue également de ses relations avec le Vatican et ainsi établit des contacts avec les Alliés pour préparer son plan.

14 Marianne et son petit frère sont les enfants de la maison. Ils assistent amusés au défilé des hauts gradés et hiérarques fascistes dans leurs uniformes impeccables. Rolf s’amuse même discrètement avec les armes de services déposées dans le vestibule.

Le plan de Donati

15 Début 1943, Donati commence à mettre en place les étapes de son plan incroyable : celui d’évacuer le plus grand nombre de juifs de la zone d’occupation italienne vers l’Afrique du Nord déjà libérée, puis de les conduire en Palestine. Dans un premier temps, il met en place une organisation pour procurer des pièces d’identité. Puis, il trouve les financements et frette 4 paquebots déjà amarrés dans des ports italiens.

16 8 septembre 1943, le général Eisenhower sans en avertir les autorités italiennes, rend publique l’armistice, qui devait rester secret, signé le 3 septembre avec le Maréchal Badoglio16. Pour l’Italie se sera le début des répressions nazies avec la chute de Mussolini et, en France, la fin de la zone libre. À Nice, où plus de 25 000 juifs se sont réfugiés, c’est la fin de « ce paradis » comme le dit Serge Klarsfeld. Le terrible Alois Brunner et ses sbires aidés par la milice du gouvernement de Vichy sont libres de se livrer à leur sinistre besogne. La ville devient le théâtre d’une série de rafles qui vont également profondément marquer la population : le regroupement avant déportation par le terrible passage à Drancy se déroule à l’hôtel Excelsior, à deux pas de la gare centrale aux yeux de tous.

17 Angelo Donati avec Marianne et Rolf et son major d’homme François Moraldo se réfugie en Toscane. Il ne peut plus rentrer à Nice où la Gestapo l’attend. Il va avec des membres de sa famille se cacher quelques mois avant de passer en Suisse. Comprenant qu’il ne peut pas entrainer les enfants Spier dans sa fuite, il les confie à François Moraldo. Ce dernier part rejoindre son petit village des montagnes ligures au dessus de Sanremo, Creppo. Creppo, en 1943, c’est le bout du monde, pas d’électricité, pas de téléphone, pas de T.S.F ! « Nous y sommes arrivés à dos de mulet. Il n’y avait pas de route », raconte Marianne. Intégrés dans la communauté villageoise, logés dans la famille de François Moraldo, Marianne et Rolf prennent le nom de Spiro, que Marianne pensait italien – en réalité c’est un nom juif. Ils deviennent de petits montagnards, vivant comme les autres enfants du village aux rythmes des saisons.

18 Angelo Donati passe la fin de la guerre à Montreux et il continue d’agir pour sauver le plus grand nombre possible de ses coreligionnaires.

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1945

19 François Moraldo reçoit une lettre : « Ramènes les enfants à Paris. » Marianne et son petit frère suivent François en train et arrivent à Paris. Ils reprennent, rue de Berri, leur vie d’enfants de la maison avec « Zio Angelo ».

20 Angelo Donati va, quand à lui, être très impliqué dans la reconstruction du tissu social et des relations entre France et Italie. Il est nommé délégué général de la Croix rouge italienne. À Paris, il retrouve Giuseppe Saragat qui est ambassadeur en France et se lie d’amitié avec le nonce apostolique : Angelo Roncali, le futur Jean XXIII. Il sera, entre autres, très actif pour intercéder pour le rapatriement en Italie de prisonniers militaires. Très proche de René Mayer17, il participe également à la renaissance des institutions juives en France. En 1953, il devient le chargé d’affaires de la République de Saint Marin avec rang de ministre plénipotentiaire.

21 Et il reprend sa vie mondaine. La petite fille de René Mayer, L.A., raconte que, lors d’un diner chez ses parents, Angelo Donati l’aperçoit avec sa sœur jumelle le nez collé aux vitres qui séparent le salon de la salle à manger. Il intercède auprès des parents pour que les petites filles rejoignent les grandes personnes pour le dessert.

22 Quand arrive la confirmation que les parents de Marianne et Rolf ne reviendront plus, Angelo Donati les adopte. Ils porteront désormais le nom Spier Donati. Malade depuis quelques années, Angelo Donati s’éteint chez lui le 30 décembre 1960. Il repose dans le caveau familial du cimetière juif de Modène où vit encore une partie de sa famille.

23 Ce parcours de vie hors du commun interpelle. Peut être aimait-il tellement la vie qu’il a trouvé en lui la capacité, malgré les périodes les plus sombres du XXe siècle qu’il a vécues, d’être capable d’imaginer, en stratège de génie mais discret, des projets les plus fous pour le bien du plus grand nombre. Le plan d’Angelo Donati, qui aurait pu devenir une opération encore plus spectaculaire que la fameuse liste de Schindler ne sera pas réalisé, et demeure encore aujourd’hui ignoré du grand public.

24 Finalement, Angelo Donati était un homme du monde, très à l’écoute des autres. Il a traversé avec élégance le siècle. Sans être réellement anonyme, il n’a jamais cherché à médiatiser ses actions. Ce qui comptait pour lui avant tout c’était de faire. Il devait avoir un amour immodéré de la vie, de ses vraies valeurs. Il a choisi de vivre selon son cœur. Il portait bien ce prénom d’Angelo : « ange » en italien !

NOTES

1. Ce bref article sur la vie d’Angelo Donati a été composé à partir de documents d’archives, de la lecture d’ouvrages, mais aussi à partir de témoignages de personnes qui l’on connu, et surtout grâce à la grande disponibilité de sa fille adoptive, Marianne Spier Donati sans qui je n’aurais jamais pu écrire ces quelques lignes. 2. Pays membres de la Triple alliance : Royaume Uni, Russie, France. 3. Il fut le premier président de l’État d’Israël entre 1949 et 1952.

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4. Il ne faut pas oublier de mentionner qu’Angelo Donati, comme de très nombreux bourgeois italiens, ne sera pas hostile au fascisme naissant. Ce mouvement étant considéré comme un « rempart » au péril rouge qui agite l’Italie au sortir de la Première Guerre mondiale. 5. Giuseppe Saragat (1898-1988). Homme politique italien de tendance social démocrate. Président de la République Italienne de 1964 à 1971. 6. Au 37 bis. Depuis 2015, une plaque y est apposée. 7. Carl Spier était directeur d’usine et Hilde Spier, docteure en philologie allemande, était journaliste. 8. Le camp de Gurs, construit en 1939 pour y regrouper des réfugiés espagnols républicains, deviendra sous le gouvernement de Vichy un camp d’internement pour les juifs étrangers. 9. Les enfants de moins de 16 ans n’étaient pas en théorie déportés. 10. Organisation créée en novembre 1941 à la demande des autorités allemandes. Sa mission : assurer la représentation des juifs auprès des pouvoirs publics, notamment pour les questions d’assistance, de prévoyance et de reclassement social 11. Les bersaglieri est un corps d’infanterie, qui se caractérise au niveau du costume par un superbe casque plat avec somptueux panache de plumes de coq (Tetrao urugallos) de couleur noire. 12. Police secrète fasciste de 1930 à 1945. 13. Début novembre 1942, le chef d’état major générales armées italiennes – Guido Lo Spinosa – déclare aux allemands : « Les violences contre les juifs ne sont pas compatibles avec l’honneur de l’armée italienne. » Les juifs seront assignés à résidence et sous protection italienne, ce qui sauvera des centaines qui suivront sur les sentiers des Alpes, l’armée italienne en déroute et trouveront pour beaucoup d’entre eux refuge en Italie. 14. Alberto Calisse va fournir à Angelo Donati tous les faux papiers nécessaires pour la réalisation de son plan. En outre, pour sauver les plus démunis, il va les rassembler dans un camps de résidence forcée pour déjouer les demandes constantes des nazis que leur soient « livrés » ces pauvres fugitifs. Plus d’un millier seront donc conduits dans le village de montagne de l’arrière pays niçois de Saint-Martin-Vésubie. Mais, après le 8 septembre 1943, ce sera la fuite vers l’Italie par des sentiers de haute montagne à plus de 2 000 mètres d’altitude avec l’armée italienne en déroute. Plus de 750 d’entres eux seront cachés chez le montagnards de la région de Coni, car le piémont est envahi par les troupes hitlériennes. Cet épisode est entre autre relaté dans un livre de Jean Marie Le Clezio : Étoile errante, Paris, Gallimard, 1994. 15. Voir Jean-Louis Panicacci, « Les territoires occupés par les forces armées italiennes, juin 1940- novembre 1942 », in Histoire(s) de la Dernière Guerre, no 6, juillet 2010 ; L'Occupation italienne – Sud-Est de la France, juin 1940-septembre 1943, Paris, Presses universitaires de Rennes, 2010. 16. Cet armistice secret est signé avec les alliés dans le petit village de Cassable en Sicile près de Syracuse le 3 septembre 1943. 17. René Mayer 1895-1972, homme politique français radical socialiste plusieurs fois ministre.

AUTEUR

CHRISTIANE GARNERO MORENA Géographe et historienne.

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Les ramoneurs-mécènes lombards Rapport du consul Cerruti (1862)

Silvia Ceccomori

1 Le métier de ramoneur est un souvenir toujours vivant au Val Vigezzo (vallée anciennement située en Lombardie, aujourd’hui piémontaise). Des milliers de ramoneurs venus du monde entier se réunissent, en effet, chaque année début septembre, à Santa Maria Maggiore où un musée raconte leur métier. En 1862, Costantino Nigra, le tout nouvel ambassadeur en France du jeune royaume d’Italie (1861), demande à Luigi Cerruti, consul général de Paris et de ses environs, en France depuis 1851, de faire une relation sur l’industrie et le commerce italiens de son district. Ce rapport, présenté en mars 1862, offre un panorama fiable de l’activité des Italiens dans le district. Les fumistes et les ramoneurs y occupent de loin la première place. Cependant, l’émigration des ramoneurs lombards en France est un phénomène beaucoup plus ancien qui remonte à plusieurs siècles.

2 Ces montagnards ambulants proviennent d’une vallée pauvre (le Val Vigezzo), lombarde à l’époque. La France riche les attirait à la suite des agents de change, puis sous Charles VIII, Louis XII et François 1er qui tous étaient descendus en Italie.

3 Appelés « haut à bas » ou « ramoneurs » (de « raim », « branche » en ancien français), ces ambulants ramassaient sur leur chemin des branches sèches dont ils faisaient des faisceaux pour gratter et racler, à l’aide d’une corde, les conduits de cheminée. La suie récoltée servait d’engrais aux paysans à qui ils la revendaient.

4 Leur travail était rendu indispensable par la multiplicité des cheminées des châteaux et des couvents. Leur sérieux et leur honnêteté les ont donc amenés à nettoyer les cheminées des châteaux du roi. Padelin et Varisse1 sont devenus « ramoneurs des Maisons royales » et ont occupé cette charge pendant plus de 200 ans de père en fils2. Les cheminées se comptant par milliers, se faisaient-ils aider par leurs compatriotes ? Probablement. Mais, pour survivre, ces ramoneurs vendaient aussi de la petite bijouterie.

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De ramoneurs à ramoneurs-marchands : le privilège de Louis XIII (1613)

5 Les merciers n’avaient de cesse d’importuner ces ramoneurs devenus marchands ambulants par nécessité. Las des confiscations et des amendes, Baptiste Asser3 et six de ses compagnons ramoneurs en appellent au roi. Cette demande, presque téméraire, révèle toutefois que les ramoneurs avaient déjà un embryon d’organisation et les moyens d’entrer en relation avec la royauté.

6 Le 10 octobre 1613, sous la régence de Marie de Médicis, ils obtiennent un privilège du roi-enfant Louis XIII. Le document4, introuvable dans les archives françaises, mais bien conservé dans les archives communales de Craveggia, constate que, bien que les ramoneurs lombards soient les seuls à exercer ce métier, celui-ci ne leur suffit pourtant pas pour vivre. Le roi les autorise donc à vendre des petits objets dans tout le royaume en les libérant ainsi de la tutelle de la corporation des merciers. Ils en profiteront.

7 À partir de ce décret de Louis XIII, les ramoneurs deviennent des ramoneurs- marchands. Quatre autres lettres patentes en 1635, 1645, 1716 et 1760 confirment ce privilège, en le limitant dans un premier temps aux ramoneurs de Lombardie, puis aux seuls ambulants de trois villages du Val Vigezzo : Craveggia, Malesco et Villette (cf. Croquis réalisé par Silvia Ceccomori).

Joailliers, fumistes et ramoneurs

8 Sous Louis XV, deux filières ont pris leur essor à partir du métier de ramoneurs- marchands. Les commerçants les plus entreprenants développent la qualité et la valeur de leur marchandise : ils commercialisent non seulement des simples broches ou boucles, mais aussi des croix, des bougeoirs et des calices précieux pour les églises, des bijoux sertis de pierres précieuses, des épées pour la cour.

9 D’autres, en revanche, perfectionnent la filière des cheminées. De nettoyeurs ils deviennent fumistes (le mot, reconnu en 1762 par l’Académie française, signifie « ceux dont la profession consiste à chercher et mettre en œuvre les moyens divers pour empêcher les cheminées de fumer », Almanach Dauphin, 1777).

10 Les frères Bertolin de Craveggia, Jean-André (1718-1764) et François Antoine (décédé en 1780) franchissent une étape ultérieure5. Ils deviennent poêliers-fumistes, c’est-à-dire constructeurs de cheminées et de poêles. François Antoine est, en effet, maitre sculpteur, membre de l’Académie de Saint-Luc. Leur talent est tel qu’ils se font connaître de Madame de Pompadour, de Louis XV et de toute la cour. Étrangement, le souvenir de leur existence s’est perdu dans leur patrie d’origine. Il est pourtant probable que Louis-Sébastien Mercier fasse allusion à ces familles lorsqu’il dit qu’il a fallu faire venir des fumistes d’Italie pour obtenir des cheminées qui ne fument point6.

11 D’autres familles du Val Vigezzo se font apprécier tout au long des XVIIIe et XIXe siècles. Citons seulement les Cottini, successeurs des frères Bertolin, puis Jean-Dominique Cottini dont l’entreprise perdure jusqu’au XXe siècle. Les Vigezzins installent le chauffage et s’occupent de l’entretien de tous les palais et châteaux. Certains, comme les Pidò, n’ont cessé de venir à Paris depuis 1613.

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12 Seuls les frères Trabuchi à la Barrière du Roule les surpassent. Acquis avec le duc d’Orléans, leur succès traverse la révolution (ils sont les poêliers-fumistes du Conseil des Cinq-Cents et du Conseil des Anciens). Sous Napoléon, ils travaillent à la galerie des tableaux7, à la Malmaison, à Compiègne, au Château de Saint-Cloud où leur œuvre, la lanterne de Démosthène, installée dans le parc, devient, à partir de Louis XVIII, le point de rencontres et le lieu de pique-nique des Parisiens. Leur réputation franchit les frontières, ils travaillent ainsi au château de Wilhemshöhe à Cassel en Allemagne. Leur générosité est immense. Joseph Trabuchi8 (décédé en 1846) lègue aux pauvres de Paris et alentours, en son nom et celui de ses frères, la somme de 351 000 francs (1 200 000 euros environ). Quatre-vingt-dix-mille francs sont destinés à l’hôpital Beaujon pour créer une salle de six lits réservée aux ramoneurs.

13 Le sort de ces derniers reste, en effet, misérable. Ils ne sont plus seuls sur le marché. Dès l’abolition des corporations en 1777, Louis XVI a autorisé Joseph Villemin à créer une entreprise de ramoneurs publics : vingt boutiques assuraient, dès lors, nuit et jour, le service à Paris. Les années suivantes, particulièrement froides, firent affluer vers Paris des ramoneurs du Rouergue, de l’Auvergne, de la Savoie. Rude concurrence ! Mais Villemin a réduit bien vite le nombre de ses boutiques et l’auteur Thomas M. F. Sauvage9 fait dire à son ramoneur auvergnat : « Votre ouvrage sera tout aussi bien fait que si j’étais Piémontais ou Italien », témoignant ainsi de la réputation des Vigezzins.

14 Au XIXe siècle, les ramoneurs, et surtout les enfants qui, grâce à leur petite taille, peuvent se faufiler dans les cheminées, deviennent populaires. Les journaux s’en emparent, mais leur quotidien est fait de souffrance, de froid et de nourriture insuffisante. C’est le côté sombre de la fumisterie, que Cerruti minimise et que Paulucci di Calboli, secrétaire d’ambassade, dénoncera au début du XXe siècle.

Le bilan nostalgique du consul Cerruti

15 Cerruti précise que les entreprises ou commerces italiens de son district (Seine, Seine- et-Marne, Seine-et-Oise et Oise) en 1862 sont au nombre de 772. Les fumistes sont en première position, ils sont 144. S’y ajoutent 11 fabricants de calorifères. Suivent 24 joailliers. Leur succès avait été favorisé par les lettres patentes de Louis XV les autorisant à vendre des joyaux sans limitation de poids. Le droit de tenir boutique les a propulsés par la suite. Les joailliers les plus importants sont les différentes familles Mellerio, les frères Mellerio, Mellerio dit Meller et les Borgnis de Craveggia.

16 Le consul ajoute : « Anciennement les fumistes italiens fournissaient presque exclusivement les premiers établissements de la capitale de France. Depuis que cette industrie est familière aux Français aussi, (…) ces derniers sont de préférence choisis pour la conservation et le nettoyage des cheminées et des poêles de ces établissements ».

17 En réalité, les regrets du consul n’avaient pas de raison d’être. Les chantiers entrepris sous Napoléon III donnèrent du travail non seulement aux Français, mais également aux fumistes italiens qui surent, de par leur savoir-faire et leurs inventions, perpétuer l’essor de la fumisterie.

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Influence et traces des émigrés à Paris et dans le Val Vigezzo

18 À Paris, ces émigrés sont totalement intégrés dans la société française. Les immeubles achetés appartiennent souvent encore à leurs descendants devenus français.

19 Quelques traces se retrouvent dans les musées. On trouve un beau portrait des frères Trabuchi au musée de l’Assistance publique. Une salle au musée des Avelines à Saint- Cloud est consacrée à la lanterne de Démosthène des Trabuchi bombardée en 1870. Les pierres du socle y sont toujours visibles dans le parc.

20 À Paris, une inscription sculptée dans la pierre, « Mellerio fumiste », rappelle le siège d’une fumisterie au 40 ter, rue Fabert dans le VIIe arrondissement. Mais les fumistes au XXe siècle désertent la capitale pour ses banlieues. Seuls les bijoutiers Mellerio dit Meller, poursuivent brillamment l’œuvre de François Mellerio (1772-1843) rue la Paix depuis plus de deux siècles.

21 Ces émigrés ont aussi fortement marqué leur village d’origine par leur œuvre de mécènes, puisqu’ils firent d’importantes donations aux églises et aux communes. De son « glorieux » passé, Craveggia conserve un trésor d’objets précieux et deux manteaux royaux. Les fumistes et les joailliers offrirent aides et soins pour les pauvres, dots de mariage pour les jeunes filles pauvres, ils organisèrent des cours d’alphabétisation pour adultes. Ils créèrent surtout écoles et hôpitaux et financèrent la construction de routes et ponts en offrant ainsi de nombreuses occasions de travail à la population. Le Val Vigezzo devint ainsi l’une des vallées pilote de l’Ossola en Piémont.

22 Le désir de rentrer au pays animait la plupart de ces émigrés qui se faisaient construire des villas entourées de jardins à la mode française. Ces demeures se distinguaient des anciennes maisons, situées le long des routes. De nombreux descendants français y reviennent encore durant l’été. Au fil des successions, quelques-unes de ces demeures ont été subdivisées en appartements.

23 Une bourgeoise locale est née : les fils d’émigrés se mariaient entre eux, des fêtes champêtres les réunissaient, ils poursuivaient le métier de leurs parents, parfois étudiaient pour s’orienter dans une autre voie. L’entraide familiale était puissante. Le sens de la hiérarchie aussi. Les mariages entre cousins permettaient de garder le patrimoine en famille. L’exemple le plus frappant est celui de Jean Antoine Pidò qui, par deux fois, fit épouser à son neveu et successeur Peretti10 ses cousines germaines, Teresa et Paola Pidò (décédée en 1924).

24 Aujourd’hui à Malesco une sculpture représentant le jeune Fausto Cappini est devenue le symbole des enfants ramoneurs11. La statue et le Musée de Santa Maria Maggiore rappellent aux touristes les plus distraits le passé singulier de ces trois villages qui ont donné leurs forces vives aussi bien à la France qu’à l’Italie.

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NOTES

1. Industria e commercio in Parigi in La Gazetta ufficiale del Regno d’Italia du 14 octobre 1862 (pp. 3-4). Un extrait du rapport de Cerruti en a été publié à Domodossola sous le titre Relazione concernente i privilegi antichi dei tre comuni di Valvigezzo, Craveggia, Malesco e Villette, Domodossola, Tipografia Porta, 1862. Les noms sont toujours francisés. Des recherches dans les archives paroissiales de Craveggia mentionnent des familles Padelini et Varitia. 2. Archives nationales : O/1/122 pp. 39-40. 3. Ce nom correspond à Acerro, patronyme encore présent dans la vallée, comme ceux qui figurent dans le document reporté en note 5. 4. Extrait des registres du Conseil d’État : « Sur la requête présentée par Baptiste Asser, Anthoine Tibil, Jehan Mariecel, Estienne Bongian, Laurent Tadini, Jacques Pidò et Jacques Dubra, natifs du pays de Lombardie, faisant tant pour eux que pour tous leurs compagnons ramoneurs de cheminées qui sont présents dans notre royaume, et qu’attendu qu’il n’y a qu’eux en France qui puissent faire cet art duquel ils ne peuvent vivre s’il ne leur est permis de faire un petit trafic de menues marchandises qu’ils sont accoutumés porter dans ses boîtes et... du cristal pointu dit brillant ou simple, il plaît au Roy de lever les défenses qui leur ont été faites par le Procureur de Sa Majesté de la ville de Paris. Vu l’extrait des défenses qui ont été faites par le dit Procureur de Sa Majesté au dit Baptiste Asser : d’apporter aucune marchandise dépendant de l’état de... sinon en temps de foire, et lui enjoint quand il en apportera en la dite ville de Paris de la représenter aux jurys avant que de l’exposer à la vente pour qu’il la contrôle sous peine de confiscation et amendes arbitraires. Le Roy, en son conseil a levé et ôté les défenses et a permis et permet aux suppliants de porter et vendre du cristal taillé, quincaillerie et autres marchandises mêlées en la ville de Paris et ailleurs par tout le royaume. Ainsi défense à toutes personnes de les y troubler et empêcher à peine de payer dommages et intérêts, dans toutes les foires qu’ils puissent installer la dite marchandise en boutique. Fait au Conseil d’État du Roy tenu à Paris le dixième jour d’octobre 1613. Signé et scellé du grand sceau de cire jaune. » (cf.photo). 5. Archives nationales : MC/ET/XXX/382, 9.2.1764 ; MC/ET/V/734, 20.21.1782 ; MC/ET/V/820, 30.4.1790. 6. Louis-Sébastien Mercier, Tableau de Paris, Mercure de France, MCMXCIV t. II, pp. 989-990. 7. Archives nationales, Conseil des bâtiments civils F21/2465 – 2476, an IX-X. 8. Marescot du Thilleul, L’Assistance publique à Paris, ses bienfaiteurs et sa fortune mobilière, t. I, 2, Paris, Berger-Levrault et Cie Éditeurs, 1904. 9. Thomas Marie François Sauvage, Le petit ramoneur, Paris, Barba, 1825, acte I scène III. 10. Archives nationales : MC/ET/CI/1438 : 12.6.1872. 11. Arrivé en haut d’un immeuble milanais, Fausto Cappini, âgé de 14 ans, toucha un fil électrique et mourut électrocuté.

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AUTEUR

SILVIA CECCOMORI Docteure en études indiennes (université de Paris-III).

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L’intégration par l’art Le cinéma L’Étoile à La Courneuve, une affaire de famille

Michela Slataper

1 La façade de l’ancien cinéma L’Étoile de La Courneuve ressemble davantage à celle d’un théâtre qu’à un cinéma. Françoise et Pierrette Martin-Perolino, deux membres de la famille de ses bâtisseurs s’y retrouvent pour raconter son histoire. Pierrette est la petite-fille de Pierre Martin-Perolino à l’initiative de la construction de ce bâtiment, Françoise de l’un de ses frères. Elles sont accueillies par Maria Gomez directrice du Centre dramatique de La Courneuve qui, jusqu’à ce jour, a investi l’espace laissé vide par la fin de cette « belle aventure humaine » qu’a été la vie de L’Étoile selon Françoise. Le témoignage passionné de celles qui ont partagé cette aventure permet de rendre justice à l’esprit d’un lieu unique.

Un réseau migratoire facilité par la proximité

2 Selon la tradition migratoire valdôtaine, Pierre, l’aîné de la famille Martin-Perolino, est arrivé en Île-de-France en 1908 en provenance du Val d’Aoste, région francophone1 limitrophe de la France, économiquement sinistrée au début du siècle dernier. Il s’était installé dans un premier temps à Aubervilliers et, aidé par amis et parents, il y avait construit plusieurs logements ainsi qu’une épicerie-buvette tenue par Angélique, sa femme. À cette époque, Pierre avait un emploi de forgeron à Saint-Ouen, dans le 93. Progressivement, au cours des années 1920, ses trois autres frères (François, Guy et Édouard) l’avaient rejoint, suivis par d’autres membres de la famille. En Val d’Aoste, on souffrait d’une grande pauvreté, souligne Pierrette Martin-Perolino : « De la deuxième moitié du XIXe siècle aux débuts du XXe, beaucoup d’enfants valdôtains étaient envoyés comme ramoneurs en Savoie et à Paris, puisqu’il n’y avait pas de travail dans la région. » Mais les quatre frères ont choisi d’émigrer en Île-de-France d’où ils ne sont plus repartis. « L’émigration en France se faisait à travers le col du Saint-Bernard, dans des conditions très dures » nous confie Pierrette. Une fois en France, les conditions d’accueil et de vie dans la grande banlieue parisienne étaient également pénibles. Cependant, en dépit de la pauvreté et des difficultés d’intégration (ou peut-être grâce à ces adversités), ils n’ont jamais perdu leurs valeurs fondamentales : la générosité et la solidarité. Un réseau

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d’entraide pour les Valdôtains s’était ainsi organisé sous la houlette de Pierre, François, Guy et Edouard au 67, de la rue Monfort à Aubervilliers. Autour du café et des chambres destinées à héberger des compatriotes primo-arrivants ont rapidement surgi un jeu de boules (lieu de socialisation incontournable dans la culture italienne), une petite alimentation générale et même un coiffeur (le grand-père de Françoise a exercé aussi ce métier).

Les fondations d’une intégration singulière

3 « Mon grand-père était un entrepreneur ! » résume aujourd’hui avec fierté Pierrette, et son élan bâtisseur ne s’est pas arrêté aux premières constructions d’Aubervilliers. Le 16 février 1934, il a investi ses économies et emprunté de l’argent aux amis proches avec ses trois frères pour acheter un terrain vague de 813 m2 près de l’actuelle Mairie de La Courneuve, rue Gabriel Péri. Trois mois après, jour pour jour, ils ont déposé une demande de permis de construire pour un cinéma de 700 places. Aidés par un entrepreneur qui a construit l’armature du bâtiment en béton armé et par des ouvriers italiens (maçons, plâtriers, artisans), faisant preuve d’imagination pour économiser de l’argent – « L’escalier interne qui conduisait au balcon a été récupéré lors du démontage de l’Exposition Coloniale de 1931 », raconte Pierrette –, ils ont mené à bien leur projet en 18 mois : le cinéma L’Étoile voit le jour au mois de septembre 1935.

4 Le bâtiment n’était pas une simple salle cinématographique, mais un lieu singulier : au rez-de-chaussée, un café ouvrier ouvert sur la rue permettait aux Italiens de socialiser avant ou après les spectacles, il y avait un billard… L’intention des frères Martin était de réunir toute la famille en un seul endroit. Dans ces conditions, la famille entière pouvait à la fois gérer la salle, le café et garder un lien étroit entre les générations. Avec ses petits logements réunis au premier étage et reliés par une coursive, le quatre frères ont construit une sorte de phalanstère familial comme c’était souvent le cas en Italie dans un passé désormais revoulu. « Il y avait deux pièces par appartement et les toilettes sur le palier. Au fond de la cour une fosse, comme celle qu’on voit chez les garagistes, permettait de réparer les voitures » raconte Pierrette. Plusieurs générations étaient, en effet, réunies dans des habitations modestes organisées autour d’une cour centrale. La vie se déroulait dans une alternance de moments de convivialité et d’indépendance. Parfois, c’était la création d’une entreprise familiale qui exigeait cette proximité, comme cela a été le cas pour les Martin-Perolino. La naissance du cinéma L’Étoile et son fonctionnement ont donc été et sont restés, jusqu’à la fermeture en 1965, une affaire de famille. La famille Martin l’a construit, l’a géré, deux des fils de Pierre Martin ont « appris sur le tas » le métier de projectionniste, un petit-fils a suivi des cours du soir de projectionniste, les femmes ont travaillé dans le café ouvert à tous les habitants du quartier cosmopolite des Quatre Routes. Malgré cette dimension familiale et très italienne, « Pierre disait toujours “On est en France on parle français.” C’était, de sa part, une démarche intelligente et de profond respect vis-à-vis de ceux qui l’entouraient » souligne sa petite-fille. C’est ainsi que l’Étoile, véritable espace social, est devenu un lieu symbolique de l’intégration des Italiens à La Courneuve tout en gardant une identité culturelle affirmée.

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Des apports architecturaux et culturels

5 Les immigrés italiens, partout en France et à tout moment de leur histoire, ont rêvé de construire « un commerce à eux ». Pourquoi s’être lancés dans la construction d’un cinéma ? Pierrette et Françoise n’ont pas su l’expliquer avec certitude. « Il n’y en avait pas à La Courneuve – souligne Pierrette – et les Italiens avaient soif de convivialité, de sortir de leur quotidien. Un lieu convivial de culture correspondait à un besoin. » La démarche semble cohérente et le bâtiment, avec sa fonction récréative, culturelle et d’intégration dans le tissu social, apparaît résolument novateur dans le panorama des constructions réalisées par les italiens de l’émigration « Décrire l’histoire de l’immigration italienne, c’est raconter l’histoire de la construction de la ville de La Courneuve, principalement dans les années 1930 » a écrit Jean-Michel Roy2. Et réciproquement, pourrait-on d’ajouter. La construction du cinéma L’Étoile par des immigrés italiens dans les années 1930 témoigne à la fois de la volonté farouche d’intégration dans le tissu local et de l’apport de cette communauté d’immigrés au façonnage de l’identité culturelle cosmopolite de La Courneuve.

6 « On allait chercher les films à Paris et on les partageait avec les autres cinémas locaux » se souvient Pierrette. Françoise, « la fille du cinéma » (elle est née dans l’un des logements du premier étage), se rappelle des dimanches qui n’auraient pas été les mêmes sans la séance de l’après midi qui réunissait toute la famille après le repas chez les grands- parents, « même quand, successivement, on a été habiter ailleurs ». Pendant la Deuxième Guerre mondiale, le cinéma était devenu un lieu de réunion, de discussions et d’échanges, avec la projection des actualités : « Il n’y avait pas la télévision dans les foyers : aller au cinéma était un moyen de s’informer » souligne Françoise, avant d’ajouter que l’arrivée des postes de télévision et de la voiture, qui permettait de se déplacer à la capitale, ont marqué le déclin de la salle.

7 Le cinéma a donc éteint son projecteur en 1965 et le bâtiment, avec ses grands espaces vides, a été donné en location à une société de produits de beauté où Françoise a, par ailleurs, travaillé pendant un temps. En 1977, la municipalité a acheté le lieu et, en 1979, l’a ouvert au Centre dramatique de La Courneuve qui cherchait une salle au plafond assez haut pour un spectacle théâtral sur la naissance du trapèze volant. À partir de 1990, une nouvelle vie a commencé pour L’Étoile : « Il y a une très belle sonorité dans la salle… », confie Maria Gomez. « Pouvoir disposer gracieusement d’un si bel espace pour nos répétitions et nos spectacles a été pour nous formidable, il y a des ondes positives dans cet endroit. » Pendant vingt-quatre ans, L’Étoile s’est remise à briller dans le paysage culturel de La Courneuve : représentations, ateliers de pratique théâtrale pour jeunes et adultes, partenariat avec les écoles, le Conservatoire de musique d’Aubervilliers, l’université Paris-IV, développement de liens étroits avec la ville, la mairie, les associations locales… Ce travail a été chapeauté par des artistes passionnés et engagés dans une dimension collective et participative, comme l’avait été la démarche et l’esprit des premiers bâtisseurs du lieu. Mais la ville a repris à nouveau le cinéma. Quel avenir pour ce lieu qui, d’après les services techniques, n’aurait pas des fondations assez solides ? Le réhabiliter et le mettre aux normes coûterait trop cher. La mairie a évoqué une démolition éventuelle de l’endroit : comme dans le film Nuovo Cinema Paradiso de Giuseppe Tornatore. Il ne resterait plus alors de L’Étoile que le projecteur original gardé en souvenir dans l’entrée du nouveau cinéma qui, depuis 1993, en hommage à son illustre prédécesseur, s’appelle Cinéma L’Étoile.

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NOTES

1. Ayant longtemps appartenu au Duché de Savoie, la langue parlée, écrite et enseignée dans les écoles du Val d’Aoste était le français, jusqu’à l’arrivée du fascisme. 2. Patrimoine en Seine-Saint-Denis n° 31 – Lieux uniques du Patrimoine de l’Immigration en Seine-saint-Denis (3), Le cinéma l’Étoile et les Italiens à La Courneuve, première moitié du XXème siècle, Seine-Saint-Denis Conseil Général.

AUTEUR

MICHELA SLATAPER Professeure d’italien.

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Quand la passion du cirque se décline en famille : l’Académie Fratellini ou la transmission d’une tradition italienne Entretien avec Annie Fratellini

Michela Slataper

1 Le cirque doit beaucoup à l’Italie et beaucoup doivent les clowns à la Commedia dell’Arte. Les plus grands artistes de la première moitié du XXe siècle ont célébré les Fratellini, trois frères d’origine italienne qui ont révolutionné l’histoire des clowns en constituant, en 1910, le légendaire trio qui portait leur nom. La passion de ces trois artistes, généreux et infatigables travailleurs, se transmet aujourd’hui aux nouvelles générations au sein de l’Académie Fratellini, basée à La Plaine Saint-Denis. Dans le droit fil d’une tradition familiale qui a donné à l’univers du cirque plusieurs générations d’artistes, Valérie Fratellini est aujourd’hui la directrice pédagogique de l’Académie. Fille d’Annie Fratellini1, fondatrice avec Pierre Etaix de l’école du cirque dont l’Académie est la continuité, elle revient sur une épopée circassienne qui plonge ses racines dans la péninsule italienne.

Hommes & Migrations : Valérie Fratellini, vous venez d’une dynastie d’artistes de cirque dont vous pérennisez la tradition. Depuis combien de générations les Fratellini sont-ils liés au monde du cirque ? Valérie Fratellini : Je compte cinq générations. Moi, j’appartiens à la cinquième. Tout a commencé à Florence avec Gustavo2 dans la deuxième moitié du XIX e siècle. Son père voulait qu’il fasse des études de médecine, mais il a épousé une blanchisseuse (Giovanna Pilori qui, dans famille, est appelée « la nonna »3) et il est parti sur les routes avec une troupe de saltimbanques. Gustavo e Giovanna ont eu quatre enfants (à l’origine « les frères Fratellini » étaient, en effet, quatre) : Luigi, Paolo, Alberto et Francesco4, mais Luigi est décédé jeune, lors d’une tournée en Pologne. Après sa mort, Paolo, Alberto et Francesco ont créé le trio

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de clowns qui les a rendus légendaires dans le monde du cirque et des arts5. Moi, je descends de la branche de Paolo qui a eu six enfants, dont Victor, mon grand-père, le père de Annie. Reconstituer la dynastie n’est pas facile, car il y a beaucoup de ramifications, dont une (celle de Francesco) en Amérique. J’ai encore une lointaine cousine qui vit à Moscou. De la branche de Paolo, il n’y a plus guère que moi et mon cousin Arnaud. En revanche, l’arrière-petit-fils de Francesco, qui s’appelle Francesco lui-même, poursuit avec succès sa carrière de clown. On m’en a dit beaucoup de bien mais je ne l’ai pas encore vu. Alberto n’a eu qu’une fille, Louise, morte très jeune et sans laisser de descendance. Par contre, on doit à Alberto un livre de mémoires : Nous, les Fratellini, publié en 1955.

H&M : Tous les Fratellini ont été clowns. Comment se transmettait cette tradition au sein de la famille ? V.F. : Au départ Gustavo était acrobate. Quand il n’a plus été capable d’exécuter un salto mortale6, il s’est maquillé et a commencé à faire rire les gens. Ils étaient tous acrobates et sont tous devenus clowns, dépassé un certain âge, parce qu’il fallait bien vivre, manger, continuer à travailler. Mais, comme on peut le voir sur les photographies qu’avait gardées l’arrière-grand-père Paolo, toutes les occasions étaient bonnes pour s’amuser : ils faisaient du cirque tout le temps. Et ils l’enseignaient tout naturellement aux enfants : les acrobaties, le maquillage, le jeu. Ils ne décidaient pas, c’était comme ça, « on faisait comme papa ». Il n’y a qu’Alberto, je crois – le petit dernier de la famille – qui était le clown de la famille. Il n’a été que clown car il était fait pour cela, je le pense réellement. Pour les autres, il y a des photographies qui attestent qu’ils ont été, dans un premier temps, des acrobates.

H&M : D’où leur venait cette appétence pour le jeu, cette nature exubérante, d’après vous ? V.F. : Ils jouaient avec tout, et ils ne s’arrêtaient jamais. Il y a dans cette attitude un côté Commedia dell’Arte7, tradition de théâtre qui est d’ailleurs à l’origine de l’art du cirque.

H&M : Une tradition bien italienne donc… V.F. : Complètement. Elle a failli s’éteindre avec Annie, et elle a été « sauvée » par un français, Pierre Etaix8, qui a poussé Annie à reprendre le flambeau. Il lui a dit un jour : « Tu es une Fratellini, tu ne peux qu’être clown. » Ma mère, en revanche, se sentait comédienne et chanteuse. Dès son adolescence, elle n’a voulu qu’une chose : quitter sa famille. Elle avait été élevée à la dure par son père qui l’enfermait dans sa chambre pour qu’elle travaille la musique. Quand il entendait le métronome s’arrêter, il ouvrait la porte. Il la surveillait. Il fallait qu’elle apprenne le métier et elle a commencé à travailler et à gagner de l’argent dès l’âge de 13-14 ans. Tous ses cachets étaient remis à la famille. Annie voulait aller à l’école, étudier, être comme toutes ses amies… Puis il y avait la lourdeur de la promiscuité, dont je me souviens moi-même, ayant été élevée par mes grands-parents. Lors des repas familiaux, tous (enfants, petits-enfants, tantes) prenaient place à une grande table présidée par le grand-père. On pouvait commencer à manger seulement quand le patriarche était assis. Il portait un chapeau et un gilet et goûtait les pâtes que mes tantes avaient fabriquées le matin. Ensuite, il émettait un jugement ; « C’est bon, c’est al dente… » ou « Ce n’est pas bon. » Une situation assez étonnante : même si Victor n’avait jamais vécu en Italie et le reste de la famille non plus, ils gardaient cette identité de famille patriarcale.

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Annie avait de très bons souvenirs avec son grand-père et sa grand-mère, mais elle a fui la promiscuité et l’enfermement familial le jour de ses dix-huit ans. Elle a dû se marier pour partir, mais elle est partie.

H&M : Cette promiscuité ne venait-elle pas du métier ?

Arbre généalogique de la famille Fratellini

Source : Annie Fratellini, Destin de clown, Lyon, La Manufacture, 1989.

V.F. : Non, car il faut dire que, quand les Fratellini partaient en tournée, ils allaient à l’hôtel. Dans les cirques en dur, c’est comme au théâtre, il n’y a pas du tout la même ambiance qu’on trouve dans les cirques itinérants. Les Fratellini étaient des sédentaires. Ils ont vécu au Perreux-sur-Marne, mais aussi autour de Montmartre pour être près du Cirque Medrano et du Cirque d’Hiver où ils ont quand-même travaillé pendant plusieurs années9. Annie a juste fui le poids de cette famille nombreuse, entièrement engagée dans le monde du cirque. On lui disait : « Tu es une Fratellini, tu dois faire de l’acrobatie et de la danse, après on verra… » Il y avait une sorte de fierté pour la tradition familiale.

H&M : C’est donc Pierre Etaix, un cinéaste français amoureux du monde du cirque, qui a perçu la richesse qu’Annie détenait : une tradition familiale et culturelle qu’il fallait préserver. V.F. : Je crois qu’en réalité il avait envie de voir sa femme en artiste du cirque. Quand il en parlait, il avait des paillettes plein les yeux. Jusqu’à sa mort, il a nourri un amour passionné pour les Fratellini. Il en rêvait et il l’a fait : il a construit Annie en clown et récupéré la valeur de cet art, donc effectivement : merci Pierre !

H&M : Ensemble, ils se sont donc engagés dans la transmission de l’art du cirque aux nouvelles générations. Peut-on appeler l’Académie Fratellini une « pépinière d’artistes circassiens » ? V.F. : Pas tout à fait. L’Académie est un lieu d’apprentissage. Nous sommes un Centre de formation des apprentis (CFA) où l’on apprend le métier du cirque. Les élèves (douze par an) passent une audition et, s’ils sont admis, apprennent en trois ans à être devant le public, à créer avec les metteurs en scène, à créer eux-mêmes. Le cirque est très ouvert : ils ont la chance d’apprendre ce qu’ils veulent et surtout de faire en sorte que le corps et l’esprit ne fassent qu’un. C’est ce qu’il y a de plus difficile dans le métier. Le cirque à mon avis vit avec son temps, il se renouvelle constamment. En créant l’école du cirque, Pierre et Annie ont démarré une histoire qui ne va jamais s’arrêter : celle d’un art qui nous transmet de la poésie et des valeurs

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telles l’attention à l’autre, l’humilité, l’entraide et le courage. Le cirque est une grande école de vie.

NOTES

1. Annie Fratellini (1932-1997), actrice et chanteuse, a été la première femme a incarner l’auguste, LE clown de l’imaginaire collectif, avec un nez rouge et rond, des vêtements burlesques et des chaussures démesurées. 2. Enrico Gaspero Fratellini dit Gustavo (1842-1902) en famille, fut le premier à entrer dans le monde du cirque en réaction aux aspirations d’une famille d’extraction bourgeoise. Pour fuir son emprise, il suivit aussi l’expédition de Garibaldi en 1860. 3. La grand-mère. 4. Connus sous leur nom français : Louis, Paul, Albert et François, N.d.l.A. 5. Dans un ouvrage dédié à l’histoire de la famille, Annie Fratellini rappelle l’admiration qu’avaient pour les trois frères des artistes tels Mistinguett, Jean Cocteau, Sarah Bernhard, entre autres ; Annie Fratellini, Destin de clown, Lyon, La manufacture, 1989. 6. Saut périlleux 7. Les premiers spectacles de Gustave Fratellini étaient inspirés par la Commedia dell’Arte. « Elle est notre grammaire. Tous les clowns devraient s’en souvenir », op. cit. p. 173. 8. Pierre Etaix (Roanne 1928-Paris 2016), troisième mari d’Annie Fratellini, était un artiste polyédrique : réalisateur, clown (en duo avec Annie), dessinateur et dramaturge. Ensemble, en 1972, ils ont ouvert la première école de cirque en Europe : l’Académie Fratellini. 9. Les trois frères ont travaillé au cirque Medrano, rue des Martyrs, du 1er septembre 1915 au 29 juin 1923, année au cours de laquelle ils ont commencé à assurer la direction artistique du Cirque d’Hiver.

AUTEUR

MICHELA SLATAPER Professeur d’italien.

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Chroniques

Initiatives

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Comment redonner la parole aux migrants ? Réflexions à mi-parcours sur la résidence d’écriture de Bernardo Toro au Musée national de l’histoire de l’immigration

Bernardo Toro

1 Le programme régional de résidences d’écrivains permet d’associer un auteur et une structure d'accueil pour réaliser un projet d’action littéraire sur une période de dix mois. Ce programme financé par région d’Île-de-France vise à favoriser une relation vivante des habitants à la création littéraire tout en permettant le projet d'écriture propre à l'auteur.

2 Mon projet de résidence, commencé en janvier 2017 et élaboré en étroite collaboration avec le département des éditions du Musée, se propose d’interroger et d’approfondir les liens qui rattachent les migrants à la ville de Paris, par le biais d’activités telles que des ateliers d’écriture, des balades urbaines ou encore la réalisation de vidéos, de portraits filmés et de carnets de voyage. L’objectif final étant la réalisation d’un ouvrage pluriel sur Paris qui rassemble des migrants d’âge, origine et milieu social différents. Dans ce but, le Musée m’a permis d’entrer en contact avec diverses associations et institutions ( le Casnav, Emmaüs Solidarité, la fondation Casip Cojasor, etc.) grâce auxquelles j’ai pu rencontrer des migrants d’horizons très divers.

Le point de départ

3 Les migrants sont trop souvent perçus comme des représentants de leur communauté d’origine, c’est donc à ce titre qu’on sollicite leur parole, et rarement à titre individuel. À force de s’intéresser à leur identité sociale, la société d’accueil a tendance à dénier aux migrants leur singularité individuelle.

4 Ce projet vise à leur restituer cette subjectivité et, ce faisant, à les faire passer du statut d’objet à celui de sujet de leur propre discours. Leur intervention dans le cadre de cette résidence n’a donc pas de caractère testimonial, les migrants se sont pas amenés à raconter leur parcours, à parler de leur difficultés, à exprimer leurs différences, ils ne

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sont pas des objets d’étude sous la loupe d’un écrivain mais, au contraire, des agents actifs d’une parole trouvant en elle-même sa propre autorité et capable d’interroger la société française et de s’y inscrire à titre individuel.

Retour sur expérience à mi-parcours

5 L’expérience accumulée au cours de ces quelques mois de résidence m’a permis de mesurer toute la difficulté d’une telle ambition. Il ne suffit pas, comme j’ai pu le croire au départ, de retourner la caméra en demandant aux migrants de nous parler de la France au lieu de revenir sur leur propre parcours migratoire. Si le but est vraiment de « redonner aux migrants la singularité qui leur est déniée», changer de sujet ne suffit pas. C’est la situation de communication elle-même qu’il faut modifier.

6 En effet, ce n’est ni le sujet qu’on aborde ni les questions qu’on lui pose qui briment la parole du migrant, mais la situation de communication elle-même. Que les questions portent la France ou sur son propre parcours migratoire, le migrant sera toujours amené à se demander : Qui pose la question ? Dans quel but ? Qu’attend-il de moi ? Quelle réponse ai-je intérêt à fournir ?

7 Ces questionnements ne sont pas l’exclusivité du migrant. Toute parole est conditionnée par des enjeux extérieurs. Mais lorsque celui qui est tenu de répondre est en situation de fragilité sociale (qu’elle soit matérielle, linguistique ou culturelle), cette contrainte devient sujétion voire asservissement. La parole du migrant est inévitablement mise sous tutelle, a fortiori si celui qui l’interroge est un écrivain en résidence dans un musée national, autant dire un homme investi d’un pouvoir symbolique. Si tous les témoignages de migrants se ressemblent, ce n’est pas uniquement parce que les parcours migratoires comportent les mêmes difficultés, c’est aussi et surtout parce que tous ces témoignages sont pris dans une même situation de communication, autant dire soumis aux mêmes contraintes. De par la vulnérabilité de sa situation, le migrant est en situation d’attendre quelque chose du pays d’accueil. S’il a obtenu ce qu’il cherche, il sera en situation de dette. S’il ne l’a pas obtenu en situation de réclamation. Sa parole sera donc une manière de s’acquitter de cette dette ou bien d’obtenir ce qu’il attend. L’obstacle à soulever peut donc être reformulé ainsi : Comment échapper à cette économie de la demande et de la dette où la parole du migrant est d’emblée aliénée ?

8 À mon avis, il serait vain d’apporter une réponse unilatérale. La réponse, aussi généreuse et bienveillante soit elle, ne saurait venir du seul écrivain. Elle doit au contraire être trouvée à deux et donner lieu à un travail en commun, à une co- élaboration. L’écrivain et le migrant doivent inventer ensemble un dispositif qui modifie la donne initiale. C’est dans ce sens que j’ai travaillé ces mois-ci. Avec chacun des migrants rencontrés, j’ai essayé d’élaborer un projet, un protocole, une forme d’action qui ne parte pas uniquement de moi.

9 Il existe néanmoins un trait commun qui rassemble la plupart des expériences, c’est le recours à un élément tiers qui libère le migrant d’un face à face aliénant. Grâce à cet élément médiateur la relation en miroir migrant-écrivain se transforme en une collaboration tendue vers un objectif commun, grâce auquel migrant et écrivain se retrouvent sur un pied d’égalité. J’ai voulu que la connaissance de Paris, de ses habitants, de ses quartiers, de ses métiers soit cet objectif commun. La ville de Paris n’est donc pas l’objet ultime de notre travail, mais bel et bien l’élément médiateur qui

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permet de changer la donne et de redonner au migrant leur pleine souveraineté de sujet.

Les exemples de démarches d’écriture

10 Le nombre et la diversité des projets ne me permettent pas d’évoquer de manière exhaustive les différents dispositifs mis en place. Je crois toutefois qu’une brève présentation permettra de resituer les principaux enjeux.

11 Élèves de la classe d’accueil du collège Anne-Franck (Paris 11e). Projet réalisé avec le concours de Madame Roche, professeur de la classe. Projet autour des habitants du 11e arrondissement de Paris. Quatre groupes d’élèves de la classe partent à la recherche des habitants du 11e qui exercent un métier dans le quartier Saint-Bernard (restaurateur, réalisateur, infirmier, boulanger, etc.). Un entretien filmé est réalisé par les élèves, ainsi qu’une promenade urbaine qui retrace la vie quotidienne des habitants.

12 Élèves de la classe d’accueil du lycée Victor Duruy (Paris 7e) Projet réalisé avec le concours de Madame Samé, professeur de la classe. Projet mettant en rapport une élève « écrivaine » et une élève « journaliste » en vue de de créer une chaîne Youtube sur Paris et ses habitants. Avec mon aide, « l’écrivaine » rédige le concept de la chaîne et les questions à poser, tandis que « la journaliste » réalise les entretiens. La première vidéo porte sur les élèves de l’école de Beaux-Arts de Paris.

13 Élèves de la classe d’accueil du lycée François Villon (Paris 14e). Projet réalisé avec le concours de Madame Buisson, professeur de la classe. » Travail par groupes de trois élèves autour des métiers exercés à Paris.

14 Association Nogozon. Projet réalisé avec le concours de Monsieur Aras, président de l’association. Projet autour de l’immigration turque et kurde à Paris. Le premier projet porte sur Murat, un migrant turc d’origine kurde alaouite, militant de gauche qui est resté dix ans en prison en Turquie et travaille aujourd’hui dans une entreprise de désamiantage à Paris.

15 Fondation Casip Cojasor. Projet réalisé avec le concours de Madame Politis, responsable du service Archives, Histoire et Communication scientifique. Projet autour de l’immigration juive en provenance du Proche et du Moyen Orient. Ce travail est centré autour de deux personnes. La première est née en Tunisie puis a émigré en Israël où elle a participé aux guerres des Six Jours et du Kippour. La deuxième est née au Liban de parents irakiens, elle est venue en France après avoir vécu vingt-cinq ans au Sénégal.

16 Maison de retraite Claude Kelman. Projet réalisé avec le concours de Monsieur Azoulay, directeur de la maison de retraite. Projet autour de l’immigration juive provenant des pays de l’Est.

17 Centre d’hébergement Emmaüs Pereire. Projet réalisé avec le concours de Madame Eon, responsable culturel. Projet réalisé avec les résidents du centre autour de Paris et ses quartiers.

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Conclusion

18 En faisant appel à la subjectivité des migrants, ces activités permettent de réaliser le premier objectif poursuivi par la résidence, à savoir favoriser une relation vivante des habitants à la création littéraire. En revanche, l’ouvrage que j’envisage n’a pas pour vocation de reproduire fidèlement la parole des migrants. Le passage à la fiction me semble une ultime étape nécessaire. Quelle que soit l’efficacité des dispositifs mis en place, ils ne suffiront pas à dégager totalement la parole des contraintes personnelles et sociales auxquelles les migrants sont soumis. Pour libérer réellement la parole de son poids social et de ce que celui-ci comporte comme non-dits, inhibitions et interdits, le passage à la fiction reste indispensable, or ce passage ne peut être accompli que par l’écrivain. Ce n’est pas seulement une question de compétence technique. Cela tient avant tout à ce que j’appellerais une forme d’engagement dans l’écrit. Il faut, en effet, une certaine radicalité dans le rapport à la langue pour oser dire et imaginer certaines choses sans craindre la censure intérieure. Je crois que seul un écrivain qui s’est déjà aventuré dans cette mise à nu de lui-même et des autres peut se risquer à un tel jeu avec la fiction.

AUTEUR

BERNARDO TORO Écrivain.

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Les migrations Grand angle sur un patrimoine méconnu en région Centre-Val de Loire

Anthony Gauthier

1 Une exposition à Orléans présente, jusqu’au 9 juillet, la diversité et l'ancrage des migrations en région Centre-Val de Loire sous un double regard : intime et historique.

2 La porte d’entrée de l’exposition « Histoires de migrations, intimités et espaces publics » en dit à la fois toute la richesse et l’originalité. D’emblée, le visiteur qui pénètre entre les murs de l’Hôtel Cabu-Musée d’histoire et d’archéologie, à Orléans, est plongé dans l’intimité quotidienne des migrants, comme s’il poussait la porte de leur foyer. De petits entretiens vidéo associés à une présentation d’objets personnels, hétéroclites, qui incarnent ou symbolisent le prolongement des traditions dans l’exil, accueillent chaque visiteur et le font entrer dans cette « intimité » sensible, plurielle, émouvante, surprenante. Témoin d’une vérité culturelle et familiale qu’elle seule est en mesure d’affirmer.

3 « On a voulu proposer un travail à la fois scientifique et sensible pour trouver les moyens de parler aux visiteurs. Ce n’était pas toujours facile de naviguer entre ces deux dimensions. Cela a été possible grâce au travail collaboratif fait pendant deux ans et qui débouche sur une collecte d’objets, d’entretiens, d’images, de photos, tout ce que les gens pouvaient nous offrir pour raconter leur histoire. Cette exposition montre ces trésors d’intimité que les gens ont chez eux », souligne Hélène Bertheleu, sociologue, l’une des deux commissaires de cette exposition. Casserole, réchaud, seau à eau, boîte de safran, panier pour faire cuir le riz, canne, etc., disent ainsi, et pour la première fois, les « peines et les joies de l’histoire migratoire » dans la région. Une histoire cachée jusqu’à présent car réservée au seul regard des proches et de la famille. « Parfois, on a dû sélectionner des objets de façon à ne pas avoir une surreprésentation de certaines migrations. On a eu ainsi beaucoup de choses portugaises, et c’est normal puisque c’est la migration la plus importante, mais on a essayé de diversifier, et tout à la fin, nous sommes même allées solliciter des gens pour avoir des objets de la migration subsaharienne notamment », explique Hélène Bertheleu. Cette collecte inédite pouvait déboucher sur un autre danger, comme le concède la sociologue : celui de tomber dans « une vision individualisée de la migration, une collection de trajectoires individuelles mises les

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unes derrière les autres ». Un écueil évité par la mise à disposition du public d’éléments historiques et sociologues qui « encadrent l’exposition et lui donnent tout son sens ».

4 Outre le fait de porter un sujet méconnu sur la place publique, le grand intérêt de cette exposition repose donc sur ce double regard porté sur les migrations régionales, à la fois « sensible et historique ». Une approche inédite qui donne ainsi à voir une facette tout à fait méconnue, et donc inattendue, de la région Centre-Val de Loire qui, si elle n’a jamais été une terre de grandes migrations contrairement à d’autres régions françaises, a accueilli de longue date une grande diversité de populations, et pas seulement venues d’Europe.

5 À ce titre, les migrations successives ont inévitablement façonné, même de manière discrète et par touches impressionnistes, le patrimoine culturel régional. « C’est un sujet très mal connu dans la région, qui véhicule beaucoup de stéréotypes à partir d’une grille de lecture souvent nationale », indique Hélène Bertheleu.

La région Centre-Val de Loire au prisme des migrations

6 Certes, les migrations ont été statistiquement moins importantes dans la région Centre- Val de Loire qu’en Aquitaine ou région parisienne, par exemple, pour autant elles ont une histoire tout aussi ancienne. Qui sait, par exemple, que les Belges ont occupé le premier rang des migrations de la fin du XIXe siècle jusqu’en 1921 et qu’ils constituaient près d’un tiers des étrangers dans la région, soit environ 2 000 personnes ? Dans le seul département du Loiret, les Belges représentaient à cette période plus de 40 % de la population étrangère. Ouvriers peu qualifiés pour la plupart d’entre eux, ils travaillaient sur les chantiers de chemin de fer ou comme saisonniers agricoles en Eure-et-Loir, par exemple. À partir de 1850, Allemands, Suisses, Italiens, Espagnols, Britanniques, Polonais, Austro-Hongrois, et Russes viennent s’installer en région Centre-Val de Loire, chaque migration apportant son ardeur au travail et son savoir-faire. Pour les Polonais, près de 500 recensés en 1850, les métiers exercés vont de la médecine à la typographie, en passant par l’enseignement des langues. « Cela démontre bien que les migrations ont été aussi européennes. Il y a eu des migrations belges, italiennes, polonaises, ukrainiennes, du Maghreb, de l’Asie, de l’Afrique et d’Europe de l’Est plus récemment. On a toutes ces migrations. Il ne s’agissait pas pour nous de faire une collection mais de montrer la profondeur historique et le fait que ces migrations constituent un véritable patrimoine local », explique Pôleth Wadbled, l’autre commissaire de l’exposition.

7 Ainsi, à l’heure où les questions d’immigration sont régulièrement instrumentalisées, utilisées à des fins politiques, l’exposition rompt avec l’image angélique d’un passé apaisé, d’un climat social toujours clément. « On pense toujours que les Italiens, les Espagnols ont vécu des migrations beaucoup plus harmonieuses parce que ce sont des migrations européennes. En fait, cet angélisme est démenti et opposé à un alarmiste au présent. Il y a eu des chasses à l’homme, une xénophobie très forte et très violente à l’égard des Italiens dans le passé », souligne Hélène Bertheleu. En particulier à la fin du XIXe siècle. « La migration, ce n’est pas une pathologie sociale, on a tendance à oublier », poursuit Pôleth Wadbled.

8 Les uns après les autres, les migrants ont naturellement contribué au développement de quasi tous les secteurs économiques régionaux. Mais il ne faudrait pas oublier les migrantes qui, elles aussi, ont joué un rôle notable : Écossaises, Irlandaises, Anglaises

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ont, en effet, été employées dans l’éducation et la domesticité au début du XXe siècle à l’échelle régionale. De nombreuses Irlandaises sont ainsi religieuses dans les couvents de Bourges, de Dreux et de Chartres.

9 L’exposition s’attarde également, sur la ville de Montargis, berceau prétendu de la révolution chinoise puisque la « Venise du Gâtinais » a accueilli, à partir de 1903, des étudiants chinois qui, pour subvenir à leurs besoins et payer leurs études, travaillaient à Hutchinson. Parmi eux, Tegn Hi Hien qui deviendra sous le nom de Deng Xiao Ping, un dirigeant de la Chine communiste de 1978 à 1992. Cette même usine Hutchinson qui fournira du travail aux Russes « blancs » et aux Kalmouks qui fuient la révolution russe de 1917. Et ils seront ainsi quelque 1 200 à venir trouver refuge dans le Montargois jusqu’en 1926. Polonaises recrutées dans les fermes d’Indre-et-Loire dans les années 1930, travailleurs indochinois embauchés dans les usines d’armement pendant toute la durée de la Seconde Guerre mondiale, réfugiés espagnols – majoritairement des femmes, des enfants et des personnes âgées – répartis dans les six départements de la région, les migrations obéissent souvent à cet impératif vital de trouver un abri loin de la répression et des menaces. Après-guerre, l’immigration en région Centre – maghrébine, algérienne et marocaine notamment – « reste modeste mais s’inscrit dans le grand mouvement de migration de travail vers la France » notent les auteurs de l’exposition.

Un travail collectif au service d’une muséographie intime des migrations

10 La capacité de cette exposition à rendre compte d’une réalité familiale par nature tenue hors des projecteurs publics, repose pour beaucoup sur la manière dont l’exposition a été construite : pendant deux ans, des groupes de travail hétérogènes, formés de personnes issues de la « société civile », en tous les cas étrangères, au départ, à la genèse de l’exposition, ont travaillé autour de la même table. Une œuvre collaborative au sens strict du terme.

11 « La méthode était presque aussi importante que l’exposition elle-même, et il n’a pas été difficile de mobiliser la population en réalité. On a comptabilisé qu’au total, entre 100 et 150 personnes ont contribué directement à la fabrication de l’exposition, soit des personnes qui étaient directement présentes dans les groupes de travail, soit qui sont allées chercher elles-mêmes, dans leur propre réseau, des objets et des témoignages, ce qui a été très efficace », précise Hélène Bertheleu. Bien entendu, le degré de participation a été inégal et fluctuant au cours de ces deux années. « Tous ceux qui ont construit avec nous cette exposition ne sont pas restés comme un seul homme pendant deux ans : certains ont pris part à tout le processus, d’autres ont été plus satellites. Mais peu importe, ce qui était intéressant était d’avoir sur chaque territoire un miroir de ceux qui se sentaient concernés par la question et de pouvoir aussi avoir une diversité d’acteurs ; on a eu beaucoup des gens à double casquette, eux-mêmes personnellement concernés par l’immigration et puis en même travailleur social, écrivain public, etc. »

12 Pendant plus de deux ans, donc, à Orléans, Bourges, Tours et Montargis, des chercheurs, des migrants, des descendants de migrants, des enseignants, des travailleurs sociaux, des artistes se sont installés autour des mêmes tables, pour collecter et classer des données, des souvenirs et des objets, pour enregistrer de petits films et pour reconstituer des parcours de vie. En sus, une archiviste, embauchée pendant huit mois, a écumé les archives municipales et celles issues du tissu associatif

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pour exhumer photos et données diverses. Et c’est cette intimité familiale reconstituée et inédite que l’exposition propose aux visiteurs de découvrir dans une scénographie multi-supports qui mêle des séquences audio, vidéo et des panneaux traditionnels sobrement conçus. Un parcours mémoriel qui s’exonère des seules données chiffrées, sans les oublier néanmoins, pour rendre compte d’une réalité patrimoniale humaine touchante, diverse, riche et complexe. Et qui met en lumière un autre héritage patrimonial que celui que la région Centre-Val de Loire promeut sans discontinuer : celui de ses châteaux et de sa Loire.

Pour aller plus loin

13 Guillaume Etienne, Histoire de migrations, intimités et espaces publics, Tours, Presses universitaires François-Rabelais, 228 p., 19 €.

AUTEUR

ANTHONY GAUTHIER Co-fondateur du site apostrophe45.

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Sous le pont Spectacle

Amre Sawah

1 Je suis arrivé en France en 2015 en tant que réfugié en provenance de Syrie pour rejoindre mon vieil ami, l’auteur et le metteur en scène Abdulrahman Khallouf. Nous avions étudié ensemble à l’Institut supérieur d’art dramatique de Damas. Nos retrouvailles ont fait ressurgir de nombreux rêves et projets sur l’art et le théâtre en particulier. Ces rêves fleurissaient de nouveau et une nouvelle collaboration artistique est née : il a démarré la direction de ma pièce Secret de famille alors qu’il venait d’achever l’écriture d’une nouvelle pièce intitulée Sous le pont.

2 Dès la première lecture de ce texte, j’ai ressenti les personnages. Je me suis rendu compte qu’il s’agissait d’une pièce différente de ce que nous lisions et voyions de nos jours : un moment de vie résumé en 70 minutes, un texte plein de souffrances et de réalités en une nuit, que Jamal, un réfugié syrien, passe sous un pont à Bordeaux.

3 En fait, Khallouf a tissé d’une manière magnifique plusieurs histoires de réfugiés au travers de son personnage principal. Tandis qu’il attend un ami syrien qui doit l’assister pour écrire son histoire et la présenter à une organisation chargée de lui octroyer un statut de réfugié, Jamal fait des rencontres : un nationaliste raciste, une SDF, un cheikh musulman, et enfin l’homme qu’il attendait. Écrits entre réalité et fiction, les événements de cette histoire ménagent un espace pour que le public puisse imaginer la suite de la pièce.

4 Ce projet me touche sous tous ses aspects, et plus particulièrement parce qu’il rassemble de nombreuses histoires que je connais personnellement, qu’il essaye de répondre aux multiples questions qui m’habitent au quotidien : Pourquoi avons-nous quitté le pays ? Comment intégrer cette société ? Comment appartenir à une communauté ? Ensuite, le rêve a démarré : Comment pouvons-vous construire ce projet et lui donner vie ? Ici est intervenue ma décision de transplanter la pièce de théâtre dans la vraie vie, sous un vrai pont, proche des lieux où beaucoup de réfugiés vivent à Bordeaux, où un réfugié syrien partage un espace avec d’autres réfugiés originaires d’autres pays.

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5 Le parcours de production a été long mais heureusement Sylvie Violan, la directrice du Festival international des arts de Bordeaux métropole (FAB), a cru en ce projet. Elle a choisi de le produire et de le présenter au FAB en 2016, avec le soutien de ONDA, un fonds pour les artistes exilés. Au départ, le fait d’être hors de mon environnement en Syrie s’est avéré problématique pour recruter des acteurs et choisir un lieu, mais j’ai bénéficié du soutien d’une superbe équipe. Les acteurs du projet sont Homan Afaara, Virginie Bergeon-Durras, Farhan Dahi et Issam Al Khatb. Sebastian Laurier en est le directeur artistique. À travers les questions artistiques complexes que ce dernier m’adressait sous forme de défi, nous avons commencé à mettre le spectacle en scène, découpant l’espace avec des palettes et ajoutant jour après jour d’autres détails, en essayant de reproduire l’image du réfugié dans son environnement.

6 La première du spectacle a eu lieu en octobre 2016 et a reçu de bonnes critiques. Nous avons commencé une tournée qui nous a conduit dans de nombreuses villes en explorant plus de possibilités et en découvrant de nouveaux espaces, en partageant avec des public différentes impressions sur la pièce Sous le pont. Notre premier voyage a eu pour destination le festival Mythos à Rennes. Au Théâtre du Vieux Saint-Étienne, dans une vieille église, nous avons pu expérimenter le spectacle dans un vrai théâtre et vécu différentes émotions à partir de l’énergie de l’espace.

7 Frédéric Mazelly à La Villette nous a offert l’opportunité de jouer une représentation spéciale à Paris, sous le pont de L’Espace Périphérique. Nous avons essayé pour la première fois de jouer avec la lumière du jour en étant entourés par le vacarme du trafic routier et les bruits de la ville, produisant d’autres scènes que celles réalisées jusqu’à présent.

8 À Mulhouse, au festival Scènes de rue, la scénographie a changé également pour s’adapter au parc Jaquet, un espace ouvert avec les ruines d’une vieille maison comme décor et un public si proche des acteurs qu’il pouvait faire partie du spectacle. C’était la première fois que nous présentions Sous le pont à un festival de théâtre de rue, ce qui était aussi un grand défi, mais ce fut une belle surprise.

9 La Manufacture, en Avignon, fut notre dernier voyage avant d’aller au Palais de la Porte Dorée à Paris où nous jouons les 27-28 et 29 septembre. En Avignon, nous avons choisi un parc ouvert où les personnes du quartier pouvaient voir et vivre avec nous la vie de Jamal dans les détails, et cela a permis à la pièce d’avoir une audience très différente. Nous avons partagé l’espace avec les enfants et les habitants du quartier. Le fait que certains étaient des immigrants ou des réfugiés a donné une autre dimension au spectacle.

10 Je voudrais citer Homan Afara qui a joué le rôle des réfugiés dans la pièce et qui dit que « dans chaque ville, j’ai vécu différents sentiments pendant que je participais à la tournée de la pièce. Chaque situation était singulière et il est intéressant de voir que les visages du public et leurs réactions provoquaient des interactions différentes avec les événements de la pièce ». Homan ajoute que Jamal n’est pas seulement un réfugié syrien mais rassemble tous les réfugiés qui fuient la pauvreté, la misère, la guerre, la torture pour tenter de trouver la paix.

11 Sous le pont contient plusieurs voyages dans une pièce de théâtre. Sur le plan personnel, j’ai essayé de redécouvrir ma relation avec le théâtre en dehors de mon pays et en dehors de mon espace. Il s’agit d’un voyage avec un nouveau langage, une nouvelle culture, de nouveaux potentiels.

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AUTEUR

AMRE SAWAH Metteur en scène.

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Chroniques

Repérages

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Territoires de la migration, territoires de la protection Parcours et expériences des mineurs isolés étrangers accueillis en France

Sarah Przybyl

1 Visage inédit des flux migratoires contemporains, de plus en plus d’individus âgés de moins de 18 ans arrivent en Europe sans leur représentant légal. En France, ces jeunes qualifiés de « mineurs isolés étrangers » sont souvent perçus comme les victimes d’une mobilité contrainte ou comme des aventuriers ayant pris tous les risques. Enfants en danger à accueillir aujourd’hui, étrangers candidats à la régularisation de demain, le parcours atypique de prise en charge de ces mineurs révèle toutes les limites institutionnelles et politiques à l’origine de dispositifs d’accueil particuliers. Cette recherche, soutenue en décembre 20161 au sein du laboratoire Migrinter de l’université de Poitiers, propose de se défaire de ces représentations pour mieux refléter la pluralité des situations sociales d’origine, et de décrypter les enjeux institutionnels de la protection des mineurs isolés étrangers. La présente contribution revient sur trois principaux résultats d’une investigation menée entre 2012 et 2016.

La capacité ambivalente des mineurs à être les acteurs de leur parcours

2 Dans le sens commun, il est admis qu’au regard de leur âge, les mineurs ne seraient pas capables d’agir ou de penser pour eux-mêmes. De ces représentations découlent une vision où la migration des mineurs serait seulement le résultat de la volonté des adultes qui les entourent. Dans ce contexte, les mineurs sont régulièrement relégués au second plan de cette migration dont ils sont pourtant les protagonistes. En retraçant différents types de parcours migratoires et de protection, j’ai mis cette perspective à l’épreuve du terrain. À partir des témoignages que j’ai récoltés sur plusieurs lieux d’enquête, j’ai identifié différents types de migration pour rendre compte de la diversité des parcours de mobilité. La migration directe, la migration par relais ou encore celle de la

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débrouille ont mis au jour différentes routes mais aussi des expériences plurielles du voyage.

3 À l’issue de ma recherche, deux postures ont été révélées par les expériences des jeunes enquêtés. Tout d’abord, au gré de ces parcours migratoires, les mineurs apparaissent, dans une certaine mesure, subordonnés à des figures adultes. Les différentes routes empruntées montrent qu’ils ont été obligés d’être dépendants des adultes, ou plutôt de ceux qui savaient comment passer en Europe ou assurer leur protection le temps du voyage. Cette posture de subordination n’est pas propre au temps de la migration puisqu’elle se retrouve également en France, dans les parcours de prise en charge des mineurs en danger. Dans les structures d’accueil enquêtées, les jeunes sont tributaires d’un monde où les décisions les plus importantes sont gérées par des adultes incarnés par les travailleurs sociaux, les juges pour enfants ou encore les responsables de l’Aide sociale à l’enfance (ASE). L’exemple de la prise en charge illustre la manière dont les jeunes ne disposent que d’une très faible marge de manœuvre au regard des injonctions administratives et des impératifs quotidiens auxquels ils doivent répondre pour réussir. Au cours de ma recherche, cette incapacité a été rapidement nuancée et remise en perspective. Dans les lieux de leur prise en charge, dans leur quotidien au pays d’origine, ou encore au moment de traverser la Méditerranée, les jeunes enquêtés se présentent aussi comme des acteurs des environnements où ils se trouvent.

Carte 1. La migration par relais

4 L’exemple de Tanger2 ou encore les monographies conduites au sein des foyers soulignent la façon dont les mineurs investissent des relations sociales et s’approprient les lieux de leur protection ou de leur migration. En m’intéressant au quotidien banal qu’ils vivent dans les espaces du départ et de l’accueil, ma recherche souligne comment les mineurs se saisissent des contraintes et des opportunités pour progresser dans leur parcours de vie et les différents projets qu’ils doivent réussir. Plus que des fins connaisseurs des enjeux d’un cadre de l’accueil qu’ils maîtriseraient totalement, les mineurs révèlent leur capacité d’action dans les logiques d’appropriation des lieux et

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des espaces, dans un ensemble de relations sociales pris dans des enjeux institutionnels ou plus quotidiens.

Les dispositifs d’accueil à l’échelle française : la fabrique d’un territoire de la protection

5 Après avoir dévoilé cette capacité ambivalente des mineurs à être acteurs de leur parcours, ma recherche s’est concentrée sur les logiques de construction des territoires de la protection. Pour décrypter ces dynamiques, je me suis positionnée dans le sillage des approches de géographie humaine et sociale qui considèrent le territoire comme multidimensionnel3. J’ai envisagé le territoire dans sa dimension matérielle, mais aussi plus idéelle et sensible qu’elle revêt pour les individus. Cette approche par le territoire a mis au jour plusieurs échelles de la protection. J’ai ainsi pu aborder l’agencement territorial d’une politique de la protection mais aussi comprendre les logiques individuelles d’appropriation des acteurs sur le terrain.

Carte 2. La répartition des arrivées des mineurs isolés étrangers

6 Du point de vue des lieux de leur arrivée, la situation des mineurs isolés étrangers a permis de proposer une lecture des territoires de la protection depuis les dynamiques politiques et institutionnelles qui structurent les réalités de l’accueil. Ma thèse dessine les contours du territoire tel qu’il est construit par le politique. Aujourd’hui, dans l’héritage de la décentralisation des compétences de l’État aux départements, la protection des mineurs isolés étrangers relève exclusivement des conseils départementaux. Au fil des années, l’inégale répartition de l’arrivée des mineurs a créé des situations de saturation de certains dispositifs d’accueil.

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7 Dans ce contexte, pour soulager certains départements, les négociations entre l’État et ces collectivités ont abouti à une circulaire datant de mai 2013 organisant la réorientation des jeunes dans d’autres départements. Jusqu’alors circonscrits à quelques localités, ces débats ont conduit à ce que l’ensemble du territoire soit concerné par les mineurs isolés étrangers. Dans cette volonté de rétablir l’équilibre, des enjeux politiques et institutionnels ont émergé pour mieux souligner toute la tension qui existe entre les différents départements français, et comment les jeunes sont devenus un fardeau et une variable d’ajustement pour les autorités. Dans ces débats en faveur d’une nouvelle répartition territoriale, les jeunes sont apparus comme des individus que l’on peut déplacer à souhait, comme si ces derniers n’avaient aucune attache. Au détriment parfois de l’intérêt supérieur de l’enfant, l’organisation de la présence des jeunes a permis de mieux satisfaire les préoccupations de certains élus départementaux.

8 Cette approche du territoire par les politiques a été complétée par une approche micro- géographique. Plus proche des jeunes et des acteurs, j’ai montré que la protection n’est pas seulement une affaire de politique ou d’institution, mais aussi et surtout d’acteurs individuels qui agissent au quotidien. J’ai alors adopté une posture empirique radicale ancrée dans les réalités du terrain pour rendre compte des dynamiques à l’œuvre dans un même lieu et porter attention à ce qui fait la vie des individus chaque jour. J’ai abordé la façon dont les mineurs mais aussi les professionnels construisent leur territoire dans les espaces du quotidien dédiés à la protection c'est-à-dire les foyers ou les associations. À travers les différentes relations sociales, les représentations et les usages des lieux, j’ai montré comment des micro-territoires sont façonnés chaque jour par des individus qui jonglent avec des impératifs quotidiens, mais également à travers le jeu de distance et de proximité qui s’instaure avec l’environnement immédiat.

9 Dans les foyers de l’enfance où ils vivent un quotidien institutionnel marqué par la promiscuité, les mineurs mais aussi les professionnels se regroupent dans des lieux qui ont un sens pour eux. Ces espaces de retrouvailles comme les chambres, les pas de porte ou encore les salles de jeu sont un moyen pour les individus de se définir dans un cadre institutionnel particulier. Lieux et individus se définissent réciproquement pour former des micro-territoires de la protection. Ma recherche montre que les territoires de la protection ne se limitent pas seulement aux frontières étatiques et départementales mais se fabriquent aussi par les expériences des individus.

Les défis méthodologiques d’une recherche auprès d’un public vulnérable

10 Un des résultats de ma thèse souligne enfin un enjeu de taille dans les recherches menées avec ces mineurs et engage une réflexion méthodologique. Les mineurs représentent une population dont l’âge et les parcours de vie nécessitent la mise en place de méthodes d’enquête flexibles qui doivent s’adapter aux réalités du terrain. Au fil de leur prise en charge, les mineurs sont tellement sollicités que leur récit, leur parole, leur subjectivité ne sont plus des moyens de s’exprimer mais deviennent un objet de contrôle de leur minorité et de la véracité des informations qu’ils abordent. La parole n’est plus un outil pour communiquer mais constitue un outil de vérification. Ce constat m’a conduit à montrer que plus que la méthode en elle-même, c’est la

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négociation de l’enquête qui détermine grandement le déroulement des échanges avec les jeunes.

Carte 3. Terrain d’enquête

11 Enquêter auprès de ces mineurs nécessite une relation de confiance que seul permet le temps long. Le temps est donc une donnée centrale de mon approche. Il y a, d’une part, le temps long des périodes d’enquête et des immersions sur le terrain où j’ai vécu aux côtés des enquêtés. D’autre part, il y a le temps long du suivi pour aborder le devenir des mineurs enquêtés au fil de ma thèse. Ce parti-pris m’a permis de recueillir les histoires de jeunes ayant quitté le dispositif d’accueil pour mieux comprendre leurs expériences à l’âge de la majorité et recueillir une parole plus libérée et plus maîtrisée. Parier sur le long terme m’a permis de rester en accord avec mon souhait de ne pas forcer l’élaboration des relations. Cette posture passive en apparence suppose d’admettre que la relation puisse ne pas se faire. Elle implique de laisser certains éléments à la variable de l’imprévu et permet de respecter l’intégrité des jeunes. La recherche avec des mineurs suppose d’accepter de recevoir un récit brut, fait d’incohérences, et parfois même de laisser le cours de l’échange être totalement contrôlé par les mineurs. L’issue méthodologique que j’ai proposée réside dans une approche qui veut que l’enquêteur s’adapte à l’enquêté. J’ai ainsi affirmé avec ma recherche que les ambitions scientifiques doivent s’accommoder de la parole livrée par les mineurs. Comme une référence à mes premiers résultats, je soutiens avec ce point que les jeunes sont tout à fait capables de parler d’eux mais que l’obstacle réside dans les attentes de l’enquêteur à l’égard d’un discours attendu, rêvé ou de l’aveu que seul le scientifique pourrait obtenir.

12 Ce cadrage théorique a été soutenu par un dispositif méthodologique tenant compte à chaque instant de la singularité des mineurs enquêtés. Aussi, ma thèse propose une

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réflexion sur les enquêtes qualitatives mobilisables avec ce public. À travers le projet Démineurs (www.demineurs.com), elle retrace l’intérêt de l’usage d’outils alternatifs comme l’audiovisuel et interroge le sens de la relation d’enquête et de l’engagement dans le cadre de la réalisation d’entretiens semi-directifs.

NOTES

1. Ma thèse a été évaluée par un jury composé de Serge Weber, professeur de géographie à l’université Paris-Est Marne-la-Vallée (rapporteur), Gilles Séraphin, directeur de l’ONPE (rapporteur), Constance de Gourcy, maître de conférences en sociologie à l’université Aix- Marseille, Angelina Etiemble, maître de conférences en sociologie à l’université du Maine, William Berthomière, directeur de recherche au CNRS (directeur de thèse) et Daniel Senovilla- Hernández, ingénieur de recherche (directeur de thèse) de l’université de Poitiers. Voir Sarah Przybyl, « Territoires de la migration, territoires de la protection. Parcours et expériences des mineurs isolés étrangers accueillis en France », sous la direction de William Berthomière et Daniel Senovilla Hernández, thèse de géographie, université de Poitiers, 2016. 2. Youssef Ben Tayeb, Sarah Przybyl, « Tanger et les harragas : les mutations d’un espace frontalier », in Hommes & Migrations, n° 1304, 2013. 3. Guy Di Méo, « Géographies tranquilles du quotidien. Une analyse de la contribution des sciences sociales et de la géographie à l’étude des pratiques spatiales », in Cahiers de géographie du Québec, n° 118, 1999.

AUTEUR

SARAH PRZYBYL Docteure en géographie, UMR Migrinter, université de Poitiers.

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Chroniques

Kiosque

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« Une question extrêmement délicate »

Mustapha Harzoune

1 La grande affaire de ces derniers mois fut l’élection de monsieur Macron et le raz-de- marée électoral de la « REM », cette République en marche portée par un électorat riquiqui. Les experts en discourite blablatent pour soutenir ou s’inquiéter de ce qui ressemble encore à un ovni politique. En matière migratoire, la première déclaration du ministre de l’Intérieur, Gérard Collomb laisse peu de place au nouveau. Dans Le Parisien, le 5 juin, à propos de Calais, il dessine les contours d’une politique « répressive » (Le Monde du 5 juin) : « Nous devons d’abord réprimer les atteintes à l’ordre public et lutter contre les filières de passeurs. Les personnes qui demandent l’asile ont évidemment vocation à être prises en charge dans la dignité. Celles qui sont en situation irrégulière doivent, en revanche, être éloignées. Enfin, celles dont la demande d’asile relève d’un autre État membre doivent être réadmises dans cet État. » Comment « être prises en charge dans la dignité » quand, précise Le Monde, « il est désormais impossible de déposer une demande d’asile à Calais, puisque la structure a été fermée lorsque la jungle a été évacuée, en octobre 2016 » et que se déplacer sans papiers revient à prendre le risque, pour « les plus malchanceux » d’être « éloigné » ? Le message vise à « dire aux habitants de tous ces territoires qu’ils ne sont pas oubliés ». Si ce genre de déclaration cherche à rassurer l’électeur (toujours) boudeur, il est certain que la volonté du ministre de renvoyer les demandeurs d’asile là où ils ont posé le pied en Europe (règlement Dublin) peut inquiéter la Grèce et surtout l’Italie à qui, in fine, on refourgue la patate chaude. Pas sûr que la poursuite de politiques répressives apporte du neuf et suffise à « tarir les flux d’arrivées » quand, depuis plusieurs décennies, elles n’ont rien résolu. Selon Cris Beauchemin et Mathieu Ichou, elles auraient même aggravé la situation. D’ailleurs, après un déplacement de ses services le 12 juin à Calais, le Défenseur des droits, Jacques Toubon, s’inquiète d’« atteintes aux droits fondamentaux » « d’une exceptionnelle et inédite gravité ». Dénonçant « des conditions de vie inhumaines » et la « sorte de traque » qui vise les migrants, il « exhorte les pouvoirs publics à ne pas s’obstiner dans ce qui s’apparente à un déni d’existence des exilés » et demande « l’autorisation des distributions de repas, la mise à l’abri des mineurs ». Selon M. Toubon, les quelque 500 à 600 migrants (enfants compris) en transit à Calais « sont

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pratiquement privés de sommeil et d’eau », les femmes sont « susceptibles de faire l’objet de viols » et les associations sont « entravées » et « menacées » (Le Monde.fr, 14 juin).

2 Dans ce contexte, le suicide dans un hôpital psychiatrique à Seclin (près de Lille) d’un détenu vietnamien mis en cause dans une affaire d’aide à des migrants en situation irrégulière est peut-être symptomatique des tensions et des nuages qui assombrissent l’horizon. Son avocat, maître Bruno Dubout, évoque « un énorme gâchis ». « Après quatre mois de détention provisoire, le mis en cause a été à nouveau “maintenu en détention pour une nouvelle période de quatre mois” par le Juge des libertés et de la détention. Il a mis fin à ses jours “le jour où il a reçu son ordonnance”, a précisé l’avocat. “Cette affaire est révélatrice de la légèreté avec laquelle on place ces gens-là en détention” » (20 Minutes, 6 juin). 3 Pour Alain Finkielkraut, le 3 avril, sur le site de L’Écho belge, « il faut absolument ralentir l’immigration et se donner même pour objectif de l’arrêter ». Mais voilà, « c’est une question extrêmement délicate » reconnaît le philosophe qui, compte tenu du délicat de la question, semble avoir laissé ses neurones au vestiaire pour dire comment faire. Telles ces personnes prises de panique dans un mouvement de foule – dans une situation « extrêmement délicate » – il en rajoute dans la confusion et l’agitation : « Certes, le droit d’asile doit continuer d’être appliqué [ouf !] mais l’immigration économique ne doit plus être favorisée de quelque façon que ce soit. Sinon nous avons deux avenirs possibles : la soumission, pour parler comme Houellebecq, ou la guerre civile. Il faut un ressaisissement de l’Europe. Elle se pensait comme une sorte de processus en expansion indéfini, elle doit maintenant tracer ses frontières et savoir les défendre. »

4 Sauf à établir un impossible distinguo culturel entre demandeur d’asile et migrant économique, la logique inavouée et inavouable du propos commande de « continuer à appliquer le droit d’asile » mais… de manière plus restrictive et de tordre – un peu ? – le cou aux valeurs qui fondent l’Europe et la France. Dans sa livraison du mois d’avril, Le Monde diplomatique rappelle opportunément quelques chiffres clefs, histoire de mesurer « le délicat » de la question. En 2016, 85 244 demandes d’asile ont été déposées à l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra), contre 52 762 en 2010 ; 31 % ont fait l’objet d’une réponse positive contre 19,6 % en 2010. Quant à l’immigration économique elle ne représentait en 2016 que 22 575 des motifs d’attribution (contre 18 280 en 2010) sur les 227 550 titres de séjour attribués (196 535 en 2010, soit une augmentation de 15,8 %). Les autres motifs d’attribution se répartissaient ainsi : 88 010 pour des raisons familiales (83 182 en 2010), dont 48 725 concernent des familles de Français ; 70 250 pour des études (contre 65 281) ; 32 285 (contre 18 220) pour causes humanitaires (réfugié, asile territorial ou protection subsidiaire, étranger malade…) ; enfin, 14 430 (contre 11 572) à titre divers (visiteur, étranger entré mineur, ancien combattant, retraité…). Comme la fameuse « branloire pérenne » du monde n’est pas à sens unique, le mensuel rapportait utilement qu’« 1,7 million de Français étaient inscrits sur le registre des Français établis hors de France en 2015, dont 37 % vivaient dans l’Union européenne. Au total, le nombre d’émigrés français serait compris entre 2 et 3 millions ».

« Tout fout le camp ! »

5 Mais qu’avons nous à faire de la vérité des chiffres et des droits fondamentaux quand la crise comme l’insécurité seraient d’abord culturelles ? La France de Voltaire et de Molière foutrait le camp. La langue se déliterait et l’école publique à la ramasse. Encore Finkielkraut (après ses charges contre L’Histoire mondiale de la France de Patrick

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Boucheron dans Le Figaro du 25 janvier) : « L’École française, par exemple, s’effondre. L’École, qui m’a permis d’assimiler une partie de la culture française, a révoqué cette promesse et aujourd’hui, loin d’assimiler les nouveaux arrivants, elle désassimile tout le monde. La seule chose que les membres de la nation partagent est la culture de masse, ce n’est plus la culture nationale. Et actuellement rien ne semble remplacer l’École dans sa tâche de transmission de l’héritage national, ou plutôt le rien la remplace. »

6 Et là, l’observateur épris de culture se dit que le sage n’a peut-être pas tort. Surtout qu’il ne se passe par de jours sans que cet obscur « héritage national » prenne l’eau de partout. Ainsi, après le camp décolonial de l’été passé, voici que le collectif Mwasi organise à Paris, fin juillet, un festival afroféministe Nyansapo interdit aux « Blancs » ! Sur le sujet Martine Storti écrit dans Libération du 8 mai : « En ces temps d’assignations et de manipulations identitaires conduites par des bords prétendument opposés, de folie partagée des racines et de l’origine, de séparation entre les “de souche” et les “pas de souche” pour les uns, entre les “Blancs” et les “non-Blancs” pour d’autres, binarisme qui fonctionne selon le même logiciel, il y a dans l’affirmation de valeurs et de principes politiques universels, dans la volonté de faire exister un universel réel, concret, une subversion dont il convient de ne jamais se déprendre. »

7 Le 19 mai, dans Le Parisien, d’autres femmes pétitionnent pour dénoncer le harcèlement de rue à La Chapelle. Le 24 mai, Le Monde se faisait l’écho à son tour de témoignages alarmants tout en précisant que « le quartier n’est pourtant pas une “no-go zone” d’où les femmes seraient bannies ». D’ailleurs, le 22 mai, Adeline GC partageait son « expérience en tant que citoyenne » (http://www.clique.tv/) : « Je ne nie pas qu’il y existe des problèmes. Ce que j’affirme, cependant, c’est qu’en tant que femme, ces problèmes n’ont jamais remis en question ma sécurité. » Certes, elle préfère passer par la rue Perdonnet, familiale et commerçante, pour éviter le métro La Chapelle : « La zone est pénible, non pas vraiment à cause des gens, mais à cause de l’infrastructure urbaine illogique devenue totalement impraticable. Je ne dis pas qu’il est impossible qu’une fille se fasse aborder ou embêter dans ce quartier, mais qu’un quotidien important fasse courir la rumeur que les femmes y “sont chassées” et “n’y ont plus le droit de cité”, en pointant du doigt, entre autres, les migrants, cela est insupportable. » Et d’enfoncer le clou : « Quand on est une femme, quel que soit le quartier où l’on habite (…) nous devons rester vigilantes. (…) Ça vaut dans mon quartier, comme dans tous les quartiers de Paris où j’ai pu habiter. Le sexisme existe et il faut le combattre. (…) Quand le féminisme est utilisé pour cacher un projet anti-citoyen, raciste et inhumain, je ne peux pas y prendre part. »

8 À l’« héritage national » de Finkielkraut, ne faut-il pas préférer les notions de « ressources », de « tensions » et d’ « écarts inventifs » élaborées par François Jullien. Écarts et ressources d’un La Fontaine et d’un Rimbaud, d’un Gide et d’un Barrès, d’un patrimoine religieux et de principes laïques ? Sauf que Marc Augé soi-même, annonce rien moins – « béatement » dit-il – la fin du religieux ! « Tout fout le camp » chantait Mouloudji qui, par ailleurs, se disait « athée ô grâce à dieu » ! L’ethnologue qui publie L’Avenir des Terriens. Fin de la préhistoire de l’humanité comme société planétaire (Albin Michel) donne un entretien à Macha Séry (M Le magazine du Monde, le 9 mai). Plutôt que de « globalisation » – limitée aux technologies de la communication et aux mécanismes de l’économie de marché – il préfère parler de « planétarisation » pour souligner « la consistance géographique, mieux, géologique » de la planète, « la découverte, vue depuis les satellites, de notre planète comme paysage ». « L’urbanisation massive », « la croissance démographique » et la coexistence des générations (jusqu’à 4) participent aussi de cette

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humanité comprise comme société planétaire. « Chaque culture, si elle revendique son droit à la différence, ne se l’applique pas à elle-même. Celui qui sort des règles est sanctionné. Cela peut paraitre curieux pour un ethnologue, mais je ne suis pas un amoureux des cultures au sens anthropologique du terme. Certes, elles sont nécessaires dans la dialectique identité-altérité, du fait qu’on a besoin des autres pour se construire et qu’il faut des règles pour cela. Et le meilleur régime pour concilier sens social et autonomie individuelle, c’est la démocratie. Au fond, je suis un héritier des Lumières, ce siècle, qui, certes de façon incomplète, a pour moi souligné l’essentiel. Si je parle de Terriens, c’est sur le modèle imaginaire du Martien qu’on n’imagine pas divisé en cinquante ou soixante nations. Tels qu’on se les représente, les extraterrestres sont indifférenciés. À nous de le devenir, indifférenciés. » Quid alors des guerres et du terrorisme ? « Reste le problème de la religion. À mon sens, le monothéisme est prosélyte et un grand nombre de nos malheurs viennent de là. Le prosélytisme armé, le djihadisme, est un anachronisme meurtrier, périlleux et sans avenir. La sortie du religieux me paraît évidente, tôt ou tard. »

Avec quoi rime migration ?

9 Plutôt qu’une menace, une « guerre civile » à venir, Patrick Chamoiseau voit dans les flux migratoires « un réveil du sang de la terre ». Pour l’auteur de Frères migrants (Seuil), « il faut aussi considérer tout surgissement d’une barbarie comme un épuisement de l’imaginaire dominant. Un dessèchement des systèmes de représentation, qu’ils soient individuels ou collectifs. Quand le cerveau reptilien prend le dessus cela signifie que la conscience, la raison, les dispositifs symboliques actifs n’ont plus de réponse. Dans ces cas-là, il ne sert à rien d’argumenter, de raisonner, ou d’appeler au secours les dieux de l’économie. Il faut précipiter dans les esprits tout ce que l’économie néolibérale ignore : des essaims de lucioles, des arches de sensations, des boules d’images nouvelles susceptibles de déclencher du nouveau et de laisser entrevoir, sinon des leçons ou des recettes toutes faites, mais des possibilités autres. » (Libération, 4 juin) Plutôt que « soumission », migration rime ici avec « créolisation » : « La créolisation relève d’une dynamique multiforme en mouvement : choc des peuples, des cultures, des civilisations, des individus, rencontres à la fois terribles et grandioses. Dans le vivant tout est mobile, tout se déplace d’une manière ou d’une autre, tout ce qui semble séparé est pourtant inséparable, et les existences qui fusionnent entre elles élaborent toujours des dispositifs que les distinguent et qui leur laissent une marge de possibles. On peut voir les flux migratoires comme un réveil du sang de la terre, un renouvellement énergétique qui vient réanimer des tissus morts ou des abondances figées. La puissance des migrations, leur tragique, nous oblige à considérer qu’un autre monde se réveille, qu’une dimension oubliée de notre vivre- ensemble se rappelle à notre mémoire : le vivre en relation. Homo sapiens est un migrant congénital. Les cultures, les civilisations, les langues ont toujours été des surgissements causés par des contacts, des chocs et des rencontres. Si tout était figé et immobile, il n’y aurait plus de vie sur Terre depuis déjà longtemps. »

10 On ne veut pas des hommes (jusque ce qu’il faut de bras et de neurones) mais, résultat d’un long processus historique – depuis la colonisation jusqu’aux indépendances ratées – « 99 % des œuvres d’art classique africain sont aujourd’hui hors d’Afrique » regrette le galeriste congolo-belge Didier Claes (Le Monde, 8 juin). « Le continent a été vidé de son art pendant un siècle », et s’il faut parler d’héritage « l’Afrique comme aucune autre civilisation ne peut avancer si on lui kidnappe son passé, sa culture. Or, là, c’est un kidnapping complet ! ». Mais la défense d’un héritage, en l’occurrence africain, déborde du seul continent dit

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noir, relève d’une responsabilité universelle comme l’a montré l’exposition Picasso primitif au Quai Branly. Cette exposition a rappelé que les héritages ne relèvent pas d’une gestion de stocks, plus ou moins réels, imaginaires ou fantasmés. Les héritages se nourrissent d’influences multiples, d’énergies extérieures, de réexamen et de reconsidération du passé. Et de cette capacité à se regarder du dehors, de la marge, de la périphérie. « Le pire qui puisse arriver à une société est de se croire le nombril du monde » disait l’écrivain espagnol Juan Goytisolo installé à Marrakech depuis des années et décédé le 4 juin à l’âge de 86 ans.

Héritages et liberté

11 C’est dans cette perspective de décentrement et de réinvention que s’inscrivent deux prix littéraires. Celui de la Porte Dorée qui a récompensé l’excellent Désorientale (Liana Levi) de Negar Djavadi et le Prix littérature-monde décerné à la romancière vietnamienne, Anna Moï, pour Le Venin du papillon (Gallimard). Héritage donc, encore et toujours, celui de la langue française cette fois, celui de la fiction, celui de l’élégance, d’une pensée vivante, subtile, d’une France debout grâce à quelques métèques bienvenus. Il faut croire que les « héritages », sont fait pour libérer non pour asservir. Libérer la créativité et l’invention. Libérer aussi les héritiers des enfermements du passé. C’est sans doute ce que pense la Germano-Turque Seyran Ates. L’« avocate et activiste » vient d’ouvrir, à Berlin, la mosquée Ibn-Rushd-Goethe, « une mosquée progressiste qui casse les tabous de l’islam » et qui « est déjà dans le collimateur des extrémistes » (Libération, 16 juin). « Le lieu est ouvert à tous les courants religieux de l’islam, aux chiites comme aux sunnites, aux alévis ou aux soufis. Hommes et femmes y prient côte-à- côte, les homosexuels y sont explicitement bienvenus. C’est un lieu de débats, où il sera possible de critiquer le prophète Mahomet et de discuter de réformes de l’islam. Seuls niqabs et tchadors seront interdits. (…) et femmes n’ont pas à porter le voile pour participer à la prière. »

AUTEUR

MUSTAPHA HARZOUNE Journaliste.

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Chroniques

Musique

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Moh ! Kouyaté

François Bensignor

1 Aîné d’une famille de djéli de Conakry, la ville où il est né le 21 avril 1977, Moh ! Kouyaté garde des attaches fortes avec la capitale guinéenne et sa culture traditionnelle. Paris, où il est installé depuis 2007, lui sert de base pour développer une carrière internationale pleine de promesse. Dans son appartement parisien du Xe arrondissement, rentré d’un long séjour à Conakry, il évoque ses débuts : « Dès l’école primaire, après la classe, nous commencions déjà à taper sur des palmes de cocotiers. Puis, vers l’âge de sept ans, mon papa m’a appris les bases du balafon. »

2 Moh ! va accompagner son père dans les mariages et les baptêmes qu’animent les djéli par tradition. Le balafon étant l’apanage des familles Kouyaté, c’est l’instrument avec lequel le fils aîné devra se familiariser. Et il perfectionnera son jeu aux côtés de ses oncles maternels, djéli virtuoses du balafon. Modjigui Kouyaté, le grand-père paternel de Moh !, un djéli malinké, a installé sa famille dans le quartier de Hafia, majoritairement habité par des Diankhanké. Sa mère appartenant à l’ethnie soussou, le garçon va maîtriser trois langues dès l’enfance (le soussou, le malinké et le diakhanké), qu’aujourd’hui il utilise indifféremment dans ses chansons.

Du balafon à la guitare

3 Si un djéli Kouyaté se doit de jouer du balafon, l’instrument de prédilection de son grand-père comme de son père est la guitare. À 12 ans, il reçoit un ukulélé des mains de sa grand-mère paternelle qu’il adore et chez laquelle, enfant, il avait l’habitude de manger et de dormir. Alors qu’il fait jouer ses doigts sur les quatre cordes de la petite guitare, l’aïeule incite le garçon à chanter, car c’est aussi la tradition chez les djéli que de savoir vocaliser harmonieusement la parole.

4 Deux ans plus tard, voulant tâter de la six cordes de son père, il en casse une malencontreusement. Au lieu des représailles auxquelles il s’attend, Moh ! va bénéficier de ses premiers enseignements à la guitare, dispensés par son père avec bienveillance. À 16 ans, il trouve en Amadou Sadio Diallo un maître guitariste qui lui permet non seulement de perfectionner son jeu, mais aussi de s’ouvrir à d’autres musiques : « Un

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jour il m’a donné une cassette de Georges Benson. Je n’y comprenais rien mais j’étais subjugué. » Des amis musiciens et des Français expatriés contribueront à enrichir ses connaissances musicales en lui faisant découvrir Jimi Hendrix, B. B. King, Django Reinhardt… Depuis, sa passion pour la guitare ne se dément pas.

L’émulation de Conakry

5 Dans les années 1990 à Conakry, une grande émulation s’exerce sur les jeunes musiciens issus des familles de djéli. L’une d’elles, autour du patriarche joueur de kora M’Bady Kouyaté, est particulièrement dynamique. « Nos deux familles se fréquentaient et travaillaient ensemble, donc les enfants aussi » se rappelle Moh !. Il va former un groupe avec le neveu et les deux fils du patriarche, Ba Cissoko et ses cousins Abdoulaye et Kourou Kouyaté. Ensemble, ils animent les fêtes privées des expatriés européens et les fameuses soirées dansantes de l’hôtel Camayenne, sur la corniche. Leur répertoire est fait de reprises de chansons à la mode, de succès du répertoire mandingue moderne, parsemé de quelques créations.

6 Enthousiasmé par ces débuts instructifs, le jeune guitariste décide de fonder avec ses frères sa propre formation, Conakry Cocktail. Il assume parfaitement son rôle d’aîné, transmettant son savoir musical non seulement aux membres de sa famille, mais aussi à d’autres jeunes qui viennent le voir afin d’apprendre la musique. À 20 ans, l’avenir lui sourit, et il s’entend avec son groupe pour faire danser les clubs de Conakry comme le Loft ou La Fourchette Magique. « À l’époque, on vivait notre passion. On voulait s’exprimer avec l’envie de donner tout ce qu’on avait. »

Des guitaristes pour modèles

7 À cette époque, quelques-unes des anciennes grandes formations d’État, voulues et financées par le président guinéen Sékou Touré, étaient encore en activité, comme le mythique Syli Authentic. « La nuit, j’allais voir en cachette l’orchestre Kegne Star à l’autre bout de la ville, se souvient Moh !. J’étais curieux, j’écoutais tout et je fréquentais beaucoup de groupes. Je suis aussi allé rencontrer directement de grands guitaristes qui m’impressionnent, comme Sékou Diabaté du Bembeya Jazz. Je l’ai revu plusieurs fois depuis mes débuts et il m’a laissé entendre qu’il apprécie ce que je fais. On ne peut pas parler de la guitare africaine sans évoquer le nom de Sékou “Bembeya”, surnommé “Diamond Fingers”, qui a inventé et incarne toujours le style de la guitare moderne guinéenne. »

8 La Guinée a produit d’immenses musiciens et notamment des guitaristes, dont de nombreux enregistrements témoignent. Ceux du groupe Virtuoses Diabaté, qui rassemble trois frères, l’aîné « Docteur » Sékou Diabaté, et deux plus jeunes, Abdoulaye et Siré, préfigurent l’indépassable African Virtuoses, fondé en 1979 par les deux premiers, constitué de quatre guitaristes acoustiques et d’un percussionniste, qui forgent une musique à la douceur d’une exclusive intemporalité. « J’ai beaucoup écouté Ousmane Kouyaté, l’ancien guitariste des Ambassadeurs Internationaux, qui accompagne encore souvent Salif Keïta. Il a beaucoup influencé mon jeu de guitare » explique Moh !, évoquant également Sékou Kora Kouyaté, Sékou Kélétigui ou Petit Condé, entre autres guitaristes de talent qui ont formé son oreille.

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Se faire un nom

9 Sur la scène musicale de Conakry, Moh ! est ouvert à toutes les opportunités lui permettant de jouer. À force d’accompagner, seul ou avec son groupe, les artistes qui le demandent – chanteuses étrangères de passage ou artistes de sa famille, dont son frère Petit Kandia ou sa sœur Adama Kouyaté –, le jeune guitariste se forge une petite notoriété. Y compris au sein de la jeune scène rap de Conakry qui, à l’époque, explose de talents. Moh ! collabore notamment avec FAC Alliance, un groupe en vue, protégé du chanteur Doura Barry, grand découvreur de talents et directeur artistique avisé.

10 En 2003, ce valeureux vétéran de la musique guinéenne offre au guitariste de 26 ans son premier voyage hors d’Afrique. Chanteur, compositeur et guitariste peuhl, Doura Barry a traversé les premières décennies de l’indépendance au sein de formations guinéennes prestigieuses, dont le Syli Authentic, le Kaloum Star ou le Camayenne Sofa, avant de consolider sa notoriété sous son seul nom. Moh ! l’accompagne en France, en Belgique et en Suisse à l’occasion du 12e Festival Francophonie Métissée organisé par le Centre Wallonie-Bruxelles.

Rencontre avec le blues

11 De retour au pays, sa rencontre avec Corey Harris sera déterminante pour sa carrière. Invité à Conakry en 2004 par l’ambassade des États-Unis, le bluesman américain y donne une « master class », à laquelle Moh ! participe. Le courant passe si bien entre les deux hommes qu’en 2006 Corey lui demande d’intégrer son groupe à l’occasion d’une tournée américaine de trois mois. À 29 ans, le guitariste guinéen parcourt l’Est des États-Unis, depuis la presqu’île de Key West, à l’extrême pointe de la Floride, jusque dans le Vermont, près de la frontière avec le Canada. « Nous jouions dans des clubs et dans des festivals, raconte-t-il. La voiture nous emmenait d’une ville à l’autre. Je découvrais des paysages nouveaux, des lieux dédiés à la musique dont je n’avais pas idée. Cette expérience restera l’un de mes plus beaux souvenirs de tournée. »

12 « Key West, qui se trouve à 200 km de la côte cubaine, m’a particulièrement impressionné, autant que le Vermont où il régnait un froid polaire. Bien sûr, New York m’a fait grande impression. En tournant aux États-Unis, j’ai eu l’occasion de rencontrer des musiciens noirs américains. Dans ce milieu du blues, je ne me sentais pas vraiment dépaysé. Même si je ne comprenais pas l’anglais, j’ai retrouvé dans leur attitude, leurs manières de faire, beaucoup de points communs avec l’Afrique : une spontanéité, une façon de rire, de ressentir la musique, qui m’étaient familières.

13 « Quand le public venait me voir après le concert, il s’étonnait que je ne parle pas sa langue. Alors que je jouais leur musique, ils ne comprenaient pas quand je leur disais que je venais d’Afrique… Un jour, dans une université du Mississippi où il n’y avait que des Noirs, je présentais le balafon. Les étudiants, qui ne connaissent pas l’Afrique, me posaient des questions incongrues. Ils pensaient que les Africains vivent toujours sur le mode traditionnel, dans des villages de huttes, etc. Ils n’imaginaient pas qu’il puisse y avoir de grands centres urbains, les nouvelles technologies… Alors que Corey jouait les interprètes en français, ils demandaient si nous parlions “africain”… »

14 Sur le chemin du retour vers la Guinée, Moh ! fait escale à Paris où il a de nombreuses relations musicales. Il y fait la rencontre de celle qui va devenir sa femme. En 2007, une

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nouvelle tournée avec Corey Harris l’amène en Europe et, à la fin de cette année, Moh !, âgé de 30 ans, se marie et s’installe à Paris.

Vivre à Paris

15 Dans cette ville d’art cosmopolite, Moh ! se sent bien. Il va se faire un nom dans le milieu des musiciens. À la faveur de jam sessions dans les clubs du XVIIIe arrondissement où se retrouvent les meilleurs – Hilaire Penda, Étienne M’Bappé, Mokhtar Samba, etc. –, le guitariste se fait connaître par le bouche-à-oreille. S’ensuivent diverses collaborations, comme avec le jazzman Antoine Hervé, mais aussi avec ces anciens compagnons de route africains, Ba Cissoko et la chanteuse Fatoumata Diawara.

16 En 2005, sur le tournage du film de Cheick Fantamady Camara Il va pleuvoir sur Conakry, où la jeune actrice/chanteuse malienne jouait l’un des premiers rôles, le courant était passé avec Moh ! qui y faisait une apparition. Ils se retrouvent à Paris où la jeune actrice est décidée à lancer sa carrière de chanteuse. Pour s’accompagner, Fatoumata Diawara a besoin d’apprendre la guitare. Moh ! sera son professeur, avant de devenir son guitariste et orchestrateur dans la réalisation de son premier album, puis sur les scènes de ses nombreuses tournées.

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17 Si son talent de guitariste permet à Moh ! d’évoluer auprès d’artistes de renom, il lui reste à affirmer, depuis l’Europe, celui d’auteur-compositeur-interprète. C’est chose faite avec Loundo (Un jour), premier album paru en 2015. Favorablement accueilli par les médias, ce disque autoproduit entraîne une série de près de 200 concerts à travers le monde. Une belle réussite qui l’encourage à publier un second album, Fé Toki (Point de vue) en 2017.

18 « À présent, je vis plus souvent à Paris qu’à Conakry, mais je suis Guinéen dans l’âme, dit Moh !. En voyageant et en vivant hors de mon pays, j’apprends beaucoup de choses. Mais les bases qui me constituent sont celles de la culture guinéenne. Parfois, dans une chanson, je vais essayer de toucher un peu plus mon public parisien ou celui, très cosmopolite, qui m’écoute et me regarde sur Internet. Je chante beaucoup plus en soussou, en malinké ou en diakhanké, parce que j’ai une facilité à m’exprimer dans ces langues. Si j’avais cette même facilité à le faire en français ou en anglais, je le ferais. Quoi qu’il en soit, j’essaye toujours de m’adresser à un large public. »

Question de point de vue

19 « Dans l’album Fé Toki, j’ai envie de faire passer certains messages. “Vivons de l’Amour”, avec ses paroles en français, est plutôt un regard sur ce que le monde vit aujourd’hui. Il y a trop de haine, trop de racisme. Je pense aux hommes politiques, mais aussi à l’attitude des policiers envers le peuple. Des gens demandent ce que les Noirs font ici en France. Un vieux discours raciste revient, contre lequel il faut faire passer des messages d’ouverture. Dans la société de nos parents, de nos aînés, le djéli a pour rôle d’adresser les messages à l’égard du peuple. Je suis un djéli et j’assume cet héritage. Ce n’est pas parce qu’il vient d’une tradition ancienne qu’il faut s’en débarrasser. Je suis partisan de donner un coup de modernité à cette tradition, dont les

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valeurs ne s’effacent pas. Un des rôles des djéli, depuis qu’ils existent dans la société mandingue, demeure celui de sensibiliser la société et de tempérer entre les différents points de vue.

20 « Chacune de mes chansons porte un message à travers une histoire que je raconte. Parmi les thèmes forts de l’album, “Tala” (Le partage), évoque l’actualité brûlante et déchirante des jeunes qui veulent coûte que coûte partir de leur pays pour changer leur destin. Veulent-ils seulement faire l’expérience de ce qui peut leur arriver ? Peut-être rêvent-ils juste de façonner leur vie dans un sens positif. Certains partent de Libye et périssent en mer… C’est le moment d’interpeller l’Europe et les Européens afin qu’ils comprennent bien que ces migrants sont des humains dénués de mauvaises intentions. Ils ont juste besoin de changer de destin pour acquérir une vie meilleure. Je dis que le partage n’est pas équitable. Ceux qui ont les moyens pensent-ils à tous ces jeunes qui se sentent abandonnés, errant sur les routes en se cherchant eux-mêmes ? Ont-ils réfléchi à ce qu’ils peuvent faire pour les aider un peu ? Il suffit parfois de peu pour redonner espoir et faire changer les choses. »

RÉSUMÉS

Citoyen du monde par son statut de musicien et Parisien de cœur, Moh ! Kouyaté partage sa vision d’une nouvelle Afrique de son point de vue de Guinéen. L’art du continent dont se nourrit son œuvre est connecté à toute la planète. Il en a l’expérience par ses tournées américaines, européennes. Alors qu’il s’est d’abord forgé un nom comme guitariste et orchestrateur auprès de nombreux artistes, un premier album remarqué en 2015, Loundo (Un jour), lui permet de donner près de 200 concerts avec son propre groupe. Le titre de son nouvel album Fé Toki (Point de vue), paru au printemps 2017, laisse entendre que tout est question de point de vue… Retraçons avec lui son parcours artistique.

AUTEUR

FRANÇOIS BENSIGNOR Docteure en géographie, UMR Migrinter, université de Poitiers.

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Senthil Paramalingam

François Bensignor

1 La musique d’Inde du Sud, dite « musique carnatique », relève d’une tradition ancienne et prestigieuse dans la société des Tamouls du Sri Lanka. Elle se transmet au sein de familles de musiciens, de gourou à disciple et selon des écoles musicales déterminant un style particulier de jeu. Senthil Paramalingam, issu d’une famille de musiciens dont la réputation remonte à plusieurs générations, a été initié à la musique par ses parents dès son plus jeune âge, comme ses frères et sœurs. Cet enseignement commencé au Sri Lanka, où il est né, s’est poursuivi en France après l’exile forcé de sa famille. Il évoque son parcours, qui l’amène aujourd’hui à accompagner des artistes issus de l’immigration avec Yal, sa structure de production et de diffusion de spectacles basée à Hérouville-Saint-Clair dans l’agglomération de Caen.

François Bensignor : Peut-on parler de gharana concernant votre famille ? Senthil Paramalingam : La gharana, c’est l’école musicale. Mon père, Sinnathamby Paramalingam, était un percussionniste réputé. Il faisait partie de l’école pudukottai de Palani Subramaniam, laquelle est désignée le plus souvent par son diminutif « subuddu ». Il était l’élève du maître (gourou) P.S. Rama Nathem, l’un des disciples de Palani Subramaniam. Celui-ci enseignait à Jaffna, la capitale culturelle tamoule extrêmement florissante située au Nord du Sri Lanka. En tamoul, Jaffna se dit « Yalpanam », qui signifie « cité des arts ». C’est pourquoi j’ai baptisé ma maison de production Yal. « Yâl » désigne aussi une harpe lyre qui était utilisée en accompagnement dans la musique carnatique et qui a été remplacée par la veena, puis plus récemment par le violon.

F. B. : Quel a été le parcours de votre père, Sinnathamby Paramalingam ? S. P. : Mon père, était entouré de cousins et cousines qui exerçaient la musique en professionnels. Très jeune, il a été envoyé donner des concerts et c’est ainsi que sa carrière a démarré vers 1954, avec un certain succès. Il a rencontré ma mère, qui est une chanteuse elle aussi issue d’une famille de musiciens, s’est marié et la transmission musicale s’est faite à travers nous, leurs enfants. Mon père a toujours encouragé les musiciens de son âge et plus jeunes à être très dynamiques dans la

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pratique de leur métier de musicien. Il a aussi été porteur de plusieurs projets de festivals au Nord du Sri Lanka. Il faut rappeler le contexte culturel et politique au Sri Lanka. Dans ces années 1950, la culture des Tamouls était particulièrement opprimée. La communauté de musiciens à laquelle appartenait mon père était porteuse d’une identité culturelle qu’il fallait défendre contre l’oppression subie par la population tamoule au Sri Lanka. Celle-ci était déjà présente en 1948, année de l’indépendance. Le peuple cingalais a alors pris le pouvoir, tenté d’imposer sa langue au pays et le bouddhisme comme religion d’État [alors que les Tamouls parlent le tamoul et qu’ils sont hindouistes dans leur grande majorité]. À l’époque, les étudiants tamouls qui ne parlaient pas le cingalais, comme mon père venant d’obtenir son diplôme, ne pouvaient pas accéder à l’administration. Les Cingalais représentaient alors 65 % de la population du Sri Lanka et les Tamouls 25 %. Aujourd’hui, on serait plutôt dans un rapport 75 % contre 15 %. Près de la moitié de la population tamoule, environ 2 millions de personnes, voire un peu plus, vit en diaspora, à cause du conflit armé qui s’est déclenché en 1983. Mon père et ses collègues étaient très impliqués dans la promotion de la culture tamoule et la préservation d’une identité tamoule au Sri Lanka. Mais la situation politique a fait que l’oppression n’a cessé d’augmenter. Le contexte d’une offre de travail raréfiée pour les jeunes en a poussé beaucoup à prendre les armes et à s’engager dans les rangs des Tigres tamouls. Mon père suivait les préceptes « ahimsa » de Gandhi préconisant la non violence. La situation politique ne cessant de se durcir dans les années 1980, avec notamment le pogrom anti-tamoul de 1983, ma mère, mon grand-père maternel et ma grand-mère paternelle ont estimé préférable que mon père parte à l’étranger. La famille le rejoindrait plus tard. Ainsi mon père est arrivé en 1984 en France, où il a rejoint ses jeunes frères et cousins. Ils étaient partis plus tôt pour éviter d’être enrôlés dans l’armée sri-lankaise, qui raflait les jeunes Tamouls, soupçonnés de faire partie des opposants. Le but de mon père n’était pas de rester en France, mais de partir, comme la plupart des Tamouls sri-lankais, en Angleterre ou au Canada. Mais ses tentatives n’aboutissant pas, il est resté en France, travaillant comme musicien et faisant des petits boulots d’exilé sans papiers, notamment comme homme de ménage.

F. B. : Vous n’avez donc quasiment pas connu votre père durant votre enfance ? S. P. : Quand mon père est parti en décembre 1984, j’avais seulement un an et trois mois et ma mère attendait mon petit frère Balakumar. Elle nous a élevés dans la tradition d’éducation musicale qui avait aussi été celle de nos quatre aînés, deux sœurs et deux frères. Dans la famille, tout le monde chantait, ma tante, mon grand- père, ma grand-mère, etc. Jusqu’à l’âge de 8 ans, j’ai vécu au Sri Lanka. Mais, en 1990, les conditions de vie sont devenues si difficiles pour les Tamouls que mes grands- parents ont enjoint ma mère de partir en Inde avec ses enfants. Jeunes adolescents, mes frères avaient l’âge d’être enrôlés dans la résistance, une perspective qu’ils ne souhaitaient pas voir se réaliser. Je me souviendrai toujours du bateau dans lequel nous avons embarqué. Mes grands parents, ma tante et mes petits cousins nous avaient accompagné. On se disait « à bientôt », pensant que notre séjour en Inde serait de courte durée… Mais notre exil dure jusqu’à présent… Avec nous, nous avons emporté nos vêtements, un peu d’argent, quelques bijoux, quelques photos et un cahier de partitions de musique.

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Nous sommes arrivés dans un camp de réfugiés au Sud de l’Inde, dans l’État de Tamil Nadu. Les conditions y étaient atroces. Mon petit frère et moi avons failli succomber à une épidémie… Je ne souhaite à personne de vivre ce genre de cauchemar. Pour nous, il a duré trois mois. Depuis la France, mon père cherchait à savoir où nous étions. L’un de ses musiciens, qui se trouvait dans la ville de Chennai [grande ville côtière au Nord-Est du Tamil Nadu], a réussi à savoir dans quel camp de réfugiés nous nous trouvions. C’était une chance extraordinaire ! Il est venu nous chercher et nous a emmené à Chennai. D’emblée, il nous a trouvé une maison où nous avons pu nous installer : c’était superbe ! Notre transmission musicale a repris de plus belle durant les trois ans que nous y avons passés.

F. B. : En quoi consistait concrètement cette transmission musicale ? S. P. : Chaque jour, le matin avant d’aller à l’école, on chantait nos morceaux, et le soir on travaillait notre musique avant de faire nos devoirs scolaires. Ma mère, qui est chanteuse, ne nous lâchait pas. Et au-delà de ces moments d’étude quotidiens, nous pratiquions aussi, en faisant des mini-concerts entre nous. En ce qui me concerne, j’ai commencé par le chant, un peu les percussions, mais pas plus que ça, comparé à mes aînés dont la pratique était plus intensive.

F. B. : Comment êtes-vous arrivé en France ? S. P. : En 1991, mon père a obtenu son statut de réfugié. François Mitterrand avait permis de régulariser un nombre important de sans papiers en le leur accordant. Grâce à ce nouveau statut, il a pu bénéficier du regroupement familial en 1993. C’est ainsi que nous l’avons rejoint en France. Nous avons d’abord vécu deux mois à Rueil- Malmaison, où résidait l’historien Gérard Noiriel, pionnier de l’histoire de l’immigration en France, qui aidait les exiler à s’installer. Dans son réseau de relations, il connaissait des personnes capables de nous accueillir à Argentan. Mon père résidait alors dans un foyer à Noisy-le-Grand, avec d’autres Tamouls. Il menait la vie des immigrés, exerçant à la fois les métiers d’homme de ménage et de musicien, tout comme mes oncles et cousins, avec lesquels il donnait des concerts de musique carnatique. Ma famille, où quasiment tout le monde est musicien, est garante de cette musique en Europe.

F. B. : Comment se fait-il que les garants et porteurs de la musique classique d’Inde du Sud sur le territoire européen soient les Tamouls du Sri Lanka ? S. P. : Une petite communauté de musiciens d’Inde du Sud pratique la musique carnatique en Grande Bretagne. Mais la population tamoule issue de la diaspora sri- lankaise en Grande-Bretagne compte environ 400 000 personnes. Et l’on peut estimer que les trois-quarts sont des musiciens. En France, les Tamouls du Sri Lanka sont environ 300 000. On oublie souvent que la France, de par son histoire coloniale et son implantation à Pondichéry, a une longue relation avec les Tamouls d’Inde du Sud. Et, au-delà, dans les territoires d’Outre-Mer, Réunion, Guadeloupe, Martinique, où les engagés d’Inde du Sud ont été recrutés après l’abolition de l’esclavage pour servir de main d’œuvre. Si l’on considère toutes ces populations réunies, on peut estimer que les Tamouls sont environ 800 000 sur le territoire français. Ils sont porteurs des traditions de la musique tamoule dans sa diversité savante ou folklorique, comme de la littérature.

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Malheureusement, cet aspect, bien que lié avec l’histoire de la France, est peu mis en valeur. Il constitue un peu la toile de fond de mon travail.

F. B. : Votre vie a changé entièrement après votre arrivée en France… Aujourd’hui, vous êtes bien intégré dans la société française, mais les débuts n’ont pas dû être faciles ? S. P. : J’avais neuf ans et demi à mon arrivé en France. J’ai intégré l’école républicaine à l’école Jean de Lafontaine d’Argentan. Je parlais couramment l’anglais et le tamoul, mais pas du tout le français… À l’aéroport, j’ai rencontré mon père, que je ne connaissais quasiment pas, et qui n’avait encore jamais vu mon jeune frère. C’était à la fois étonnant et émouvant. Un lien se resserrait. Mon père a senti la nécessité de passer du temps avec ses enfants. Continuant de travailler à Paris la semaine, il revenait passer le week-end avec nous. Puis, à la suite d’un problème de santé, il a dû arrêter son travail. Il a obtenu une allocation pour adulte handicapé et est venu vivre avec nous. Il a ainsi pu s’occuper pleinement de notre éducation, aussi bien comme père que comme gourou, dispensant la transmission musicale à la lettre, avec l’exigence artistique que cela nécessite. Nous avons donc suivi son enseignement musical le matin avant d’aller à l’école et le soir avant de faire nos devoirs scolaires. Il a repris notre éducation là où elle s’était arrêtée. C’était un rythme intense. D’autant que lorsqu’il avait des concerts à Paris, souvent dans les temples hindous, nous devions le suivre. Mon père était percussionniste et jouait du mridangam1, qui est aussi l’instrument de mon jeune frère Balakumar. Celui-ci l’accompagnait sur la deuxième percussion de la musique carnatique, le gatham, un pot de terre. Quant à moi, j’accompagnais soit le chant, soit un autre instrument au violon. C’est ainsi que se fait notre transmission. Lors de notre premier concert, j’avais quatorze ans et mon frère douze.

F.B. : Comment s’est effectué le choix de votre instrument et comment se déroule la formation auprès des maîtres ? S. P. : Au début de mon apprentissage musical, j’ai commencé avec la percussion. Mon père pensait que j’étais bon, mais pas assez pour continuer. J’avais le choix parmi les autres instruments. Dans toutes les cassettes qu’il m’a fait écouter, j’ai été attiré par le violon. Mais il m’a dit que le jeu qu’il allait me faire écouter était très spécial, c’était celui du Dr L. Subramaniam. « Si ça te plaît, m’a dit mon père, tu commenceras le violon auprès de ton oncle. » La musique m’a plu. Ma sœur aussi jouait du violon, elle m’a donné les premiers cours. Et puis je suis allé apprendre chez mon oncle, qui habitait Paris. J’étais tellement imprégné de la musique du Dr L. Subramaniam que j’essayais de reproduire les sons de sa cassette. Du coup, quand j’allais chez mon oncle, il me reprochait de trop écouter cette cassette, dont la musique ne correspondait pas à notre école. Il me fallait respecter les doigtés de mon « bani » (école stylistique). Le bani de mon oncle est celui de N. M. Gopala Krishnan, qui est un très grand maître de la musique carnatique. Après quelques années, mon oncle m’a dit qu’il m’avait appris tout ce qu’il était en mesure de m’apprendre et que je pouvais être orienté vers un autre maître. Ce n’est pas lui qui déciderait du maître, mais mon père qui était son aîné. Mon père nous a alors emmenés en Inde, mon frère et moi, pour confier notre enseignement à certains de ses amis musiciens. Pour moi, cela impliquait un changement de bani. Je suis alors

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entré dans l’école d’une grande dame du violon carnatique, A. Kanyakumari. J’ai commencé mon enseignement auprès d’une de ses « senior disciples » (élèves les plus importantes), Hema Malini, accessoirement la femme du gourou de mon frère, A. S. Ranganathan. Dès la première rencontre de transmission, elle m’a dit qu’il allait falloir que je change de style. Après m’avoir écouté, elle m’a demandé chez qui j’avais appris et je le lui ai dit. Elle est restée dubitative : pour elle, je ne jouais pas vraiment ce style mais plutôt celui du Dr. L. Subramaniam. Pourtant je n’avais plus écouté sa cassette depuis bien longtemps et ça ne me semblait pas possible… Mais elle insistait : elle avait bien reconnu ses techniques dans ma façon de jouer. Elle m’a dit alors qu’elle n’allait pas changer ma façon de jouer, qu’elle allait juste m’apprendre ce qu’elle sait. Et son apprentissage s’est poursuivit jusqu’à très récemment. Conformément à notre système de transmission, nos professeurs nous ont souvent invité en Inde pour des concerts. Et ils nous recommandent auprès de grands maîtres lorsqu’ils viennent jouer en Europe. C’est ainsi que se déroule notre parcours musical. Nous continuons à suivre régulièrement l’enseignement de nos maîtres, qui aujourd’hui le dispensent à distance grâce à Skype. Le gourou donne son rendez-vous et nous devons obéir.

F. B. : Contrairement à votre frère, Balakumar, qui est devenu musicien à plein temps, vous avez diversifié vos activités en montant une structure de production. Qu’est-ce qui vous y a amené ? S. P. : Du vivant de mon père, nous nous sommes beaucoup produits en trio avec lui. Après son décès, le 14 avril 2014 alors qu’il était dans sa 74e année, nous avons respecté une période d’environ deux ans de deuil sans jouer sur scène. Ce n’est qu’en juillet 2016 que nous nous sommes retrouvés à jouer ensemble avec mon frère, à l’occasion du concert en Belgique de deux grands maîtres de la musique d’Inde du Nord qui nous avaient vus jouer quand nous étions enfants. Je continue ma pratique de la musique, que je transmets à mes neveux, mais mon activité de producteur a pris plus d’importance dans l’emploi de mon temps. J’existe à travers mon activité de musicien. Mais j’apprécie beaucoup mon activité de développeur d’artistes. C’est au contact de mon entourage et de mon père que j’ai commencé ce métier. Mon père veillait à ce que d’autres artistes de musique carnatique aient leur place. Ils les accompagnait, les conseillait. Peu de temps avant sa disparition, lorsque je lui ai présenté le travail que j’avais choisi de faire en accompagnant des artistes issus de l’immigration, il m’a dit qu’il trouvait cela très beau. Il souhaitait vivement que je m’engage dans cette démarche. Dans leur exil, lui et ses frères auraient tellement aimé pouvoir vivre de leur musique, plutôt qu’être obligés de faire le ménage. Il n’a jamais voulu infliger à ses enfants les moments difficiles qu’il a dû traverser. Et les paroles qu’il m’adressait alors étaient les mêmes que celles qu’un gourou adresse généralement à son disciple. Dans ma démarche, je pense à ces musiciens qui débarquent pour une vie d’exil et, comme mon père, ont tant besoin d’un message d’espoir. Je me dis qu’il faut que je me mette à cette place et que je leur trouve des solutions. Les discutions avec mon père et les rencontres avec d’autres musiciens m’ont poussé à m’interroger sur mon rôle dans cette société française, moi-même étant un Français issu de la diversité culturelle, vis à vis de primo-arrivants porteurs de leur propre tradition musicale. Ma

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conclusion est qu’ils ne devraient pas faire la plonge alors que ce sont des artistes pleins de talents. J’ai commencé assez timidement et plus j’avance, plus ma fonction s’affirme. F. P. : Par quel cheminement personnel êtes-vous parvenu à créer Yal, votre structure de production et de diffusion de spectacles ? S. P. : Après mes études secondaires à Argentan, j’ai suivi un cursus d’histoire à l’université de Caen. Et puis, après deux ans, ne voulant pas devenir prof, j’ai entrepris un BTS commercial dans le but de m’orienter vers la production de spectacle. Pour mon stage en entreprise, j’ai intégré le Big Band Café, salle de concert labélisée Smac (scène de musiques actuelles) d’Hérouville–Saint-Clair, où j’ai travaillé sur le festival Beauregard. Parallèlement, je m’occupais de l’organisation des concerts du trio familial. Et mon père m’adressait des artistes indiens et des Tamouls d’Europe qui, voyant que nous nous produisions régulièrement sur scène, me demandaient de leur trouver des dates. C’est ainsi que j’ai commencé à organiser les tournées de grands maîtres venus d’Inde. Pour moi, c’était un peu comme un devoir vis-à-vis de mon père. Lorsqu’il s’est agit de monter ma structure en 2013, j’ai voulu que ce soit un projet artistique et culturel qui s’insère dans le paysage culturel d’Hérouville-Saint-Clair, où je vis. J’avais déjà plusieurs tournées en cours pour différents artistes locaux et internationaux et j’avais besoin d’un bureau pour exercer mon activité. Je suis allé voir le directeur du Big Band Café, qui a mis un espace à ma disposition. Il m’a recommandé auprès de l’élu à la culture de la ville, qui a compris ma démarche et l’a accompagnée avec bienveillance. Tout est allé très vite.

F. B. : Aujourd’hui, le catalogue de Yal Production propose une riche palette de styles, joués par des artistes résidant en Normandie : Shak Shakembo et sa rumba congolaise, Loya et son électro-maloya, Lespri Ravann et son séga mauricien, Philo et son bèlè antillais, Caribombo et son électro-cumbia, etc. Et récemment y est aussi entrée l’une des plus grandes figures de la musique carnatique sur la scène internationale, Dr L. Subramaniam, qui est pour vous la référence ultime en matière artistique. Comment a-t-il rejoint votre catalogue ? S. P. : Ma première rencontre avec Dr L. Subramaniam s’est faite par l’intermédiaire de mon frère. C’était un moment très intense. Je lui ai raconté notre histoire et il m’a parlé de choses très personnelles, des moments et des lieux où il a vécu autrefois au Sri Lanka. Il faut rappeler que beaucoup de maîtres indiens venaient enseigner à Jaffna, dont le père de L. Subramaniam, que mon père a connu. C’est ainsi que son fils, futur violoniste de renommée internationale, y est né. Son tout premier concert a eu lieu dans le temple de Nallur, l’un des plus réputés de Jaffna, alors qu’il n’avait encore que sept ans. Pour lui, le fait d’être un Tamoul du Sri Lanka signifie beaucoup. Parce qu’il en a été chassé avec toute sa famille. Son père avait un poste à la radio Sri Lankan Broadcasting Corporation (SLBC), où il était chargé des programmes de musique classique indienne. Mais les Tamouls étaient attaqués à l’intérieur des grandes institutions. Des enregistrements de ses concerts ont été brûlés. Si bien qu’il a dû fuir avec sa famille, n’emportant que leurs vêtements et leurs instruments… Quelques temps après notre première rencontre, Subramaniam m’a appelé pour me dire qu’il souhaitait que l’on travaille ensemble. Nous avons alors monté un projet de

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création avec l’Orchestre Régional de Normandie. En avril-mai 2017, six concerts ont eu lieu, le dernier ouvrant la saison des concerts à l’abbaye du Mont-Saint-Michel. À l’occasion de cette tournée, L. Subramaniam a proposé à Senthil Paramalingam de devenir son disciple : « Une grande bénédiction pour moi, affirme-t-il avec un grand sourire. En quelque sorte, la boucle est bouclée. »

Contact : Yal - Production & diffusion 1, Avenue du haut crépon 14200 Hérouville-Saint-Clair 02 50 01 00 10 http://yal-prod.com

NOTES

1. Instrument aux origines lointaines, le mridangam est le premier instrument rythmique de la musique carnatique. Tambour oblong renflé dans sa partie centrale, il est généralement taillé dans un tronc de jacquier et possède deux faces circulaires de tailles différentes. Chacune d’elle est recouverte d’une peau de chèvre munie d’une pastille d’accordage en son centre et tendue par des lanières. À la différence du tabla de la musique hindoustanie (d’Inde du Nord), le mridangam possède une sonorité plus sèche, parfois à la limite du métallique. Il est souvent accompagné d’autres percussions : le gatham (poterie), le kanjira (tambourin) et le morsing (guimbarde).

AUTEUR

FRANÇOIS BENSIGNOR Journaliste.

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Chroniques

Films

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Intégration Inch’Allah Film belge, 2016, de Pablo Munoz Gomez

Anaïs Vincent

1 En Flandres, les primo-arrivants doivent suivre un long programme, contraignant, gratuit mais obligatoire, de trois mois de formation : le Ingeburg. Le documentaire raconte le parcours à Anvers d’élèves arabophones. Ceux de la classe d’Ahmed, de leur arrivée à la remise officielle de leur certificat. Intégration Inch’Allah est le deuxième documentaire du jeune réalisateur Pablo Munoz Gomez, auteur du remarqué Welkom qui traitait déjà de la question de l’intégration.

2 Gomez avait découvert l’existence de ce programme lors de son premier tournage. Au fil de ses recherches ses a priori se sont estompés. Avec ce nouveau film, à travers les interrogations des élèves et des professeurs, des histoires personnelles permettent de comprendre le déroulement et la complexité de cette formation.

3 Portant sa caméra à hauteur de regard, le réalisateur observe les étudiants avec empathie dans l’espace exiguë de la salle de classe. Ils sont réfugiés syriens, irakiens, hommes, femmes, couples, jeunes adultes et se retrouvent ensemble, confrontés à un apprentissage intense (cours de néerlandais, de politique, d’histoire, de civilisation). Des questionnements naissent et engendrent des débats comme celui sur le port du voile et l’exercice de la religion dans une société laïque. Le réalisateur met en scène et enregistre la parole sans intervenir de façon explicite. L’absence de voix off renforce l’importance des témoignages et la volonté de retrait du réalisateur. Il saisit les petits détails signifiants comme la réaction du professeur aux retards de certains participants. Chacun doit jouer son rôle. Les élèves soumis à des horaires stricts, sont infantilisés. Posté dans le couloir à l’entrée de la salle de classe, il filme les réprimandes du professeur garant d’une certaine discipline.

4 Certaines mises en scènes maladroites sonnent un peu faux, comme celle de la lecture d’un quotidien local qui suscite une réaction surjouée de la part de la lectrice. Ce film didactique nous fait comprendre les enjeux de l’accueil des primo-arrivants en plongeant le spectateur au cœur de ce dispositif. On peut regretter le parti pris formel très académique (habillage musical lisse et montage chronologique) du réalisateur et son absence claire de point de vue. Cependant, dans un contexte de montée des

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nationalismes en Europe, le réalisateur porte un regard humaniste et bienveillant sur l’interculturalité.

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L’Autre côté de l’espoir Film finlandais, 2017, d’Aki Kaurismaki

Anaïs Vincent

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1 Récompensé par l’Ours d’argent du meilleur réalisateur au festival de Berlin en 2017, Aki Kaurismaki revient après plusieurs années d’absence avec une remarquable et émouvante fable humaniste. L’autre côté de l’espoir est sorti dans les salles parisiennes le 16 mars dernier. Il est actuellement disponible en DVD et VOD. Dans ce deuxième volet de sa trilogie sur la crise des réfugiés après Le Havre (2011), le réalisateur finlandais fait se croiser avec humour deux destins pour porter un regard tendre sur une question d’actualité brûlante et faire ainsi voler en éclats l’idéologie réductrice des partis xénophobes.

2 Après avoir quitté sa femme alcoolique et remporté une jolie somme au poker, Wikhström, un détaillant en chemises, décide de racheter un restaurant miteux. Dans le port d’Helsinki, Khaled, un jeune réfugié syrien, débarque de la cale d’un cargo commercial, le visage couvert de charbon. Il se rend à la police mais sa demande d’asile est rejetée. Clandestin, il attend désespérément des nouvelles de sa sœur dont il a perdu la trace dans son exil. Le hasard fait se heurter les histoires de ces deux hommes. Wikhström embauche le jeune sans papier. De cette rencontre naît une tragi-comédie à la fois grave et enlevée.

3 Peintre acerbe de la société et tout particulièrement des petites gens au destin modeste, Kaurismaki construit une étonnante galerie de personnages attachants avec son sens caractéristique de l’absurde. On retrouve, en effet, les marques de fabrique du réalisateur : économie des dialogues, lumières verdâtres des néons, décors dépouillés. Les anachronismes poétiques et surannés émaillent délicatement la fiction. Le policier tape son rapport sur une vieille machine à écrire. On voit à plusieurs reprises Wikhström au volant de sa voiture tout droit sortie d’un film des années 1950. Ces objets et accessoires désuets porteurs d’une délicate nostalgie brouillent notre perception du temps. Transportés par les accents rocailleux de la musique rock, le récit contemporain de la vie de ce jeune réfugié syrien devient une fable universelle sur l’humanité et le vivre ensemble. Joyeuse et intelligente ode à la tolérance, L’autre côté de l’espoir démonte les clichés et stéréotypes.

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Chroniques

Littérature

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Négar Djavadi, lauréate du prix de la Porte Dorée 2017

Marie Poinsot

« Recevoir le Prix de la Porte Dorée a été un grand moment d’émotion et un grand honneur. C’est un prix généreux, engagé, politique, et indispensable. De fait, avant même d’être reconnaissante d’avoir être choisie comme lauréate, je suis reconnaissante que ce prix existe, qu’il permette, par la richesse de sa sélection, de mettre en lumière aussi bien la réalité de la France d’aujourd’hui que l’héritage singulier de l’immigration, transmis à travers les livres, grâce à cette langue que nous partageons tous, quelle que soit nos origines. Je me reconnais d’autant plus dans son message, dans son désir d’allier l’exil et la littérature, que je suis née “ailleurs”. D’où sans doute l’impression de recevoir bien plus qu’un prix… » Hommes & Migrations : Pouvez-vous nous rappeler l’histoire de votre roman Désorientale ? Négar Djavadi : Désorientale est une saga familiale. Kimia, la narratrice, vit aujourd’hui à Paris. Patientant dans une salle d’attente, ce moment en suspend lui permet de revenir sur l’histoire de sa famille sur quatre générations. En toile de fond, l’Iran au XXe. J’ai construit le roman de façon à ce que chacun des personnages ait un lien important avec un moment de son histoire. Cela part de l’arrière-grand-père. Il donne sa fille en mariage au moment de la révolution constitutionnelle au début du XXe qui a fournit au parlement une constitution et une assemblée d’élus. Puis, la grand-mère connaît l’ascension de la famille Pahlavi. La ville où elle vit est celle où a été fomenté le coup d’État au cours duquel Reza Chah a pris le pouvoir. On passe par la suite au couronnement de son fils dans les années 1960. Avant cela, le père de la narratrice prend en charge, depuis la France, le récit du coup d’état fomenté par les

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Américains en 1953 pour destituer le régime de Mohammad Mossadegh. Le couronnement du Chah correspond à la naissance de l’une des filles. Les parents, opposants au régime du Chah, vont vivre la révolution.

HetM : Ce roman inspiré d’une autobiographie est intriqué avec l’histoire de l’Iran contemporain. Vous donnez l’impression, par les notes sous le texte, que vous anticipez la méconnaissance de l’histoire iranienne chez les Français ? N. D. : Je pense que les Français sont peu informés de l’histoire de l’Iran en général. Même s’il s’agit d’un pays dont on entend parler tous les jours, il reste mal connu. Les Iraniens se pensent très francophiles, très proches de la France, mais cela n’est peut- être pas réciproque… Au fur et à mesure de mes rencontres, et des années passées en France et ailleurs, j’entends toujours parler de la Perse, donc de Darius et Cyrus… puis d’un coup de la révolution de 1979. Quand je dis que ma mère portait un bikini sur les plages du Nord, on me regarde avec de grands yeux. C’est aussi l’une des raisons pour lesquelles j’ai écrit ce livre : faire connaître l’histoire de ce pays et la façon dont est née cette révolution. Cette dernière ne répond pas à la volonté d’un peuple de réclamer l’islam au pouvoir, mais puise son origine dans le coup d’état qui a eu lieu en 1953. Pour la première fois, avant Cuba, les Américains avaient destitué le régime d’un autre pays. Les racines de cette révolution sont sans doute là. Mon désir d’écriture aussi. L’exil de cette famille est particulier puisqu’il n’y a pas de retour possible. Chacun vit cette situation à sa manière. On ne laisse pas derrière soi les mêmes choses selon son âge, ses urgences, ses inquiétudes. De fait, les personnages ne se situent pas dans l’entre deux de l’immigration, où l’on arrive pas à bien se définir et qui peut durer plusieurs générations. Cet exil-là, très radical, très dur, très tranché au départ, pousse chacun à se positionner, à faire un choix.

HetM : Les trois sœurs ne vivent pas de la même façon leur arrivée en France. Certaines éprouvent une forme de désillusion, presque d’anéantissement, d’autres vont, au contraire, pouvoir se redéfinir, se redéployer. La protagoniste du roman en finit-elle avec l’exil ? N. D. : Elle fait quelque chose que ses sœurs ne font pas. Ces dernières déploient dans l’exil une énergie permettant de se dépasser, d’obtenir des diplômes, de fonder des familles, de s’intégrer par les études et la connaissance… ce qui est le cas de nombreux exilés et écrivains. Kimia, la narratrice, va faire de son exil une errance. Elle quitte l’exil par entrer dans l’errance. Laissant derrière soi cette tragédie familiale que constitue l’exil, elle prend la route. C’est comme ça qu’elle parvient à se retrouver. Appartenir à nulle part, c’est appartenir à partout…

HetM : Votre narration alterne sans cesse dans des périodes et de lieux différents. Que représente l’usage de cette forme d’écriture si flexible ? N. D. : Virginia Woolf entrait dans la tête des personnages. Avec Mrs. Dalloway, elle avait inauguré ce genre d’écriture du flux de la conscience, où l’on rentre dans la tête des personnages. Cela c’est imposé à moi car je ne vais pas en Iran. Je suis dans le cas de Kimia : je suis en exil strict. Je ne peux donc écrire que sur la mémoire. Même si Kimia n’est pas moi, même si je n’ai pas vécu son errance ni son expérience dans la salle d’attente, nous avons cela en commun : nous ne pouvons nous appuyer que sur notre mémoire. Et la mémoire fonctionne de cette manière-là. Par bribes. On raconte une histoire et soudain une autre apparaît… On parle d’un personnage et un autre surgit derrière… Dès le départ, je savais que je ne pourrai pas, pour être honnête avec moi-même, faire autrement que d’écrire de façon éclatée.

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HetM : Comment votre manuscrit a-t-il été publié ? N. D. : Je l’ai envoyé aux Éditions Liana Levi par email. J’ai eu cette chance incroyable que Liana Levi m’appelle une dizaine de jours plus tard. Je pense que je vis toujours sur la surprise de ce moment-là, dont tout le reste découle. Nous avons échangé ensemble. Puis j’ai travaillé avec Sandrine Thévenet, mon éditrice, au plus près du texte. Si rien n’a été modifié de son architecture, nous avons densifié, fait du montage.

HetM : Beaucoup d’Iraniens et d’Iraniennes publient en langue française. Quelle a été la réception de la sortie de votre ouvrage ? N. D. : C’est vrai qu’il y a énormément d’écrivains iraniens ou d’écrivaines qui ont écrit en français. Autant la poésie en Iran, depuis des siècles, est dans les mains des hommes, autant les femmes se sont emparées de la littérature. Celles qui ont écrit sur l’Iran depuis la France l’on fait pour large part sur les conditions de la femme iranienne après la révolution. Cela n’est pas le cas de Désorientale, qui revient en arrière et tente décrire cet autre Iran. Celles des années 1960-1970. Et c’est peut-être cela qui a intéressé le public. Ce regard neuf que ne peut proposer que la littérature et qui permet de rencontrer des personnages, d’entrer dans leur vie, mais aussi de connaître des morceaux de ce pays, et de le voir différemment. Dans les rencontres auxquelles je participe, je vois que cela fonctionne. Les gens découvrent une autre réalité de l’Iran.

AUTEUR

MARIE POINSOT Rédactrice en chef.

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Chroniques

Livres

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Ewa Tartakowsky, Les Juifs et le Maghreb. Fonctions sociales d’une littérature d’exil Tours, Presses Universitaires François-Rabelais, 2016, 330 p., 18 €.

Alexis Nous

RÉFÉRENCE

Ewa Tartakowsky, Les Juifs et le Maghreb. Fonctions sociales d’une littérature d’exil, Tours, Presses Universitaires François-Rabelais, 2016, 330 p., 18 €.

1 Pour Ewa Tartakowsky, « l’appellation de “littérature d’exil“ renvoie à l’expérience socialisatrice et objective du déracinement » (p. 35), ici celui des communautés juives du Maghreb, la littérature, par ses « topoï exiliques », offrant un matériau privilégié pour en approcher le phénomène. Si l’exil est une expérience que la littérature peut traduire, le regard sociologique de l’auteure révèle qu’il est aussi un « sociotrope » avec lequel la littérature aura une relation plus complexe, lui étant soumis tout en agissant sur son façonnement.

2 « Entre le fictionnel et l’existentiel », selon la belle expression de l’auteur (p. 15), la littérature d’exil demande que soient étudiés les liens nouant la vraisemblance à la réalité et la concrétude de l’expérience migratoire à sa « dimension multiréférentielle » (p. 24). Afin d’en rendre compte, l’auteure choisit le recours au « fait social total » de Mauss et distingue l’exil de la diaspora, ce qui lui permet de cerner les critères qui permettront de circonscrire une littérature d’exil, de même qu’elle analyse la légitimité d’une catégorie délimitant une littérature juive et le rattachement de son corpus à cette catégorie.

3 L’ouvrage s’appuie sur l’analyse d’un solide corpus de 441 ouvrages dont les critères d’établissement ne manquent d’introduire un processus comparatif pertinent avec d’autres groupes sociaux, tels que les communautés juives maghrébines en Israël, en

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France, au Canada ou le milieu littéraire français. On voit s’esquisser des pistes de recherche possible qui, à partir de ce corpus et du travail de lecture fondateur d’Ewa Tartakowsky, questionneraient la nature de la sépharadité dans sa relation à l’identité judéo-maghrébine, les liens de celle-ci à l’orient(alisme), interrogerait l’articulation entre l’héritage religieux et les inscriptions socio-culturelles, scruterait les relations (tendues) entre représentations sépharades et ashkénazes.

4 L’établissement du corpus de ces « écrivains d’exil » (p. 114) ne distingue pas entre production fictionnelle (prose, théâtre, poésie) et production autobiographique. Choix méthodologique totalement justifié dans la perspective sociologique de l’auteure : l’expérience exilique est un apprentissage de nouvelles postures identitaires dont l’enjeu est l’intégration, voire la survie, dans un nouveau cadre socioculturel et, à ce titre, elle comporte sa part d’impostures et de mensonges. Dans quelle langue dire « Je suis un exilé » ? Celle de l’origine ou celle de l’accueil ? Insatisfaction bilatérale car il faudrait le dire en même temps dans les deux langues. Indétermination, oscillation dans les représentations qui oblige à reconnaître une part de fiction dans le biographique, une mise en scène pour reprendre le terme judicieux du titre du chapitre 4.

5 Le plan de l’ouvrage est extrêmement efficace, montrant que l’exil se joue toujours à trois : l’histoire, le sujet et la société, celle-ci abordée par le système de représentations qu’elle autorise ou dissimule. Le chapitre 2, « Conditions d’émergence d’une littérature d’exil », dresse le tableau des facteurs sociaux déterminants de cette production dans un cadre historique précis et par rapport aux enjeux d’une construction mémorielle et identitaire guidée par des questions liées à la judéité et à la colonisation. Le chapitre 3, « Des auteurs nés de l’exil », repère les situations sociales et les parcours des écrivains étudiés, cernant le rôle des origines sociales, du déracinement, du topos de l’exil et des règles du milieu littéraire. Le chapitre 4, « Mises en scènes et transfigurations littéraires », tente de « saisir le pouls de la structure sociale tout comme ses évolutions » (p. 133) en interrogeant le matériau sollicité par cette production, depuis le folklore jusqu’à la langue en passant par les relations avec les autres communautés dans les cadres historiques successifs de la colonisation, de l’indépendance et du départ, avec une section est consacrée à l’identité féminine.

6 La littérature d’exil, dans la perspective de l’auteur, n’est pas réduite à une seule dynamique de représentation puisqu’elle vient répondre à des « fonctions objectives », des fonctions sociales manifestées par « la mise en relation des textes littéraires avec leur fonctionnement dans l’espace et le temps » (p. 217), au nombre de trois : mémorielle, historiographique et d’adaptation. La première articule le processus individuel et le processus collectif, noue les liens avec le passé perdu autant qu’elle éclaire le présent. La deuxième est cruciale dans la mesure où l’auteur montre comment la littérature, outre un travail de patrimonialisation, vient combler un déficit : « Dans ce contexte, c’est à la littérature non scientifique qu’échoit la responsabilité de mettre en récit l’histoire des communautés juives » (p. 243). La dernière est de l’ordre d’un cadrage normatif qui procède d’une « cristallisation d’une identité sociale » (p. 257) grâce aux facultés de négociation propres à la littérature.

7 L’étude de l’exil appelle une approche multidisciplinaire qui s’applique pareillement aux champs d’étude qu’elle implique. Ainsi de la littérature de l’exil dont l’acceptation institutionnelle en tant que genre ou sous-genre est encore en construction. Similairement à une autre ayant suivi un parcours de reconnaissance comparable, la

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littérature dite de la Shoah ou des camps. Cette dernière, née après la guerre, désigne un corpus où se côtoient récits de témoignage et élaborations fictionnelles sans que les frontières entre les deux productions ne soient étanches, cette porosité structurelle et esthétique dressant justement la spécificité du genre. Dans les deux cas, littérature des camps et littérature de l’exil, au-delà des bouleversements recueillis par l’histoire, la rupture, bien plus profonde, est d’ordre anthropologique, voire ontologique, et demande une inscription symbolique dont la littérature offre un des plus puissants dispositifs. À ce titre, l’ouvrage d’Ewa Tartakowsky est indispensable parce qu’il participe à la constitution de ce champ d’étude et lui apporte une fondation majeure en s’ancrant dans l’approche sociologique tout en ouvrant le dialogue avec les autres approches.

AUTEURS

ALEXIS NOUS Professeur de littérature générale et comparée, université d’Aix-Marseille, chaire « Exil et migrations » (Collège d’études mondiales, Paris).

Hommes & migrations, 1319 | 2017 216

Katrina Kalda, Le pays où les arbres n’ont pas d’ombre Paris, Gallimard, 2016, 352 p., 21 €.

Mustapha Harzoune

RÉFÉRENCE

Katrina Kalda, Le pays où les arbres n’ont pas d’ombre, Paris, Gallimard, 2016, 352 p., 21 €.

1 Dans L’Arithmétique des dieux, Katrina Kalda gratifia son lecteur de quelques scilles de Sibérie. Ici, les curieux de botanique voient éclore, grâce au génie d’une femme, un jardin entier – un feu d’artifices de fleurs, d’herbes, de fruits et de légumes. Une sorte de robinsonnade champêtre où l’art de survivre dans un monde hostile. Le pays où les arbres n’ont pas d’ombre tient aussi de la fable politique, rappelant le récent Boualem Sansal. Tous deux évoquent un monde en devenir. Car les germes sont là, se développent de moins en moins souterrainement. Envahissent les consciences et les corps. Les hommes et les sociétés. Littérature oblige, Katrina Kalda scrute l’alchimie de l’intime et du politique.

2 Au centre de l’ordre social, il y a la Ville et ses élus, les fragiles bienheureux. Au-delà de la Zone, il y a la Plaine où sont retenus les « déplacés », ceux que la Ville rejette. Plus loin, par-delà la Périphérie, se trouve « la zone toxique » où sont relégués, derrière un grillage, les dangereux intellos, les anticonformistes, ceux qui pensent. Cet explosif manuel de sociologie offre de quoi déciller les yeux des plus candides et des moins craintifs. Katrina Kalda décrit les espaces et leur fonctionnement, l’animalisation des corps et l’assèchement du sens moral, la déresponsabilisation individuelle et les réseaux de surveillance, les logiques souterraines d’une organisation sociale et les fourberies idéologiques du Manuel du citoyen, le règne du chiffre-roi et de la compétition dans un monde devenu « quantifiable », borné, sans mémoire et où la connaissance se limite à « l’indispensable », à son utilité pratique. Un totalitarisme où « l’illusion de la liberté » tient lieu de liberté, où la peur et la fragmentation phagocytent les esprits et les volontés. Être « déplacé », c’est avoir failli. L’aliénation fait la victime coupable ou, se

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pensant innocente, « regarde comme des criminels les autres déplacés ». « Aucun ne se dit que ce n’est pas l’innocence ou la culpabilité qui comptent mais le nombre d’ouvriers dont la ville a besoin pour travailler au retraitement des déchets. » Chacun pense que la Plaine ne pourrait vivre sans la Ville quand « c’est la ville qui ne pourrait pas survivre sans nous, elle s’étoufferait sous ses déjections ».

3 Trois femmes racontent : Sabine la grand-mère, Astrid, la mère et Marie, la fille. Pourquoi ont-elles été « déplacées » ? C’est l’un des ressorts du roman. Trois femmes pour trois récits ; trois sensibilités, trois expériences individuelles, intimes des espaces et d’une histoire partagée, familiale. Les voix se chevauchent, dessinent le rapport et l’implication de chacune au réel. Il y a la pragmatique, la sentimentale et rêveuse, et celle qui se tourne vers l’ailleurs. Chacune imprime sa temporalité : le présent pour Sabine, le passé et le conditionnel pour Astrid, le futur pour Marie.

4 Laquelle sera la mieux armée pour survivre et échapper à la Plaine ? La pragmatique ou l’émotive ? La raison ne conduit-elle pas à une forme d’acceptation ? Le rêve et l’utopie ne pourraient-ils devenir insurrectionnels ? La quête d’un ailleurs ne permettrait-elle pas de passer obstacles et frontières ? L’une cultive son jardin, l’autre le souvenir d’un amant, la dernière un Eldorado.

5 Ce roman, d’une riche densité thématique, scrute les grandeurs et les petitesses de la nature humaine, le devenir de la Nature et de l’humanité quand l’homme se veut démiurge et prétend « changer le développement des espèces ». Le récit, souvent bouleversant, est écrit sans pathos. Implacable. Presque froid ; en apparence du moins. Car la rareté des adjectifs et des adverbes renforce l’effet des descriptions, les dynamiques psychologiques, l’empathie et les émotions. Tout est dur mais pas sans espoir. Il faudra bien ne plus craindre « ce qui se cache dans la nuit du cœur humain ». Et aller vers ce « pays où les arbres n’ont pas d’ombre ».

AUTEURS

MUSTAPHA HARZOUNE Journaliste.

Hommes & migrations, 1319 | 2017 218

Maryam Madjidi, Marx et la poupée Paris, Le nouvel Attila, 2016, 225 p., 18 €.

Mustapha Harzoune

RÉFÉRENCE

Maryam Madjidi, Marx et la poupée, Paris, Le nouvel Attila, 2016, 225 p., 18 €.

1 Voici une nouvelle venue dans les lettres françaises. Nouvelle venue dont la trajectoire croise celle de milliers d’autres, élargit les horizons de chacun, mais dont le sillon reste personnel. On peut se rattacher à un ou plusieurs récits collectifs, et cultiver quelques singularités. L’identité, cette alchimie mouvante, syncrétique et peut-être insaisissable, passe par le filtre des émotions intimes et des expériences. Et les mots traduisent toutes les sensibilités, projettent sur le monde autant d’éclairages et de variations. De renaissances aussi.

2 Pas de simagrées ici, de simulacres ou de poses. Le propos claque la porte au nez des sots et des condescendants, comme aux petits manitous des ordres identitaires et des idéalisations hors sol.

3 Le livre est une dense méditation sur l’exil. Le couple et leur fille débarquent d’Iran, ils pourraient venir d’ailleurs tant le sujet est universel, les expériences et les enseignements transposables. Maryam Madjidi raconte par petites touches, en cours chapitres, rythmés par trois « naissances ». Le poème final donne une idée de la structure : « Souffle / souffle / Vent de ma vie / Souffle / souffle / Et fais danser les souvenirs ».

4 Cet archipel de souvenirs qui courent depuis l’enfance finit par former un collier de variations, et de contrepoints – voir l’art d’être persane ou français, l’épisode des croissants, le méli-mélo des langues, le traquenard « orientaliste » et comment se jouer des charlots, le jeu de miroir entre un Iran fantasmé et une France « jamais idéalisée ». Le tout dévoile la finesse du propos derrière une rudesse affichée ; non sans raison. Car en matière d’exil, il faut secouer le cocotier – comme ne dirait pas la subtile iranienne – histoire de faire tomber les bonimenteurs haut perchés, pour comprendre que si l’on veut vivre, il faut partir ! Il faut enterrer ses poupées, des livres par trop

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compromettants et ses rêves. Pour sentir comment une mère peut « se diluer silencieusement dans une eau imaginaire ». Pour voir l’exil à travers les mains d’un père, des mains qui finissent par ne plus bouger, parce qu’ « elles se sentent coupables ». Comprendre aussi pourquoi Maryam Madjidi « déterre les morts en écrivant ». Ces morts, ce sont les combattants de la liberté, héritiers d’un Hafez qui invitait à ne pas tomber « dans le piège de l’hypocrisie comme ceux-là qui ont sali le Coran ».

5 Et puis il y a la France. « Je voudrais me taire quand on me demande mes origines. Je voudrais raconter autre chose, n’importe quoi, inventer, mentir. Je voudrais aussi qu’on me pose d’autres questions inattendues, déroutantes, mêmes absurdes, qu’on me surprenne. Et en même temps, je me vautre dans mon petit monde exotique et j’en tire une fierté jouissive. La fierté d’être différente. Mais toujours cette petite voix intérieure qui me rappelle que tout ça ce n’est pas moi, que je me cache derrière un masque, celui de l’exilée romanesque. Je vous le donne ce masque, prenez-le, je le dépose entre vos mains. » Et les masques tombent, à commencer par celui de la « douleur refoulée » – on pense à Doan Bui. Ces cauchemars et ces dessins terrifiants d’une enfant, d’une « survivante ». Ses combats (et ses victoires) à l’école et comment il fallut « avaler sa langue » pour triompher dans « la langue des Lumières et de Molière ». Plus tard, la femme toujours hantée par quelques fantômes, continuera d’entendre la voix consolatrice et résiliente, de sa grand-mère.

6 Il faut aussi passer « d’un monde à l’autre, d’une langue à l’autre » et « jongler avec les identités ». Il est juste alors de rabattre le caquet de ceux pour qui la double culture est une richesse quand on « vacille tout le temps, d’un bord à l’autre » et d’être « en colère contre ces hypocrites qui s’extasient sur une blessure ». Faute du bon outillage conceptuel, la « blessure » peut faire « glisser sur son identité ». Et « tomber » ! Comme lors de ce premier retour à Téhéran où la jeune femme a risqué de « briser toutes les colonnes de sa vie ». Un livre à mettre entre les mains de tous les gamins de France. Et de quelques caciques encore perchés.

AUTEURS

MUSTAPHA HARZOUNE Journaliste.

Hommes & migrations, 1319 | 2017 220

Shumona Sinha, Apatride Paris, éd. de l’Olivier, 2016, 188 p., 17,50 €.

Mustapha Harzoune

RÉFÉRENCE

Shumona Sinha, Apatride, éd. de l’Olivier, 2016, 188 p., 17,50 €.

1 « Apatride », le mot claque et sa sécheresse dérange. À lui seul, il porte sa charge symbolique et son poids de préjugés. Mais, qu’est ce qui fait, aujourd’hui, l’apatride ? La croisée des chemins, des trajectoires entrelacées, des origines mêlées, des opinions rebelles ; ce qui relègue au « pas d’ici », à l’« étrangeté », l’« indocilité», l’« utopique ». Le « hors sol ». Apatrides ! L’étrangère confrontée à une administration suspicieuse, en butte aux idées reçues et hostiles. L’enfant adopté qui ignore tout de ses origines et de ses parents biologiques. L’indienne entrainée dans une lutte inégale contre des forces politiques et économiques alliées. Apatrides, dans ce monde d’hommes, ces femmes privées du droit d’exister et d’aimer. Nationalistes et communautaristes (hindouistes ou musulmans), égoïstes, racistes ou imbéciles, affameurs de pain et de liberté, machistes de tout poil, voilà réunis les ressorts d’une machine folle productrice en série d’apatrides. À l’image des trois femmes du roman.

2 Esha, prof d’origine indienne, a déposé une demande de naturalisation. Elle constate et subit, angoissée, l’inculture, l’homophobie, le sexisme, l’antisémitisme, l’agressivité de ses élèves grimés d’une religiosité de bazar. Française d’origine indienne, Marie part en Inde en quête de ses parents biologiques et s’adonne à un trouble activisme politique. Mina, la jeune indienne embarquée dans une lutte de paysans contre le pouvoir local voue d’ailleurs à Marie une « vénération mêlée de méfiance ». Enceinte, la naïve Mina croit que Sam, l’enfant de bonne famille, va l’épouser et lui éviter le déshonneur. Marie et Esha se sont rencontrées, elles, sur les réseaux sociaux.

3 Apatride désigne ces hommes et ces femmes brinquebalés par la marche chaotique d’un monde où plus une parcelle n’échappe aux mêmes peurs, bouleversements, injustices, incertitudes. Où les femmes subissent, partout, la surveillance et le regard « baveux »

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des hommes. Un monde où, sous l’action des « sources souterraines de la violence (…) le sol pouvait se fissurer et s’effondrer partout sur la terre ». Les mêmes violences, religieuses ou communautaires, frappant l’Inde comme l’Europe. Même en France, l’athéisme (re)devient « tabou » ! On y croise des gens « qui croyaient qu’au-delà des nuages il y avait un barbu, deux, trois barbus, son fils, la mère et la pute, les mille deux cents vierges, toute une clique, et qu’ils allaient bientôt rétablir le pouvoir du plus grand, qu’ils allaient provoquer un bain de sang au nom de sa clémence et de sa magnanimité. »

4 L’étranger doit endurer la suspicion de ceux, « désormais décomplexés, culottés, affranchis », qui transforment le monde en « une pyramide dans laquelle on montait de l’obscurité des bas-fonds vers la lumière, vers la blancheur, vers la race meilleure ». Rien pour séduire le vulgum pecus. Le doute d’ailleurs gagne Esha : cette naturalisation pourrait- elle devenir « un fardeau en plus, celui de devoir prouver la légitimité de ce qu’elle posséderait désormais et qui serait vu comme un privilège » ? Elle regrette aussi « l’indifférence de ses compatriotes, suspendus dans le vide, entre deux pays, entre deux continents ». Indifférents « au bonheur et au malheur d’ici », « soucieux que de se cacher dans les trous de la ville, dans les creux du temps, et de survivre, comme les cafards ». Pire ! Certains de ceux qui « avaient franchi les frontières » ont fait de ce pays un « foutoir géant », « où il fallait côtoyer des tas de gens dont les actes et les codes sont sous l’emprise de la religion, où être une femme était un fardeau et s’exposer au monde des hommes un pêché, elle aurait préféré vivre ailleurs, dans un autre pays, une autre époque ».

5 De l’Inde à la France, Shumona Shina dénonce, sans concessions, les fabriques modernes de l’apatride. La structure – alourdie d’épisodes entrés aux forceps – entremêle les sociétés. Et les destins.

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MUSTAPHA HARZOUNE Journaliste.

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Alii, « De l’imaginaire et des pouvoirs » Paris, Apulée n° 2, Zulma, 2017, 448 p., 28 €.

Mustapha Harzoune

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Alii, « De l’imaginaire et des pouvoirs », Paris, Apulée n°2, Zulma, 2017, 448 p., 28 €.

1 Voici le deuxième numéro de cette revue annuelle, volumineuse, polyphonique, pluridisciplinaire, où poésie et littérature se font la part belle. Cette livraison – 119 contributeurs ! – balaye la question de l’imaginaire et des pouvoirs. Quelques haltes en ponctuent la lecture. Celles autour du toujours alerte Driss Chraïbi (pilotée par Abdelkader Djemaï), de Mohamed Dib (autour du père), de Jean Pelegri, des poètes Jacob Glastein, David Hofstein et Avron Sutzlever (l’esprit de résistance par le yiddish, langue de l’exil et des réprouvés) ou Jean-Pierre Faye qui écrit « Fermant les yeux je dois hâter la nuit / je vois avancer la nuit des migrants / ils avancent vers leur espace / ils marchent dans l’espace / qui se ferme / ils étaient les migrants hongrois dans l’Oural / ils seront les migrants afghans dans l’Hellade ».

2 Plusieurs spectres hantent ces pages ; les traversent, en vertigineuses diagonales, en zigzags effrayés, en criminels aller-retour, en courses folles, la mort aux trousses et la vie (loin) devant soi : la figure du migrant – exilé, demandeur d’asile ou force de travail – et, avec, les questions des frontières (physiques et mentales), des identités, de ce que l’humanité partage dans la nuit d’un monde asservi aux puissants et aux gardiens des temples, « les videurs d’imaginaires » (Sema Kiliçaya), tous ces « ismes » qui ne vendent que du vent (Boualem Sansal).

3 Imaginaire de la littérature et de la poésie donc, pour ne pas « abandonner clefs en main l’imaginaire aux idéologues » (Hubert Haddad). Imaginaire de résistance porté, en contrebande, par l’exilé, le réprouvé, celui qui, sans volition, ouvre vers l’ailleurs d’un horizon repoussé et d’un passé renouvelé – et non pas ignoré ou renié. Il faut « agrandir » le passé écrivait en 2011 Alexis Jenni dans son roman goncourisé qui, avec « la légende du pantalon rouge », revisite la guerre de 14-18 quand Marc Delouze restitue

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la part poétique de Manouchian ou que Nadim Gûrsel remonte au Moyen-Âge pour interroger la figure de Mahomet.

4 Résister ? C’est changer de mots, de paradigmes, cultiver une autre éthique. L’éthique du « presque » et de la « légèreté » avec Raymond Farina contre les intégrismes de la certitude, cette « prétention intolérable à l’infaillibilité » (Driss Chraïbi). C’est, avec Kamel Daoud, cultiver et cultiver encore sa liberté, dans cette difficile dialectique camusienne du « solitaire et du solidaire » : être « libre des siens et libre avec les siens », se libérer « par les siens ou sans les siens »

5 Anouar Benmaleck dédie son texte à Slimane Bouhafs, chrétien converti, condamné à trois ans de prison pour « atteinte à l’islam et au prophète ». Il dénonce les vertiges de l’Un (langue, religion, ethnie) que transporte l’expression « monde arabe. Ce monde « dit arabe » (Daoud) n’aurait en partage que le mépris des monarques, présidents et autres généraux à l’égard des peuples. Pour l’auteur d’Ô Maria, lui-même menacé de mort, il faut soutenir les écrivains arabes, ceux qui « placent l’imaginaire à l’endroit qui défait le peur, ou au moins, la désamorce » (Dominique Eddé) plutôt que de l’investir « là où se noue la haine ». Eddé et Benmaleck portent un imaginaire du décloisonnement et de la relation. La première évoque les rencontres autour du Divan orchestra et la visite du camp de Buchenwald par des musiciens juifs et arabes, le second revisite la Shoah à partir d’un génocide oublié, un « brouillon artisanal » celui des Hereros et des Nawas.

6 « L’exercice du pouvoir appauvrit l’imagination » dit René Depestre. Avec Edgar Morin ou Édouard Glissant, il en appelle à un « imaginaire de la fraternité », car le monde a besoin d’une « mondialité », d’une créolité planétaire, un imaginaire qui donne une dimension culturelle à la mondialisation. Il faudrait, avec Oscar Wilde – associé à Albert Camus par Elisabeth Hifonnet Dugna – cultiver « la foi en la nature humaine ».

AUTEURS

MUSTAPHA HARZOUNE Journaliste.

Hommes & migrations, 1319 | 2017