A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU : LA METAFICTION DE LA METAPHORE

By

JUAN WANG

B.S. Nankai University, People‟s Republic of China, 1985

M.S. Purdue University, 1989

Ph.D. Purdue University, 1996

M.A. Purdue University, 2003

A thesis submitted to the

Faculty of the Graduate School of the

University of Colorado in partial fulfillment

of the requirement for the degree of

Doctor of Philosophy

Department of French and Italian

2010

This thesis entitled:

A la Recherche du temps perdu : La métafiction de la métaphore

written by Juan Wang

has been approved for the Department of French and Italian

______Professor Warren Motte, Chair of the Advisory Committee

______Professor Elisabeth Arnould-Bloomfield

Date______

The final copy of this thesis has been examined by the signatories, and we find that both the content and the form meet acceptable presentation standards

of scholarly work in the above mentioned discipline

iii

Wang, Juan (Ph.D., Department of French and Italian)

A la recherche du temps perdu : La métafiction de la métaphore

Thesis directed by Professor Warren Motte

A la recherche du temps perdu de Marcel Proust fait l‟objet de nombreuses critiques littéraires depuis sa première publication. La métaphore occupe une place privilégiée dans ces

études : la diversité et la spécificité de la métaphore proustienne, ainsi que ses fonctions descriptive, diégétique et narrative, ont été discutées par bien des critiques. D‟autres ont signalé l‟aspect autoréflexif de la Recherche en y découvrant une source foisonnante d‟idées esthétiques.

Cependant, le rapport entre la métaphore et l‟autoréflexivité proustiennes n‟a pas encore été traité de manière systématique. Mon étude démontre, pour la première fois, le lien étroit entre la métaphore et l‟autoréflexivité proustiennes. Je relève d‟abord des réflexions théoriques thématisant la conception de l‟œuvre d‟art comme métaphore. Ensuite, j‟analyse la fonction autoréflexive de certaines métaphores qui servent de technique de mise en abyme. Finalement, je me concentre sur une autre forme de métaphore, à savoir la réminiscence, sur laquelle se modèle la lecture aussi bien que la narration. Tout en soulignant la fonction autoréflexive de la métaphore proustienne, mon étude s‟étend à d‟autres formes d‟autoréflexivité (notamment l‟autoréflexivité narrative et linguistique), qui caractérisent la métafiction postmoderne, et qui semblent avoir échappé à toute analyse rigoureuse. Par là, mon étude à la fois rend hommage à la Recherche en tant que précurseur de la métafiction postmoderne, et la resitue d‟emblée au sein de la littérature moderne. Ainsi se trouve confirmée la position d‟« entre deux » de la Recherche

Ŕ postulée par certains critiques Ŕ dans une nouvelle perspective, celle de l‟autoréflexivité.

iv

CONTENTS

INTRODUCTION………………………………………………………………………………...1

CHAPITRE I. METAPHORE METAFICTION………………………………………………...16

La métaphore et la littérature………………………………………………………...16

Les théories de la métaphore…………………………………………………………19

Les théories de la métafiction………………………………………………………..25

CHAPITRE II. L‟ŒUVRE D‟ART COMME METAPHORE………………………………….38

Les spécificités de la métaphore proustienne………………………………………..38

La métonymie et l‟écart dans la métaphore proustienne…………………………….39

L‟écart et la métonymie dans la conception proustienne de l‟œuvre d‟art…………..45

CHAPITRE III. LA MISE EN ABYME Ŕ LA METAPHORE AUTOREFLEXIVE…………..85

Une définition de la mise en abyme…………………………………………………85

Les catégories de la mise en abyme et leur fonction métafictionnelle……………....87

La mise en abyme transcendantale………………………………………90

La mise en abyme du code de l‟écriture …………...……………………92

La mise en abyme du code de la lecture…………………………………95

La mise en abyme du texte……………………………………………...103

La mise en abyme de l‟énonciation…………………………………….105

La typologie de la mise en abyme et sa fonction métafictionnelle………………….111

CHAPITRE IV. L‟AUTOREFLEXIVITE NARRATIVE COUVERTE………………………125

A la lumière de la narratologie……………………………………………………...128

L‟autoréflexivité narrative à travers les modèles métafictionnels………………….139

La narration métaphorique………………………………………………………….147

v

CHAPITRE V. L‟AUTOREFLEXIVITE LINGUISTIQUE……………………………….167 L‟autoréflexivité linguistique explicite……………………………………………..168 La primauté du langage et d‟autres systèmes sémiotiques……………..168

L‟autoréflexivité textuelle………………………………………………176

La parodie et le pastiche………………………………………………..178

Les jeux de mots………………………………………………………..181

Les étymologies………………………………………………………...184

Le nom propre ou la distinction entre le signifié et le référent ………...191

L‟autoréflexion linguistique couverte……………………………………………...195

Le jeu de mots producteur du texte……………………………………..195

La nature métalinguistique de la métaphore……………………………199

CONCLUSION………………………………………………………………………………....207

BIBLIOGRAPHIE……………………………………………………………………………...219

1

INTRODUCTION

Presqu‟un siècle après sa première publication, A la recherche du temps perdu de Marcel

Proust fait encore l‟objet de nombreuses études critiques. Parmi ces dernières, celles sur la métaphore occupent une place privilégiée. Pourtant, la plupart des critiques qui ont écrit sur la métaphore chez Proust ne la traitent que comme une question de technique ou de style,1 bien que

Proust lui-même proclame que le style soit une vision du monde.2 Comme les critiques sont unanimement d‟accord sur le fait que la métaphore caractérise le style dans la Recherche, la métaphore équivaut à la vision du monde proustienne. Selon Proust, cette vision métaphorique ne peut se traduire que par l‟œuvre d‟art.3 Ainsi, d‟une manière indirecte, un rapport d‟analogie s‟établit entre la métaphore et l‟œuvre d‟art. La métaphore n‟est plus une technique employée pour représenter le monde réel, mais une réflexion de l‟œuvre d‟art. La conception proustienne de l‟œuvre d‟art comme métaphore converge avec la théorie de la métaphore selon Paul Ricœur, pour qui la métaphore est un « poème en miniature ».4 Cette fonction autoréflexive de la métaphore rejoint les théories métafictionnelles postmodernes. La Recherche de Proust fournit ainsi un champ de rencontre entre la métaphore et la métafiction. Les diverses manifestations et techniques de cette rencontre feront l‟objet principal de ma présente étude.

Avant d‟analyser les diverses manifestations et techniques de cette rencontre dans la

Recherche, je vais d‟abord retracer l‟évolution de la critique sur la métaphore proustienne, en commençant par ses débuts stylistiques, en passant par la notion du style comme vision du monde, pour aboutir à ses nouveaux tournants métafictionnels. Ce trajet critique correspond, bien que de façon rétrospective, à une évolution théorique de la littérature Ŕ de la conception de la littérature comme représentation du monde à celle de l‟œuvre d‟art en tant que vision du monde en rupture avec la perception habituelle.

2

Parmi les études sur la métaphore stylistique proustienne, les deux ouvrages de Stephen

Ullmann, par leurs analyses les plus systématiques et les plus approfondies, par la place fondamentale et historique qu‟ils occupent parmi les études sur ce sujet, et avant tout, par leur annonciation implicite de l‟approche métafictionnelle, méritent d‟être présentés ici en détail.

Dans son premier livre, Style in the French Novel, la métaphore ou l‟image en général est traitée dans le cadre plus large du style. L‟approche d‟Ullmann ici est d‟intégrer les deux écoles de la stylistique Ŕ celle qui est fondée sur la linguistique saussurienne et traite le style comme ressources expressives de la langue, et celle qui considère le style comme l‟expression artistique originale de chaque écrivain. La première adopte une perspective structurale basée sur la présence des expressions équivalentes dans la langue, telle que la synonymie, tandis que la deuxième implique une démarche psychologique centrée sur le choix spécifique de chaque auteur. Par conséquent, l‟école structurale puise dans les ressources linguistiques, tandis que l‟école individuelle se focalise sur les ouvrages littéraires. Pour les stylisticiens structuraux, le style est plutôt une technique expressive visant à exprimer, par connotation, certains tons ou certaines émotions. Pour ceux de l‟école littéraire, le style est l‟expression de la vision de l‟écrivain. Ullmann cite Flaubert et Proust comme illustrateurs de la deuxième école :

Flaubert was even more categorical : « le style », he proclaimed, « est à lui tout seul une

manière absolue de voir les choses. » These ideas were developed by Proust into an

ingenious theory. In his view, whatever a great artist writes has his own unmistakable

hallmark because he will extract from each objet those elements which are congenial to

him and have an affinity to his own mind. In this sense, style is inimitable. (2)

Cette tentative d‟intégrer les deux écoles stylistiques réclame une place primordiale pour l‟image parmi toutes les ressources stylistiques, car l‟image « takes us to the very heart of an

3 author‟s style. It is the field where his creative power has full scope, untrammeled by linguistic conventions » (16). La primauté de l‟image dans la stylistique est analysée d‟une manière plus nuancée dans The Image in the Modern French Novel, par le même auteur :

Firstly, there is the factor of choice which has been recognized as fundamental to any

stylistic study. In the field of vocabulary and grammar, a writer can choose only between

a limited numbers of alternatives for the expression of the same idea. In the field of

imagery, the choice is virtually unlimited and therefore far more revealing: a person,

object or experience may be compared to anything that bears even the remotest

resemblance to it. Secondly, it often happens that an author will rely on similes and

metaphors to formulate the main themes of his novel with the maximum of precision,

concreteness and expressive force. Imagery may therefore take the critic by a straight

route to the very core of the work of art, and the metaphors arising around these central

themes may develop into major symbols. Thirdly, images are a most effective means of

portrayal through style; they are symptomatic of the personality of the characters who use

them. (vii-viii)

Selon Ullmann, l‟importance de l‟image réside d‟abord dans sa double appartenance à la langue et à la parole. Autrement dit, l‟image, à la différence des autres aspects stylistiques limités au champ linguistique, se situe à cheval entre la créativité sans entraves des associations et les ressources linguistiques conventionnelles.5 Cette situation particulière de l‟image la rend propice à l‟analyse stylistique, toujours en vue d‟intégrer les deux écoles structurale et littéraire.

Mais d‟une manière spécifique à l‟œuvre proustienne, l‟image joue des rôles essentiels : descriptif, thématique et diégétique. Cette reconnaissance de la métaphore comme moyen d‟expression indispensable l‟élève au-dessus du rôle purement décoratif que la rhétorique

4 classique lui assigne, mais la revendication n‟est pas sans réserve. Selon Ullmann, les fonctions de la métaphore dans la Recherche se limitent toujours aux moyens d‟expression.

L‟étude d‟Ullmann sur l‟image proustienne englobe toutes ses formes spécifiques : la synesthésie, la personnification, la métaphore usée ranimée, l‟image ironique. Ensuite, Ullmann explore la complexité structurale des images: elles ne sont plus classifiées au niveau du sens, mais au niveau de leur structure signifiante. La métaphore proustienne se regroupe ainsi en six catégories : 1) la métaphore filée ou le développement métonymique d‟une métaphore, c'est-à- dire l‟extension de l‟analogie à travers la structure syntagmatique et narrative ; 2) l‟image simultanée Ŕ deux comparaisons se développant parallèlement dans le même passage ; 3) les images accumulées où plusieurs comparants sont utilisés successivement pour le même comparé ; 4) l‟image en miroir Ŕ la même image resurgissant à certains intervalles du texte ; 5) les sphères correspondantes, c'est-à-dire un rapport d‟analogie entre deux paradigmes se manifestant d‟une façon systématique ; 6) la métaphore réciproque qui permet au comparant et au comparé d‟échanger leurs places dans des passages différents (225-29).

Dans l‟analyse fonctionnelle de l‟image, Ullmann a pour point de départ les éléments essentiels de la métaphore: 1) les sources de l‟image ou les sphères du « véhicule », auxquelles s‟associe la fonction de la caractérisation du narrateur et du cadre de l‟œuvre ; 2) les thèmes autour desquels se constelle l‟image, ou les sphères du « ténor », qui forme les idées centrales de l‟œuvre ; 3) l‟image utilisée par un personnage comme moyen de caractérisation.

Les comparants de la métaphore proustienne sont divers mais ils proviennent de certaines sphères privilégiées Ŕ médicale, végétale, animale, scientifique et artistique, qu‟Ullmann regroupe en deux catégories, générale et culturelle. La diversité des sources de l‟image est un reflet de la vaste connaissance de l‟écrivain et de l‟ambition encyclopédique de l‟œuvre. Mais

5 d‟une manière plus significative, elle s‟accorde au principe de la métaphore qui est celui de l‟écart et de la tension, car

it is an essential feature of metaphor that there must be a certain distance between tenor

and vehicle. Their similarity must be accompanied by a feeling of disparity; they must

belong to different spheres of thought [. . .]. The distance between tenor and vehicle Ŕ the

“angle” of the metaphor [. . .] produces an element of tension which is an important

factor in the expressive force of the image. (The Image in the Modern French Novel, 214)

Les diverses sources de l‟image ont pour but de souligner l‟écart et la tension entre le ténor et le véhicule. Pour mieux juger si l‟image proustienne a atteint ce but, il faut en même temps examiner les thèmes principaux qui forment des foyers métaphoriques. Ullmann en

énumère cinq : les aubépines, les églises, la sonate de Vinteuil, la mémoire et le temps. Prenons seulement un des exemples les plus illustratifs : les aubépines sont comparées systématiquement et successivement aux jeunes filles, aux églises, à la sonate de Vinteuil. Ici le rapport entre le comparé et le comparant ne s‟accorde pas seulement au principe de l‟écart, mais aussi au principe de la motivation métonymique : les aubépines font leur première apparition autour de

Gilberte, et leur deuxième dans l‟église où Marcel rencontre pour la première fois Vinteuil.

L‟analyse des passages où abondent ces thèmes montre bien l‟importance de la métonymie dans la métaphore proustienne, bien qu‟Ullmann ne semble pas y focaliser son attention. Pourtant c‟est lui qui plaide pour l‟admission de la métonymie dans le domaine privilégié de l‟image, et cela à deux reprises. D‟abord, dans le chapitre de son premier livre, consacré à Proust :

There are [. . .] two basic forms of imagery: metaphor and metonymy. Metaphor is

grounded in some kind of similarity or analogy between the two terms, whereas

metonymy is based on the association by «contiguity »: the two terms, though dissimilar,

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are part of the same experience or are connected in some other way. Synaesthesia lies

astride the boundary between the two types: some transpositions are metaphorical, others

metonymic. (Style in the French Novel, 196)

Dans le chapitre suivant, l‟appartenance de la métonymie dans le domaine de l‟image est illustrée par l‟exemple de «la surface azurée du silence » qu‟il considère « graphic and striking » et qui « certainly possess[es] the novelty, vividness and sensuous quality which are the hall-mark of the true image » (212).

Si l‟image basée sur la métonymie est souvent plus vive et plus nouvelle que celle basée sur le rapport d‟analogie, c‟est parce qu‟elle obéit au principe de « ce qui s‟assemble se ressemble »6 : l‟assemblage précède la ressemblance et en est en quelque sorte la cause, et cela aux niveaux diégétique aussi bien que textuel. Autrement dit, la transposition est d‟abord saisie par l‟imagination, qui fonctionne plutôt par l‟association métonymique, avant d‟être analysée par l‟intelligence, qui restitue ensuite la cohérence au niveau métaphorique. Dans l‟image métonymique, l‟écart entre les deux termes peut être plus grand parce que le critère de ressemblance ne régit pas la sélection du comparant. Ensuite, le rapport métonymique retient un plus grand pouvoir d‟évoquer l‟être dans sa totalité et sa plénitude, alors que l‟image basée sur le rapport d‟analogie fait abstraction et du comparant et du comparé, en les réduisant à une essence commune. Une illustration de ce pouvoir évocateur est l‟épisode de la petite madeleine dans laquelle la métonymie joue le rôle le plus important dans la résurrection du passé entier.

Mais il a fallu attendre Gérard Genette pour une analyse plus approfondie de la métonymie chez Proust, dans laquelle il relève tous les types d‟images basés sur la contiguïté

(Figures III 41-63). Le rapport métonymique peut s‟opérer à de multiples niveaux, selon les domaines de la contiguïté : la contiguïté dans le temps, l‟espace, la causalité. Et pour rendre la

7 chose encore plus complexe, dans un roman, il y a autant de temps et d‟espaces que de sens du mot « récit » selon Genette : le temps et l‟espace de l‟histoire, ou pour utiliser son mot, le temps et l‟espace « diégétiques » ; ceux du récit proprement dit ou du discours narratif qui correspond au temps de la lecture et à l‟espace textuel ; puis ceux de l‟instance narrative, qui sont le temps et l‟espace de la narration (71-72). Quand la métonymie s‟appuie sur la contiguïté dans l‟espace ou dans le temps de l‟histoire, c‟est la métonymie diégétique dont Ullmann donne un exemple simple mais illustratif : « la surface azurée du silence », ou la comparaison motivée par la métonymie dans le cas du « clocher-caméléon », terme utilisé par Genette pour décrire les comparaisons du clocher à quelque chose qui lui est voisin (44). Mais la métonymie ou la comparaison peut s‟appuyer sur la contiguïté textuelle ou sémantique. Pour illustrer ce type de motivation métonymique, Genette choisit la scène de la baignoire où la polysémie du mot Ŕ une sorte de contiguïté sémantique Ŕ détermine le choix du véhicule. Superposée à cette contiguïté sémantique, il y a aussi une contiguïté spatiale et extradiégétique, à savoir l‟association aquatique (54). Un autre exemple du deuxième type est la métaphore filée dans laquelle la métonymie textuelle et causale est à la fois engendrée de la comparaison et lui sert de motivation.

Bien qu‟Ullmann et Genette revendiquent tous deux la place de la métonymie dans l‟image proustienne, les images restent pour eux une force expressive qui n‟est au fond qu‟une question de technique. C‟est Jean Ricardou, avec son étude «La métaphore d‟un bout à l‟autre » dans Nouveaux problèmes du roman (89-139), qui fait le premier pas vers une théorie productrice de la métaphore proustienne. A la différence d‟Ullmann et de Genette, Ricardou classifie les images proustiennes selon leur fonction narrative. La plus traditionnelle est la métaphore descriptive, qui correspond à la métaphore expressive analysée par Ullmann et

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Genette. La deuxième catégorie consiste en ce que Ricardou appelle « métaphore ordinale », dont le goût de la petite madeleine, qui déclenche la narration par un rapport d‟analogie. La troisième catégorie de métaphore proustienne baptisée « métaphore configurale » est un miroir textuel interne réfléchissant un schéma narratif. Cette catégorie de métaphore pourrait servir à la fois de générateur de la narration et de mise en abyme du récit (89-99). Ces deux dernières catégories de métaphores ne sont pas seulement génératrices du texte, leur fonctionnement reflète, au niveau microcosmique, la nature productrice de l‟œuvre littéraire. Par conséquent, elles fonctionnent aussi comme appareil métafictionnel.

Avec Ricardou, la métaphore proustienne transcende sa fonction expressive d‟un a priori objectif ou subjectif pour devenir une machine productrice à fonction métafictionnelle. La contribution principale de Ricardou à l‟analyse de la métaphore proustienne réside dans la fusion entre la conception de la métaphore comme style et celle de la métaphore en tant que vision Ŕ vison du monde, de l‟œuvre littéraire et de leur rapport.

L‟identification proustienne entre le style d‟un écrivain et une vision du monde est pourtant reconnue par Sephen Ulmann. Dans The Image in the Modern French Novel, après avoir esquissé une analyse approfondie et perspicace des spécificités thématiques, structurales et fonctionnelles de l‟image proustienne, l‟auteur propose une autre façon de lire la métaphore chez

Proust :

but there is yet another way of looking on the imagery. Proust himself has declared: « le

style, pour l‟écrivain aussi bien que pour le peintre, est une question non de technique,

mais de vision. » In this sense, metaphor lies at the very root of Proust‟s style since his

vision is in its very essence metaphorical. It is this vision more than anything else which

gives his style a unique quality, for, as Aristotle already knew, “the greatest thing by far

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is to have a command of metaphor. This alone cannot be imparted to another: it is the

mark of genius.” (237-38)

Si Ullmann reconnaît la métaphore proustienne comme vision du monde, avec Ricardou, la métaphore proustienne devient une vision de la littérature Ŕ celle de la littérature en tant que production. Cette conception s‟exprime, implicitement, par la fonction narrative de la métaphore ordinale, et explicitement, par les commentaires extradiégétiques et la mise en abyme.

Cependant, si Ricardou reconnaît la fonction productrice de la métaphore ordinale, la nature autoréflexive de la métaphore proustienne reste implicite dans son analyse. Néanmoins, le même auteur, dans une étude portée sur le nouveau roman, présente une conception de la littérature non comme imitation, mais comme construction :

Or, découpant selon ses aptitudes langagières des éléments dans les ensembles perceptifs,

les ordonnant selon des compositions nécessairement autres, obtenant ainsi des arbres

dont nulle forêt ne connaît les racines, la description est une machine à désorienter ma

vision. « L‟arbre des livres », parce qu‟il est différent des arbres, les questionne au plus

profond. C‟est par son écart essentiel que la littérature interroge le monde, et comme

nous le révèle. Voila le phénomène que s‟appliquent à escamoter ceux qui préfèrent

parler de vision ou d‟imagination originale plutôt que d‟écriture. (Problèmes du nouveau

roman 19-20)

Bien que Ricardou considère la littérature comme écart par rapport au monde réel, il lui manque de lier d‟un lien explicite cette conception de la littérature à la spécificité de la métaphore proustienne. L‟analogie entre la littérature et la métaphore ne fait que se refléter implicitement dans son analyse. D‟autres critiques s‟accordent avec Ricardou sur le fait que la littérature soit une nouvelle vision du monde, et considèrent la métaphore comme technique apte

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à traduire cette nouvelle vision. Ce rapport intime de la métaphore proustienne et de sa vision du monde est bien analysé par Jean Milly :

ce procédé crée un art de la métaphore, selon le propre terme de Proust (métaphore étant prise dans son sens très général et pouvant s‟appliquer à des comparaisons directes ou implicites). Puisque la réalité artistique consiste dans le rapport établi entre deux objets, deux idées, deux sensations, le fait littéraire essentiel est de les mettre tous deux en présence l‟un de l‟autre, au lieu de s‟en tenir à celui que présentent nos sens, trompés par l‟habitude et le raisonnement. Ce rapport, qui est unique, « l‟écrivain doit le retrouver pour en enchaîner à jamais dans sa phrase les deux termes différents ». (Proust et le style 88)

Pour Milly, la métaphore constitue une nouvelle vision du monde en rapprochant deux termes différentes pour établir un rapport inédit entre les deux, c'est-à-dire, le rapport nécessaire d‟analogie qui remplace le rapport contingent de contigüité. Par conséquent, « l‟usage de la métaphore est présenté [. . .] avec ses implications théoriques : elle est le moyen de réaliser l‟art en arrêtant la fuite du temps » (90).

Bien que Milly, fidèle à Proust, reconnaisse la métaphore proustienne comme une vision inédite du monde, il revoie la métaphore au monde plutôt qu‟à la littérature. La conception proustienne de l‟œuvre d‟art et son analogie avec la métaphore ne sont pas du tout traitées dans son étude. En revanche, cette conception de l‟œuvre d‟art fait l‟objet d‟une analyse approfondie dans L’esthétique de Marcel Proust par Luc Fraisse.

A travers une analyse thématique perspicace, Fraisse relève les commentaires extradiégétiques qui jouent un rôle autoréflexif. Il constate ainsi la différence foncière entre la vision de l‟artiste qui s‟exprime à travers le style et la perception conditionnée par l‟habitude et le langage ordinaire :

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La réalité extérieure, que nous croyons a priori préformée devant nous, est bien plutôt

fabriquée par nos sens, puisqu‟un regard suffit à fixer un bruit, et l‟accoutumance à faire

disparaître de notre vue les objets usuels. Cette réalité agressive qui surgit quand la

perception est en rupture d‟habitudes, l‟homme courant Ŕ le héros à Balbec Ŕ la redoute et

la fuit ; c‟est elle au contraire que nous découvre l‟art, c‟est elle que recherche l‟artiste

[. . .]. Le travail de l‟artiste consiste à remonter à rebours nos habitudes de perception,

« la littérature ayant pour but de découvrir la Réalité en énonçant des choses contraires

aux choses usuelles ». (32)

La critique de Fraisse constitue une critique métafictionnelle dans la mesure où elle a pour objet d‟étude la théorie esthétique exprimée dans l‟œuvre proustienne elle- même. De plus, elle accorde à l‟écart sa juste place dans la création de l‟œuvre d‟art.

Cependant, Fraisse semble négliger le lien entre l‟autoréflexivité et le style le plus caractéristique de la Recherche, à savoir la métaphore. Néanmoins, la métaphore qui caractéristique le style proustien n‟est pas seulement une vision qui se distingue de la perception habituelle du monde, mais elle reflète, par sa structure même, la conception de l‟œuvre d‟art comme rupture par rapport à la perception et au langage ordinaire.

Si l‟analyse thématique de Fraisse adopte une perspective largement métafictionnelle, l‟étude philosophique de Vincent Descombes Proust : Philosophie du roman, semble faire un autre pas vers une critique métafictionnelle de la Recherche. Elle le fait en plaçant la Recherche dans le cadre du roman philosophique dont il esquisse quatre modèles :

I. Une partie du roman porte la pensée du roman tout entier ;

II. Le tout du récit romanesque est la communication directe de la pensée du roman ;

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III. Le tout du roman est la communication indirecte d‟une pensée du roman qu‟il n‟est

pas possible de communiquer directement ;

IV. Le tout du roman est la communication indirecte d‟une pensée du roman qu‟il est

possible de communiquer directement. (43)

Les ayant à peine esquissées, Descombes constate qu‟« aucune de ces hypothèses ne semble valoir pour la Recherche » (43), car elles semblent toutes contredire la conception proustienne de l‟œuvre d‟art qui dénonce la dénotation, le raisonnement, la fragmentation et le symbolisme obscur. Mais si « la pensée philosophique à communiquer » ici en question est justement la conception de l‟œuvre d‟art, toutes ces contradictions disparaissent d‟emblée, car les réflexions théoriques, en ne concernant que l‟œuvre elle-même, ne risquent plus de fragmenter l‟œuvre. D‟autre part, divers niveaux structuraux du roman pourraient refléter indirectement la conception de l‟œuvre d‟art sans compromettre la cohérence de l‟œuvre ni la clarté du récit. Par conséquent, les quarte modèles esquissés par Descombes pourraient tous se manifester dans la Recherche, comme diverses techniques d‟autoréflexion sur la conception proustienne de l‟œuvre d‟art. En effet, ces quatre modèles correspondent en quelque sorte aux techniques métafictionnelles inaugurées par les théoriciens de la métafiction postmoderne.

Pour Proust, la métaphore est une vision du monde qui ne peut se traduire que par l‟œuvre d‟art. La métaphore n‟est donc pas une technique employée par l‟artiste pour rendre cette vision, mais l‟œuvre d‟art elle-même. La création de l‟œuvre est un processus de métaphorisation, et c‟est dans cette conception de l‟œuvre d‟art comme métaphore que l‟on trouverait la justification la plus poignante de l‟éloge qu‟Aristote fait sans réserve de l‟artiste de la métaphore. La notion de l‟œuvre d‟art comme métaphore comprend deux aspects essentiels :

1) l‟œuvre d‟art comme totalité où la fragmentation du sens littéral engendre un ou de

13 nouveau(x) sens métaphorique(s) ; 2) le rapport métaphorique entre l‟œuvre d‟art, le monde réel et l‟artiste, c'est-à-dire une essence commune entre trois mondes différents. Par conséquent, non seulement le rapport entre l‟œuvre d‟art et le monde sensible s‟avère métaphorique, celui entre les différents types d‟art l‟est aussi. En ce sens, il est significatif que dans la Recherche, l‟art de la métaphore soit enseigné à Marcel par le peintre Elstir et par le musicien Vinteuil, plutôt que par l‟écrivain Bergotte.

Cette conception de l‟œuvre littéraire converge avec la théorie de la métaphore de Paul

Ricœur, dans laquelle ce n‟est plus la ressemblance, mais l‟écart et la métonymie, qui jouent un rôle déterminant. Pour Ricœur comme pour Proust, la métaphore en tant que « miniature » de l‟œuvre littéraire, joue un rôle plutôt autoréflexif qu‟expressif. Dans le premier chapitre de mon

étude, je vais d‟abord présenter la théorie de la métaphore selon Paul Ricœur, et montrer comment elle diffère de sa définition classique. Ensuite, je présenterai les théories métafictionnelles comme fondements à l‟analyse de l‟autoréflexivité de la métaphore proustienne.

J‟ai déjà constaté que la métaphore ordinale analysée par Ricardou cesse d‟être moyen d‟expression pour devenir mécanisme structural et producteur. Mais chez Ricardou, la nature autoréflexive de la métaphore proustienne reste implicite. De plus, c‟est seulement la nature productrice de la littérature qui se reflète dans la métaphore ordinale. Les autres aspects de l‟œuvre littéraire, tels que l‟écart, la métonymie, les fonctions heuristique et esthétique, ne sont pas traités par Ricardou, ni par personne d‟autre. Mon deuxième chapitre aura donc pour objet d‟analyse ces divers aspects de l‟œuvre et les manières dont ils se reflètent dans la métaphore proustienne.

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Quant à la métaphore configurale relevée par Ricardou, elle pourrait fonctionner comme mise en abyme de la narration métaphorique. Cette fonction métafictionnelle de la métaphore proustienne, bien qu‟implicitement indiquée par Ricardou, a jusqu‟ici échappé à la critique littéraire, et semble exiger une attention particulière. Je consacrerai mon troisième chapitre à l‟analyse de la forme la plus proprement métafictionnelle de métaphore, à savoir la mise en abyme. Cette analyse technique conduira mon étude aux deux chapitres suivants, qui traiteront respectivement les deux objets de l‟autoréflexion Ŕ propres aux théoriciens métafictionnels Ŕ, à savoir la nature narrative et linguistique du roman. Pour souligner l‟importance de la métaphore chez Proust, ces deux derniers chapitres, qui commenceront chacun par une analyse narrative ou linguistique, s‟achèveront par un retour à la nature autoréflexive de la métaphore proustienne.

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1 Parmi d‟autres ouvrages critiques sur la métaphore proustienne, celui de Luz Aurora Pimentel Metaphoric Narration : Paranarrative Dimensions in A la recherche du temps perdu se concentre sur la fonction narrative de la métaphore proustienne ; Marcel Proust and the Text as Macrometaphor de Lois Marie Jaeck compare la structure du texte proustien à la métaphore classique.

2 Voir la Recherche IV 474 : « le style pour l‟écrivain aussi bien que la couleur pour le peintre est une question non de technique mais de vision. Il est la révélation, qui serait impossible par des moyens directs et conscients, de la différence qualitative qu‟il y a dans la façon dont nous apparaît le monde, différence qui, s‟il y n‟y avait pas l‟art, resterait le secret éternel de chacun ».

3 Voir la Recherche IV 457 : « D‟une autre façon, des impressions obscures avaient quelques fois déjà à Combray du côté de Guermantes, sollicité ma pensée, à la façon de ces réminiscences, mais qui cachait non une sensation d‟autres fois mais une vérité nouvelle, une image précieuse, que je cherchais à découvrir par des efforts du même genre que ceux qu‟on fait pour se rappeler quelque chose [. . .]. Dans un cas ou dans l‟autre, qu‟il s‟agisse d‟une impression comme celle que m‟avait donnée la vue des clochers de Martinville, ou de réminiscences comme celle de l‟inégalité des deux marches ou le goût de la madeleine, il faut tâcher d‟interpréter les sensations comme les signes d‟autant de lois et d‟idées, en essayant de penser, c‟est-à-dire de sortir de la pénombre ce que j‟avais senti, de le convertir en un équivalent spirituel. Or ce moyen qui me paraissait le seul, qu‟était-ce autre chose que faire une œuvre d‟art ? »

4 Voir Paul Ricœur La métaphore vive 279.

5 Voir Paul Ricœur La métaphore vive 145 : « S. Ullmann ajoute deux importants compléments. D‟abord la relation nom-sens est rarement [. . .] une relation terme à terme : un nom pour un sens. Pour un sens il peut y avoir plusieurs noms, c‟est le cas de la synonymie, et, pour un nom, plusieurs sens, c‟est le cas de l‟homonymie [. . .] et surtout, on le verra plus loin, celui de la polysémie. Ensuite, il faut adjoindre, aussi bien à chaque nom qu‟à chaque sens, un „champ associatif‟ qui fait jouer les relations de contigüité et de ressemblance, soit au plan du nom, soit au plan du sens, soit aux deux plans à la fois ; c‟est cette adjonction qui permettra tout à l‟heure de distinguer quatre sortes de changements de signification et de localiser parmi eux la métaphore. » Voir aussi 156 : « Mais d‟autre part, la métaphore prend appui sur un caractère du code, à savoir la polysémie ; c‟est à la polysémie qu‟elle vient en quelque sorte s‟ajouter lorsque la métaphore, cessant d‟être innovation, devient métaphore d‟usage, puis cliché ; le circuit est alors bouclé entre langue et parole. Ce circuit peut se décrire ainsi : polysémie initiale égale langue ; métaphore vive égale parole ; métaphore d‟usage égale retour de la parole à la langue ; polysémie ultérieure égale langue ».

6 Voir Jean Ricardou, Nouveaux problèmes du roman 103.

16

CHAPITRE I : METAPHORE ET METAFICTION

La métaphore et la littérature

La métaphore est un concept vénérable, dont les sens ont évolué d‟une façon complexe et non linéaire. Successivement ou simultanément, elle fait l‟objet d‟étude d‟une multitude de disciplines : la philosophie, la sémantique, la rhétorique, la poétique, la stylistique, la linguistique et la psychologie. Ce qui m‟intéresse ici, c‟est surtout son rapport avec la théorie et la critique littéraires. On peut dire que la métaphore, dès l‟antiquité, est toujours l‟insigne de la littérature, comme le dit Aristote : « the greatest thing by far is to have a command of metaphor. This alone cannot be imparted to another: it is the mark of genius» (Ullmann, Style in the French Novel

210). Bien que la notion de métaphore et celle de littérature aient, chacune de son côté, subi des changements multiples, il y a toujours une correspondance, voire une influence réciproque entre les deux : à chaque conception de la métaphore, correspond une théorie de la littérature.

A l‟âge classique, la métaphore est considérée comme la substitution d‟un mot par un autre, fondée sur la ressemblance des sens et régie par les règles des traités rhétoriques. A cette définition de la métaphore corresponde sa fonction ornementale et connotative de littérature, et la conception de la littérature comme un système de signes conventionnels.

Le romantisme a renouvelé la notion d‟image en remplaçant la métaphore conventionnelle ou usée par la métaphore vive ou inédite; ainsi l‟image n‟est plus figure rhétorique mais elle exprime une vision originale de l‟écrivain. A cette conception de la métaphore s‟associe la théorie de l‟œuvre littéraire comme imitation du processus de création.

17

Avec le réalisme romanesque du dix-neuvième siècle, qui prétend représenter la réalité objective par des descriptions minutieuses et littérales, la métaphore semble perdre son privilège en tant que signe de littérature. Bien que chez Balzac, la métaphore soit toujours utilisée comme moyen de caractérisation des personnages ou de description des milieux, les ouvrages des frères

Goncourt ne sont qu‟« une littérature de notation », dont Proust fait un pastiche feint dans la

Recherche, pour mieux mettre en lumière sa propre différence. Même chez Flaubert, dont Proust admire le « verni » du style, la métaphore fait presque totalement défaut.7 Le roman réaliste s‟avère ainsi prophétiser par la pratique la distinction théorique de Roman Jakobson entre la prose et la poésie selon la primauté de la métonymie ou de la métaphore.8

La théorie des correspondances de Baudelaire a contribué à la sacralisation et à l‟universalisation de la métaphore, à travers les œuvres symbolistes. Tandis que la correspondance horizontale détermine l‟organisation interne de l‟œuvre aussi bien que le rapport entre différents types d‟œuvres d‟art et le monde sensible, la correspondance verticale (le symbolique) est au cœur du rapport entre l‟œuvre d‟art et l‟univers invisible (les idées).9 Par conséquent, la littérature n‟est plus l‟imitation du monde réel, mais un univers parallèle qui a un rapport métaphorique avec le monde, c'est-à-dire, une essence commune dans leur structure interne malgré, voire à cause de, leur différence foncière. Cette notion de la métaphore comme correspondance entre divers systèmes de signes se reflète dans la notion de l‟œuvre d‟art en tant que l‟équivalent macrocosmique de la métaphore.

Le surréalisme, sous l‟influence de la psychologie freudienne,10 a fait de l‟image métaphorique le paradigme de l‟écriture automatique, mais au fond, il ne fait qu‟opérer un retour

à la théorie classique de la littérature comme représentation. Seulement, l‟objet de la représentation est déplacé du domaine du réel perceptible et des pensées conscientes dans le

18 domaine du rêve et des pensées inconscientes, qui fonctionnent toujours par ressemblance et par substitution.

En réaction contre le surréalisme, le nouveau roman français a d‟abord rejeté la métaphore de sa pratique, mais elle n‟est bannie de la description que pour devenir un mécanisme de production textuelle et une technique métafictionnelle Ŕ le générateur et la mise en abyme de la narration. A cette fonction de la métaphore correspond la notion de la littérature comme production. La rencontre de la métaphore et de la métafiction dans le nouveau roman français met en évidence le rapport intime entre la conception de la métaphore et celle de la littérature. Mais bien avant le nouveau roman, cette rencontre s‟est déjà effectuée, notamment dans A la recherche du temps perdu de Marcel Proust.

Il est évident, pour ceux qui ont lu la Recherche, que la métaphore y atteint son apogée par sa fréquence, par son étendue textuelle et par sa diversité formelle, structurale et fonctionnelle. La métaphore proustienne englobe plusieurs figures en dehors de la métaphore proprement dite, y compris la comparaison, la métonymie, la synecdoque et l‟ironie. Au niveau structural, elle atteint une complexité inouïe. Au niveau fonctionnel, la métaphore proustienne joue un rôle important non seulement dans la description, mais aussi dans la narration et dans l‟autoréflexion. Cependant, l‟originalité de Proust réside en ce que la métaphore, chez lui, n‟est plus une question de technique mais de vision Ŕ une vision du monde métaphorique qui ne peut s‟exprimer que par l‟œuvre d‟art. Autrement dit, l‟œuvre est une métaphore au niveau macrocosmique, ou inversement, la métaphore est une œuvre en miniature. Cette analogie entre l‟œuvre et la métaphore implique une conception de la métaphore différente de sa définition classique : elle n‟est plus une substitution d‟un mot par un autre semblable, mais un nouveau sens créé par une syntaxe inédite, un nouveau système de rapports entre les mots et les phrases.

19

En même temps que la métaphore devient une réflexion sur l‟œuvre entière, elle joue un rôle métalittéraire.

Les théories de la métaphore

Dans La métaphore vive, Paul Ricœur retrace l‟évolution du concept de la métaphore depuis Aristote jusque à nos jours. Selon Aristote, la métaphore se définit comme un déplacement de sens au niveau du mot et par conséquent, elle englobe tous les tropes où il y a substitution d‟un mot par un autre, selon un rapport d‟analogie, de contiguïté, ou d‟inclusion. Ce qui constitue la métaphorisation aristotélicienne, c‟est d‟abord l‟écart entre le langage ordinaire et le langage figural, puis l‟emprunt d‟un nom qui désigne une autre chose, et finalement la substitution du nom emprunté au nom ordinaire (30). Seule la métaphore selon le rapport d‟analogie a été reconnue comme telle dans la rhétorique classique, qui est une rhétorique restreinte (30). Les deux autres déplacements de sens sont tombés dans les catégories de la métonymie et de la synecdoque. Ce que la rhétorique classique souligne, c‟est la ressemblance entre les deux termes (le terme propre et le terme emprunté) de la substitution. La notion de métaphore basée sur le mot implique trois caractéristiques étroitement liées : la ressemblance entre deux mots, la substitution d‟un mot par un autre, la fonction purement ornementale de la métaphore.

La linguistique saussurienne a renforcé la notion de métaphore au niveau du mot. Cette notion a été poussée encore plus loin par la théorie de la signification de Roman Jakobson, qui a postulé le système de signification selon deux axes Ŕ l‟axe de la sélection (le paradigme) et l‟axe de la combinaison (le syntagme) Ŕ qui correspondent, respectivement, à la métaphore et à la métonymie.11 La transposition des termes rhétoriques au domaine linguistique constitue elle-

20 même une opération métaphorique, et a pour conséquence d‟effectuer une fusion entre la rhétorique et la linguistique. Un effet est la réduction de toute figure à la métaphore et à la métonymie, un deuxième, la distinction infranchissable entre les deux figures électives. Un troisième, d‟une importance cardinale, est l‟élargissement du champ de la contiguïté, la source de la métonymie, de l‟univers référentiel à l‟univers textuel. Ce déplacement de la métonymie au niveau textuel a une implication importante dans la théorie prédicative que je vais présenter plus loin. Chez Jakobson, les figures, ainsi devenues des opérations linguistiques, cessent d‟être purement ornementales pour entrer dans un système de signification. Mais la métaphore reste la substitution d‟un mot par un autre, basée sur la similitude.

Les philosophes anglais, qui s‟intéressent plus à la sémantique qu‟à la linguistique, ont

érigé une théorie de la métaphore tout à fait différente : pour eux la métaphore se base sur la phrase qui est l‟unité du sens dans le discours (La métaphore vive, 87-128). Ici ce n‟est plus la similitude et la substitution d‟un mot par un autre qui engendrent la métaphore, mais l‟incohérence entre le sens d‟un mot et son contexte immédiat dans la phrase. Ricœur parle de la détermination du sens métaphorique d‟un mot par l‟axe métonymique :

Pour que la sélection soit elle-même libre, il faut qu‟elle résulte d‟une combinaison

inédite créée par le contexte et par conséquent distincte des combinaisons préformées

dans le code ; autrement dit, c‟est du côté des liaisons syntagmatiques insolites, des

combinaisons neuves et purement contextuelles, qu‟il faut chercher le secret de la

métaphore. (230)

L‟écart entre les sens habituels du mot et le contexte a pour conséquence première de libérer le mot non seulement de son sens ordinaire mais aussi de son réseau polysémique déjà

établi. L‟écart fournit ainsi l‟espace pour l‟épanouissement sémantique du mot par associations

21 métaphorique et métonymique, avant qu‟un de ces sens virtuels ne soit choisi par le contexte pour établir une nouvelle pertinence globale. Cette définition de la métaphore reconnaît l‟importance primordiale de l‟écart et du contexte, plus précisément, du rapport métonymique textuel. Le rapport analogique perdant son caractère de détermination, la métaphore classique s‟élargit pour englober toute opération linguistique où il y a écart par rapport au langage ordinaire. Cette conception de la métaphore entre dans la définition du style littéraire selon laquelle le fondement du style est l‟écart par rapport au langage habituel.12

On voit que la notion d‟écart chez Aristote reste intacte dans la métaphore basée sur la phrase, bien qu‟elle soit déplacée de l‟usage du mot (entre sens littéral et figural) au niveau du sens de l‟énoncé (entre l‟isotopie et sa disruption). De la théorie du mot à la théorie de la phrase, ce qui semble être sacrifié, c‟est la similitude. Par conséquent, c‟est la différence qui est mise en lumière : différence entre le sens propre d‟un mot et son contexte immédiat, entre son sens propre et son sens figuré, entre la fragmentation du sens littéral et la cohérence du sens figural de l‟énoncé.

Ainsi la ressemblance a-t-elle perdu son statut de critère dans la création métaphorique.

Pourtant, chez Ricœur, elle rentre en jeu dans la métaphore par une autre porte et à un niveau plus haut : celui du sens métaphorique engendré par la contradiction littérale :

Le sens métaphorique en tant que tel n‟est pas la collision sémantique, mais la nouvelle

pertinence qui répond à son défi. [. . .] C‟est dans cette mutation de sens que la

ressemblance joue son rôle. [. . .] Ce qui fait la nouvelle pertinence, c‟est la sorte de

« proximité » sémantique qui s‟établit entre les termes en dépit de leur « distance ». Des

choses qui jusque-là étaient « éloignées » soudain paraissent « voisines ». (246)

Si

22

Si la métaphore classique correspond au proverbe « ce qui se ressemble se rassemble », on peut résumer la définition prédicative de la métaphore par sa parodie « ce qui s‟assemble se ressemble ». Si la linguistique ne s‟intéresse pas au référent, la métaphore du mot ne s‟y intéresse non plus, parce que toutes les deux se rapportent au signe linguistique qui ne renvoie qu‟à lui-même. Alors que le signe fonctionne par différence interne, la phrase renvoie toujours à une référence externe (273). Donc, une théorie prédicative de la métaphore ne peut ignorer le référent.

Selon Ricœur, si la phrase possède toujours un référent, ou une dénotation dans le monde réel, la référence devient problématique dans l‟œuvre littéraire, qui est un discours complexe, une totalité irréductible à la somme des phrases. L‟œuvre littéraire n‟a pas de référent ni de dénotation dans le monde réel. Au lieu de représenter le monde, elle crée par sa forme et à travers sa structure un univers nouveau. C‟est par le biais de l‟œuvre littéraire que Ricœur aborde la problématique du référent dans la métaphore au niveau de la phrase : le monde que déploie l‟œuvre littéraire est comme le référent correspondant au sens métaphorique. Du même coup il établit une analogie étroite entre la métaphore et l‟œuvre littéraire. Autrement dit, l‟œuvre littéraire est une métaphore au niveau du discours, ou pour utiliser les mots de Ricœur :

« La métaphore est un poème en miniature » (279).

C‟est parce que le poème ou la métaphore suspendent la référence au monde réel, qu‟ils peuvent créer leurs propres références par un sens métaphorique. Et cette réalité créée correspond à une vérité plus profonde du monde réel qui ne peut se dévoiler que par l‟œuvre d‟art ou la métaphore. C‟est ce que Ricœur appelle « la fonction heuristique de la métaphore poétique » (311).

23

La notion de l‟art comme métaphore théorisée par Ricœur se fonde sur trois caractéristiques de la métaphore selon la théorie prédicative: d‟abord la disruption de l‟isotopie du contexte immédiat de l‟énoncé, ensuite l‟établissement d‟une nouvelle pertinence sémantique, finalement la recréation d‟un référent métaphorique. Ces trois caractéristiques de la métaphore mènent à sa fonction heuristique. Au schéma classique de la métaphore : ressemblance- substitution-ornement, l‟œuvre-métaphore en oppose un autre : écart-interaction-dévoilement. Si la notion classique de la métaphore correspond à l‟art représentatif, la deuxième notion de la métaphore est solidaire de l‟art moderne.

La notion de l‟œuvre d‟art comme métaphore souligne trois caractéristiques fondamentales de l‟œuvre : 1) l‟écart entre le langage de la représentation et le langage littéraire.

2) le rapport interne entre les parties qui forment un tout. 2) la création d‟un sens métaphorique

Ŕ d‟un référent nouveau qui n‟imite pas le monde réel, mais en dévoile une vérité profonde et inaccessible par la perception habituelle et le langage ordinaire. Par- là elle converge avec la notion de l‟œuvre d‟art comme symbole inaugurée par les romantiques allemands puis héritée par les symbolistes français. L’absolu littéraire de Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy présente une analyse détaillée et approfondie des écrits esthétiques et philosophiques du romantisme allemand du début du dix-neuvième siècle, et ils le résument ainsi : « Le romantisme, c‟est l‟absolu littéraire » (20). Selon les auteurs de l‟ouvrage, « l‟absolu » se manifeste à trois niveaux. D‟abord, c‟est « la généricité » et « la générativité de la littérature, se saisissant et se produisant elles-mêmes en une Œuvre inédite, infiniment inédite, l‟absolu, par conséquent, de la littérature. Mais aussi son ab-solu, sa mise à l‟écart dans la parfaite clôture sur soi (sur sa propre organicité) » (21). Ensuite, c‟est la littérature comme « production, absolument parlant [. . .] la chose littéraire y produit la vérité de la production en soi, et donc,

24

[. . .] de la production de soi, de l‟autopoïesie. Et s‟il est vrai que l‟auto-production forme l‟instance ultime de la clôture de l‟absolu spéculatif, il faut reconnaître dans la pensée romantique non seulement l‟absolu de la littérature, mais la littérature en tant que l‟absolu » (21).

Finalement, c‟est la « littérature se produisant en produisant sa propre théorie. L‟absolu littéraire, c‟est aussi, et peut-être avant tout, cette absolue opération littéraire» (22). Les trois sens de l‟absolu littéraire érigent un pont entre la théorie de l‟œuvre comme métaphore et celles de la métafiction. Le premier sens de l‟absolu littéraire souligne l‟aspect de l‟œuvre comme un tout et fait référence à la théorie prédicative de la métaphore. Le deuxième met en lumière l‟aspect de l‟œuvre comme production et reflet du rapport métaphorique entre la création du monde et celle de l‟œuvre d‟art, et par conséquent, il se situe au croisement entre la théorie de la métaphore et celles de la métafiction. Tzvetan Todorov a fait une étude poussée de la naissance et de l‟évolution du terme « symbole », dont il trace la racine dans le romantisme allemand :

Dans ce nouveau cadre, l‟œuvre et la nature ont en commun d‟être des totalités closes,

des univers entiers Ŕ puisque la création des œuvres n‟est en rien différente de celle du

monde et qu‟il en va de même des produits créés. La ressemblance ne se situe plus dans

l‟apparition des formes similaires, mais dans la possession d‟une structure interne

identique. (Théorie du symbole 186)

Le déplacement de la ressemblance du contenu à la structure fait écho à la théorie prédicative de la métaphore selon laquelle le contexte Ŕ le rapport métonymique du texte Ŕ détermine le sens métaphorique. L‟essence commune entre le texte littéraire et le monde réel se révèle dans l‟identité de la structure : les interactions réciproques des parties forment un tout organique. Ainsi, l‟œuvre d‟art opère le dévoilement d‟une vérité absolue du monde réel : son unité et sa totalité irréductible.

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Si les deux premiers sens de l‟absolu littéraire rejoignent la conception de l‟œuvre d‟art comme métaphore, le troisième opère un véritable déplacement de l‟emphase vers la métafiction. Et les trois sens de l‟absolu littéraire sont hiérarchisés pour mettre en valeur le troisième, qui n‟est rien d‟autre que l‟autoréflexivité de la littérature. Il est impossible de ne pas voir, dans le romantisme allemand, l‟analogie avec, voire la source des théories métafictionnelles postmodernes.

Les théories de la métafiction

Le terme « métafiction » a été proposé par des critiques américains. Dans Fabulation and Métafiction, Robert Scholes esquisse une première définition de la métafiction. Pour commencer, il revendique la nature imaginaire de la fiction, nature essentielle de la fiction mais qui a été condamnée à l‟oubli depuis le réalisme du dix-neuvième siècle (2).

Cependant, Scholes ne prétend pas que la fiction soit pure affabulation qui n‟a rien à voir avec la réalité : « Modern fabulation, like the ancient fabling of Aesop, tends away from direct representation of the surface of reality but returns towards actual human life by way of ethically controlled fantasy » (3). Ce retour à l‟imaginaire est nécessaire parce que « one of the most poignant episodes of that era ( in the mid-60‟s) in the history of fiction was drawing to its close

[. . .] the positivistic basis for traditional realism had been eroded, and that reality, if it could be caught at all, would require a whole new set of fictional skills » (4). Scholes propose ensuite la définition de la métafiction comme « experimental fabulation » caractérisée par « a turning back toward the stuff of history itself and reninvigorating it with an imagination tempered by a decade and more of fictional experimentation » (4). La définition de la métafiction la rend ainsi synonyme du mot “surfiction” inventé par Raymond Federman, selon qui

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the only fiction that stills means something today is that kind of fiction that tries to

explore the possibilities of fiction: the kind of fiction that challenges the tradition that

governs it: the kind of fiction that constantly renews our faith in man‟s imagination and

not in man‟s distorted vision of reality Ŕ it reveals man‟s irrationality rather than man‟s

rationality. (Surfiction 7)

Comme Scholes, Federman souligne la nature imaginaire de la fiction par opposition à la causalité, la forme paradigmatique de la rationalité, qui gouverne le roman traditionnel.13

Pourtant le préfixe « sur » dans le terme « surfiction » ne se contente pas d‟être justifié par la nature imaginaire de la fiction, il renvoie à la nature fictionnelle de la réalité, comme Federman l‟écrit plus loin : « This I call SURFICTION. However, not because it imitates reality, but because it exposes the fictionality of reality » (7).

Bien que Scholes et Federman reconnaissent la primauté de l‟imagination dans la fiction, et qu‟en déplaçant l‟objet de la représentation du réel à l‟imaginaire ils fassent un premier pas vers la renonciation du réalisme romanesque, la notion de fiction comme représentation persiste chez eux.14 C‟est toujours le signifié du roman, l‟histoire, qui est le point de focalisation. Par contre, la nature linguistique et narrative de la fiction, c'est-à-dire l‟importance de la structure signifiante reste toujours secondaire dans leurs théories comme dans le classicisme et le réalisme.

Patricia Waugh, dans Metafiction, publié quelques années plus tard, donne une définition plus spécifique de la métafiction : « Metafiction is a term given to fictional writing which self- consciously and systematically draws attention to its status as an artefact in order to pose questions about the relationship between fiction and reality» (2). Elle précise ensuite cette relation: « In providing a critique of their own methods of construction, such writings not only

27 examine the fundamental structures of narrative fiction, they also explore the possible fictionality of the world outside the literary fictional text » (2).

Selon Waugh, la métafiction dévoile la nature fictionnelle de la réalité du monde à plusieurs niveaux, par le moyen de l‟analogie : les personnages de la fiction renvoient à la construction et à l‟apprentissage des rôles dans la société ; la construction du monde fictionnel par le langage fait allusion à la construction de la réalité par les discours social, scientifique et philosophique. Mais l‟analogie ne s‟arrête pas là. La fiction et la réalité du monde ont quelque chose en commun avec le langage lui-même : tous les trois sont fondés sur des conventions. La métafiction a donc pour tâche d‟exposer non seulement les conventions du langage, mais toutes les autres qui régissent sa réalisation.

La métafiction opère ainsi un dévoilement de la nature fictive de la réalité à travers deux

étapes : 1) l‟exposition de sa propre construction par le discours ; 2) par extension analogique, elle expose la même nature de construction de la réalité du monde. Cette vision de la réalité comme construction de langage et de discours ne répond pourtant pas à la question de l‟existence d‟une vérité en dehors du langage (ordinaire), et surtout pas à la question du rapport entre la fiction et le réel. Quel est le rapport entre l‟art romanesque et la vie ?

Une des théoriciennes principales de la métafiction, Linda Hutcheon, dans Narcissistic

Narrative, s‟interroge sur le rapport entre la fiction et la vie, en réfutant les deux points de vue extrêmes selon lesquels l‟art tantôt est une imitation de la vie (le roman réaliste), tantôt n‟a rien à voir avec elle (le roman moderne autoréflexif). Hutcheon constate que la fiction, depuis

Aristote, est toujours une imitation de la vie au niveau du processus de création, dans le sens que l‟enchaînement du récit est une imitation de l‟action.15 A la différence du roman réaliste qui prétend imiter la vie au niveau du produit (le contenu du roman représente la vie telle qu‟elle

28 est), « Modern metafiction is largely what shall be referred to here as a mimesis of process, but it grows out of that interest in consciousness as well as the objects of consciousness that constitutes the „psychological realism‟ of Woolf, Gide, Svevo, and Proust at the beginning of the century »

(5).

Par « l‟imitation du processus », Hutcheon n‟entend pas l‟enchaînement des événements en tant que l‟imitation de l‟action, comme chez Aristote, ni comme les romantiques l‟entendent en tant que mimesis de la création du monde, ni comme le romancier moderne l‟entend en tant que l‟imitation des mécanismes psychiques de l‟auteur. Son intérêt se déplace du côté de l‟auteur à celui du lecteur. Ce qui distingue la métafiction contemporaine du roman moderne, selon Hutcheon, c‟est la participation active du lecteur dans le processus de création.

Reading and writing belong to the processes of life as much as they do to those of art. It

is this realization that constitutes one side of the paradox of metafiction for the reader.

On the one hand, he is forced to acknowledge the artifice, the « art » of what he is

reading; on the other, explicit demands are made upon him, as a co-creator, for

intellectual and affective responses comparable in scope and intensity to those of his life

experience. In fact, these responses are shown to be part of his life experience [. . .]. This

two-way pull is the paradox of the reader. The text‟s own paradox is that it is both

narcissistically self-reflexive and yet focused outward, oriented toward the reader. (5)

Hutcheon se distingue de Waugh sur le rapport entre la fiction et la réalité : tandis que pour Waugh, l‟exposition de la nature linguistique et narrative de la fiction se limite à faire allusion à la réalité du monde, selon Hutcheon, elle mène à la participation active du lecteur. Le paradoxe de la métafiction résulte du double engagement du lecteur : il doit participer imaginativement à l‟action romanesque tout en étant conscient qu‟il est en train de lire une

29 fiction. Par conséquent, la difficulté du lecteur réside en ce que, libéré de l‟illusion référentielle dont il était dupe dans le roman réaliste, il se trouve chargé de la responsabilité de créateur du monde fictionnel à partir du texte et de ses expériences dans le monde réel. La lecture a donc ceci en commun avec la vie réelle : toutes les deux consistent en l‟interprétation des signes. Les deux ont un rapport à la fois métaphorique et métonymique : la lecture fait partie des activités de la vie et fonctionne comme leur miroitement.

Ici la théorie de Linda Hutcheon, qui voit le roman comme imitation du processus de création, converge en quelque sorte avec celle des théoriciens français représentés par Jean

Ricardou. Pour ce dernier, la littérature cesse d‟être la représentation d‟une chose préexistante ou l‟expression d‟une idée préconçue pour devenir une production par le langage.16 La notion de production rejoint celle de l‟imitation du processus dans son aspect temporel, mais elle en diffère

à un point déterminant dans la théorisation métafictionnelle. Pour Hutcheon, le concept d‟imitation persiste, bien qu‟il y subisse un déplacement de son objet du produit au processus.

Pour Ricardou, le concept d‟imitation est entièrement oblitéré : la fiction n‟est imitation ni au niveau du produit, ni au niveau du processus, sinon celle de son propre mécanisme de production. Ou encore mieux, Ricardou va plus loin dans la subversion du concept d‟imitation Ŕ il inverse le rapport entre le sujet et l‟objet de l‟imitation : ce n‟est plus la forme qui imite le contenu, mais la forme en tant que mécanisme générateur de l‟histoire, qui devient l‟objet de l‟imitation en se reflétant dans la fiction, à travers la technique de la mise en abyme.17 En donnant une primauté absolue au langage et à la narration et en évacuant la fiction de toute référence extérieure au texte, il s‟avère le plus fervent partisan de la métaphore et de la métafiction.

30

D‟ailleurs, les divergences entre Hutcheon et Ricardou semblent se manifester d‟autres manières. Dans Narcissistic Narrative, Hutcheon reproche à Ricardou de ne pas faire la distinction entre autoréflexivité linguistique et narrative (21-22), ce qui lui donne l‟occasion de présenter une étude typologique systématique des techniques métafictionnelles en les classifiant en quatre catégories :

There are texts which are, as has been mentioned, diegetically self-aware, that is,

conscious of their own narratives. Others are linguistically self-reflexive, demonstrating

their awareness of both the limit and the powers of their own language [. . .]. A further

distinction must be made, however, within these two modes, for each can be present in at

least two forms [. . .]. Overt forms of narcissism are clearly evident, usually explicitly

thematized or even allegorized within the “fiction.” In its covert form, however, this

process would be structuralized, internalized, actualized. (Hutcheon 7)

Ces quatre catégories résultent de toutes les combinaisons possibles entre les deux niveaux de distinction : linguistique et narrative, ouvert (explicite et thématique) et couvert

(implicite et structural). Cette classification emprunte, mais pour mieux s‟y opposer, celle de

Ricardou, qui contient elle aussi quatre catégories de l‟auto-représentation : 1) l‟auto- représentation verticale, descendante, expressive Ŕ dans laquelle le signifiant s‟efforce d‟imiter le signifié préalable, 2) l‟auto-représentation verticale, ascendante, productrice Ŕ dans laquelle le signifié imite le signifiant par la mise en abyme textuelle, 3) l‟auto-représentation horizontale, référentielle, expressive Ŕ la mise en abyme de l‟intrigue, 4) l‟auto-représentation horizontale, littérale, productrice Ŕ le jeu de langage comme générateur de la narration (Hutcheon 21-22).

Pourtant, la controverse entre la théorie de Hutcheon et celle de Ricardou n‟est qu‟une question de point de vue et de terminologie. Pour Ricardou et d‟autres structuralistes français, le

31 langage et la narration ne différent que par leur niveau d‟organisation. Pour eux la phrase est au récit, ce que chez Ricœur la métaphore est à l‟œuvre littéraire : elles sont le récit ou l‟œuvre en miniature.18 De ce point de vue, il n‟est plus nécessaire de faire la distinction entre le code linguistique et narratif. En ce qui concerne la distinction entre l‟autoréflexivité structurale implicite et l‟autoréflexivité thématique explicite de Hutcheon, elles correspondent respectivement, dans le système de Ricardou, à la fonction du langage comme générateur (4) et à la mise en abyme de la narration (2). Les divergences entre Hutcheon et Ricardou reflètent aussi la différence de l‟objet de leurs études : tandis que Hutcheon englobe les métafictions européennes et américaines, Ricardou se limite à l‟étude du nouveau roman français. Un autre ouvrage sur la métafiction, celui d‟Inger Christensen, explore le rapport entre la métafiction et le monde réel au niveau de la communication :

writers of metafiction focus on questions of primary importance not only to novelists, but

to man in general. Daily, the average human being acts out the basic situation of story-

telling [. . .] in the way that he makes use of words to impart his thoughts and past

experiences to others. In this situation man will find how words very often do not give an

adequate expression to what he wants to say. In addition, every user of words knows

how frequently others misunderstand one‟s utterances. The metafictionist deals with

these fundamental issues of communication by directing attention to the narrator, the

narrative, and the narratee in his work. (Metafiction 3)

La narration fictionnelle comme forme de communication révèle une autre analogie entre la fiction et la vie réelle. En attirant l‟attention du lecteur sur la narration, la métafiction renvoie

à la communication dans le monde réel, à son inefficacité et son inadéquation, souvent mises en

32 lumière par l‟impossibilité d‟écrire exprimée par le narrateur postmoderne. Inversement, le thème de la communication au niveau fictionnel constitue une mise en abyme de la narration.

Un trait commun chez ces théoriciens métafictionnels est la volonté de distinguer la métafiction postmoderne du roman autoréflexif du début du vingtième siècle, représenté par les

œuvres de James Joyce, de Virginia Woolf, et de Marcel Proust. En effet, ayant été inventée pour caractériser le roman contemporain, la notion de métafiction est censée strictement s‟appliquer à son objet. Pour distinguer la métafiction de l‟autoréférentialité moderne, Waugh constate :

Metafiction is a mode of writing within a broader cultural movement often referred to as

postmodernism. [. . .] Postmodernism can be seen to exhibit the same sense of crisis and

loss of belief in an external authoritative system of order as that which prompted

modernism. Both affirm the constructive powers of the mind in the face of apparent

phenomenal chaos. Modernist self-consciousness, however, though it may draw attention

to the aesthetic construction of the text, does not systematically flaunt its own condition

of artifice in the manner of contemporary metafiction. (Waugh 21)

Plus loin, elle caractérise l‟autoréflexivité moderne:

In short, self-reflexiveness in modernist texts generates « spatial form » [. . .]. However,

with texts like T. S. Eliot‟s interpretation of the poem, the reader must follow the

complex web of cross-references and repetitions of words and images which function

independently of, or in addition to, the narrative code of causality and sequence. The

reader becomes aware that meaning is constructed primarily through internal verbal

relationships, and the poem thus achieves a verbal autonomy, a « spatial form ». Such

33

organization persists in contemporary metafictional texts but merely as one aspect of

textual self-reflexivity. (23)

Le vocabulaire utilisé par Waugh montre qu‟elle considère « la forme spatiale » comme une forme de l‟autoréflexivité. En fait, le texte moderne se révèle à cheval entre la métaphore et la métafiction : métaphore à cause de la détermination du sens global par la métonymie textuelle, métafiction parce qu‟il entre par définition dans la catégorie de l‟autoréflexivité implicite

(structurale) dans la typologie de Hutcheon. Le fait de l‟avoir exclu dans cette typologie ne peut que résulter de la volonté de la part de la théoricienne de distinguer catégoriquement les deux sortes de métafictions modernes et postmodernes.

L‟art moderne ne se contente pas de sa forme spatiale autoréflexive. Par contre, il exalte la puissance de l‟art comme seule capable de dévoiler la réalité profonde du monde. Waugh, d‟ailleurs, n‟ignore pas cet aspect de l‟art moderne quand elle ajoute : « Whereas loss of order for the modernist led to the belief in its recover at a deeper level of the mind, for metafictional writers, the most fundamental assumption is that composing a novel is no different from composing or constructing one‟s „reality‟ » (24). La différence entre réflexivité moderne et métafiction postmoderne montre que du modernisme au postmodernisme, la fiction, l‟art romanesque a perdu sa fonction sacrée et sa puissance magique de révélateur de vérité pour devenir une forme de fiction parmi toutes les autres fictions construites par le langage, un miroir tendu à l‟artifice et à la relativité de la réalité du monde.

La distinction entre la métafiction postmoderne et le roman moderne (celui de Proust par exemple) dissimule pourtant une analogie profonde entre les deux : le rapport métaphorique entre la fiction et la réalité. Le roman moderne prétend dévoiler la vérité profonde du monde par la fiction ; la métafiction postmoderne, quant à elle, prétend dévoiler la réalité du monde, qui est

34 une fiction. Ce qui les différencie d‟abord, ce sont leurs objets respectifs : le monde et la réalité du monde. Ensuite, c‟est la nature de la vérité ou de la réalité : l‟un la présente comme essence, l‟autre comme construction.

Ces deux notions de réalité s‟accompagnent, chacune de son côté, d‟une conception différente de l‟art : l‟une exalte sa puissance, l‟autre souligne son inadéquation ; l‟une distingue le langage poétique du langage ordinaire, l‟autre met en lumière leur ressemblance. Bien que la notion de réalité et la conscience de sa propre (im)puissance diffèrent entre l‟art moderne et l‟art postmoderne, la nature analogique du rapport entre la fiction et la réalité ne change pas entre les deux périodes dont la démarcation a posé tant de difficultés aux théoriciens littéraires.

Selon Hutcheon, une autre différence entre le texte autoréflexif moderne et la métafiction postmoderne est le rôle du lecteur. Le texte moderne semble ne pas laisser autant de liberté à l‟interprétation du lecteur, car c‟est la psychologie de l‟auteur ou la structure interne du texte qui détermine le sens. Mais le rôle assigné au lecteur dans A la recherche du temps perdu est en quelque sorte symétrique de celui de l‟auteur : la tâche du lecteur comme interprète du signe linguistique et narratif le rend égal à l‟écrivain qui est interprète du signe sensible.3 Un rapport d‟analogie s‟établit ainsi entre le lecteur virtuel, le lecteur réel, et l‟auteur.

Une dernière différence que les théoriciens de la métafiction ont relevée, c‟est la manière dont le roman expose son artifice. Tandis que le roman moderne n‟est autoréflexif que par sa structure interne et spatiale, et par la mise en abyme du romancier (comme dans le

Künstlerroman), la métafiction postmoderne exhibe son artifice à travers les diverses techniques métafictionnelles Ŕ « linguistic and narrative awareness through overt thematisation or covert internalisation by the structure » (Hutcheon 7). Mais ce que ces théoriciens manquent de remarquer, c‟est que toutes ces techniques métafictionnelles ont déjà été utilisées par Marcel

35

Proust dans la Recherche, mais d‟une façon plus spécifique : non seulement la nature linguistique et narrative de la fiction, mais aussi et surtout la notion de l‟œuvre d‟art comme métaphore, sont thématisées et actualisées dans son œuvre.

36

7 Marcel Proust, Sur Baudelaire, Flaubert et Morand 64 : « Pour des raisons qui seraient trop longues à développer ici, je crois que la métaphore seule peut donner une sorte d‟éternité au style, et il n‟y a peut-être pas dans tout Flaubert une seule belle métaphore. Bien plus, ses images sont généralement si faibles qu‟elles ne s‟élèvent guère au-dessus de celles que pourraient trouver ses personnages les plus insignifiants ». 8 Voir Roman Jakobson, Essais de linguistique générale 61 : « La primauté du procédé métaphorique dans les écoles romantiques et symbolistes a été maintes fois soulignée mais on n‟a pas encore suffisamment compris que c‟est la prédominance de la métonymie qui gouverne et définit effectivement le courant littéraire qu‟on appelle « réaliste », qui appartient à une période intermédiaire entre le déclin du romantisme et la naissance du symbolisme et qui s‟oppose à l‟un comme à l‟autre.

9 Voir Charles Baudelaire, «Correspondances » dans Les fleurs du mal et autres poèmes 41. C‟est un poème manifeste de la théorie éponyme. La première strophe présente la correspondance verticale, tandis que la deuxième strophe illustre la correspondance horizontale :

«La Nature est un temple où de vivants piliers Laissent parfois sortir de confuses paroles ; L‟homme y passe à travers des forêts de symboles Qui l‟observent avec des regards familiers.

Comme de longs échos qui de loin se confondent Dans une ténébreuse et profonde unité, Vaste comme la nuit et comme la clarté, Les parfums, les couleurs et les sons se répondent ».

10 Voir Roman Jakobson, Essais de linguistique générale 65 : « La compétition entre les deux procédés, métonymique et métaphorique, est manifeste dans tout processus symbolique, qu‟il soit intrasubjectif ou social. C‟est ainsi que dans une étude sur la structure des rêves, la question décisive est de savoir si les symboles et les séquences temporelles utilisés sont fondés sur la contiguïté („déplacement‟ métonymique et „condensation‟ synecdochique freudiens) ou sur la similarité („ identification‟ et „symbolisme‟ freudiens) ».

11 Voir Paul Ricœur, La métaphore vive 224. Voir aussi Roman Jakobson, Essais de linguistique générale 61 : «Le développement d‟un discours peut se faire le long de deux lignes sémantiques différentes : un thème (topic) en amène un autre soit par similarité soit par contiguïté. Le mieux serait sans doute de parler de procès métaphorique dans le premier cas et de procès métonymique dans le second, puisqu‟ils trouvent leur expression la plus condensée, l‟un dans la métaphore, l‟autre dans la métonymie ».

12 Voir Pierre Guiraud, La stylistique. Selon l‟auteur, deux écoles de stylistique s‟opposent l‟une à l‟autre. Mais elles convergent sur le fondement du style : la variation et l‟écart. Selon la stylistique de l‟expression : « La notion de valeur stylistique postule donc l‟existence de plusieurs moyens d‟expression pour une même idée ; ce qu‟on appelle des variantes stylistiques dont chacune constitue une manière particulière d‟exprimer une même notion » (47). Selon la stylistique de l‟individu : « Le trait caractéristique est une déviation stylistique individuelle, une façon de parler particulière et qui s‟écarte de l‟usage normal ; tout écart de la norme dans l‟ordre du langage reflétant un écart dans quelque autre domaine » (75). Pour suivre la distinction saussurienne, la stylistique de l‟expression a comme l‟objet la langue, tandis que la stylistique de l‟individu se focalise sur la parole. Cela a pour conséquence que l‟écart dans le style de l‟individu transcende les variations statistiques inhérentes à la langue. Voir aussi Stephen Ullmann, Style in the French Novel 9: «The expressive force of a device depends in no small measure on whether it deviates from ordinary usage [. . .]. The second feature may be termed the principle of deviation from the norm ».

13 Voir Paul Ricœur, Temps et récit 82-84. Dès Aristote, l‟intrigue se définit comme l‟enchaînement causal des événements.

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14 Voir Jean Ricardou, Théorie du nouveau roman 24-25. Selon Ricardou, le déplacement de l‟objet de la représentation du monde réel au monde imaginaire ne change rien au principe de la représentation: c‟est toujours la représentation d‟une « entité antécédente » qui joue « tantôt la naïveté (elle s‟assimile au „réel‟), tantôt la ruse (elle se dit imaginaire) ». Il dit plus loin : « En un sens, textuel et imagination sont deux grandeurs contradictoires. A niveau d‟écriture, le texte ne se fait qu‟en refusant d‟exprimer un imaginaire. A niveau de lecture, par la permanente rigueur de sa littéralité, il rappelle à l‟ordre les hypostases qu‟à partir de lui l‟imagination tente toujours d‟établir. Ce n‟est pas le recours à un imaginaire plus ou moins débridé qui définit la littérature, c‟est le degré d‟activité d‟un texte. Ainsi le label roman, lié à l‟idée de fabulation, n‟est-il nullement un gage certain de littérature » (25).

15 Voir Aristote. La Poétique 65 : « Le rôle du poète est de dire non pas ce qui a eu lieu réellement, mais ce qui pourrait avoir lieu dans l‟ordre du vraisemblable ou du nécessaire [. . .] La poésie traite plutôt du général, la chronique du particulier. Le « général », c‟est le type de chose qu‟un certain type d‟homme fait ou dit vraisemblablement ou nécessairement ». A propos de l‟interprétation de ce passage, voir Paul Ricœur, Temps et récit 84 : « Autrement dit : le possible, le général ne sont pas à chercher ailleurs que dans l‟agencement des faits, puisque c‟est cet enchaînement qui doit être nécessaire ou vraisemblable. Bref, c‟est l‟intrigue qui doit être typique ».

16 Voir Jean Ricardou, Problèmes du nouveau roman 25 : « Loin de se servir de l‟écriture pour présenter une vision du monde, la fiction utilise le concept de monde avec ses rouages afin d‟obtenir un univers obéissant aux spécifiques lois de l‟écriture. A la réaliste banalisation qui prétend trouver dans le livre le substitut d‟un monde instable, l‟expression d‟un sens préalable, s‟oppose ainsi le déchiffrement créateur, tentative faite, à partir de la fiction, pour éclaircir cette vertu qui, inventant et agençant les signes, institue le sens même ».

17 Ibid. 25 : «La fiction ne reflète point le monde par l‟intermédiaire d‟une narration ; elle est, par un certain usage du monde comme la désignation à revers de sa propre narration. Ainsi dans La Recherche du temps perdu, toutes les expériences (madeleine, paves, etc.) et idéologies (esthétique picturale d‟Elstir, psychologie amoureuse de Swann, etc.) proposent une allégorie de la métaphore dont on sait qu‟elle est seule capable, selon Proust, de „donner une sorte d‟éternité au style‟».

18 Roland Barthes et al. Poétique du récit 10 : « le discours serait une grande „phrase‟ (dont les unités ne sauraient être nécessairement des phrases), tout comme la phrase, moyennant certaines spécifications, est un petit „discours‟». Voir aussi Gérard Genette, Figures III 75 : « Puisque tout récit Ŕ fut-il aussi étendu et aussi complexe que la Recherche du temps perdu Ŕ est une production linguistique assumant la relation d‟un ou plusieurs événement(s), il est peut-être légitime de le traiter comme le développement, aussi monstrueux qu‟on voudra, donné à une forme verbale, au sens grammatical du terme : l‟expansion d‟un verbe ». Par conséquent, Genette emprunte à la grammaire les termes tels que « temps », « mode » et « voix » pour analyser le discours du récit.

38

CHAPITRE II : L‟ŒUVRE D‟ART COMME METAPHORE

Les spécificités de la métaphore proustienne

Dans le chapitre précédant, j‟ai discuté de la place primordiale qu‟occupe la métaphore dans la Recherche. D‟abord, la métaphore joue un rôle dans la description ; c‟est ce que Jean

Ricardou appelle « la métaphore expressive ». Ensuite, elle fonctionne comme générateur textuel et mécanisme structural ; c‟est ce que Ricardou nomme « la métaphore ordinale ».

Finalement, la métaphore « configurale » joue un rôle métafictionnel en tant que mise en abyme de la narration proustienne.

Pourtant, la métaphore proustienne ne se limite pas à servir de technique descriptive, narrative, ou métafictionnelle. Elle reflète une vision du monde que seule l‟œuvre d‟art est capable d‟exprimer, c'est-à-dire, la notion de l‟œuvre d‟art non comme représentation, mais comme métaphore. Cette notion de l‟œuvre d‟art converge avec la théorie de la métaphore de

Paul Ricœur, héritier de la théorie prédicative de la métaphore des sémanticiens anglais. La théorie prédicative de la métaphore s‟oppose à celle de la rhétorique traditionnelle à deux niveaux : 1) la métaphore classique est la substitution d‟un mot par un autre basée sur la ressemblance, tandis que la métaphore prédicative se constitue par un nouveau rapport syntagmatique entre les mots et les phrases ; 2) selon la rhétorique classique, la métaphore n‟est qu‟une technique qui sert à exprimer une entité préalable à l‟œuvre, tandis que d‟après la théorie prédicative, l‟œuvre d‟art est une métaphore macrocosmique où les parties constituent un tout par leur interaction interne réciproque, pour créer son propre référent qui exprime une vision du monde réel.

39

Cette théorie souligne deux aspects essentiels de la métaphore ou de l‟œuvre d‟art : 1) l‟écart entre le langage ordinaire et le langage poétique ; 2) la détermination du sens métaphorique par le contexte ou le rapport métonymique. L‟importance de l‟écart et de la métonymie dans le processus de métaphorisation trouve son illustration concrète dans la métaphore proustienne au niveau microcosmique et dans l‟œuvre proustienne au niveau macrocosmique.

La métonymie et l‟écart dans la métaphore proustienne

L‟importance de l‟écart et de la métonymie, soulignée dans la théorie prédicative, trouve son expression concrète dans la métaphore proustienne. Dans la métaphore descriptive ou expressive, l‟écart entre le comparé et le comparant est souvent non seulement grand mais aussi mobile. Stephen Ullmann énumère cinq spécificités structurales de la métaphore proustienne, dont deux Ŕ les métaphores simultanées et les métaphores accumulées Ŕ mettent en relief l‟écart entre le comparé et le comparant en utilisant de multiples véhicules pour le même ténor. Dans le premier chapitre de cette étude, j‟ai présenté l‟analyse que fait Gérard Genette de l‟importance de la métonymie dans la métaphore proustienne. Elle distingue, on l‟a vu, la métaphore descriptive de la métaphore structurale et relève trois types de motivation métonymique. Dans le premier type, que Genette nomme la métaphore diégétique, la contiguïté référentielle motive la métaphore. Dans le deuxième, la métaphore filée, la contiguïté textuelle détermine ou justifie la métaphore ou la comparaison.

Le troisième type, la métaphore structurale, est représentée par l‟épisode de la petite madeleine. Ici la contiguïté référentielle et la métonymie textuelle servent à faire avancer la narration. Bien que la ressemblance semble indispensable pour le rappel du moment passé par la

40 sensation présente, l‟écart y fonctionne à plusieurs niveaux et joue un rôle déterminant. D‟abord, l‟absence de la mémoire volontaire fournit la condition nécessaire pour le fonctionnement de la mémoire involontaire :

C‟est ainsi que, pendant longtemps, quand réveillé la nuit, je me ressouvenais de

Combray, je n‟en revis jamais que cette sorte de pan lumineux, découpé au milieu

d‟indistinctes ténèbres, pareil à ceux que l‟embrasement d‟un feu de Bengale ou quelque

projection électrique éclairent et sectionnent dans un édifice dont les autres parties restent

plongées dans la nuit : à la base assez large, le petit salon, la salle à manger, l‟amorce de

l‟allée obscure par où arriverait M. Swann, l‟auteur inconscient de mes tristesses, le

vestibule où je m‟acheminais vers la première marche de l‟escalier, si cruel à monter, qui

constituait à lui seul le tronc fort étroit de cette pyramide irrégulière ; et, au faîte, ma

chambre à coucher avec le petit couloir à porte vitrée pour l‟entrée de maman ; en un

mot, toujours vu à la même heure, isolé de tout ce qu‟il pouvait y avoir autour.

(Recherche I 43)

Le passé rappelé ici se caractérise par sa restriction dans l‟espace et dans le temps, parce que : « comme ce que je m‟en serais rappelé m‟eût été fourni seulement par la mémoire volontaire, la mémoire de l‟intelligence, et comme les renseignements qu‟elle donne sur le passé ne conservent rien de lui, je n‟aurais jamais eu envie de songer à ce reste de Combray. Tout cela

était en réalité mort pour moi » (43). La mémoire volontaire ici opère une réduction et une abstraction de l‟être du passé, comme le langage et la perception ordinaires vis-à-vis des choses réelles. Heureusement, l‟impuissance de la mémoire volontaire à réveiller le passé mort fournit à la mémoire involontaire l‟occasion de le faire, quand le hasard produit la rencontre des deux sensations.

41

Dans le fonctionnement de la mémoire involontaire, la sensation passée, dès qu‟elle est rappelée par la sensation présente, se trouve dévorée par le passé entier qui surgit par des associations métonymiques, de sorte qu‟un goût de la petite madeleine trempée dans une tasse de thé fait surgir le Combray du passé dans son entièreté et dans sa différence temporelle, spatiale et qualitative :

Et comme dans ce jeu où les Japonais s‟amusent à tremper dans un bol de porcelaine

rempli d‟eau, de petits morceaux de papier jusque-là indistincts qui, à peine y sont-ils

plongés, s‟étirent, se contournent, se colorent, se différencient, deviennent des fleurs, des

maisons, des personnages consistants et reconnaissables, de même maintenant toutes les

fleurs de notre jardin et celles du parc de M. Swann, et les nymphéas de la Vivonne, et les

bonnes gens du village et leurs petits logis et l‟église et tout Combray et ses environs,

tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de ma tasse de thé.

(Recherche I 47)

Comme dans l‟épanouissement de la fleur japonaise trempée dans l‟eau, ici la métonymie joue un rôle déterminant pour ressusciter le passé : non seulement le moment passé, mais le moi du passé, non seulement la résurrection du passé mais l‟engendrement de l‟œuvre entière qui est la Recherche. Ce qui est souligné ici, c‟est l‟écart entre la sensation présente qui rappelle et ce qui en résulte. Finalement, l‟écart se manifeste dans l‟explication infiniment différée de la félicité qui accompagne la mémoire involontaire :

Mais à l‟instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je

tressaillis, attentif à ce qui se passait d‟extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux

m‟avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa

42

brièveté illusoire [. . .]. D‟où vient-elle ? Que signifie-t-elle ? Où l‟appréhender ?

(Recherche I 44)

Ici la félicite précède son explication dont le retard rend la joie énigmatique. Même après des efforts multiples qui mènent Marcel à reconnaître la même sensation dans une autre petite madeleine, dans un autre temps et espace, même après le surgissement de Combray entier de la tasse de thé, il ne sait pas encore comment expliquer cette félicité :

Et dès que j‟eus reconnu le goût du morceau de madeleine trempé dans le tilleul que me

donnait ma tante (quoique je ne susse pas encore et dusse remettre à bien plus tard de

découvrir pourquoi ce souvenir me rendait si heureux), aussitôt la vieille maison grise sur

la rue, où était sa chambre, vint comme un décor de théâtre s‟appliquer au petit pavillon.

(Recherche I 47)

Encore une fois, c‟est l‟écart entre la sensation et la raison, comme celui entre la mémoire volontaire et involontaire. D‟une façon générale, l‟écart, qui se manifeste à plusieurs niveaux dans le fonctionnement de la mémoire involontaire, ou dans la métaphore ordinale, peut se résumer comme l‟écart entre l‟intelligence et les associations inconscientes. Ici l‟écart se rapproche du concept de « clinamen », une légère déviation introduite dans la chaîne de causalité, nécessaire pour la création du monde et de l‟œuvre d‟art.19

Si la « métaphore ordinale actuelle » suit le fonctionnement de la mémoire involontaire au moment du rappel, et par-là fonctionne comme générateur de l‟écriture, la « métaphore ordinale virtuelle » imite la mémoire involontaire au moment de l‟enregistrement et au moment du rappel, et par là fonctionne au niveau de la lecture.20 Dans la métaphore ordinale virtuelle, l‟écart se manifeste d‟abord dans la distance temporelle ou textuelle entre les deux scènes semblables. Il se manifeste ensuite dans la lecture métaphorique qui ne fait rapprocher deux

43 scènes que pour mettre en évidence leur différence, comme au début de la Recherche, les deux côtés de Combray sont présentés comme des antipodes inconciliables :

Car il y avait autour de Combray deux côtés pour les promenades, et si opposés qu‟on ne

sortait pas en effet de chez nous par la même porte, quand on voulait aller d‟un côté ou de

l‟autre : le côté de Méséglise-la-Vineuse, qu‟on appelait aussi le côté de chez Swann

parce qu‟on passait devant la propriété de M. Swann pour aller par là, et le côté de

Guermantes [. . .]. Alors « prendre par Guermantes » pour aller à Méséglise, ou le

contraire, m‟eût semblé une expression aussi dénuée de sens que prendre par l‟est pour

aller à l‟ouest. (Recherche I 134)

Mais à la fin de la Recherche, les deux côtés inconciliables s‟avèrent se lier par un raccourci, quand Gilberte propose à Marcel un itinéraire de promenade tout à fait inouï : « „Si vous voulez, nous pourrons tout de même sortir un après-midi et nous pourrons alors aller à

Guermantes, en prenant par Méséglise, c‟est la plus jolie façon‟, phrase qui en bouleversant toutes les idées de mon enfance m‟apprit que les deux côtés n‟étaient pas aussi inconciliables que j‟avais cru » (III 692-693). Ici l‟écart et la métonymie fonctionnent sur deux plans : à l‟intérieur des deux passages et dans le rapport entre eux. Dans le premier passage, l‟écart se manifeste entre les deux côtés de Combray. Dans le deuxième, la métonymie remplit et remplace l‟écart entre les deux côtés. L‟écart entre les deux passages est rempli par le texte entier de la

Recherche, qui raconte l‟histoire d‟un apprentissage : Marcel devient écrivain authentique, ce qui consiste à s‟approprier l‟art de la métaphore.

L‟écart s‟exprime non seulement dans la métaphore expressive et ordinale, mais d‟une façon si obsédante et si universelle, que Roland Barthes, dans «Une idée de recherche », constate :

44

Ce dessin, qui conjoint dans un même objet deux états absolument antipathiques et

renverse radicalement une apparence en son contraire, est fréquent dans la Recherche du

temps perdu [. . .]. Ces notations sont si fréquentes, elles sont appliquées à des individus,

des objets, des situations, des langages si différents avec une telle consistance, qu‟on est

en droit d‟y repérer une forme de discours dont l‟obsession même est énigmatique.

Appelons cette forme, tout au moins provisoirement, l‟inversion. (Recherche de Proust

35)

A la fin de son analyse, Barthes conclut :

Le renversement est une loi. Tout trait est appelé à se renverser, par un mouvement de

rotation implacable [. . .]. Cette contrainte est si légale qu‟elle rend inutile, dit Proust,

l‟observation des mœurs [. . .]. C‟est la forme de cette lecture, la logique de l‟inversion

qui structure le monde, c'est-à-dire la mondanité [. . .]. A la syntaxe classique, qui nous

dirait que la princesse Sherbatoff n’est qu’une tenancière de maison publique, Proust

substitue une syntaxe concomitante : la princesse est aussi une maîtresse de bordel ;

nouvelle syntaxe, qu‟il faudrait appeler métaphorique, parce que la métaphore,

contrairement à ce que la rhétorique a longtemps pensé, est un travail de langage privé de

toute vectorisation : elle ne va d‟un terme à un autre que circulairement et infiniment

[. . .]. On comprend alors pourquoi l‟ethos de l‟inversion proustienne est la surprise

[. . .] : énoncer les contraires, c‟est finalement les réunir dans l‟unité même du texte, du

voyage d‟écriture. (38)

Barthes révèle ici l‟écart en forme de renversement ou d‟inversion non seulement comme un trait caractéristique de l‟œuvre proustienne, mais aussi comme une spécificité de la métaphore. Et dans cette conception de la métaphore, l‟écart est étroitement lié à la métonymie :

45 deux termes éloignés se réunissent dans la contiguïté du texte pour constituer la métaphore par le principe de « ce qui s‟assemble se ressemble ». Du même coup, Barthes dévoile le lien analogique entre l‟œuvre proustienne et la métaphore en général et renforce la notion de l‟œuvre d‟art comme métaphore. La définition de la métaphore donnée par Barthes par le biais de la structure de la Recherche converge ainsi avec la théorie prédicative de la métaphore.

Il ne suffit pas de remarquer l‟écart et la métonymie dans la métaphore descriptive, structurelle, ou thématique. Il faudrait se rappeler que la métaphore, chez Proust, n‟est pas une question de technique, mais une vision du monde qui se traduit par l‟œuvre d‟art. Par conséquent, l‟écart et la métonymie à l‟intérieur de la métaphore sont des reflets d‟une conception de l‟œuvre d‟art et de son rapport avec le réel.

L‟écart et la métonymie dans la conception proustienne de l‟œuvre d‟art

La Recherche de Proust est métafictionnelle parce qu‟elle thématise et actualise la conception de l‟œuvre d‟art comme métaphore d‟une façon systématique : d‟abord et plus souvent par la structure de l‟œuvre, et ensuite, à travers les commentaires du narrateur. Le choix du narrateur à la première personne et la forme du roman d‟apprentissage permettent à Proust de mêler les commentaires et la narration sans briser l‟homogénéité de l‟œuvre,21 à la différence de

« l‟œuvre intellectuelle » à laquelle il reproche une « grande indélicatesse » :

Une œuvre où il y a des théories est comme un objet sur lequel on laisse la marque du

prix. Encore cette dernière ne fait-elle qu‟une valeur qu‟au contraire, en littérature, le

raisonnement logique diminue. On raisonne, c‟est-à-dire on vagabonde, chaque fois

qu‟on n‟a pas la force de s‟astreindre à faire passer une impression par tous les états

successifs qui aboutiront à sa fixation, à l‟expression. La réalité à exprimer résidait, je le

46

comprenais maintenant, non dans l‟apparence du sujet, mais à une profondeur ou cette

apparence importe peu. (Recherche IV 461)

Ce passage connote une figure binaire, une opposition entre deux paradigmes : d‟un côté, « œuvre intellectuelle », « théorie », « marque du prix », « raisonnement logique »,

« l‟apparence du sujet » ; de l‟autre, « objet », « impression », « expression », « profondeur ».

Pour commenter ce passage, il s‟agit d‟abord de définir chaque terme entendu par Proust et d‟établir le rapport entre les termes du même paradigme, de reconstituer ce que les deux paradigmes représentent, de montrer finalement l‟attitude de Proust vis-à-vis des deux paradigmes, et d‟en déduire sa notion de l‟œuvre d‟art.

Pour commencer, qu‟est-ce que Proust entend par œuvre « intellectuelle » ? Pour répondre à cette question, il faut remonter un peu en avant dans le texte :

Mais inversement, cette qualité du langage [. . .] dont croient pouvoir se passer les

théoriciens, ceux qui admirent les théoriciens croient facilement qu‟elle ne prouve pas

une grande valeur intellectuelle, valeur qu‟ils ont besoin, pour la discerner, de voir

exprimer directement et qu‟ils n‟induisent pas de la beauté d‟une image. D‟où la

grossière tentation pour l‟écrivain d‟écrire des œuvres intellectuelles. (IV 460-461)

Une œuvre intellectuelle est donc une œuvre où la valeur intellectuelle est dénotée par le discours, au lieu d‟être exprimée indirectement par la beauté d‟une image. Ici deux autres oppositions se posent : 1) « valeur intellectuelle » contre « qualité du langage » ; 2) « exprimer directement » contre « par la beauté d‟une image ». Dans le deuxième couple d‟oppositions, la première expression peut être rapprochée de dénotation, tandis que la deuxième n‟est pas exactement équivalente de connotation. On remplace donc la première par dénotation, et on

47 garde le terme image pour la deuxième. Ici les deux paradigmes esquissés au-dessus se trouvent

élargis : le premier par le mot dénotation, le deuxième par « qualité du langage » et « image ».

Pour continuer notre raisonnement et pour retourner dans notre première citation, « une

œuvre intellectuelle », par un glissement métonymique, devient équivalent de « l‟œuvre où il y a des théories ». Un autre glissement de sens s‟opère: « théories » est remplacé par

« raisonnements logiques ». Ici, une double équation s‟établit : œuvre intellectuelle = où il y a des théories= raisonnements logiques. La deuxième citation fournit le moyen de ces raisonnements logiques Ŕ la dénotation, et identifie la réalité à exprimer Ŕ l‟apparence du sujet.

Il reste encore à élucider ce que Proust entend par « théories » :

Je sentais que je n‟aurais pas à m‟embarrasser des diverses théories littéraires qui

m‟avaient un moment troublé Ŕ notamment celles que la critique avait développées au

moment de l‟affaire Dreyfus et avait reprises pendant la guerre, et qui tendaient à « faire

sortir l‟artiste de sa tour d‟ivoire », et à traiter des sujets non frivoles ni sentimentaux,

mais peignant de grands mouvements ouvriers, et à défaut de foules, à tout le moins non

plus d‟insignifiants oisifs [. . .], mais de nobles intellectuels, ou des héros. (460)

Le mot « théories » ici prend un sens spécifique renvoyant aux théories sociales ou morales de l‟époque, qui tendent à faire de l‟œuvre d‟art un moyen d‟engagement politique.

Il est devenu de plus en plus clair, à travers l‟analyse, que les termes du premier paradigme correspondent au discours classique, où le langage se présente comme signe de représentation, où le discours a pour fonction de représenter la réalité du monde, et où la littérature vise à un but moralisant sinon propagandiste. Dans Les mots et les choses, Michel Foucault décrit le langage classique, en analysant d‟abord le rapport entre le signifiant et le signifié :

48

En fait le signifiant n‟a pour tout contenu, toute fonction et toute détermination que ce

qu‟il représente : il lui est entièrement ordonné et transparent ; mais ce contenu n‟est

indiqué que dans une représentation qui se donne comme telle, et le signifié se loge sans

résidu ni opacité à l‟intérieur de la représentation du signe. (78)

Ce qui caractérise les deux composants du signe, c‟est la transparence. D‟un côté, le signifiant non seulement représente le signifié, mais il ne se manifeste et ne se reconnaît que comme le signe de représentation. Le signifié, en revanche, n‟est qu‟un concept sans opacité ni

épaisseur, mais il se désigne comme le réel. Dans la Recherche, Proust met en cause la représentation qui prétend être la réalité :

Si la réalité était cette espèce de déchet de l‟expérience, à peu près identique pour chacun,

parce que quand nous disons : un mauvais temps, une guerre, une station de voitures, un

restaurant clair, un jardin en fleurs, tout le monde sait ce que nous voulons dire ; si la

réalité était cela, sans doute une sorte de film cinématographique de ces choses suffirait et

le « style », la « littérature » qui s‟écarterait de leur simples donnés seraient un hors-

d‟œuvre artificiel. Mais était-ce bien cela, la réalité ? (IV 468)

Proust questionne d‟abord l‟adéquation entre le langage ordinaire et la réalité : le signe réduit la chose représentée à un concept abstrait. Mais il y a plus dans ce passage : « cette espèce de déchet de l‟expérience » est ce que le langage ordinaire exprime. Derrière le langage ordinaire, il y a l‟expérience inauthentique, c'est-à-dire la perception habituelle. A force d‟habitude, le langage ordinaire finit par devenir une manière de voir les choses. Il y a donc un pacte de solidarité entre le langage et la perception ordinaire. Pour utiliser les mots de Foucault :

Les phénomènes ne sont jamais donnés que dans une représentation [. . .]. Toutes les

49

représentations sont liées entre elles comme des signes, à elles toutes, elles forment

comme un immense réseau ; chacune en sa transparence se donne pour le signe de ce

qu‟elle représente ; et cependant Ŕ ou par ce fait même Ŕ nulle activité spécifique de la

conscience ne peut jamais constituer une signification. (Les mots et les choses 80)

Le premier système de représentation est la perception, et le deuxième le langage. Les deux constituent un réseau qui prétend représenter le réel. Les deux systèmes de représentation ont deux points en commun : 1) la transparence du signifiant Ŕ le sujet percevant dans l‟un, le signe phonique et graphique dans l‟autre ; 2) la confusion entre le signifié et le référent réel Ŕ la chose perçue pour la chose réelle dans la perception, le signifié pour le référent dans le langage.

Selon Nelson Goodman, toute perception est une fausse représentation du réel à cause de son caractère subjectif :

There is no innocent eye. The eye comes always ancient to its work, obsessed by its own

past and by old and new insinuations of the ear, nose, tongue, fingers, heart, and brain. It

functions not as an instrument self-powered and alone, but as a dutiful member of a

complex and capricious organism. Not only how but what it sees is regulated by need

and prejudice. It selects, rejects, organizes, discriminates, associates, classifies, analyzes,

constructs. It does not so much mirror as take and make; and what it takes and makes it

sees not bare, as items without attributes, but as things, as food, as people, as enemies, as

stars, as weapons. Nothing is seen nakedly or naked. (Languages of Art 8)

De plus, Goodman constate qu‟il n‟est pas possible d‟accéder au réel parce que «„the correct perception‟ Ŕ which would mean, „the adequate expression of an object in the subject‟ Ŕ is a contradictory impossibility. For between two absolutely different spheres, as between

50 subject and object, there is no causality, no correctness, and no expression » (86). Le relativisme du voir a été relevé aussi par d‟autres philosophes, parmi lesquels, Nietzsche :

Only by means of the petrification and coagulation of a mass of images that originally

streamed from the primal faculty of the human imagination like a fierce liquid, only in

the invincible faith that this sun, this window, this table is a truth in itself, in short, only

by forgetting that he himself is an artistically creating subject, does man live with any

repose, security, and consistency. If but for an instant he could escape from the prison

wall of his faith, his «self-consciousness» would immediately be destroyed. It is even a

difficult thing for him to admit to himself that the insect or the bird perceives an entirely

different world from the one that man does, and that the question of which of these

perceptions of the world is the more correct one is quite meaningless, for this would have

to be decided previously in accordance with a criterion which is not available. (Truth and

Lies 86-87)

En opérant le glissement de la perception et de la représentation à la réalité, ce que le langage classique présume, c‟est une réalité préalable et en dehors de la représentation. Ce que ce langage dissimule, c‟est le rapport arbitraire entre le signe et la chose qu‟il représente. Le signifiant du signe verbal, en effet, n‟imite pas le signifié, pour utiliser les mots de

Mallarmé dans « Crise de vers » : « Les langues imparfaites en cela que plusieurs, manque la suprême [. . .]. A côté d‟ombre opaque, ténèbres se fonce peu ; quelle déception, devant la perversité conférant à jour comme à nuit, contradictoirement, des timbres obscur ici, là clair »

(Poésies 200-201). De plus, le signifié en tant que concept général, ne correspond pas à la chose réelle. Le signe est ainsi deux fois éloigné de la chose qu‟il est censé représenter. De l‟autre côté, le langage fonctionne selon ses propres lois qui, au lieu d‟imiter celles du monde, coupent

51 sa continuité naturelle par les mots et le réorganisent selon sa propre grammaire. Comme

Foucault le dit éloquemment : « Le réseau complet des signes se lie et s‟articule selon les découpes propres au sens. Le tableau des signes sera l‟image des choses » (Les mots et les choses 80).

Le langage classique, en se renfermant sur soi comme un système autonome, est exactement le contraire de la représentation au sens de mimesis. Mais à force d‟habitude, le langage fait croire à la réalité de ce qu‟il dit du monde réel, en se collant à lui comme une grille à travers laquelle le monde apparaît. Selon Roland Barthes, l‟art classique correspond exactement au principe de la représentation : « Dans l‟art classique, une pensée toute formée accouche une parole qui l‟exprime, la traduit » (Le degré zéro de l’écriture 36). Un autre trait de la littérature classique (poésie et prose) consiste en :

L‟économie relationnelle, c‟est-à-dire que les mots y sont abstraits le plus possible au

profit des rapports. Aucun mot n‟y est dense par lui-même, il est à peine le signe d‟une

chose, il est bien plus la voie d‟une liaison. Loin de plonger dans une réalité intérieure

consubstantielle à son dessin, il s‟étend, aussitôt proféré, vers d‟autres mots, de façons à

former une chaîne superficielle d‟intentions. (37)

Barthes compare ensuite ce caractère relationnel de la littérature classique aux formules mathématiques. Ce que Barthes révèle, c‟est le rapport interne du discours classique qui fait abstraction non seulement du monde réel, mais de l‟être du langage. Ce langage classique correspond en effet aussi à la parole courante, que Maurice Blanchot divise en parole brute et parole de la pensée pour les opposer à la parole poétique :

La parole brute [. . .] pure absence de mots, pur échange où rien ne s‟échange, où il y a

rien de réel que le mouvement d‟échange, qui n‟est rien [. . .]. Elle nous donne les choses

52

dans leur présence, les représente [. . .]. Cependant, la parole brute n‟est nullement brute.

Ce qu‟elle représente n‟est pas présent [. . .]. Il [le langage ordinaire] est d‟usage, usuel,

utile; par lui, nous somme au monde, nous sommes renvoyés à la vie du monde.

(L’espace littéraire 38-39)

Selon Blanchot, la parole de la pensée, bien qu‟elle soit « le travail et la parole de la signification même », n‟est pas plus essentielle que la parole brute, car « elle nous renvoie toujours au monde, elle nous montre le monde tantôt comme l‟infini d‟une tache et le risque d‟un travail, tantôt comme une position ferme où il nous est loisible de nous croire en lieu sûr» (41).

La parole essentielle de Blanchot, c‟est la parole philosophique qui fait abstraction du monde sensible. Cette parole réduit l‟être du réel à son aspect conceptuel et intelligible, à des lois générales qui gouvernent les rapports entre les choses, à des vérités éternelles qui transcendent le temps. La parole poétique, par contre, est un langage qui dévoile des vérités du monde en les incarnant dans l‟œuvre. Maurice Merleau-Ponty constate la distinction entre la parole de la pensée et la parole poétique à travers l‟œuvre proustienne:

Ce qu‟on a appelé le platonisme de Proust est un essai d‟expression intégrale du monde

perçu ou vécu. Pour cette raison même, le travail de l‟écrivain reste travail de langage,

plutôt que de « pensée » : il s‟agit de produire un système de signes qui restitue par son

agencement interne le paysage d‟une expérience, il faut que les reliefs, les lignes de force

de ce paysage induisent une syntaxe profonde, un monde de composition et de récit qui

défont et refont le monde et le langage usuel. (Descombes 240)

Ce passage suggère que la différence entre le langage de la pensée et le langage littéraire s‟enracine d‟abord dans leurs objets respectifs : à la différence de la philosophie, la tâche de la littérature n‟est pas d‟illustrer les lois générales mais de restituer les expériences vécues. Elle

53 réside ensuite dans la manière spécifique pour la littérature de reconstituer l‟expérience vécue : non pas par le discours et la représentation, mais par sa structure interne. L‟apprentissage de

Proust/Marcel pour devenir un écrivain original consiste à faire la distinction entre le langage abstrait de la philosophie et le langage poétique et à passer de l‟un à l‟autre. D‟abord, Marcel se décourage du manque d‟objet philosophique dans son œuvre à venir :

Et ces rêves m‟avertissent que puisque je voulais un jour être écrivain, il était temps de

savoir ce que je comptais écrire. Mais dès que je me le demandais, tâchant de trouver un

sujet où je pusse faire tenir une signification philosophique infinie, mon esprit s‟arrêtait

de fonctionner, je ne voyais plus que le vide en face de mon attention, je sentais que je

n‟avais pas de génie ou peut-être une maladie cérébrale l‟empêchait de naître. (Recherche

I 170)

Le découragement de Marcel provient plus de son échec à faire une distinction entre la philosophie et l‟œuvre d‟art, que du manque d‟objet philosophique. Plus tard, ce découragement trouve son remède dans les impressions, mais Marcel ne se rend pas encore compte de leur signification :

Certes ce n‟était pas des impressions de ce genre qui pouvaient me rendre l‟espérance que

j‟avais perdue de pouvoir être un jour écrivain et poète, car elles étaient toujours liées à

un objet particulier, dépourvu de valeur intellectuelle et ne se rapportant à aucune vérité

abstraite. Mais du moins elles me donnaient un plaisir irraisonné, l‟illusion d‟une sorte

de fécondité et par là me distrayaient de l‟ennui, du sentiment de mon impuissance que

j‟avais éprouvés chaque fois que j‟avais cherché un sujet philosophique pour une grande

œuvre littéraire. (Recherche I 176-177)

54

Ce n‟est qu‟à la fin de la Recherche que Marcel apprendra que la tâche de l‟écrivain consiste à traduire les impressions dans une œuvre d‟art plutôt que de traiter directement un sujet philosophique. Si en général, le roman se distingue de la philosophie par le sujet qu‟il traite, l‟expérience vécue au lieu du concept abstrait, le roman philosophique22 diffère de la philosophie dans la manière dont il traite le même sujet, par exemple, le temps. Tandis que la philosophie s‟appuie sur le raisonnement et le discours, le roman proustien exprime une conception du temps par sa structure narrative et le déroulement de son histoire. L‟immensité de la Recherche lui permet de démontrer la réalité du temps dans ses deux aspects complémentaires : son pouvoir destructif lié à son écoulement irréversible, et la possibilité de transcender le temps par la mémoire involontaire et surtout par l‟œuvre d‟art.

Il est temps de traiter l‟autre paradigme extrait des citations proustiennes. Il faut commencer avec « l‟impression » puisque c‟est là que réside la source de l‟écriture proustienne.

Dans Marcel Proust ou esthétique de l’entre-deux, Pedro Kadivar souligne l‟importance de l‟impression proustienne dans la perception du réel:

A examiner la terminologie proustienne de la perception, impression est un des mots qui

reviennent le plus souvent. L‟auteur l‟utilise volontiers pour faire décrire le narrateur,

pour dire le réel à travers le narrateur, et le mot pèse de tout son poids à la fois par sa

fréquence et par les sens multiples dont il est chargé. Cette panoplie de sens, le champ de

signification que propose le mot, permet de décortiquer les tours et détours de la

perception du réel chez Proust. (75)

Ensuite, le critique fait une analyse détaillée des impressions proustiennes et relève les sens multiples du mot « impression ».23 Ces multiples sens du mot « impression » convergent pourtant en un point précis Ŕ la subjectivité, qu‟elle participe de l‟émotion, l‟imagination (liée à

55 l‟inachèvement de la perception), la sensation physique, ou du doute. Et par là, elle se distingue de la perception claire et achevée, dirigée par l‟intelligence, qui renvoie au fait, à la causalité et au monde utilitaire.

A la différence de la perception ordinaire qui fait abstraction non seulement de l‟objet perçu, mais aussi du sujet percevant, l‟impression résulte de l‟interpénétration entre le sujet et l‟objet : «Toute impression est double, à demi engrainée dans l‟objet, prolongée en nous-mêmes par une autre moitié que seul nous pouvons connaître, nous nous empressons de négliger celle-là, c'est-à-dire la seule à laquelle nous devrions nous attacher » (Recherche IV 470).

Les impressions obscures sont les traces et les empreintes du réel, parce que

leur déchiffrage était difficile mais seul il donnait quelque vérité à lire. Car les vérités

que l‟intelligence saisit directement à claire-voie dans le monde de la pleine lumière ont

quelque chose de moins profond, de moins nécessaire que celles que la vie nous a malgré

nous communiqué en une impression, matérielle parce qu‟elle est entrée par nos sens,

mais dont nous pouvons dégager l‟esprit. (Recherche IV 457)

Le déchiffrage ne peut se réaliser que dans la création d‟un « équivalent spirituel » (IV

457) du signe matériel (l‟impression), puisque la vérité à exprimer réside à une profondeur « où l‟apparence du sujet importe peu », où le langage de la représentation devient impuissant.

L‟équivalent spirituel, c‟est l‟œuvre d‟art, qui est à la fois le produit de ce déchiffrage et l‟incarnation de cette vérité nouvelle par l‟intermédiaire de l‟image. Ici une triple équation s‟établit : la vérité cachée = une image précieuse = un équivalent spirituel =une œuvre d‟art.

D‟ailleurs, l‟expression proustienne, « l‟équivalent spirituel », implique le rapport métaphorique entre l‟impression et l‟image. Comme le dit Proust dans un autre passage :

56

D‟une autre façon, des impressions obscures avaient quelquefois, et déjà à Combray du

côté de Guermantes, sollicité ma pensée, à la façon de ces réminiscences, mais qui cache

non une sensation d‟autrefois mais une vérité nouvelle, une image précieuse que je

cherchais à découvrir par des efforts du même genre que ceux qu‟on fait pour se rappeler

quelque chose. (Recherche IV 457)

Ce passage met en évidence les analogies et les différences entre l‟impression et la réminiscence. Les deux ont ceci en commun : comme la réminiscence est basée sur le rapport métaphorique entre deux sensations (passée et présente), l‟impression s‟exprime dans l‟image qui est son analogue littéraire. La différence entre l‟impression et la réminiscence réside dans le caractère de la vérité cachée : ce n‟est plus comme dans la réminiscence, une sensation du passé, mais « une vérité nouvelle », « une image précieuse ». Quelle est donc cette vérité nouvelle, cette image précieuse, sinon l‟œuvre à venir qui appelle l‟artiste vers sa création ? La différence entre les deux réside ensuite dans la direction du temps : l‟une s‟oriente vers le passé, l‟autre vers l‟avenir. Elle réside aussi dans l‟opposition de lieu : l‟une s‟oriente vers le monde réel, l‟autre vers l‟œuvre d‟art. L‟analogie et la différence entre la réminiscence et la traduction de l‟impression par l‟œuvre d‟art se manifestent dans l‟épisode des trois clochers où l‟échec de l‟une résulte en la réalisation de l‟autre. La transformation de l‟échec de la mémoire en triomphe de l‟écriture démontre la supériorité de l‟art par rapport à la mémoire : la mémoire involontaire, bien qu‟elle ait ce pouvoir magique de ressusciter le passé, ne sert que de générateur et de modèle pour l‟écriture qui est sa révélation et son aboutissement ultimes.

Si l‟impression se rapproche de la réminiscence par sa nature spontanée et inconsciente, elle diffère de la perception habituelle de la même façon. Le rapport entre l‟impression et la perception habituelle est analogue à celui qui existe entre réminiscence et mémoire volontaire.

57

Tandis que la perception habituelle réduit l‟objet perçu à un concept associé à son nom, l‟impression revendique l‟être entier de la chose entr‟aperçue. Le rapport métaphorique entre l‟impression et l‟œuvre d‟art est relevé aussi par Nietzsche :

There is, at most, an aesthetic relation: I mean, a suggestive transference, a stammering

translation into a completely foreign tongue Ŕ for which there is required, in any case, a

freely inventive intermediate sphere and mediating force [. . .]. For it is not true that the

essence of things “appears” in the empirical [i.e. the phenomenal] world. A painter

without hands who wishes to express in song the picture before his mind would, by

means of this substitution of spheres, still reveal more about the essence of things than

does the empirical world. (Truth and Lies 87)

Le vocabulaire de Nietzsche Ŕ « transference », « translation into a completely foreign tongue » et « intermediate sphere » Ŕ fait écho au vocabulaire proustien quand il parle de « la traduction de l‟impression dans un équivalent spirituel ». Ce vocabulaire souligne l‟importance de l‟écart dans le rapport métaphorique entre l‟impression et l‟œuvre d‟art. L‟œuvre d‟art ne peut accéder à l‟essence que par la traduction de l‟impression, qui est « le travail inverse de celui que font en nous l‟intelligence, l‟amour propre, la passion, l‟habitude, quand elles amassent au- dessus de nos impressions pour les cacher les clichés photographiques, nomenclatures et buts pratiques que nous appelons faussement la vie » (Aubert 29).

Dans la Recherche, l‟impuissance du langage ordinaire à exprimer l‟impression profonde est mise en évidence explicitement et implicitement. Explicitement par les commentaires du narrateur : « Les noms qui désignent les choses répondent toujours à une notion de l‟intelligence,

étrangère à nos impressions véritables et qui nous force à éliminer d‟elles tout ce qui ne se

58 rapporte pas à cette notion » (Recherche II 191). Implicitement à travers les expériences du protagoniste :

Le toit de tuile faisait dans la mare, que le soleil rendait de nouveau réfléchissante, une

marbrure rose, à laquelle je n‟avais encore jamais fait attention. En voyant sur l‟eau et à

la face du mur un pâle sourire répondre au sourire du ciel, je m‟écriai dans tout mon

enthousiasme, en brandissant mon parapluie refermé : « Zut, zut, zut, zut. » Mais en

même temps je sentis que mon devoir eût été de ne pas m‟en tenir à ces mots opaques et

de tâcher de voir plus clair dans mon ravissement. (Recherche I 153)

Ce passage montre que l‟enthousiasme de Marcel provoqué par l‟impression aboutit à une exclamation plutôt qu‟à une représentation par le langage ordinaire. Selon Ludwig

Wittgenstein, l‟esthétique appartient au domaine de « l‟indicible ». Par conséquent, le mot

« beau », c'est-à-dire, le langage ordinaire, ne joue aucun rôle dans le jugement esthétique. Ce qui est en jeu dans l‟appréciation esthétique, c‟est un sentiment de satisfaction qui ne peut s‟exprimer que par le mot « juste » ou mieux, par les gestes et les interjections de satisfaction.

Autrement dit, l‟appréciation esthétique appartient au domaine de l‟expérience, plutôt qu‟au domaine des théories et des concepts.24

Bien que le « Zut » quatre fois répété ait peut-être pu soulager l‟enthousiasme de Marcel, il n‟arrive pas à transmettre son impression et son enthousiasme à un paysan qui passe à ce moment.25 Pourtant, l‟impossibilité de fixer l‟impression par le langage ordinaire est surmontée, quelques pages plus tard, par le rêve du narrateur : « Ce sont ces prairies où, quand le soleil les rend réfléchissantes comme une mare, se dessinent les feuilles des pommiers, c‟est ce paysage dont parfois, la nuit dans mes rêves, l‟individualité m‟étreint avec une puissance presque fantastique et que je ne peux plus retrouver au réveil » (Recherche I 183).

59

La beauté de la mare rendue réfléchissante par le soleil ne peut être dite que dans la beauté des prairies, elles aussi rendues réfléchissantes par le soleil. Ce qui réussit ici à rendre l‟impression, c‟est le ressort métaphorique du rêve, qui, en juxtaposant deux images différentes, en dégage une essence commune aux deux. Enfin, c‟est la métaphore onirique qui engendre le texte proustien et surmonte ainsi l‟incapacité d‟exprimer l‟impression de « la mare rendue réfléchissante » par le langage ordinaire.

Une autre impression qui se répète dans la Recherche et qui obsède Marcel à cause de l‟impossibilité de la fixer par le langage ordinaire, est celle qu‟évoque l‟aubépine :

Mais j‟avais beau rester devant les aubépines à respirer, à porter devant ma pensée qui ne

savait ce qu‟elle devait en faire, à perdre, à retrouver leur invisible et fixe odeur, à m‟unir

au rythme qui jetait leurs fleurs, ici et là, avec une allégresse juvénile et à des intervalles

inattendus comme certains intervalles musicaux, elles m‟offraient indéfiniment le même

charme avec une profusion inépuisable, mais sans me le laisser approfondir davantage,

comme ces mélodies qu‟on rejoue cent fois de suite sans descendre plus avant dans leur

secret. Je me détournais d‟elles un moment, pour les aborder ensuite avec des forces plus

fraîches [. . .]. Puis je revenais devant les aubépines comme devant ces chefs-d‟œuvre

dont on croit qu‟on saura mieux les voir quand on a cessé un moment de les regarder,

mais j‟avais beau me faire un écran de mes mains pour n‟avoir qu‟elles sous les yeux, le

sentiment qu‟elles éveillaient en moi restait obscur et vague, cherchant en vain à se

dégager, à venir adhérer à leurs fleurs. Elles ne m‟aidaient pas à l‟éclaircir, et je ne

pouvais demander à d‟autres fleurs de le satisfaire. (Recherche I 137)

Tandis que tous les efforts pour pénétrer le mystère caché derrière l‟impression des aubépines s‟avèrent inutiles, c‟est par un effet de hasard que la solution est offerte, quand le

60 grand-père attire son attention sur une autre épine qui est à la fois pareille et différente des épines blanches. La vue de l‟épine rose lui donne la même joie, celle

que nous éprouvons quand nous voyons de notre peintre préféré une œuvre qui diffère de

celles que nous connaissons, ou bien si l‟on nous mène devant un tableau dont nous

n‟avions vu jusque-là qu‟une esquisse au crayon, si un morceau entendu seulement au

piano nous apparaît ensuite revêtu des couleurs de l‟orchestre. (Recherche I 137)

La joie provient d‟une juxtaposition des deux épines qui met en évidence leur rapport métaphorique : l‟identité dans la différence. L‟impossibilité d‟expliquer, de pénétrer et de fixer l‟impression par le langage ordinaire fournit la condition même de sa réalisation par la métaphore. L‟épine rose est à l‟épine blanche ce que l‟œuvre d‟art est à l‟impression, l‟œuvre complète à l‟esquisse.

Si l‟énigme de l‟épine blanche ne se résout que dans l‟épine rose, l‟impression que donnent les trois clochers de Martinville fournit le modèle de l‟écriture proustienne d‟une façon encore plus explicite :

Au tournant d‟un chemin j‟éprouvai tout à coup ce plaisir spécial qui ne ressemblait à

aucun autre, à percevoir les deux clochers de Martinville, sur lesquels donnait le soleil

couchant et que le mouvement de notre voiture et les lacets du chemin avaient l‟air de

faire changer de place, puis celui de Vieuxvicq qui, séparé d‟eux par une colline et une

vallée, et situé sur un plateau plus élevé dans le lointain, semblait pourtant tout voisin

d‟eux. En constatant, en notant la forme de leur flèche, le déplacement de leurs lignes,

l‟ensoleillement de leur surface, je sentais que je n‟allais pas au bout de mon impression,

que quelque chose était derrière ce mouvement, derrière cette clarté, quelque chose qu‟ils

semblaient contenir et dérober à la fois. (Recherche I 177-178)

61

Cette impression diffère des autres parce que le rapprochement des trois clochers lointains est lui-même métaphorique : il constitue une métaphore configurale, ou une mise en abyme de la métaphore proustienne, qui consiste à rapprocher deux termes éloignés dans l‟espace textuel. Ainsi l‟impression et le plaisir spécial ne trouvent pas leur explication dans le passé, mais aboutissent, pour la première fois, à l‟écriture :

Sans me dire que ce qui était caché derrière les clochers de Martinville devait être

quelque chose d‟analogue à une jolie phrase, puisque c‟était sous la forme de mots qui

me faisaient plaisir que cela m‟était apparu, demandant un crayon et du papier au docteur,

je composai malgré les cahots de la voiture, pour soulager ma conscience et obéir à mon

enthousiasme, le petit morceau suivant. (Recherche I 177-178)

Si les deux premiers clochers, en se situant sur le même plan, représentent la métaphore à l‟intérieur de l‟écriture, le troisième clocher, puisqu‟il se situe sur un autre plan, fait écho à l‟écriture. Ainsi le rapprochement des trois clochers fait allusion non seulement à la métaphore, mais aussi au rapport métaphorique entre l‟impression et l‟œuvre d‟art.

Ce qui sauve Marcel de l‟échec de la communication de l‟impression, ce n‟est pas seulement l‟avortement de la mémoire involontaire, c‟est aussi l‟absence d‟un interlocuteur de la conversation ordinaire : « Le cocher qui ne me semblait pas disposé à causer ayant à peine répondu à mes propos, force me fut, faute d‟autre compagnie, de me rabattre sur celle de moi- même et d‟essayer de me rappeler mes clochers » (Recherche I 178). L‟absence de la conversation ordinaire rend à la fois nécessaire et possible la traduction de l‟impression par l‟écriture.

L‟écart entre le langage de la conversation et l‟écriture se manifeste aussi à travers le personnage de Bergotte. A propos de ce dernier, le narrateur constate :

62

De même ceux qui produisent des œuvres géniales ne sont pas ceux qui vivent dans le

milieu le plus délicat, qui ont la conversation la plus brillante, la culture la plus étendue,

mais ceux qui ont le pouvoir, cessant de vivre pour eux-mêmes, de rendre leur

personnalité pareille à un miroir, de telle sorte que leur vie, si médiocre d‟ailleurs qu‟elle

pouvait être mondainement et même, dans un certain sens, intellectuellement, s‟y reflète,

le génie consistant dans le pouvoir réfléchissant et non dans la qualité intrinsèque du

spectacle reflété. (Recherche I 554-555)

Non seulement l‟objet de la réflexion, qui est la vie intellectuelle et culturelle de l‟écrivain, importe peu dans l‟œuvre géniale, mais la conversation, c‟est-à-dire le langage habituel de celui-ci n‟ont rien à voir avec son génie, résidant dans le pouvoir réfléchissant qu‟est l‟écriture. Selon Jean Milly : « Le niveau scriptural permet l‟expression de la personnalité profonde par le silence imposé aux forces de dispersion, par la mise à l‟écoute du „chant‟ intérieur » (La phrase de Proust 39), tandis que

le langage parlé, au contraire, n‟atteint pas à cette profondeur. S‟il est souvent révélateur

du moi réel, c‟est aussi indirectement [. . .], mais surtout par accident, par une trahison du

comportement ou du langage lui-même. Et le moi « réel » aperçu par ces failles n‟est

jamais au niveau du « chant » intérieur : c‟est toujours un mensonge, une attitude

contradictoire, un vice caché, les caractères d‟une classe sociale ou d‟une hérédité, bref,

des traits communs et non irréductiblement individuels. (40)

Ce qui est irréductiblement individuel dans l‟écriture, ce n‟est rien que le style de l‟écrivain, comme dit Proust : « Mais la voix sort d‟un masque sous lequel elle ne suffit pas à nous faire reconnaître un visage que nous avons vu à découvert dans le style » (Recherche I 550).

63

Chez Proust, la primauté est donnée à l‟écriture (au style) : c‟est elle seule qui peut traduire certaines impressions profondes que le héros éprouve devant les spectacles de la nature.

Le premier essai de Marcel de fixer son impression des trois clochers par l‟écriture aboutit à un texte descriptif dont le style n‟est pas encore celui de Proust, car la métaphore n‟y joue aucun rôle. Selon Vincent Descombes : « Marcel, dans sa description inspirée des clochers de Martinville, observe certaines règles de style que Proust a dégagées chez Flaubert (ainsi, ce sont les clochers qui se déplacent les uns par rapport aux autres, et non l‟observateur qui change de point de vue) » (252).

Pour devenir artiste au sens moderne du terme, il faut que Marcel trouve son propre style.

C‟est-à-dire, il faut un autre écart : celui entre l‟écrivain apprenti et ses maîtres. Le style réside précisément dans ce triple écart entre le langage conventionnel et la parole individuelle, la langue parlée et l‟écriture de l‟individu, le style d‟un écrivain particulier et ceux des autres, notamment ses prédécesseurs qui l‟ont influencé.

Dans la Recherche, c‟est à travers l‟influence de Bergotte sur Marcel que Proust aborde la problématique de l‟originalité de l‟artiste. Pour être original, il faut d‟abord une sensibilité artiste, ce qui est l‟inclination naturelle de Marcel. Mais la sensibilité ne suffit pas, comme l‟impression n‟est pas synonyme de l‟œuvre d‟art. L‟apprentissage des styles des maîtres est nécessaire pour devenir artiste, mais le style d‟un autre n‟est pas adéquat à exprimer des impressions personnelles. Aux impressions personnelles correspond un style unique de l‟artiste.

Comment se débarrasser de l‟influence des maîtres qu‟on a idolâtrés jusqu‟ici ?

Même plus tard, quand je commençai de composer un livre, certaines phrases dont la

qualité ne suffit pas pour me décider à le continuer, j‟en retrouvais l‟équivalent dans

Bergotte. Mais ce n‟était qu‟alors, quand je les lisais dans son œuvre, que je pouvais en

64

jouir ; quand c‟est moi qui les composais, préoccupé qu‟elles reflétassent exactement ce

que j‟apercevais dans ma pensée, craignant de ne pas « faire ressemblant », j‟avais bien le

temps de me demander si ce que j‟écrivais était agréable ! (Recherche I 95)

Bien que le narrateur attribue la cause du manque de joie à l‟attention trop aiguë que

Marcel portait sur le sujet, il semble qu‟il y ait une autre raison implicite : c‟est le manque d‟originalité qui fait que Marcel n‟éprouve pas la joie qu‟il a éprouvée en lisant Bergotte.

Mais dans le roman, Marcel surmontera finalement l‟influence de Bergotte pour trouver son propre style. En fait, la mort de Bergotte est symbolique de l‟individualisation de Marcel comme

écrivain. Ce qui est doublement significatif, c‟est que la mort de Bergotte est associée à la fin de la mémoire volontaire, par l‟intermédiaire d‟un « pan lumineux ».26 Ainsi une équation s‟établit : le style de Bergotte=la mémoire volontaire=l‟absence de la métaphore, ce qui est l‟opposé du style proustien.

L‟écart du style de l‟écrivain par rapport à ceux de ses maîtres rejoint encore une fois le phénomène de clinamen si bien analysé par Warren Motte, cette fois-ci dans le contexte de la théorie de l‟influence littéraire d‟Harold Bloom : « Every poem, he asserts, results from a prior act of interpretation, from a reading which is, by vital necessity, a misreading [. . .] In so stating

Bloom declares the crucial status of his revitalized construct: every reading is a clinamen, an interpretative swerve, including (obviously enough) Bloom‟s own, and mine, and yours»

(Clinamen Redux 269).

De Bloom à Motte, le clinamen de l‟interprétation prend un sens plus large : il n‟est plus seulement « l‟ironie » dans la notion de «l‟influence littéraire », mais aussi la liberté d‟interprétation de chaque lecteur. Ainsi une analogie s‟établit entre le poète et le lecteur à travers l‟acte de l‟interprétation. Ce rapport analogique entre le poète et le lecteur trouve un

65 point de convergence dans la notion proustienne de l‟artiste comme interprète des impressions, des signes sensibles. Le rôle de co-créateur de l‟œuvre que Proust assigne au lecteur trouve son illustration dans la métaphore ordinale virtuelle dont un exemple est le reflet de la figuration des trois clochers dans celle des trois arbres.

Si l‟épisode des trois clochers de Martinville aboutit à la première écriture de Marcel, dont le style n‟est pas encore celui propre à Proust, l‟épisode des trois arbres semble à première vue n‟avoir abouti à rien :

Nous descendîmes sur Hudimesnil ; tout d‟un coup je fus rempli de ce bonheur profond

que je n‟avais pas souvent ressenti depuis Combray, un bonheur analogue à celui que

m‟avaient donné, entre autres, les clochers de Martinville. Mais cette fois il resta

incomplet. Je venais d‟apercevoir, en retrait de la route en dos d‟âne que nous suivions,

trois arbres qui devaient servir d‟entrée à une allée couverte et formaient un dessin que je

ne voyais pas pour la première fois, je ne pouvais arriver à reconnaître le lieu dont ils

étaient comme détachés mais je sentais qu‟il m‟avait été familier autrefois ; de sorte que

mon esprit ayant trébuché entre quelque année lointaine et le moment présent, les

environs de Balbec vacillèrent et je me demandais si toute cette promenade n‟était pas

une fiction [. . .]. (Recherche II 76-77)

Dans La phrase de Proust, Jean Milly relève les analogies et les différences entre ce passage et celui des trois clochers :

Le passage des trois arbres d‟Hudimesnil présente d‟abord des analogies manifestes avec

celui des clochers (le Narrateur rapproche lui-même explicitement les deux rencontres) :

le nombre de trois, le bonheur profond immédiatement éprouvé, la recherche de la vérité

66

de ces objets de contemplation. Mais à la différence de cet épisode, cette recherche

n‟aboutit à rien, ni à une réminiscence, ni à une production littéraire. (137)

Or la signification de ce passage réside précisément dans son rapport métaphorique avec l‟épisode des trois clochers. En effet, l‟échec de la mémoire involontaire (celle de Marcel) au niveau diégétique fournit l‟espace et la possibilité d‟une lecture métaphorique qui fonctionne comme la mémoire involontaire du lecteur. Et cette alternative n‟est offerte par rien d‟autre que le texte, et par la lecture métaphorique que le narrateur nous prescrit explicitement et implicitement : explicitement en rapprochant les deux passages, implicitement en rappelant au lecteur qu‟il est en train de lire une fiction. En effet, c‟est l‟écriture métaphorique, plus précisément, la métaphore ordinale virtuelle qui est l‟aboutissement de l‟impression et de la recherche de sa vérité. Mais ce passage n‟a de sens que dans une lecture qui s‟effectue au niveau global de l‟œuvre. Encore une fois, la métonymie joue un rôle déterminant dans la lecture métaphorique.

Il devient évident que la traduction de l‟impression ne peut se réaliser que par l‟œuvre d‟art en tant que métaphore dans les deux sens suivants : 1) le rapport entre l‟œuvre d‟art et l‟impression (le réel) est métaphorique ; 2) l‟œuvre d‟art, comme le monde, se constitue comme une totalité irréductible dont le sens est déterminé par l‟interaction réciproque entre les parties.

Cette conception de l‟art s‟avère conforme à la théorie moderne de l‟œuvre comme être. Selon

Foucault :

Le seuil du classicisme à la modernité a été définitivement franchi lorsque les mots ont

cessé de s‟entrecroiser avec les représentations et de quadriller spontanément la

connaissance des choses. Au début du XIX siècle, ils ont retrouvé leur vieille, leur

énigmatique épaisseur […]. La grande tâche à laquelle s‟est voué Mallarmé, elle

67

enveloppe tous nos efforts d‟aujourd‟hui pour ramener à la contrainte d‟une unité peut-

être impossible l‟être morcelé du langage […] ce qui parle, c‟est le mot lui-même Ŕ

non le sens du mot, mais son être énigmatique et précaire. (Les mots et les choses 315)

La fin du classicisme est marquée par la fin de la représentation qui se traduit dans le domaine de l‟art par la fin de l‟imitation de la nature. Du coup, l‟être du langage se pose comme objet d‟interrogation et de recherche. Tandis que l‟être du langage est morcelé, comme dit

Foucault, l‟être de l‟œuvre d‟art se trouve libéré de la représentation pour s‟affirmer dans son autonomie. A l‟époque romantique, commençant avec les romantiques allemands, l‟art n‟imite plus la nature, mais la création elle-même. L‟œuvre d‟art est une imitation de la nature seulement dans la mesure où, comme la nature, elle est une totalité qui se suffit à elle-même et qui est sa propre fin. A d‟autres mots, elle est.

Cependant, en même temps que l‟être de l‟œuvre d‟art se pose comme objet de recherche, l‟homme, en questionnant le cogito classique, revendique la profondeur et la totalité de son propre être. De « je pense » il ne s‟en suit plus logiquement que « je suis ». Selon Foucault :

Le cogito ne conduit pas à une affirmation d‟être, mais il ouvre justement sur toute une

série d‟interrogations où il est question de l‟être. Une forme de réflexion s‟instaure, fort

éloignée du cartésianisme, où il est question pour la première fois de l‟être de l‟homme

dans cette dimension selon laquelle la pensée s‟adresse à l‟impensé et s‟articule sur

lui. (Les mots et les choses 335)

Cette revendication de « l‟impensé » comme faisant partie de l‟être humain, se traduit dans certaines variantes de l‟art romantique comme la revendication du sujet. L‟œuvre d‟art n‟y est plus la représentation de la nature, mais en même temps qu‟elle imite le processus de

68 création, elle donne une place primordiale à son créateur. L‟œuvre ne parle plus du monde, mais elle exprime les sentiments les plus intimes de son créateur.

Du classicisme au romantisme, la représentation cède la place à l‟être, mais l‟œuvre d‟art ne se libère de la représentation que pour devenir l‟instrument de l‟expression subjective. Il faut attendre le symbolisme pour rendre son autonomie totale à l‟œuvre d‟art, en l‟émancipant du sujet parlant. Comme Mallarmé le dit dans « Crise de vers » :

L‟œuvre pure implique la disparition élocutoire du poète, qui cède l‟initiative aux mots,

par le heurt de leur inégalité mobilisés ; ils s‟allument de reflets réciproques comme une

virtuelle traînée de feux sur des pierreries, remplaçant la respiration perceptible en

l‟ancien souffle lyrique ou la direction personnelle enthousiaste de la phrase. (Poésies

204)

« La disparition élocutoire du poète » signifie que le poète cesse de se servir du langage comme moyen de représenter sa pensée et ses sentiments personnels. Selon Blanchot, « écrire, c‟est passer du je au il, c‟est disposer le langage sous la fascination et, par lui, en lui, demeurer en contact avec le milieu absolu » (L’espace littéraire 31). Dans Contre Sainte-Beuve, Proust affirme: « Un livre est le produit d‟un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices. Ce moi-là, si nous voulons essayer de le comprendre, c‟est au fond de nous-mêmes, en essayant de le recréer en nous, que nous pouvons y parvenir »

(127). Autrement dit, le moi profond et réel ne se révèle qu‟à travers l‟écriture qui laisse parler l‟être du langage. C‟est un oubli temporaire du moi habituel, analogue à celui qui permet l‟avènement de la réminiscence. C‟est pourquoi l‟expérience de la réminiscence introduit Proust dans le temps de l‟écriture :

On le voit, ce qui lui [à Proust] est donné à la fois, c‟est non seulement l‟assurance de sa

69

vocation, l‟affirmation de ses dons, mais l‟essence même de la littérature qu‟il a touchée,

éprouvée à l‟état pur, en éprouvant la transformation du temps en un espace imaginaire

(l‟espace propre aux images), en cette absence mouvante, sans événement qui la

dissimulent, sans présence qui l‟obstrue, en ce vide toujours en devenir : ce lointain et

cette distance qui constituent le milieu et le principe des métamorphoses et de que Proust

appelle métaphores, là où il ne s‟agit plus de faire de la psychologie, mais où au contraire

il n‟y a plus d‟intériorité, car tout ce qui est intérieur s‟y déploie au-dehors, y prend la

forme d‟une image. (Le livre à venir 22)

Dans la création d‟une œuvre littéraire, l‟imagination traduit l‟impression en image, à travers les correspondances et la synesthésie. Ici, il faudrait préciser le sens du mot image : il s‟agit bien d‟une métaphore au niveau de l‟œuvre entière, mais au sens de symbole et non d‟allégorie.27 Le symbole est une image qui a un rapport métaphorique avec ce qu‟elle exprime, mais il se distingue de l‟allégorie par la définition que lui donne Goethe :

L‟allégorie transforme le phénomène en concept, le concept en image, mais de telle sorte

que le concept reste néanmoins toujours contenu dans l‟image et qu‟on puisse le tenir

entièrement l‟avoir et l‟exprimer en elle. La symbolique transforme le phénomène en

idée, l‟idée en image, et de telle sorte que l‟idée reste toujours infiniment active et

inaccessible dans l‟image et que, même dite dans toutes les langages, elle reste

indicible. (Todorov, Théories du symbole 242)

La fonction de l‟allégorie est d‟illustrer par l‟image un concept abstrait pour le faire mieux comprendre, tandis que la fonction du symbole est d‟exprimer une idée pour laquelle l‟image est le seul moyen de réincarnation et d‟expression. Cette idée se distingue du concept en ce qu‟elle n‟est pas formulée par l‟intelligence et ne peut pas s‟exprimer par le langage ordinaire.

70

Ici la notion d‟idée s‟approche de l‟impression proustienne, qui s‟incarne aussi dans les phénomènes et se distingue du concept. L‟allégorie en tant que métaphore extensive fait partie de la rhétorique, parce que elle est une façon plus vive de dire une vérité qui peut être dite par un langage abstrait. Le symbole, bien qu‟il soit aussi une métaphore extensive, appartient au domaine de la poétique, parce qu‟il dévoile une réalité qui ne peut pas être dite autrement.

Pour Proust, l‟œuvre littéraire devrait être un « vivant symbole » qui traduit une impression ou une vision du monde, non pas une « froide allégorie » qui exprime un concept abstrait.28 Dans le passage de la Recherche sur les œuvres « allégoriques » de Giotto, le jeune

Marcel perçoit une ressemblance entre la fille de cuisine et les figures de vierges. D‟abord, la fille enceinte « commençait à porter difficilement devant elle la mystérieuse corbeille, chaque jour plus remplie, dont on devinait sous ses amples sarraus la forme magnifique » (Recherche I

79). Ensuite, « la pauvre fille, engraissée par sa grossesse, jusqu'à la figure, jusque aux joues qui tombaient droites et carrées, ressemblait en effet assez à ces vierges, fortes et hommasses, matrones plutôt, dans lesquelles les vertus sont personnifiées à l‟Aréna » (80). Paradoxalement, ce sont les traits antithétiques au mot «vierge » qui sont mis en lumière. Non seulement ces vierges ressemblent plus aux hommes et aux matrones qu‟au nom qui les désigne, mais chaque figure exprime plutôt le contraire de son sens symbolique assigné. D‟où le manque d‟appréciation de Marcel vis-à-vis de ces figures :

Cette Charité sans charité, cette Envie qui avait l‟air d‟une planche illustrant seulement

dans un livre de médecine la compression de la glotte ou de la luette par une tumeur de la

langue ou par l‟introduction de l‟instrument de l‟opérateur, une Justice, dont le visage

grisâtre et mesquinement régulier était celui-là même qui, à Combray, caractérisait

71

certaines jolies bourgeoises pieuses et sèches que je voyais à la messe et dont plusieurs

étaient enrôlées d‟avance dans les milices de réserve de l‟Injustice. (Recherche I 81)

Mais plus tard, le narrateur a compris la beauté de ces figures symboliques, qui ne réside pas dans leur sens allégorique, mais exactement dans leur qualité matérielle. L‟ignorance de leur propre valeur allégorique contribue à souligner la matérialité de leur corps :

Et je me rends compte maintenant que ces Vertus et ces Vices de Padoue lui [à la fille de

cuisine] ressemblaient encore d‟une autre manière. De même que l‟image de cette fille

était accrue par le symbole ajouté qu‟elle portait devant son ventre, sans avoir l‟air d‟en

comprendre le sens, sans que rien dans son visage en traduisît la beauté et l‟esprit,

comme un simple et pesant fardeau, de même c‟est sans paraître s‟en douter que la

puissante ménagère qui est présente à l‟Aréna au-dessous de mon « Charitas » [. . .]

incarne cette vertu, c‟est sans qu‟aucune pensée de charité semble avoir jamais pu

exprimer par son visage énergique et vulgaire. Par une belle intention du peintre elle

foule aux pieds les trésors de la terre, mais absolument comme si elle piétinait des raisins

pour en extraire le jus ou plutôt comme elle aurait monté sur des sacs pour se hausser ; et

elle tend à Dieu son cœur enflammé, disons mieux, elle le lui « passe », comme une

cuisinière passe un tire-torchon par le soupirail de son sous-sol à quelqu‟un qui le lui

demande à la fenêtre du rez-de-chaussée. (Recherche I 80)

Le décalage entre le symbole et son sens allégorique est encore accentué par les métaphores proustiennes. La métaphore de la cuisinière passant un tire-torchon n‟est pas seulement une image vulgaire mais elle représente implicitement Françoise, qui est la vraie cuisinière chez Marcel. Ce qui rend cette implication plus significative et plus antithétique à l‟idée de charité, c‟est que quelques pages auparavant, le narrateur évoque la cruauté de celle-ci

72 envers la fille de cuisine lorsqu‟elle la laisse « faire tant de courses et de besogne ». L‟écart entre le signifiant et le signifié allégorique s‟avère encore plus manifeste dans la description de la figure de l‟Envie :

L‟Envie, elle, aurait eu davantage une certaine expression d‟envie. Mais dans cette

fresque-là encore, le symbole tient tant de place et est représenté comme si réel, le

serpent qui siffle aux lèvres de l‟Envie est si gros, il lui remplit si complètement sa

bouche grande ouverte, que les muscles de sa figure sont distendus pour pouvoir le

contenir, comme ceux d‟un enfant qui gonfle un ballon avec son souffle, et que

l‟attention de l‟Envie Ŕ et la nôtre du même coup Ŕ tout entière concentrée sur l‟action de

ses lèvres, n‟a guère de temps à donner à d‟envieuses pensées. (Recherche I 80)

Ce qui est au centre de l‟attention, non seulement de l‟Envie, mais aussi du spectateur, ce sont des aspects matériels et concrets. La matérialité de l‟œuvre, au lieu de mener le spectateur au sens allégorique de l‟image, l‟Envie, l‟en éloigne en le distrayant. Et l‟image ici utilisée dans la description littéraire Ŕ l‟enfant qui gonfle un ballon avec son souffle Ŕ, par son innocence insouciante, éloignerait encore plus le lecteur d‟envieuses pensées.

Si le jeune Marcel ne sait pas apprécier ces figures allégoriques de Giotto à cause du décalage entre le symbole et le sens allégorique, le narrateur accorde une valeur esthétique à l‟œuvre d‟art précisément en vertu de cet écart :

Mais plus tard j‟ai compris que l‟étrangeté saisissante, la beauté spéciale de ces fresques

tenait à la grande place que le symbole y occupait, et que le fait qu‟il fut représenté non

comme un symbole puisque la pensée symbolisée n‟était pas exprimée, mais comme réel,

comme effectivement subi ou matériellement manié, donnait à la signification de l‟œuvre

73

quelque chose de plus littéral et de plus précis, à son enseignement quelque chose de plus

concret et de plus frappant. (Recherche I 81)

On voit que les figures allégoriques de Giotto sont plutôt des parodies de l‟allégorie au sens traditionnel du terme, et se présentent comme un triomphe du symbole contre le sens symbolisé, du signifiant contre le signifié préalable. Elles illustrent que le symbole exprime, par son unité et sa totalité irréductibles, ce qui est indicible par le langage ordinaire. Un exemple de l‟indicible est le « beau » : il ne peut être exprimé que par l‟œuvre d‟art qui est son symbole. Et la beauté d‟une œuvre d‟art ne peut être traduite que par une autre. Selon Kant, le contenu indicible de l‟art, ce sont des « idées esthétiques » :

On nomme ces formes, qui ne constituent pas la présentation elle-même d‟un concept

donné mais qui expriment seulement, en tant que représentations secondaires de

l‟imagination, les conséquences qui s‟y attachent et la parenté de ce concept avec

d‟autres, les attributs (esthétiques) d‟un objet dont le concept, comme idée de la raison,

ne peut jamais être présenté adéquatement. (Todorov, Théories du symbole 226)

Commentant ce passage, Tzvetan Todorov constate que « le vocabulaire utilisé par Kant pour désigner le rapport entre le concept d‟indicible et les formes qui l‟évoquent est révélateur : les conséquences, la parenté ; il fonctionne, dit-il ailleurs, toujours d’après des lois analogiques

» (227). En fait, ce ne sont pas seulement des rapports analogiques, mais aussi les lois de contiguïté qui sont en question. Ici on est amené à se rappeler la fonction primordiale de la métaphore et de la métonymie dans l‟œuvre proustienne, et surtout, le rapport métaphorique entre l‟impression à exprimer et l‟œuvre d‟art.

L‟indicible, en occurrence le beau, est étroitement lié à la notion d‟être. Le beau est justement la totalité autosuffisante qui ne renvoie qu‟à elle-même. Dans l‟esthétique kantienne,

74 ce qui est beau réside dans la forme. Il n‟est ni le bien, ni le vrai, ni l‟utile. Mais le beau n‟est certainement pas synonyme de l‟inutile. Le gage du beau, à part sa totalité autosuffisante, c‟est le plaisir que la nature ou l‟œuvre d‟art nous donnent. Et ce plaisir, lui aussi, est impliqué dans la conception de l‟être, car c‟est l‟unité de l‟œuvre Ŕl‟intégration de toutes les parties dans une totalité homogène Ŕ qui l‟engendre. C‟est pourquoi chez Proust, l‟impression esthétique, la réminiscence et la contemplation des œuvres d‟art s‟accompagnent toujours d‟une joie particulière.

L‟indicible ne se limite pas à des « idées esthétiques » mais englobe tout ce qui réside dans la profondeur de l‟être, ce qui se dérobe à toute pensée et échappe à toute saisie rationnelle.

L‟œuvre d‟art est un objet ou une impression devenus images qui ne parlent que de l‟être à travers son propre être.29 L‟œuvre littéraire est cet espace où l‟image se fait avec l‟être du langage :

La parole poétique ne s‟oppose plus alors seulement au langage ordinaire, mais aussi bien

au langage de la pensée. En cette parole, nous ne sommes plus renvoyés au monde, ni au

monde comme abri, ni au monde comme but. En elle le monde recule et les buts ont

cessé ; en elle le monde se tait ; les êtres en leurs préoccupations, leurs desseins, leurs

activités, ne sont plus finalement ce qui parle. Dans la parole poétique s‟exprime ce fait

que les êtres se taisent, mais c‟est alors que l‟être qui tend à redevenir parole et la parole

veulent être. (L’espace littéraire 42)

Ce que Blanchot affirme, c‟est la notion de l‟œuvre d‟art comme être et de la littérature comme deux fois être parce qu‟il y a l‟être de l‟œuvre littéraire et l‟être du langage. Mais comment laisser parler l‟être du langage ? Cette question se traduit en une autre : comment

75 libérer le langage de son rôle de représentation pour le transformer en matière propre à l‟art ?

Pour faire cela, il faut rendre son épaisseur à l‟unité la plus petite du langage, le mot :

Dans la poésie moderne, les rapports ne sont qu‟une extension du mot, c‟est le Mot qui

nourrit et comble comme le dévoilement soudain d‟une vérité ; dire que cette vérité est

d‟ordre poétique, c‟est seulement dire que le Mot poétique ne peut jamais être faux parce

qu‟il est total : il brille d‟une liberté infinie et s‟apprête à rayonner vers milles rapports

incertains et possibles. (Le degré zéro de l’écriture 39)

La primauté que Barthes accorde au Mot fait penser au nom propre qui, dans la

Recherche, joue un rôle comparable aux sensations qui engendrent la réminiscence, de sorte que c‟est souvent à partir d‟un nom propre que se déclenche la narration.

Pour Mallarmé comme pour Proust, l‟écart entre le langage ordinaire et le réel fournit cet espace où le vers (ou l‟œuvre littéraire) « philosophiquement rémunère le défaut des langages, complément supérieur » (Poésies 201), parce que « la diversité, sur terre, des idiomes empêche personne de proférer les mots qui, sinon se trouveraient, par une frappe unique, elle-même matériellement la vérité (200). A la différence du discours, les noms propres sont capables de trouver la vérité « par des touches y répondant en coloris ou en allure, lesquelles existent dans la voix, parmi les langages et quelque fois chez un » (201). Ce qui est en jeu ici, c‟est la correspondance entre les signes de l‟œuvre d‟art et ceux du monde sensible.

Le nom propre est capable de rémunérer l‟écart entre le signifiant et le signifié parce qu‟il est dénué du signifié préalable. En fait, le signifié du nom propre est le référent qui diffère du signifié ordinaire : au lieu d‟être un concept abstrait et général, le signifié du nom propre désigne une personne ou un lieu concret et unique. Quand on ne connaît pas cette personne ou ce lieu unique, le nom propre est vide de sens et se présente comme un espace imaginaire. On est alors

76 libre d‟imaginer le signifié à partir du signifiant, par des associations métaphoriques et métonymiques. C‟est ce qui arrive à Marcel dont les rêveries se font à partir des noms propres, que ce soit un anthroponyme comme Mme de Guermantes, ou un toponyme comme Balbec,

Parme, ou Florence. Ici, Marcel adopte une interprétation poétique des noms propres, qui contribue à sa déception quand l‟image qu‟il s‟est faite se heurte à la personne ou au lieu réel.

La déception du jeune Marcel provient de la confusion du signifié (l‟image) avec le référent (le monde réel). Cette confusion, quoique d‟une manière inverse, est analogue à l‟attitude réaliste du lecteur vis-à-vis de l‟œuvre d‟art.

Si le nom propre, en étant vide d‟un sens préalable, fournit l‟espace à l‟imagination, le mot ordinaire est condamné à porter avec lui des signifiés multiples sédimentés à travers ses usages particuliers au cours de son évolution. Mais le fardeau pourrait être aussi une richesse : au lieu de faire correspondre le signifiant au signifié, comme dans le cas de la création des noms propres, ici la tâche du poète est de libérer le mot du discours ordinaire. C‟est-à-dire, de laisser parler le langage dans tous ses modes d‟être, à la fois comme chose et comme signe, en déployant sa richesse sensorielle et sémantique illimitée. Les mots ainsi libérés pourraient former une unité nouvelle de l‟œuvre par leurs rapports textuels inédits.

On est voisin de la théorie prédicative de la métaphore : l‟écart entre les sens habituels des mots fournit l‟exigence et l‟espace de former une nouvelle cohérence, une unité après coup, au niveau métaphorique. Cette nouvelle cohérence de sens, au lieu de représenter une idée préalable, crée son propre référent qui dévoile une vérité profonde du monde réel. On rejoint ici

« la fonction heuristique de la métaphore » selon Ricœur.

Ce que l‟œuvre d‟art révèle, ce n‟est pas seulement la beauté et la « profondeur

77

élémentaire »30 de son propre être, mais aussi celles de l‟univers réel dans lequel nous vivons, et que nous ne voyons pas, à cause de l‟habitude de la représentation dans toutes ses formes.

L‟œuvre d‟art, par contre, en ne renvoyant directement qu‟à son propre être, renvoie métaphoriquement à l‟être de la vie:

La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent pleinement

vécue, c‟est la littérature, cette vie qui, en un sens, habite à chaque instant chez tous les

hommes aussi bien que chez l‟artiste. Mais ils ne la voient pas parce qu‟ils ne cherchent

pas à l‟éclaircir. Et aussi leur passé est encombré d‟innombrables clichés qui restent

inutiles parce que l‟intelligence ne les a pas « développés ». Notre vie ; c‟est aussi la vie

des autres ; car le style pour l‟écrivain aussi bien que la couleur pour le peintre est une

question non de technique mais de vision. Il est la révélation, qui serait impossible par

des moyens directs et conscients, de la différence qualitative qu‟il y a dans la façon dont

nous apparaît le monde, différence qui, s‟il n‟y avait pas l‟art, resterait le secret éternel de

chacun […]. Grâce à l‟art, au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous le voyons se

multiplier, et autant qu‟il y a d‟artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre

disposition, plus différents les uns des autres que ceux qui roulent dans l‟infini.

(Recherche IV 474)

Grâce à l‟art, l‟impression que l‟artiste reçoit du monde se traduit en une image qui est aussi une vision du monde réel. Ce que l‟artiste nous donne à travers l‟œuvre d‟art, ce sont des yeux nouveaux débarrassés de la grille de la connaissance conventionnelle et des clichés qui y sont attachés à cause des habitudes et des croyances. Comme Blanchot le dit à propos de l‟artiste :

78

Il [l‟artiste] est le créateur d‟une réalité nouvelle, qui ouvre dans le monde un horizon

plus vaste, une possibilité nullement fermée, mais telle au contraire que la réalité sous

toutes formes s‟en trouve élargie. Créateur aussi de lui-même en ce qu‟il crée. A la fois,

artiste plus riche de l‟épreuve de ces œuvres, autre qu‟il n‟était grâce à son ouvrage.

(L’espace littéraire 280)

Ce sur quoi Proust et Blanchot s‟accordent, l‟un à partir du roman, l‟autre à partir de la critique littéraire, c‟est par la notion que l‟œuvre d‟art en tant qu‟être est peut-être seule capable de rendre l‟être perdu au monde et à l‟homme. En ce sens, il me semble que l‟un (Proust) annonce, et l‟autre (Blanchot) rappelle Heidegger, pour qui seule la poésie offre une possibilité de salut à l‟homme, cet être conscient de sa finitude et voué à l‟angoisse, parce qu‟elle lui fournit ce modèle « d‟habiter poétiquement sur cette terre », et parce que la poésie est

« fondation de l‟Etre par la parole» (Qu’est-ce que l’esthétique? 350). L‟expérience de Proust, n‟illustre-t-elle pas par avance la philosophie de Heidegger, puisque ce que Proust éprouve dans la réminiscence et devant l‟œuvre d‟art, c‟est justement cette joie qui « rend la mort indifférente » ?

Dans la Recherche, la métaphore n‟est pas seulement une source de vérité, mais aussi une fontaine de félicité. La joie provient de l‟unité entre deux termes lointains mis ensemble dans une métaphore. Cette félicité caractérise les réminiscences, les rêveries à partir des noms propres, et la contemplation des œuvres d‟art. Si universellement liée à la métaphore, la félicité inexplicable qu‟éprouve Marcel devient une preuve du rapport métaphorique entre le présent et le passé, les noms et les choses, l‟œuvre d‟art et le monde, de sorte que l‟on peut l‟appeler « la félicité métaphorique ».

79

Dans Analysis of the Beautiful, Kant attribue le plaisir esthétique à l‟harmonie entre la faculté de l‟intelligence et celle de l‟imagination. Cette harmonie pourrait être causée ou reflétée par la forme du beau.31 Dans la Recherche, la notion d‟harmonie se manifeste dans la motivation de la métaphore par la métonymie. L‟harmonie kantienne entre l‟intelligence et l‟imagination trouve aussi son écho dans la conception proustienne de la création littéraire où l‟intelligence vient après l‟impression dominée par l‟imagination. Selon Samuel Beckett, la joie métaphorique résulte du surgissement de l‟être à travers la rupture de l‟habitude.32 Cette explication souligne l‟importance de l‟écart dans la métaphore. Pour Roland Barthes, la jouissance que donne le texte littéraire s‟enracine dans l‟écart entre la convention et l‟invention.33 Ce que ces diverses explications du plaisir esthétique ont en commun, c‟est la métaphore marquée par l‟écart et accompagnée de la métonymie.

Il est temps de montrer pourquoi « une œuvre où il y des théories est comme un objet sur lequel on laisse la marque du prix ». D‟abord, une œuvre d‟art est une création qui ne représente pas le monde réel. Les théories, en lui assignant un rôle moral ou social, ne font que la renvoyer au monde malgré son essence. Deuxièmement, la métaphore proustienne du prix laissé sur un objet est d‟autant plus juste qu‟elle comporte deux autres métaphores justifiées: celle du langage courant comme valeur d‟échange et celle de l‟œuvre d‟art comme objet autonome. Finalement, le raisonnement fait régner la voix dominante du sujet parlant, tandis que l‟œuvre exige que « les mots, ayant l‟initiative, ne doivent pas servir à désigner quelque chose ni donner voix à personne, mais qu‟ils ont leurs fins en eux-mêmes » (L’espace littéraire 42). En une phrase, tout ce que fait la présence des théories dans une œuvre, c‟est d‟introduire un élément hétérogène et antithétique à son essence : le langage comme valeur signifiante au lieu et au milieu du langage de l‟être muet qui est l‟œuvre.

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L‟écart entre la vie de l‟habitude marquée par la mort de l‟être et l‟ennui, et la vraie vie qui réside dans l‟art, c‟est l‟écart entre la perception et le langage dominés par le raisonnement, et l‟impression se traduisant en œuvre d‟art. Un passage de Blanchot résume éloquemment ce décalage :

Le langage est ce qui fonde la réalité humaine et l‟univers. [. . .] L‟erreur est de croire

que le langage soit un instrument dont l‟homme dispose pour agir ou pour se manifester

dans le monde; le langage, en réalité, dispose de l‟homme en ce qu‟il lui garantit

l‟existence du monde et son existence dans le monde. Nommer les dieux, faire que

l‟univers devienne discours, cela seul fonde le dialogue authentique qu‟est la réalité

humaine et cela aussi fournit la trame de ce discours, sa brillante et mystérieuse figure, sa

forme et sa constellation, loin des vocables et des règles en usage dans la vie pratique. Il

est indispensable de reconnaître qu‟une telle pensée n‟a rien à voir avec l‟opinion d‟après

laquelle le fond de notre nature ou de la nature, étant saisissable, peut finalement être

exprimé. C‟est sur un tout autre chemin que le poète s‟engage. Il affirme que notre

réalité humaine est poétique en son fond, est le discours qui la met à découvert, mais cela

signifie que la poésie et le discours, loin de constituer des moyens subordonnés, des

fonctions très nobles, mais soumises, sont à leur tour un absolu dont le langage banal ne

peut même percevoir l‟originalité. Que le langage soit un absolu, la forme même de la

transcendance et qu‟il puisse néanmoins être accueilli dans une œuvre humaine, voilà ce

que Mallarmé a considéré avec tranquillité et pour en poursuivre immédiatement les

conséquences littéraire. Il a rêvé, on le sait, et ébauché un livre qui fût aussi chargé de

réalité et de secret, aussi impénétrable et aussi clair, d‟un ordre aussi visible et aussi

ironiquement caché que le monde. (Faux pas 191-92)

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Le livre qu‟a rêvé Mallarmé et dont Blanchot a étendu la réalisation possible au travail du romancier, ne ressemble-t-il pas à la Recherche ? Pour Proust comme pour Blanchot, la réalité première du monde est elle-même poétique, comme manifestée dans des moments d‟illumination tels que la réminiscence et les impressions. Cette réalité a été perdue deux fois à travers la perception habituelle et la représentation par le langage ordinaire. La tâche du poète est de restituer, par le langage poétique, cette réalité perdue. La fausse réalité se construit par cette chaîne d‟adéquation : nature = perception = représentation, qui caractérise le discours classique et le réalisme du dix-neuvième siècle. La vraie vie se reconstitue par une chaîne métaphorique et réversible : monde réel-impression-image poétique, emblématique de l‟art moderne.

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19 Voir Warren Motte, « Clinamen Redux », Comparative Literature Studies Vol 23 No. 4 (263-280).

20 Voir Jean Ricardou, Nouveaux problèmes du roman 124 : « la métaphore ordinale est l‟opération qui, à partir de tel de leurs points communs, sait réunir deux cellules plus ou moins lointaines. La métaphore ordinale est dite actuelle quand elle agit au plan de l‟écriture et, par voie de conséquence, au plan de la lecture si celle-ci en épouse l‟ordre. La métaphore ordinale est dite virtuelle quand elle agit au seul plan de la lecture, puisqu‟elle rapproche deux ensembles que l‟écriture, précisément, a écartés dans le corps du texte. Dans le premier cas, le rapprochement est actuel : les événements séparés sont explicitement réunis par le texte. Il s‟agit d‟un temps court- circuité. Dans le second cas, le rapprochement est virtuel : le texte, en disposant çà et là tels passages soumis à une certaine similitude, programme la virtualité de rapprochements qu‟il revient à la lecture d‟actualiser en passant de tel de ces passages à tel autre. Il s‟agit d‟un texte court-circuité. En d‟autres termes : la métaphore ordinale actuelle court-circuite le temps de la fiction ; la métaphore ordinale virtuelle court-circuite le temps de la narration ».

21 Voir Gérard Genette, Figures III 258 : « En fait, [. . .] le roman proustien ne réussit qu‟à grand-peine à concilier deux postulations contradictoires : celle d‟un discours théorique omniprésent, qui ne s‟accommode guère de la narration « objective » classique et qui exige que l‟expérience du héros se confonde avec le passé du narrateur, qui pourra ainsi la commenter sans apparence d‟intrusion (d‟où l‟adoption finale d‟une narration autodiégétique directe ou peuvent se mêler et se fondre les voix du héros, du narrateur et de l‟auteur tourné vers un public à enseigner et à convaincre) Ŕ et celle d‟un contenu narratif très vaste, débordant largement l‟expérience intérieure du héros, et qui exige par moments un narrateur quasi « omniscient » : d‟où les embarras et les pluralités de focalisation ».

22 Après avoir fait la distinction entre la philosophie et le roman, il faudrait se rappeler que le roman proustien est qualifié par certains critiques comme « roman philosophique », et que Proust lui-même déclare dans la Recherche que son but est de chercher de grandes lois générales : « Bientôt je pus montrer quelques esquisses. Personnes n‟y comprend rien. Même ceux qui furent favorables à ma perception des vérités que je voulais ensuite graver dans le temple, me félicitèrent de les avoirs découvertes au « microscope » quand je m‟étais au contraire servi d‟un télescope pour apercevoir des choses, très petites en effet, mais parce qu‟elles étaient situées à une grande distance, et qui étaient chacune un monde. Là où je cherchais les grandes lois, on m‟appelait fouilleur de détails » (Recherche IV 618). Dans Proust : Philosophie du roman, Vincent Descombes donne d‟abord une définition générale du roman philosophique : la communication par le roman d‟un propos philosophique. Il distingue ensuite quartes façons différentes dont un roman pourrait communiquer un propos philosophique : « I. Une partie du texte porte la pensée du roman tout entier. II. Le tout du récit romanesque est la communication directe de la pensée du roman. III. Le tout du roman est la communication indirecte d‟une pensée du roman qu‟il n‟est pas possible de communiquer directement. IV. Le tout du roman est la communication d‟une pensée qu‟il est possible de communiquer directement » (42-43). Contrairement à l‟avis de Descombes, le roman proustien est philosophique précisément parce que « le tout du roman est la communication indirecte d‟une pensée du roman qu‟il n‟est pas possible de communiquer directement », c'est-à-dire, par le discours ordinaire.

24 Voir Pedro Kadivar, Marcel Proust ou esthétique de l’entre-deux 76-77 : « 1) C‟est l‟exacerbation de cette dimension psychologique de l‟impression qui va parfois jusqu'à mettre au premier plan un autre sens du mot : l‟impression synonyme d‟émotion. [. . .]. 2) L‟impression en tant que trace ou empreinte, peut renvoyer aussi à l‟inachèvement, à l‟ébauche, au caractère esquissé d‟une perception furtive [. . .]. 3) Néanmoins chez Proust l‟impression est parfois étroitement liée à la sensation au sens le plus physique du terme. 4) Enfin, l‟inachèvement de l‟impression signifie l‟incertitude du narrateur ».

24 Dans Leçons et conversations, Wittgenstein fait une analyse du voir à partir du langage, notamment du vocabulaire du voir, dans laquelle il constate que « voir » et comprendre ne sont pas des activités séparables. Cette façon de voir s‟accompagne d‟une compréhension, d‟une saisie « d‟une organisation qui se met en place d‟un seul coup ; le passage musical est alors perçu comme une totalité organique » (VIII). Cette totalité organique, c‟est justement « l‟essence commune » entre le monde, le sujet et l‟œuvre d‟art qui donne tant de félicité à Marcel. Autrement dit, la traduction de l‟impression par l‟œuvre d‟art implique un rapport métaphorique entre les deux : c‟est l‟essence commune de l‟être qui se transpose de l‟une à l‟autre.

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25 Voir la Recherche I 153 : « Et c‟est à ce moment-là encore Ŕ grâce à un paysan qui passait, l‟air déjà d‟être d‟assez mauvaise humeur, qui le fut davantage quand il faillit recevoir mon parapluie dans la figure, et qui répondit sans chaleur à mes « beau temps, n‟est-ce pas, il fait bon marcher » - que j‟appris que les mêmes émotions ne se produisent pas simultanément, dans un ordre préétabli, chez tous les hommes ».

26 Voir Julia Kristeva, Time and Sense 5: « Nevertheless, the notion of death (of a past dead but for the „luminous patch, sharply defined against a vague and shadowy background‟), is immediately conjured up. This notion attributes the disappearance of an anti-Proust (in the case the writer Bergotte) to the impossibility of bringing a childhood memory back to life. Indeed, what follows this episode serves to deny that the past is dead, for the entire value of childhood is inserted into a sponge cake containing many layers of sensations ». Immédiatement avant sa mort, Bergotte a vu le petit pan de mur jaune dans la peinture de Vermeer, qui « était si bien peint qu‟il était, si on le regardait seul, comme une précieuse œuvre d‟art chinoise, d‟une beauté qui se suffirait à elle-même, » (III 186-187). Ce petit pan jaune ne pourrait manquer de rappeler au lecteur le petit carré lumineux qui délimite la mémoire volontaire du narrateur. De même que la mémoire involontaire n‟arrive pas à ressusciter Combray, comme l‟a fait plus tard la mémoire involontaire, de même le style de Bergotte ne permet pas à Marcel de fixer ses propres impressions, comme aura pu le faire plus tard la métaphore. Si le petit carré lumineux marque la séparation entre Combray I, limité au seul drame du coucher et Combray II, l‟enfance entière de Marcel, le petit pan jaune marque l‟individualisation définitive de Marcel.

27 Toute l‟esthétique symboliste est fondée sur le principe de correspondances de Baudelaire : les correspondances horizontales et verticales. La correspondance au sens baudelairien est le rapport métaphorique, soit entre des sensations provenant des sens différents (la synesthésie), soit entre des œuvres appartenant aux divers domaines d‟art. La correspondance verticale signifie le rapport analogique entre le sensible et l‟Idée, le visible et l‟invisible, le fini et l‟infini. Alors que la structure du symbole se fonde sur les correspondances horizontales, sa fonction est basée sur les correspondances verticales.

28 Voir Marcel Proust, « Contre l‟obscurité » dans Revue Blanche 11(75) 72 : « Qu‟il me soit permis de dire encore du symbolisme, dont en somme il s‟agit surtout ici, qu‟en prétendant négliger „les accidents de temps et d‟espace‟ pour ne nous montrer que des vérités éternelles, il méconnaît une autre loi de la vie qui est de réaliser l‟universel ou l‟éternel, mais seulement dans des individus. Les œuvres purement symboliques risquent donc de manquer de vie et par là de profondeur. Si, de plus, au lieu de toucher l‟esprit leurs „princesses‟ et leurs „chevaliers‟ proposent un sens imprécis et difficile à sa perspicacité, les poèmes, qui devraient être de vivants symboles, ne sont plus que de froides allégories ».

29 Voir Blanchot L’espace littéraire 348: « On peut aussi rappeler qu‟un ustensile, endommagé, devient son image. Dans ce cas l‟ustensile, ne disparaissant plus dans son usage, apparaît. Cette apparence de l‟objet est celle de la ressemblance et du reflet : si l‟on veut, son double. La catégorie de l‟art est liée à cette possibilité pour les objets d‟apparaître, c‟est-à-dire de s‟abandonner à la pure et simple ressemblance derrière laquelle il n‟y a rien Ŕ que l‟être. N‟apparaît que ce qui s‟est livré à l‟image, et tout ce qui apparaît est, en ce sens, imaginaire ».

30 Ibid. 197 : « L‟œuvre fait apparaître ce qui disparaît dans l‟objet. La statue glorifie le marbre, le tableau n‟est pas fait à partir de la toile et avec des ingrédients matériels, il est la présence de cette matière qui sans lui nous resterait cachée. Et le poème encore n‟est pas fait avec des idées, ni avec des mots, mais il est ce à partir de quoi les mots deviennent leur apparence et la profondeur élémentaire sur laquelle cette apparence est ouverte et cependant se referme ». Voir aussi 300 : « Mais ces gisements, la nuit élémentaire du rythme, la profondeur que désigne, comme matérialité, le nom d‟éléments, tout cela, l‟œuvre l‟attire mais pour le dégager, le révéler dans son essence, essence qui est l‟obscurité élémentaire et, dans cette obscurité ainsi rendue essentiellement présente, nous pas dissipée, mais dégagée, rendue visible sur quelque transparence comme d‟éther, l‟œuvre devient ce qui s‟épanouit, ce qui s‟avive, l‟épanouissement de l‟apothéose ». Par « la profondeur élémentaire », Blanchot entend une essence de l‟Etre mise en évidence par l‟œuvre d‟art.

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31 Voir Kant, Analysis of the Beautiful , Trans.Walter Cerf xivii: « It is notable, then that the penetration of the cause-effect relation into the pleasure concept is far from being thorough in Kant and that, in fact, below the causal surface of „X causes a feeling of pleasure in Y‟, the non-causal and more ordinary conception of „Y takes pleasure in X‟ ( Y likes X) remains quite alive ».

32 Voir Samuel Beckett, Proust 11: «But when the object is perceived as particular and unique and not merely the member of a family, when it appears independent of any general notion and detached from the sanity of a cause, isolated and inexplicable in the light of ignorance, then and then only may it be a source of enchantment. »

33 Voir Roland Barthes, Le plaisir du texte 14 : « De là, peut-être, un moyen d‟évaluer les œuvres de la modernité : leur valeur viendrait de leur duplicité. Il faut entendre par là qu‟elles ont toujours deux bords. Le bord subversif peut paraître privilégié parce qu‟il est celui de la violence ; mais ce n‟est pas la violence qui impose le plaisir ; [. . .] ; ce qu‟il veut, c‟est le lieu d‟une perte, c‟est la faille, la coupure [. . .]. La culture revient donc comme bord : sous n‟importe quelle forme ».

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CHAPITRE III : LA MISE EN ABYME Ŕ LA METAPHORE AUTOREFLEXIVE

Une définition de la mise en abyme

Dans le chapitre précédant, en me référant à la structure de la métaphore proustienne et en analysant les commentaires théoriques du narrateur, j‟ai relevé la conception proustienne de l‟œuvre d‟art comme métaphore. Cette conception considère l‟œuvre d‟art comme une totalité organique caractérisée par deux traits essentiels : 1) Le sens global de l‟œuvre est engendré par les interactions entre les parties ; 2) L‟œuvre entretient avec le réel un rapport métaphorique.

Ces deux caractéristiques de l‟œuvre d‟art constituent ce que Linda Hutcheon qualifie d‟« autoréflexivité moderne ».34 Cette autoréflexivité moderne, en se situant au niveau de la structure de l‟œuvre, tombe en effet dans la catégorie « d‟autoréflexivité couverte » que Hutcheon attribue néanmoins exclusivement à l‟œuvre postmoderne.

La conception proustienne de l‟œuvre d‟art se manifeste non seulement à travers les autoréflexions extradiégétiques Ŕ les commentaires du narrateur Ŕ mais aussi dans les fragments diégétiques, les mises en abyme, qui abondent dans la Recherche. Ces deux formes d‟autoreflexivité constituent ce que Hutcheon appelle une « overt form of self-awareness », une autre caractéristique du roman postmoderne. A cause de la portée de ma présente étude, je consacrerai ce chapitre principalement à l‟analyse de la mise en abyme dans la Recherche.

Dans Le récit spéculaire, Lucien Dällenbach donne une définition précise de la mise en abyme. « Tout bien considéré, il n‟en est que deux (caractéristiques) qui doivent être retenues :

1) le caractère réflexif d‟un énoncé ; 2) la qualité intra- ou métadiégétique de celui-ci » (74).

L‟énoncé ici en question doit être un fragment du texte qui réfléchit un aspect de l‟œuvre entière.

La qualité intra- ou métadiégétique du segment réflexif s‟oppose au caractère extradiégétique tel

86 que l‟intervention d‟auteur s‟exprimant en son propre nom, ou aux métarécits, que Dällenbach a présentés quelques pages plus tôt comme des fragments qui « visent à s‟émanciper de la tutelle narrative du récit premier » (71). Les segments métadiégétiques « se limitent pour leur compte à réfléchir le récit et à ne suspendre que la seule diégèse. Au nombre de ces interpolations spéculaires, figurent les récits rapportés au style indirect, les rêves, telle représentation visuelle et auditive, etc. » (71). Les segments intradiégétiques, par contre, « n‟occasionnent, [. . .] ni changement d‟instance narrative, ni solution de continuité diégétique ; dans une dépendance totale vis-à-vis du récit premier, ils épousent son cours et se cantonnent à l‟univers qu‟il leur prescrit » (72). Pour résumer la mise en abyme en une phrase, « la spécification gidienne

équivaut à dénier la qualité de mise en abyme à tout segment réflexif qui ne relèverait pas de l‟univers spatio-temporel du récit Ŕ dans la terminologie des poéticiens : de la diégèse » (70).

Dans le chapitre précédant, j‟ai suggéré que, dans la Recherche, le choix d‟un narrateur à la première personne est stratégique, en ce qu‟il permet de mêler la narration aux réflexions théoriques sans pourtant nuire à l‟homogénéité du discours narratif. L‟identité entre le « je » du narrateur et celui du personnage principal donne aux réflexions théoriques du narrateur une illusion intradiégétique. Une autre solution qui permet au récit de se commenter sans compromettre l‟unité de l‟œuvre est la mise en abyme, grâce à sa nature intradiégétique. Cette deuxième stratégie n‟échappe pas à Proust, dont le souci d‟unité de l‟œuvre s‟élève au niveau de la théorie littéraire. Mieux encore, la fin de la Recherche comporte une transition imperceptible entre ces deux stratégies : le personnage fusionne avec le narrateur, et par conséquent, les commentaires narratifs deviennent intradiégétiques et constituent de vraies mises en abyme.

Après avoir insisté sur la qualité intradiégétique de la mise en abyme et sa nécessité dans l‟unité de l‟œuvre, on ne pourrait manquer d‟y remarquer un paradoxe. Si la mise en abyme est

87 une technique employée par le roman pour se commenter sans artifice, comment peut-elle aussi servir à exposer l‟artifice du récit et constitue ainsi une forme d‟autoréflexivité ouverte selon la théorie de Linda Hutcheon ?

Les catégories de la mise en abyme et leur fonction métafictionnelle

La réponse à cette question réside dans l‟autre aspect de la mise en abyme. Après avoir relevé les deux caractères essentiels de l‟agent de la mise en abyme, Dällenbach ébauche une classification élémentaire où il distingue trois catégories de mise en abyme selon l‟objet réfléchi :

A. l‟énoncé de l‟œuvre entière ; B. l‟énonciation ; C. le code narratif (74). Malgré son caractère apparemment simpliste, ce système de classification met en relief la différence de l‟efficacité avec laquelle les mises en abyme exposent l‟artifice du texte : tandis que la première catégorie de mise en abyme sert à mettre en évidence ce qui est déjà visible, les catégories B et C s‟avèrent plus révélatrices de l‟artifice en « rendant l‟invisible visible » (100). Du point de vue métafictionnel, les deux dernières catégories se présentent comme techniques métafictionnelles plus « ouvertes » et plus efficaces que la première. Dans la Recherche, la prédominance des deux dernières catégories au détriment de la première rend l‟œuvre proustienne plus

« métafictionnelle » que le roman naturaliste zolien qui privilégie la mise en abyme de l‟énoncé.

La mise en abyme de l‟énoncé et celle de l‟énonciation diffèrent encore dans une autre perspective. Si la première réfléchit le produit, la deuxième « met en scène l‟agent et le procès de cette production même » (100). Par leur objet de réflexion respectif, les deux catégories de mise en abyme, chacune de son côté, correspondent à une conception de la littérature Ŕl‟une la considère comme produit, l‟autre, comme production. Selon Linda Hutcheon, tandis que la première conception de la littérature renvoie aux œuvres littéraires classiques et modernes, la

88 deuxième caractérise la métafiction postmoderne.35 De ce point de vue, l‟abondance des mises en abyme de la production dans la Recherche la qualifie d‟emblée comme un véritable roman postmoderne.

Pourtant, la mise en abyme de l‟énoncé sert de base à toutes les autres catégories : la similitude entre l‟énoncé réflexif et l‟œuvre principale permet de reconnaître non seulement la mise en abyme de l‟énoncé, mais aussi d‟autres catégories de mise en abyme qui lui sont associées. Elle est aussi source de critères de la typologie des mises en abyme, basée sur le degré de similitude entre l‟agent et l‟objet de la réflexion, à laquelle on reviendra plus tard. La raison d‟être de ces deux fonctions fondamentales est évidente : la similitude ne peut être jugée qu‟entre deux entités visibles.

Dällenbach révise ensuite son système de classification par une élaboration catégorique.

Dans la catégorie A, il divise l‟énoncé en aspects littéral et référentiel, qui correspondent respectivement à la mise en abyme textuelle et à la mise en abyme fictionnelle (124). Dans la catégorie C, il distingue la mise en abyme du code et celle du principe, la « mise en abyme transcendantale » (128, 131). Par conséquent, la mise en abyme élémentaire se laisse classer en cinq catégories : la mise en abyme fictionnelle (a) ; énonciative (b) ; textuelle (c) ; métatextuelle (d) ; transcendantale (e) (141).

Ce nouveau système de classification, en distinguant l‟aspect littéral et l‟aspect référentiel de l‟œuvre, fournit de nouveaux critères pour juger l‟efficacité révélatrice de la mise en abyme en tant que technique métafictionnelle. Tandis que la mise en abyme textuelle, en réfléchissant l‟œuvre comme texte, souligne son caractère linguistiquement et narrativement construit, la mise en abyme fictionnelle ne fait que résumer la fiction et fonctionne seulement au niveau de l‟intrigue. Pourtant, l‟efficacité moindre de la mise en abyme fictionnelle est souvent compensée

89 par une mise en abyme énonciative qui la côtoie : l‟interprétation de la mise en abyme de l‟intrigue par le personnage fait référence à l‟acte de lecture, en même temps que le personnage interprétant le texte sert de mise en abyme du lecteur.

La division entre la mise en abyme du code (métatexuelle) et celle du principe

(transcendantale) a pour conséquence de permettre d‟analyser d‟une façon plus précise le rapport entre l‟œuvre littéraire et le réel. Tandis que la mise en abyme du code ne révèle que le mécanisme de fonctionnement du texte, celle du principe reflète directement une conception de l‟œuvre d‟art par rapport au réel. Mais par leur caractère métalittéraire commun, ces deux catégories de mise en abyme sont, plus souvent que d‟autres catégories, associées l‟une à l‟autre.

Dans Le récit spéculaire, Dällenbach élabore encore son premier système de classification dans une autre perspective, basée sur la distinction entre les aspects référentiel et littéral du segment réflexif. Mais il n‟applique cette élaboration qu‟à la mise en abyme de l‟énoncé, où il distingue quatre combinaisons possibles : 1) l‟aspect référentiel du fragment réfléchit l‟aspect référentiel de l‟œuvre ; 2) l‟aspect littéral du fragment réfléchit l‟aspect référentiel de l‟œuvre ; 3) l‟aspect référentiel du fragment réfléchit l‟aspect littéral de l‟œuvre ;

4) l‟aspect littéral du fragment réfléchit l‟aspect littéral de l‟œuvre. Selon Dällenbach, les deux dernières combinaisons ne sont pas équivalentes dans leur efficacité autoréflexive : « En vertu du principe selon lequel la dimension littérale ne peut être perçue qu‟au détriment de la dimension référentielle et inversement, la mise en abyme marque une nette propension à se maintenir dans l‟homogène et à privilégier la relation horizontale plutôt que la relation transversale » (125).

Cela explique pourquoi la mise en abyme textuelle par l‟aspect littéral est plus efficace à exposer l‟artifice linguistique et narratif du récit, et qu‟elle est plus dominante dans la Recherche.

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Cette distinction entre l‟aspect littéral et référentiel du segment réflexif devrait avoir pour conséquence d‟entraîner une élaboration non seulement de la mise en abyme de l‟énoncé, mais aussi de toutes les autres catégories de mise en abyme. En se fondant sur la classification de

Dällenbach, où il distingue cinq catégories de mise en abyme, on peut élaborer la classification de la façon suivante :

agent de la mise en abyme signifiant du segment réflexif signifié du segment réflexif objet de la mise en abyme fiction Mise en abyme fictionnelle Mise en abyme fictionnelle

transversale horizontale texte Mise en abyme textuelle Mise en abyme textuelle

horizontale transversale

énonciation Mise en abyme énonciative Mise en abyme énonciative

horizontale transversale code Mise en abyme métatexuelle Mise en abyme métatextuelle

transversale horizontale principe Mise en abyme transcendantale Mise en abyme

transversale transcendantale horizontale

La mise en abyme transcendantale

Bien que figurée comme la dernière catégorie dans l‟ordre de présentation, la mise en abyme transcendantale s‟avère la plus fondamentale de toutes. Selon Dällenbach, la mise en abyme transcendantale se définit comme celle qui a « l‟aptitude à révéler ce qui transcende le

91 texte à l‟intérieur de lui-même et de réfléchir, au principe du récit, ce qui tout à la fois l‟origine, le finalise, le fonde, l‟unifie et en fixe les conditions a priori de possibilité » (131). Plus précisément, la fonction de la mise en abyme du principe consiste en ce qu‟«elle réfléchit le code des codes, à savoir ce qui règle les possibilités de mise en jeu des réflexions élémentaires, gère l‟économie de celles qui sont exploitées par le récit et veille à ce qu‟elles effectuent tel type plutôt que tel autre » (138).

Dans la Recherche, la mise en abyme transcendantale reflète la conception proustienne de l‟œuvre d‟art comme métaphore, à savoir son écart avec le monde réel et l‟interaction métonymique entre ses parties, qui détermine son sens global. Cette conception se reflète par quatre types de mise en abyme transcendantale selon l‟agent de la réflexion. D‟abord, les réflexions théoriques du personnage qui se confond avec le narrateur sont des mises en abyme transcendantales horizontales. Ensuite, la structure des métaphores proustiennes, en privilégiant l‟écart et la métonymie, reflète cette même conception au niveau littéral et constitue une mise en abyme transcendantale transversale. C‟est en m‟appuyant sur les réflexions théoriques et la structure générale des métaphores proustienne que, dans mon deuxième chapitre, j‟ai déduit la conception proustienne de l‟œuvre d‟art comme métaphore.

La troisième mise en abyme transcendantale réside dans la géographie de Combray Ŕ ses deux côtés qui d‟abord semblent entièrement antithétiques (Recherche I 134), mais qui à la fin se rapprochent par un raccourci (III 692-93). Ce rapprochement des deux côtés éloignés par un raccourci reflète la conception de l‟œuvre comme métaphore. Si l‟on se situe au foyer familial de Marcel Ŕmétaphore de la perception habituelle, les deux côtés de Guermantes et de chez Swann Ŕ représentant respectivement l‟art et la vie 36Ŕ sont incontestablement opposés au niveau figural aussi bien qu‟au niveau littéral. C‟est du côté de chez Swann que Marcel apprend

92 les signes de l‟amour avec Gilberte et ceux de l‟art avec Elstir et Vinteuil. Au niveau du signifiant, le mot « Méséglise » contient « église » qui, selon Jean Ricardou, est devenu synonyme de la métaphore par une « nomination textuelle ».37 Si le côté de chez Swann apprend

à Marcel la métaphore, le nom de « Guermantes » lui-même est une manifestation de la création et de l‟interprétation métaphorique, et par conséquent représente l‟art. C‟est donc la vie qui enseigne à Marcel la métaphore pour qu‟il devienne artiste, et inversement, c‟est l‟art Ŕ la

Recherche Ŕ qui nous mène à la vraie vie par un raccourci métaphorique. Pour utiliser les mots de Ricardou, « lire le graphique de Combray, c‟est évidemment comprendre que la métaphore est le plus court chemin d‟un point à un autre » (Nouveaux problèmes du roman 106).

Il est doublement significatif que le raccourci de Méséglise soit proposé par Gilberte qui, par le lien matrimonial, sert de pont entre les deux sociétés, antithétiques en tous sens. Par conséquent, le raccourci proposé par Gilberte constitue une double mise en abyme transcendantale. Cette mise en abyme transcendantale est en même temps une mise en abyme du code. Selon Ricardou, le paysage de Combray avec ses deux côtés d‟abord opposés et ensuite rapprochés est une « métaphore configurale » (Nouveaux problèmes du roman 104) ou « une autoreprésentation de second degré : telle part de la fiction y représente non point telle autre part d‟elle-même mais bien le jeu d‟un mécanisme primordial » (105). Autrement dit, c‟est une mise en abyme du code ou une mise en abyme métatextuelle.

La mise en abyme du code de l‟écriture

Le principe de l‟œuvre révélé par la mise en abyme transcendantale est ce qui règle les autres catégories de mise en abyme. D‟abord, la mise en abyme transcendantale est souvent aussi une mise en abyme du code, car le principe détermine le code et en même temps se reflète en lui. Dans la Recherche, la conception de l‟œuvre comme métaphore exige que la métaphore

93 soit le code descriptif, narratif et autoréflexif. Inversement, on peut dire que la mise en abyme du code est une mise en abyme du principe au second degré, par un relais réflexif Ŕ le principe se réfléchit dans le code, qui se réfléchit dans la mise en abyme au premier degré.

Le rapport entre les deux côtés de Combray est donc non seulement une mise en abyme du principe, mais aussi du code : les deux côtés représentent les deux termes éloignés de la métaphore. Le raccourci représente la mise en contigüité de ces deux termes par le texte pour constituer la métaphore. Plus précisément, le paysage de Combray est une mise en abyme de la métaphore proustienne dans ces deux formes: 1) le rapprochement de deux termes éloignés dans le temps et dans l‟espace, par le mécanisme de « ce qui ressemble s‟assemble », manifesté dans la métaphore ordinale ou la mémoire involontaire (Ricardou 91-92) ; 2) le mécanisme inverse de

« ce qui assemble se ressemble » qui fait que deux termes inconciliables au sens littéral deviennent solidaires au niveau métaphorique, par un raccourci textuel (Ricardou 98).

Une autre mise en abyme du code est la description des trois clochers de Martinville. Ici encore les deux termes éloignés de la métaphore, représentés par les trois clochers dont deux se situent à un autre plan que le troisième, sont rapprochés par le trajet du texte, comme les clochers par le mouvement de la voiture. La similitude de leurs flèches, de leurs lignes, et de leur ensoleillement est rendue évidente et frappante par ce rapprochement. C‟est une illustration parfaite du mécanisme « ce qui assemble se ressemble » qui régit la formation de certaines métaphores.

Selon Ricardou, cet épisode n‟est pas seulement une métaphore configurale du code de la

Recherche, mais aussi une métaphore configurale interne qui conduit de l‟impression (du modèle), à l‟écriture métaphorique (120). Le rapprochement des trois clochers a procuré une joie spéciale accompagnée d‟un sentiment d‟énigme. Pendant que le narrateur cherche sans succès

94 l‟explication, il est amené brusquement devant les clochers. Ici un autre rapprochement s‟opère : celui entre l‟ensemble des clochers et le narrateur. Si l‟ensemble des clochers représente la métaphore, ce deuxième rapprochement signale l‟appropriation par le narrateur de la métaphore comme code de son écriture. Le texte, d‟ailleurs, présente le résultat de ces deux rapprochements : le premier écrit de Marcel. Le passage cité ci-dessus est donc non seulement une mise en abyme du code, mais aussi celle du principe, ou de la conception de l‟œuvre d‟art comme métaphore.

Ici, c‟est par la correspondance verticale (pour utiliser les termes de Baudelaire), que la nature enseigne à Marcel l‟art de la métaphore. Comme le narrateur le constate :

La nature ne m‟avait-elle pas mis elle-même, à ce point de vue, sur la voie de l‟art,

n‟était-elle pas commencement d‟art elle-même, elle qui ne m‟avait permis de connaître,

souvent, la beauté d‟une chose que dans une autre, midi à Combray que dans le bruit de

ses clochers, les matinées de Doncières que dans les hoquets de notre calorifère à eau ?

(III 889-890)

Les spectacles de la nature tels que le paysage de Combray et les clochers de Martinville, jouent trois rôles dans le texte proustien : au plan diégétique, comme modèle de la métaphore pour l‟écrivain ; au plan métatextuel, comme mise en abyme du code ; au plan transcendantal, comme mise en abyme du principe de l‟écriture. Mais la nature n‟est pas le seul modèle de l‟écriture proustienne, et la mise en abyme ne recourt pas seulement à la correspondance verticale. Il y a d‟autres œuvres d‟art qui servent de modèles pour Marcel, et d‟autres mises en abyme du code qui se fondent sur la correspondance horizontale.

Un exemple de la mise en abyme du code basée sur la correspondance horizontale est l‟œuvre du peintre Elstir.38 Ce que l‟œuvre d‟Elstir et la Recherche de Proust ont en commun,

95 c‟est la métaphore comme code d‟organisation. Cette mise en abyme du code de l‟œuvre proustienne est en même temps une mise en abyme de la lecture, car c‟est à travers l‟interprétation du narrateur que le code du peintre se manifeste. C‟est une des caractéristiques de la mise en abyme proustienne : la mise en abyme du code de l‟écriture s‟accompagne souvent de celle du code de la lecture. Autrement dit, la Recherche contient non seulement le code de son écriture mais aussi celui de sa propre lecture : l‟écriture et la lecture métaphorique.

La mise en abyme du code de la lecture

La mise en abyme du code de la lecture abonde dans la Recherche, notamment dans les réflexions du narrateur sur les expériences de la mémoire involontaire. Par exemple, après l‟expérience des deux pavés inégaux à la cour du Prince de Guermantes, évoquant la sensation analogue à Saint-Marc, le narrateur remarque :

Mais, cette fois, j‟étais bien décidé de ne pas me résigner à ignorer pourquoi, comme je

l‟avais fait le jour où j‟avais goûté d‟une madeleine trempée dans une infusion. La

félicité que je venais d‟éprouver était bien la même que celle que j‟avais éprouvée en

mangeant la madeleine et dont j‟avais alors ajourné de rechercher les causes profondes.

(III 287)

La juxtaposition de l‟expérience de la petite madeleine et de celle des deux pavés est une actualisation de la lecture métaphorique virtuelle. Les deux expériences sont séparées par une grande distance textuelle. Ce n‟est qu‟à travers la lecture, qui est une autre manière d‟actualisation, que la deuxième expérience pourrait rappeler la première. C‟est pour cette raison que Ricardou nomme ce genre de métaphore « métaphore ordinale virtuelle ». Mais cette inscription implicite de la métaphore ordinale virtuelle dans le texte devient explicite par la

96 juxtaposition actuelle de deux expériences dans le texte. On peut dire que cette juxtaposition est une mise en abyme du code de la lecture de la Recherche.

D‟une manière moins explicite mais non moins justifiée, la mémoire involontaire peut aussi s‟interpréter comme mise en abyme de la lecture métaphorique, par la juxtaposition textuelle de deux sensations analogues séparées par une grande distance diégétique Ŕ temporelle et spatiale à la fois. La mémoire involontaire sert non seulement de modèle d‟écriture pour

Marcel, mais aussi de modèle de lecture pour le lecteur virtuel ou réel. Selon Paul de Man : « the specificity of Proust‟s novel would instead be grounded in the play between a prospective and a retrospective movement. This alternating motion resembles that of reading, or rather that of re- reading which the intricacy of every sentence as well as of the narrative networks as a whole constantly forces upon us » (Allegories of Reading 57).

L‟analogie entre la lecture et la mémoire involontaire est mis en évidence par l‟association métaphorique et métonymique entre livre et chose : « les livres se comportent comme des choses » (III 885) ; de même qu‟ «il [un livre] contient entre ses syllabes le vent rapide et le soleil brillant qu‟il faisait quand nous le lisions » (III 885), de même « une chose que nous avons regardé nous rapporte avec le regard que nous y avons posé, toutes images qui le remplissaient alors » (ibid.). Mais un livre n‟est pas seulement une chose, c‟est aussi un univers.

La lecture nous met dans un état perceptif qui favorise l‟imagination et l‟impression authentiques. Pour Proust, l‟importance de la lecture ne réside pas dans « la belle pensée d‟un maître » que le livre nous communique. « La tâche essentielle, vitale au sens proustien, est celle de l‟éclaircissement, non pas tant de la pensée de tel ou tel auteur quel que soit le profit intellectuel ou même moral qu‟on peut en tirer, mais élucidation d‟un „acte psychologique original appelé lecture‟ » (Aubert 117). Cet « acte psychologique original » consiste en ce que

97

« les charmantes lectures de l‟enfance laissent surtout en tout lecteur l‟image des lieux et des jours où [il] les [a] faites » (Aubert 117).

Par conséquent, l‟univers engendré par la lecture est plus vrai qu‟une chose que nous apercevons par l‟habitude. De plus, la lecture change la manière dont nos yeux voient et notre mémoire enregistre les choses : «la neige qui couvrait les Champs Elysées, le jour où je le lus, n‟a pas été enlevée, je la vois toujours » (III 886). A l‟opposé de la perception habituelle et de la mémoire volontaire, la lecture métaphorique équivaut à l‟impression authentique et à la mémoire involontaire.

Le rapport métonymique et métaphorique entre la lecture et la mémoire involontaire est encore mis en évidence par la description des scènes de lecture. Tout au début de l‟œuvre, on rencontre déjà la description d‟une scène de lecture :

Pendant que la fille de cuisine Ŕ faisant briller involontairement la supériorité de

Françoise, comme l‟Erreur, par le contraste, rend plus éclatant le triomphe de la Vérité Ŕ

servait du café qui, selon Maman n‟était que de l‟eau chaude, et montait ensuite dans nos

chambres de l‟eau chaude qui était à peine tiède, je m‟étais étendu sur mon lit, un livre à

la main, dans ma chambre qui protégeait en tremblant sa fraîcheur transparente et fragile

contre le soleil de l‟après-midi derrière ses volets presque clos où un reflet de jour avait

pourtant trouvé moyen de faire passer ses ailes jaunes, et restait immobile entre le bois et

le vitrage, dans un coin, comme un papillon posé. Il faisait à peine assez clair pour lire,

et la sensation de la splendeur de la lumière ne m‟était donnée que par les coups frappés

dans la rue de la Cure par Camus [. . .] contre des caisses poussiéreuses, mais qui,

retentissant dans l‟atmosphère sonore, spéciale aux temps chauds, semblaient faire voler

au loin des astres éclatés ; et aussi par les mouches qui exécutaient devant moi, dans leur

98

petit concert, comme la musique de chambre de l‟été ; elle ne l‟évoque pas à la façon

d‟un air de musique humaine, qui, entendu par hasard, à la belle saison, vous la rappelle

ensuite ; elle est unie à l‟été par un lien plus nécessaire ; née des beaux jours, ne

renaissant qu‟avec eux, contenant un peu de leur essence, elle n‟en réveille pas seulement

l‟image dans notre mémoire, elle en certifie le retour, la présence effective, ambiante,

immédiatement accessible. (I 82)

Ce passage montre le lien métonymique entre la lecture et les sensations de la nature.

Tandis que les bruits dans la rue font sentir le soleil du dehors par la métonymie spatiale, le concert des mouches évoque l‟été par la métonymie temporelle. La lecture du jeune Marcel lui fait sentir plus profondément le lien métonymique entre les sensations naturelles, parce que la lecture, elle aussi, s‟avance par la métonymie spatiale et temporelle entre les mots et les phrases.

La lecture du texte rend plus aiguë la conscience de la contigüité du temps et de l‟espace en tissant un univers parallèle à celui où nous vivons. C‟est le rapport métaphorique entre la lecture et la perception qui met en lumière le rapport métonymique. Pourtant, ce rapport apparemment métonymique entre les coups frappés et le soleil, dissimule un rapport d‟analogie, notamment un rapport de synesthésie, suggéré par l‟expression « l‟atmosphère sonore » quelques mots plus loin, qui met en évidence l‟essence commune entre le son et la lumière, tous deux composés d‟ondes d‟énergie qui traversent l‟atmosphère. De même, le rapport apparemment métonymique entre le concert des mouches et la saison d‟été masque un rapport métaphorique, trahi par la phrase « contenant un peu de leur essence ». Chez Proust, la contagion réciproque entre la métaphore et la métonymie est la source de l‟incertitude que de Man attribue au texte proustien :

the structure is typical of Proust‟s language throughout the novel. In a passage

99

that abounds in successful and seductive metaphors and which, moreover, explicitly

asserts the superior efficacy of metaphor over that of metonymy, persuasion is achieved

by a figural play in which contingent figures of chance masquerade deceptively as figures

of necessity. A literal and thematic reading that favors metaphor over metonymy [. . .] is

put in question if one takes the rhetorical structure of the text into account. (Allegories of

Reading 67)

Pour de Man comme pour Proust, la métaphore est caractérisée par la nécessité du lien entre deux termes, comme le concert des mouches par rapport à l‟été qui le contient, tandis que la métonymie est une figure de contingence, comme la musique de chambre par rapport à l‟été pendant lequel elle est entendue par hasard. De ce point de vue, la contigüité diégétique

(temporelle ou spatiale), aussi bien que le rapport d‟analogie, constitue la métaphore plutôt que la métonymie, contrairement à la définition classique de la métaphore. Ce n‟est plus le type de rapport (de contigüité ou d‟analogie), mais la qualité du rapport (nécessaire ou contingent) qui distingue la métaphore de la métonymie. Néanmoins, à la différence de Proust qui motive souvent la métaphore par la contigüité textuelle, de Man exclut ce type de contigüité de la métaphore en raison de son caractère de contingence.

Selon Paul de Man, la métonymie qui se fait passer pour une métaphore ne relève donc pas du concert des mouches qui évoque l‟été entier, ni des coups qui font entrer dans la chambre obscure du lecteur Marcel les rayons de soleil, mais d‟une autre image séparée de quelques lignes : « Mon repos [. . .] supportait, pareil au repos d‟une main immobile au milieu d‟une eau courante, le choc et l‟animation d‟un torrent d‟activités ». Son analyse montre que la métaphore

« torrents d‟activité » est en effet métonymiquement motivée :

100

The rhetorical structure of this part of the sentence (« repose . . . supported . . . the shock

and the animation of a flood of activities ») is therefore not simple metaphorical. It is at

least doubly metonymic : first because the coupling of two terms, in a cliché, is not

governed by the « necessary link » of a resemblance (and potential identity) rooted in a

shared property, but dictated by the mere habit of proximity (of which Proust, elsewhere,

has much to say), but also because the reanimation of the numbed figure takes place by

means of a statement ( « running brook ») which happens to be close to it, without

however this proximity being determined by a necessity that would exist on the level of

transcendental meaning. (66)

La « déconstruction » que fait subir de Man au texte proustien, par laquelle il montre la trahison du principe de la métaphore par la motivation purement métonymique (marquée par la contingence), résulte de sa négligence de l‟essence commune entre la lecture et l‟expérience vécue, notamment le jeu perpétuel entre le principe de « ce qui s‟assemble se ressemble » et celui de « ce qui se ressemble s‟assemble » Ŕla contagion réciproque entre la métaphore et la métonymie, diégétique ou textuelle.

La lecture métaphorique se fait aussi horizontalement au niveau de la narration qui sème des scènes de lecture à des intervalles variés. Quelques pages plus loin on trouve une autre scène de lecture :

Et à chaque heure il me semblait que c‟était quelques instants seulement auparavant que

la précédente avait sonné ; la plus récente venait s‟inscrire tout près de l‟autre dans le ciel

et je ne pouvais croire que soixante minutes eussent tenu dans ce petit arc bleu qui était

compris entre leurs deux marques d‟or. Quelquefois même cette heure prématurée

sonnait deux coups de plus que la dernière ; il y en avait donc eu une que je n‟avais pas

101

entendue, quelque chose qui avait eu lieu n‟avait pas eu lieu pour moi ; l‟intérêt de la

lecture, magique comme un profond sommeil, avait donné le change à mes oreilles

hallucinées et effacé la cloche d‟or sur la surface azurée du silence. (Recherche I 86-7)

Ici les coups de clochers réguliers dans le ciel remplacent les coups irréguliers dans la rue. De plus, le jeune Marcel est si absorbé par la lecture que parfois le son du clocher lui échappe.

L‟association entre l‟oubli du temps et l‟ivresse de la lecture est reprise dans plusieurs autres scènes de lecture :

On gagnait le mail entre les arbres duquel apparaissait le clocher de St. Hilaire. Et

j‟aurais voulu pouvoir m‟asseoir là et rester toute la journée à lire en écoutant les

clochers, car il faisait si beau et si tranquille que quand sonnait l‟heure, on aurait dit non

qu‟elle rompait le calme du jour mais qu‟elle le débarrassait de ce qu‟il contenait et que

le clocher avec l‟exactitude indolente et soigneuse d‟une personne qui n‟a rien d‟autre à

faire, venait seulement Ŕ pour exprimer et laisser tomber les quelques gouttes d‟or que la

chaleur y avait lentement et naturellement amassées Ŕ de presser, au moment voulu, la

plénitude du silence. (I 164)

Si le passage précédent fonctionne comme une transition entre la description de la chambre et celle du dehors, le passage cité ci-dessus achève ce déplacement en se centrant sur la description du dehors. Cette scène est l‟inverse de la première scène de lecture : la chambre se transforme en plein air, la fraîcheur s‟oppose à la chaleur, la plénitude du silence remplace le concert des mouches.

Ces descriptions de scènes de lecture entretiennent entre elles un rapport métaphorique par l‟association de la lecture et du temps qu‟il fait (le soleil, l‟ombre, la fraîcheur, la chaleur), du son (les coups frappés et les coups de clochers, le concert des mouches et le silence), et de

102 l‟écoulement ou de l‟immobilité du temps. C‟est le rapport métonymique entre la lecture et la sensation qui caractérise ces trois scènes de lecture et qui constitue leur analogie. Ces scènes de lecture tombent ainsi dans la catégorie des « métaphores configurales » de Ricardou, car elles possèdent la même structure, aussi bien que dans celle de la « métaphore ordinale virtuelle », parce qu‟elles sont séparées par de plus ou moins grandes distances textuelles et que leur rapport métaphorique ne s‟actualise que par l‟acte de lecture.

Ces descriptions de la lecture, au lieu de parler du contenu de la lecture, présentent la lecture en tant qu‟acte psychologique, à la fois contigu et analogue à la sensation comme à la mémoire involontaire. Horizontalement, c‟est dans le rapport métaphorique entre ces descriptions de la lecture que réside la clef de la lecture propre à l‟œuvre proustienne. La

Recherche décrit les lectures de nombreux livres à maintes reprises, mais ces lectures ne sont que des reflets de sa propre lecture.

La lecture métaphorique du texte signifie aussi une lecture qui, en rendant hommage au signifiant, favorise la synesthésie entre le son et le sens, la correspondance entre le style et le contenu. Mais avant de pouvoir établir cette correspondance, il faut d‟abord libérer le signifiant de son signifié habituel. La mise en abyme directe de la lecture se centrant sur le signifiant s‟effectue dans la scène de lecture maternelle au sein du « drame du coucher ».39 Le livre en question est François le Champi de Georges Sand, offert par la grand-mère pour l‟anniversaire de Marcel. Pour éviter certains passages inappropriés pour l‟enfant, la mère lit d‟une façon fragmentée qui rend l‟histoire incompréhensible pour Marcel. Par conséquent, cette lecture met en relief la matérialité du langage et la sonorité de la voix maternelle. C‟est ainsi que Marcel apprend la beauté matérielle du langage, qui plus tard se manifestera dans son propre style, celui de la Recherche.

103

Cette manière fragmentée de lire, en vidant le signifiant de son sens habituel, n‟aboutit

à une lecture métaphorique que si l‟on remplit le blanc du sens par un autre, engendré par la correspondance. Une mise en abyme directe de la lecture métaphorique réside dans les rêves que fait Marcel à partir des noms propres, où la synesthésie fait correspondre les sons avec les couleurs.40

La mise en abyme du texte

Les exemples analysés jusqu‟ici montrent une tendance à la conglomération de diverses catégories de mise en abyme. Parfois c‟est l‟association d‟une mise en abyme du principe avec celle du code, parfois c‟est celle entre une mise en abyme du code d‟écriture et celle du code de lecture. Dans Le récit spéculaire, Dällenbach relève cette tendance comme intrinsèque à toute mise en abyme.41 Mais chez Proust, elle se manifeste d‟une manière encore plus persistante et universelle. Un autre exemple de cette conglomération des mises en abyme se trouve dans l‟image de la cathédrale comme mise en abyme à la fois du principe et du texte.

D‟après Dällenbach, la mise en abyme transcendantale réside dans « les métaphores de l‟œuvre empruntées à la sphère religieuse (église, clocher, robe christique) et trahissant la prétention polémique du texte à ne se fonder que sur soi » (note 2, 133). Les références de

Proust à la cathédrale sont nombreuses dans son roman: « Je bâtirais mon livre, je n‟ose pas dire ambitieusement comme une cathédrale » (III 1033). « Je ne savais pas si ce serait une église où des fidèles sauraient peu à peu apprendre des vérités et découvrir des harmonies » (III 1040).

Les métaphores de la sphère religieuse impliquent une conception de l‟art comme porteur d‟une vérité absolue et supérieure au monde réel. Cette conception de l‟œuvre évoque

« l‟Absolu littéraire » du romantisme allemand. Pourtant, chez Proust, la métaphore religieuse

104 est souvent associée aux métaphores de construction, tels les verbes « bâtir », « construire », etc.

Voici un autre passage qui compare l‟œuvre à la cathédrale :

et quand vous me parlez de cathédrales, je ne peux pas ne pas être ému d‟une intuition

qui vous permet de deviner ce que je n‟ai jamais dit à personne, et que j‟écris ici pour la

première fois, c‟est que j‟aurais voulu donner à chaque partie de mon livre le titre :

Porche I, Vitraux de l‟abside, pour répondre d‟avance à la critique stupide qu‟on me fait

de manquer de construction dans des livres où je vous montrerai que le seul mérite est

dans la solidarité des moindres parties. (De Lattre 98)

L‟image de la cathédrale fonctionne comme une mise en abyme non seulement du principe, mais aussi du texte proustien en tant que construction. Encore mieux, elle comporte aussi une mise en abyme du code à travers le mot « église », devenu synonyme de la métaphore dans la Recherche. Par conséquent, ce n‟est pas seulement l‟image de la cathédrale (au niveau du signifié) qui reflète le texte proustien, mais aussi le signifiant, qui évoque le code métaphorique de la narration.

D‟autres images du texte proustien comprennent, parmi d‟autres, la guerre, la symphonie de Wagner, le septuor de Vinteuil, le bœuf gelé de Françoise, et les robes merveilleuses d‟Odette qui étaient « une sorte d‟individualité [. . .] qui donnait à ses mises les plus différentes un même air de famille », « comme dans un beau style qui superpose des formes différentes et que fortifie une tradition cachée » (I 619). Selon De Lattre, « „Ces toilettes n‟étaient pas un décor quelconque, remplaçable à volonté, mais une réalité donnée et poétique‟, „le fruit d‟une longue délibération‟, répondant à „une intention déterminée‟, pourvu „d‟une signification spéciale‟, et dont „les moindres dessins en sont aussi naturellement fixes que ceux d‟une œuvre d‟art‟ » (92-

93).

105

Quant au bœuf gelé de Françoise, le narrateur le compare explicitement à son texte : « Ne ferais je pas mon livre à la façon dont Françoise faisait ce bœuf mode, apprécié par M. de

Norpois, et dont tant de morceaux de viande ajoutés et choisis enrichissaient la gelée » (III

1035). Le lecteur attentif ne peut pas s‟empêcher de se rappeler le choix méticuleux de

Françoise pour les morceaux parfaits de bœuf d‟York que par erreur, Françoise désigne par le nom « Neuf York ».42

Ce qu‟il y a en commun entre ces images du texte proustien, c‟est le fondu, le lien entre les morceaux, qui rend unité à l‟objet en question. C‟est aussi l‟association de la mise en abyme du texte avec d‟autres types de mise en abyme Ŕ celles du principe, du code et de l‟énonciation.

La mise en abyme de l‟énonciation

Selon Dällenbach, la mise en abyme de l‟énonciation consiste en « 1) la „présentification‟ diégétique du producteur ou du récepteur du récit, 2) la mise en évidence de la production ou de la réception comme telles, 3) la manifestation du contexte qui conditionne (qui a conditionné) cette production-réception » (100). Ce qu‟il y a en commun entre ces trois composantes, c‟est

« qu‟elles visent toutes, par artifice, à rendre l‟invisible visible » (100).

Chez Proust, la mise en abyme de l‟auteur et celle du lecteur sont étroitement liées l‟une

à l‟autre. D‟abord, la lecture et l‟écriture constituent deux étapes successives dans la formation de l‟écrivain. Par conséquent, la mise en abyme du lecteur manifeste une évolution qui côtoie l‟apprentissage de Marcel pour devenir l‟écrivain. Avant de devenir écrivain, Marcel devait apprendre à interpréter les signes sociaux, amoureux, sensoriels et artistiques.43 Avant de pouvoir interpréter les signes d‟une façon adéquate, il était d‟abord mauvais lecteur. La mise en abyme du lecteur forme une série progressive qui vise à corriger les erreurs de la lecture. Marcel est d‟abord la mise en abyme d‟un mauvais lecteur, parce que : 1) dans l‟interprétation des signes

106 sensoriels, il cherche la signification des impressions uniquement par les efforts de l‟intelligence, d‟où vient son échec à arriver jusqu‟à la source de la félicité (comme dans l‟épisode de la petite madeleine) ; 2) dans l‟interprétation des noms propres, il fait correspondre le monde imaginaire du langage au monde réel, d‟où sa déception perpétuelle en confrontant le réel et l‟imaginaire ;

3) dans l‟interprétation des signes amoureux, il confond ses sentiments subjectifs avec les qualités objectives de l‟être aimé ; 4) dans l‟interprétation des signes artistiques, il accorde une place privilégiée au sujet de l‟œuvre au détriment du style de l‟artiste, et aux idées reçues au lieu de l‟interprétation originale du lecteur.

Au fur et à mesure que l‟apprentissage des signes progresse, ces erreurs d‟interprétation se corrigent. D‟abord, au lieu de chercher à interpréter les impressions par l‟intelligence seulement, il le fait par l‟écriture, comme dans l‟épisode des trois clochers. Plus précisément, la traduction de l‟impression se fait par une jolie phrase dont le charme réside dans sa qualité matérielle. Ensuite, en apprenant que les lieux et les personnes ne correspondent nullement à leurs noms, au lieu d‟éprouver une déception profonde vis-à-vis du réel comme auparavant, il reconnaît l‟écart entre le réel et l‟imaginaire, en accordant une puissance révélatrice au langage poétique. Ainsi surmonte-t-il « l‟âge des choses » pour atteindre « l‟âge des noms ».

Dans l‟amour, il apprend que l‟interprétation subjective importe plus que la vérité objective, et que parfois le mensonge pourrait être plus vrai subjectivement et objectivement qu‟un discours prétendu véridique. De ce point de vue, le mensonge est une vérité universelle de l‟amour, engendré par la jalousie de l‟amant et par la nature paradoxale du désir.44

La subjectivité de l‟interprétation est évoquée dès le début de la Recherche : « Je n‟avais pas cessé en dormant de faire des réflexions sur ce que je venais de lire, mais ces réflexions avaient pris un tour un peu particulier ; il me semble que j‟étais moi-même ce dont parlait

107 l‟ouvrage » (I 3). Cette identification onirique entre le lecteur et le texte trouve son écho, à la fin de l‟œuvre, dans un passage théorique :

Chaque lecteur est, quand il lit, le propre lecteur de soi-même. L‟ouvrage de l‟écrivain

n‟est qu‟une espèce d‟instrument optique qu‟il offre au lecteur afin de lui permettre ce

que, sans ce livre, il n‟eut peut-être pas vu en soi-même. La reconnaissance en soi-

même, par le lecteur, de ce que dit le livre, est la preuve de la vérité de celui-ci, et vice

versa. (IV 489)

La possibilité pour chaque lecteur de se trouver lui-même dans le même livre implique que l‟œuvre littéraire contient une vérité universelle s‟appliquant à tous, malgré la différence entre les individus. Cette double nature universelle et individuelle de la lecture est encore mise en relief par le lecteur homosexuel :

Comment croirait-il n‟être pas pareil à tous, quand ce qu‟il éprouve il en reconnaît la

substance en lisant Mme de Lafayette, Racine, Baudelaire, Walter Scott, alors qu‟il est

encore trop peu capable de s‟observer soi-même pour se rendre compte de ce qu‟il ajoute

de son cru, et que si le sentiment est le même l‟objet diffère, que ce qu‟il désire c‟est

Rob-Roy et non Diana Vernon ? (III 25)

Ce passage montre que la vérité universelle du livre, au lieu de l‟empêcher, rend possible la lecture individuelle, même invertie. Ce que chaque lecteur produit, c‟est une interprétation individuelle de cette vérité universelle. Comme le dit si bien Antoine Compagnon :

La situation du lecteur homosexuel, ou pour mieux dire, de l‟homosexuel lecteur,

confirme que la lecture n‟est jamais intellectuelle, objective et pure, mais toujours

affective et imaginaire, chimérique en son essence : contextuelle et non textuelle. Cela ne

lui interdit d‟ailleurs pas d‟atteindre une universalité et une vérité : par le détour de

108

l‟inversion du sexe des héroïnes, l‟homosexuel rejoint le sens commun de l‟amour.

(Proust entre deux siècles 66)

Autrement dit, c‟est par le biais d‟une conversion métaphorique que l‟inverti rejoint la

Vérité universelle. Ainsi une lecture métaphorique mène à la découverte d‟une vérité de soi à travers une vérité universelle du texte. Que la vérité proustienne soit universelle n‟implique pas qu‟elle fasse abstraction des particularités individuelles. Au contraire, c‟est l‟œuvre en tant que création particulière de l‟artiste qui incarne et illustre la loi générale ou la vérité universelle. De même, il est vain de chercher les modèles des personnages fictionnels dans le monde réel, ces personnages étant des êtres particuliers résultant du mélange d‟une multitude de personnes réelles, avec distanciation et inversion, sexuelle ou pas.

Si les signes amoureux enseignent surtout à Marcel la subjectivité de l‟interprétation, les signes artistiques lui apprennent l‟interprétation métaphorique individuelle. Pendant la première représentation de Phèdre par la Berma, Marcel ne fait que chercher à appliquer au personnage de

Phèdre, les commentaires des critiques tels que « pâleur janséniste » et « mythe solaire », au lieu d‟apprécier le jeu original de l‟actrice. De là vient sa déception profonde vis-à-vis du jeu de la

Berma.45 La signification de ce premier spectacle réside en ce qu‟il juxtapose deux mises en abyme du lecteur : celle du bon lecteur, à travers la Berma interprétant le texte de Racine, et celle du mauvais lecteur, à travers Marcel interprétant le jeu de l‟actrice. En effet, le jeu de la Berma est lui-même une double mise en abyme du lecteur idéal et de l‟artiste original, qui cherche dans sa personnalité profonde la source de l‟interprétation et de la traduction des signes. La première fois que Marcel assiste au spectacle de la Berma, il éprouve une grande déception, car en cherchant à adapter le jeu de l‟actrice aux critiques et aux impressions qu‟il a eues du texte racinien, il ne comprend rien au jeu de la Berma. La deuxième fois, comme il est devenu, par

109 l‟apprentissage des signes, meilleur lecteur, il considère les gestes de la comédienne comme des signes propres au jeu, au lieu de chercher à y appliquer les idées reçues des critiques. Et par conséquent, il peut transformer sa déception en félicité.46

L‟aboutissement à une lecture métaphorique des signes coïncide avec la transformation du lecteur en écrivain. En effet, la lecture métaphorique correspond déjà à l‟acte d‟écrire. Selon

Paul de Man: «The moment that marks the passage from „life‟ to writing corresponds to an act of reading that separates from the undifferentiated mass of facts and events, the distinctive elements susceptible of entering into the composition of a text » (57).

Dans la Recherche, la lecture métaphorique n‟est pas seulement ce processus de sélection des moments privilégiés mais aussi la traduction de l‟impression par l‟œuvre d‟art. Toute lecture est une interprétation, et toute interprétation ne se communique que par l‟écriture ou d‟autres formes d‟œuvres d‟art. La lecture de la nature, chez Proust, n‟est donc pas seulement une étape d‟apprentissage de l‟écrivain, une sélection du matériel pour l‟œuvre d‟art, c‟est l‟écriture elle- même. Par conséquent, l‟écriture et la lecture d‟une œuvre littéraire sont liées par leur essence commune qui est l‟interprétation et la traduction des signes Ŕ ceux du texte proprement dit, ou ceux de la nature et de l‟expérience. Les deux travaux sont métonymiques en constituant deux

étapes dans l‟apprentissage. Ils sont métaphoriques en ce que tous deux consistent à traduire des signes : alors que l‟écriture vise à traduire des signes sensoriels en signes artistiques, la lecture devrait aboutir à la traduction des signes artistiques en sensations propres à chaque lecteur.

La lecture et l‟écriture s‟approchent non seulement par l‟interprétation des signes, mais aussi en ce que toutes les deux permettent d‟accéder à l‟être profond de l‟écrivain ou du lecteur.

On se souvient sans doute du fameux passage du Contre Sainte-Beuve : « un livre est le produit d‟un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos

110 vices. Ce moi-là, si nous voulons essayer de le comprendre, c‟est au fond de nous-mêmes, en essayant de le recréer en nous, que nous pouvons y parvenir » (127). Comme à l‟écriture,

la lecture, au rebours de la conversation, [consiste] pour chacun de nous à recevoir la

communication d‟une autre pensée, mais tout en restant seul, c‟est-à-dire en continuant à

jouir de la puissance intellectuelle qu‟on a dans la solitude et que la conversation dissipe

immédiatement, en continuant à pouvoir être inspiré, à rester en plein travail fécond de

l‟esprit sur lui-même. (CSB 174)

Dans la Recherche, les mises en abyme du lecteur abondent: l‟apprentissage et l‟interprétation de toutes sortes de signes, la thématisation de nombreuses scènes de lecture, les rêveries de Marcel à partir des noms propres. Au niveau diégétique, ces scènes font partie de l‟intrigue Ŕ Marcel devient écrivain. Leur nature diégétique fournit la condition même de leur qualité de mise en abyme. Ces mises en abyme du lecteur, en le rendant conscient de sa lecture d‟un roman, sollicitent du lecteur sa participation active à la construction du monde fictionnel.

Et le rôle actif que joue le lecteur dans la réalisation de l‟œuvre, n‟est-ce pas celui qui caractérise la métafiction postmoderne, selon Hutcheon ?47 Chez Proust, le travail créateur du lecteur est encore mis en valeur par son assimilation à celui de l‟écrivain.

Si Marcel sert de mise en abyme du lecteur, virtuel ou réel, bon ou mauvais, la mise en abyme du narrateur ou de l‟auteur implicite s‟effectue par plusieurs personnages, surtout des artistes. Si Bergotte est une mise en abyme de Marcel avant qu‟il ne devienne Proust et n‟écrive la Recherche, les vraies mises en abyme de l‟auteur, selon Jean Milly, ce sont le peintre Elstir et le compositeur Vinteuil. Tandis que l‟un enseigne à Marcel la métaphore descriptive, c'est-à-dire

à représenter une chose par une autre qui lui est contiguë dans l‟espace, l‟autre lui apprend la métaphore ordinale, c‟est-à-dire la narration métaphorique.

111

La typologie de la mise en abyme et sa fonction métafictionnelle

J‟ai déjà suggéré qu‟une caractéristique de la mise en abyme proustienne est la tendance de l‟association entre plusieurs catégories. Ici nous ne pouvons pas nous empêcher d‟en remarquer une autre. La mise en abyme proustienne est marquée par l‟écart entre son agent et son objet de réflexion. Le degré de cet écart se pose justement comme critère qui distingue les trois types de mise en abyme : I. La réduplication simple, fondée sur la similitude ; II. La réduplication à l‟infini, fondée sur le mimétisme structural ; III. La réduplication aporistique, fondée sur l‟identité (Dällenbach 142). Comme le constate Dällenbach, ce sont les types, plutôt que les catégories de mise en abyme, qui reflètent le principe de l‟œuvre. Autrement dit, le principe règle la mise en abyme au niveau typologique plutôt que catégorique : « les récits, selon qu‟ils effectuent le type I, II ou III, ou qu‟ils n‟en réalisent aucun, ne font pas autre chose, respectivement, que de garder leurs distances à l‟égard de l‟abyme, de le creuser à mesure qu‟ils le comble, de composer avec lui en maniant l‟aporie, ou de le refouler en feignant qu‟il n‟existe pas » (Dällenbach 148).

Le premier type de mise en abyme, par une similitude limitée entre l‟agent et l‟objet de réflexion, souligne la distance entre le segment réflexif et l‟œuvre entière. Cette distance, à son tour, reflète la conception de l‟œuvre d‟art comme métaphore marquée par son écart avec le monde réel. Il est logique que ce type de mise en abyme domine dans la Recherche. Le deuxième type de mise en abyme implique une conception de l‟œuvre d‟art imitant le monde réel au niveau de son organisation structurale. Néanmoins, ce type de mise en abyme est peu praticable à cause de la limite textuelle. Il est plus virtuel qu‟actuel, plus idéal que réel. Il ne peut se réaliser dans une œuvre littéraire que d‟une manière rudimentaire et inachevée. Le

112 troisième type exprime une conception de l‟art comme autonomie absolue, un cercle fermé sur lui-même. Il « a pour effet de retourner le récit et de le rendre indécidable : dès lors que l‟énoncé et l‟énonciation se renversent l‟un dans l‟autre, tout, en effet, devient réversible » (148). Cette conception de l‟œuvre va à l‟encontre de celle de Proust, et il est raisonnable que le type III de mise en abyme soit absent de la Recherche.

Chaque type de mise en abyme, par le degré d‟analogie qu‟elle comporte entre l‟agent et l‟objet de la réflexion, implique une conception différente de l‟œuvre littéraire par rapport au monde réel. Autrement dit, l‟autoréflexion est une réflexion de la réflexion du monde par l‟œuvre littéraire, et le mode d‟autoréflexion est déterminé par le mode de réflexion au premier degré.

Cette réflexion de la réflexion s‟opère [. . .] par le moyen des œuvres insérées ; elles

seules permettent de représenter la réflexion et son objet. Mais loin d‟être autonome,

cette réduplication s‟articule, [. . .] sur la réflexion du monde qui la suscite en la

précédant ; moment d‟un procès dont elle ne détient pas la raison, elle constitue l‟un des

termes d‟une mise en relation qui peut s‟exprimer par le rapport de proportionnalité

suivant : Les « œuvres dans l’œuvre » réfléchissent le roman comme celui-ci réfléchit le

réel. (Dällenbach 157)

Le passage cité ci-dessus vise, précisément, L’Emploi du temps de Michel Butor, dont la conception de la littérature par rapport au réel s‟exprime plus explicitement dans Le roman comme recherche :

mais puisque dans la création romanesque, et dans cette recréation qu‟est la lecture

attentive, nous expérimentons un système complexe de significations très variées, si le

romancier cherche à nous faire part sincèrement de son expérience, si son réalisme est

113

assez poussé, si la forme qu‟il emploie est suffisamment intégrante, il est nécessairement

amené à faire état de ces divers types de relations à l‟intérieur même de son œuvre. Le

symbolisme externe du roman tend à se réfléchir dans un symbolisme interne, certaines

parties jouant, par rapport à l‟ensemble, le même rôle que celui-ci par rapport à la réalité.

(10)

Qu‟entend le critique par « symbolisme externe » et « interne » ? « J‟appelle

„symbolisme‟ d‟un roman, précise-t-il, l‟ensemble des relations de ce qu‟il nous décrit avec la réalité où nous vivons » (10). Ici c‟est du symbolisme « externe » qu‟il s‟agit. « Entendons que le pouvoir réfléchissant (Proust) de l‟œuvre littéraire tient à ce que Butor nomme ailleurs son caractère symbolique » (Dällenbach 156). La réflexivité et le symbolisme sont donc synonymes pour Butor : tandis que la réflexivité correspond au symbolisme externe, l‟autoréflexivité

équivaut au symbolisme interne. De plus, le symbolisme interne fait écho au symbolisme externe à travers les types de mises en abyme effectués au sein de l‟œuvre. Cette conception de l‟œuvre par rapport au réel se rapproche de la conception proustienne de la littérature comme métaphore. La parenté théorique entre les deux auteurs explique la prédominance du type I de mise en abyme dans l’Emploi du temps et dans la Recherche. Puisque la notion de l‟œuvre comme métaphore souligne l‟écart entre le monde réel et l‟œuvre d‟art, la mise en abyme de l‟œuvre met aussi en évidence la différence dans la similitude. En parlant de L’Emploi du temps,

Dällenbach constate :

dans le cas qui nous occupe, cette connexion (entre le symbolisme externe et le

symbolisme interne) se révèle des plus dynamiques dans la mesure où le « symbolisme

externe » ne cesse de varier et de faire varier le « symbolisme interne » qui se règle sur

lui. Il est donc compréhensible que, soumise à révision tout au long du roman, la mise en

114

abyme se montre allergique à une réflexion mimétique, et parfaitement accordée à une

réflexion transformatrice. Sans doute vitraux, tapisseries, Nouvelle Cathédrale et roman

policier manifestent-ils certains traits essentiels de la fiction. Mais incapables de se

superposer à elle, ils donnent invariablement une impression de bouger qui s‟explique à

la fois par la mobilité réflexive elle-même et ce qui en résulte, à savoir les rapports

qualitativement variables qui, finalement, s‟instaurent entre les œuvres imaginaires et le

livre-porteur. (158)

Cette analyse relève l‟écart entre le roman-porteur et ses mises en abyme transcendantale, métatextuelle et textuelle par d‟autres œuvres d‟art. L‟écart entre l‟agent et l‟objet de la réflexion est encore accentué par l‟accumulation des mises en abyme, chacune opérant un déplacement métaphorique dans une direction différente. Les deux caractéristiques, l‟écart et l‟accumulation s‟accordent parfaitement avec la conception du réel comme mobilité, son rapport métaphorique et dynamique à l‟œuvre littéraire, et la notion de l‟œuvre ouverte à l‟infini.

Ces conceptions du réel, de l‟œuvre d‟art et de leur rapport sont partagées par Proust et

Butor. Leurs reflets, dans la Recherche comme dans L’Emploi du temps, résident dans les spécificités des mises en abyme. D‟abord il y a l‟accumulation des mises en abyme métatextuelles : la peinture d‟Elstir, le septuor de Vinteuil, la prose de Bergotte, la symphonie de

Wagner, etc. Ensuite, aucune de ces œuvres ne correspond exactement à la Recherche, chacune réfléchissant un aspect essentiel de l‟œuvre. De plus, les œuvres qui manifestent la plus grande analogie avec l‟œuvre proustienne sont celles qui proviennent des domaines autres que la littérature : la peinture d‟Elstir et le septuor de Vinteuil sont plus proches de la Recherche que le roman de Bergotte :

115

On cherche en général ces modèles du côté du peintre et du musicien : Elstir, qui lui

enseigne l‟art de la métaphore, et Vinteuil, qui le fait accéder aux régions les plus

profondes de la sensibilité. C‟est que Proust présente ces derniers comme les

représentants d‟un idéal artistique tandis que les livres de Bergotte ne donnent pas lieu,

comme leurs œuvres, à des réflexions esthétiques développées. La théorie

spécifiquement littéraire apparaît dans la Prisonnière, et surtout dans le Temps retrouvé,

après la mort de Bergotte. [. . .] il (le style de Bergotte) lui procure la même joie exaltante

que les réminiscences et la même expérience des analogies fondamentales que ces

réminiscences, la musique de Vinteuil ou les phrases-types de Stendhal. (La phrase de

Proust 12)

Peut-être Milly a-t-il raison de dire que les deux œuvres de peinture et de musique se prêtent mieux aux réflexions théoriques, mais le choix même des deux œuvres qui n‟appartiennent pas à la littérature comme mises en abyme de la Recherche renvoie à une théorie de l‟œuvre. Ce choix souligne le rapport métaphorique entre les divers types d‟art, ce que

Baudelaire nomme « correspondance horizontale ». Ce rapport métaphorique entre ces œuvres et l‟œuvre proustienne reflète la nature d‟un autre rapport métaphorique, celui entre l‟œuvre et le monde réel, que Baudelaire désigne par « correspondance verticale ».

Bien que la prose de Bergotte manifeste une plus grande distance avec la Recherche, cela ne la disqualifie pas en tant que mise en abyme. Ce qu‟il y a en commun entre ces œuvres au sein de la Recherche, la Recherche elle-même, et les réminiscences, ce sont «l‟expérience des analogies fondamentales » et «la joie exaltante » qu‟elles procurent. Si le rapport analogique est

évident dans les réminiscences et dans les autres œuvres d‟art ici en question, son existence dans l‟œuvre de Bergotte semble plus obscure. Où réside cette analogie dans l‟œuvre de Bergotte ?

116

Voici quelques phrases tirées de la lecture fragmentée de Marcel : «vain songe de la vie »,

«inépuisable torrent des belles apparences », «tourment stérile et délicieux de comprendre et d‟aimer », «émouvantes effigies qui anoblissent à jamais la façade vénérable et charmante des cathédrales » (I 94).

Selon l‟analyse de Milly, trois caractéristiques dominent la phrase de Bergotte : d‟abord la richesse et la profondeur des images, ensuite la correspondance phonique, finalement un certain accent personnel (La phrase de Proust 13-18). Ces trois aspects sont étroitement liés les uns aux autres. Les images visent à « exploser » la « beauté cachée des choses, » et à « éveiller le chant et à atteindre le sublime » (14). La beauté spécifique des images réside dans la juxtaposition d‟un niveau de réalité à un autre, comme dans la phrase « le tourment stérile et délicieux de comprendre et d‟aimer », qui juxtapose deux mots antonymiques de deux domaines différents, d‟abord entre « stérile » qui est du domaine biologique et qui exprime la carence, et

« délicieux » qui est du domaine gastronomique et qui évoque l‟exubérance ; ensuite entre

« comprendre » qui fait référence à la faculté intellectuelle et qui met l‟accent sur l‟objectivité, et

« aimer » qui appartient au domaine affectif et qui souligne la subjectivité.

Au niveau phonique, l‟allitération approximative des consonnes « t », « d » et « m », et l‟assonance des voyelles « en » et « e », renforce le sens littéral du mot « tourment » et l‟unité du sens de la phrase. La phrase entière résulte d‟une expansion du mot « tourment » au niveau du signifié et au niveau du signifiant. Ce qui régit l‟expansion, ce sont la métaphore et la métonymie. Mais cette expansion métaphorique et métonymique ne transcende pas la limite de la phrase.48 En ce sens, l‟œuvre proustienne est un dépassement de la prose de Bergotte, car l‟expansion métaphorique et métonymique s‟étend à l‟œuvre entière en passant par la narration, comme la fleur japonaise s‟épanouit pleinement au contact de l‟eau.49

117

En concordance avec la conception proustienne de l‟œuvre comme métaphore et en raison de la limite de l‟espace textuel, le deuxième type de mise en abyme, caractérisée par la duplication à l‟infini, s‟avère plus rare dans la Recherche. Pourtant, quelques exemples à l‟état embryonnaire n‟y font pas défaut. Les carafes mises par les enfants dans la Vivonne pour pêcher des poissons50 et la bibliothèque dans la chambre d‟hôtel de Balbec51 pourraient s‟interpréter comme des mises en abyme de la mise en abyme. Par conséquent, elles tombent en quelque sorte dans le deuxième type de la mise en abyme, bien que la duplication ne se propage pas à l‟ infini.

Il est facile d‟apercevoir la particularité d‟« Un amour de Swann » : inséré dans la

Recherche, il pourrait pourtant exister comme un roman à part entière. La rupture entre le récit premier et le métarécit ne réside pas seulement dans la voix narrative Ŕ changement de la première personne à la troisième, mais aussi dans le style. Cependant, derrière l‟indépendance apparente de ce métarécit, se cache un lien réflexif entre la partie et le tout. « Un amour de

Swann » est en effet, une miniature de la Recherche, dans la mesure où il en résume l‟histoire, bien que les deux entretiennent une analogie partielle. Il y a un miroitement entre les personnages principaux: Swann et Marcel, Odette et Albertine. Les deux récits partagent les thèmes de la jalousie et de l‟art. Pourtant, si l‟on tient compte de la rupture foncière entre les deux récits, et de la définition que donne Dällenbach de la mise en abyme, « Un amour de

Swann » constitue plutôt un « métarécit autoréflexif » qu‟une vraie mise en abyme. Quelle que soit la catégorie de son appartenance, ce qui nous intéresse ici, c‟est son caractère autoréflexif.

De plus, à l‟intérieur de ce segment autoréflexif, il y en a un autre : le rêve de Swann. Dans ce rêve, les personnages fictifs (intradiégétiques) et réels (extradiégétiques) se mêlent : « Napoléon

III, Odette, Mme de Verdurin, le docteur Cottard, et un jeune homme en fez qu‟il ne pouvait

118 identifier » (I 732), de sorte qu‟on pourrait dire que le rêve est une mise en abyme de la mise en abyme de l‟auteur par le personnage: « Ainsi Swann se parlait-il à lui-même, car le jeune homme qu‟il n‟avait pas pu identifier d‟abord était aussi lui : comme certains romanciers, il avait distribué sa personnalité à deux personnages, celui qui faisait le rêve, et un qu‟il voyait devant lui coiffé d‟un fez » (I 373).

On pourrait dire que cette mise en abyme particulière est seulement une ébauche du type

II de mise en abyme, et cela pour deux raisons : d‟abord, comme on l‟a déjà dit, la réduplication structurelle de la mise en abyme ne va pas jusqu'à l‟infini, ce qui est d‟ailleurs impossible ; ensuite, c‟est seulement au niveau de la structure que la réduplication s‟avère fidèle. Au niveau thématique, l‟exactitude fait défaut, car ni le rêve de Swann ne reflète l‟histoire d « Un amour » de la même façon que celui-ci reflète la Recherche, ni le personnage du jeune homme ne redouble Swann de la même manière que celui-ci fait écho à Marcel. Au niveau des personnages, Marcel se distingue de Swann en le dépassant : tandis que la mondanité et l‟amour dévorent successivement Swann, ils ne font que fournir à Marcel divers systèmes de signes, dont l‟apprentissage mène ultimement au signe artistique; le raffinement du goût et la connaissance artistique n‟aboutissent à rien chez Swann, mais ils se transforment en une véritable puissance créatrice chez Marcel ; la petite phrase de Vinteuil qui n‟évoque que la douleur d‟amour entre

Swann et Odette, s‟épanouit plus tard en septuor pour servir de modèle artistique à Marcel. Le dépassement de l‟amateur Swann par l‟écrivain Marcel marque le triomphe de la métaphore sur la métonymie. La différence réside non seulement au niveau du contenu, mais aussi au niveau du style : la narration traditionnelle à la troisième personne d‟ « Un amour de Swann » contre la narration peu habituelle à la première personne de la Recherche, l‟enchaînement chronologique voire causal de l‟un en contraste avec la narration métaphorique sinon paradigmatique de l‟autre.

119

La différence entre l‟agent et l‟objet de l‟autoréflexion reflète justement la conception proustienne de l‟œuvre d‟art. Par un raisonnement inverse, on peut dire que chez Proust, la conception de l‟œuvre comme métaphore a pour conséquence de sélectionner certains types de mise en abyme au détriment d‟autres. Cela explique la prédominance du type I, et que même au sein de ce type, l‟accent soit mis sur la différence plutôt que sur la similitude.

Bien que la mise en abyme appartenant strictement au type III n‟existe pas dans la

Recherche, puisque son titre ne paraît jamais dans l‟espace diégétique, on pourrait tout de même trouver un exemple approximatif dès le début de la Recherche, quand le narrateur décrit son rêve d‟après sa lecture: « il me semblait que j‟étais moi-même ce dont parlait l‟ouvrage : une

église, un quatuor, la rivalité de François 1er et de Charles Quint » (I 3). Selon Jean Ricardou, cette description de l‟ouvrage dans le rêve renvoie exactement à la Recherche :

Il s‟agit, en quelque manière, déjà de [. . .] A la recherche du temps perdu. L‟église

renvoie à Méséglise ; le quatuor correspond au septuor ; François 1er évoque Françoise et

François le Champi ; Charles Quint signale Charles Swann, le baron Charlus et Charlie.

Dans la mesure où le narrateur lit ainsi d‟emblée le livre qu‟il devra écrire, se dispose,

selon un savoureux paradoxe temporel, le symptôme, parmi d‟autres, d‟un curieux

dispositif cyclique. (La métaphore d’un but à l’autre 121)

Ce qui distingue cette mise en abyme proustienne des exemples traditionnels de la mise en abyme de l‟énoncé, c‟est que l‟agent de la réflexion se situe au niveau du signifiant. C‟est par l‟homophonie anthroponyme, au lieu de la ressemblance de caractère, entre les personnages du fragment et ceux de la Recherche, que la mise en abyme s‟effectue. Autrement dit, il s‟agit d‟une mise en abyme textuelle effectuée par l‟aspect littéral de l‟énoncé autoréflexif.

120

Si dans la Recherche, la mise en abyme fictionnelle est éparse, et s‟effectue plutôt par l‟aspect littéral du segment, c‟est parce que les catégories, les types et les structures de mise en abyme sont déterminés par la conception proustienne de l‟œuvre d‟art comme métaphore. Cette conception se reflète dans la mise en abyme de trois manières générales: 1) la prédominance du type I de la mise en abyme qui met en relief l‟écart entre l‟œuvre et le monde réel ; 2) l‟abondance des mises en abymes qui privilégient l‟aspect littéral de l‟œuvre, soit au niveau de l‟agent de la réflexion, soit au niveau de l‟objet réfléchi (la mise en abyme textuelle) ; 3) la primauté des catégories de mise en abyme qui rendent visible l‟invisible (la mise en abyme transcendantale, métatextuelle, ou énonciative).

La quantité et la qualité des mises en abyme dans la Recherche ne font pas que refléter la conception proustienne de l‟œuvre d‟art comme métaphore, elles servent aussi à situer la

Recherche dans une perspective plus large de la métafiction : non seulement la mise en abyme, mais les formes les plus ouvertes de celle-ci Ŕ celles qui exposent le plus efficacement l‟artifice du texte, abondent dans la Recherche. De plus, le rôle que la Recherche assigne au lecteur est non seulement celui du co-créateur du roman, qui participe à la création littéraire en complétant le travail de l‟écrivain, mais aussi celui de l‟écrivain lui-même, en tant qu‟interprète des signes.

On devrait considérer la Recherche comme une véritable œuvre postmoderne si l‟autoréflexivité linguistique et narrative, aussi bien que la primauté donnée au lecteur, sont considérées comme des emblèmes du postmodernisme.

121

34 Voir Linda Hutcheon, Narcissistic Narrative 31: « On the overt level, the self-reflection is implicit: that is to say, it is structuralized, internalized within the text. As a result, it is not necessarily self-conscious ». « But what if the author decides to assume that his reader already knows the story-making rules? He would still imbed certain instructions in the text, but these would not be in the obvious form of direct addresses. Therefore this would be a more „overt‟ version of the diegetic self-reflectiveness. The act of reading becomes one of actualizing textual structures, and the only way to approach these narcissistic forms (as well as their implications) would be by means of those very structures » (71). Voir aussi Patricia Waugh, Metafiction 23: « In short, self-reflexiveness in modernist texts generates „spatial form‟ [. . .]. However, with texts like T. S. Eliot‟s interpretation of the poem, the reader must follow the complex web of cross-references and repetitions of words and images which function independently of, or in addition to, the narrative code of causality and sequence. The reader becomes aware that meaning is constructed primarily through internal verbal relationships, and the poem thus achieves a verbal autonomy, a « spatial form ». Such organization persists in contemporary metafictional texts but merely as one aspect of textual self-reflexivity ».

35 Voir Linda Hutcheon, Narcissistic Narrative xiii: «If [. . .] we could say that modernism proceeded to orient critics and readers formally and formalistically toward the closed text and its difficulties, it would seem that the poetics of postmodernism has been responsible for continuing the work, begun by modernists like T.S. Eliot, in welcoming the „hypocrite lecteur‟ into both the literary and the critical fold. But the heritage of the modernist text‟s formal complexity was not just an awareness of the activity needed on the part of the reader to make texts mean : there was also an intense self-awareness regarding the process of artistic production itself ». « Modern metafiction is largely what shall be referred to here as a mimesis of process ; but it grows out of that interest in consciousness as well as the objects of consciousness that constitutes the „psychological realism‟ of Woolf, Gide, Svevo, and Proust at the beginning of the century » (5).

36 Voir Jean Milly, La phrase de Proust 89 : « du côté de chez Swann, le Narrateur éprouve des exaltations poétiques, mais sans pouvoir les transcrire ; tandis que la première expérience heureuse dans ce domaine, celle des clochers de Martinville, a lieu du côté de Guermantes. L‟ascension sociale et poétique du Narrateur s‟opère de Combray à Guermantes en passant par le milieu Swann ». « Le nom de Swann Ŕ et cela concorde avec nos remarques sur le „ côté de chez Swann‟ Ŕ ne semble pas détenir, pour Proust, la même richesse que Guermantes dans ses phonèmes. Ce n‟est pas sur le signifiant que le narrateur s‟arrête pour rêver, il passe tout de suite au signifié, orienté vers le référent. L‟important est le personnage, son élégance, sa situation, sa qualité de père de Gilberte ; et le problème qui peut se poser, [. . .] est celui de la transparence ou de l‟opacité référentielle du Nom » (90).

37 Voir Ricardou, Nouveaux problèmes du roman 114 : « En la rigueur de ses mécanismes, le texte tend en effet [. . .] à construire son propre vocabulaire et peut-être davantage : ce qu‟on pourrait nommer un texto-lecte. L‟un des principes de cette élaboration lexicale spécifique revient à établir entre deux termes très distincts une solidarité apte à produire, aberrante hors le texte, une manière de synonymie textuelle ». Selon l‟analyse de Ricardou, le nom « madeleine », correspond à deux signifiés : le gâteau et l‟église, qui s‟entretiennent un rapport métonymique au sein du signifiant. Dans un autre rapport métonymique, la petite madeleine est utilisée pour représenter la mémoire involontaire ou la métaphore ordinale. A travers un réseau métonymique, « l‟église » devient synonyme de la métaphore ordinale.

38 Voir la Recherche I 836 : « C‟est par exemple à une métaphore de ce genre Ŕ dans un tableau représentant le port de Carquetuit [. . .] qu‟Elstir avait préparé l‟esprit du spectateur en n‟employant pour la petite ville que des termes marins, et que des termes urbains pour la mer. Soit que les maisons cachassent une partie du port, un bassin de calfatage ou peut-être la mer même s‟enfonçant en golfe dans les terres, ainsi que cela arrivait constamment dans ce pays de Balbec, de l‟autre côté de la pointe avancée où était construite la ville, les toits étaient dépassés [. . .] par des mâts, lesquels avaient l‟air de faire des vaisseaux auxquels ils appartenaient quelque chose de citadin, de construit sur la terre, impression qu‟augmentaient d‟autres bateaux, demeurés le long de la jetée, mais en rangs si pressés que les hommes qui y causaient d‟un bâtiment à l‟autre sans qu‟on pût distinguer leur séparation et l‟interstice de l‟eau, et ainsi cette flottille de pèche avait moins l‟air d‟appartenir à la mer que, par exemple, les églises de Criquebec qui, au loin, entourées d‟eau de tous côtés parce qu‟on les voyait sans la ville, dans un poudroiement de soleil et de vagues, semblaient sortir des eaux, soufflées en albâtre ou en écume et, enfermées dans la ceinture d‟un arc-en-ciel versicolore, former un tableau irréel et mystique ». Dans A l’ombre des jeunes filles en

122

fleurs, le narrateur parle du rapport métaphorique entre l‟art et la vie manifesté dans l‟œuvre d‟Elstir : « Mais j‟y pouvais discerner que les charmes de chacune [peinture] consistait en une sorte de métamorphose des choses représentées, analogue à celle qu‟en poésie on nomme métaphore et que si Dieu le père avait créé les choses en les nommant, c‟est en leur ôtant leur nom, ou en leur en donnant un autre qu‟Elstir les recréait. Les noms qui désignent les choses répondent toujours à une notion de l‟intelligence, étrangère à nos impressions véritables et qui nous force à éliminer d‟elle tout ce qui ne se rapporte pas à cette notion » (I 373).

39 Voir la Recherche I 41-42 : « Maman s‟assit à côté de mon lit ; elle avait pris François le Champi à qui sa couverture rougeâtre et son titre incompréhensible, donnaient pour moi une personnalité distincte et un attrait mystérieux. Je n‟avais jamais lu encore de vrais romans. J‟avais entendu dire que George Sand était le type du romancier. Cela me disposait déjà à imaginer dans François le Champi quelque chose d‟indéfinissable et de délicieux. Les procédés de narration destinés à exciter la curiosité ou l‟attendrissement, certaines façons de dire qui éveillent l‟inquiétude et la mélancolie, et qu‟un lecteur un peu instruit reconnaît pour communs à beaucoup de romans, me paraissaient simplement Ŕ à moi qui considère un livre nouveau non comme une chose ayant beaucoup de semblables, mais comme une personne unique, n‟ayant de raison d‟exister qu‟en soi Ŕ une émanation troublante de l‟essence particulière à François le Champi. Sous ces événements si journaliers, ces choses si communes, ces mots si courants, je sentais comme une intonation, une accentuation étrange. L‟action s‟engagea ; elle me parut d‟autant plus obscure que dans ce temps-là, quand je lisais, je rêvassais souvent, pendant des pages entières, à tout autre chose. Et aux lacunes que cette distraction laisse dans le récit, s‟ajoutait, quand c‟est Maman qui me lisait à haute voix, qu‟elle passait toutes les scènes d‟amour. Aussi tous les changements bizarres qui se produisaient dans l‟attitude respective de la meunière et de l‟enfant et qui ne trouvent leur explication que dans les progrès d‟un amour naissant me paraissaient empreints d‟un profond mystère dont je me figurais volontiers que la source devait être dans ce nom inconnu et si doux de „Champi‟ qui mettait sur l‟enfant, qui le portait sans que je susse pourquoi, sa couleur vive, empourprée et charmante. Si ma mère était une lectrice infidèle c‟était aussi, pour les ouvrages ou elle trouvait l‟accent d‟un sentiment vrai, une lectrice admirable par le respect et la simplicité de l‟interprétation, par la beauté et la douceur du son ».

40 Voir la Recherche I 380-81 : « Les mots nous présentent des choses une petite image claire et usuelle comme celles que l‟on suspend aux murs des écoles pour donner aux enfants l‟exemple de ce qu‟est un établi, un oiseau, une fourmilière, choses conçues comme pareilles à toutes celles de même sorte. Mais les noms présentent des personnes Ŕ et des villes qu‟ils nous habituent à croire individuelles, uniques comme des personnes Ŕ une image confuse qui tire d‟eux, de leur sonorité éclatante ou sombre, la couleur dont elle est peinte uniformément comme une de ces affiches, entièrement bleues ou entièrement rouges, dans lesquelles, à cause des limites du procédé employé ou par un caprice du décorateur, sont bleus ou rouges, non seulement le ciel et la mer, mais les barques, l‟église, les passants. Le nom de Parme, une des villes où je désirais le plus aller, depuis que j‟avais lu La Chartreuse, m‟apparaissant compact, lisse, mauve et doux ».

41 Voir Dällenbach Le récit spéculaire 139 : « En insistant à plusieurs reprises sur la tendance cumulative des mises en abyme élémentaires au moment même où nous visions à les isoler, nous avons peut-être suggéré que leur distinction était purement théorique et qu‟il n‟en était aucune qui fût solitaire et pure de toute compromission. Les faits confirment bien cette manière de voir, car pourrait-il en être autrement ? Dès lors qu‟elles sont émises ou perçues par un personnage de la diégèse, les réflexions de l‟énoncé et du code entrainent infailliblement la réduplication corollaire de l‟auteur ou du lecteur ; la réflexion énonciative, dans la règle, prend appui sur une doublure de l‟énoncé ; quant à la mise en abyme transcendantale, elle s‟accompagne toujours, comme nous venons de le voir, de la réflexion subsidiaire de l‟énoncé et du principe de fonctionnement du récit ».

42 Voir la Recherche I 437: « Et depuis la veille, Françoise, heureuse de s‟adonner à cet art de la cuisine pour lequel elle avait certainement un don, stimulée, d‟ailleurs, par l‟annonce d‟un convive nouveau, et sachant qu‟elle aurait à composer, selon des méthodes sues d‟elle seule, du bœuf à la gelée, vivait dans l‟effervescence de la création; comme elle attachait une importance extrême à la qualité intrinsèque des matériaux qui devaient entrer dans la fabrication de son œuvre, elle allait elle-même aux Halles se faire donner les plus beaux carrés de romsteck, de jarret de bœuf, de pied de veau, comme Michel-Ange passant huit mois dans les montagnes de Carrare à choisir les blocs de marbre les plus parfaits pour le monument de Jules II [. . .] Et dès la veille Françoise avait envoyé cuire

123

dans le four du boulanger, protégé de mie de pain comme du marbre rose ce qu‟elle appelait du jambon de Nev‟York ».

43 Voir Gilles Deleuze, Proust et les signes 11: « L‟œuvre de Proust est fondée, non pas sur l‟exposition de la mémoire, mais sur l‟apprentissage des signes. Elle en tire son unité, et aussi son étonnant pluralisme. Le mot “signe” est un des mots les plus fréquents de la Recherche, notamment dans la systématisation finale qui constitue le Temps retrouvé. La Recherche se présente comme l‟exploration des différents mondes de signes, qui s‟organisent en cercles et se recoupent en certains points ».

44 Voir Deleuze, Proust et les signes 39: « Durant ses premières amours, il fait bénéficier „l‟objet‟ de tout ce qu‟il éprouve : ce qui lui semble unique dans une personne lui semble appartenir à cette personne. Si bien que les premières amours sont tendues vers l‟aveu, qui est précisément la forme amoureuse de l‟hommage à l‟objet (rendre à l‟aimé ce qu‟on croit lui appartenir) ».

45 Voir la Recherche I 440-441 : « Mais en même temps tout mon plaisir avait cessé ; j‟avais beau tendre vers la Berma mes yeux, mes oreilles, mon esprit, pour ne pas laisser échapper une miette des raisons qu‟elle me donnerait de l‟admirer, je ne parvenais pas à en recueillir une seule. Je ne pouvais même pas, comme pour ses camarades, distinguer dans sa diction et dans son jeu des intonations intelligentes, de beaux gestes. Je l‟écoutais comme j‟aurais lu Phèdre, ou comme si Phèdre elle-même avait dit en ce moment les choses que j‟entendais, sans que le talent de la Berma semblât leur avoir rien ajouté [. . .] J‟aurais voulu Ŕ pour pouvoir l‟approfondir, pour tâcher d‟y découvrir ce qu‟elle avait de beau Ŕ arrêter, immobiliser longtemps devant moi chaque intonation de l‟artiste, chaque expression de sa physionomie ; du moins, je tâchais, à force d‟agilité mentale, en ayant avant un vers mon attention tout installée et mise au point, de ne pas distraire en préparatifs une parcelle de la durée de chaque mot, de chaque geste, et grâce à l‟intensité de mon attention, d‟arriver à descendre en eux aussi profondément que j‟aurais fait si j‟avais eu de longues heures à moi ».

46 Voir la Recherche II 348 : « tout cela, voix, attitudes, gestes, voiles, n‟était, autour de ce corps d‟une idée qu‟est un vers (corps qui au contraire des corps humains n‟est pas devant l‟âme un obstacle opaque qui empêche de l‟apercevoir mais comme un vêtement purifié, vivifié, où elle se diffuse et où on la retrouve), que des enveloppes supplémentaires qui au lieu de la cacher ne rendaient que plus splendidement l‟âme qui se les était assimilées et s‟y était répandue, comme des coulées de substances diverses, devenues translucides, dont la superposition ne fait que réfracter plus richement le rayon central et prisonnier qui les transverse et rendre plus étendue, plus précieuse et plus belle la matière imbibée de flamme où il est engainé. Telle l‟interprétation de la Berma était autour de l‟œuvre, une seconde œuvre, vivifiée aussi par le génie ». « Mon impression, à vrai dire, plus agréable que celle d‟autrefois, n‟était pas différente. Seulement je ne la confrontais plus à une idée préalable, abstraite et fausse, du génie dramatique, et je comprenais que le génie dramatique c‟était justement cela [. . .] L‟impression que nous cause une personne, une œuvre (ou une interprétation) fortement caractérisées, est particulière. Nous avons apporté avec nous les idées de „beauté‟, „largeur de style‟, „pathétique‟, que nous pourrions, à la rigueur avoir l‟illusion de reconnaître dans la banalité d‟un talent, d‟un visage corrects, mais notre esprit attentif a devant lui l‟insistance d‟une forme dont il ne possède pas d‟équivalent intellectuel, dont il lui faut dégager l‟inconnu » (349).

47 Voir Hutcheon, Narcissistic Narrative 3: «The interest here is rather on the text, on the literary manifestation of this change, and on the resulting implications for the reader. Unlike Gerald Graff, I would not argue that in metafiction the life-art connection has been either severed completely or resolutely denied. Instead, I would say that this „vital link‟ is reforged, on a new level Ŕ on that of the imaginative process (of story-telling), instead of on that of the product (the story told). And it is the new role of the reader that is the vehicle of this change ». « Reading and writing belong to the processes of „life‟ as much as they do to those of „art‟. It is this realization that constitutes one side of the paradox of metafiction for the reader. On the one hand, he is forced to acknowledge the artifice, the „art‟, of what he is reading; on the other, explicit demands are made upon him, as co-creator, for intellectual and affective responses comparable in scope and intensity to those of his life experiences » (5).

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48 Voir Jean Milly, La phrase de Proust 13 : « Or, c‟est précisément à ce niveau de la phrase que les références à l‟art de Bergotte sont faites tout au long de la Recherche. Dans la page de Swann que nous venons de mentionner, le mot de « phrase » apparaît quatre fois. Lorsque, dans A l’ombre des jeunes filles en fleurs, le style écrit du romancier est comparé à son expression orale, nous avons six occurrences du même mot en deux pages (I, 552-554). Plus tard, quand le prestige de l‟écrivain décline auprès du Narrateur, nous lisons que ces phrases paraissent désormais trop claires à ce dernier sous l‟effet de l‟habitude, tandis que celles d‟un « nouveau écrivain », quoique difficiles dans leur nouveauté, lui paraissent plus riches grâce aux rapports inédits qu‟elles instituent entre les choses ».

49 Voir la Recherche I 47 : « Et dès que j‟eus reconnu le goût du morceau de madeleine trempé dans le tilleul que me donnait ma tante (quoi que je ne susse pas encore et dusse remettre à bien plus tard de découvrir pourquoi ce souvenir me rendait si heureux), aussitôt la vieille maison grise sur la rue, où était sa chambre, vint comme un décor de théâtre s‟appliquer au petit pavillon, donnant sur le jardin, qu‟on avait construit pour mes parents sur ses derrières (ce pan tronqué que seul j‟avais revu jusque là) ; et avec la maison, la ville depuis le matin jusqu‟au soir et par tous les temps, la Place où on m‟envoyait avant déjeuner, les rues où j‟allais faire des courses, les chemins qu‟on prenait si le temps était beau. Et comme dans ce jeu où les Japonais s‟amusent à tremper dans un bol de porcelaine rempli d‟eau, de petits morceaux de papier jusque-là indistincts qui, à peine y sont-ils plongés s‟étirent, se contournent, se colorent, se différencient, deviennent des fleurs, des maisons, des personnages consistants et reconnaissables, de même maintenant toutes les fleurs de notre jardin et celles du parc de M. Swann, et les nymphéas de la Vivonne, et les bonnes gens du village et leurs petits logis et l‟église et tout Combray et ses environs, tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de ma tasse de thé ».

50 Voir la Recherche I 166 : « Je m‟amusais à regarder les carafes que les gamins mettaient dans la Vivonne pour prendre les petits poissons et qui, remplies par la rivière, où elles sont à leur tour encloses, à la fois „contenant‟ aux flancs transparents comme une eau durcie, et „contenu‟ plongé dans un plus grand contenant de cristal liquide et courant, évoquaient l‟image de la fraîcheur d‟une façon plus délicieuse et plus irritante qu‟elles n‟eussent fait sur une table servie, en ne la montrant qu‟en fuite dans cette allitération perpétuelle entre l‟eau sans consistance, où les mains ne pouvaient la capter et le verre sans fluidité où le palais ne pourrait en jouir. Je me promettais de venir plus tard avec des lignes ».

51 Voir la Recherche I 376 : « Parmi les chambres dont j‟évoquais le plus souvent l‟image dans mes nuits d‟insomnie, aucune ne ressemblait moins aux chambres de Combray [. . .] que celle du Grand Hôtel de la Plage, à Balbec, dont les murs passés au ripolin contenaient, comme les parois polies d‟une piscine où l‟eau bleuit, un air pur, azuré et salin. La tapissier bavarois qui avait été chargé de l‟aménagement de cet hôtel avait varié la décoration des pièces et sur trois côtés, fait couvrir le long des murs, dans celle que je me trouvai habiter, des bibliothèques basses, à vitrines en glace, dans lesquelles, selon la place qu‟elles occupaient, et par un effet qu‟il n‟avait pas prévu, telle ou telle partie du tableau changeant de la mer se reflétait, déroulant une frise de claires marines, qu‟interrompaient seuls les pleins de l‟acajou. Si bien que toute la pièce avait l‟air d‟un de ces dortoirs modèles qu‟on présente dans les expositions „ modern style‟ du mobilier, où ils sont ornés d‟œuvres d‟art qu‟on a supposées capables de réjouir les yeux de celui qui couchera là et auxquelles on a donné des sujets en rapport avec le genre de site où l‟habitation doit se trouver ».

125

CHAPITRE IV : L‟AUTOREFLEXIVITE NARRATIVE COUVERTE

Mon précédent chapitre avait pour objet d‟étude l‟autoréflexivité ouverte Ŕ selon la classification de Linda Hutcheon Ŕ, notamment sa manifestation à travers la mise en abyme dans la Recherche. L‟autoréflexivité ouverte se définit, selon Hutcheon, par la thématisation explicite du roman comme construction narrative et langagière. La mise en abyme, en tant que forme et technique d‟autoréflexivité ouverte, expose l‟artifice narratif ou langagier en réfléchissant la narration, le code, le texte, ou l‟histoire Ŕ plus ou moins fidèlement Ŕ à l‟intérieur du texte.

Dans la manifestation de cette forme d‟autoréflexivité, la spécificité de la Recherche réside dans la prédominance de certaines catégories de mise en abyme Ŕ la mise en abyme transcendantale, métatextuelle et textuelle Ŕ et dans leur conglomération. Elle réside aussi dans la primauté de certains types de mise en abyme, surtout du type III qui souligne la différence entre l‟agent et l‟objet de la réflexion. La mise en abyme proustienne non seulement exhibe l‟artifice narratif et langagier du texte, comme la plupart des métafictions postmodernes, mais elle reflète aussi la théorie de l‟œuvre d‟art comme métaphore.

A la différence de l‟autoréflexivité ouverte, l‟autoréflexivité couverte se réalise par l‟actualisation de la structure narrative ou langagière à travers la lecture. En ce sens, l‟autoréflexivité couverte sollicite d‟une manière plus discrète que l‟autoréflexivité ouverte, la participation active du lecteur. Hutcheon compare ces deux formes d‟autoréflexivité :

Its [overt form of metafiction] thematisation of the role of the reader and of the

ontological status of the text works both to create and break down artifice. The reader

has his [the implied author‟s] orders and is not allowed to ignore them [. . .], his freedom

is a real, though an induced one. But what if the author decides to assume that his reader

already knows the story-making rules? He would still imbed certain instructions in the

126

text, but these would not be in the obvious form of direct addresses. Therefore this would

be a more “covert” version of diegetic self-reflectiveness. The act of reading becomes

one of actualizing textual structures, and the only way to approach these narcissistic

forms (as well as their implication) would be by means of those very structures. (71)

Ici Hutcheon caractérise l‟autoréflexivité ouverte par « l‟autothématisation ». Mais comme Gerald Prince le remarque, le mot « theme » englobe toute une gamme de sens :

Theme is one of those crucial but shifting terms in contemporary criticism which for the

old-fashioned critic means message or moral, while for the New Critic it means total

meaning or form. It can also refer variously to the basic problem, issue, or question

embodied in the work, as in motif or leitmotif ; any pervasive element or factor; any

dominant subject matter or character type; any aspect of the content; or, as in Northrop

Frye, the « meaning », « conceptual content », « idea », or « point »of the work.

(Narrative as Theme 1)

Plus loin dans son texte, Prince donne sa propre définition Ŕ plus précise Ŕ du terme

« theme »:

A theme involves only general and abstract entities: ideas, thoughts, beliefs, and so on

[. . .]. Moreover, theme is distinctive, if not unique, because its relation to textual surface

structure: it does not consist of textual units, and it is different from them in kind; rather,

theme is illustrated by any number of textual units (or by other macrostructural

categories, such as plot, or by other themes). (5)

La différence entre « thème» et structure est ainsi mise en relief. En prenant en considération la définition du mot « thème » que donne Prince, l‟autothématisation veut dire l‟autothéorisation ou l‟autocritique explicite. Par conséquent, il semble dogmatique de classer

127 toutes les mises en abyme dans la catégorie d‟« autoréflexivité ouverte », certaines appartenant plutôt à la catégorie d‟autoréflexivité couverte ou implicite. On voit que la division entre les formes ouverte et couverte d‟autoréflexivité s‟avère arbitraire et risque de transformer une différence de degré en différence de qualité.

Ce que Hutcheon utilise pour illustrer l‟autoréflexivité couverte, ce sont les métafictions autoréflexives qui ne contiennent pas l‟autothématisation (les idées et les théories autoréflexives), mais qui mettent en évidence les divers aspects de la fiction par leur structure même. En ce sens, la différence entre la fiction traditionnelle et la métafiction à l‟autoréflexivité couverte est seulement une question de degré, non pas de nature. C‟est pour cette raison que ce genre de métafiction, bien que moins « métafictionnelle » en apparence, non seulement sollicite mieux la participation active du lecteur, mais le renvoie aussi plus efficacement à la fiction en général. C‟est aussi la raison pour laquelle cette forme d‟autoreflexivité s‟accompagne presque toujours de sa contrepartie Ŕ la forme ouverte, dans les métafictions proprement dites.

Dans Narcissistic Narrative, Hutcheon divise la forme couverte d‟autoréflexivité en deux catégories : « covert narrative self-awareness » et « covert linguistic self-awareness », pour distinguer l‟autoréflexivité fondée sur la structure narrative et celle sur des données linguistiques.

Tandis que la première se signale comme construction narrative, la deuxième met en lumière sa nature langagière. En respectant cette division, le présent chapitre va traiter de l‟autoréflexivité narrative couverte Ŕ tandis que le prochain se centra sur sa contrepartie linguistique Ŕ telle qu‟elle se manifeste dans la Recherche.

128

A la lumière de la narratologie

Dans Narcissitic Narrative, Linda Hutcheon illustre la « covert narrative self-awareness » en utilisant comme modèles les genres romanesques qui, par leurs structures narratives, exigent un mode particulier de lecture et par là mettent en lumière divers aspects de la fiction narrative

(71-86). Ainsi, le roman policier, en invitant le lecteur à s‟identifier avec le détective interprétant les signes du crime, signale le roman comme système de signes, dont la réalisation ultime réside dans leur interprétation. Le roman fantastique, en faisant se dérouler l‟histoire dans un univers irréel ou surréel, souligne l‟aspect imaginaire de la fiction en général. Si le roman policier met en premier rang la faculté du raisonnement, le roman fantastique exalte celle de l‟imagination. Le roman érotique va encore plus loin dans cette voie : il assimile l‟imagination à la participation active dans l‟actualisation du texte comme dans le comblement du désir sexuel.

Le quatrième modèle de cette catégorie de métafiction, en se structurant en tant que jeu entre le narrateur et le narrataire, ne peut exister que dans la lecture du roman. Ici, la participation active du lecteur Ŕ la notion de la lecture comme acte Ŕ trouve son illustration parfaite.

Si les quatre modèles de l‟autoréflexivité implicite Ŕ du modèle policier au modèle du jeu

Ŕ manifestent une progression par la participation de plus en plus active du lecteur, les mêmes modèles peuvent être caractérisés encore d‟un autre point du vue Ŕ selon le système de la mise en abyme. Les quatre modèles correspondent Ŕ bien que d‟une manière loin d‟être catégorique Ŕ chacun à une catégorie de mise en abyme : le roman policier à la mise en abyme du lecteur, l‟érotique à celle du rapport intime entre le narrateur et le narrataire, le fantastique à celle de la fiction, et le jeu à celle de la narration et du code. La différence réside en ce que ces quatre modèles mettent en évidence la narration, la fiction ou le code par leur structure narrative générale, au lieu de les réfléchir à l‟intérieur du texte comme la mise en abyme.

129

En mettant en valeur divers aspects du roman, les quatre modèles de la métafiction implicite ont pour effet de revendiquer ces aspects essentiels du roman en général, qui ont été dissimulés sournoisement par le roman réaliste ou négligés habituellement par le lecteur naïf.

Ainsi ils exposent non seulement leur propre artifice, mais celui du roman, ou plus généralement de tout discours. Non seulement ils invitent le lecteur à participer activement à leur propre déchiffrement, mais ils enseignent au lecteur une manière critique et créatrice de lire tout texte, y compris celui du monde.

Bien que ces quatre modèles constituent à juste titre la catégorie d‟autoréflexivité

« covert narrative self-awareness » en mettant en évidence divers aspects du roman, ces modèles, comme Hutcheon elle-même l‟admet, « are in no way exclusive, but represent only four of the most visible forms presently in use in metafiction » (71). Une étude systématique de l‟autoréflexivité manifestée dans la structure narrative ne peut ignorer la narratologie dont la portée dépasse de loin ces quatre modèles.

La distinction des trois sens du mot « récit » Ŕ « l‟histoire », « le discours du récit » et

« l‟instance narrative »52 Ŕ, inaugurée par Gérard Genette, fonde la narratologie en tant qu‟étude de leur rapport. Selon Gerald Prince, le mot anglais « narrative » comporte deux sens : le processus de la narration et le produit qui en résulte. Le sens de « produit » englobe

« l‟histoire » et « le texte » dans la terminologie de Genette, tandis que « processus » correspond

à la « narration » :

What the expression « theme of narrative » merely translates stenographically, what it

abbreviates, is Ŕ to begin with Ŕa double statement, two propositions: on the one hand,

“narrative is an act”, on the other, “narrative is an object”. This act and this object have a

certain value, a value that is often underlined by an entity or process of which they

130

constitute the contradictory, the contrary, the intensification, or the diminuation [. . .] I

focus primarily on the depiction and evaluation of narrative as an object and, more

specifically, on the relevant texts‟ views of that object‟s relationship to truth. (Narrative

as Theme 26)

J‟adopterai dans cette étude de l‟autoréflexivité implicite la même structuration esquissée par Prince : 1) le roman se signale par certain aspect de sa structure comme objet ou processus de production ; 2) la structure narrative du roman reflète une conception plus large de l‟art romanesque, notamment son rapport avec le monde réel. Je vais commencer par l‟analyse de la spécificité narrative générale de la Recherche pour montrer comment elle se signale comme produit et production. Je finirai par l‟analyse de sa structure narrative Ŕ notamment la narration métaphorique Ŕ qui implique la conception de l‟œuvre d‟art comme métaphore. Pour situer la

Recherche dans le cadre des théories métafictionnelles postmodernes, j‟appliquerai les quatre modèles de métafiction implicite à mon analyse.

Se signaler comme produit ou production veut dire renoncer à l‟illusion du réel. Une des ressources de ce renoncement réside dans le rapport antithétique entre le discours et l‟histoire.

Dans Le nouveau roman, Jean Ricardou précise d‟une manière illustrative ce rapport antithétique entre le signifiant (l‟aspect littéral) et le signifié (l‟aspect référentiel) narratifs (42).

Tandis que le récit réaliste tend à dissimuler l‟aspect littéral pour donner au maximum l‟illusion référentielle, la métafiction met en relief l‟aspect littéral, ou Ŕ pour utiliser les mots des théoriciens métafictionnels Ŕ expose l‟artifice au dépend de l‟illusion référentielle. Selon

Ricardou, l‟artifice du récit s‟expose par deux voies contraires Ŕ l‟excès et le défaut du récit :

« Par le défaut, c‟est sa détérioration qui le montre ; par l‟excès, son exhibition qui le trahit »

(44). Ricardou range plusieurs nouveaux romans dans la catégorie de l‟excès : « coïncidences

131 trop voulues, constructions trop calculées » (44), ce qui correspond au modèle du jeu. Le récit en défaut, selon Ricardou, se caractérise par « le récit abymé » contenant la mise en abyme qui montre son mécanisme de génération : « un récit dégénère qui montre un seul instant comment il se génère » (87). En effet, la mise en abyme expose l‟artifice du récit non seulement en révélant son mécanisme de génération, mais aussi en interrompant l‟histoire et par conséquent en rompant son illusion référentielle.

Chez Proust, il y a encore d‟autres manières d‟exposer l‟artifice du récit, fondées sur la structure narrative. Selon l‟analyse de Genette dans Figures III, ces procédés sont nombreux, mais tous se basent sur le rapport antagoniste entre le récit et la narration d‟un côté, et l‟histoire de l‟autre.

Au niveau du temps, l‟anachronie répond non seulement à l‟exigence narrative, mais elle est dotée d‟une fonction métafictionnelle : en soulignant l‟écart entre l‟ordre temporel du discours et celui de l‟histoire, elle contribue à exposer, bien qu‟implicitement, l‟artifice du récit.

Dans la Recherche, le récit abonde en analepses et de prolepses. Parmi les analepses, il est particulièrement riche en analepses répétitives à fonction de rappel. Ce sont les occurrences de la mémoire involontaire, ou des interprétations et surtout des réinterprétations des signes rencontrés plus tôt dans l‟histoire. Il y a aussi des analepses répétitives qui visent à signaler une lecture métaphorique selon le modèle de la mémoire involontaire. Ce qu‟il y a en commun entre ces analepses, c‟est que toutes permettent non seulement de souligner l‟écart temporel entre le récit et l‟histoire, mais aussi l‟importance et le code de la lecture dans la réalisation du texte.

Selon Genette, « la Recherche du temps perdu fait de la prolepse un usage probablement sans équivalent dans toute l‟histoire du récit, même de forme autobiographique, et elle est donc un terrain privilégié pour l‟étude de ce type d‟anachronies narratives » (Figures III 106). Les

132 prolepses dans la Recherche sont souvent des « prolepses externes » qui servent d‟épilogue pour

« conduire jusqu'à son terme logique telle ou telle ligne de l‟action, même si ce terme est postérieur au jour où le héros décide de quitter le monde et de se retirer dans son œuvre » (107).

Mais les prolepses externes les plus fréquentes dans la Recherche, c‟est « le présent du narrateur » qui constitue «des témoignages sur l‟intensité du souvenir actuel, qui viennent en quelque sorte authentifier le récit du passé » (107), et « dans la mesure où elles mettent directement en jeu l‟instance narrative elle-même, ces anticipations au présent ne constituent pas seulement des faits de temporalité narrative, mais aussi des faits de voix » (108).

Un exemple de prolepse se trouve dans la visite du héros à l‟hôtel de Guermantes : « Or cette attente sur l‟escalier devait avoir pour moi des conséquences si considérables et me découvrir un paysage non plus turnérien mais moral si important, qu‟il est préférable d‟en retarder le récit de quelques instants, en le faisant précéder d‟abord par celui de la visite que je fis aux Guermantes dès que j‟appris qu‟ils étaient rentrés » (II 861). La raison de cette prolepse est explicitement donnée par le narrateur Ŕ l‟importance de ce qui se passe pendant l‟attente sur l‟escalier. Mais en même temps, cette explication trahit la présence du narrateur par « le présent du narrateur ».

Genette constate que le présent du récit pourrait avoir deux effets contraires : soit il masque la distance temporelle entre la narration et l‟histoire, soit inversement, il met l‟accent sur la narration elle-même, et « la coïncidence joue en faveur du discours et c‟est alors l‟action qui semble se réduire à l‟état de simple prétexte » (231). Dans la Recherche, puisque le temps principal du récit est le passé, le présent du narrateur ne pourrait que mettre l‟accent sur la narration elle-même et ainsi signaler le roman comme processus et comme construction narrative.

133

Le présent du narrateur ne se manifeste pas seulement dans la fonction narrative, mais aussi dans les autres fonctions. Mais remettons à plus tard ces fonctions extra-narratives et essayons de montrer comment la présence et la fonction du narrateur sont soulignées par un autre procédé Ŕ le « métalepse narrative ». Le narrateur du récit premier, par définition extradiégétique, feint de participer à l‟histoire, voire de diriger son cours (ce qui est vrai littéralement) : « Je me contente ici, au fur et à mesure que le tortillard s‟arrête et que l‟employé crie Doncières, Grattevast, Maineville, etc., de noter ce que la petite plage ou la garnison m‟évoquent » (244). Par cette feintise qui dit pourtant la vérité, le narrateur se signale comme source du discours et ainsi met en relief le récit comme discours ou texte. Parfois le narrateur sollicite la complicité du narrataire extradiégétique dans la transgression narrative : « mais il est temps de rattraper le baron qui s‟avance [. . .] » (244).

Un autre type de métalepse qui est plus subtil mais plus fréquent chez Proust est la réduction du récit métadiégétique au récit « pseudodiégétique », c'est-à-dire que le narrateur premier, au lieu de laisser le narrateur intradiégétique raconter le récit métadiégétique, assume la fonction narrative du récit au second degré. Les rares occurrences où le narrateur principal accorde la fonction narrative au narrateur second sont exigées par la mise en valeur du style d‟un certain personnage (248). Ce monopole narratif, qui est en effet une transgression narrative, laisse une plus grande liberté au narrateur de commenter son récit et de s‟adresser au lecteur. Le dialogue entre le narrateur et le narrataire est ainsi maintenu sans interruption.

La métalepse n‟est qu‟un moyen de maintenir la communication avec le lecteur réel par l‟intermédiaire du narrataire. Mais le narrateur ne se limite pas à la fonction proprement narrative : il assume aussi plusieurs autres fonctions que Genette, selon l‟analogie entre la grammaire narrative et la grammaire linguistique, baptise 1) « fonction de régie » par laquelle le

134 narrateur commente sur son propre texte, 2) « fonction phatique » et « fonction conative » ou mieux « fonction de communication » par laquelle le narrateur s‟adresse au narrataire et entretient un contact ou un dialogue avec lui, 3) « fonction testimoniale ou d‟attestation » par laquelle le narrateur exprime ses sentiments provoqués par certains épisodes de l‟histoire, et 4)

« fonction idéologique » par laquelle le narrateur expose le but didactique de l‟histoire (Figures

III 262). Dans la Recherche, le narrateur extradiégétique assume toutes ces fonctions par lui- même.

Pour illustrer ces fonctions extra-narratives, j‟emploierai un passage qui répond au passage cité quelques passages auparavant (la description de la visite en sautant la scène de l‟attente sur l‟escalier). D‟une façon inhabituelle et quelque peu curieuse, Sodome et Gomorrhe s‟ouvre ainsi :

On sait que bien avant d‟aller ce jour-là (le jour où avait lieu la soirée de la princesse de

Guermantes) rendre au duc et à la duchesse la visite que je viens de raconter, j‟avais épié

leur retour et fait, pendant la durée de mon guet, une découverte, concernant

particulièrement M. de Charlus, mais si importante en elle-même que j‟ai jusqu‟ici,

jusqu‟au moment de pouvoir lui donner la place et l‟étendue voulues, différé de la

rapporter. (III 3)

En fait, il faut lire ces deux passages ensemble à plusieurs niveaux : d‟abord comme les deux bordures de la prolepse, ensuite comme transition entre la prolepse et l‟analepse, finalement comme discours extra-narratif qui remplit plusieurs fonctions en même temps. On y trouve la fonction de régie (« je venais de raconter [. . .] j‟ai différé [. . .] de la rapporter »), la fonction de communication (On sait que [. . .]), la fonction testimoniale (« une découverte si importantes en

135 elle-même »), la fonction idéologique (« un paysage non plus turnérien mais moral si important »).

Parfois, la communication entre le narrateur et le narrataire vise à donner une instruction plus précise concernant la lecture :

Les personnes qui n‟aiment pas se reporter comme exemples de cette loi aux messieurs

de Charlus de leur connaissance, que pendant bien longtemps elles n‟avaient pas

soupçonnés, jusqu‟au jour où sur la surface unie de l‟individu pareil aux autres sont

venus apparaître, tracés en une encre jusque-là invisible, les caractères qui composent le

mot cher aux anciens Grecs, n‟ont, pour se persuader que le monde qui les entoure leur

apparaît d‟abord nu, dépouillé de mille ornements qu‟il offre à de plus instruits, qu‟à se

souvenir combien de fois, dans la vie, il leur est arrivé d‟être sur point de commettre une

gaffe. Rien, sur le visage privé de caractères de tel ou tel homme, ne pouvait leur faire

supposer qu‟il était précisément le frère, ou le fiancé, ou l‟amant d‟une femme dont elles

allaient dire : « Quel chameau ! » Mais alors, par bonheur, un mot que leur chuchote un

voisin arrête sur leurs lèvres le terme fatal. (III 15-16)

Le présent du narrateur et la généralité du nom « les personnes » concourent à une adresse implicite au lecteur virtuel. La comparaison utilisée ensuite constitue une métaphore filée pour décrire le sentiment de Marcel après l‟étonnante découverte sur M. de Charlus, mais en se donnant comme exemple, elle invite aussi le lecteur à établir un lien métaphorique général entre le roman et ses propres expériences vécues.

Deux conséquences s‟engendrent de cette concentration de fonctions sur un seul narrateur : 1) le narrateur se signale comme source non seulement de la narration mais de

136 l‟œuvre entière ; 2) l‟interruption de la fonction proprement narrative par les fonctions extra- narratives expose implicitement, sinon explicitement, l‟artifice narratif.

Le monopole de toutes les fonctions du narrateur par un seul narrateur risque de rompre l‟unité du récit et de fragmenter l‟œuvre. Comment réconcilier cette fragmentation potentielle de l‟œuvre et la conception de l‟œuvre comme totalité ? Ce que Proust a fait, c‟est d‟avoir choisi la forme autobiographique pour son roman. Le « je » du narrateur se confond avec le « je » du héros. Sous cette confusion voulue, le narrateur peut passer de la narration aux fonctions extra- narratives sans risque d‟intrusion. La confusion de voix entraîne celui de focalisation.

Pour répondre à l‟exigence du roman d‟apprentissage, le point de vue adopté par le narrateur de la Recherche est principalement la focalisation interne sur le héros. Ce type de focalisation, mis en relief par le récit à la troisième personne, se manifeste le plus ouvertement dans Un amour de Swann. Mais les fonctions extra-narratives rendent parfois nécessaire l‟adoption du point de vue du narrateur. Ce changement des points de vue est rendu imperceptible à cause de la confusion des voix. En fait, un troisième point de vue Ŕ le point de vue du narrateur intermédiaire qui se souvient Ŕ s‟intercale souvent entre ceux du narrateur véritable et du héros. Ce point de vue est exigé par l‟organisation narrative qui suit le fonctionnement de la mémoire (non seulement involontaire, mais aussi volontaire). Le « je » de la narration proustienne comporte donc trois niveaux : celui du narrateur extra-diégétique actuel, celui du héros, celui du narrateur intermédiaire comme agent de la mémoire. Le « je » commun permet un glissement imperceptible entre les trois points de vue Ŕ celui du héros qui vit, celui du narrateur intermédiaire qui se souvient et celui du narrateur proprement dit qui raconte, commente, communique, etc. Ŕ aussi bien qu‟entre les diverses fonctions du narrateur.

137

De plus, la narration à la première personne rend possible la conciliation entre

« raconter » et « montrer », ou la mimesis et la diégèse. Tout récit des événements n‟est une imitation inadéquate parce que la temporalité du récit ne correspond pas à celle de l‟histoire. La description, destinée à créer l‟illusion du réel par une foule de détails, est encore moins

« réaliste » parce qu‟elle transforme la spatialité des choses en temporalité du récit. En littérature, le réalisme consiste à cultiver l‟illusion du réel de deux façons qui vont de pair : 1) l‟abondance des informations minutieuses qui, pour utiliser le mot de Barthes, « hallucine le réel », 2) l‟absence feinte du narrateur qui fait oublier au lecteur que c‟est un texte qu‟on est en train de lire. Le paradoxe ou plutôt l‟originalité proustienne consiste à pousser au comble et l‟abondance des informations minutieuses, et la présence déclarée du narrateur, deux aspects apparemment antithétiques selon le principe réaliste. Mais chez Proust, ces deux aspects cessent d‟être antithétiques, car la description se fait toujours à travers le regard ou la mémoire du héros, par l‟intermédiaire d‟une conscience :

Mais le plus important est ceci : même quand l‟objet décrit n‟a été rencontré qu‟une fois

(comme les arbres de Hudimesnil) ou que la description ne concerne qu‟une seule de ses

apparitions [. . .], cette description ne détermine jamais une pause du récit, une

suspension de l‟histoire ou, selon le terme traditionnel, de l‟« action » : en effet, jamais le

récit proustien ne s‟arrête sur un objet ou un spectacle sans que cette station corresponde

à un arrêt contemplatif du héros lui-même (Swann dans Un amour de Swann, Marcel

partout ailleurs), et donc jamais le morceau descriptif ne s‟évade de la temporalité de

l‟histoire. (Genette 134)

A l‟illusion de mimesis engendrée par la foule de détails, Proust substitue une mimesis réelle Ŕ celle de l‟imitation du regard et de la mémoire. En ce sens, la description et la narration

138 ne s‟opposent plus, la première étant une imitation des processus de la conscience, l‟autre celle de l‟action. Par conséquent, au lieu de faire oublier le narrateur, comme dans le roman réaliste, la foule d‟informations détaillées Ŕ données à travers une conscience Ŕ signale le fonctionnement de la mémoire, et ainsi contribue à la mise en valeur du narrateur.

Comme le remarque Genette, le véritable mimesis ne peut s‟effectuer que dans l‟imitation des paroles, car le langage ne peut imiter que lui-même. Dans le roman, la plus fidèle des mimesis, c‟est la reproduction de la parole d‟un personnage par le discours direct, non seulement au niveau du contenu mais aussi au niveau du style. Un problème se pose ici, qui est la cause du reproche que Roland Barthes fait aux romanciers naturalistes Ŕ l‟incompatibilité narrative entre le style littéraire du narrateur et les langages argotiques des personnages.53 Mais le récit proustien neutralise cette incohérence dichotomique non seulement en évitant « les signes de la Littérature » Ŕ le passé simple et la narration à la troisième personne, mais aussi par une multitude de discours extra-narratifs du narrateur extra-diégétique. Une autre caractéristique qui distingue la Recherche est la primauté donnée au langage.54 Tandis que chez les naturalistes, l‟argot n‟est qu‟un instrument pour créer l‟illusion du réel, les personnages proustiens se confondent, « au point de s‟y réduire, avec leur langage. La plus forte existence verbale est ici le signe et l‟amorce d‟une disparition. A la limite de „l‟objectivation‟ stylistique, le personnage proustien trouve cette forme, éminemment symbolique, de la mort : s‟abolir dans son propre discours » (Figures III 203). Le renversement du rapport entre le personnage et son langage contribue à signaler implicitement le récit et les personnages comme construction du langage, et par là entre dans la catégorie « covert linguistic self-awareness ». Mais remettons au chapitre prochain l‟exploration systématique de ce domaine et revenons à « l‟autoréflexivité narrative ».

139

L‟autoréflexivité narrative à travers les modèles métafictionnels

Dans la Recherche, les quatre modèles de « covert narrative consciousness » esquissés par Hutcheon ne se manifestent que d‟une façon sommaire et fragmentée, de sorte que l‟on pourrait dire qu‟ils constituent des mises en abyme plutôt qu‟ils n‟affectent la structure globale.

D‟abord, le modèle du roman policier trouve son écho dans Un amour de Swann, quand Swann espionne Odette après avoir été renvoyé par celle-ci sous prétexte de fatigue :

Elle le pria d‟éteindre la lumière avant de s‟en aller, il referma lui-même les rideaux du lit

et partit. Mais quand il fut rentré chez lui, l‟idée lui vint brusquement que peut-être

Odette attendait quelqu‟un ce soir, qu‟elle avait seulement simulé la fatigue et qu‟elle ne

lui avait demandé d‟éteindre que pour qu‟il crut qu‟elle allait s‟endormir, qu‟aussitôt

qu‟il avait été parti, elle avait rallumé, et fait entrer celui qui devait passer la nuit auprès

d‟elle. [. . .] Il ressortit, prit un fiacre et se fit arrêter tout près de chez elle [. . .] Parmi

l‟obscurité de toutes les fenêtres éteintes depuis longtemps dans la rue, il en vit une seule

d‟où débordait [. . .] la lumière qui remplissait la chambre et qui, tant d‟autres soirs, du

plus loin qu‟il apercevait en arrivant dans la rue, le réjouissait et lui annonçait : « elle est

là qui t‟attend » et qui maintenant, le torturait en lui disant : « elle est là avec celui qu‟elle

attendait ». Il voulait savoir qui ; il se glissa le long du mur jusqu'à la fenêtre, mais entre

les lames obliques des volets il ne pouvait rien voir ; il entendait seulement dans le

silence de la nuit le murmure d‟une conversation. (Recherche I 268)

Ici le lecteur est appelé à participer à l‟espionnage de Swann en s‟identifiant avec lui Ŕ une technique typique du roman policier. Cela se fait d‟abord par l‟emploi du pronom

« te » que Swann utilise pour s‟adresser dans son monologue intérieur, ensuite par le désir de savoir du personnage (« il voulait savoir qui »), et finalement par le code herméneutique55 qui

140 caractérise le roman en général et qui est mis en lumière dans le roman policier (« il ne pouvait rien voir ; il entendait seulement dans le silence de la nuit le murmure d‟une conversation »). La suite de l‟histoire accentue encore le code herméneutique, à travers le désir de savoir et le travail du déchiffrement des signes :

Et pourtant il était content d‟être venu : le tourment qui l‟avait forcé de sortir de chez lui

avait perdu de son acuité en perdant de son vague, maintenant que l‟autre vie d‟Odette,

dont il avait eu, à ce moment-là, le brusque et impuissant soupçon, il la tenait là, éclairée

en plein par la lampe, prisonnière sans le savoir dans cette chambre où, quand il le

voudrait, il entrerait la surprendre et la capturer ; ou plutôt il allait frapper aux volets

comme il faisait souvent quand il venait très tard ; ainsi du moins Odette apprendrait

qu‟il avait su, qu‟il avait vu la lumière et entendu la causerie, et lui, qui tout à l‟heure, se

la représentait comme se riant avec l‟autre de ses illusions, maintenant, c‟était eux qu‟il

voyait, confiants dans leur erreur, trompés en somme par lui qu‟ils croyait bien loin d‟ici

et qui, lui, savait déjà qu‟il allait frapper aux volets. Et peut-être, ce qu‟il ressentait en ce

moment de presque agréable, c‟était autre chose que l‟apaisement d‟un doute et d‟une

douleur : un plaisir de l’intelligence. Si, depuis qu‟il était amoureux, les choses avaient

repris pour lui un peu de l‟intérêt délicieux qu‟il leur trouvait autrefois, mais seulement là

où elles étaient éclairées par le souvenir d‟Odette, maintenant, c‟était une autre faculté de

sa studieuse jeunesse que sa jalousie ranimait, la passion de la vérité [. . .] Mais dans cette

étrange période de l‟amour, l‟individuel prend quelque chose de si profond, que cette

curiosité qu‟il sentait s‟éveiller en lui à l‟égard des moindres occupations d‟une femme,

c‟était celle qu‟il avait eue autrefois pour l’Histoire. Et tout ce dont il aurait honte

jusqu‟ici, espionner devant une fenêtre, qui sait ? Demain, peut-être faire parler

141

habilement les indifférents, soudoyer les domestiques, écouter aux portes, ne lui semblait

plus, aussi bien que le déchiffrement des textes, la comparaison des témoignages et

l’interprétation des monuments, que des méthodes d’investigation scientifique d‟une

véritable valeur intellectuelle et appropriées à la recherche de la vérité. (269-70)

Ce passage Ŕ surtout les mots en italiques 56Ŕ met en lumière le désir de savoir dont l‟interprétation des signes seule constitue la satisfaction. Ici on se sent très proche du roman policier. Mais ce qui motive l‟enquête de Marcel est la jalousie de l‟amour. Par conséquent, une autre faculté que ce même passage souligne, et qui occupe une place encore plus importante que l‟intelligence dans l‟interprétation des signes, c‟est l‟imagination, exacerbée par la jalousie :

« Certes, il souffrait de voir cette lumière dans l‟atmosphère d‟or de laquelle se mouvait derrière le châssis le couple invisible et détesté, d‟entendre ce murmure qui révélait la présence de celui qui était venu après son départ, la fausseté d‟Odette, le bonheur qu‟elle était en train de goûter avec lui » (269). Il est évident que la scène d‟amour entre Odette et l‟autre est plutôt imaginée que vue, représentée que surprise, comme le texte lui-même l‟indique : « Odette apprendrait qu‟il avait su, qu‟il avait vu la lumière et entendu la causerie, et lui, qui tout à l‟heure, se la représentait comme se riant avec l‟autre de ses illusions, maintenant, c‟était eux qu‟il voyait ».

Si le conditionnel « apprendrait » suggère implicitement la nature imaginaire de la scène, le mot

« représentation » l‟affirme d‟une façon plus explicite. Bien que la phrase se termine sur un ton plus factuel en employant l‟indicatif, cela ne diminue pas la valeur fictionnelle de la description qui se situe dans le cadre d‟un monologue intérieur de Swann. Ici la focalisation interne sur le personnage jaloux laisse persister la fictionnalité. En respectant le code herméneutique, la vérité n‟a pas été révélée jusqu'à ce que quelqu‟un ouvre la fenêtre :

142

Il regarda. Devant lui, deux vieux messieurs étaient à la fenêtre, l‟un tenant une lampe, et

alors, il vit la chambre, une chambre inconnue. Ayant l‟habitude, quand il venait chez

Odette très tard, de reconnaitre sa fenêtre à ce que c‟était la seule éclairée entre les

fenêtres toutes pareilles, il s‟était trompé et avait frappé à la fenêtre suivante qui

appartenait à la maison voisine. (271)

Un effet comique se produit ici grâce au quiproquo provoqué par l‟imagination. Ainsi l‟espionnage de Swann sur Odette ne fait-il pas seulement référence au roman policier, il évoque aussi le roman fantastique et le roman érotique (par le voyeurisme) en soulignant la part de l‟imagination. Les deux aspects du roman Ŕ l‟interprétation des signes par l‟intelligence et l‟imagination Ŕ sont ainsi mis en évidence. Mais ici les deux facultés sont soumises à la tyrannie de la jalousie. En ce sens, ce passage constitue plutôt une parodie du roman policier et fantastique.

Si l‟espionnage de Swann sur Odette a engendré un résultat net qui prouve son erreur, celui de Marcel sur Albertine ne fait que souligner le processus d‟investigation au lieu du résultat, comme certains romans policiers qui laissent l‟énigme persister jusqu'à la fin, ou ne se résoudre que d‟une façon équivoque.

Comme celle de Swann, la jalousie amoureuse de Marcel envers Albertine lui fait soupçonner des relations intimes que celle-ci entretient avec d‟autres, surtout des femmes. Son enquête sur la vérité de ses soupçons commence dans La prisonnière, pendant la période de cohabitation avec Albertine, et ne se termine que dans Albertine disparue, plusieurs années après la mort de la femme. Pendant qu‟Albertine vit avec Marcel à Paris, celui-ci demande à Andrée, une amie d‟Albertine de Balbec, qui avait eu « de l‟affection pour moi à Balbec » de « venir la chercher presque chaque jour », parce que « je savais qu‟elle me raconterait tout ce qu‟elles

143 auraient fait, Albertine et elle » (III 529). L‟allusion au roman policier est rendue claire par une explication qui intervient plus tard :

Or, il peut y avoir dans la vie des hommes et dans celle des peuples (et il devait y avoir

un jour dans la mienne) un moment où on a besoin d‟avoir en soi un préfet de police, un

diplomate à claires vues, un chef de la Sûreté, qui au lieu de rêver aux possibles que

recèle l‟étendue jusqu‟aux quatre points cardinaux, raisonne juste, se dit « Si

l‟Allemagne déclare ceci, c‟est qu‟elle veut faire telle autre chose, non pas une autre

chose dans le vague, mais bien précisément ceci ou cela qui est même peut-être déjà

commencé. Si telle personne s‟est enfuie, ce n‟est pas vers les buts a, b, d, mais vers le

but c, et l‟endroit où il faut opérer nos recherches est etc. » Hélas, cette faculté qui n‟était

pas très développée chez moi, je la laissais s‟engourdir, perdre ses forces, disparaître en

m‟habituant à être calmé du moment que d‟autres s‟occupaient de surveiller pour moi.

(III 534)

Tandis que dans l‟interprétation des comportements d‟Odette, Swann mêle des faits réels avec des images purement fictives, Marcel opère une séparation radicale entre le monde des probables et le monde des possibles, le monde réel et le monde imaginaire, dans l‟interprétation des signes concernant Albertine, comme en témoigne le narrateur :

Je ne songeais pas que l‟apathie qu‟il y avait à se décharger ainsi sur Andrée ou sur le

chauffeur du soin de calmer mon agitation en leur laissant le soin de surveiller Albertine,

ankylosait en moi, rendait inertes tous ces mouvements imaginatifs de l‟intelligence,

toutes ces inspirations de la volonté qui aident à devenir, à empêcher ce que va faire une

personne. C‟était d‟autant plus dangereux que par nature le monde des possibles m‟a

toujours été plus ouvert que celui de la contingence réelle [. . .]. Ma jalousie naissait par

144

des images, pour une souffrance, non d‟après une probabilité [. . .]. Malheureusement, à

défaut de la vie extérieure, des incidents aussi sont amenés par la vie intérieure ; à défaut

des promenades d‟Albertine, les hasards rencontrés dans les réflexions que je faisais seul

qui attirent à eux, comme un aimant, un peu d‟inconnu qui, dès lors, devient douloureux.

On a beau vivre sous l‟équivalent d‟une cloche pneumatique, les associations d‟idées, les

souvenirs continuent à jouer. (III 533-534)

Ce qui fait souffrir Marcel, ce sont des associations d‟idées et des souvenirs, au lieu des faits réels. Ici le roman policier et le roman fantastique sont évoqués en même temps mais parallèlement, plutôt comme des antithèses.

A la différence de Swann qui cesse d‟aimer Odette même avant qu‟il ne l‟épouse, Marcel a « poussé plus loin une curiosité à laquelle [. . .] la mort n‟avait pas mis fin » (IV 106). Cette curiosité, c‟est celle de l‟amour. Après la mort d‟Albertine, Marcel continue à chercher la vérité sur elle Ŕ ses actions et ses plaisirs avec les femmes. Il engage Aimé pour faire des enquêtes, dont une mène à la découverte de rendez-vous avec une dame en gris. Mais est-ce la preuve de la culpabilité d‟Albertine ? Le narrateur constate l‟impossibilité de reconstituer le réel à partir des faits isolés Ŕ même s‟ils sont vrais :

Sans doute c‟est parce que dans cette arrivée silencieuse et délibérée d‟Albertine avec la

femme en gris, je lisais le rendez-vous qu‟elles avaient pris, cette convention de venir

faire l‟amour dans un cabinet de douches, qui impliquait une expérience de la corruption,

l‟organisation bien dissimulée de toute une double existence [. . .] c‟est parce que ces

images m‟apportaient la terrible nouvelle de la culpabilité d‟Albertine qu‟elles m‟avaient

immédiatement causé une douleur physique dont elles ne se séparaient plus. Mais

aussitôt la douleur avait réagi sur elles ; un fait objectif, tel qu‟une image, est différent

145

selon l‟état intérieur avec lequel on l‟aborde. Et la douleur est un aussi puissant

modificateur de la réalité qu‟est l‟ivresse. Combinée avec ces images, la souffrance en

avait fait aussitôt quelque chose d‟absolument différent de ce que peuvent être pour une

autre personne un pourboire, une douche, la rue où avait lieu l‟arrivée délibérée

d‟Albertine avec la dame en gris. (IV 99)

Les faits sont des signes qu‟il faut interpréter pour arriver à la vérité. En même temps l‟amour rend la curiosité plus ardente, il rend l‟interprétation moins objective. Interpréter, c‟est lier les faits isolés par la causalité Ŕ ce qui est le propre du récit (dans le sens traditionnel du terme). Autrement dit, raconter, c‟est déjà interpréter. Dans cette perspective, il y a une progression dans les enquêtes d‟Aimé : des faits isolés sont bientôt remplacés par l‟histoire racontée d‟une blanchisseuse, qui d‟abord « assurait que Mlle Albertine n‟avait jamais fait que lui pincer le bras » ; qui, après être invitée à dîner où elle avait trop bu, lui a raconté qu‟elle et

Albertine se caressaient l‟une et l‟autre et « jouaient à se pousser dans l‟eau » ; et qui lui a montré la façon dont elle avait caressé Albertine pendant qu‟elle couchait avec Aimé. Est-ce là la preuve définitive de l‟infidélité d‟Albertine ? La réponse est que ce n‟est pas seulement une histoire, mais une histoire racontée par la blanchisseuse sous l‟effet de l‟alcool et de l‟ivresse amoureuse. Ou bien ce pourrait être une histoire inventée par Aimé qui « n‟était pas très véridique et voulant paraître avoir bien gagné l‟argent que je lui avais donné, n‟avait pas voulu revenir bredouille et avait fait dire ce qu‟il avait voulu à la blanchisseuse » (IV 111), comme

Albertine le dirait si elle n‟était pas morte. La sympathie et par conséquent l‟identification du lecteur avec Albertine sont renforcées ici par le simple fait qu‟elle est morte et ne peut pas se défendre. Cette interprétation est soutenue encore par l‟attention que le narrateur attire sur l‟écriture d‟Aimé :

146

Le lendemain vint une lettre dont l‟enveloppe suffit à me faire frémir ; j‟avais reconnu

qu‟elle était d‟Aimé, car chaque personne, même la plus humble, a sous sa dépendance

ces petits êtres familiers, à la fois vivants et couchés dans une espèce d‟engourdissement

sur le papier, les caractères de son écriture que lui seul possède. (IV 105)

La construction narrative et langagière de l‟histoire d‟Aimé est suggérée à travers la polysémie du mot « écriture ». Si les enquêtes sur Albertine après sa mort font penser au roman policier, c‟est plutôt d‟une manière parodique qu‟elles l‟évoquent : il est impossible d‟atteindre la vérité, ni par des faits ramassés, ni par des histoires racontées, car l‟interprétation est sujette à la subjectivité de celui qui interprète.

Et sans doute c‟était une grande tentation que de recréer la vraie vie, de rajeunir les

impressions. Mais il y fallait du courage de tout genre, et même sentimental. Car c‟était

avant tout abroger ses plus chères illusions, cesser de croire à l‟objectivité de ce qu‟on a

élaboré soi-même, et au lieu de se bercer une centième fois de ces mots : « Elle était bien

gentille », lire au travers : « J‟avais du plaisir à l‟embrasser » (IV 475).

Dans l‟amour, la seule vérité de l‟interprétation, c‟est sa subjectivité. Et la vérité de la vie, la vraie vie, ne pourrait être atteinte que par l‟art, parce qu‟il nous permet de sortir de nous- mêmes en faisant un « travail inverse de celui que, à chaque minute, quand nous vivons détournés de nous-mêmes, l‟amour-propre, la passion, l‟intelligence, et l‟habitude aussi accomplissent en nous, quand elles amassent au-dessus de nos impressions vraies, pour nous les cacher entièrement, les nomenclatures, les buts pratiques que nous appelons faussement la vie »

(475).

Bien que pour Proust, la littérature soit toujours une question d‟interprétation des signes Ŕ l‟écriture comme traduction du signe naturel en signe artistique et la lecture en tant que

147 déchiffrement du signe artistique Ŕ, ces interprétations ne sont plus sous le joug de l‟amour propre, de la passion, de l‟intelligence, et de l‟habitude, mais elles se font par association libre, c'est-à-dire, par le rapport métonymique et métaphorique. La notion proustienne de la littérature comme métaphore du monde, qui nous permet d‟atteindre la vérité profonde de celui-ci, se reflète aussi dans la structure narrative de la Recherche, et ainsi constitue une autre forme Ŕ plus précise Ŕ d‟autoréflexivité implicite.

La narration métaphorique

Au niveau narratif, de grands fragments de la narration de la Recherche se déploient en suivant le fonctionnement de la mémoire involontaire déclenchée par le rapport métaphorique entre deux sensations, l‟une au présent, l‟autre au passé. Le fameux épisode de la petite madeleine (I 58) n‟est que l‟exemple le plus illustratif de cette fonction narrative de la métaphore. Jean Ricardou baptise ce genre de métaphores du nom « métaphore ordinale » par opposition à la métaphore représentative :

Avec la métaphore ordinale, deux cellules, dont tel élément respectif est commun, sont

induites à se relier [. . .]. Toutefois, deux domaines doivent être rigoureusement

distingués [. . .]. Avec l‟ordination métaphorique actuelle, l‟ordre des cellules est

effectivement disposé au plan de l‟écriture et au plan de la lecture dans la mesure où

celle-ci épouse celle-là. Ainsi, au début de la Recherche, la métaphore configurale, à

partir de la méprise du narrateur, élabore la bévue du voyageur et, fonctionnant comme

métaphore ordinale, elle conduit la bévue (I 4) du voyageur à suivre la méprise du

narrateur (I 3). A chaque fois que ce phénomène ou, mieux, une série de tels

phénomènes se rencontre, le texte tend à provenir de ce qu‟on peut nommer une écriture

148

paradigmatique : il se dispose selon une suite de cellules offrant les exemples d‟un

schème donné, ou, si l‟on préfère, les variations d‟un même schème. (Nouveaux

problèmes du roman 101)

Ici, la terminologie de Ricardou évoque la théorie de Roman Jakobson, quand il parle d‟une écriture paradigmatique :

Le développement d‟un discours peut se faire le long de deux lignes sémantiques

différentes : un terme (topic) en amène un autre soit par similarité soit par contigüité. Le

mieux serait sans doute de parler de procès métaphorique dans le premier cas et de procès

métonymique dans le second, puisqu‟ils trouvent leur expression la plus condensée, l‟un

dans la métaphore, l‟autre dans la métonymie. (Essais de linguistique générale 61)

Tandis que Ricardou opère un élargissement de la métaphore descriptive au niveau de la narration, Jakobson, pour définir le procès métaphorique, fait un retour au sens classique de la métaphore Ŕ en tant que substitution d‟un mot par un autre. On voit par là que la distinction entre la métaphore descriptive et la métaphore ordinale effectuée par Ricardou ne pourrait être qu‟artificielle : elle repose sur une distinction radicale entre la narration et la description. Tandis que pour Jakobson comme pour Genette, il n‟y a pas de différence de nature entre les deux, qui participent également du discours.

D‟ailleurs, cette distinction s‟avère encore moins convenable dans la Recherche, non seulement pour les raisons déjà discutées Ŕ notamment la description à travers la conscience du héros Ŕ mais aussi pour les raisons suivantes. D‟abord, c‟est la double fonction descriptive et ordinale qu‟un grand nombre de métaphores proustiennes remplissent. Un exemple est la préparation de la scène de séduction entre Charlus et Jupien par la scène imaginaire de l‟accouplement entre une abeille et une orchidée, tout au début de Sodome et Gomorrhe.57 Cette

149 scène imaginaire est une description de ce qui se passe dans la tête du héros, mais elle sert aussi de métaphore ordinale qui conduit à la scène de séduction. Cette fonction ordinale est suivie à son tour par deux métaphores descriptives. D‟abord, la comparaison de Jupien avec l‟orchidée :

Or Jupien, perdant aussitôt l‟air humble et bon que je lui avais toujours connu, avait Ŕ en

symétrie parfaite avec le baron Ŕ redressé la tête, donnait à sa taille un port avantageux,

posait avec une impertinence grotesque son poing sur la hanche, faisait saillir son

derrière, prenait des poses avec la coquetterie qu‟aurait pu avoir l‟orchidée pour le

bourdon providentiellement survenu. (III 6)

Deux pages plus loin, c‟est Charlus qui « avait passé la porte en sifflant comme un gros bourdon ». Mais aussitôt la métaphore reprend sa fonction ordinale parce qu‟« un autre, un vrai entrait dans la cour. Qui sait si ce n‟était pas celui attendu depuis si longtemps par l‟orchidée, et qui venait lui apporter le pollen si rare sans lequel elle resterait vierge » (III 8) ? Quelques lignes plus loin, peut-être par pruderie, peut-être par économie de langage, le récit prend un sens à la fois littéral et métaphorique : « La porte de la boutique se referma sur eux et je ne pus plus rien entendre. J‟avais perdu de vue le bourdon, je ne savais pas s‟il était l‟insecte qu‟il fallait à l‟orchidée, mais je ne doutais plus, pour un insecte très rare et une fleur captive, de la possibilité miraculeuse » (9). Ici la fonction descriptive et ordinale de la métaphore s‟épousent pour ne former qu‟un seul discours.

A part l‟enchevêtrement entre la métaphore descriptive et ordinale, deux types de métaphore descriptive Ŕ la métaphore accumulée et la métaphore filée Ŕ contribuent aussi à brouiller, bien que de manières différentes, la distinction entre la description et la narration.

150

Chez Proust, la métaphore comprend des comparaisons où non seulement le comparant et le comparé coexistent, mais aussi où plusieurs termes servent successivement de comparants pour le comparé. C‟est ce qu‟on appelle « la métaphore accumulée ». Pour utiliser un exemple cité avant, Proust compare successivement son œuvre à une cathédrale, à une guerre, à un amour.

Dans un autre passage, la chevelure du chasseur a l‟air simultanément « d‟un paquet d‟algues, d‟une nichée de colombes, d‟un bandeau de jacinthes, et d‟une torsade de serpents » (I 319).

Cette accumulation de comparants fonctionne non seulement comme technique narrative pour engendre le texte, mais elle diminue la valeur représentative de la comparaison en déplaçant perpétuellement l‟image vers d‟autres. Du point de vue métafictionnel, la métaphore accumulée est plus auto-représentative qu‟anti-représentative, car « the text in such a case no longer functions mimetically to describe a fictive evening at the Marquise de Sainte-Euverte‟s but is

„self-representational‟ in its insistent reference to its own stylistic technique » (Gray, Postmodern

Proust 118). Dans la Recherche, l‟accumulation des métaphores met en lumière la métaphore non seulement comme technique mais aussi comme vision du monde.

Selon Jakobson, le procès métaphorique comporte deux niveaux Ŕ la similarité positionnelle et sémantique. La première se définit par « la capacité qu‟ont deux mots de se remplacer l‟un par l‟autre », tandis que la deuxième est basée sur un rapport de sens entre les synonymes, les antonymes, et les métaphores de mots (62). En ce sens, la métaphore accumulée est une manifestation obsessionnelle du procès métaphorique au double niveau positionnel et sémantique.

Chez Proust, la narration paradigmatique s‟effectue parfois plus lâchement Ŕ seulement par similarité positionnelle. Une marque de ce rapport paradigmatique, ce sont les conjonctions telles que « soit… soit », « peut-être…peut-être », etc. Contrairement au roman traditionnel, où

151 la narration s‟avance par l‟enchaînement causal linéaire, le roman proustien donne souvent rétrospectivement une multitude d‟explications possibles à un événement passé. Ne citons que deux exemples : « Peut-être à cause du mauvais temps, peut-être ayant quelque prévention contre la maison où cette matinée devait avoir lieu, Mme Swann, au moment où sa fille allait partir la rappela avec une extrême vivacité : „Gilberte !‟ et me désigna pour signifier que j‟étais venu pour la voir et qu‟elle devait rester avec moi » (I 572). Une page plus loin :

Ce jour-là, peut-être par rancune contre moi, cause involontaire qu‟elle n‟allait pas

s‟amuser, peut-être aussi parce que la devinant fâchée, j‟étais préventivement plus froid

que d‟habitude, le visage de Gilberte, dépouillé de toute joie, nu, saccagé, sembla tout

l‟après-midi vouer un regret mélancolique au pas de quatre que ma présence l‟empêchait

d‟aller danser. (I 573)

Ces interprétations rétrospectives, qu‟on pourrait appeler « paradigmatiques » à cause de leur équivalence syntaxique, signalent aussi la présence du narrateur : le choix ou plutôt l‟hésitation entre plusieurs possibilités implique la médiation d‟une conscience. Un autre exemple pousse encore plus loin la narration paradigmatique. Parlant de sa maladie juvénile, le narrateur constate :

Dans mon cas ce qui était matériellement observable pouvait aussi bien être causé par des

spasmes nerveux, par un commencement de tuberculose, par de l‟asthme, par une

dyspnée toxi-alimentaire avec insuffisance rénale, par de la bronchite chronique, par un

état complexe dans lequel seraient entrés plusieurs de ces facteurs. Or les spasmes

nerveux demandaient à être traités par le mépris, la tuberculose par de grands soins et par

un genre de suralimentation qui eût été mauvais pour un état arthritique comme l‟asthme

152

et eût pu devenir dangereux en cas de dyspnée toxi-alimentaire laquelle exige un régime

qui en revanche serait néfaste pour un tuberculeux. (I 489)

Diégétiquement, ce passage sert à préparer un portrait de la compétence professionnelle du Dr. Cottard, dont Ŕ malgré toutes les causes possibles Ŕ « les hésitations furent courtes et les prescriptions impérieuses » (I 489). Au niveau narratif, l‟écriture paradigmatique, manifestée dans la répétition de la préposition « par » introduisant une multitude de causes possibles, contribue à signaler la présence du narrateur et à souligner la métaphore, non seulement comme technique, mais aussi comme vision du monde.

Si la métaphore accumulée participe de l‟écriture paradigmatique surtout par la similarité positionnelle, la métaphore filée se fonde plutôt sur la similarité sémantique. Souvent, dans la

Recherche, cette similitude sémantique est poussée si loin que la métaphore devient allégorie.

Par exemple, quand le narrateur parle de sa découverte de l‟homosexualité de Charlus :

Jusqu‟ici je m‟étais trouvé en face de M. de Charlus de la même façon qu‟un homme

distrait, lequel, devant une femme enceinte dont il n‟a pas remarqué la taille alourdie,

s‟obstine, tandis qu‟elle lui répète en souriant : « Oui, je suis un peu fatiguée en ce

moment », à lui demander indiscrètement : « Qu‟avez-vous donc ? » Mais que quelqu‟un

lui dise : « Elle est grosse », soudain il aperçoit le ventre et ne verra plus que lui. C‟est la

raison qui ouvre les yeux ; une erreur dissipée nous donne un sens de plus. (III 15)

Ici le narrateur utilise comme comparaison prolongée une scène de la vie quotidienne où il y a un petit dialogue entre deux personnages, et une révélation par un troisième, ce qui constitue, si l‟on veut, une sorte d‟intrigue condensée. L‟interruption de la narration est compensée par son redoublement : deux récits semblent se côtoyer pour concourir à la même conclusion. Ici la confusion entre description, narration et discours ne peut être plus complète.

153

En ramifiant le récit principal vers un autre, la métaphore filée constitue une double narration au niveau littéral et au niveau métaphorique. Ainsi le texte se signale comme narration par ce redoublement narratif. Un autre exemple de la métaphore filée est fourni par la description en termes aquatiques de la loge de théâtre nommée « baignoire ». Cette description aquatique s‟applique à tous les personnages et remplit plusieurs pages du début du Côté des Guermantes (II

338-343).58

En fait, la description métaphorique de la loge de théâtre par les qualités associées au mot

« baignoire » ne se fonde pas sur la similitude sémantique, mais sur celle du signifiant. C‟est ce que Ricardou appelle « consonance » ou « calembour configural » qui « permet, à partir de tel aspect signifiant d‟une cellule d‟obtenir soit tout ou partie d‟une autre cellule (calembour configural externe) soit telle partie de cette même cellule (calembour configural interne) »

(Nouveaux problèmes du roman 112). Selon Ricardou, la description des carafes dans la

Vivonne50 constitue une mise en abyme de l‟analogie entre la métaphore au niveau du signifié et la consonance au niveau du signifiant.59 Un autre exemple du calembour configural fourni par

Ricardou est que l‟homophonie entre la petite madeleine et la Madeleine entraîne une association systématique entre les deux signifiés Ŕ le gâteau et l‟église (113). Dans ce cas, les exemples utilisés par Ricardou sont des « calembours configurals discrets », car les deux signifiants ne se manifestent pas ensemble.60 Parfois, les deux signifiants se juxtaposent explicitement dans le texte, avant d‟entraîner une association systématique des signifiés. C‟est le cas dans l‟association entre le nom propre « Guermantes » et la couleur orange :

Je savais que là résidaient des châtelains, le duc et la duchesse de Guermantes, [. . .] mais

chaque fois que je pensais à eux, je me les représentais tantôt en tapisserie, comme était

la comtesse de Guermantes dans le « Couronnement d‟Esther » de notre église, tantôt de

154

nuances changeantes, comme était Gilbert le Mauvais [. . .], tantôt tout à fait impalpables

comme l‟image de Geneviève de Brabant, ancêtre de la famille de Guermantes [. . .],

enfin toujours enveloppés du mystère des temps mérovingiens et baignant, comme dans

un coucher de soleil, dans la lumière orangée qui émane de cette syllabe : « antes ». (I

169)

L‟association entre le nom « Guermantes » et la lumière orangée provient d‟une similitude des signifiants. Le côté de Guermantes est dès le début associé au soleil et au beau temps :

Quand on semblait entrer dans une série de beaux jours ; quand Françoise désespérée

qu‟il ne tombât pas une goutte d‟eau pour les « pauvres récoltes » [. . .] ; quand mon père

avait reçu invariablement les mêmes réponses favorables du jardinier et du baromètre,

alors on disait au dîner : « Demain s‟il fait le même temps, nous irons du côté de

Guermantes ». (I 163)

Plus loin dans le texte, on trouve une association systématique entre le nom

« Guermantes » et la couleur orange avec toute une gamme de nuances.61 Quand Marcel voit la duchesse de Guermantes pour la première fois dans l‟église de Combray, elle fait son apparition comme une dame « blonde » dans la chapelle de Gilbert le Mauvais, « sous les plates tombes de laquelle, dorées et distendues comme des alvéoles de miel, reposaient les anciens comtes de

Brabant » (I 172).

La fonction ordinale de la syllabe « antes » est confirmée par le narrateur plus tard, après qu‟il a obtenu des renseignements sur le château de Guermantes : « Par ces révélations, Saint-

Loup avait introduit dans le château de Guermantes des éléments étrangers au nom de

155

Guermantes qui ne me permirent plus de continuer à extraire uniquement de la sonorité des syllabes la maçonnerie des constructions » (II 315).

Le calembour configural pourrait affecter des unités linguistiques plus petites Ŕ au niveau de la phrase et à travers les échos phoniques entre les mots. Selon Jean Milly, l‟allitération et l‟assonance sont souvent superposées au rapport syntaxique dans les phrases proustiennes, pour produire un effet poétique. Ces correspondances phoniques se manifestent surtout dans les phrases de Bergotte et dans les descriptions du style Bergotte (La phrase de Proust 16-23). Dans la phrase de Bergotte « vain songe de la vie », il y a d‟abord l‟assonance entre les deux voyelles nasales « ain » et « on » qui se projette à l‟axe de la contigüité. Ensuite, l‟allitération de la consonne « v » entre « vain » et « vie » renforce la correspondance phonique. Dans

« inépuisable torrent des belles apparences », c‟est l‟allitération des consonnes labiales « p » et

« b » qui rythme la phrase, et l‟assonance de la voyelle nasale « en » qui achève cette correspondance phonique. Selon Milly, deux effets simultanés sont visés par la correspondance phonique :

1) de faire parcourir la phrase par des séries d‟échos qui renforcent son unité, et de lui

donner parfois une tonalité vocalique ou consonantique déterminée (dominance de tel

phonème ou de tel trait), créant ainsi une musicalité indépendante du sens direct ;

2) de susciter, en vertu de l‟illusion selon laquelle le signifiant et le signifié entretiennent

entre eux des rapports motivés, des rapports de sens entre mots qui n‟en ont pas

nécessairement dans la langue dénotative : ces rapports viennent soit confirmer ceux

qu‟établit la syntaxe, dans des cas comme ceux de torrent-apparences et de stérile-

délicieux, soit éventuellement, en créer d‟entièrement nouveaux. (La phrase de

Proust 17)

156

On peut résumer en une phrase les effets de l‟ordination phonique : le principe « ce qui ressemble s‟assemble » mène au principe « ce qui assemble se ressemble ». Il faut seulement prendre en considération le fait que dans la première phrase, « ce qui ressemble » est au niveau du signifiant, mais dans la deuxième, « ce qui ressemble » est au niveau du signifié. Ce double effet de correspondance phonique sert à concilier deux termes contraires : stérile et délicieux, dur et doux, sensuel et sentimental ne sont plus des antonymes, ils trouvent leur unité dans une belle métaphore.

L‟allitération et l‟assonance au niveau de la phrase peuvent être considérées comme condensation ou miniature de la narration métaphorique. L‟analogie entre la phrase et la structure narrative est bien mise en valeur par les structuralistes, comme Gérard Genette et

Roland Barthes.62 Pourtant, au niveau de la phrase, le manque d‟étendue textuelle rend impossible la distinction entre l‟ordination métaphorique actuelle et virtuelle que fait Ricardou au niveau narratif. Par opposition à la métaphore ordinale actuelle,

Avec l‟ordination métaphorique virtuelle, l‟ordre des cellules est seulement programmé

au plan de l‟écriture et obtenu au plan de la lecture dans la mesure où celle-ci divorce de

celle-là. Ainsi, la métaphore configurale qui, à partir de la réminiscence de Combray,

élabore la réminiscence de Venise, peut, en fonctionnant comme une métaphore ordinale,

conduire le lecteur à revenir, à travers toute l‟épaisseur du livre, de la réminiscence de

Venise (III 866) à la réminiscence de Combray (I 44). [. . .] A chaque fois que ce

phénomène est possible, le texte tend à programmer ce qu‟on peut appeler une lecture

paradigmatique : il dispose une lecture qui le recompose selon une suite de cellules

offrant les exemples d‟un schème donné, ou si l‟on préfère, les variantes d‟un même

schème. (Ricardou 101).

157

L‟ordination métaphorique virtuelle ne s‟actualise qu‟à travers la lecture. Dans ce cas, les fragments qui se ressemblent sont séparés par une distance narrative plus ou moins grande, comme les deux sensations analogues de la petite madeleine séparées par une distance temporelle dans les expériences du narrateur. Ce n‟est que quand le lecteur rencontre le deuxième fragment qu‟il se souvient du premier, comme dans la mémoire involontaire, où la deuxième sensation évoque la première. Si la métaphore ordinale actuelle suit le fonctionnement actuel de la mémoire involontaire dans l‟acte de se souvenir, la métaphore ordinale virtuelle imite l‟enregistrement des deux sensations dans la mémoire.

A part le miroitement réciproque entre la réminiscence de Venise et celle de Combray, séparées par une grande distance textuelle, d‟autres exemples de métaphores ordinales virtuelles abondent dans la Recherche. On a déjà mentionné l‟association systématique entre le gâteau et l‟église (I 45, 47, 50, 54, 59-60, 65), qui pourrait aussi être citée comme illustration de la métaphore ordinale virtuelle. L‟association systématique entre les aubépines et l‟église en constitue un autre (I 112, 113-114, 138, 139-140). A une cadence plus accentuée, la révélation finale comporte une lecture métaphorique entre plusieurs occurrences de la mémoire involontaire ou de la métaphore configurale Ŕ les réminiscences de Venise, du train et de l‟hôtel de Balbec

(IV 445-448). La distance textuelle, temporelle et spatiale très restreinte entre ces occurrences, a pour conséquence de mettre en évidence la révélation, au lieu de souligner le mécanisme de la mémoire comme la métaphore ordinale virtuelle à plus grande distance. On trouve l‟indication de la lecture métaphorique non seulement entre ces occurrences quasi successives, mais entre elles et l‟expérience de la petite madeleine, dans la réflexion du narrateur quelques pages plus loin.63

158

L‟ordination métaphorique virtuelle, comme sa contrepartie actuelle, pourrait aussi bien s‟effectuer au niveau du signifiant. Selon Jean Milly :

Il n‟est pas exceptionnel de trouver ainsi dans la Recherche des passages se

correspondant exactement deux à deux, à des endroits parfois fort éloignés du livre [. . .].

C‟est le cas, par exemple, des paragraphes sur le nom de Gilberte, qui se répondent à 252

pages de distance (mais avec variation et accroissement, et aussi changement de point de

vue). (La phrase de Proust 98)

D‟autres cas de lecture métaphorique à partir des signifiants se manifestent dans la ressemblance entre les noms de personnages Ŕ Marcel/Charles/Charlus/Charlie/Rachel,

Albertine/Albert/Gilberte/Robert/, François I/François le champi/Françoise, etc. Ces noms propres sont à-peu-près des homonymes ou des anagrammes qui se font écho les uns aux autres à travers des distances textuelles plus ou moins grandes, pour signaler au lecteur une lecture métaphorique entre ces personnages.

D‟ailleurs, la lecture métaphorique entre des noms propres, qui entraîne celle entre les personnages qui les portent, est souvent rendue explicite dans le texte proustien. La similitude entre le nom de Gilberte et celui d‟Albertine est rendue explicite à travers deux méprises entre ces deux signatures.64 Ces deux malentendus, séparés par l‟espace de plusieurs volumes, constituent eux-mêmes une métaphore ordinale virtuelle. La lecture métaphorique au niveau des personnages est aussi implicitement inscrite dans le texte, quand le narrateur associe, à maintes reprises, les noms des deux femmes.65

Si la ressemblance entre les noms de Gilberte et d‟Albertine mène à une lecture métaphorique qui met en lumière la différence au sein de la similitude entre ces deux personnages féminins, l‟anagramme entre « Charlie » et « Rachel » entraîne aussi une lecture

159 métaphorique entre ces deux personnages, malgré leur opposition sexuelle. Leur ressemblance est d‟abord remarquée par Saint-Loup : « Comme Robert venait de regarder d‟une façon un peu prolongée Charlie, il m‟avait dit : c‟est curieux, ce petit, il a des choses de Rachel. Cela ne te frappe pas ? Je trouve qu‟ils ont des choses identiques. En tout cas, cela ne peut pas t‟intéresser » (IV 261). C‟est justement parce que Rachel et Charlie font successivement l‟objet de son amour, que lui seul, il remarque la ressemblance qui échappe à Marcel : « La ressemblance entre Charlie et Rachel Ŕ invisible pour moi Ŕ avait-elle été la planche qui avait permis à Robert de passer des goûts de son père à ceux de son oncle, afin d‟accomplir l‟évolution physiologique qui, même chez ce dernier, s‟était produite assez tard ?» (IV 265).

On ne saurait répondre à cette question du narrateur parce qu‟elle aurait pu être posée inversement : avait-elle été la planche qui avait permis à Robert d‟aimer Rachel d‟abord ?

Ce que l‟on sait, c‟est qu‟il y a quelque chose en commun entre les deux personnages, l‟un féminin, l‟autre masculin, qui échappe au narrateur mais qui fait les aimer successivement par

Robert. La lecture métaphorique entre Rachel et Charlie évoque la spécificité proustienne de la métaphore : 1) il peut y avoir quelque chose en commun entre deux personnes ou deux choses bien éloignées ; 2) cette essence commune, Robert de Saint-Loup ne pouvait pas l‟expliquer à

Marcel, car c‟est une impression intuitive. La seule preuve est l‟amour (la souffrance) que Saint-

Loup éprouve pour les deux personnages, comme la félicité de Marcel est la seule preuve de l‟essence commune entre la petite madeleine de Tante Léonie et celle de sa mère, entre la musique de Vinteuil, la peinture d‟Elstir et l‟écriture de Bergotte.

L‟exemple le plus illustratif de la métaphore ordinale virtuelle Ŕ puisqu‟elle embrasse tous les types Ŕ est sans doute la correspondance entre le début et la fin de la Recherche. Après en avoir fait une analyse approfondie, Ricardou résume d‟une façon efficace cette

160 correspondance :

Avec les quatre types d‟ordination dont nous venons d‟esquisser l‟analyse (métaphorique,

oxymoronique, consonantique, d‟une part et, d‟autre part, l‟effet ordinal de la consonance

configurale), se trouvent donc mises en place, multiplement, entre le premier et dernier

paragraphe, les conditions de la vaste « métaphore » ordinale virtuelle possible dans A la

recherche du temps perdu. La lecture est induite à rapprocher les deux extrémités du

livre, arrondi, désormais selon une circularité immense, par ce qu‟on pourrait nommer la

métaphore d’un bout à l’autre. En sa fin, le livre programme le retour à son début,

prépare la lecture d‟un nouveau cycle décalé du premier par les effets du précédent

parcours. (138)

Si l‟ordination métaphorique se base sur la similitude du signifié, le calembour ou l‟anagramme configural se fonde sur la similitude schématique au niveau du signifiant, l‟ordination oxymoronique recourt plutôt à l‟opposition entre deux termes qu‟à leur similitude.

Par le déplacement de l‟accent de la similitude à l‟opposition, Ricardou a élargi le champ de

« l‟ordination métaphorique », actuelle ou virtuelle. En fait, l‟élargissement de la lecture métaphorique se fait, chez Ricardou, de deux manières différentes. D‟abord, le principe de similitude qui régit l‟ordination métaphorique se relâche jusqu'à embrasser l‟oxymore. Ensuite, le miroitement intratextuel déborde la limite de l‟œuvre pour devenir évocation intertextuelle

(Ricardou 129). « L‟ordination oxymoronique » de Ricardou évoque précisément ce que Roland

Barthes appelle « la logique de renversement ou d‟inversion » (Recherche de Proust 35). Selon

Barthes, l‟inversion se manifeste non seulement au niveau thématique Ŕ l‟inversion temporelle, sexuelle et sociale Ŕ mais aussi et surtout au niveau formel : « L‟inversion Ŕcomme forme Ŕ envahit toute la structure de la Recherche. Elle inaugure le récit lui-même » (36).

161

La critique de Barthes et celle de Ricardou, comme l‟endroit et l‟envers de la même pièce, se complètent parfaitement. Si Ricardou part de la similitude, pour enfin arriver à la différence, l‟analyse de Barthes commence avec le principe du renversement pour finir avec l‟unité des contraires dans l‟œuvre proustienne (Recherche de Proust 38). En effet, tous deux

évoquent la métaphore et sa fonction structurale dans la Recherche. Si Ricardou souligne le mécanisme de « ce qui se ressemble s‟assemble », Barthes, en revanche, met en valeur le principe de « ce qui s‟assemble se ressemble ».

L‟intertextualité entre la critique de Ricardou et celle de Barthes nous ramène à celle entre la Recherche et d‟autres textes, qui participe de « la lecture paradigmatique » inaugurée par

Ricardou. Un exemple de cette lecture métaphorique intertextuelle concerne les Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand. Ricardou relève l‟analogie entre les Mémoires, où la métaphore joue un rôle important dans la narration, et la Recherche (130). De plus, il y a un rapport homophonique entre le nom de « Combray » de la Recherche et celui de « Combourg » des Mémoires (131). Comme le narrateur le remarque, la lecture métaphorique intertextuelle s‟étend à l‟œuvre de Gérard de Nerval et à celle de Baudelaire : « Un des chefs-d‟œuvre de la littérature française, Sylvie, de Gérard de Nerval, a, tout comme le livre des Mémoires d’outre- tombe, relatif à Combourg, une sensation du même genre que le goût de la madeleine et „le gazouillement de la grive‟. Chez Baudelaire enfin, ces réminiscences sont plus nombreuses encore [. . .] » (III 919-920).

Selon Ricardou, ce passage constitue « une écriture mixte d‟une lecture paradigmatique »

(130). « Mixte » parce qu‟elle concerne le texte tuteur aussi bien que d‟autres textes. Parfois, la suggestion d‟une lecture paradigmatique intertextuelle s‟avère plus discrète, et ce n‟est qu‟au lecteur d‟actualiser ce mode de lecture. Parfois, pour rendre le code de lecture encore plus

162 obscur, la similitude entre deux textes cède la place à leur opposition. Par exemple, une lecture

« oxymoronique » est impliquée dans le Journal des Goncourt, inséré en forme de pastiche dans le texte proustien :

Avant-hier tombe ici, pour m‟emmener diner chez lui, Verdurin, l‟ancien critique de la

Revue, l‟auteur de ce livre sur Whistler où vraiment le faire, le coloriage artiste de

l‟original Américain, est souvent rendu avec une grande délicatesse par l‟amoureux de

tous les raffinements, de toutes les joliesses de la chose peinte qu‟est Verdurin. Et tandis

que je m‟habille pour le suivre, c‟est, de sa part, tout un récit où il y a par moments

comme l‟empellement apeuré d‟une confession sur le renoncement à écrire aussitôt après

son mariage avec la « Madeleine » de Fromentin. (III 709)

En lisant le nom propre « Madeleine » ici comme synonyme de la métaphore,

Ricardou constate que ce passage fait écho au passage des trois clochers dans la Recherche.

Mais il y a une inversion totale entre les deux textes : tandis que dans la Recherche, la métaphore est la révélation qui conduit Marcel à écrire son premier texte, dans le pastiche des Goncourt,

Madeleine (la métaphore) est la raison pour laquelle l‟écrivain va renoncer à l‟écriture (123).

Cela implique les attitudes complètement opposées de Proust et des Goncourt envers la métaphore. D‟ailleurs, cette implication est confirmée par les styles des deux textes : l‟un est riche en métaphores vives, l‟autre sombre et dépouillé de toute poésie. Cette lecture oxymoronique interne devrait entraîner une lecture oxymoronique intertextuelle entre la

Recherche et l‟œuvre des Goncourt.

Pour résumer la narration métaphorique de la Recherche, elle peut s‟effectuer dans la lecture aussi bien que dans l‟écriture. Si les deux entités semblables (ou opposées) sont successives Ŕ c‟est-à-dire que l‟une mène à l‟autre, c‟est l‟ordination métaphorique actuelle ; si

163 les deux sont séparées par une distance textuelle, c‟est l‟ordination métaphorique virtuelle.

Quand la lecture métaphorique concerne d‟autres textes, c‟est l‟ordination métaphorique virtuelle intertextuelle. Dans l‟ordination métaphorique actuelle aussi bien que dans sa contrepartie virutelle, la ressemblance peut se manifester à plusieurs niveaux qu‟on pourrait présenter d‟une façon hiérarchique Ŕ d‟abord la distinction entre similarité positionnelle et sémantique, ensuite entre signifié (métaphore) et signifiant (calembour ou anagramme), et finalement entre métaphore et oxymore.

La combinaison entre les deux modes d‟ordination Ŕ actuelle et virtuelle, et les multiples niveaux de ressemblance, devrait résulter en une multitude de possibilités dont l‟analyse présente n‟a pu donner que quelques exemples concrets. Mais ces exemples, par leur fréquence, variété et

étendue dans la Recherche, suffiraient largement à lui donner une narration métaphorique et à refléter la conception proustienne de l‟œuvre d‟art comme métaphore.

164

52 Voir Gérard Genette, Figures III 71: « Dans un premier sens Ŕ qui est aujourd‟hui, dans l‟usage commun, le plus évident et le plus central Ŕ, récit désigne l‟énoncé narratif, le discours oral ou écrit qui assume la relation d‟un événement ou d‟une série d‟événements [. . .] Dans un second sens, moins répandu, mais aujourd‟hui courant chez les analystes et théoriciens du contenu narratif, récit désigne la succession d‟événements, réels ou fictifs, qui font l‟objet de ce discours, et leurs diverses relations d‟enchaînement, d‟opposition, de répétition, etc. [. . .] En un troisième sens qui est apparemment le plus ancien, récit désigne encore un événement : non plus toutefois celui que l‟on raconte, mais celui qui consiste en ce que quelqu‟un raconte quelque chose : l‟acte de narrer pris en lui-même ».

53 Voir Roland Barthes, Le degré zéro de l’écriture 53: « Cette écriture de Maupassant, de Zola et de Daudet, qu‟on pourrait appeler l‟écriture réaliste, est un combinat des signes formels de la Littérature (passé simple, style indirect, rythme écrit) et des signes non moins formels du réalisme (pièce rapportées du langage populaire, mots forts, dialectes, etc.) en sorte qu‟aucune écriture n‟est plus artificielle que celle qui a prétendu dépeindre au plus près la Nature. Sans doute l‟échec n‟est-il pas seulement au niveau de la forme mais aussi de la théorie : il y a dans l‟esthétique naturaliste une convention du réel comme il y a une fabrication de l‟écriture. Le paradoxe, c‟est que l‟humiliation des sujets n‟a pas du tout entraîné un retrait de la forme ».

54 Voir Roland Barthes, Le degré zéro de l’écriture 62 : « Il faut peut-être attendre Proust pour que l‟écrivain confondît entièrement certains hommes avec leur langage, et ne donnât ses créatures que sous les pures espèces, sous le volume dense et coloré de leur parole [. . .] Un personnage proustien, lui, se condense dans l‟opacité d‟un langage particulier, et, c‟est à ce niveau que s‟intègre et s‟ordonne réellement toute sa situation historique : sa profession, sa classe, sa fortune, son hérédité, sa biologie ».

55 Voir Roland Barthes, S/Z 23 : « L‟inventaire du code herméneutique consistera à distinguer les différents termes (formels), au gré desquels une énigme se contre, se pose, se formule, puis se retarde et enfin se dévoile ».

56 C‟est moi qui souligne.

57 Voir la Recherche III 4 : « A défaut de la contemplation du géologue, j‟avais du moins celle du botaniste et regardais par les volets de l‟escalier le petit arbuste de la duchesse et la plante précieuse exposés dans la cour avec cette insistance qu‟on met à faire sortir les jeunes gens à marier, et je me demandais si l‟insecte improbable viendrait, par un hasard providentiel, visiter le pistil offert et délaissé ». Cette contemplation du botaniste est bientôt distraite par Jupien qui entre dans la vision du héros, mais qui ne fait que se préparer pour partir au travail. Cette préparation mène à son tour à l‟attente de la plante : « Puis me rendant compte que personne ne pouvait me voir, je résolus de ne plus me déranger de peur de manquer, si le miracle devait se produire, l‟arrivée presque impossible à espérer (à travers tant d‟obstacles, de distance, de risques contraires, de dangers) de l‟insecte envoyé de si loin en ambassadeur à la vierge qui depuis longtemps prolongeait son attente. Je savais que cette attente n‟était pas plus passive que chez la fleur mâle, dont les étamines s‟étaient spontanément tournées pour que l‟insecte put plus facilement la recevoir ; de même la fleur femme qui était ici, si l‟insecte venait, arquerait coquettement ses « styles » et pour être mieux pénétrée par lui ferait imperceptiblement, comme une jouvencelle hypocrite, mais ardente, la moité du chemin ». Dans la description de cette séance imaginaire, le narrateur utilise la métaphore humaine pour décrire la fécondation végétale, tandis que cette scène elle-même sert de métaphore ordinale pour conduire à la scène de séduction entre Charlus et Jupien. Ici il ne s‟agit pas seulement de la réciprocité métaphorique, mais aussi d‟un va-et-vient entre la métaphore descriptive et ordinale. De plus, la nature spécifique du rapport entre Jupien et Charlus Ŕ l‟homosexualité Ŕ est rendue explicite et expliquée en avance par une métaphore préparatoire : « Les lois du monde végétal sont gouvernées elles-mêmes par des lois de plus en plus hautes. Si la visite d‟un insecte, c'est-à-dire l‟apport de la semence d‟une autre fleur, est habituellement nécessaire pour féconder une fleur, c‟est que l‟autofécondation, la fécondation de la fleur par elle-même, comme les mariages se répétant dans une même famille, amènerait la dégénérescence et la stérilité, tandis que le croisement opéré par les insectes donne aux générations suivantes de la même espèce une vigueur inconnue de leurs aînés. Cependant cet essor peut être excessif, l‟espèce se développer démesurément ; alors comme une antitoxine défend contre la maladie [. . .] ainsi un acte exceptionnel d‟autofécondation vient à point nommé donner son tour de vis, son coup de frein, fait entrer dans la norme la fleur qui en était exagérément sortie » (5).

165

58 Voir la Recherche II 338 : « le couloir qu‟on lui désigna après avoir prononcé le mot de baignoire et dans lequel il s‟engageait, était humide et lézardé et semblait conduire à des grottes marines, au royaume mythologique des nymphes des eaux ». Voir aussi 339 : « Mais dans les autres baignoires, presque partout, les blanches déités qui habitaient ces sombres séjours s‟étaient réfugiées contre les parois obscures et restaient invisibles. Cependant au fur et à mesure que le spectacle s‟avance, leurs formes vaguement humaines se détachaient mollement l‟une après l‟autre des profondeurs de la nuit qu‟elles tapissaient et, s‟élevant vers le jour, laissaient émerger leurs corps demi- nus et venaient s‟arrêter à la limite verticale et à la surface clair-obscur où leurs brillants visages apparaissaient derrière le déferlement rieur, écumeux et léger de leurs éventails de plumes, sous leurs chevelures de pourpre emmêlées de perles que semblait avoir courbées l‟ondulation du flux ; après commençaient les fauteuils d‟orchestre, le séjour des mortels à jamais séparé du sombre et transparent royaume auquel çà et là servaient de frontière, dans leur surface liquide et plane, les yeux limpides et réfléchissants des déesses des eaux ».

59 La description des carafes avec les mots « contenant » et « contenu » fait écho au signe linguistique, à la fois signifiant (contenant) et signifié (contenu). La métaphore réciproque règne dans la description des carafes : le narrateur utilise la qualité de l‟eau (eau durcie) pour décrire les carafes, et la qualité des carafes (cristal liquide) pour décrire la rivière. Le mot « allitération » est un mot clé dans ce passage non seulement parce qu‟il est métaphore de la métaphore, mais aussi parce qu‟il opère une transition de la métaphore proprement dit à la métaphore du signifiant par son sens propre. La proximité du mot « allitération » avec le mot « verre » et « ligne » signale une lecture homophonique de ces deux mots : verre = vers ; ligne de pêche = ligne de texte. On voit que dans ce passage, il y a un jeu constant et un renvoi infini entre le sens propre et le sens figuré, le signifiant et le signifié.

60 Voir Ricardou Nouveaux problèmes du roman 113-114 : « Puisque l‟un des signifiants se trouve explicitement formulé dans cette série (c‟est le célèbre nom de tel gâteau), puisque l‟autre signifiant se trouve précisément inscrit en certaine autre page (c‟est le nom de telle église célèbre), il est clair que ce qui règle l‟association insistante du gâteau et de l‟église n‟est rien de moins que le jeu de mots qui rapproche les Petites Madeleines et la Madeleine. Il s‟agit donc d‟un calembour configural interne (puisque les deux signifiants appartiennent respectivement à la même cellule) et discret (puisque les deux signifiants du jeu n‟apparaissent aucunement ensemble) ».

61 Une autre description de la promenade du côté de Guermantes montre l‟association entre le nom propre « Guermantes » et le soleil: « On gagnait le mail entre les arbres duquel apparaissait le clocher de Saint-Hilaire. Et j‟aurais voulu pouvoir m‟asseoir là et rester toute la journée à lire en écoutant les clochers ; car il faisait si beau et si tranquille que, quand sonnait l‟heure, on aurait dit non qu‟elle rompait le calme du jour mais qu‟elle le débarrassait de ce qu‟il contenait et que le clocher avec l‟exactitude indolente et soigneuse d‟une personne qui n‟a rien d‟autre à faire, venait seulement Ŕ pour exprimer et laisser tomber les quelques gouttes d‟or que la chaleur y avait lentement et naturellement amassées Ŕ de presser, au moment voulu, la plénitude du silence » (I 164). Encore plus loin, le narrateur décrit les boutons d‟or qu‟il rencontrait maintes fois pendant les promenades du côté de Guermantes : « Ils étaient fort nombreux à cet endroit qu‟ils avaient choisi pour leurs jeux sur l‟herbe, isolés, par couples, par troupes, jaunes comme un jaunes d‟œuf, brillant d‟autant plus, me semblait-il, que ne pouvant dériver vers aucune velléité de dégustation le plaisir que leur vue me causait, je l‟accumulais dans leur surface dorée, jusqu'à ce qu‟il devint assez puissant pour produire de l‟inutile beauté ; et cela dès ma plus petite enfance, quand du sentier de halage je tendais les bras vers eux sans pouvoir épeler complètement leur joli nom de Princes de contes de fées français, venus peut- être il y a bien des siècles d‟Asie mais apatriés pour toujours au village, contents du modeste horizon, aimant le soleil et le bord de l‟eau, fidèles à la petite vue de la gare, gardant encoure pourtant comme certaines de nos vieilles tuiles peintes, dans leur simplicité populaire, un poétique éclat d‟orient » (I 165-166).

62 Voir Roland Barthes « Analyse structurale des récits », dans Poétique du récit 11 : « Ce fait n‟est pas insignifiant : quoi que constituant un objet autonome, c‟est à partir de la linguistique que le discours doit être étudié ; s‟il faut donner une hypothèse de travail à une analyse dont la tâche est immense et les matériaux infinis, le plus raisonnable est de postuler un rapport homologique entre la phrase et le discours, dans la mesure où une même organisation formelle règle vraisemblablement tous les systèmes sémiotiques, quelles qu‟en soient les substances et les dimensions : le discours serait une grande „phrase‟ (dont les unités ne sauraient être nécessairement des phrases), tout comme la phrase, moyennant certaines spécifications, est un petit „discours‟ ».

166

63 Voir la Recherche IV 452-453 : « De même que le jour où j‟avais trempé la madeleine dans l‟infusion chaude, au sein de l‟endroit où je me trouvais, que cet endroit fut, comme ce jour-là, ma chambre de Paris, ou comme aujourd‟hui, en ce moment, la bibliothèque du prince de Guermantes, un peu avant, la cour de son hôtel, il y avait eu en moi, irradiant une petite zone autour de moi, une sensation (goût de la petite madeleine trempée, bruit métallique, sensation du pas ) qui était commune à cet endroit où je me trouvais et aussi à un autre endroit (chambre de ma tante Octave, wagon du chemin de fer, baptistère de Saint-Marc). Et au moment où je raisonnais ainsi, le bruit strident d‟une conduite d‟eau tout à fait pareil à ces longs cris que parfois l‟été les navires de plaisance faisaient entendre le soir au large de Balbec, me fit éprouver [. . .]bien plus qu‟une sensation simplement analogue à celle que j‟avais à la fin de l‟après-midi à Balbec quand toutes les tables étant déjà couvertes de leur nappe et de leur argenterie, les vastes baies vitrées restant ouvertes tout en grand sur la digue, sans un seul intervalle, un seul « plein » de verre ou de pierre, tandis que le soleil descendait lentement sur la mer où commençaient à crier les navires, je n‟avais pour rejoindre Albertine et ses amis qui se promenaient sur la digue, qu‟à enjamber le cadre de bois à peine plus haut que ma cheville, dans la charnière duquel on avait fait pour l‟aération de l‟hôtel glisser toutes ensemble les vitres qui se continuaient ».

64 Voir la Recherche I 493 : « En ce qui concerne cette lettre au bas de laquelle Françoise se refusa à reconnaître le nom de Gilberte parce que le G historique appuyé sur un i sans point avait l‟air d‟un A, tandis que la dernière syllabe était indéfiniment prolongée à l‟aide d‟un paraphe dentelé [. . .] ». Bien que d‟une façon implicite, le narrateur suggère ici une lecture métaphorique entre Giberte et Albtertine. Ou encore mieux, le nom de Gilberte semble annoncer celui d‟Albertine. Voir aussi IV 234 : « La dépêche que j‟avais reçue dernièrement et que j‟avais crue d‟Albertine était de Gilberte. Comme l‟originalité assez factice de l‟écriture de Gilberte consistait principalement, quand elle écrivait une ligne, à faire figurer dans la ligne supérieure les barres de t qui avaient l‟air de souligner les mots ou les points sur les i qui avaient l‟air d‟interrompre les phrases de la lignes d‟au-dessus, et en revanche à l‟intercaler dans la ligne d‟au-dessous les queues et arabesques des mots qui leur étaient superposés, il était tout naturel que l‟employé du télégraphe eût lu les boucles d‟s ou d‟y de la ligne supérieure comme un « ine » finissant le mot de Gilberte. Le point sur l‟i de Gilberte était monté au-dessus faire point de suspension. Quant à son G, il avait l‟air d‟un A gothique ».

65 Les associations entre Albertine et Gilberte sont nombreuses, ne citons que quelques exemples : « Le rapport entre le mal que je ressentais au cœur et le souvenir d‟Albertine ne me semblait pas nécessaire, j‟aurais peut- être pu le coordonner avec l‟image d‟une autre personne. Ce qui me permettait, l‟éclair d‟un instant, de faire évanouir la réalité, non pas seulement la réalité extérieure comme dans mon amour pour Gilberte (que j‟avais reconnu pour un état intérieur où je tirais de moi seul la qualité particulière, le caractère spécial de l‟être que j‟aimais, tout ce qui le rendait indispensable à mon bonheur), mais même la réalité intérieure et purement subjective » (II 202). « Je l‟interrogeais à brûle-pourpoint : „Ah ! à propos, Albertine, est-ce que vous connaissiez Gilberte Swann ? Ŕ Oui, c‟est-à-dire qu‟elle m‟a parlé au cours, parce qu‟elle avait les cahiers d‟Histoire de France, elle a même été très gentille, elle me les a prêtés et je les lui ai rendus aussitôt que je l‟ai vue. Ŕ Est-ce qu‟elle est du genre de femmes que je n‟aime pas ? Ŕ Oh ! pas du tout, tout le contraire‟ » (III 533). « Les premiers regards d‟Albertine qui m‟avaient fait rêver n‟étaient pas absolument différents des premiers regards de Gilberte. Je pouvais presque croire que l‟obscure personnalité, la sensualité, la nature volontaire et rusée de Gilberte étaient revenues me tenter, incarnées cette fois dans le corps d‟Albertine, tout autre et non pourtant sans analogies » (IV 84). « Le jour viendrait où je donnerais volontiers à la première venue la chambre d‟Albertine, comme j‟avais sans aucun chagrin donné à Albertine la bille d‟agate ou d‟autres présents de Gilberte » (IV 138). « Mais principalement parce que, si notre amour n‟est pas seulement d‟une Gilberte, ce n‟est pas parce qu‟il est aussi l‟amour d‟une Albertine, mais parce qu‟il est une portion de notre âme, plus durable que les moi divers qui meurent successivement et qui doit Ŕ quelque mal, quelque mal d‟ailleurs utile que cela nous fasse Ŕ se détacher des êtres pour en restituer la généralité et donner cet amour, la compréhension de cet amour, à tous, à l‟esprit universel et non à telle puis à telle en lesquelles tel puis tel de ceux que nous avons été successivement voudraient se fondre » (IV 476).

167

CHAPITRE V : L‟AUTOREFLEXIVITE LINGUISTIQUE

Selon Linda Hutcheon, la métafiction expose l‟artifice du roman en se signalant non seulement comme discours narratif, mais aussi comme production langagière. Tandis que l‟autoréflexivité narrative a pour objet de réflexion la narration et son code, l‟autoréflexivité linguistique se fonde sur un caractère apparemment paradoxal du langage romanesque. D‟une part, le roman partage avec les autres types de discours Ŕ soi-disant véridiques Ŕ l‟usage référentiel du langage, à la différence du langage poétique.66 D‟autre part, l‟art romanesque se distingue du discours ordinaire en ce qu‟il ne se réfère pas au monde réel, mais construit son propre référent Ŕ un « heterocosm » qui partage son statut ontologique avec le monde réel :

As a reader begins a novel, he does indeed read referentially in that he refers words to his

linguistic and experiential knowledge; gradually, however, these words take on an unity

of reference and create a self-contained universe that is its own validity (and “truth”)

[. . .]. What happens is that the referents of the novelistic language gradually accumulate

during the act of reading, gradually construct a “heterocosm,” that is, another cosmos, an

ordered and harmonious system. This fictional universe is not an object of perception,

but an effect to be experienced by the reader, an effect to be created by him and in him.

(Narcissistic Narrative 88)

Hutcheon analyse ensuite d‟une manière plus nuancée le processus de création langagière: « For the reader, literature has a particular context created by those relationships activated between words. Also, the actual referents of those words are not necessarily real in the context of empirical reality » (90-91). Le discours littéraire construit son propre référent selon deux axes, horizontal et vertical Ŕ la métonymie textuelle et l‟imagination par des associations sémantiques, métaphoriques et métonymiques à partir du texte.

168

Dans la Recherche, ce sont ces deux aspects essentiels de la création romanesque qui sont mis en lumière par l‟autoréflexivité linguistique. Comme son équivalent narratif, l‟autoréflexivité linguistique ou sémiotique s‟y manifeste de deux manières différentes Ŕ explicitement par les thèmes et implicitement à travers la structure de l‟œuvre.

L‟autoréflexivité linguistique explicite

La primauté du langage et d‟autres systèmes sémiotiques

Dans la Recherche, l‟importance du langage est d‟abord mise en relief par les manières de parler des personnages. Non seulement la manière de parler l‟emporte sur le contenu de la parole, mais elle constitue littéralement le personnage, de sorte que, selon Gérard Genette, « les personnages proustiens se confondent, au point de s‟y réduire, avec leur langage » (Figures III

203). Roland Barthes partage la perspective de Genette quand il constate qu‟«un personnage proustien se condense dans l‟opacité d‟un langage particulier » et que « c‟est à ce niveau [celui du langage] que s‟intègre et s‟ordonne réellement toute sa situation historique ».54

Le personnage comme foyer par excellence d‟un parler particulier est sans doute

Françoise. Dans A l’ombre de jeunes filles en fleurs, celle-ci confond deux noms propres, York et

New York, pour créer un nouveau toponyme Nev‟York, qui sert à désigner le jambon particulier utilisé dans son fameux bœuf en gelé.67 Le parler de Françoise évoque le langage littéraire Ŕ tout en se présentant comme son contrepoint vulgaire Ŕ dans son individualité. Tous deux suivent un code autre que celui du langage commun. Il est significatif que cette citation soit métonymiquement liée, à la distance d‟une ligne, au nom de « créateur » : « Ce jour-là, si

Françoise avait la brûlante certitude des grands créateurs, mon lot était la cruelle inquiétude du

169 chercheur » (II 437). L‟opposition entre « créateur » et « chercheur » fait allusion à la dichotomie entre le pouvoir créateur du langage et sa fonction instrumentale.

La particularité du parler s‟étend à des personnages secondaires qui parlent des patois régionaux :

J‟ai dit qu‟elle était d‟un petit pays qui était tout voisin de celui de sa mère, et pourtant

différent par la nature du terrain, les cultures, le patois, par certaines particularités des

habitants [. . .]. La fille de Françoise, au contraire, parlait, se croyant une femme

d‟aujourd‟hui et sortie des sentiers trop anciens, l‟argot parisien et ne manquait aucune

des plaisanteries adjointes. [. . .] Ainsi son parler différait de celui de sa mère ; mais ce

qui est plus curieux, le parler de sa mère différait de celui de sa grand-mère, native de

Baillaud-le-pin, qui était si près du pays de Françoise. Pourtant les patois différaient

légèrement comme les deux paysages. [. . .] Et très loin de là, il y avait en France une

petite région ou on parlait presque tout à fait le même patois qu‟à Méséglise. (III 124-

126)

Un phénomène remarquable se dégage de ce passage : deux villages voisins parlent deux patois différents, tandis que les habitants de deux régions éloignées parlent presque le même et se comprennent. On n‟est pas loin ici du principe de la métaphore proustienne Ŕ la juxtaposition de deux termes éloignés pour former une métaphore vive et inédite. Ici l‟autoréflexion linguistique s‟accompagne d‟une mise en abyme de la métaphore proustienne.

A côté de la « géographie linguistique », se trouve la sémiologie sociale. Divers personnages représentant différents groupes sociaux fournissent les lieux de l‟autoréflexion, non seulement linguistique, mais aussi sémiotique : le petit groupe constellé autour du noyau

Verdurin représente la bourgeoisie, les Guermantes l‟aristocratie, Mr. de Norpois les diplomates

170 et les politiciens, Bloch les Juifs, Charlus les homosexuels. A chaque groupe social correspond un système de signes qui dépasse largement le système linguistique pour inclure d‟autres signes

Ŕles gestes, les rites, les tabous, etc. Ŕ de sorte que même si deux groupes parlent le même français, il pourrait arriver que des membres de différents groupes ne se comprennent pas les uns les autres. Le signe linguistique, de son côté, se détourne de son code habituel pour prendre une tournure nouvelle dans chaque domaine, comme par exemple :

M. de Norpois, anxieux de la tournure que les événements allaient prendre, savait très

bien que ce n‟était pas par le mot Paix, ou par le mot Guerre, qu‟ils lui seraient signifiés

mais par un autre, banal en apparence, terrible ou béni, et que le diplomate, à l‟aide de

son chiffre, saurait immédiatement lire, et auquel, pour sauvegarder la dignité de la

France, il répondrait par un autre mot tout aussi banal mais sous lequel le ministre de la

nation ennemie verrait aussitôt : Guerre. (II 260)

Mais le langage proprement dit n‟est qu‟un système de signes parmi d‟autres. Selon

Gilles Deleuze, l‟unité de la Recherche consiste en l‟apprentissage de tous les signes : les signes de la mondanité, de l‟amour, du monde sensible, et ultimement, de l‟art. La vérité, chez Proust, n‟est rien que l‟interprétation adéquate des signes.68 Parmi tous les groupes sociaux, la mondanité est le plus riche en signes : « Il n‟y a pas de milieu qui émette et concentre autant de signes, dans des espaces aussi réduits, à une vitesse aussi grande » (Proust et les signes 11). De plus,

Le signe mondain apparaît comme ayant remplacé une action ou une pensée. Il tient lieu

d‟action et de pensée. C‟est donc un signe qui ne renvoie pas à quelque chose d‟autre,

signification transcendante ou contenu idéal, mais qui a usurpé la valeur supposée de son

sens. [. . .] On ne pense pas et on n‟agit pas, mais on fait signe. Rien de drôle n‟est dit

171

chez Mme Verdurin, et Mme Verdurin ne rit pas ; mais Cottard fait signe qu‟il dit

quelque chose de drôle, Mme Verdurin fait signe qu‟elle rit, et son signe est émis si

parfaitement que M. Verdurin, pour ne pas être inférieur, cherche à son tour une mimique

appropriée. (11-12)

Le signe mondain, par sa nature conventionnelle et par son usurpation de ce qu‟il représente, fait penser au langage classique si éloquemment évoqué par Michel Foucault :

Les phénomènes ne sont jamais donnés que dans une représentation [. . .]. Toutes les

représentations sont liées entre elles comme des signes, à elles toutes, elles forment

comme un immense réseau ; chacune en sa transparence se donne pour le signe de ce

qu‟elle représente ; et cependant Ŕ ou par ce fait même Ŕ nulle activité spécifique de la

conscience ne peut jamais constituer une signification. (Les mots et les choses 80)

Le signe amoureux se distingue déjà du langage ordinaire par son caractère plus individuel que conventionnel. La subjectivité de l‟interprétation se manifeste surtout dans la jalousie : « Subjectivement la jalousie est plus profonde que l‟amour, elle en contient la vérité.

C‟est que la jalousie va plus loin dans la saisie et dans l‟interprétation des signes. Elle est la destination de l‟amour, sa finalité » (Deleuze 16). Un autre trait du signe amoureux réside dans son intensité, surtout chez les homosexuels : « Objectivement, les amours intersexuelles sont moins profondes que l‟homosexualité [. . .]. Si les deux séries homosexuelles sont les plus profondes, c‟est encore en fonction des signes. Les personnages de Sodome, les personnages de

Gomorrhe compensent par l‟intensité du signe le secret auquel ils sont tenus » (17).

Dans Un amour de Swann, la jalousie détermine la nature « mensongère »69 du signe amoureux. Le mensonge d‟Odette se fait toujours à partir d‟un détail réel : « Swann reconnut tout de suite dans ce dire un de ces fragments d‟un fait exact que les menteurs pris de court se

172 consolent de faire entrer dans la composition du fait faux qu‟ils inventent » (I 273). Malgré la vérité partielle qu‟il comporte, ce n‟est pas un mensonge habile, car « ce détail vrai avait des angles qui ne pouvaient s‟emboîter que dans les détails contigus du fait vrai dont elle l‟avait arbitrairement détaché et qui, quels que fussent les détails inventés entre lesquels elle le placerait, révéleraient toujours par la matière excédante et les vides non remplis, que ce n‟était pas d‟entre ceux-là qu‟il venait » (I 274). Ce type de mensonge fait penser au roman en général qui crée son propre référent à partir des impressions et des expériences du monde réel. Plus précisément, il fait allusion au roman réaliste, qui tend à donner l‟illusion du réel en se servant des faits divers et des anecdotes, et en peignant minutieusement des détails observés, et où il manque de cohérence interne précisément à cause des détails vrais.

Le signe amoureux dans la Recherche ressemble à la littérature encore d‟une autre manière : il détourne le langage de sa fonction de représentation afin de dire une vérité qui

échappe à la conscience. Ainsi Deleuze constate-t-il au sujet d‟Albertine :

Chez elle, l‟investissement reste un investissement de chose ou d‟objet qui s‟exprimera

dans le langage lui-même, à condition d‟en fragmenter les signes volontaires et de les

soumettre aux lois du mensonge qui y insèrent l‟involontaire : alors tout peut se passer

dans le langage (y compris le silence), précisément parce que rien ne passe par le

langage. (Proust et les signes 214)

C‟est dans la manière de parler et non dans le référent de la parole que réside la vérité psychologique du personnage. De même, dans l‟œuvre littéraire, c‟est l‟essence (l‟impression) qui parle de sa propre vérité dans le langage, c'est-à-dire, à travers le style d‟écriture. D‟ailleurs, la ressemblance entre la parole d‟Albertine et l‟écriture de Proust devient plus explicite grâce au commentaire extradiégétique du narrateur :

173

Et alors elle me répondit par ces paroles qui me montrèrent en effet combien

d‟intelligence et de goût latent s‟étaient brusquement développés en elle depuis Balbec,

par ces paroles du genre de celles qu‟elle prétendait dues uniquement à mon influence, à

la constante cohabitation avec moi, ces paroles que, pourtant, je n‟aurais jamais dites,

comme si quelque défense m‟était faite par quelqu‟un de jamais user dans la conversation

de formes littéraires. [. . .] J‟en eus presque le pressentiment en la voyant se hâter

d‟employer, en parlant, des images si écrites et qui me semblaient réservées pour un autre

usage plus sacré et que j‟ignore encore. (III 129)

Tandis que la manière de parler d‟Albertine annonce le style d‟écriture de son ami, la décomposition du discours de Charlus fait penser au chemin inverse que le narrateur devait remonter pour retrouver l‟opacité du signe :

Si Charlus est le maître du Logos, ses discours n‟en sont pas moins agités par des signes

involontaires qui résistent à l‟organisation souveraine du langage, qui ne se laissent pas

maîtriser dans les mots et les phrases, mais font fuir le logos et nous entraînent dans un

autre domaine. [. . . ] Signes de violence et de folie, qui constituent tout un pathos, contre

et sous les signes volontaires agencés par „la logique et le beau langage‟. C‟est ce pathos

qui va maintenant se révéler pour lui-même, dans les apparitions de Charlus où celui-ci

parle de moins en moins du haut de son organisation souveraine, et se trahit de plus en

plus au cours d‟une longue décomposition sociale et physique. Ce n‟est plus le monde du

discours, et de leurs communications verticales exprimant une hiérarchie de règles et de

positions, mais le monde des rencontres anarchiques, des hasards violents, avec leurs

communications transversales aberrantes. C‟est la rencontre Charlus-Jupien, où se

découvre le secret tant attendu de Charlus, l‟homosexualité. (Deleuze 209-210)

174

Chez Charlus, maître du discours, la conscience claire ne laisse pas détourner le signe linguistique par l‟involontaire. L‟inconscient est obligé de chercher d‟autres signes pour se satisfaire : les choses, les objets et les gestes. Au signe rationnel du discours s‟oppose le signe amoureux inconscient. On pourrait dire en quelque sorte que c‟est dans cette dichotomie des signes que réside la cause ultime de la folie de Charlus. Ce que cette folie nous montre, c‟est le triomphe du signe involontaire dans sa richesse expressive et dans son opacité originelle.

Pourtant, il y a une différence foncière entre l‟opacité du signe de la folie et celle du langage littéraire, si bien caractérisée par Deleuze :

L‟œuvre d‟art est donc un monde de signes mais ces signes sont immatériels et n‟ont plus

rien d‟opaque : du moins pour l‟œil ou l‟oreille artistes. En second lieu, le sens de ces

signes est une essence, essence affirmée dans toute sa puissance. En troisième lieu, le

signe et le sens, l‟essence et la matière transmuée se confondent ou s‟unissent dans une

adéquation parfaite. Identité d‟un signe, comme style, et d‟un sens comme essence. (64)

Le mot « immatériels » et l‟expression « n‟ont plus rien d‟opaque » pourraient être source d‟un malentendu. Ce que Deleuze souligne, ce n‟est pas la transparence du signifiant caractéristique du langage ordinaire, mais le signifiant en tant que forme qui s‟oppose à la matière brute. Ici, on n‟est pas loin de la dichotomie kantienne entre la forme et la matière, entre le matériel et l‟idéal.70Ce qui caractérise le signe artistique, ce n‟est pas l‟absence de la matière, mais « la matière transmuée » par la pensée, c'est-à-dire organisée selon un nouveau rapport entre les unités signifiantes. Ce nouveau rapport n‟est rien d‟autre qu‟une nouvelle vision du monde.71

Le signe sensible de la réminiscence est le plus proche du signe de l‟art, car son sens est plus proche d‟une essence. Par la superposition de deux sensations présente et passée, la petite

175 madeleine faire surgir Combray entier d‟une tasse de thé. Mais le passé ressuscité n‟est pas le passé comme expérience vécue : c‟est le passé dans toute sa splendeur et plénitude virtuelles,

« dont quelque sentiment de fatigue ou de tristesse m‟avaient peut-être empêché de jouir » (IV

447). Ce qui fait jouir le sujet, c‟est « l‟essence des choses ».72 Ce que Proust entend par « l‟essence », ce n‟est pas ce qu‟ont en commun les deux sensations, passée et présente, mais

« l‟être du passé »,73 un produit particulier de leur rencontre, dans laquelle le passé, par son absence, permet à l‟imagination d‟entrer en jeu, tandis que le présent fournit le support existentiel au passé ressuscité.74 Ce triple caractère, à la fois extratemporel, imaginaire et matériel, constitue justement l‟essence de l‟œuvre d‟art, avec la seule différence que le « temps à l‟état pur » capturé dans l‟œuvre d‟art n‟a plus « la durée d‟un éclair », mais celle d‟une civilisation. Ce qui rapproche encore la réminiscence du signe artistique, c‟est aussi le rapport entre les choses ou entre les mots qui engendre l‟être ou l‟essence.

Le langage n‟est pas seulement un des systèmes de signe, mais il possède des particularités qui le distinguent des autres. Dans Narcissistic Narrative, Hutcheon relève les trois types d‟autoréflexion linguistique les plus fréquemment utilisés dans la métafiction postmoderne:

In the simplest form, the work can parade its parodic play on a certain style of writing

[. . .]. In a second manner, the novel can be aware of its existence as a written or printed

text in words [. . .]. The third and perhaps most obvious type of overt language concern is

to be found in the various forms of thematized (not actualized) word play, usually puns or

anagrammes, which call the reader‟s attention to the fact that this text is made up of

words, words which are delightfully fertile in creative suggestiveness. (Narcissistic

Narrative 99-101)

176

Le premier type d‟autoréflexivité linguistique ouverte réside dans le rapport d‟analogie et de tension entre deux textes ; le deuxième comprend la mise en abyme et le commentaire extradiégétique du narrateur qui signalent le roman comme texte. Le troisième met en lumière le rapport entre les mots dans la production du sens. Cette classification tripartite de l‟autoréflexivité linguistique explicite servira de point de départ pour l‟analyse suivante, qui pourtant en élargira le champ en ouvrant deux perspectives nouvelles Ŕ particulières à la

Recherche, celle de l‟étymologie et celle du nom propre. Pour mieux tenir compte de la structure interne de ma propre étude, je vais commencer par la deuxième forme d‟autoréflexion linguistique Ŕ l‟autoréflexivité textuelle Ŕ puisque j‟en ai déjà parlé dans mon chapitre sur la mise en abyme.

L‟autoréflexivité textuelle

Dans la Recherche, la mise en abyme textuelle la plus condensée se trouve dans la description des carafes.50 Dans ce passage, les mots « contenant » et « contenu » font allusion à la correspondance entre la forme et les thèmes du texte ; « Allitération » Ŕ d‟une façon plus explicite Ŕ et « verre » Ŕ à travers un calembour Ŕ évoquent la poésie ; « les mains » font penser à la main de l‟écrivain en train d‟écrire, tandis que « palais » fait écho au « parler » : la main écrit des vers qui n‟ont rien à voir avec la langue parlée Ŕ sans consistance comme l‟eau qui coule. L‟opposition entre l‟écriture poétique et la langue populaire est ainsi mise en relief. La dernière phrase qui contient « lignes » joue encore plus explicitement sur le double sens du mot Ŕ

à la fois lignes de pêche et lignes de texte. D‟ailleurs, le narrateur a bien tenu sa promesse : il est revenu avec des lignes si longues et si nombreuses que trois volumes de texte en sont sortis.

D‟autres mises en abyme textuelles incluent le bœuf gelé de Françoise et les robes merveilleuses d‟Odette et d‟Oriane. Dans le texte qui suit, je vais me concentrer sur une forme plus ouverte de

177 l‟autoréflexivité textuelle, celle qui se manifeste à travers des commentaires extradiégétiques du narrateur.

A trois occasions, le narrateur joue sur le double sens du mot « écriture » Ŕ à la fois une manière personnelle de tracer les lettres et l‟acte d‟écrire : la lettre qu‟Aimé a envoyée à Marcel pour lui apprendre les résultats de son enquête sur Albertine et les deux lettres de Gilberte.

Si la particularité de l‟écriture d‟Aimé fait reconnaître immédiatement son auteur par

Marcel, celle de Gilberte sert de source de confusion à deux reprises.64 La confusion involontaire par Françoise à propos des deux noms non seulement suggère une lecture métaphorique entre les deux personnages, mais elle joue aussi un rôle narratif en annonçant une autre confusion plus tard dans l‟histoire. Quelque temps après la mort d‟Albertine, Marcel reçoit une dépêche :

« MON AMI VOUS ME CROYEZ MORTE, PARDONNEZ-MOI, JE SUIS TRES VIVANTE,

JE VOUDRAIS VOUS VOIR, VOUS PARLER MARIAGE, QUAND REVENEZ-VOUS ?

TENDREMENT, ALBERTINE » (IV 220). Pour accentuer l‟effet de suspense, le narrateur n‟explique la cause de ce malentendu qu‟une dizaine de pages plus tard.64 Cette explication extradiégétique du narrateur met en relief encore une fois « l‟originalité factice » de l‟écriture de

Gilberte. Pourtant, le malentendu du narrateur, n‟est pas excusable puisqu‟il connaît déjà l‟écriture de Gilberte. Quelle est donc la fonction de ce malentendu improbable causé par l‟écriture (celle de Gilberte) ? Au niveau de l‟intrigue, il provoque la réalisation définitive chez

Marcel qu‟Albertine est morte, non seulement physiquement, mais aussi dans son cœur, parce qu‟il n‟éprouve pas la joie attendue de sa fausse résurrection. Au niveau de la lecture, il joue un rôle métafictionnel à travers le double sens du mot « écriture ». Ici la capacité de l‟écriture (celle de Proust), non pas de représenter la réalité, mais de créer de l‟illusion, est mise en lumière.

Cependant, l‟illusion romanesque n‟est qu‟un détour nécessaire pour atteindre la vérité. Si le

178 lecteur, comme Marcel lui-même, a été victime d‟un choc en lisant la dépêche censée venir d‟Albertine après sa mort, il éprouve, grâce à l‟autoréflexivité linguistique, un autre réveil au niveau de la lecture. On se rend compte que si c‟est l‟écriture (à double sens) qui a ressuscité

Albertine momentanément, c‟est aussi elle (celle de Proust) qui l‟a fait mourir auparavant, et que dans un roman, on n‟a affaire qu‟à l‟écriture.

Il est étonnant qu‟une façon particulière d‟écrire une lettre puisse confondre deux personnages séparés non seulement par le temps mais aussi entre la vie et la mort. La confusion entre les écritures des deux personnages souligne le caractère arbitraire du signe linguistique : un changement minime du signifiant pourrait entraîner une transformation totale au niveau du signifié ou du référent. L‟arbitraire du signe est justement la source intarissable dans laquelle puise la parodie.

La parodie et le pastiche

Dans Palimpsestes, Gérard Genette donne sa propre définition de la parodie moderne comme « transformation textuelle à fonction ludique » (58). L‟apport principal de Genette à

« l‟hypertextualité » est sans doute structural : il distingue le pastiche et la parodie par le rapport d‟imitation ou de transformation entre l‟hypertexte et l‟hypotexte.75 Mais du point de vue fonctionnel, le pastiche satirique partage avec la parodie l‟effet comique, ce qui fait que traditionnellement, la catégorie de parodie englobe le pastiche satirique. D‟ailleurs, après avoir fait une distinction très nette entre la parodie et le pastiche au niveau de la poétique, Genette brouille leur frontière au niveau de la critique littéraire : « en telle matière où l‟envers vaut l‟endroit, le meilleur pastiche est pour une fois la parodie » (Ibid 57-58).

En ce qui nous concerne ici Ŕ à savoir l‟autoréflexivité linguistique, la parodie et le pastiche sont tous deux pertinents, car l‟un comme l‟autre soulignent la nature linguistique de

179 l‟hypertexte en faisant allusion Ŕ soit par similitude soit par contraste Ŕ à un autre texte, l‟hypotexte. D‟une manière générale, la parodie et le pastiche diffèrent par le degré de précision avec lequel ils mettent en place l‟autoréflexion linguistique. La parodie, non seulement attire l‟attention du lecteur sur la nature linguistique de l‟hypertexte, comme le pastiche, mais le signale aussi comme création linguistique dans sa différence. Pourtant chez Proust, le pastiche, comme la parodie, manifeste plutôt une volonté de distinction que d‟imitation, car pour lui,

« faire un pastiche volontaire », c‟est « pour pouvoir après cela, redevenir original, ne pas faire toute sa vie du pastiche involontaire » (Milly, Proust et le style 20). Dans une lettre à Ramon

Fernandez, Proust explique d‟une manière plus précise en quoi consiste pour lui le pastiche :

Le tout était surtout pour moi affaire d‟hygiène ; il faut se purger du vice naturel

d‟idolâtrie et d‟imitation. Et au lieu de faire sournoisement du Michelet ou du Goncourt

en signant (ici les noms de tels ou tels de nos contemporains les plus aimables), d‟en faire

ouvertement sous forme de pastiches, pour redescendre à ne plus être que Marcel Proust

quand j‟écris mes romans. (Ibid. 19)

Ce penchant de Proust pour le pastiche trouve encore son expression dans la Recherche, à travers une longue citation censée être extraite du journal inédit des Goncourt (IV 287-295). Ce que cette citation fictive met en relief, c‟est encore la différence entre le style proustien Ŕ caractérisé par de longues phrases souples et riches de ramifications associatives Ŕ et celui du pastiche, consistant en de courtes phrases sèches dépouillées d‟images.

On peut dire que d‟une façon générale, le pastiche constitue pour Proust une démarche pour se différencier de ses prédécesseurs et de ses contemporains : d‟abord dans sa carrière d‟écrivain Ŕ par sa pratique du pastiche volontaire, ensuite dans son roman Ŕ par la juxtaposition du pastiche des Goncourt avec son propre texte. La parodie, chez Proust, manifeste avec encore

180 plus de force une volonté d‟être original. Dans la Recherche, le procédé parodique se manifeste le plus ouvertement dans la lettre de Mme de Cambremer, qui observe si fidèlement « la règle d‟être aimables et celle dite des trois adjectifs », à l‟usage à l‟époque. « Mais ce qui lui était particulier, c‟est que contrairement au but social et littéraire qu‟elle se proposait, la succession des trois épithètes revêtait dans les billets de Mme de Cambremer l‟aspect non d‟une progression, mais d‟un diminuendo » (III 336). Par exemple, Mme de Cambremer dit au narrateur dans une lettre « qu‟elle avait vu Saint-Loup et avait encore plus apprécié que jamais ses qualités „uniques Ŕ rares Ŕ réelles‟, et que s‟il voulait venir avec lui « dîner à Féterne, elle serait „ravie Ŕ heureuse Ŕ contente‟ » (Ibid).

La transformation de l‟ordre des adjectifs d‟une suite de progression à une suite de diminuendo produit un effet ironique, comme si on se moquait de l‟amabilité, si bien que « Qu‟il y eut eu seulement un quatrième adjectif et de l‟amabilité initiale, il ne serait rien resté ». Le passage cité ci-dessus n‟est pas seulement une parodie du style épistolaire mondain, mais il reflète en même temps la conception du style chez Proust : ce n‟est pas le choix des mots, mais leur agencement qui importe le plus dans le style.76 Le narrateur poursuit dans cette veine parodique quand il ajoute :

Mme de Cambremer avait pris l‟habitude de substituer au mot, qui pouvait finir par avoir

l‟air mensonger, de « sincère », celui de « vrai ». Et pour bien montrer qu‟il s‟agissait en

effet de quelque chose de sincère, elle rompait l‟alliance conventionnelle qui eût mis

« vrai » avant le substantif, et le plantait bravement après. Ses lettres finissaient par :

« Croyez à mon amitié vraie. » « Croyez à ma sympathie vraie. » Malheureusement

c‟était tellement devenu une formule que cette affectation de franchise donnait plus

181

l‟impression de la politesse menteuse que les antiques formules au sens desquelles on ne

songe plus. (III 337)

Ici, il s‟agit d‟une parodie de la grammaire syntaxique plutôt que d‟un style particulier.

Encore une fois, l‟effet ironique est produit par la syntaxe plutôt que par le choix du mot. Si la parodie proustienne joue sur le rapport des mots, les jeux de mots, qui abondent dans la

Recherche, y insistent encore plus, mais cette fois-ci ce n‟est plus le rapport entre signifiés, mais celui entre signifiants qui compte.

Les jeux de mots

Selon Linda Hutcheon, les jeux de mots thématisés, y compris le calembour et l‟anagramme, constituent « perhaps the most obvious type of overt language concern », et cela parce qu‟ils « call the readers attention to the fact that this text is made up of words »

(Narcissistic Narrative 101). Ce n‟est pas tout. Le jeu de mots consiste en un usage particulier du langage où celui-ci se présente comme « an inherently ordering phenomenon » (ibid).

L‟efficacité du jeu de mots en tant que technique métafictionnelle réside dans la mise en lumière du rapport entre mots et dans la revendication du signifiant, l‟aspect du signe le plus marginalisé.

Elle réside aussi dans la primauté de la forme par rapport à la pensée, car l‟univers construit par le jeu de mots « has no need of support from his thoughts, but rather forms its own thought by means of its power, its design, and its structures » (28).

Dans Nouveaux problèmes du roman, Jean Ricardou classifie les jeux de mots proustiens en deux catégories: «Tantôt, le jeu des signifiants ressortit, phonique ou graphique, au lapsus d‟écoute ou de lecture [. . .]. Tantôt, le jeu des signifiants relève, faible ou mieux réussi, du calembour à prétention spirituelle » (108).

182

Ces deux catégories de jeu de mots, à savoir le lapsus d‟écoute ou de lecteur et le calembour à prétention spirituelle, correspondent précisément au lapsus et au mot d‟esprit traités par Freud en relation avec l‟inconscient. Dans Introductory Lectures on Pycho-Analysis, Freud observe que la technique du lapsus se fonde sur la similitude des signifiants et l‟antithèse des signifiés.77 Cette caractéristique fait jouer au lapsus, dans la Recherche, un double rôle métafictionnel : d‟une part, le lapsus consiste en un usage particulier du langage basé sur un nouveau rapport entre les mots, d‟autre part, il renvoie à la métaphore proustienne fondée souvent sur l‟homonymie et la juxtaposition de deux termes contraires.

Dans son analyse, Freud révèle le rapport intime du lapsus avec le rêve : l‟un comme l‟autre trahissent souvent une pensée dissimulée ou un désir refoulé du locuteur.78 Le rôle de l‟analyste-interprète consiste à relier le sens manifeste du lapsus avec son sens latent enraciné dans l‟inconscient. Le double sens manifeste et latent du lapsus, comme celui du rêve, fait d‟emblée allusion au texte littéraire et à son interprétation. Mais le lapsus dans la Recherche constitue une autoréflexion d‟une manière encore plus précise en le situant du côté de l‟écoute ou de la lecture. Ce déplacement s‟accorde bien avec le rôle que Proust assigne au lecteur Ŕ non seulement comme interprète du texte, mais aussi et surtout en tant que coproducteur de l‟univers romanesque, dans la construction duquel l‟imagination l‟emporte sur l‟intelligence, l‟intuition sur la conscience claire.

L‟analogie entre le lapsus et l‟œuvre littéraire ne devrait pas, pourtant, masquer leur différence fondamentale. Tandis que le premier s‟enracine dans l‟inconscient de l‟individu et révèle son désir personnel, la deuxième a un caractère universel qui transcende la psychologie de tel auteur ou de tel lecteur. Cette différence est mise en lumière par un lapsus dans la Recherche:

« Flaubert, finis-je par dire, mais le signe d‟assentiment que fit la tête du prince étouffa le son de

183 ma réponse, de sorte que mon interlocutrice ne sut pas exactement si j‟avais dit Paul Bert ou

Fulbert, noms qui ne lui donnèrent pas une entière satisfaction » (II 490). Conformément à la théorie freudienne, ce lapsus d‟écoute se fonde sur l‟homonymie des signifiants et le contraste des signifiés, montrant ainsi à quel point la psychologie personnelle (représentée par Paul Bert et

Fulbert) s‟éloignent de la littérature (représentée par Flaubert). Au niveau du langage, ce jeu de mots joue un rôle autoréflexif de trois manières : 1) en mettant en lumière le rapport d‟analogie entre les trois noms propres ; 2) en soulignant l‟arbitraire du signe par le contraste entre l‟homophonie du signifiant et l‟écart des signifiés ; 3) en signalant le décalage entre l‟intention du locuteur et l‟interprétation de l‟interlocutrice.

Si le lapsus se rapporte à l‟inconscient directement par sa nature involontaire, le jeu de mot « à prétention spirituelle » semble entretenir un rapport plus obscur avec ce dernier. C‟est plutôt au niveau structural que les deux se ressemblent : la technique du jeu de mots, comme celle du rêve, consiste en la condensation, la substitution, la transformation et le double sens.79

Dans Les mots d’esprit, Freud révèle un autre aspect du mot d‟esprit qui le relie à l‟inconscient : le plaisir qu‟il procure à l‟interlocuteur. Ces deux aspects structural et psychologique du jeu de mot font allusion à l‟œuvre d‟art en tant que métaphore et producteur de jouissance Ŕ cette

« félicité » si profondément éprouvée par Marcel en goûtant la petite madeleine, en regardant la peinture d‟Elstir, en écoutant la musique de Vinteuil et en lisant le texte de Bergotte. C‟est le même plaisir que l‟on éprouve lorsqu‟on lit la Recherche. C‟est la fameuse « félicité métaphorique » si précieuse chez Proust.

Dans la Recherche, le jeu de mots à prétention spirituelle se présente souvent sous forme de calambour, qui combine la technique de la transformation et celle du double sens. Plus que tous les autres, le personnage du docteur Cottard se présente comme foyer de calembours :

184

Je n‟ai pas l‟habitude de répéter deux fois mes ordonnances. Donnez-moi une plume. Et

surtout au lait. Plus tard, quand nous aurons jugulé les crises et l‟agrypnie, je veux bien

que vous preniez quelques potages, puis des purées, mais toujours au lait, au lait. Cela

vous plaira, puisque l‟Espagne est à la mode, ollé, ollé ! (Les élèves connaissaient bien ce

calembour qu‟il faisait à l‟hôpital chaque fois qu‟il mettait un cardiaque ou un hépatique

au régime lacté). Ensuite vous reviendrez progressivement à la vie commune. Mais

chaque fois que la toux et les étouffements recommenceront, purgatifs, lavage

intestinaux, lit, lait. (I 498)

En mettant en relief le rapport homophonique entre les signifiants, le texte revendique la matérialité du signifiant si souvent usurpée par le signifié. D‟autre part, le double sens basé sur l‟homophonie évoque la polysémie du texte littéraire, qui, à la différence du discours ordinaire, comporte souvent plusieurs niveaux de signification. Les derniers mots du passage « lit, lait » constituent un calembour de « lis-les », qui se présente non seulement comme un ordre donné par le docteur Cottard à Marcel, mais aussi comme une invitation à la lecture.

Si le jeu de mots se fonde sur le rapport synchronique et métaphorique entre les signifiants, l‟étymologie traite du rapport diachronique et métonymique entre les mots. Cette opposition inhérente est déjà un reflet de la ligne de partage entre le langage poétique et le discours ordinaire. Mais quel est exactement ce rapport étymologique ? Où réside sa différence par rapport à la correspondance poétique ? Telles sont les questions auxquelles tend à répondre, bien que d‟une manière implicite, le thème étymologique de la Recherche.

Les étymologies

L‟importance du thème étymologique se manifeste à travers son étendue textuelle et sa fréquence diégétique. Dans Proust entre deux siècles, Antoine Compagnon consacre un chapitre

185 entier au thème étymologique, qu‟il considère comme « l‟une des curiosités notoires du roman, et des plus déconcertantes » (229). Le premier discours étymologique est émis par le curé de

Combray. Ce qui est le plus remarquable dans cette théorie étymologique, c‟est la mutation multiple et spontanée de certains anthroponymes, dont les effets sont si plaisamment remarqués par le curé :

C‟est saint Hilaire qu‟on appelle aussi, vous le savez, dans certaines provinces saint

Illiers, saint Hélier, et même, dans le Jura, saint Ylie. Ces diverses corruptions de sanctus

Hilarius ne sont pas du reste les plus curieuses de celles qui se sont produites dans les

noms des bienheureux. Ainsi votre patronne, ma bonne Eulalie, sancta Eulalia, savez-

vous ce qu‟elle est devenue en Bourgogne ? Saint Eloi tout simplement : elle est devenue

un saint. Voyez-vous, Eulalie, qu‟après votre mort on fasse de vous un homme ? (I 103-

104)

Deux aspects de l‟évolution étymologique sont ici mis en lumière : sa non-linéarité

(plusieurs noms différents dérivent d‟un nom unique) et le changement radical du genre féminin au masculin. L‟arbitraire du signe s‟accompagne et se renforce de la perte d‟origine à travers le passage du temps. Ces caractéristiques de l‟étymologie du curé constituent une parodie du récit conventionnel à l‟enchaînement logique linéaire censé représenter la réalité objective.

Les reprises du thème étymologique se trouvent dans Sodome et Gomorrhe, notamment à travers le personnage de Brichot. Les leçons étymologiques de Brichot commencent par réfuter celle du curé de Combray :

L‟ouvrage qui est à La Raspelière et que je me suis amusé à feuilleter ne me dit rien qui

vaille ; il fourmille d‟erreurs. Je vais vous en donner un exemple. Le mot bricq entre

dans la formation d‟une quantité de noms de lieux de nos environs. Le brave

186

ecclésiastique a eu l‟idée passablement biscornue qu‟il vient de briga, hauteur, lieu

fortifié. Il le voit déjà dans les peuplades celtiques, Latobriges, Nemetobriges, etc., et le

suit jusque dans les noms comme Briand, Brion, etc. Pour en revenir au pays que nous

avons le plaisir de traverser en ce moment avec vous, Bricquebosc signifierait le bois de

la hauteur, Bricqueville l‟habitation de la hauteur, Bricqebec, où nous nous arrêterons

dans un instant [. . .], la hauteur près du ruisseau [. . .]. Or ce n‟est pas du tout cela, pour

la raison que bricq est le vieux mot morois qui signifie tout simplement un pont. (III 280-

281)

La réfutation du curé de Combray par Brichot, au lieu de prouver que ce dernier a raison,

souligne l‟ambigüité et la nature fantaisiste de ce prétendu savoir scientifique qu‟est l‟étymologie. L‟incertitude étymologique est encore accentuée par l‟auto-réfutation de Brichot, quelques pages plus loin, où il accepte volontiers les deux origines du mot bricq en parlant de l‟origine du nom Balbec : « Or donc, continua Brichot, bec en normand est ruisseau ; il y a l‟abbaye du Bec ; Mobec, le ruisseau du marais ; Bricquebec, le ruisseau de la hauteur, venant de briga, lieu fortifié, comme dans Bricqueville, Bricquebosc, le Bric, Briand, ou bien de brice, pont, qui est le même que Bruck en allemand et qu‟en anglais bridge qui termine tant de noms de lieux » (III 328). Ici Brichot se contredit en acceptant toutes les explications du curé qu‟il a réfutées auparavant. Erreur de Proust ou oubli de Brichot ? Ni l‟une ni l‟autre. On dirait plutôt que c‟est une inconsistance volontaire de la part du narrateur pour souligner l‟ambigüité et l‟arbitraire du savoir étymologique. L‟arbitraire se manifeste encore mieux dans l‟évolution même du nom Balbec qui unit dal « Thal, vallée », et bec, « ruisseau ». La mutation de dal en bal, expliquée ni par le narrateur ni par Brichot, illustre la corruption phonique si fréquente dans l‟évolution des langages. L‟étymologie de « Balbec » révèle deux processus qui contribuent à

187 former le nom actuel : 1) la mise en ensemble des deux mots « dal » et « bec »; 2) la corruption phonique du mot « dal » en « bal » à travers le temps. Selon cette explication étymologique, la création du nom « Dalbec » n‟a rien de créateur : en joignant deux mots banals, elle donne de

Balbec une image réductrice, le dépouillant des caractères individuels nuancés. Ici la puissance

évocatrice du nom propre se dérobe derrière les sens généraux et abstraits des noms communs.

On peut essayer de compenser l‟effet réducteur des noms communs par leur rapport logique, mais le changement du « dal » en « bal » n‟est qu‟une corruption phonique hasardeuse. En montrant l‟aspect accidentel de l‟évolution étymologique, le narrateur fait allusion au récit classique qui confond volontiers l‟enchaînement logique et chronologique, causal et téléologique.

L‟incohérence interne de l‟étymologie est encore mise en relief par la façon dont elle s‟insère dans le récit : au lieu de faire partie de l‟intrigue, les étymologies prennent une dimension si monstrueuse qu‟elles forment « une tumeur » dans le récit. Antoine Compagnon considère le thème étymologique « un cas exceptionnel d‟introduction dans le roman d‟un immense savoir constitué, détourné de sa fonction historique et géographique, rendu vain, transformé en une manie » (Proust entre deux siècles 250). Plus loin dans son analyse, cette

« manie » devient une mise en cause « la plus violente du modèle de l‟œuvre organique, cohérente, autonome, où la partie et le tout s‟impliquent l‟un l‟autre de toute nécessité [. . .]. Leur agencement arbitraire tient du montage et non de la composition, et elles sont elles-mêmes le produit de montages » (253). A l‟opposé de l‟œuvre organique ou symbolique, Compagnon propose une lecture « allégorique »80 des étymologies dans la Recherche :

Par le montage, par la juxtaposition de fragments détachés, un sens nouveau est posé,

proposé, comme dans les papiers collés de Picasso et de Braque en 1913 [. . .]. L‟unité de

188

l‟œuvre allégorique n‟est pas donnée, mais suspendue, et organisée éventuellement par le

lecteur. C‟est sans doute pourquoi la réception de la toponymie est mise en scène dans le

roman lui-même. (254)

La fragmentation est la condition même du nouveau sens proposé par une œuvre allégorique. Ici on n‟est pas loin de la théorie de la métaphore de Paul Ricœur : la cohérence brisée au niveau littéraire se reconstitue au niveau métaphorique. Par conséquent, contrairement

à l‟affirmation de Compagnon, l‟œuvre fragmentée n‟est pas exactement une mise en cause de l‟œuvre symbolique et organique, mais plutôt sa redéfinition et son élargissement. Mais comment restituer cette cohérence brisée ? A cette question Compagnon semble rester réticent.

Pour tâcher de répondre à cette question capitale, il faudrait recourir à l‟œuvre proustienne elle- même. Dans le Temps retrouvé, le narrateur constate :

Je songeais combien tout de même ces œuvres participent à ce caractère d‟être Ŕ bien que

merveilleusement Ŕ toujours incomplètes, qui est le caractère de toutes les grandes

œuvres du XIXe siècle ; du XIXe siècle dont les plus grands écrivains ont manqué leurs

livres, mais se regardant travailler comme s‟ils étaient à la fois l‟ouvrier et le juge, ont

tiré de cette auto-contemplation une beauté nouvelle, extérieure et supérieure à l‟œuvre,

lui imposant rétrospectivement une unité, une grandeur qu‟elle n‟a pas. (IV 666)

Pourtant, cette nouvelle beauté auto-contemplative n‟est pas seulement « extérieure » et

« rétrospective », mais aussi interne au texte et simultanée à la lecture. C‟est l‟autoréflexivité narrative et linguistique qui, tout en fragmentant l‟intrigue, donne une cohérence sur un autre plan : celui de la métafiction. La lecture métafictionnelle des ramifications étymologiques est une illustration parfaite de cette nouvelle beauté qui rend à l‟œuvre sa cohérence perdue.

189

D‟abord, par son objet d‟étude qui est le langage, le thème de l‟étymologie relève de l‟autoréflexion linguistique. Ensuite, par son aspect temporel, il est analogue à l‟histoire, réelle ou fictive, et par là fait allusion à la nature narrative du roman. Bien qu‟elle se définisse comme faisant partie de la science de la géographie historique, l‟étymologie proustienne Ŕ fondée sur des accidents, des erreurs et des corruptions plutôt que sur des actes intentionnels Ŕ se révèle plutôt fictive que scientifique. Compagnon a raison de la situer entre « l‟âge des noms » et « l‟âge des choses » : « La toponymie historique ne s‟identifie ni à l‟un ni à l‟autre ; elle postule une motivation du nom, mais cette motivation n‟a rien d‟essentiel. Genre hétéroclite, mixte de science et de poésie, la toponymie est une forme encore de l‟entre-deux caractéristique de la

Recherche du temps perdu » (Proust entre deux siècles 235). Ce caractère mixte de l‟étymologie fait allusion à l‟hypocrisie du récit classique en exposant l‟arbitraire de son enchaînement prétendu causal, qui se base en effet sur la téléologie. En même temps, l‟étymologie se présente comme l‟antithèse de la lecture métaphorique, à travers son influence sur Marcel interprétant des toponymes :

Déjà, avant les stations elle-même, leurs noms (qui m‟avaient tant fait rêver depuis le jour

où je les avais entendus, le premier soir où j‟avais voyagé avec ma grand-mère) s‟étaient

humanisés, avaient perdu leur singularité depuis le soir où Brichot, à la prière

d‟Albertine, nous en avait plus complètement expliqué les étymologies. J‟avais trouvé

charmant la fleur qui terminait certains noms, comme Fiquefleur, Honfleur, Flers,

Barfleur, Harfleur, etc., et amusant le bœuf qu‟il y a à la fin de Bricqueboeuf. Mais la

fleur disparut et aussi le bœuf, quand Brichot nous apprit que « fleur » veut dire « port »

et que « bœuf », en normand buah, signifie « cabane ». (III 484)

On pourrait argumenter que le charme champêtre évoqué par « fleur » et « bœuf » soit

190 remplacé par le sens étymologique : les images du port et de la cabane. Mais même ce nouveau sens perd sa puissance évocatrice avec l‟habitude : « Ainsi ce n‟était pas seulement les noms des lieux de ce pays qui avaient perdu leur mystère du début, mais ces lieux eux-mêmes. Les noms déjà vidés à demi d‟un mystère que l‟étymologie avait remplacé par le raisonnement, étaient encore descendus d‟un degré » (III 494). Le narrateur précise cette dégradation des noms :

« Ainsi Hermonville, Arembouville, Incarville, ne m‟évoquaient même plus les farouches grandeurs de la conquête normande, non contents de s‟être entièrement dépouillés de la tristesse inexplicable où je les avais vus baigner jadis dans l‟humidité du soir » (III 495). La perte du charme toponymique est causée, non par le remplacement d‟une image naïve par une autre plus savante qui est celle de l‟étymologie, mais par l‟évanouissement d‟un sentiment « inexplicable » associé au nom.

Quel est donc ce sentiment inexplicable associé au nom ? Qu‟est-ce qui l‟évoque ? Ce n‟est rien d‟autre que le rapport métonymique et métaphorique entre les choses, les souvenirs, les sensations et les mots. D‟abord, le rapport métonymique est évoqué par le passage suivant, lors de la première visite de Balbec :

A tout moment le petit chemin de fer nous arrêtait à l‟une des stations qui précédaient

Balbec-Plage et dont les noms mêmes (Incarville, Marcouville [. . .]) me semblaient

étranges [. . .]. Mais à l‟oreille d‟un musicien deux motifs, matériellement composés de

plusieurs des mêmes notes, peuvent ne présenter aucune ressemblance, s‟ils diffèrent par

la couleur de l‟harmonie et de l‟orchestration. De même, rien moins que ces tristes noms

faits de sable, d‟espace trop aéré et vide, et de sel, au-dessus desquels le mot « ville »

s‟échappait comme vole dans Pigeon-vole, ne me faisait penser à ces autres noms de

Roussainville ou de Martinville qui, parce que je les avais entendu prononcer si souvent

191

par ma grand-tante à table, dans la « salle », avaient acquis un certain charme sombre où

s‟étaient peut-être mélangés des extraits du goût des confitures, de l‟odeur du feu de bois

et du papier d‟un livre de Bergotte, de la couleur de grès de la maison d‟en face, et qui,

aujourd‟hui encore, quand ils remontent comme une bulle gazeuse du fond de ma

mémoire, conservent leur vertu spécifique à travers les couches superposées de milieux

différents qu‟ils ont à franchir avant d‟atteindre jusqu'à la surface. (II 22)

Ici la ressemblance entre les noms semble céder son importance au rapport métonymique des sensations. Mais ce n‟est qu‟un malentendu résultant de la nature des noms propres ici en question, qui ne sont pas de véritables « noms propres » : le mot « ville » attaché à chaque nom, a un effet généralisateur et réducteur sur l‟imagination onomastique. Pour restaurer la richesse imaginaire des noms propres, il faut leur rendre leur opacité originelle. C'est-à-dire, les réinventer selon l‟association métaphorique et métonymique. Le nom propre proustien fournit le lieu par excellence de l‟autoréflexion linguistique.

Le nom propre ou la distinction entre le signifié et le référent

Dans la Recherche, l‟apprentissage que fait Marcel du monde consiste à dépasser l‟âge des noms pour atteindre l‟âge des choses. A l‟âge des noms, il s‟imagine un monde fictif à partir d‟un toponyme (Balbec) ou d‟un anthroponyme (la duchesse de Guermantes), qu‟il croit correspondre au monde réel. A l‟âge des choses, il confronte ce monde imaginaire au monde réel et éprouve une grande déception à cause du manque de correspondance entre les deux. Mais l‟apprentissage du métier d‟écrivain consiste en un trajet inverse : retrouver l‟opacité du signe, c'est-à-dire, inventer des noms qui évoquent des univers fictifs par des associations métaphorique et métonymique. En effet, les noms propres tels que Guermantes et Balbec jouent un double rôle : au niveau diégétique, ils visent à illustrer le manque de correspondance entre les lieux/les

192 personnes et leurs noms ; au niveau métafictionnel, ils servent de modèle à la création poétique.

Le double rôle du nom propre provient du dédoublement discursif :

Les deux discours, celui du narrateur et celui de Marcel Proust, sont homologues, mais

non point analogues. Le narrateur va écrire, et ce futur le maintient dans un ordre de

l‟existence, non de la parole ; il est aux prises avec une psychologie, non avec une

technique. Marcel Proust, au contraire, écrit ; il lutte avec les catégories du langage, non

avec celles du comportement. (Barthes, Le degré zéro de l’écriture 121)

Au niveau diégétique, le nom propre évoque chez Marcel des images par l‟association métaphorique et métonymique des sensations, mais,

Appartenant au monde référentiel, [la réminiscence] ne peut être une unité du discours, et

ce dont Proust a besoin, c‟est d‟un élément proprement poétique (au sens que Jakobson

donne a ce mot) : mais aussi il faut que ce trait linguistique, comme la réminiscence, ait

le pouvoir de constituer l‟essence des objets romanesques. Or il est une classe d‟unités

verbales qui possède au plus haut point ce pouvoir constitutif, c‟est celle des noms

propres. (Ibid. 121)

Le nom propre comme unité et modèle du discours littéraire est proposé, bien que d‟une façon implicite, par le narrateur qui constate :

Non seulement je savais que les pays n‟étaient pas tels que leur nom me les peignait, et il

n‟y avait plus guère que dans mes rêves, en dormant qu‟un lieu s‟étendait devant moi fait

de la matière entièrement distincte des choses communes qu‟on voit , qu‟on touche, et qui

avait été la leur quand je me les représentais [. . .]. Je savais que la beauté de Balbec, je

ne l‟avais pas trouvée quand j‟y étais, et que celle même qu‟il m‟avait laissée, celle du

souvenir, ce n‟était plus celle que j‟avais retrouvée à mon second séjour [. . .] que ce

193

n‟était pas plus sur la place Saint-Marc que ce n‟avait été à mon second voyage à Balbec,

ou à mon retour à Tansonville pour voir Gilberte, que je retrouverais le Temps perdu, et

que le voyage, qui ne faisait que me proposer une fois de plus l‟illusion que ces

impressions anciennes existaient hors de moi-même, au coin d‟une certaine place, ne

pouvait être le moyen que je cherchais. (IV 455)

Une opposition s‟établit dans ce passage : d‟un côté, le nom propre et le moyen par lequel le narrateur cherchait à retrouver le Temps perdu ; de l‟autre, la perception, la mémoire volontaire et le voyage. De ces deux côté, l‟un appartient au monde de l‟expérience, l‟autre au monde de l‟art. Entre ces deux côtés se trouvent le rêve et la réminiscence.

Ce qui rapproche la réminiscence et le nom propre, ce sont « le pouvoir d‟essentialisation (puisqu‟il ne désigne qu‟un seul référent), le pouvoir de citation (puisqu‟on peut appeler à discrétion toute l‟essence enfermée dans le nom, en le proférant), le pouvoir d‟exploration (puisqu‟on « déplie » un nom propre exactement comme on fait d‟un souvenir) »

(Ibid. 121). Par conséquent, « Le Nom propre est en quelque sorte la forme linguistique de la réminiscence, aussi l‟événement (poétique) qui a „lancé‟ la Recherche, c‟est la découverte des

Noms [. . .]. Ce système trouvé, l‟œuvre s‟est écrite immédiatement » (121), et « toute la

Recherche est sortie de quelques noms » (124). Ces pouvoirs du Nom propre proviennent de sa différence foncière du nom commun :

Les mots nous présentent des choses une petite image claire et usuelle comme celles que

l‟on suspend aux murs des écoles pour donner aux enfants l‟exemple de ce qu‟est un

établi, un oiseau, une fourmilière, choses conçues comme pareilles à toutes celles de

même sorte. Mais les noms présentent des personnes Ŕ et des villes qu‟ils nous habituent

à croire individuelles, uniques comme des personnes Ŕ une image confuse qui tire d‟eux,

194

de leur sonorité éclatante ou sombre, la couleur dont elle est peinte uniformément comme

une de ces affiches, entièrement bleues ou entièrement rouges. (I 380)

Ici « les mots » désignent les noms communs, tandis que « les noms » se réfèrent aux noms propres. Avant de connaître le sens étymologique du nom « Balbec », Marcel ne le traite pas comme un nom commun, qui signifie « le ruisseau dans la vallée », mais comme un véritable nom propre. Puisqu‟il ne connaît pas son signifié, c‟est à partir du signifiant qu‟il se figure

Balbec, et cela par l‟association métonymique et métaphorique.

Si le nom Balbec évoque la tempête sur la mer et l‟architecture gothique dans l‟imagination de Marcel, c‟est d‟abord par l‟association métonymique : ce sont les deux images qui lui ont été présentées de Balbec par Legrandin et Swann. Mais au niveau de la création onomastique, c‟est aussi et surtout à travers un rapport métaphorique Ŕ à savoir la synesthésie.

« Balbec » contient déjà dans ses syllabes la tempête qui fait se jeter les vagues sur les rochers : l‟allitération de la consonne labiale « b » n‟évoque-t-elle pas la beauté sauvage de l‟orage marin ? Les deux autres consonnes, « l » et « c », ne font-elles pas penser à la mer et aux rochers ? Quant à l‟évocation de l‟architecture gothique, ce n‟est pas seulement à cause de la description de Swann des églises gothiques, mais aussi parce que Balbec « était un de ces noms où comme sur une vieille poterie normande qui garde la couleur de la terre d‟où elle fut tirée, on voit se peindre encore la représentation de quelque usage aboli, de quelque droit féodal, d‟un état ancien de lieux, d‟une manière désuète de prononcer qui en avait formé les syllabes hétéroclites » (I 381). Ces images, évoquées par la métonymie temporelle et la correspondance entre le son et le sens, sont liées encore plus solidement par la métonymie textuelle, quand la narration se poursuit ainsi : « que je ne doutais pas de retrouver jusque chez l‟aubergiste qui me servirait du café au lait à mon arrivée, me menant voir la mer déchainée devant l‟église et auquel

195 je prêtais l‟aspect disputeur, solennel et médiéval d‟un personnage de fabliau » (Ibid.). Ces quelques lignes constituent déjà un petit récit qui fait allusion au roman entier. En ce sens, le nom propre sert de véritable générateur du récit, et par là il constitue non seulement une mise en abyme du récit proustien, mais aussi une autoréflexion linguistique implicite.

L‟autoréflexion linguistique couverte

Dans Narcissistic Narrative, Hutcheon distingue l‟autoréflexivité linguistique implicite de sa version explicite Ŕ la thématisation du langage :

In a more covert version of this narcissism, such thematisation would give way to an

implicit, actualized process which in effect would come most close to equating reading

with writing as active, creative efforts with language. In order for this to be the case,

however, the linguistic structures employed must be immanent and functional within the

text. They must not be so subtle as to be invisible, nor should they be so obvious that the

reader is not really made to work with language, but merely asked to appreciate the

verbal cleverness. (118)

La technique la plus utilisée de l‟autoréflexion linguistique implicite dans la métafiction postmoderne est le jeu de mots qui engendre et structure le texte.

Le jeu de mots producteur du texte

Si le jeu de mots thématisé, discuté plus haut, signale au lecteur la nature linguistique du roman et l‟importance du rapport entre les mots et la matérialité du langage, le jeu de mots structurant pose un plus grand défi au lecteur en l‟invitant à une participation active à la création romanesque. Et cela non seulement « by shifting attention to the semantic, syntactic, and often also phonetic texture of words which actually structure as well as constitute the work »

196

(Hutcheon 119), mais aussi en lui exigeant le décodage, indispensable à la réalisation de l‟œuvre, du mécanisme du jeu de mots en tant que générateur du texte. Par conséquent, le sens du « jeu » prend son sens plein Ŕ quadruple Ŕ dans le jeu de mots structurant : 1) celui du jeu entre les signifiants ; 2) celui du jeu entre le narrateur et le texte ; 3) celui entre le texte et le lecteur ; 4) celui entre le narrateur et le lecteur.

Au niveau de l‟écriture, la fonction structurante de certains jeux de mots n‟est pas toujours évidente à cause de la tendance à les considérer tout simplement comme jeux de mots thématiques. Celui-ci par exemple :

Puis redevenant Odette, elle se mit à parler anglais à sa fille. Aussitôt ce fut comme si un

mur m‟avait caché une partie de la vie de Gilberte. Dans une langue que nous savons,

nous avons substitué à l‟opacité des sons la transparence des idées. Mais une langue que

nous ne savons pas est un palais clos dans lequel celle que nous aimons peut nous

tromper. (I 583)

Ici le jeu de mot homophonique entre « parler » et « palais » détermine le choix de la métaphore pour décrire le sentiment de séparation entre Marcel et Gilberte. Par un réseau d‟associations et d‟équivalences, « l‟opacité des sons », à l‟opposée de « la transparence des idées », est mise en équation avec « parler » à travers l‟intermédiaire du « palais clos », ainsi, le passage signale implicitement la matérialité du langage et sa propre nature langagière. Un autre exemple du jeu de signifiants comme générateur du texte, que j‟ai déjà utilisé dans le chapitre IV comme un exemple de la narration métaphorique, se trouve dans l‟association prolongée et systématique du côté des Guermantes avec le soleil, basée sur la ressemblance entre ce nom propre et le mot « orange ». Jean Ricardou relève un troisième passage où la métaphore des

197 signifiés s‟accompagne d‟un jeu de signifiants Ŕ la description de la migration d‟un hôtel de

Paris à la salle à manger de Balbec.81

Si ces jeux de mots basés sur l‟homophonie engendrent et structurent le texte au niveau de l‟écriture, d‟autres, notamment les anthroponymes homophoniques et anagrammatiques, signalent une lecture métaphorique entre divers personnages Ŕ Gilberte/Albertine,

Charles/Charlus/Charlie/Rachel, etc. Le jeu de signifiants contribue aussi à la lecture métaphorique entre le début et la fin de la Recherche,82 analysée en détail par Ricardou.

En plus du jeu de mots homophonique ou anagrammatique, la Recherche emploie encore un autre type de jeu de mots qui structure le texte, à savoir celui qui se fonde sur le double sens.

Selon Freud, ce type de mot d‟esprit consiste à juxtaposer le sens figuré avec le sens littéral, devenu transparent à travers l‟usage.83 De même que le jeu de mot homophonique et anagrammatique se fonde sur le signifiant, de même le mot d‟esprit polysémique dépend du retour au sens littéral.

Ce type de jeu de mots trouve son illustration dans la description de la loge de théâtre, la baignoire, au début du Côté de Guermantes (II 339-343). Deux aspects de cette description m‟ont fait attribuer le rôle de générateur du texte au jeu de mots : premièrement, l‟emploi systématique des termes aquatiques comme véhicules de comparaison se fonde sur le double sens littéral et figuré du nom ; deuxièmement, cette description occupe un espace textuel de plusieurs pages, formant ainsi une sorte de récit allégorique.

Dans l‟épisode de la baignoire, il s‟agit d‟un jeu de mot fondé sur un retour au sens littéral dans sa plénitude, non pas isolé de son contexte pour mieux se conformer au sens figuré, mais entouré de toutes ses associations métonymique et métaphorique originelles. Le vrai comparant de la comparaison, ce n‟est pas le sens littéral du mot « baignoire », mais plutôt

198 l‟élément aquatique, voire marin, métonymiquement lié au sens littéral dans un réseau infini d‟association.

On pourrait contester le rôle de générateur du récit au jeu de mots en constatant que dans ce passage, il s‟agit plutôt de description que de narration. Pour répondre à cette contestation virtuelle mais légitime, il faudrait recourir à un autre épisode, celui tout au début d‟Un amour de

Swann :

S‟il [le pianiste] ne jouait pas, on causait, et l‟un des amis, le plus souvent leur peintre

favori d‟alors, « lâchait », comme disait M. Verdurin, « une grosse faribole qui faisait

s‟esclaffer tout le monde », Mme Verdurin surtout, à qui Ŕ tant elle avait l‟habitude de

prendre au propre les expressions figurées des émotions qu‟elle éprouvait Ŕ le docteur

Cottard (un jeune débutant a cette époque) dut un jour remettre sa mâchoire qu‟elle avait

décrochée pour avoir trop ri. (I 186)

En fait, ce n‟est pas seulement Mme Verdurin qui « prend au propre » les expressions figurées, mais aussi le narrateur. C‟est lui qui enchaîne les événements du récit selon le sens littéral de l‟expression hyperbolique « décrocher la mâchoire pour avoir trop ri ». Ici il ne s‟agit pas seulement d‟une simple revendication du sens littéral, mais aussi d‟une mise en valeur du sens littéral à travers la structure narrative. Ainsi ce micro-récit met-il en évidence sa propre nature linguistique et narrative et par là constitue une autoréflexion implicite.

Si la production du texte à travers les jeux de mots, fondés soit sur le signifiant soit sur le sens littéral, constitue une espèce d‟autoréflexivité linguistique implicite, il ne faut pas ignorer la nature proprement métalinguistique de la métaphore selon la théorie de Ricœur, c'est-à-dire, au niveau de l‟énoncé.

199

La nature métalinguistique de la métaphore

Avant de discuter la nature métalinguistique de la métaphore, il faudrait se rappeler la définition de la métaphore selon Paul Ricœur, qui sert de fondement théorique à ma présente

étude. Dans cette théorie, la métaphore se constitue au niveau de l‟énoncé à travers deux étapes : la disruption de l‟isotopie sémantique littérale ; le comblement de l‟écart par le sens métaphorique.

Le mécanisme de la métaphorisation a été expliqué par Stephen Ullmann, qui considère le mot comme unité du sens, et le signe comme composé d‟un signifiant et d‟un signifié (La métaphore vive 142). Le mot est non seulement l‟unité de sens, mais doté d‟une « complexité infinie des relations sémantiques ».5 Chaque fois que le mot est employé dans un nouveau contexte, il est nécessaire de mobiliser toutes ses ressources sémantiques pour pouvoir choisir le sens qui convient le mieux. L‟étendue du champ sémantique disposé à la sélection est proportionnée à la nouveauté du contexte: dans un usage habituel du mot, le choix du sens se fait d‟emblée, contribuant ainsi à la transparence du signe ; avec la métaphore usée, on ne mobilise que la ressource polysémique, ce qui constitue déjà une opération métalinguistique rudimentaire ; avec la métaphore vive, c‟est dans le réseau infini d‟associations qu‟il faut chercher le sens qui comblerait l‟écart de l‟isotopie sémantique littéral.84 Cette dernière opération métalinguistique, en mobilisant toutes les ressources sémantiques du mot, le met en relief, comme remarque Roland Barthes :

Le Mot est ici encyclopédique, il contient simultanément toutes les acceptions parmi

lesquelles un discours relationnel lui aurait imposé de choisir. Il accomplit donc un état

qui n‟est possible que dans le dictionnaire ou dans la poésie, là où le nom peut vivre privé

de son article, amené à une sorte d‟état zéro, gros à la fois de toutes les spécifications

200

passées et futures [. . .]. Chaque mot poétique est ainsi un objet inattendu, une boîte de

Pandore d‟où s‟envolent toutes les virtualités du langage. (Le degré zéro de l’écriture 39)

Cette opération qui cherche à combler l‟écart sémantique littéral, non seulement évoque toutes les associations métaphorique et métonymique du mot, mais rappelle aussi au lecteur la nature linguistique du texte : la polysémie du mot, les deux faces du signifiant et du signifié.

Puisque cette opération métalinguistique est exigée par la syntaxe de la phrase, elle constitue une autoréflexion linguistique implicite.

La métaphore proustienne met encore en relief l‟opération métalinguistique inhérente à la métaphore. Elle le fait de deux manières : par la primauté et le caractère de la métaphore vive et par la re-motivation des métaphores usées. Dans la Recherche, la métaphore vive abonde ; le comparant et le comparé sont souvent des antithèses qui se juxtaposent. Ces caractéristiques de la métaphore proustienne non seulement contribuent à souligner l‟opération métalinguistique, elles démontrent en même temps une voie de l‟évolution du langage, à savoir l‟engendrement de la polysémie :

Mais d‟autre part, la métaphore prend appui sur un caractère du code, à savoir la

polysémie ; c‟est à la polysémie qu‟elle vient en quelque sorte s‟ajouter lorsque la

métaphore, cessant d‟être innovation, devient métaphore d‟usage, puis cliché ; le circuit

est alors bouclé entre langue et parole. Ce circuit peut se décrire ainsi : polysémie initiale

égale langue ; métaphore vive égale parole ; métaphore d‟usage égale retour de la parole

à la langue ; polysémie ultérieure égale langue. (La métaphore vive 156)

La polysémie du mot provient ainsi de son utilisation métaphorique : le sens figuré d‟un mot devient son sens propre avec l‟usage et l‟oubli de l‟origine. Selon la théorie de Ricœur, la notion de ressemblance se partage à trois niveaux : au niveau de la référence, c‟est un nouveau

201 référent qui surgit du sens métaphorique ; au niveau de l‟énoncé, la ressemblance se traduit en une nouvelle cohérence entre les mots ; au niveau du mot, c‟est toute une gamme d‟associations, y compris le rapport d‟analogie, qui s‟offre comme ressource pour le comblement de l‟écart sémantique littéral :

La théorie de la métaphore-énoncé renvoie à la métaphore-mot par un trait essentiel [. . .].

Le « foyer » est un mot, le « cadre » est une phrase, c‟est sur le « foyer » que la « gamme

des lieux communs associés » est appliquée à la façon d‟un filtre ou d‟un écran. C‟est

encore par un effet de focalisation sur le mot que l‟interaction ou la tension se polarise

sur un « véhicule » et un « ténor » : c‟est dans l‟énoncé qu‟ils se rapportent l‟un à l‟autre,

mais c‟est le mot qui assume chacune des deux fonctions. (La métaphore vive 169)

Ainsi la polysémie du mot résulte-t-elle de la sélection perpétuelle dans le champ associatif du mot par le contexte. Le mot est donc un fossile dont les empreintes (la polysémie) témoignent de « la somme institutionnalisée, si l‟on peut dire, de ces valeurs contextuelles, toujours instantanées, aptes continuellement à s‟enrichir, à disparaître, bref, sans permanence, sans valeur constante » (La métaphore vive 167).

L‟évolution de la polysémie à travers son emploi métaphorique pourrait être très bien retracée par le retour au sens littéral d‟une expression métaphorique. Dans la Recherche, deux procédés sont utilisés pour ce but : soit par la motivation métonymique d‟une métaphore usée, soit en déployant le récit selon le sens littéral d‟une expression figurée. J‟ai déjà discuté du deuxième cas dans la partie portée sur le jeu de mots générateur du texte, dont un exemple est le retour au sens littéral de l‟expression « détacher la mâchoire pour avoir trop ri », et un autre la description de la loge de théâtre par les termes aquatiques. Le premier procédé trouve son illustration dans la scène de lecture au début de la Recherche :

202

Cette obscure fraîcheur de ma chambre était au plein soleil de la rue, ce que l‟ombre est

au rayon, c'est-à-dire aussi lumineuse que lui, et offrait à mon imagination le spectacle

total de l‟été dont mes sens si j‟avais été en promenade, n‟auraient pu jouir que par

morceaux ; et ainsi elle s‟accordait bien à mon repos qui (grâce aux aventures racontées

par mes livres et qui venaient l‟émouvoir) supportait pareil au repos d‟une main

immobile au milieu d‟une eau courante, le choc et l‟animation d‟un torrent d‟activité.

(I 82)

Selon Paul de Man, pour ranimer la métaphore morte « torrent d‟activité », Proust emploie une comparaison « une main immobile au milieu d‟une eau courante » dans la même phrase. Ainsi le sens littéral du mot « torrent » Ŕ une eau qui coule Ŕ est restitué. Cette motivation de la métaphore, pourtant, au lieu d‟insister sur le sens métaphorique originel de la sensation torride du courant d‟eau, met en lumière une autre qualité antithétique : sa fraîcheur.

Bien que de Man interprète cette motivation métonymique comme une simple trahison de la primauté proclamée de la métaphore,85 il me semble qu‟elle constitue une revendication totale du véhicule avec tout son champ d‟association sémantique. La juxtaposition du sens littéral dans sa richesse associative avec son sens métaphorique retrace l‟origine et l‟évolution de la polysémie, en même temps qu‟elle signale la nature linguistique du texte.

En retournant au sens littéral d‟une expression figurée, le texte retrace une voie de l‟évolution du langage à l‟opposé de l‟étymologie de Brichot discutée plus haut. Cette évolution alternative montre l‟origine métaphorique ou métonymique de certains mots et rejoint ainsi l‟onomastique poétique. Pourtant, dans la Recherche, la motivation des métaphores usées ne remplace pas la métaphore vive, qui occupe une place primordiale et dont la fréquence pose un défi pour l‟énumération. Mieux encore, la métaphore vive proustienne sert à revendiquer

203 l‟opacité, à mobiliser les ressources sémantiques et à élargir le champ associatif du mot plus efficacement que d‟autres, car en se fondant sur le contraste entre signifiés ou sur la métonymie et la ressemblance entre signifiants, elle produit une rupture plus violente et plus complète de l‟isotopie sémantique.

Au niveau de l‟énoncé, la métaphore vive crée un nouveau référent à travers un rapport inédit entre les mots ; au niveau du mot, elle contribue à la création d‟un nouveau sème. Il est donc légitime de la considérer comme un processus créateur paradigmatique de la création littéraire. De plus, le fait que la métaphore vive soit un phénomène de la parole plutôt que de la langue souligne la présence du sujet Ŕ dans le cas du roman, celle du narrateur. Au niveau de la lecture, l‟interprétation métaphorique s‟effectue en mobilisant le champ associatif infini du mot, et exige ainsi la participation active du lecteur. En mettant en lumière les deux agents de la narration, la métaphore vive non seulement appartient à l‟autoréflexivité linguistique, mais participe aussi de l‟autoréflexivité narrative.

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66 Voir Hutcheon, Narcissistic Narrative 88: «Whereas poetic language is now more or less accepted as autonomous and intransitive, fiction and narrative still suggest a transitive and referential use of words. This is no doubt in part due to the fact that the novel is written in prose, and prose is usually considered a discursive medium for ideas. It is also associated with ways of verifying facts, since it often records or describes actual events. »

67 Voir la Recherche II 437 : « Et dès la veille, Françoise avait envoyé cuire dans le four du boulanger, protégé de mie de pain comme du marbre rose et qu‟elle appelait du jambon de Nev‟York. Croyant la langue moins riche qu‟elle n‟est et ses propres oreilles peu sûres, sans doute la première fois qu‟elle avait entendu parler de jambon d‟York avait-elle cru Ŕ trouvant d‟une prodigalité invraisemblable dans le vocabulaire qu‟il put exister à la fois York et New York Ŕ qu‟elle avait mal entendu et qu‟on avait voulu dire le nom qu‟elle connaissait déjà. Aussi, depuis, le mot d‟York se faisait précéder dans ses oreilles ou devant ses yeux si elle lisait une annonce de New qu‟elle prononçait „ Nev‟. Et c‟est de la meilleure foi du monde qu‟elle disait à sa fille de cuisine : „ Allez me chercher du jambon chez Olida. Madame m‟a bien recommandé que ce soit du Nev‟York‟ ».

68 Voir Gilles Deleuze, Proust et les signes 34 : « L‟unité de la Recherche consiste dans l‟apprentissage des signes. De plus, chaque système de signe correspond principalement à une dimension du temps : le signe mondain correspond au temps qu‟on perd, le signe amoureux au temps perdu du passé, le signe sensible au temps retrouvé du passé, et le signe artistique au temps qu‟on retrouve comme éternité ou à l‟état pur Ŕ celui du monde imaginaire. Pour utiliser les mots de Deleuze : « les signes de l‟art nous donnent un temps retrouvé, temps originel absolu qui comprend tous les autres ».

69 Voir la Recherche IV 195-196 : « Mais il faut surtout se dire ceci : d‟une part, le mensonge est souvent un trait de caractère ; d‟autre part, chez des femmes qui ne seraient sans cela menteuses, il est une défense naturelle, improvisée, puis de mieux en mieux organisée, contre ce danger subit et qui serait capable de détruire toute la vie : l‟amour [. . .]Tout cela crée en face de l‟intellectuel sensible, un univers tout en profondeurs que sa jalousie voudrait sonder et qui ne sont pas sans intéresser son intelligence».

70 Voir Kant Analytic of the Beautiful xlvii: «The pleasure in the beautiful, however, is exceptional. Being a pure pleasure, it is caused by (taken in) the harmony of imagination and reason when at play. This harmony, in turn, is conceived as a subjective, psychic event and thus as an effect whose cause is in the object. The aspect of the object causing the harmony of the cognitive faculties is conceived as form in terms of the old metaphysical dualism of form and matter traditional allied with that of soul and body. »

71 Voir la Recherche II 622 : « Or un nouveau écrivain avait commencé à publier des œuvres ou les rapports entre les choses étaient si différents de ceux qui les liaient pour moi que je ne comprenais presque rien de ce qu‟il écrivait ». Voir aussi 623 : « Pour réussir à être ainsi reconnus, le peintre original, l‟artiste original procèdent à la façon des occultistes. Le traitement par leur peinture, par leur prose, n‟est pas toujours agréable [. . .] Et voici que le monde (qui n‟a pas été créé une fois, mais aussi souvent qu‟un artiste original est survenu) nous apparait entièrement différent de l‟ancien, mais parfaitement clair».

72 Voir la Recherche IV 450 : « Cela explique que mes inquiétudes au sujet de ma mort eussent cessé au moment où j‟avais reconnu inconsciemment le goût de la petite madeleine puisqu‟à ce moment-là l‟être que j‟avais été était un être extratemporel, par conséquent insoucieux des vicissitudes de l‟avenir. Il ne vivait que de l‟essence des choses, et ne pouvait la saisir dans le présent où l‟imagination n‟entrait pas en jeu, les sens étaient incapables de la lui fournir ; l‟avenir même vers lequel se tend l‟action nous l‟abandonne ».

73 Voir la Recherche IV 453 : « Ce n‟était d‟ailleurs même pas seulement un écho, un double d‟une sensation passée que venait de me faire éprouver le bruit de la conduite d‟eau, mais cette sensation elle-même [. . .] car ses résurrections du passé, dans la seconde qu‟elles durent, sont si totales qu‟elles n‟obligent pas seulement nos yeux à cesser de voir la chambre qui est près d‟eux pour regarder la voie bordée d‟arbres ou la marée montante. Elles forcent nos narines à respirer l‟air de lieux pourtant lointains, notre volonté à choisir entre les divers projets qu‟ils nous proposent, notre personne tout entière à se croire entourée par eux, ou du moins à trébucher entre eux et les lieux présents, dans l‟étourdissement d‟une incertitude pareille à celle qu‟on éprouve parfois devant une vision ineffable, au moment de s‟endormir ».

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74 Voir la Recherche IV 450-51 : « Tant de fois, au cours de ma vie, la réalité m‟avait déçu parce qu‟au moment où je la percevais, mon imagination, qui était mon seul organe pour jouir de la beauté, ne pouvait s‟appliquer à elle, en vertu de la loi inévitable qui veut qu‟on ne puisse imaginer que ce qui est absent. Et voici que soudain l‟effet de cette dure loi s‟était trouvé neutralisé, suspendu, par un expédient merveilleux de la nature, qui avait fait miroiter une sensation [. . .] Ŕ à la fois dans le passé, ce qui permettait à mon imagination de la goûter, et dans le présent où l‟ébranlement effectif de mes sens [. . .] avait ajouté aux rêves de l‟imagination ce dont ils sont habituellement dépourvus, l‟idée d‟existence Ŕ et grâce à ce subterfuge avait permis à mon être d‟obtenir, d‟isoler, d‟immobiliser Ŕ la durée d‟un éclair Ŕ ce qu‟il n‟appréhende jamais : un peu de temps à l‟état pur ».

79 Voir Gérard Genette, Palimpsestes 12 : « J‟ai délibérément différé la mention du quatrième type de transtextualité parce que c‟est lui et lui seul qui nous occupera directement ici. C‟est donc lui que je rebaptise désormais hypertexualité. J‟entends par là toute relation unissant un texte B (que j‟appellerai hypertexte) à un texte antérieur A (que j‟appellerai, bien sûr, hypotexte) sur lequel il se greffe d‟une manière qui n‟est pas celle du commentaire.

76 Voir Jean Milly, Proust et le style 125 : « L‟art de Proust est orienté, à coup sûr, beaucoup plus vers la phrase que vers le mot isolé, parce qu‟il exprime les impressions subjectives et les lois générales non au moyen d‟un vocabulaire préexistant et déjà adapté, mais par des chaînes d‟associations dont les éléments conservent autour d‟eux une sorte de halo emprunté à leur milieu d‟origine ».

81 Voir Sigmund Freud, Introductory Lectures on Psycho-Analysis 39 : «The commonest slip of the tongue are when, instead of saying one word, we say another very much like it, and this similarity is for many people a sufficient explanation of such slip ». Voir aussi 33: «The most usual, and at the same time the most striking kind of the slip of the tongue, however, are those in which one says the exact opposite of what one intended to say. Here, we are very remote from relations between sounds and the effects of similarity; and instead, we can appeal to the fact that contraries have a strong conceptual kinship with each other and stand in a particularly close psychological association with each other ».

78 Voir Freud, Introductory Lectures on Psycho-Analysis 41-42: «What do we mean by „has a sense‟? That the product of the slip of the tongue may perhaps itself have a right to be regarded as a completely valid psychological act, pursuing an aim of its own, as a statement with a content and significance [. . .] it seems as though sometimes the faulty act was itself quite a normal act, which merely took the place of the other act which was the one expected or intended ».

79 Voir Freud, Le mot d’esprit 299: « Nous avons trouvé que le caractère propre du mot d‟esprit et l‟effet qu‟il produit sont liés à certaines formes d‟expression, à certains moyens techniques, parmi lesquels les diverses sortes de condensation, de déplacement et de figuration indirecte sautent le plus aux yeux. Or nous avons découvert que les mêmes résultats sont obtenus par des processus que nous connaissons comme étant des particularités du travail du rêve. Cette concordance ne nous invite-t-elle pas à conclure qu‟au moins sur un point essentiel, le travail du mot d‟esprit et le travail du rêve ne peuvent qu‟être identique ? »

80 Voir Antoine Compagnon, Proust entre deux siècles 254: «Walter Benjamin définit ainsi l‟allégorie, opposée au symbole de l‟œuvre romantique ou organique ».

81 Voir Jean Ricardou, Nouveaux problèmes du roman 109: « Lors de „l‟immigration dans un hôtel de Paris‟ de „ la salle à manger de Balbec‟ (III 874) [. . .] Le travail de la métaphore ordinale s‟accompagne de tout un jeu de mots : „ marine de Balbec‟ et „ elle force nos narines‟ ; „ des nappes d‟autel‟ et „ la solidarité de l‟hôtel‟. Ainsi, dans la promenade du côté de Guermantes, „ saison‟ et „maison‟, „Saint-Esprit‟ et „ mon esprit‟, „longtemps‟ et „ étendu‟, „étendu‟ et „ étang‟, „le temps‟ et „ ma tante‟, „ montions‟ et „ montrer‟, „ les (grand) rideaux‟ et „les rides de l‟eau‟ ».

82 Voir ibid. 137 : «Au plan des signifiants, les relations qui rapprochent les éléments des deux paragraphes se disposent principalement, à partir de la similitude, selon une association de consonances ordinales (tableau 12) ».

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83 Pour le jeu de mot jouant sur le double sens, voir Freud, Le mot d‟esprit 87 : « Les mots sont un matériau plastique avec lequel on peut faire toutes sortes de choses, Il y a des mots qui, dans un certains emplois, ont perdu la signification pleine qu‟ils avaient à l‟origine et que, dans un autre contexte, ils possèdent encore. Voici un mot d‟esprit de Lichtenberg ou, précisément, on a choisi des cas dans lesquels des mots usés recouvrent leur pleine signification : „Comment ça marche ?‟ demande un jour l‟aveugle au paralytique. „Comme vous le voyez‟, répond le paralytique à l’aveugle ».

84 Voir Paul Ricœur, La métaphore vive 168 : « Pour faire sens, il fallait éliminer tout à l‟heure du potentiel sémantique du mot considéré toutes les acceptions sauf une, celle qui est compatible avec le sens, lui-même convenablement réduit, des autres mots de la phrase. Dans le cas de la métaphore, aucune des acceptions déjà codifiées ne convient ; il faut alors retenir toutes les acceptions admises plus une, celle qui sauvera le sens de l‟énoncé entier ».

85 Voir Paul de Man, Allegories of Reading 67: «The structure is typical of Proust‟s language throughout the novel. In a passage that abounds in successful and seductive metaphors and which, moreover, explicitly asserts the superior efficacy of metaphor over that of metonymy, persuasion is achieved by a figural play in which contingent figures of chance masquerade deceptively as figures of necessity. »

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CONCLUSION

La Recherche de Proust, par ses thèmes aussi bien que par sa structure, reflète la conception proustienne de l‟œuvre d‟art comme métaphore. Cette théorie prend une position opposée à la conception de l‟œuvre d‟art comme représentation exacte du monde réel. Selon l‟esthétique proustienne, l‟imitation fidèle du monde réel s‟avère impossible, car le monde soi- disant réel n‟existe pas a priori, mais toujours à travers une double représentation Ŕ par la perception et par le langage. Le monde « réel » au sens commun du terme n‟est qu‟une image abstraite et fausse engendrée par la perception habituelle et le langage ordinaire, qui ont pour but l‟utilitaire et la survie.=86 Pour accéder à la vérité du monde réel, il faut le voir d‟une autre manière Ŕ c‟est-à -dire, chercher à traduire les impressions profondes par l'œuvre d‟art. L‟idée de la traduction implique l‟écart entre l‟œuvre d‟art et le monde réel Ŕ ou plutôt la perception habituelle. Elle reconnaît aussi l‟importance du rapport métonymique entre les parties de l‟œuvre, c‟est-à-dire, la cohérence interne de l‟œuvre qui produit un univers complet, parallèle au monde de la perception. Par conséquent, l‟œuvre d‟art n‟est plus une imitation du monde réel, mais elle crée son propre référent, qui est une manière véridique de voir le monde. Cette fonction heuristique de l‟œuvre d‟art s‟accompagne toujours de sa fonction esthétique, à savoir la production de jouissance. Le lien intime entre les deux fonctions heuristique et esthétique, entre la vérité et la beauté, rejoint la notion de l‟Absolu littéraire inaugurée par les Romantiques allemands.

Pourtant, l‟œuvre d‟art, selon Proust, n‟est pas l‟incarnation d‟une idée abstraite, mais la traduction des impressions profondes résultant de l‟interpénétration entre le sujet et l‟objet des sensations. En ce sens, l‟esthétique proustienne s‟apparente à la théorie du symbole, promue par

208 les Symbolistes français. Cependant, la théorie proustienne de l‟œuvre d‟art se rapproche encore d‟une manière plus exacte et plus nuancée de la théorie de la métaphore selon Paul Ricœur.

Dans La métaphore vive, Ricœur reconnaît l‟analogie étroite entre l‟œuvre d‟art et la métaphore, en constatant que « la métaphore est une miniature d‟un poème ». La métaphore, selon sa définition classique, consiste en la substitution d‟un mot par un autre, fondée sur un rapport analogique entre les deux. Selon Ricœur, la métaphore se fonde, non pas sur la similitude entre deux termes, mais sur l‟écart entre le sens littéral d‟un mot et son contexte syntaxique. La rupture de l‟isotopie sémantique au niveau littéral est censée être comblée par une nouvelle cohérence, celle au niveau métaphorique. Cette définition de la métaphore a élargi la catégorie de la métaphore classique pour englober la métonymie, la synecdoque et la comparaison. Au niveau de la référence, la métaphore perd sa fonction de représentation, pour produire son propre référent, à travers le sens métaphorique de l‟ensemble. La métaphore, selon cette théorie, est dotée d‟une fonction heuristique. Ces caractéristiques de la métaphore trouvent chacune leur parallèle dans la conception proustienne de l‟œuvre d‟art. Le premier but de mon

étude est de montrer cette correspondance terme à terme entre la métaphore et la conception proustienne de l‟œuvre d‟art.

L‟analogie entre la métaphore et l‟œuvre d‟art ne fait pas que s‟impliquer dans les traits structuraux de la métaphore expressive, mais elle se manifeste encore de manière plus explicite et plus précise, à travers la métaphore ordinale et configurale dans la Recherche. En servant de technique narrative, la petite madeleine ressuscite tout le passé, ainsi la nature productrice de l‟œuvre d‟art est-elle mise en relief par la métaphore ordinale. De son côté, la métaphore configurale, telle l‟évocation de Venise par les deux pavés inégaux à la cour de Guermantes, se présente comme une mise en abyme de la métaphore et de l‟œuvre proustienne. Par conséquent,

209 la métaphore, chez Proust, n‟est pas seulement une vision du monde et de la littérature, mais aussi une technique métafictionnelle.

Mon étude montre, pour la première fois, la nature autoréflexive de la métaphore proustienne. Cependant, dans la Recherche, l‟autoréflexivité ne se limite pas à la métaphore, expressive, ordinale ou configurale, elle se répand d‟une manière plus générale dans toute l‟œuvre, aux niveaux thématique, narratif et stylistique. De même, l‟objet de la réflexion ne se confine pas à la théorie esthétique proustienne, mais s‟élargit pour inclure la nature narrative et linguistique du roman, les deux objets de l‟autoréflexion de la métafiction postmoderne.

Selon la théorie métafictionnelle de Linda Hutcheon, ces deux objets d‟autoréflexion se réfléchissent de deux manières, explicitement par les commentaires extradiégétiques, la mise en abyme et la parodie, et implicitement à travers la structure narrative et les jeux de mots générateurs du texte, d‟où résultent les quatre catégories d‟autoréflexivité. Mon étude montre que non seulement toutes ces quatre catégories d‟autoréflexivités se manifestent dans la

Recherche, mais leurs manifestations y débordent largement les modèles donnés par Hutcheon dans Narcissistic Narrative.

Hutcheon ne manque pas de remarquer la nature paradoxale de la métafiction postmoderne, qui expose l‟artifice du roman tout en exigeant la participation active du lecteur dans la construction de l‟univers romanesque.87 Conforme à la conception moderniste de l‟œuvre organique, la Recherche fait de la résolution du paradoxe métafictionnel, c'est-à-dire de la conciliation entre l‟organicité et l‟artifice, son occupation principale.

La conciliation des deux exigences moderniste et postmoderniste, celle de la cohérence interne de l‟œuvre et celle de l‟autoréflexion explicite, est d‟abord atteinte dans la Recherche par l‟emploi fréquent de la mise en abyme. Selon la théorie du récit spéculaire de Lucien

210

Dällenbach, la mise en abyme est la réflexion diégétique ou métadiégétique d‟un aspect de l‟œuvre par un fragment.88 Cette nature intradiégétique de la mise en abyme contribue à éviter la fragmentation du récit tout en redoublant la fonction narrative par la fonction métafictionnelle du fragment autoréflexif.

Cependant, l‟exigence de la cohérence interne ne devrait pas usurper celle de l‟autoréflexion narrative et linguistique, qui signale le roman comme construction. Pour atteindre ce but métafictionnel, la Recherche multiplie certains types de mise en abyme qui insistent sur l‟artifice du roman, à savoir la mise en abyme du code et de la narration au détriment de celle de l‟énoncé. De plus, c‟est souvent l‟aspect littéral (le style) au lieu de l‟aspect référentiel (le contenu) du fragment autoréflexif, qui s‟y pose comme agent d‟autoréflexion. Par exemple, la manière particulière de parler d‟Albertine se présente comme une mise en abyme de l‟écriture proustienne.

Outre la tentative de réconcilier l‟artifice et l‟organicité, une autre caractéristique de la mise en abyme proustienne réside dans l‟écart entre l‟agent et l‟objet de l‟autoréflexion. Selon

Michel Butor, cet écart lui-même est une réflexion sur le rapport de l‟œuvre littéraire au monde sensible.89 Dans le cas de la Recherche, il s‟accorde parfaitement avec la conception proustienne de l‟œuvre d‟art comme métaphore. En ce sens, l‟autoréflexivité proustienne gagne en spécificité métafictionnelle tout en perdant volontiers l‟exactitude autoréflexive au niveau littéral. La précision autoréflexive constitue donc la deuxième caractéristique de l‟autoréflexivité proustienne, à la suite de la volonté de conciliation entre l‟organicité et l‟artifice.

Une autre manière d‟éviter la fragmentation du récit tout en exécutant la fonction autoréflexive, est d‟employer l‟autoréflexion narrative implicite, c'est-à-dire à travers la structure narrative. Pour illustrer ce type d‟autoréflexivité, Hutcheon fournit trois modèles Ŕle roman

211 policier, fantastique et érotique, dont chacun met en relief un aspect du roman. Le roman policier souligne le code herméneutique du roman ; le fantastique, sa nature imaginaire ; l‟érotique, la collaboration active du lecteur en tant que coproducteur de l‟univers romanesque.

Mon analyse relève les occurrences de ces modèles dans la Recherche et montre qu‟ils y sont étroitement liés les uns aux autres. Par exemple, dans l‟amour de Swann pour Odette et celui de Marcel pour Albertine, on trouve le modèle du roman policier à travers l‟espionnage de

Swann sur Odette et l‟enquête de Marcel sur Albertine, mais les trais distinctifs du roman policier, notamment le désir de savoir et l‟interprétation des signes, sont motivés par le désir

érotique et la jalousie qui en résulte. La nature subjective de la jalousie fait que dans ces deux amours, les actes érotiques sont plutôt imaginés que réels. Ainsi le policier, le fantastique et l‟érotique se mêlent dans les mêmes passages et concourent à signaler le roman à la fois comme interprétation des signes, univers imaginaire et communication active et réciproque entre le narrateur et le narrataire.

Pour analyser l‟autoréflexivité narrative d‟une manière plus fondamentale, j‟ai fait appel

à la théorie narratologique de Gérard Genette. J‟ai montré comment la voix narrative, le point de vue Ŕ surtout l‟emploi du narrateur intermédiaire Ŕ et les transgressions des niveaux diégétiques contribuent tous à souligner la nature narrative du roman en renforçant la présence d‟une conscience unique qui sert de foyer narratif. Le monopole de la narration assumé par un seul point de vue fixe et partiel contribue aussi à réconcilier l‟organicité moderne et l‟artifice métafictionnel, en donnant l‟unité à l‟œuvre à travers l‟unicité de la conscience.

En ce qui concerne l‟autoréflexivité linguistique, la Recherche s‟avère une mine inépuisable. D‟abord, le langage y joue un rôle primordial : à la différence du roman classique où le langage n‟est qu‟un moyen de caractérisation, les personnages de la Recherche sont

212 construits par leurs langages. Ensuite, le langage littéraire s‟y distingue du langage ordinaire d‟une manière catégorique : à la différence de la métafiction postmoderne, qui se signale comme un type de construction langagière parmi d‟autres, la Recherche affiche sa différence foncière d‟avec les autres types de constructions qui utilisent le langage. La juxtaposition des divers groupes sociaux chacun parlant un langage incompréhensible par un autre fait allusion à la particularité du langage littéraire. Cette spécificité langagière témoigne aussi de la deuxième caractéristique de l‟autoréflexivité proustienne, à savoir la précision autoréflexive.

Non seulement l‟autoréflexivité gagne en spécificité dans la Recherche, elle y adopte une ampleur et une profondeur jusqu‟ici inouïes. L‟objet de l‟autoréflexion linguistique s‟y élargit pour inclure d‟autres systèmes sémiotiques : les gestes, les réticences, les symptômes, les impressions, les réminiscences et les diverses formes d‟art.

Les deux formes d‟autoréflexivité linguistique explicites les plus fréquemment employées dans la métafiction postmoderne, à savoir la parodie et le jeu de mot thématique, trouvent leur expression exubérante dans la Recherche. Le jeu de mots n‟y est pas seulement thématique, mais assume parfois une fonction narrative Ŕ dans le développement du personnage du Docteur Cottard, par exemple.90 De son côté, la parodie opère une ouverture jusqu'à s‟approprier le pastiche, car la pastiche proustien ne diffère pas de la parodie dans sa volonté de distinction. Ce que le jeu de mots thématique, la parodie et le pastiche proustiens démontrent, c‟est l‟importance de l‟écart et de la métonymie dans la production littéraire. Tandis que dans la parodie et le pastiche se manifeste la volonté de distinction plutôt que d‟imitation, le jeu de mots thématique met en évidence l‟agencement des mots plutôt que du choix des mots dans la production du sens.

213

Outre les techniques autoréflexives discutées par Linda Hutcheon, la Recherche témoigne d‟autres types d‟autoréflexion linguistique explicite, dont l‟exemple le plus intéressant est le thème de l‟étymologie. Comme Antoine Compagnon le constate, l‟étymologie y occupe une place démesurée qui déborde sa fonction narrative et diégétique.91 Considérées du point de vue autoréflexif, la monstruosité et l‟impertinence du thème se transforment en efficacité métafictionnelle : l‟étymologie ici se présentant comme antithèse de la Recherche, son incohérence vise, par contraste, à mettre en lumière l‟unité de l‟œuvre proustienne.

Si l‟étymologie est l‟antithèse de la Recherche, le nom propre se présente comme son modèle en miniature. Non seulement la nature linguistique de l‟œuvre littéraire, mais aussi l‟association métaphorique et métonymique dans la production de l‟univers romanesque, sont ici mises en relief.

Selon Linda Hutcheon, l‟autoréflexivité linguistique implicite s‟effectue à travers le jeu de mots générateur du texte. Pourtant, elle admet que ce type d‟autoréflexivité linguistique existe très rarement dans le roman, dont l‟ampleur textuelle rend difficile la structuration par le jeu de mots, plus efficace dans un poème ou un texte court. Néanmoins, quelques exemples dans la Recherche s‟avèrent illustratifs aussi bien qu‟amusants, parmi lesquels, l‟anecdote de la mâchoire de Mme Verdurin que le Docteur Cottard doit remettre parce qu‟elle a trop ri. Ce petit récit ironique est régi par le sens littéral de l‟expression figurale « déclencher la mâchoire pour avoir trop ri ». Ce retour au sens littéral d‟une expression figurale constitue une espèce de mot d‟esprit, selon Freud.83

Bien que d‟une manière indirecte, la métaphore proustienne elle-même est dotée d‟une fonction métalinguistique. Dans la métaphore vive, la juxtaposition inhabituelle de deux termes produit une rupture sémantique qui mobilise toutes les ressources sémantiques pour son

214 comblement : la polysémie du mot, ses champs d‟association métaphorique et métonymique. Le choix ultime du sens métaphorique est pourtant déterminé par la syntaxe. Ce processus de sélection a pour résultat non seulement le sens métaphorique, mais une exposition spectaculaire de toutes les ressources linguistiques et psychologiques associées au mot. Dans la métaphore ranimée, s‟opère un retour à l‟origine de la métaphore par la juxtaposition du comparé avec son comparant, ce qui restaure la richesse originelle au comparant en mettant en exposition sa polysémie, ses champs associatifs métaphorique et métonymique. Ainsi, ce processus de ranimation, inverse de celui de la création métaphorique, boucle la circulation entre la métaphore vive et la polysémie, entre la parole et la langue. Les deux processus se complètent l‟un et l‟autre afin de souligner la nature non seulement linguistique mais aussi métalinguistique de la métaphore.

En analysant d‟une manière systématique les manifestations et techniques de l‟autoréflexivité narrative et linguistique, mon étude rend plus clair le lien entre la Recherche et la métafiction postmoderne. Les analogies de la Recherche à la métafiction postmoderne, ou plutôt les héritages qu‟elle transmet à cette dernière, sont nombreux. Outre l‟autoréflexivité narrative et linguistique thématique et structurale, on y discerne le trait distinctif de l‟autoréflexivité postmoderne Ŕ le rôle du lecteur en tant que coproducteur de l‟univers romanesque. A la différence de l‟autoréflexivité moderne, qui met l‟accent sur l‟intention de l‟auteur et le processus d‟écriture, la Recherche révèle le rapport d‟équivalence entre l‟écrivain et le lecteur par l‟intermédiaire de l‟interprétation. L‟un comme l‟autre créent un nouvel univers en interprétant des signes, les uns sensoriels, les autres linguistiques.92

Cependant, mon étude discerne aussi les différences entre l‟autoréflexivité de la

Recherche et celle de la métafiction postmoderne. Ces différences consistent en quatre

215 catégories : 1) la spécificité de l‟autoréflexivité ; 2) la tentative de conciliation entre l‟organicité et l‟artifice ; 3) la richesse et la variété des techniques d‟autoréflexion ; 4) les niveaux structuraux de l‟autoréflexion. D‟abord, la Recherche se distingue de la métafiction postmoderne en ce qu‟elle se reflète d‟une façon plus précise : non seulement sa nature narrative et linguistique est mise en évidence, mais aussi la conception de l‟œuvre d‟art comme métaphore. Ensuite, elle réussit une plus grande conciliation entre l‟organicité et l‟artifice. De plus, les techniques métafictionnelles employées dans la Recherche débordent largement les modèles présentés par les théoriciens de la métafiction. Finalement, les niveaux structuraux autoréflexifs s‟y étendent de l‟unité linguistique la plus petite, à savoir le nom propre, en passant par la métaphore, jusqu'à atteindre la structure narrative.

Une conséquence de son rapport analogique à la métafiction postmoderne est la mise en lumière de la qualité métafictionnelle de la Recherche. Par là, il est légitime de reconnaître sa position de précurseur par rapport à la métafiction postmoderne. Son rapport d‟identité et de différence à la métafiction postmoderne contribue aussi à la controverse déjà existante autour du placement de la Recherche dans l‟histoire littéraire. Trois camps se dessinent parmi les critiques littéraires : ceux qui la considèrent comme œuvre moderne typique, à cause de son souci d‟organicité ;93 ceux qui la rapproche plus de la métafiction postmoderne, en vue de la fragmentation du récit classique et de l‟exposition de l‟artifice, mais surtout, grâce à la primauté déclarée de la lecture ;94 ceux, représentés par Antoine Compagnon, qui la situent entre les deux et semblent témoigner, à première vue, d‟une volonté de réconciliation entre deux positions radicalement opposées.

Pourtant, selon Compagnon, cette place d‟entre deux de la Recherche trahit une incohérence plus profonde, celle entre la théorie proustienne de l‟œuvre organique et sa pratique

216 d‟écrivain. Autrement dit, il considère Proust comme théoricien moderniste tout en étant

écrivain postmoderne, c'est-à-dire, avant son temps. Ce point de vue, caractérisé par un décalage entre la théorie et la pratique, est partagé par beaucoup d‟autres critiques, parmi lesquels Paul de

Man, qui voit dans la Recherche la primauté théorique de la métaphore trahie par l‟importance donnée à la métonymie, au lieu d‟y voir un élargissement catégorique de la métaphore.

Pour ma part, je suis de l‟avis de Compagnon en ce qui concerne la position d‟entre deux de la Recherche, mais je considère cette position plutôt comme une tentative de réconciliation et un fait de transition que comme une incohérence entre la théorie et la pratique proustiennes.

D‟ailleurs, mon analyse montre la double nature de la Recherche Ŕ à la fois comme œuvre organique, c'est-à-dire métaphore, et comme artifice, ou métafiction postmoderne. De plus, mon

étude décèle le mécanisme de conciliation entre les deux. D‟une part, non seulement la construction narrative et linguistique, mais aussi l‟analogie entre l‟œuvre d‟art et la métaphore, font objet d‟autoréflexion dans la Recherche. D‟autre part, la métaphore sert de technique autoréflexive, notamment dans la mise en abyme. En un mot, la métaphore et la métafiction s‟impliquent et se reflètent l‟une l‟autre, ce qui fait mériter le terme « la métafiction de la métaphore » à la Recherche. Mais à bien considérer les deux côtés de la similitude et de la différence entre la Recherche et la métafiction postmoderne, on pourrait aussi légitimement l‟appeler « la métaphore de la métafiction ».

217

86 Voir Henri Bergson, Matière et mémoire 203 : « Telle est en effet la marche régulière de la pensée philosophique : nous partons de ce que nous croyons être l‟expérience, nous essayons des divers arrangements possibles entre les fragments qui la composent apparemment, et devant la fragilité reconnue de toutes nos constructions, nous finissons par renoncer à construire. Ŕ Mais il y aurait une dernière entreprise à tenter. Ce serait d‟aller chercher l‟expérience à sa source, ou plutôt au-dessus de ce tournant décisif où, s‟infléchissant dans le sens de notre utilité, elle devient proprement l‟expérience humaine. L‟impuissance de la raison spéculative, telle que Kant l‟a démontrée, n‟est peut-être, au fond, que l‟impuissance d‟une intelligence asservie à certaines nécessités de la vie corporelle et s‟exerçant sur une matière qu‟il a fallu désorganiser pour la satisfaction de nos besoins. Notre connaissance des choses ne serait plus alors relative à la structure fondamentale de notre esprit, mais seulement à ses habitudes superficielles et acquises, à la forme contingente qu‟il tient de nos fonctions corporelles et de nos besoins inférieurs. La relativité de la connaissance ne serait donc pas définitive. En défaisant ce que ces besoins ont fait, nous rétablirions l‟intuition dans sa pureté première et nous reprendrions contact avec le réel».

87 Voir Linda Hutcheon, Narcissistic Narrative 5: « Reading and writing belong to the processes of life as much as they do to those of art. It is this realization that constitutes one side of the paradox of metafiction for the reader. On the one hand, he is forced to acknowledge the artifice, the « art » of what he is reading; on the other, explicit demands are made upon him, as a co-creator, for intellectual and affective responses comparable in scope and intensity to those of his life experience. In fact, these responses are shown to be part of his life experience [. . .] This two-way pull is the paradox of the reader. The text‟s own paradox is that it is both narcissistically self- reflexive and yet focused outward, oriented toward the reader. »

88 Voir Lucien Dällenbach, Le Récit spéculaire 74 : « Tout bien considéré, il n‟en est que deux [caractéristiques] qui doivent être retenus : 1) le caractère réflexif d‟un énoncé ; 2) la qualité intra- ou métadiégétique de celui-ci.»

89 Voir Michel Butor, Le roman comme recherche 10 : « Mais puisque dans la création romanesque, et dans cette recréation qu‟est la lecture attentive, nous expérimentons un système complexe de significations très variées, si le romancier cherche à nous faire part sincèrement de son expérience, si son réalisme est assez poussé, si la forme qu‟il emploie est suffisamment intégrante, il est nécessairement amené à faire état de ces divers types de relations à l‟intérieur même de son œuvre. Le symbolisme externe du roman tend à se réfléchir dans un symbolisme interne, certaines parties jouant, par rapport à l‟ensemble, le même rôle que celui-ci par rapport à la réalité ». Voir aussi Lucien Dällenbach, Le récit spéculaire 157 : « Cette réflexion de la réflexion s‟opère [. . .] par moyen des œuvres insérées ; elles seules permettent de représenter la réflexion et son objet. Mais loin d‟être autonome, cette réduplication s‟articule, [. . .] sur la réflexion du monde qui la suscite en la précédant ; moment d‟un procès dont elle ne détient pas la raison, elle constitue l‟un des termes d‟une mise en relation qui peut s‟exprimer par le rapport de proportionnalité suivant : Les « œuvre dans l’œuvre » réfléchissent le roman comme celui-ci réfléchit le réel ».

90 Dans la Recherche, le développement du personnage du docteur Cottard se mesure à sa capacité d‟apprécier le jeu de mot. Tout au début d‟«Un amour de Swann », le docteur, prenant au sens littéral l‟expression figurale : « Déclencher la mâchoire pour avoir trop ri », essaie de remettre la mâchoire à Mme Verdurin. Plus tard, c‟est lui qui est devenu l‟émetteur principal des calembours : « Je n‟ai pas l‟habitude de répéter deux fois mes ordonnances. Donnez-moi une plume. Et surtout au lait. Plus tard, quand nous aurons jugulé les crises et l‟agrypnie, je veux bien que vous preniez quelques potages, puis des purées, mais toujours au lait, au lait. Cela vous plaira, puisque l‟Espagne est à la mode, ollé, ollé ! (Les élèves connaissent bien ce calembour qu‟il faisait à l‟hôpital chaque fois qu‟il mettait un cardiaque ou un hépatique au régime lacté). Ensuite vous reviendrez progressivement à la vie commune. Mais chaque fois que la toux et les étouffements recommenceront, purgatifs, lavage intestinaux, lit, lait » (I 498).

91 Antoine Compagnon considère le thème étymologique « un cas exceptionnel d‟introduction dans le roman d‟un immense savoir constitué, détourné de sa fonction historique et géographique, rendu vain, transformé en une manie » (Proust entre deux siècles 250).

92 Voir la Recherche IV 490: « Le lecteur a besoin de lire d‟une certaine façon pour bien lire, l‟auteur n‟a pas à s‟en offenser mais au contraire à laisser la plus grande liberté au lecteur en lui disant : Regardez vous-même si vous voyez mieux avec ce verre-ci, avec celui-là, avec cet autre ».

218

93 Dans son ouvrage critique Proust, Vincent Descombes partage ce point de vue en constatant l‟impossibilité d‟appliquer le modèle du roman philosophique où « une partie du texte porte la pensée du roman tout entier » à la Recherche. Voici son argument : « La première hypothèse, en dépit des apparences, ne correspond pas aux intentions de Proust. Elle est ce que condamne justement Proust sous le nom d‟œuvre intellectuelle. Il nous dit aussi que son roman est une construction, donc à considérer comme un tout. Il insiste que la pensée du livre (sa vision) est à chercher dans le style. Si nous prenons au sérieux ces avertissement répétés, nous ne pouvons pas extraire du récit les réflexions du narrateur pour y trouver la pensée du roman communiquée dans le roman lui- même » (43).

94 Voir Margret E. Gray, Postmodern Proust 8: « A „postmodern Proust,‟ then, would be our writing or production of Proust‟s text [. . .] from the vantage point of our contemporary understanding. Thus, such claims as the assertion that style is a question of vision (IV 474) might now be read differently [. . .], style, rather than a „question‟ of the writer‟s vision, might be read according to the reader’s vision. »

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